Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

By Jules Claretie

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Jules  Claretie

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Title: Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire
       Mademoiselle Cachemire

Author: Jules  Claretie

Release Date: October 14, 2012 [EBook #41065]

Language: French


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    Note de transcription:

    L'orthographe originale a été conservée (ex: maronniers,
    ébulition, tisanne etc.)

    Quelques corrections ont été apportées. La liste des modifications
    se trouve à la fin du texte.

    On notera l'emploi de l'abréviation C{e} pour Compagnie.




  LES FEMMES DE PROIE




  MADEMOISELLE
  CACHEMIRE




  EN PRÉPARATION
  DU MÊME AUTEUR:


  CAMILLE DESMOULINS ET LES DANTONISTES, essai sur
  la Révolution française (1789-1794), 1 vol. in-8º.


  Coulommiers.--Typ. de A. MOUSSIN.




  LES FEMMES DE PROIE


  MADEMOISELLE
  CACHEMIRE

  PAR

  JULES CLARETIE


  [Logo de l'éditeur]


  PARIS
  E. DENTU, ÉDITEUR
  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
  PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
  1867
  Tous droits réservés




A JULES LEVALLOIS


Voilà plusieurs jours déjà que je suis à Florence. C'est loin de Paris,
mon ami! Il n'y a pas seulement les Alpes et les Apennins entre les
boulevards et les Cascine, il y a un monde. Monde d'idées, monde de
faits. Tout s'agite ici; là-bas, dirait-on, tout est calme. J'entends
passer sous mes fenêtres des chants de joie, des hymnes de guerre. Le
mot de liberté traverse l'air du matin au soir, et c'est le premier nom
qui m'éveille. Ah! ce n'est plus _la Femme à barbe_! Ces Italiens sont
en retard.

Ils vont se battre, paraît-il, ils partent. Je vois passer les
volontaires avec leurs soeurs qui pleurent et leurs pauvres mères qui
ont les yeux rouges. Ils marquent le pas, ne disent rien, mais ils
savent où ils vont. On pourra les vaincre--la guerre a ses destins--mais
ils sauront mourir. Ce sont là d'étranges spectacles et je n'y suis pas
habitué. Quelle antithèse! Et--pour la première fois peut-être--en
voyage je ne regrette point Paris. C'est à lui pourtant que je pense et
c'est lui que j'ai voulu peindre--une de ses mille faces tout au
moins--dans un livre que je suis heureux de vous dédier et que je
souhaiterais plus digne de vous. Paris? Il est là-bas, avec ses
tournoiements, ses mugissements, sa perpétuelle agitation, sa fièvre
éternelle. Il va et vient, s'agite, se démène, vit à grands guides, rit
à grosse voix, s'excite, s'irrite, s'éperonne et s'époumonne. Il y a,
dirait-on, un peu de tétanos dans son cas. Je le vois ainsi, du moins,
épileptique et fou, et c'est de la sorte que je l'ai présenté. L'image
ne séduira pas tout le monde. Il est évident qu'un pastel est plus
aimable et beaucoup plus poli qu'un miroir. Mais je réponds de la
plupart des traits.

Qui sait? Vous m'accuserez peut-être, mon cher ami, d'avoir à plaisir
broyé le bitume et poussé au noir, vous qui regardez les choses de loin
et qui de Paris ne voyez plus que l'immense figure, couchée là-bas, sous
le vaste ciel, toute de marbre, dirait-on, éclatante et fière, blanche
par les jours de soleil. C'est de Montretout que vous contemplez le
spectacle. Les cris de forcenés lorsqu'il vous parviennent à Saint-Cloud
ont eu le temps de s'adoucir; l'âcre senteur de boudoirs et d'usines, de
restaurants et d'écuries, s'est saturée des parfums sains des arbres, de
l'eau, de la terre retournée. Puis, à deux pas, la forêt vous console.
Vous avez vos livres et vos fourmis, Goëthe qui vous parle de la nature
et la nature qui vous parle de tout. Vous avez bien le temps quand
frissonnent les marronniers, quand les feuilles s'ouvrent au printemps
ou se dorent à l'automne, quand l'herbe vous tend ses tapis et le bon
livre ses pages fraîches, vous avez bien le temps d'écouter le récit de
la ruelle, le scandale qui court, ou le boursier qui vole!--Ou si vous
le faites, ô philosophe, c'est pour en rire.

Mais on ne peut pas toujours rire. Voilà pourquoi j'ai écrit ce
livre--moral, vous le verrez, de la morale brûlante--et malheureusement
encore actuel. Il fait bien pourtant de se presser, car un temps
viendra--qui n'est pas loin, je l'espère--où il ne sera plus possible.
Il arrivera une heure où le roman, où le drame--sur lesquels elle règne
depuis quinze ans--n'appartiendront plus à la femme de proie. Celui qui
croirait alors écrire une oeuvre d'art sur ce sujet ne composerait
plus qu'une façon de mémoire historique. La saison sera finie parce que
la femme de proie sera vaincue. On s'en occupe déjà beaucoup moins, ce
me semble. Il faut à nos appétits une autre nourriture, d'autres
inspirations à nos écrivains.--Il est temps de remplacer cette matière
par un idéal.

Non pas, à mon avis, qu'on ait abusé du sujet. Il fallait bien peindre
ce qu'on avait sous les yeux. Le prosecteur ne peut disséquer, dans son
amphithéâtre, que les cas atteints par maladie régnante. Que si
l'épidémie persiste ne vous en prenez pas à lui, dites-vous:
l'atmosphère est mauvaise, et laissez faire le scalpel du chirurgien. Je
sais bien; des _études_ pareilles ne sont pas du goût de tout le monde.
Le lecteur, quoiqu'en dise cet autre, veut encore moins être respecté
que flatté! Tout écrivain qui respecte quelque peu l'hypocrisie doit
s'attacher à faire style de velours. Devant Saint-Simon assurément
Dangeau fût devenu blême, disant: Quel est ce duc mal léché? Mais la
bile de Saint-Simon avait raison de passer dans son encre et l'encre est
restée. Voilà le fait.

Nous écrivons un roman, il est vrai. Vous allez me dire: «Ne
pouviez-vous pas justement laisser loin de vous cette réalité
douloureuse, regarder plus haut que la terre, chercher autre part et
vous échapper, à votre gré, vers les grands horizons, les lignes pures,
les régions consolantes!» Certes. Vous avez deviné, mon ami, lorsque
parut _Robert Burat_ et vous avez bien voulu dire que la tristesse des
oeuvres de notre génération venait seulement des obstacles que nous
avions rencontrés à nos débuts,--obstacles moraux, j'entends,--manque
d'air et d'espace et que, dépouillés de ces sources vivifiantes et
libres nous nous étions réfugiés dans le doute ou dans l'ironie. Et vous
nous indiquiez le remède et vous ressuscitiez nos espoirs. En effet,
vous aviez raison. Il y a encore des espérances de par le monde. Il y a
encore des souffles puissants et des courants invincibles, le droit
n'est point frappé à mort, la liberté n'est point à jamais vaincue.

Ne la croyait-on pas au tombeau cette Italie, qui tressaille et se
redresse à cette heure? Soupçonnait-on que cette _poussière de morts_
pût se retrouver aussi vivante? Ne la regardait-on pas depuis longtemps
comme un Musée, _campo-santo_ de l'art où l'on venait admirer des
cadavres? Eh bien! la patrie des Donatello et des Ghirlandajo, la terre
des Brunelleschi et des Michel-Ange, le pays des artistes allait devenir
le pays des citoyens. Ils sont debout, ils marchent. Mal armés, faibles
et chétifs, ces paysans nourris de riz vont se mesurer avec les robustes
soldats de l'Autriche. Ce qui les attend, peu leur importe. S'ils
tombent, ils tomberont joyeux. Ils ne doutent pas du succès. Ceci est le
secret. Mais ils ont la justice. C'est quelque chose. Ils réclament le
_droit à la patrie_, rien de plus: Les canons ennemis qui les
mitrailleront ne pourront les priver du moins d'une tombe dans la terre
natale.

Et voilà comment renaissent les nations.

Mon cher ami, je ne crois pas avoir assombri les tableaux parisiens que
je vous présente. Cela est ainsi. Mademoiselle Cachemire me paraît même,
si je dois l'avouer, un peu bien modeste auprès de certaines de ses
rivales qui courent non pas le roman mais le monde. Mais, tout en se
piquant de faire vrai, on est encore forcé de se contenter
d'indications. Que voulez-vous? J'ai tâché aussi de relever les côtés
sombres d'un tel sujet par des coins assez consolants. Il faut tout
prévoir. M. Tartufe pourrait se fâcher:

    Comment! couvrez ce sein....

Puis je ne suis point pessimiste, diable! Je m'arrête volontiers devant
un marais aux eaux croupissantes--surtout quand le marais va jusqu'à ma
porte. Je vois ces taches verdâtres, cette eau stagnante, ces herbes
mauvaises, fauves et perfides, luisantes comme des glaives, ces façons
de terre ferme qui sollicitent et qui engloutissent, ces squammes et ces
moisissures, mais vienne un rayon de soleil, un oiseau qui chante, une
libellule qui passe, et, je vous en réponds, mon cher Levallois, c'est
le rayon qui m'attire, c'est la libellule au corselet bleu que je
regarde, que je suis des yeux et c'est l'oiseau que j'écoute.

Tenez, quelque plaisir que j'aie à causer avec vous, je laisse ma plume
et je vous quitte. Je vais à deux pas, dans ces jardins de Boboli où
passa Montaigne, où se promena Pétrarque sans doute, et Masaccio et
Marcile Ficin, et les artistes et les poètes; où les arbres en berceaux,
les oliviers, les citronniers font de l'ombre avec du soleil et
réalisent un vers de Virgile:

    Est iter in sylvis ubi coelum condidit umbra.

J'y vais rêver, j'y vais songer, j'y vais oublier Paris et penser à
vous.

  Florence, 31 mai 1866.

       *       *       *       *       *

  Paris.

Je n'ai rien changé, mon cher ami, à cette dédicace écrite, là-bas,
entre deux dépêches, entre deux journaux lus en hâte, entre deux
nouvelles dont l'une apportait la paix, l'autre la guerre. Recevez ce
livre comme un faible témoignage d'un vif et profond attachement.
Encore une fois, j'aurais dû le revoir davantage avant de vous
l'adresser, avant de le présenter au public. Un autre jour je ferai
mieux. Je ferai du moins autre chose. Il est temps d'aborder les
questions hautes et palpitantes, et de laisser aller où elles vont
toutes les reines d'une nuit ou d'un jour.

Bref, j'ai peint ici _Paris qui dépense_. J'eusse préféré vous présenter
_Paris qui pense_. C'est un autre travail. Croyez-moi, mon bien cher
ami, votre affectueusement dévoué,

  JULES CLARETIE.

  5 Septembre 1866.




LES

FEMMES DE PROIE




I


L'auberge est au bord de l'eau et ses murailles blanchies se reflètent
dans la Seine. Une barque pleine de poisson frais est amarrée sous les
fenêtres, parmi les roseaux. Quelque peintre de passage--il en vient
beaucoup de ce côté--a peint, sur la porte d'entrée un lapin à demi
dépouillé qui fricasse tout vif sur un feu clair. Le nom de l'aubergiste
se détache en grosses lettres bleues: LABARBADE. C'est là que descendent
les artistes en tournée dans la forêt de Fontainebleau. La fille du père
Labarbade était une célébrité à Samoreau, dans ce pays qu'une chanson a
fait illustre:

    A Samoreau y a de belles filles,
    Y en a-t-une si parfaite en beauté,
    Que Godefroid y a tiré son portrait.

Qu'est-ce que ce Godefroid, le Titien inconnu de cette _belle fille_?
L'histoire de l'art est là-dessus muette, Vasari se tait, mais la belle
fille était peut-être Suzanne Labarbade.

Elle avait seize ans alors, pas davantage; de grands yeux noirs dans un
visage un peu hâlé, des cheveux épais, mal attachés et qui roulaient sur
ses épaules parfois, brusquement. Elle se savait jolie. Quand elle
passait dans les rues, les regards venaient à elle tout droit. Puis elle
avait des miroirs. Ce qu'elle savait déjà, les miroirs le lui
répétaient. Elle les cachait sous son lit, ou derrière son armoire,
parce que le père Labarbade ne badinait pas. C'était un homme dur, rendu
plus rude encore par le malheur. Toute sa vie il avait travaillé sans
grande chance. Il était de ceux qui naissent condamnés. Sa première
femme, la mère de Suzanne, était morte jeune. Remarié, le pauvre homme
n'avait trouvé que le chagrin, la mauvaise humeur au logis, les
querelles. Madame Labarbade, la seconde, avare, criarde, très-belle
d'ailleurs et très-vaniteuse, élevait la petite Suzanne à la dure. Elle
la battait souvent, plus souvent la privait de manger, l'envoyait au lit
sans souper _pour lui apprendre_. Suzanne ne disait rien, se couchait et
mordait ses draps afin que dans la pièce à côté la belle-mère ne
l'entendît pas pleurer.

L'enfant, à défaut d'orgueil, avait l'entêtement. On ne la faisait point
plier. Elle se raidissait contre les injustices, opposait ses ironies
aux sévérités et peu à peu s'habituait à l'abandon.

Dans les premiers temps, le père Labarbade avait bien pris le parti de
sa fille. Il la défendait. Cela ne lui convenait pas qu'on la
maltraitât. Il élevait la voix, et bien souvent quand arrivaient ces
scènes, il coupait une grosse miche de pain, la mettait dans les bras de
l'enfant, avec des pommes ou des confitures et lui disait: va-t-en
maintenant! Mais comme les querelles l'ennuyaient, il se lassa de lutter
contre la ménagère qui savait trop bien lui faire payer toutes ces
colères. Il en vint même à se persuader que toutes les criailleries
étaient du fait de Suzanne, et que sans elle bien certainement la maison
eût été plus tranquille.--Arrangez-vous comme vous voudrez, dit-il un
beau soir, je ne me mêle plus de vos affaires. Cette petite est trop
ennuyeuse, à la fin des fins.

Et il donna à Suzanne une brusque poussée. A partir de ce jour, dans
cette maison, l'enfant se sentit bien seule.

D'ailleurs, le père venait d'avoir un fils. Madame Labarbade était
accouchée d'un gros garçon, pesant et criant. Labarbade, complétement
faible sous son apparence solide, avait brusquement viré de bord,
abandonné la petite fille pour ne plus s'occuper que de _son gamin_.
Suzanne, livrée sans défense à l'humeur de sa belle-mère s'irritait tout
bas contre son père; elle avait compté jusqu'alors sur cette apparence
de secours, sur cette pseudo-volonté, sur les violences de Labarbade
succédant brusquement, comme des coulées de lave, à de longs mois de
soumission; et voilà que tout lui manquait, c'était fini. La belle-mère
triomphait. Quel isolement! Mais elle patientait encore. Un je ne sais
quoi lui disait que cette vie ne durerait pas longtemps. Elle
travaillait pour s'étourdir ou plutôt elle s'agitait. Elle pêchait. Elle
conduisait le bateau elle-même, et aimait à le lancer dans les joncs qui
pliaient tout autour. Les cheveux dénoués, les bras nus dans un casaquin
qui laissait voir ses aisselles, elle dirigeait sa barque et servait de
passeuse aux jeunes gens qui voulaient traverser l'eau pour descendre à
l'auberge de Labarbade. Quand ils essayaient de plaisanter avec elle,
elle devenait toute pâle. Ces rires soulignés par des gestes, des mots
bizarres, les phrases à double entente la troublaient et lui donnaient
chaud. Une fois seule elle se répétait tout cela, fermait les yeux,
devinait, rêvait. L'inconnu la tourmentait. Elle avait soif d'un avenir
mal défini qui tardait bien à se montrer. On lui avait dit bien des
fois,--des passants--peut-être sans y ajouter grande importance:
Viendrais-tu à Paris avec moi? Paris! Ce seul mot ne signifiait pas
autre chose pour elle que: Liberté! Mais ce qu'elle souhaitait par
dessus tout c'était d'être libre. La maison lui pesait, elle étouffait
dans sa chambre, prenait en haine son père, son petit frère, les
voisins, le pays.

Quelle vie! s'user là, se marier là, vieillir, devenir maigre sous le
travail ou engraisser. On est laide si vite. Et tous ces paysans
l'ennuyaient tant avec leurs grosses mains et leurs gros pieds! Quand
elle n'allait pas au bateau, prendre pour la cuisine les anguilles
gluantes qui glissaient brusquement entre ses doigts ou tirer de l'eau
du puits ou ramasser les salades dans le verger, elle s'appuyait sur le
rebord de la fenêtre ouverte et regardait l'eau courir, les arbres
frissonner, les passants marcher en sifflant sur la route. Ou bien elle
sortait et s'asseyait au bord de l'eau. C'était là qu'il faisait bon!
Seule, avec ses désirs, avec ses rêves! La berge, pleine d'herbes hautes
et fraîches, s'adoucissait, glissant vers l'eau. C'était vert, ce
terrain, marécageux, tentant. A deux pas les roseaux, les ajoncs courbés
miroitaient au soleil comme des aiguilles, les nénufars jaunes et
luisants ouvraient à l'air leurs feuilles larges. Point de bruit. Les
froissements des ailes sèches des libellules qui volaient lançant des
reflets bleus. Le miroitement d'acier de l'eau pailletée où, çà et là,
sautillaient les poissons comme dans la poële à frire. Et derrière, sur
la route, le murmure vague, lent, sourd et comme menaçant des peupliers
qui s'agitaient. Vivre là, dormir là, y voir Paris en songe! Mais tout à
coup la voix du père appelait Suzanne, il fallait se lever, regagner la
maison, se mettre au fourneau ou s'enfermer dans cette vieille chambre
où, tant de fois, elle avait pleuré se rongeant les poings.

Que c'était triste maintenant. Des murailles blanchies à la chaux, le
parquet carrelé et froid, au plafond des traverses de bois toutes
noires. De la poussière, un lit à couverture jaune, une vieille armoire
luisante et brune, un dressoir avec des faïences à fleurs rouges et
bleues ébréchées, des chaises de paille et de noyer, des imageries
d'Epinal, _Mathilde et Malek-Adel_ dans un cadre orange, des paquets de
ficelles suspendus ici, là des champignons en grappes. Un pot de pommade
en verre opaque, une terrine de foie gras conservée comme une relique,
de vieux papiers, des livres poudreux et déchirés, mais quels livres!
Elle les avait lus, relus. Des almanachs, la _Vie d'Abd-el-Kader_,
l'_Annuaire du département_. On étouffait là-dedans. Sans ses espoirs de
lendemain, ses soifs de revanche, elle y fut morte.

Mais elle était décidée à vivre.

Un soir--c'était la fête de Samoreau--Suzanne alla danser malgré sa
belle-mère. Elle avait passé des nuits pour coudre elle-même une robe
blanche que Labarbade lui avait achetée pour ses étrennes, et que madame
Labarbade avait conservée en pièce. Mais Suzanne savait où était la
robe. Elle avait ouvert l'armoire, pris l'étoffe et sur un patron
emprunté à une couturière de Fontainebleau, elle avait taillé cette
robe.

La nuit était tombée, une nuit de juillet, et les paysans de Samoreau
dansaient sur la petite place. Les carabines partaient, l'on gagnait des
lapins en logeant de grosses boules dans des trous, l'on cassait en deux
les pipes de terre, les tourniquets chargés de porcelaine mal peinte
grinçaient lourdement sur leur axe. On entendait un bruit composé de
mille bruits: des cris, des chants, des rires, de la musique, des coups
de fusil, des notes de crécelles et de mirlitons. La lumière était
rouge; des lampes de schiste éclairaient la _salle de danse_, formée par
quelques piquets soutenant une corde qui tenait lieu de muraille. Juchés
sur une estrade de planches, qui criait et menaçait au moindre geste,
quatre musiciens, les joues enflées, jouaient de la clarinette et du
cornet. La lumière des lampes suspendues aux arbres paillettait le
cuivre des instruments, rougissait les faces apoplectiques des
musiciens, enveloppait de reflets les paysans en paletots, les jeunes
filles en robe de percale blanche. Hommes et femmes, tout se heurte. Les
danseurs étalent des grâces lourdes, empoignent brutalement les
fillettes qui suent et rient, et les entraînent dans un galop plein de
chocs. Ils vont, rouges, essoufflés, tournent et poussent des cris, et
la musique achevée, ils tombent sur des bancs, s'essuyent le front ou se
jettent à terre pour respirer.

A travers les feuilles d'un vert sombre des maronniers, la lune
glissait des rayons pâles parmi cette fournaise en plein air, faite de
hurlements, de poussière, de poudre et de fumée.

Au milieu de la foule, Suzanne dansait. Elle était charmante, le teint
animé, affolée de danse, les prunelles électriques, avec une expression
de joie. Comme elle se sentait regardée, elle s'étudiait. Elle avait de
ces balancements de corps qui attiraient. Réservée pourtant, avec je ne
sais quelles intuitions aristocratiques, elle faisait l'effet d'une note
plus calme au milieu de ces choeurs épileptiques. Il y avait autour
d'elle des jeunes gens de la ville et des dames qui ne la quittaient pas
des yeux. Elle était fière de ces regards; elle éclatait d'une joie
profonde. C'était cela qu'elle souhaitait. Être vue! Tout à coup, la
foule des danseurs s'écarta, fendue par des bras robustes et Suzanne,
reçut, sur le nez, un énorme et brutal soufflet. Elle chancela et parut
s'évanouir. Elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Le sang
coulait sur sa robe blanche. Une rumeur s'éleva, et, parmi le bruit,
Suzanne distingua ces mots:

--Je t'apprendrai à venir danser sans ma permission, pécore!

C'était le père. Elle sentit qu'une main forte l'entraînait.

Une fois au logis, folle de colère, de honte, d'amour-propre outragé,
prise de rage, elle fit un paquet de ses robes, de ses peignes, de sa
pommade, de ses miroirs, sauta par la fenêtre, qui n'était pas haute,
sur les plates-bandes du jardin, et se sauva jusqu'au pont de Valvins.
Puis, à travers la forêt, à travers la nuit, sans rien craindre, elle se
dirigea sur Paris.

C'était bien loin. Mais elle connaissait la route. Un 15 août Labarbade
l'y avait menée en carriole, voir la fête. Le feu d'artifice était
encore devant ses yeux. Elle mangea, en chemin, des morceaux de pain
qu'elle avait emportés. D'ailleurs, elle avait un peu d'argent, de quoi
vivre quelques jours. C'était peu. Cela lui suffisait. Elle compta sa
fortune en arrivant. Il lui restait vingt francs, une pièce d'or et des
sous. Le soir était venu, elle avait faim, rôdait autour des petits
restaurants, toute seule, son paquet à la main. Elle ne savait guère où
elle se trouvait. C'était une rue montante, pleine de bruit, de
voitures, de gens en blouse, d'ouvriers, d'ouvrières, qui s'en allaient
chez eux, la journée finie. Il avait plu. Tous ces gens étaient pleins
de boue, et Suzanne, fatiguée, sentait sa jupe appesantie qui claquait,
à chaque pas, sur ses talons. Mais elle n'était pas attristée. Tout ce
qu'elle voyait la grisait; de temps à autre passait auprès d'elle, en
sifflant, un drôle hardi qui la regardait. Elle ne baissait pas les
yeux, et il lui semblait qu'elle avait entendu cette chanson, ce
refrain, ces cris--quelque part.

Il fallait manger pourtant, le pain était fini. Au détour d'une rue, une
odeur de graisse fondue arrêta court Suzanne sur le trottoir. Elle
regarda avec des yeux pleins d'appétit et tendit la main. C'était une
marchande de pommes de terre frites et de harengs qui remuait sa poële.

--Donnez-m'en, dit Suzanne.

Elle demeurait, la main tendue, regardant cette graisse qui grésillait.

--Pour combien? dit la marchande.

Suzanne ne savait pas; elle répondit au hasard et tendit sa pièce de
vingt francs pour payer.

--Comment, dit l'autre, vous n'avez pas de monnaie?... Six sous!

Suzanne fouilla dans sa poche, jeta les sous et s'enfuit. Elle cherchait
un coin, n'importe où, pour s'asseoir. Partout du monde. Alors, tout en
marchant, elle grignotait ses pommes de terre, déchiquetait de ses dents
blanches son hareng saur, et se sentait fière, heureuse, confiante,
libre.

Du premier coup, elle avait bien vu que Paris était son élément. La
fange même des rues lui plaisait. Comme la boue liquide que la pluie
délayait dans la campagne l'attristait, lorsqu'elle la regardait, du
haut de sa fenêtre, à Samoreau! A Paris, elle trouvait comme une volupté
à marcher là-dedans, crottée, salie, et à regarder les voitures aux
lanternes à biseaux, qui passaient, éclaboussant le monde. Elle n'avait
pas d'étonnements, elle n'avait rien oublié de tout cela qu'elle avait
vu, petite; elle l'eût deviné. C'était son milieu. Ce terrain était fait
pour elle. Il lui semblait qu'elle avait eu cent fois la vision de ces
maisons hautes, de ces longues rues, de cette foule. Elle avait soif;
elle entra chez un marchand de vin, demanda à boire et vida son verre,
au milieu des hommes qui l'examinaient.

Elle marchait toujours, lasse cependant, brisée, devant tous ces
magasins pleins de lumières, pleins de bijoux, pleins de soie, pleins de
luxe. Ses jambes pliaient, mais elle voulait voir, regarder, toucher des
yeux ces merveilles. Des chapeaux, des robes, des diamants! Elle savait
bien que c'était à Paris qu'on trouvait tout cela.

En attendant, il fallait vivre et se reposer, dormir. Où cela? Suzanne
se disait, un peu tremblante, qu'il fallait donner son nom à l'hôtel
garni, celui de ses parents, son âge. Elle le savait par plus d'une qui
était partie comme elle, un jour de fièvre. Elle se dénonçait ainsi,
elle était découverte si le père voulait la poursuivre. Elle s'éloignait
alors brusquement des maisons où des transparents allumés annonçaient
les hôtels garnis comme on se détournerait d'un piége. Mais comment
faire? Elle errait toujours, laissant passer les heures, accablée, ses
pieds alourdis la retenant à chaque pas. C'était un long boulevard qui
durait toujours, avec des bancs de temps à autre et des rangées de
petits arbres maigres. D'un côté les maisons étaient basses, resserrées,
avec des enseignes vieillies, et faisaient face à de grands bâtiments
sombres d'où s'échappaient des mugissements de boeufs. Le ciel était
bas et le gaz semblait attristé dans ces ténèbres.

Suzanne commençait à se sentir envahie par un vague effroi. La solitude
ne lui était jamais apparue sous la forme d'une nuit passée en plein
air, sur un banc, par un temps pluvieux. Elle s'était assise, les bras
alanguis, les yeux à terre, entendant comme un bourdonnement vague
autour d'elle, la pensée reportée vers cet intérieur qu'elle avait
quitté, et où le pain, le gîte, le petit lit de noyer lui étaient du
moins assurés. Elles doivent avoir souvent de telles nostalgies,
soudaines, imprévues, aussitôt étouffées que nées, ces filles du hasard,
lancées à coeur perdu dans la vie d'aventure.

Suzanne s'éveilla, pour ainsi dire, tout à coup. On venait de lui
frapper sur l'épaule. Elle regarda. Il y avait une femme assise à côté
d'elle, une ouvrière, le costume décent, la voix douce et fatiguée. Le
gaz éclairait nettement son visage, jeune encore, pourtant plein de
rides, maigre et chagrin.

--Qu'avez-vous donc? dit cette femme. Vous pleurez?

--Non, dit Suzanne, comme si on l'eût prise en faute, et elle écrasa
entre ses paupières deux grosses larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle s'était dit, depuis longtemps, qu'il faut se défier, au début.
Puis elle ne voulait pas avouer qu'elle pouvait regretter quelque chose.

La femme haussa doucement les épaules, se leva du banc où elle était
assise et s'éloignait déjà, lorsque Suzanne la rappela.

--Madame?...

Elle revint sur ses pas et dit à Suzanne:

--Que me voulez-vous?

--J'arrive à Paris. Je n'y connais personne. Je cherche un logement. Ne
pouvez-vous pas m'en indiquer un?

--Si fait, dit la femme, j'ai ma chambre.

On se prête ainsi volontiers asile, ou nourriture, dans ces classes qui
savent le prix d'un abri. Le peuple a conservé l'habitude, sinon le
culte de l'hospitalité, ou plutôt il comprend, il pratique la
franc-maçonnerie du besoin. La femme était une ouvrière, point riche,
qui vivait seule, séparée de son mari. Elle habitait à quelques pas de
là, chaussée du Maine, une chambre avec une cuisine et une façon
d'antichambre qui était son atelier. Elle travaillait à de la chaussure
avec une machine à coudre. Ce qu'elle gagnait lui suffisait bien. Elle
économisait même pour les mauvais jours. C'était une honnête femme,
mariée à un de ces beaux parleurs d'atelier qui pérorent au fond des
cafés, laissant l'ouvrage les attendre. Elle l'avait aimé beaucoup, puis
la désillusion et la lassitude étaient venues. Un jour, on s'était
séparé, d'un commun accord. Victoire Herbaut restée seule, sans enfants,
s'était cloîtrée, à trente ans, l'espoir fini, n'aimant plus que son
frère, qui la venait voir quelquefois, et tâchait de l'égayer, sans y
réussir. Si elle travaillait encore avec un peu de courage, c'était pour
lui. Il avait dix ans de moins qu'elle. Elle l'avait élevé. C'était
presque son enfant, et cette femme était de celles qui naissent mères.

Suzanne savait déjà tout cela en arrivant chez Victoire. L'autre était
un peu bavarde, très-confiante, facile à se livrer, à s'apitoyer. Elle
avait lu sur le visage de la jeune fille une telle angoisse qu'elle
s'était offerte sans trop réfléchir.

--Vous allez trouver le logis bien petit, disait-elle en montant
l'escalier. Mais à la guerre comme à la guerre. Demain nous aviserons!

On fit un lit dans l'antichambre, sur le parquet, avec un matelas et des
draps. Puis Suzanne se coucha. Mais elle ne dormit pas. Victoire
Herbaut, assise à côté d'elle, questionnait. Il fallut tout dire.
Victoire hochait la tête et paraissait peu rassurée.

--Ma pauvre petite, disait-elle, vous avez fait un mauvais coup. Ah! le
logis du papa! La cheminée où bout la soupe aux choux. Je n'ai jamais
été si heureuse que lorsque maman me grondait, parce que je mettais du
vinaigre de Bully dans mes cheveux. Car j'ai été coquette, moi aussi. Ça
m'a passé! ça vous passera! Voyez-vous, il faut travailler, travailler
beaucoup, vous amasser un petit magot, pas bien lourd, parce qu'on
économise peu, malgré tout, et quand vous voudrez vous marier, bien
choisir pour ne pas vous tromper!

--Vous avez raison, disait tout bas Suzanne dont les yeux s'emplissaient
de gravier et qui s'enfonçait déjà, en rêve, dans ces pyrotechnies de
velours et de rubis qu'elle voulait....

--Allons, je vous fatigue, fit brusquement madame Herbaut en se
retirant. Ne m'en veuillez pas. Je suis jacasse. A demain!

Suzanne n'entendait déjà plus.

Le lendemain, quand elle s'éveilla, elle éprouva une grande joie. Le
soleil entrait par la fenêtre qui donnait sur l'antichambre, un soleil
joyeux, plein de chaleur et de vie. Elle se leva reposée. Madame Herbaut
travaillait déjà, à côté! Tout ce petit logis était gai, propre; il y
avait une pendule sur la cheminée avec Paul embrassant Virginie, des
chandeliers en zinc, des gravures sur la muraille; dans un cadre en
oeil-de-boeuf, sous verre, fané, triste, jauni, un bouquet de fleurs
d'oranger avec des rubans pleins de poussière. Le lit était déjà fait,
avec une couverture au crochet, rouge et blanc, et madame Herbaut avait
étalé sur la commode les chaussures qu'elle devait piquer ce jour-là.

--Ah! dit-elle à Suzanne, vous avez une bonne mine! Voyons, causons, en
attendant que votre café chauffe.--Je prends le café au lait le matin,
et vous?... Que savez-vous faire?...

--Moi? rien!

--Allons donc! Il faut apprendre à coudre! regardez-moi aller... Ce
n'est pas bien difficile. Tenez, essayez!

Elle installa Suzanne devant la machine à coudre et lui enseigna comment
manoeuvraient les aiguilles et comment le cuir se trouvait cousu à
double chaînette.

--Je comprends bien, dit Suzanne, mais je ne saurai jamais. Cela
m'ennuierait.

--Pourtant, dit madame Herbaut, il faut bien vous décider à faire
quelque chose!

Il y avait justement, dans la maison, au-dessus de l'appartement de
Victoire, une petite chambre à louer. Cent cinquante francs par an, avec
une fenêtre sur la chaussée. Suzanne l'arrêta et, aussitôt, écrivit à
son père. Elle disait que sa résolution était depuis longtemps prise,
qu'elle serait morte à Samoreau, qu'il lui fallait Paris, qu'elle allait
travailler d'ailleurs, qu'elle avait déjà un état et qu'elle ne
demanderait jamais rien à personne. Le dernier trait était dirigé contre
sa belle-mère. La réponse ne se fit pas attendre. Labarbade, poussé sans
doute par sa femme, envoyait Suzanne au diable et écrivait qu'il ne
voulait plus en aucune façon entendre parler d'elle. Son dernier mot
était celui-ci: _Tu n'es plus rien pour moi!_

Suzanne le lut sans émotion. Labarbade avait pleuré en l'écrivant.

Dans les premiers temps, Suzanne travailla. Il le fallait bien; les
vingt francs étaient partis vite; mais ce travail lui pesait; elle
souhaitait l'inaction, le repos, ce que Paris lui avait promis. Elle
faisait part quelquefois de ses rêves à madame Herbaut, qui la regardait
avec un certain effroi:

--Ma pauvre enfant, disait l'ouvrière, nous sommes nées en bas, restons
en bas. C'est dangereux de chercher à monter. J'ai eu de mes amies qui
ont fait aussi de ces rêves-là. Où sont-elles, les pauvres filles?
Tandis que moi, je ne suis pas riche, ni heureuse, mais je vis.

Joseph Guérin, l'imprimeur, venait voir sa soeur quelquefois. C'était
un garçon gai, franc, rieur, bruyant, chantant, amusant, blagueur. Il
savait tout, causait de tout, apportait toutes les nouvelles, celles du
jour, celles de la veille, et celles du lendemain. Rien ne lui échappait
à Paris. Il savait la couleur des cheveux de la femme à la mode, l'heure
à laquelle elle allait au bois, les noms de ceux qu'elle ruinait, la
liste des dettes qu'elle contractait chez les fournisseurs, le secret
des coulisses littéraires, et pourquoi telle pièce n'aurait pas de
succès, et pour quelle raison mademoiselle Jane Essler avait refusé le
rôle, quel roman allait faire scandale, quel cadavre avait été apporté à
la Morgue, quel mot avait été dit au Jockey-Club, quel duel menaçait
d'avoir lieu, pour quoi, pour qui, quelle nouvelle politique préoccupait
les esprits, ce qui se passait au boulevard Montmartre, rue de Bréda,
rue Mouffetard, au Pérou et au Mexique. Sans avoir rien appris
foncièrement, il avait de toutes choses une teinture solide; frotté de
science, de lettres, d'arts, il ne restait jamais à court, ramassait et
colportait les propos de l'atelier, y ajoutait de son cru, tout en
_composant_ devant sa _casse_, imitait Mélingue ou Bressant, courait aux
pièces nouvelles, jugeait, appréciait, condamnait, _ne se montant pas le
coup_ et clignant de l'oeil quand on lui citait tel ou tel écrivain à
la mode, en disant avec son accent gouailleur:

--Encore bien heureux qu'on lui corrige ses fautes de participes!

C'était surtout avec lui que Suzanne aimait à causer. Elle se sentait
comprise et devinée. L'argot parisien, dont Joseph émaillait ses
discours, elle l'entendait. Elle avait l'intuition de tout ce qui
pousse, fleur de serre ou fleur de ruisseau, sur le terreau parisien.
Quand Joseph, parlant à sa soeur, s'arrêtait, quand Victoire Herbaut,
doucement, en souriant, donnant une tape au jeune homme sur la joue,
disait: «Tais-toi donc, bavard!» Suzanne s'écriait: «Encore!»

Suzanne n'était déjà plus la petite paysanne un peu sauvage de Samoreau.
Le soleil parisien avait effacé le hâle trop rude des rayons
campagnards, ne laissant à cette physionomie éveillée que des tons
chauds, des reflets sains et mordorés comme on en voit sur certains
bronzes. Joseph avait du goût; il savait un peu dessiner. Il fit le
portrait de Suzanne. Les séances avaient lieu le soir, à la lampe.
C'était tout une affaire. Suzanne ne pouvait rester en place, Joseph se
fâchait et grondait. Ce portrait aux deux crayons, assez mal dessiné,
mais très-expressif, leur prit deux semaines, et, une fois fini, Joseph
le fit encadrer. Suzanne était étonnée de tout ce que savait Joseph
Guérin. Il chantait bien, dansait à merveille, écrivait avec de
magnifiques paraphes.--C'est un phénix! disait madame Herbaut. A force
de l'admirer, très-naïvement, Suzanne finit par l'aimer. Elle n'avait
jamais aimé, mais elle savait ce que c'était que l'amour et se rendait
compte de ce qu'elle éprouvait. Elle ne le lui dissimula pas, et le jour
où Joseph, à bout d'hésitations, lui confia à son tour qu'il
l'adorait,--depuis le jour où il l'avait vue,--elle se sentit remuée
d'une façon nouvelle, conquise par un sentiment de triomphe, fière
d'elle-même, heureuse.

Madame Herbaut voyait ou devinait ces sentiments-là sans rien dire,
hochant la tête, songeant qu'ils feraient ensemble un joli couple. Elle
attendait pour parler mariage; elle les laissait causer, aller et venir
où ils voulaient. Suspendue au bras de Joseph, les cheveux dans un petit
filet garni de jais, avec une petite broche en doublé à son col et des
manchettes blanches, Suzanne allait se promener le dimanche ou courait
les champs, dansait dans les bals de campagne. Elle aimait surtout
Nogent, avec ses îles touffues, sa population de canotiers se croisant
sous les grandes arches du viaduc, ses cabarets en plein air, ses rives
où les ouvriers, les commis, les grisettes, les militaires, assis et
bruyant, déjeunaient en regardant couler la rivière. Une promenade en
bateau la comblait de joie. C'était Joseph qui ramait; elle plongeait
ses mains dans la Marne, cassait au passage les nénufars ou essayait de
prendre les petites ablettes qui filaient. Elle se rappelait, comme on
se souvient d'un temps bien éloigné, de ces jours où elle passait les
pratiques, dans le lourd bachot du père Labarbade. Parfois, elle
s'amusait à réveiller quelque canotier endormi dans sa barque, sous les
saules. On se fâchait, Suzanne riait, et Joseph ramait de plus belle.

Le soir, on dînait dans l'île d'Amour, sur la pelouse. On sautait sur la
balançoire du restaurant, et Suzanne se laissait aller dans le vide,
hésitante, effrayée, ouvrant ses narines à l'air frais qui la frappait
au visage et collait sa jupe contre ses jambes. Puis, c'était le bal.
Elle bondissait sur l'herbe aux premières notes cuivrées de ces
orchestres de campagne. Le quadrille l'affolait, elle se lançait dans la
danse, entraînait Joseph, secouée par la musique criarde comme par une
pile voltaïque, intrépide, déterminée, toujours debout, jamais lassée.

Une ville à part, d'un caractère singulier, née d'hier, coulée d'un jet,
c'est Plaisance,--un des quartiers inconnus de ce grand Paris.

Toutes les rues de cette petite ville dans une grande ville datent de
1845. On le voit du reste, au nom des carrefours, rue Médéah, rue
Mazagran, rue Constantine, souvenirs de la campagne d'Algérie, alors
toute récente, glorification des victoires africaines alors toutes
fraîches. Les maisons sont basses, coquettes, beaucoup à un seul
étage--pas plus--presque toutes peintes, au moins en partie, avec une
physionomie gaie, vivante. Les hôtels garnis, les guinguettes, les
petits restaurants, les marchands de vins fraternisent, s'appuient l'un
contre l'autre, peuplent les rues. Il y a des grilles de bois, peintes
en vert, et de la vraie verdure aussi, des acacias, des marronniers
montrant à travers ces moellons leurs feuilles pleines de poussière. Du
mouvement partout, du bruit sur la chaussée et des chansons sous les
tonnelles. Une population, laborieuse ou flâneuse, ouvriers ou bohèmes,
ruisselle là du soir au matin, et le jour et la nuit. Des filles en
fichu, des rôdeurs de comptoirs en casquettes avec des paletots
luisants. La Chaussée du Maine, non loin de là, a la physionomie de tous
les boulevards extérieurs. Des arbres grêles, de petites maisons, des
étalages de bouquinistes ou de marchands de bric-à-brac, les vieux
pastels et les vieilles estampes coudoyant les vieux habits et les
vieilles pendules; çà et là, un établissement plus vaste, des maisons de
confection pour les travailleurs, avec des blouses bleues et des
pantalons de coutil à bouton d'os à la montre, ou des bureaux de
déménagements, des loueurs de voitures à bras, toute une série
d'industries à l'usage des petits commerces et des pauvres gens. On
tourne à droite et voilà l'ancien chemin de ronde, triste et vaste qui
conduit au cimetière Montparnasse. C'est le cimetière pauvre. On se
heurte aux corbillards nus, aux bières d'enfants portés à bras d'hommes,
aux convois où les parents suivent la casquette à la main, et les
femmes, en bonnets noir, en châles de quatre sous, avec les yeux
gonflés. La route est semée des boutiques de ces gens qui vivent de la
mort: marbriers, marchands d'immortelles. Les adieux tout faits, les
regrets stéréotypés larmoient sur les couronnes qu'on achète en passant,
par hasard, parce qu'on a oublié. Des petits enfants en plâtre, poupins
et laids, joignent les mains à l'étalage avec le même geste et
attendent qu'on les mette là-bas, sur les tombes, sous la pluie qui les
verdira.

Les croque-morts habitent là, ou ils y mangent. Leur restaurant attitré
est une petite gargote, dans une ruelle qui donne--quelle
antithèse!--rue de la Gaîté. L'établissement est petit, d'aspect
bizarre, une construction d'un autre siècle, avec des grilles, une porte
basse, des murs peints en vert et des pots au fronton de la maison. Les
murs du cabaret n'entendent pas d'ailleurs des _requiem_ ou des _dies
iræ_; la gaudriole, chassée de partout, y règne en maîtresse. Quand ils
ont fini leur journée, tout en mangeant, les croque-morts chantent.

La plupart de ces rues sont sales. Le ruisseau coule emportant tous les
détritus, brun et boueux. Les enfants y barbotent sans craindre les
voitures qui sont rares, et deviennent gros et gras, au grand air. Le
voisinage du cimetière les fait bien porter. Il y a aussi des
vieillards. Près de là, au _Champ d'Asile_, se réunissent les joueurs de
boules. Le cochonnet exilé du Luxembourg, refoulé par les constructions
et les démolitions nouvelles, s'est réfugié là, dans ce terrain vague
où, sans doute en 1815, avant de gagner la route de Fontainebleau, les
grognards vaincus campèrent un moment. Petits employés, petits rentiers,
des gens regardent, appuyés sur leur canne, les boules qui roulent et
mesurent les distances. Il y a des _juges du camp_ que leur équité rend
célèbres. On a de la gloire à tout âge et partout.

Suzanne aimait à se promener dans ce quartier, à voir, à écouter, à
vivre. Elle battait les pavés de sa jupe où se dessinait, en cercle,
l'armature d'une crinoline qui ballottait. Tête nue, ses cheveux bien
pommadés, un fichu de soie autour du cou, elle sortait sans but, pour
regarder les boutiques. Toutes se ressemblent. Des traiteurs, avec des
peaux de lapins écorchés pendus aux branches d'un pin minuscule devant
la porte, des pâtissiers avec des gâteaux étalés, des beignets, des
_flans_, des _chaussons_, çà et là un gâteau de Savoie avec un bouquet
ou un saint en pastillage planté au milieu; des modistes, ou des
lingères, de petits bonnets avec des rubans bleus ou de jolies ruches
derrière les vitres, des corsets parfois piqués de rose; puis des
libraires, des marchands d'images, de livraisons à un sou, de cahiers de
chansons, de complaintes; et des photographes, avec leurs enseignes; des
portraits-cartes pendus à la porte, autant de stations pour Suzanne,
autant de réflexions, de spectacles. Les brodequins la faisaient rêver,
les portraits surtout l'attiraient. Il y en avait de toutes sortes,
ouvriers endimanchés, pétrifiés dans la pose choisie, étranglés dans
leurs cravates avec de gros yeux et de grosses mains; jeunes filles
maigres et chlorotiques regardant les passants d'un air niais; des
soldats, leur briquet entre les jambes, des bourgeois, leur parapluie à
la main. Tout cela, l'air triste, ennuyé, ankylosé. Suzanne ne les
regardait pas. Ce qui la charmait, c'était la réunion des artistes du
théâtre, jeunes gens aux cheveux longs et gras, l'air penché ou
insolent, leur main dans la poche, ou revêtus de leurs costumes,
mousquetaires, bandits, seigneurs moyen-âge. Et les femmes! Des robes
traînantes, galonnées d'or, une couronne sur la tête, superbes, fières,
irrésistibles,--des princesses! «Il y a des femmes qui s'habillent
ainsi, pensait Suzanne, et qui se montrent sous ces habits, le soir!»
Quel rêve, quel aiguillonnant désir, quelle envie! Le théâtre n'était
pas loin, ce théâtre au fronton duquel un Buridan en plâtre, l'air
malade, regarde une Folie qui se porte trop bien. Suzanne y allait, se
grisait de spectacles, se donnait la fièvre, écoutait la voix des jeunes
premiers comme on écoute une musique, fermait les yeux pour se voir à la
place de la jeune première, derrière cette rampe, et le rideau tombé, la
lumière éteinte, rentrait avec un monde dans la tête de désirs
inassouvis.

Joseph avec tout cela en était venu à l'aimer follement. Elle s'était
donnée à lui tout entière. Peut-être l'aimait-elle vraiment. Il y avait
si longtemps qu'elle «savait!» Il héritait de toutes ses inquiétudes,
des sollicitations d'autrefois, des éveils qu'elle avait comprimés,
là-bas. Mais elle fut surtout grise de Joseph, le jour où celui-ci lui
annonça qu'on organisait à son imprimerie une représentation dramatique
au bénéfice d'un camarade que la machine avait estropié, et qu'il avait
obtenu pour elle, Suzanne, un rôle dans la représentation.

--Allons, donc, dit-elle en devenant rouge, puis pâle. Un rôle! Je ne
saurai jamais jouer!

--Toi?... Mais, bête que tu es, tu as tout ce qui fait le talent.
Regarde toi!

Suzanne joua. Elle remplissait un rôle dans ce petit tableau populaire
qui est comme la clef de voûte de toutes ces représentations, la _Corde
sensible_. Joseph lui avait fait répéter le rôle, le soir, avec grand
soin, lui donnant les intonations, l'expression, le geste. Elle obtint
un succès; elle fut applaudie. Il y avait dans la salle un ou deux
journalistes qu'on avait décidés à venir à ce petit théâtre du passage
du Saumon, et qui citèrent le nom de Suzanne quelques jours après. Elle
en fut éperdue de joie. Elle prenait le journal, le regardait, épelait
ce nom qui était le sien, riait, embrassait Joseph et le remerciait.
Elle était heureuse, car elle sentait maintenant que la route s'ouvrait.
Elle avait trouvé sa voie. Ces planches pouvaient être un piédestal.
Elle déclara qu'elle se ferait actrice. Cette vie lui plaisait. Joseph
ne s'étonna qu'à demi. Il avait rêvé plus d'une fois aussi les succès du
théâtre; il avait joué déjà, à Montparnasse, dans des représentations
extraordinaires; il chantait à ravir la chansonnette, ce succédané de la
romance.--«Eh bien! soit, dit-il.» Il avait beaucoup d'amis parmi les
acteurs. Sans plus hésiter, il alla en prendre un sous le bras, le
priant de le présenter au directeur. On engagea Suzanne, qui débuta la
semaine suivante.

--Quel nom mettrons-nous sur l'affiche? demanda le directeur.

--Dame! répondit Joseph en interrogeant Suzanne du regard.

--Attendez, fit le régisseur, qui écoutait. Je vote pour _Bruyère_?

--Oh! non, voilà un nom que je n'aime pas, fit-elle, _c'est campagne_!

--Alors, dit le régisseur, mettez Cachemire ou Camélia, ce sera
parisien!

--Ah! Cachemire, oui, c'est joli, ça, tiens! dit Suzanne, Cachemire!

Et, en riant, elle battait des mains.

Cachemire passa ainsi, subitement, de l'ombre à la lumière. Chaque soir,
on l'applaudissait, non point pour son talent, mais pour cette grâce et
cette fraîcheur auxquelles le public n'est pas habitué. On la traitait
en enfant gâté. Elle sortait de scène, ivre, joyeuse, toute rouge,
grisée par les bravos et les sourires. Dans la coulisse, Joseph
l'attendait. Au milieu des deux ou trois habilleuses du petit théâtre,
des figurants, des hommes de service, des pompiers, Suzanne trônait
comme une reine. Joseph sentait que chaque jour il perdait pied dans ce
coeur, qui n'était déjà plus à lui. Il avait été un passe-temps pour
cette tête désoeuvrée et avide d'inconnu. Maintenant son rôle était
fini.

--Qu'est-ce que vous avez donc ensemble? lui demandait un soir Victoire
Herbaut. Êtes-vous brouillés?

--Non.

--Cependant, je ne me trompe pas, voyons. Tu as fait quelque chose à
Suzanne. Elle ne te parle plus comme auparavant. Il faudrait pourtant
songer à vous marier.

--Nous marier?... Ah! nous marier! fit Joseph. Mariage de coulisses,
mariage à la détrempe! Non, va, je te promets qu'à présent nous ne nous
marierons pas!

--Pourquoi?

--Parce que. Tu verras.

Joseph se repentait maintenant d'avoir poussé Suzanne dans cette voie du
théâtre. Il s'était d'abord senti flatté par les succès de la jeune
fille. Au fond de plus d'un ouvrier parisien, il y a toujours un germe
de _cabotin_ qui ne demande qu'à fleurir. Pour un peu, Joseph se serait
fait acteur, lui aussi, comme il eût été goguettier, si les goguettes
avaient encore existé. Il était né _artiste_, disait-il. Il ne lui
déplaisait pas que Suzanne débutât et se fît applaudir. Madame Herbaut
avait bien résisté un peu, mais elle cédait facilement, et elle en était
venue à présent à coudre elle-même les robes que Suzanne devait mettre
sur la scène, des petites toilettes de quatre sous, relevées avec
quelques méchants rubans, et qui rendaient charmante celle qui les
portait et qui tournait toutes les têtes du quartier. Mais Joseph se
voyait maintenant séparé de Suzanne par les becs de gaz de la rampe,
comme si cette rampe eût été une barrière infranchissable. Elle était
d'un monde et lui d'un autre. Quoiqu'il la ramenât tous les soirs à la
maison, causant, riant, penchée à son bras comme jadis, il sentait bien
qu'elle n'était plus la même.--«On t'a changée derrière un portant, ma
pauvre fille, disait-il. Tu n'es plus Lisette, ça se sent. Mais après
tout, tu sais, tu feras comme tu voudras; tu es libre, et tu ne mettras
pas la mode au pays!» A quoi Suzanne se mettait à rire, apaisant Joseph
comme elle pouvait, mais sans insister. Elle songeait bien à autre
chose.

A présent, sa pauvre chambre lui déplaisait. C'était étroit, triste,
_misère_. Elle aimait mieux loger chez Joseph, qui avait du moins un
petit appartement, avec des bustes en plâtre, des gravures et une
bibliothèque. Elle songeait déjà à avoir mieux que cela. Elle avait vu
de ses camarades partir, le soir, après le spectacle, dans quelque
coupé. Elle était lasse des robes d'Orléans, des chapeaux de paille, des
talmas de taffetas. Les robes bouffantes, à jupons relevés, les
pince-taille aux larges ceintures et les sombreros empennés
l'attiraient, la fascinaient. Il fallait qu'elle eût cela bientôt.

En remontant un soir cet escalier qui menait chez madame Herbaut et
qu'elle avait franchi, le coeur ému si fort, lors de son arrivée à
Paris, elle entendit un bruit au-dessus d'elle, des cris, une
trépidation; elle se hâta, et, en ouvrant la porte de l'appartement de
Victoire, elle vit la pauvre femme qui se débattait, pâle et meurtrie,
entre les bras d'un homme menaçant. Suzanne, effrayée jeta un cri.
L'homme se tourna vers elle.

--Bon! quelle est celle-ci, à présent? dit-il d'une voix avinée.

Victoire s'était dégagée, et, poussant Suzanne vers la porte:

--Allez-vous-en, ma pauvre enfant, disait-elle, allez-vous-en. Il vous
battrait aussi. Partez. C'est mon mari!

Suzanne était demeurée interdite, sur le palier, n'osant faire un pas,
écoutant encore les cris qui partaient de la chambre, lorsque l'homme
sortit brusquement, poussant avec fracas la porte derrière lui, et
jetant un regard farouche et terne à la fois, le regard de l'ivresse
mauvaise. Il descendit l'escalier lourdement, faisant vibrer la rampe à
laquelle il s'accrochait. Lorsque Suzanne n'entendit plus rien, elle
entra, et trouva madame Herbaut assise sur son lit et pleurant.

--Mais qu'y a-t-il donc? dit-elle. Pourquoi est-il venu?

Victoire hocha la tête sans répondre, étouffant ses sanglots dans son
mouchoir.

--Vous a-t-il fait mal, madame Herbaut?

Elle releva la manche de sa robe et montra à Suzanne son poignet rouge
et meurtri. Suzanne tremblait encore. Elle était toute pâle. Elle avait
réellement eu peur.

--Il ne faut pas vous effrayer, mon enfant, dit Victoire. Ça devait
arriver. S'il m'avait laissée tranquille, c'eût été trop beau. Il paraît
qu'il n'a pas d'ouvrage; il lui faut de l'argent. Je ne voulais pas en
donner. Je n'en ai pas trop. Alors il a frappé... Mettez donc un peu de
sel dans de l'eau pour mon bras... C'est vrai, j'ai mal... Et puis il a
pris la tire-lire, vous savez... Mais non, au fait, vous ne savez pas,
Suzanne... Je mettais de côté pour Joseph et pour vous. Vous auriez
trouvé ça au mariage, mes pauvres petits!

--Au mariage! songea Suzanne. Il lui semblait qu'elle entendait l'écho
lointain d'un mot qu'elle ne comprenait plus.

--Dame, fit madame Herbaut, il faudra bien que vous en veniez là. Vous
vous aimez, c'est bien, mais être comme vous êtes, ce n'est pas une
position. Il peut venir des enfants; c'est pour les enfants qu'il faut
se mettre d'accord avec la loi. Il n'y a que cela au monde, des petits
êtres bons et doux comme le pain! Je sais bien que si j'en avais eu un,
moi!... La charbonnière en a un, l'avez-vous vu? Un petit ange! noir
comme tout, et quand on le débarbouille, un amour! Ça me fait mal, moi!
Oh! un petit garçon...

--Comme vous êtes écorchée, madame Herbaut!

--Ce n'est rien. Seulement, s'il revient souvent, ce sera à en perdre la
tête!

--Pourquoi reviendrait-il?

--Il en a le droit.

--Eh bien! et le commissaire?

--Oh! Herbaut est chez lui, ici. Nous sommes séparés de bonne volonté,
mais la loi n'a rien dit. Il peut venir à toute heure; je suis sa
chose... Se séparer? Il faut plaider pour ça, il faut être riche!..,
mais il ne reviendra pas, il faut l'espérer. C'est quelque femme qui lui
aura monté la tête. Comme on en fait des mauvais coups pour de l'argent!

--Dites-le à Joseph, alors!

--Non! oh! non, fit Victoire. Ils se battraient!

_Ils se battraient!_ Ce mot resta sur le coeur de Suzanne. Une fois
seule dans sa chambre, elle se prit à réfléchir. Comment! c'était là le
mariage! cette chaîne, cet esclavage, c'était ce qu'elle avait eu l'idée
de partager avec Joseph? Elle frémit à l'idée seule qu'elle pût être
liée pour la vie comme l'était madame Herbaut. Elle s'étonnait aussi
qu'on pût se résigner comme le faisait Victoire.

--Ah! disait-elle tout haut, ce n'est pas moi qu'on mènerait ainsi.

Puis, en songeant, elle se sentait mal à l'aise. Elle éprouvait un
sentiment de crainte. Cet homme pouvait revenir. Il était chez lui,
avait dit Victoire. S'il s'avisait de frapper encore? Elle était donc
exposée à ses coups, elle aussi?

--Ma foi, non, fit Suzanne...

Elle se revit, faisant ses paquets et fuyant la maison paternelle. Elle
eut l'idée de se sauver encore, mais cette fois au grand jour, sans se
cacher et sans craindre, et sachant bien où elle allait.

On frappa à sa porte. C'était Joseph.

--Qu'y a-t-il, voyons, dit-il d'un air alarmé... Victoire est blessée...
Que s'est-il passé?

--Tu ne le sais pas? fit Suzanne.

--Non.

--Elle ne t'a rien dit?

--Elle n'a rien voulu dire.

--Ma foi, tant pis, fit-elle... C'est son mari qui est venu!

--Herbaut? Il l'a frappée?... Ah çà, mais, dit Joseph en serrant les
poings, ce gredin-là va donc continuer à nous ennuyer toute la vie?

--Dame! dit Suzanne.

--Qu'il n'y revienne pas, reprit Joseph, je serais là!... Pauvre
Victoire, va! Elle ne disait rien, elle ne voulait pas parler...
Comprends-tu cela? Elle était embarrassée, et vois, j'ai cru un
moment... mais en voilà une idée...

--Quelle idée? dis...

--C'est trop bête!

--Mais enfin...

--Eh bien, j'ai cru qu'il y avait eu _bisbille_ entre vous.

--Tiens, fit Suzanne, c'est gracieux pour moi cette pensée-là! Note que
tu en as beaucoup de la sorte depuis quelque temps.

Elle parut froissée, plus qu'elle ne l'était véritablement. Mais elle
tenait à montrer cette mauvaise humeur et cet ennui qui la pénétraient,
qui l'accablaient. Elle commençait à éprouver les lassitudes ressenties
déjà chez son père, cette soif de grand air, ce désir de mouvement qui
dominaient sa nature changeante. Cette vie fausse partagée entre le
théâtre et la vie médiocre, presque besoigneuse, lui pesait. Elle se
sentait mal à l'aise auprès de Joseph. Auparavant, la pièce finie, elle
s'habillait lestement, descendait de sa loge, se pendait au bras du
jeune homme et regagnait le logis avec lui en babillant. Maintenant elle
tardait à descendre. Elle bavardait avec celui-ci, avec celui-là, avec
le jeune premier et le troisième rôle qui avaient l'un et l'autre le
droit de la tutoyer sans qu'ils fussent jaloux.--«Il peut bien attendre,
disait-elle.» Quand elle trouvait Joseph à la porte des artistes, elle
étouffait un soupir.--Ah! c'est toi? disait-elle, comme elle eût dit:
C'est encore toi? Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Elle avait
pris sa volée, il était demeuré à terre. Quand il parlait elle
n'écoutait pas, elle n'entendait plus. S'il lui arrivait encore de faire
allusion au mariage projeté, elle répondait comme quelqu'un qui sort
d'un rêve.

Joseph sentait bien tous ces changements. Rien ne lui échappait. Il
pouvait mesurer le terrain qu'il avait perdu. Il le faisait, un peu
tristement tous les jours, et doucement en prenait son parti, tout en
maudissant les coulisses, la rampe et, comme il disait, le _diable
dramatique et son train_.

--Ah! tu boudes! dit-il à Suzanne en la voyant s'asseoir sur une chaise,
le menton dans la paume de la main. Si tu t'ennuies, je vais m'en aller!

--Je ne boude pas, fit Suzanne... Mais pourquoi penser que je pouvais me
quereller avec ta soeur? Vous ai-je habitués jamais à des mauvaises
humeurs? Lors même que j'ai à parler, je me tais!

--Ah! tiens, voilà une bonne parole! C'est à moi qu'elle s'adresse?
Pourquoi donc se taire, quand on a quelque chose à se dire? As-tu
quelque raison de te plaindre de moi?... C'est possible. A parler
franchement, je ne suis plus ton fait. On se lasse de tout, tu me diras;
j'ai fait mon temps. A un autre! C'est ça que tu penses, hein?

--Si j'étais menteuse, pourtant......, fit Suzanne en hochant la tête.

--Je te rends justice. Tu es franche. On t'ennuie, tu le dis. Pauvre
fille, va! Tu crois être heureuse? Avec une tête comme la tienne,
changeante, jamais satisfaite, on se lasse de tout et toujours. Tu crois
que les châles de l'Inde font le bonheur, je parie? Va voir rue de Bréda
si j'y suis. Tu es libre! Mais note bien que le fricot chez nous
t'aurait aussi bien nourrie que le homard là-bas. Ça te regarde. J'ai
fait ce que j'ai pu pour t'attacher à moi. Je t'aimais, mais, là,
vraiment. En travaillant on aurait fait bouillir la marmite, et on ne
reste pas toujours imprimeur, n'est-ce pas? Enfin, soit! Mais ne reviens
jamais te plaindre.

--Après tout, dit Suzanne, est-ce ma faute si je ne suis pas née
grisette?

--Une bonne excuse, parlons-en. Tu te crois faite pour le luxe? Parbleu!
tu es jolie. La soie te va bien. Un chapeau à plumes fait plus
d'_esbrouffe_ qu'un bonnet. Mais il y en a tant d'autres comme toi; et
toutes ne réussissent pas. Mieux encore valait servir la pratique chez
ton père ou recoudre mes boutons, va. C'est plus ennuyeux, mais c'est
plus sûr.

--C'est possible dit Suzanne en se levant et en mettant son chapeau.

--Tu sors?

--Oui.

--Moi, j'ai mon après-midi, je tiendrai compagnie à Victoire!

En sortant, Suzanne alla droit rue de Laval, dans une maison meublée,
chez une amie de théâtre qui l'avait bien souvent raillée sur sa liaison
avec Joseph. Elle lui dit qu'elle était lasse, décidée à rompre avec
cette existence d'actrice bourgeoise.

--Je sens que je touche déjà du doigt ce luxe, je n'ai qu'à étendre la
main, je n'ai qu'à vouloir, je veux.

--Eh bien! ma petite Cachemire, dit l'autre, quittez le boulevard
extérieur et venez ici. Il y a un appartement dans la maison que le
portier me laissera occuper jusqu'au 15. Je suis très-bien avec le
portier. Et d'ici au 15 vous avez le temps d'avoir un coupé!

Le soir même, Suzanne annonça qu'elle partait. Madame Herbaut devint
toute pâle et pleura un peu. Joseph se contenta de dire à sa
soeur:--Il y a des gens qui aiment la misère, que veux-tu?




II


_Léon de Bruand à Paul Barré, officier d'infanterie de marine, à Saïgon
(Cochinchine)._

  25 décembre.

  «Mon cher ami,

«Je continue à t'entretenir de moi. Aimable confident, placé à deux
mille lieues de son ami et qu'il me semble voir si souvent, et qui
m'écoute et qui me répond! Ah! que tes Armanites me valent mieux que nos
Parisiens. C'est une fête que j'ai à te raconter, figure-toi. Encore un
réveillon! Il est probable que je finirai par m'en lasser. Quelle
étrange chose, un plaisir officiel! Être contraint à la gaieté parce que
finit le mois de décembre, et que l'on célèbre quelque part la messe de
Noël! Gontran m'avait écrit. Je lui avais envoyé le matin deux mots de
réponse; on m'attendait. Je suis allé au théâtre d'abord; il y avait, çà
et là, à travers les fauteuils d'orchestre, des jeunes gens qui se
promettaient de s'amuser beaucoup, en sortant; j'ai entendu ce bout de
dialogue:

«--Berlurette y sera-t-elle?

«--Je ne sais pas, mais il y aura des truffes!

«Cher esprit français!--Gontran m'avait annoncé des _femmes
ravissantes_! C'est le mot d'usage. J'avais ordonné à Jean de bourrer ma
voiture de bouquets de violettes. Me voilà parti. J'arrive chez Gontran,
je passe devant la loge du concierge, toute bruyante et encombrée de
voisins. Je remarque sur la table l'oie proverbiale, doublée de marrons.
Et je fais mon entrée chez Gaston, suivi de Jean, qui portait
majestueusement les bouquets.

«Gontran avait décoré son appartement d'une façon charmante, à la
chinoise, avec des lampes d'opale, projetant sur la table de
très-agréables demi-clartés. Les faïences détrônées de leur dressoir,
s'étalaient sur la nappe avec leurs garnitures de bananes et de figues
de Barbarie. On était assis déjà. A mon arrivée, grande clameur.
Gontran, Paul et Gérard s'écrient:

«--C'est Léon! ce cher Léon! Bravo, Léon! L'exactitude est la royauté
des hommes polis!

«Jean déverse ses monceaux de violettes.

«--Oh! oh! Léon a dévalisé un parterre. Quelle est cette idée d'empereur
de la décadence? Et ces violettes du pôle? C'est gai comme un
enterrement!

«--Pourquoi ces fleurs... et pour qui?

«En effet, je regarde de tous côtés, je cherche un visage féminin,
partout des favoris ou des moustaches.

«--Mon cher ami, pardonnez-moi, dit Gontran. Ces dames se sont excusées.

«--Par lettre, ajoute Gérard.

«--Je demande les lettres!


_Cliché nº_ 1:

    «Mon petit chat,

«Tu sais combien mon pas du deuxième acte est fatigant. Je serai rompue
ce soir. Avec cela que le directeur nous fait répéter toute la journée
et que le régisseur est à giffler. Je ne pourrai pas vraiment me rendre
à ce réveillon. Et puis mon bottier m'attend pour m'essayer des
bottines.

«Je t'embrasse sur le nez.

    «ANGÈLE.»

--L'excuse du bottier est valable, étant absurde.


_Cliché nº_ 2:

«Je suis ennuyée comme tout, mon cher Paul, mais vrai, je ne peux pas
aller chez M. Gontran. Je n'aurais qu'à y rencontrer Mathilde; vous
savez combien je la déteste. J'aime mieux rester à la maison. Peut-être
que je jetterais un froid, voyez-vous, je suis franche. Les femmes qui
posent, et moi, ça fait deux.

«Mes excuses à M. Gontran et à Angèle.

    «LOUISE.

«_P.S._--Venez donc prendre le thé chez moi demain. Je vous en conterai
de Mathilde!»


_Cliché nº_ 3:

--Non, non! Passez-le! dit Paul, c'est convenu, les absentes n'ont pas
tort!

--A table!

--A table, dit Gontran, et tâchons d'avoir de l'esprit!

--Moi, qui n'en ai jamais que devant les femmes!

--Quelles femmes? Celles qui ne savent pas l'orthographe?

--Eh! ma foi, messieurs, interrompt Gontran, faut-il vous l'avouer? Je
suis très-satisfait de ce qui arrive. Un réveillon entre hommes. Pas de
prétention. Soyons Gaulois. Puis que diraient nos maîtresses si elles
apprenaient que nous avons soupé avec des créatures?

--Un joli mot, créatures... Vous l'avez bien dit, Gontran!

--Madame de... serait furieuse, dit Gérard en essuyant son lorgnon.

--Ce Gérard, savez-vous pourquoi il ne la nomme pas; c'est pour qu'on
lui demande son nom?

--Hélas! je n'en suis plus là...

--Amusons-nous, messieurs!

Amusons-nous! amusons-nous! le mot d'ordre éternel! _Le plaisir à la
rescousse!_

On croit généralement qu'il est facile de s'amuser. Pourtant, à peine
connaissons-nous par le temps qui court, non pas la gaieté, mais le
sourire, cette mélancolie de la gaieté. Quant au bon gros et gras rire
d'autrefois, où est-il? Qui l'a entendu? On dit le rire de nos pères. De
nos pères! On a bien raison!

Amusons-nous! Et nous voilà, nous efforçant, nous surmenant, nous
excitant, comme si nous avions pris quelque haschich.

--Savez-vous le dernier mot de Raoul?

--S'il n'est pas méchant, ne le dites pas!

--Il est très-méchant!

--Tant mieux pour nous!

--On lui parlait de William. William, a-t-il dit, ce n'est pas un sot,
c'est le Sot!

--Oh! oh! un peu vieillot! Ce diable de Raoul... Il a donc lu
Royer-Collard? Excellent vin, Gontran!

--Le vin de mes aïeux, mon cher Léon! le cru m'appartient!

--Vous êtes vigneron à présent?

--Non, mais Bourguignon, tout pâle que je suis!

--Et la pièce d'Augier nous n'en parlons pas?

--Je n'aime guère le dernier acte!

--C'est comme notre réveillon, ça manque de femmes!

--Ne parlons ni des femmes ni de l'amour... cela porte malheur!

--Au jeu...

--L'amour? Une forêt de Bondy... au temps de Cartouche!

--Joli! Ah! à propos, Gérard, reconnaissez-vous ce portrait-carte?

--Elle vous l'a donné?

--Lisez la dédicace!

--Diable! Et vous gardez cela dans votre portefeuille?

--Le fait est que sa place est dans un porte-monnaie.

--Messieurs, pardon, vous savez, à propos de Céleste, j'ai des nouvelles
de Robert!

--Tiens, tiens!

--Il a été tué en Kabylie!

--Bah! et l'on disait que le pays était si bien gardé?

--Ce Gérard est d'un flegme féroce!

--Dame, vous savez, je l'ai peu connu, Robert. Et vous, Paul?

--Moi, beaucoup. J'ai encore une paire de fleurets à lui!

--Un brave garçon, Robert.

--Et malheureux!

--Parbleu!

--Messieurs, messieurs, et le mot d'ordre?

--Ah! oui, le mot d'ordre, amusons-nous!

--J'ai eu tort de renvoyer les domestiques. Le service laisse à désirer.
Lucien, vous ne versez pas!

--Allons donc! j'ai déjà mal à la tête.

--Une femme dirait: j'ai mal au coeur! Menteuse!

--Excellent, ce champagne.

--Oui, mais pourquoi des coupes, c'est ennuyeux.

--Je vous avoue que, sur ce chapitre, je suis horriblement rétrograde.
Je préfère les flûtes pour boire le champagne!

--Les flûtes? Un grand verre bête et bourgeois! Quand on le tient à la
main on a toujours envie d'improviser des couplets de baptême! Une
coupe, à la bonne heure! cela rajeunit de cinq cents ans!

