Le transporté (1/4)

By Joseph Méry

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Title: Le transporté (1/4)

Author: Joseph Méry

Release Date: February 18, 2011 [EBook #35319]

Language: French


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LE

TRANSPORTÉ


PAR

MÉRY


I


PARIS

GABRIEL ROUX ET CASSANET, ÉDITEURS,

24, rue des Grands-Augustins.


1852




A

JOACHIM HOUNAU.


MON JEUNE AMI,

Sans votre permission je vous dédie ce livre par des motifs que son
titre vous expliquera mieux que je ne puis le faire moi-même.

À l'inverse de beaucoup de publicistes, et désirant n'être pas de l'avis
de tout le monde, j'envisage la transportation sous un jour nouveau et
consolant. Ce livre est donc un remède que je vous offre; une
consolation écrite par un médecin moral, votre ami.

MÉRY

Paris, 25 décembre 1848.




Lucrèce Dorio.


I.


En ce moment on est en train de démolir un vaste hôtel, à l'angle de la
rue Ménars et de la rue Richelieu; c'était autrefois une somptueuse
résidence qui a subi la loi commune à tous les grands édifices
parisiens.

Le palais d'un seul va devenir la demeure d'une foule: dans le jardin
on coupe les arbres pour planter des maisons.

Cet hôtel était déjà divisé en plusieurs habitations, vers la fin de
l'année 1800.

Le rez-de-chaussée avait pour locataire une femme frappée de célébrité,
une jeune élève du Directoire, nommée Lucrèce Dorio, malgré les
registres de l'État civil qui la nommaient autrement.

Depuis la mort du général Joubert, tué à la bataille de Novi quelques
semaines après son mariage, beaucoup de jeunes femmes belles, oisives,
et passionnées pour les toilettes de deuil, avaient embrassé la
profession de veuves, et tenaient un rang fort distingué dans le monde
galant.

Ces femmes avaient toutes dans leur salon de réception, un portrait
d'officier supérieur peint par un élève de David d'après un médaillon.

Ce portrait, dont l'original avait oublié d'exister, représentait le
mari tué dans les guerres italiennes, et la veuve le regardait souvent
avec des yeux humides d'émotion, lorsqu'elle avait des spectateurs.

La jeune Lucrèce Dorio, dont plusieurs vieillards de soixante-huit ans
parlent encore, et qu'ils ont admirée à la première représentation de
l'opéra bouffe _I Zingari in Fiera_, était une superbe brune à l'image
des statues divines que le premier consul envoyait d'Italie à Paris,
comme un Olympe de marbre.

Vers cette époque de ferveur mythologique, une femme comparée dans
_l'Almanach des Muses_, à Junon, à Vénus, à Flore, arrivait, entre deux
hémistiches, à la célébrité parisienne, et voyait incessamment fumer
dans sa retraite l'encensoir païen des quatrains.

Tel fut le destin classique de Lucrèce Dorio: chantée par M. Vigée dans
une _héroïde_, elle fut proclamée déesse, à l'angle de la rue Ménars, et
l'ombrageuse police qui exploitait alors très-habilement les déesses
dans un intérêt de surveillance consulaire, mêla quelques-uns de ses
affidés profanes au cortège des pieux adorateurs de Lucrèce Dorio.

Un soir de décembre 1800, la belle Lucrèce tisonnait devant sa cheminée
de salon, comme une Vestale, et suivait le mouvement des aiguilles de sa
pendule, avec un intérêt qui ressemblait à de l'ennui.

Deux candélabres, hérissés de bougies, illuminaient ce petit temple, et
donnaient à la déesse un éclat de beauté fabuleuse.

Chaque pièce de l'ameublement était une imitation de l'antique.

Les fauteuils se déguisaient en chaises curules, les guéridons en
trépieds, les tables en autels, les bougeoirs en lampes sépulcrales.

On voyait sur les panneaux des portes des cimeterres en sautoir, agrafés
par des liasses de foudres à dard, le tout surmonté d'un casque de
consul avec un cimier éploré.

Tullie, la jeune camériste, entra familièrement, comme une confidente
de comédie, et dit d'une voix prudente:

--Madame reçoit-elle ce soir?

--Oui et non, répondit Lucrèce, en se renversant nonchalamment sur sa
chaise curule, et en croisant sur son sein ses beaux bras, antiquement
nus, selon les moeurs du Directoire.

--Cela veut dire que madame ne recevra pas le citoyen Périclès? ajouta
Tullie.

--Est-il venu? demanda Lucrèce.

--Il est dans l'antichambre...

--Que fait-il?

--Il souffle sur ses doigts, madame.

--Tullie, envoyez le citoyen Périclès à Feydeau, où je suis.

--C'est bien, madame est à Feydeau.

Tullie sortit pour exécuter cet ordre.

Quelques moments après, un coup de marteau retentit sur la porte
extérieure, et Tullie rentra en disant en sourdine:

--Madame est-elle aussi à Feydeau pour le citoyen Georges Flamant?

--Ah!--dit Lucrèce avec un mouvement convulsif,--les dieux ne me
délivreront pas de cet ennuyeux mortel!.... Dites à Georges Flamant que
le froid m'a saisie hier, au Carrousel, à la revue du citoyen premier
consul, et que mon médecin m'a ordonné le lit et la transpiration.

--Le citoyen Georges Flamant est un fin matois qui n'en croira pas un
mot.

--Cela m'est bien égal, dit Lucrèce en congédiant d'un brusque
mouvement de tête, sa femme de chambre.

Tullie s'inclina, frotta ses petites mains, et sortit pour congédier le
nouveau visiteur.

Lucrèce prit sur un trépied _l'Almanach des Grâces_, et lut une idylle,
pleine de naïveté bocagère, intitulée la _Chaumine de Daphnis_, dont
l'auteur était Marcel Chauvaron, capitaine dans les hussards de
Berchigny.

A cette époque, la poésie champêtre était cultivée par les héros
d'Arcole, de Lodi, de Marengo, et la poésie belliqueuse par de
très-jeunes citoyens d'un caractère doux, qui écrivaient des poèmes
épiques pour s'affranchir de la conscription.

L'auteur d'une épopée, appelé par le sort sous les drapeaux, se
présentait au conseil de révision son manuscrit en douze chants à la
main; il se déshabillait à l'ordre du président, qui lui demandait
ensuite:

--Quelle est votre infirmité naturelle?

--J'ai fait un poème épique répondait le conscrit, et il présentait son
rouleau.

Le secrétaire du conseil l'ouvrait, et après avoir lu le premier vers
toujours ainsi conçu:

                Je chante les fureurs de Mars et de Bellone,

il disait au poète:

--Habillez-vous, poltron; votre ouvrage sera examiné par l'Institut.

Après l'idylle, la belle Lucrèce commençait la lecture d'une héroïde sur
les amours de Sapho, lorsque la voix de Tullie annonça le citoyen
Alcibiade.

Lucrèce ferma le livre et demanda vivement à son miroir si l'ennui
n'avait pas dérangé ses beaux cheveux, dessinés par le célèbre coiffeur
Amiel, d'après la tête de la Vénus capitoline, dernier présent du
premier consul au Musée du Louvre.

La femme de chambre comprit cette réponse, et introduisit le citoyen
Alcibiade.

C'était un de ces _beaux_ qui allaient se faire admirer par les dames
romaines, au portique d'Octavie.

Seulement le citoyen Alcibiade s'éloignait, par le costume, de ses
modèles antiques.

Son habit d'un vert exagéré, secouait deux fleuves de boutons de nacre
sur un vaste gilet à ramages, ouvert à deux battants.

Son menton s'absorbait dans le gouffre d'une cravate aux noeuds
vagabonds.

Deux chaînes de montres absentes flottaient à la ceinture de sa culotte
de casimir chamois, et ses cheveux pétris de poudre, se divisaient en
cadenettes sur les tempes, et se rejoignaient dans un rouleau massif,
sous le collet de l'habit vert.

Type de la jeunesse bourgeoise de 1800, le citoyen Alcibiade avait
adopté des manières alertes et fringantes, en opposition tranchée avec
l'antique raideur monarchique, et le collet monté de l'OEil-de-Boeuf.

On avait abandonné ces pompeuses exhibitions de l'individu aux acteurs
pailletés de la Comédie Française.

Il y avait déjà l'abîme d'un siècle entre le bon ton traditionnel du
marquis se transportant lui-même avec solennité comme une relique, et
l'ébouriffant muscadin du Consulat, vive créature, prodiguant les
gestes, les éclats de rire, les contorsions, dans des flots de poudre
blanche et de madrigaux païens.

Le citoyen Alcibiade entra en fredonnant l'air du _Tableau_ de Grétry,
l'opéra du jour:

                 Non, jamais je ne changerai!

Et se dépouillant d'un vaste manteau à broderies d'or, il baisa la main
de Lucrèce, prit un fauteuil, le fit pirouetter sur un de ses pieds, et
s'assit lestement après la troisième évolution du fauteuil.

--Un temps abominable! dit-il sans attendre la demande obligée. Un vrai
jour de nivôse. Décembre ne veut pas avoir l'air d'avoir usurpé son
nouveau nom. Il pleut du blanc, comme disent les royalistes. Partout des
rubans de neige. J'ai laissé mes pieds dans la rue Richelieu. Pas un
fiacre sur place! Il y a pourtant cent cinquante voitures publiques à
Paris! Ma déesse a fort sagement fait de garder son temple ce soir.

--J'ai voulu me préparer à sortir demain, citoyen Alcibiade.

--Ah! oui! ma belle Cypris! demain! Grande soirée au théâtre de la
République. Nous y serons tous. On chante _l'Oratorio_ d'Haydn, la
_Création du monde_ parodiée en vers français, par le citoyen Ségur
jeune, comme dit la _Gazette_. Le premier consul y sera.

--Et moi aussi, dit Lucrèce, j'y serai.

--Charmant! s'écria le citoyen Alcibiade; nous aurons Mars et Vénus à
l'oratorio. Aussi, la _Gazette_ annonce que le prix des places est
doublé.

--Il faut bien venir au secours de ces pauvres théâtres qui meurent de
faim et de froid, dit Lucrèce; c'est le devoir des femmes. Les hommes
sont aux armées et les petits écus en émigration.

--Il y avait foule hier, ma Phryné, à la première représentation
d'_Owinska_, à Feydeau.

--Du citoyen Grétry?

--Non, belle Aspasie, du citoyen Gaveaux. J'aime mieux son opéra de
l'_Amour filial_; mais madame Scio a chanté hier comme une sirène. On
ne chante pas mieux dans l'Olympe quand Orphée y donne des concerts.
J'étais dans la loge de Corinne, qui, parole d'honneur, a porté beaucoup
de tort au succès de madame Scio.

--Corinne a chanté?

--Non, belle naïade; elle a suspendu à la ceinture de sa loge un châle
que la favorite de Tippo-Saëb a vendu à un aristocrate anglais.

--La mode des châles ne prendra pas,--dit Lucrèce d'un ton dédaigneux;
--une femme bien faite ne s'emprisonnera jamais dans ces nuages de coton
indien. On n'a pas reçu des dieux une jolie taille pour la cacher en
public.

--Voilà justement, ma Danaë, dit Alcibiade, ce que disait hier soir la
blonde Lesbie, dans un entr'acte d'_Owinska_.

--Quelle langue parlez-vous ce soir! citoyen Alcibiade?--interrompit
brusquement Lucrèce,--allez-vous passer devant moi la revue de vos
maîtresses, comme Dorat, le poète sentimental, qui en avait cinq! [1]

[Note 1: Dorat commence ainsi une de ses pièces, dans la première édition
de ses oeuvres:

    Il est passé le temps des cinq maîtresses.

La critique s'étant récriée contre ce nombre, le poète mit _trois
maîtresses_ à la seconde édition, et après une nouvelle exclamation
satirique de Morellet, la troisième édition réduisit Dorat à _deux
maîtresses_.]

--Vous me croyez donc bien fat, divine Lucrèce!--dit Alcibiade en se
levant sur la pointe d'un pied, avec une pirouette;--quelle idée
vulgaire avez-vous de moi? votre esprit de jeune sybille ne m'a donc
point deviné? Montez sur votre trépied, ô belle prêtresse, et
abaissez-vous à lire dans mon coeur.

--Je n'ai pas le temps de rendre des oracles à domicile; j'attends une
visite: ouvrez vous-même le livre de votre coeur, et si le chapitre n'est
pas long, lisez-le-moi.

--Vous attendez une visite, madame?

--Oui,--dit la jeune femme, avec un mouvement de dépit,--mais lisez
toujours.

--Un jeune homme, sans doute?...

--Non, un vieillard.

--Qui se nomme?

--Maurice Dessains.




Lucrèce Dorio.

(SUITE.)


II.


--Un vieillard de vingt-deux ans! dit Alcibiade.

--Poitrinaire au troisième degré. On est vieillard à tout âge, quand on
doit mourir le lendemain.

--Ce pauvre Maurice est à la veille de sa mort, et il vous rend une
visite aujourd'hui, avec ce froid noir qui me tue, moi, gros garçon
vigoureux et incrusté dans la vie comme Hercule à trente ans!... Il y a
quelque énigme là-dessous, mon beau sphinx. Je ne savais pas que le mont
Cithéron se fût aplani dans un rez-de-chaussée de la rue Ménars. Prenez
garde aux OEdipes de la police du préfet Dubois; ils devinent tout, et
ils dévorent les sphinx.

--Alcibiade, taisez-vous!--dit la jeune femme avec un regard sévère, et
pleine d'émotion.--Nous sommes ici comme dans la rue, et la neigé
amortit le bruit des pieds des passants. Il y a des oreilles collées
peut-être contre mes volets extérieurs...

--Pauvres oreilles! je les plains comme celles de Midas,--dit Alcibiade
en riant,--douze degrés au-dessous de zéro! Les mouchards sont trop mal
payés pour faire le pied de grue dans la neige; ils savent que Maurice
Dessains vient chez vous, et ils ne quitteront pas, ce soir, le coin de
leur feu pour apprendre ce qu'ils n'ignorent pas.

--Maurice Dessains,--dit Lucrèce négligemment,--est donc un jeune homme
bien dangereux?

--Pour les femmes, non, mais pour le gouvernement, oui.

--Quelle plaisanterie!--dit Lucrèce, avec un éclat de rire modulé sur
des notes fausses;--quoi! Maurice Dessains, cette créature frêle, pâle,
valétudinaire, est un danger pour le géant des Pyramides et de Marengo!
Alcibiade, vous êtes fou!

--C'est toujours l'injure qu'on jette à l'homme sage!... Pisistrate
disait à Minerve: _Folle déesse, mère de la folle Athènes, pourquoi
n'es-tu pas restée dans la tête de Jupiter!_ Vous voyez comme de tout
temps on a traité la sagesse!... Est-ce que je vous ai parlé du premier
consul? Qu'a de commun le citoyen Dubois avec le citoyen Bonaparte! La
police fait son métier de police; elle travaille pour son compte; elle
se croit le gouvernement; elle se garde d'abord elle-même, pour
s'épargner une chute dans le ruisseau. Le premier consul est aux
Tuileries, il s'occupe des funérailles de Kléber et de Desaix; des
affaires du général Menou, qui est en Égypte; du Trésor public, qui
souffre; de notre marine aux abois; de la société qu'il faut
reconstruire; de l'Anglais, qui s'habille tour-à-tour en Russe, en
Allemand, en Hollandais pour tracasser la France; il s'occupe de tout
enfin, excepté de la police, de la rue Ménars et du valétudinaire, votre
ami, qui doit mourir demain.

--C'est bien, Alcibiade, je vous pardonne vos épigrammes en faveur de
votre enthousiasme pour le premier consul; mais vous avez oublié une
chose, la seule intéressante ici; dites-moi quel danger fait courir à
la police du citoyen Dubois ce pauvre Maurice Dessains?

--Parbleu! votre Maurice est un conspirateur jacobin qui joue le rôle
de poitrinaire, comme Brutus jouait le rôle de fou...

--Maurice conspire... et contre qui? reprit Lucrèce Dorio.

--Belle demande! contre le premier consul!... Ce n'est pas contre
l'empereur de la Chine.

--Oh! c'est une atroce calomnie, citoyen Alcibiade! Si vous n'êtes que
l'écho, je vous pardonne; mais si tous êtes la voix, sortez!

--Alors, je reste,--dit froidement Alcibiade, on ne chasse pas un écho.

La figure de Lucrèce avait pris une expression singulière qui traduisait
dans ses nuances et ses lignes une foule de ses sentiments.

La nonchalante déesse redevenait mortelle, avec toutes les heureuses
passions de la femme: une pâleur subite effaçait l'incarnat savoureux de
ses joues et de ses lèvres; des étincelles électriques jaillissaient de
ses beaux yeux noirs; un frisson courait sur ses épaules nues, et ses
petites mains se crispaient en serrant les têtes de griffons de son
fauteuil.

Le citoyen Alcibiade, debout et mollement appuyé contre la cheminée,
croisait, avec grâce, deux bas de soie, étirés dans toute leur longueur,
du genou à l'escarpin, et regardait le plafond, comme on regarde le ciel
pour voir si la fin de l'orage approche.

--Belle Lucrèce,--dit-il après un moment de silence,--du haut de
l'Olympe où vous êtes, vous ne voyez pas les petites choses de la terre.
Assise au banquet des dieux, vous ignorez ce que font les hommes: eh
bien! permettez-moi de vous l'apprendre. À Paris, on conspire partout.
Les chouans du treize vendémiaire conspirent; les thermidoriens
conspirent; les émigrés conspirent; enfin, on affirme que Bonaparte,
contre lequel tout le monde conspire, conspire lui-même pour ramener aux
Tuileries le premier Bourbon qui lui tombera sous la main...

--Et vous ajoutez foi à toutes ces horreurs?--interrompit la jeune
femme.

--Je crois le vrai, je repousse le faux, répondit tranquillement
Alcibiade; il y a des complots organisés, c'est incontestable. Le calme
est à la surface, l'orage est au fond: il remontera, j'en suis sûr.
Soyez prudente; c'est un conseil d'ami que je vous donne. Laissez
conspirer les hommes à leur aise, puisque c'est leur manie, mais écartez
les conspirateurs de votre gynécée. _L'arme de la femme_, a dit un
ancien, _est une aiguille et non pas un poignard_. Vous me trouvez bien
sérieux, ce soir, ma belle Lucrèce; mais permettez-moi de cesser de rire
un instant, parce que je sais trop que nous nous égorgerons demain.

--Et comment êtes-vous si bien instruit de ce que tout le monde
ignore?--dit Lucrèce avec un sourire ironique,--vous, jeune homme de
dissipation, de folle vie, de plaisirs ténébreux? vous, l'insouciant
libertin qui ne fréquentez dans Paris, que des femmes de galant renom,
et qui ne lisez dans les gazettes que l'annonce des spectacles du soir?

--Ah! c'est précisément mon genre de vie qui me donne la connaissance
de tout, ma divine Lucrèce, et si vous ne m'aviez pas interrompu,
tout-à-l'heure, avec les cinq maîtresses du poète Dorat, vous sauriez
déjà quel homme je suis sous l'enveloppe d'un berger de ville,
endimanché par Watteau.

--Voilà qui promet beaucoup à la curiosité d'une femme, dit Lucrèce en
souriant; regardez ma pendule, elle a dix minutes à tous donner.

--Votre pendule est bien avare, ce soir, madame, mais je ne prendrai que
la moitié de ses dons. Ce sera beaucoup trop encore pour vous expliquer
comment le genre de vie que je mène m'initie à tous les secrets des
misères de la femme et des étourderies du conspirateur, dans l'étrange
époque où nous vivons...

La jeune femme appuya sa tête sur le dossier de son fauteuil, pour
prendre une pose favorable d'audition. Alcibiade poursuivit ainsi:

--Je suis né, belle Lucrèce, pour aimer le vice, et un jour de bonne
réflexion, je me suis effrayé de ce penchant naturel. J'ai voulu
combattre; j'ai été vaincu. Le vice a été le plus fort. Alors, j'ai dit:
le vice n'est peut-être pas aussi vicieux qu'on le pense: la bonne
nature, en le créant avec prodigalité, a eu sans doute une intention
mystérieuse qu'il faut découvrir. Ainsi raisonnant, je suis arrivé à
cette conclusion: le vice est l'engrais qui fait germer la vertu. En
regardant autour de moi, j'ai vu beaucoup de jeunes femmes, perdues
d'honneur et devenues marchandises vivantes; quelle cause, me suis-je
demandé, a produit tant de hontes publiques? Les froids sophistes m'ont
répondu: «Ces femmes sont nées avec de mauvais penchants; ce sont des
victimes de leurs passions.» La réponse ne m'a pas satisfait. J'ai mieux
aimé interroger les victimes, et il m'a été démontré que la misère était
la source du mal. Douze ans de malheurs viennent de passer sur nous. Le
travail a cessé de nourrir les pauvres familles. Il a fallu se battre
au-dedans et au-dehors. Les hommes ont disparu; mais les orphelins
restent. Il n'y a plus de couvents, on les a vendus pour faire des
assignats. Quelle ressource peuvent trouver ces jeunes filles? La
rivière ou la prostitution. Toutes n'ont pas le courage de mourir; elles
se vendent et elles vivent, c'est plus aisé...