--Gaston rêve toujours l'Italie des Médicis et la maîtresse du Titien!

--Ambitieux, ce Gaston!

--Non, mais je trouve l'habit noir stupide, que voulez-vous? Et vous
êtes de mon avis aussi! Quant aux soirées, il faut être maigre comme je
le suis pour n'y pas mourir d'apoplexie! Puis c'est fatigant d'être
regardé comme un gibier par toutes les jeunes filles à marier. Un bal me
fait toujours l'effet d'une chasse à courre.

--A court d'esprit!

--A l'ordre, Gontran! Gontran abuse de son titre d'amphytrion,
messieurs!

--J'ai décrété la liberté de la tribune! Pourquoi exiler le calembour?

--Le calembour? il n'y a plus que cela au monde!

--Le calembour et le souper: la bêtise et l'appétit! Quand on s'est bien
ennuyé dans un salon, et qu'entre une valse et un quadrille on a causé
trois pour cent avec le père, idéal avec la mère et beau temps avec la
fille, rien n'est bon comme d'ôter ses gants dans un cabinet de
restaurant et de causer librement...

--Avec des filles d'Ève!

--Filles d'Ève?... mauvaise désignation! Dites filles de Rabelais!

--Mais au fait, Paul, pourquoi Louise en veut-elle tant à Mathilde?

--Affaire de commerce!

--Vous savez que Léon a été amoureux fou de cette petite Louise?

--Moi? Je jure que non!

--Il renie ses déesses! Mon cher, vous vous êtes compromis avec elle,
d'avant-scène en avant-scène!

--Messieurs! messieurs! On voit que vous n'êtes pas du secret! Louise
n'était pas une passion... c'était un éventail!

--Un éventail?

--Relisez le _Chandelier_, de Musset.

--Un éventail qui lui permettait de feuilleter tout à son aise son roman
avec madame...

--Pas de noms propres!

--Parbleu, nous parlons de Louise!

--Discrétion! discrétion! Vous ne buvez pas, Urbain?

--Je suis dyspeptique, vous savez!...

--Passer du _Chandelier_ au _Malade imaginaire_! ce n'est pas sortir de
la comédie!

--Il n'y a point là d'imagination. La dyspepsie Dyspepsia. Difficulté de
digérer ou digestion dépravée.

--Au diable les définitions, Urbain! Amusons-nous, messieurs!

Et s'amusait-on?...

Tu es bien indiscret, mon cher ami! On riait un peu, on criait
beaucoup, le champagne pétillait et le parfait fondait en même temps que
les bougies. De temps à autre le cliquetement d'une bobèche qui se
fendillait jetait sa petite note grêle dans cette symphonie. On ouvrait
les fenêtres par intervalles et une bouffée de vent piquant, nous
apportait quelques notes du _Noël_ d'Adam qu'on exécutait à tue-tête
dans la loge du portier. Ou bien, c'était une bourrée limousine qui se
dansait, là-bas, à coups de pieds, chez le charbonnier maître chez lui.
La fenêtre se refermait et nous reprenions nos propos qu'on voulait
originaux, qu'on arrosait de champagne et qui ne poussaient pas.

--Vous savez, dit Gaston, que ces gens-là s'amusent plus que nous?

Il y eut autour de la table un sourire rempli d'une mélancolique
approbation.

--Il faut bien nous l'avouer, dit Gérard, il n'y a plus que les portiers
qui aient l'esprit de se divertir.

--Le fait est que nous avons été bêtes comme des acrobates.

--Bah! qui le saura?... Personne. L'important est que le réveillon soit
terminé. Il est bien convenu n'est-ce pas que tout le monde s'est amusé?

«--Comme des fous, répondis-je.

«Au même moment, la porte s'ouvre. Deux femmes paraissent. L'une, c'est
Pauline, une petite actrice de la banlieue, fort jolie, et qu'on vient
d'engager au Vaudeville; l'autre, une jeune fille charmante, brune,
l'oeil intelligent et voluptueux, la toilette encore modeste, des
mains de reine, un joli sourire.

«Pauline nous la présente.

«--Mademoiselle Cachemire!

«Retiens ce nom, il sera célèbre dans le _high-life_ du plaisir. A
partir de ce moment, j'ai pris intérêt à ce souper absurde. Cette jeune
fille, qui dans un an sera terriblement blasée, regardait de tous ses
yeux, mais sans étonnement, comme quelqu'un qui se retrouve chez elle.
Pythagore avait raison; mademoiselle Cachemire a été évidemment une
beauté célèbre, au temps d'Alcibiade. Elle éclatait de joie, elle
n'était pas habituée à ces meubles et à ces lumières. C'était évident.
On ne se trompe pas à ces choses-là. Pourtant elle avait assez d'art
pour qu'un plus clairvoyant se fût mépris et se fût persuadé qu'elle
n'est pas née, comme cela doit être, dans la loge d'un concierge.

«J'ai pris intérêt à l'étudier. Jusqu'à trente ans, on est poëte; à
trente ans, on est philosophe, et j'ai trente-deux ans. De plus, j'aime
la médecine, tu le sais. J'ai pris mademoiselle Cachemire pour _sujet_.
Il serait assez intéressant de savoir où arrivera cette enfant de vingt
ans qui débute maintenant et qui rêve toutes les splendeurs des
courtisanes en renom. J'ai du temps à perdre, et bien des choses à
oublier, j'ai grande envie de me donner ce spectacle et de servir de
premier échelon à Cachemire. Et qui sait si je ne jouerai pas de cette
façon un rôle dans l'éternelle comédie de la rédemption que tous les
hommes de coeur ont tentée?

«Sottise! L'ère des rédemptions est close. Je le sais. Mais la vie
parisienne est si plate et si niaise...

«Je t'en reparlerai, et te donnerai des nouvelles de mademoiselle
Cachemire. En attendant je sors de chez Gontran, harassé.

«Je n'aime pas ces fêtes périodiques, dont la fatalité même est banale
et qui vous obligent--pourquoi?--à pourchasser la gaieté, alors que
souvent c'est le repos, le calme, la quiétude que vous souhaitez. Puis,
ces plaisirs qui portent avec eux leur date--comme les forçats leurs
numéros--ont quelque chose de particulièrement attristant, et le matin,
quand on se met au lit, la tête lourde et les membres las, un petit
spectre malin vient ricaner tout près de vous:--_Tu as un an de plus!_

«Un an de plus! A mon âge qu'est-ce que cela? Rien. Et cependant, je me
souviens que, l'an passé, pas plus tard, j'avais fait réveillon avec
Robert. Pauvre Robert! Quelle gaieté, quel entrain, quel esprit! Il
avait eu de la bonne humeur pour tous, lui! _Poor Yorick!_

«Mais conçois-tu, ce réveillon qui aboutit à un sermon, comme un
chapitre de Paul de Kock qui finirait par le monologue d'Hamlet? Au
fait, et pourquoi pas?

«Tout à l'heure, pendant que ma voiture me ramenait chez moi, je
regardais ces rues encore sombres, le gaz tremblotant, le ciel blafard,
les pavés humides, les bouchers en tabliers blancs ouvrant leurs
boutiques où les lampes éclairaient des monceaux de chair rose, les
balayeuses nettoyant les trottoirs avec des mouvements d'automates, les
ouvriers, le pain de la journée sous le bras, se rendant à l'ouvrage...
Tout à coup, un homme est venu, qui a brusquement éteint le gaz à
demi-mourant. La rue n'était plus éclairée que par une lueur pâle. Cette
lueur, c'est le jour.

«Le jour!... On s'éveille, on va parler, on va penser, on va vivre!
Maudit réveillon! je vais me coucher.»




III


M. de Bruand était comte. Le fief et le château de Bruand, sis à trois
lieues de Cosne-en-Cosnois, lui appartenaient encore. Son grand-père
n'avait pas émigré. Il avait servi la République, comme Custine, comme
M. de Biron, et s'était fait tuer à la tête des chasseurs de Lecourbe, à
Hohenlinden. Son fils,--le père de Léon,--élevé dans le château de
Bruand par un vieux prêtre, avait grandi libre, courant les bois, vêtu
comme un de ses métayers, montant à cheval, chassant, pêchant, menant
depuis l'enfance la vie facile du gentilhomme campagnard. Il s'était
marié à vingt ans, avait eu trois enfants d'une femme morte jeune. Léon,
le cadet, seul avait survécu; c'était encore un enfant lorsque M. le
comte Hubert de Bruand mourut misérablement dans une partie de chasse. A
dix ans, Léon, orphelin, se trouvait possesseur d'une fortune
considérable en terres, et formant un revenu suffisant pour mener
partout, même à Paris, un aristocratique train de vie. Son tuteur était
un brave et digne cousin de madame de Bruand, très-faible et très-bon
homme, qui envoya le jeune homme à Paris, et le laissa agir à sa guise,
proclamant que la nature de Léon était essentiellement honnête et bonne,
et que, quoi que fît le jeune homme, il retomberait toujours sur ses
pieds.

En cela, le tuteur avait raison. Léon de Bruand ressentit d'abord cette
fièvre de Paris, qui embrase, qui torture, qui jette hors des gonds tant
de faibles esprits et de consciences hésitantes. Mais la vanité de
toutes ces cohues de plaisirs, toujours semblables, lui apparut bientôt.
Il eut des lendemains amers, pleins de réflexions et de déceptions, et
au lieu de s'étourdir, en descendant plus avant dans le gouffre, il
s'arrêta sur le bord, et se contenta du spectacle. Il devint un Parisien
dilettante. A vingt ans, il était las d'agir. A vingt-deux ans, il était
las de regarder; à vingt-cinq ans, il se mariait.

Alors, Léon respira, se sentit réellement vivre, et fut heureux. Il
croyait avoir jeté l'ancre. Sa femme mourut en couches, après deux
années de ménage, laissant Léon effaré devant cette fosse soudainement
ouverte à ses pieds. En se revoyant face à face avec la solitude qui lui
était si chère, quand il la partageait avec _elle_ (la solitude à deux,
c'est le monde entier resserré dans un Eden de quelques pas), il se
troubla, il eut peur, il se lança dans les voyages, cherchant à oublier
et se souvenant toujours; il avait beaucoup aimé sa femme. Il avait cru
sa vie assurée, nouée à elle, solide et défiant le sort. Maintenant,
tout était à recommencer. Une vie nouvelle à refaire! Une vie, soit, on
la reconstruirait encore. Mais un bonheur! Il restait à Léon de Bruand,
pour se consoler, une petite fille, celle qui avait coûté la vie à sa
mère. Il l'avait mise en nourrice, ne voulant pas la voir; il semblait
la haïr, et il la plaignait.--Pauvre enfant qui grandira sans mère!
disait-il. On lui annonça, un jour, que l'enfant était morte. Il en
éprouva comme de l'étonnement; puis il tomba sur une chaise. On le vit
pleurer et on l'entendit qui disait:

--Comme je suis seul!

Bientôt après, subitement, il reparut dans le cercle de ses anciennes
amitiés. Ce fut une clameur.--«Léon! Léon de Bruand! Léon qui nous
revient! Vous nous aviez donc fui, mon cher ami?--Le mariage? Vous en
faisiez donc une prison?»--Puis des condoléances devant la douleur que
Léon dissimulait mal, des consolations, puis le silence sur ce sujet,
puis les propos nouveaux, les anecdotes du moment, la biographie des
héros du jour, toutes les historiettes parisiennes qui sont la vie, la
préoccupation, et comme l'âme de ce monde où Léon reposait le pied. Ce
mouvement électrique, sans cesse renouvelé autour de lui, était seul
capable de lui faire oublier le passé. Pour la première fois de sa vie,
il s'étourdit. Il fut des plus bruyants et des plus fous. On le vit
partout à la fois, aux théâtres, aux courses, aux eaux, au club. Il
joua, il fit courir, il eut des chevaux et des maîtresses. On copiait
son élégance et l'on ramassait les miettes de son esprit. Il fut à la
mode. Il eut des ennemis, il eut des flatteurs, il eut des envieux. Tout
cela faisait cortége. Les bacheliers qui débutaient dans la vie et les
bourgeois fascinés par l'inconnu, le dévoraient des yeux, au théâtre,
quand il entrait dans une avant-scène avec une femme en renom. Il était
brun, grand, élancé, la moustache relevée, quelque chose de sympathique
et de froid en même temps, le sourire semi-bénin, semi-railleur, les
dents blanches, l'oeil vert, plein de flamme et de franchise.

Ainsi, du moins, le voyaient ceux qui ne le connaissaient pas. Il
fallait à peine l'approcher pour deviner toute l'amertume, toute la
lassitude, tout le dédain cachés sous cette désinvolture charmante.
L'oeil, qui brillait tout à l'heure, songeait à présent, se fixait
longuement sur les objets, sans les voir, regardant ailleurs, dans le
passé, quelque image évanouie, chère à ce coeur vaillant et à cette
pensée haute. Léon était triste; il vivait de cette vie rapide, parce
qu'elle était la plus facile, la plus étourdissante et la plus
intelligente, après tout.

--Je suis curieux, disait-il, parfois. Otez-moi la curiosité, je n'ai
plus de prétexte pour vivre.

Cette curiosité s'usait tous les jours, mais il en restait encore assez
pour que Léon se tînt debout. Il allait avoir vingt-huit ans. Son
coeur en avait soixante. Il raisonnait comme un vieillard, et disait
parfois: _De mon temps_... Ce temps-là datait de cinq ans, mais entre ce
moment et celui où il vivait, il y avait une tombe, un monde...

En apercevant Cachemire, Léon de Bruand se sentit soudain, non pas
conquis, il ne pouvait plus l'être, mais attiré, assez étonné de cette
fleur encore un peu campagnarde,--juste ce qu'il fallait pour la rendre
charmante,--ainsi rencontrée dans une serre chaude de Paris. Léon
traitait l'amour en artiste, comme toutes choses. Il le cherchait
partout, certain d'avance de ne le trouver nulle part. Il y avait en lui
du peintre et de l'impresario. Pour le plaisir de quelque spectacle un
peu bizarre il fût allé bien loin, plus loin encore; il descendait
quelquefois dans les régions inconnues de Paris, en quête d'inédit,
promenant son crochet dans les haillons moraux, tout heureux quand il
avait éclairé, de sa lanterne, un morceau de caillou qu'il lançait à
travers Paris comme un diamant. Il cherchait des étoiles dans le
ruisseau. Il en avait déjà trouvé quelques-unes--des nébuleuses.

Cachemire lui sembla digne d'un regard. Il l'analysa, et se promit de
connaître le secret de ce joli petit sphinx aux dents blanches, aux yeux
noirs, aux joues roses.

--Secret banal, pensait-il. Qu'importe!

Le samedi suivant, il y avait bal à l'Opéra. De la poussière sur les
boulevards, des ifs de gaz allumés aux coins de la rue Le Peletier et de
la rue Drouot, quelques masques en cache-nez, courant le long de l'Opéra
brillant de lumières. Chez les marchands de vins et les cafés
environnants, de pauvres garçons, transis de froid, déguisés en
défroques, prenant de l'eau-de-vie en attendant le premier quadrille. On
se prépare. Onze heures sonnent. Les boulevards s'encombrent. A travers
la foule compacte, les danseurs costumés circulent, jouant du coude,
entraînant quelque pauvre fille dont les épaules nues frissonnent, et
qui grelotte en jupe courte. Cela crie, se heurte, se bouscule, se
succède, va, vient, fait groupe, grossit, s'enrégimente, défile, se
jette dans la salle de bal, hurle, danse, entrejette de ci de là ses
bras et ses jambes, s'excite, s'enivre, s'embrasse, s'insulte. La salle
est pleine. Sous les lustres, les couleurs s'injurient. Le blanc, le
jaune, le rouge, le bleu,--l'arc-en-ciel émietté--gambadent. Par les
escaliers, des flots de soie, de plumets, de dominos, d'habits noirs, de
décorations, d'agents de change, de cabotins, de diplomates, de
paillasses, de gens sans nom, de gens illustres, d'hommes, de femmes,
montent et descendent en s'accrochant, en se déchirant, en se jetant des
oeillades ou des sottises. Les couloirs s'encombrent, les galeries
s'emplissent, on étouffe, on conquiert le parquet pas à pas; les femmes
vous arrêtent, on arrête les femmes. Une odeur de poussière, de couleur,
de sueur et de poudre de riz pénètre dans les poumons. Et cet air qui
asphyxie semble parfumé. L'acide carbonique voltige à travers les
quadrilles. L'on se cherche sans se trouver et l'on se parle sans
s'entendre; la Laryngite fait des signes de tête à la Migraine derrière
les piliers, happant un monsieur qui passe, une dame qui s'enfuit, une
fille qui rit à grosses gouttes. Tout est bouleversé, la musique devient
du bruit, la gaieté de la névrose, la couleur crie, le langage sent
l'ail; les échos de la halle s'échappent des lèvres carminées. Dans une
avant-scène, un municipal, les bras croisés, regarde la cohue avec
effarement. Et, là-bas, au fond de la salle, parmi le tourbillon des
rubans, des plumets, des toques, des bonnets, des jupons, des pompons,
derrière ces bras qui s'agitent, ces jambes qui se démènent, ces cous
qui se tendent et se gonflent, ces torses qui se cambrent, ces reins qui
se brisent; derrière cette épilepsie hurlante, un homme pâle se dresse
sur ses pieds, lance ses bras en télégraphe et du geste domine et dirige
un tonnerre de musiciens qui clame victorieusement de tous ses
cuivres...

--Allons au foyer, dit Gontran de Rives à Léon de Bruand.

Léon traversa le grand couloir où se tiennent les _aficionados_, les
journalistes, les promeneurs, les élégants, passant en revue de l'oeil
et de la main les dominos et les masques féminins qui circulent.

Il entra dans le foyer; autre cohue, plaisanteries de commis en congé,
robes déchirées par les bottes maladroites, coups de coude dans
l'estomac, poussière, bruit, gaz, chaleur, avec un parfum de punch du
côté des buvettes et des bustes en marbre écarquillant, devant tout ce
monde étrange, leurs énormes yeux blancs.

Soudain un domino rose vint se pendre au bras de M. de Bruand.

Tous les dominos se ressemblent. L'oeil brille, aiguisé, derrière le
loup de velours. Le sourire resplendit sous la barbe de dentelle; les
mains se posent sur l'habit noir comme deux petits problèmes. La voix
se dissimule sous le capuchon enrubanné et les ondulations du corps vous
raillent sans pitié dans leur large fourreau soyeux.

Mais Cachemire avait intérêt à se faire reconnaître. On lui avait,
depuis la soirée de Noël, parlé beaucoup du comte et de son humeur.

--Êtes-vous moins triste, à présent? dit-elle.

--Ai-je été triste, jamais? fit Léon en raillant.

--L'autre soir, vous aviez l'air maussade.

--Le vilain mot, et qu'il faut une jolie bouche pour le faire passer.

--La mienne est horrible!

--Elle ment.

--Pourquoi dites-vous qu'elle ment? Vous ne me connaissez pas.

--Croyez-vous?

--Quel est donc mon nom?

--Il est fort joli, et vous va bien.

--Vous voyez que vous ne le savez pas!

--Je vous le dirai tout bas, ce soir, au dessert, à la Maison-d'Or.
Tenez-vous à le connaître?

--Oui, dit Cachemire.

Elle entra à la Maison-d'Or, qu'elle ne connaissait pas encore, comme
une reine entre chez elle. Elle monta l'escalier, la tête haute,
impérative, insolente, charmante. Elle était jolie à ravir; son teint,
ordinairement un peu pâle, animé ce soir-là, rayonnait. Ses yeux
jetaient feu et flammes. Elle avait des dents à tout croquer.

Léon de Bruand en agit avec elle comme on fait avec les jeunes tigres.
Il lui tendit, jour par jour, juste ce qu'il voulait qu'elle
dévorât,--non pas son coeur, mais le bout des doigts,--puis la main
tout entière, et un peu le bras, au sortir des théâtres. Dès lors,
Cachemire fut à la mode. On félicita Léon sur sa découverte. On jeta des
bouquets à Cachemire quand elle chanta des couplets de revue. Le comte
lui meubla un entresol rue Taitbout. Elle donna des soirées.

Elle reçut des lettres, des déclarations, des vers. Elle eut des
articles dans les journaux. On cita un jeune Valaque qui tenta de se
suicider pour elle. On la chercha aux premières représentations; on
détourna les lorgnettes du cheval à la mode pour lui donner un coup
d'oeil, à elle, aux courses. Les photographes implorèrent qu'elle vînt
poser chez eux, en passant. Les collégiens achetèrent ses
portraits--cartes, pour les contempler, le soir en se couchant, ou à
l'étude, derrière leur pupitre éperdûment levé. On fit même sa
biographie.

Le père Labarbade rentra un soir chez lui, après une course à
Fontainebleau, avec des yeux rouges.

--Qu'as-tu? lui demanda sa femme.

--Rien!

Le père Labarbade prit son petit garçon sur ses genoux, l'enfant avait
sept ans déjà, et lui dit tout doucement:

--Au moins tu seras gentil, toi, quand tu seras grand?

--Gentil?... Mais je suis gentil, dit le gamin en faisant la moue et en
se dégageant des bras du père.

Il courut se réfugier sous l'égide de madame Labarbade, regardant le
_vieux_ avec des sourcils froncés, et disant:

--N'est-ce pas, maman, que je suis gentil?

--Toi, tu es un amour, fit la mère.

--C'est vrai, ça, papa gronde toujours... Je t'aime mieux que papa, toi!

Labarbade se leva brusquement, sortit, tira de sa poche un
portrait-carte de Cachemire, qu'il avait trouvé à Fontainebleau chez un
papetier, le déchira et marcha dessus avec rage.

A la maison, madame Labarbade taillait au petit Adolphe une tartine de
confitures que l'enfant guignait avec des yeux avides en chantant une
chanson qui courait Samoreau:

    Je viens d'enterrer ma grand' tante,
    Je l'ai clouée en son cercueil.
    Ell' me laiss' dix mill' livres de rente
    Et ça m'aide à porter son deuil.
    Je lui fais faire une bière en chêne
    Où tout de son long ell' peut dormir.
    Je prends bien gard' que rien ne la gêne
    Où il y a de la gên' y a pas de plaisir.

Léon de Bruand était bien décidé à ne mettre dans cette liaison avec
Cachemire, rien de ce qui était vraiment _lui_. Son esprit, sa bonne
grâce, sa fantaisie, il les accordait généreusement. Mais il comptait,
pour ainsi dire, chaque soir, en avare, les molécules de son coeur.
Ces sortes de liaisons duraient plus ou moins. Elles se ressemblaient
toutes. Comme en naissant, elles portaient avec elle leur dissolvant,
Léon se fût parfaitement cru coupable, coupable envers le passé, envers
ses souvenirs, envers sa conscience, en accordant à ce qui n'était
qu'une distraction le sérieux d'un amour véritable.

Cachemire le trouvait d'ailleurs charmant. Il était sympathique, avec ce
quelque chose de dédaigneux qui domine les âmes nées en bas. Cachemire
comprenait la supériorité de Léon. Elle en fut d'abord fière, Léon était
comte! Elle voulut, quand il lui écrivait, qu'il imprimât chaque fois
son cachet sur la cire rouge. Ces armoiries l'amusaient à regarder. Un
comte! Elle avait rêvé les titres aussi dans son lit enfiévré de
Samoreau! Ses rêves se réalisaient. Au théâtre, elle écrasait ses
camarades avec ce nom du comte de Bruand.--On voit bien que vous êtes
une parvenue, lui dit un jour Clara Peplum, qui s'appelle Louise de
Haris.

Un soir, Léon de Bruand causait de Cachemire avec Gontran de Rives.
Gontran est gai, toujours en éveil, bon, un peu rouge, un peu gros, une
âme délicate dans une enveloppe de fermier normand.

--Mais, par ma foi, disait Gontran, voilà une aventure qui dure
longtemps! C'est une passion...

--Peuh! fit Léon.

--Un caprice?...

--Pas le moins du monde. Je n'ai jamais aimé Cachemire, si la définition
du verbe aimer est exacte. Elle m'a séduit et un peu intrigué. Mon vice
suprême, la curiosité, a parlé et j'ai voulu savoir où irait cette jeune
fille, sachant d'où elle était venue. Aussi bien, cette liaison peut
durer longtemps encore. Mon dilettantisme n'est pas lassé. Cachemire
m'intrigue. Elle ne s'est pas, jusqu'à présent, dirait un peintre,
_dessinée_. S'il me fallait te faire son portrait j'hésiterais. Bonne?
elle ne l'est pas. Ses vices parlent trop haut. Méchante? elle est
incapable de l'être. Il lui faudrait déployer une énergie qu'elle n'a
point. Elle est comme ses pareilles, paresseuse et vulgaire, avec des
traits de madone de Vinci et un charme de fille de Shakespeare. Ce n'est
pas la première fois, dans notre vie parisienne, que nous rencontrons
des anges du Pérugin dignes tout au plus d'entonner les refrains de
Charles Colmance! Seulement, chez elle ce n'est pas la voix, c'est le
coeur qui est enroué!

Cachemire demeurait dans cet état de béatitude parfaite qui suit le
triomphe. Elle n'ambitionnait plus rien, jouissait du succès, de son
luxe, de ses robes, de ses chevaux, de ce coup de féerie qui lui avait
fait gravir l'échelle si soudainement. Elle était partout à la fois,
étalant ses toilettes, sa joie, son assurance. Quand elle ne jouait pas,
elle courait les théâtres deux ou trois fois par soirée; se montrait
ici, remontait en voiture, allait là, faisait frissonner sa robe contre
la porte des loges ou riait tout haut pour qu'on la remarquât. Elle
provoquait les lorgnettes, rendait le feu à son tour, prenait des airs
de tête répétés devant sa glace, essayait des sourires, arrangeait sa
voilette, donnait un tour à ses cheveux, posait ses mains sur le rebord
des avant-scènes. Elle applaudissait le premier comique; aux drames,
elle se cachait derrière son éventail quand venait une scène
attendrissante comme si tout cela lui eût semblé ridicule, et, au fond,
se sentait remuée par les gros effets, les grosses pièces, les gros
drames, les féeries épicées, les décors, les pyrotechnies. Elle aimait à
dîner dans les restaurants, à souper, insultait les garçons, tachait ses
robes et riait. Elle manquait l'heure des répétitions, bravait les
amendes, arborait de folles toilettes aux _premières_, écrasait ses
rivales, et semblait adorer Léon pour tous ces succès d'amour-propre qui
venaient de lui. Elle se sentait au fond un peu _tenue_, comme elle
disait. Léon passait quelquefois des journées entières chez elle, la
faisant causer, la questionnant, l'ennuyant. Il parlait peu, et
Cachemire lui disait:

--Ah! que vous êtes drôle! Qu'est-ce que cela vous fait que j'aie été
ceci ou cela quand j'avais seize ans?

--Oh! rien, disait Léon.

Alors elle songeait aux propos de ses camarades, aux parties de plaisir
des acteurs qu'elle connaissait, aux pique-niques à Asnières ou à
Bougival, aux déjeuners sans façon, à la gaieté libre, aux échappées de
Bohême, au luxe un instant secoué, et à l'école buissonnière du
sentiment!

Léon la voyait devenir tout à coup rêveuse, et souriait en lui-même, car
le spectacle menaçait d'être curieux.

Le domestique de M. de Bruand lui annonça, un matin, à l'heure du lever,
qu'un M. Célestin Fargeau demandait à lui parler.

--Célestin Fargeau! dit Léon. Qu'il entre!

C'était son ancien précepteur du château de Bruand, un répétiteur que
M. de Bruand, le père, avait appelé de Paris à Bruand pendant trois
années, un esprit bizarre et indépendant, un professeur capable de
s'attacher pour quelque temps à un élève, comme il s'était attaché à
Léon, mais improbable, de s'astreindre à un enseignement régulier, et
menant à Paris une existence décousue, improbable, à la façon de
Lazarille de Tormes,--une vie à la belle aventure et à la vilaine
étoile.

Fargeau entra, comme une bombe, dans la chambre de M. de Bruand. Léon
était en pantalon du matin en flanelle grise, en chemise de soie rose,
et fumait un cigare. Fargeau, pour toute toilette, s'était contenté de
brosser dans l'antichambre son chapeau bossué.

Célestin Fargeau avait cinquante ans déjà, de petits fils blancs
frisaient dans sa barbe noire, et sa tête commençait à devenir chauve.
Il avait le teint pâle de ceux qui vivent la nuit et les rides profondes
de ceux qui ont souffert.

Sa physionomie s'éclaira lorsqu'il aperçut M. de Bruand.

--Pardieu, dit-il, vous n'avez pas changé! Je voudrais bien en avoir
fait autant.

Puis, après avoir serré la main que Léon lui tendait:

--Or çà, dit-il en se jetant dans un fauteuil et en croisant les jambes,
je viens vous demander un service, non pour moi, Dieu merci! mais pour
une autre, pour une femme...

--Je suis tout à vous, mon cher Fargeau, dit Léon.

--Voici donc ce que c'est. J'habite, dans le quartier des Batignolles,
une maison d'ouvriers où loge une brave femme assez pauvre et
très-honnête qui s'est jetée par la fenêtre pas plus tard qu'hier... A
vrai dire, elle est tombée, car c'est à la suite d'une querelle de
ménage. Bref, elle est fort malade, une côte enfoncée, le tibia et le
péroné brisés... Elle est mourante et pas d'argent... Vous comprenez?...

--Merci d'avoir pensé à moi, mon cher maître, dit Léon de Bruand en
allant à son secrétaire.

Il prit cinq billets de cent francs et les tendit à Fargeau qui se mit à
les plier avec précaution, en homme qui n'est pas habitué à ces
_paperasses_.

--Et quand votre protégée aura besoin d'autres secours, commença Léon.

Fargeau l'interrompit.

--Nous en avons assez pour un moment, dit-il. J'avais eu d'abord
l'intention de faire une collecte dans le quartier. Mauvaise idée. Puis,
le frère de la femme m'en a détourné. Un brave garçon qui a tout de
suite apporté ses économies. Alors j'ai pensé à vous. Ah! ma parole, je
suis content de vous avoir revu!

--Me voici, dit aussitôt,--comme si elle eût attendu, pour entrer, la
fin de la phrase de Fargeau,--Cachemire traînant sur le parquet une robe
de soie vert-chou, garnie de malines noires.

Fargeau se leva de son fauteuil et salua en tendant en avant son crâne
ravagé, et Cachemire le regarda d'un air un peu étonné et un peu
dédaigneux.

--M. Célestin Fargeau, mon ami, dit Léon de Bruand. Mademoiselle
Cachemire, ajouta-t-il en désignant Suzanne.

--Parbleu, je connais madame, fit Célestin, et je l'ai applaudie plus
d'une fois.

Cachemire salua à son tour du regard et de la tête.

--Eh bien, fit alors Célestin, la main sur le bouton de la porte. Je
vous laisse, mon cher Léon. Merci encore pour notre protégée.

--Quelle protégée donc? demanda tout à coup Cachemire.

--Une pauvre femme tombée d'un troisième étage et à demi-morte à l'heure
qu'il est.

--Ah! mon Dieu, fit-elle... une femme?... Et pauvre sans doute?

--Pauvre, dit Fargeau.

--Mais elle doit avoir les os brisés?

--Elle est cruellement blessée. Seulement, la chirurgie est une science
superbe et peut-être...

--Ah! la pauvre femme! Vous la connaissez, Léon? dit Cachemire en
joignant ses mains gantées.

--Non.

--Eh bien, je voudrais la connaître, moi... Je ne sais pas, ce que vous
me dites-là m'a remuée... Elle doit être tout en sang. On voit ses
blessures, n'est-ce pas? Conduisez-moi chez elle, monsieur. Mais, au
fait, venez avec nous, Léon!

--Soit, fit M. de Bruand.

Il donna ordre d'atteler. Fargeau monta en voiture à côté de Cachemire,
en face de Léon. De temps à autre il s'essuyait le front et se penchait
à la portière. L'odeur de patchouly qu'affectionnait Cachemire lui
montait à la tête et l'étourdissait.

On arriva devant la maison de Fargeau. Cachemire monta la première.
L'escalier était gras, humide, et sa robe criait en l'essuyant. Elle se
rappelait l'escalier de la chaussée du Maine. Arrivée au troisième
étage, elle s'arrêta:

--C'est bien là, n'est-ce pas?

--Oui, dit Fargeau.

--Elle vient ici comme elle irait à l'Ambigu, songeait M. de Bruand.

La clef était sur la porte, Fargeau ouvrit. Après une petite
antichambre, dans une pièce éclairée par un feu de charbon de terre
brûlant dans un poële de faïence où chauffait une tisane, Cachemire
aperçut une femme dont le front était à demi caché sous une bandelette
et qui étendait sur la couverture du lit un bras maintenu dans un
appareil de bois. La malade fixait sur elle de grands yeux un peu
égarés, et, à mesure que Cachemire avançait, semblait plus étonnée et
plus inquiète. Tout à coup, elle poussa un cri étouffé, et Cachemire y
répondit par un nom, en reculant, toute rouge:

--Victoire!... Comment c'est vous!

C'était Victoire Herbaut. Une vieille voisine, qui était assise au pied
du lit, se leva, recommandant de ne pas trop faire parler la malade.

Le visage de Victoire était livide, maigre, effrayant, des yeux
enfiévrés dans une face émaciée. Cachemire la regardait en sentant son
coeur serré par une sorte d'angoisse. Il y avait en elle plus de
terreur que de pitié, mais il y avait une émotion vraie.

--Oh! ma pauvre madame Herbaut, dit-elle.

--Oui, articula faiblement Victoire... voilà comme on se retrouve...
C'est fini, moi... vous savez, c'est Herbaut qu'est cause de tout...
J'avais déménagé, pour l'éviter. Il revenait toujours me faire des
scènes. De Plaisance au quartier de Clichy il y a loin, je me disais: Il
ne viendra plus... Est-ce qu'il saura où je suis? Ah! bien, il l'a su,
et rapidement encore. Il est revenu.... toujours ivre, ma pauvre
Suzanne, toujours...

Cachemire avait tressailli à ce nom de Suzanne qui n'était plus le sien.
Elle fit à madame Herbaut, un signe pour lui dire de se taire.

--Non, non, dit Victoire... Je veux vous dire... Mais asseyez-vous donc,
messieurs, fit-elle en tournant ses grands yeux vers Fargeau et M. de
Bruand. Madame Grédouard, approchez donc des chaises... Alors, je vous
disais, il est revenu. Il m'a frappée... Je l'ai mis à la porte, une
fois, deux fois... Mais, l'autre soir, il est arrivé, sentant
l'eau-de-vie. Il voulait de l'argent. Je n'en ai plus, moi. Il a
recommencé ses menaces. Seulement, cette fois, il avait l'air si
égaré,--des yeux d'assassin il avait--que j'ai eu peur... J'ai ouvert la
fenêtre pour appeler, et, comme il revenait avec un tabouret levé, je me
suis penchée et voilà; je suis tombée. Je suis dans un joli état, si
vous me voyiez... Tenez, dit-elle en allongeant son bras.

--Madame Herbaut! s'écria madame Grédouard la voisine, le médecin a
recommandé l'immobilité, vous savez...

--C'est vrai... Quoique ça me semble bien inutile, allez. Je suis
délivrée... Mais c'est mon pauvre Joseph...

--Joseph! fit Cachemire en essayant de sourire...

--Oui, continua madame Herbaut, il est allé chercher Herbaut au fin fond
d'un cabaret où il se cachait, et il l'a traîné chez le commissaire de
police. Seulement, en se battant, Herbaut lui a donné un coup de couteau
dans le bras. On dit que ce ne sera rien. Je le voudrais... Joseph! Il
me parlait de vous l'autre jour. Il ne vous en veut pas...

--Mais vous, fit Cachemire en interrompant brusquement madame Herbaut,
vous souffrez beaucoup, dites?

--Pas trop, vous savez. Je m'en vais. Je le sens bien. Je suis presque
contente!

Cachemire se sentait mal à l'aise dans cette chambre, en présence de
cette femme qui ne connaissait pas _Cachemire_ et qui se souvenait de
_Suzanne_. Elle regardait Léon de Bruand comme pour l'interroger et
chercher s'il devinait quelque chose. Ce nom de Joseph, ainsi jeté dans
le milieu de ces confidences, l'avait un peu effrayée. Léon, causant
tout bas avec Fargeau, paraissait ne rien entendre.

Cachemire n'était pas encore bien revenue de l'étonnement que lui avait
causé cette rencontre ou plutôt ce heurt avec Victoire Herbaut. «Comme
c'est étrange! pensait-elle.» Quant à Victoire, elle ne voyait même pas
la bizarrerie de la rencontre. Elle ne se rendait plus compte de ce qui
arrivait. Sa tête était comme brisée. Elle regardait, sans la bien voir,
la robe verte de Suzanne. Elle songeait à toute autre chose qu'au
présent; elle évoquait le passé, les débuts de Suzanne, ses amours avec
Joseph... Elle allait en parler, lorsque Cachemire se pencha brusquement
sur elle et lui dit tout bas:

--Ne dites rien, madame Herbaut, mon _époux_ est ici!

--Ah! vous êtes donc mariée, Suzanne? fit Victoire avec un étonnement
douloureux.

Elle ajouta un moment après, tout bas aussi:

--Certainement, Joseph ne vous aurait pas faite aussi riche. C'est égal,
il vous aimait bien!

On entendit, à ce moment, la clef qui grinçait dans la serrure.

--Justement c'est Joseph! dit madame Herbaut.

Cachemire devint pâle. Léon se leva, et regarda la porte qui s'ouvrait.
Joseph entra, le bras gauche en écharpe, sa casquette sur la tête et
s'arrêta un peu saisi devant tant de monde. En apercevant Cachemire, il
rougit, recula légèrement, hésita; puis, ôtant sa casquette, il la salua
sans mot dire, et M. de Bruand après elle, puis il tendit la main à
Fargeau.

--Mon ami, lui dit Célestin à l'oreille, j'apporte de l'argent. Vous
êtes sauvés!

--De l'argent? cette bêtise! c'est _madame_ qui le donne peut-être?

--Non, dit Léon qui avait entendu, c'est moi, monsieur, et je vous le
prête. Vous me le rendrez quand vous pourrez.

Joseph avait pris les billets de banque, les regardait, hésitait, ne
savait que dire.

--Voici ma carte, fit M. de Bruand. Quand votre soeur sera guérie et
que vous pourrez travailler, songez seulement à votre créancier.

Joseph était maintenant horriblement pâle, ne comprenant point, n'osant
prendre ni refuser.

--C'est que vous ne savez pas, commença-t-il.

Fargeau lui saisit la main droite et lui dit à l'oreille:

--C'est de nous qu'il vient, non pas d'elle!

Léon s'était déjà éloigné. Il attendait sur le palier.

Cachemire se pencha de nouveau sur Victoire:

--Je reviendrai, dit-elle.

--Oui, n'est-ce pas? revenez, fit la mourante.

Sa voix tremblait.

Quant à Cachemire, un peu pâle sous son blanc, elle ne regardait pas
Joseph. Mais, tout à coup, son assurance lui revint, elle alla droit à
lui, lui tendit la main et, découvrant ses dents entre ses lèvres
peintes:

--Faisons la paix, dit-elle.

--La paix? répondit Joseph. Sommes-nous donc en guerre?... Il y a quinze
jours, je vous ai fait votre entrée, au premier acte. Vous savez,
chevalier du lustre. On va au théâtre comme on peut!

--Eh bien! votre main?

--La voici.

--Viens me voir, lui dit-elle tout bas.

Il répondit tout haut:

--Vous demeurez trop loin.

Célestin Fargeau offrit son bras à Cachemire pour descendre l'escalier.
Il en était fort embarrassé et s'accrochait dans ses jupes. Alors il
riait.

A la porte, Léon lui dit sérieusement:

--Il s'est passé là-haut une comédie... l'avez-vous remarquée,
Fargeau?... Qu'en dites-vous? Pour moi, je trouve affreux ce mélange de
sang et de patchouly.

--C'est de l'antithèse! fit Célestin. Les chevaux emportaient Léon et
Cachemire.

Il tira de sa poche une pipe en écume, vieille et noire, et l'alluma
dans la rue, après avoir refoulé le tabac sous son pouce. Puis, tout en
fumant, il redescendit, comme il disait, «vers Paris,» et, s'arrêtant
parfois aux étalages des bouquinistes, examinant les gravures anciennes
et les tableaux enfumés, il arriva rue Racine, devant une façon de petit
café dont il ouvrit la porte brusquement, en habitué. En l'apercevant,
la dame du comptoir, éternellement assise à la même place, parmi les
bocaux de chinois, les prunes à l'eau-de-vie, les drageoirs en plaqué,
garnis de morceaux de sucre disposés symétriquement, lui adressa un
sourire stéréotypé. Il porta la main à son chapeau, machinalement et
alla s'asseoir dans un coin. Sans lui demander ce qu'il désirait le
garçon lui apporta une canette de bière et les journaux.

--Avez-vous vu M. Terral? demanda Célestin.

--Pas encore.

--Quand il viendra, vous nous donnerez les échecs.

Il ouvrit un des journaux, le parcourut rapidement en homme qui sait
lire, et en déplia un autre dont il prit le suc de la même façon. De
temps à autre, il arrosait sa lecture d'une gorgée de bière et
s'arrêtait pour regarder tournoyer la fumée de sa pipe.

Depuis vingt ans que le _Café Athalie_ existait, Fargeau avait ainsi
dépensé bien des heures, à la même table, causant, jouant, développant
volontiers ses idées, toujours bizarres, étonnantes quelquefois et
laissant le temps passer, pour les choses, sans se douter que l'âge
venait et que les auditeurs n'étaient plus les mêmes.




IV


Célestin Fargeau était comme le produit de la paresse et du dédain, une
sorte d'étranger, dans cette civilisation qui se fait tous les jours
plus hypocrite à mesure qu'elle se décompose davantage, un déclassé, un
inutile, un bohème. Il avait fait de tout, hormis peut-être une
malhonnêteté. Avec mille cordes à son arc, il n'était jamais parvenu à
toucher le but. Né pauvre, il avait vécu pauvre, bien résigné à mourir
de même. Il avait été élevé par un vieil oncle, assez riche, qui devait
le faire son héritier. Mais une aventurière survint, et l'oncle ne put
léguer à son neveu une fortune qu'il n'avait plus. Célestin s'en
consola, entra à l'École Normale, travailla modérément et devint
professeur. On l'envoya en province, à Lisieux, faire la classe à
quelques marmots mal débarbouillés.

Célestin était un esprit avide d'espace, désordonné, systématique,
enclin à l'ennui. Au bout d'un an, il donna sa démission. Un vieux
bonhomme, qui habitait Pont-l'Evêque, le choisit pour le précepteur de
son fils. Fargeau, au milieu des rues paisibles de la petite ville,
regardant les anciennes maisons aux murs couverts d'ardoises,
déchiffrant sur l'église les inscriptions du temps des baillis ou de
Robespierre, passait, bâillant sa vie du matin au soir. Quand il avait
quelques heures devant lui, il allait s'asseoir sous les pommiers,
fumait sa pipe et regardait, s'étendant au loin, la grasse campagne de
la vallée d'Auge. Au fond, cette existence de province l'étouffait.
Mais, né paresseux, l'inactivité le retenait malgré lui, par de molles
attaches, dans ce coin de la Normandie, où la vie est saine et facile.

Il le quitta pourtant, revint à Paris, essaya d'y faire sa trouée, lutta
comme un autre et longtemps, fit taire son besoin de repos, son humeur
rêveuse, tenta çà et là plus d'une voie, fut repoussé, prit en dégoût le
succès et se retira dans un coin, comme en quelque fossé, pour y
végéter, en attendant qu'il y mourût.

Sans haine, d'ailleurs, acceptant sans protestations la vie qu'il
s'était faite ou qu'on lui avait faite, comprenant tout, sachant tout ou
devinant tout. Frotté à tous les mondes dans sa vie de hasards et de
rencontres, il avait été professeur, répétiteur, pion à l'occasion, et
la plupart de ses anciens élèves le saluaient encore; il avait écrit
des livres sans les signer, des dictionnaires, des manuels
technologiques, des encyclopédies, des prospectus; il avait été commis
dans un magasin de nouveautés, tenant des livres, inspecteur de
l'affichage, prote dans une imprimerie, voyageur de commerce, rédacteur
en chef d'un journal philosophique, _La vraie Morale_, écrivain public,
et que de choses encore, lorsque, les positions dites stables lui
paraissant à la longue un peu bien changeantes, il se résigna--en
riant--à vivre de flânerie, de rêverie, d'aventures, travaillant selon
le hasard, corrigeant les ouvrages des écrivains amateurs, donnant des
leçons de sanskrit et de malais, collaborant à des dictionnaires
improbables, toujours anonyme, toujours exploité, toujours dédaigneux.

Sa tête était un pandoemonium littéraire et scientifique. Toute la
bibliothèque philosophique de Ladrange s'y était casée. Ses systèmes,
ses souvenirs, ses lectures, ses chimères s'y heurtaient avec des chocs
bruyants. Il était pythagoricien, anti-platonicien--c'est lui qui
appelait Platon, «le penseur autoritaire, le Bossuet des Grecs,»--un peu
swedenborgiste, babouviste, connaissait par coeur le _Moniteur de la
Révolution_, taillait et rognait dans les héros de 1793, les jugeait
curieusement, en politique qu'il était et aussi en moraliste, pouvait à
la moindre réquisition, citer les dates et les faits les plus nébuleux,
et n'ignorait rien, ni du passé, ni du présent;--prêt à donner un
jugement sur toute la dynastie des Tchin et un renseignement sur
l'article de tel ou tel publiciste, en telle année, dans tel journal ou
telle revue.

Célestin Fargeau eût fait la fortune d'un polémiste. Sa mémoire avait
gardé, dans leurs moindres détails, tous les faits de l'histoire des
trente dernières années. Mais de cette science et de cette netteté
d'impressions et de souvenirs, il ne se servait que pour se faire
écouter des habitués du _Café Athalie_.

Depuis quelque temps, Fargeau, en réalité peu liant de sa nature, avait
l'habitude de faire, chaque jour, avant le dîner, sa partie d'échecs
avec un jeune homme, Fernand Terral, qui passait parfois de longues
heures à causer «avec le philosophe.» Fernand Terral avait vingt-huit
ans «tout au plus.» Mais, désillusionné, sceptique, amer, l'esprit
faussé, il était l'aîné de Fargeau par ses propos et ses idées. Fargeau,
au milieu de toutes ses traverses, avait conservé la foi. Il s'irritait
souvent, et fulminait, mais ne savait nier. Il lui plaisait d'ailleurs
de converser avec ce Terral, si éminemment intelligent, embrassant
toutes choses, l'esprit à fleur de peau, comme les désirs et les
appétits.

C'était lui que Fargeau attendait. Le jeune homme ne tarda pas, vint
s'asseoir en face de Fargeau qui lui donna la main, et demanda de
l'absinthe.

On se mit à jouer aux échecs. Fargeau, patient et mathématique, eut
rapidement battu son adversaire; Terral, au surplus, paraissait
distrait. Sa main manoeuvrait les pièces du jeu avec fièvre, son
oeil noir regardait devant lui, presque sans voir.

--Mais surveillez donc votre jeu! disait Fargeau de temps à autre.

Terral haussait les épaules, comme pour s'accuser, et continuait à
songer à toute autre chose qu'à sa Tour et à son Fou.

Grand, maigre, la peau brune, les cheveux longs et noirs,
très-brillants, un peu bouclés, le nez gros, légèrement bossué, les
joues presque imberbes, mais de grosses moustaches relevées en croc, à
la façon de quelque raffiné, le menton carré, solide, la main nerveuse
et fine, la souplesse et la force réunies, un grand charme et en même
temps une résolution énergique dans ses yeux noirs, presque en même
temps doux, caressants, menaçants, pleins d'éclairs, et pleins de
promesses, Terral se campait fièrement, marchait d'ordinaire comme si le
bitume ou le pavé eussent été conquis par lui, élargissant la poitrine,
aspirant l'air à pleins poumons, la tête en feu, les narines ardentes.
Il avait les poches plates; mais il portait avec désinvolture ses
vêtements, les rendait élégants en les arborant un peu à la façon d'un
«premier rôle» de théâtre, et passait dans la rue la tête haute, avec
quelque chose de méprisant qui lui allait bien.

Ainsi s'affirmait-il d'habitude dès la première vue. Mais ce jour-là,
songeur, un peu abattu, il rêvait. Fargeau s'en aperçut, se mit à rire.
Cette nature complexe, bruyante, audacieuse, prête à toute escalade
et en même temps à toute raillerie, lui fournissait un curieux
sujet d'étude. Cet homme revenu maintenant du voyage au pays
d'Espérance--prenait plaisir à analyser ce singulier type d'ambitieux.

--Voyons, dit-il brusquement, ne jouons plus, cela est plus simple. Les
échecs vous importent peu aujourd'hui.

--Ma foi, fit Terral, à la vérité, ce n'est pas cette partie qui me
tient au coeur, mais celle que je joue avec la fortune. Je commence à
désespérer.

--Allons donc! si cela était vrai, vous ne le diriez pas.

--C'est possible. Et j'ai pourtant comme une appréhension de défaite. Il
y a longtemps déjà que je lutte à Paris.

--Un an peut-être?

--Deux ans!

--Oh! oh! dit Fargeau en riant. Il y a trente ans pour le moins, moi, et
je me suis résigné à ne plus vaincre.

--Oui, vous êtes né heureux, vous, satisfait de tout, vous, un sage!

--Joli titre! Pourquoi pas Socrate tout de suite!

--Quant à moi, je m'irrite à la fin, je désespère. Je ne vois rien
venir, rien éclore. Toutes mes espérances crèvent comme des bulles de
savon. Je deviens haineux, j'attends, et j'attends depuis trop
longtemps. Je suis de ceux à qui le succès prompt, le luxe, la vie
large,--la seule vie!--doivent arriver aussitôt, sous peine de rejeter
parmi les classés un affamé de plus et des dents féroces.

--Ah! c'est charmant, dit Fargeau en hochant la tête, et voilà une
excellente façon de prendre patience. Mais, que diable espériez-vous
rencontrer à Paris, en quittant votre province? La poule aux oeufs
d'or. Il y a longtemps qu'on l'a mise à la broche. Le plat est épuisé.
On n'en fait plus. Or, comme ce rôti fantastique me fait songer au repas
du soir, laissons la partie et allons dîner. Nous causerons _inter
pocula_.

Ils sortirent.

Terral, dans la rue, marchait, regardant les pavés, sans mot dire, et
Fargeau, passant son bras sous celui du jeune homme, l'examinait en
dessous. Il le conduisit ainsi par la rue Monsieur-le-Prince, jusqu'à
l'escalier qui mène à la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Ils
escaladèrent les marches, et se trouvèrent presque aussitôt à l'entrée
d'une sorte de boutique sans enseigne, dans laquelle on apercevait du
dehors deux longues tables pouvant donner place chacune à trente
convives.

--Table d'hôte habituelle, dit Fargeau. On dîne fort mal; mais il n'est
pas question de plaisir; c'est un devoir strict que la nature nous
impose, et que nous accomplissons en faisant la grimace.

Quelques dîneurs avaient déjà pris place. Devant eux on venait de placer
leurs bouteilles à moitié pleines, cravatées de serviettes avec des
ronds par-dessus les goulots. L'un avalait un potage tandis qu'un autre
dépêchait un roastbeef et que le voisin mâchait une salade. La nappe
portait des taches variées, dont l'analyse aurait exercé la sagacité des
chimistes. Autour de la table circulait une jeune fille maigre et brune,
d'une beauté douteuse, mais dont les grands yeux noirs et les lèvres
d'un rouge vif paraissaient exercer une magnétique influence. Les
intonations des habitués prenaient une douceur évidente quand ils
adressaient à mademoiselle Julie leurs humbles suppliques. On
n'entendait point d'ordres impératifs comme: Garçon, mon
veau!--Sacrebleu! garçon, vous vous moquez du monde? il me semble que
vous ne pressez guère ma saucisse! Mais:--Auriez-vous l'extrême
obligeance, mademoiselle, de me faire donner un gigot braisé? Et,
visiblement, il y avait une caresse dans la simple demande qu'on faisait
d'un fromage de gruyère. Bien des espérances voletaient autour du
tablier sale et des mains rouges de mademoiselle Julie.

Une femme d'un âge respectable et de cet embonpoint qu'on s'obstine à
qualifier de raisonnable alors qu'il est un défi jeté à l'anatomie
remplissait le comptoir. Son oeil d'aigle veillait à tout. Elle tenait
le livre où étaient inscrits les comptes des clients. Et, à sa façon de
saluer chaque nouvel arrivant, il était aisé de mesurer exactement le
crédit dont chacun jouissait dans la maison.

Généralement, les tables d'hôte du quartier Latin offrent cette
particularité, qu'elles sont hantées presque exclusivement par des
jeunes gens appartenant à une même province. Telle n'est remplie que de
Bretons, telle autre que de Poitevins. Et malgré ce lien apparent, il
est bien rare que les habitués se traitent entre eux comme des
camarades. On remarque des groupes de cinq ou six personnes, le plus
souvent amis de collége, quelquefois réunis par cette communauté de
plaisirs que créent des budgets identiques, mais la conversation ne se
généralise guère. Après le repas, chacun tire de son côté. On se
rencontre, on ne se lie pas. Il faudrait forcer les couleurs, si l'on
voulait donner à ce détail de moeurs une physionomie plus accentuée.

En face de Terral trois étudiants parlaient examen, boules blanches,
Colmet d'Aage, Oudot, Bugnet et Machelard. Le sujet paraissait
inépuisable.

A côté on dissertait sur la célébrité du bal Bullier; le sujet
paraissait bien plus inépuisable encore.

--Savez-vous quel est le bonheur pour moi? dit brusquement Terral à
Fargeau qui mangeait lentement, selon le précepte de l'école de Salerne.

--Voyons, fit l'autre.

--C'est le luxe, le tapage, le bruit, les passants éclaboussés, les
grands lévriers suivant la voiture que l'on conduit soi-même, la vie des
eaux, le jeu, la table, la femme, la femme surtout...

--Quelle femme? dit Fargeau froidement. Nous en avons de plusieurs
espèces. Il s'agirait de s'entendre.

Il vit l'occasion de placer là un de ses systèmes, posa sur la nappe
maculée sa fourchette et s'essuyant la barbe:

--Écoutez-moi une minute, une seule, voulez-vous?

--J'écoute.

--C'est toute une théorie. Sans avoir eu beaucoup de maîtresses, dit
Fargeau, j'ai appris, je crois, à connaître la femme. J'ai bâti pour
l'espèce un tableau de classificateur. Je divise les femmes en _femmes
de basse-cour_, comprenez-vous? et en _femmes de proie_. Il y a bien
encore les oiseaux à plumage doré et charmant; inutiles ceux-là! Je n'en
dirai rien. Les femmes de basse-cour, saintes femmes très-inconnues dont
on ne parle point, les mères, les soeurs, les poules qui couvent les
oeufs, élèvent leurs petits, et se contentent d'être dévouées,
compatissantes, utiles, et qui traduisent le mot séduction par
dévouement. Puis, les _femmes de proie_, celles-ci fort répandues et que
mon amour de l'histoire naturelle m'a fait particulièrement étudier. Il
en est des femmes de proie comme des oiseaux rapaces, et les livres de
fauconnerie vous en apprendront tout autant sur les moeurs de ces
créatures que les travaux des moralistes. D'ailleurs, sans être
matérialiste, il faut avouer que l'anatomie peut expliquer bien des
choses. En fait d'oiseaux de proie, il y a les rapaces superbes et les
oiseaux de la haute et de la basse volerie. Cherchez bien, cette
division vous la trouverez non-seulement dans l'ornithologie, mais
ailleurs. Chez les oiseaux, à côté des gerfauts, des sacres et des
faucons, oiseaux rameurs aux doigts déliés, aux serres élégantes dans
leur longueur féroce, il y a les voiliers, griffes ramassées, doigts
gros et courts, les _voiliers saillants_, comme on dit. Les premiers
font partie de la haute, les seconds de la basse volerie. Il y a encore
les voiliers communs, dits ignobles, et que les fauconniers
n'employaient pas, les vautours, les milans, les orfraies, les
balbazards... toute une race sanguinaire qui s'affirme à coups de becs
et de griffes. Eh bien! regardez la ménagerie parisienne et dans la
serre des femmes, ne trouvez-vous pas tout d'abord cette haute volerie
qui porte un plumage soyeux, des ongles rosés et des mains fines? Race
d'oiseaux de proie qui dissimule sa férocité sous son élégance et se
promène au bois, richement parée comme le faucon couronné d'une aigrette
sur le poing du fauconnier. Puis, à côté, la famille nombreuse des
éperviers, famille intermédiaire, aussi avide, moins civilisée, ne
dissimulant rien de ses appétits, dévorant au grand jour la proie
convoitée, le butin volé, moins dangereuse quoique plus gourmande,
puisqu'elle est moins hypocrite et qu'elle garde dans ses mains liantes,
les lambeaux de chair qu'elle a déchirés. Enfin, tout au bas de
l'échelle, la tourbe au vol circulaire des buses et des harpies, toute
fangeuse de boue, toute souillée de carnage, troupeau terrible qui
rongerait encore plus que le foie de Prométhée, qui lui déchirerait le
coeur, engloutirait son cerveau et fouillerait du bec jusqu'à son âme.
Notez que je ne parle que des oiseaux diurnes; les chauves-souris et les
hiboux, je ne m'en inquiète guère. C'est l'affaire de la police et du
garde-champêtre, homme charitable qui les tient de l'oeil et du bâton.
Je me contente de ce qui se voit, de ce qui nous menace. Les oiseaux
nocturnes ne sont pas les plus dangereux et je les plains de n'être pas
faits pour la lumière. Mais ces oiseaux de proie qui dépèceraient tout
un troupeau si on les laissait faire, que n'ai-je des ciseaux pour
rogner comme il faut leurs griffes! Tiens! ajouta Fargeau, j'allais
oublier l'aigle, l'oiseau royal des naturalistes, le plus redoutable, le
plus majestueux et aussi le plus féroce des oiseaux de proie, au
demeurant assez lâche et vivant de charognes souvent, lorsque la proie
vivante est dangereuse à conquérir. Eh bien! ne trouvez-vous pas que nos
femmes de proie ont aussi leurs aigles? De grande taille, l'envergure
surprenante, le regard embrassant des lieues entières de terrain,
examinant la proie de là-haut, tombant tout à coup et comme la foudre
sur le mouton bêlant, puis, les ailes en éventail, toute grandes,
regagnant son aire. Voilà dona Aquilina. J'imagine que les courtisanes
de grande race appartiennent à cette famille. Pour moi, qui n'ai regardé
mademoiselle Cachemire qu'avec les yeux du physionomiste, je puis vous
affirmer qu'elle a--en petit modèle, réduction Collas,--de l'aigle le
regard implacable, perçant, la serre puissante et l'appétit farouche.
Avis au berger. Ici il fera bien de prendre sa fronde s'il veut
conserver ses moutons. Et pourtant qui sait? vous trouverez peut-être
des philosophes qui proclameront la nécessité de ces vampires! Le doux
Joseph de Maistre plaiderait leur cause comme il a plaidé celle du
bourreau, lui qui veut que tous les êtres soient _in mutua funera_...
Souvenez-vous de ces fameuses _Soirées de Saint-Pétersbourg_: «Il y a
des insectes de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et
des quadrupèdes de proie!» Il n'oublie que les bipèdes,--les femmes de
proie,--le Savoisien!

--Et maintenant, dit Fargeau en reprenant sa fourchette, il s'agirait de
savoir si c'est la femme de proie que vous appelez la femme!...

--Pardon, demanda Terral comme s'il n'eût entendu et retenu qu'un nom de
toute cette tirade... vous avez dit que vous connaissez Cachemire?

--Oui, Cachemire.

--Cachemire, du Vaudeville?

--Cachemire, du Vaudeville.

--La maîtresse de M. de Bruand?

--M. de Bruand est mon ancien élève, et c'est chez lui que j'ai vu
mademoiselle Cachemire.

--Ah! dit Terral, votre élève?

--Mon seul élève, je peux dire, et j'en suis fier.

--Cachemire! murmurait Terral, devenu tout à coup silencieux. Il
entrevoyait, derrière ce nom, tout un monde de voluptés ignorées, de
surprises et de fièvres. Il lui venait à l'esprit d'âpres tentations.
Dominer cette femme, qui dominait Paris, et--par cette femme,--Paris
lui-même, car il allait aussi vite, l'impatient!

--Et la reverrez-vous? demanda-t-il à Fargeau.

--Cachemire?

--Oui.

--Demain peut-être, si elle revient au chevet de Victoire Herbaut.

--Victoire Herbaut?

--Une pauvre femme qui se meurt dans ma maison et que M. de Bruand et sa
maîtresse sont venus secourir aujourd'hui.

--Mais, demanda Terral en levant sur Fargeau des yeux résolus, ne
pourrais-je aussi secourir cette femme?

--Quelle idée, fit Célestin. Au contraire!

--J'irai donc demain! dit Terral.

--Demain?

--Demain.

--Va pour demain! fit Célestin Fargeau.

Jusqu'à la fin du repas, Fernand Terral, qui avait vu Suzanne au
théâtre, au bois, un peu partout, la regardant, la contemplant,
l'enviant, ne songea qu'à celle qu'il appelait, comme Fargeau, comme M.
de Bruand, comme tout le monde, mademoiselle Cachemire.

La famille de Fernand Terral était une famille de petite bourgeoisie; le
père avait été huissier, mais sa vue affaiblie l'avait forcé au repos.
Il vivait de peu à Saint-Mesmin, près de Mussidan, plantant ses choux,
mais très-hargneux, très-irrité contre la destinée. Veuf d'ailleurs, ce
qui le consolait un peu, il avait obtenu pour son fils une bourse au
collége de Bergerac. C'est là que Fernand avait grandi, enfermé
toujours, en butte aux attaques, car ce titre de _boursier_ est comme un
point de mire de railleries. De bonne heure pris entre l'humeur
acariâtre d'un père vieux et n'entendant rien aux premiers élans de la
jeunesse et la méchanceté de ses condisciples, Fernand s'était posé ce
hardi problème, qui est celui de la vie même: _vaincre!_ Vaincre les
concurrents et les obstacles, sauter par-dessus les fossés, culbuter les
ennemis, et ne s'embarrasser point d'inutiles et gênantes amitiés. On
appelle cela jeter son lest.

Mais au lieu de marcher à cette victoire par les routes droites et
larges, Fernand, peu instruit, assoiffé de jouissances, comprimé et
aspirant à la libre satisfaction de ses besoins, se dicta dès son entrée
dans le monde, ce programme net, farouche, absolu: _Arriver, coûte que
coûte et quand même!_

C'est l'idéal, c'est la règle de bien des gens.

Fernand Terral était de cette race de combattants acharnés qui
disputent, comme avec des crocs, leur proie dans la mêlée humaine. Il
lui fallait sa place à tous les soleils, une place large qu'il entendait
conquérir, sinon par le mérite, du moins par la force. La nature l'avait
fait beau, hardi, entreprenant. Elle lui avait donné l'audace, la grande
vertu qui devient si facilement le grand vice. Il lui était permis de
beaucoup oser: il avait les épaules assez larges pour supporter bien des
espoirs écroulés, bien des châteaux en Espagne tombant tout à coup en
ruines. Mais il voulait arriver vite, aller droit au but, sans se
demander où et sur qui il marchait.

Il avait soif, il avait faim. Soif de toute liqueur, faim de la vie
parisienne, des mets recherchés, de ce je ne sais quoi de pimenté que la
grande ville, inépuisable, donne en détail et vend en gros. Avec de
telles idées on ne peut rester longtemps en province, à regarder les
canards barboter dans le ruisseau de la rue. Fernand quitta
Saint-Mesmin. Le jour même partait pour Paris, par le même train, un
compatriote de Terral, un peintre, Charles Bourdenois, qui allait
tenter, lui aussi, la fortune. Ils avaient été amis d'enfance, et, à
Coutras, pendant la longue attente du train qui vient de Bordeaux, ils
échangèrent bien des rêves. On se quitta à Paris. Bourdenois allait
loger à Saint-Denis, chez un parent, contre-maître dans une usine,
«s'enterrer,» songeait Fernand. On s'était promis de se revoir. Deux
heures après, Fernand ne songeait pas plus à Charles Bourdenois qu'il ne
songeait au vieux père Terral, enfoncé dans sa vieille maison de
province, seul à présent, comme dans une tanière.

Et qu'allait-il faire à Paris, ce Fernand? Qu'allait y faire Cachemire?
Attendre le hasard et, au passage, le harponner. Fernand n'avait pas
d'état. Le père Terral n'avait pas voulu payer les inscriptions de
droit. L'autre, d'ailleurs, ne tenait pas à s'enfermer encore dans
l'école. Il n'avait ni place, ni protecteur, ni talent, ni métier. Mais
il était sûr d'avoir tout cela un jour, ou plutôt de s'en passer. Un
instant, il songea à se faire homme de lettres. Il y a tant de gens qui
remplacent la vocation par l'aventure! Il aurait pu réussir. Il laissa
passer le temps, il ne commença pas, il prit bientôt en dégoût toute
carrière, vécut d'expédients; un été, à Baden, par hasard, il gagna
quelques mille francs, et, souriant à cette chance palpable, rentra à
Paris, joua à la Bourse, mangea tout.

Mais le temps avait marché et Fernand avait vécu,--c'était quelque
chose,--de plus, quelques-uns commençaient à le connaître à Paris.

Être connu! C'était là son rêve! Non pas qu'il aimât la célébrité! Cela
ne se monnaye pas. Mais la réputation, c'était le premier échelon de la
fortune. Un homme connu est plus qu'à demi arrivé. Il trouve des
protecteurs à revendre, et des amis, et des commanditaires, et des
prêteurs, et des garants. Donc, Fernand Terral voulait être _connu_.
Connu par quelque action d'éclat, par quelque excentricité, par quelque
scandale, que lui importait, mais connu. Parfois, sa pensée se fixait
sur quelqu'un des privilégiés de Paris, des illustres du boulevard, et
il se disait: «Si je me mêlais à cette vie, si je me trouvais sur son
chemin!»--Ou encore, songeant à telle héroïne de la vie facile:--«Si on
la voyait à mon bras, un soir, se disait-il, je serais en lumière le
lendemain.» Ainsi raisonnait Fernand Terral lorsque Célestin Fargeau lui
proposa de le présenter à Cachemire.

C'était peut-être l'occasion qui venait. Fernand se tenait encore en
marge de ce monde parisien où régnait Cachemire, mais il en connaissait
tous les secrets et toutes les misères. Riche, il aurait pu s'y
introduire brusquement, de par le droit du plus offrant; artiste ou
écrivain, il aurait eu là comme les autres, ses grandes ou ses petites
entrées. Inconnu, il lui fallait ruser ou s'imposer par quelque
violence. Il avait vu Cachemire, elle était déjà de celles qui, folles,
vivent selon le principe du sage, dans une maison de verre. Paris tout
entier est dans le secret de la vie de ses héros. La Chronique, cette
Renommée aux cent plumes, s'était emparée de Cachemire, de ses
vêtements, de ses appartements, de sa façon d'être. On la
pourctraiturait à l'envi, on retrouvait sa photographie dans les
Courriers de Paris aussi fréquemment qu'aux vitrines de la rue Vivienne.
Sa jolie tête brune était célèbre, son sourire,--elle souriait de ses
lèvres rouges et de toutes ses dents blanches--était banal. On
retrouvait partout ses beaux cheveux, légèrement ébouriffés sur son
front mat, son nez un peu gros et spirituel, ses yeux de feu. Ces
yeux-là avaient rendu fou le quart de Paris. Elle avait de rusées façons
de les alanguir, de les adoucir, de les mieux attiser en amortissant
leur éclat. Sa tête penchait gracieusement sur son cou estompé à la
nuque de cheveux fins, comme ceux qui se jouaient sur ses tempes. Elle
avait des mains d'enfant, des mouvements de créole. Sa pâleur qu'elle
affectait, qu'elle préparait, ajoutait à sa séduction. Sous la poudre et
les pâtes on eût retrouvé le ton brun et savoureux de sa peau de
paysanne.

Un journal parisien avait publié--par le menu, comme un
commissaire-priseur--l'inventaire de l'appartement que lui avait meublé,
rue Saint-Georges, M. Léon de Bruand. L'antichambre donnait sur la salle
à manger, en vieux chêne authentique avec d'horribles magots, et des
coquetteries de Saxe. Trois portes: ici le salon, là le boudoir, à
droite la chambre à coucher. Dans le salon, tendu de blanc, avec un
plafond peint par Voillemot--par Voillemot ou par Chaplin--des
jardinières garnies de bruyères rosées, de cathaléas et de fusains du
Japon teintés de pourpre. Dans le boudoir, des meubles roses, un
portrait de Cachemire avec une dédicace, une coupe craquelée pour les
cartes!--une chiffonnière de laque, pour les billets doux. Deux
hécatombes! Que de tendresses ignorées, de dévouement dédaigné, d'amour
méconnu. Puis on entrait dans la chambre où le lit blanc, couvert de
dentelles, se reflétait dans une psyché garnie d'amours joufflus.
C'était le rêve! Terral, en passant dans la rue, depuis que Fargeau lui
avait parlé, avait regardé les fenêtres de cette chambre où dormait
Cachemire, les volets encore fermés à midi.

Elle avait une façon à elle de se vêtir qu'elle avait trouvée
d'intuition. Mise, avant toutes, à la mode du premier empire, elle
portait la taille haute, les cheveux à la grecque et les jupes unies.
Une longue robe blanche, quelques rubans pourpres dans les cheveux, aux
bras et au cou des cercles d'or, et la voilà charmante. Elle avait
surtout la manie des chapeaux; elle en changeait chaque jour. Certain
chapeau orné de plumes de pintades eut seul l'honneur d'être porté une
semaine. Un jour, elle eut l'idée de compter ceux qu'elle entassait dans
un coin. Cent vingt chapeaux! Et tous frais et tout neufs. M. de Bruand
la trouva les jetant en riant à sa femme de chambre qui les recevait à
la volée.

Terral savait tout cela. Et il allait voir cette femme! Fargeau le prit
par le bras; ils montèrent en causant de Montparnasse à la rue des
Dames. Toujours les longs espoirs échangés en chemin!

--Quelle ville, disait Terral, et quels hommes ceux qui la tiennent dans
leurs mains ou sous leur genou.