--Cela suffit,--interrompit Lucrèce, en recueillant dans son mouchoir
deux perles qui tombaient de ses yeux.

--Voilà un sujet de conversation intolérable pour moi!

Et la jeune femme roidissant son bras, et ramenant sa main sur son
front, ajouta:

--Les hommes vivent de révolutions, de guerre civile, de batailles,
d'échafauds; ils enlèvent aux femmes leurs pères, leurs frères, leurs
maris, et ils nous flétrissent ensuite, quand nous devenons ce qu'ils
nous ont faites!... En quel horrible temps vivons-nous!

--Belle Lucrèce,--dit Alcibiade, en regardant la pendule,--mon sursis
est expiré. Je vous ai exposé le commencement de ma théorie, j'espère
un jour vous en démontrer la fin, en action. Tenez-vous joyeuse, et
reprenez vos sourires. La tristesse ne doit jamais sortir du fond du
coeur, et il faut toujours que notre visage soutienne son mensonge de
gaîté devant nos amis et notre miroir.

--Adieu, Alcibiade,--dit Lucrèce avec émotion; vous valez mieux que
votre renommée...

--Et vous aussi, Lucrèce... nous nous connaissons.

Le citoyen Alcibiade s'enveloppa de son manteau, tendit sa main à
Lucrèce, à travers une masse flottante de gros drap bleu, et dit-en
sortant:--A demain, à l'oratorio d'Haydn.




L'écueil du conspirateur.


III.


Comme toutes les jeunes femmes qui affectent une grande gaîté devant des
témoins, Lucrèce redevint profondément triste quand elle se retrouva
seule.

Le bruit sourd que fait une voiture, en roulant sur un pavé couvert de
neige, la fit tressaillir au milieu de ses réflexions.

Elle se leva vivement, courut à la fenêtre et prêta l'oreille au dehors.

Cette fois, Tullie ouvrit la porte du salon, et n'annonça personne.

Un jeune homme entra, fit un salut respectueux et prit place au fauteuil
désigné.

C'était Maurice Dessains; sa figure pâle et sérieuse traduisait les
souffrances de l'âme et du corps; l'abattement se peignait dans tous ses
membres; la vie semblait s'être réfugiée dans ses yeux noirs, où elle
flamboyait de cet éclat désespéré dont brille le feu qui va s'éteindre.

Ses cheveux, taillés jusqu'à la racine, laissaient à découvert cette
forme de tête séraphique, où fermente l'exaltation; il portait le
costume sévère des puritains du jour.

L'étroite houppelande brune, à large collet, boutonnée jusqu'au menton.

Une distinction suprême accompagnait chaque mouvement et chaque geste de
ce jeune homme, qu'une sensibilité trop précoce et les terribles
émotions d'une période de sang avaient changé en vieillard.

--Vraiment, je ne vous attendais pas ce soir, Maurice, dit la jeune
femme en activant le feu de la cheminée. Le temps est horrible... c'est
bien imprudent à vous de sortir... Comment vous trouvez-vous
aujourd'hui?

Un sourire triste comme un rayon d'automne traversa le visage de
Maurice.

--Je vais de mieux en mieux, dit-il d'une voix altérée; je sens que ma
guérison approche. On ne souffre pas longtemps quand on souffre
beaucoup... On meurt, c'est la plus sûre des guérisons.

--Peut-on parler ainsi, à votre âge!--dit Lucrèce, avec une voix qui
s'efforçait de vaincre son émotion.

--Chez vous, l'âme est en lutte avec le corps; le docteur Broussais vous
l'a dit: l'une est forte, l'autre faible. Rétablissez l'équilibre par le
repos et le calme. Affaiblissez l'esprit, et vous fortifierez le corps.
La médecine a souvent raison.

--C'est mon avis... elle m'a condamné.

--Vous mentez, Maurice!... Hier, j'ai encore consulté pour vous le
docteur Rigal qui a étudié votre état, et qui connaît très-bien votre
organisation. Il m'a fait beaucoup de demandes sur le genre de vie que
vous meniez. J'ai répondu à tout, avec franchise, comme un témoin devant
un tribunal. Je tenais à être éclairée, et je ne voulais pas provoquer,
par des mensonges, une réponse rassurante qui ne m'aurait point rassurée
du tout. Or, le docteur Rigal pense, comme le docteur Broussais, que
votre jeunesse est pleine de généreuses ressources qui vous sauveront,
si quelque désespoir mystérieux n'a pas intérêt à changer votre maladie
en suicide... Maurice, je n'admettrai jamais cette dernière et horrible
supposition.

--Vous avez raison, Lucrèce,--dit le jeune homme, avec un ton ironique;
--moi, vouloir sortir de la vie par la porte d'un suicide que la nature
a la bonté de m'ouvrir! quelle aberration! les hommes qui portent sur
eux des mains violentes sont des infortunés qui fléchissent sous le
fardeau de la vie, et tombent, avec l'espoir de se relever dans un monde
meilleur, ou de savourer, à leur dernier soupir, l'éternité du néant;
mais, moi, quelle raison me conseillerait un suicide! Je suis orphelin,
pauvre, souffrant, déshérité; j'ai ouvert mes lèvres d'adolescent à
l'air de la liberté, et la liberté meurt ou va mourir; j'ai rempli ma
tête de rêves et d'illusions sublimes, et l'ouragan venu d'Égypte a
balayé ce mirage, devant moi, le 18 brumaire, à l'orangerie de
Saint-Cloud! j'ai cherché mon père dans les préaux de toutes les
prisons, dans l'égout sanglant de tous les échafauds, dans les herbes de
tous les cimetières, et je n'ai trouvé partout que des ossements ou des
cadavres sans nom! et vous voudriez que j'abandonne follement les
douceurs d'une pareille vie! Moi! un déserteur de la félicité! oh! je
ne commettrais pas ce crime d'ingratitude envers le destin; je laisse
le suicide aux malheureux; mes béatitudes rejettent bien loin la
consolation de la mort.

--L'ironie de l'enfer est peinte sur votre figure!--dit Lucrèce en
regardant, avec épouvante, le visage de Maurice.--L'imprudent! il se
poignarde en parlant ainsi!

Et prenant cette voix d'or où vibrent toutes les tendresses de la femme,
elle ajouta:

--Maurice, vous n'aimez donc plus personne dans ce monde... pas même
ceux qui vous aiment?... Le suicide est le dernier effort de l'égoïsme.
Celui qui se tue volontairement s'est habitué à se croire seul ici-bas;
il ne voit personne autour de son orgueil; il ne s'informe point si
l'arme qui le tue ne peut tuer que lui du même coup... Maurice, est-vous
ainsi fait?

--Lucrèce,--dit le jeune homme d'un ton lent et mélancolique,--vous
attribuez toujours ma tristesse incurable à des causes qui n'existent
pas. Je mourrai, si Dieu le veut, mais je ne commettrai pas le crime
d'accélérer ma mort... Toutefois, si je la rencontre, je ne la fuirai
pas...

--Vous partez donc pour l'armée, Maurice?--demanda vivement Lucrèce, en
saisissant les mains du jeune homme.

--Plût à Dieu! Lucrèce... Heureux les vaillants qui sont tombés pour la
République à côté du noble Desaix ou de Dupetit-Thouars, vainqueurs ou
vaincus, toujours glorieusement, à Marengo ou à Aboukir!.. Moi... cela
m'est refusé!... A la première étape, mes pieds fléchiraient sous
l'armure du soldat! Avant le champ de bataille, je trouverais
l'Hôtel-Dieu...

--Alors, Maurice, vous avez un duel:--dit la jeune femme, en jetant ses
bras autour du col du jeune homme, et avec un accent ineffable de
sensibilité--vous avez un duel?

--Non, Lucrèce, non.

--Ce _non_ est bien timide, Maurice; les femmes devinent tout, quand les
hommes se taisent. Vous avez un duel, avec quelque chouan du 13
vendémiaire, avec quelque fils de thermidorien, avec quelque soldat de
l'orangerie de Saint-Cloud? On n'entend parler que de cela dans Paris!
C'est la guerre civile en détail...

--Vous vous trompez, Lucrèce,--interrompit Maurice avec un sourire
forcé,--si vous êtes assez bonne pour prendre quelque souci d'un pauvre
malade, ne cherchez point le péril là où il n'est pas.

--Et où est le péril?

--Le péril!...--répondit Maurice avec un embarras mal déguisé... il y
a toujours du péril quelque part, au temps où nous vivons... le péril
court les rues depuis dix ans...

--Si cela est ainsi,--dit la jeune femme en se levant, vous ne sortirez
pas de chez moi; je vous garde à vue; vous êtes mon prisonnier.

À cette menace, Maurice ne put réprimer un mouvement involontaire qui
n'échappa point à Lucrèce, et justifia ses soupçons.

--Écoutez-moi, Lucrèce,--dit Maurice en affectant du calme,--vous saurez
toute la vérité.... Mais attendez un jour encore... Demain soir, je vous
apprendrai tout..... Maintenant, j'ai de grands devoirs à remplir, et...

--De grands devoirs!--interrompit Lucrèce,--je n'attendrai pas demain
pour les connaître. Je les connais.

--Impossible!--dit Maurice en fixant ses regards sur le visage de
Lucrèce.

--Impossible, dites-vous, Maurice? Eh bien! vous allez voir!.... Vous
conspirez contre le premier Consul!...

Maurice bondit sur son fauteuil, et une rougeur vive colora sa pâle
figure d'agonisant.

--Ah!--poursuivit Lucrèce,--pauvre jeune homme, vous ne savez pas
tromper, vous ne savez pas mentir! Vos lèvres tremblent et ne parlent
pas: vous avez des paroles toutes prêtes pour la franchise, vous n'en
trouvez point pour la dissimulation... Il conspire, ce malheureux!

Maurice garda un silence morne, et sa tête s'inclina sur sa poitrine.

L'homme le plus fort devant les hommes est toujours le plus faible
devant les femmes, et _vice-versa_.

--Sommes-nous folles quelquefois!--ajouta Lucrèce avec un rire faux,
--on aime un homme, non pas parce qu'il est pauvre, malade, orphelin;
on l'aime pour l'accabler de soins, pour veiller à sa vie, pour être son
infirmière, sa soeur de charité; voilà la récompense! On prend souci
d'une tête qui doit passer des mains d'une femme aux mains du bourreau!

--Lucrèce! Lucrèce!--dit Maurice d'un ton déchirant,--vous me tuez avant
lui!

--Maurice, parlez-moi, contez-moi tout,--dit Lucrèce, en mettant dans
son organe toutes ces notes caressantes qui arrachent les plus
dangereuses confidences de l'abîme du coeur.

--Maurice, comment vous est-elle venue cette fatale idée? quels faux
amis, vous ont attiré dans ces repaires où se forgent les armes de
l'assassinat?

Une plainte stridente sortit de la poitrine du jeune homme.

Il mit sa main sur la bouche de Lucrèce pour arrêter sa parole, et,
faisant un violent effort:

--Lucrèce, dit-il, vous ne pouvez comprendre ces choses-là... Vous ne
souffrez pas comme nous des malheurs du temps!... quand la liberté,
payée par le sang de nos pères va périr, le devoir des hommes...

--Oh! ne parlez pas ainsi aux femmes--interrompit vivement Lucrèce;
--elles ne vous comprennent pas. Toujours du sang pour payer du sang!
des morts pour venger des morts! Cela ne finira donc jamais! Comment
voulez-vous que les femmes comprennent cette logique qui perpétue à
l'infini le deuil et le sang au nom de la fraternité? Notre intelligence
ne s'élève pas si haut. Plaignez-nous.

--Lucrèce! Lucrèce! il faut frapper un coup, et ce sera le dernier!

--Maurice! Caïn disait la même chose, il y a six mille ans!... Tout
meurtrier sème un vengeur.

--Adieu, Lucrèce,--dit le jeune homme en se levant;--adieu, nous nous
reverrons demain.

Lucrèce courut à la porte, la ferma vivement et retira la clé.

--Vous ne sortirez pas, vous dis-je; vous ne sortirez pas,--dit-elle
d'un ton de reine.--Voyons, que comptez-vous faire demain?

--Lucrèce, je vous jure que j'ignore les secrets de la conspiration; ce
que je sais seulement, le voici: Demain, un grand coup se frappera; le
parti vaincu au 13 vendémiaire et le parti vaincu au 9 thermidor doivent
se soulever dans une commune insurrection contre l'ennemi commun, et,
après la bataille, nous verrons qui règnera du chouan ou du républicain.

--Folie atroce! À quelle monstrueuse combinaison vous associez-vous,
Maurice?

--Que nous importe la couleur de nos auxiliaires, si la liberté triomphe
demain!

--Triomphe par l'assassinat du premier consul?... Achevez donc votre
confidence; allez jusqu'au bout!

Maurice fit un geste plein de dignité, et dit:

--Lucrèce, nous livrerons une bataille; nous n'assassinerons pas! Si je
savais qu'un lâche poignard dût se lever contre Bonaparte, mon bras
désarmerait l'assassin, ou ma poitrine recevrait le coup.

--Ce malheureux enfant!--dit Lucrèce en tordant ses bras sur sa tête,
--voilà le calme qu'il se donne pour guérir! Maurice, prends pitié de
toi; ta vie n'a plus qu'un souffle, et...

--Et je le sais bien! interrompit le jeune homme; aussi veux-je donner
ce dernier souffle à la République. J'étais né avec de nobles idées,
avec une vocation pour les grandes choses, Dieu m'a refusé la force du
corps sans laquelle il n'y a point de héros. Eh bien! une occasion se
présente, pour moi, de résumer en un seul jour une longue vie glorieuse,
je saisirai cette occasion. J'offre mon agonie à la République, et je
meurs, le sourire au front, en songeant que la République vivra.

La jeune femme, assise, et la tête appuyée sur ses mains, semblait
absorbée dans une mystérieuse méditation.

Maurice la regarda quelque temps avec un intérêt tendre; puis, son
regard s'étant arrêté sur la pendule, il tressaillit, comme un homme qui
vient d'être averti par l'heure qu'un rendez-vous solennel est manqué.

Il s'approcha lentement de la fenêtre, sans que le bruit de ses pieds,
amorti par le tapis, excitât l'attention de Lucrèce, et ouvrant la vitre
avec une dextérité prompte, il s'élança dans la rue, en criant son
adieu!

Lucrèce se leva, tendit ses mains vers la fenêtre, et réprima un cri,
par une inspiration de prudence.

Tout-à-coup ses yeux s'illuminèrent de l'éclair d'une pensée; elle fit
de la main un geste énergique, comme si elle eût répondu à un invisible
contradicteur, et s'asseyant devant un guéridon, elle écrivit un billet
de deux lignes, et le cacheta.

L'adresse écrite, elle ouvrit sa porte et sonna.

--Tullie,--dit-elle à sa femme de chambre qui entrait,--les fenêtres du
rez-de-chaussée servent de porte au besoin; Maurice vient de sortir par
là pour économiser mon portier... Fermez, cette fenêtre, Tullie...
Bien!... Écoutez, Tullie, croyez-vous que mon portier sache lire?

--Quelle idée!--dit Tullie en riant aux éclats,--est-ce qu'il serait
portier, s'il savait lire? [2]

[Note 2: Cela ne regarde que les portiers de 1800, comme on le pense bien.]

--C'est juste, Tullie. Alors, il n'y a pas de danger d'indiscrétion...
donnez ce billet au portier, et dites-lui d'aller le jeter tout de suite
à la petite poste du Palais-National... Tout de suite, entendez-vous
bien.

--Le citoyen Georges Flamant vous a fait une seconde visite,--dit Tullie
en prenant le billet et marchant vers la porte.

--Il a demandé des nouvelles de votre santé.

--Bien, Tullie! ne perdez pas de temps; portez cette lettre, et rentrez
tout de suite pour me déshabiller.

Cette lettre historique était adressée à la femme du premier consul, à
Joséphine, et elle était ainsi conçue:

    «Une grande conspiration doit éclater.
    Que la garde consulaire veille!»

    (Sans signature. )

La nuit du 23 au 24 décembre est ordinairement la plus longue de toutes
les nuits, mais cette fois, elle eut les proportions de l'éternité dans
l'alcôve où la belle Lucrèce attendit vainement le repos ou le sommeil.




Une revue du premier consul.


IV.


Il y avait ce jour-là une immense foule de curieux sur la place du
Carrousel et aux fenêtres des hôtels, des maisons et des masures qui
obstruaient alors toutes les issues des Tuileries et du Louvre.

C'était une de ces fêtes militaires comme en donnait souvent le premier
consul à ses soldats et aux Parisiens.

Bonaparte passait en revue sa garde consulaire et deux régiments de
cavalerie, arrivés avec les trophées de la victoire de Hohenlinden.

Rien aujourd'hui ne saurait donner une idée de l'enthousiasme qui
éclatait à ces solennités héroïques, où le général et le soldat se
rendaient une mutuelle visite, dans l'entr'acte de deux victoires, sur
la place du Carrousel.

Les spectateurs de ces merveilleuses scènes comprenaient qu'un monde
nouveau était découvert, le monde de la gloire!

Et après tant de jours de sang et de terreur, ils croyaient ressusciter
d'entre, les morts, en voyant luire l'aube des jours sereins dans les
drapeaux du Thabor, la montagne de Dieu, et d'Héliopolis, la ville du
soleil.

Le peuple qui, à force de se souvenir des échafauds, semblait avoir
oublié la liberté, respirait, avec la joie du convalescent, cette
atmosphère nouvelle que les soldats lui rapportaient du fond de la mer
Adriatique, du sommet des Alpes, des jardins de l'Italie, des plages
d'Aboukir.

Le peuple suivait sur la carte d'Europe et d'Afrique toutes les
glorieuses étapes de nos armées.

Il s'exaltait à la lecture des bulletins; il tressaillait à cette
multitude d'échos se renvoyant à l'infini des noms de victoires, de la
crête des Apennins à la cime des Pyramides.

Et quand il s'était enivré de cette épopée fabuleuse, il la voyait
apparaître, en histoire vivante, dans l'hippodrome du Carrousel, avec
ses légions de géants, ses trophées conquis dans les temples du Tibre
et du Nil.

Avec les glorieux haillons de ses bannières que tout un monde venait de
saluer à genoux.

C'est alors que les acclamations s'élevaient plus vives encore, quand,
sur le front des colonnes républicaines, passait, à cheval, le jeune
héros dont le nom était déjà connu dans ces solitudes orientales que
traversèrent Alexandre et César.

La joie du peuple arrivait au délire; toutes les têtes s'inclinaient de
respect, avec les bannières des légions; tous les visages se mouillaient
de larmes; toutes les mains se tendaient vers le glorieux vainqueur de
Marengo et du Thabor.

Et lui, calme dans cette fête comme dans une bataille, mystérieux comme
l'avenir, consolant comme l'espoir, traversait, avec une simplicité
sublime, cette éruption d'enthousiasme populaire, et semblait chercher
au livre du ciel les destinées promises par cette étoile qu'il avait
vue, comme les Mages, se lever sous le palmier de l'orient.

La revue terminée, le premier consul s'arrêta devant le deuxième
régiment de carabiniers, pour adresser quelques paroles de félicitations
à ce corps, qui s'était couvert de gloire à la bataille d'Hochstett.

Au même instant, un homme sortit d'un groupe de curieux et s'élança vers
Bonaparte; deux cavaliers lui barrèrent le chemin, et des surveillants
de police s'emparèrent de lui.

La découverte du complot tout récent d'Aréna et de Ceracchi justifiait
cette sévérité de vigilance, car, en ce moment, aucune vie n'était plus
précieuse que celle du premier consul.

--Je vous dis qu'il faut que je parle au premier consul! cria d'une
voix de tonnerre l'homme suspect qu'on venait d'arrêter.

Le costume de cet homme annonçait un marin.

Et son accent formidable, ses yeux noirs en éruption, son teint d'un
brun tropical, ses gestes traducteurs des paroles, annonçaient un marin
du Midi.

Les curieux, qui obstruaient le guichet du Carrousel où se passait la
scène, accoururent en foule; et, dans ce nombre, on aurait pu remarquer
des gens qui paraissaient décidés à saisir une occasion quelconque de
trouble pour improviser ou pour terminer une conspiration.

Le premier consul ne jeta qu'un regard rapide de ce côté; il fit signe
au général Duroc, et lui dit:

--C'est un des nos braves Égyptiens, va le délivrer.»

Duroc obéit; et, quoiqu'il n'eût pas au même degré que Bonaparte cette
merveilleuse faculté du souvenir, il reconnut le marin que la police
amenait prisonnier.

--Voilà le général Duroc!

S'écria le marin en se débattant comme un requin dans un filet:

--Laissez-moi parler au citoyen Duroc! Nom d'un tonnerre! vous dis-je;
je suis Sidore Brémond, un loup de mer de La Seyne, pilote de la gabarre
_la Junon_, boiteux du pied gauche par la faute des Turcs! Vous avez mon
signalement; laissez-moi passer, tas de Ponantais d'eau douce, ou je
vous rase comme des pontons!

À cette menace, Duroc arriva devant le rassemblement, délivra le marin
par un signe de bienveillance, et lui dit:

--Dans une heure, le premier consul te recevra aux Tuileries. Demande
le général Duroc, là... au concierge de cet escalier.

Un cercle respectueux se fit autour de Sidore Brémond, qui releva
fièrement la tête, croisa les bras, cambra son torse, et promena des
regards insolents sur les hommes de police et sur les curieux.

Quelques paroles vives, échangées sous la voûte du guichet, firent
subitement diversion à cette scène, et la foule se porta de ce côté.

À toutes les époques d'agitation politique, la foule ne cesse d'accourir
çà et là.

Le poète observateur Virgile, qui vivait dans une époque semblable à la
nôtre, a répété à l'infini ces deux mots, _concurrit populus_, le peuple
accourt.

Nous continuons d'accourir depuis ce temps-là.

Cette fois il s'agissait, pour la foule, d'écouter une discussion que
l'histoire du mémorable 3 nivôse n'a pas accueillie dans sa gravité,
trop ennemie des humbles détails.

Mais le roman, qui se pique d'être plus vrai que l'histoire, est friand
des incidents subalternes, car ce sont eux qui déterminent les grands
événements et les présentent sous leur véritable jour.

Il n'y avait pas à cette époque, à tous les coins de Paris, ce luxe
d'affiches qui annoncent trente spectacles à la fois, et tapissent une
colonne ou un pan énorme de mur public.

Quatre modestes placards suffisaient alors pour annoncer les soirées de
la Comédie-Française, du Théâtre de la République et des Arts, du
Vaudeville et de Feydeau.

Or, le 3 nivôse, l'affiche du Théâtre des Arts, placardée sur un coin
du Carrousel, était ainsi conçue:

--_Première exécution de_ LA CRÉATION DU MONDE, _oratorio d'Haydn,
parodié en vers français par le citoyen Ségur jeune._

_--Le citoyen premier consul assistera à cette solennité musicale._

--Eh bien! moi,--disait un membre de la foule,--si j'étais le premier
consul, je n'irais pas à cet oratorio.

--Citoyen, tu manquerais au public!--criait un autre.

--Le premier consul est bien respectable, c'est vrai; mais le public est
aussi respectable que lui: il ne faut pas lui manquer, dit un troisième.

--Oh!--poursuivait le premier,--si c'était le citoyen Bonaparte qui eût
autorisé le directeur du théâtre des Arts à composer ainsi cette
affiche, je n'aurais rien à dire, mais le directeur a pris cela sur lui;
c'est une spéculation: il veut faire recette, voilà tout.

--Ce directeur n'a pas tort, citoyen; les recettes ne sont pas fortes
par le temps qui court; on en fait comme on peut.

--Ah! oui, citoyen! et si le premier consul, qui a bien d'autres
affaires que la _Création du monde_ sur les bras, ne va pas au théâtre
ce soir?

--La recette sera faite; c'est l'essentiel pour le directeur.

--Moi, je dirais mieux que tout cela,--interrompit un nouvel
interlocuteur.

--_Choeur de curieux_.--Ah! voyons ce que dirait ce citoyen!

--Je dirais que le premier consul ne devrait jamais compromettre sa vie
en public, surtout depuis le 18 vendémiaire dernier. Ce jour-là, au
théâtre, si le général Lannes n'avait pas veillé sur son ami Bonaparte,
le premier consul était assassiné dans sa loge, par Demerville, Aréna,
Ceracchi, Topino-Lebrun et bien d'autres encore...

--C'est vrai! murmura la foule.

Nous serions dans un joli gâchis demain si le premier consul était tué
ce soir d'un coup de poignard.

--Ou de toute autre manière, dit une bouche invisible.

--Oui,--dit un jeune homme en baissant la voix,--il y a des gens bien
informés qui m'ont dit qu'un baril de poudre avait été découvert par le
machiniste de l'Opéra dans un souterrain du théâtre!...

--Mon Dieu! nous ne serons donc jamais tranquilles!--crièrent plusieurs
personnes à la fois.

--Les affaires avaient un peu repris,--dit un homme d'un certain âge.

--Voilà que le complot du 18 vendémiaire a fait encore émigrer les écus
de six francs! J'en sais quelque chose, moi; je suis doreur sur métaux,
rue Bourg-l'Abbé.

Encore un attentat contre le citoyen premier consul, et le commerce ne
se relève plus.

Un _par file à gauche_, exécuté par le 2e de carabiniers, divisa
brutalement en quatre parties ce club en plein air.

Les divers corps de troupes regagnaient leurs quartiers, et le premier
consul rentrait aux Tuileries, escorté par les fanfares militaires et
les acclamations du peuple.

La foule s'écoula par trois colonnes, vers la rue Saint-Nicaise, le
Louvre et le quai; partout ce monde enthousiaste exaltait le nom et la
gloire du vainqueur de Marengo.

Un jeune homme qui s'était mêlé à tous les groupes, avait observé tous
les visages et écouté tous les discours, traversa la place du Carrousel
après la revue, et entra dans une maison de la rue de Rohan.

Il monta péniblement jusqu'à l'étage des mansardes, donna un léger coup
de l'ongle du doigt à une porte fêlée, et entra quand une voix
intérieure eût répondu:

--Entrez!

C'était une de ces chambres comme il en existe sous les ardoises de tous
les toits de Paris.

On y trouvait l'absence de tout ce qui est nécessaire à la vie
domestique, et pour tout meuble, le seul qui manque rarement.

Un grabat de paille pour mourir.

Une jeune femme était assise sur un escabeau, dans cette attitude
d'heureuse insensibilité qui est le privilège de ceux qui ont abusé de
la douleur.

Elle se leva pour recevoir l'étranger et serrer affectueusement sa main.

--Eh bien! comment sommes-nous aujourd'hui?

Demanda le visiteur à voix basse, et en désignant d'un signe de tête le
grabat sur lequel un homme était étendu.

La jeune femme répondit par une pantomime désolante, et elle dit
ensuite:

--Et vous, citoyen Maurice Dessains, souffrez-vous un peu moins
aujourd'hui?

--Un peu moins, répondit machinalement Maurice, le jeune homme que nous
avons déjà vu rue Mesnars.

Et il s'avança vers le grabat.

Le malade de la mansarde souleva péniblement la tête, et montra un
visage couvert d'une pâleur humide.

Un visage d'agonisant.

Il balbutia quelques mots d'une voix rauque, et Maurice appuya son
oreille sur le chevet pour écouter ce que disait le malade.

--J'entends très bien ce que tu me demandes, mon pauvre Genest, dit
Maurice; je suis monté tout exprès pour te dire qu'il n'y a rien de
nouveau jusqu'à présent.

Bonaparte a passé quelques soldats en revue; l'enthousiasme a été froid
comme le temps. Je n'ai pas entendu un seul cri; les soldats avaient des
visages mornes; le peuple semblait n'attendre qu'une occasion pour
s'insurger contre Monk ou Cromwell. Malheureusement, nos chefs n'ont pas
paru!...

--Nous sommes trahis! dit d'une voix sépulcrale le pauvre agonisant.

--Je le crois,--dit naïvement Maurice.

--Et mourir! mourir, sans savoir si nous triompherons demain! murmura
le malade.

--Au nom de Dieu! donne-toi un peu de calme, mon ami,--dit la jeune
femme, avec une voix douce comme une consolation.

--Pauvre Louise! dit l'agonisant.

Et le regard éteint qui tomba sur elle se ralluma un moment et s'éclaira
d'un rayon d'amour et de pitié.

Louise, dont le costume et le visage étaient dévastés par la misère et
la douleur, conservait encore pourtant ce charme divin que la jeunesse
donne à une femme, même dans la mansarde démeublée par la pauvreté.

Une coiffe à dentelles flottantes couvrait ses cheveux d'or fluide,
comme un nuage cache des gerbes de rayons.

Un fichu d'indienne se croisait sur son sein avec un relief charmant.

L'exquise perfection de son corps dissimulait l'indigence de sa robe, et
la grâce innocente de sa figure faisait oublier la mansarde et le
grabat.

Le malade fit un signe imperceptible, et Maurice se rapprocha du lit,
avec une nonchalance affectée, pour ne pas attirer l'attention de
Louise, qui paraissait absorbée dans un muet et sombre désespoir.

--Il y a une réflexion qui me tue bien mieux que la maladie: dit
l'agonisant avec un effort suprême: qui viendra au secours de cette
pauvre Louise, lorsque?...

Il ne put achever cette phrase de désolation; la fin de la demande
expira dans un soupir.

Maurice n'osa point hasarder une formule de consolation banale que le
malade n'aurait pas acceptée.

Il était, lui aussi, dans une de ces positions désespérées où il est
impossible de s'offrir comme protecteur.

Pauvre, souffrant, compromis dans les éventualités et les incertitudes
d'un complot, il ne pouvait donner à un ami que l'heure présente; le
lendemain ne lui appartenait pas.

Il feignit donc de n'avoir pas entendu ou compris les dernières paroles
du malade, et prenant un ton moins triste:

--Mon ami, dit-il, l'espoir a été inventé au ciel pour des êtres comme
nous; espérons. Si la liberté triomphe aujourd'hui, elle nous rendra
forts et heureux. Pour des hommes comme nous, la vie a des ressources et
la liberté a des miracles. Espérons.

Le malade fixa ses yeux au plafond, et tendit la main à Maurice, qui la
serra en ajoutant:

--Adieu, je vais à mon destin et au tien.

Il salua respectueusement la jeune femme et sortit.




Aux Tuileries.


V.


Aux Tuileries, debout devant la porte de son cabinet de travail, jouant
du bout de ses pieds avec la flamme qui les réchauffait, après la revue
glaciale du 3 nivôse, Bonaparte ouvrait ses dépêches du jour, et comme
il était seul et que nul témoin ne pouvait lire sur la mobile expression
de sa figure les secrets de sa correspondance, il s'abandonnait
naïvement, comme le plus bourgeois des citoyens, à la joie ou à la
tristesse, selon la nature des nouvelles qu'il recevait.

Joséphine entra.

Bonaparte embrassa tendrement sa femme comme un mari de la veille, la
fit asseoir sur un fauteuil devant le feu et s'assit à côté d'elle.

--Ma chère Joséphine, dit-il avec un sourire charmant, la guerre est un
métier d'été; tu es créole, et je suis Corse: nous nous comprenons,
n'est-ce pas?

--La revue a été bien belle pourtant, dit Joséphine, et vous avez été
accueilli bien chaudement, malgré la saison.

--Alors, Joséphine, tu as donc vu que j'avais expédié lestement ma revue
aujourd'hui... Nous avons 9 degrés au-dessous de zéro. Ce n'est pas la
température de Marengo et des Pyramides... Ces pauvres soldats de
Macdonald ont dû bien souffrir! ils viennent de traverser la grande
chaîne des Alpes, au coeur de l'hiver!... Toutes les nouvelles que je
reçois des armées sont excellentes. Macdonald, Brune et Vandamme vont
faire des merveilles dans le Tyrol italien. La campagne d'hiver sera
superbe. L'Europe veut m'imposer la guerre. Eh bien! moi, je lui
imposerai la paix.

--Ah! quel nom béni vous venez de prononcer!--dit Joséphine, en croisant
ses mains, et levant les yeux au ciel.

--Mais, dit Bonaparte avec feu, j'ai poursuivi la paix à travers vingt
champs de bataille; il y a toujours un mauvais génie qui me l'arrache
des mains quand je la tiens!... et quand je lui aurai donné la paix à ce
bon peuple de Paris, à cette chère France, je suivrai les exemples des
Antonins, je convierai le peuple aux nobles amusements des arts. Il y a
chez nous une activité d'esprit, un besoin d'enthousiasme qu'on doit
entretenir sans cesse. Il nous faut une paix enivrante comme la guerre.
Je meublerai Paris comme un beau salon; je lui donnerai des arcs de
triomphe, des musées, des colonnes votives, des fontaines, des quais,
des ponts, des théâtres, des monuments, des promenades; je ferai de
cette ville la capitale du monde. Nous aurons ainsi une autre gloire, la
gloire de la paix.

En disant ces mots, Bonaparte rayonnait de joie.

L'enthousiasme entourait son visage d'une auréole, et la douce
expression de ses yeux avait quelque chose de divin.

Joséphine inclina la tête et garda le silence.

Bonaparte prit la main de sa femme, la porta légèrement à ses lèvres et
lui dit:

--Ma chère, est-ce que tu ne crois pas à la paix?

--Je crois en vous, comme en Dieu, répondit-elle: mais il faut bien peu
de chose pour détruire ce bel avenir que nous rêvons... Bonaparte, vous
êtes entouré de complots et d'assassins; votre ministre Fouché...

--Joséphine,--interrompit le premier consul en souriant,--la Providence
veille sur moi; c'est le meilleur des ministres; elle ne m'a pas conduit
par la main à travers Arcole, Lodi, St-Jean-d'Acre, Jaffa, Marengo, pour
me faire tomber sous un poignard...

--Lisez ceci,--dit vivement la jeune femme en présentant à son mari
plusieurs lettres. Et vous verrez que tous les complices d'Aréna et de
Ceracchi ne sont pas en prison.

Bonaparte reçut avec un geste bienveillant les lettres offertes, et fit
semblant de les brûler.

--Je remercie, dit-il, ces correspondants anonymes, mais je n'ai pas
besoin d'eux pour savoir qu'un homme arrivé où je suis est entouré de
complots. Cela durera quelque temps encore, puis l'air se purifiera;
l'épidémie touche à sa fin...

En serrant affectueusement les mains de sa femme, il ajouta ces deux
vers d'_Athalie_:

    Cependant, je rends grâce au zèle officieux
    Qui, sur tous mes périls, vous fait ouvrir les yeux.

Après cette citation, Bonaparte sonna et dit à Duroc, qui ouvrit la
porte du cabinet:--Introduisez ce marin de St-Jean-d'Acre.

Et il ajouta en se tournant vers sa femme:

--Pour faire diversion à ta tristesse, je vais te montrer une chose
curieuse et amusante.

Sidore Brémond entra d'un pas résolu, comme s'il eût pris le cabinet du
consul à l'abordage.

Il ôta son chapeau goudronné, salua brusquement de la tête, des mains,
et du torse, et, raidissant sur ses pieds, il attendit fièrement
l'interrogation de Bonaparte.

--Voici un brave d'Égypte, dit le premier consul en s'adressant à sa
femme.

--Voyons, mon ami, raconte à madame Bonaparte ton aventure de
Saint-Jean-d'Acre; après, nous causerons de toi.

--C'est une babiole, mon aventure, dit Brémond, avec un air de dédain
qu'il se donnait à lui-même:

À la bataille d'Aboukir, j'eus l'honneur de sauter avec le vaisseau
_l'Orient_. J'étais habillé de goudron, je m'incendiai comme de
l'étoupe, mais le bon Dieu me fit tomber dans l'eau et m'éteignit. Les
Anglais du _Thésée_ me pêchèrent dans le golfe comme un thon, et le
commodore Sidney Smith m'amena prisonnier à Saint-Jean-d'Acre, une ville
pleine de Turcs et de maudits de Dieu. Je m'ennuyais comme un marin
débarqué. J'avais le mal de terre. Un renégat français me proposa de
servir une pièce de canon sur le rempart. J'acceptai, avec l'intention,
bien entendu, d'escamoter le boulet et de tirer à poudre.

Une nuit, pendant le siège, j'allais m'endormir sur mon affût, quand je
vis deux Turcs qui fumaient leur pipe à côté de moi. Alors, je fis ce
raisonnement: ces Turcs sont deux; je suis seul, donc il y a cinquante
pour cent de bénéfice pour la République. Cela dit, j'embrassai
vigoureusement les deux Turcs, et je me précipitai avec eux du haut du
rempart dans le fossé qui n'avait point d'eau. Les Turcs restèrent sur
le coup; moi, je me cassai la jambe gauche, et je me traînai à trois
pattes jusqu'aux avant-postes républicains, où le général Bonaparte me
reçut, comme s'il eût été mon père, me recommanda au citoyen médecin
Desgenettes, qui me guérit en quinze jours, et me laissa boiteux.

Un éclair de gaîté illumina le visage triste de Joséphine; elle tendit
sa belle main à Sidore Brémond, et lui dit:

--Vous êtes un brave homme, et je serais heureuse de demander quelque
chose pour vous au premier consul. De quel pays êtes-vous?

--De la Seyne, en rade à Toulon; ma mère était d'Ollioules, mon père de
Six-Fours.

--De la Seyne, dit Bonaparte, en passant la main sur son front, comme
pour en extraire un souvenir. C'est un nom qui ne m'est pas inconnu.

--Je crois bien, dit le marin; vous êtes né dans le même endroit, mon
général, nous sommes pays.

--Ah! tu n'es pas fort en géographie,--dit Bonaparte en souriant,--je
suis né à Ajaccio...

--Pardon, mon général, interrompit le marin; vous vous trompez; vous
êtes né, comme moi, en rade de Toulon, à côté de la Seyne, sur le
Petit-Gibraltar, et vous fûtes baptisé par une blessure au front, devant
moi.

--Il a raison, dit Bonaparte, c'est là que je suis né. Voyons, madame
Bonaparte, que pouvons-nous faire pour mon compatriote?

--Avez-vous des enfants?--demanda Joséphine à Brémond avec une vive
émotion.

Deux larmes mouillèrent subitement le visage bronzé du marin, sa voix
rude et ferme s'adoucit et trembla.

--J'ai un enfant, dit-il, un seul... et c'est pour lui que je viens voir
mon général, et...

L'émotion suspendit la phrase; mais le premier consul ayant fait à
Brémond un geste de bienveillance qui l'engageait à poursuivre, le marin
acheva ainsi:

--On m'a dit que la police savait tout, et que les citoyens Dubois
et Fouché connaissent tous les étrangers de cette grande ville: si je
m'adresse à ces hauts personnages, ils ne m'écouteront pas. J'ai pensé
qu'il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'aux saints, et je suis venu. Mon
enfant est à Paris, et vous me rendrez la vie, mon général, si vous
ordonnez au citoyen ministre Fouché de me le découvrir avant ce soir.

--Avant ce soir,--dit Bonaparte en souriant, ce sera difficile. Vous
avez tous, en province, des idées exagérées sur l'intelligence de la
police de Paris... Il faut être moins exigeant, mon brave Brémond, donne
trois jours à Fouché, il trouvera ton enfant.

--Trois jours, ça ne fait pas mon compte, mon général, il me faut mon
enfant ce soir, entre sept et huit heures...

--Es-tu encore au service?

--Ah! mon Dieu! non, mon général; il faut avoir au moins deux jambes
pour servir la République; avec elle, on va toujours au pas de course,
et je suis boiteux.

--Rien ne t'oblige à quitter Paris demain?

--Rien, mon général... Mais puisqu'il faut tout dire, je suis
superstitieux comme tous les Provençaux.

--Ou comme les créoles,--interrompit le premier consul. Tu as fait
sourire madame Bonaparte qui vient de t'approuver d'un signe de tête.
Voyons, conte-lui tes superstitions; elle te comprendra mieux que moi.