--Ah! çà, mais, s'écria Fargeau en riant, vous me faites l'effet d'être
un cerveau chauffé à trente-six atmosphères. Dominer Paris, diriger les
foules! C'est un joli état parbleu. Voulez-vous un moyen d'y arriver?
Ayez du génie. Appelez-vous Victor Hugo ou Balzac, et ne vous inquiétez
de rien, c'est fait! Eh! vraiment oui, c'est la grande ville! Que de
gens ont la soif de Paris, l'hystérie de Paris! que de gens partent pour
Lutèce, un beau soir, à pied, comme les grands hommes marchent aux
conquêtes futures, comme Fabert a emboîté le pas vers le bâton de
maréchal de France, comme Amyot s'est lancé par les chemins, pour ce
Paris qui était aussi l'intelligence et la lumière de son temps. Il n'y
a qu'une ville comme celle-là au monde. A Paris, du jour au lendemain,
du matin au soir, du soir au matin, un homme est célèbre, une femme est
illustre, pour un héroïsme, pour une infamie, pour un chef-d'oeuvre,
pour un bon mot, pour un dévouement, pour une méchanceté, pour rien.
L'ébulition est à l'ordre du jour; cette ville, chauffée à blanc, lance
des bouillons, et l'écume blanche paraît à la surface. Et c'est cette
écume qui en est en même temps la gloire et le fléau. Il y a de tout, en
ces flocons, en ces tourbillons: des hommes de génie et des sots, des
pourvoyeurs de bagnes et des martyrs d'honnêteté. Le sublimé de
Paris,--un _sublimé corrosif_, celui-là--c'est Paris, le Paris qui vit,
qui chante, qui pleure, qui caresse, qui menace, qui jette au monde en
pâture sa ration d'esprit, de joie, de terreur, sa part de chanson et sa
part de drame; Paris le grand acteur que tous regardent et qui chaque
soir, devant tous, joue un rôle nouveau, souvent sublime, parfois
terrible, étonnant toujours. Il fait bon, pour les ambitieux,
passionner cette ville de passion, et la dominer tout entière. La grande
Catherine se fût faite courtisane, si elle n'avait pu être impératrice,
pour avoir cette capitale à ses pieds. On devient infâme à vouloir
régner sur ces tas de maisons qui pensent. Voilà pourquoi tant de
chastes et pures consciences, venues de partout, sont tombées, dès le
premier pas, dans la boue, sans se relever jamais. Ces pavés vous
donnent le vertige. Il y a des tentations de toutes parts, dans les
boutiques qui flamboient, dans les fenêtres qui rayonnent, dans les
regards qui étincellent, dans les ombres qui glissent la nuit le long
des rues. La chute est partout, le succès n'est qu'en un seul endroit:
un oasis de luxe, dans un désert de fange. Règle générale, donc:--prenez
garde à vous crotter! Gare à vos pantalons et à vos consciences!

--Mais chut, maintenant, dit Fargeau! Nous allons voir une malade.

Victoire Herbaut s'affaiblissait chaque jour. Le médecin désespérait.
Bien souvent elle avait fait demander Cachemire. Elle voulait se
rattacher à elle, la revoir un peu, causer. Elle voulait peut-être la
ramener à Joseph. Joseph était là. Mais lorsque Cachemire entrait, il
prenait sa casquette et gagnait l'escalier;--toujours doucement, avec
son honnête sourire.

--Tu ne l'aimes donc plus? lui demandait sa soeur parfois.

--Je n'aime pas ses robes.

--Mais tu souffres peut-être?

--Moi, petite soeur, j'ai mal à ton bras, voilà tout.

--Bien vrai?

--Quand on te le dit. La petite bête est morte ou envolée, comme on
voudra. Au choix: _de Profundis_--ou bon voyage!

Cachemire venait là par distraction peut-être. Puis, cette douleur était
un spectacle aussi. Ensuite, cela la changeait, et la rue des Dames
était, au surplus, un but de promenade.

Fernand Terral la vit enfin. Il se campa devant elle comme un général
devant une citadelle, l'étudiant, interrogeant ses grands yeux noirs,
voulant deviner et dompter cette femme qu'on ne domptait pas. Il y
réussit. Dès l'abord, il étonna Cachemire. Ses regards avaient quelque
chose d'assez dédaigneux et de fier qui intriguèrent et irritèrent un
peu Suzanne. Elle se sentit piquée. Fernand, avec ses cheveux noirs,
insolemment épais, son teint mat, sa moustache relevée, sa mâle stature,
n'était pas un cavalier de médiocre suffrage. Elle le retrouva le
lendemain encore au chevet de Victoire Herbaut, et le surlendemain, il
l'attendait encore. Il la séduisit par une froideur profondément jouée,
car la beauté et le charme de cette femme le séduisaient. Il l'attira à
lui, et Cachemire en vint à aller visiter Victoire, non pour Victoire,
mais pour ce jeune homme dont les grands yeux brillants la troublaient.

Fargeau ne se montrait que rarement. Quelquefois M. de Bruand venait
chercher Cachemire au chevet de Victoire. Il la trouvait, causant avec
Terral, et ne paraissait pas s'en apercevoir.

Il essayait de donner du courage à la malade, saluait le jeune homme et
s'éloignait.

Fernand avait envie de le poursuivre dans l'escalier et de le frapper au
visage.

Quand Joseph rentrait, bien souvent il rencontrait Terral près du lit,
avec Suzanne. Il le regardait et ne le saluait pas, ne disait rien à
cause de sa soeur, mais devinait tout. Quand Terral s'éloignait,
Suzanne lui donnait la main.

Les forces de Victoire diminuaient de plus en plus. Elle le sentait,
souriait, disait à son frère:

--Allons, cette fois, c'est fini!

--Mais non, mais non... courage!

--Ah! du courage! J'en ai eu assez, hein? Ce n'est pas maintenant que
j'en ai besoin! Toujours piocher, c'est dur! Il m'en a pris des envies
de flâner des fois! Mais comment faire?

Joseph s'asseyait au pied du lit, regardait sa soeur avec des yeux qui
caressaient, et voulait causer. Mais elle l'interrompait:

--Tu sais, mon Joseph, il ne faut pas lui en vouloir à _lui_. Ce n'est
pas un mauvais homme au fond. Quand je ne serai plus là, mon pauvre
petit, il faudra le faire relâcher. Tu me le promets? Je ne veux pas le
voir. Ça ferait encore des histoires. Mais quand il saura que je n'y
suis plus, je parie qu'il réfléchira, tout fou qu'il est. Et puis, voilà
une chose que je voudrais... Sa montre est au Mont-de-Piété,--sa montre
en argent. Il y a joliment longtemps. Ce qu'elle me coûte, je ne le
sais même pas. J'ai toujours renouvelé les reconnaissances. Cette pauvre
montre! Il l'avait le jour de nos noces. Le soir, aux _Barreaux Verts_,
pendant le repas, il la regardait, il la regardait... Après ça, qui te
répond qu'il ne m'aimait pas? Je n'ai peut-être pas su le prendre. Je me
suis toujours dit: Rien ne serait arrivé, rien, si nous avions eu un
enfant.

Elle revenait toujours à cette idée:--Tu dégageras la montre?

Joseph promettait.

--Tu la lui porteras, quand tu auras retiré la plainte, tu lui diras
bien que je ne lui en veux pas, que je suis partie en oubliant tout.
N'est-ce pas, Joseph? Ou, si ça ne peut pas s'arrêter, ne le charge pas
trop, va. Il ne me fera plus de mal.

Et Joseph, suffoqué, se levait et allait fumer une cigarette sur le
palier, pendant que les larmes lui coulaient sur les joues. Il savait
bien, il voyait bien qu'elle allait mourir.

--C'est le premier chagrin, songeait-il, qu'elle aura fait à ceux
qu'elle aime!

Un soir, Cachemire rentrait du théâtre, au bras de M. Léon de Bruand.

On lui remit une lettre.

Elle n'était pas signée. Mais c'était Joseph qui l'avait écrite. Elle
reconnut l'écriture.

--Ah! parbleu! dit-elle simplement, je l'avais condamnée, moi aussi.

--Qui donc? fit M. de Bruand.

Cachemire lui tendit la lettre.

«_Victoire est morte. Elle vous aimait bien. On l'enterrera
après-demain, à l'église des Batignolles; dix heures._»

--Pauvre femme! dit M. de Bruand.

Cachemire, devant la glace, arrangeait ses cheveux pour la nuit.

Elle se souvint, pourtant, le surlendemain, en prenant son chocolat dans
le lit, que, ce jour-là, on enterrait Victoire Herbaut. Elle appela sa
femme de chambre.

--Je m'habille!

--Et quelle robe prendra madame?

--Attendez... Ah! en sortant de l'église, je vais à Asnières, chez
Coralie. Donnez-moi ma robe mauve!

La messe était dite dans une chapelle basse. La bière, couverte du drap
noir, attendait, au milieu, entre les cierges. Joseph avait payé les
frais de l'église. Il était là, blanc comme un linge, avec les yeux
rouges. A côté de lui les amis d'atelier, de pauvres gens, de vieilles
femmes. Le prêtre disait la messe vivement et récitait les prières avec
des borborygmes. Fernand Terral était venu. Il regardait, en curieux,
ces gens qui priaient ou pleuraient.

Tout à coup on entendit un bruit de chaises remuées sur les dalles.

On se retourna.

C'était Cachemire qui entrait, avec des frous-frous, un livre de messe
en velours bleu dans ses mains gantées.

Elle s'agenouilla près de la bière.

Les yeux fatigués de Joseph la regardaient.

Quand on bénit le corps, elle prit le goupillon des mains de Fernand,
qui s'était avancé, et le remercia d'un sourire.

Puis elle fit le signe de la croix avec l'eau bénite.

Au moment de partir, elle dit à Fernand:

--Votre bras jusqu'à ma voiture, monsieur Terral?

Intérieurement Fernand sourit.

--Pauvre femme! dit Cachemire en sortant de l'église. Monsieur Terral,
venez donc me trouver chez moi. J'y suis tous les jours après la
répétition et jusqu'au dîner, de quatre à cinq heures.

Fernand s'inclina.

Cachemire, à Asnières, montait en canot avec les amis de Coralie,
pendant que Joseph demeurait encore, accablé, devant la tombe à peine
fermée de madame Herbaut.

Terral arrivait, à l'heure dite, dans la vie de Cachemire. Elle
s'ennuyait. M. de Bruand lui offrait un luxe trop uniforme; il y avait
un nuage dans son bonheur. Ce n'était pas cela, c'était une autre vie,
plus heurtée, qu'elle avait désirée, qu'elle rêvait, au bord de l'eau,
là-bas, dans ses songeries malsaines, que berçaient les frissons des
peupliers. Joseph Guérin, les cabotins de Montparnasse, M. de Bruand,
les rencontres de coulisses, c'était bien, mais il n'y avait point là
encore l'homme fait pour elle, _son maître_. M. de Bruand était trop
poli, Joseph avait été trop aimant. Elle rêvait d'être battue. Elle se
jeta à la tête de Fernand. Avant même qu'il fût son amant, il la
dominait, la pliait à ses volontés. C'était bien ce qu'il avait espéré.
Une fois à lui, elle se sentit heureuse, elle voulut l'être tout-à-fait,
briser sa chaîne, laisser là M. de Bruand, laisser le théâtre, aller
vivre de pain et d'oeufs à la coque quelque part, dans un
grenier.--Allons donc, fit Terral. Il la voulait en évidence, aimée,
enviée. Ce n'était pas une maîtresse pour lui, mais un instrument. Il
n'avait jamais aimé, n'aimerait jamais. «--La mansarde, le grenier de
Béranger, dit-il: Tu es folle!» C'était ce grenier qu'il voulait
fuir,--«Non, tu resteras avec M. de Bruand. Que m'importe? Je sais que
tu m'aimes, cela me suffit. D'ailleurs tu es chez toi, il te laisse
libre. Laisse-moi faire mon oeuvre, j'ai le levier. Le pavé cédera!--»

--Tiens, tu es un ange, toi, disait Cachemire qui ne comprenait pas.

Elle était satisfaite, elle vivait. C'était, du matin au soir, un
mouvement, une correspondance, des petits mots, des lettres de Fernand
qu'elle recevait, qu'elle embrassait, qu'elle portait sur elle, qu'elle
relisait. Ils couraient ensemble dans des fiacres, Terral baissant les
stores pour qu'on ne le vît pas, car ce n'était pas l'heure, il fallait
attendre, il s'afficherait quand il faudrait.--Tu as donc honte de moi?
disait-elle en l'embrassant. C'était des bavardages sans fin. On allait
dans les coins de Paris où le _tout Paris_ ne va pas, dans les théâtres
de banlieue, à Saint-Denis, au Jardin des Plantes. Cachemire s'excusait
comme elle pouvait auprès de M. de Bruand, mentait comme un diplomate
pour expliquer ses absences, et retrouvait tous les fils de sa toile
avec une adresse qui tenait du prodige. Et quelle joie de s'échapper de
ce boudoir qu'elle avait voulu et qui lui pesait, d'aller manger du pain
de seigle quelque part, grignoter des goujons, redescendre, se
rapprocher du ruisseau. Ces écoles buissonnières étaient rares. On
pouvait être découvert. Terral se savait mieux caché à Paris que partout
ailleurs, et il le cachait, cet amour, comme un adultère. L'amour volé!
Je crois justement qu'il a sa punition, à Paris, dans ceci, que, pour se
satisfaire, il lui faut courir les hôtels, se blottir dans les fiacres,
se dissimuler vulgairement, se faire bas. Les promenades au grand
soleil, les journées où l'on part le matin, joyeux, et d'où l'on revient
le soir, baigné d'air, lui sont interdites. Il cherchait les bois: il a
les ruelles!




V


La fuite de Suzanne avait porté un coup terrible au père Labarbade. Il
n'avait plus le coeur à l'ouvrage, vieillissait et chaque jour
devenait plus sombre. On le voyait bien, à Samoreau. Les commères en
caquetaient sur le pas de leurs portes. Les amis de l'aubergiste lui
disaient de _faire attention_, qu'on doit se soigner si l'on veut ne pas
tomber malade, et qu'il faut parfois secouer le chagrin pour qu'il
s'envole. A tout cela, Labarbade répondait par des haussements
d'épaule, allait s'asseoir sur le banc, devant l'auberge, et regardait
couler la Marne, comme un homme qui a envie de se noyer.

Sa femme lui disait quelquefois:

--Tu deviens maussade, sais-tu, et tes pratiques déserteront l'auberge
si tu continues à leur présenter ce visage de mauvaise humeur.

--A leur aise, disait-il.

Il ajoutait quelquefois:

--L'auberge peut bien tomber si elle veut. Nous en aurons bien assez
pour nous, n'est-ce pas?

--Pour nous, oui, parbleu! Pour toi surtout.

Tu t'habilles comme un paysan et tu vis comme un ours. Mais pour le
petit?

Et Labarbade avait alors un amer sourire.

--Ah! parlons-en du petit!... Je m'en moque pas mal. Il a des bras, il
travaillera. J'ai bûché dur, moi, il me semble. A chacun son tour. Se
sacrifier pour ses enfants, à présent? Une bêtise.

La plupart du temps, madame Labarbade regardait alors son mari, et le
bravant du regard et du geste:

--Est-ce la faute d'Adolphe, disait-elle, si ta fille est allée faire à
Paris les cent dix-neuf coups? Pauvre petit amour. Il faut bien que sa
mère l'aime, puisque tu le détestes...

--Moi?

Et bien souvent encore, Labarbade quittait la place, sortait par la
porte de la cuisine, allait s'asseoir dans le jardin, sous le grand
cerisier où, toute petite, il avait fait jouer Suzanne, et quand il se
sentait bien seul, il pleurait.

Madame Labarbade le voyait, un matin, pâle, les yeux rouges, très-agité,
qui marchait dans la maison, comme un automate, au hasard. Il était venu
des peintres de Barbison qui avaient commandé un repas, de la friture,
des côtelettes, et qui attendaient, dans la salle, en chantant.

--Eh bien! dit-elle, t'occupes-tu du déjeuner? On réclame. Ils
appellent.

--Le déjeuner? fit Labarbade machinalement. C'est vrai, ils ont commandé
un déjeuner. Où est le poisson?

--Dans le bateau; veux-tu que j'aille le chercher?

--Quel bateau? dit-il.

Madame Labarbade le regarda d'un air effrayé.

--Ah çà! qu'as-tu donc, dit-elle... Tu deviens fou?

--Le diable m'emporte, ma tête se perd... Ils crient, ces gens-là à
présent?

On entendait chanter, à tue-tête, le grand morceau du _Nouveau_, paroles
et musique célèbres dans les ateliers:

    Voici les apprêts du supplice
    _Nouveau_, tu vas mourir!
    Ton père et toute sa famille
    Versent sur toi des larmes de sang!
          Une, deux, trois!

--Voyons, dit madame Labarbade, veux-tu les servir, oui ou non?

--A quoi bon? fit-il. Je suis fatigué. Je suis malade.

--Malade?

--Je ne me tiens plus. Tu ne vois donc pas que j'ai la fièvre? Qu'ils
s'en aillent!

Dans la salle à manger, les couteaux accompagnaient sur les verres la
vieille complainte de Barbison:

    Les peintres de Barbison
    Ont des barbes de bison!

--Décidément, tu veux perdre ton auberge, tiens! dit madame Labarbade.

La porte de la cuisine s'ouvrit et un jeune homme aux cheveux roux
s'écria:

--Quand vous serez satisfait de notre _pose_, père Labarbade, nous vous
saurons gré d'apporter le goujon?

--Il n'y a pas de poisson ici, dit Labarbade brusquement.

--Comment?

--Inutile d'attendre. Vous ne déjeuneriez pas.

--Vous dites?

--Allez au pont de Valvins, on vous servira.

--Ah çà! dit le jeune homme, mais c'est insensé, cela!

--Vous ne voyez donc pas qu'il est fou, dit madame Labarbade. Je vais
vous servir, moi!

Elle mit bravement la main à la pâte et quand ils furent partis, elle
s'approcha de Labarbade, courbé en deux sur une chaise.

--Quand on est malade, dit-elle, on se couche. Je ferai bien aller les
fourneaux sans toi, tu sais. Je n'ai pas peur de me salir les mains,
après tout. Nous avons Adolphe à élever, et je veux qu'il ait de quoi
s'établir à sa majorité.

--Nous ne sommes pas des mendiants, dit Labarbade.

--Il ne manquerait plus que cela. Mais si tu peux doubler les quatre
sous que nous avons, pourquoi ne pas le faire? Tu étais plus courageux
que cela quand tu travaillais pour mademoiselle ta fille!

--Ah! pour Dieu, s'écria brusquement Labarbade, ne parle pas de ma
fille!

--Et pourquoi? dit-elle. Elle est donc sacrée à présent, mademoiselle
Cachemire!

--Cachemire! dit-il en se levant. Pourquoi l'appelles-tu Cachemire? Tu
es une mauvaise femme! Je te défends de l'appeler Cachemire. Ce n'est
pas son nom, n'est-ce pas? Je sais bien, je sais bien. Tu ne l'as jamais
aimée. Était-elle assez malheureuse ici! C'est peut-être toi qui es
cause... Et moi, bête brute, qui la battais... Donne-moi de l'eau,
ajouta-t-il en retombant assis... Oh! ma tête!... Quand je te dis de me
donner de l'eau!

Madame Labarbade haussa les épaules, remplit un bol à la fontaine et
l'apporta à Labarbade, qui y trempa son mouchoir.

Il se rafraîchissait le front, les tempes, les lèvres qui le brûlaient.
Ses yeux semblaient de feu. Il regardait avec une expression souffrante
et fixe.

Il voulut se lever encore, ses jambes plièrent.

--Mais qu'est-ce que j'ai donc? dit-il.

--Eh! parbleu, fit-elle. Tu as que tu t'emportes pour une ingrate qui ne
se moque pas mal de toi et de nous, et que tu vas te donner la migraine!

--Qui t'a dit qu'elle ne pensait pas à moi? Je l'ai maudite, c'est comme
si je l'avais chassée. Elle n'ose plus revenir. Elle m'aime encore.
J'irai à Paris, j'irai. Je la verrai. A quelle heure part le train?...
Il faut une demi-heure d'ici à Fontainebleau. Je serai ce soir à Paris.
Où est mon chapeau?... Je ne peux pas avoir mon chapeau à présent? Tu me
regardes là comme une oie. Je suis bien libre d'aller embrasser Suzanne,
n'est-ce pas?... A moins qu'elle ne me fasse mettre à la porte. C'est
possible. Tout est possible. Elle a des chevaux, des robes de soie. Je
te les déchirerai, ses robes! Tu dis?... Je te demande ce que tu dis?

--Rien, fit madame Labarbade, qui commençait à avoir peur.

--J'étouffe, continuait-il... Un bain de pieds... Ça ferait descendre le
sang... Je serais mieux. Oh! je suis malade, je le sens bien. Il me
semble qu'on me scie la tête... Je veux me coucher!

--Et s'il vient du monde encore?

Labarbade éclata de rire.

--A la porte, le monde, à la porte!

Madame Labarbade fut effrayée de ce rire nerveux, Elle courut chez le
médecin,--qui, en arrivant, trouva Labarbade couché, lui tâta le pouls,
l'interrogea et partit, hochant la tête, disant à madame Labarbade:

--C'est fort grave. Attaque foudroyante. Il y a longtemps que couvait
fort l'encéphalagie hématogène. Votre mari est tombé comme frappé par un
coup de feu.

--Mais qu'est-ce donc? Il est fou?

--C'est la fièvre chaude. Je le saignerai tout à l'heure. Je vais
chercher ma trousse. En attendant, de la glace autour de la tête.

--La fièvre chaude! dit madame Labarbade.

Et cette fois elle fut atterrée.

Le délire gagnait déjà Labarbade. Il se remuait dans son lit par
brusques soubresauts. Tantôt il se tenait sur son séant, roulant des
yeux hagards, tantôt il se couchait de tout son long, cherchant dans ses
draps un peu de fraîcheur. Il n'entendait et ne voyait rien, ne
comprenait plus. Toutes ses souffrances refoulées, ses amertumes, ses
douleurs lui venaient aux lèvres. Il appelait sa fille et la repoussait,
il la maudissait, voulait l'embrasser et parlait de la tuer. Il criait,
râlait et pleurait. Ses mains désignaient parfois quelque chose ou
quelqu'un dans le vide; elles s'étendaient, pleines de caresses, puis,
tout d'un coup presque au même instant, se roidissaient et se
crispaient, chargées de menaces. Le visage était ravagé, déjà presque
méconnaissable. Madame Labarbade tremblait. Elle était toute seule dans
cette auberge avec le mourant, qu'elle prenait pour un fou. Elle se
sentit saisie de terreur, et, laissant le malade là, elle voulut
s'enfuir, aller chercher Adolphe à la pension, une voisine,
quelqu'un... Comme elle ouvrait la porte, le docteur rentrait. Il
voulait saigner Labarbade. Mais il se débattit et lutta; il fallut
appeler des maçons qui travaillaient à côté pour maintenir le pauvre
homme en délire. Ensuite, madame Labarbade leur versa la goutte.

Cette saignée fit du bien à Labarbade; elle l'affaiblit. Il put
s'assoupir et dormit jusqu'au soir.

--Je reviendrai, dit le docteur, demain matin. J'espère que la nuit sera
tranquille.

Vers neuf heures, Madame Labarbade veillait auprès de son mari, à la
chandelle, en compagnie d'une vieille femme de Samoreau, qui se vantait
de connaître des _simples_ pour les guérisons.--Labarbade s'éveilla. Il
se redressa brusquement, regarda la lumière avec deux yeux fixes, et
dit, d'une voix creuse et brusque:

--Qui est là?

--Moi! dit madame Labarbade.

--Qui, vous?... Suzanne! Où est Suzanne? L'avez-vous vue? C'est elle que
je cherche. Pourquoi m'a-t-on attaché dans ce lit? Est-ce que je suis un
coquin, moi? Qu'est-ce que j'ai fait? Où est-elle?

Les deux femmes se regardèrent. C'était le délire qui continuait.
Labarbade rejeta loin de lui sa couverture et sortit du lit. Ses pieds
brûlants s'appuyaient sur le carrelage de la chambre. Il marchait,
gesticulant, devant ces femmes effarées qui tremblaient de terreur.

--Je la leur enlèverai, parbleu, ma fille! Ils me la rendront. Adolphe!
qui a parlé d'Adolphe? Ah! les enfants! Des ingrats... des ingrats...
J'espère que je l'aimais, celle-là! Plus que le petit, tu as dit? Oui,
eh bien, après?... Il se moque pas mal de moi, lui... J'ai faim... A
manger! Je veux manger, sacrebleu!... Certainement, je la reverrai,
Suzanne! Ah! qu'il fait chaud!... Anaïs!

--Quoi? dit madame Labarbade toute surprise de ce nom ainsi jeté dans ce
chaos et qui était le sien.

--Je t'avais dit de me donner mes habits d'été. Tu ne l'as pas fait...
Je sais, si je pouvais étouffer, cela t'irait... N'aie pas peur, tout te
reviendra, tout. Nos pauvres rentes sont à ton nom. Mais, vois-tu, ce
n'est pas une raison; il fallait me donner mes habits d'été!

--Oh! dit madame Labarbade effrayée, ne le croyez pas, madame Germain...
Il est fou!...

--Voulez-vous que je lui fasse une tisanne? dit madame Germain.

--Oui.

La bonne femme tira des herbes de sa poche, les jeta dans une cafetière
et y versa de l'eau mélangée de vin blanc, puis elle mit la cafetière
sur le feu.

--Et vous croyez?

--Vous verrez.

Labarbade, épuisé, s'était rejeté instinctivement sur son lit. Ses
cheveux, presque blancs, roulaient, pleins de sueur, sur l'oreiller. Sa
poitrine, découverte par l'ouverture de la chemise, se soulevait par
brusques secousses, et la gorge se contractait sous des pressions
douloureuses. Ses yeux, fiévreux, élargis, égarés, regardaient le
plafond. Il ne jetait plus que des mots sans suite, des soupirs:

--Ah! mon Dieu!... Suzanne!... Maudite la mort!

Lorsque la mixture de madame Germain fut prête, on essaya de la faire
prendre au malade. Mais il saisit la tasse qu'on lui tendait, et la
brisa contre la muraille.

--Du poison! dit-il, du poison!

Madame Labarbade devint rouge, puis verte de colère.

--Ah! s'écria-t-elle, c'est trop à la fin. Je ne suis pas ta fille,
moi!...

Elle sortit et laissa Labarbade délirer toute la nuit. Madame Germain,
profondément vexée du peu de succès de sa _panacée_, s'était retirée
aussi. Le malade était seul dans sa chambre, éclairée par une veilleuse.
Il criait, il menaçait, il geignait; il parlait à des êtres invisibles.
La fièvre l'envahissait de plus en plus, et l'étreignait à présent tout
entier. Quelquefois il riait d'un rire strident, et terrifiait madame
Labarbade, qui l'entendait, assise sur une chaise, dans la pièce du bas.

Elle n'osait plus bouger. Il lui semblait que ces cris et cette fureur
s'adressaient à elle. Elle eût tremblé que, passant la nuit au chevet de
Labarbade, il ne se jetât sur elle comme un insensé. Elle restait donc
là, devant le feu, écoutant ces plaintes et ces exclamations qui
déchiraient la nuit et la faisaient tressaillir comme autant de
secousses électriques. Les ombres des meubles qui dansaient, mises en
mouvement par la flamme remuante du foyer, l'effrayaient encore
davantage. Elle se levait parfois, soulevait les rideaux de la fenêtre
et regardait, dans la campagne, si le jour ne venait pas.

Les étoiles brillaient sur le ciel clair, et se reflétaient dans l'eau
calme; les silhouettes des maisons se détachaient nettement sur l'autre
rive. C'était la nuit.

Madame Labarbade revenait à sa chaise, s'asseyait, poussait un soupir et
songeait.

Elle songeait à cette Cachemire que Labarbade aimait encore, et au petit
Adolphe, à son fils, qui dormait, à cette heure, dans son lit de fer, à
la pension Desvignes, de Fontainebleau. Elle savait que Suzanne avait
fait fortune à Paris et trouvé la pie au nid dans les quartiers neufs.
Elle avait lu les journaux; elle y avait vu, signalés l'un après
l'autre, les succès de Cachemire.

Son imagination grandissait ces petits faits divers de la chronique et
en faisait des événements. Elle pensait que Cachemire devait être riche,
et bien souvent déjà elle avait regretté, comme elle disait, de l'avoir
_tarabustée_. Elle se disait cela à elle-même. D'ailleurs, elle haïssait
toujours autant Suzanne,--davantage peut-être--depuis qu'elle était
devenue Cachemire. Elle se reprochait seulement de s'être fait une
ennemie de cette enfant, qui maintenant pouvait être une puissante
alliée.

--Car elle doit m'en vouloir, se disait-elle. Quel dommage! Quel appui
Adolphe eût trouvé chez elle! Ah! si j'osais... Non. Assurément elle
m'en veut encore. Puis elle se disait qu'après tout Suzanne était
faible, capable d'une violence et d'un coup de tête, incapable d'une
longue rancune et d'une haine profonde. Elle se répétait que la soeur
pouvait, si elle voulait, assurer l'avenir du frère, et souriant alors,
elle bâtissait d'ambitieux châteaux en Espagne...

Le matin venait. La lumière blafarde entrait dans la salle où madame
Labarbade avait passé la nuit. Là-haut, dans la chambre du malade, plus
de cris, plus rien. Le feu s'éteignait. Frissonnante, madame Labarbade
se leva, et monta l'escalier en bâillant.

A la porte de la chambre de Labarbade, elle s'arrêta, tendit l'oreille
et écouta. Point de bruit. Elle tourna la clef, entra brusquement et
regarda le lit.

Personne. Au même instant, en une seconde, elle aperçut, dans un coin de
la chambre, couché roide, les jambes croisées, les bras étendus, la face
contre le carreau, Labarbade, les pieds encore enveloppés, et comme
empêtrés dans la couverture, qui, retenue aux tringles des rideaux,
n'avait pas suivi tout entière le corps. Il s'était, en voulant
s'élancer hors de son lit sans doute, ouvert le crâne à la tempe droite,
contre le marbre de la commode, et déjà le froid de la mort était venu.
Madame Labarbade poussa un grand cri en touchant ces membres glacés.

Le médecin, qui arriva bientôt, déclara que le décès remontait à trois
ou quatre heures.

--Madame, ajouta-t-il un peu sévèrement, on ne laisse jamais seuls des
malades attaqués de fièvre chaude.

Il hocha la tête et ajouta:

--Au surplus, le cas était foudroyant et tout à fait désespéré.

C'était une consolation.

Madame Labarbade, le jour même, alla chercher son fils à la pension.

--Ton père est mort, lui dit-elle.

--Ah!

Il baissa un moment la tête, puis, tout à coup:

--Aussi, cela m'étonnait de te voir. Je me disais: Ce n'est pourtant pas
un jour de sortie!

On enterra Labarbade sans grands frais. Le petit Adolphe portait une
grosse couronne. Quand on descendit la bière dans la fosse, il jeta sa
couronne, et, curieusement, se pencha pour juger de l'effet qu'elle
faisait sur le cercueil.

Le soir, madame Labarbade le prit entre ses bras, le caressa et lui dit
en l'embrassant:

--Tu n'as plus que moi maintenant, mais tu n'as pas perdu celui des deux
qui t'aimait le mieux.

--Est-ce que tu me remettras en pension, toi! dit l'enfant.

--Nous verrons. Peut-être. Je ne sais pas.

Elle songeait à Cachemire.

--On s'y _embête_ tellement, dit Adolphe.

--Pauvre chéri, va, fit la mère. Tu es tout pâlot, c'est vrai. Tiens, va
prendre la clef de la grande armoire dans le paletot gris de ton père,
que je te fasse une _trempette_ dans un petit verre.

Le jour même de la mort de Labarbade, elle avait écrit à Cachemire.
Cachemire n'était pas à Paris. Léon de Bruand l'avait emmenée passer une
huitaine de jours à Arcachon. La lettre traîna dans la loge du
concierge. Lorsque Cachemire revint, elle la découvrit dans un tas de
billets, la prit et la lut avant les autres, devint un peu pâle et resta
absorbée dans un fauteuil.

Presque au même instant sa femme de chambre entrait.

--Madame, c'est le coiffeur.

--Bien. Tout à l'heure. Tu ne sais pas, Constance?

--Madame?

--Mon chapeau de crêpe rose, impossible de le mettre! Je suis en deuil à
présent.

--En deuil?

--Papa est mort!

--Ah! madame!

--Oh! ça me contrarie. Si tu crois qu'on n'aime pas ses parents. C'est
vrai ça, me voilà _toute chose_. Eh bien! où est-il ce coiffeur?

Le coiffeur entra.

--Il y a longtemps que vous ne m'avez coiffée, M. Anatole? A Arcachon,
pas un bon perruquier. Je suis peut-être trop difficile. Vous savez,
vous me lirez toujours le _Moniteur de la Coiffure_. Je voudrais y
trouver un _type_ nouveau... Ah! que je suis contrariée!... Avez-vous
déjà perdu votre père, vous?

--Il y a joliment longtemps!

--Ça vaut mieux. Quand on est petit, on ne s'en aperçoit pas! Oh! c'est
assez de frisure, allez. Je suis bien comme cela. Aujourd'hui, je reste
ici, d'ailleurs. Au fait, avez-vous des nouvelles de la pièce de
Meilhac? Qu'est-ce qu'on en dit? Je voulais revenir d'Arcachon deux
jours plus tôt pour être à la _première_! Ah! bien oui!... Mon _époux_
était enchanté des sapins, de l'odeur de résine, des promenades en
canot, de la mer... Et moi _je me faisais vieille_! Ah! Dieu!

--C'est un succès, cette pièce.

--Et Camille?

--Hum! hum! vous savez. Je rasais ce matin M. Olivier Renaud. Il prétend
qu'elle est actrice comme le serait une tulipe. Jolie, rien de plus.

--Gentillette, oui! Encore si c'était elle qui eût perdu son père! Elle
est blonde. Qu'est-ce que cela lui ferait, le deuil?

--Eh bien, à demain, monsieur Anatole! dit Cachemire en saluant d'un
petit mouvement de main, à l'espagnole.

Elle s'étendit sur une causeuse, les bras nus et repliés sous sa tête
brune, ferma les yeux et essaya de dormir. C'était sa sieste. Mais le
sommeil ne vint pas. Elle se releva, et sonna sa femme de chambre. Elle
voulait avoir des nouvelles de Fernand Terral.

--Il est venu hier encore, dit Constance. Je l'ai averti du prochain
retour de madame. Assurément, il reviendra aujourd'hui.

--J'y serai pour lui. Si _Monsieur_ vient, tu lui diras que je suis au
Bois. Dis à Firmin qu'il attelle et qu'il aille promener ses chevaux où
il voudra.

Les huit jours qu'elle avait passés à Arcachon avaient semblé bien longs
à Cachemire. Elle aimait ce Terral, ou peut-être croyait-elle l'aimer:
en tout cas, il s'était imposé à elle, il l'avait conquise, la subissait
et l'adorait à la fois. Il avait bien visé; il avait attaqué ce coeur
de femme par toutes ses vanités et par tous ses vices. Il avait su, tout
en lui montrant son amour, lui faire entrevoir quelque chose comme un
mépris. Elle se sentait dominée par cette volonté de fer, transportée,
enivrée et rapetissée aussi sous un regard ardent, impuissante devant
cet implacable jeune homme qui semblait se livrer et qui se gardait tout
entier. Si Léon de Bruand l'eût aimée ainsi, d'un amour où la raillerie
succédait brusquement aux caresses, Cachemire eût adoré Léon de Bruand.
Mais Léon, plus froid et plus dédaigneux en réalité, quoiqu'il
n'affichât point son dédain, se contentait de sourire, de traiter
Cachemire en enfant gâté et de céder poliment à tous les caprices qui ne
pouvaient l'entraîner trop loin. Fernand, au contraire, s'étudiant à
pénétrer chaque jour plus avant dans le coeur de cette femme, à la
dompter, à l'étonner, à se poser devant elle comme un problème, à la
fasciner par le contraste de ses élans et de ses froideurs, s'emparait
peu à peu de Cachemire, la séduisait par ses railleries et ses
amertumes, par sa gaieté feinte, par ses regards hardis, par la
conscience de sa force et de sa beauté. Léon de Bruand avait voulu
emmener Cachemire à Arcachon. Mais elle ne fût point partie si Fernand
ne lui eût pas dit de partir. Elle eût tout risqué pour lui, tout brisé.
Elles croient peut-être, ces vierges folles, se rattacher ainsi à la
pitié, à la vertu, au pardon, à tous les soleils purs et réchauffants,
en se livrant, sans lutter, au courant passionné qui les emporte, comme
si ce nouvel amour, comme si cette âpre volupté pouvaient «refaire une
virginité» à ces Marions qui prennent le désir pour le repentir.

Mais Fernand Terral trouvait peut-être que l'heure n'était pas venue de
regarder en face Paris,--le Paris presque fantastique des rêves,--avec
Cachemire à son bras. Il voulait être sûr de cette femme, et l'éprouver,
il voulait surtout frapper un coup de Maître Ambitieux; par exemple,
ajouter un autre titre à celui qu'on ne manquerait pas de lui donner.
Être _Fernand Terral, celui qui a enlevé Cachemire à M. de Bruand_, ne
lui suffisait pas. Il voulait autre chose. Mais quoi? Il attendait,
comptant sur son étoile.

Fernand croisa, un soir, dans le Luxembourg, un jeune homme qu'il
reconnut, Charles Bourdenois, son camarade d'enfance, son compagnon de
voyage qu'il n'avait plus revu, qu'il croyait mort. On causa. Bourdenois
n'était pas riche. Il avait été nommé pensionnaire du département, avec
un subside de 600 francs par an.

--Tu comprends, dit-il, quelle aubaine. Chacun me félicitait de mon
bonheur et se plaisait à faire ressortir la générosité intelligente de
mes protecteurs. Cinquante francs par mois, c'est-à-dire la liberté,
Paris, les Musées, les ateliers en renom, les joies de la camaraderie,
puis un nom, la gloire, la fortune, peut-être... Hélas! mon ami, tu le
sais sans doute comme moi, cinquante francs par mois, c'est en réalité
l'atroce misère: et en fait de camaraderie, on ne trouve que jalousie,
dénigrement et haine, en sorte qu'aux difficultés matérielles viennent
se joindre les obstacles vivants. Qu'importe, au surplus! j'ai accepté
la lutte, je travaille opiniâtrement, je ne dîne pas tous les jours, je
vis à peu près seul, mais je veux arriver, et les progrès que je fais
soutiennent et avivent incessamment ma foi.

«Je ne viserai jamais à l'argent. Mon seul chagrin, c'est de n'avoir pas
un atelier assez grand pour travailler, et de ne pouvoir payer des
modèles. Je suis obligé, quand je veux faire des études d'après nature,
d'aller, comme aujourd'hui, chez un de mes amis qui a un vaste atelier,
boulevard Pigale, et qui a toujours des modèles. C'est une grande
course, car je demeure faubourg Saint-Jacques, et qui me fait perdre
beaucoup de temps. Le soir, je vais faire une promenade en fumant ma
pipe le long des grands boulevards déserts qui vont du chemin de fer de
Sceaux à la barrière Fontainebleau. Cela, les jours où j'ai dîné.

--Et les jours où tu n'as pas dîné?

--Ah! dans ce cas, je supprime la promenade et je la remplace par le
lit, conformément au proverbe.

--Eh bien! moi, dit Fernand Terral, plutôt que de mener une vie aussi
plate et morne, je déchirerais ma dernière chemise pour m'en faire une
corde de pendu.

--Tu mènes donc une existence de Sardanapale? Je parie que tu as fait
fortune? Moi, mon cher Fernand, je n'ai pas un sou, je vis dans un
grenier, je mange à la fortune du pot et je suis le plus heureux des
hommes!

--Ah bah! Eh bien, moi, je suis complétement agacé, mécontent, et
pourtant le ciel parisien s'ouvre, j'ai ma part d'amour au festin et
j'aurai demain ma part de richesse. Nous ne raisonnons pas de même.

--Tant pis. Tu es donc amoureux, toi aussi?

--Je suis aimé, voilà tout. Amoureux? A quoi cela m'avancerait-il. Et
toi?

--Moi? mon cher, je ne sais pas la première lettre du nom d'une
charmante fille qui vient, tous les jours, au Luxembourg, se promener
avec son père; je la suis comme une bête, échangeant avec
elle,--quelquefois,--un regard, par-ci par-là, un petit signe, un rien;
je ne lui ai jamais parlé, elle ne soupçonne pas qui je suis ni comment
je m'appelle. Malgré tout, je suis fortuné comme un roi, Louis XVI
excepté.

--Alors, c'est une idylle?

--Une pure idylle! L'idylle d'un _réaliste_! J'ai un camarade qui
prétend que je traite l'amour comme M. Gleyre ses tableaux. Bah! les
jolis rêves de Gleyre valent bien les cabarets de François Bonvin!

--C'est ce qu'on aime le mieux qui vaut le plus.

--Mon cher, dit Bourdenois, c'est un ange. L'autre jour, là, dans
cette allée, son père passait, marchant lentement,--l'air d'un savant,
cet homme-là,--je parie qu'il est bibliothécaire à la Sorbonne! Tu
sais, on s'imagine des choses comme cela! Bref, il avait son pantalon
retroussé, on voyait ses bas bleus. Pauvre bonhomme! J'avais envie
de rire. Mais _elle_ était-là. _Elle_ se pencha, mon cher ami, et si
gracieusement!--tu ne l'as pas vue, il fallait la voir,--elle remit le
pantalon en ordre, lui donnant des petits coups avec ses petites mains,
comme pour lui dire: Allons, voyons, voulez-vous tout de suite couvrir
les bas bleus de mon père!... J'en ferai un tableau... Le tableau y
est!... Ah! cette femme!

--Antigone et OEdipe.

--Le diable t'emporte avec ta mythologie. Non pas Antigone. Un ange, je
t'ai dit. Un ange! Adieu, sceptique. Va à celles qui t'aiment. Moi, je
rêve à celle qui ne me connaît pas. Au fait, tu sais, puisque tu es reçu
chez Dame-Fortune, si cette dame peut me fournir une commande, cela
mettrait du beurre dans les épinards. Au revoir!

Fernand Terral allait justement engager Cachemire à suivre M. de Bruand
à Arcachon. Elle était partie à contre-coeur. Huit jours sans voir
Terral! S'il allait ne plus l'aimer, l'oublier? Elle en avait peur. Elle
fut maussade pendant tout le voyage.

--Vous trouvez donc Arcachon horrible, ma chère? disait Léon de Bruand.

--Horrible, oui!

--Bah! Cela vous fera un bien énorme. L'air résineux des sapins est
excellent pour les poumons.

--Oui, moquez-vous! Et si j'allais engraisser?

--Vous boiriez du vinaigre. C'est souverain.

Il allumait un cigare, quittait Cachemire, et allait se promener et
rêver sur la plage.

Elle revit Paris avec une joie de prisonnier délivré. Paris! Le bruit,
les lumières, les théâtres, les chevaux, les coulisses. C'était tout
cela. C'était Terral surtout. Après avoir congédié son coiffeur, et
demandé des nouvelles de Fernand à sa femme de chambre, elle sonna
encore Constance.

--Madame, j'allais justement venir. Il y a là une dame qui vous demande.

--Une dame?... Dis-moi. Si M. Terral ne devait pas venir aujourd'hui, je
lui écrirais...

--Oh! madame, soyez-en sûre, il viendra.

--Tu crois? Et qui est cette dame?

--Madame Labarbade, madame.

Cachemire devint rouge.

--Ah!... une dame en deuil?

--Oui, madame.

--Fais-la entrer!...

Au fond, Cachemire était enchantée de revoir la belle-mère et de se
présenter à elle dans tout son luxe. Aussi elle lui tendit les mains,
mais cela ne suffit pas à madame Labarbade qui lui prit le front,
l'embrassa et dit, avec des larmes dans la voix:

--Crois-tu, ma pauvre enfant? quel malheur!

--Oui, dit Cachemire... Assieds-toi, tiens, là...

--Il est mort mercredi dans la nuit, ma pauvre enfant... Conçois-tu
cela? Je l'ai bien soigné, va! Et puis j'ai tant fait qu'il t'a
pardonné... Et te pardonner, quoi, je te le demande? Parce que tu as su
faire ton chemin et devenir une actrice, une bonne actrice, je le
sais,--au lieu de faire frire des goujons dans notre auberge. Un joli
métier, aubergiste! Ton père aura travaillé trente ans,--trente ans, ni
plus ni moins,--et il a laissé à ton pauvre petit frère et à moi
personnellement, (moi, cela m'est égal), juste de quoi grignoter un
morceau de pain... Ah! il faut encore que je t'embrasse de la part
d'Adolphe... Là, sur les deux joues... Il t'aime bien, va. Cher enfant!
Et intelligent! Oh! Il ne te fera pas honte, ma bonne Suzanne...
Laisse-moi t'appeler Cachemire, veux-tu? Un joli nom que tu as choisi
là. On te connaît, tu sais, à Samoreau. Ah! si tu allais jamais dans ta
calèche, tu en trouverais des gens pour te tenir le marche-pied. Car tu
as une calèche?

--Un coupé.

--Un coupé!... Ah! un coupé? Tiens, oui, c'est juste, un coupé! Ah! il
t'aimait bien, ton père, va! Quel malheur qu'il ne t'aie pas vu ici,
avec tes meubles... C'est superbe, sais-tu? je n'ai vu que
l'antichambre, fichtre! Il faut te rendre cette justice de dire que,
toute petite, tu as toujours été intelligente. Ça m'ennuyait
quelquefois--j'étais si bête--tes airs de supériorité, mais je disais
comme cela à ton père,--plus de mille fois je l'ai dit:--Ta fille? Elle
a l'air d'une petite reine.

Cachemire se sentait doucement caressée par ces compliments. Elle était
vaine. Madame Labarbade visait et frappait juste. Elle fit si bien
qu'elle convertit Cachemire à elle, qu'elle l'endoctrina, et, peu à
peu, à force de cajolerie, lui fit adopter le plan qu'elle avait mûri à
Samoreau et qui était celui-ci: Entrer chez Cachemire en qualité de
majordome féminin, surveiller les gens, la cuisinière, le cocher, le
groom, la femme de chambre, vérifier les comptes des fournisseurs, tenir
la maison en ordre, dépouiller la correspondance et parfois répondre à
de certaines lettres qu'il était inutile de jeter au feu.

--Écoute, ma chère petite, tu es riche et tu es jolie, tu es lancée à
toute vapeur, c'est très-bien--disait-elle--mais on peut s'arrêter,
enlaidir et se ruiner. Cela n'arrivera pas, j'en suis sûre. Mais cela
peut arriver. Laisse donc ta belle-maman prendre soin de te garder une
pomme pour la soif. D'autant plus qu'une femme de mon âge donne du poids
à une femme du tien, tu le sais. L'union fait la force. Tu verras que tu
t'en trouveras mieux. Je ne te demande en retour que de faire élever ton
petit frère; c'est peu de chose et tu dois bien cela à un brave enfant
qui est si gentil et qui t'aime tant.

--Puisque tu le veux, dit Cachemire...

Elle avait souvent rêvé la dame de compagnie, et la surveillante.

Il ne lui déplaisait pas de la trouver dans madame Labarbade, ainsi
amendée et convertie.

--Soit, dit-elle.

--Ah! tu es fille d'esprit! dit madame Labarbade. Mais songe bien qu'il
ne faut plus se tutoyer à présent. C'est plus digne. Je t'appellerai
Cachemire.--C'est un joli nom décidément, tu as du goût,--et tu
m'appelleras tout court Anaïs.

L'installation de la belle-mère demanda peu de temps. Madame Labarbade,
subitement transplantée à Paris, prit terre avec rapidité et marqua son
_coin_ dans l'appartement de Cachemire. M. de Bruand s'informa à peine
de la nouvelle venue. Il lui déplaisait, assurément, de voir aller et
venir cette mouche du coche, mais il ne laissa rien voir de son
déplaisir.

--Vous ne m'aviez jamais parlé de votre belle-mère, dit-il à Cachemire.

--Non. J'étais assez mal avec elle. Je ne comptais jamais la revoir.

Madame Labarbade s'était mise au fait de toutes choses. Cachemire lui
avait donné les clefs des armoires et la laissait libre. Chaque matin,
_maman Anaïs_ faisait les comptes, distribuait l'argent, établissait le
bilan de la maison. Les domestiques la détestaient; elle leur pesait
horriblement. Jusqu'à présent, ils avaient été maîtres de leurs actions
dans cette maison, où la surveillance était inconnue. Il leur semblait
dur à présent d'avoir un Cerbère aux côtés, toujours en éveil, et dont
l'oeil ne se fermait jamais.

--Il vaut bien la peine de servir chez une _demoiselle_, disait le
cocher un soir à la femme de chambre. Alors, _vaut autant_ soigner les
chevaux de gens honnêtes!

Ils avaient envie de se plaindre à M. de Bruand. Ils eussent été bien
reçus! Léon ne s'occupait point de ce qui se passait chez Cachemire, et
se laissait diriger par elle absolument comme s'il n'eût pas eu de
volonté. Et que lui importait? Cachemire, par exemple, obéissant en cela
aux obsessions de madame Labarbade, avait demandé que son frère fût
élevé auprès d'elle par un précepteur. Aussi bien M. de Bruand avait
consenti à se heurter, à chaque visite, contre le petit Adolphe, qui
emplissait l'appartement de ses criailleries. Il avait même trouvé le
précepteur.

--Voilà votre affaire, dit-il un jour à Fargeau. Une nature torse à
redresser, qu'est-ce que vous en dites?

--J'y tâcherai, répondit Fargeau.

Il venait chez Cachemire tous les jours, et, dans le salon ou le
boudoir--n'importe où--en présence de madame Labarbade quelquefois, il
enseignait le latin au petit Adolphe, qui bâillait, se mettait à grimper
sur les fauteuils au milieu de la leçon, ou fredonnait quelque couplet
de vaudeville appris la veille. Fargeau, tout d'abord, avait essayé de
dompter ce caractère d'enfant mutin, tapageur, méchant et mauvais. Peine
perdue. Madame Labarbade, d'ailleurs, avait déclaré qu'elle entendait
qu'on ne causât pas le moindre chagrin à son fils.

--Mais voyez donc le pauvre petit, disait-elle à Fargeau. Il est faible
comme un poulet, pâlot et les yeux cernés.... le travail le fatiguerait.
Laissez-le tranquille, allez. Une promenade au Luxembourg lui vaut tout
autant qu'une leçon de votre satanée grammaire. Et puis, à quoi ça
sert-il, le latin?

--Dites-le-moi? faisait Fargeau.

Il se tournait vers son élève et tout en haussant les épaules:

--Va-t'en jouer, mon ami, va. Tu n'as pas besoin de te tailler un avenir
dans le marbre. Tu as une maman qui songe pour toi au solide.

Madame Labarbade souriait. Elle trouvait que Célestin Fargeau avait du
bon.

Un beau jour, le petit Adolphe revint chez Cachemire escorté d'un
sergent de ville, qui le tenait par le bras. L'enfant pleurait. Madame
Labarbade poussa les hauts cris. Elle eût volontiers fait sur-le-champ
une barricade contre l'arbitraire. On s'expliqua. Le jeune Adolphe,
d'après le rapport du sergent de ville, avait trouvé fort ingénieux de
faire tremper des grains de mil et de chenevis dans du rhum,--il avait
lu la recette dans quelque almanach--de les y laisser macérer, puis de
jeter aux poissons des bassins du Luxembourg ces graines ainsi imbibées
d'alcool. Aussitôt les poissons, pris d'ivresse, de surnager, le ventre
en l'air, comme morts, dans leurs bassins. Ç'avait été un grand
scandale. Les habitués du jardin croyaient à un empoisonnement des eaux.
Le petit Adolphe se vantait tout haut de l'espièglerie. Un sergent de
ville l'emmena aussitôt chez le commissaire, qui renvoya l'enfant chez
ses parents.

A ce récit, madame Labarbade faillit étouffer d'un accès de fou rire.

Quand le sergent de ville fut parti, elle prit son fils sur ses genoux
et le couvrit de baisers, tout en disant à Cachemire et à Fargeau, qui
étaient là:

--Hein? Quel esprit! Il inventerait le diable, ce gamin-là! Qu'en
dites-vous, monsieur Fargeau?... Oui, mon chéri, tu as bien fait...
Concevez-vous cela, Suzanne, griser des poissons rouges... Embrasse-moi,
mon petit, tu ne seras pas un imbécile, va, toi, quand tu seras grand!

Depuis quelque temps, Cachemire ne jouait plus. Le théâtre tenait, comme
on dit, un de ces succès de saison qui devait le mener jusqu'à l'hiver,
une _pièce d'été_. Le mois de Juillet finissait à peine, et Cachemire ne
devait _rentrer_ qu'en octobre. Elle avait, d'ailleurs, besoin de repos.
Elle était fatiguée. Elle passait quelquefois des heures entières,
étendue sur une chaise longue, bâillant, prenant un livre, le laissant
tomber, regardant le plafond, lasse, ennuyée, paresseuse. Bien souvent
M. de Bruand la trouvait ainsi, un peu maussade. Il n'insistait pas, et
se retirait. Cachemire en était satisfaite, et pourtant, au fond du
coeur, bien au fond, elle se sentait un peu atteinte dans sa vanité.
Elle eût voulu faire un peu souffrir--légèrement, d'ailleurs, et comme
en passant--ce M. de Bruand, si froid et si dédaigneux.

Au surplus, elle l'oubliait bien vite, en songeant à Terral. C'est de ce
côté-là qu'était sa vie. Quand elle savait que Fernand l'attendait
quelque part, l'heure du rendez-vous venue elle quittait tout, se jetait
dans un fiacre et allait vers lui. Elle montait bien souvent, en
courant, les cinq étages qui menaient chez Terral. Elle arrivait
essoufflée, poussait la porte et se précipitait dans ses bras, se
pendait à son cou et l'enlaçait en lui répétant qu'elle l'aimait.

Il la laissait dire.

Cet amour, qui l'avait un moment enveloppé lui-même, commençait à
s'affaiblir et disparaissait. Il avait cru trouver d'autres jouissances,
jouissances d'orgueil, dans une liaison avec une femme comme Cachemire.
Tout d'abord, il s'était senti fier de tenir sous sa main celle que tous
enviaient et qui se jouait de tous. Il avait comparé cette vie
enivrante, cet amour plein de griserie à cette vie calme et froide qu'il
avait failli trouver à Saint-Mesmin et qu'il avait évitée. Il s'était
dit que maintenant Paris compterait avec lui, ce Paris à qui il enlevait
une de ses sirènes. Mais Paris s'était bien inquiété de lui! A peine
l'avait-il regardé passer. Puis, encore un coup, il lui fallait se
cacher pour aimer Cachemire. Elle n'était pas à lui tout entière, et cet
amour, il le volait. Son impuissance le rendait furieux. Quand il disait
qu'il pouvait bien se faire adorer de Cachemire, mais qu'il lui était
impossible de la faire vivre, quand il s'avouait--et il fallait bien, à
toute heure, qu'il se l'avouât--qu'un autre le payait, cet amour, il lui
prenait de violentes rages. Il avait envie de faire un éclat.

Repousser Cachemire? Il y avait songé. Mais c'était briser peut-être le
balancier qui devait lui permettre d'arriver à son but. L'afficher
bravement aux yeux de tous, la forcer à rompre tout à coup avec M. de
Bruand? Mais c'était aller droit à l'aventure! Que deviendraient-ils,
l'un et l'autre? Il lui manquait, pour tenter cela, la première mise de
fonds, l'argent qui lui eût permis de faire des dettes, de vivre de la
_haute vie_, en attendant le hasard, ce compère des ambitieux.

Mais Fernand était pauvre; il avait atteint, sans en être satisfait, un
de ses premiers rêves,--il devenait amer parfois--rarement,--il avait
peur que l'avenir ne tînt pas plus que le présent. Sans cette foi
robuste en lui-même qui lui faisait tout supporter, tout entreprendre,
il eût renoncé à tout assaut. Il avait pourtant la patience en même
temps que l'audace. Aussi bien, après quelques pensées défaillantes, se
redressait-il plus impétueux que jamais dans sa course à la fortune.

Il ne voyait plus Fargeau. Ses visées s'étaient tournées d'un autre
côté. Il s'était fait présenter, par un ami qu'il connaissait à peine,
dans un cercle où l'on jouait. Quelque crédit chez un tailleur, et
Terral, élégant des pieds à la tête, avait fait son entrée un soir. Au
lansquenet, il risquait peu de chose,--quelques louis empruntés çà et
là,--mais si bien, si à propos que, limitant son gain, il ne sortait pas
sans avoir grossi son maigre capital. Il savait calculer le nombre des
séries, et juger si la _main_ s'épuisait, comme si pendant dix ans il
eût _piqué le carton_ dans une maison de jeu. Quelle que fût son audace,
il ne risquait pas les coups énormes. Une perte brusque eût pu le
ruiner. Une fois décavé, plus de ressources. Il avait trouvé, grâce à
des tentations comprimées et à une terrible force de volonté,
l'introuvable moyen de vivre du jeu à Paris, dans un cercle--et il
s'était juré de vivre ainsi, dépensant le lendemain ce qu'il avait gagné
la veille, jusqu'au jour où, un capital en main, il pourrait se mesurer
face à face, pied contre pied, comme dans un duel, avec sa Chance.

Cette vie de privations relatives, d'envies inassouvies, de rages
sourdes, de bouillantes ambitions, comme elle lui pesait cependant! Il
était temps qu'il trouvât, n'importe où, de n'importe quelle façon, une
occasion d'employer ses forces inactives, et de dépenser ce trésor de
combinaisons, de projets et de machinations, entassé le jour dans ses
courses à travers Paris, la nuit dans ses veilles, seul sous les toits,
si haut, près des étoiles qu'il dédaignait; si haut, loin de cette rue
où il voulait passer, tête levée, en ouvrant la foule comme le boulet.

Un soir, au cercle, Gontran de Rives prit à part M. de Bruand, et le
conduisit jusqu'au boulevard tout en fumant.

--Mon cher ami, lui dit-il, savez-vous ce qui m'a été dit, ce matin?
Vous vous en moquez sans doute parfaitement. Mais on m'a assuré que
mademoiselle Cachemire s'est montrée, l'autre soir, avec un créole
quelconque,--cheveux de jais, moustaches noires,--dans une avant-scène
des Délassements.

--Ah bah? fit Léon en souriant.

--Charmante, mademoiselle Cachemire, mais si elle goûte à l'avant-scène
des Délassements-Comiques...

--On s'est trompé, mon cher Gontran, répondit Léon. Je n'ai pas quitté
Cachemire durant une seule soirée depuis quinze jours.

--Je retire donc ce que j'ai dit. Quant à moi, vous savez bien,
Géraldine?

--Parfaitement.

--Je l'entraîne à la campagne. Elle m'adore. Je me construis un Eden à
quelques dix lieues d'ici, et, jusqu'à ce que le caprice soit passé, je
mène une vie de berger d'Arcadie, en mangeant du raisin, de l'amour et
du fromage à la crème! Je vous enverrai mon adresse campagnarde. Adieu!

M. de Bruand n'avait pas mis en doute une minute qu'on se fût trompé.
Mais il tenait à ne point parler plus longtemps de Cachemire avec M. de
Rives.

--Qu'est-ce que ce créole? se dit-il une fois seul. Le diable m'emporte
s'il parviendra à me rendre jaloux. Mais il est désagréable de savoir
qu'un monsieur qu'on ne connaît pas se plaît à marcher sur vos brisées!

Cachemire avait voulu déménager. Elle habitait à présent, dans l'avenue
des Champs-Élysées, un petit hôtel qui appartenait à M. de Bruand, et
qu'il avait loué jusqu'ici à la comtesse Simpson. Lady Simpson étant
retournée en Angleterre, il avait mis l'hôtel à la disposition de
Cachemire. Suzanne quitta son appartement avec une joie d'enfant. Elle
n'avait pas ce culte des souvenirs qui rend la vie si chère et peuple le
chemin que l'on suit d'ombres souriantes qui doucement vous
accompagnent, tout bas vous parlent et rendent la route et moins longue
et moins dure. Elle ne savait pas ce que l'homme laisse de joies
accrochées aux angles des maisons, repliées dans les recoins des
murailles, et comme assises encore ou endormies sur les vieux meubles,
joies qu'il retrouve, bien changées quelquefois à la première visite
faite au passé. S'éveiller dans la dentelle, sous un plafond peint par
Chaplin, après s'être endormie dans des draps jaunes, sous des poutres
de chêne noir, luisantes et tarotées par les vers, loger ici, puis là,
puis ailleurs, ne tenir à rien, ne s'arrêter nulle part, ne rien laisser
de soi-même aux lieux qu'on habite et ne rien leur prendre, jouir de
tout, comme en courant, et tout oublier, en une nuit, en une seconde,
c'est leur existence! Elles portent tout avec elles, comme un voyageur
qui n'est sûr ni du gîte, ni du pain. Elles ne connaissent que le
Présent. Et qu'elles ont raison! Le Passé? Fi, l'horreur! Et l'Avenir?
Ah! l'Avenir... Je vous le dis en vérité, elles font bien de ne pas le
regarder!

C'était un hôtel élégant, situé entre cour et jardin, avec un perron en
pierre, une grille Louis XV et des murailles de hauteur moyenne toutes
couronnées de lierres. Deux étages seulement, une bonbonnière. Au
premier, le salon tendu de blanc, avec des horloges à cadran bleu
incrustées dans les cheminées de marbre blanc veiné de jaune. Un boudoir
à gauche, à droite un petit salon de lecture. Du côté du jardin, un
fumoir avec divan et canapés de soie jaune. Au second, la chambre de
Cachemire, un nid de soie et de dentelles, candide, virginal, du duvet
de cygne ou de l'hermine. Un cabinet de toilette, une autre chambre, et,
au-dessus du fumoir du premier étage, un autre boudoir dominant les
jardins environnants, un boudoir plein de parfums et plein de fleurs.
Les écuries et le logis des gens étaient au fond du jardin, cachés par
des catalpas énormes et des arbres de Judée. Madame Labarbade habitait
la chambre parallèle à celle de Cachemire. Elle avait fait, du spacieux
cabinet de toilette qui y attenait, l'_appartement_ du petit Adolphe.
Elle vivait là, grosse et grasse, se mirant avec complaisance, prenant
_l'air du bureau_ et se faisant les ongles tout comme une autre. Elle
ressemblait à ces vastes Flamandes des tableaux de Rubens,
appétissantes, hautes en couleur; et, se comparant à cette petite
Cachemire, blanche et délicate,--elle se disait, souriant de ses lèvres
rouges:

--Ma foi... dame... le hasard... qui sait?

Lorsqu'elle voulait voir Fernand Terral, Cachemire allait le plus
souvent chez lui. Ou bien ils se donnaient un rendez-vous au pied de
quelque monument, à l'angle d'une rue, ils montaient dans un fiacre et
se promenaient à travers Paris. Il y avait dans ces courses, stores
baissés, une saveur de fruit défendu qui plaisait à Cachemire. Elle
était née pour tromper: elle trompait. Quelle joie! La fille d'Ève se
sentait à l'aise dans ce milieu de petits mensonges, de fuites furtives,
d'intrigues embrouillées et de perfidies.

Quand madame Labarbade, qui avait surpris la plus grande partie des
secrets de Suzanne et qui s'était fait confier les autres, lui disait:

--Prenez garde! M. de Bruand n'a pas l'air bien patient. S'il apprend ce
qui est, il se fâchera, et ce n'est pas ce M. Terral qui fera marcher
la maison lorsque nous serons sur le pavé.

--Ah bah! répondait-elle. Je ne suis pas une esclave, n'est-ce pas? Il
arrivera ce qui arrivera, J'aime Fernand, et l'_autre_ m'ennuie, voilà!

Au mois de septembre, un jour que M. de Bruand était parti dans le
Nivernais, pour ouvrir la chasse, elle avait invité Fernand à venir
prendre le thé à son hôtel. Fernand était venu, par hasard, l'air
ennuyé. Il était las décidément de cette liaison, il s'était trompé de
route. Il songeait à rompre. Et pourtant il vint.

C'était le soir; madame Labarbade était sortie; elle avait emmené son
Adolphe au théâtre. Cachemire n'avait gardé que sa femme de chambre,
Constance, pour faire le thé.

--Vilain, dit-elle à Fernand dès qu'il arriva, tu t'es fait attendre.
Regarde-moi. D'où viens-tu?

--Qu'importe? fit-il.

--Il importe beaucoup... C'est vrai, ça... On n'aime qu'un être au
monde, et quand on l'appelle, il ne vient pas. Assieds-toi là!

--Voyons, dit-elle, car Fernand ne répondait pas, qu'y a-t-il? Tu es
triste? Es-tu _tracassé_? Qu'as-tu donc?

--Rien.

--Rien, c'est toujours quelque chose. Est-ce que je ne t'aime pas assez?
Est-ce que tu es jaloux? Est-ce que tu as joué... perdu de l'argent?...
Quoi?... Il y a toujours moyen de tout réparer.

--Ce n'est pas cela, dit Fernand. Encore une fois, ce n'est rien.
Tiens, tu es charmante, dit-il en lui prenant les mains... Tu es une
bonne fille... Mais...

--Mais quoi?... Dis donc.... Oh! certainement, tu as quelque chose.
Dis-le tout de suite.

Il n'avait rien à dire. Toutes ses lassitudes, Cachemire ne les eût pas
comprises. Puis, en la regardant, il se reprenait à cette séduction
qu'elle distillait de ses grands yeux noirs, et qui courait par tout
son corps comme un fluide. A quoi bon lui conter ses dégoûts et ses
colères contre la lenteur du sort? N'était-elle point la plus enviable
des maîtresses et ces trésors de beauté ne lui suffisaient-ils pas? Il
se leva avec vivacité comme pour secouer plus facilement ses pensées, et
d'un geste prompt:

--Bah! dit-il, comme se parlant à lui-même. Laissons cela. Le vent
propice viendra tôt ou tard. Il ne s'agit que d'avoir un solide
vaisseau.

Il se frappa la poitrine, qui rendit un son mat, et ajouta, riant à
demi;--La carcasse est bonne!

Cachemire, toujours assise, lui avait pris les mains et les couvrait de
baisers.

--Je t'aime, va! disait-elle. Aie confiance!

Au même moment, la porte s'ouvrit et laissa passer M. de Bruand. Léon
parut un peu surpris; ses lèvres effleurèrent un sourire. Il resta un
moment immobile, regardant Cachemire et étudiant Terral. Puis, au bout
d'un moment:

--Je n'ai pas l'honneur de connaître monsieur, dit-il. Je vous saurais
gré de me le nommer, ma chère amie.

Mais Fernand releva la tête avec hauteur, et répondit, à son tour, de sa
voix vibrante:

--Je vous demande pardon, monsieur. Je ne tiens à être présenté qu'aux
gens qui me plaisent!

Une idée brusque,--une de celles qu'il avait caressées aussi durant ses
ambitieuses songeries,--lui était revenue, invincible.

--J'ai sans doute mal entendu, répliqua M. de Bruand. Je suis ici chez
moi!

Cachemire, assise encore, pâle, tremblant un peu, suppliait Fernand du
regard.

--Je me retire donc, dit Terral. Mais je croyais me trouver ici sur un
terrain neutre où un homme de coeur est l'égal d'un gentilhomme.

--Ah! pardieu, fit M. de Bruand en s'asseyant avec un petit éclat de
rire, je vous vois venir, monsieur... Vous êtes, je le conçois, fâché de
me rencontrer. Oui, j'ai trouvé Pougues-les-Eaux assez maussade et je
suis revenu. Je vous en demande pardon. Je vous prie encore de m'excuser
d'avoir consacré ma première visite à ma maîtresse, dont je ne vous
savais pas l'ami...

Fernand était pâle comme un mort, et ses mains tremblaient un peu. Il
avait envie de souffleter cet homme qui le tenait à distance, et le
cravachait de sa raillerie.

--Pardon, ma chère amie, continua M. de Bruand. N'étiez-vous pas avec
monsieur dans une avant-scène d'un petit théâtre, l'autre jour? J'avais
fait louer la loge par Jean, l'après-midi, si j'ai bonne mémoire...

--Monsieur, s'écria Terral, devenu livide, c'est assez! Ceci est une
grossièreté, vous venez de m'insulter, et vous m'en rendrez raison!

--Ah bah!

--Je me nomme Fernand Terral; et n'ai jamais laissé passer, sans la
relever, une allusion ou une injure.

--Méthode excellente, dit M. de Bruand en regardant le bout de ses
bottes. Au surplus, si vous vous croyez insulté, vous êtes libre de
m'envoyer vos témoins. Mais je vous préviens que je ne ferai pas une
seconde largesse. C'est assez de la loge en question. Je ne fournirai ni
les épées ni les pistolets!

Cachemire s'était levée; elle se jeta sur Terral qui, poussant un cri de
rage sourde, la main levée, allait se précipiter sur M. de Bruand.

--Allons donc! dit Léon. Voilà un geste inutile!

Il ouvrit son portefeuille, y prit une carte, la jeta sur un guéridon,
et dit, rallumant son cigare:

--Vos amis me trouveront chez moi le matin!

Il se tourna vers Cachemire, la salua et dit, en riant:

--Surtout ne croyez pas qu'il y ait guet-apens. Ah! si j'avais su être
importun, comme je serais demeuré là-bas. Mais il pleuvait. Je hais la
pluie. Au revoir!

Il salua Cachemire interdite et les laissa l'un et l'autre pâles, elle
tremblante, prête à pleurer, perdant la tête, lui se disant:--Cette
fois, c'est la fortune, peut-être!

--Quelle sottise! se dit M. de Bruand en rentrant chez lui. Je ne
connais pas ce monsieur!... Terrin, Terreau, Terral! Bah! je n'ai jamais
reculé devant un coup d'épée..... mes témoins?

Il se mit à écrire, puis sonna son domestique.

--Vous porterez ces deux lettres, l'une à M. de Handa-Machado, l'autre à
M. de Rives. De suite.

Jean sortit.

--Un duel, fit Léon une fois seul, cela est bon pour un désoeuvré
comme moi. Au fond, c'est stupide!

Il rencontra, du regard, une lettre sur son bureau et reconnut
l'écriture.

--Une lettre de Gontran de Rives... et datée de Bade. Gontran n'est pas
à Paris!

--C'est dommage, dit M. de Bruand.

Il songeait, et pendant ce temps on sonnait à sa porte, on sonnait
toujours. Le timbre de M. de Bruand sonnait à se rompre.

Le cocher promenait les chevaux; Jean était sorti. M. de Bruand alla
ouvrir lui-même.

--Ah! c'est vous, dit-il. Je suis heureux, je suis bien heureux de vous
voir!

C'était Célestin Fargeau.

--Et vous arrivez bien, dit M. de Bruand à Fargeau. Je ne serais pas
fâché de philosopher avec vous sur le chapitre du duel. Je me bats
demain!

--Vous?

--Avec un monsieur Fernand Terral, que vous connaissez....

--Terral! Ah! mon Dieu, dit Fargeau, se souvenant de la présentation
qu'il avait faite de Terral à Cachemire, comme c'est étrange!...