--C'est aujourd'hui le 3 nivôse, poursuivit le marin. Le calendrier de
la République ne m'a pas fait oublier l'ancien. Le 3 nivôse répond, jour
par jour, au 24 décembre.

Joséphine s'agita brusquement sur son fauteuil.

--Le compte est juste, dit Bonaparte.

--C'est la veille de Noël, ajouta Brémond; c'est le jour de nos soupers
de famille. Je yeux avoir mon enfant avant la nuit. Je compte si bien
sur le citoyen Fouché, que j'ai commande un souper double au cabaret de
la Pomme-de-Pin, rue Thionville, pour huit heures du soir. Si je ne vois
pas mon fils aujourd'hui, il arrivera quelque malheur à lui ou à moi. Ça
ne manque jamais.

--Quel âge a-t-il ton fils? dit Bonaparte.

--Vingt ans, mon général.

--Y a-t-il longtemps que vous ne l'avez vu? dit Joséphine.

--Oh! oui!--répondit Brémond, avec un soupir qui se fondit en deux
larmes. Oui, longtemps... Mais cette histoire nous mènerait trop loin;
je la garde pour le citoyen Fouché, si mon général...

--Brémond,--interrompit brusquement Bonaparte qui venait d'écrire deux
lignes sur un billet. Je n'ai rien à refuser à un soldat blessé devant
Saint-Jean-d'Acre. Voici une signature qui t'ouvrira la porte de Fouché
et de Dubois... Tu n'as rien autre chose à me demander?

--Rien, mon général.

--Es-tu à l'abri du besoin?

--Oh! tout-à-fait à l'abri, grâce à Dieu, mon général. J'ai un petit
jardin à La Seyne et une pension de 250 francs.

--Et tu es heureux?

--Si je retrouve mon fils, je serai heureux comme un second premier
consul.

--As-tu renoncé à la mer?

--Oh! non, mon général; seulement, et toujours à cause de ma jambe, j'ai
renoncé au sabre d'abordage et au grappin; mais je me fais, dans la rade
de Toulon, des pêches superbes, à la ligne, à la _parangrote_, au _thys_
et au _bourgin_.

--C'est bien! adieu, mon brave camarade d'Égypte. Si jamais tu trouves
ta pension de retraite trop modeste, souviens-toi de l'adresse du
premier consul.

--Oui, mon général; c'est une adresse connue; aux Tuileries, place du
Carrousel, et point de numéro.

Le marin s'inclina profondément devant son général et madame Bonaparte,
frappa son coeur avec sa main, pour résumer l'expression de sa
reconnaissance dans une pantomime énergique, et sortit du cabinet du
premier consul.

Muni de cette puissante recommandation, Sidore Brémond vit toutes les
portes s'ouvrir à deux battants.

La signature de Bonaparte avait la magique vertu du rameau d'or de la
sybille, et tous les cerbères des antichambres ministérielles courbaient
leurs têtes poudrées devant la veste bleue du marin solliciteur.

Fouché, après avoir reçu Brémond avec tous les honneurs dus au billet
d'introduction, reconnut que cette affaire n'était pas de son ressort,
et il le renvoya au préfet de police Dubois, en le recommandant avec
chaleur, comme un personnage qu'il ne fallait pas livrer aux ricochets
ordinaires des gens de bureaux.

Après quelques demandes et quelques réponses insignifiantes:

--Citoyen Brémond, dit Dubois, votre fils est-il bien à Paris?

--Il y est comme vous et moi, citoyen préfet. Je l'ai vu, comme je me
vois dans ce miroir; c'était au milieu de la décade dernière. Un père
ne se trompe pas. Votre Paris, avec sa foule et ses chevaux, vous montre
un visage connu au coin d'une place, et puis il vous l'enlève quand on
croit le tenir. Dans vos rues, nous sommes mêlés comme des jeux de
cartes. On sortait du Théâtre de la Nation: je regardais la voiture du
premier consul: un gros fanal se lève tout-à-coup devant moi comme la
pleine lune; dans cette clarté, je reconnais mon fils; j'ouvre les bras,
je me précipite; une vague m'emporte à l'autre bord, et j'embrasse une
vieille ci-devant baronne qui revenait de l'émigration. Mon fils avait
disparu, comme si le diable s'en était mêlé.

--Votre fils est-il venu à Paris avant vous? demanda Dubois avec ce ton
magistral qui semble cacher au vulgaire les plus hautes intentions.

--Non, citoyen préfet. Je suis arrivé d'Égypte sur la frégate _le
Muiron_, avec l'amiral Gantheaume et le général Bonaparte. J'ai couru à
mon village pour embrasser mon fils Xavier... Depuis deux ans, il avait
disparu du pays. C'était une tête chaude, et sa pauvre mère me disait
toujours: Cet enfant nous donnera plus de pluie que de soleil...
Figurez-vous, citoyen préfet, que Xavier n'avait que quatorze ans au
siège de Toulon; eh bien! ma famille s'était réfugiée au hameau
d'Éxenos, un peu plus haut que les nuages: Xavier descendit un beau
matin au camp de Dugommier, et voulait s'engager dans l'armée de la
République! Avez-vous vu un démon comme ça? moi, je l'ai cherché
partout, je l'ai demandé partout. Si toutes les villes avaient le bons
sens de n'avoir qu'une rue, comme La Seyne, j'aurais découvert mon
Xavier; mais ici, à Paris, c'est comme si je cherchais une épingle dans
le désert des Pyramides. Aidez-moi donc, citoyen préfet: soyez ma
boussole, mon pilote, ma croix du sud; mettez-vous au gouvernail; et
guidez la barque de Sidore Brémond.

Dubois fit un sourire administratif, et balançant avec méthode une prise
de tabac inspirateur, il dit:

--J'ai pris de bonnes notes, Sidore Brémond; je suis renseigné
parfaitement. Tenez-vous tranquille, votre affaire devient la mienne. Je
vous rendrai votre fils.

--Avant ce soir, citoyen préfet?

--Avant ce soir... Où logez-vous? Sidore Brémond.

--Rue de l'Échelle, à l'auberge de _l'Ancre d'or_.

--C'est bien, je vais m'occuper de vous.

--Citoyen préfet, je vais chez moi, et j'attends mon fils.

Dubois fit un geste officiel, et regarda la porte d'un oeil
accompagnateur.

Le marin salua et sortit.




Encore le 3 nivôse.--Machine infernale.


VI.


Nous vivons encore dans la même journée.--Le premier consul se promène
à pas brusques dans son cabinet de travail, et son secrétaire
Bourrienne, assis devant une table éclairée par une seule lampe, écrit
avec l'agilité d'un sténographe.

Une nuit sombre couvre la vaste place du château.

Quelques réverbères jalonnent de points lumineux les ténèbres
extérieures, et font le semblant d'éclairer les rares piétons qui
traversent la zone glaciale du Carrousel.

Une voix timide a prononcé ces mots dans l'antichambre:

--_La voiture du premier consul est avancée_.

Bonaparte répondit par un mouvement de tête, et continua de dicter à
Bourrienne.

Les conditions posées par M. de Cobentzel, disait-il avec vivacité, sont
inadmissibles après Marengo. Je veux que l'Autriche se sépare de
l'Angleterre; je veux que le traité de paix soit établi sur les bases du
traité de Gampio-Formio. Je veux maintenir l'indépendance des duchés de
Modène et de Toscane. Je veux que l'Autriche paye les frais de la
dernière campagne. Je demande l'abandon de la rive gauche du Rhin.
L'Autriche aura l'Adige pour limite, et nous cédera Mantoue
immédiatement.

Bonaparte s'arrêta devant une fenêtre, effaça brusquement avec sa main
la brume de la vitre, et après avoir jeté sur le Carrousel un coup d'oeil
rapide, il se retourna et dit:--Je suis obligé d'aller à l'Opéra...
Bourrienne, demain matin à six heures, soyez exact... dites à Berthier,
à Lannes et à Lauriston de se tenir prêts: ils m'accompagneront à
l'Opéra.

L'expression de noble fierté qui animait le visage de Bonaparte
lorsqu'il dictait ses ordres à l'Autriche, s'effaça tout-à-coup, et fit
place à un sourire charmant. Joséphine rentrait dans le cabinet du
premier consul.

--Quelle journée de travail et d'émotion vous avez passée! dit-elle à
son mari: vous devez être bien fatigué?

--Ma chère Joséphine, tout n'est pas rose, dans le métier de premier
consul. Je suis le premier ouvrier du pays. Il ne faut pas que
quelqu'un, en France, puisse se vanter de travailler plus que moi.

--Bonaparte,--dit Joséphine d'un ton triste,--vous êtes donc bien décidé
à sortir ce soir?

--Changerais-je d'avis, Joséphine? On m'attend à l'Opéra...

--On vous y attendait aussi le soir de Ceracchi et d'Arénas, interrompit
mélancoliquement la jeune femme.

--Eh bien! que m'est-il arrivé de fâcheux ce soir-là?

--Rien, grâce à Dieu, mais.. Bonaparte,--ajouta Joséphine avec l'émotion
d'une sibylle,--la Providence cesse quelquefois de nous protéger, quand
elle nous a trop avertis... Ne méprisez point le pressentiment d'une
femme! il y a quelque chose de terrible dans l'air... ne sortez pas!

Le premier consul étendit gracieusement sa petite main vers la bouche de
Joséphine, pour l'engager à parler plus bas; et avec un sourire aussi
bienveillant que le geste, il lui dit:

--Voyez donc comme les mêmes scènes se renouvellent dans les palais!
cela me fait songer à la femme de César; elle mettait son mari, le
vainqueur de Pharsale, aux arrêts forcés.

--Eh bien! dit Joséphine, voulez-vous pousser la comparaison jusqu'au
bout?... César n'écouta point le pressentiment de sa femme, et...

--Oh! je n'accepte pas la comparaison--interrompit Bonaparte.--César se
rendait au capitole pour se faire couronner empereur, et il rencontra
les poignards des jacobins aristocrates de Rome; mais moi, je ne vais
pas chercher une couronne à l'Opéra. Je vais entendre un oratorio; je
vais protéger de pauvres artistes; je vais rappeler, par mon exemple, le
beau monde aux fêtes de la grande musique et des beaux arts. Tout est
mort en France; il faut tout ressusciter.

Joséphine frappa son front avec sa main, et se plaçant devant la porte
que le premier consul allait ouvrir, elle dit, avec une voix pleine de
mélancolie:

--Ce n'est pas le 3 nivôse, aujourd'hui, pour moi; c'est le 24 décembre,
c'est la veille de Noël, c'est une soirée de famille.

À pareil jour, on aime à s'entretenir des souvenirs de son enfance, et
de son pays natal. Vous me parlerez de votre mère et de votre île
bien-aimée, cette soeur de la mienne: soyez ce soir un homme vulgaire;
demain vous reprendrez encore cette langue superbe qui a réveillé
l'Égypte et l'Italie; aujourd'hui, 24 décembre, le soldat du Mont-Thabor
doit songer à la crèche de Bethléem!

Bonaparte s'inclina devant Joséphine et garda quelque temps le silence.

Ses yeux, qui avaient emprunté leur couleur rayonnante au golfe bleu
d'Ajaccio, exprimèrent les touchantes émotions des souvenirs de
l'enfance; car elles arrivent aussi dans ces sphères suprêmes du
pouvoir, où la gloire du présent fait tant de bruit qu'elle semble
anéantir les humbles affections du passé.

--Joséphine,--dit-il, avec un accent de sensibilité que le jeune héros
réservait aux scènes intimes,--vous êtes la femme des bonnes
inspirations; ce que vous venez de dire ne sera pas perdu. La France
était chrétienne avant d'être républicaine; je veux lui rendre sa
religion et rouvrir ses églises. Dieu a béni mes armes, et je relèverai
ses autels.

--Ah!--s'écria Joséphine radieuse de joie,--voilà une pensée qui vous
portera bonheur! Maintenant, mon ami, allez où votre devoir vous
appelle. Le Livre saint a écrit pour vous ce verset que je lisais ce
matin: _Mille tomberont à votre gauche, dix mille à votre droite, et
vous resterez debout_ [3].

[Note 3: Cadent à latere tuo mille, et decem millia à dextris tuis, à te
autem non appropinquabit.]

--Adieu, Joséphine,--dit Bonaparte en ouvrant la porte,--vous êtes la
soeur de mon ange gardien.

Le premier consul rendit à son visage cette expression d'héroïque fierté
qui ravissait le coeur de ses nobles compagnons d'armes, et rencontrant
dans la grande galerie Berthier, Lauriston et Lannes, il leur dit:

--Nous sommes un peu en retard, n'est-ce pas, mes amis?

--Le premier consul ne peut jamais être en retard, dit Lauriston;
l'horloge du château l'attendait pour sonner huit heures.

Lannes désapprouva par un haussement d'épaules cette flatterie qui avait
un parfum trop monarchique.

Les Tuileries inspirent ces choses-là même sous un régime républicain.
Ce sont les palais qui font les courtisans.

Au bas du grand escalier des Tuileries, Bonaparte donna cet ordre à
Berthier:

--Point de piqueurs en avant, l'escorte en arrière; ne jouons pas au
roi.

La voiture du premier consul partit avec une vitesse inaccoutumée.

Le cocher, nommé César, doué d'un républicanisme douteux, venait de
célébrer en famille la veille de Noël, et cet incident, qu'aucun
historien n'a remarqué, sauva providentiellement la vie au premier
consul et aux grenadiers de l'escorte.

Le cocher avait abusé des libations permises par la solennité
chrétienne, et il communiqua subitement à ses chevaux l'ivresse qui
brûlait son front.

--Mes amis,--dit Bonaparte en s'asseyant dans sa voiture,--nous allons
entendre de la belle musique ce soir, et je promets aux Parisiens de
leur donner du Cimarosa et des Bouffes. Nous sommes tous artistes dans
notre famille. Un de mes aïeux, Louis Bonaparte, qui a écrit le siège de
Rome de 1527, dont il fut le témoin oculaire, a fait aussi un traité sur
les oeuvres de Palestrina et de Carissimi; il a défendu avec son épée le
pape Clément VIII contre les païens de son époque; il a protégé sa fuite
jusqu'à Viterbe; et, après le retour du calme, il a restauré les
exécutions de Palestrina dans la chapelle Sixtine, sous le pontificat de
Paul III. Voilà donc une noblesse d'artiste et de soldat qui oblige. En
mémoire de mon glorieux aïeul Louis Bonaparte, je donnerai des temples
aux beaux arts, et je créerai un Conservatoire de musique à Paris.

Cette loi de grâce et d'amour qu'improvisait ainsi Bonaparte, lorsqu'il
allait assister à l'oratorio de la _Création du monde_, fut promulguée
au milieu de la foudre et des éclairs, comme la loi du mont Sinaï.

Aux derniers mots du premier consul, une clarté vive illumina
l'intérieur de la voiture, comme si le soleil se fût levé subitement au
milieu de la nuit.

Un formidable coup de tonnerre jaillit du pavé contre le ciel, fit
trembler la ville sur ses fondements, et déchira l'air de scories
embrasées comme une éruption de l'Etna.

Deux cataractes de vitres brisées roulèrent des toits voisins sur le
pavé de la rue.

Un immense cri d'effroi retentit autour du volcan et se perdit dans les
profondeurs de la ville; ce lugubre hurlement de tout un peuple n'avait
pas été entendu depuis le dernier jour de Pompéi.

C'était la machine infernale, allumée par Saint-Réjant sous les pas du
premier consul.

Le cocher, brave comme le héros dont il portait le nom, se courba sur
les rênes, et emporta ses chevaux, comme un attelage d'hippogriffes, au
péristyle de l'Opéra.

Un des grenadiers de l'escorte se pencha vers la portière, reçut un
ordre, et courut annoncer à Joséphine que le premier consul était sorti
vivant de cette embûche de mort.

Bonaparte se montra calme et serein dans sa loge de l'Opéra, au moment
même où le fracas de l'explosion annonçait aux Parisiens une nouvelle
tentative d'assassinat.

Des applaudissements frénétiques accueillirent le jeune héros, qui
venait de traverser, sous la garde du ciel, une zone de feu plus
terrible que le pont d'Arcole et la Tour Maudite de Ptolémaïs.

Maintenant, des hauteurs de l'histoire, descendons aux détails inconnus.

Lorsque les grandes catastrophes s'accomplissent, il y a autour d'elles
bien des scènes subalternes que le narrateur officiel dédaigne de
recueillir.

Bien des souffrances intimes, oubliées par les graves historiens,
lesquels, de tout temps, ont voué exclusivement leur plume à
l'aristocratie des infortunes humaines.

L'orchestre de l'Opéra exécutait l'oeuvre de Haydn, dans ce moment
solennel qui commençait pour la France une ère nouvelle.

La musique du maître exprimait les premiers vagissements de la nature,
après les ténèbres du chaos.

La lumière sortait de la nuit, l'homme du néant, la vie de la mort.

Un monde était crée au souffle de Dieu.

Entouré de cette mélodie céleste de la _Création_, Bonaparte préparait
son _fiat lux_ et étendait sa main sur le chaos.

C'était le 24 décembre![4]

    L'aube de Bethléem dorait le front de Rome!

Comme dit le vers sublime de Victor Hugo.

[Note 4: Il est à remarquer que la première revue passée par notre Président
de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, est l'anniversaire
demi-séculaire du 3 nivôse (24 décembre 1800).]

On vit alors quelques hommes quitter les loges et les stalles, et sortir
du théâtre avec cette nonchalance affectée qui annonce une grande
vivacité d'action.

Arrivés sous le péristyle, ils se ruèrent avec la foule vers le lieu où
le crime infernal venait de s'accomplir.

Toutes les maisons s'étaient spontanément illuminées dans la rue
Richelieu et dans les petites ruelles qui rayonnent de la rue
Saint-Honoré et aboutissent au Carrousel.

Chaque fenêtre encadrait des groupes haletants, qui interrogeaient avec
des yeux effarés les mystères de la place publique.

Le spectacle était lugubre.

On voyait passer, à la lueur des torches, des civières sanglantes,
chargées de lambeaux humains, que suivaient des enfants et des femmes,
avec des cris de désolation.

Parmi ces hommes qu'une pensée de désordre faisait sortir de l'Opéra, se
trouvait le jeune Maurice Dessains.

Avec cette candeur et cette naïveté primitives qui distinguent les
conspirateurs de tous les temps et de tous les pays, il ne vit d'abord
que des complices inconnus, dans cette foule qui encombrait toutes les
avenues de la rue Richelieu, et n'ayant pas encore apprécié le véritable
caractère de ce complot, il s'attendait à une insurrection, et n'élevait
aucun doute sur le succès.

Ce qu'il entendit en parcourant toutes les lignes de cette foule
orageuse, ne lui permit pas de garder longtemps ses illusions de
conspirateur.

Toutes les voix vomissaient des malédictions contre les assassins.

Toutes les mains étaient levées au ciel pour lui demander que la foudre
tombât sur eux.

Impossible d'accuser d'hypocrisie tout ce peuple qui fulminait cet
immense anathème et chantait la gloire du premier consul.

Il fallut bien rejeter au loin l'espoir d'un nouveau 13 vendémiaire, et
s'éloigner en toute hâte de cette foule irritée, qui cherchait sur
chaque visage suspect cette pâleur délatrice qui annonce un criminel.

Maurice Dessains se dirigea lentement vers la maison de son ami Genest,
et, chemin faisant, il apprit tous les détails de l'horrible attentat.

Au coin de la rue de Rohan, un orateur monté sur une borne racontait les
incidents du crime et en rejetait tout l'odieux sur le parti
républicain.

Maurice, plus indigné que prudent, osa donner un démenti à cette
assertion.

Des murmures menaçants s'élevèrent autour de lui, et comme les actes
allaient succéder aux paroles, il recula devant une lutte inégale et se
réfugia dans l'allée sombre de la maison de son ami.

La mansarde de la jeune et pauvre Louise était habitée par la mort et le
désespoir.

L'épouvantable explosion de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise
avait retenti dans la rue de Rohan qui en est si voisine.

Genest se galvanisa un instant, étendit sa main droite vers la fenêtre,
et murmura ces mots avec son dernier souffle:

--La bataille commence et je n'y suis pas!

Louise se précipita sur lui... Il était mort.

Maurice Dessains entra, et trouva la jeune femme sanglotant sur un
cadavre.

La pâle clarté d'une veilleuse assombrissait encore cette scène de
deuil.




La rue Mesnars.


VII.


--Quelle soirée, citoyen Alcibiade! dit Lucrèce Dorio, en jetant sur un
fauteuil le manteau de fourrure qui couvrait ses belles épaules nues, et
en s'asseyant devant un grand feu. Nous ne serons jamais tranquilles!
Cela ne finira-t-il pas!

--Ma divine Lucrèce, dit Alcibiade, en quittant son chapeau et sa canne,
et en s'appuyant du coude gauche sur l'angle de la cheminée.

--Je crois que tout le personnel du Tartare s'est domicilié à Paris. Je
viens de voir des hommes dont Pluton seul a signé les passeports;
comment voulez-vous que cela finisse? La police n'a pas le signalement
des démons!

--Eh! bien, moi, dit Lucrèce, je me permets de croire que la police
était dans le complot.

--Il n'est pas défendu de calomnier la police, dit froidement Alcibiade.

--Si tout ce que vous venez de me raconter est vrai, continua
Lucrèce,--je ne calomnie pas. Comment! la police sait qu'il y a
vingt-cinq complots tramés contre le premier consul, et elle ne place
pas un seul de ses agents sur le chemin des Tuileries à l'Opéra! La
police permet que des bandits établissent une charrette de mitraille
dans cet étroit boyau de la rue Nicaise, le coupe-gorge le plus suspect
de Paris! Il y a eu là pendant une heure, des préparatifs d'assassinat;
il y a eu une petite fille ramassée sur le pavé, dressée au piège, payée
avec mystère, et tout cela s'est accompli sans le moindre obstacle,
quand la voiture du premier consul sortait du Carrousel! Oh! rien ne
peut justifier la police! Ce n'est pas de la négligence, c'est de la
complicité.

--Nous verrons, dit Alcibiade.

--Vous ne verrez rien, poursuivit Lucrèce; rien. On découvrira deux ou
trois septembriseurs; on les pendra pour quelque vieux crime, et la
police continuera de veiller sur les jours du premier consul comme elle
a veillé ce soir... Avez-vous revu ce pauvre Maurice Dessains?

--Non, Lucrèce... Il est sorti du théâtre avec beaucoup d'autres, quand
le premier consul est entré. J'ai parcouru la rue Richelieu, la rue
Honoré, la rue Nicaise; j'ai regardé tous les visages, et je n'ai pas
trouvé trace de notre jacobin poitrinaire. Il est probablement tombé
dans les griffes de Dubois...

--Alcibiade, interrompit vivement Lucrèce, mon pauvre Maurice n'a rien
de commun avec les assassins de la rue Nicaise! ne calomniez pas cet
enfant...

--Pardon, chère Lucrèce; j'ai oublié de vous raconter un des incidents
de ce soir... Je me suis trouvé sur le passage du premier consul quand
il sortait de sa loge... En ce moment vous n'auriez pas reconnu
Bonaparte. Nous venions de le voir si calme à l'exécution de
l'_oratorio_. Ce calme était menteur. En traversant le corridor, il
ressemblait à ce Dieu de la Thrace qui épouvante les Euménides avec un
regard. Bonaparte disait à Lauriston, en serrant son bras contre le
sien: Ceci est un complot jacobin. L'hydre du 9 thermidor remue encore.
Il faut en finir avec les septembriseurs; je mettrai l'Océan entre eux
et nous!... Voilà ce que j'ai entendu. Vous voyez donc bien, ma belle
Lucrèce, que tous les jacobins sont compromis dans le complot de la rue
Nicaise, et qu'il suffit d'être reconnu jacobin pour être arrêté comme
criminel.

À ces mots la porte s'ouvrit et Tullie entra mystérieusement dans le
salon.

Alcibiade passa du sérieux au sourire, et dit d'un ton léger:

--Ah! voilà Tullie qui vient gravement à nous, le doigt sur la bouche,
comme la déesse Muta!

La femme de chambre fit un signe de maîtresse, et imposa silence au
jeune homme, puis, désignant la fenêtre, elle dit à voix très-basse:

--La police est là. J'ai vu des gens de mauvaise mine qui regardent les
numéros, sous les réverbères. On cherche quelqu'un dans le quartier.

Alcibiade allongea un pas démesuré vers un angle du salon, prit son
chapeau, et s'excusant par une pantomime incompréhensible, il salua
Lucrèce, et sortit avec l'agilité souple d'une apparition.

--En voilà un qui ne se compromettra jamais, dit Tullie à l'oreille de
sa maîtresse.

--Oh! je devine la pensée du citoyen Alcibiade, répondit tristement
Lucrèce.

--Il est rusé comme un poltron; au premier signe il devine tout, et
quand il s'éloigne brusquement, c'est qu'il a flairé un danger.
Alcibiade est un de ces hommes qui ont failli être chats.

Tullie s'assit familièrement sur un tabouret aux pieds de sa maîtresse,
et l'interrogea par un silence significatif et avec des yeux effarés.

--Oh! ne vous effrayez pas, Tullie, ajouta Lucrèce; ce danger ne vous
regarde pas. Vous êtes en sûreté ici...

--Je le crois, dit Tullie, du ton d'une femme qui ne croit pas.

--Cependant, ajouta-t-elle, j'ose remarquer, madame, que votre voix
tremble quand vous me rassurez.

Le projet d'une réponse agita les lèvres de Lucrèce, mais la réponse
n'arriva pas.

La jeune femme regarda la pendule et inclina sa tête vers la fenêtre de
la rue, pour écouter le roulement d'une voiture qui côtoya l'angle de la
maison, et se perdit dans les hauteurs de la rue Richelieu.

Quelques instants après, deux coups de marteau, suivis de deux autres,
diminués comme des échos des premiers, résonnèrent sur la pomme de
cuivre du n° 1 et firent tressaillir les deux femmes.

--Oh! il faut lui ouvrir à tout prix, dit Lucrèce en se levant avec
vivacité.

--Depuis dix ans, les femmes ont plus de courage que les hommes, dit
Tullie en courant à l'antichambre pour recevoir le visiteur annoncé par
les coups de marteau.

Il entra comme un spectre de minuit, pâle, funèbre, désolé: la vie
rayonnait encore dans ses yeux et sur les points saillants de ses joues.

Mais le corps, épuisé de douleurs, trop lourd pour la faiblesse des
pieds, semblait se dévouer, une dernière fois, au service de l'âme et
profiter d'un sursis arrivé à son suprême moment.

Il ne s'assit point; il tomba sur un fauteuil et pencha son front sous
deux larmes que la femme laissa tomber sur lui comme un baptême de mort.

--Mon pauvre Maurice!

Dit Lucrèce avec une de ces voix qui galvanisent un cadavre,

--Mon cher enfant, prenez pitié de vous... vous êtes glacé.

--Je me survis à moi-même, répondit Maurice avec un organe éteint; le
devoir, un devoir sacré m'a donné une âme nouvelle pour me traîner
jusqu'ici. J'ai deux mots à vous dire, et puis, je livre à la terre ou à
l'échafaud un corps que la souffrance a tué avant la mort.

La jeune femme prit les mains de Maurice dans les siennes, et cette
étreinte maternelle sembla le ressusciter.

L'homme qui souffre retrouve une mère dans la première femme dont il
implore le secours.

--Écoutez-moi bien, poursuivit Maurice d'un ton plus ferme, il y a en ce
moment, rue de Rohan, n° 5, une jeune femme et un cadavre; il y aura
bientôt deux cadavres si les secours n'arrivent pas. Il faut sauver la
pauvre Louise Genest; demain, elle sera morte de faim et de douleur. Son
mari était un excellent ouvrier, doreur sur métaux. Il a fait ce que
font tous les malheureux privés dé travail: il a conspiré. C'est la
seule profession qui reste à ceux qui n'en ont plus. Aujourd'hui la
société est inexorable envers les ouvriers; elle leur arrache les nobles
outils des mains, et elle punit quand ils prennent les armes du conjuré.
Mon ami Genest a frappé à la porte de tous les ateliers de luxe. Il n'y
a plus de luxe, lui a-t-on répondu. Alors, il a bien fallu mourir; il
est mort. Le grabat lui a épargné l'échafaud... Prenez soin, madame, de
la pauvre Louise, je vous confie cette bonne action, avant mon dernier
soupir; c'est le seul legs de mon testament.

Un élan du coeur se refléta vivement sur la figure de Lucrèce, et la
réponse attendue tombait de ses lèvres, lorsqu'un bruit de portes
ouvertes avec violence les fit tressaillir tous deux et suspendit
l'entretien.

Dans l'antichambre, Tullie poussa un cri aigu comme celui d'une
sentinelle surprise par l'ennemi, et six hommes armés envahirent le
salon.

Maurice et Lucrèce restèrent immobiles, et ne témoignèrent ni terreur,
ni étonnement, car, dans les époques de troubles extérieurs et
d'agitation domestique rien ne surprend les âmes fortes.

Elles s'attendent à tout sur le pavé de la rue, et dans les murs de
leurs foyers...

Georges Flamant, le chef de l'escouade de police qui occupait le salon,
était un homme de quarante ans; il exerçait sa profession depuis l'année
1786, et tous les changements d'hommes, de constitutions et de systèmes
le trouvaient debout sur toutes les ruines.

Il avait servi, avec un égal zèle, Louis XVI, la République, le
Directoire, et il s'apprêtait à servir le Consulat, en attendant les
régimes nouveaux.

Ces hommes qui se perpétuent ainsi et fonctionnent toujours, quand,
autour d'eux, toutes les machines se détraquent, ont des secrets de
conservation inconnus du vulgaire et des candides historiens.

Pourtant, à force de sagacité et d'étude humaine, on aborde le fond de
ces êtres mystérieux, et on explique leur énigme, à voix basse, de peur
de souiller ses lèvres en l'expliquant tout haut.

Ce personnage avait un corps tout composé d'angles aigus; on voyait
qu'il était né pour prendre, sans jamais pouvoir être pris.

Sa tête et son visage donnaient une idée vivante de ces formidables
_sauriens_ dont l'empreinte est restée sur les ardoises des fossiles.

Ses yeux, d'un vert mat, démesurément écartés vers les tempes,
annonçaient aussi cette faculté d'exploration vaste et continue qui
n'appartient qu'aux oiseaux de rapine.

Son teint avait cette pâleur nerveuse que donne l'énergie des passions;
ses cheveux, taillés à fleur d'épiderme, ressemblaient à la calotte
noire d'un homme d'église ou à la trace d'un coup de foudre tombé sur
la tête d'un démon.

Quand on est construit sur ce modèle, on est toujours sûr de trouver de
l'emploi dans les officines secrètes de la police.

Les types d'Antinoüs et d'Adonis en sont exclus pour vice de beauté.

Une voix lugubre, qui était bien la voix d'un pareil homme, prononça
ces mots:

--_Je vous arrête au nom de la loi_.

--Citoyen Georges Flamant, dit Lucrèce avec une ironie stridente.

--Quand une femme vous chasse, vous trouvez tout de suite un procédé
ingénieux pour rentrer chez elle. Au reste, je vous attendais. Lorsqu'il
y a des espions devant ma porte, je sais que vous n'êtes pas loin.

Et s'adressant à Maurice, elle lui dit, en lui serrant les mains:

--Ne faites point de résistance; suivez ces hommes, ne craignez rien,
vous êtes innocent. Robespierre n'est plus roi par la grâce de l'enfer;
on n'égorge plus maintenant, on juge; je paraîtrai comme témoin à votre
procès, et je révèlerai les infamies qui ont inspiré à cet homme le
guet-à-pens où vous êtes tombé cette nuit.

Maurice était sur les limites qui séparent la vie de la mort.

La honte de paraître faible lui donna un instant d'énergie factice.

Il embrassa tendrement la jeune femme et marcha d'un pas ferme jusqu'au
seuil de la maison, où stationnait la voiture qui devait le conduire à
la prison de la Force, sous bonne escorte.

Georges Flamant resta seul avec Lucrèce, et s'adossant contre une
console, il croisa les bras et regarda la jeune femme avec des yeux qui
exprimaient tout, excepté la bonté.

--Lucrèce, dit Georges Flamant avec une voix qui tremblait sur chaque
syllabe, tu sais maintenant que les portes s'ouvrent devant moi, quand
je le veux: c'est le privilège de notre état. Aussi les femmes
intelligentes se gardent bien de nous consigner à l'antichambre et de
faire évader leurs amants par la fenêtre, lorsqu'il y a un pied de neige
sur le pavé. On joue ici, chez toi, un mauvais jeu, le jeu de l'amour et
du complot. Tu aurais dû me ménager davantage, car tu dois me craindre
doublement: je t'aime et je te hais avec une égale passion. Cela
t'éclaire sur tes dangers... Voyons, c'est à toi de régler la vie que
nous devons mener ensemble. Je ferai ce que tu voudras, l'ami et
l'ennemi sont prêts.

Lucrèce appuyait ses lèvres frémissantes sur son poing droit, et
labourait le tapis avec la pointe de son pied.

--Lucrèce, poursuivit Georges Flamant, le silence est la plus irritante
des réponses. Ne sois pas ton ennemie. Aime-toi un peu, toi qui en aimes
tant d'autres. Réfléchis. Tu es au bord d'un précipice; ma bonté te
retient encore par un fil; si je le coupe, tu tombes, et tout est fini
pour toi.

La jeune femme se précipita vers le guéridon, et agita vivement sa
sonnette, pour appeler Tullie à son secours.

--Oh! ma petite ingénuité de Lucrèce,--dit Georges en riant,--tu peux
sonner le tocsin, ta femme de chambre ne l'entendra pas.

Lucrèce regarda fixement Georges, avec toutes les convulsions de
l'effroi.

--En ce moment, continua-t-il, ta complice entre à la Salpêtrière ou aux
Madelonnettes...

--Ma complice! interrompit Lucrèce, de quelle infâme calomnie, de quelle
indigne délation êtes-vous l'agent?

--A la bonne heure! dit froidement Georges; le silence est rompu... Il
n'y a pas de calomnie, ma chère petite Agnès, Tullie et toi, vous êtes
placées hors de la loi commune. On vous tolère, on ne vous protège pas.
La police a le droit de vous traiter comme bon lui semble, surtout
lorsque vous profitez de sa tolérance pour conspirer ici avec des
jacobins, des chouans et des septembriseurs.

--Vous mentez! s'écria Lucrèce! vous mentez comme un démon de luxure et
de fausseté que vous êtes!

--Ne nous fâchons pas, ma toute belle,--dit Georges avec un ton d'une
douceur effrayante,--nous allons nous expliquer à l'amiable; cela vaut
mieux.

Et il tira de sa poche une liasse de manuscrits, en poursuivant
ainsi:--Connais-tu cette écriture?... Bon! la pâleur qui te couvre le
visage me répond: Oui. Tu la connais... nous venons de faire une petite
perquisition au domicile de Maurice Dessains et de son ami Genest, et
voilà ce que nous avons trouvé: Une bonne correspondance avec les
Jacobins les plus compromis. Rien que cela. Il y a de quoi faire tomber
trente têtes sur l'échafaud. Veux-tu lire un de ces papiers?... tiens,
prends au hasard. Ce sera le dernier billet doux de ton bien-aimé
Maurice.

Une sueur froide couvrait le visage de la jeune femme, Georges continua:

--Et, maintenant, tu vas voir si je suis le démon que tu dis... Voilà
trente pièces oui conduisent demain ton Maurice à la guillotine. Si je
les jette dans ce feu, il n'y a plus de charges criminelles contre lui;
la tête de Maurice est dans tes mains: tu peux la sauver ou la perdre.
Choisis.

Georges Flamant tenait les papiers suspendus sur la braise et regardait
Lucrèce avec des yeux de tigre amoureux.




A la rue Mesnars.

(SUITE.)


VIII.


Il y a des idées secourables que Dieu nous envoie dans les situations
désespérées, comme la planche que le naufragé trouve en pleine mer,
quand ses bras de nageur ne fonctionnent plus.

Lucrèce fut soudainement illuminée par un rayon d'espoir, et sa figure,
sa voix, sa pose prirent un caractère nouveau.

--Citoyen Georges Flamant, dit-elle avec un ton dédaigneux.

--Vous êtes libre dans vos actions, même chez moi. Ainsi, il vous est
permis de brûler ces papiers, écrits par un enfant étourdi et peu
dangereux.

--Et après?--demanda Georges, d'une voix émue.

--Eh bien! après, vous serez étonné d'avoir fait une bonne action contre
vos habitudes.

--Voilà tout, Lucrèce?

--Vous êtes bien exigeant, citoyen...

Alors, si une bonne action ne vous suffit pas, vous en ferez une autre,
vous mettrez Tullie en liberté.

--Ensuite?

--Ensuite, si vous prenez goût aux choses nobles et délicates, vous vous
ferez honnête homme, quoiqu'un peu tard.

--Je ne m'attendais pas, Lucrèce, à trouver ici des leçons de morale et
de vertu.

--Flamant, à côté de vous, je me crois un ange. Pardonnez-moi mon
ambition.

--Lucrèce, vous avez des railleries charmantes, mais elles manquent
d'à-propos; vous vous faites d'étranges illusions sur votre état... je
ne suis pas venu ici pour écouter vos impertinences, mais pour vous
éclairer... J'ai trois mandats d'arrêt dans ce portefeuille; le
troisième est lancé contre vous. Un de mes agents est là dans votre
vestibule, et la voiture qui doit vous conduire à la Salpêtrière vous
attend au coin de la rue Mesnars... Vous connaissez maintenant mon
pouvoir et votre danger... Avez-vous encore quelque sarcasme en réserve
dans votre esprit?

--Citoyen Flamant, dit la jeune femme avec le plus grand calme.

--Vous avez admirablement combiné votre affaire; vous avez tout prévu:
vous méritez de réussir. Une seule chose a échappé à votre intelligence;
le plus rusé démon ne s'avise jamais de tout. Le rôle que vous jouez si
bien n'est pas nouveau; vous refaites ce que mille autres ont fait avant
vous, et avec succès, dans les dernières années de la Terreur. Une
femme, poursuivie par la brutale passion d'un homme, se trouve
compromise dans l'horrible position où je suis; pour sauver la vie des
siens et pour se sauver elle-même, elle succombe: c'est inévitable,
c'est obligé, c'est attendu. Eh bien, citoyen démon, je veux coudre une
variation à cette histoire uniforme.... faites avancer la voiture de la
prison: je vous suis, emmenez-moi.

La jeune femme se leva vivement, prit son manteau fourré, rabattit le
capuchon de soie noire sur sa tête, et fit le signe résolu qui veut
dire:

--Précédez-moi, je vous suis.

Flamant resta interdit, comme le pilote qui sur une mer unie trouve un
écueil que la carte n'a pas prévu.

--Pauvre femme! pauvre étourdie!--dit-il après réflexion; vous ne savez
donc point où va vous conduire ce premier pas que vous faites?

--S'il ne me conduit pas dans vos bras, j'accepte l'échafaud, répondit
Lucrèce d'un ton résolu et écrasant.

Pour modifier un peu l'héroïsme de cette réponse, l'historien est obligé
de dire que la jeune femme comptait sur l'expédient secret dont nous
avons parlé plus haut, et qui s'expliquera plus tard, comme l'exige
l'intérêt du récit.

--Belle Lucrèce, dit Flamant, avec une voix où le fiel s'enduisait d'une
couche mielleuse, vous consentez donc à quitter ce boudoir voluptueux,
ces meubles de satin, ces lambris d'or, pour le cachot fétide, le grabat
de paille des criminels? Vous consentez à mourir jeune, belle, adorée, à
passer de votre lit de soie sur la planche de l'échafaud, et de la main
qui vous caresse à la main qui vous tue? Réfléchissez, Lucrèce. Des
femmes aussi jeunes, aussi belles que vous, et bien plus honorées, ont
trouvé un peu de paille pour leur dernière couche, et pour dernier amant
le bourreau!

--Eh bien, dit Lucrèce, voilà justement ce qui me donne la force et ce
qui fait ma consolation. Vous n'aviez pas besoin de me rappeler ces
glorieux exemples, je les savais par coeur, et j'y songeais en ce moment.

--C'est incroyable! dit Georges en frappant ses mains l'une contre
l'autre.

Vraiment, je ne comprends pas...

--Ah! dit Lucrèce, vous ne comprenez pas! et moi, je vous comprends
très-bien. Les hommes ont de singulières idées sur les femmes! Certes,
je n'aurais garde de faire parade de ma pruderie et de ma vertu. J'ai
été prodigue du bonheur que je puis donner aux autres, et je ne me
repens pas d'une vie qui n'a rendu malheureuse que moi. Si un sourire
de mes yeux, si un souffle de mes lèvres pouvait rendre la vie à un
homme inconnu, tombé à mes pieds dans une agonie d'amour, je relèverais
cet homme en lui disant: Vivez! Mais vous, Georges Flamant, s'il fallait
choisir entre la première de vos caresses et le dernier coup de hache du
bourreau, je n'hésiterais pas un moment: j'embrasserais la hache, et je
vous repousserais. Voilà les femmes! Des hommes comme vous ne les
comprendront jamais.