--Voulez-vous me servir de témoin? dit M. de Bruand.

--Moi?... Une bizarre idée, celle-là! Que dira-t-on à votre club? Bast!
vous avez raison, on dira ce qu'on voudra... Je suis tout à vous,
fit-il, et cela me rappellera ma jeunesse. En ce temps-là, nous étions
des têtes brûlées et nous soutenions, le sabre au poing, les idées qui
étaient les nôtres. C'était absurde. Et comment est survenu ce duel?

--M. Terral est l'amant de Cachemire.

--Bah!.... Et c'est pour cela que vous vous battez?

--C'est pour cela. Je sais bien qu'il y a du ridicule en tout ceci. Il
faut être un champignon comme moi, sans parents et sans affections, pour
risquer sa vie à propos de vétilles... Mais je m'ennuie tant!

--Je conçois cela, dit Fargeau. Moi aussi j'ai mes moments où je calcule
si la véritable sagesse ne consisterait pas à enjamber le parapet du
Pont-Neuf, mais j'ai mes raisons. A quoi suis-je bon? Notez que je me
trouve bon à quelque chose, puisque la Seine est encore vierge de mon
paletot. Mais vous!...

--Moi? Je suis las, las de tout, las de vivre!

--Las de vivre! C'est folie. A votre âge! avec votre fortune. Nous
déraisonnons. Voyons, quel est votre second témoin?

--M. Handa-Machado.

--Ignoré pour moi.

--Voici son adresse. Je vous saurais gré de vous entendre avec lui pour
régler avec les témoins de M. Terral, les conditions du combat. Pas de
transactions. Rien. Tout ce que ces messieurs voudront sera accepté.

--Tout?

--Tout!

--Le diable m'emporte si je croyais vous servir de témoin, mon cher
Léon. Le duel? Usage vieux et bête!... Mais vous le voulez! Je conçois,
c'est une distraction. Au surplus, vous devez être merveilleux sur le
terrain. Et voulez-vous que je dise tout?

--Dites, fit M. de Bruand.

--C'est votre réputation qui vous vaut ce duel. Je le vois bien à
présent. La peste soit des ambitieux qui pataugent dans les bas-fonds,
avec toutes les envies dans le coeur!

--Je ne vous comprends pas.

--Ce Terral, vous ne le savez peut-être pas, c'est moi qui l'ai présenté
à Cachemire. Il avait l'air curieux de voir de près une étoile: j'ai
fourni le télescope. Mais, en vérité, je ne me doutais guères qu'il
nourrissait le projet de se mesurer avec vous!...

--Comment? vous croyez?...

--J'en suis sûr. Ce Machiavel périgourdin a toutes les colères de la
médiocrité qui rampe et qui voudrait des ailes. Nos provinces sont
pleines de ces jeunes gens-là, vivant les yeux fixés sur Paris, comme
sur la Ville Promise, dédaigneux du bonheur qu'ils ont la plupart du
temps sous la main, avides de cet Inconnu vers lequel ils tendent leurs
lèvres altérées, et qui viennent traîner leurs souliers dans nos rues,
avec l'espoir d'être raccrochés aussitôt par la Fortune. Ah! qu'il
serait temps de décentraliser toutes choses pour rejeter dans leur
milieu où ils auraient été de braves gens, des notaires de campagne ou
des conseillers municipaux, tous ces Fernand Terral, que Paris change
subitement en chevaliers d'aventures.

--Est-ce pour m'empêcher de me battre avec lui, que vous me dites ceci!

--Pas le moins du monde. Je ne serais pas fâché, d'ailleurs que ce
muguet reçût de vous une leçon profitable. Ne le tuez pas surtout! J'ai
peur que ce Terral ne s'emporte et ne s'enferre comme un poulet.

--Qui sait? fit M. de Bruand.

Au bout d'un moment, M. Handa-Machado fit passer sa carte à Léon. M. de
Bruand lui présenta Fargeau. M. Handa-Machado eut la politesse de ne pas
arrêter son regard sur les vêtements de Célestin, et lui offrit aussitôt
sa voiture pour rejoindre les témoins de Fernand Terral.

L'affaire fut bientôt arrangée. Terral avait choisi pour ses témoins un
officier de spahis, son compatriote qu'il avait rencontré le matin même
dans la rue, et une de ses connaissances de table d'hôte. Il avait un
moment songé à Charles Bourdenois. Mais l'officier lui plaisait mieux,
et le second témoin avait, dans le quartier latin, une excellente
réputation de duelliste.

Les témoins de Terral vinrent le trouver chez lui.

--C'est pour demain, dit l'officier. Bois de Boulogne, Auteuil, où l'on
pourra. Le rendez-vous est à Courbevoie.

--Bien, dit Fernand.

--Veux-tu que je t'enseigne un coup excellent, dit le spahi.

--Merci. Je réponds de moi.

--C'est votre premier duel, monsieur? demanda le second témoin.

--Mon premier duel.

--Ah!

Au bout d'un moment de silence, l'officier demanda des fleurets.

--Je n'ai pas de fleurets, dit Terral.

--Bon. En ce cas, vite à la salle d'armes. Il faut se dérouiller la
main.

--C'est juste, dit Fernand.

Il fit des armes jusqu'à l'heure du dîner. Son jeu, très-serré et
très-fin, était à la fois élégant et sûr. Le prévôt avec lequel il
faisait assaut paraissait un peu étonné et lui demandait de qui il était
élève.

--D'un gendarme, dit Terral.

--Ancien soldat? vieux, sans doute? continua le prévôt tout en
continuant l'assaut. Ce _coupé de couronnement_ sent l'ancienne méthode.
Mais votre jeu est excellent. Avec cela, classique. Ah! pardon,
mauvaise; cette parade de quarte basse est mauvaise. Remarquez-le. Elle
se prend sur un coup porté dans la ligne basse en frappant
vigoureusement le fer de l'adversaire par un coup sec,--là!
bien,--parfait! La main en tierce, l'épée horizontale. Excellent! Et
vous vous battez demain, monsieur?

--Je me bats demain.

--Bonne chance, dit le prévôt.

--J'en aurai, répondit Fernand.

Il emmena ses témoins dîner avec lui au restaurant, près de la barrière.
On les servit dans le jardin, sous les acacias. Il y avait autour d'eux
des familles d'ouvriers qui, au dessert, chantaient en s'accompagnant
sur leurs verres. Terral paraissait extrêmement gai. Il ressemblait à un
homme qui, sentant approcher l'heure décisive de sa vie, se
contraindrait à sourire pour faire bon visage à la fortune.

Ce n'était pas, d'ailleurs, le duel en lui-même qui lui importait, mais
les conséquences du duel. M. de Bruand était assez connu dans le monde
parisien pour que sur son adversaire, heureux ou malheureux, rejaillît
une bonne partie de sa renommée.

--Que je le blesse ou qu'il me blesse, songeait Fernand, le résultat
sera le même pour moi, et tout aussi profitable. Il se peut faire
pourtant que je succombe... il peut me tuer.

Mais rapidement la réflexion succédait à la réflexion, et il ajoutait
bien vite:

--Bast! les morts sont _arrivés_, et je n'aurai pas à me préoccuper de
l'avenir.

Il quitta ses témoins assez tard, leur donnant rendez-vous pour le
lendemain. Il rentra chez lui, seul. Il entendit du bruit dans sa
chambre. C'était Cachemire qui était venue.

--Ah! mon pauvre Fernand, dit-elle en se jetant à son cou, il y a
longtemps que je t'attends là. Tu te bats, dis?... n'est-ce pas que tu
te bats? Je ne veux pas que tu te battes, moi!

--Ma chère amie, fit Terral, à cette heure il me faut tout mon
sang-froid. Ce que j'ai résolu se fera, vous le concevez bien.
Laissez-moi.

--Mais s'il allait te tuer, songe donc! Qu'est-ce que je deviendrais,
moi?

--Tu es folle. C'est pour me dire cela que tu es venue ici? J'ai besoin
d'être seul.

--Ah! voilà que tu me chasses, à présent? Tu ne m'aimes plus, tiens!

--C'est pour vous que je me bats, ma chère enfant, vous l'oubliez!

--Oui, dit Suzanne en lui prenant les mains, tu as raison... Je suis une
ingrate... Mais, vois-tu, j'ai tellement peur de te perdre... Ah! ce
monsieur de Bruand, si tu savais comme je le déteste. On dit qu'il est
très-fort aux armes?... le sais-tu?... A quoi vous battez-vous?

--A l'épée.

--Voilà. J'ai peur, moi. Rassure-moi, dis-moi quelque chose. Tu te
défendras bien, mon Fernand?

--Je me défendrai, dit-il brusquement. Écoute, ajouta-t-il un moment
après, mais laisse-moi: ma première visite sera pour toi, demain, après
le duel.

--Oh! tu me trouveras debout, va. Je ne dormirai pas. Seulement tu as
raison, je m'en vais. Je te laisse là. Mon pauvre Fernand, je ne t'ai
jamais autant aimé!

Elle lui prit le front, pencha jusqu'à ses lèvres la tête robuste de
Terral, et lui donna un long baiser. Puis elle descendit, et regarda sa
montre sous le premier réverbère.

--Huit heures, dit-elle. J'ai le temps d'aller retrouver Antonia.

Elle fit signe à un fiacre qui passait et jeta une adresse au cocher.

--Tu as une place dans ta loge? dit-elle à Antonia en arrivant chez son
amie.

--Oui.

--Je vais avec toi. Je ne suis pas fâchée de revoir le ballet, moi. Et
puis, ce Colbrun, est-il drôle au quatrième acte!

Resté seul, Fernand Terral, accoudé à sa fenêtre, regardait tour à tour
la rue pleine de passants, les boutiques éclairées, la brume lumineuse
au-dessus des maisons, le ciel d'un bleu profond, plein d'étoiles, mais
surtout cette fourmillière bruyante, où, se disait-il, demain il allait
s'ouvrir une place, brusquement, au prix de son sang peut-être!

M. de Bruand était seul, chez lui, dans son cabinet de travail,
songeant. Il était assis devant son secrétaire encombré de papiers,
relisant de vieilles lettres jaunies, se retrempant amèrement dans ce
passé qui lui avait promis un si triomphant avenir. Il y avait des
lettres de sa femme, des lettres d'amis, de Paul Barré, de quelques
autres. Combien parmi ceux-là, qui n'écriraient jamais plus! Que de
morts, de séparations, d'éternels adieux!

--Et l'on veut que le monde soit gai, songeait M. de Bruand. Il s'agite
pour oublier, voilà tout. Quant au vrai sourire, cherchez-le sur les
lèvres de roses des enfants. Passé quinze ans, la grimace commence!

Il ne savait pourquoi il s'était assis de la sorte devant les tiroirs où
dormaient les douleurs et les joies d'autrefois. Le résultat de la
rencontre du lendemain l'inquiétait peu. Il était sûr de lui. Mais un
secret instinct le poussait. Il s'était senti le besoin de jeter un
regard en arrière; la pente des souvenirs est glissante et le coup
d'oeil était devenu une contemplation.

Les années écoulées revivaient dans ces papiers ensevelis côte à côte.
Ses premiers espoirs, ses ivresses premières lui revenaient comme des
parfums mal évanouis. Il les respirait avec une volupté attendrie,
passant en revue, et sans amertume, toutes ses déceptions et toutes ses
souffrances.

Parfois il prenait une lettre au hasard, la relisait, se trouvait
subitement transporté vers un temps qu'il avait oublié, et il revivait,
en une minute, parfois toute une année de bonheur.

--Ah! le souvenir, dit-il tout haut, tout à coup, comme si on l'eût
écouté, il n'y a décidément que cela au monde.

Il entendit, en ce moment, qu'on frappait à sa porte.

Il eut un geste de mauvaise humeur. Ne pouvoir demeurer seul un moment!

--Qui est là?

Peut-être un importun!

--C'est moi, dit la voix de Fargeau.

--Vous, mon ami? Entrez.

Fargeau paraissait grave, ennuyé. Il y avait une ride profonde entre ses
deux gros sourcils.

--Je comptais vous trouver seul, dit-il. Je viens causer un peu.

--Et vous arrivez bien, dit Léon de Bruand. Je mets en règle mes
affaires.

--Allons donc! fit Célestin. Cela en vaut-il la peine?

--Non. Aussi bien n'est-ce pas à cause de ce duel. Mais, insensiblement,
songeant à tous les heurts de la vie, j'ai été amené à ressentir comme
une soif de souvenirs... J'ai ouvert ces lettres... Cela m'a soulagé.

--Les bains de passé, dit Fargeau, c'est souverain pour ceux qui ont le
moindre bonheur derrière eux. Pour moi, je retournerais bien cinq cents
fois la tête que je ne verrais rien, pas un sourire.

--Vous voilà triste, fit Léon avec étonnement.

--Oui... On a des moments comme cela... C'est ce maudit duel!... Le
diable soit de ce M. Terral... J'ai donc encore un fonds d'illusions?
L'ambition de cet homme m'avait un moment séduit. J'y voyais la légitime
impatience d'une âme qui sent sa force. L'âme? Imbécile! Il ne
s'agissait que d'appétit! Ah! depuis ce matin, j'ai beaucoup songé, tout
en fumant ma pipe... Vous évoquez votre passé? Ce n'est pas le Fargeau
d'à-présent qui vient de vous parler, mais le Fargeau d'autrefois...
celui qui vous a connu tout enfant et qui a fait de vous un homme.

--Vous êtes un brave garçon, tenez, dit Léon.

--Un peu bien bohême!... Mais si l'on creusait... Ah! que cette nuit va
me sembler longue!

--Passez-la ici.

--Je veux vous laisser dormir. Mais, ah! çà, voyons, dit Fargeau, vous
êtes bien décidé à ce duel?

--Décidé, non! mais je me battrai. Oh! je connais toutes les phrases
faites là-dessus. Rousseau _dixit_. Désertion, lâcheté, suicide à deux.
Et l'on a bien d'autres choses à faire en ce monde qu'à se lever à 5
heures du matin, à se mettre en bras de chemise comme un garçon
tapissier et à déranger quatre hommes de bonne volonté. Mais empêchez
les malapris de vous marcher sur le pied ou de salir de leurs talons
les tapis de vos maîtresses! Ce qui m'ennuie, c'est que le mélodrame
finit la plupart du temps par un vaudeville, et que la grande dame des
champs de bataille et des guerres civiles vous fait neuf fois sur dix
l'affront de vous mépriser et de vous renvoyer sain et sauf et remettant
son habit comme un bourgeois qui vient de faire des haltères.

--Tout cela est triste et vous riez, dit Fargeau.

--Croyez-vous? fit M. de Bruand.

--Au fait, reprit-il, voilà comme la force des choses fait qu'on se mêle
de la partie alors qu'on voulait seulement juger les coups. Le rôle de
spectateur indifférent est des plus difficiles, et bien fort qui
résisterait à l'envie de siffler les marionnettes. Qu'avais-je besoin de
rouler des yeux d'Othello devant Cachemire et son amant? Se battre,
c'est du temps à perdre et les désoeuvrés comme moi n'en ont pas trop
pour mener leur existence inutile!

Fargeau dans un fauteuil, les jambes croisées et la tête renversée sur
le dossier roulait une cigarette en regardant la rosace du plafond où
pendait une lanterne japonaise.

--Bah! donnez une leçon à ce Terral et le temps ne sera point perdu.
Mais du diable s'il était utile de dégainer pour mademoiselle Cachemire.
Quand je songe que cette fille, avec toute sa perversité, est encore une
des meilleures que l'on puisse rencontrer, j'en ai froid dans le dos. On
est fort indulgent, à mon avis, pour ces créatures qui ont la
circonstance atténuante de la beauté. Que la Vénus de Milo soit une
scélérate, elle trouvera demain des défenseurs qui prouveront par A plus
B que tant de perversité ne peut entrer dans une telle poitrine. A la
vérité, la plupart de ces filles ne valent que le mépris, mais j'en sais
qui méritent aussi la colère des honnêtes gens. Passe pour Cachemire!
Inconsciente du mal qu'elle peut faire, obéissant aux sollicitations de
ses appétits et de ses sens, elle se laisse aller à la dérive, à la
garde du diable, au hasard, et mettant le pied en riant sur la côte où
le vent la pousse. Et elle briserait les existences sans qu'on pût lui
en vouloir beaucoup, à peu près comme l'enfant casse en deux son
joujou,--pour tuer le temps. Ce n'est point là la grande courtisane.
Celle-ci, il faut la voir de près pour la bien juger et, tel que je
suis, je connais bien des choses. Le monde ébloui qui les voit passer au
Bois, je ne sais où, partout,--puisqu'on ne peut entrer nulle part sans
se cogner à l'une d'elles,--se laisse prendre encore à leur luxe, à leur
grâce, à leur beauté composite, engluer par leurs sourires. Et pour lui,
qui sait? ce sont peut-être les grandes calomniées. Qu'elle daigne
saluer Héraclite qui passe et, tout grincheux qu'il est, Héraclite
avouera qu'elles valent mieux que leur réputation. Pauvre de moi! J'ai
le crâne assez dépourvu de cheveux, et le coeur assez chauve
d'illusions pour les considérer sous leur jour véritable. Vivent les
sceptiques; ils voient juste! Souvenez-vous de Montaigne et
rappelez-vous ce qu'il dit de ces fameuses courtisanes italiennes si
vantées, si chantées. Il n'en eût point donné, je parie, un fétu même à
l'heure où la _libéralité du temps_ ne l'avait pas doté de sa gravelle.
Eh bien! moi, simple spectateur comme vous,--mais plus désintéressé que
vous,--j'aperçois le vrai et je le dis tout cru. Le coeur me saute à
voir la France, cette pauvre diablesse de nation qui est encore la
meilleure de toutes, ainsi livrée à ce sérail. La courtisane a tout
envahi, elle est à toutes les avenues, elle tient tous les secrets, elle
dirige toutes les consciences. C'est la courtisane qui prend par la main
la jeunesse et la traîne dans le monde,--tiers, quart ou fraction de
monde,--pendue à sa jupe, étiolée, pâlie. Le jeune homme passe
brusquement du salon de sa mère au boudoir de Cora. Là, dans ce milieu
bizarre, capiteux, troublant, il apprend à douter de sa foi, à railler
ses croyances, à tout jeter, lest d'honneur et de convictions, par
dessus les moulins. Et vous le savez bien, parbleu, que le Mentor de nos
Télémaques a maintenant de la poudre de riz sur les joues, et dans le
dos des _suivez-moi jeune homme_! Encore si c'était Ninon de Lenclos.
Mais les Ninons du jour n'offriraient à Voltaire d'autre bibliothèque
que les mémoires d'Anonyma ou les Parnasses, édition belge. Jeunes gens
où êtes-vous? Demandez aux avant-scènes! Le gilet échancré jusqu'à
l'abdomen--qui naîtra plus tard,--le camélia blanc à la boutonnière, les
cheveux en deux, ils sont autour d'elles, autour d'Anna qui sourit, ou
de la vieille Esther qui fronce les lèvres. On joue du George Sand sur
la scène et pendant ce temps l'on trace dans cette loge, là-bas, le
programme du souper prochain, l'on s'associe pour le lansquenet, et,
pour passer le temps, on se fiance. La Marceline décrépite épouse
Chérubin qui paye les cornettes, et si Chérubin réclame, parle d'oiseau
bleu, ou, par hasard, de la romance à madame, Marceline dit:--Eh bien!
_et ta soeur?_ Voilà les adolescents. Que seront les hommes? Mon cher
Bruand, par ma foi, je vous trouve l'indulgence même. Vous voyez cette
comédie et vous haussez les épaules. Mais c'est un drame aussi cela.
Songez que, par leurs amants, vieux ou jeunes, ces femmes ont un oeil
dans toutes les familles, une oreille à la chambre de vos épouses,
qu'elles ont le secret de vos fautes et le dernier mot de vos
défaillances, qu'elles ont les lettres et les serments, qu'elles
tiennent la moitié de Paris par le coeur, par les sens ou par la
gorge, qu'elles gardent pour leurs vieux jours ce qu'elles ont deviné de
secrets de familles, de plaies cicatrisées qu'elles rouvriront, de
blessures qu'elles essaieront de faire saigner. Elles sont inoffensives,
dit-on, naissent et passent, emportées comme elles sont venues--par un
souffle? Et c'est votre indulgence ou votre curiosité qui fait leur
force. Inoffensive? Et dans combien de drames bourgeois n'ont-elles pas
joué le premier rôle? Que de foyers déserts! Par elles, que de faibles
gens déshonorés, de coeurs flétris! Elles peuvent tout. Et si toutes
elles n'agissent pas, c'est qu'elles sont lâches. Ah! que de haines dans
ces âmes fangeuses contre vos mères, contre vos femmes, contre vos
soeurs! Que de vengeances méditées, quelle âpre soif de prendre leur
revanche sur ces honnêtetés qui les éblouissent! Elles tremblent et
reculent, soit. Leur main défaille. Mais supposons-les aussi courageuses
qu'elles sont haineuses, avec la force dont elles disposent (et quelle
force la faiblesse des autres!) l'équilibre est rompu. Elles règnent et
vous mettent vos fautes sous le menton comme on y mettrait un couteau.
Les exemples ne manquent pas,--ni les scandales, Paris a vu de ces
_chantages à l'amour_ organisés comme un plan de bataille. Vous avez été
trop bon, M. de Bruand, et Cachemire peut-être n'a qu'à attendre pour
devenir mauvaise. Les femmes, c'est le contraire du vin. Elles
s'aigrissent en vieillissant.

Peu après, ils se séparèrent. Il y eut, dans la poignée de main que
Fargeau donna à Léon, quelque chose de l'embrassement d'un père.

Le lendemain, on se rencontra au bois de Boulogne. Le jour s'éveillait,
un vent un peu frais passait à travers les branches. Il y avait, dans le
ciel, comme une promesse de chaleur et de vie. Dernier sourire de l'été.
On devinait des oiseaux dans les arbres, on sentait des frémissements
d'ailes sous des frémissements de feuilles, et parfois dans cette
matinée de septembre, comme des bouffées de printemps.

Dans la voiture qui les conduisait, M. Handa-Machado, tenant les épées,
enveloppées de serge verte, ne disait mot. Fargeau, tête baissée,
semblait regarder son pantalon noir, luisant aux genoux; M. de Bruand, à
la portière, contemplait les arbres déjà jaunes et le ciel toujours
bleu.

--Nous ne serons pas les premiers, dit M. Handa-Machado en apercevant
une voiture à l'entrée du pont de Courbevoie.

--Ah!

Lorsqu'ils furent près d'elle, Fargeau jeta un coup d'oeil sur cette
voiture, et vit justement la tête de M. Fernand Terral, un peu pâle.

On donna le mot aux cochers qui touchèrent vers le bois de Boulogne.

Puis on choisit le terrain.

Le spahi jetait feu et flammes et semblait diriger le duel.

M. Handa-Machado, assez froid, le laissait dire, puis discutait
doucement.

--C'est bête, songeait Fargeau.

Le second témoin de Terral devait servir, au besoin, de médecin.

Terral, adossé contre un chêne, les bras croisés, attendait en se
mordillant la moustache. M. de Bruand, comme s'il n'eût pas eu de rôle
dans le drame qui se préparait, étudiait les colorations que donne
l'automne au feuillage.

Il fallut tirer les armes au sort. Le spahi avait apporté de longues
épées à coquilles, d'apparence brutale comparées aux fines aiguilles que
tenait M. Handa-Machado.

Le sort choisit les lourdes épées du soldat.

On se mit en garde.

Fargeau, le sourcil froncé, regardait Terral avec une certaine
expression de menace.

Blanc et l'oeil étincelant, Fernand s'était déjà précipité sur M. de
Bruand avec l'impétuosité d'un duelliste habitué au terrain. Quoique ce
fût sa première affaire, il se sentait sûr de lui. Mais, souriant, M. de
Bruand écarta son fer.

Fernand, par un brusque mouvement de moulinet, cherchait à envelopper
l'arme de M. de Bruand. Le poignet de Léon tenait son épée immobile.

M. de Bruand n'avait qu'à se fendre pour percer Terral en pleine
poitrine.

--Allons donc! murmura Fargeau dans sa barbe.

Mais M. de Bruand, dédaigneux, demeurait en garde, les yeux sur les yeux
de Terral.

Tout à coup, Fernand recula, rompit, puis bondit en avant avec une
terrible brusquerie, et son épée disparut dans la poitrine de M. de
Bruand.

--Tonnerre! dit Fargeau.

Fernand Terral, appuyé sur la coquille de son épée, regardait M. de
Bruand couché sur l'herbe.

Le docteur pansait déjà la blessure. Célestin Fargeau, agenouillé,
soutenait le corps entre ses bras.

M. de Bruand n'avait pas perdu connaissance. Il était livide, les lèvres
blêmes, mais son oeil conservait la même vivacité.

--Eh bien! murmura-t-il. C'est fini!

Fernand Terral s'approcha alors et lui tendit la main.

--Inutile, dit Léon. Je vous ai accordé le droit de croiser l'épée avec
moi, c'est assez!

Une rougeur de colère teignit les joues de Fernand qui s'en alla, poussé
par le spahi.

--Voilà le duel, songeait Fargeau, et la justice!

On amena la voiture.

M. de Bruand fut couché soigneusement sur les coussins.

--Je vous accompagne, dit M. Handa-Machado à Fargeau.

Doucement, lentement, la voiture prit le chemin des Champs-Élysées. A
chaque cahot, M. de Bruand retenait une plainte. Fargeau se mordait les
lèvres pour ne point jurer de rage, et le docteur soutenait la tête du
blessé.

A la hauteur de l'Arc de Triomphe, le cocher entendit deux maçons qui
allaient à leur ouvrage, échanger à haute voix ce propos:

--Hein,--celui-ci clignait des yeux,--une voiture comme ça à nous!

--Ah! dame!

--Il y a des gens qui ont de la chance!




VI


Les cahots de la voiture secouaient M. de Bruand et lui arrachaient des
plaintes sourdes. Parfois une sanglante écume venait à ses lèvres, et le
médecin ou Fargeau l'essuyait. Le docteur tenait la main de Léon et lui
tâtait le pouls. La fièvre gagnait.

--Nous ne sommes qu'aux Champs-Élysées? dit le médecin en regardant par
la portière, et les minutes sont des siècles. Un tour de roue peut être
mortel. M. de Bruand a-t-il un ami de ce côté chez qui il puisse être
transporté?

--Il a un hôtel à lui.

--Parbleu, l'hôtel de Cachemire.

On arrêta les chevaux. Fargeau courut à la grille, sonna. Constance vint
ouvrir.

--Vite, un lit; et appelez les gens. Monsieur se meurt.

--Monsieur!

Le docteur et le cocher soutenaient M. de Bruand et le portaient, comme
un enfant, vers la porte de l'hôtel. Il était évanoui. La foule
s'assemblait. Le petit hôtel s'emplissait de cris. Madame Labarbade,
dans la cour, agitait son mouchoir en criant au meurtre. Mais le petit
Adolphe, qui vit passer la figure blanche de M. de Bruand, se contenta
de dire:

--Parlons-en. Joli teint pour aller en soirée!

Cachemire n'était pas là. Depuis le matin, elle attendait dans la
chambre de Terral.

Il fallut tous les soins éclairés du docteur, toute l'activité de
Fargeau, pour que M. de Bruand ne mourût point durant l'heure qui
suivit. On l'avait couché dans le lit de Cachemire. Sa tête penchée sur
l'oreiller, ses yeux clos, sa bouche ouverte lui donnaient l'air d'un
cadavre. Fargeau se cognait le front, jurait, faisait de la
charpie, lançait les domestiques chez le pharmacien, et servait
d'aide-chirurgien. Il resta là, sans manger, jusqu'au soir et il y passa
la nuit.

En revenant à lui, M. de Bruand l'avait aperçu le premier. Il le
remercia, lui tendant la main, et il allait parler, mais Fernand fit un
signe, et dit souriant:

--Chut! n'ouvrez pas la bouche! Plus tard!

Madame Labarbade, de temps à autre, venait s'informer de l'état du
malade. Mais Cachemire ne paraissait point. Elle avait passé la nuit
dehors. Elle revint le lendemain, apprit tout, et dit:

--C'est amusant! Où coucherai-je ici? Bien certainement je ne mettrai
pas les pieds dans ma chambre!

--Et pourquoi?

--Je ne veux pas le voir, lui!

--Tu as tort.

--C'est possible.

--Après tout, dit madame Labarbade, tu sais, comme tu voudras!

La blessure était grave. Le coup d'épée, traversant le poumon droit,
avait ouvert la veine sous-clavière: porté de bas en haut, il avait
longé le ventricule gauche du coeur. Une ligne de plus et ce coup
terrible eût été foudroyant. Léon avait voulu connaître la gravité de sa
blessure. Il connaissait assez d'anatomie pour savoir quels dangers il
courait. Il fit son testament. Toute sa fortune revenait à des parents
éloignés qu'il ne connaissait même pas. Madame Labarbade avait appris
que le blessé, demandant du papier et de l'encre, était resté durant
quelque temps à écrire des lettres, dans son lit. Elle avait même mis
l'oeil à la serrure, mais le lit de M. de Bruand ne lui apparaissait
ainsi que de trois quarts. Elle ne voyait que le secrétaire qu'on avait
approché, et sur lequel brûlait une bougie, entourée de papiers et de
bâtons de cire.

La curiosité tenait bien fort madame Labarbade, et son pouls battait une
charge fébrile. Elle eût donné un mois de sa vie pour pénétrer dans
cette chambre; elle avait déjà la main sur le bouton de la serrure
lorsqu'elle entendit, derrière elle, un froissement de soie.

C'était Cachemire.

--Qu'y a-t-il donc? fit Suzanne. Que regardez-vous là?

--Tu ne sais pas, dit maman Anaïs, il fait son testament!

--Le Bruand?

--C'est ton sort qui se décide-là!

--Mon sort? Je m'en moque. Il doit être furieux contre moi, sans compter
qu'il a ses raisons. Fernand l'a joliment arrangé. Voilà ce que c'est!
Et puis je n'y tiens pas à sa «fortune...» J'espère bien ne manquer de
rien avec Terral!

--Avec Terral?

--Oh! dit Cachemire en surprenant un reproche dans le regard de sa
belle-mère. Tout ce que vous direz et rien, c'est la même chose. Je l'ai
dans le sang!

--Mais, fit madame Labarbade, avec ça que je t'empêche de l'aimer! Où
as-tu pris que je voulais te dire quelque chose! Il est assez joli
garçon pour qu'on lui passe des dragées. Seulement, si tu étais adroite,
au lieu de prendre la poudre d'escampette et toujours, et toujours,
_sans décesser_ comme tu le fais, de temps à autre tu te mettrais une
chaise et tu irais t'asseoir au chevet de M. de Bruand. Ce n'est pas
gai, mais tu gagnerais bien tes journées...

--Oui, l'héritage?

--Sans doute, l'héritage! Il faut songer au solide. Et puis, tu sais, si
ça t'ennuyait trop, tu pourrais patienter avec cette idée qu'il n'en a
pas pour longtemps.

--Oh! ma foi, dit Cachemire, qu'il garde son argent s'il veut. Je ne lui
demande rien. Je ne veux pas le voir. Quand je pense qu'il aurait pu
tuer Fernand... Le bon Dieu a été juste, heureusement... D'ailleurs les
cartes, toutes les _réussites_, étaient pour nous, tu sais! Je sors,
moi... Garde-le, ton M. de Bruand, si tu tiens aux picaillons. Moi, je
suis jeune, je m'en moque; j'ai quelqu'un qui m'aime, je n'ai plus
besoin de me fatiguer à causer avec ceux que je n'aime pas.

Elle tourna les talons et dit: «Adieu!»--avec un sourire.

Madame Labarbade entendit les volants de sa robe crier joyeusement sur
les escaliers de l'hôtel.

--Petite sotte! dit-elle tout haut... Je suis jeune? Oui, tu es jeune.
Parbleu! Mais tu ne le seras pas toujours. Si tu crois que la jeunesse a
été inventée pour toi... Va avec ton Terral, va. Un joli monsieur. Il te
mènera loin!

Elle reprit son poste d'observation, l'oeil à la serrure, le cou
tendu, Mohican femelle, toute prête à scalper un mourant. M. de Bruand
n'écrivait plus. Il y avait sur le secrétaire plusieurs plis cachetés
d'un large placard rouge. Le testament était-là! Cette fois, madame
Labarbade n'y tint plus. Elle voulut voir. Elle ouvrit la porte, entra
doucement dans la chambre, croisant les mains et penchant la tête sur
l'épaule gauche, avec une attitude douloureuse.

--Vous m'avez appelée? dit-elle, lorsqu'elle fut près du lit.

--Moi?

--J'avais cru... Vous n'avez donc pas sonné?

--Non.

Elle jetait sur les papiers un regard oblique. Elle voulait lire. Mais
le dernier pli, jeté-là au hasard, couvrait tous les autres et il était
tourné du côté de la cire. Madame Labarbade ne voyait ni écriture ni
adresse.

--Vous n'êtes pas plus mal?

--Au contraire, dit Léon, je vais mieux!

--Ah! j'en suis ravie. Parbleu, je savais bien... Le docteur disait...

--Il disait?

--Rien. D'ailleurs ces médecins sont des ignorants. Ce ne sont pas leurs
ordonnances qui guérissent, allez, mais bien plutôt les soins... les
soins intelligents... Où est la teinture d'arnica? Là! Il faut la
secouer de temps en temps. (Elle agitait la fiole violemment)... Je
voudrais vous panser moi-même. Je suis sûre que je vous guérirais plus
vite.

--Je vous remercie, dit M. de Bruand en souriant un peu.

--Ah! les mains de femme, continua madame Labarbade... Les soeurs de
charité!... Cachemire n'est pas venue ce matin?... Ni hier, je parie?...
Je vous le demande, son poste ne devrait-il pas être à vos côtés?

--Pourquoi? fit-il.

--Mais... parce qu'elle vous doit...

--Elle ne me doit rien.

--Que voulez-vous! elle est oublieuse... Ah! si l'on m'avait aimée comme
vous l'avez aimée...

--Je ne l'aimais pas, dit M. de Bruand.

--Ah!

Madame Labarbade demeura un instant décontenancée. Elle souriait,
regardait Léon, regardait les lettres, et remuait les doigts comme si
elle eût égrené un chapelet.

--Après tout, dit-elle, votre vraie garde-malade, c'est moi...

--Je le sais, dit Léon. Vous ne m'avez pas souvent quitté.

Elle crut voir là un reproche; mais elle ne laissa pas deviner qu'elle
pouvait comprendre, et continua, d'une voix qu'elle adoucissait:

--Votre appareil n'est point dérangé?

--Non. Tout est pour le mieux. Merci.

--Mais ce secrétaire vous gêne, dit-elle en dérangeant brusquement les
lettres mises les unes sur les autres.

Léon surprit ce mouvement, se redressa en s'aidant de ses mains et dit
avec vivacité:

--Laissez ceci!

--Je vous demande pardon... je croyais...

Elle n'avait pu découvrir que l'adresse d'une lettre. _A Monsieur Paul
Barré, officier de marine._ Ce nom ne lui apprenait rien.

--Vous ne voulez pas un livre? dit-elle en faisant mine de se retirer.

Léon ne répondit pas.

--Si vous avez besoin de quelque chose, je ne quitte pas la maison, moi.
Au premier signe j'accourrai.

--Bien, dit M. de Bruand.

Elle se retira comme elle était venue, doucement, et referma la porte
avec précaution. Elle s'éloignait lorsqu'elle aperçut Célestin Fargeau
qui la salua sans rien dire, et entra dans la chambre de Léon.

--Le diable emporte celui-là, dit madame Labarbade entre ses dents. Fin
comme l'ambre avec ses airs de Job et de pané. Je suis sûre qu'il aura
le gros lot. Bast, ajouta-t-elle, pourvu que l'autre époumonné ne
m'oublie pas!

Fargeau venait souvent à l'hôtel. Léon le recevait toujours et à toute
heure. Fargeau entrait même lorsque le médecin était là. M. de Bruand ne
vivait plus guère que lorsqu'il causait avec son ancien précepteur. Les
anciens amis du club, M. Handa-Machado et les autres, ressemblaient
vaguement à des importuns. Maintenant que leur compagnon de plaisir se
trouvait cloué dans ce lit, il n'y avait plus grand'chose de commun
entre eux et lui. La vie folle, la vie rapide, la vie à haute atmosphère
les rappelait. Ils plaignaient beaucoup M. de Bruand et le regrettaient,
mais ils commençaient à l'oublier. On parlait d'autre chose là-bas, et
Léon avait déjà comme l'intuition de cet oubli.

--Ce n'est pas la mort, disait-il, c'est la façon dont je meurs qui
m'accable... Triste fin pour un grand seigneur, comme je me piquais de
l'être, que de tomber ainsi sous le fleuret d'un aventurier, de râler
dans une chambre où peut-être _elle_ a reçu cet homme,--et de mourir, en
un mot, «en la plume comme canards.» C'est une expression de Brantôme
qui me revient. Heureux ceux qui finissent bien, mon cher Fargeau, comme
ce comte de Bure, qui voulut mourir cuirassé, épée au côté et casque en
tête. Moi, je l'avoue, je finis mal.

Il reprenait alors:

--Ah! les rêves! Les premières journées, les premiers pas, les premiers
sourires! Vingt ans! L'espoir! L'air libre et pur! Une femme! Ma
femme!... Et les lendemains! Les journées folles, les courses, les
soupers, l'air asphyxiant, le gaz, les restaurants, Cachemire! Quel
kaléidoscope! Quelle ironie! quelles chimères, et quelles folies!

--Je suis puni par où j'ai péché, dit-il un soir... Étais-je né pour
cette vie de mannequin parisien? Vous le savez, ce qu'il me fallait,
c'était un coin où rêver, un bon livre, un ami, vous et elle (il
songeait à celle qui n'était plus.) Mais je n'ai pas eu la force de
supporter la solitude. Je meurs inutile, après avoir--qui sait? vécu
ridicule. Tu l'as voulu, George Dandin de boulevard!

--Et après tout, fit M. de Bruand avec un rire sec, ne l'ai-je pas
mérité? Oui, sotte existence, que celle-ci! Encore une fois, il y avait
d'autres façons d'oublier. L'homme est si peu de chose sans le devoir!
J'ai trop tôt désespéré, je me suis lassé trop tôt, j'ai jeté le manche
et la cognée, me contentant de regarder, en spectateur, tous ces
bûcherons humains acharnés après les obstacles. La fatigue m'a pris.
J'avais bien le droit d'être las, mais j'aurais dû avoir la force de
secouer cette torpeur, et de me mesurer avec la vie, au lieu de la
laisser passer sans m'enquérir si elle était bonne ou mauvaise. Toutes
les choses humaines, mon cher Fargeau, ont leur sanction!

--Et quelle sanction méritiez-vous, je vous le demande? dit Fargeau
presque avec colère. Ah! si le sort, pour être équitable, tenait
tellement à vous porter quelque coup, tonnerre! que réservera-t-il donc
à la folie de Cachemire et à l'ambition de ce Terral?

--Attendons la fin, dit Léon avec un sourire railleur. Pour moi, cet
homme et cette femme, faits l'un pour l'autre évidemment, ressemblent à
des gens qui croiraient étreindre un marbre merveilleux et qui
presseraient entre leurs bras une statue de plâtre. Ils veulent la
fortune et l'amour; c'est--je le gagerais--la misère et le dégoût qu'ils
trouveront... s'ils ont la patience d'attendre et de chercher ensemble.
Non, pas votre misère, Fargeau. Eh! pardieu, votre habit est râpé, mais
votre conscience est neuve. J'entends une misère terrible, dissimulée
sous un sourire, la misère en gants blancs et en robe de soie.

--Possible, dit Fargeau.

--Au fond, continua Léon de Bruand, Cachemire n'aime que la misère, la
bohême, le ruisseau. Elle suivra Terral au cabaret si Terral y descend.
Par passion? Jamais. Je vous l'ai dit souvent. Par caprice, par goût,
par amour de l'antithèse. Elle a, comme toutes les autres, la nostalgie
du passé, du vin bleu, des bottines trouées et du haillon. Elle m'aurait
aimé, qui sait? si je l'avais salie. Elle aime le luxe d'instinct, mais
au fond la fantaisie sans le sou, l'amour va-nu-pieds est son amour à
elle. C'est une amoureuse de la misère, comme vous, Fargeau.

--Amoureux de la misère moi? dit Fargeau! C'est possible. Lourd bagage,
la fortune! Je marche d'un pas plus léger en ne portant rien. Ont-ils
l'air bête, les garçons de banque, avec leurs sacoches! N'importe. On
réfléchit aussi, vous savez, à ses moments perdus. Vous parlez de vie
inutile? Et la mienne, bon Dieu!--Une intelligence gâchée, une volonté
sans muscles. Bast! Est-ce bien ma faute ou celle du temps?--Un de mes
amis, dit Fargeau, un exilé de la vie européenne, revenant d'un séjour
de dix ans en Abyssinie, me disait que ce qui l'avait frappé tout
d'abord au retour c'était le peu de solidité de nos pas. Nous mettons le
pied à terre en hésitant, nous allons, comme si quelque vent nous
secouait, tremblants, en gens qui cherchent leur voie, ignorent le but,
demandent le chemin. Tout au contraire, les nègres de là-bas posent
hardiment sur le sol la plante de leurs pieds. Le but? Ils le
connaissent. Leur chemin? il est tout tracé, comme leur existence. Ils
savent ce que leur tiendra la vie; nous, nous espérons en ce qu'elle
nous promet. Ils ont des lois, ils ont des dogmes. Dogmes et lois, nous
avons tout analysé, discuté, détruit. Nous cherchons. De là cette
démarche hésitante. De là leurs pas fermes et certains. Puis ici les
têtes entraînent le corps. La boîte crânienne est trop lourde.
L'équilibre est rompu et l'individu titube. Nous n'avons plus assez de
muscles, tout le mal est là! Le sang disparaît, les nerfs arrivent. Ce
monde est anémique. Nous faisons réellement trop bon marché de la
matière. En développant notre cerveau outre mesure, nous réduisons à
rien la machine humaine qui est construite pour l'équilibre, non pour
l'instabilité. Un homme n'est complet que lorsque son intelligence et
ses instincts sont d'accord, lorsque tout en lui se pondère. Mais qui
fait la part des instincts aujourd'hui? La foule! Quant à l'élite, elle
n'a ni sang ni muscles, et comme elle refuse ses droits à la bête, c'est
par la bête qu'elle est domptée. La bête, lisez la femme. Chez elle du
moins l'éducation est instinctive; aussi, armée de son flair elle vient
à bout de l'intelligence la plus solide. Sa subtilité étrangle notre
franchise. C'est le combat du sauvage contre l'Européen. Il a la nature
pour lui, ses organes contre nos armes, son instinct contre notre
savoir. Les femmes sont des Peaux-Rouges et elles scalpent notre
génération. A preuve,--il se touchait le front,--l'inévitable,
l'implacable, la terrible calvitie régnante! Mais,--puisque j'ai parlé
de moi,--j'aurais pu être énergique, lutter, me roidir; moi aussi j'ai
déserté. Tenez, il y a quelque chose d'injuste en tout ceci! Et à quoi,
diable, pense donc la nature, lorsqu'elle souffle une énergie de démon à
des gens comme ce Terral et qu'elle prête une âme de cire molle et une
insurmontable amitié pour le _far niente_ à d'honnêtes garçons comme moi
qui ne demandaient, après tout, qu'à être de braves gens, utiles aux
autres? Ah! si du moins tous les coquins pouvaient être des paresseux!

Pendant que M. de Bruand demeurait ainsi couché dans le petit hôtel des
Champs-Élysées, Fernand Terral s'était mis déjà en campagne pour faire
rendre à la situation nouvelle qu'il s'était faite tout ce qu'elle
pouvait contenir «d'avantageux.» Il lui importait à cette heure que
l'événement fît tout le bruit possible, et il ne voulait s'en remettre à
personne qu'à lui-même pour attacher le grelot, et même pour sonner la
cloche. Il avait rencontré dans le courant de sa vie parisienne, un de
ces journalistes _in partibus_ qui tiennent bureau de nouvelles, les
transmettent aux journaux des départements et de l'étranger,
chroniqueurs assermentés de tous les accidents et de tous les scandales;
qui sont au littérateur véritable, ce que le courtier marron est au
négociant. Au courant de tout, sachant tout, prévoyant tout, Matouchard
était, en son genre, une puissance. Il disposait de onze journaux de
province, sans compter les feuilles belges, allemandes ou espagnoles. Il
avait établi une boutique de correspondance où les hommes de lettres
sans ouvrage trouvaient à s'occuper et à caser leur expérience, à prix
réduits. Matouchard, transformant son appartement en salle de rédaction,
surveillait ses rédacteurs comme un contre-maître ses ouvriers. Il les
aiguillonnait, les activait, les renseignait parfois, relisait la copie,
revoyait, corrigeait, mettait lui-même l'adresse des lettres et faisait
ce qu'il appelait les variantes.

Ces variantes était bien simples. Un événement politique surgissait-il,
concernant,--par exemple,--la question romaine, Matouchard tirait, à
l'aide de la presse à copier, un second exemplaire de la correspondance
faite par un de ceux qu'il appelait ses «nègres» et se contentait
d'enlever un mot ou d'en ajouter deux à l'un des textes. Si la
correspondance était destinée à un journal démocratique, Matouchard,
assaisonnait ainsi la nouvelle du jour. «Enfin, il est presque certain
que les troupes françaises vont évacuer Rome. La Convention du 24
novembre...»--Mais si la correspondance devait être imprimée dans un
journal religieux, Matouchard enlevait prestement l'adverbe plein
d'espérance et le remplaçait par un regret ainsi formulé: «Hélas! il est
presque certain que les troupes françaises vont évacuer Rome...» Le
reste de la correspondance ne variait pas d'ailleurs d'un _iota_ pour le
journal radical et pour le journal catholique.

Matouchard, au surplus, ne se donnait pas pour un homme de lettres. Il
entreprenait la _nouvelle_ et le _renseignement_, comme d'autres
entreprennent la maçonnerie. Sa maison était une _Agence Havas_ au
petit pied, un centre où se donnaient rendez-vous ceux qui désiraient
du nouveau et ceux qui en apportaient, une halle aux cancans politiques
et littéraires. Parfois, les nouvelles expédiées de Paris par la maison
Matouchard et Compagnie, revenaient à Paris sur les ailes du _Moniteur
de la Côte-d'Or_ ou du _Courrier du Centre_, comme des nouvelles
inédites, et Paris en faisait ses gorges chaudes ou fraîches. Il était
donc bien évident que le récit du duel de M. de Bruand et de Terral,
publié dans ses détails par un journal de province, devait être
reproduit par quelque feuille parisienne.

Fernand, qui ne connaissait pas de journalistes célèbres--de ceux qu'on
lit et qui se font lire,--se félicitait que le hasard l'eût mis en
relation avec un homme aussi précieux, en pareille circonstance, que
Philippe Matouchard.

Aussitôt donc, il se rendit chez lui, dans une des maisons de la rue
Geoffroy-Marie, au coeur de ce faubourg Montmartre où se distillent
les bruits du jour, creuset de la pensée où les cerveaux bouillonnent,
où la vapeur siffle, où la machine halète, où, de la rue du Croissant à
la rue Grange-Batelière, tout ce que le monde entier lira, applaudira ou
sifflera demain, s'imprime, se dit, se raconte, se maquille, se conteste
et se _blague_ ce matin ou ce soir.

Fernand monta au troisième. Il y avait sur la porte le nom de
Matouchard. Il frappa; un gamin vint ouvrir, et Terral entra dans une
antichambre encombrée de papiers, de vieux journaux, simplement _ornée_
de chapeaux et de cannes suspendus à des patères. Il demanda M.
Matouchard.

Matouchard était déjà près de lui, la main ouverte, souriant, un cigare
à la bouche.

--Eh parbleu! monsieur Terral, vous arrivez à merveille. On parlait de
vous. Entrez donc! Mes compliments. Un fameux duel! Entrez, entrez.

Fernand passa dans la pièce à côté, la _salle de rédaction_, où une
demi-douzaine de pauvres diables, penchés sur des pupitres ou des
tables, écrivaient tout en fumant. Il y en avait de vieux et de jeunes,
tous de costume médiocre, qui regardèrent Fernand Terral sans curiosité,
presque avec dédain. Rien dans cette pièce qui dénotât quelque chose de
littéraire (et, certes, le contraire eût été étonnant). A peine, aux
murailles, quelques charges du _Gaulois_ ou du _Diogène_, Alphonse Karr
déguisé en guêpe, par Hadol; Paulin Ménier, dans le _Courrier de Lyon_,
par Durandeau, des lithographies de Carjat, des dessins, tout ce qui
survit de ces pauvres diables de petits journaux fulminants au début,
puis éteints tout à coup comme des feux d'artifice qui ne durent pas et
dont il ne reste que la carcasse. Il y avait aussi sur une table
recouverte d'un tapis vert des journaux amoncelés, la plupart découpés
au ciseau, _écrémés_ par le «correspondancier» chargé de _faire la
cuisine_. Dans un coin, auprès d'un poële, cinq ou six lampes à tringles
attendaient le soir pour éclairer ces malheureux faisant encore, et
toujours _de la copie_.

--Asseyez-vous donc, monsieur Terral, dit Matouchard.

A ce nom, il y eut plus d'un regard fixé sur Fernand, qui soutint le
feu, s'assit élégamment et alluma un cigare à l'allumette que lui
tendait Matouchard.

--Avez-vous des nouvelles de M. de Bruand? demanda Matouchard.

--Oui. Il va mieux.

--Ah! ah!... Joli coup, le vôtre, à ce qu'il paraît. Voyons, contez-nous
la chose, et vous autres, écoutez. Il ne faut pas _rater_ ça. C'est tout
ce qu'il y a aujourd'hui. C'est vrai, calme plat. Jusqu'à la session, ne
me parlez pas de correspondance... un métier de chien!

--De chien de Bruxelles! dit un des _porions littéraires_.

Fernand conta dans tous ses détails l'affaire de la veille. Il se tailla
un rôle à la fois romanesque et digne. Il savait trop bien que tout
allait être répété.

--Bravo! bravo! disait Matouchard.

Il tira sa montre.

--Voyons, le courrier part à cinq heures. Il est trois heures, vous
pouvez bien brosser la chose, Landrumeau?... Deux heures, il ne vous
faut même pas ça?

--Pour _l'Observateur de l'Aube_?

--Oui. Demain nous l'enverrons à d'autres.

--Allons-y, dit Landrumeau.

--Vous savez que ça va rudement vous poser? fit Matouchard en tapant sur
l'épaule de Terral... Bruand était un terrible... Mouché par vous,
diable!

--J'ai vu plus fort que ça dans les Antilles, dit un des
_correspondanciers_ en quittant sa plume. Un duelliste acharné,--il
avait tué dix-sept personnes,--un fort à bras, démoli net par un crapaud
qui n'avait touché un fleuret de sa vie.

--C'est roide, fit Matouchard d'un ton incrédule.

--Parole. Le petit est lieutenant de dragons à présent. Tiens, à
propos... J'ai oublié d'annoncer la nomination de Riovel.

--Un ruban qui n'est pas volé, dit un autre. Vous savez que Riovel a été
le confident de Caussidière, en 1848?

--C'est bien pour ça qu'on le décore. Ses anciennes opinions sont
mortes. On met une croix dessus.

--Oh! un mot!... Matouchard, dites donc, Matouchard? Vérillac qui a fait
un mot!

--Pourvu qu'il ne le mette pas dans sa correspondance. La province se
plaindrait.

--C'est vrai, dit Vérillac... Quand je flanque de l'esprit dans un
_Courrier de Paris_, les Quimper-Corentinois, qui croient que je me
moque d'eux, menacent Matouchard,--qui signe--de lui casser les reins!

--Ne causez pas tant, dit Matouchard, et allez-y de la fin. Après
ça--_vous pourrez jouer la Fille de l'Air_.

--Ouf, dit Vérillac, moi j'ai conclu. Voilà!

Pendant que Matouchard relisait le courrier de Vérillac, Fernand Terral
causait.

--Pourquoi n'êtes-vous pas allé trouver Olivier Renaud? demandait
Vérillac. Il aurait conté votre affaire dans ses _Echos_.

--Je ne le connais pas.

--Quelle raison!... Il vous aurait sauté au cou. Est-ce que vous croyez
qu'il a tous les jours des machines comme ça à se mettre sous la dent?

--Le fait est, dit un autre, que ses articles sont bien pauvres.

--Toujours la même chose!

--Toujours. Je vous dis qu'il _est vidé_!

--Pour être vidé maintenant, il aurait fallu d'abord qu'il _eût quelque
chose dans le ventre_. Il n'avait rien.

--Pas grand'chose...

--Rien...

--Et Paul Duchemin?

--Ça vaut mieux. Mais c'est vieillot.

--C'est _Ermite de la Chaussée d'Antin_.

--Restauration.

--Ganache!

--Il a fait des romans pas mauvais, pourtant... _Arnaud_... Avez-vous lu
_Arnaud_?

--Ça a paru chez Amyot?

--Chez Lévy.

--Pas lu.

--De jolis détails... Du paysage... Mais _ça ne se tient pas_!

--C'est _bonhomme_. Il devrait lire Balzac.

--C'est selon. Le Balzac de _Vautrin_, oui, le Balzac de la _Recherche
de l'absolu_, non!

--Mon cher ami, ce que tu dis là est stupide. La _Recherche de
l'absolu_? un chef-d'oeuvre...

--Un chef-d'oeuvre embêtant. L'as-tu lu?

--Et toi?

--Ne blaguons pas. Balzac a de la poigne. C'est le bonhomme du temps.
Lamartine passera... Mais Balzac...

--Et Musset?

--Ah! vous savez, dit Matouchard, vous nous assommez là-bas! Nous ne
sommes pas ici sous la coupole de l'Institut. Si vous voulez disséquer
les gloires, allez dehors. Musset? Est-ce que c'est une actualité,
Musset? Si vous savez le refrain de la nouvelle chanson de Thérésa,
dites-le-moi, je l'enverrai à l'_Etoile Belge_. Mais des _mots_! Faites
du Sainte-Beuve alors..., vous m'embêtez!

Terral sortit de cette _fabrique de nouvelles_ très-satisfait de son
expédition et certain que, sous peu de jours, _tout Paris_ s'occuperait
de lui. Il marchait dans la rue en conquérant, le front haut, comme si
chacun eût pu déchiffrer sur son visage ce qui faisait son triomphe. Il
gagna ainsi les quais, s'assit au café d'Orsay et se prit à regarder les
gens qui passaient. Devant lui, de l'autre côté de la Seine, les arbres
des Tuileries frissonnaient aux derniers souffles chauds; les feuilles,
dorées par l'automne, tombaient une à une en tournoyant et le soleil
égayait les tons assombris déjà des horizons. Mais que regardait Terral,
c'était la mêlée des équipages, la foule des cavaliers et des piétons
élégants qui se croisaient à deux pas de lui. Le quai d'Orsay conduit à
la fois aux Champs-Élysées, au bois de Boulogne et au Corps-Législatif.
A quelques minutes du faubourg Saint-Germain, faisant face au jardin des
Tuileries, près des casernes de cavalerie, c'est un quai élégant, un
peu grave, où les voitures blasonnées, les officiers à cheval, les
députés se rendant à la Chambre défilent reconnus et salués par les
passants qui les heurtent. Un provincial ferait là en quelques minutes
connaissance avec la plupart des privilégiés du nom et de la fortune
politique. Fernand Terral, qui connaissait les hommes et les choses de
la vie parisienne, regardait et souriait à la pensée que parmi tous ces
gens qui ne le connaissaient pas, dans ces équipages où caquetaient
délicieusement des femmes souriantes, on ne parlait peut-être, à cette
heure, que de son duel avec M. de Bruand.

--Et ce sera bien mieux, songeait-il, lorsque les journaux auront dit
leur mot!

Il se balançait sur sa chaise, le bras gauche replié sur le dossier, les
jambes croisées et fumant son cigare en rêvant. Un vent frais lui
caressait doucement les cheveux; il se sentait vraiment heureux, la tête
pleine de projets et d'ambitions--si près maintenant de se réaliser.

Tout à coup, il fit un mouvement et se redressa en apercevant Célestin
Fargeau qui venait de son côté, la tête baissée. Fargeau regardait le
pavé et n'aurait certes par aperçu Fernand Terral, mais celui-ci
l'appela par son nom et se leva, lui tendant la main.

--Comment va M. de Bruand? dit-il.

--Ah! c'est vous, fit Célestin en le reconnaissant. Mes compliments,
ajouta-t-il avec un sourire plein d'amertume. La partie est bien jouée.

--Quelle partie? demanda Terral.

--Ayez donc les qualités de vos vices, dit Fargeau brusquement. Vous
êtes dévoré d'ambition. Corrigez donc cela par un peu de franchise.

--Je ne vous comprends pas du tout.

--Diable? On est donc devenu bien dur à l'entendement? Vous avez voulu
un bout de renommée, n'est-ce pas, et M. de Bruand vous a servi de
cible, pour montrer votre adresse aux badauds? C'est bien. Vous voilà
satisfait. Il vous reste à vous montrer aussi habile que vous avez été
audacieux.

Ces paroles avaient été dites avec une sévérité de ton qui ajoutait à
leur valeur. Terral, un peu pâle écoutait en retroussant sa moustache
avec son index.

--Je ne savais pas, dit-il, rencontrer en vous un juge.

--Ah! bah! Et pourquoi?

--Vous me comprenez, dit Terral.

--Oui-da! fit Célestin, parce que j'ai un chapeau bossué et des
pantalons qui se frangent! Ah! il vous faut des moralistes en gilet
blanc? Écoutez. Il est probable que nous ne nous reverrons jamais. Quand
je vous retrouverai sur le trottoir de droite, je prendrai soin
d'ailleurs de passer sur le trottoir de gauche. Mais je vous le dis une
bonne fois, je n'échangerais pas ces misérables souliers que vous
voyez-là et qui ne doivent rien à personne contre les bottes vernies que
vous portez et dont les semelles sont tachées de sang!

--Ah! pardieu! s'écria Terral...

Il fit un mouvement pour se jeter sur Fargeau qui le regarda d'un air
dur en caressant sa longue barbe. Mais il se contint, et, les lèvres
frémissantes encore, les mains crispées:

--Vous n'avez pas répondu à ma question, dit-il, avec une froideur que
démentait le tremblement de sa voix. Je vous ai demandé des nouvelles de
M. de Bruand.

--M. de Bruand est mort, répondit Fargeau.

Terral ne répondit rien, il baissa la tête, laissa échapper sourdement
un _ah!_ et recula d'un pas, tandis que Fargeau continuait sa marche.

Puis tout à coup il courut après lui, le rappela.

--Eh! bien, dit Fargeau, quoi encore?

Terral lui tendait la main.

Fargeau regardait cette main d'un air indifférent et reportait ses yeux
sur ceux de Terral comme pour l'interroger.

--Oublions, dit Terral lentement.

Fargeau redressa la tête avec une expression de mépris hautain.

--Oubliez, dit Terral en se reprenant.

Fargeau haussa les épaules.

--Soit, dit-il...

--Votre main, en ce cas?

--Oh! oh! fit l'autre. Autre chanson. L'oubli? Va pour l'oubli! Je ne
suis pas un justicier, après tout. Mais la main! Tenez, vous allez
rencontrer à présent bien des flatteurs et des courtisans;--parbleu! les
sourires des thuriféraires, les compliments des envieux et l'admiration
des niais, cela se trouve à l'angle des rues, mais la poignée de main
d'un honnête homme, monsieur Terral, voilà ce que l'on cherche et ce
que l'on ne découvre pas!

Il laissa Terral pétrifié et se demandant s'il avait bien entendu.
Méprisé par cet homme! Renié par Fargeau! Le bohème repoussant
l'aventurier! Fernand se maîtrisa encore; il se sentait pris de rage.
Mais, en réfléchissant, que lui importait,--se dit-il,--le suffrage de
ce Diogène du _Café Athalie_? Le reverrait-il jamais à présent? Mieux
valait certes le laisser passer. Il se rassit, se prit à réfléchir de
nouveau. M. de Bruand était mort! Cette idée ne laissait pas que de le
remuer un peu. Mort!

Et il songeait.

--Bah! se dit-il ensuite. Après? N'ai-je pas joué franc jeu ma vie
contre la sienne? C'était affaire au sort de choisir. Si j'ai gagné,
tant mieux pour moi!

Puis il réfléchit que la justice allait s'en mêler, qu'on allait
l'arrêter, qu'il fallait passer par la cour d'assises avant d'entrer
front levé dans le monde parisien. Assurément il serait acquitté, mais
la prison préventive était chose dure. L'instruction pouvait longtemps
durer.

--Eh! bien, soit, se dit-il, je partirai pour Bruxelles et j'y resterai
jusqu'au jour du procès.

Et comment partir? Il n'avait pas d'argent. Il trouverait certes bien le
prix du voyage: on emprunte. Mais comment vivre là-bas? Il rentra chez
lui, tourmenté. Dans sa chambre, comme s'il lui avait donné rendez-vous
(il n'y songeait guères) il trouva encore Cachemire.

--Tu ne sais pas? commença-t-elle.

--Si, je sais. M. de Bruand est mort.

--Qui te l'a dit?

--Fargeau.

--Encore un qui me déplaît!... Mais, voyons, Fernand, s'il est mort,
est-ce qu'on ne peut rien te faire à toi?... J'ai peur... Dis, réponds,
dis-moi quelque chose.

--On me jugera, fit Terral.

--Des juges?... Oh! mon Dieu!... Et s'ils allaient te condamner, mon
Fernand?

--Ils ne me condamneront pas.

--Est-ce qu'on sait? Ah! il avait bien besoin de mourir, dit-elle en
s'asseyant sur le lit de Terral.

--Et que vas-tu faire? demanda-t-elle au bout d'un moment.

--Ah! si j'avais de l'argent, dit Terral comme à lui-même en frappant la
table de son poing fermé.

--Il te faut de l'argent? Pourquoi?... Pour te sauver, n'est-ce pas?
C'est pour te sauver que tu veux de l'argent, dis?

--Oui.

--Tu en auras!

--Allons donc! C'est toi qui me l'apporteras, n'est-ce pas? Je le
refuse...

--Et pourquoi cela, reprit Cachemire étonnée... Je veux te sauver,
entends-tu? combien te faut-il?

--Rien.

--Combien as-tu ici?

Elle lui enleva son porte-monnaie de sa poche, en visita le contenu,
ouvrit des tiroirs, regarda et dit:

--Où vas-tu avec cela? en Belgique?

--Oui, je pars ce soir.

--Mais tu mourras de faim, là-bas. Voyons, Fernand, dis-moi, est-ce que
tu m'aimes?

--Si je t'aime, dit-il, réellement touché ou flatté par le sourire
suppliant de la jeune fille.

Il l'embrassa follement, et elle, implorant toujours:

--Si je t'apporte, ce soir, de quoi vivre là-bas, le prendras-tu,
dis?... Accepte, va. Est-ce que nous ne sommes pas des amis de toujours?
Qui nous sépare à présent? Personne. Et puis, tu ne resteras pas
longtemps à Bruxelles... Tu reviendras... Si tu ne reviens pas, j'irai,
moi, j'irai. Tu le prendras, cet argent, hein? Va-t-en, mon chat, ils te
mettraient en prison, vois-tu. Ah! ça serait payer cher un homme qui ne
te vaut pas!

--Eh bien, soit, dit Terral, je prends. Demain je serai à Bruxelles.
Avant un mois le procès aura lieu. Je reviendrai, je te reviendrai tout
entier, Suzanne, et nous ne nous quitterons jamais, tu entends, jamais!

Cachemire sortit de chez Terral folle de joie. Jusqu'à présent, cet
homme l'avait dominée, et elle avait senti que son amour pour elle était
fait de supériorité et de dédain. Mais à cette heure, au contraire,
c'était elle qui protégeait! Sans elle, il se voyait traqué, perdu
peut-être: elle le sauvait. La fille d'Ève triomphait en appesantissant
sa petite main sur ce front orgueilleux. Maintenant Terral--elle le
répétait enivrée,--était bien à elle. Elle l'enchaînait, elle se
l'attachait. Elle arriva, joyeuse, dans ce petit hôtel des
Champs-Élysées, où dans une chambre, entre des cierges allumés, M. de
Bruand, froid et roide, dormait son dernier sommeil.

Tout l'hôtel était en désordre. Madame Labarbade allait et venait,
parcourant les escaliers, interrogeant les chambres, les armoires,
fouillant, inventoriant, prenant possession de toutes choses. Les
domestiques la laissaient faire, un peu étonnés, bavardant tout bas,
maugréant, mais n'osant prendre sur eux de s'opposer à cet
envahissement. Madame Labarbade ne pouvait-elle point avoir le droit de
l'accomplir, M. de Bruand n'avait-il pas laissé un testament? Ne
devait-elle pas espérer d'y figurer en bon lieu? Et non-seulement elle
l'espérait, mais elle en était certaine. Aussi regardait-elle déjà la
plupart des objets comme siens. En apercevant Cachemire, elle l'appela,
et lui dit tout bas que M. Fargeau avait emporté le testament chez le
notaire, et que l'ouverture aurait lieu le lendemain,--après les
funérailles,--chez M. de Bruand.

--Je me moque pas mal du testament, dit Cachemire en montant à sa
chambre.

Elle n'avait pas d'argent, mais elle avait des diamants. Là était le
salut de Terral.

Au moment d'entrer dans la chambre, elle s'arrêta; elle songea tout à
coup (elle l'avait oublié) que c'était là qu'était mort M. de Bruand.

Assurément elle allait se heurter au cadavre, derrière cette porte.

Elle s'arrêta, hésitante; elle tremblait un peu, et elle était pâle.
Mais brusquement elle poussa la porte et fut un instant suffoquée par
une odeur de cire fondue.

Personne dans cette chambre. Les rideaux fermés, laissant filtrer à
peine la lueur affaiblie du jour; au fond, sur le lit, entre les
cierges, le mort, M. de Bruand, maigre sous les draps aux lignes
marmoréennes. Elle n'osa pas regarder; elle marcha, détournant la tête,
jusqu'au petit secrétaire dont elle avait la clef et où elle avait
enfermé ses diamants,--les diamants que celui qui était là lui avait
donnés autrefois.

Elle avait peur au fond. Il lui semblait sentir un frisson courir sur sa
nuque. Derrière elle, on avait fait du bruit. Elle s'arrêta. Rien. Elle
fit alors tourner la clef dans la serrure; le petit meuble s'ouvrit,
elle y prit trois ou quatre écrins et referma le secrétaire vivement;
elle avait hâte de sortir. Et pourtant l'instinct qui pousse toute
créature vivante vers le spectacle de la créature morte l'agitant, elle
voulut voir aussi, voir M. de Bruand, voir le cadavre.

Elle se retourna, regarda, demeura immobile.

Les yeux ouverts, fixes et vitreux, les cheveux collés par grosses
mèches et tombant roides sur l'oreiller, le cou sinueux, la bouche
contournée par l'agonie, M. de Bruand la terrifia.

Elle poussa un cri, arracha, pour ainsi dire, ses pieds alourdis au
tapis et s'élança dans l'escalier. Là elle se heurta contre deux hommes
qui montaient. C'étaient Célestin Fargeau et M. Gontran de Rives,
accouru de Baden aussitôt pour passer la dernière nuit auprès de son ami
mort.

Cachemire avait pris une voiture et s'était fait conduire au
Mont-de-Piété. Elle demanda cinq mille francs sur ses diamants. Fernand
Terral ne prit que la moitié de la somme. Il partit le soir même.
Cachemire voulait rompre son engagement et partir avec lui. Il l'en
détourna. Pendant que la vapeur l'emportait vers Bruxelles, elle entrait
en scène et chantait un rondeau sur une musique nouvelle, souriant aux
provocations des lorgnettes et aux bravos gantés de blanc.

A cette même heure, Fargeau et Gontran de Rives, assis à côté l'un de
l'autre, commençaient la veillée funèbre. Fargeau avait vu mourir M. de
Bruand, la nuit précédente, en plein délire. Il était fatigué. Peu à peu
il s'assoupit. M. de Rives contemplait à la lueur des cierges renouvelés
ce visage froid qui avait souri, cette bouche livide qui avait aimé!
Gontran n'était pas un Hamlet, mais l'antithèse le glaçait. Tout en
veillant ainsi, il se souvenait de ces autres veilles chaudes et
joyeuses où Léon, le roi du festin, semblait défier l'avenir. Que ce
temps-là était loin! Il datait d'un mois à peine pourtant. Et les mêmes
rires éclataient à la même place, à la même heure; les mêmes salons
s'allumaient, les mêmes femmes se fardaient pour d'autres... On oubliait
celui qui partait, comme dans une bataille celui qui tombe. Serrez les
rangs! Et les rangs se resserraient. Et l'on marchait, et le cadavre
restait là-bas, abandonné, sans un souvenir. La nuit parut longue à
Gontran de Rives. Pour la première fois cet insouciant en mesura la
durée, aux battements de son coeur. Quand vint le jour,--lui que ce
jour avait tant de fois surpris à table et riant encore,--il la trouva
sinistre, l'aurore blafarde; il eut froid, il se sentit seul et un peu
tremblant; il secoua Fargeau pour l'éveiller.

--C'est le jour dit-il.

--Ah! le jour!

Fargeau regarda le corps de M. de Bruand et hocha la tête.

--J'avais espéré un moment, dit-il, que tout cela était un rêve!

--Cela, dit M. de Rives, c'est pour moi le réveil... Mon pauvre Bruand!

Les journaux inséraient, ce soir-là, les lignes suivantes à la colonne
des _faits divers_:

«_Aujourd'hui ont eu lieu, en présence de quelques amis, les funérailles
de M. le comte Léon de Bruand. Plus à plaindre peut-être que la victime,
le vainqueur de ce duel, M. Fernand Terral, s'est réfugié à Bruxelles,
où il attendra la fin de l'instruction. On pense que l'affaire viendra
devant le jury avant la fin du mois prochain._»

Paris s'était vivement préoccupé de ce duel; puis, avec le temps, il
l'oublia, et ne s'en souvint que lorsque la publication du procès devant
la cour d'assises vint lui rappeler qu'il avait eu lieu. Dès l'ouverture
de la première audience, Terral s'était constitué prisonnier. Son
attitude parut excellente dans l'auditoire, aux journalistes qui
rendirent compte des débats et surtout aux femmes. Cachemire se fit
remarquer par une toilette tapageuse qu'on eut envie d'applaudir. Les
jurés acquittèrent Fernand Terral à l'unanimité. Célestin Fargeau
s'était montré excessivement calme dans sa déposition. Mais à la sortie
de l'audience, il se heurta contre Fernand Terral, et lui lança un
regard ironique qui n'était pas exempt de menace. Il avait cependant
promis d'oublier! A ce regard, Terral ne répondit rien. Il était libre,
très-connu maintenant, presque illustre.