--Lucrèce,--dit Flamant, avec une voix agitée par une colère sourde,
--de plus fières que vous se sont un jour humiliées. Vous êtes en mon
pouvoir, comme une esclave. Votre état vous met en dehors de toute
protection. La loi ne s'est occupée de vous que pour vous flétrir et
vous inhumer de votre vivant. Vous n'avez pas même un nom, car celui que
je vous donne ne vous appartient pas. Regardez autour de vous: il y a un
désert et moi. Votre énergie de ce moment n'est qu'une colère folle.
Trois nuits d'insomnie, un grabat de paille infecte et le régime du pain
noir affaiblissent les plus forts et apprivoisent les plus fous.
Lucrèce, nous nous reverrons. Aujourd'hui, vous refusez mon amour;
demain, je vous accorderai ma pitié.

Flamant fit un geste brusque, et marcha vers la porte du salon.

--M'est-il permis, dit Lucrèce, d'écrire quelques lignes et d'apporter
à la prison ce qui m'est...

--Rien ne vous est permis,--interrompit brutalement Georges. Suivez-moi.

Il ouvrit la porte et dit à l'agent qui se promenait dans l'antichambre:

--Ici, Jean Bon-OEil. Écoute. Tu garderas cet appartement toute la nuit.
Demain, au jour, nous viendrons apposer les scellés partout.

Jean Bon-OEil, espèce de lévrier, habitué à marcher sur deux pattes,
entra dans le salon, ferma la porte, et, transi de froid comme tous les
animaux de son espèce au mois de décembre, il s'étendit voluptueusement
sur le tapis, devant les chenets, et s'endormit.

Flamant conduisait sa victime à la prison.

Le portier, se croyant enfin délivré des soucis de cette orageuse
soirée, réfléchissait profondément dans sa loge, et se soumettait à un
sévère examen, pour se demander s'il n'avait rien dit ou fait pour se
compromettre aux yeux de la police, lorsqu'un violent coup de marteau
asséné par une main despotique, ébranla le vestibule, comme un coup de
foudre égaré au milieu de l'hiver.

La main qui tira le cordon tremblait sur ses cinq doigts.

Un homme entra, et sa respiration orageuse annonçait quel genre de voix
allait éclater aux oreilles du portier.

--C'est ici que demeure la citoyenne Lucrèce Dorio?

Demanda le nouveau visiteur avec un organe de mistral.

--Oui, répondit le portier, toujours persuadé qu'on n'est jamais
compromis par un monosyllabe.

--Au rez-de-chaussée?

--Oui.

Le nouveau venu se précipita vers la porte indiquée, l'ouvrit comme s'il
l'eût enfoncée, et s'arrêta un instant sur le seuil, comme s'il eût été
ébloui par le luxe merveilleux du salon où il entrait.

--Il n'y a personne ici? cria-t-il en avançant de deux pas.

À cette interrogation, qui aurait réveillé les morts comme une trompette
de Josaphat, l'agent de police, endormi devant la cheminée, se leva
nonchalamment et frotta ses yeux qui refusaient de s'ouvrir.

--Je suis Sidore Brémond, natif de La Seyne, dit le marin, et je viens
ici chercher mon fils qui a changé de nom, comme tout le monde, et qui
s'appelle Maurice Dessains.

Jean Bon-OEil regarda le marin avec un sourire de faune railleur, et
s'assit en couvrant ses jambes longues et grêles des vastes draperies
de sa redingote chamois.

Sidore Brémond poursuivit:

--J'ai attendu la réponse du citoyen préfet jusqu'à présent, à l'hôtel
de _l'Ancre-d'Or_, et voici le billet que je reçois........ «Votre fils,
sous le nom de Maurice Dessains, est en ce moment chez la citoyenne
Lucrèce Dorio, rue Mesnars, 1. S'il en est temps encore, faites-le
sortir tout de suite et quittez Paris avec lui cette nuit même...»

--Eh bien!--continua le marin, en frappant l'épaule de l'agent de
police, que dites-vous de cela?

Jean Bon-OEil haussa les épaules et poussa un rugissement sourd.

--Je crois que ce citoyen se moque de moi, dit le marin dans un _a
parte_ menaçant.

--Êtes-vous muet, citoyen?

Un râle strident courut entre les larges lèvres du limier de la police,
et son regard, obliquement braqué sur le marin, prit une expression
fauve qui était l'éclair d'un coup de foudre.

--Tu me menaces! dit le marin en dégourdissant son bras droit. Tu crois
me faire peur avec ta face d'excommunié? J'en ai bien vu d'autres!
Prends garde! j'ai la peau sensible et le poignet dur comme un cabestan.
Si je te cueille entre mes deux doigts, je te fais faire un demi-cercle
dans l'entrepont, et je t'envoie à tribord, comme une gargousse qui a
perdu son boulet.

--Et moi! cria le sbire d'une voix sifflante, je t'arrête au nom de la
loi.

Et il saisit vivement le collet de la veste bleue du marin.

--Ah! tu m'arrêtes! dit le marin; et moi je te coupe, avec un boulet
ramé, comme un mât d'artimon.

Cela dit, Sidore Brémond étreignit le sbire dans ses deux mains, comme
dans un étau, et le renversant dans toute sa longueur sur le tapis, il
ajouta:

--Si tu fais un geste, je t'étends sous la cheminée, et je te rôtis des
deux côtés comme saint Laurent... À présent, tu vas me répondre, et tout
de suite..... Le citoyen Dubois, qui sait tout, m'a assuré que mon fils
est ici. Donc il y est. Cette citoyenne Lucrèce Dorio est sa maîtresse,
ou quelque chose comme ça: je le devine sans être sorcier. Je devine
aussi que mon fils court de grands dangers avec dette citoyenne qui veut
se faire épouser par lui, demain. C'est pour sauver mon fils de ce
mariage que le préfet de police me lance ici comme une bombe; me voilà.
Où est mon fils?

--Vous voulez le savoir?--dit Jean Bon-OEil, étouffé sous le genou du
marin.

--Parle donc.

--Et quand vous le saurez, vous sortirez d'ici?

--Oui.

--Votre fils a été arrêté ce soir.

--Arrêté par qui?

--Par la justice.

--Quelle justice?

--La nôtre.

--Arrêté, pourquoi?

--Comme jacobin et conspirateur.

--Tu mens; c'est impossible...--Fais-moi parler à la citoyenne Lucrèce
Dorio...

--Elle est arrêtée aussi...

--Ne bouge pas, reste à l'ancre; je vais interroger le portier.

Le marin sortit du salon, et le portier, chassé du retranchement
ordinaire des monosyllabes, finit par confirmer la triste vérité à
Sidore Brémond.

Le malheureux père resta quelque temps immobile de stupeur.

Et, comme on lui fit observer qu'un étranger ne pouvait passer la nuit
dans la maison, il se dirigea lentement vers la porte, et, quand il se
trouva dans la rue, sa première idée fut de courir chez le citoyen
préfet Dubois.

En ce moment, minuit sonnait à l'horloge de l'arcade Colbert.

Sidore Brémond secoua tristement la tête comme pour se dire à lui-même
qu'une visite au préfet de police était impossible à une heure aussi
avancée.

Il renvoya donc cette visite au lendemain.

Comme il se dirigeait vers la rue de l'Échelle, en passant dans la rue
Traversière-Saint-Honoré, il s'arrêta pour prêter l'oreille à un groupe
de nouvellistes que les patrouilles n'avaient pas encore dispersés.

--Je vous affirme, disait une voix, que le complot est tout royaliste.

La machine a été faite en Angleterre par le neveu de Demerville qui est
un chouan reconnu.

--Eh bien! moi, disait un autre, je tiens de bonne source que le fils de
l'ex-marquis de Soubrany et le frère de Romme, ont été vus avant hier
rue de l'Amandier, dans la remise d'un charron...

--Qu'est-ce que ça prouve? Interrompit une voix impatiente,

--Moi aussi j'étais chez un charron avant-hier.

--Oui, continuait l'autre, mais tu n'as pas commandé à ce charron des
roues creuses et une petite voiture suspecte, et tu n'as pas conspiré,
toi, contre les thermidoriens, comme les Bourbotte, les Goujon, les
Romme et les Soubrany.

--Il y a des uns et des autres comme au 13 vendémiaire, hasardait
timidement quelqu'un.

--Pas du tout, remarquait un homme instruit.

Au 13 vendémiaire, il n'y avait que des royalistes, et la preuve c'est
que les trois colonnes qui marchaient sur la Convention étaient
commandées par deux généraux vendéens, Lafont et Dahican.

--C'est juste! observèrent plusieurs voix.

--Cependant un commissaire de police vient de me dire,--observa un
nouveau venu, qu'on a arrêté ce soir des hommes de tous les partis, et
même des femmes.

--Allons donc, des femmes! dirent quelques voix d'incrédules.

--Oui, des femmes! continua l'autre; j'ai vu la police entrer rue
Mesnars, 1, et en sortir avec deux prisonniers: une femme, une femme
superbe! et un jeune homme, maigre et pâle, qui avait une tournure
aristocrate comme un fils d'émigré.

Sidore Brémond n'eut pas la force d'en entendre davantage.

Il essuya deux larmes qui brûlaient ses joues, et leva les yeux au ciel,
comme font tous les marins du Midi aux heures d'angoisse.

Puis il reprit lentement le chemin de l'auberge de _l'Ancre-d'Or_.




La transportation.


IX


Dans les premiers jours de février 1801, la corvette _l'Églé_ sortait de
Rochefort par une bonne brise qui jouait dans toutes ses toiles, et la
faisait voler comme un goëland sur l'écume de la mer.

En mettant quelques-uns de ses passagers en scène, nous comblerons la
lacune des détails intermédiaires, et rien ne manquera au récit de ce
qui doit le rendre complet:

--Nous marchons très-bien, dit un jeune homme, en se retournant du côté
du pilote, comme s'il eût voulu entamer tout de suite une conversation.

--Nous filons dix noeuds, dit le pilote sans avoir l'air de répondre.

--Dix noeuds?... eh! dit le passager, comme s'il eût compris.

--Nous courons bâbord-amures, depuis un quart-d'heure, dit le
timonier; le vent vient de sauter du nord-nord-ouest au sud-est.

--Ah! fit le passager avec un geste qui voulait indiquer la variation du
vent, et qui la prenait au rebours.

--Citoyen, demanda le pilote, est-ce la première fois que vous naviguez?

--Oui, timonier.

Pendant ce début d'entretien, le passager et le pilote avaient l'air de
parler au hasard, sans trop se préoccuper de ce qu'ils disaient.

Chacun d'eux portait sur sa figure et dans ses yeux cette expression
indécise qui veut dire: Je ne sais trop où j'ai vu cet homme, mais je
l'ai vu quelque part.

Enfin, le pilote formula, le premier, cette pantomime en paroles, et le
passager lui dit:

--Il faut que vous soyez excellent physionomiste, si vous me
reconnaissez, car moi qui me suis connu toute ma vie, je ne me reconnais
plus, quand je passe devant un miroir.

--Oh! c'est parce que vous avez changé d'habit, peut-être...

--J'ai changé de tout, mon brave timonier. Mon costume et ma toilette
m'auraient trop gêné en mer. J'ai taillé mes cheveux à la Titus; j'ai
pris un large pantalon, en sacrifiant la beauté de ma jambe, et j'ai
adopté la carmagnole et les souliers à cordons.

Le pilote donna un coup de poing sur la barre du gouvernail, et s'écria:

--J'y suis maintenant, c'est vous!

Puis sa figure prit une expression étrange, et ses lèvres se fermèrent
hermétiquement, comme s'il eût regretté une imprudente exclamation.

--Mais c'est bien vous! dit le passager....

Le timonier se leva vivement, et prononça un _chut_ étouffé par la
prudence et accompagné du geste impérieux qui ferme la bouche qui va
parler trop haut.

--Vous êtes donc ici en contrebande? demanda le jeune homme, en se
rapprochant avec mystère de son interlocuteur.

--Vous êtes un honnête homme? dit le marin.

--Je ne suis que cela.

--Continuez... car au moindre écart, mon beau damoiseau, je vous envoie
par dessus les _bastingages_, dans la République des requins.

--Ah! mon brave pilote, dit le passager en riant. Vous êtes un ingrat.
Vous avez donc oublié que je vous ai soutenu dans mes bras au tribunal,
quand vous avez entendu prononcer la condamnation de votre fils, et que
je vous ai accompagné à votre auberge de l'_Ancre d'or_....

--C'est vrai, interrompit le marin avec émotion.

--Mais, excusez-moi; j'ai ici auprès de moi un trésor, et je tremble de
me le voir enlever à la moindre indiscrétion.

--Votre fils Maurice est parmi les déportés de Madagascar.

--Oui.

--Dieu soit béni! Il a évité Cayenne... Il est vrai que Madagascar n'a
pas aussi une très-bonne réputation de salubrité.

--Pardon, citoyen passager, j'ai oublié votre nom... ou pour mieux dire,
je ne l'ai jamais su.

--Michel-Ange Saint-Blanchart, et depuis l'an II, Alcibiade tout court.

--Moi, je suis Sidore Brémond, de la Seyne.... marin, de père en fils,
depuis l'arche de Noé... Ainsi, je connais Cayenne et Madagascar comme
les deux pouces de mes mains. À Cayenne, il y a des maladies de foie, à
Madagascar, il y a des fièvres qui tuent. Quand la justice déporte des
criminels, elle ne les envoie pas dans des paradis terrestres. Elle
choisit, sur la carte, ce qu'il y a de mieux dans le mal, et sa clémence
est pire que la cruauté. Le bourreau tue d'un seul coup; le climat n'est
pas aussi expéditif, il lui faut un an pour la même opération...

--Aussi, interrompit Alcibiade, je compte bien traverser Madagascar
comme un oiseau de passage, et aller m'établir ailleurs.

--Pas si vite citoyen Alcibiade, dit le marin en secouant la tête. Il y
a des hommes qui valent mieux que leur réputation. Madagascar est comme
ces hommes. Je connais cette île comme le fond de ma bourse quand elle
est vide. J'ai relâché deux fois à Port-Dauphin, et à Nossy-Bay quand je
naviguais sur _le Solide_ de la maison Élysée Baux, capitaine Marchand;
Dieu veuille avoir son âme!

--Il est mort?

--Non, il s'est tué... Je puis donc, citoyen Alcibiade, vous rassurer
tout-à-fait sur Madagascar. Cette grande île a son bon côté comme votre
femme, si vous en avez une. Ne craignez rien. Quand le moment viendra
nous en parlerons. Le capitaine Marchand (que Dieu ait son âme)! me
disait toujours: Sidore, quand tu verras des caquiers entre les
tropiques, tu peux dire: Cette terre est habitable pour l'homme. Le
caquier est un arbre qui produit des fruits rouges et d'une chair
délicieuse qui craignent le mauvais air comme nous chrétiens. Je sais,
à Madagascar, un coin où les caquiers sont aussi nombreux que les pins
dans le bois de Cuges. C'est là que je déposerai mon pauvre fils Maurice
et j'espère bien qu'il vivra...

--Permettez-moi de vous dire, interrompit Alcibiade, que je connais
beaucoup le citoyen votre fils; c'est un jeune homme très-distingué,
plus étourdi que coupable, et très-sobre de caractère, comme tous ceux
qui ne jouissent pas d'une bonne santé. Donnez-moi des nouvelles toutes
fraîches de ce pauvre Maurice Dessains? Comment se porte-t-il
maintenant?

--Aussi bien que possible, grâce à Dieu! Les mêmes choses qui tuent les
uns font vivre les autres. Toutes ces secousses l'ont ranimé.
_L'agitation du malheur boucane l'homme_, comme disait Vilepran, le
flibustier de Saint-Domingue; et quand nous sommes ainsi _boucanés_,
l'âme ne trouve pas une brèche pour sortir de notre corps... Ce matin,
j'ai questionné avec insouciance le médecin du bord sur la santé de
quelques déportés, pour savoir des nouvelles de l'état de mon fils.

--Ce jeune homme, m'a-t-il dit d'un ton de prédicateur, a de précieuses
ressources; il a des tubercules au poumon, c'est évident, mais il y a
chez lui une vigoureuse réaction de jeunesse, qui, secondée par le
changement d'air, cicatrisera les tubercules. Je pourrais même affirmer
qu'il débarquera au port de Madagascar, en ne conservant de lui que son
nom, comme cela est arrivé au navire _Argo_, qui, ayant été radoubé
vingt fois dans la traversée, laissa en mer toute sa vieille charpente,
et ne garda du départ que les quatre lettres d'_Argo_.

--Comment! dit Alcibiade, nous avons ici un docteur de cette force-là?
j'en aurai soin... Continuez, citoyen, je veux savoir ce qu'a dit votre
fils quand il vous a retrouvé ici.

Le marin fit un sourire dont la parole allait traduire la singulière
expression.

--Vous n'avez donc pas lu, citoyen Alcibiade, l'ordre du jour que le
capitaine a placardé au grand mât?

--Non. J'ai bien vu le placard; mais, comme j'ai six mois pour le lire,
je ne me suis pas pressé.

--Diable! il faut lire les ordres du jour, citoyen Alcibiade: celui dont
je vous parle défend à tous les hommes de l'équipage d'adresser la
parole à un transporté, sous peine de mort.

--Comment, dit Alcibiade, vous allez voyager avec votre fils jusqu'au
bout du monde, et il ne vous sera pas permis de lui dire un mot sans
courir le risque d'être pendu à la grande vergue comme un forban!

--Ah! citoyen Alcibiade, les capitaines ne plaisantent pas. Ce sont des
despotes et des tyrans, salés par l'air de la mer, et doublés en cuivre
comme leurs vaisseaux; ce sont les martyrs du devoir: ils se pendraient
eux-même s'ils se surprenaient parlant à un déporté par distraction.

--C'est incroyable, dit Alcibiade, que sous un régime de République...

--La République, interrompit le marin, n'existe que sur la terre et au
ciel, mais en mer elle jetterait bientôt son bonnet par-dessus les mâts.
En mer, il n'y a qu'une bonne tyrannie qui puisse nous donner la
liberté. Moi, je suis marin, et je suis partisan du despotisme à bord.

--Ainsi, mon brave timonier, vous vous résignez à voir votre fils à
distance pendant un mois?

--Sans doute... d'ailleurs j'ai juré d'être un modèle de bonne
conduite...

--À qui avez-vous juré cela?

--Au premier consul.

--Vous connaissez le premier consul?

--Parbleu! il a servi avec moi en Égypte.

--Charmant! le marin... et le premier consul sait que vous avez un fils
dans les cent trente déportés qui sont partis de Nantes et de Rochefort?

--Non, non, non, citoyen Alcibiade; jamais je n'aurais eu la force
d'avouer à mon général la faute de Maurice;... mais j'ai profité de la
protection que le premier consul m'accorde pour obtenir, en vingt-quatre
heures, du ministre de la marine la place de pilote à bord de l'_Églé_.
Dieu fera le reste. J'ai obtenu même la permission de rester à
Madagascar, si cela me convient, et nous avons ici un pilote pour me
remplacer...

--Ainsi quand vous rencontrerez, sur le pont, votre fils, vous ne lui
parlerez pas?

--Oui, citoyen Alcibiade...

--Ce sera fort, pilote Brémond! Je n'ai pas l'honneur d'être père de
quelqu'un comme Maurice, mais je sais bien qu'il me serait impossible
de fermer ma bouche et mes bras devant un tel fils, d'ici à Madagascar.

--Citoyen Alcibiade, nous sommes, nous, de vieux républicains trempés
dans les eaux de Syrie, comme des lames d'acier. On nous répète à chaque
instant qu'il s'est trouvé à Rome un père qui a tué son enfant
conspirateur. Il m'est encore plus facile de ne pas embrasser le mien,
et de le traiter en inconnu pendant six mois. Mon sacrifice à la patrie
est plus léger, n'est-ce pas?

--C'est juste, Sidore Brémond; je n'avais pas songé à Brutus; merci de
la leçon.

--Soyez tranquille, je vous en apprendrai bien davantage, avec le temps,
citoyen Alcibiade. J'ai fait deux fois le tour du monde. J'ai couru les
mers avec d'Estaing, Lapérouse, Surcouf, Marchand et Brueys. J'ai parlé
à tous ces grands hommes comme je vous parle à vous. Mon éducation, vous
voyez, n'a pas été faite chez un maître d'école de village, et comme je
ne suis pas né trop bête, ainsi que tout marin du Midi, j'ai profité des
leçons de mes précepteurs. Vous verrez.

--Allons! dit Alcibiade, j'entre à votre école, et je viendrai m'asseoir
sur ce banc tous les jours... de quelle manière pourrai-je payer vos
leçons, mon cher pilote?

--Vous serez pendant toute la traversée le père de mon enfant. Vous
n'appartenez pas à l'équipage, vous: il ne vous est donc pas défendu de
parler à nos déportés. Eh bien! vous pourrez m'être utile et me rendre
service tous les jours.

--De grand coeur, Sidore Brémond,--dit Alcibiade en serrant la main du
pilote.

--Et pour commencer, poursuivit le marin, rendez-moi un premier
service... Descendez à l'entrepont; passez, comme par hasard, devant la
cabine n. 3; causez un instant avec Maurice, et revenez me donner de ses
nouvelles. Je brûle de savoir comment il supporte la mer.

Alcibiade exécuta sur-le-champ l'ordre paternel avec beaucoup de
délicatesse, et vint rendre ainsi compte de sa mission:

--J'ai vu Maurice; il dort dans sa cabine, et son sommeil paraît fort
tranquille. J'ai bien regardé surtout son visage; rien n'y annonce la
souffrance intérieure; toutes les lignes en sont calmes, et la
respiration est douce, comme celle d'un enfant au berceau.

--Merci, merci, dit le marin en riant avec des larmes.

--Oh! la mer! la mer! quel médecin du bon Dieu! quand elle ne tue pas
sur le coup, elle donne la force et la vie! le capitaine Marchand disait
quelquefois: _La mer guérit de tous les maux de la terre_.

Il avait bien raison!... J'en ai tant vu de miracles comme celui-là!...
Vous l'avez connu bien souffrant, mon fils, n'est-ce pas, citoyen
Alcibiade?

--Je l'ai connu agonisant; mais je voyais dans ses yeux, qu'il y avait
de la ressource chez lui.

--Excusez-moi si je vous accable de questions, les pères sont comme
ça... Avez-vous connu les relations de Maurice avec une femme de la rue
Mesnars?

--Oui, répondit Alcibiade, avec un violent effort.

--Qu'est-ce que c'est que cette femme-là?

--Cette femme... Oh! une très-bonne femme... une femme du monde... du
grand monde... la citoyenne Lucrèce Dorio.

--A-t-elle été jugée comme complice de mon fils?

--Oh! la police a étouffé cette affaire. Avec les femmes, la police ne
se gêne pas. On les emprisonne, et tout est dit. On économise ainsi les
avocats et le papier timbré... La citoyenne Lucrèce Dorio est aux
oubliettes... _Quintidi_ dernier, avant de partir, j'ai fait encore une
tentative pour découvrir cette pauvre Lucrèce. J'ai perdu mes pas.

--Mais pourquoi diable aussi les femmes conspirent-elles? C'est un
métier d'homme, et encore il ne vaut rien.

--Lucrèce Dorio ne conspirait pas du tout, dit Alcibiade avec vivacité.

--Et pourquoi donc l'a-t-on arrêtée avec mon fils! Ces injustices sont,
sans doute, ignorées du premier consul?

--En France, nous sommes encore un peu dans le chaos; tout n'est pas
bien débrouillé. Aussi je vais à Madagascar pour donner le temps à la
justice de se faire juste, et à l'horizon de se faire clair.

--Ah! dit le marin, en jetant les jeux vers l'échelle des
écoutilles,--voilà une découverte à laquelle je ne m'attendais pas! Nous
avons des passagères à bord!

--Il y en a même de fort jolies, dit Alcibiade... Elles viennent prendre
l'air sur le pont.

--Elles paraissent bien tristes, ces pauvres femmes, dit le
marin;--sont-elles déportées aussi?

--Non, dit Alcibiade avec embarras.--On est toujours triste quand on
quitte son pays... La gaîté leur reviendra bientôt, j'espère... Me
permettez-vous, mon brave pilote, d'aller causer un instant avec
quelques-unes de ces passagères?

--Ah! citoyen Alcibiade, dit Brémond en riant, la traversée ne vous
paraîtra pas longue, au milieu de cette cargaison.

Le jeune homme salua légèrement le pilote d'un double signe de main et
de tête; comme pour lui dire:

--A bientôt.




Physionomie du bord.


X.


Nos jeunes passagères s'étaient assises sur une longue banquette du
côté de la poupe du vaisseau, et, comme les femmes dont parle Virgile,
_elles regardaient la mer en pleurant_ [5].

[Note 5: _Pontum adspectabant flentes_.]

Une d'elles, placée à l'écart sur un amas de toiles et de câbles, ne
pleurait pas; mais ses yeux ressemblaient à deux sources taries qui
n'ont plus rien à donner; ils avaient la teinte de l'épuisement.

Cette pauvre créature ne rencontrait aucune distraction dans un
spectacle si nouveau pour elle.

Dans ce merveilleux mouvement qui emporte une planche sur l'abîme.

Dans les chants des matelots délivrés de la terre.

Dans les murmures des voiles, des pavillons, des flammes, des cordages,
des vergues, qui sont les cris de joie du vaisseau, qui part, sous de
beaux auspices, entre le double azur de l'Océan et du ciel.

Notre jeune passager Alcibiade s'arrêta respectueusement à quelques pas
de cette femme, qui lui fit un de ces saluts imperceptibles, remarqués
de ceux qui les reçoivent.

--Eh bien, Louise, comment vous trouvez-vous?

--Un peu mieux... merci, répondit la jeune femme, avec un sourire qui
venait de la source des larmes.

--Un peu de patience, ma pauvre Louise, croyez-moi. Je n'arrive pas ici
pour vous consoler. Les consolations viennent du temps, et non pas des
hommes. Vous avez tout souffert déjà, si jeune, et vous n'avez plus rien
à connaître dans le malheur, que la guérison.

--Citoyen Alcibiade, partout où je vois des hommes, je vois des
insultes... Dites-moi, y a-t-il encore ici quelques affronts à recevoir?

--Ici, Louise! oh! ne craignez rien. Vous êtes entourée d'honnêtes gens.
Ce vaisseau est un asile pour vous. Chaque matelot serait au besoin
votre protecteur. Vous verrez, en voyageant, des pays sauvages, mais
soyez tranquille, vous ne retrouverez nulle part votre mansarde de la
rue de Rohan.

--Mais je retrouverai partout mes souvenirs, dit Louise avec un accent
de mélancolie mortelle.

--Vous vous en créerez de nouveaux, et ceux-là chasseront insensiblement
les anciens. Dans un long voyage, chaque jour crée des souvenirs
préparés pour le lendemain: au bout de six mois notre tête en sera
pleine à tel point que notre existence parisienne ne sera plus qu'un
rêve. L'essentiel est de ne pas se laisser écraser par le présent, car
l'avenir ne se charge de notre guérison qu'à condition que nous serons
assez forts pour l'attendre. Rappelez-vous, Louise, le jour où je vous
ai vue pour la première fois; c'était au commencement de la décade
dernière. Vous aviez subi en peu de temps tout ce qu'une femme ne peut
pas subir; vous aviez perdu votre mari Genest, et votre protecteur
Maurice Dessains; vous étiez sans pain, sans asile, sans ressources, et
pourtant votre jeunesse se rattachait à la vie, et se cramponnait au
bord du tombeau pour ne pas y descendre.... Ne rougissez pas de ce que
vous avez fait ensuite, pauvre Louise. Il est si doux de vivre quand on
est jeune!... Vous avez cru trouver un ami généreux dans le premier
homme qui s'est présenté à vous, et vous n'avez rencontré qu'un secours
de passage, un abandon, une honte. Ce premier ami était un scélérat qui
fait métier de ces infamies, et qui se protège lui-même avec un autre
métier. Alors il vous est arrivé, Louise, ce qui est arrivé à bien
d'autres: l'égoïsme vous ayant refusé une assistance désintéressée, il
a fallu vous donner pour recevoir, triste échange que vous n'avez pas
voulu continuer, et qu'une révolte sublime contre vous-même a chassé de
votre maison! Vous avez appelé à votre secours le repentir qui purifie
et la mort qui délivre, et je me suis trouvé sur votre chemin pour vous
relever avec une parole d'espoir et vous montrer une vie nouvelle dans
un monde nouveau. Comparez maintenant le dernier jour de votre mansarde
et le premier jour de ce voyage, et vous verrez que le progrès vers le
bien est déjà très-grand, et qu'avec un peu de courage, votre
convalescence d'aujourd'hui s'appellera guérison demain.

Louise inclina la tête en signe d'approbation et regarda son jeune
bienfaiteur avec des yeux où rayonnaient ces actions de grâces qui
partent de l'âme.

Le jeune homme lui fit un léger salut de la main, et continua cet
entretien dans le voisinage, avec d'autres passagères de l'_Églé_.

Nous connaîtrons mieux bientôt cette mystérieuse mission que le citoyen
Alcibiade se donnait, et qui ne pouvait être inspirée que dans ces
terribles époques où la société en péril confie son salut à toutes les
intelligences et à tous les dévouements.

Au reste, nous n'inventons pas, nous racontons, pour la première fois,
ce que l'histoire a oublié.

L'histoire oublie à peu près tout, excepté l'ennui.

En ce temps-là, il y eut donc des juges qui se rassemblèrent dans une
de ces salles froides, sombres, humides, qu'on appelle un tribunal.

Ces juges, mal payés, mal nourris, mal logés, mal mariés, étaient
descendus des quatrièmes étages de ces rues hideuses qui avoisinent le
Palais-de-Justice.

Ils avaient apporté au tribunal leurs ennuis, leurs soucis, leurs
souffrances, leurs haines, leurs petitesses, et, sans trop examiner la
cause des innocents et des coupables, comme l'histoire les en accuse,
ils condamnaient à la déportation tous les prisonniers que la police
leur présentait, et qui n'avaient nullement trempé dans le complot
infernal de la rue Saint-Nicaise.

Or, pendant que ces mêmes juges continuaient à traîner leur ennuyeuse
vie dans la boue infecte des carrefours du temple de Thémis, et dans les
brouillards distillés en pluie sur l'ardoise de leurs mansardes, un
vaisseau emportait les condamnés vers les régions splendides de
l'Équateur.

Parmi ces malheureux, il s'en trouva qui ne voulurent plus se
reconnaître pour tels, et qui même osèrent jeter sur leurs juges des
regards de commisération du haut de cet Océan qui les berçait dans les
flots d'azur et de soleil, en leur promettant des rivages où la terre
nourrit l'homme sans lui demander son sang et sa sueur.

Au milieu du jour, quand les premières brises du printemps accoururent
du Tropique avec les exhalaisons embaumées de la mer et des fleurs, les
déportés s'enivrèrent au spectacle de cette création immense qui
semblait n'exister que pour eux.

Ils ouvraient avec délices leurs lèvres à cet air divin qui les
purifiait des souillures des villes, et renouvelait leurs âmes et leurs
corps, et toutes ces têtes ardentes, où fermentait l'exaltation
politique, se remplirent de rêves délicieux qui, sans doute, allaient
s'accomplir à cet horizon splendide que la proue du vaisseau leur
désignait comme le doigt du géant des mers.

Le spectacle le plus touchant qu'un voyage maritime puisse offrir, est
celui de la rencontre de deux vaisseaux sur la vaste ornière de l'Océan.

Les hommes, qui sont toujours prêts à s'égorger dans une bataille civile
sur les deux côtés du ruisseau de leur rue, s'embrassent toujours avec
des tendresses fraternelles, quand ils se rencontrent, sous le pavillon
du même pays, dans les solitudes de la mer.

Alors, ils ne se demandent pas la couleur de leur opinion et la nuance
de leur journal; ils se tendent, les uns aux autres des mains amies, et
se partagent leur pain et leur manteau.

Le communisme, inventé par saint Martin, a toujours fleuri à l'ombre des
mâts et des voiles; c'est la religion des marins.

On la retrouverait dans les villes, si les maisons étaient des
vaisseaux.

Le navire marchand, l'_Actéon_, parti de Cayenne et faisant voile pour
Rochefort, rencontra l'_Églé_ en pleine mer, et lui fit des signaux de
détresse.

Les deux vaisseaux se rapprochèrent, et l'_Eglé_, qui avait tout, fit
d'abondantes largesses à l'_Actéon_ qui n'avait rien.

On navigua de conserve pendant quelque temps, pour se donner des
nouvelles de Cayenne et de Paris.

On se rendit des visites à l'aide d'embarcations croisées, et quoique
les passagers de l'_Églé_ eussent quitté la France depuis fort peu de
temps, beaucoup d'entre eux écrivirent à la hâte des lettres à leurs
familles et à leurs amis, et les jetèrent dans la boîte de l'_Actéon_.

Il avait à coup sûr, à bord de ces deux navires, toutes les opinions
qui divisaient alors cette pauvre France éternellement divisée, depuis
l'invention de la fraternité.

Il y avait des royalistes, des jacobins, des girondins, des
thermidoriens, des modérés, des constitutionnels.

Eh bien! quand l'_Actéon_ qui avait mangé sa dernière ration, eut été
ravitaillé généreusement, tous ces hommes qui représentaient la France
de 1801 se serrèrent les mains, se baignèrent de larmes, se souhaitèrent
toutes les félicités humaines, et leurs adieux se croisèrent longtemps
sur la mer, quand les deux navires eurent repris le chemin de leur
destination.

Maurice, notre jeune transporté, n'avait pas perdu un seul incident de
cette scène.

Il recevait la première des leçons que l'expérience des voyages lui
tenait en réserve, et tout ce que nous venons de remarquer plus haut,
s'agitait, en réflexion muette, au fond de son coeur.

Trop faible encore pour affronter le grand air du pont, Maurice avait
assisté à cette touchante rencontre derrière la vitre de sa cabine, et
tout en observant, il avait écrit une lettre, non à sa famille et à ses
amis, mais à la seule personne qui remplissait son souvenir et son coeur.

Cette lettre, modèle de candeur et de naïveté adolescentes, était donc
adressée à Lucrèce Dorio, que Maurice avait laissée, à la rue Mesnars,
le soir de son arrestation.

On jugera des sentiments de ce jeune homme par l'honnêteté primitive de
son style et de son esprit.

«Chère Lucrèce,

«Un poète a écrit cette pensée: _Plus loin les corps, plus près les
âmes_!

«Je sens aujourd'hui que cela est profondément vrai.

«Ainsi, plus je m'éloigne de vous et plus je m'en rapproche.

«Quand je serai aux extrémités de ce monde, votre âme, soeur de la
mienne, flottera autour de moi dans chaque rayon de soleil.

«Des juges stupides peuvent séparer nos corps, mais aucune force humaine
ne peut briser cette chaîne invisible et immatérielle de deux âmes qui
ne sont qu'un souvenir.

«Il est plus difficile de mourir qu'on ne pense, puisque je suis encore
parmi les vivants.

«Mais je sais bien d'où m'est venue la force au dernier souffle de mon
agonie.

«J'ai senti éclater en moi un si violent désespoir à l'idée de mourir
loin de vous, que la mort a reculé devant son oeuvre et m'accorde un
sursis.

«Soyez heureuse dans ce temple d'or et de soie où votre divinité dérobe
au ciel ce qu'elle donne à la terre.

«Gardez-moi votre amour qui se compose de toutes les tendresses écloses
dans le coeur de la femme, quand elle est à la fois épouse, soeur et mère,
et je crois alors que je pourrai attendre et vivre, car mon âme, c'est
votre amour.

    «MAURICE DESSAINS.

    «_A bord de l'Églé, en pleine mer_.»

Comme il pliait cette lettre, le jeune passager, que nous continuerons
d'appeler Alcibiade, parut devant la cabine de Maurice, et lui dit:

--Nous avons le meilleur des capitaines; c'est un vieux républicain
d'Aboukir, et tout en faisant son devoir, il aura beaucoup de
complaisance pour les déportés, dont il partage sournoisement les
opinions. Je vous apporte cette bonne nouvelle, citoyen Maurice
Dessains.

Maurice regardait avec de grands yeux ébahis le passager, et cherchait
dans ses souvenirs le nom qu'il devait donner à cette figure.

--Vous ne voulez donc pas me reconnaître, citoyen Maurice? dit Alcibiade
en souriant.
Eh bien! je vous laisse chercher; à bord tout sert d'amusement. Je
vous livre l'énigme de ma personne... En attendant, je vois que vous
venez de faire votre lettre comme tout le monde, et si vous craignez de
vous exposer à l'air, qui est très-vif, je serai heureux d'être votre
facteur.

Maurice remercia d'un signe de tête, ferma sa lettre, mit l'adresse.

_A la citoyenne Lucrèce Dorio, rue Mesnars, 1._

Et la remit au jeune passager, qui s'acquitta tout de suite de la
commission.

Sans commettre le délit d'indiscrétion, Alcibiade crut pouvoir lire
l'adresse de cette lettre, avant de la confier à un passager de
l'_Actéon_.

--Pauvre enfant! se dit-il, il ignore tout!... Voilà une lettre qui
n'arrivera pas à bon port.

Et comme il se dirigeait vers la dunette pour réfléchir sur la conduite
qu'il devait tenir vis-à-vis de Maurice, il aperçut Sidore Brémond,
assis à côté du banc de quart.

Le pilote fit le signe qui veut dire: Approchez-vous, et dit d'une voix
contenue:

--Citoyen Alcibiade, j'ai confié la barre à mon lieutenant, et je suis
ici comme un chasseur à l'affût pour voir si _ce que vous savez bien_
se montrera. Mon coeur me bat comme la première fois que j'entendis le
premier coup de canon de l'Anglais.

--Mon brave timonier, dit Alcibiade en secouant la tête, ce que vous
attendez ne paraîtra pas. Oh! n'ayez point de souci!... tout va de mieux
en mieux... c'est moi qui ai consigné Maurice dans sa cabine; je suis
son second médecin: il en faut toujours un second pour corriger le
premier.

--Que Dieu vous rende vos soins! dit Brémond en serrant la main
d'Alcibiade.

--Voyez-le souvent, et venez plus souvent encore me parler de lui.

--C'est convenu, mon patron... Adieu, j'entends la cloche qui sonne le
dîner: je meurs de faim; l'air de la mer est de l'absinthe première
qualité... Encore un mot, mon cher Sidore, comment se fait-il que
personne ne soit malade à bord depuis le départ?

--C'est que nous avons eu presque toujours vent arrière, citoyen
Alcibiade...

--Ah! voilà encore une chose maritime que j'ignorais, mon maître.

--Je vous en apprendrai bien d'autres à Madagascar, dit le pilote en
riant; mais soyez toujours pour mon fils le second médecin qui corrige
le premier.




Nuit des tropiques.


XI.


L'_Eglé_ eut bientôt à subit la chance commune à tous les vaisseaux qui
sortent d'un port quelconque avec une brise favorable.

La mer est presque toujours tranquille au rivage, comme pour séduire les
voyageurs; on s'embarque sur la foi de cette promesse azurée; on rêve
une traversée merveilleuse, une promenade à voiles sur un océan qui
s'est fait lac dans sa vieillesse, et qui a renoncé à sa vieille haine
contre les coquilles à trois-mâts.

Puis tout-à-coup, le soleil se couvre la face, l'eau prend une teinte
livide, le navire se plaint, les toiles frissonnent, les mâts pleurent,
les pavillons et les flammes ont des accès de folie, et on entend des
voix qui dirent: _Voilà un grain!_

Un grain! quel petit mot pour une si grande chose!

C'est la tempête inévitable, c'est l'insurrection des gouttes d'eau, la
bataille des vagues et des hommes.

C'est le formidable phénomène que la science met sur le compte du vent,
et qui est produit, peut-être par de puissantes éruptions volcaniques,
ensevelies au fond des abîmes de la mer, et dont le Vésuve et l'Etna ne
sont que d'innocents échantillons, des miniatures de cabinet.

Le pont de l'_Eglé_, balayé par le vent et argenté par l'écume des
vagues, n'est plus habitable que pour les matelots.

Passagers et passagères gardent leurs cabines, et prient Dieu.

La tempête a cela de bon qu'elle humilie l'incrédulité.