La pomme d'or était là, à portée de sa main; il n'avait plus qu'à la
cueillir! A quoi bon s'attarder en chemin?

Le soir même, il se montra au théâtre, dans une avant-scène, avec
Cachemire et l'attention de toute la salle fut pour lui.

--Tiens, je t'aime, dit Suzanne, toute fière du succès et de la
gloire--c'était de la gloire--de son amant.

Elle n'habitait plus le petit hôtel des Champs-Élysées. Le testament de
M. de Bruand exilait de là Cachemire, et le petit Adolphe, et la _maman
Anaïs_ elle-même, qui s'en alla furieuse et _secoua la poussière de ses
souliers_ sur la mémoire du défunt. M. de Bruand laissait ce qui lui
restait de sa fortune (fort éprouvée), à Paul Barré, son ami d'enfance,
une rente viagère à Jean, son domestique, et partageait ses objets d'art
entre ses camarades, donnant la meilleure part à M. Gontran de Rives. Il
avait, au dernier moment, effacé un paragraphe concernant Célestin
Fargeau.

Fargeau, qui connaissait les intentions de M. de Bruand, n'avait rien
voulu entendre.

--Ai-je besoin de quelque chose? avait-il dit. Oui, de ne plus
ressembler à un corbeau qui dépécerait les héritages.

Il n'avait consenti à accepter que quelques livres, de la main à la
main. C'était assez.

Madame Labarbade, d'abord écrasée et furieuse, se calma peu à peu. Il le
fallait bien. Elle ne songea qu'à _mettre sur pied_ le nouvel
appartement de «_sa chère Suzanne_.» Elle fut vraiment superbe,--ayant
l'oeil à tout, comme un chef de tranchée. Cachemire, comptant sur
l'avenir et l'imprévu, avait pris un logement luxueux, rue Taitbout, et
n'avait voulu rien retrancher de son genre de vie. Madame Labarbade
choisit, parmi les bijoux, ceux qu'il fallait mettre en gage pour
assurer les frais de premier établissement. Elle fit vendre à l'encan
certains meubles inutiles et un peu vieillis, en acheta d'autres et,
pour le payement du tapissier échelonna des billets mensuels; elle
organisa le crédit comme Carnot organisa la victoire,--et réalisant une
partie des bracelets, colliers et parures de Cachemire, elle mit, comme
elle disait, _la maison en avance_, de telle façon qu'on pût attendre
les beaux jours, la pluie d'or et les Jupiters en mac-farlanes.

Mais ce ne fut pas sans prélever un léger escompte que la bonne madame
Labarbade s'acquitta de cette mission. On la vit, en ce temps-là, rôder
dans les bureaux d'un agent de change, et maman Anaïs commença à
collectionner de grands morceaux de papier jaune qui étaient des
obligations de chemins de fer. Cachemire l'ignorait, et peu lui
importait d'ailleurs. Madame Labarbade essayait parfois de lui donner
des conseils,--en particulier de la détourner de Fernand Terral, qui
continuait à trotter par le cerveau de la jeune fille. Mais Cachemire
accueillit ces observations d'une façon telle que maman Anaïs jugea
peut-être inutile de les risquer une nouvelle fois.

Cachemire eût voulu tout d'abord que Fernand partageât son appartement.
Il refusa. Il voulait être libre et la laisser libre aussi. Il avait, à
son tour, abandonné son ancien logement, et maintenant il habitait un
charmant entresol, meublé à l'antique, vieux chêne et vieux bronzes,
boulevard des Italiens. Tout cela non payé, mais il était désormais de
ceux à qui l'on n'envoie pas la facture acquittée. Il s'était mis à
jouer à la Bourse. La hausse et la baisse valent parfois la rouge et la
noire. Ses opérations étaient heureuses. Il avait _le flair_.

Dès les premiers jours de l'installation de Cachemire, Fernand se
plaignait de la présence du jeune Adolphe qui grandissait et devenait de
plus en plus insupportable. Il conseilla à Cachemire de le mettre au
collége. Ce fut une éruption dans le logis. Madame Labarbade jeta feu et
flammes. Mais Cachemire, que son frère gênait aussi, se montra
inflexible. Maman Anaïs vit qu'il fallait céder ou rompre. Elle était
prudente; elle rompit. Adolphe s'achemina donc un jour, tout larmoyant,
vers les hauteurs de la rue Blanche, accompagné de sa mère qui portait
dans toutes ses poches des pots de confitures. On arriva sous une porte
cochère décorée d'un drapeau tricolore et des armes de la ville de
Paris; maman Anaïs tira la sonnette, et, une heure après, le collége
Chaptal comptait une jeune âme de plus. Pendant que l'enfant se
mordillait les ongles sur son banc en recevant la bordée de regards que
les _anciens_ jettent infailliblement au nouveau, maman Anaïs s'en
revenait vers la rue Taitbout en essuyant ses yeux rouges avec un
mouchoir de batiste emprunté à Cachemire.

--Va, disait-elle pour se consoler, et comme si Adolphe l'eût écoutée,
ta mère te nourrit du moins un magot qui se portera bien. N'aie pas
peur, un jour tu t'en moqueras pas mal de cette soeur qui tient si
fort à t'emprisonner comme ça! A chacun son tour. Tu auras le tien, mon
chéri.

Débarrassée du _chéri_, Cachemire se trouva plus à l'aise. Elle se
sentait vraiment heureuse. Jusqu'à présent, elle n'avait pas vécu à sa
guise. M. de Bruand lui pesait. Elle s'était cachée pour aimer; à cette
heure, elle pouvait marcher tête haute, sans craindre d'être suivie,
épiée, dénoncée. Ce Fernand! elle se pendait à son bras avec une
audacieuse fierté. Elle aimait à marcher à pied sur le boulevard pour se
montrer avec lui; elle jouissait des regards qu'on jetait au vainqueur
de M. de Bruand. Une première représentation partagée avec lui, elle la
savourait comme une liqueur. Elle maudissait son théâtre qui les
séparait fatalement à de certaines heures; elle eût souhaité qu'il fût
acteur pour que le métier les réunît comme le faisait l'amour. Mais cet
amour, qui n'avait, semblait-il, jamais été plus ardent en elle,
changeait déjà de face. Elle se figurait à présent aimer davantage
Fernand Terral, en réalité elle l'aimait moins. Son orgueil seul
maintenant et son amour-propre étaient caressés. Elle prenait plaisir à
entendre murmurer quelque éloge de Fernand, et elle se parait aussitôt
de cette louange; mais ce n'était déjà plus ce sentiment doublé de je ne
sais quel sacrifice et qui, deux mois auparavant, l'eût poussée à tout
vendre, à tout quitter, tout perdre pour suivre Fernand--nu-pieds,
n'importe où,--si Fernand l'eût voulu.

D'ailleurs, elle était venue en aide à Fernand, à ce Fernand si haut
placé au-dessus d'elle. Depuis ce temps elle se regardait comme son
égale.

Les premiers moments d'ivresse passés, lorsqu'elle se fut habituée à se
montrer au bras de Fernand, lorsqu'elle le vit bien à elle, et qu'elle
eut bien dit à tous et à toutes qu'il était à elle, elle commença à
désirer autre chose, d'autres secousses, d'autres surprises, d'autres
distractions. Elle se prit à regretter la mort de ce M. de Bruand, qui,
jadis traversait sa vie comme un reproche, et qu'elle détestait si bien.
Haïr quelqu'un, cela aide parfois à en aimer un autre.

Elle s'avoua un jour qu'elle s'ennuyait.

L'ennui! L'ennui au milieu du luxe, du bruit du théâtre, des courses au
Bois, des billets doux, de cette vie pour ainsi dire électrisée.

Elle voulut secouer cette torpeur, s'étourdir. Elle fut de toutes les
fêtes,--elle et lui. On les voyait partout, Fernand et Cachemire,
cherchant, chassant, traquant le plaisir. Aujourd'hui à ce bal, demain à
cet autre, ce soir ici, là, ici et là à la fois. Le théâtre, les
courses, les soupers. Ils épuisaient toutes choses.

L'argent que Fernand gagnait le matin se fondait le soir comme dans un
creuset. Il ne s'en inquiétait pas. La Bourse n'était-elle point là? Il
avait le secret de ce Temple. Et chaque jour, le steeplechase à
l'argent, et chaque soir le steeplechase aux voluptés. Mais ce n'était
ni le luxe, ni le théâtre en fête, ni les rires s'envolant au plafond
avec le champagne, qui grisaient et égayaient Cachemire. Si Fernand la
voulait rendre heureuse, il n'avait qu'à l'emporter vers ce bal où
l'orchestre cuivré lançait ses notes éclatantes,--Mabille,--où
tournoyaient les valseurs, où se crispait le quadrille, où les saxhorns
vomissaient leurs accords de tonnerre au-dessus d'une foule _hystérisée_
par la danse folle.

On dînait au Moulin-Rouge dans quelque cabinet et l'on riait et
chantait, fenêtres ouvertes. Par ces belles soirées d'août qui
pastichent à Paris les crépuscules de Florence, la lune se levait,
là-bas, au bout de la mer de verdure formée par tous ces arbres des
Champs-Élysées et des Tuileries. Elle s'élevait blonde dans le fond du
ciel d'un gris bleu, à peine allumée dans cette ombre indécise,
argentée, brumeuse où se détachaient les deux clochers de
Sainte-Clotilde et les pavillons des Tuileries. Point de vent; un air
déjà frais après la journée chaude, les feuilles immobiles çà et là
comme une guirlande de perles dans un écrin vert; des rinceaux de boules
dépolies, des colliers de becs de gaz qui tout à l'heure allaient
s'allumer dans la verdure. Ils regardaient cela, vaguement, sans rien
analyser, respirant l'air, prenant le frais, la main dans la main sur le
divan, et les yeux tournés vers le paysage.

--Ça vous grise, cet air du soir, disait Cachemire.

L'air du soir et aussi le champagne rosé qui fondait la glace des
carafes. Peu à peu la nuit venait. Les lumières naissaient, pétillaient
dans les feuilles. Ce vert des arbres est si beau, animé par le gaz! On
entendait monter du bas des charmilles un bruit d'assiettes et de voix.
La lune se faisait plus intense, noyait les marronniers d'une teinte
laiteuse. Les guirlandes s'incendiaient, l'heure approchait des bals
voisins. Un bruit de cuivre éclatait, poussé par le vent, des valses,
des quadrilles, les _Miserere_ de Verdi et les épilepsies d'Offenbach.
Les notes arrivaient par bouffées, sur le vent rafraîchi, dans ce
cabinet chaud de gaz. Et Cachemire alors, une cigarette à la main,
allait à la fenêtre, regardait les dîneurs en bas dans leurs boxes de
verdure, ou respirait, narines dilatées, les airs de danse qui venaient
du lointain. Elle se retournait alors:--J'ai des envies de sauter,
disait-elle, et, devant la glace, se regardant, se souriant, elle
cambrait les reins, levait les bras, gonflait le cou ou jetait sa tête
en arrière et levait le pied jusqu'aux bougies.

Puis c'était Mabille. On y allait à pied, Cachemire frétillant au bras
de Terral, fredonnant un refrain entendu la veille, s'interrompant pour
dire des mots, des riens. Elle faisait frissonner sa robe en entrant
par la porte illuminée, devant les sergents de ville ennuyés, et les
gamins jeunes et railleurs, et les fillettes avides qui la regardaient
passer avec de grands yeux où il y avait l'envie. Ils faisaient un tour
de bal, saluaient çà et là, s'asseyaient, regardaient la foule. Terral
jouissait de ces fêtes, parodies des nuits du midi, affichait Cachemire,
tendait son gant à d'autres gants qui passaient. Cachemire écoutait la
musique et battait le sable du bout de son pied. Des femmes pâles et
peintes l'analysaient et se la montraient. Tous les couples ou les
groupes qui passaient avaient un regard pour elle. Mais brusquement elle
se relevait, prenait le bras de Terral, le menait autour du jardin,
jetait des yeux allumés sur les endroits où les danseurs s'agitaient à
l'ombre des palmiers de zinc à lanternes blanches. Parfois, le long des
arcades de bois décorées de verres de couleur, un cliquitement
éclatait. Cachemire se reculait, se pressait contre Terral, puis riait
en voyant des taches d'huile sur sa robe traînante.

Elle allait aux jeux, à la toupie hollandaise qu'elle regardait se
cogner avec un coup sec aux arêtes de cuivre. Elle gagnait pour vingt
francs un morceau de fayence de cinq sous. Puis, vite, la tireuse de
cartes. Une grosse femme vêtue d'une robe à raies rouges et noires, une
toque polonaise sur la tête, l'air bien nourri, se tenait sur une
chaise. Elle se levait. Terral entrait--et Cachemire--dans une façon de
chaumière où, sur une table à tapis de damas, une grosse lampe éclairait
des cartes dispersées.--Le grand jeu ou le petit jeu?--Tous les jeux!
disait Cachemire. L'autre débitait sa chanson éternelle: Vous êtes en ce
moment ennuyée. Mais patience. Il y a beaucoup de _coeur_. C'est un
jeune brun qui vous aime--Cachemire serrait la main de Terral--Et voilà
du trèfle! oh! neuf de trèfle, c'est bon signe que ce trèfle-là! avant
huit jours on vous apportera beaucoup d'argent. Il y a bien un peu de
carreau, mais si peu! Patience!--Et vous, monsieur, le grand ou le petit
jeu?

--Merci. Je le connais, mon avenir! répondait Terral.

Ils sortaient, Cachemire fière, enchantée, songeant à ce _trèfle_ et à
ce _coeur_ qui ne quittaient pas sa destinée.

Elle revenait vers les quadrilles. Ses yeux s'agrandissaient. Fernand la
sentait se serrer contre lui avec des frémissements d'oiseau qui veut
s'envoler, elle battait la terre de ses pieds, elle accompagnait
l'orchestre de ses lèvres. O le souvenir du bal de Samoreau!

Comme elle eût voulu se lancer dans cette foule tournoyante. Et
l'orchestre allait, un orchestre criant, hurlant, où des bruits de bois
se mêlaient aux bruits de cuivre, il secouait ses danseurs frénétiques,
les hommes sautillant--les pouces dans l'entournure du gilet, le chapeau
en arrière,--croisant les jambes, les tordant, les jetant en l'air,
tournoyant comme des derviches en ébriété sur le talon ou sur le bout du
soulier, criant, se courbant, se relevant, faisant les gracieux devant
des femmes qui luttaient de gestes frénétiques, agitées comme par une
torpille, semblables à des paquets de linge et de chair. Dans un
tourbillon, on ne voyait que des pointes de bottines s'élevant en l'air,
des jupes froissées, des flots de cheveux secoués sur le front, sur la
nuque, des gestes épileptiques, des têtes jetées en arrière, des yeux
perdus, et des mains s'agitant au-dessus de ces corps, comme des mains
de noyés au-dessus de l'eau. Et tout cela fouetté, secoué, activé par
des clameurs, des bravos, des trépignements, des hurlements de bêtes
fauves.

Cachemire, alors, regrettait d'être Cachemire, et la «nostalgie de la
boue» lui entrait au coeur.




VII


Fernand Terral eût volontiers élevé, dans un coin de son logis, non pas
un autel aux dieux inconnus, mais une statue à l'Audace. Il lui devait
tant! Il avait touché le but, la fortune lui souriait. On parlait de son
coup d'oeil en affaires et de son bonheur en amour sous les galeries
de la Bourse. Matouchard le poursuivait pour fonder avec lui une grande
affaire littérario-industrielle, un journal-annonces, quelque chose de
gigantesque. Terral devait trouver les fonds dans la poche de ses amis
et Matouchard le succès du journal dans la cervelle de ses rédacteurs.
Mais Terral n'y tenait qu'à moitié. Pourquoi s'imposer une position
sociale lorsqu'il lui était si facile de s'en passer? Il figura bientôt
au premier rang de cette bohème dorée sur toutes les coutures qu'on
rencontre partout à Paris, sans pouvoir affirmer au juste ni d'où elle
vient ni où elle va. Le boulevard est ainsi encombré de personnalités
bizarres, dont on connaît tout au plus le nom et le visage; gens
charmants, souriants, au fait de tous les petits mystères de tous les
mondes, sachant sur le bout du doigt la comédie contemporaine, rôdeurs
et maraudeurs de toutes les coulisses, et mieux renseignés cent fois
sur les Parisiens et les Parisiennes que l'almanach Bottin tout entier.

Héros éphémères au surplus, qui disparaissent un beau matin comme une
bulle de savon qui se crève. Il en est ainsi qui durent huit jours,
d'autres un mois, d'autres dix ans. Ces derniers sont rares. Ce ne sont
pas les privilégiés d'ailleurs: leur vieillesse est sinistre et l'on
devient mélancolique à compter les efforts qu'ils multiplient pour ne
pas se survivre.

Terral s'était décidément classé parmi ces célébrités du macadam qui
font qu'on se demande souvent ce que c'est que la gloire. On citait ses
mots dans les petits journaux.

On vantait son escrime et la façon dont il conduisait son _dog-cart_;
pour mille écus il n'eût point manqué son _tour du lac_ à l'heure où il
est «convenable» d'aller au Bois. Il savourait largement cette
atmosphère de flatteries, d'encens, de grosses envies et de petites
calomnies qu'il s'était faite. Cette vie trouvée, c'était la vie
cherchée. Il marchait en pleine terre promise.

Il remontait les Champs-Élysées, un matin, tout en fumant, lorsque à
travers les allées il aperçut, allant à pas comptés et baissant la tête,
Bourdenois, qu'il n'avait pas revu depuis le jour où ils avaient échangé
leurs confidences. Bourdenois ne le voyait pas; il ne devait rien voir;
il paraissait absorbé, il était pâle et fatigué. Terral hésita un moment
à le reconnaître, puis il marcha droit à lui, autant pour causer avec un
camarade d'enfance que pour étaler son succès devant un ami.

--Bourdenois, dit-il tout haut, quand il fut à quelques pas du peintre.

L'autre releva la tête, se retourna, aperçut Terral et s'arrêta,
ébauchant un sourire un peu attristé.

--Je suis heureux de te retrouver, dit Terral. Que diable! Es-tu donc un
lycanthrope ou as-tu oublié mon adresse?

--Moi? dit Bourdenois... Non...

Il paraissait un peu embarrassé.

Le contraste était frappant entre Terral, le front haut, l'attitude
fière sous ses vêtements élégants, et Bourdenois qui semblait regarder
son paletot aux coudes usés et son pantalon soigneusement brossé mais où
les genoux avaient, avec le temps, marqué leur place.

--Tu as l'air sombre, caro Carlo, dit Terral... Le coeur est malade?

--Oui, fit Bourdenois avec un sourire, le coeur!

--Et l'estomac, pensa Terral. Il y a des gens maladroits. As-tu déjeuné?
dit-il tout haut.

--Non... Oui, répondit le peintre en se reprenant.

--A cette heure-ci? Impossible! Tu as pris du chocolat peut-être.
Allons, tu me tiendras compagnie!

Il l'entraîna par le bras, tout en causant, vers le Café du Rond-Point,
où les gentlemen de ce quartier hippique fraternisent volontiers avec
les maquignons voisins et les écuyers du Cirque. Bourdenois aurait bien
voulu refuser.

--Allons, dit Terral, je suis vraiment enchanté de causer un moment avec
toi. Je tiens à te prouver que j'avais raison jadis de souhaiter
beaucoup et de désirer. Les désirs deviennent plus rapidement qu'on ne
pense des réalités, et le royaume de ce monde n'est décidément qu'aux
audacieux.

--J'en suis persuadé, fit Bourdenois.

Il semblait réfléchir et regardait la nappe blanche avec des yeux qui ne
voyaient pas.

--Mange donc, reprit Terral en riant... Et bois, quoique ce vin soit
détestable.

Il appela le garçon et demanda du Moulin-à-Vent;--puis regardant
Bourdenois:

--Oui, mon cher, dit-il, je suis au comble de mes voeux, et tu sais si
ces diables de voeux étaient gigantesques. Je suis riche et je suis
aimé. Le louis et la femme,--les deux pommes d'or à cueillir. Les voilà
cueillies et je les croque. Et chose bizarre, mon ami, je dois tout cela
à ce duel.

--Quel duel? demanda Bourdenois.

--Comment, quel duel?

Terral posa sur son assiette la fourchette qu'il portait à sa bouche et
regarda son ami d'un air stupéfait.

--Tu ne sais pas l'histoire de mon duel?

--Tu t'es battu?

--Tu ne lis donc pas les journaux?

--Mon ami, dit Bourdenois, tu m'excuseras; je vis comme un ours, dans
mon atelier. Je ne sais rien, je ne lis rien. J'attends et je travaille.

Terral contraint de s'avouer que sa renommée n'avait pas franchi
certaines frontières, parut un peu vexé un moment, mais il s'en consola
bien vite en racontant l'aventure. Bourdenois écoutait de l'air d'un
homme qui songe à autre chose et qui n'a pas grande attention à accorder
aux malheurs d'autrui.

Lorsque Fernand eut achevé, Bourdenois le félicita modérément, et il se
fit un silence.

Puis Terral interrogea son compatriote par politesse:

--Ah! çà, dit-il, et toi? Tes amours? Car tu avais des amours? Cette
idylle en pleine pépinière du jardin de Marie de Médicis! Daphnis et
Chloé échangeant des regards aux pieds de la statue de Velléda? Que
devient ta Vierge du Luxembourg?

--Tu as bien tort de railler, fit Bourdenois. Je suis malheureux, et je
souffre.

--Je ne raille pas, dit Terral.

--Eh! bien, reprit Bourdenois, tout cela n'existe plus. Un joli rêve.
Mais il a bien fallu s'éveiller.

--Comment!... Cet ange?

--Tu ne comprends pas, dit Bourdenois en voyant le sourire de Terral. Ce
n'est point une déception. D'ailleurs ce n'était pas une maîtresse que
je souhaitais, mais une femme. Tu n'as jamais désiré le foyer, toi qui
désires tant? Et tu te crois ambitieux! Je le suis plus que toi! Est-ce
que je ne t'ai pas dit que je _la_ voyais souvent au Luxembourg, dans la
même allée, à la même heure, comme si elle fût venue à un rendez-vous.
Son père l'accompagnait toujours. Son père! un honnête homme, celui-là.
Un pauvre vieux professeur entêté dans ses idées et qui a donné sa
démission en 1851... Il est pauvre, et vend des leçons de latin à des
marmots qui se mouchent dans leur grammaire, quand il devrait enseigner
la philosophie dans une chaire de la Sorbonne. On ne choisit pas.
D'ailleurs il préfère sa position à toute autre. Sa conscience lui tient
lieu de dessert. Puis, il mange après tout, le bonhomme! Sa fille--elle
s'appelle Claire, Claire, tu entends?--fait de la tapisserie pour les
magasins du voisinage. Elle tient la maison en ordre. Ils n'ont pas de
bonne. Et c'est un nid pourtant, un nid flamand, propre et gai. Il m'a
invité à aller le visiter. J'y suis allé. Nous avons causé. Il fallait
voir sa joie quand il a découvert que mes idées étaient les siennes! Et
comme il prenait soin de me convertir sur la question des nuances
imperceptibles! Bref, je l'adore.

--Et sa fille aussi? dit Terral.

--Et sa fille aussi, fit Bourdenois que le vin rendait bavard.

Il s'était habitué à ne boire que de l'eau.

--Et mademoiselle Claire?

--Eh! bien?

--Est-ce qu'elle t'aime?

--Oui, dit Bourdenois simplement.

--Alors épouse-la.

Bourdenois recula brusquement sa chaise et avec un accent désespéré qui
ne toucha pourtant pas Terral:

--Eh! voilà, mon ami, ce qui me tue. L'épouser? Impossible!

--Et pourquoi?

--Ah! pourquoi? Parce que je ne gagne pas avec mes pinceaux de quoi me
nourrir, comprends-tu? Parce que la municipalité de notre petite ville
qui m'avait envoyé ici pour étudier, m'a retranché net la pension
qu'elle me faisait à Paris. Vote du conseil municipal. Il faut
s'incliner. Alors pourquoi m'ont-ils mis en diligence un beau matin,
comme un colis, s'ils devaient ici me laisser pour compte? Oui, j'ai
beau chercher, aller, venir, lutter, je suis gueux comme devant. Et je
m'en moquerais, si je n'aimais pas. Me marier?... Parbleu! Mais que
deviendrait Claire avec un imbécile qui n'a pas de quoi vivre entre les
mains. Et son père! Elle ne veut pas le quitter. Elle a raison. Et les
enfants? me vois-tu à la tête de cette famille qui me dirait:
Nourris-moi! Tiens, il me prend des idées folles. J'ai envie d'en finir
par le saut du pont. Je doute, que veux-tu? Je n'ai peut-être pas de
talent! Non, je n'en ai pas puisqu'on m'achète vingt francs des tableaux
qui me coûtent plus que cela de toile et de couleur. Et quand je vois
des sots qui vendent leurs barbouillages comme de la paille... Des sots,
il n'y a pas à dire... Je me demande si j'y vois clair, et si c'est moi
qui suis un niais, ou si ce sont eux...

--A la bonne heure, dit Terral, te voilà bien près de haïr. La rage est
le premier échelon du succès.

--La rage? dit Bourdenois étonné. Ah! bien, oui, la rage! Je t'en moque,
la rage! Je vis dans mon coin, un triste coin, et je ne déteste
personne, je te prie de le croire; je n'en veux qu'à moi-même... Il y a
longtemps que je ne me suis plaint comme je le fais... Mais je ne sais
pas, ce matin... Qu'est-ce que ce vin-là?... J'ai mal à la tête... Je
n'en bois pas tous les dimanches... Du fromage, un petit pain, de la
charcuterie dans les grands jours, et de l'eau, voilà le régime. Ça ne
refait pas l'estomac. Seulement de temps en temps, j'entre dans un
bouillon Duval, je verse dans le bouillon un demi-septier de vin,--c'est
la mesure--et j'avale le mélange, je _fais chabrol_, comme nous disions
chez nous. Avec cela, on se soutient. Non, je n'enrage pas. Je me
plains, mais je me résigne. Eh bien, quoi! ou je succomberai et ce sera
fini, ou je m'en tirerai et j'oublierai vite. Tiens, sortons. Ma tête
tourne. Ouf! Il fait chaud ici!

--Sortons, dit Terral en souriant.

Il paya le garçon et alla faire un tour de Bois avec Bourdenois, mais
dans une voiture fermée. Bourdenois parla encore et de son amour et de
ses luttes, et de sa résignation.

--Où veux-tu que je te conduise? dit enfin Terral un peu lassé.

Bourdenois allait dire son adresse. Il s'arrêta.

--Où tu voudras.

Terral le déposa sur le boulevard et le quitta sans insister. Il avait
été tenté de lui glisser quelques louis dans la poche.

--Bast! se dit-il. A quoi bon? D'ailleurs à l'avenir, je prendrai garde
à de pareilles rencontres! C'est un chapitre de la _Morale en action_,
ce garçon-là. Il y a deux sortes de gens qu'il faut éviter: les coquins
forcenés et les gens vertueux!

Charles Bourdenois rentra seul dans son atelier, un pauvre diable de
taudis où un poële immense, veuf de charbon depuis longtemps, ne
chauffait même pas en hiver les toiles, les lambeaux d'études, les
plâtres et le chevalet de l'artiste. C'était une pièce assez vaste,
prenant le jour par une large fenêtre vitrée avec balcon, qui donnait
sur le boulevard extérieur. A la muraille étaient accrochés les
différents objets qui formaient le _luxe_ de Bourdenois, des tableaux
inachevés, des croquis, un portrait de femme, un portrait en pied qu'on
avait laissé pour compte à l'artiste,--accident plus commun qu'on ne
pense. Le reste était bien dégarni. Les meubles en vieux chêne, un bahut
et des bronzes que Bourdenois avait achetés jadis, s'étaient peu à peu
dirigés vers le marchand de bric-à-brac ou le revendeur. Ce qui restait
n'avait plus de valeur et sentait la misère. On avait froid au coeur
en entrant-là.

Bourdenois se laissa tomber sur une façon de divan usé et crevé,
laissant voir le crin qui le rembourrait et qui sortait par flocons--et,
croisant les bras, il se mit à rêver. La porte d'un petit cabinet noir
qu'on eût dit creusé dans un placard, laissait apercevoir le petit lit
en fer, plat comme un lit de camp, où il dormait, où il oubliait, où il
rêvait d'_elle_!

Il se sentait véritablement étourdi. Le Moulin-à-Vent avait monté à la
tête du buveur d'eau; puis, cette rencontre l'avait troublé et mis hors
de lui. Terral puissant, Terral riche, l'audace s'imposant à la foule,
la fortune conquise par un coup de main. Il y avait de quoi ébranler la
foi la mieux affermie.

--Je suis peut-être un sot, pensait Bourdenois. La lutte assidue n'est
que bêtise, et quelque brutalité vaudrait mieux. Pour attirer
l'attention, un coup de grosse caisse vaut mieux qu'une plainte. L'homme
qui a le mieux compris son époque, c'est Mangin. Terral a joué sa vie et
il a gagné. Ah! si j'osais!

--Et oser quoi? reprenait-il ensuite. Est-ce que je suis de ceux qui
inventent les événements? Comment saurais-je les faire naître quand je
suis incapable peut-être d'en profiter?...

Il était horriblement découragé. Ses idées se mêlaient, se heurtaient.
Pour la première fois, il en avait peur. Quelle vie triste, mais calme
et d'incessant labeur jusqu'alors. Sa médiocrité lui avait suffi; il ne
s'était même pas révolté quand elle était devenue la misère. Maintenant,
le succès de Terral le transformait. Il le sentit si bien qu'il fit un
effort pour penser à autre chose. Il songea à Claire.

M. Gouvenot, le professeur, habitait avec sa fille, rue Soufflot au
cinquième étage, un appartement dont le balcon donnait à la fois sur le
Panthéon et sur le Luxembourg. Quatre pièces, la chambre du père, la
chambre de Claire, une salle à manger qui servait de salon, une
bibliothèque et une cuisine. Tout cela propre, presque gai, flamand
comme avait dit Bourdenois à Terral. C'était là, dans ce paisible
intérieur, que le peintre reportait sa pensée lorsqu'il voulait oublier
un peu les âpretés de tous les jours.

Il évoquait le visage pur, les grands yeux noirs, le sourire confiant et
pourtant mélancolique de Claire, et soudain le voilà rasséréné, plus
décidé que jamais à tout braver, plus certain de réussir. M. Gouvenot
accueillait avec un vif plaisir ce jeune homme qu'il avait rencontré
comme par hasard et qui, de jour en jour, de conversation en
conversation, lui était devenu véritablement cher. M. Gouvenot était le
fils d'un conventionnel et il avait vieilli dans les idées de son père,
qui avaient été celles de son enfance. Justement Bourdenois avait, parmi
ses oncles maternels, un de ces proconsuls de la République que la
réaction essaya d'englober dans une réprobation générale et qui
furent--je ne parle pas de quelques terribles exceptions--de patients et
zélés organisateurs, prêts à sacrifier leur existence et leurs intérêts
au devoir, de braves gens et de bons citoyens. Il n'en avait pas fallu
davantage pour que M. Gouvenot s'éprît de belle amitié pour le peintre.
Le vieillard était d'ailleurs un homme confiant, communicatif, marchant
désarmé dans la vie, l'oeil sur son idéal, et ne regardant guères à ses
pieds.

Il avait été bien des fois trompé, trahi, berné sans que sa candeur
native--doublée de résolution et de fermeté--se fût un instant démentie.
C'était Claire qui veillait sur lui.--C'est moi qui suis _sa fille_,
disait-il parfois en riant. Absorbé par des travaux importants sur
l'histoire de la Révolution et de la réaction thermidorienne qu'il avait
entrepris d'écrire, il accumulait depuis trente ans des matériaux, des
journaux, des dessins, des autographes, des brochures, les réunissait en
liasses, les étiquetait, et ne se décidait jamais à mettre la main à la
plume.

--Le temps n'est peut-être pas venu, disait-il doucement. Laissons
marcher les choses. Plus on s'éloigne d'une époque, plus on y voit
clair. Il est peut-être bien tôt!

--Ah! çà, mais, lui demandait parfois Claire, est-ce que tu vas raconter
des histoires de 1789 aux élèves à qui tu donnes des répétitions?

--Eh! eh! faisait M. Gouvenot qui souriait à cette idée.

Le fait est qu'il expliquait avec complaisance les vieux auteurs latins,
et qu'il s'enthousiasmait tout naïvement,--devant les enfants
étonnés--aux discours de Tite-Live, aux sévérités de Tacite.

Il se morigénait ensuite et se disait:

--Vieille bête, tu auras donc toujours dix-huit ans?

Claire était déjà majeure. Mais décidée à rester et toujours aux côtés
de son père. Elle ne voulait se marier que si son mari acceptait cette
vie à trois. En cela Charles Bourdenois était assurément l'homme qu'elle
eût choisi. Elle l'aimait et surtout l'estimait. Seulement encore
fallait-il réfléchir. Entre eux deux, dès le premier jour, le maigre
fantôme de la misère menaçait de se dresser. Il ne fallait pas songer à
cette union--qu'elle eût souhaitée--tant que Charles ne pouvait
répondre de son avenir et de l'avenir des siens.

Et le temps passait. Bourdenois, semblable à la soeur Anne du conte de
fées, ne voyait rien venir. Il désespérait. Cette rencontre de Terral
lui fit l'effet d'une heure d'ivresse. Il demeura pendant quelques jours
la tête lourde et le coeur mal affermi. Il n'avait plus la même ardeur
au travail, il lui semblait avoir bu quelque liqueur mauvaise.
D'ailleurs, ce n'était plus seulement la gêne qui le torturait, c'était
la faim. Oui, la faim, avec toutes ses horreurs. Bourdenois ne vendait
rien, n'avait rien, ne connaissait personne, s'enfermait d'ailleurs dans
son atelier comme dans son antre et se laissait dévorer par cette
maladie qu'on n'a pas encore su guérir. Un matin, il sortit de sa bauge.
Pourquoi? Il n'en savait rien. Ce logis farouche lui faisait peur. Il y
avait deux jours qu'il n'avait mangé, et, l'avant-veille, son repas,
arrosé d'eau, avait été misérable. Il se sentait l'estomac tiraillé, la
tête vide, il lui semblait que les passants avaient des tournures
étranges, que les voitures roulaient avec un son bizarre, que les
maisons tournaient.

Il marchait au hasard, mais regardant à terre pourtant, le trottoir, les
pavés, les ruisseaux.

Il se souvenait qu'autrefois il avait trouvé, en sortant de chez lui, 20
francs entre deux pavés. Il les avait donnés à un pauvre.

--Aujourd'hui, songeait-il, je les garderais et je mangerais!

Il ne savait où il allait. Il se retrouva sur les boulevards
extérieurs; il s'arrêtait machinalement aux étalages des marchands de
livres ou de chansons, devant les images accrochées à des cordes. Il
marchait plus vite en passant devant les traiteurs ou les cafés. Puis il
avait envie d'entrer, de s'asseoir, de manger et de ne point payer.

Mais il passait. Il alla ainsi jusqu'à Montmartre. Il faisait beau.
Bourdenois se souvenait être venu souvent là regarder Paris au soleil
couchant. La butte était envahie par des bandes d'enfants. Ils se
battaient, se culbutaient ou se laissaient glisser sur leur pantalon
jusqu'en bas. Toute cette joie, ce mouvement, ces cris, ces joues
rouges, firent mal à Bourdenois. Il marcha encore. Les terrains
devenaient vagues. Il s'arrêta sur la route de Saint-Denis, aux
fortifications. Ses nerfs horriblement tendus l'avaient seuls soutenu
jusqu'ici. Il s'affaissa tout à coup et tomba plutôt qu'il ne s'assit
sur l'herbe.

Le soleil envoyait aux murs blancs des maisons des reflets d'or. Il
s'élevait de l'herbe comme un murmure. Des oiseaux se poursuivaient et
se chamaillaient dans les arbres grêles et poudreux. Bourdenois se
coucha tout de son long sur l'herbe. On dut le prendre pour un homme
ivre.

Il espérait dormir. Impossible. Ses entrailles le tiraillaient,
appelaient, torturaient. Il se redressa sur le coude, regardant la route
d'où le soleil était parti, le ciel qui se teignait de rouge, la nuit
qui venait.

Un frisson le parcourait tout entier. Il se vit seul dans ce silence qui
montait.

Un enfant vint à passer près de lui portant--pour son père qui
travaillait près de là sans doute--du ragoût dans une gamelle et un
morceau de pain sous son bras.

Bourdenois sentit cette odeur de sauce, et ses yeux dilatés virent à
deux pas de lui cette nourriture qui venait.

Il eut l'idée--un éclair--de se jeter sur cet enfant, d'arracher, de
voler... Brusquement il se recoucha, mordant ses poings.

--Je suis un misérable, se dit-il.

La pensée qui avait surgi lui faisait horreur. Il retomba épuisé.

C'était une torpeur étrange, une sorte d'ivresse qui s'emparait de lui.
Il entendait comme des chants--là-bas, bien loin, une voix
d'homme,--voulait appeler, se soulever et ne pouvait pas. Il éprouvait
cette sensation bizarre qu'on a parfois en rêve. La terre manque sous
vos pieds et l'on tombe brusquement--dans le vide.

L'homme qui chantait aperçut, par hasard, sur le talus, Bourdenois sans
connaissance. Il fut tenté de continuer sa route, croyant avoir affaire
à quelque ivrogne. Mais il vit la face pâle du jeune homme, amaigrie,
creusée.--Drôle de figure, pensa-t-il. Il s'avança, se pencha sur
Bourdenois et lui prit la main. Elle était comme glacée. Le pouls
battait faiblement.

--Hum! dit l'homme tout haut, ce n'est pas un _soiffard_, c'est un
malade.

Il lui frappa dans les mains, il lui ôta sa cravate, il appela le
premier passant venu,--un charretier qui menait du bois à la Briche,--et
lui dit de l'aider.

--A cause? fit l'autre.

--Vous ne voyez donc pas que cet homme-là se meurt. Portons-le chez le
pharmacien et plus vite que cela!

--Facile à dire. Et le pharmacien demandé, où est-il?

--Alors, chez le marchand de vin. C'est un _bouchon_, ça, là-bas?

--Oui.

Ils emportèrent Bourdenois, on le ranima, il regarda autour de lui. Il
ne s'expliquait rien, ne comprenait pas, interrogeait tous ces visages
curieux.

--Eh bien! dit l'homme qui l'avait vu le premier, comment vous
trouvez-vous!

C'était un ouvrier à l'air franc et gai; Bourdenois le regarda fixement
comme s'il le reconnaissait.

--Inutile de me dévisager, continua l'autre en riant. Vous ne m'avez
jamais vu. Mais c'est égal. Voyons que vous est-il arrivé?

--Je ne sais pas, dit Bourdenois dont la tête tournait.

--Ah! mon Dieu, s'écria la marchande de vin... Du vinaigre! Il
s'évanouit encore!

La tête de Bourdenois se penchait sur l'épaule gauche.

--Ah! sacrebleu, fit alors l'ouvrier en se cognant le front, je devine à
présent. Il meurt de faim tout simplement.

--De faim?

Ils étaient dix ou douze à regarder d'un air incrédule les vêtements de
Charles Bourdenois.

--Oui, de faim!... Quand vous m'examinerez avec des yeux de loto?... De
faim... Allons vite, un bouillon, un beefsteack, du pain, du vin, du vin
surtout. Leste!

La marchande débouchait déjà une bouteille de _cachet vert_. Bourdenois
revint à lui peu à peu, trempa ses lèvres dans le verre, s'informa et
tendit la main à l'ouvrier.

--Oh! dit celui-ci, il n'y a pas de quoi. Seulement, je ne suis pas
fâché d'avoir deviné que vous tombiez d'inanition. Eh! la mère. On n'est
pas si bête que ça, qu'en dites-vous?

Bourdenois, attablé devant un beefsteack qui saignait sous le couteau,
mangeait avec la voracité et le contentement naïf des enfants ou des
convalescents. Il ne songeait pas que tout à l'heure il faudrait payer.
Le besoin était le plus fort: l'appétit, dans le réveil de son être,
avait pris le pas sur le raisonnement.

L'ouvrier, assis devant le peintre, lui remplissait son verre et
trinquait de temps à autre.

--Et comme ça, dit-il, vous étiez donc sorti sans argent? Comment
diable...

Bourdenois laissa brusquement tomber sa fourchette sur son assiette, et
resta immobile. Sans argent! Il se rappela tout, et fit un mouvement
pour se lever de table.

--Eh bien! quoi? dit l'autre. Vous partez?

Le peintre retomba assis sur son tabouret.

--Vous ne mangez plus?

--Non.

--En voilà une idée! Tenez, je devine, dit l'ouvrier en baissant la
voix; pas le sou, hein?

Le regard de Bourdenois répondit pour lui.

--Alors c'est donc une affaire, ça! fit l'ouvrier. J'ai cent sous sur
moi--heureusement. Nous partagerons.

--Eh! dit Bourdenois, qui sait si je pourrai seulement vous rendre...

--Ah! çà, on est donc bien bas percé? Excusez la question. Mais peut-on
savoir quel état...

--Je suis peintre...

--Peintre de tableaux?

--Oui.

--Comme ça se trouve. Nous pouvons nous donner la main--de loin. Je suis
peintre sur porcelaine... Décorateur... Mais alors, la toile, ça ne
roule pas, hein! C'est les photographes qui sont cause de tout, je
parie.

--Peintre sur porcelaine, songeait Bourdenois. Et combien gagnez-vous
par jour? demanda-t-il.

--Cent sous... La journée est de dix heures. Ensuite, je puis encore
travailler à mes _veillées_.

--Et, fit Bourdenois, croyez-vous que je pourrais...

--Vous? Certainement. Je me charge de vous donner l'emploi des couleurs
qui ne sont pas les mêmes que vos couleurs à l'huile. Et si vous voulez
faire la figure ou le paysage, vous pourrez patienter. D'autant plus que
si vous torchez pas mal la toile, vous pouvez devenir plus fort, au bout
d'un certain temps, que les peintres sur porcelaine. Seulement, ah! ma
foi! pas de simagrées. C'est du métier, vous savez!

--Eh! le métier! dit Bourdenois comme s'il se fût parlé à lui-même. Je
le sais par coeur, ce mot-là. «C'est du métier!» Le grand argument de
la Bohême qui veut ne rien faire et croupir en son coin. Eh! bien, j'en
ferai, du métier! Le principal est de vivre. Ensuite j'irai à l'art, si
je puis,--la journée finie et le pain gagné. Le hasard fait bien ce
qu'il fait, tenez. Il vous a jeté sur mon chemin pour me sauver. Je
m'appelle Charles Bourdenois. Je n'ai pas un sou, mais je suis un
honnête garçon, et je vous suis dès aujourd'hui tout dévoué,--corps et
coeur.

--Accepté! fit l'autre. Je m'appelle Rambosson. Aussi _riche_ que vous,
et avec ça marié de l'an dernier, et une fille en nourrice. Malgré tout,
gai comme un pierrot,--ce qui vaut mieux que de l'être comme un
croque-mort. La chose a voulu que j'aille aujourd'hui pour figurer à
Saint-Denis dans un conseil de famille, et que je passe à côté de vous.
Ça s'est bien trouvé. Demain je demande au patron qu'il vous donne une
_banquette_ dans l'atelier,--à moins que vous ne préfériez travailler
chez vous.

--Non, dit Bourdenois, L'atelier!... Je travaillerai mieux loin de ces
maudites toiles qui ne vous nourrissent pas!

Ils revinrent ensemble à Paris. Rambosson donna rendez-vous à Bourdenois
pour le lendemain. Charles revint dans son pauvre logis, le coeur plus
allègre, confiant à présent, et revoyant plus près de lui le visage de
celle qu'il aimait. C'était par le travail de chaque jour, par le
travail de l'ouvrier, qu'il allait tenter d'arriver jusqu'à elle. Il se
sentait fier du sacrifice, plein de courage, emporté par cette idée qui
prenait corps devant ses yeux:

--Tu pourras la nourrir! Demain ton travail ne sera plus infécond, et
ton dévouement stérile.

Avant de s'endormir, il jeta à ses toiles inachevées un dernier regard,
et comme un amant parlerait à sa maîtresse:

--Je reviendrai à vous, dit-il tout haut, oui, je vous reviendrai, mais
lorsque chaque soir j'aurai gagné la nourriture du lendemain!

Pendant ce temps, Fernand Terral montait en voiture, et se rendait avec
Cachemire chez Antonia Raymond, une femme à la mode, qui donnait une
soirée. Les invitations imprimées en lettres d'or sur Bristol glacé,
portaient que _la toilette la plus simple était de rigueur_; aussi se
trouva-t-il dans l'appartement d'Antonia, rue du Helder, assez de
diamants pour nourrir tout un faubourg pendant un mois. La fine fleur de
l'élégance et de l'insolence parisienne, y luttait de parures et de
toilettes chimériques. C'était pourtant un médianoche intime où quelques
rares étrangers avaient été admis. Célébrités de turf et de boulevard,
illustrations des coulisses dramatiques heurtant les héros des coulisses
de la Bourse, une grande partie de ce _tout Paris_ qui défraye les
chroniques, avait franchi l'antichambre d'Antonia Raymond. Des
boursiers, des acteurs, un ou deux de ces journalistes qui font plus de
bruit ou de tapage, à eux seuls, que la corporation tout entière, des
actrices, des mondaines du demi-monde, quelques gens titrés accourus en
hâte (la plupart de fort loin), pour se brûler aux chandelles
parisiennes, un amalgame étrange, l'image exacte de ce qui reste au fond
du vase lorsque les forces vives de la province et de l'étranger, tout
ce qu'il y a de riche, de beau, ou de noble un peu partout a fini de se
dissoudre au grand foyer.

Antonia rayonnait dans ce milieu hybride où le blason coudoyait la
boutique, où, dans les propos, l'argot de la rue venait donner de la
tête contre le langage encore mal désappris du faubourg Saint-Germain ou
d'une cour allemande. Elle avait fait tendre de fleurs sa vaste salle à
manger, et Chevet y dressait un souper de trois mille francs. Elle était
l'amie de Cachemire. Suzanne, simplement vêtue d'une robe blanche,
garnie de violettes du pôle naturelles, éclipsait les toilettes les plus
_diamantées_, et Antonia ne tarissait pas d'éloges sur cette parure.
Tout le succès, comme on dit, était d'ailleurs pour Cachemire, et Terral
savourait ce triomphe avec une certaine nuance de dédain.

Les invités n'avaient pas grand besoin d'être présentés les uns aux
autres. Tous se connaissaient ou à peu près, beaucoup se tutoyaient. Un
chroniqueur de petit journal prenait en note, dans un coin, les noms des
convives, car après la chronique des bals du grand monde, il était donné
à ce temps-ci de connaître la chronique des fêtes du monde interlope.
Berthe Jouanni était là, celle qui provoqua en duel un de ses amants qui
venait de se marier; Félicie Germont, l'ancienne écuyère de
l'Hippodrome; Géraldine de Riancourt, qui porte le nom de son père comme
on se parerait d'un ruban qu'on aurait sali,--bien d'autres encore--; le
comte Broski, Olivier Renaud, le petit Barberino, venu d'Italie pour
faire tourner les cervelles féminines de la rue de Bréda; bien d'autres,
dont on redisait les noms à tous les angles d'écurie, sur tous les
champs de course, dans tous les cabinets de restaurants.

Et--comme deux souverains parmi leurs sujets,--Terral portant sa tête
haute, Cachemire arborant son plus chaste et son plus irrésistible
sourire.

--Et M. de Rives? demanda Antonia avant de se mettre à
table.--Rieusaint, vous n'avez pas amené M. de Rives?

--Impossible, ma chère, répondit le comte, M. de Rives est un anachorète
à présent. Rangé comme les papiers d'un bureaucrate. C'est bête!

--Eh bien! nous souperons sans lui!

On soupa.

Elles se ressemblent toutes, ces nuits passées sous les lustres
étincelants,--chaudes, fiévreuses, enivrées, gloutones,--pendant qu'au
dehors il fait froid ou faim! Les mêmes gaîtés, les mêmes plaisanteries,
les mêmes baisers, les mêmes cris. Les mêmes cris, surtout. Point de
plaisir sans hurlements, disent ces fous. Tous entraînés alors dans la
ronde grimaçante, élèvent leur diapason et détonnent. Choc des verres,
rires sans cause, éclats sans fin, tout se heurte. La symphonie tourne
au bruit.

On ne converse pas, on s'interpelle, et le rictus remplacé la gaieté!
Chasse au plaisir! Les lendemains seuls valent quelque chose--par
l'enseignement. La morale se nomme alors indigestion, dyspepsie,
névralgie. L'eau de Pullna prend des attitudes de vieux sermoneur. Tout
se paye.

En ce moment, ils ne songeaient pas à l'échéance.

--Hurrah! Du vin! Du Madère! Finissez donc! Imbécile! Un seul, rien
qu'un seul!... A la porte!... Une chanson! Rien! Personne! Ah! Oh!
Eh!... En jouant du mirliton! Espèce d'académicien en chambre!... Ta
parole?... Ça doit se manger la levrette! Jamais! Oui!... Non! Tu m'en
rendras raison!... Bonsoir!

Et parmi cette confusion, cette tempête, des propos plus longs,--mais
aussi fous:

--C'est insensé! Géraldine, vous mangez trop de parfait, mon enfant...
C'est une indigestion que vous préparez à la fille de votre mère!

--Eh! bien, qu'est-ce que ça vous fait, à vous? Encore du parfait,
Robert, donne-m'en. Rien qu'un peu. Oh! est-il agaçant... Passe-moi le
reste, Berthe!

--Ah! vous savez, on a des nouvelles de Miron, qui avait _sauvé la
caisse_?

--Tiens, tiens...

--Il mène un train de prince, à Bruxelles. La Rue aux Herbes Potagères
ne parle que de lui!

--Vive Miron!

--Un toast à Miron!

--Mesdames, Josépha n'a pas bu. Je demande pourquoi Josépha n'a pas bu!

--Parce que Miron est une canaille, voilà!

--Un peu fort, Josépha, ma fille!

--Comment écris-tu canaille? Par un K?

--Oui, une canaille. Il m'a flouée. Une chaîne superbe, grosse comme ça.
Il me la donne. Je saute de joie. Moi qui étais si gentille pour lui! Un
jour, je veux mettre la chaîne au clou... C'était du doublé!

--Je m'en doutais!

--Très-fort, Miron. Tromper ses actionnaires, bien, mais tromper
Josépha... Mieux... Très-fort!

--Vive Miron! vive Miron!

--Sur l'air des _Lampions_: Vive Miron! vive Miron! vive Miron!

--Est-elle _grue_, cette Josépha! dit Berthe en vidant une coupe de
Champagne.

Josépha se leva furieuse, saisit une pomme dans une corbeille et
l'envoya brusquement à la tête de Berthe qui esquiva le coup. La pomme
alla briser un petit miroir de Venise, ce qui, dit quelqu'un, fit rire
l'assemblée _aux éclats_. Le petit Barberino raccommoda Berthe et
Josépha en les embrassant toutes les deux. Antonia s'était levée pour
voir les dessins faits par la brisure de la glace.

--Deux losanges à droite, dit-elle en se rasseyant. Signe d'argent! Le
petit Polonais _casquera_!

--Oh! superbe! Antonia, ma chère, tu es superbe! Boranoff, ça vous venge
ça, hein? Le petit Polonais _casquera_! Vive la Russie!

--Ah! je m'en moque, cher... Laissez-moi. Félicie me raconte son
histoire!

--De quel droit?

--Pas de faveur! Vive l'égalité! Pas de préférence!

--On ne doit pas se parler à voix basse!

--A la porte, Félicie!

--Qu'elle parle pour tout le monde!

--Faites-la monter sur la table...

--Félicie, monte sur la table et conte-nous ton histoire!

--L'histoire de Félicie! On demande l'histoire de Félicie!

--Tout haut!

--Silence!

--Elle parlera.

--Elle ne parlera pas!

Félicie pleurait. Le vin lui montait à la fibre lacrymale. Elle
contemplait son assiette avec mélancolie. Ses cheveux s'étaient dénoués
et retombaient sur ses épaules. Elle regarda toute la table d'un air
vague et lentement:

--Ça m'est égal, vous savez, dit-elle avec les hésitations et les
accents traînards de l'ivresse... Je vais vous la dire, mon histoire...
Si vous croyez qu'elle est drôle?... Passe-moi du vin, mon petit
Léopold... Non, le Xérès... Il faut vous dire que j'ai habité chez mes
parents!

--Parbleu!

--Tout le monde a habité chez ses parents, cria Cachemire qui reposait
sa tête dans le gilet de Fernand Terral.

--A Chaillot, les parents! fit Berthe en suçant un morceau de citron
trempé dans le poivre.

--Ah! oui, continua-t-elle, avec ça qu'ils étaient mignons. Moi, je
m'embêtais... Laissez mes cheveux, vous! Et puis, il y avait un petit
clerc d'huissier sur le même carré. Il était joli comme tout.

--Joli comme Barberino.

--Si c'est une scie! fit le petit napolitain avec humeur.

--Chut! Silence! L'histoire de Félicie.

--Inélégante, cette histoire-là! dit le comte Broski.

Félicie n'entendait rien.

--A la fin des fins, eh! bien! quoi!... Je devins sa maîtresse... Mais
voilà... Et l'enfant?

--Ah! ah! il y avait un enfant!

--Un enfant? Tableau!

--Et qu'en as-tu fait de ton enfant, Félicie?

Elle regarda encore la table de son oeil atone et avec un terrible
sourire--celui des folles:

--Je l'ai tué, dit-elle doucement.

Ils étaient ivres, ils étaient fous, ils riaient, ils criaient, ils se
galvanisaient, ils se tordaient, et _s'hystérisaient_.

Mais quand elle eut dit ces mots, instinctivement ils se regardèrent,
devenus glacés dans leur ivresse.

--Je l'ai tué!... continuait Félicie au milieu de ce silence. Si petit!
Je l'ai étouffé... De cette main-là... Ensuite, je l'ai mis dans la
caisse à fleurs sur notre fenêtre--dans la terre... J'arrosais tous les
matins. Il n'y avait pas besoin d'arroser, allez! Ça poussait! ça
poussait! Du fumier, quoi! J'ai toujours gardé un bouquet de ces
fleurs-là... Il est fané le pauvre bouquet, dit-elle en pleurant dans le
verre qu'elle tenait, mais vrai,--il sent encore bon!

Le silence était devenu glacé, sinistre, sépulcral. On s'examinait,
chacun se demandant qui le premier allait partir.

--Eh! bien, s'écria Terral en se levant brusquement, en voilà une partie
de plaisir! On se tait... Jetons-la par la fenêtre, Félicie, avec ses
histoires de revenants!... Le diable l'emporte, elle est lugubre!...
Olivier Renaud, mon cher, un article à faire celui-là!

--Ça a _jeté un froid_! dit Renaud.

--Du vin! s'écria Antonia. Versez à boire!

--Et oublions Félicie Hamlet!

--Félicie Young! dit Olivier Renaud.

--Je ne sais pas pourquoi vous m'insultez, dit-elle, je m'appelle
Germot, moi!

La symphonie du souper allait _crescendo_. De moment en moment, cette
salle où l'on étouffait s'emplissait d'un bruit plus intense, de notes
plus aiguës. Ce fouillis de têtes avinées, de pommettes rougies,
d'étoffes claires et d'habits noirs, ce mélange de froissements de soie,
de bruits de bouchons sautant en l'air, de verres heurtés et brisés, de
lourds propos, cette chaleur parfumée, cette atmosphère chargée,
pénétrante, électrique, les transportaient, les grisaient davantage.

Cachemire se sentait heureuse dans cette fièvre.

Ses tempes battaient. Elle pressait dans ses petites mains les mains de
Terral. Elle regardait Antonia d'un air de triomphe. Elle se savait la
reine de toutes ces femmes, la mieux aimée, la plus enviée! Elle avait
toujours à présent un écrasant sourire. La fille du père Labarbade se
donnait des airs d'Impéria.

Et Terral aussi rayonnait. Il surprenait au passage plus d'un regard
féminin braqué sur lui. Par ces hommes qui étaient là, lui aussi se
savait étudié, jalousé! Il avait maintenant de l'or dans ses poches. Qui
pouvait l'arrêter? Tout s'ouvrait. L'ambitieux voyait avancer l'avenir.

--Terral, lui cria du bout de la table Olivier Renaud qui le regardait,
allons, un toast!

--Le diable soit des toasts, dit-il, ou buvez à la grande famille des
sots, si vous voulez! Vous leur devez bien cela, journaliste!

--Et vous, millionnaire futur!

--Pourquoi pas? dit-il. Il y a assez d'imbéciles qui rampent. Laissez
les gens d'esprit prendre leur vol. Il est bien temps que l'intelligence
soit payée à sa valeur. Et si on ne la paie pas, qu'elle prenne! Oui, ma
foi. Qu'est-ce que la morale absurde qui changerait le monde en cloître?
La nature nous a créés appétits et désirs. C'est pour que désirs et
appétits, tout soit satisfait. Que diable! si nous avons des dents, ce
n'est point pour être condamné à nous les arracher. C'est pour dévorer.
Et ceux qui ont les dents les plus longues doivent dévorer davantage!

--Bravo!

--Terral, vous êtes superbe!

--Une chaire à la Sorbonne pour Fernand Terral!

--La morale? Jolie sottise! Ce qui est bien ici est détestable là.
Allez donc au Malabar avec votre morale stupide, ô gens vertueux! On
vous pendra comme des gredins. Tout ce qui est profitable est bon, qu'en
dites-vous, Broski?

--Approuvé! Passez-moi le rhum!

--D'autant plus que l'humanité est pétrie d'ineptie! Triste espèce!

--Ah! dites donc, Terral, pas de sottises, fit Berthe.

Cachemire regardait Terral avec amour. Elle ne l'avait jamais vu si
beau!

--Il n'y a que deux sortes de gens, continuait-il, ceux qui osent
affirmer leur ambition. Place à ceux-là. Vive l'audace. Puis ceux qui se
rongent le foie dans leur coin, sans oser faire un mouvement. Ils
meurent tout aussi haineux et non satisfaits. Tant pis pour les timides!
La règle donc est celle-ci: Vouloir beaucoup et prendre le plus
possible. A l'assaut!

--A la baïonnette!

--Vous êtes magnifique, Terral, criait Olivier Renaud: L'Achille du
boulevard!

--Machiavel lui-même!

--Oh! des bêtises alors, fit Antonia. Pas de noms propres!

--Terral nous ennuie, disait Félicie en pleurant sur sa robe de soie
mauve... Une chanson!

--Une chanson! _La Femme à barbe!_

--Comment? Il n'y a plus de liqueur? Passez-moi de l'eau de Cologne
alors!

--De l'eau de Cologne! C'est une idée!

--Ah! çà, mais là-bas vous êtes ivres donc?

--Oui! De l'eau de Cologne!... J'ai soif, moi, répétait Félicie... J'ai
soif!

--Du vinaigre de toilette, n'importe quoi!

--A boire!

Ils buvaient.

La nuit finissait, la longue nuit embrasée, la nuit folle; le jour se
levait, les ouvriers sortaient déjà dans les rues silencieuses, et,
fous, avides encore, les lèvres cuites, ces insatiables demandaient à
boire, à boire encore, toujours! Ils n'avaient plus de vin. Ils avaient
bu des liqueurs précieuses, des _crus_ princiers, des crêmes exquises,
et pour apaiser cette soif terrible, le matin venu, ils buvaient encore,
mais cette fois, du petit bleu, pris à la hâte chez le marchand de vins,
dans la rue,--du vin âpre qui les rafraîchissait, qui les jetait à
terre, çà et là, groupés d'une façon sinistre, pâles, hâves, le fard
tombé, verdâtres, les bougies s'éteignant dans les bobèches qui
craquaient, quelques-uns ronflant, d'autres se plaignant, geignant,
d'autres pleurant. Et Terral seul, debout, regardait ces yeux plombés,
ces corps écrasés, ces vaincus de l'orgie en soutenant Cachemire qui
s'était affaissée entre ses bras.




VIII


Un soir, en rentrant de sa répétition, Cachemire, toute joyeuse, dit à
Fernand Terral:

--Tu ne sais pas? Le théâtre répète une féerie! Il a assez de la
comédie en costume moderne. C'est si bête! On aura des jupes courtes.
C'est Marcelin qui va dessiner les costumes, et j'ai un rôle, oh! mais
un rôle!... Six toilettes!

--Ah! fit Terral.

--Tu n'as pas l'air content?

--Moi? si fait!

Cachemire ne répliqua point. Mais elle ne s'était pas trompée. Terral
avait paru contrarié; il l'était en effet, et il songeait à présent.
Depuis quelque temps, d'ailleurs, il était jaloux.

Terral, à la fin, s'était pris pour Cachemire d'un amour plus profond ou
du moins plus violent qu'il n'osait se l'avouer. Encore ne pouvait-il se
plaindre à personne de cette chute. C'était lui-même qui avait creusé la
fosse où il était tombé. A force de jouer avec la passion, il s'y était
brûlé le coeur ou les sens, un peu de l'un et beaucoup des autres. Il
s'était cru au-dessus de la moyenne des hommes, et la cuirasse qu'il
avait endossée avait pourtant ses défauts par où les flèches pouvaient
pénétrer. Ce Titan avait trouvé son maître, et cet audacieux était bien
près, à cette heure, de se voir dominé par la faible volonté et les
caprices fous de Cachemire. Mais comme il était fort, réellement fort,
il leur résistait. Il ne voulait pas qu'elle prît sur lui plus d'empire
qu'il ne voulait lui en donner, et comme il reconnaissait
instinctivement la puissance de cette enfant, instinctivement aussi il
se roidissait et ne voulait pas faiblir.

Ce qui avait poussé dans une sorte d'amour ce Terral, incapable pourtant
d'aimer, c'était la jalousie. Il comprenait, il sentait depuis quelque
temps que Cachemire n'était plus à lui tout entière. Elle semblait lasse
et rassasiée, elle n'avait plus de ces élans qui la poussaient vers lui,
de ces paroles où elle se livrait,--et sans mentir,--emportée qu'elle
était elle-même par l'orgueil de sa conquête. Maintenant, au lieu de
bavarder comme autrefois quand elle se trouvait avec Terral, la linotte
demeurait triste avec de grands yeux ouverts sur quelque chose que
Fernand ne voyait pas. Il la questionnait, elle balbutiait une réponse
qui n'expliquait rien et elle soupirait.

L'orgueilleux Terral souffrait vraiment de voir qu'elle ne lui
appartenait plus. Il y avait une ombre, un désir,--il ne savait
quoi,--entre elle et lui. Sa vanité s'en froissa. C'était le seul
sentiment peut-être par lequel ce roc vivant fût accessible. Dès qu'il
fut jaloux, il devint faible.

Cachemire s'en aperçut et en abusa.

Elle demeurait plus longtemps à présent à ses répétitions, elle n'était
pas exacte à tous les rendez-vous qu'elle donnait, elle se faisait
attendre, elle écoutait à peine les reproches, loin de demander pardon
comme autrefois, elle souriait, chantonnait, passait à autre chose. Elle
se sentait sûre de Terral, et n'avait plus besoin de se l'attacher aussi
fortement. Pourtant elle l'aimait encore, par habitude peut-être.
Fernand se demandait s'il ne valait pas mieux la quitter que de vivre
ainsi, à ses côtés. Car enfin, l'argent qu'il gagnait était pour elle,
et il en gagnait beaucoup. Cachemire avait des goûts de dépense folle.
Il se creusait la tête pour y découvrir une mine d'or. Souvent il la
trouvait. Ses coups de bourse étaient d'une audace effrénée, toujours
heureux. Il remuait des millions en n'ayant pas mille francs en poche.
Avec Rien il avait, il arrachait Tout.

Cachemire ne lui en savait pas gré. Naturellement Terral, accablé de
préoccupations, n'était plus le Terral dédaigneux et fier qu'elle avait
connu, qui l'avait séduite. C'était un élégant comme tout le monde,
comme M. de Bruand, non plus un amant, mais presque un mari, un maître.
Toute domination la fatiguait. Ce n'était pas tant la vie luxueuse que
la vie facile qu'elle aimait. Oh! sa liberté!

Elle la trouvait, cette liberté, entre deux portants, dans les
coulisses, dans sa loge où les lettres pleuvaient. Cette loge étroite,
encombrée de pots de pommades, de brosses, de cold-cream, de couleurs,
de poudre, de fausses nattes, de bijoux, de soie, cette loge sentant le
gaze et le patchouly, cette boîte à cancans où l'habilleuse, le
perruquier, les camarades, la portière, se suivaient, c'était un
Eldorado. Elle y passait ses meilleures heures, ses plus enviées. Quand
il fallait la quitter, elle se sentait un peu triste. Elle y restait
donc le plus possible, caquetant, riant, à peine habillée, devant un
miroir qui marivaudait avec elle, et lui répétait, tout un soir, qu'elle
était belle et faite pour être aimée.

Être aimée! Eh! certes, elle savait bien que Terral l'aimait. Mais cet
amour-là avait quelque chose de _déjà vu_ qui la fatiguait. Elle eût
voulu le conserver, mais y juxtaposer quelque roman nouveau, et de
nouvelles émotions dont elle avait soif. Parfois aussi, comme dans le
souper chez Antonia, elle sentait se réveiller en elle sa passion pour
Terral. Mais cela durait peu. Elle songeait ensuite et rêvait;--si le
Désir peut s'appeler le Rêve! Tout Paris connaît Messidor. C'est un
petit homme maigre, couturé par la petite vérole, la figure en lame de
couteau, mais les yeux pleins de poudre et la voix vibrante. Il jouait
alors dans un drame quelconque un rôle comique, et tombait dans la pièce
comme marée en carême pour chanter la _ronde_ de rigueur.

Pendant qu'il _détaillait_ ses couplets un soir, il vit dans une
avant-scène une jeune femme vêtue de blanc qui tenait sur lui une
lorgnette braquée.

--Tiens, se dit Messidor, Cachemire!

C'était Cachemire.

On en causa au foyer; Messidor en rit le premier. Le lendemain, à
l'heure de la ronde, Cachemire était encore là.

--Oh! oh! dit-on à Messidor, c'est significatif. Messidor, tu as tourné
la tête à Cachemire. Le bourreau des coeurs, ce Messidor! On demande
le crâne de Messidor.

--Et qu'est-ce qu'on en ferait? dit mademoiselle Fernande, une des
victimes de Messidor.

Le surlendemain, à son entrée en scène, Messidor aperçut encore
Cachemire.

--Ah! _mes enfants_, dit-il en rentrant dans les coulisses, écoutez, je
ne suis point fat, quoiqu'on m'ait fait assez laid pour me permettre de
l'être, mais,--il porta en riant la main à son coeur,--c'est certain,
je suis aimé!

--Aimé! dit mademoiselle Fernande en haussant les épaules.

Elle ajouta, dans le dialecte des _Frontins_ du Palais-Royal:

--Il croit, ma parole, que toutes les femmes le _gobent_! Mais
regarde-toi donc, Messidor!

Messidor ne se trompait pas. Cette face maigre, ce corps malingre, ce je
ne sais quoi de spirituellement grêle, avaient séduit Cachemire, cette
Cachemire à la recherche d'un _idéal_. L'_éclectisme_,--qu'elle ne
connaissait pas,--l'avait conduite de Terral à Messidor. Il l'eût menée
tout aussi bien de la statue de l'Apollon du Belvédère au surmoulage de
quelque pauvre statuette mexicaine. Elle mit d'ailleurs une certaine
hardiesse dans l'aventure. Un soir, elle monta bravement dans les
coulisses, saluant à droite et à gauche quelque camarade, elle alla
droit à la loge de Messidor, et l'enleva littéralement dans son coupé.
On en parla deux jours dans le monde des théâtres. Ce fut un petit
scandale.

Comme il en est de plus gros, on oublia celui-ci pour les autres, et
tout fut dit.

La vie de mensonge pour laquelle elle était née, la vie de ruses, de
tromperies, de souriantes hypocrisies recommença donc pour Cachemire.
Elle se sentit dans son élément, et respira. Elle avait langui jusqu'à
présent (la constance, quel supplice pour ses pareilles! il ne leur faut
ni la vertu ni les demi-vertus!), mais dès-lors, Cachemire redevint
elle-même. Volupté suprême de la fille d'Ève, elle avait trompé M. de
Bruand pour Terral, elle trompa Terral pour Messidor. Ce n'était que le
début. S'étourdir, aller, venir, la vie folle, le choc des verres, les
courses, le bruissement de la soie, l'odeur du souper, c'était son
atmosphère, sa vie. Elle était née pour cela. Elle trouvait qu'il était
temps de secouer les jougs. Terral pesait autant qu'avait pesé Armand.
Terral! Elle le craignait cependant, et elle se cachait. Ah! s'il avait
su!...

Or, il savait. Il savait puisqu'il devinait. Il était furieux. Il se
contraignait pour laisser croire qu'il ignorait. Il avait peur de
l'explosion. Il n'avait point de preuves, mais des soupçons. Le jour où
sous peine de ridicule il ne lui serait plus permis de laisser croire
qu'il ne savait rien, ce jour-là serait terrible.

Et ce jour-là devait arriver.

Cachemire lui avait dit de venir la prendre, une après-midi, à l'heure
du dîner. Il l'emmènerait au restaurant, puis au théâtre. Elle ne jouait
pas. Terral avait loué une loge dans la journée. A l'heure indiquée il
se présenta.

Cachemire était absente.

Terral trouva madame Labarbade et le petit Adolphe, en tunique, qui
grimpait sur les fauteuils de reps blanc. C'était un jeudi; sa mère
l'avait fait sortir.

--Cachemire rentrera-t-elle bientôt? demanda Fernand.

--Ah! fit madame Labarbade. Voilà!

Elle avait pris un air important, et, les mains fermées, faisait
tourner ses pouces autour l'un de l'autre.

--Elle est au théâtre? dit encore Terral.

--Je ne crois pas!

--Rentrera-t-elle pour dîner?

--Non, non, certainement. Je vais, moi, dîner avec mon Adolphe au
Palais-Royal, et après le repas, nous irons au théâtre voir jouer
Gil-Pérès!

--Et mademoiselle Schneider! dit le collégien en clignant l'oeil
gauche.

--Gamin, va! fit la mère.

Terral s'était assis, un peu impatient.

--C'est bien, j'attendrai.

Madame Labarbade passa dans sa chambre pour prendre son châle.

--Vous savez, vous, dit alors Adolphe en s'approchant de Terral, si vous
attendez ma soeur, vous attendrez longtemps. Il y a beau jour qu'elle
a filé. Elle _la fait bonne_, allez! Savez-vous où elle dîne? A Nogent!

--Parbleu! dit Terral en se levant.

Il prit son chapeau et sortit brusquement pendant que le jeune Adolphe,
étendu à la créole, battait avec ses souliers une charge sur le canapé,
pour témoigner son contentement.

--Tu ne sais pas? dit-il à sa mère lorsqu'elle rentra, j'ai _déclaqué_
tout. Il va tomber au beau milieu du _balthazar_, là-bas. Ça va être du
joli!

--Ah! petit scélérat, fit madame Labarbade en riant, tu n'auras donc
jamais fini?

--Jamais! C'est la tête du Messidor que je voudras voir. M. Fernand va
mettre les pieds dans le plat. _V'là ce que c'est, c'est bien fait_,
chantait-il d'une voix de grillon.

--Tu peux te vanter d'avoir de la malice, toi, répétait madame Labarbade
en l'embrassant... Et puis, je ne suis pas fâchée que la péronelle ait
sur les doigts. Si elle croit que celui-là est du bois dont on fait les
M. Bruand!

--Ensuite, tu sais, dit Adolphe, elle _m'embête_! L'autre dimanche, je
n'avais pas de tabac, je lui demande vingt sous, elle refuse. Oh! bien,
alors!... C'est pas une soeur, ça!

--Ne crains rien, va, ajouta la mère, ses châles de l'Inde ne dureront
pas toujours..... On aura sa revanche. Allons, viens!

Terral était parti pâle, les dents serrées, cherchant une voiture sans
une autre pensée que celle-ci: courir à Nogent, y trouver Cachemire, et
la ramener à Paris après avoir souffleté celui... Mais le nom de cet
homme, il l'ignorait. Puis il ne savait même pas où la rencontrer, elle,
dans ce Nogent. Il revint machinalement chez Cachemire. Personne. Madame
Labarbade était partie, la femme de chambre n'était plus là, le cocher
avait sans doute conduit Cachemire à la campagne. Terral passa une
soirée agitée; son amour-propre, plus douloureux que son amour, le
torturait, ainsi outragé. Mais il saurait bien se venger.

Il alla à son cercle, joua, perdit, perdit follement. En sortant il
devait seize mille francs au petit Barberino. Peu lui importait. Il
devait toucher le lendemain une liquidation. Il payerait. C'était
Cachemire seule qui le rendait nerveux, furieux. Il voulut attendre au
lendemain pour sa revanche. Il rentra chez lui, essaya de lire, puis de
s'endormir, passa la nuit la plus agitée du monde, et se leva avec le
jour. A dix heures, il était chez elle; Cachemire n'était pas rentrée.

--Bien, dit Terral à madame Labarbade qui prenait un air inquiet pour
lui parler, je reviendrai.

Il revint. Cachemire couchée, dormait,--à quatre heures.

--Madame a dit que personne... commença la femme de chambre.

--Je sais, fit Terral, mais j'entre.

Il poussa brusquement la porte de la chambre.

Les rideaux étaient tirés; les gais rayons de soleil, arrêtés au
passage, filtraient à peine de petits jets de lumière, semblables à des
égratignures, qui se fichaient tout droit, comme des flèches, sur le
tapis blanc à fleurs pâles.

Le lit, aux grands rideaux de guipure soutenus par des rubans roses, se
dessinait vaguement, comme une blancheur, dans la pénombre. Il y avait
réellement quelque chose de candide et de virginal dans cette chambre où
l'on n'entendait maintenant que la respiration un peu oppressée de celle
qui dormait.

Terral s'approcha du lit.

Il s'était habitué à l'obscurité, à cette obscurité sourde des
appartements qui confisquent la nuit pendant le jour. Il regarda
Cachemire, elle était étendue, la tête appuyée sur son bras droit dont
la main pendait et elle reposait, la bouche entr'ouverte. Ses cheveux
noirs, dénoués, s'étaient répandus sur son front, et ruisselaient sur
la dentelle de l'oreiller. Les paupières alourdies semblaient baissées
sur les yeux battus comme par une main de plomb. Il y avait sur ce
visage aux lignes pures quelque chose comme de la fatigue, la fatigue
lente à secouer des lendemains du plaisir.

Terral examina un moment Cachemire, puis il alla à la fenêtre, tira
brusquement les rideaux sur leur tringle, souleva l'espagnolette, poussa
les volets et fit, dans l'ombre parfumée de la chambre à coucher, comme
une trouée de lumière.

Cachemire n'avait rien entendu. Elle n'avait pas bougé.

Il la prit par le bras et la secoua presque brutalement.

Elle se souleva doucement, écartant de ses deux mains les cheveux qui
lui coulaient sur le front, se frottant les yeux avec des mouvements de
chatte et souriant, instinctivement.

Quand elle aperçut Terral, elle poussa comme un soupir.

--Ah! c'est toi!...

--C'est moi.

Elle fut en un instant réveillée, et sur le qui vive.

--Tu m'en veux beaucoup, n'est-ce pas? dit-elle.

Elle avait préparé ses batteries, sûre d'elle-même.

--Non, dit-il froidement. Pourquoi t'en voudrais-je, n'es-tu pas libre?

Il comprenait bien que ce n'était pas en s'imposant à une nature
inconstante et vaine qu'on la domptait. Dans ces paroles, il mit une
teinte de mépris. C'était le moyen de ramener, par le dépit, celle qui
s'enfuyait.

--Des pactes comme le nôtre ne sont pas signés pour longtemps, ajouta
Fernand. Eh! pardieu, qui nous réunit? Un caprice. Il est fini, n'en
parlons plus. J'ai--une minute--été tenté hier de me fâcher
ridiculement. J'ai réfléchi. Je viens t'embrasser et te dire adieu.

--Comment prononces-tu ça?

--Tu es une bonne fille au fond, dit Terral en lui prenant les
mains,--il eût voulu les broyer--nous serons toujours d'excellents amis.
Donne ton front, que je t'embrasse...

--Fernand, fit-elle alors en se redressant et en le regardant en face,
dis-moi la vérité, tu ne m'aimes plus?

--Vous avouerez, ma chère enfant, que vous m'avez peut-être donné le
droit de vous oublier un peu...

--Je t'ai oublié, moi?

--Du diable si j'essayerai de m'en plaindre, mais je serais aveugle de
ne pas le voir. Je t'ai attendue hier une heure au moins, d'autres se
seraient cruellement désespérés.... A chacun son tempérament, moi...

--Toi, tu es allé chez Antonia? Voyons, ne le nie pas.

--J'ai parfaitement, que je sache, le droit d'aller où bon me semble, et
vous de même au surplus, ma chérie. Je n'interroge pas, ne me faites pas
de questions, c'est bien le moins.

--Et si je te dis tout, moi, te tairas-tu encore?

--Ah! çà mais, dit Terral en riant, tu es jalouse, Dieu me pardonne!

--C'est possible! J'ai mon amour-propre comme une autre, n'est-ce pas?

--Pardieu!

--Écoute, vois-tu, Fernand. C'est vrai, on m'a entraînée à Nogent. C'est
Florine... Une partie de campagne, voilà tout... C'était sa fête!... Je
t'ai fait attendre... mais ce n'est pas une raison... Ah! j'ai été
contrariée. Tu m'en veux encore, je le vois bien. Dis-moi, tu as vu
Antonia, n'est-ce pas?

--Ah! s'écria Terral, laisse-là cette niaise scène de jalousie. Que
t'importe Antonia, et moi, et les autres? Me prends-tu pour un sot? Ce
n'est pas Florine qui t'a entraînée hier, tu es allée à Nogent avec
Messidor!

--Fernand...

--Eh! si je te le dis, c'est que je le sais!

--Je jure, commença Cachemire...

--Pourquoi jurer? Est-ce que je crie, est-ce que je me plains? Y a-t-il
un reproche sur mes lèvres ou dans mes yeux? Regarde-moi. Après M. de
Bruand, Messidor..., pourquoi pas? Est-ce que je te suis une chaîne,
moi? Tu désires être libre... Va! Mais ce que je ne veux pas, entends-tu
bien, c'est qu'on rie de moi par derrière et qu'on croie m'avoir trompé
quand on m'aura menti! Je ne suis pas de ceux qu'on prend aux glus
vulgaires. Et tu as cru faire de moi ton jouet, pauvre petite! Mais
regarde-moi encore, je te briserais, toi et ce petit, entre ces deux
doigts.

Il se promenait à grands pas à travers la chambre, redressant sa tête
hardie, suivi des yeux par cette Cachemire, devenue humble tout à coup,
en retrouvant le Terral d'autrefois,--celui dont le regard la traversait
comme un éclair.

--Je ne suis pas un tyran, dit-il encore, et quel autre droit ai-je sur
toi que celui du hasard et d'une fantaisie échangée? Mais à
personne,--pas même à toi,--je ne permets d'oser me railler. Passer de
mes bras dans ceux d'un autre? Soit. Tu es née d'ailleurs, ajouta-t-il
avec mépris, et faite pour cela. Mais,--et Fernand Terral redressait son
torse splendide,--essayer de me prendre pour dupe, Cachemire, voilà,
entends-tu bien, ce que je te défends!

--Eh! bien, oui, dit-elle tout à coup entraînée et écrasée à la fois par
cette colère dédaigneuse et contenue, j'ai eu tort. Je te demande
pardon. Je m'accuse. Je me repens. Je t'aime toujours. Tu es mon Terral.
Voyons, est-ce que tu ne m'aimes plus, toi? Regarde-moi. Je suis ta
petite femme. Je t'en prie, ne t'en va pas, Fernand, ne t'en va pas sans
m'avoir dit que tout est oublié!

Sur un fauteuil, la robe que Cachemire portait la veille, était jetée
comme au hasard. Terral la prit, la repoussa et s'assit. Cachemire était
venue se blottir à ses pieds, lui prenant les mains, appuyant sur les
genoux de Terral sa tête brune et pâlie, et le carressant d'un sourire
d'esclave, implorant, priant, s'humiliant. Il la regardait, les épaules
nues, irrésistible, avec des battements de coeur, et se contenait,
sachant bien, que le salut de la partie était dans sa froideur et dans
son implacable dédain. Alors elle fut servile et basse, elle supplia,
elle lui arracha son pardon par des larmes. Elle ne l'aimait plus
pourtant. Mais il la _tenait_ toujours. Elle ne devinait pas que cet
homme l'adorait. Elle se croyait délaissée. Elle avait peur,--par
vanité,--de le perdre et de le voir à une autre. Sans doute elle voulait
bien le tromper, mais elle était résolue à ne pas le laisser échapper.
Malgré tout, malgré l'habitude, la lassitude, le temps, il n'avait point
perdu de son prestige aux yeux de cette femme, et il était encore le
préféré sinon le seul, l'aimant sinon l'amant.

Terral s'applaudissait dans son orgueil d'avoir affecté avec un tel
courage un détachement qu'il n'avait pas. Il savait bien que le jour où
elle lirait clairement en lui, il serait perdu. Elle n'avait fait
heureusement qu'épeler les premières faiblesses de Terral, et cette
scène dernière venait de la rejeter dans ces réflexions pleines de
troubles qui lui venaient lorsqu'elle essayait autrefois de s'expliquer
cet étrange caractère de Terral. Tant de câlineries d'enfant opposées à
des intrépidités audacieuses, le mépris et l'amour, l'ironie et la
caresse, l'ardent baiser et la main de fer prête à frapper, Terral avait
à la fois, et à quelques heures de distance, tout cela, ces tendresses
et ces brutalités, le charme qui attirait et la colère qui terrifiait.

--C'est donc le diable, songeait Cachemire pendant que Constance, sa
femme de chambre, l'habillait. Puis elle se rappelait l'attitude
qu'elle avait eue devant lui tout à l'heure, et rougissait de tant de
faiblesse. Elle eût voulu sur-le-champ prendre sa revanche. Elle!
Cachemire! Pleurer!

--Bah! fit-elle, tout à coup, si c'est le diable, on lui coupera les
griffes!

--Madame a dit? interrompit Constance en demeurant stupéfaite.

--Rien. Un peu plus de poudre de riz ici. C'est cela. Bon, et qui fait
tout ce bruit dans l'antichambre? demanda-t-elle en tendant l'oreille.
Va donc t'informer.

Mademoiselle Constance revint en disant que c'étaient plusieurs
créanciers qui désiraient parler à _madame_.

--Et personne n'est là pour les recevoir? fit Cachemire.

--Si fait, Héloïse.

Héloïse était la cuisinière.

--Héloïse est une sotte, dit Suzanne, elle ne s'en tirera jamais. Il
faut leur envoyer _maman Anaïs_.

Constance sortit par la porte qui conduisait à la chambre de madame
Labarbade pendant que Cachemire, comme pour accompagner le choeur des
créanciers, se mit à fredonner sur le piano l'air d'_Ay Chiquita_!

Madame Labarbade étendue sur une causeuse, lisait un roman de Xavier de
Montépin, édition Cadot,--les classiques du boudoir. Elle regarda
Constance d'un air de mauvaise humeur en posant sur le guéridon
l'in-octavo jaune, et marquant d'une croix avec son ongle le passage où
elle s'était arrêtée.

--Madame, dit Constance, ce sont des fournisseurs. Ils font un beau
tapage dans l'antichambre, et madame m'a priée...

--Allons bon! fit madame Labarbade, je vous vois venir. Jolie
commission! C'est Suzanne qui fait les dettes, et c'est maman Labarbade
qui reçoit les camouflets. Ah! je puis me vanter d'avoir été maligne le
jour où j'ai eu la sottise de venir ici. On n'est bien que chez soi
décidément. Et puis des corvées, à n'en plus finir! Est-ce que ce sont
mes créanciers, à moi, est-ce que je les connais, moi, voyons?

--Ah! mais, dit Constance, il faut cependant se dépêcher. Ils vont tout
briser, et il n'y a là-bas que cette _grue_ d'Héloïse.

--C'est bon, grommela _maman Anaïs_. On y va.

Elle donna devant la glace un tour à sa chevelure, un petit coup à son
tablier de soie, prit un air digne en fourrant ses mains dans ses
poches, et passa dans l'antichambre.

Ils étaient là, criant, réclamant et parlant de forcer les portes, et
jetant dans leurs clameurs de menaçants noms d'huissiers. Le plus
acharné, le petit père Moïse, n'en démordait pas, et demandait qu'on lui
_serfit mam'zelle Gagemire_.

--Eh! bien, eh! bien, qu'est-ce que c'est, dit madame Labarbade! On se
dévore?... C'est donc une tuerie ici? On se croirait à la Bourse. Tas de
sans coeur! Vous ne savez donc pas que la petite est couchée, malade?

--_Malate?_ demanda Moïse avec anxiété. Alors, raison de _blus_ pour
_bayer_!

--C'est vrai, dit un autre. La santé de mademoiselle Cachemire, c'est
notre garantie.

--N'ayez pas peur, fit madame Labarbade. Elle a bon pied, bon oeil.
Seulement est-ce une raison pour faire un sabbat à réveiller toute une
caserne, s'il était nuit?

--Il fait _chour_ reprit Moïse, et nous _afons_ le droit de _tapacher_
guand on baye bas!

--Tiens, vous croyez ça, vous?

--Parbleu! qu'on nous paye, nous nous tairons!

--Voilà une heure que nous faisons le pied de grue!

--On m'a fait rapporter ma note vingt-deux fois. Vingt-deux fois une
note de boucherie!

--Et moi donc!

--Et moi, en ai-je fait de ces pas pour ne rien toucher!

--_Foui! foui!_ nous les gonnaissons, les marges de zet esgalier, bar
exemple! z'est eine invamie! z'est intécent!

--Indécent! dites donc, parlez pour vous, vieux sans-culotte, dit madame
Labarbade. Et qui vous a dit qu'on ne vous solderait pas?

--Comment qui nous l'a dit, puisqu'il y a trois mois que nous avons le
bec dans l'eau!

--Eh bien, et les à-compte? dit madame Labarbade.

--Ils m'égrazeraient bas le bied, les à-gomptes, z'ils dompaient tessus!

--Enfin, quoi! reprit maman Anaïs. Si je vous disais que demain à cette
heure-ci vous serez payés!

--Nous n'en croirions pas un mot!

--On nous l'a vaite drop soufent!

--Foi d'honnête femme, dit madame Labarbade.

--L'honnêteté ne paye pas, répondit quelqu'un.

--Vous verrez que si, mon gros. Seulement, ah! seulement, je vais vous
dire (et maman Anaïs baissait la voix), c'est de l'argent et du bon
argent sorti de ma poche que vous aurez. Aussi dites donc, hé, on fera
bien l'escompte à la banquière?

--L'escompte!

--Ah bien, l'escompte!

--Parlons-en!

--On ne vait d'esgompte gu'au gompdant, ma ponne tame!

--Chut donc! En voilà des criards. A votre aise. Je garderai mon
saint-frusquin. Il est bien à moi.

--Zoit. Nous aurons regours sur mam'zelle Gagemire!

--Turlututu! A votre aise... Faites saisir. Avec ça que les frais que
vous ferez ne vous coûteront pas un peu plus que l'escompte en question.
Voyons, voulez-vous me rabattre vingt pour cent sur vos factures?

--Vingt pour cent!

--C'est une plaisanterie!

--Fous nous brenez donc pour des vilous? dit Moïse. Gombien groyez-fous
que nous gagnons?

--Ne parlons plus de vingt pour cent. Ça peut-il passer pour quinze? Ah
çà! est-ce que vous croyez qu'on ne rabattrait pas ça si je faisais
estimer tous vos comptes par des experts?

--En voilà une idée! Estimer nos comptes!

--Nous ne sommes pas des maçons!

--Paix, alors. Voyons, nous disons quinze pour cent?

--Non... Non...

--Touze, si fous foulez, dit Moïse!

--Je suis bonne princesse, fit maman Anaïs. Va pour douze! apportez les
factures demain à cette heure-ci acquittées, et je solde. Seulement ne
mentionnez pas l'escompte sur l'acquit. C'est inutile. Acquittez la
somme brute, ça suffira, je marquerai la différence sur mes livres!

Les fournisseurs se retirèrent enchantés. Madame Labarbade, fière
d'avoir apaisé la tempête alla tout droit chez Cachemire.

--Eh bien? dit Suzanne.

--Fini. Envolés. Ah! les gredins, ils crient comme des grives. Ce n'est
pas sans peine que j'ai congédié la compagnie. Tu sais, j'ai promis que
demain on les payerait...

--Allons donc! Es-tu folle? Je n'ai pas un sou!

--Il faut pourtant les payer. Il y a assez longtemps qu'ils _droguent_.
D'ailleurs j'ai promis...

--Tu as promis, tu as promis...

--Ma petite, une honnête femme n'a que sa parole. On a dit qu'on
payerait. On payera. Voyons, bête, est ce que tu n'as pas quatre fois
trop de diamants? On en met la moitié au clou et il en reste assez pour
donner dans l'oeil de ceux qui regardent...

--C'est que je dois beaucoup, je parie!

--Une misère, au contraire. Tu n'as pas d'ordre. Cinquante-huit mille
francs. Ce n'est rien. Il y a quatre _châles d'Inde_ dans ce total-là.
Tu vois, je sais tes comptes. Voyons, donne-moi ta parure verte, ta
grosse croix, les boucles d'oreilles que cet Espagnol t'a envoyées.--Il
n'est jamais venu chercher la monnaie, cet imbécile-là.--Je porte tout
ça aux Blancs-Manteaux ou chez un orfèvre et adieu les créanciers, ou
une partie des créanciers. C'est toujours ça de moins!

--Tu as raison, dit Cachemire. Payons-en quelques-uns. J'ai justement
besoin d'un nouveau châle. Quand j'aurai bouché l'ancien trou, j'en
referai un second.

--Tu as oublié d'être sotte, Suzanne, fit maman Anaïs.

En une après-midi, madame Labarbade, toujours active, mit au
Mont-de-Piété, ou accrocha chez des changeurs de contre-bande les
diamants en question. Elle en tira plus de soixante-deux mille francs.
Au retour, elle accusa à Cachemire cinquante-huit mille francs _en
entrée_... tout juste de quoi solder les créanciers le lendemain.

--Eh bien! donne-moi une partie de cet argent-là, dit Suzanne.

--En voilà une idée! Nous sommes engagées d'honneur pour demain. Cet
argent n'est pas à nous!

--Et les reconnaissances?

--Je les garde, dit la belle-mère, tu les perdrais!

Le lendemain, madame Labarbade paya pour cinquante-sept mille deux cents
francs de fournitures, mais en réalité, déduction faite de l'escompte de
quinze pour cent, elle ne sortit de sa _caisse_ que quarante-huit mille
six cent vingt francs. Elle congédia les créanciers enchantés et,
rentrée chez elle, calcula sur la couverture du roman jaune, ce que
cette petite affaire lui avait rapporté.

Quatre mille francs cachés à Cachemire, plus huit mille cinq cent
quatre-vingts francs produits par l'escompte obtenu, c'était plus de
douze mille francs qui lui tombaient dans la poche.

--J'irai trouver demain mon agent de change, pensa maman Anaïs.

Elle sourit encore à cette idée qu'avant un mois Cachemire serait de
nouveau forcée de liquider sa position, et qu'il y aurait un autre
profit pour l'intermédiaire.

--La petite a du bon, songeait-elle.

Puis elle prit le journal, regardant à la colonne de la bourse, les
valeurs qu'il fallait acheter.

Terral, pendant ce temps, courait dans Paris à la recherche d'un certain
Duréchaud, agent de change, qu'on n'avait pas vu depuis la veille. On
disait,--mais les bruits de Paris ont si peu de consistance,--qu'un
grand bal avait été donné la nuit précédente à la maison Duréchaud, et
que l'agent avait profité de la fête pour faire atteler une chaise de
poste et gagner quelque ville de province d'où sans doute il serait
monté en wagon pour la Belgique. Huit jours auparavant, Terral avait
remis à M. Duréchaud trente-deux mille francs, pour une opération qu'il
tentait. L'affaire avait réussi. A la liquidation, Terral devait toucher
quelque chose comme deux cent soixante mille francs. Il se présenta à la
caisse au jour dit. La caisse était fermée. Il s'informa, on lui
répondit par l'histoire du bal. Il courut et fouilla Paris. Partout la
même réponse et le bruit s'accréditant, grossissait.

Le soir, l'_on dit_ était une vérité.

Or, Terral avait joué la veille et perdu quinze mille francs. Une dette
de jeu (ironie du préjugé!) est chose sacrée. Comment payer? Il avait
jusqu'au lendemain midi. Mais, en dehors de l'argent risqué chez
Duréchaud, Terral ne possédait rien. Pas une ressource. Duréchaud
demeurant à Paris, Fernand continuait ses entreprises audacieuses. Cette
dernière venait de réussir--prodigieusement--comme avaient réussi toutes
les autres. Et voilà que sur son chemin cet intrépide rencontrait un
coquin!

--Misère! se dit Terral, je n'avais jamais calculé la partie qu'en la
jouant avec des honnêtes gens.

--Qu'est-ce que cela prouve? ajouta-t-il. Que je suis un niais, comme
les autres. Un sot. Ce Duréchaud a bien fait.

--Je ne lui conseillerais pourtant pas, conclut-il avec une menace dans
la pensée, de se retrouver sur mon passage!

Cependant, il fallait se procurer les quinze mille francs dus à
Barberino. Le temps s'écoulait, le soir venait, demain arrivait. Terral
s'adressa à tout le monde en souriant, demandant quinze mille francs
comme il eût demandé cinq louis, avec un accent délibéré, comme s'il
eût dû les renvoyer dix minutes après par son laquais, lui qui n'avait
pas cinquante francs en poche! On lui refusa partout avec le même
sourire, la même politesse, la même phrase. Le comte Broski, ses amis,
ses connaissances de cercle, tous. Terral sentait fuir les heures, et
avec quelle rapidité! Il avait des sueurs froides à cette idée que
demain tout Paris, ce tout Paris qui le connaissait, dirait: «Vous savez
bien, Terral? Fernand Terral, celui qui a tué M. de Bruand? Il n'a pas
pu payer une dette de jeu,--15,000 livres, un rien!--au petit
Barberino!»

--Un homme à la mer!

Accablé, morne, face à face avec la pensée de son isolement, de sa
non-réussite, de cette terrible dette de Damoclès qui allait le tuer net
demain, Fernand se rendit le soir presque machinalement chez Cachemire.
Pourquoi y allait-il? Il ne le savait. Le malheureux avait besoin de
parler à quelqu'un qui ne fût pas un camarade de boulevard et de
retrouver autre chose que cet éternel sourire qui refusait
éternellement. Il se faisait un grand bruit justement chez Cachemire.
Cachemire se plaignait, madame Labarbade répliquait. Le petit Adolphe
pleurait. On venait de ramener, à l'heure même, Adolphe, renvoyé du
collége pour insubordination féroce.

Fernand alla droit à l'appartement de Cachemire. Elle sortait du bain et
tendait ses petits pieds au pédicure.

--Ah! c'est vous, mon ami, dit-elle en présentant son front à son
amant. Me donnez-vous une minute pour achever ma toilette?

Fernand s'assit dans un fauteuil, la regardant enveloppée dans une
longue robe de chambre de mousseline blanche garnie de rubans roses,
toujours charmante, un peu pâle cependant.

Il ne disait rien, et ce silence étonnant Cachemire:

--Quelles nouvelles? demanda-t-elle.

--Rien.

Elle congédia le pédicure.

--Voyons, dit-elle, il y a quelque chose? Quoi?

--Rien, en vérité.

--Je vois, fit Cachemire en fronçant ses lèvres avec une adorable moue,
vous êtes encore jaloux, vilain!

--Moi? jaloux!... Ah! répondit-il en la repoussant doucement, j'ai bien
d'autres préoccupations à cette heure que la jalousie...

--Tu es poli, dit-elle.

--Poli!... C'est vrai, j'ai eu tort. Voyons, ta main.... Tu sais bien
que je t'aime... malgré tout.

--Malgré tout? Il y a une intention dans ce _malgré tout_. Quand je te
dis que je le déteste, ce Messidor. Est-ce ça, voyons, qui t'ennuie?
Regarde-toi. Tu as une paire de sourcils. Brr! On dirait que tu vas y
aller de _ton_ cinquième acte!

--Ah! c'est que tu ignores, toi.... Je suis perdu, dit Terral.

--Comment, perdu?

--J'ai joué, je dois, je n'ai pas d'argent. Voilà. Comprends-tu?

--Comment, pas d'argent? Décavé? Plus rien.... Et la Bourse?

--Sur ce terrain, j'ai trouvé plus fort que moi. On m'a volé. Un
misérable! Ah! du diable si je ne songe pas à me faire sauter la
cervelle!

--Te tuer! dit Cachemire en l'embrassant. Tu ne vas pas te tuer, mon
Fernand, dis?... Oh! d'abord je te suis partout, comme ton ombre, je te
surveille. Non, tu ne te tueras pas!

--Ne crains rien, va! tu as raison. Et qu'est-ce que le suicide? Une
bêtise. Il s'agit de trouver un expédient et non un pistolet. Voyons,
as-tu de l'argent, toi, à me prêter?

--De l'argent?

--Oui, de l'argent. Elle t'étonne, cette question-là? Ne sommes-nous pas
associés? Appui pour appui. Demain soir j'aurai peut-être cent mille
francs, trouvés je ne sais où, si j'ai demain matin la misérable
somme...

--Et combien te faut-il?

--Quinze mille francs.

--Eh! dit Cachemire, c'est une fortune cela! Je n'ai pas un sou!

Il baissa la tête et regarda le tapis, comme un homme écrasé.

--Pas un sou, c'est vrai, reprit Cachemire... Il faut pourtant trouver
cet argent-là. Une dette de baccarat, c'est solennel comme un sacrement.
Je vous demande un peu pourquoi? Si on pouvait faire un billet,
parbleu; on s'en moquerait. Tiens au fait, j'en ai un demain, un billet.
C'est le 15... Sans compter le terme. J'étais déjà assez tracassée. Ton
affaire me renverse. Nous ne pouvons cependant pas rester comme ça...
Mais voyons, tu n'as pas d'amis, personne ne peut te prêter?...

--Personne, dit Terral amèrement. Ah! ma foi, fit-il, c'est chose
réglée. Voilà le commencement de la fin. Le cheval a bronché. Le
cavalier est désarçonné. A un autre!

Il s'était mis à marcher, frappant de sa canne les fauteuils, irrité,
mordillant sa moustache.

--Baste! je ne me plains pas, dit-il avec colère, il faut, dans l'assaut
au succès, bien des cadavres pour combler le fossé, et laisser passer
ceux qui ont leur étoile. Si je suis destiné à servir de marchepied à
d'autres, tant pis pour moi. Je ne serai pas le seul. N'importe!
J'étais,--oh! je le sens bien,--marqué pour la fortune, et
c'est,--quoi?--une partie malheureuse, une carte,--une carte!--qui me
rejette à l'ornière! Eh! bien, non, je chercherai, je trouverai, je
payerai!

--Où vas-tu? dit Cachemire en le voyant se diriger vers la porte.

--Je ne sais pas, au hasard. C'est parfois un bon chemin.

--Fernand, dit-elle, écoute-moi, je ne suis pas une mauvaise fille, va!
Je t'ai fait du mal, l'autre jour, c'est vrai, mais il ne faut pas m'en
vouloir. Eh! bien, quoi? On a ses heures bêtes, n'est-ce pas? Oublie
Messidor, veux-tu, et je te le trouve cet argent qui te manque, je te
le donne!

--Messidor? répondit Terral. Qui te parle de Messidor? Mais tu l'as donc
toi, cet argent-là?

--Je l'ai ici, dit-elle en montrant une chiffonnière. Elle ouvrit un
tiroir, y prit des joyaux, des écrins et les montrant à
Terral:--J'envoie tout à l'orfèvre et tu es sauvé, tu payes, tu rejoues,
tu gagnes, tu fais ce que tu veux! Ah! et dites après cela que je ne
suis pas gentille!...

--Suzanne, fit Terral en la serrant dans ses bras.

--C'est tout ce qui reste, dit-elle en haussant les épaules, mais c'est
moi qui m'en moque. Eh! bien, nous en mangerons de la vache enragée!
Après? J'ai un bon estomac! Veux-tu les porter toi-même au marchand?

--Moi?... Non, dit-il après avoir hésité.

Eh! bien, j'appellerai maman Anaïs.

Elle tira un cordon de sonnette et dit à Constance de prévenir madame
Labarbade.

La belle-mère vint avec Adolphe, à qui on avait déjà acheté, dans un
magasin de confection, un paletot pour remplacer sa tunique de lycéen.

--Et qu'y a-t-il donc? demanda maman Anaïs.

--Un _méli-mélo_, dit Adolphe tout bas à l'oreille de sa mère. Je parie
qu'on se chamaille?

--Tiens, répondit Cachemire en prenant les bijoux. Mets ça dans ton
tablier, Anaïs; j'ai besoin d'argent.

--Ah! bah! Encore?

Madame Labarbade regarda alternativement Fernand et Cachemire. Fernand
debout contre la cheminée feuilletait une pièce de théâtre.

--Eh! bien, oui, dit Cachemire, encore! Va!

--Mais ce sont les derniers...

--Ce sont les derniers. Va donc, je te dis!

--C'est bon, dit maman Anaïs. Parbleu, ce n'est pas à moi de faire des
observations. Viens, toi!

Adolphe suivit sa mère qui haussa les épaules en fermant la porte, et
dit en avançant la lèvre inférieure:

--Dieu de Dieu, en voilà une qui est pressée! Pauvre cervelle, va! Train
d'hôpital, grande vapeur. Au fond, heureusement, c'est moi qui m'en
moque!

--Et moi donc! dit le tendre Adolphe.

Ce n'était certes pas l'héroïsme qui avait poussé Cachemire à sacrifier
à Fernand Terral ses derniers bijoux; elle avait obéi à ce premier
mouvement, un peu banal dans sa précipitation, de toutes ces femmes au
coeur mou qui recevraient sans une larme la nouvelle de la mort d'une
mère, et verseraient des torrents de pleurs sur le trépas d'une
perruche. Elle obéissait d'ailleurs encore,--sans s'en rendre compte,--à
l'influence de Terral. Elle se faisait humble et dévouée pour le forcer
à oublier qu'elle l'avait fui et trompé. Non pas qu'elle le craignît
vraiment. C'était la force de l'habitude. Le chien rampe jusqu'au moment
où parfois il dévore la main qui le caresse ou le menace. Cachemire
n'était pas assez énergique pour dévorer qui que ce fût; mais elle
songeait bien souvent à rompre sa chaîne et à s'enfuir. En attendant,
elle demeurait souriante et caressante comme autrefois.

L'argent trouvé, les bijoux vendus, tout fut réparé. Fernand paya. Il
s'était dit qu'il effacerait bien vite cette première perte. Il joua
encore. Cachemire, un soir, en voulant aller à un bal que donnait
Antonia, regretta pour la première fois une parure d'améthystes qu'elle
aimait beaucoup.

--J'aurais dû conserver au moins celle-là, pensa-t-elle.

Elle se consola bien vite. Les mécomptes glissaient sur elle. Elle
l'aimait d'ailleurs, cette existence heurtée, la gêne dans le luxe, les
antithèses de la bohème, l'éternelle bascule, les hauts et les bas. Tout
ce dont M. de Bruand l'avait entourée semblait fuir peu à peu. Le linge,
la garde-robe, ce bien-être excessif où elle nageait, tout cela s'était
comme tari. Madame Labarbade lui faisait chaque jour des observations et
des remontrances. Elle _parlait raison_. Elle prêchait.

--Voyons, disait-elle, il faut être sage une fois dans sa vie. As-tu
bien réfléchi, où vas-tu? Je m'étais promis de n'en souffler mot, mais
c'est plus fort que moi. Je te vois glisser, glisser...; je crie: au
secours! Tu vis là, depuis tantôt un an, avec ce grand diable de Terral,
qui est joli homme, je le veux bien, mais qui te pèse plus que tes écus.
Il est sur tes talons, il t'ennuie, il dit qu'il t'adore. C'est
très-joli, l'amour, mais c'est peu nourrissant. Et au fond, est-ce que
vous vous _affectionnez_ tant que ça? Il t'aurait pour sa part, depuis
longtemps, souhaité le bonsoir si tu n'avais pas eu la faiblesse de
monnayer, pour monsieur, tes bijoux... Et quant à toi, si tu étais
franche, tu avouerais qu'il est passablement gênant. Il a la prétention
d'être aimé. A son aise. Mais que fait-il pour ça? Songe donc, ce dadais
de M. de Bruand te rendait du moins heureuse. Il s'inquiétait de tes
désirs, il te comblait de cadeaux, il n'était pas du tout désagréable,
sans compter qu'on pouvait dire que c'était un homme bien élevé. Et puis
tu étais libre avec lui; il ne faut pas te figurer... Essaye donc
d'avoir une inclination, maintenant que M. Fernand a mis le grapin sur
toi! Pas possible. Oh! vois-tu, ma petite, la première condition pour
qu'une femme ne périsse pas d'ennui, c'est qu'elle fasse à sa tête. Et
tu es plus esclave qu'une négresse. C'est vrai. Un jaloux, un bourru.
Enfin, il ne me dit jamais bonjour. Je vaux pourtant un coup de chapeau,
saperlotte! Et puis! mon Adolphe, il lui a tiré les oreilles, le brutal,
un jour que le petit lui a marché sur le pied sans le vouloir. Je dis le
petit, pas si petit, ça devient un homme au contraire, et un bel homme,
si je m'y connais. Il verra bien, un jour ou l'autre, ce monsieur
Terral, il verra! Pour en revenir à toi, ma chérie, à ta place je me
dépêcherais d'envoyer promener ce monsieur, j'aurais le courage de m'en
dépêtrer, et je vivrais à ma guise, j'aurais un _époux_ qui ne me
laisserait manquer de rien et à qui je boucherais assez adroitement les
yeux pour qu'il ne pût rien voir aux petites distractions dont je
sèmerais mon existence. Comment! Tu es actrice, jolie comme un coeur,
adorée, enviée,--tu es mademoiselle Cachemire,--et tu vis avec un
boursicotier comme si tu étais sa femme. Car enfin, tu lui es fidèle,
bête! au lieu de collectionner les billets que je recevrais, j'y
répondrais. Il ne manque pas de gens à Paris qui ne savent où mettre
leur argent. Voyons, n'ai-je pas raison, dis? Tu restes-là, rêveuse, tu
n'as pas de courage, tiens! Flanque-lui donc son congé en deux mots:
«C'est fini, va te promener.» C'est clair et net, et tu verras, quand tu
n'auras plus le Terral dans tes jupes, que les parures en améthystes ne
te manqueront jamais!

--J'y songerai, répétait Cachemire.

Et, fatiguée de Terral, avide de liberté, de bruit, de nouveauté, elle
n'osait changer, elle demeurait dans sa lassitude, sans faire encore un
mouvement pour la secouer. Elle n'était vraiment satisfaite, gaie,
triomphante qu'au théâtre, parmi les cancans de coulisses et les
historiettes du _Manteau d'Arlequin_. Ce n'était pas l'art qu'elle
aimait,--elle ne le comprenait certes pas,--c'était le dessous du
métier, les mille propos de la loge, les _blagues_ de la répétition, les
lazzis avec les camarades, le plaisir d'écraser une rivale, de _faire
poser_ un jeune premier prenant son rôle un peu trop au sérieux ou de
_remettre un régisseur à sa place_. Elle était assez insolente, et
très-paresseuse, bravait les amendes, envoyait les rôles au diable, et
n'en faisait qu'à sa tête. Il fallut la remplacer un soir.

Au moment de lever le rideau, Cachemire était absente de sa loge. Le
régisseur fit une annonce au public, en déclarant que _mademoiselle
Cachemire avait manqué à tous ses devoirs_. Le public des étages
supérieurs siffla vertement, le public de l'orchestre applaudit à tout
rompre. Pendant ce temps Cachemire, oubliant le théâtre, oubliant son
rôle, oubliant Terral, dînait avec des Anglais au pavillon
d'Armenonville.

A partir de ce jour, elle commença à le braver singulièrement, ce
Fernand, et à s'en détacher de plus en plus. Il ne ressemblait plus
d'ailleurs au Fernand d'autrefois. Il devenait sombre, inquiet. Son
audace l'abandonnait. La chance avait tourné. Terral avait marché
jusque-là comme sur un terrain sec où il faisait fièrement retentir ses
talons: maintenant, il s'enfonçait comme en un terrain fangeux. Chaque
effort fait pour avancer le plongeait plus avant dans ce marais. Il
jouait et perdait. Ses opérations,--celles qu'il croyait les plus
solides,--lui craquaient dans les mains. Il s'endettait; il
s'embourbait: il n'avait plus ce coup d'oeil d'aigle qui pénétrait
hommes et choses; il voyait faux; ou plutôt la fureur de ne pas réussir,
les rages concentrées l'aveuglaient. Il s'inquiétait peu de Cachemire.
S'il ne la quittait pas, c'est que l'habitude l'enchaînait à elle. Puis,
dans tout ce Paris qui le connaissait pourtant, il n'y avait peut-être
plus qu'elle qui lui sourît encore. Comédie, ce sourire, il le savait
bien. Mais c'était un sourire, et cela lui suffisait.

Il la voyait rarement. Avait-il le temps de la voir? Il passait des
nuits entières à jouer avec de faibles sommes ramassées çà et là,
empruntées comme autrefois. Quand il gagnait, il relevait la tête, mais
c'était pour reperdre bientôt. Le jour alors, il se cachait, ou il
dormait, ou il cherchait,--penché sur le papier,--de folles martingales.
Cet homme pratique se repaissait de chimères!

Il marchait à une ruine certaine, à un _tollé_ immense que pousseraient
un jour ceux qui lui prêtaient encore quelques louis, qui lui tendaient
la main, ou qui le tutoyaient. Oui, un jour.... Il n'y voulait pas
songer. Il entendait le choeur grondant de tous ces gens, l'accabler
de dédains. Et toutes les portes condamnées, tous les cercles fermés,
tous les vastes espoirs, chassés comme une volée d'oiseaux,--la partie
si fièrement entamée, cette partie, immense avec le destin, perdue, à
jamais perdue!

--Aussi bien, se disait-il, faut-il se roidir et résister. Ah! je la
trouverai, la pierre philosophale du jeu, et vive encore Fernand Terral!
Je ne suis pas battu!

Cachemire ne se doutait pas de tout ce qu'il souffrait, mais elle le
voyait nerveux, irrité, assombri, et elle le trouvait _maussade_.
Parfois, elle lui refusait sa porte. Il redescendait, la mort dans le
coeur, cet escalier tant de fois franchi avec l'assurance
orgueilleuse, et se demandait s'il devait lutter contre cette enfant, et
l'écraser. Puis, bientôt:

--A quoi bon? ajoutait-il. L'adversaire, le seul adversaire, c'est le
Sort!

Cet amour, qui l'avait un moment saisi, il l'étouffait. Cette jalousie,
qui l'eût rendu si ridicule à ses propres yeux, il l'avait vaincue. Et
peu lui importait cette femme, maintenant que la lutte redevenait pour
lui aussi terrible qu'auparavant, et que son rocher de Sisyphe,--la
misère, l'obscurité, l'oubli,--menaçait encore de l'écraser.

Il eût eu au surplus fort à faire en s'inquiétant de Cachemire. Elle
était bien aise, elle aussi, de lui échapper.

Les paroles de madame Labarbade, qu'elle s'était tant de fois répétées,
lui revenaient à l'oreille. Elle avait échappé à la fascination de
Fernand.

Il s'était humilié en acceptant ces secours qu'elle lui avait offerts
sans arrière-pensée pourtant.

Depuis qu'il n'était plus invincible, intrépidement résolu, comme
autrefois, Cachemire, le craignant moins, ne l'aimait plus autant. Elle
songeait à en finir avec lui; il était temps, disait-elle, de se _faire
une position_.

Elle n'avait qu'à vouloir. Elle voulut.

Dès lors, elle ne fut plus visible lorsque Fernand se présenta. Elle lui
donnait de rares et courts rendez-vous. Elle avait l'air affairée, elle
paraissait et disparaissait.

Il n'insistait pas, d'ailleurs, et la laissait libre. Il eût rompu
volontiers sur-le-champ. Mais c'était elle, elle encore qui gardait une
sorte d'hypocrite apparence, et ne voulait pas avouer que tout était
fini lorsque le dénouement était bien arrêté dans son esprit.

Elle était vraiment affranchie, heureuse, emportée par la vie
torrentielle. Point de soupers complets sans la chanson de Cachemire.
Point de fêtes dans ce monde barriolé sans la fille du père Labarbade.

Elle était des plus rieuses, des plus affolées. Elle en arrivait à avoir
de l'esprit. On citait ses _mots_ dans les petits journaux.

Elle était de fer. La nuit, debout; le jour, debout. Elle jouait,
répétait, apprenait ses rôles dans son bain, déjeunait en ville, courait
au théâtre, dînait, soupait, passait la nuit, recevait ses amis, tout
cela dans une journée, tout cela tous les jours, sans compter les
fournisseurs à recevoir, les chapeaux à choisir, les robes à essayer,
les cheveux à friser, les photographes qui vous traquent, les camarades
qui vous poursuivent, les ennemis, les importuns et les amoureux!

La vie lui eût été cent fois plus douce et plus facile, mariée là-bas, à
Samoreau, travaillant en chantant et dormant avec de beaux rêves. Mais
il lui plaisait,--comme aux autres,--de se condamner à perpétuité au
bagne parisien.

Elle traînait son boulet, qui pesait tout aussi lourd, malgré ses
dorures.

Elle le traînait avec des éclats de rire d'une gaieté épileptique, et
quand elle le sentait à son pied,--ce qui lui arrivait rarement, car
elle ne _pensait_ pas,--elle le plongeait dans le champagne.




IX


C'était un jour de course,--l'inauguration du turf de Vincennes. Le
faubourg Saint-Antoine étonné, vit arriver ces voitures emportées,
entendit ces grelots et ces coups de fouets, et se regarda, ne
comprenant pas. Il y eut alors un cri, un grand cri. Comme on avait crié
jadis: _Les faubourgs descendent_,--on s'écria, non moins effrayé: _La
fashion monte!_

Elles passaient, les filles folles, étendues dans leurs victorias,
regardant ces maisons hautes, chargées d'enseignes, maisons de
travailleurs, avec des noms d'ébénistes, des noms laborieux, des noms
d'ouvriers.

Elles souriaient.

On les voyait examiner les ruisseaux du faubourg d'un air curieux, comme
si elles ne les connaissaient pas.

Promenant leurs femmes et faisant prendre l'air à leurs enfants, les
faubouriens, inquiétés par cette tempête de soie, ne savaient que
penser.

Ils avaient peur.

Les fillettes qui s'étaient peignées tout à l'heure, devant leurs
miroirs de quatre sous, se sentaient prises de fièvre. Quelqu'un dit:
Prenez garde, il y aura de mauvais rêves dans les mansardes!

Depuis, les voitures allant aux courses, laissent le faubourg à leur
droite et passent par un boulevard.

Le champ de courses est vaste et beau. Les tribunes, chargées de
spectateurs, fourmillent.

Les voitures, qui paraissent vouloir se heurter, s'emboîtent adroitement
comme les _steam-boats_ sur la Tamise.

Il y a des coupés élégants et d'humbles fiacres, des calèches et des
voitures de commerce, avec le nom du fabricant, et où s'empile, où
s'étouffe toute une famille qui _veut voir_.

Il y a des voitures faites tout exprès, avec des élégants juchés dessus,
et débouchant du _Cordon Impérial_.

Les femmes veulent grimper.

On leur tend la main, on les hisse. Les piétons qui passent regardent.
On applaudit.

C'est un tohu-bohu de couleurs et de costumes. On risque-là les modes
nouvelles.

L'excentricité donne le mot d'ordre.

Des gens qui ne se sont pas rencontrés depuis un an, se reconnaissent.
Les élégantes en voiture découverte, recueillent à droite et à gauche
les saluts, les sourires.

Elles distribuent des poignées de mains, se font présenter de nouveaux
soupirants par les anciens, ébauchent des romans aux dénouements
faciles. Entre deux courses, on a le temps de signer un pacte qui coûte
bien peu à celle-ci, et fort cher à celui-là.

On parie, on joue. Cette prairie est aussi un tapis vert.

Quand les jockeys partent, un grand frisson parcourt la foule. Il y a
des cris quand on hisse au poteau la couleur du vainqueur. Les chapeaux
s'agitent, et l'on pousse des hurrahs, mais l'enthousiasme hippique
n'est qu'une parodie des courses anglaises. La course à cheval est à la
mode, comme demain peut-être, le seront les courses de taureaux. Si la
chose arrive, nous verrons éclore une race _d'aficionados_ comme nous
avons vu naître un clan de _gentlemen riders_. Tout est bien.

Prétexte à tapage, à retour bruyant, à champagne débouché, à saluts
échangés avec mademoiselle Trois-Étoiles, à paris, à voile vert, à
déjeuner sur la pelouse, à souper le soir et la nuit, voilà les courses.
Quelques-uns seuls savent le nom du cheval qui court; tous trépignent
comme secoués par une ardeur de jockey. Les crieuses d'amour seules ont
la franchise de se rendre là, maquillées, plâtrées, charmantes de
provocation, comme à un étal.

Cachemire avait emmené avec elle Flore Hardy, une de ses camarades de
théâtre.

La pauvre Flore, servant de repoussoir à son amie, voyait les
soupirants, non, les hennissants, assiéger la voiture de Cachemire; elle
entendait les propos échangés, les caresses de la voix, les
plaisanteries plus qu'équivoques, applaudies par ceux qui les risquaient
et par celle qui les recueillait,--et de tout ce bouquet amoureux, elle
ne recevait pas même une feuille.

Flore trouvait maintenant, dans son for intérieur, que Cachemire était
une _poseuse_.

Elle regrettait d'être venue.

Cachemire, accoudée sur les coussins de sa voiture, répondait à tous,
caquetait, montrait ses dents blanches et ses petites mains moulées par
ses gants. Elle jouait de l'éventail, et respirait de temps à autre un
gros tas de violettes du pôle qu'elle avait sur ses genoux.

Autour d'elle, les railleries féminines partaient comme des pois
fulminants.

--Regarde donc Cachemire. Elle fait foule!

--La pauvre petite a bien raison de jouir de son reste. Elle se
_décatit_ furieusement.

--Plâtrée...

--Pâlotte...

--Elle m'a toujours déplu!

Et pendant qu'elle souriait ainsi dans ce luxe, comme si elle eût eu le
ciel dans le coeur, Suzanne Labarbade songeait que demain, à midi,
peut-être serait-elle _saisie_, car la veille, le tapissier qu'on
n'avait pas «réglé» depuis longtemps, avait parlé de _contrainte par
corps_.

Cachemire se trouvait «embarrassée.» Elle devait beaucoup de tous côtés,
et, comme elle disait, sa liaison avec Terral l'avait _mise en retard_.
Madame Labarbade lui montrait bien souvent, à l'heure des comptes, tout
ce qu'elle avait perdu à s'attarder au bras de Fernand dans les petits
chemins du sentiment. Elle soupirait, regrettant ce temps dépensé, puis
haussait les épaules en regardant son miroir.

--Ne suis-je pas assez jeune et jolie pour tout réparer? demandait-elle.

--Parbleu! répondait le miroir.

--Il n'est que temps, ajoutait la prudente madame Labarbade.

Elles tinrent conseil, un soir, en tête à tête, tout en prenant une
tasse de thé que maman Labarbade arrosait de curaçao.

La maison ne _marchait_ pas, les fournisseurs se plaignaient. On avait
des démêlés avec le fruitier; la cuisinière prenait le parti du boucher
qui réclamait au moins des _à compte_. Il ne fallait même pas hausser la
voix quand on parlait aux domestiques. Mal payés, ils devenaient
insolents, tout prêts à déclarer qu'ils ne tenaient pas à la _barraque_.

Avisons, dit maman Labarbade. Les billets protestés, c'est peu
ragoûtant. Et quand ça se met quelque part. Brr! Défunt ton pauvre père
a eu trop de mal avec ces gredins d'huissiers pour que je ne les porte
pas dans ma basse. Il faut éviter ces gens-là. Pour ça, ma petite, je te
le répète, je te le dis tous les jours, je ne vois qu'un moyen. Prendre
quelqu'un en titre. Rien de plus facile; quand on te savait avec Terral,
on te laissait, respectant ce hérisson-là! Mais maintenant tu n'as qu'un
signe à faire. Réfléchis seulement, pas trop longtemps à cause des
billets à ordre, vois, choisis. Tu as bien, dans le tas, quelqu'un qui
te plaise? Non?... Voyons... Examine... Mais paye tes billets, Suzanne,
paye tes billets! On est honnête femme ou on ne l'est pas!

Cachemire recevait depuis quelque temps, tous les soirs dans sa loge, un
superbe bouquet de roses blanches, avec un camellia immaculé au milieu,
parfois un billet, d'autres fois une carte de visite avec des
protestations au crayon sur le carton porcelaine. Le tout signé René de
Navailles. L'enveloppe des lettres portait une couronne de comte,
gauffrée en bleu sur le vélin. Cachemire ne connaissait pas le nom, mais
elle connaissait l'homme.

M. René de Navailles était depuis quelque temps un des plus assidus
habitués du Vaudeville. On le voyait en habit noir démesurément ouvert,
avec des parements écarquillés à droite et à gauche, le camellia de
rigueur à la boutonnière, les coudes appuyés sur le velours rouge de
l'avant-scène, les mains coupées en deux par des manchettes
hyperboliques retenues par des émeraudes, les gants blancs, la cravate
blanche passée sous un col géométriquement rabattu et boutonné par un
brillant. Au physique un peu maigre, un peu pâle, l'air ennuyé, le
lorgnon incrusté dans l'arcade sourcilière, la moustache petite et
retroussée, les cheveux séparés au milieu du front par un coiffeur
géomètre. Toute l'élégance compassée et régulière d'un jeune homme
élégant qui baillait sa vie et usait un peu partout ses vingt-cinq ans
comme si la jeunesse était chose embarrassante ou inutile.

Dès l'abord, Cachemire le trouva de son goût par la simple raison
qu'elle aperçut, avant toute chose, les émeraudes des manchettes. Elle
s'informa.

--Comment, lui dit Antonia à qui elle parla de M. de Navailles, tu ne
connais pas le petit René, le jeune René, celui qu'Olivier Renaud
appelle René d'Anjou? Ah! çà mais, ton Terral t'a enterrée, ma fille, il
faut te refaire. Tu n'y es plus!

--Possible, mais enfin, quoi! Je ne le connais pas. Quel homme est-ce?

--Un homme charmant, un peu _crampon_, mais généreux; un homme comme il
faut. Du Jockey, s'il te plaît. Comment donc! C'est lui qui a inventé de
briser les cols carcans, et depuis ce temps-là on les appelle les _cols
Navailles_, tu ne sais pas ça?

--Non, dit Cachemire devenue songeuse.

--Et riche, ajouta Antonia. C'est un bon parti.

Le soir, en rentrant au théâtre, Cachemire dit à la concierge:

--S'il venait encore un commissionnaire apporter un bouquet, vous lui
remettriez ce billet!

--Mais ce n'est pas un commissionnaire, fit la concierge, c'est un
domestique, et galonné, Dieu sait!

--Raison de plus.

Le billet faisait savoir à M. le comte René de Navailles que
mademoiselle Cachemire consentait à le recevoir le lendemain dans
l'après-midi. M. de Navailles ne parut pas au théâtre ce soir-là, mais
Suzanne savait déjà que le domestique avait emporté le billet. Elle se
mit sous les armes le lendemain, et _manqua sa répétition_ pour attendre
M. de Navailles. L'huissier s'était présenté le matin avec la _broche_
du tapissier non payée. Madame Labarbade lui avait dit de patienter,
assurant que le solde ne tarderait pas à s'effectuer. «Inutile de faire
le protêt. Ce sera acquitté. Nous ne sommes pas des imbéciles!» Et
l'huissier s'était retiré en clignant des yeux. Mais il était temps que
Cachemire, menacée d'une inondation de dettes, se rattachât à quelque
branche un peu solide. Elle avait choisi la branche Navailles.

On sonna tout à coup, elle se regarda dans la glace, donna un tour à ses
beaux cheveux noirs et s'allongea savamment sur sa causeuse, les bras
nus dans sa robe de chambre, un _rôle_ à la main et les pieds jouant
avec des babouches.

Brusquement la porte s'ouvrit et madame Labarbade parut.

--Tu ne sais pas? dit-elle. Ce n'est pas le comte, C'est ton Terral.
Faut-il le congédier?

--Et pourquoi? demanda Terral d'un air railleur en se dressant derrière
maman Anaïs. Est-ce que je vous gêne?

La belle-mère parut un peu effrayée, puis elle voulut répondre, mais un
regard hautain de Fernand la fit reculer.

Elle se retira, grommelant, et télégraphiant, derrière Terral, des
signes d'intelligence à Cachemire.

Celle-ci n'avait pas bougé; elle demeurait sur sa causeuse, l'air
maussade et ne disant mot.

--Eh! bien? fit Terral. Qu'y a-t-il?... Du nouveau, ce me semble! On ne
m'attendait pas? Je te gêne? En vérité, je ne traîne pourtant pas
souvent mes souliers dans ton salon. Mais je conçois... le passé, c'est
fatigant, et je suis le passé... Voyons, sois franche, ma présence te
pèse... Pourquoi diable suis-je venu? dit-il en se promenant de long en
large, la main dans les poches.

Il avait l'air défait, pâle; ses yeux brillaient d'un éclat singulier.

Il se sentait mal à l'aise, comme après un accès de fièvre.

De fait, ses tempes et ses orbites brûlaient; toute la nuit précédente,
penché sur des cartes, il avait joué, disputé sa vie aux cartes,
perdu...

--Tu attends quelqu'un? dit-il brusquement, en se plantant tout à coup
devant Cachemire.

--Oui, dit-elle en souriant.

Terral devint un peu plus pâle, recula légèrement et dit:

--C'est bien!

Il alla droit à la porte.

--Eh! dit Cachemire, tu t'en vas?

--Oui.

--Sans m'embrasser?

--Oh! fit Terral. Point de comédie. Tu as de moi par-dessus les épaules.
Je le sens, je le sais bien. Si je suis venu, c'est qu'une sotte
habitude m'a poussé. Et puis,--et puis dans ce Paris, pas un réduit, pas
un ami, rien, personne! Au fond peu m'importe et pourtant... Ne crains
rien. Cette visite est la dernière. Je le conçois, Terral pauvre et
barbottant, te compromettrait. Est-ce que je veux te compromettre? Adieu,
va, adieu!

--Fernand, dit Cachemire en se levant et en allant à lui... Fernand!

--Quoi? fit-il.

--Tu vas me détester, tu t'en vas irrité. Pourquoi ne nous
quitterions-nous pas amis encore, puisque nous devons nous quitter?

--C'est juste, dit Terral amèrement. Voici ma main, tiens!

--Tu sais, fit-elle, je t'ai bien aimé, va...

--C'est possible.

--Tu ne me crois pas? Écoute, je t'aime encore, va... Je le sens... Oui,
je t'aime. Seulement, que veux-tu? Je suis née pour tout ce luxe... Je
ne pourrais pas vivre sans cela. J'aime mieux mourir jeune, éreintée,
poitrinaire et avoir eu tout, chevaux, voiture, cachemires, soupers, le
diable! Tu m'as donné tout cela, tu ne peux plus me le donner. Je vais
ailleurs, il ne faut pas m'accuser. C'est ma nature. Mais si tu
voulais,--songe donc,--si tu voulais, vois-tu, cette vie-là, nous la
partagerions... Tu en aurais ta part... Tu sais, je me cacherais comme
autrefois--pour t'aimer--et ce luxe, qui est ma vie, je te l'apporterais
chez toi, en te disant: Voilà ta part!

--Tu es folle, dit Terral en la repoussant, et tu te trompes toi-même,
aveugle que tu es. Demain, pas plus tard que demain, tu songerais à me
fuir, comme tu y penses à présent. Et qui te dit que je toucherais à ta
part de festin?... Misère, je suis tombé bien bas, mais je ne suis pas
encore de ceux-là. La lutte, oui, la lutte à main armée au besoin,
contre tout et contre tous, mais la bataille et non pas la vie hideuse
de celui qui marche derrière une femme, et ramasse les miettes d'un pain
mal gagné! j'ai pu t'emprunter quelque chose, je croyais te rendre tout
et davantage, mais accepter... Tu ne sais donc pas ce que tu me
proposes-là? Parbleu, non, tu ne le sais pas. Seulement un jour
viendrait où tu me jetterais le tout à la face et où je rougirais
d'avoir... car j'ai bien peur, imbécile que je suis, de pouvoir encore
rougir.

--Ah! tu es bête, va! s'écria Cachemire moitié souriante, moitié
blessée... Si tu savais!

Un coup de sonnette coupa net la phrase qu'elle allait commencer. Elle
tressaillit...

--C'est _lui_? demanda Terral froidement.

Cachemire ne répondit point.

--Je ne voudrais pas le rencontrer, continua Terral dont la voix
tremblait.

Sans répondre, Cachemire ouvrit une porte qui donnait sur l'escalier de
service par l'appartement de madame Labarbade.

--Tu reviendras? murmura Cachemire.

--Jamais, dit Terral.

Il sortit.

Cachemire referma la porte sur lui, et avec un soupir:

--Eh! bien, dit-elle, tout compte fait, j'aime mieux cela. C'est plus
simple.

Elle prit un air souriant pour recevoir M. de Navailles.

Terral était déjà dans la rue.

Il s'arrêta un moment sous les fenêtres, il regarda ces rideaux de
guipure, les rideaux de cette chambre où il s'était éveillé parfois
avant Cachemire, où il la contemplait dormant.

Il se revoyait lui-même rayonnant, audacieux... Ce passé datait d'hier.
Et maintenant!...

Il fût demeuré là longtemps peut-être, mais il remarqua, à côté de lui,
le cocher d'un coupé qui le considérait du haut de son siége. Ce coupé
portait les chiffres RN entrelacés et surmontés d'une couronne de comte.
Terral devina. Il s'éloigna, secouant cet attendrissement subit--et
bête, pensait-il.

Au coin de la rue, il aperçut, passant dans une voiture découverte avec
une femme, un jeune homme qui le salua de la main--à l'espagnole,--et
lui jeta un:

--Bonjour, cher!

C'était Adolphe, le petit Adolphe, qui se rendait au Bois.

Terral haussa les épaules et continua sa marche, ne songeant plus déjà à
Cachemire, et se retrouvant en face de cette pensée qui l'obsédait
maintenant, se dressait devant lui à toute heure et partout: la misère!

M. le comte René de Navailles était le dernier héritier d'une famille
illustre. L'histoire des Navailles est écrite en lettres d'or et de
sang, dans les annales de l'Auvergne. Gontran-Raoul-Hubert, comte de
Navailles, seigneur d'Yprevard, fut un des compagnons de plaisirs et de
chasses à l'homme de ce l'Espinchal, dont Fléchier raconte l'histoire.
Ce Navailles n'échappa que par hasard à la justice des Grands Jours, se
réfugia à la cour de Savoie, obtint des lettres de grâce, et fit amende
honorable devant le Parlement de Paris, un cierge de six livres à la
main. Son fils, tué à Fontenoy, était le père de ce comte de Navailles
qui mourut sur l'échafaud le 5 thermidor, laissant deux héritiers, l'un
capitaine à l'armée de Condé, l'autre compagnon de voyage de
Chateaubriand, en Amérique. L'aîné devait être fait pair de France au
retour des Bourbons, et mourir d'apoplexie à la tribune. Le cadet,
grand-père de René de Navailles, continua à voyager, fit le tour du
monde avec Dumont d'Urville, se composa une superbe collection
ethnologique, écrivit même plusieurs volumes de relations scientifiques,
et vit son nom plusieurs fois cité parmi ceux des naturalistes qui
pouvaient prétendre à une place méritée sur les banquettes de
l'Institut. Il fut un causeur charmant, hôte assidu des soirées de
l'Arsenal, fort apprécié de Nodier et de Cuvier, ces deux _aimables
illustres_, l'érudit le plus charmant, et le savant le moins empesé de
cette époque. Ce M. de Navailles versa même, dit-on, dans l'utopie.
Personne ne lui en fera un crime. Il plaida pour Saint-Simon, lui,
vieillard, à l'heure où les jeunes gens seuls s'enrôlaient sous la
bannière saint-simonienne. Vivement épris des choses de l'idée, ce
petit-fils des terribles châtelains de Clermont apporta une somme
considérable aux fondateurs du _Globe_, et jamais un inventeur ou un
chercheur ne frappa vainement à sa porte.

Il mourut vieux, laissant un fils, Charles de Navailles, qui avait
embrassé, malgré ses conseils, la carrière militaire.

Ce fut le père de René de Navailles.

Le nom de Charles de Navailles menaça un moment de devenir illustre, à
côté des noms de ces généraux africains, les Lamoricière, les
Changarnier, les Bedeau, les Cavaignac; il s'était fort distingué à la
retraite de Constantine, sous les ordres du général Clauzel.

Mais une blessure assez grave mit le comte, jeune encore et pouvant
espérer à tous les honneurs, hors du service militaire. Il eût pu, sous
le dernier règne, aspirer à d'autres faveurs et l'on crut un moment
qu'il occuperait un fauteuil à la pairie. Mais le comte était mal vu au
château. Ancien garde du corps, on soupçonnait quelque peu son
orléanisme de nouvelle date. Ces soupçons irritaient M. de Navailles
plus que de raison, il apprit qu'on s'occupait de lui chercher une
place; mais il refusa nettement, demeura en dehors de toute politique,
se maria, devint veuf, vit passer la révolution de Février et le nouvel
Empire sans acclamer ni protester, et mourut en 1855, laissant le
souvenir d'une élégance suprême et toute française.

Le nom de Charles de Navailles avait été prononcé jadis à l'occasion de
toutes les fêtes et de toutes les excentricités. Grand sportman, il
avait battu les chevaux anglais, sur le terrain britannique, à une
époque où les chevaux français occupaient un rang fort inférieur; grand
chasseur, il remportait le prix aux chasses du roi Charles X. On citait
de lui des traits dignes de Lauzun; on parlait de certaine causeuse qui
valait bien la cheminée tournante de d'Argenson; ses duels étaient
illustres et c'est lui qui était monté à l'assaut de Constantine, sans
éteindre son cigare et sans ôter ses gants. Son dernier mot, en mourant,
avait été celui-ci:

--Du moins j'ai laissé intact le vieux blason et j'ai suivi la coutume
des Navailles: point de fille! Mon héritier est un fils.

Ce fils, dernier rejeton de la race, était cet aimable René, célèbre sur
les champs de courses, illustre au Café-Anglais, le petit René, le René
d'Anjou du journaliste Olivier Renaud. C'était pour lui assurer une
centaine de mille livres de rente que ses aïeux avaient risqué leur tête
contre la justice du roi et contre la justice du peuple. Le petit-fils
du pair de France s'habillait en jockey, toque rouge, veste jaune, et
courait les steeple-chase en tutoyant son groom. Il ne disait, ne
savait, n'écoutait rien; il s'habillait, se déshabillait, se rhabillait,
passait de l'écurie au boudoir et pensait à _Miss Amelia_ en courtisant
Cidalise. Il était partout, sans s'amuser nulle part. Il cherchait, Don
Juan de l'émotion, une distraction, un tressaillement. Il était blasé
sans le savoir. Il parlait peu et parlait trop. Il s'était habitué à
bâiller élégamment. Il s'était composé un langage hybride, mélange
d'anglais d'écurie et de français de coulisses. Il trouvait les pièces
_idiotes_ et la musique _infecte_. Il posait en axiome que madame
Viardot est une _gêneuse_ à côté de mademoiselle Thérésa. Quand il
parlait de son aïeul, l'ami de Bougainville, il l'appelait _le vieux
raseur_. Sa trivialité de langage contrastait avec sa tenue correcte. Il
se départissait pourtant de cette attitude de soldat prussien. Ce _héros
du grand Seize_ avait, un matin, jeté une partie de la vaisselle du
Café-Anglais sur le boulevard. Mais sa principale journée,--sa journée
glorieuse,--c'était le premier dimanche d'une foire de Saint-Cloud où il
avait dévasté une boutique de pain d'épices en refusant de rien payer.
Le marchand avait pris M. le comte au collet et l'avait traîné devant le
commissaire, entre deux rangées de huées. Quand il y songeait, deux ans
après, René de Navailles en riait, disait-il, _comme une petite folle_.

Tel était l'homme que Cachemire avait promis d'adorer.

Il avait pourtant ses manies. Antonia l'appelait un _empêcheur de danser
en rond_.

--Ma chère enfant, dit-il un soir à Cachemire, est-ce qu'il n'y aurait
pas moyen d'envoyer ton théâtre au diable? C'est ennuyeux, les jours de
courses et les soirs de soupers. Encore si l'on te donnait des rôles!

--Le fait est, répondit-elle en faisant la moue, que c'est passablement
ennuyeux. Quelle fatigue!

--_Un rasoir_, répliqua M. le comte René de Navailles en allumant un
londrès.

--Et puis, continua Cachemire, ne m'ont-ils pas retiré le rôle de la Fée
des Eaux, dans la pièce qu'ils montent. Une féerie, je vous demande!
Moi, j'ai maintenant un pauvre petit rondeau, rien de plus!... Et quel
rôle, La Pluie! On va m'ennuyer avec ça, me _monter des scies_.
«Mademoiselle Cachemire, dite la _pluie qui marche_. Elle est _amusante
comme la pluie_, etc.» Un tas de bêtises! Tandis qu'il y avait un
_travesti_ superbe. Ah! bien oui, le travesti. Bernique! c'est Flore
Hardy qui a le travesti! Une grande fadasse comme ça... Ah! que je les
lâcherais avec plaisir!

--Quand passe-t-elle, cette pièce?

--Lundi.

--Et c'est aujourd'hui?

--Jeudi.

--Lâche-les. Il fait beau. Nous irons à Trouville. J'ai un costume de
bain à essayer. Rayé noir et jaune, avec des clochettes au bonnet. Le
fou--baigneur. J'aurai un succès!

--Tiens, fit Cachemire, j'irais bien à Trouville. Je ne connais pas la
mer.

--Allons donc?

--Parole!

--Alors, c'est décidé... nous partons!... Au diable, ton régisseur!

--Veux-tu faire une chose bien faite? dit Cachemire. Attendons à samedi.
C'est la répétition générale. Je les laisse en plan au milieu de la
pièce. Ah! quelle chance!

--Attendons, fit René de Navailles.

Le samedi, devant ce public des répétitions générales qui est, à peu de
chose près, le public des premières représentations, auteurs, acteurs,
journalistes, directeurs, amis des amis, mères d'actrices, coiffeurs et
couturières, la toile se leva sur le premier acte de la féerie--une
tentative de littérature _fantaisiste_ qui ne devait pas réussir au
Vaudeville. Les décors étaient posés, la scène remplie par les artistes.
Quelques-uns n'avaient pas leur costume encore, et répétaient en habit
de ville. On voyait le Génie des Eaux en paletot brun causer avec la
nymphe des Fontaines vêtue de gaze. Les quatre ou cinq auteurs de la
pièce, logés dans une avant-scène, faisaient leurs observations. Le
directeur, à côté d'eux, se levait parfois furibond, jetait un conseil
menaçant à un acteur, et tempêtait contre les machinistes. Messieurs de
la censure écoutaient. A l'orchestre, les amis des auteurs commettaient
des _mots_ trempés de vinaigre. Vint l'entrée de mademoiselle Cachemire.

--«Que vois-je? dit alors Le Génie des Eaux, j'aperçois ma fidèle
alliée, la Pluie!»

Le chef d'orchestre leva son archet et les musiciens jouèrent les
premières mesures du rondeau de _la Pluie_.

Mais la Pluie manqua son entrée.

Les acteurs se regardaient entre eux, regardaient la coulisse,
interrogeaient l'avant-scène des auteurs.

--Eh bien! et mademoiselle Cachemire? disait le directeur...

--Mademoiselle Cachemire! criait le régisseur.

--La pluie est absente, murmurait Olivier Renaud à l'orchestre. Qu'on
aille chercher saint Médard, il la fera venir.

A quoi répondait Paul Duchemin:

--La pièce a de la sécheresse.

Il y avait tumulte sur la scène. Tout à coup, grande marque de
satisfaction. C'était Cachemire. Elle faisait enfin son entrée. Jupe
courte, corsage de soie verte, coiffure de brillants. Marcelin avait
dessiné le costume. Elle s'avança sur le devant de la scène, sourit à
quelques amis, et entama son rondeau:

          Je suis la pluie,
          Souvent j'ennuie
    Quand j'apparais, trempant les hori_zons_
          Et la bergère
          Dans la chaumière
    Avec Colin rentre ses blancs mou_tons_

      Je suis la pluie! Avec moi le tonnerre
      Marche grommelant....

--_Grondant_, dit un des cinq auteurs. Il y a _grondant_. _Grommelant_
aurait un pied de plus. Le vers serait faux.

--Il y a _grondant_, répéta le régisseur.

--_Grondant_, _grommelant_. Qu'est-ce que ça fait? dit Cachemire en
haussant ses épaules blanches de poudre de riz.

Elle fit une moue dédaigneuse et poussa un soupir ennuyé en regardant
les fauteuils d'orchestre.

Le directeur parut ébahi, risqua une observation. Le régisseur s'était
approché de Cachemire, lui mettant sous les yeux le manuscrit même des
cinq auteurs.

--Ah! au fait, dit-elle, ça m'est bien égal! D'ailleurs je ne le sais
pas, mon rondeau!

--Eh bien! on vous mettra à l'amende, répliqua le directeur du bord de
sa loge.

Cachemire ne répliqua point, se retourna et passa dans les coulisses.
Les acteurs en scène se regardaient. Olivier Renaud riait dans sa
stalle. Le régisseur bondit, partit comme une flèche, et une fois dans
la coulisse:

--Mademoiselle, dit-il à Cachemire qui se tenait au milieu d'un groupe
d'artistes et de figurantes, il s'agit de répéter sérieusement ou de ne
pas répéter du tout. Vous moquez-vous de nous, par hasard?

--Pas le moins du monde, dit Cachemire. Mais je me moque du rôle. C'est
une _panne_. C'est absurde. Me faire chanter l'air de _Margot_, un air
vieux comme les rues. Je n'en veux pas, je refuse le rôle.

--Où allez-vous?

--Je vais me déshabiller!

Le lendemain, l'engagement était rompu, Cachemire était assignée par
son directeur, et partait pour Trouville avec M. René de Navailles.

Elle ne connaissait point la mer. Quand on la lui montra, elle la trouva
ridicule. Tout le monde ne comprend pas cette voix qui parle si haut de
l'infini.

Les journées d'ailleurs n'étaient que d'amples mascarades. La vie des
bains de mer pour les femmes c'est le mouvement perpétuel, c'est la
fièvre, pour les maris c'est un peu l'ankylose. Madame va, vient,
s'habille, babille, ôte une robe, en remet deux, change de costume comme
les princesses de féeries, multiplie les rubans, décuple les glands, les
pompons, centuple, accumule les cocardes. C'est une consommation
frénétique de toquets, de tuniques, de chignons, de jupes courtes, de
cannes longues, de bottines jaunes, de cheveux rouges. C'est une course
éternelle de la plage au salon, du salon au théâtre, de la vase noirâtre
au parquet luisant, des crabes aux rinceaux, de la lame au piano. Quelle
fatigue! Quelle intensité de vie dans ces corps féminins pour supporter
une telle gymnastique! Cependant, monsieur se promène, s'assied, bâille,
regarde, joue. Les paysages qu'il contemple sont peu récréatifs: quelque
salle de Casino, une règle de jeu de l'écarté collée au mur, l'affiche
des règlements du cercle. Dans un coin de méchantes croûtes, des
tableaux à vendre. Çà et là, des bougies à abat-jour vert pour le soir.
Il va au café. Les stores baissés cachent la vue de la mer immense. On
se croirait rue du Sentier. Des boks de bière, des journaux qui
traînent, des mouches qui volent. Un bruit de billes de billards. C'est
l'ennui. Le salon de lecture n'est pas plus gai. Des journaux déchirés,
des revues non coupées. Il faut marcher doucement pour n'éveiller pas
les gens qui dorment. Et le soir, pour se distraire, quelque concert,
quelque bal. C'est la Vie des Eaux. Et pas un, peut-être, pas une n'a
respiré à quelque pas de là le sain parfum de cette terre normande,
noire et profonde, l'air qui passait sur ces haies ombreuses et grasses,
sur ces terrains verts, où paissaient les moutons forts et gourmands.

Cachemire s'amusa un moment à faire mouiller par la vague mourant sur le
sable, le bout de ses bottines, à regarder les crabes courir obliquement
sur la grève, à lorgner les baigneurs dont les silhouettes grêles se
dessinaient près des cabines. Elle faisait deux ou trois toilettes par
jour. Elle restait sur une chaise, au milieu de ce fourmillement de
jupes et de corsages rouges, bleus, blancs, fouillis de couleurs,
élégance de bal masqué, et caquetait avec M. René de Navailles qui ne
tournait point la tête de peur de déranger un seul de ses cheveux. La
plage l'intéressa un jour, deux jours. La fashion a su faire, du bord de
l'Océan, un musée de gravures de mode. Elle les feuilletait, une à une,
puis s'ennuyait. Le soir, elle allait au concert, s'ennuyait encore, ou
bien elle prenait une voiture, et, en compagnie de René, courant la
vallée d'Auge, avec les chemins herbus et les vertes allées, les
horizons vastes, les pommiers, les moissons hautes, les maisons
couvertes d'ardoises, enfoncées dans les vergers, elle s'ennuyait
toujours. La côte de Grâce et son panorama infini, ensoleillé, plein
d'eau, plein de ciel, plein d'espace, la fatiguait. Elle remarquait,
d'ailleurs, ou du moins René de Navailles remarquait pour elle, que sur
la plage, au concert, au Casino, on l'évitait. Le _Cant_ bourgeois
semblait établir autour d'elle une façon de barrière. Ils quittèrent
Trouville, revinrent à Paris, et, presque sans s'y arrêter, prirent
gaiement la route de Bade.

Bade! Le paradis des fous!

Pendant ce temps, madame Labarbade transformait doucement son genre de
vie. Elle était allée, un matin, chez un photographe. L'envie de son
portrait la démangeait. Le photographe,--_Photographie de l'Étoile, au
rabais, boulevard Sébastopol_,--était un loustic, fruit sec de l'atelier
de Bouguereau, qui eut, avec maman Anaïs, le petit mot pour rire.

--A la bonne heure, disait madame Labarbade, voilà ce que j'appelle un
photographe charmant! Je vous enverrai des pratiques.

--Inutile, répondait l'autre. Vous me rendriez beaucoup plus heureux en
venant plus souvent vous-même.

--Voyez-vous ça... Lovelace!...

--Eh! eh! Lovelace a croqué des pommes moins appétissantes que vous!

Madame Labarbade était enchantée. Elle aspirait cet encens avec un
sourire olympien.

Quand elle s'éloigna, elle lança au photographe une oeillade qu'il ne
dut pas oublier.

Il s'appelait Firmin Monséchard.

--Firmin! Quel joli nom! se disait madame Labarbade. Firmin!

Elle le gardait dans sa bouche, comme un bonbon fondant. Ce Monséchard,
avec ses vingt-huit ans, ses cheveux longs et gras, son _bagout_ de
rapin l'avait bouleversée. Elle songeait à l'épouser. Mais elle se
ravisa en pensant aux lendemains du mariage. N'importe. Maman Anaïs
était sur une pente glissante, et Firmin Monséchard ne lui sortait pas
du cerveau. «Lovelace en a croqué de moins appétissantes!» Tout le jour,
cette phrase se modulait à son oreille ou sautillait devant ses yeux. Il
fallut retourner à la photographie pour voir l'_épreuve dans le baquet_,
et l'épreuve séchant dans l'atelier, et le portrait collé sur le carton.
Madame Labarbade n'était pas assez stoïque pour résister à tant
d'assauts. Puis la chair est faible. Et c'est ainsi que pendant que
Cachemire tentait à Bade la fortune, accompagnée de René de Navailles,
maman Anaïs cédait aux sollicitations d'un photographe, et commanditait
de deux mille francs ce fond de portraitiste,--car Firmin Monséchard
était bien insinuant et le commerce de la photographie va si mal!

A Bade, Cachemire avait trouvé le pays de son rêve. Une ville petite,
proprette et gaie, où le plaisir est roi, la fantaisie souveraine,
l'imprévu demi-dieu. Le bruit de l'or, le tapis vert, la promenade sous
les sapins, les courses dans la forêt avec des voitures jaunes et des
cochers en veste rose, le défilé devant la Conversation, la musique
autrichienne, les verroteries, les sculptures, les curiosités de la
Forêt-Noire, une foire de Saint-Cloud perpétuelle, mais plus élégante,
plus surprenante et plus folle. Le soir, le théâtre, la musique, Paris,
Paris partout, le Paris du bruit, des fêtes et du plaisir. Elle saluait
cent figures de connaissance en une heure. Elle était au diable, libre,
et pourtant elle n'avait pas quitté la rue Taitbout. Olivier Renaud
était là, Antonia était là, le petit Barberino était là, M. Gontran de
Rives était là.

Elle lui avait même parlé.

--Eh bien! qu'est-ce que vous devenez?

--Moi? Je me range, que voulez-vous! Vous croyez que je suis à Bade pour
jouer, je parie? Non. Tout simplement pour prendre des bains de
bourgeons de sapin. _Hôtel à la Cour de Darmstadt._ C'est bête comme
tout. Mais c'est comme ça. Et croyez-vous, ma chère amie, que
l'hydrotérapie me réussit mieux que le souper. C'est un fait.

--Mais vous devenez lugubre, alors!

--Pas tant que ça. Je songe à me marier, voilà tout. Les petits marmots!
Ah! les marmots! Je souhaite que vous en trouviez un, un jour, sous un
chou. Vous verrez. Adieu. Et bonne chance!

--Il est niais, ce de Rives, avait-elle dit.

--Un poseur, avait ajouté M. de Navailles.

Deux pas plus loin, ils rencontrèrent Olivier Renaud, riant beaucoup.

--Vous êtes gai, fit Cachemire.

--Je crois bien. Je n'ai pas ri comme cela depuis le soir de votre
répétition, vous savez. Figurez-vous, j'avais fait le chemin de
Strasbourg à Paris avec un charmant compagnon, très-spirituel et
très-gai, qui revenait de Suisse. Il était enchanté de Bâle, des wagons
helvètes et parlait avec reconnaissance de Zurich et de son lac. Nous
avions causé de choses et d'autres; il avait bien voulu m'avouer qu'il
voyageait pour son plaisir, et je lui avais répliqué que je m'étais mis
en route pour mes affaires. Il voulait voir le Rhin, je voulais étudier
un coin de l'Allemagne. Il était bien convenu que nous ferions le voyage
ensemble. J'avais un moment quitté mon compagnon, à l'arrivée, et je
m'étais mis tout seul en route vers la Maison de Conversation. Mais la
première figure que je devais rencontrer en y entrant, c'était la
sienne. Il regardait le tapis vert et jouait. Le premier jour, il perdit
une somme assez ronde, le second jour, il perdit une somme plus forte,
le troisième jour il était complétement dépouillé.--«Bah! se dit-il, il
me reste ma chaîne de montre.» Le voilà parti chez un orfèvre de la
Léopold-Strasse; il engagea sa montre pour une dizaine de frédérics
d'or, et revint triomphant. «De cette façon, je pourrai regagner Paris
dès ce soir et j'en serai quitte pour quelques louis! Quant à la Maison
de Conversation, du diable si j'y reviens!» Dix minutes après, il avait
perdu les frédérics d'or de sa chaîne de montre. «Eh bien! fit-il,
n'ai-je point mes boutons de manchettes?» En effet. Les boutons de
manchettes engagés, il réfléchit qu'une pièce d'or peut refaire une
fortune en un quart-d'heure. Il joua les boutons de manchette. On trouve
toujours à emprunter. Il emprunta; pendant ce temps, l'argent demandé à
Paris arrivait. L'argent venu, il le joua encore. Un ami, qui le
rencontra et qui partait pour la France le soir même, le jeta dans le
wagon et le ramena de force chez lui. Bref, mon compagnon revint au
boulevard, sans avoir vu le Rhin, maussade, ennuyé, Bade lui ayant fait
oublier la Suisse, ses beautés et ses surprises... Et celui-là voyageait
pour son plaisir!

--Tiens, dit Olivier Renaud, vous ne riez pas. Je parie que vous avez
perdu?

--Des sommes folles, dit Cachemire. Mais c'est amusant. Ce râteau, gai
comme tout!

--D'autant plus que la veine reviendra, fit René de Navailles. J'ai un
_fétiche_.

--Lequel?

--Un décime avec une croix.

--Excellent! dit Olivier Renaud.

--Et moi, fit Cachemire, un morceau de corde de pendu. Un imbécile qui
s'est _éteint_ d'amour pour Olympe Gérard.

--Parfait, dit encore Olivier. Venez-vous voir la Trinkhalle? C'est
encore un autre fétiche.

--C'est ça, dit Cachemire, et vous nous raconterez les histoires peintes
là-dessus.

--De jolies peintures, fit Olivier. Le Goetzenberger qui en a
accouché, était un fameux drôle. Pas plus de couleur que sur la main.
Tenez, voici l'histoire de l'_Image de Keller_, et du château de
Neuwindeck. Connaissez-vous? Non. Voici:

«Un chevalier de Thuringe, passant un soir près de Lauf, s'arrête au
château de Neuwindeck pour y passer la nuit. A travers les herbes qui
envahissent la porte d'entrée, il se fraye un passage jusqu'à la salle
des chevaliers. Sur son chemin, personne. L'abandon, l'ombre, le
silence. Mais dans la grande salle, il aperçoit une jeune fille vêtue de
blanc, assise, et l'oeil fixé sur les dalles. Ça vous amuse?

--Oui... si vous voulez.

«Le chevalier fit quelque bruit. Elle se lève, le salue, et ses grands
yeux bleus brillant dans un visage pâle, semblent interroger l'étranger.

«--C'est l'hospitalité que je demande, damoiselle,--je dis
_damoiselle_,--et le pain et le sel qu'on offre aux errants.

«La jeune fille s'inclina, apporta une coupe et du vin, de la venaison,
et des fruits. Point de pain ni de sel.

«--Ce château est le vôtre? dit le chevalier.

«Elle inclina la tête et demeura silencieuse.

--Pas bavarde! fit René de Navailles.

--Vous allez voir.

«--Le seigneur de ce logis est-il donc absent? continua le jeune homme.

«Elle étendit la main vers les portraits de la muraille, et répondit
lentement:

«--Je suis la dernière du nom!

--Ah! très-joli! fit le dernier des Navailles.

«La légende, continua Renaud, dit naïvement que, tout en causant, le
chevalier «était souvent revenu à la bouteille,» et la très-sceptique
brochure qu'on vous vendra à Bade pour quelques kreutzers ajoute: «_Il
n'est donc pas surprenant qu'il se sentît le coeur épris._» Bref, le
chevalier proposa à la jeune fille de l'épouser.

»--En vérité! s'écria-t-elle.

»Et sa pâleur sembla soudain se colorer, elle se leva, prit deux anneaux
dans un reliquaire, et sur ses blonds cheveux posant une couronne de
romarin:

»--Venez, dit-elle au chevalier.

»Elle marchait. Il la suivit. A l'entrée de la chapelle, deux
chevaliers, couverts de leurs armures, se tenaient roides et comme
pétrifiés. A la vue de la jeune fille, ils quittèrent leur attitude, et
le chevalier les vit marcher à ses côtés. Des cierges brûlaient dans la
chapelle, éclairant les visages de marbre des morts couchés sur leurs
tombes. Au milieu de la chapelle, la statue de bronze d'un évêque revêtu
de ses ornements pontificaux, s'élevait, les mains jointes. La jeune
fille toucha du doigt l'évêque de bronze, et la statue se dirigea
lourdement vers l'autel. Alors, les lèvres d'airain s'agitèrent,
l'oeil sombre s'illumina, et de cette poitrine de bronze, la voix de
l'évêque fantôme sortit, et cette voix disait:

»--Kurd de Stein, prenez-vous pour femme, Bertha de Windeck, fille du
comte de Windeck?

--C'est gai comme tout, ce que vous nous racontez-là, dit René.

--Vous l'avez voulu: fit Olivier.

»Ici les légendes, qui s'accordent à peindre la terreur du chevalier,
diffèrent sur le dénouement. Les unes veulent que, soudain, le coq ait
chanté, et dissipé de sa voix claire ce tourbillon de fantômes, et que
le chevalier se soit retrouvé évanoui, «dans les hautes herbes de la
cour, auprès de son cheval fidèle.» Les autres, plus sévères, font
engloutir par la terre entr'ouverte, Kurd de Stein qui répondit: «Oui,»
à la question de l'évêque de bronze. Ce dernier et terrible dénouement
se retrouve, absolument semblable, dans une légende espagnole qui fait
épouser à don Juan, une morte fiancée, et le foudroie au moment où il
passe son anneau aux doigts glacés de la jeune fille. Il est assez
curieux que cette lumineuse Espagne emprunte ainsi ses brumeuses
terreurs aux légendes du Rhin.

--Ça m'est égal, la lumineuse Espagne! dit René.

--Eh! bien, moi non, fit Cachemire. Je voudrais voir ça, l'Espagne!

--Toujours est-il, conclut Olivier Renaud, que je viens de vous réciter
l'article que j'envoie ce soir à mon journal. C'est de la primeur. Du
Renaud inédit. Au revoir!

Le soir, Cachemire gagna dix ou douze mille francs.

Cachemire jouait ainsi, perdait, rejouait, regagnait, enfiévrée, le sang
à la tête, heureuse, se montrant à la Lichtenthal, au théâtre, au
Vieux-Château, avec des mises éclatantes, des bijoux superbes, un peu
maquillée déjà, toujours séduisante. Que de jaloux et de jalouses! Elle
se moquait bien du théâtre. Cette ville de Bade, quelle scène où elle
s'étalait, se montrait, se sentait admirée et applaudie. Elle en venait
à aimer ce René de Navailles, comme un moment elle avait aimé M. de
Bruand, pour tous ces triomphes! Elle était la reine de ces allées
superbes, l'enviée, la fêtée, la charmeresse! Alors quand elle songeait
à son enfance, à sa jeunesse, au bateau qu'elle passait, à son père
s'asphyxiant sur ses fourneaux, à la brave femme qui l'avait recueillie
et qui était morte, à Madame Herbaut, à Joseph, à ce foyer d'honnêteté
qu'elle avait fui:

--Il y a des gens, se disait-elle, qui trouvent le bonheur dans la
vertu! Sont-ils bêtes!

La malheureuse les _plaignait_.




X


La couche d'orgueil que Terral portait en lui s'était comme soulevée à
cette idée qu'il pouvait recevoir de l'argent de Cachemire. Il était de
ces gens qui rêvent le crime et qui reculeraient devant la honte. C'est
par horreur de la boue qu'ils marchent dans le sang. Il revint chez lui,
accablé. Son logis à présent était redevenu morne et presque aussi
lugubre que jadis--plus sinistre, car Terral avait dépensé de sa
provision d'audace. Tout ce qu'il avait pu vendre était vendu. Les
tableaux, les bronzes partis. Çà et là quelques bimbelots encore
accrochés, traînant--la momie du luxe. Un lit, une table, quelques
chaises. Rien de plus. Cette vue serrait le coeur de Terral. Il avait
envie de pleurer ou de crier. Il se barricadait là comme dans un antre.
Si l'on sonnait, il n'ouvrait pas. On pouvait le surprendre, le voir
ainsi misérable. Quelle honte!

Il se laissa tomber sur son lit, rêvant.

--Étrange fille, songeait-il. Certes elle ne m'aime plus. Mais elle
voulait me sauver. Et ce sacrifice banal pouvait me tirer du mauvais
pas.... il me faut si peu d'argent! Combien? Qui sait! Dix louis! La
chance est terrible. En une heure, dix louis peuvent devenir une
fortune. Avec dix louis j'irais à Baden, essayer ma martingale...

Il allait à un petit tiroir où il enfermait des fèves, traçait à la
craie, sur sa table, un jeu de trente et quarante et jouait.

Les fèves figuraient l'enjeu. Elles se doublaient, se triplaient. Il
gagnait, gagnait toujours... Au lieu de fèves, mettez des florins, ce
gain eût été une fortune.

--Parbleu, se disait-il, je la tiens, ma martingale. Infaillible. Il
faut absolument que je la risque. Oh! réparer la brèche, me reconstruire
une richesse, et vivre. Car je n'ai pas su vivre.

Sa pensée le reportait soudain vers Suzanne.

--Mais je ne pouvais pas accepter, non. C'eût été infâme. Et pourquoi
infâme? J'ai des pudeurs que je ne me connaissais pas. Jolis, mes
scrupules. A quoi bon? Dix louis, et c'est assez! Eh! bien, est-ce que
je n'aurais pas pu le lui rendre, cet argent? Elle prêtait, elle ne
donnait pas. J'ai été un sot!

Puis se levant, allant à la porte:

--Après tout, quoi, il est encore temps. Je monte. Je sonne. Cet argent,
je l'accepte! Elle me le donne. Je l'ai dans les mains, là. Je
l'emporte. J'attends le soir. Je joue. Je gagne. C'est bien... Je...
Oui, j'y vais!

Il boutonnait son habit, cherchait son chapeau.

Il s'arrêta brusquement.

--Et si j'allais rencontrer un de ses amants chez elle. Cette fois, je
n'aurais pas le droit de le tuer comme M. de Bruand: s'il me
connaissait, il raillerait. Écrire? La lettre peut se perdre. Non. Et
puis, non, décidément, pas de son argent, à elle. C'est fini. Qu'elle
aille où son destin la pousse, et moi aussi!

Pourtant, il lui fallait un enjeu--il redemandait un levier; où trouver
ce qui était sa vie? Il fallait donc recommencer ces âpres chasses à
l'or d'autrefois, il fallait espérer au lieu de jouir, attendre au lieu
de posséder. A qui se livrer? A qui emprunter? Il devait, il devait
partout. Demander encore, c'était dévoiler le secret de sa misère.

--Pas d'amis! se disait-il accablé par le vide qu'il avait fait autour
de lui, au temps où dédaigneux de toutes choses, confiant en sa force,
il criait le _moi seul!_ de Médée.

Pas d'amis!

Il cherchait, interrogeait, fouillait ses souvenirs et dans cette nuit,
dans cette foule qui l'entourait, il ne trouvait qu'un nom, un seul.
Bourdenois,

--Oui, Bourdenois. Mais qu'est-il devenu? Sombré! Perdu! Oublié!

Bourdenois! Celui-là peut-être aurait pu le sauver. Le Titan se
raccrochait à l'enfant; l'homme fort regrettait le _naïf_. Terral
s'arrêta longuement devant ce nom, plein du passé, et, peu à peu, comme
si la lumière s'était faite en lui, il se rappela qu'il l'avait vu
imprimé, çà et là, ce nom, il ne savait où,--dans des comptes-rendus de
journaux peut-être.

--Qui sait? Bourdenois est peintre... C'est peut-être lui dont parlait
la critique...

--C'est lui, se dit bientôt Terral, l'idée confuse prenant corps et se
fixant... Je suis sauvé!

C'était le cri de l'égoïsme à la mer. Dans ce grand naufrage, Bourdenois
restait seul. Il alla à Bourdenois.

Terral entra dans un cabinet de lecture, demanda le livret du Salon,
chercha à la lettre B, et poussa un grand soupir comme si on venait de
lui enlever un monde des épaules.

Il avait lu:

BOURDENOIS (Charles-Henri), né à Mussidan (Dordogne), élève de M.
Cabanel.

_Rue d'Enfer, 11._

269.--_Les Volontaires de 92._

270.--_Hérault de Séchelles brûlant les trophées de la royauté._

--C'est lui! se dit Terral. Ah! voilà le salut!

Il alla à pied, la tête en feu, plein de projets, plein de fièvre, rue
d'Enfer, et monta rapidement, comme si on l'eût poursuivi, jusqu'au
cinquième étage, où demeurait Bourdenois.

Ce fut une femme qui ouvrit, une jeune femme souriante et un peu étonnée
et qui demanda le nom du visiteur.

--Fernand Terral.

--Oh! dit la jeune femme dont le visage s'éclaira... Veuillez entrer, je
vous prie. Mon mari m'a souvent parlé de vous!

--Marié, songea Terral. Parbleu! La tortue a trouvé sa carapace.

La porte de l'antichambre s'ouvrit brusquement; et Bourdenois, en
vareuse rouge, s'écria, tendant les mains à Terral:

--Ah! ah! D'où diable sors-tu?... je t'ai cherché, je t'ai traqué,...
Rien! Pas de Terral. J'avais envie de te réclamer dans les _Petites
affiches_. Ah çà! tu reviens de Chine, du Mexique, de Tombouctou?

--Moi?... Non, dit Terral, je reviens de plus loin.

--Mais entrez donc, interrompit madame Bourdenois, vous ne pouvez causer
ici.

Terral fut introduit dans l'atelier. Il y avait, sur le chevalet, une
toile commencée. Des esquisses le long des murs. Partout, de petits
panneaux grands comme la main, représentant des tableaux projetés. Une
propreté flamande. On sentait qu'un oeil de ménagère inspectait tout
cela. L'atelier d'ailleurs respirait le calme, sentait bon. Le mobilier
était un brave ameublement sans prétention; mais tout cela gai,
souriant. Les choses ont leur bonheur.

Il fallut que Terral entendît l'histoire tout entière de Bourdenois, et
comment la misère s'était lassée à la fin, et comment l'artiste s'était
fait peintre sur porcelaine, gagnant son pain le jour, gagnant la nuit
sa gloire, composant à la lampe des tableaux qui enfin avaient trouvé
des juges et des acheteurs. Une première toile vendue, dix avaient
suivi. Bourdenois avait eu des commandes, çà et là. Les marchands de
tableaux l'exploitaient bien un peu, mais c'est le sort commun des
débutants de passer sous ces fourches caudines. Enfin, il avait pu jeter
aux orties la palette du peintre sur porcelaine, l'horizon s'ouvrait, le
pain était assuré et non-seulement le sien, mais celui _des autres_.
Plus d'obstacles alors au mariage. Le père avait consenti. Ah! que
Bourdenois avait cherché Terral pour lui annoncer cette joie! Mais, à ce
moment même, Terral se cachait, dévorait sa _déveine_, et ne sortait que
la nuit. Ce mariage ne datait que de deux mois, trois mois au plus. On
s'était marié le jour même de l'ouverture du Salon, et Bourdenois
apportait, dans la corbeille qui n'existait pas, une médaille.

--Médaillé! Conçois-tu?... disait-il. Tout est fini, le nuage a passé,
je me moque de la pluie. Le beau temps est venu. Je suis heureux comme
un vaurien. Tu vois ma petite femme? Je me couperais en quatre pour
elle. Ah! il fait bon respirer un bouquet de lilas après s'être déchiré
à toutes les ronces de la création. Tu vois, je donne dans le poétique.
C'est bête comme chou. Mais rends-moi la justice de dire, mon pauvre
Terral, que je n'ai pas volé mon bonheur!

--Certes, dit Terral.

--Ah çà! Et toi?

--Moi?--(Madame Bourdenois préparait des grogs dans la chambre à côté.
Charles et Terral étaient seuls).--Moi, j'ai fait naufrage. J'ai mené ma
barque à toute vapeur. J'ai perdu de vue le manomètre. La machine a
sauté.

--Ah!

--C'est une leçon, dit Terral, et je l'accepte. Mais m'en voilà déjà
consolé. Je suis de ceux qui s'arrêtent, je ne suis pas de ceux qui
tombent!

--Oui, très-bien, fit Bourdenois. Mais où en es-tu, voyons? Naufragé,
soit, mais il te reste au moins...

--Rien.

--Rien?

--Eh! bien, dit gaiement Bourdenois, nous allons partager!

Il s'était levé, allant droit à un petit buffet en vieux chêne dont il
ouvrit le tiroir.

--Tiens!

--Qu'est cela?

--Tu vois, dit Bourdenois en lui tendant un billet de cent francs. Le
quart d'un tableau. Je voudrais en avoir dix fois autant à t'offrir,
mais...

Terral hésitait, humilié à demi, écrasé aussi par ce mouvement si simple
du brave garçon. Tout à coup, il prit le billet, le mit dans sa poche et
dit:

--Soit. Je te rendrai cela bientôt, je t'en réponds. A demain.

--Tu pars?

--Oui. C'est cet argent que je venais te demander, tu ne comprends pas?
Maintenant je suis tiré d'affaire. Ces cent francs là, mon cher, c'est
peut-être un million. Tiens, merci. Au revoir. A demain!

--Eh! bien, dit madame Bourdenois, qui rentrait dans l'atelier, et mes
grogs? Vous ne pouvez pas refuser, monsieur...

Terral causa encore un moment, trouva pour madame Bourdenois un ou deux
compliments, serra la main de son _ami_, et descendit. Dans les
escaliers, il se croisa avec un vieux bonhomme qui montait, chargé de
livres, en fredonnant l'hymne de M. Joseph Chénier. C'était le
beau-père.

--J'en échapperai donc, se dit Terral une fois dans la rue, et malgré
toutes les fatalités du monde. Cinq louis. Cela suffit.

Il s'habilla. Bien portés, ses vêtements râpés, mais de bonne coupe, lui
donnaient encore une élégance presque insolente. Il attendit le soir et
se promena avant le dîner, devant son cercle. Des amis de boulevard, des
agents d'affaires, le rencontrèrent.

--Ah! quel hasard! Est-ce que votre soirée est prise, Terral?

--Non.

--En ce cas, nous vous invitons, nous vous entraînons, nous vous
enlevons. Grande réception dans les salons de Brébant. C'est la
Compagnie qui paye.

Il s'agissait d'un repas d'actionnaires, de la fondation d'une société
de crédit industriel. On avait invité des journalistes, Terral rencontra
Olivier Renaud, bien d'autres qu'il connaissait, le petit Barberino, des
compagnons de plaisir. Barberino avait amené avec lui un jeune homme au
regard bleu, souriant, les cheveux blonds, un peu pâle.

--Quel est ce monsieur? demanda Renaud à Terral.

--Je ne le connais pas.

Il apprit, cinq minutes après, au potage, que le jeune homme se nommait
Paul de Rieux,--une grande famille de Bourgogne, disait-on.

Pendant le dîner, M. Paul de Rieux fit _des mots_.

Il était placé en face de Terral et ses dents blanches découvertes par
un immuable sourire, il semblait quêter, à chaque saillie, son
approbation.

Dans le brouhaha du repas, le bruit des conversations partielles se
mêlant aux interpellations d'un bout de la table à l'autre, Terral se
taisait et songeait. Tout à l'heure on allait jouer. C'était alors qu'il
risquerait ce suprême enjeu, venu du hasard. Il n'écoutait pas. Ses
voisins le trouvaient maussade. Le diapason des entretiens s'élevait à
chaque nouveau vin annoncé par le garçon. Le Léoville et le Roederer
formaient les dièzes et les bémols. On se mit à parler politique et l'on
finit par ne plus s'entendre du tout. Les toasts à la prospérité de
l'entreprise se perdirent dans les considérations sur la conduite de
Robespierre et le procès des Girondins.

Le café était versé dans une pièce contiguë. La table desservie, les
garçons étendirent un tapis vert, on apporta des cartes et l'on joua.

--Allons, se dit Terral, c'est l'instant. Et,--comme il arrive parfois
aux heures difficiles,--un souvenir de ses vieilles lectures lui revint
et il murmura, presque tout haut, le mot de Julien Sorel à l'heure des
crises: _Aux armes!_

On établit un lansquenet.

Le petit Barberino prit la banque. Terral jeta un louis, puis un autre,
perdit, alluma un cigare en souriant et ne rejoua plus avant de l'avoir
fumé. Puis il revint à la table de jeu, et Olivier Renaud lui passa les
cartes.

--Trois louis! dit Terral.

--Je les tiens, fit Barberino.

Terral gagna.

--Six louis!

Il gagna encore. Il passa sept fois, gagnant toujours.

Il avait devant lui un tas d'or, trois mille huit cent quarante francs,
gagnés en deux minutes. Il _passa la main_, ramassa son gain et revint à
la fenêtre.

Il regardait les boulevards, noirs, le ciel pluvieux, les lanternes des
voitures qui se croisaient, les passants de plus en plus rares avec des
parapluies.

--Allons, dit-il gaiement, ce ne sera pas le soleil, ce sera la pluie
d'Austerlitz...

Il se remit à la table de jeu, tint une mise considérable, mais perdit
cette fois, perdit toujours. Il n'eut plus rien bientôt et demeura
debout contre la table, regardant les cartes, l'or, les joueurs, le
tapis,--pétrifié. Il lui semblait que c'était un rêve. Quoi, plus rien?
Rien. Eh! bien, il allait emprunter à quelqu'un des convives, là,
sur-le-champ. Mais il n'osait pas. Il avait honte. Le jeu commençait à
peine; avouer qu'il était _décavé_, impossible. Alors il se prit à
regarder, il examina les joueurs, il s'efforçait de s'intéresser à la
partie, il se grisait avec le bruit de l'or, il se disait: «Je vais
gagner. Tout à l'heure. Patience!»

Ses yeux s'arrêtaient surtout, machinalement, sur M. Paul de Rieux, qui
lui faisait face, souriant toujours. M. de Rieux avait à l'annulaire
gauche des diamants qui jetaient des étincelles de lumière électrique.
Terral regardait ces diamants. Il les vit soudain disparaître, il vit
les mains de M. de Rieux se perdre dans les basques de l'habit et,
rapidement, faire passer dans la manche gauche du vêtement, un jeu de
cartes.

Terral recula. Si rapidement que le tour eût été exécuté, il avait tout
vu.

Il attendit.

Deux minutes après, M. de Rieux _prenait la main_.

Il la prenait à vingt louis. Il passa neuf fois et gagna net cinquante
et un mille deux cents francs.

Puis il dit, avec son sourire éternel:

--Ouf! je passe la main!

Il leva alors ses yeux bleus et gais sur les spectateurs.

Terral le regardait d'un air foudroyant.

L'aventurier pâlit devant ce regard et comprit que Terral savait tout.
Mais il se remit bien vite de l'émotion, essuya d'un air négligent les
bijoux de sa main gauche, se leva comme fatigué et passa, s'étirant les
bras, dans la pièce à côté. Terral l'y suivit. M. de Rieux avait déjà
disparu. En regardant à terre, dans un coin, Terral aperçut un petit
paquet que l'autre avait dû laisser là.

Il se baissa, le prit, et devint pâle à son tour.

C'était un jeu de cartes, un double jeu de cartes préparé.

Haletant, Terral regarda. Il y avait là dix coups arrangés. On pouvait
_passer_ dix fois. Une fortune!

Oui! il contemplait ces morceaux de carton, il les comptait, sans les
déranger, l'oeil embrasé, le sang aux tempes, tremblant, fasciné par
ces cartes qui lui murmuraient mille choses mauvaises. Ces figures aux
couleurs crues lui souriaient. Il avait chaud et froid en même temps. Il
croyait qu'il allait s'évanouir.

Tout à coup, il se secoua brusquement.

--Si on me voyait ici, pensa-t-il. Et si on apercevait _cela_!

Il enfonça le jeu de cartes dans son habit et il rentra le tenant
toujours, la main dans la poche. Il avait peur de devenir fou. Tout
tournoyait autour de lui. La tenture rouge du salon l'aveuglait, les
glaces se renvoyaient les milles lumières rosées ou bleuâtres des
cristaux des lustres; Terral ne voyait pas, n'entendait pas. Tout se
troublait autour de lui et bourdonnait.

Rien de distinct que cette pensée:

--Dans ta main, une fortune!

Alors, comme un homme ivre, il se rapprocha de la table, prit les cartes
du jeu en main, les battit, et, avec l'adresse étonnante d'un grec, y
substitua audacieusement les cartes de l'_autre_.

Il gagna, et toujours, et dix fois, il gagna, fatalement, forcément,
mathématiquement; on s'extasiait autour de lui, l'or s'entassait, il
entendait le bruit des louis, les chuchottements, les exclamations et
cette musique l'enivrait. Ah! c'était vraiment la fortune, cela! Plus
que M. de Rieux, il gagnait, plus qu'il n'avait osé le rêver, les coups
étaient formidables. Il avait là, devant lui, à lui, tous ses rêves, ses
rêves détruits ce matin et reconstruits ce soir, le luxe, le bruit,
l'éclat, les chevaux, les femmes, Cachemire!

Tout à coup, un bras se pencha devant lui, une main lui arracha les
cartes des doigts et, foudroyé, il entendit ce cri:

--On nous vole, messieurs!

Terral bondit, livide.

Le petit Barberino montrait les cartes.

--Reconnaissez-vous votre jeu? Non! Ce jeu-là est préparé!

--C'est une infamie! s'écria M. de Rieux qui regardait en face Fernand
Terral de l'autre côté de la table.

Terral, vert et farouche, bondit comme pour s'élancer sur le misérable,
mais un cercle irrité le retint, on se partageait le tas d'or déjà; il
se sentit poussé au dehors, et ce ne fut que dans l'antichambre qu'il
put se dégager. Il secoua alors ceux qui le tenaient,--ils étaient
quatre,--et les envoya d'une secousse, contre la muraille, jurant.

Il se trouva sur le boulevard, nu-tête, sous la pluie, seul, abîmé.

--Messieurs, disait en haut le petit Barberino, remercions M. Paul de
Rieux, mon ami, ici présent, de nous avoir averti de l'infamie dont nous
allions être les victimes!

On remercia M. Paul de Rieux.

Terral eut un moment l'idée du suicide. Décidément la partie était
achevée, et la ruine complète. Le sort avait eu le dessus. S'acharner
eût été folie. Il s'achemina à travers les rues boueuses, jusqu'à la
Seine et, sur le parapet d'un pont, il demeura tête-nue, regardant l'eau
couler. Le fleuve avait des remous sinistres et les lumières du gaz
s'allongeaient sur lui comme des lames rouges. La silhouette du Châtelet
et les tourelles se découpaient en noir sur le ciel sombre avec des
attitudes bizarres. Il demeurait là hésitant. Ses mains brûlantes se
rafraîchissaient sur le grès mouillé du pont. Le vent lui passait dans
les cheveux et calmait sa fièvre.

--Le suicide? Pourquoi? se disait-il. N'y a-t-il que Paris au monde?

Après l'idée de mort, l'idée de fuite. Il se voyait, emporté au loin,
sauvé, recommençant ailleurs, en Espagne, en Amérique, il ne savait où,
une vie nouvelle, et, plus tard, revenant ici, s'imposant, relevant le
front, écrasant ceux qui l'écrasaient.

Elle est rapide, la pente des songes. Plus le malheur vous étreint,
mieux le délire vous montre, rapproché, le but qui s'échappe. Terral se
détacha de cette eau bourbeuse qui clapotait, qui scintillait, qui
attirait. Il revint chez lui, machinalement, comme le chien rentre au
chenil et, au lieu de se coucher, il resta assis, sans lumière, avec
cette idée fixe: _Partir!_

La nuit l'avait encore maintenu dans ses pensées nouvelles. Mais avec le
jour, toute son audace parut s'affaisser. La matinée était livide,
c'était une de ces aurores qui ont froid. Il se sentait pénétré jusque
dans les os par une atroce humidité. Il grelottait, ses dents claquaient
comme les dents d'un cholérique. Il se déshabilla et se mit au lit. La
fatigue l'accablait. Il s'endormit d'un sommeil troublé, plein de
cauchemars et de visions mauvaises. Quand il se releva, le soir, il
était plus fatigué que le matin.

Il avait faim, d'ailleurs.

--J'ai faim.

Cette pensée,--ce besoin,--s'empara de lui tout entier.

Il fouilla dans ses poches, ouvrit ses tiroirs, chercha: il avait trente
sous à lui, trente sous.

--Qu'importe!

Il prit un vieux chapeau défoncé qu'il avait jeté autrefois, dans le
fond d'une armoire et sortit, les pantalons crottés encore de la boue de
la veille, les habits fripés. Alors il s'achemina vers les quartiers
pauvres, chercha quelque _gargotte_ où il pût manger sans crainte d'être
reconnu, et entra. C'était une façon de crêmerie et de débit de vins,
avec tables et bancs scellés au mur, et des saladiers de riz tout jaune
et de compotes des poires à la devanture, sur fond de rideau rouge. La
porte arborait encore, comme enseigne, le classique cadran bleu avec
l'aiguille marquant neuf heures, ce qui voulait dire autrefois (ces
cadrans aujourd'hui sont rares): _Soupe à neuf heures_.

Il y avait des maçons et des ouvriers qui mangeaient en faisant du
bruit.

Terral choisit un coin, s'assit et demanda du bouillon, du boeuf, un
peu de vin, n'importe quoi.

--Misère, se disait-il avec une amère colère, j'ai faim!

On ne le regardait point. Il n'est pas si rare de voir ainsi courir les
crèmeries des affamés en habit noir. La misère n'a pas d'uniforme.
Terral entendait dans un cabinet vitré, des maçons attablés en
pique-nique, et qui arrosaient de chansons leur dessert:

    Architectes et maîtres maçons
    Méprisez pas les compagnons
    Qu'ils vous ont mis le pain en main,
    Que vous en aviez grand besoin!

Il restait là, n'ayant plus d'appétit, à écouter, absorbé. La salle se
vidait peu à peu. Les habitués faisaient, en passant, des amitiés à la
dame de comptoir et si le mari se fâchait, ils lui jetaient en riant
quelque épigramme. A la fin, Terral s'aperçut qu'il était presque seul.
Il se leva, et dit à la crèmière:

--Combien?

Elle regarda son mari.

Celui-ci fit un petit calcul mental, et répondit:

--C'est dix-huit sous.

Terral paya. Il se dit, en sortant:

--Il faut peu de chose. Si l'on était philosophe, pourtant! Bah!
ajouta-t-il, les philosophes sont des sots!

Il regarda l'heure à la pendule d'un pharmacien: huit heures. Quelle
soirée lente à passer. Et que faire? Retourner chez lui. A quoi bon? Il
n'avait même pas de lumière au logis. Le boulevard? A présent, ce
boulevard lui faisait peur. Que de gens avaient le droit de le
souffleter du regard! Le droit? Et quel droit? Parce qu'il avait été
plus fou ou moins habile. Ce M. de Rieux! Ce Barberino! Il n'avait même
pas l'idée de se venger. Il était perdu; le courant l'entraînait.
C'était d'une autre façon qu'il entendait le remonter.

Mais quel scandale! comme on avait dû s'entretenir de lui dans tous ces
cercles! Les journaux allaient s'en mêler.

--Je ne les lirai pas, songeait-il. Qu'est-ce que cela me fait? Ah! le
proverbe ment comme un homme: les oreilles ne «m'ont point tinté»
aujourd'hui!

Tout en pensant, il allait au hasard, fatigué. En route, il se sentit
accablé.

--Eh bien! se dit-il, j'ai encore douze sous... une fortune, fit-il avec
un affreux sourire.

Il côtoyait le Luxembourg, il entra dans un petit café, et s'assit.

--Je resterai là jusqu'à minuit.

Il prit un journal au hasard, s'accouda dessus comme s'il se fût plongé
dans la lecture, et s'absorba dans ses réflexions irritées. On lui
servit du café. Il ne le vit pas. Il franchissait déjà l'Océan,
débarquait à New-York, triomphait... Puis, brusquement, il releva la
tête, aux accents d'une voix qu'il connaissait. Il écouta et promena son
regard autour de lui. Il y avait, coupant la salle en deux, un énorme
poêle de faïence qui lui masquait une ou deux tables. La voix partait de
derrière ce poêle. Il la connaissait, cette voix. Il l'avait entendue
souvent. Mais où? Mais quand?

--Ma foi, oui, disait-elle, je suis boudhiste. Pourquoi ne serais-je
pas boudhiste? Avec ça que le Çakia-Mouni est si bête que ça! Mais il
avait trouvé la doctrine chrétienne 500 ans avant Jésus, songez donc! Un
bonhomme qui prêche la vertu à des sauvages, l'oubli des injures à des
étrangleurs, la haine du sang à des espèces de Caraïbes. Vous savez une
chose, c'est que parmi les trois ou quatre cent mille boudhistes qui
peuplent l'Asie, le meurtre est cent fois plus rare qu'en Europe. Il y a
des villes peuplées comme Paris où l'on s'assassine moins que dans le
faubourg Montmartre. Et puis, la doctrine est calmante. Qui ne s'est un
peu consolé, à l'idée d'un _nirvâna_ colossal, d'un anéantissement
complet de la nature se fondant, goutte d'eau en une mer, avec la
création tout entière? Ça fait passer bien des méchantes heures et ça
évite bien des indigestions. Notez que j'ai été assez heureux pour
trouver dans cette vie un brin de _nirvâna_, sans attendre ce que je
puis en absorber dans l'autre. Le calme, voyez-vous, doublé de dédain ou
de mépris, il n'y a que cela au monde!

--Mais je le reconnais, se dit Terral en se levant machinalement, c'est
Fargeau!

Il s'approcha du poêle, jeta un regard de l'autre côté et vit, causant
et fumant, trois hommes, l'un gros et grand, l'autre long et mince, avec
des cheveux roux, et au milieu, Fargeau, une pipe entre les dents, et
qui s'interrompait parfois dans son exposé de doctrines, pour lancer au
plafond un peu de fumée.

Instinctivement, au lieu de se rejeter en arrière, Terral s'avança. Un
je ne sais quoi le poussait. La curiosité, peut-être. Fargeau lui avait
refusé la main, jadis. Que ferait-il, maintenant? Et un dédain de plus
ou de moins, peu importait à Terral.

Fernand alla à Fargeau et lui frappa sur l'épaule.

L'autre se retourna, vit Terral, et dit:

--Ah!

Puis il ajouta:

--C'est vous, eh bien!

--Je voudrais vous parler, dit Terral.

--Ah! bon! fit Célestin, je sors.

Il se leva. L'homme aux cheveux roux, long comme une perche à houblon,
en fit autant. Celui-ci tenait sous son bras une livraison de la _Grève
de Samarez_, de Pierre Leroux.

--Vous ne venez pas, Vobrichon? dit le maigre personnage au gros homme
qui restait assis.

--Non. Je veux lire la _Revue des Deux-Mondes_. La _machine_ de Sand
m'intéresse!

Fargeau avait pris le bras du philosophe Goussard (ainsi se nommait son
maigre interlocuteur), et il avait fait signe à Terral de le suivre.

On sortit. A peine dans la rue, Goussard reprit la conversation où elle
en était restée:

--Fargeau, mon ami, dit-il d'une voix douce, enfantine (il avait bien
quarante-cinq ans), vous n'êtes pas dans le vrai. Vous êtes pour
l'anéantissement, je suis pour le progrès. Vous arrêteriez l'humanité
dans _le bien_, je veux qu'elle aille jusqu'au _mieux_. Nous avons du
chemin à faire pour arriver à l'égalité, à la fraternité, à la concorde
universelle, mais nous y arriverons.

--Voyons, voyons, dit Fargeau. Vous allez, vous allez! Égalité! c'est
joli. Égalité de droits, soit. Mais l'égalité de situation? Goussard,
vous êtes un archange, mais vous rêvez.

--Je rêve?

--Ah! çà, voyons, dit Fargeau, il y aura bien toujours des députés et
des égouttiers?

--Oh! dit Goussard. Eh bien! non, ajouta-t-il. Pourquoi des députés,
quand tout le monde sera heureux? Et pourquoi des égouttiers, lorsque la
science, étant arrivée à nourrir l'homme par des vapeurs et non par la
matière, et à remplacer le beefsteak par une liqueur concentrée, une
essence nutritive, la nature humaine se trouvera transformée et
idéalisée? Quand on digérera des parfums au lieu de... Enfin, les égouts
seront inutiles, et,--les villes assainies, la santé publique sera
sauvegardée,--la vie humaine décuplée, les égouttiers se feront
jardiniers, et...

--Et vous avez bu trop de bière, mon bon Goussard. Vous êtes plus
Allemand, à vous seul, que toute l'université de Bonn et celle
d'Heidelberg... Allez vous coucher!

--Vous ne comprenez rien au progrès. Au fond, dit Goussard, vous êtes un
matérialiste.

Il salua Terral, serra la main de Fargeau et disparut à l'angle d'une
ruelle.

Ils étaient arrivés, en causant, dans les quartiers pauvres de la rive
gauche, les quartiers de Fargeau.

--Eh bien! dit Célestin, que me voulez-vous?

--Moi, fit Terral en riant presque, d'un rire nerveux, je viens
philosopher aussi... un moment... et je tiens à vous dire que le fond du
sac de la vie est bête et sale... Je suis ruiné, perdu, accablé. J'ai
voulu me jeter à l'eau et je vais me jeter au diable!

--Ah! dit Fargeau gravement. Je ne savais pas que le sort fût aussi
adroit!

--Oui, oui, reprit Terral, j'entends déjà tout ce que vous allez me
dire. Mais je ne suis point fâché de l'entendre de vous. C'est le fer
rouge sur la plaie. On crie et l'on guérit. Allez! Dites-moi que
l'audace est stupide, que l'honnêteté est souveraine, et que j'ai eu
tort de ne pas me nourrir de Berquin et de lait de poule. Mais, entre
nous, que vous a-t-il servi de croire à votre Bouddha, tandis que je ne
croyais à rien, pour en arriver à être tout aussi misérable que moi, et
tout aussi désespéré?

--Je pourrais vous dire, répondit Fargeau: Que vous a-t-il servi de ne
croire à rien pour avoir des souliers aussi troués que les miens? Ma
foi, non! La morale serait niaise. Vous êtes vaincu, voilà la morale.
Vos ongles se sont brisés sur le roc; c'est la morale, cela! La morale,
c'est votre pâleur, c'est votre colère, c'est votre pensée de suicide.
Je n'ai jamais songé à me tuer, moi. Je sais depuis longtemps que la vie
est absurde et que tout est _au delà_,--dans l'anéantissement, la paix
des atômes. Seulement, j'attends, étant sûr de ce lendemain auquel vous
préfériez le jour présent. Et voilà qu'aujourd'hui vous manque, et que
vous ne croyez pas à demain!

Involontairement, Fernand Terral baissait la tête. Fargeau le regardait
et l'étudiait comme un médecin examinerait un malade.

--Voulez-vous ma pensée? dit Fargeau à Terral qui courbait la tête; tout
votre salut est dans vos revers. Vous êtes jeune! Si c'était une leçon,
cela? Je sais que les leçons d'habitude ne servent pas à grand'chose.
Mais le hasard!...

--Le hasard, fit Terral, c'est encore le seul dieu que je reconnaisse,
et c'est à lui que je vais demander de me tirer de ce bourbier!

--Il y en a d'autres au-dessus de lui; vous savez, le travail...

--Le travail!

Et Terral se prit à rire.

--Ce n'est pas à l'heure où j'en suis qu'on recommence sa vie. Je serai
logique jusqu'au bout, en étant audacieux jusqu'à la fin. Vous avez déjà
perdu votre morale avec moi. Restons-en là.

--Ah! dit Fargeau avec une certaine fierté dédaigneuse, vous croyez que
je pose en professeur de philosophie spiritualiste.... Moi?....
Jamais!... Je vous prends comme un _cas_ et je vous étudie comme un
_sujet_ qu'on peut conseiller et qui est parfaitement libre de ne pas
suivre les conseils. Vous voulez être logique? Soyez logique! Allez!
Mais moins d'orgueil, jeune homme, ce n'est pas vous qui avez inventé le
Satan de Milton, plus audacieux que vous. Vous vous croyez un type, je
parie? Vous êtes un produit de ce temps, pas autre chose:--un résidu.
Votre audace vient de votre époque. Vous êtes moins fort que troublé.
Les forts, ce sont les apathiques. Vous êtes trop nerveux, Terral!

--Soit! dit Fernand.

--Ah! le joli temps, le joli moment, reprit Fargeau. Vous avez bien fait
d'épargner à M. de Bruand le souci d'y vivre. Quant à vous, vous êtes de
votre heure, avec un mélange d'Antony qui a tout gâté. Vous voyez que je
vous connais bien.

--Continuez, dit Terral.

--Bien. Philosophons... Il en est, voyez-vous, de la marche des sociétés
comme des caravanes lancées à travers le désert. Souvent, aux heures de
fatigue et d'épuisement, apparaissent les longues plaines du désert, les
chemins lépreux, sans oasis, sans eau, sans ombre: c'est le repos qu'on
veut: c'est l'effort qu'il faut. Les routes accablantes succèdent aux
routes longues et lourdes, les cailloux aux cailloux, les pierres qui
déchirent au sable qui aveugle, le vent qui étouffe, au simoun qui tue.
N'importe, il faut marcher, il faut aller, il faut être debout, il faut
lutter. Courage! On va, on s'épuise, on halète, on plie sous le fardeau,
on se couche sous le faix; plus de force, plus de nerfs, plus de salive!
Marchez toujours! Ces déserts maudits de l'Afrique durent des lieues et
encore des lieues! Les déserts de la vie durent des années et des années
encore. Là, comme les pèlerins, les gens étouffent; ils ont soif, ils
ont faim, ils crient. Marchez toujours! Ces temps noirs, ces temps de
trouble, d'inaction, d'ennui, de misères ont des lendemains qui se
prolongent, qui ne finissent jamais. Un malaise général plane sur tout
comme une nuée d'orage. On respire mal, on se tâte, on cherche des
remèdes introuvables à des maux inconnus. Tout craque et se disloque.
Les appétits effrénés montrent leurs dents féroces. Les désirs refoulés
heurtent les ambitions non satisfaites. Les aspirations légitimes d'un
coeur qui croit s'unissent aux lamentations du ventre qui veut. Les
flots d'espérances grossissent et les issues manquent; les groupes de
voyageurs s'agglomèrent et les routes sont obstruées. On se pousse sans
pitié, on se heurte sans remords, on s'écrase sans honte. Quand on voit
tomber un rival, on dit: Un de moins! Il en meurt un, il en naît mille.
Quand on s'est bien étouffé, bien secoué, bien égorgé, on regarde à ses
pieds. On n'a point fait un pas. On a marché à la même place; mais on a
marché sur des cadavres. La route, là-bas, est toujours obstruée. Une
colère mauvaise agite tous ces gens; un éclair fauve passe dans les
yeux, et tous, avec la même rage, le même appétit, les mêmes besoins, se
ruent en se renversant sur les chemins boueux; le vice ricane, il règne,
il attire à soi cette foule; il lui dit: «Viens! va! sois satisfaite! Il
y a toujours place autour de mes tonneaux, de mes tapis verts, de mes
lits souillés, de mes splendeurs et de mes fanges.» Alors, alors,
largesse et joie! Alors les lumières qui ne s'éteignent pas, les viandes
qui saignent toujours, les joues qui ne rougissent plus, les baisers qui
crépitent et qui grisent, les rires nerveux, les joies saccadées, les
plaisirs qui secouent comme une pile électrique, les voluptés qui
éreintent, qui souillent, qui tuent! Tu ne nous veux pas pour tes
soldats, société? Nous serons tes bohêmes et tes va-nu-pieds! Nous
aurons des bottes vernies ou des souliers éculés, peu importe! Nous
volerons cent mille francs ou nous emprunterons cent sous, tais-toi
donc! Nous serons infâmes et te mépriserons. Tu barreras nos chemins?
Nous prendrons par les fossés, où est la boue et nous te jetterons cette
boue au visage. Ce sera ta lèpre, ces curieux, ces déclassés, ces
débraillés, ces déguenillés, ces sans-le-sou qui valaient peut-être de
marcher le front haut. Tu fais la prude, ils mettront à nu tes ulcères.
Temps maudit où les portes se referment vers les mains tendues, où les
espoirs comprimés se changent en haines, où les amours trahis tournent
en débauche, où les échappées de lumière deviennent de la nuit. Quelle
fièvre te secoue, société, que tu te tournes sur ton lit de malade comme
une vieille qui agonise? Le poison qui te tord les entrailles, c'est toi
qui l'as versé. Tu as dédaigné jadis ceux qui sont tes ennemis à
présent. Tu as désappris ces mots magiques qui faisaient ta force et ta
beauté: Dévouement, sacrifice, honneur, abnégation? Mots oubliés qui
sonnent ainsi qu'un glas funèbre, et, comme on ne les sait plus, ils ne
sont ni un frein ni un drapeau. On les entend, on ne les comprend plus.
Et non-seulement les esprits souffrent, mais les corps. Nerfs
tourmentés, machines délabrées, yeux caves, fronts éteints par la main
d'ombre, les hommes marchent courbés et endoloris. Parfois un vent
semble souffler, qui les agite comme des arbres à demi morts. On les
voit pris de maux innommés qui ressemblent à des vertiges. La folie
passe en ricanant dans cette foule, touche du front au hasard quelqu'un
de ces pâles visages, et le visage se contracte et fait la simagrée d'un
rire sans cause. Cependant la joie semble régner. Tambours et cimbales,
fêtes et concerts; à moi le bal, à moi les quadrilles, à moi le
cotillon! Grincez les violons, hurrah les clairons, bien rugi les
contre-basses! En danse! Eh! par Dieu, jamais on ne vit tant de fleurs,
et de diamants, et de dentelles, et d'épaules blanches, et de cheveux
noirs, et de teints roses, et de teints fardés! En danse! en danse! Où
est la misère, bon Dieu, et la maladie et les souffrances? Ambitieux,
ceux qui demandent; insensés ceux qui espèrent; mendiants, ceux qui ont
faim! Tournez, tournez. La valse est bonne pour étourdir. La jolie
toilette de bal, société, ma mie, et que ce râtelier te va mieux que ta
double rangée de dents déchaussées. Tu es presque belle, sais-tu, dans
ce salon et sous ce lustre! Mais qu'on ne s'avise pas de te regarder
dans la rue. Pouah! la laide grimace! Le pauvre Yorick avait aussi ce
sourire-là. Il faut avoir de bons yeux et bien regarder, et des
oreilles, et t'ausculter, car tu es malade. Tes flatteurs te trouvent
jeune et charmante! Pardieu! leur ordonnance est facile à suivre. Bains
de mer et douches de Vichy, soierie de Lyon, chapeau de Laure, dentelle
de Malines et vin de Syracuse! Médecins Tant-Mieux, écoutez un peu les
médecins Tant-Pis: Bains de pieds sinapisés; il faut faire descendre le
sang en bas; régime sobre et sain; se coucher tôt et travailler,
courses au grand air dans ces Alpes de la morale qui s'appellent le
droit et l'honneur, ascension des glaciers sublimes; c'est là-haut, ma
mie, qu'on respire! Et chercher le repos, et chasser l'excitation, et
penser et apprendre. Rien n'est désespéré, ma chère malade; mais regarde
ton miroir et vois ce laid et maigre visage, ces lèvres violettes, ce
teint plombé, et dis-toi bien qu'il faut combattre ce cancer implacable
qui te ronge le sein,--ton vautour, ô Prométhée femelle, coupable, non
pas d'avoir ravi, mais d'avoir laissé éteindre le feu du ciel!

Fargeau avait parlé avec une sorte d'excitation et de colère que Terral
ne lui connaissait pas. Ses yeux fatigués avaient rajeuni; sa voix avait
repris les accents d'autrefois. Il avait dû souffrir avant d'abdiquer.

Terral, étonné, le regardait. Mais ce coup de clairon ne l'atteignait
pas, ne l'ébranlait pas. Il n'était point ému.

--Tout cela est fort beau, dit-il, et prouve que le monde est mal fait.
Je ne me charge pas de l'orthopédie. Redressez-les, don Quichotte! Moi,
je veux la fortune, et je vais à elle--encore une fois, toujours--si je
puis!

--Meilleure chance, dit Fargeau.

Ils se séparèrent.

Fargeau suivit des yeux un moment Terral qui marchait, courbé sur le
pavé, le long de la rue. Puis il le perdit de vue. Il haussa les
épaules, et rentra chez lui.

--J'ai fait de _la copie_ pour le roi de Prusse, songeait-il. On ne le
convaincra plus, celui-là. Mais c'est justice. Le repentir serait
immoral parfois.

Il allait se mettre au lit, quand il aperçut sur sa cheminée une lettre
que le concierge avait dû placer là.

--Qui diable peut m'écrire?

C'était Adolphe Labarbade qui priait M. Célestin Fargeau de l'attendre
le lendemain à midi.

--J'attendrai, se dit Fargeau. Encore un joli monsieur!

Le lendemain, à midi, M. Adolphe Labarbade faisait son entrée chez
Célestin Fargeau. Il avait dépouillé les habits du lycéen et revêtu le
_veston_ d'ordonnance du _gandin_. On l'eût pris pour une réclame de
Dusautoy. Son premier regard fut un peu dédaigneux. Le logement
qu'habitait Fargeau contrastait avec les cabinets des restaurants, dorés
sur toutes les moulures, que le fils de maman Anaïs avait coutume de
fréquenter. Il n'en tendit pas moins la main à Fargeau en lui disant:
_Bonjour, cher?_

--Eh bien! dit Fargeau, qu'y a-t-il pour votre service?

--Voilà, répondit Adolphe.

Il alluma un cigare puisé dans un étui de Manille, et tout en fumant:

--Vous ne devez pas ignorer, pas vrai, mon bon Fargeau, que le
baccalauréat a été institué par les gouvernements pour l'aplatissement
des jeunes gens qui se moquent de Cicéron comme de leur première
culotte?

--Parbleu! dit Fargeau qui s'amusait de cet aplomb.

--D'un autre côté, impossible de faire son droit sans le morceau de
parchemin qu'ils appellent un diplôme.

--Oui. C'est bien ridicule.

--Dites que c'est obscène! Infect, parole d'honneur! Toujours est-il que
je veux faire mon droit. Maman le veut. Désobligerai-je pas maman, moi?
Jamais de la vie! Comprenez?

--Parfaitement. Eh bien! passez votre baccalauréat.

--Voilà le _hic_! Ils me refuseront.

--Pourquoi?

--Parce que leur latin m'embête et que je ne l'ai pas appris. C'est une
raison. Mais j'ai songé à vous, citoyen Fargeau. Vous êtes un puits de
science, vous êtes ferré à glace sur Homère, vous êtes riche en savoir,
un Rothschild de science...

--Je ne suis même riche qu'en cela!

--On n'est pas parfait. Bref, voulez-vous m'enlever le diplôme à la
pointe d'une version latine?

--Hein, vous dites?

--Passez le _bachot_ pour moi!

--A votre place? sous votre nom?

--C'est si facile!

--Ah! çà, mais, dit Fargeau en croisant les bras et en essayant de rire,
pour qui me prenez-vous, décidément?... Pas physionomiste, mon jeune
monsieur! Tous les gens qui n'ont pas des bottines vernies ne sont pas
fatalement des canailles. L'habit ne fait pas le moine. Savez-vous ce
que vous m'offrez? De commettre un faux, rien de plus. C'est quelque
chose. Il y a de pauvres diables, misérables comme les pierres, qui font
cela. Les entrailles qui crient sont si éloquentes! On les écoute. Moi,
j'aime mieux serrer la boucle de mon pantalon et garder mon nom, qui en
vaut un autre. Je m'appelle Célestin Fargeau et non Adolphe Labarbade.
Si vous croyez que j'échangerais ma défroque contre la vôtre, c'est une
erreur de plus à ajouter à vos folies. Où est mon chapeau? J'ai à
sortir!

--Ah! dit le jeune homme étonné. Ainsi, vous refusez?

--Radicalement.--Et sans rancune, dit Fargeau en montrant la porte au
fils de madame Labarbade.

Le jeune Adolphe descendit l'escalier en haussant les épaules et se
disant que Fargeau était un imbécile. Il remonta dans le coupé qui
l'attendait à la porte, et jeta au cocher le nom de Vachette. On
l'attendait pour déjeuner, et en chemin il prépara, d'après les
vaudevilles à la mode, les _mots_ qu'il devait improviser au dessert.

Cachemire avait déjà fini son roman avec M. de Navailles. Ce fils des
Croisés une fois ruiné, elle lui avait signifié son congé sur vélin.
Elle ne pouvait d'ailleurs vivre longtemps avec la même pensée en tête.
Les contrats qu'elle signait se déchiraient bientôt. Elle avait en
circulation tant de billets d'amour qu'elle en laissait protester
quelques-uns. C'était la vie assourdissante, étourdissante, d'ailleurs
luxueuse car maintenant elle savait le prix d'un bijou, son poids et
elle amassait. Les amours ne duraient guères, les morts allaient vite.
Elle lançait sa fantaisie à toute bride sur le pavé, courant, changeant,
avide de nouveauté, d'imprévu, de sensations non encore éprouvées, de
liqueurs non goûtées, de frémissements inconnus. Cette vie frénétique,
électrique, toute de soubresauts et de galvanisme qui eût écrasé un
porte-faix, ces journées lourdes après des nuits passées dans le gaz du
souper, ces réveils accablés, ces soirées de théâtre, ces faiblesses de
tête, ces délabrements d'estomac et ces haut-le-coeur qui accompagnent
de semblables existences, elle les supportait vaillamment, riant
toujours, héroïquement, remplaçant par les bains chimiques, les pâtes,
les couleurs, les engins de toilette, tout ce qui s'en allait d'elle,
s'écaillant et se frelatant.

Elle était, elle était toujours la Cachemire désirée, lorgnée, détestée,
adorée, des premières représentations, des courses, des concerts, des
soirées du Cirque, de partout. Son sourire était le même, découvrant les
dents par le même rictus, mais impassible maintenant, mais attristé,
mais comme taillé dans le plâtre avec un ciseau. Elle ne laissait rien
paraître des défaillances soudaines qui la venaient assaillir parfois,
et qui, lorsqu'elle était seule, lui faisaient pousser des cris de
souffrance. Sa poitrine lui faisait mal, des frissons lui couraient dans
les reins. Elle se regardait dans ses miroirs à biseau, effrayée de sa
pâleur. Mais elle reprenait,--si quelqu'un entrait, à sourire et
chantonnait--peut-être pour oublier.

Et le soir, le théâtre, le bal, le souper l'attiraient, l'étreignaient
encore! Elle se brûlait l'estomac avec les écrevisses bordelaises; elle
était dyspeptique déjà, usée. Souvent, dans son luxe fou, il lui prenait
des envies de s'encanailler, elle rêvait d'aller danser à la
Boule-Noire, déguisée, et de boire des saladiers de vin chaud sur les
tables grasses. Le crin-crin du bal de barrière lui secouait les nerfs,
ou bien, elle courait les cafés-concerts, avalant cette musique
endiablée qui s'envole parmi l'aigre odeur de la bière et les
asphyxiantes bouffées du tabac. Les pièces de théâtre qu'il fallait
suivre quelque peu l'ennuyaient. Sa tête se faisait vide. Elle
n'éprouvait plus de réelle fièvre que devant les écuyers qui tournaient,
emportés par des chevaux sans selle, autour du Cirque, pendant que les
cymbales de l'orchestre marquent le galop de leur voix de cuivre. Elle
ouvrait de grands yeux en regardant ces hommes demi-nus risquant leur
vie, et ses petites mains applaudissaient en déchirant leurs gants.

Toutes ces secousses au fond disloquaient ce faible corps. On eût dit
une de ces boîtes mécaniques qu'on démonte pièce à pièce, et qui tombent
éparses brusquement. De tout ce qui avait été Cachemire, la brune
Cachemire, à la chair savoureuse comme un beau fruit, il restait un
visage maquillé, aux muscles enduits de blancs d'oeufs, de grands yeux
hystériques dans un visage blafard. Elle aurait pu parfois, lorsqu'elle
entrait dans une loge, entendre, à ses côtés, le petit rire content
d'une rivale qui voyait ou devinait la ruine sous cette beauté repeinte,
la maladie sous cette splendeur encore insolente et la souffrance sous
ce sourire.

Madame Labarbade, au retour de quelque promenade avec Firmin Monséchard,
le photographe, trouvait souvent Cachemire buvant de la tisane et
rêvant, la tête appuyée dans la main, le coude sur le bras d'un
fauteuil, hochant la tête et revoyant peut-être, comme dans un rêve,
Samoreau, les journées pleines de soleil, et les nuits pleines
d'étoiles, là-bas contre la forêt où le vent passait en chantant...

Madame Labarbade haussait les épaules.

Parfois, aussi, Cachemire faisait atteler son coupé--car elle était
riche, on l'aimait encore, on se ruinait encore pour cette femme qui
toussait--et elle donnait ordre qu'on la descendît aux Tuileries.

S'il faisait beau, elle allait s'asseoir sur une chaise, sous les
marronniers, et regardait jouer les enfants. Les uns troquaient leurs
timbres-postes, les autres jouaient aux soldats, chantant une
_Marseillaise_ enfantine, d'autres, une petite pelle en main,
bâtissaient des châteaux avec du sable. Les petites filles regardaient
leur jupe ballonner. Tout cela était rose, frais, bruyant. Vaguement,
Cachemire se disait peut-être que c'était bien beau un enfant et que ce
devait être bien bon.

Elle prenait le soleil. Ses yeux fatigués allaient du jardin à la rue,
d'un arbre à l'autre. On voyait passer derrière la grille un omnibus
chargé de monde, le chapeau de cuir d'un cocher ou le casque d'un
municipal. Cela l'amusait. Et le soir, quel contraste! Étendue sur le
coussin rouge d'un restaurant, elle chantait, riait, comme si la fièvre
ne l'eût pas rongée, comme si elle n'eût pas dû payer, le lendemain, par
un accablement énervé ces secousses toujours nouvelles.

Les médecins qu'elle appelait ne lui disaient pas le nom de la maladie.
Cette maladie avait tant de noms. Elle le cherchait dans les tarots. Les
cartes disaient: «Tu guériras!» Mais il fallait éviter la glace, ne pas
se regarder. Ses yeux plombés, ses joues livides lui répondaient alors:
C'est bien fini.

Elle se roulait parfois, déchirant ses vêtements, brisant ses meubles,
écumante, répétant comme des râles ces cris:

--Je ne veux pas mourir!

D'autres fois, anéantie, elle demeurait des journées entières, dans un
fauteuil, comptant et recomptant les fleurs du tapis ou les dessins de
la tenture.

On lui remettait des cartes. Elle lisait les noms.

--Je ne connais pas! dit-elle.

C'étaient les noms de ses amants.

Elle était ainsi, un jour, causant avec madame Labarbade, lorsque
Adolphe entra, fort animé, revenant du restaurant. Il fit signe à sa
mère, l'amena au fond de la chambre, et lui dit:

--Maman, est-ce qu'il n'y aurait pas cinq louis de trop dans ton
porte-monnaie, pour ton fils chéri?

Madame Labarbade leva les yeux au ciel.

Cachemire entendait qu'on parlait par-derrière son fauteuil.

--Qui est-là? dit-elle.

--C'est moi, petite soeur, dit Adolphe.

--Ah! tu viens?

--Je viens chercher de l'argent!

Il s'approcha de Cachemire.

--Tu sais... J'ai joué et j'ai perdu!

--Combien!

--Dix louis?

--Toujours intelligent, pensa madame Labarbade avec un sourire.

--Est-ce que tu ne les as pas?

--Si fait. Dans ce tiroir. Là.

Adolphe se pencha pour embrasser sa soeur.

--Tu sens le rhum, dit-elle.

--C'est possible!

--Elle sent bien la tisane, maugréa madame Labarbade.

--C'est vrai, dit Cachemire en hochant la tête, depuis quelque temps, je
ne peux pas supporter une odeur... le rhum! C'est bon, le rhum, dit-elle
avec un sourire vague.

Madame Labarbade prit Adolphe par la main et le reconduisit jusqu'à la
porte:

--Tu as ce que tu veux, gamin? Sauve-toi. Elle n'aurait qu'à te le
reprendre!

--Et il n'aurait qu'à m'en demander encore, songea-t-elle. J'ai bien
assez des exigences de _l'autre_!

L'autre, c'était Firmin Monséchard.

Adolphe était déjà dans l'escalier.

--C'est vrai, disait Cachemire toute seule avec un sourire d'envie, le
rhum... le punch... les petites flammes bleues... C'est joli... Ce soir,
avec Raoul, je ferai un punch. Nous nous amuserons. C'est bon le rhum!

Fernand Terral ne tenait plus à rien dans ce Paris qu'il avait voulu
conquérir. Il en avait respiré les parfums enivrants; c'était maintenant
l'âcre odeur de ses boues qui lui montait au cerveau. Plus un espoir,
plus une ambition tapie au coin de ces rues; sur ces pavés, foulés aux
pieds chaque jour par des orpailleurs avides, plus une pépite, plus
rien. Il fallait s'enfuir, secouer à jamais ses dernières soifs, et
creuser ailleurs une autre mine pour trouver un autre filon.

--Soit, se dit Terral, je partirai.

Deux jours après il était à Boulogne, avec un peu d'argent raccroché en
vendant ses derniers meubles, des habits, une bague, un médaillon, ce
qui lui venait de sa mère. Dans le trajet de Paris à Boulogne,--la
nuit,--l'ambitieux avait rêvé son dernier rêve. Après Paris, Londres
était là. Londres, cet autre Océan, cette Californie, ce monde. Là,
encore, triomphe l'intrépide assurance de l'homme qui veut s'ouvrir,
toute large, une trouée. Là, le gâteau est savoureux pour ceux qui ont
des dents. Il ne s'agit que de se faire une place à table à coups de
courage ou à coups de couteau.

Terral arpentait la jetée, au vent frais du matin, pendant qu'on
embarquait sur le _packet_ les bagages des passagers. Ses bagages à lui
n'étaient point lourds. Il portait tout avec lui, César et sa fortune.
Les Anglais qui regagnaient leur pays, aussi flegmatiquement qu'ils
l'avaient quitté, entraient dans les hôtels et mangeaient. Un garçon
s'approcha de Terral, lui vantant la cuisine de l'_Hôtel d'Albion_.

--Je n'ai pas faim, dit Terral.

Il avait décidé qu'il mangerait seulement le soir, à Londres,--par
économie.

Et pour se réchauffer,--car la brise le glaçait en pénétrant dans ses
vêtements,--il marchait, frappant du pied, et songeant. En allant ainsi,
il se heurta contre un jeune homme qui sourit et profita de l'occasion
pour lui demander, en français, mais avec un accent étranger, à quelle
heure partait le paquebot.

--A sept heures, dit Terral.

--Nous avons donc quinze minutes encore, fit le jeune homme en regardant
l'heure à un merveilleux chronomètre.

--Quinze minutes, oui, dit Terral.

Et il s'éloigna.

Comme il revenait sur ses pas, frappant toujours le quai de ses
semelles, il retrouva, à la même place, le jeune homme regardant la mer.

--Pardon, dit le jeune homme en souriant encore, pensez-vous que la
traversée soit mauvaise aujourd'hui?

--Je n'y connais rien, répondit Fernand avec une certaine brusquerie. Je
ne suis pas marin.

--Ah!... Mais, au moins, reprit l'étranger après un court silence,
craignez-vous le mal de mer?

--Non, dit Terral. Qu'est-ce que je crains? ajouta-t-il mentalement.

--Je vous demande mille excuses pour toutes mes questions, monsieur,
mais entre compagnons de voyage... Vous allez à Londres, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur.

--Moi aussi.

--Et connaissez-vous cet hôtel, je vous prie? dit le jeune homme en
tendant une carte à Terral.

--Je ne suis jamais allé à Londres. Je suis tout aussi ignorant que
vous. Je ne saurais vous répondre, monsieur.

--Je demanderai donc à un Anglais. C'est dommage. Je n'aime pas les
Anglais.

--Ah!

--Je suis Espagnol. Voilà trois ans que je voyage un peu partout. Je
traverse la Manche parce qu'il faut bien avoir vu l'Angleterre, mais ce
ciel plein de brume me terrifie par avance... Connaissez-vous l'Espagne,
monsieur?

--Non, dit Terral.

--Tant mieux pour vous, fit l'autre avec l'assurance chevaleresque des
Castillans, il vous reste donc des émotions à éprouver!

--Qui sait? dit Terral.

La cloche du paquebot sonnait. Ils descendirent l'escalier du quai, et,
par la planche d'embarquement, ils entrèrent dans le bateau encombré
déjà de colis et de malles et dont les siéges étaient occupés par des
figures de keepsakes, effrayées par avance à l'idée du tangage.

--Allons, dit l'Espagnol, je vais être horriblement malade. De Barcelone
à Marseille, j'ai souffert le martyre. C'est un second supplice.

Il s'accouda contre le bastingage regardant le quai, Boulogne encore
endormie et échelonnée en amphithéâtre, puis se retournant vers Terral,
il lui offrit, dans un porte-cigares de paille de manille, un papelito
andalou.

Terral remercia, prit la cigarette et l'alluma.

Il s'était jusqu'alors tenu sur une certaine réserve, hésitant et se
drapant dans sa fierté. Depuis quelques minutes, au contraire, un projet
lui était venu et germait. Il étudiait ce jeune homme que, tout à
l'heure, il ne connaissait point et qui se livrait ainsi avec
l'expansion--souvent apparente--des Méridionaux.

L'Espagnol pouvait avoir vingt-six ans; il était petit, brun, avec des
yeux grands et profonds, une moustache d'hidalgo, un teint de Maure et
des mouvements électriques. Irréprochablement vêtu, les doigts pleins de
bijoux comme beaucoup de ses compatriotes, il portait en sautoir un sac
de voyage fermé par une serrure en acier surmontée d'une couronne de
comte. Son élégance un peu roide et mâle, dans sa recherche, effaçait ce
que ce goût des joailleries, inhérent aux races du Midi, pouvait avoir
peut-être de ridicule ou de bizarre.

Le caractère distinctif de sa physionomie était la franchise, une gaieté
vive, quelque chose de pétulant et de sévère en même temps.

En quelques minutes, Fernand avait analysé et deviné tout cela. Il était
assez fataliste et l'idée lui était venue que le hasard ne jetait
peut-être pas pour rien cet inconnu sur sa route. C'était peut-être la
branche de salut tendue au noyé, la main qu'il fallait saisir,
l'occasion qu'il devait arrêter... Puis il se disait, allant de l'avant
à l'arrière du bateau, regardant sans les voir, les matelots qui
tiraient les cordages, et se préparaient au départ:

--A quoi vais-je songer? le salut n'est pas ici, il est là-bas... Et va
donc conter ce que tu souffres à ce confident de rencontre!

Pendant que le bateau s'éloignait, laissant Boulogne à chaque tour de
roue, et l'horizon découper les dentelures de ses falaises, l'Espagnol
fumait, fredonnant _la Jota_ aragonaise.

L'embarquement avait pris du temps à cause d'une vingtaine de chevaux
qu'il avait fallu caser sur le pont dans des boxes.

Le marchand qui les transportait à Londres interrogeait le capitaine
d'un air inquiet.

--Aurons-nous beau temps, au moins?

--Je l'espère.

--Bon vent, bonne mer?

--Nous verrons.

--Diable! fit le marchand en regardant le ciel.

Pas un nuage pourtant, une nappe unie, un peu pâle, un vent frais, une
mer calme.

--On a pourtant vu des gens mourir du mal de mer, disait un bourgeois
parisien à un matelot anglais qui ne le comprenait pas.

Les blondes ladies et les transparentes miss débouchaient déjà leurs
flacons d'eau-de-vie et en arrosaient--par précaution--les énormes
tranches de sandwiches qu'elles escamotaient--par hygiène.

L'Espagnol se rapprocha de Terral:

--Vous voyagez pour votre plaisir?

--Moi?... Oui... Si vous voulez...

--Moi aussi. Nous avons pourtant, nous autres Espagnols, la réputation
de ne connaître aucunes montagnes autres que nos Sierras et d'autre
fleuve que le Mançanarès... Ah! que cette odeur de goudron est
insupportable!... Marchons, voulez-vous?...

--Marchons.

--Je voudrais être de retour déjà de mon expédition. Peut-être cependant
pousserai-je jusqu'en Ecosse. Londres me déplaît par avance. J'y vais
pour en être revenu, vous savez.

Tout cela dit gaiement, avec cet accent castillan qui n'est pas sans
charme.

--Et vous?

--Oh! fit Terral, il est probable que je demeurerai à Londres. C'est
Paris qui me pèse.

--Je regrette de n'être point de votre avis. Ah! Paris!

Et soulignant son admiration par des gestes, l'Espagnol fit de Paris, du
Paris épris de folie et du Paris amoureux de sciences, car il
connaissait l'un et l'autre, un magnifique tableau.

--Notez que je l'ai quitté voilà longtemps, dit-il, car je n'ai fait
qu'y passer quelques jours. Mais Pétersbourg, Vienne et Berlin, que
cette fois j'ai vues, m'ont appris à le regretter.

Ainsi causant, ainsi glissant sur la pente des confidences, l'Espagnol
en vint à confier à Terral qu'il s'appelait Don Antonio Godova, comte
d'Oriola, qu'il était orphelin, qu'il avait quitté Barcelone après un
mariage manqué, et laissé la Rambla pour courir le monde. On se console
en voyageant. Il avait voyagé. Il avait feuilleté ce livre curieux qui
s'appelle la France et cet album de pastels qui se nomme la Suisse; il
avait vu l'Allemagne des bords du Rhin et l'Allemagne des bords du
Danube, l'Autriche et la Russie, et peu s'en était fallu qu'il ne
poussât jusqu'en Sibérie. En route, il avait laissé son chagrin,
retrouvé sa gaieté et acheté, argent comptant, l'expérience, cette vraie
richesse.

--Je n'ai pas de banquier, disait Don Antonio, je porte avec moi ce
qu'il me faut. Tout est dans ce petit sac et quand je m'aperçois qu'il
est vide, j'écris à la maison Perez y Ancho à Barcelone et je reçois ce
qui me plaît. Je n'ai point de domestique. Un domestique est un souci.
Je ramasse le premier venu et je me l'attache pour le temps de mon
séjour. Et je voyagerai sans doute ainsi jusqu'à la fin, en curieux;
mais, _hombre!_ que Dieu eût été bien avisé de ne pas créer d'Océan pour
les chrétiens qui craignent le mal de mer!

Terral, absorbé, écoutait. Il n'avait dans tout cela entendu qu'une
chose: _je porte tout avec moi!_

Le pont du bateau présentait déjà ce spectacle comiquement lugubre dont
le mal de mer se fait l'impresario. Les visages pâles grimaçaient. Le
_brandy_ luttait vainement contre le malaise. Godova se sentait pris à
son tour et s'était affaissé sur son banc.

La mer se faisait d'ailleurs menaçante. On signalait un grain. Le
capitaine avait donné l'ordre de caler les chevaux dans leurs boxes et
de leur boucher les yeux.

--Satané temps de chien, disait le marchand, à la dernière traversée
j'en ai perdu trois et il faut encore que le même jeu recommence.

Les matelots manoeuvraient en sifflant d'un air narquois. Si l'on se
plaignait de la pluie qui commençait à tomber doucement, ils répondaient
avec ce flegme railleur des Anglais:

--Ce sera bien autre chose tout à l'heure!

D'autres chantaient le _Tirely_ que les matelots de Nelson entonnèrent
au matin de Trafalgar.

Terral était heureux de ce trouble, de cet orage qui s'annonçait, de ce
ciel soudain obscurci.--Il ne s'expliquait pas sa joie, mais il
respirait plus librement dans cette atmosphère qui sentait le soufre. Il
aimait ces sourdes colères des hommes et des choses. Peut-être se fût-il
improvisé tribun, un soir d'émeute, parmi cette atmosphère électrique
que dégagent les foules.

--Eh! bien, capitaine, disait-il d'un ton joyeux, c'est la tempête?

--Vous êtes bien gai, disait l'autre.

La pluie était plus rude, le noir du ciel s'étendait, bavait à travers
l'horizon comme une tache d'encre qui gagnerait un papier de soie.

Parfois aussi ce ciel se rayait de larges zébrures rougeâtres qui
tranchaient sur le fond noir comme autant de plaies vives et saignantes.
C'était la nuit, une nuit crépusculaire, coupée par de sinistres
éclaircies. Le bateau rudement secoué, montait, lancé comme un bouchon
sur cette masse formidable et retombait, prêt à se briser contre les
lames ou à s'engloutir dans le trou profond qui s'ouvrait soudain
devant lui, comme un gouffre.

On entendait parmi les rafales qui grinçaient dans les cordages, les
commandements et les appels--ou les hennissements des chevaux. Sur le
pont, couchés çà et là, enveloppés dans des manteaux, sans mouvement,
semblables à des paquets, des passagers râlaient ou criaient. Parfois
une prière affreuse s'entendait au milieu de l'orage:

--Je souffre, jetez-moi donc à la mer!

Terral, roide, droit comme un chêne, les bras croisés, tête nue, passait
avec un audacieux mépris parmi cette foule renversée et peureuse. Il
retrouvait toute sa force dans l'orage. Il lui plaisait de la défier,
cette mer irritée, et quand, dans un brusque roulis, la vague jetait à
travers le pont son écume bouillonnante, il secouait ses cheveux noirs
imprégnés de sel et ricanait comme un Manfred.

Le marchand de chevaux se heurta contre lui, jurant, les poings fermés.

--Eh! bien, quoi? dit Terral. Qu'y a-t-il?

--Cette tempête m'en tuera la moitié. Je suis ruiné, dit l'autre.
Tonnerre!

Terral haussa les épaules.

Il revint s'asseoir à l'arrière du bateau, entre des caisses recouvertes
de toiles goudronnées, près de Godova. L'Espagnol, cramponné à un
cordage, les nerfs tendus, l'oeil fixe, les joues effroyablement
caves, poussait des gémissements et regardait fixement les choses avec
une prunelle embrasée. Il se plaignait, jurait, appelait, et se tordait
parfois en poussant des cris:

--_Valgame dios!... La muerte!... Tiene usted cuchillo?... Un cuchillo!
La muerte! la muerte!_

Terral, les bras croisés, face à face avec ce moribond--car Godova
souffrait à mourir--sentait croître en lui--comme ces plantes mauvaises
qui, disent les fables, poussent avec une vertigineuse rapidité,--une
pensée atroce, lancinante ainsi qu'un fer rouge.

C'était ce ciel obscurci, cette mer furieuse, cette nuit soudaine, ce
bruit de vagues, ces sifflements de vent, ces hurlements, cette fièvre,
qui faisaient sourdre dans le coeur de l'ambitieux brisé une terrible
tempête--l'antithèse de cet autre ouragan qui grondait.

--Si cet homme mourait, songeait Terral, et si ce sac qui est là
disparaissait,--qui s'en inquiéterait?

Peu à peu l'horrible pensée prit corps, et se planta devant Terral avec
un arsenal de discussions, de conseils et de logique.

--Qui songe donc à l'Espagnol à présent?... Il râle! S'il passait
par-dessus le bord, le bruit de sa chute dans le flot ne mourrait-il pas
étouffé sous ce grondement gigantesque?... Qui le saurait? qui le
verrait? Une fortune tient pourtant dans ce sac? Une fortune dans un sac
de cuir grand comme les deux mains!

Dans cette espèce de sombre brouillard qui fondait toutes choses, les
recouvrait comme d'une couche de suie, la serrure seule du petit sac
brillait, lançant à Terral de provoquants éclairs.

Il se reculait, il se sentait trembler. Un affreux délire le secouait.
Il étouffait, et, le long de son dos, coulait une sueur froide.

--_La muerte! La muerte!_ criait l'Espagnol en se mordant les poings.

Il voulait mourir.

La mort?

--Elle est près de lui, songeait Terral, et l'obsession de cette pensée
se faisait ironique comme un défi.

Il se rapprochait alors. Ses mains, agitées d'un prurit nerveux, se
tendaient vers le sac de cuir qu'il allait arracher d'une secousse,
emporter soudain!--Puis l'idée du vol lui apparaissait plus vile que
l'idée du crime. Quelle différence y aurait-il bientôt dans ses
souvenirs entre l'agonie de M. de Bruand et la mort de cet inconnu!

Et puis en fin de compte pourquoi celui-ci se trouvait-il sur son
chemin? Pourquoi ce triple sot s'était-il livré?

Lui avait-on demandé ses confidences? Il avait fait parade de sa
fortune, il avait tout dit, le niais! Et à quoi lui servait cette
richesse maintenant? Il agonisait, se tordait, une sanglante écume lui
venait aux lèvres. Sa bile remuée le faisait vert,--un cadavre!

--Ah! bah! se dit Terral.

Et il se dressa, les yeux en feu, roide, décidé, prêt à jouer sa vie,
cette fois,--sa tête,--pour de l'or!

Il se pencha sur Godova, le prit brusquement entre ses bras. L'ombre
était toujours profonde. Dans ce coin du bateau, personne. L'équipage
manoeuvrait, là-bas, à l'avant. De ce côté, rien, pas un regard. Seul
avec son crime. Il attira l'Espagnol contre sa poitrine qui haletait, et
sa main droite chercha déjà le sac de cuir, prêt à l'arracher.

--Merci! je vous remercie!... dit alors Godova d'une voix qui se
mourait.

Et Terral sentit tout à coup une main froide qui pressait la sienne.

Cette fois il recula.

Ses bras se détendirent et Godova retomba sur le pont, la tête couchée
sur son bras gauche.

--Ah! misérable! cria Terral tout haut, et, comme un fou, hagard, il
descendit,--se cognant le front à l'escalier étroit,--dans les cabines,
se jeta sur son lit et demeura accroupi, là, comme une bête fauve.

Quand il revint à lui,--car cette réflexion sombre fut comme un
évanouissement--il vit la cabine remplie de gens qui, attablés,
mangeaient. La tempête était passée. On avait quitté la haute mer, et
maintenant le bateau voguait en pleine Tamise. Il se leva, se mit à
table, demanda des oeufs, coupa machinalement un peu de fromage dans
le bloc de Chester que la _stuardess_ posa devant lui, paya et remonta
sur le pont.

--Eh bien! lui cria aussitôt une voix claire... Nous sommes donc sauvés!

Terral tressaillit.

C'était la voix de don Antonio.

--Oui, dit Terral.

Et dès lors il ne parla plus.

Quatre heures après, ils étaient arrivés à Londres. Le bateau s'arrêta
devant Custom-House, et l'on déchargeait les bagages. Terral voyait
cette foule sur le quai, à gauche, la grande arche de London-Bridge qui
découpe sa silhouette sur le brouillard. Il apercevait sur le pont des
flots pressés de passants, des cabs, des omnibus, des camions; il
entendait le bruit immense de la fournaise humaine. Il redressait le
front. Il disait encore comme le héros de Stendhal: _Aux armes!_ Et il
s'enfonçait, seul, sans guide, dans la grande Cité.

Il s'arrêta devant un hôtel-taverne d'apparence médiocre, entra, demanda
une chambre, et lorsqu'il fut seul:

--Qu'est devenu l'Espagnol? se dit-il. Je n'ai pas voulu le suivre.
J'avais peur de moi; oui, peur. Fiez-vous donc au premier venu! Cet
homme-là ne saura jamais qu'il me doit la vie. Et pourtant, ajouta-t-il
avec un singulier sourire, il me la doit! Quelle générosité! Qui sait?
Cela peut être une faiblesse!




XI


Cachemire avait trouvé comme une excitation suprême dans les orgies
finales. Littéralement elle avait soif maintenant d'alcools; ce punch,
qu'elle aimait, lui communiquait une ardeur nouvelle, une flamme
inconnue. Elle ressemblait à ces lampes qui s'éteignent et projettent
tout à coup une lueur rajeunie. Elle put faucher comme un regain de
succès et de louanges. Avec ses joues embrasées et ses yeux pleins de
fièvre, ses lèvres carminées, ses cheveux opulents encore, elle avait
une singulière attraction et comme un charme inconnu. Le successeur de
M. Raoul de Navailles, (un agent de change ou un député--peut-être
était-il _deux_) en était fier. Il recevait de ses amis des compliments
à l'adresse de Cachemire et les prenait pour lui.

La gaieté d'autrefois, le fol entrain semblaient être revenus à Suzanne.
Elle se sentait transportée pour ainsi dire dans un air nouveau, et la
vie lui paraissait semblable à ces rêves où le corps ne touche point la
terre, où l'on voit tout du haut de l'éther et comme balancé dans un
hamac. Se trouvant belle ainsi, elle voulut qu'on lui fît son portrait.
M. de Navailles s'adressa à un jeune peintre, déjà en pleine réputation,
Charles Bourdenois. L'artiste vint, et, de cette physionomie déjà
transfigurée par une maladie intérieure, il fit un chef-d'oeuvre en
quelques séances. Cachemire, transportée, le regardait souvent, ce
portrait, s'admirant et s'envoyant des sourires. Par amour pour le
tableau, elle s'éprit du peintre et le lui dit, un matin, en causant,
pendant qu'il retouchait quelques méplats des joues. Bourdenois feignit
de croire à une plaisanterie, répondit spirituellement, et dès ce jour
ne revint plus. Le portrait d'ailleurs était achevé.

Cachemire appela, pour le leur montrer, madame Labarbade et le jeune
Adolphe:

--Tiens, c'est joli, ça, dit maman Anaïs. Mais, vois-tu, ma petite,
comme ressemblance, ça ne vaudra jamais la photographie!

Peut-être songeait-elle à Firmin Monséchard, le collaborateur du soleil.

Adolphe avait mis son lorgnon et examinait le portrait en sifflotant le
quadrille de la _Belle-Hélène_.

--Pas mal, cette petite _machine_!... Bigre, si la chose va au Salon, ça
te fera une fameuse réclame... _Ame qui s'avance, âme qui s'avance_,
ponpon, ponpon... Adorable, décidément, le portrait. On en mangerait!

--Oui, adorable!

Cachemire, seule, demeurait bien des fois avec ce portrait en
tête-à-tête, se comparant à ce chef-d'oeuvre, où l'artiste, sans le
vouloir peut-être, avait mis une mélancolie poignante, et que les
Egyptiens eussent appelé _le goût de la mort_. Mais ce n'est point cela
qu'elle y voyait, et dans ce sourire navré qui était le sien, elle
retrouvait, comme nichées là, toutes les heures dépensées sans compter,
tous les refrains du passé,--ceux d'hier aussi, ces refrains qu'on
entonnait avec les baisers cristallins des verres comme accompagnement.

--C'est égal, dit-elle, nous avons eu de bons moments!

Et,--défilant comme une lanterne magique,--ils passaient tous, rieurs,
bruyants, saccadés, surmenés, ces souvenirs. Elle les saluait d'un
sourire, et ses yeux fixés sur les jours finis, sur les nuits oubliées,
jetaient encore des éclairs. Elle frissonnait en se rappelant,
frissonnait toujours d'ivresse!--Point de regrets. Elle eût refait
encore, sans s'arrêter d'un pas, ce chemin où les fleurs poussent dans
la boue. Elle se mourait, elle s'en allait, elle sentait en elle quelque
chose qui la dissolvait, et pas de remords. Une fièvre nouvelle, fièvre
de plaisir, besoin de secousses et d'émotions, soif de bruit, de soupers
et d'amours.

Elle avait renvoyé son médecin qui l'ennuyait, la réprimandant après
chaque excès nouveau. Elle avait jeté au feu ses ordonnances. Elle
désaltérait par de la tisane de champagne son corps en feu. Elle
trouvait,--cette fille faible et qui n'avait eu dans sa vie que des
instincts, point de volonté,--une énergie singulière pour résister à son
mal, défendre sa vie et rire au nez de la mort.

Mais la mort se moque bien que l'on rie. Elle avançait chaque jour d'un
pas. Elle étendait la main, cette maigre main qui trouve toujours ce
qu'elle cherche, toujours. Cachemire se sentait à présent profondément
atteinte. C'était, aux moments imprévus, des engourdissements profonds,
des fourmillements bizarres, de terribles douleurs de tête, des
souffrances sourdes, fixes et tenaces qui la faisaient crier,--portant
la main à son front, et pleurant:

--Mais qu'ai-je donc là?...

Elle rappela son médecin.

--Qu'ai-je donc? dites! Qu'est-ce que j'ai?

Le docteur ne répondait pas; il prescrivait les remèdes d'autrefois, des
bains, des tisanes, du calme.

--Du calme! disait Cachemire en se tordant sur son canapé; ces gens-là
sont fous!... Est-ce qu'on peut être calme?

Excitée, agacée, les nerfs à fleur de peau, elle souffrait à présent
d'un mot, d'un regard, d'un objet mal placé qui l'affectait
douloureusement. Les moindres choses maintenant, un tableau accroché de
travers, un chiffon traînant sur un meuble, lui faisaient pousser les
hauts cris. Une affreuse maladie nerveuse, compliquée d'affection
cérébrale, la secouait, et la jetait dans des bizarreries cruelles. Elle
ressentait toujours en elle un sentiment de gêne et de pesanteur; des
crampes survenaient. Parfois aussi un affaissement complet, et quand on
lui parlait, ses yeux arrêtés sur le tapis ou sur les moulures d'une
porte, semblaient morts.

M. Raoul de Navailles que Cachemire avait vexé, pouvait se dire bien
vengé. La solitude maintenant se faisait autour d'elle.

On parlait de Suzanne, un soir, à son cercle.

--Eh bien! Raoul, lui en veux-tu toujours?

--Ah! mes amis, au fond c'était _la reine des crampons_! Une sensitive.
A Chaillot, les sensitives! C'est parfaitement moi qui l'ai _lâchée_.
Pour le moment, parlez-moi de _Grenouillette_. Un type, Grenouillette!

--_Ranula_, _batrakion_, traduisit un auditeur, qui avait fait ses
classes.

--Une vraie femme, messieurs. Née dans une loge de portier et faite pour
mourir dans un palais. Et puis, des manies! Elle a tant brossé d'habits
dans son jeune temps, que sa joie est d'épousseter mon _mackintosh_, le
matin, quand je sors de chez elle. Je la laisse faire!

--De sorte que lorsque cet ange de la brosse de chiendent s'ennuiera
chez elle comme maîtresse, tu pourras la prendre chez toi comme femme de
chambre!

--Toujours adroit, ce Raoul!

--Vive Raoul!

Cachemire ne s'expliquait point le mal qui la courbait, qui la creusait,
qui la disséquait chaque jour. Elle semblait, en effet, rapetisser; sa
poitrine se cavait et sa colonne vertébrale, comme si elle eût dévié, se
bombait. Une pâleur de cire gagnait sa tête et s'étendait tristement sur
ses mains, où les nerfs et les os faisaient saillie. Ses yeux, toujours
étranges, s'enfonçaient dans leurs orbites bleuies, où couraient des
fibrilles sanglantes. Ses tempes s'accusaient par des cavités qui
faisaient ressortir davantage son front, devenu bossué et déprimé en
même temps. Tous ses mouvements avaient comme une rigidité cadavérique.
Elle poussait parfois, en étendant le bras, des cris étouffés, et l'on
eût dit que ses os, devenus friables, s'étaient brisés tout à coup.

Des médecins, appelés en consultation, avaient murmuré, certain jour, un
nom que Cachemire n'avait pas entendu. _Ramollissement aigu_, avait dit
l'un. L'autre avait ajouté: _Ramollissement ataxique_.

--Parbleu, dit madame Labarbade, qui prêtait l'oreille; avec la vie
qu'elle a menée! Il y a un proverbe là-dessus: «Tant va la cruche à
l'eau...»

Lorsque cette maladie affreuse vous vient et vous torture, c'est chaque
jour comme un pas fait plus avant dans un enfer. La sensibilité,
atrocement exaltée, multiplie et centuple les douleurs. Le tortionnaire
semble vous casser et vous désarticuler les membres. La mobilité peu à
peu se paralyse comme l'intelligence, et l'on ne peut bientôt ni étendre
le bras, ni comprendre pourquoi on ne l'étend pas. Ce n'est point la
folie, ce n'est point l'idiotisme. C'est la paralysie. Forces et
facultés, tout baisse en même temps et dégénère. Le rachitisme est là,
bien près. Cachemire se voyait, à présent, mourir. Elle se faisait
horreur. Parfois, bravant ses souffrances, elle soulevait ses draps,
quand elle était couchée et se regardait sous ses couvertures. Sa
poitrine avait disparu; plus de seins; les os des hanches semblaient
près de crever la peau tendue qui les recouvrait. Une maigreur extrême
ciselait ses jambes, où les muscles grêles faisaient à peine saillie
autour des os, cruellement dessinés. Elle se contemplait, fantôme
d'elle-même, et parfois triste fantaisie, elle essayait de mettre des
maillots d'autrefois, qui s'enroulaient à présent, comme des hardes,
autour de ses tibias rongés.

Alors elle pleurait, baissait la tête, sanglotait. Ou c'étaient des
cris, une rage folle, des défis soudains, et des révoltes, qui se
résolvaient en des rêveries sans motif et en des accablements comateux.

Il lui fallait boire des eaux ferrées, du vin de quinquina, des huiles
de foie de morue, qui lui soulevaient le coeur, amenaient de grosses
larmes de dégoût à ses yeux rouges.

--Quelle pharmacie! disait-elle parfois, en portant ses pauvres mains à
sa poitrine.

Le délire aussi venait parfois. Alors elle voulait aller au théâtre,
encore entendre la musique, le crin-crin des violons, les cuivres des
instruments de Sax. Elle voulait voir des costumes, des décors, des
acteurs. Maman Anaïs la faisait transporter, en haussant les épaules,
dans quelque baignoire bien obscure, d'où Cachemire dévorait sans
comprendre ce qui se passait sur la scène, ses grands yeux braqués sur
le théâtre, le cou tendu, comme un _formicaleo_, qui guetterait sa
proie. Puis, tout-à-coup:

--Je m'ennuie! disait-elle.

Et il fallait partir.

Madame Labarbade poussait des soupirs à fendre les rochers de
Fontainebleau, mettait sa belle-fille en voiture et souvent revenait
dans la baignoire, écouter la fin de la pièce, pendant que la _petite_
partait seule. Elle donnait aussi, dans le théâtre, des rendez-vous à
Firmin Monséchard, qui secouait, à ses côtés, sa chevelure superbe, où
le parfum des Mille Fleurs luttait avec le collodion. Arrivée chez elle,
Cachemire se faisait déshabiller par la servante (Constance l'avait
quittée depuis longtemps, elle avait été ravie à la France par un
Valaque), et tâchait de dormir. Mais les nuits se succédaient longues,
lentes, cruelles, pleines de délires, de fièvres, de cris, avec des
aurores insultantes et accablées. Ah! les nuits d'autrefois, le café
Anglais, les aventures, la chanson, la passion! Et c'était encore la
passion, mais déviée, dépravée. Une nuit, pendant que la fantasmagorie
de la congestion l'entourait, Cachemire aperçut, mais comme une figure
étrange et falotte, Terral--ce Terral qu'elle avait oublié; oui, oublié,
comme les autres.

Ce nom, cette pensée, les souvenirs de cet homme tourmentèrent toute la
nuit cette tête affaiblie, d'où l'intelligence fuyait.

--J'ai envie de l'épouser, dit-elle le lendemain, au matin, quand madame
Labarbade entra dans sa chambre.

--Comment, l'épouser? l'épouser? Épouser qui?

--Fernand.

--Le Terral?... Oh! oh! Il revient sur l'eau, celui-là. Tiens, au fait,
voilà longtemps qu'on n'en avait parlé! Eh bien! mais, épouse-le, ma
petite. A ton aise. Vous ferez bon ménage, je parie!

--Ménage! balbutia Cachemire, tout bas, comme un enfant.

--Il est joli, le Terral, songeait maman Anaïs, s'il ressemble à la
_jeune première_.

--Le ménage! répétait Suzanne.

Peu à peu, elle s'assoupit. Sa petite tête ratatinée se fixa sur son
oreiller,--un oreiller de dentelles, dont le luxe semblait railler tant
de misère. Ses grandes paupières transparentes tombèrent sur ses pauvres
yeux fatigués. Elle s'endormit.

Madame Labarbade se _faisait belle_ pour recevoir son photographe.

Ce matin-là, justement, Fernand Terral s'était levé furieux, dans sa
petite chambre, n'ayant rien trouvé depuis quinze jours de recherches
dans Londres, acculé là-bas, comme il l'avait été ici, désespéré.

--La chance a tourné! pensait-il.

Il avait tout fait pour l'attirer à lui, cette chance, tout essayé pour
sortir de son ombre et de son bourbier. Londres devait être plein de
ressources! Il les avait cherchées. Mais cette ville immense ne livre
ses secrets qu'aux initiés. Elle est mystérieuse et comme secrète pour
l'étranger. C'est là surtout que le malheureux se voit seul. La foule
parisienne a des voix, un mouvement, une âme; la foule de Londres est
une mer terrible qui vous submergerait si vous tombiez. Puis toute
civilisation est une énigme; Terral avait deviné les rébus de Paris, du
boulevard, des coulisses, du demi-monde, des égouts et des _dessous_ de
Paris; mais il faut être un terrible OEdipe pour déchiffrer d'un coup
d'oeil les termes inconnus du problème anglais.

Terral creusait, semblable à un mineur, remuant le terrain et ne
découvrant point la pépite d'or. Il allait, par les rues innombrables,
cherchant le filon qu'il devait suivre. Mais dans cette foule, dans ce
bruit, dans ce monde, il se trouvait isolé, découragé, perdu. Son
argent, sa maigre bourse, s'épuisaient. Il se présenta dans une maison
de commerce, demandant une place. On n'avait pas besoin de ses services.
Les Anglais d'ailleurs sont défiants; un Français expatrié, sans
ressource sur le pavé de Londres ne pouvait inspirer qu'une confiance
médiocre. Il y en a tant de ces aventuriers, cherchant partout et par
tous les moyens, fortune!...

Il s'offrit à un libraire de Pater-Noster-Street pour lui faire des
traductions d'ouvrages français. Il savait l'anglais assez bien, et le
libraire se chargeait de corriger lui-même les fautes de langue. Ces
libraires de Pater-Noster-Street forment une race particulière.
C'est-là, dans cette ruelle, que se débitent, soigneusement pliés,
cachetés, empaquetés, les livres licencieux qui courent le Royaume-Uni.
Ce sont les _Galeries de Bois_ de la librairie. Terral traduisit ainsi
certains livres, des poésies, des contes. Ce travail lui faisait monter
la sueur au front. Il n'était point né pour cela. A la fin, il se
brouilla avec l'éditeur et se vit de nouveau sans ressources.

Il replongea, chercha et lutta encore. Mais décidément la fortune
l'abandonnait. Les portes se fermaient devant lui. Il avait à peine deux
guinées à manger avant de songer à mourir de faim. Dans les rues
interminables d'Oxford ou de Piccadilly, les angoisses de Paris lui
revenaient. En passant devant ces _oyster rooms_ où les poissons, les
crabes, les huîtres marinées sont exposés derrière les vitrines, il se
disait qu'une heure allait bientôt sonner où, passant famélique, il
regarderait cette mangeaille de ses yeux avides.

Ou bien:

--Décidément, se disait-il encore, ma veine est finie. Il faut songer à
se rendre. Mes cinquante francs achevés, je m'achemine un soir vers
Waterloo-Bridge et vive la Tamise, avec son eau saumâtre!...

Il songeait aussi à s'engager, lorsqu'en passant auprès du Parlement, il
voyait les sergents recruteurs en uniforme, rubans au schako, entraîner
au fond d'une taverne quelques jeunes gars enivrés de porter, devant qui
ils posaient en riant, un petit tas d'or et une feuille d'enrôlement.

Une seule chose l'effrayait: la discipline.

Né libre, il voulait mourir comme il avait vécu, quitte à mourir plus
vite. Puis revenir en France sans argent, affamé, vaincu!... Chose
impossible. Londres le tenait. Il s'était donné à Londres jusqu'à ce que
Londres voulût bien se donner à lui.

Ce matin-là, il compta, en se levant, que c'était le trente-deuxième de
son séjour. Plus d'un mois d'efforts, plus d'un mois de perdu!

--Bast, dit Terral, la fortune m'attend peut-être au coin de quelque
square. Cherchons toujours!

Il se sentait, par extraordinaire, plus allègre, tout dispos, presque
confiant. Il ouvrit sa fenêtre, une fenêtre à guillotine, sans rideaux,
qui donnait sur la rue. La pluie fine des matins de Londres tombait sur
les trottoirs, et les ruisseaux noirs reflétaient les cuivres des portes
que les servantes en chapeau passaient au tripoli. Des chanteurs longs
et maigres jouaient du petit bugle et jouaient faux--en marchant en
cadence. Les laitiers sonnaient aux portes des maisons, et les marchands
de nourriture pour les chats vendaient, de porte en porte, des morceaux
de chevaux achetés aux équarisseurs. Au-dessus de cette rue boueuse et
grise, des cheminées, d'innombrables cheminées perçaient le brouillard
de leurs noirs tuyaux qui semblaient près de crever le ciel aux nuages
bas et sombres.

--Et voilà justement l'image de ma vie, pensait Terral tout en
s'habillant, brume, brouillard, boue, frissons, ennui. Tout cela doit
finir pourtant!

Machinalement il s'assit, songeant avant de sortir; il prit un volume
qui se trouvait là, à portée de sa main, l'ouvrit sans penser. C'était
une Bible, une de ces Bibles que les Sociétés de propagande anglaises
sèment un peu partout, à leurs frais. Collée sur le carton, à
l'intérieur, une inscription. Terral lut; c'étaient un ou deux noms,
John Bigelow, Mary Bigelow, Anna, Peter, suivis de trois noms formant
devise: _Truth, Justice, Patience!_

--Vérité, Justice, Patience! Ah! dit Terral, en jetant le livre loin de
lui, mots d'ordre des niais et des sots, je vous retrouverai donc
pourtant!

Il sortit, agité et mécontent. On lui avait indiqué une espèce de maison
de commission qui avait besoin d'employés, la maison Nicholson, Anderson
and Co, King-William Street (Strand). Terral déjeuna dans une taverne,
et à midi, se présenta dans les bureaux. On lui répondit que ces
messieurs étaient à leurs docks, près de Lambeth. Ce fut une façon de
jeune commis, logé dans une antichambre, qui lui donna cette réponse.
Terral remercia, et descendant par Trafalgar-Place, il traversa le pont
de Westminster; et, de l'autre côté de la Tamise, demanda la maison
Nicholson-Anderson. Après des recherches il la trouva. C'était un de ces
entrepôts comme on n'en voit que là-bas, une cave, un trou fumeux, où
tout le jour durant, le gaz éclairait des étoffes, des conserves, des
soieries, du fromage, de tout un peu. Des hommes pâles allaient et
venaient parmi les colis. Dans un coin, appuyé contre un tonneau de
mélasse, un petit homme frais, poupin, souriant, l'oreille rouge, le nez
plein de rubis et l'oeil plein de santé, causait en anglais avec un
grand monsieur maigre et desséché comme un hareng.

Terral s'approcha d'eux et demanda, un peu contraint:

--Monsieur Nicholson?

--C'est moi, monsieur, répondit le petit homme en excellent français.
Qu'y a-t-il pour votre service?

Terral dit sa position, conta ses mésaventures, ses espoirs trahis, se
montra acculé, misérable, et demanda, dans les bureaux, une place qui
pût le faire vivre.

--Et comment vous appelez-vous? dit M. Nicholson avec un accent
bordelais très-prononcé:

--Fernand Terral.

--Tiens! dit M. Nicholson en regardant Terral assez fixement. Mais je
connais ce nom-là, moi!... Pardieu, nous lisons aussi à Londres les
chroniques parisiennes. Vous êtes un joueur émérite, monsieur,
ajouta-t-il en soulignant le mot avec malice.

--Moi? fit Terral en devenant tout pâle.

--Si j'en crois certain récit publié par le _London Herald_, d'après le
_Figaro_, il vous est arrivé dernièrement... Eh?... A moins que ce ne
soit un homonyme... Eh! bien, ma foi, dit M. Nicholson, je ne vous en
fais pas un crime. Au contraire. La vie à présent est une lutte à main
armée. La ruse ou la force. Eh! eh!... vous devez être un garçon
intelligent, monsieur Terral... _Dear_ Anderson?...

Le monsieur maigre s'avança.

M. Nicholson lui dit, en mauvais anglais, quelques mots que Terral
comprit:--Ce garçon-là pourrait nous être utile, dit M. Nicholson.

--Ah! fit M. Anderson.

--Il a eu des malheurs, là-bas!

--Ah! dit encore M. Anderson.

--C'est ce qu'il nous faut.

--Pour l'associer?...

--L'associer? _Comment vont tes pauvres pieds?_

Terral, peu au fait de l'argot londonner, ne comprit pas la dernière
phrase de M. Nicholson. Elle équivaut, en anglais, à l'expression du
ruisseau parisien: _Et ta soeur?_--Mais il la traduisit et la devina,
au ton dont elle fut prononcée. M. Nicholson commençait fort à
l'intriguer. Ce petit homme avait des allures railleuses, et, en parlant
le français, un accent gascon au moins singulier. Terral le regardait et
l'étudiait, lorsque M. Nicholson lui fit signe de le suivre derrière les
colis, dans un retrait méphitique qui servait de bureau à la maison
Nicholson, Anderson et C{e}.

M. Nicholson, flanqué du maigre M. Anderson, ressemblait à une boule de
bilboquet à côté de son manche.

--Monsieur Terral, dit-il à brûle-pourpoint, je suis enchanté que vous
soyez venu à nous. Vos précédents (il souriait) me font espérer que nous
pourrons nous entendre. Je vais donc jouer cartes sur table,--cartes sur
table, cela doit vous séduire. Eh! eh! Ne vous fâchez pas, dit-il, en
voyant le front de Terral se rembrunir. Et d'abord, sachez qui je suis.
Je m'appelle Arnaud-Léon Caminade, je suis né à Bordeaux; je ne suis
pas plus Anglais que ma savate, et pas plus Nicholson que vous. M.
Anderson, ici présent, est un ancien matelot de la flotte de l'amiral
Napier, qui a trouvé que S. M. Victoria récompense peu les services de
la marine et qui s'est associé avec moi. Charmant homme, M. Anderson!
Quand j'arrivai à Londres, j'étais comme vous, sans ressources, avec
plusieurs prises de corps lancées à Bordeaux contre moi. Je résolus de
gagner ma vie, eh! eh! Et, me demandant quel commerce je pouvais tenter
(à Bordeaux, j'étais marchand de contre-marques), je résolus, de concert
avec l'ami Anderson, d'exploiter la crédulité humaine et la confiance
française. Ah! que vous êtes niais, mes bons compatriotes! M. Anderson,
en bon Anglais qu'il est, ne demandait pas mieux que de jouer sous jambe
la perfide Gaule. Nous nous associâmes, et avec nous, un jeune bachelier
parisien coupable d'avoir imité de trop près l'écriture d'un sien
parent. Ce fut lui que nous chargeâmes de la correspondance. Un
imprimeur nous fit des têtes de lettres, nous louâmes cet entresol,
voilà deux mois, et nos commandes se mirent à pleuvoir sur le marché
parisien. On nous expédia tout. Nous vendîmes et payâmes. Aujourd'hui,
la maison Nicholson, Anderson et C{e} est assez bien posée pour se faire
livrer pour 500,000 fr., pour un million de marchandises en huit jours.
Nous avons un logement dans le Strand pour faire du _genre_. Le Strand!
Cela sonne l'or, à Paris. Mais notre bachelier nous a quittés et volés.
Le drôle a traversé l'Atlantique. Le repêcher à New-York, impossible!
Il faut le remplacer. Or, M. Anderson ne sait pas aligner deux phrases
françaises de suite, et ce n'est pas à la porte du Grand-Théâtre ou à
Bataclan que j'ai appris l'orthographe. Soyez notre scribe, voulez-vous?
Bons appointements, part dans les bénéfices. Vous n'avez qu'à faire la
correspondance, à enjôler le fabricant, caresser le Parisien, emmieller
l'expéditeur. Affaire de deux mois. On fait traite sur nous à trois
mois. Dans trois mois, les traites arrivent. On les présente. Plus
personne! Nicholson est mort, Anderson est parti, mais Caminade est
millionnaire, mais l'ex-marin a un sac superbe..... Mais vous pouvez
être aussi riche que nous!

--Tudieu, dit Terral, vous avez confiance en moi!

--C'est que je suis physionomiste! Et puis je connais votre histoire, je
vous dis. J'ai roulé quatre mois dans les coulisses parisiennes
_té_!--_Eh! bé_, la réponse?

--Je suis tout à vous, dit Terral.

--Bravo! fit Nicholson.

--_All right!_ s'écria M. Anderson.

--Vous faites votre fortune et la nôtre, dit Caminade. Maintenant, où
logez-vous?

--Dans Soho.

--Il faut loger ici, ne pas quitter Lambeth, ne pas vous montrer. On
nous connaît à peine. Le _gouspin_ qui habite le Strand ne soupçonne pas
qui nous sommes. Nous lui laisserons l'affaire sur le dos, à l'heure du
départ, et il barbotera dans les réclamations et les accusations comme
il pourra. Ces gens qui nous servent de commis sont de pauvres
Irlandais idiots qui suent et s'échinent, et ne voient pas plus loin que
leur nez. Que personne ne vous connaisse, c'est le principal. _Té!_
monsieur Terral, vous êtes un heureux. Nous attendions un homme de bonne
volonté. Il vient, et c'est vous! Si vos lettres sont éloquentes, c'est
deux millions que nous _levons à_ Lutèce!

Terral sortit ivre, congestionné, croyant rêver, hésitant, et pourtant
fou de joie. La fortune, c'était la fortune! C'était le vol aussi. Ah!
bast! c'était la guerre, la conquête de l'intelligence sur la bêtise, le
triomphe de la hardiesse; c'était aussi l'audace! Ce qui l'étonnait et
l'encourageait dans son projet, c'était le bruit de son aventure, venu
jusque-là. Il était donc déshonoré, puisqu'on le devinait, puisqu'on le
jugeait sur son nom? Raison de plus alors pour disputer une proie à ce
monde d'honnêtes gens qui le méprisaient ainsi.

--Je le tiens, le levier d'Archimède, disait-il, je le tiens et je
saurai bien, entre cet Anglais et ce Caminade, me faire bientôt la part
du lion! L'instrument deviendra la volonté. Ah! j'ai médit de mon
étoile. Elle se lève!

Il solda le prix de sa chambre, choisit un logement dans Lambeth, _the
smutty Lambeth_, «le sale Lambeth» comme on dit à Londres. MM. Caminade
et Anderson logeaient à Twickenham, à la campagne, et partaient chaque
soir pour revenir tous les matins. Terral rumina tout le jour des
projets de tactique, et sa tête en feu semblait près d'éclater. Le soir,
il alla au théâtre machinalement, comme autrefois à Paris. C'était à
Princess' Theater. On jouait une pièce politique où la reine, les lords,
le gouvernement hommes et choses, tout était discuté. A chaque allusion,
le public trépignait, applaudissait ou sifflait. Au nom d'O'Connell, un
Irlandais se leva et cria: _bravo!_ On ne protesta pas. Point de
policemen. Liberté. Terral ne voyait et n'écoutait rien. La
représentation finie, il erra longtemps encore dans les rues, songeant
toujours. Il se perdit. Des policemen le remirent dans son chemin. Il
s'égara encore.

En passant par une rue étroite, noire,--il se trouvait dans
Saint-Gilles, sans le savoir,--il vit une ombre devant lui, immobile. Il
avança. C'était un homme aux épaules carrées, qui l'attendait. Terral
fit mine de vouloir boxer. Au même moment, trois ou quatre bandits, se
détachant des ténèbres, le saisirent par derrière, en un tour de main
l'étendirent sur le carreau et le laissèrent là, nu comme un ver.

MM. Nicholson et Anderson furent étonnés, le lendemain, de ne pas revoir
leur associé. Ils se crurent trahis et se prirent à trembler.

--Pourtant, _té_, disait Caminade, sa coquinerie m'inspirait bien de la
confiance!

Le soir, ils furent rassurés. On leur dit qu'un Français avait été, la
nuit précédente, étranglé dans Saint-Gilles par la bande _d'étouffeurs_,
de _garrotters_, dont on parlait tant. M. Caminade alla voir le cadavre
et reconnut Terral.

--Ah! pas de chance! dit-il. Comment faire? Bast! Après tout, j'écrirai
avec des fautes d'orthographe; ce n'en sera que plus vraisemblable
_té_! Mais vous voyez, _master Anderson_, que M. Terral était un des
nôtres!

Ce fut l'oraison funèbre du révolté.




XII


Madame Labarbade prit à part, un matin, le médecin qui venait chaque
jour chez Cachemire.

--Eh bien, docteur? demanda-t-elle, d'un air plutôt ennuyé qu'affligé.

Le docteur remettait ses gants et donnait un coup d'oeil à son
pantalon pour examiner si les plis tombaient méthodiquement sur ses
bottines vernies. C'était un médecin gracieux, le médecin des petites
dames, qui ne diffèrent même pas des grandes par la taille.

--Ma foi, dit-il, je n'espère plus rien; tout est dit à présent. Il
faudrait un miracle pour la sauver, et M. Renan (il souriait), a prouvé
que les miracles sont rares. Toujours charmante, vous, madame Labarbade!

--On fait ce qu'on peut. Alors, docteur, c'est réglé le compte de la
petite?

--La maladie est la plus forte, et le médecin ressemble à la plus belle
fille du monde: il ne peut donner que ce qu'il a de science!...

--C'est trop juste. Oh! je ne vous accuse pas, vous savez bien. C'était
si chétif! Et... comment dirai-je?... l'échéance?

--Quelle échéance?

--Enfin, pour combien de temps...

--Ah! dit le médecin, ceci est le secret de la nature. Un mois, un an,
un jour, on ne sait pas, madame Labarbade!

Il prit la main de la belle-mère et la baisa, puis redescendit
l'escalier en souriant:

--L'_échéance_! songeait-il. Le mot est charmant... L'échéance!

Son coupé l'attendait à la porte. Il se fit conduire chez madame de
Mirvieille qui, à demi évanouie, se désolait en l'attendant. Quelle
chose affreuse! Madame de Mirvieille avait une rougeur sur le nez!

Madame Labarbade rentra dans la chambre de Cachemire avec un air
maussade. Suzanne, toujours étendue sur cette chaise longue où, depuis
si longtemps, elle semblait rivée, regardait devant elle d'un air
hébété. L'autre s'arrêta, la contempla en croisant les bras, d'un air de
pitié dédaigneuse, et poussa un soupir. Puis, haussant les épaules:

--Eh! bien, dit-elle en traînant sa voix pour l'adoucir, il t'a apporté
de bonnes nouvelles, ce docteur. Cela va mieux!

--Oui.... dit Cachemire en relevant la tête péniblement. Ah! oui.

--Tu ne l'as donc pas entendu?

--Non... Alors, dit-elle avec le sourire niais d'un enfant timide, je
puis guérir? Guérir!

--Comment donc! fit la mère Labarbade d'un ton presque railleur, mais tu
vas guérir!

--Je voudrais, continua Suzanne... J'essaye... Mais j'ai si mal... La
tête, les bras, le cou, tout. J'ai bien mal. Il n'est pas venu de
lettres pour moi?

--Comment des lettres? Quelles lettres?

--Je ne sais pas... Des lettres... un billet, n'importe quoi. Je
m'ennuie!

--Il y a beau temps que c'est fini, le facteur, murmura madame Labarbade
entre ses dents. Encore heureuse d'avoir gardé un quartier de poire pour
la soif!

--Anaïs, dit Cachemire en essayant de se soulever sur ses oreillers.
Écoute donc!

--Et qu'est-ce que tu veux que j'écoute?

--Oui, oui, fit Cachemire. Ouvre la fenêtre, dis! La fenêtre. Je veux
entendre. Tu n'entends pas?

--Eh! bien, quoi? dit madame Labarbade en tirant les rideaux et en
ouvrant la fenêtre toute grande.

Une bouffée d'air un peu frais entra brusquement dans cette chambre de
malade et, en même temps, un son d'orgue, un son joyeux qui semblait
ironique.

--C'est bien ça, dit Cachemire.

Et sa lèvre supérieure, relevée par un sourire, découvrit ses dents
jaunies dans sa petite bouche agrandie maintenant.

--Quoi? demanda encore maman Labarbade.

--Cet air... tu ne sais pas... cet air...

Elle l'avait entendu, elle l'avait chanté, cet air de la rue,
autrefois,--et cet _autrefois_ datait de l'an dernier,--devant tant de
gens qui l'adoraient, tant de femmes qui l'enviaient. Elle se revoyait
dans le costume qu'elle portait alors. Jupe courte, une toque sur les
cheveux, des diamants au cou, frappant bravement les planches des talons
de ses bottines et riant quand, tournant sur elle-même, la flamme de la
rampe semblait vouloir s'élancer vers elle pour lui donner un baiser de
feu. Et maintenant l'air revenait, le même air, toujours gai, toujours
fou, sous ses fenêtres, et il lui semblait que ce refrain la ranimait et
torturait en même temps.

--Je l'ai chanté, tu sais, dit-elle en tournant ses grands yeux caves
vers madame Labarbade... Ah! je parie que je le sais encore... Tiens!

Elle fit un terrible effort de mémoire, rappelant des idées et des mots
dans sa tête vidée, et sa voix brisée, déchirée, sa voix qui n'était
qu'un râle, commença. Mais elle s'arrêta bientôt, ne trouvant plus,
cherchant... de grosses larmes lui venant aux yeux, un sanglot étouffant
sa chanson qui n'avait plus de force.

Alors elle s'affaissa sur ses oreillers, la bouche béante, la figure
creusée et livide, et murmurant, sans qu'on l'entendit:

--Ferme la fenêtre... La fenêtre... J'ai froid...

Dans la rue, s'accompagnant sur l'orgue, le chanteur commençait un autre
refrain:

    A Paris, à la Rochelle, ah! sous les bois!
              Ah! sous les bois!
            Sous la feuille nouvelle!
            On a vu trois demoiselles
              Ah! sous les bois!

Cachemire demeurait étendue sur sa chaise, un frisson terrible secouait
ce corps brisé, et brusquement une toux caverneuse lui monta de la
poitrine à la gorge.

--Allons, bon! dit madame Labarbade en la voyant ainsi secouée... Ça
devait arriver, ça! Ouvrir la fenêtre, je vous demande! Ça n'a que le
souffle, et ça s'amuse encore à chanter des romances!

Elle poussa la fenêtre, mit l'espagnolette et revint à Cachemire en
levant les bras au plafond.

--Eh bien! où est l'éther à présent? Des sels anglais, n'importe quoi!
Où diable le flacon? ah! bien!... Là, à la bonne heure, respire ça,
va!... Dieu de Dieu, dit-elle tout haut, celle-ci pourra se vanter de
m'avoir fait faire mon purgatoire de mon vivant!

Cachemire était évanouie. On la porta sur son lit, où elle demeura
jusqu'au soir. Vers six heures elle revint à elle, puis se rendormit.
Madame Labarbade ordonna à la femme de chambre de veiller sur _madame_,
et passa dans sa chambre pour s'habiller. Elle avait à sortir. On la vit
descendre une heure après, toute parée et toute embaumée des parfums de
Lubin. La femme de chambre n'eut garde de rester auprès de Cachemire. On
l'attendait aussi. Les femmes de chambre ont un coeur.

Vers six heures, Suzanne s'éveilla, regarda autour d'elle, appela, et
tout à coup se sentit prise d'une peur terrible.

Elle eut comme une lueur de raison, de désespoir, elle se vit seule,
elle trembla, elle poussa un cri d'horrible effroi, elle se leva pour
appeler encore, pour sonner. Mais plus de forces! Alors, elle retomba
sur son lit, accablée, ses effarés yeux ouverts sur cette chambre où
les meubles, agrandis par la lueur étrange de la veilleuse, prenaient
des figures fantastiques. Il lui semblait que tout s'animait, remuait,
avançait vers elle pour l'étouffer. Le ciel de lit s'abaissait, le lit
se resserrait, la chambre avait des murailles mouvantes qui allaient
l'engloutir. Elle ne respirait plus, voulait de l'air, se débattait
comme dans le vide. C'était le délire qui venait, un délire affreux,
mélangé de souffrances et de désirs, vision de satyre et de damné,
agonie atroce, comme il en est tant.

Tout ce qu'il y avait de forces encore, d'énergie dernière, de nerfs
oubliés dans ce corps dont la maladie avait fait comme un citron pressé,
se réunit pour la dernière heure et s'acheva par une éruption.

Elle s'était mise à présent sur son séant, sa maigre silhouette renvoyée
à la muraille par la veilleuse, ses bras amincis décrivant des
mouvements bizarres, rejetant ses draps, essayant de se lever en
retombant sur son lit avec des cris de douleur. Elle interrogeait
l'ombre, la nuit, le silence de ses yeux fixes; elle semblait chercher
quelqu'un, elle parlait:

--Quoi?... Que voulez-vous? Le bal! C'est le bal!... Oui, je danserai...
Ohé, oh!... Ohé! les autres!... monsieur de Bruand? Et quand il
viendrait, M. de Bruand?... Je suis jolie, n'est-ce pas?... Ces
filles-là, c'est jaloux et ça n'a pas de coeur! Jamais elles n'auront
ces jambes-là... Jamais... Mais regarde donc ces jambes, Terral!...
_Évohé, Bacchus est roi!_... Je m'en moque, moi!... Je te donne mon
châle rouge, tiens... Elle ne l'aura pas, du moins, la Labarbade!... Je
te demande un peu, me laisser seule comme ça... Et puis j'ai soif,
moi!... Du rhum!... Où l'a-t-elle mis, le rhum?... Elle garde toutes les
clefs, cette femme-là!... Avec ça que je suis une petite fille. Elle est
jolie, la petite fille!... _A Samoreau, y a de belles filles, y en a
t'une de si parfaite en beauté..._ C'est toi, Fernand? Comment
t'appelles-tu? Du tabac!... Je te jure qu'à ma première sortie, quand je
serai guérie, ce ne sera pas long, nous irons à l'Ambigu, et je
t'achèterai du tabac... Et puis on a sonné!... Qui a sonné?... M. de
Bruand!... Il m'embête, M. de Bruand!... Et papa aussi... et cette
autre... Elle a serré le sucre... ma tisane n'est pas sucrée... Je la
déteste... Elle est aux courses, je parie... Appelle-la, va!... Fernand,
appelle-la... Je te demande un peu, boire dix bouteilles de
champagne!... Je t'aime bien, moi, toujours, donne-moi ta bouche, là...
Tu es beau, toi... Je t'aime, je te dis! Encore!... Fernand!... J'ai
déchiré mon catéchisme, ça m'est bien égal... _Le roi de Béotie!_... On
va joliment lui retirer le rôle... A bas les gêneurs!... En pêcheur
napolitain... Joli costume... J'ai trop mangé... Certainement que si je
n'avais pas tant mangé... A Chaillot!... D'un coup d'épée, oui, mort!...
Ne le dis pas au père Labarbade, va!... Un brave homme... Le petit
Navailles? C'est M. de Bruand qui l'a tué!... Oh! j'ai soif... Tu ne
sais pas? Antonia m'a mis du plomb fondu dans le gosier, parce que je
lui ai _levé_ son Gérard. Bête, Antonia!... Du plomb fondu, c'est
stupide!... Fernand l'ôtera... _Si parfaite en beauté que Godefroid y a
tiré son portrait!_ Le repentir?... Certainement j'aurai le rôle... A
boire!... A boire!... Elle a donc tout bu, cette femme?... Voleuse,
c'est une voleuse!... J'ai soif!... mon Dieu! mon Dieu, j'ai soif! Elle
me tuera!... Je suis bien malade!...

Le délire dura deux heures.

Après avoir quitté Firmin Monséchard, madame Labarbade rentra, toujours
charmée, au logis. Elle se heurta, dans l'escalier, contre le jeune
Adolphe qui revenait, sentant le souper, de _tailler un baccarat_. Il
avait perdu.

--Viens-tu voir ta soeur? dit maman Anaïs.

--Oh! alors! Il pleut! répondit-il en haussant les épaules.

Madame Labarbade entra dans la chambre de Cachemire. Suzanne était
étendue sur son oreiller, livide, les cheveux épars, et de sa bouche,
entr'ouverte, sortait un bruit étrange.

--Bon, elle dort! songea madame Labarbade.

Cachemire ne dormait pas.

Elle râlait.

Le lendemain, quand Anaïs s'éveilla, on lui annonça que Suzanne était
morte.

--Ah! pauvre petite, dit madame Labarbade, comme c'est drôle. Je lui
donnais bien encore trois jours.

Un matin, le prote de l'imprimerie J. D. et Comp. en voyant les épreuves
de son journal quotidien, trouva l'entrefilet suivant:

«On lit dans le _Figaro-Programme_:

«Mademoiselle Suzanne Labarbade, connue au théâtre sous le nom de
_Cachemire_, vient de mourir à Paris.»

Rien de plus.

Le prote devint pâle, laissa tomber sa plume, et sortit un moment dans
la cour de l'imprimerie.

--Suzanne! ah! pauvre fille! dit-il.

Il s'adossa contre la muraille, et, croisant les bras, demeura là,
immobile, les yeux fixés sur le ruisseau.

--Ça n'a pas duré longtemps, dit-il encore tout haut, comme si on l'eût
écouté.

Au bout d'un moment, une voix l'appela de l'imprimerie:

--Eh bien, monsieur Joseph, la correction?... On attend la mise en
pages!

--C'est juste, dit Joseph.

Et il se remit au travail.

Joseph,--le frère de Victorine Herbaut, le premier amour de
Cachemire,--était prote depuis un an, à l'imprimerie J. D. De temps à
autre il écrivait, donnait des articles à quelques journaux
démocratiques, écrivait des notices pour des petits livres, pour la
_Bibliothèque_ du peuple à bon marché! Il avait vécu tant bien que mal
depuis le temps, suivant toujours la droite voie, laborieux, oubliant
chaque jour sa gaieté folle d'autrefois pour une résignation douce, aimé
de ses camarades, à tous dévoué, organisant, en manière de distraction,
des loteries, des représentations, des comités de secours pour les
ouvriers pauvres, et trouvant toujours,--comme jadis,--le petit mot pour
rire, au fond de toutes choses, mais un petit mot trempé de larmes.

La journée finie, Joseph s'informa de l'heure où l'on enterrait
Cachemire.

C'était pour le lendemain «onze heures pour midi.» Il fut exact. La
bière était déjà sous la porte, avec les tapisseries noires, les cierges
banals, des chandeliers qui servent à tout le monde, le goupillon que de
vieilles femmes prenaient, en passant devant le portail, d'un air
indifférent qui voulait être ému.

Joseph demeurait dans la cour, songeant, les yeux et le coeur gros.

--L'appartement est au premier, lui dit le concierge.

--Je sais... merci... J'aime mieux être là!...

A midi, madame Labarbade descendit, en grand deuil, et demandant au
jeune Adolphe si sa robe lui allait bien.

--Superbe, dit Adolphe.

On se mit en marche pour l'église. Il y avait cinq ou six personnes
derrière le corbillard, le portier, la fruitière, Joseph. Les voisins
disaient:

--Elle a fini de mal faire!

--Un feu de paille!

Ou:

--Il en restera toujours bien assez!

A l'église, on se rencontra avec le convoi d'un officier de la garde
nationale, escorté d'un peloton _d'épauletiers_, et de deux tambours.
Les deux cercueils entrèrent en même temps. Les tambours battirent au
champ pour l'un et l'autre.

--Elle a de la chance, dit madame Labarbade.

--Je la trouve bien bonne, ajouta Adolphe qui _égayait la situation_.

Madame Labarbade ne suivit pas jusqu'au cimetière. Adolphe y alla par
devoir. Comme il était resté devant la fosse béante de sa soeur,
Joseph demeura, les pieds dans la glaise, devant ce trou que les
fossoyeurs comblaient.

Tant de souvenirs tenaient pour lui dans cette terre!

--La pauvre fille est plus heureuse à présent, dit-il en s'en allant.

Le lendemain il était au travail.

--Mais au fait, lui dit-on à l'imprimerie, est-ce que vous n'avez pas
connu Cachemire, Joseph?

--Jamais, répondit-il.

Il n'avait connu que Suzanne.

       *       *       *       *       *

Cachemire avait laissé, dit-on, une fortune. Madame Labarbade était
femme à la réaliser le mieux du monde. On afficha, dans tout Paris, la
_vente des meubles et objets ayant appartenu à mademoiselle Cachemire_,
et les chroniqueurs en parlèrent pendant huit jours. Les femmes du monde
se disputèrent les _reliquiæ_ de la fille. Avec ses _petites économies_,
et ce qu'elle toucha à l'Hôtel des Ventes, madame Labarbade se trouva
riche, vraiment riche.

Elle songea à épouser Firmin Monséchard, mais ce photographe avait
reporté son affection sur une écuyère du Cirque Napoléon qui crevait
les cercles en papier comme pas une.

Maman Anaïs secoua sur Paris la poussière de ses bottines, et se retira
en province, en Champagne, dans une petite ville où elle vit honorée et
parfaitement heureuse confite en sa vanité satisfaite. Elle se donne
pour la veuve d'un riche restaurateur, et le bruit court qu'elle
épousera bientôt, grâce au curé qui la protége, M. le percepteur des
contributions,--ce dont le capitaine de gendarmerie ne se consolera
jamais.

Le jeune Adolphe, qui habite Paris, vient seul troubler la félicité de
sa mère.

Elle reçoit de temps à autre des dépêches ainsi conçues:

«_Moi arrêté! Prise de corps. Dois deux cents louis. Clichy à la clef.
Petite mère, sauver moi._

    «_Adolphe._»

La mère sauve,--mais elle soupire.

On annonçait l'autre jour, à monsieur Adolphe Labarbade, que la
contrainte par corps allait être abolie.

--Bien. Il me faudra alors trouver un autre _truc_!

Il le trouvera.

--Ma foi, disait un soir Célestin Fargeau, je suis encore bien heureux
d'être né en 1813 et de vivre aujourd'hui. Miséricorde! Comment seront
les Parisiens de l'avenir?...


  1865--Mai à Novembre.


  FIN


  Coulommiers.--Typ. de A. MOUSSIN.


  Liste des modifications:

  Page   2: «pale» remplacé par «parle» (Goëthe qui vous parle de la
              nature)
  Page  12: «avair» par «avait» (Elle avait soif d'un avenir mal
              défini)
  Page  13: «les les» par «les» (et regardait l'eau courir, les
              arbres frissonner)
  Page  14: «grincaient» par «grinçaient» (grinçaient lourdement
              sur leur axe.)
            «menacait» par «menaçait» (qui criait et menaçait au
              moindre geste)
  Page  16: «diriga» par «dirigea» (sans rien craindre, elle se
              dirigea sur Paris)
  Page  32: «applauplaudie» par «applaudie» (elle fut applaudie)
  Page  38: «mo» par «moi» (ce n'est pas moi qu'on mènerait ainsi)
            «homm» par «homme» (Cet homme pouvait revenir)
  Page  54: «partagait» par «partageait» (quand il la partageait
              avec _elle_)
  Page  68: «chirugie» par «chirurgie» (la chirurgie est une
              science superbe)
  Page  70: «ces» par «ses» (il a recommencé ses menaces)
  Page  98: «de Burand» par «de Bruand» (au bras de M. Léon de
              Bruand)
            «de Baurnd» par «de Bruand» (Qui donc? fit M. de Bruand)
  Page 101: «Dailleurs» par «D'ailleurs» (D'ailleurs tu es chez toi)
  Page 113: «n'avaient» par «n'avait» (la couverture, qui...
              n'avait pas suivi)
  Page 126: «didiriger» par «diriger» (et se laissait diriger par
              elle)
  Page 136: «partout» par «par tout» (courait par tout son corps)
  Page 143: «le spahis» par «le spahi» (un coup excellent, dit le
              spahi)
  Page 145: «'ai» par «j'ai» (j'ai tellement peur de te perdre)
  Page 149: «le pieds» par «le pied» (de vous marcher sur le pied)
  Page 152: «commes» par «comme» (emportées comme elles sont venues)
  Page 154: «de de» par «de» (M. de Bruand, comme s'il n'eût pas eu)
  Page 155: «eutre» par «entre» (soutenait le corps entre ses bras)
  Page 157: «--Monsieur» par «--Monsieur!»
  Page 177: «qu» par «qui» (pour se jeter sur Fargeau qui le regarda)
  Page 181: «peut être» par «peut-être» (il se voyait traqué, perdu
              peut-être)
  Page 182: «prendre eux» par «prendre sur eux» (mais n'osant
              prendre sur eux de s'opposer)
  Page 193: «monraient» par «montraient» (l'analysaient et se la
              montraient)
  Page 196: «affimer» par «affirmer» (à Paris, sans pouvoir affirmer
              au juste)
            «coulises» par «coulisses» (maraudeurs de toutes les
              coulisses)
  Page 204: «bibiliothèque» par «bibliothèque» (Quatre pièces...
              une bibliothèque et une cuisine.)
  Page 232: «Aldophe» par «Adolphe» (tu sais, dit Adolphe, elle
              _m'embête_!)
  Page 246: «caculé» par «calculé» (je n'avais jamais calculé la partie)
  Page 251: «Aldolphe» par «Adolphe» (--Un _méli-mélo_, dit Adolphe)
  Page 284: «de de» par «de la» (un orfèvre de la Léopold-Strasse)
  Page 299: «bijous» par «bijoux» (essuya d'un air négligent les
              bijoux de sa main gauche)
  Page 309: «anéatissement» par «anéantissement» (--dans
              l'anéantissement, la paix des atômes.)
  Page 313: «agitent» par «agite» (Parfois un vent semble souffler,
              qui les agite comme des arbres)
  Page 317: «appelent» par «appellent» (le morceau de parchemin
              qu'ils appellent un diplôme)
  Page 321: «ouaient» par «jouaient» (les autres jouaient aux soldats)
            «conme» par «comme» (comme si la fièvre ne l'eût pas rongée)
  Page 334: «enfin» par «en fin» (Et puis en fin de compte)
  Page 345: «OEpide» par «OEdipe» (mais il faut être un terrible
              OEdipe)
  Page 347: «pensai» par «pensait» (l'image de ma vie, pensait
              Terral)
  Page 350: «avai» par «avait» (Ce petit homme avait des allures
              railleuses)
  Page 362: «haussaut» par «haussant» (Il pleut! répondit-il en
              haussant les épaules.)
  Page 363: «na» par «n'a» (Ça n'a pas duré longtemps)





End of the Project Gutenberg EBook of Les Femmes de proie. Mademoiselle
Cachemire, by Jules  Claretie

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES DE PROIE. ***

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($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
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particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
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works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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