Il y avait, à bord, quelques déportés encyclopédistes, qui traitaient
Robespierre de réactionnaire, parce qu'il reconnaissait l'_Être suprême_
dans une loi insérée au _Moniteur;_ eh bien! ces philosophes, réunis
dans le club flottant de l'_Eglé_, priaient Dieu comme les autres, et ne
s'en cachaient pas. Il est fâcheux que les écrivains athées du XVIIIe
siècle n'aient pas navigué.

Il était facile de nier Dieu sur le quai des Théatins et dans la rue
Guénégaud, quand il n'y avait pas même une barque pour descendre à
Saint-Cloud.

Les mauvais jours succédaient aux mauvaises nuits.

L'Océan s'obstine dans ses colères et dans sa vieille rancune contre les
vaisseaux et les marins.

L'Océan a peut-être raison; il a ses habitants qu'il garde, et il veut
que la terre garde les siens, et comme il ne vient jamais se promener
dans nos vallons et sur nos montagnes, il s'indigne quand il voit la
terre se promener sur lui.

Cependant, lorsqu'on s'approche du tropique, on trouve des vents légers
et tièdes, des flots cléments, des régions sereines.

C'est le domaine du soleil; les vagues somnolentes ont perdu leur
énergie; le démon des tempêtes, vaincu par le feu du ciel, expire de
langueur au fond des abîmes.

L'Océan se change en miroir et en lac où se regarde et se baigne le
soleil.

Tant que dura cette série d'ouragans, le peuple de l'_Eglé_ ne se montra
point sur le pont.

Le pilote et Alcibiade n'eurent que de rares et courtes entrevues.

Le devoir enchaînait l'un au gouvernail et l'autre à la couchette de
Maurice.

Cependant, comme une succession de tempêtes a son bon côté quelquefois,
l'_Eglé_, emportée par les ailes des vents et les cimes des vagues,
avait franchi des distances énormes; la première ligne du tropique fut
coupée dans le dernier de ces élans de l'agile corvette.

Un soir, après le coucher du soleil, le vent tomba comme un tyran épuisé
par sa violence; la mer se nivela comme une plaine de saphir, et les
étoiles se clouèrent au firmament avec un éclat et une prodigalité
inconnus dans les nuits brumeuses du Nord.

L'été se révéla soudainement, avec les splendeurs et les parfums de ses
nuits.

Il n'y eut pas de transition; nous, sédentaires habitants des villes,
nous sommes obligés d'attendre les beaux jours, un calendrier à la main.

Mais un vaisseau a l'heureux privilège, au milieu de l'hiver, de
déployer ses voiles et de courir à la conquête de l'été.

En ce moment, les juges du 14 nivôse 1801 traversaient le Pont-au-Change
pour aller juger les pâles humains.

Le thermomètre de l'ingénieur Chevalier les glaçait avec douze degrés
au-dessous de zéro.

Tous les déportés avaient envahi l'esplanade de la poupe, et ils
contemplaient, dans un religieux silence, cette nature révélée
spontanément, et qui les entourait de lumière, de parfums, de chaleur,
d'harmonies, de caresses, sous un ciel tissu d'or et semé des arabesques
de Dieu.

La mer, si orageuse la veille, ressemblait à une femme qui, après avoir
soumis à de formidables épreuves son amant, le récompense par des
trésors d'extases.

Toute la vie que la création porte en elle semblait pleuvoir du haut des
mâts, et suivre les ailes du vaisseau, avec le murmure mystérieux qui
s'exhale de toutes les lèvres de l'Océan.

Cette caresse immense qui étreint l'homme, dans une nuit des tropiques,
acheva la résurrection de notre jeune déporté Maurice Dessains.

Il était là, lui aussi, spectateur enivré de toutes ces augustes
merveilles.

Il se sentait vivre pour la première fois; il aspirait avec des lèvres
altérées ce baume divin qui lui rendait la jeunesse avec ses joies
intérieures et ses beaux rêves de long avenir.

Une voix humaine qui se serait élevée en ce moment eût été comme
l'insulte de l'esclave au triomphe de Dieu.

Le choeur invisible des voix de la nuit chantait les grandeurs de la
création, et aucune bouche n'osait interrompre l'hymne des étoiles et
de la mer.

Ainsi s'écoulaient sur le pont du vaisseau ces premières heures de
ravissement.

Nul, parmi les conviés, ne quitta la place de ce festin que Dieu servait
à quelques hommes, et tous s'endormirent sous les tentes des mâts, en
attendant que le soleil, avec le premier baiser de ses rayons, vînt les
réveiller comme un officieux ami.

Maurice, en ouvrant les veux, vit à son côté le jeune passager qu'il
n'avait pu reconnaître la veille.

Et comme la familiarité s'établit naturellement tout de suite entre deux
voyageurs sur mer, ils avaient échangé quelques phrases et s'étaient
bientôt serré les mains, comme d'anciennes connaissances de Paris et de
la rue Mesnars.

--Pauvre femme!--dit Maurice, qu'elle doit souffrir! Je viens de faire
un rêve bizarre...

--Comme tous les rêves, dit Alcibiade.

--Il me semblait, poursuivit Maurice, que j'étais assis, là-bas, sur la
corniche de la poupe, devant une mer qui charriait des étoiles, comme
ces fleuves qui charrient des grains d'or. J'éprouvais une joie
ineffable à sentir ma respiration libre et ma poitrine inondée de
fraîcheur: c'est la première fois qu'un rêve me donne cette volupté. La
voûte du ciel était sombre, comme si toutes les étoiles fussent tombées
dans la mer. Je ne voyais rien, je n'entendais rien autour de moi, et je
m'écoutais vivre avec délices, comme l'égoïste anachorète de l'Océan.
Puis, après un intervalle dont l'horloge des rêves ne mesure pas la
durée, j'ai prêté l'oreille à une voix douce qui montait de la mer et
disait mon nom. Une femme, immobile comme une statue, s'est élevée
lentement jusqu'à moi, comme si la mer l'eût aidée dans cette ascension.
J'ai reconnu le visage de Lucrèce; son corps se perdait dans des nuages
d'étoffes de toutes couleurs; elle regardait fixement, et avec
tristesse, le pont du navire, sans se tourner un instant vers moi; puis
elle a étendu les bras, comme pour désigner du doigt quelque chose. Un
cri aigu est sorti de ses lèvres, et ce cri m'a réveillé.

--Citoyen Maurice, dit Alcibiade, je vous trouve si bien portant ce
matin, que je crois pouvoir, sans danger pour vous, causer de la belle
Lucrèce, puisqu'elle vous poursuit encore dans vos rêves, et qu'elle
prolonge la rue Richelieu jusqu'à l'équateur... Voyons, parlez-moi avec
franchise, aimez-vous encore cette femme d'un amour sérieux?

--Est-ce que tout amour n'est pas sérieux, citoyen Alcibiade?

--Hélas! non, mon cher Maurice... Je crois que vous avez étudié
profondément _le Contrat social_, la théorie d'Anacharsis Clootz et la
Constitution de l'an VIII, mais que vous avez négligé l'étude de
l'amour... On aime une femme de plusieurs manières. Nous l'aimons pour
elle, pour nous, pour nos amis, pour nos rivaux, pour le public, pour
notre orgueil, pour nos sens, pour ses vertus, pour ses vices, pour ses
qualités, pour ses défauts, et quelquefois nous ne savons pas nous-mêmes
pourquoi nous l'aimons. Maurice, excusez mon indiscrétion, elle a un but
honorable, et vous en serez convaincu plus tard. Pouvez-vous me préciser
la nuance d'affection qui vous entraîne vers Lucrèce, et vous fait
tremper votre plume dans l'encrier du tropique pour lui écrire à la rue
Mesnars?

--J'aime Lucrèce comme Saint-Preux aimait Julie, comme Torquato aimait
Éléonore, comme Chénier aimait Camille. Je crois toujours qu'il n'y a
pas deux manières d'aimer.

--C'est que, voyez-vous, citoyen Maurice, dit Alcibiade, je tiens à vous
voir guéri radicalement à la poitrine et au coeur, au physique et au
moral; c'est pour cela que je vous parle ainsi. Puis, si je suis content
de vous, je vous promets une récompense que le roi le plus puissant ne
pourrait vous accorder.

--Quelle récompense?--demanda Maurice, en ouvrant démesurément ses
grands yeux noirs.

--Ah! c'est encore mon secret, trop curieux jeune homme... Avez-vous un
frère ou une soeur?

--Non, dit tristement Maurice.

--Eh bien! si je vous, disais, si je vous prouvais qu'ici, à bord de ce
navire, parmi cette colonie de passagers, vous avez un frère ou une
soeur que je puis mettre dans vos bras à l'instant même, vous
croiriez-vous récompensé?

--Oh! ne me donnez pas ces illusions cruelles, citoyen Alcibiade; ne me
parlez pas de récompenses impossibles; je serai sincère avec vous sans
condition.

--Lucrèce est votre premier amour?

--Oui.

--Vous n'avez jamais aimé d'autre femme?

--Jamais... Est-ce qu'on aime deux femmes dans sa vie, citoyen
Alcibiade?

--Mais oui, assez souvent même.

--Quand on est veuf?

--Avant.

--À quel parti odieux ces hommes parjures appartiennent-ils?

--Au parti du genre humain.

--Alcibiade, vous calomniez!

--Quand on calomnie l'univers, on ne calomnie personne... Enfin,
dites-moi, je vous prie, dites-moi quelle est votre opinion sur Lucrèce
Dorio?

--C'est une femme digne de respect.

--Ah!

--Comment, ah!

--C'est juste, Maurice, j'ai eu le tort de faire cette exclamation. Un
homme doit respecter toutes les femmes, et surtout celles qui veulent
s'affranchir du respect. Ne faisons rougir personne de ses vices; cela
décourage et empêche le retour à la vertu.

--J'aime à croire, dit Maurice d'un ton sec,

--Qu'aucune de ces paroles obscures ne regarde Lucrèce, et que vous ne
faites aucune allusion...

--Oh! je parle en général, dit Alcibiade d'un ton léger, le spectacle de
la mer rend méditatif et sentencieux. Je laisse tomber des aphorismes
dans l'eau.

--Citoyen Alcibiade, c'est moi, maintenant, qui vous demande de la
franchise, et surtout de la clarté... Si j'étais sur le point d'épouser
Lucrèce Dorio, et si je demandais un conseil à votre expérience et à
votre amitié, que me répondriez-vous?

--Je vous répondrais sur-le-champ: Maurice, ne vous mariez pas.

--Et pourquoi?

--Parce qu'on ne doit jamais conseiller à un ami de se marier. Dans le
mariage le plus pacifique, il y a toujours une tempête, comme celle que
nous venons de subir, et alors on se brouille avec l'ami qu'on a
conseillé; quelquefois on se bat en duel avec lui, et on le tue pour
s'éviter d'être tué; cela s'est vu très-souvent.

--Alcibiade, dit Maurice avec impatience, vous éludez mes questions avec
un art diabolique... Voici la dernière que je vous fais: Vous
connaissiez Lucrèce avant moi, que pensez-vous de cette femme sous le
rapport de la conduite, du caractère et des moeurs?

--Lucrèce est une femme adorable, et voilà son défaut capital; c'est une
déesse: voilà son tort. Si vous l'épousiez, elle ne vous demanderait pas
un salon, elle exigerait un temple; il faudrait mettre un piédestal dans
sa corbeille de noces. Ce serait la coquetterie passée à l'état
olympien. Après le mariage, on ne recevrait pas de visites, chez vous,
mais des adorations; les bouquets seraient des encensoirs; les
compliments, des hymnes; les saluts, des génuflexions; les plafonds, des
coupoles. Son mari serait un grand-prêtre qui n'aurait jamais le loisir
de regarder seulement en face la divinité, au milieu de la cohue
d'adorateurs qui obstrueraient l'autel. Voulez-vous essayer du métier de
pontife conjugal; essayez, vous dirai-je, mais vous n'aurez pas assez de
vos yeux pour surveiller tant de lévites et tant de chérubins acharnés
contre votre repos de mari.

Maurice appuya son coude sur le parapet du navire et sa tête sur sa
main, et parut absorbé dans ses réflexions.

--Alcibiade, dit-il, après une longue pause, j'aime trop cette femme
pour examiner ce qu'il y a de faux ou de vrai dans le portrait que vous
m'en faites. Je conviens cependant que tout ce que j'ai vu dans les
habitudes intimes de Lucrèce donnerait quelque crédit à vos paroles, en
faisant la part de leur exagération... Au reste, que suis-je en ce
moment?... un malheureux! un déporté! un vagabond!... Est-ce bien le
moment de songer à un avenir qui ne peut jamais être à moi?

--Voilà de la sagesse! dit Alcibiade... Voilà les bonnes réflexions
qu'inspire le spectacle de la mer et de l'infini! La folie est un bagage
qu'on laisse sur la terre... Et maintenant, je vous ai promis une
récompense, et je tiendrai ma parole... Maurice, la santé vous est
revenue, et si vous avez de la tendresse et de l'amour à dépenser, je
leur enseignerai une destination... Maurice, votre père est vivant, et
vous le verrez!

En ce moment l'image de Lucrèce s'évanouit devant Maurice, et ses yeux,
son visage, son geste exprimèrent un ravissement qu'aucune parole ne
saurait rendre, aucun pinceau ne saurait saisir.

Il essaya de parler, mais il ne trouva rien d'assez digne pour exprimer
l'allégresse qui éclatait dans son coeur.

--Maurice, ajouta Alcibiade; quand le moment sera venu, je vous rendrai
votre père. Ceci est un secret entre nous. Ayez foi en ma parole. On ne
ment pas, quand une frêle planche vous sépare de l'abîme de l'Océan. Ce
que je vous dis est donc la vérité. Pas un mot de plus. Descendez à
votre cabine, et continuez-vous le repos salutaire de la dernière nuit.

Pendant cet entretien, un marin, assis au pied du grand mât, regardait,
avec des yeux humides, le jeune Maurice, et ne perdait pas un de ses
gestes et de ses mouvements.

C'était un père qui se _réjouissait de son fils_, comme la mère dont
parle le Livre Saint [6].

[Note 6: _Matrem filiorum lætantem_.]




Mer calme, coeur agité.


XII.


La rencontre de Maurice et de Louise sur le pont de la corvette était
inévitable, comme on le pense bien.

Il y eut d'abord, de part et d'autre, une stupéfaction sans pareille,
comme si deux morts se retrouvaient vivants.

Les demandes et les réponses se croisèrent entre leurs bouches avec une
vivacité qui n'attendait jamais les dernières syllabes.

Louise mit pourtant plus de lenteur à expliquer sa trop mystérieuse
présence à bord de ce navire.

Il est vrai que la candeur de Maurice était toujours prête à
s'accommoder d'un motif quelconque, ce qui enlevait aux explications de
Louise leurs plus scabreuses difficultés.

Au reste, Alcibiade, qui avait prévu cette rencontre, avait aussi dicté
à Louise un rôle qui sauvait la délicatesse de la jeune femme, sans trop
s'éloigner de la vérité.

Louise dit à Maurice que, dégoûtée de la vie depuis ses derniers
malheurs, elle avait accepté les secours d'un parent, et qu'elle allait
dans quelque colonie anglaise, où elle espérait vivre du travail de ses
mains.

Cette rencontre portait avec elle son péril.

Maurice avait voué depuis longtemps à Louise une affection fraternelle,
et, sans doute, il se refusait à l'idée d'élever ce doux sentiment à la
hauteur de l'amour.

D'ailleurs, Louise était dans cette phase du veuvage où l'austère robe
de deuil semble exclure toute profane affection.

Maurice se sentait donc à l'aise à côté d'une femme qu'il regardait plus
que jamais comme sa soeur.

La rencontre se réduisait au bénéfice d'une liaison intime, mais chaste,
commencée dans une mansarde et continuée sur le pont d'un navire.

C'était un incident providentiel qui allait adoucir les ennuis d'une
longue traversée, à la plus grande satisfaction de tous deux.

Cette réflexion fut faite simultanément par Louise et Maurice, tant elle
était naturelle, et leur premier entretien ne roula que sur ce sujet.

Voyager ensemble, se voir tous les jours, assister au coucher du soleil,
au lever des étoiles, au spectacle de l'Océan, aux manoeuvres du
vaisseau, associer enfin leur amitié mutuelle dans toutes les peines et
toutes les joies que cette vie maritime leur promettait à tous deux.

Quel charme dans ce rêve qui, chaque jour, devait s'épanouir en
consolante réalité!

Sidore Brémond et Alcibiade assistèrent de loin à cette première
entrevue de Maurice et de Louise, et ils s'en réjouirent, en songeant
qu'il y avait là une diversion heureuse dont le résultat, quel qu'il
fût, devait amener la guérison morale de notre jeune déporté.

Aussi le père et l'ami se promirent-ils bien de favoriser par leur
absence, et de toute autre manière, tous les développements de cette
chaste union, de cette fraternelle amitié.

Il est vrai que le marin et Alcibiade, beaucoup moins candides que
Maurice, hasardèrent sur le dénouement une opinion qu'auraient partagée
beaucoup d'hommes expérimentés.

L'_Églé_ passait la ligne et voguait avec une lenteur qui ressemblait à
l'immobilité.

Toutes les voiles avaient beau se cotiser pour recueillir un souffle, le
souffle était mort.

Les longues flammes pendaient le long des mâts comme des peaux de
serpents exposées au soleil par un naturaliste.

Le pavillon tombait lourdement de la poupe et traînait sa frange dans
l'eau.

La mer ressemblait à une plaine de saphir toute coupée de lames d'or.

C'était comme un désert sans bornes sur lequel on s'attendait toujours
à voir passer les étincelantes caravanes des ambassadeurs du soleil.

Une rosée de lumière flottait dans l'air et couronnait d'une auréole la
cime des mâts, en distillant sur les toiles ses teintes splendides.

Cependant une fraîcheur suave montait de la mer au pont du vaisseau,
comme l'éventail agité devant la face d'un émir.

Les matelots, dispensés du travail par la léthargie de l'Océan,
dormaient sous les tentes avec une volupté qui se laissait lire sur
leurs visages, et leurs lèvres ouvertes aspiraient au vol cette haleine
exquise qui sortait, par intervalles, des profondeurs de la mer, entre
deux horizons embrasés.

Louise avait adopté une place à l'écart, sur le pont, où elle
s'occupait, par contenance, d'un travail à l'aiguille qui lui permettait
de se livrer à toutes les distractions.

Sa toilette de bord brillait par une négligence adorable; cependant, par
une coquetterie si naturelle qu'elle était innocente, aucun des charmes
de la jeune femme n'était perdu pour le plaisir des yeux.

La robe de serge noire s'échancrait très-bas, au dessous de la racine du
col; les manches absentes laissaient à découvert deux bras charmants,
dont l'éblouissante nudité trouvait son excuse dans les ardeurs
intolérables du tropique; il était facile de voir que, toujours à cause
du climat équinoxial, la jeune femme avait réduit son ajustement à sa
plus indispensable simplicité; la robe accusait la beauté du corps, sans
aucune fraude clandestine, ainsi que cela se voit, ou plutôt ne se voit
point, dans les pays septentrionaux, où la rigueur du climat accumule
les étoffes intérieures avec une menteuse profusion.

Au centre de ce foyer d'atmosphère lumineuse et flottante, aucun rayon
n'était plus éblouissant que le visage de Louise, et l'azur du ciel de
l'équateur n'était pas aussi doux au regard que la nuance de ses yeux.

Partout cette merveille de beauté gracieuse aurait commandé l'adoration;
mais, sur le pont d'un navire, dans ces zones, berceau de l'amour; et
sous l'obsession de ce démon du midi qui brûle le corps et l'âme, la
beauté de Louise était un écueil plus terrible que le roc à fleur d'eau,
relevé par Davis sur ces mêmes parages de l'équateur.

Maurice luttait avec insouciance devant ce péril, et à chaque instant,
il s'apercevait que l'amitié courait risque de changer de nom, et que le
doux mot de soeur qu'il adressait d'abord à Louise, se refusait à sortir
de ses lèvres, comme un mensonge.

Un soir, au moment où le soleil couchant déchaînait une fraîche brise
sur les voiles plombées du navire, Maurice dit à la jeune femme:

--Il me semble que le vent se lève, j'ai vu remuer les boucles de vos
cheveux, et votre tête est immobile sur votre travail.

--Tant mieux! dit la jeune femme, en jetant un regard rapide par dessus
le bord, et le ramenant à son aiguille. Il serait temps de marcher un
peu. J'ai une crainte qui va vous faire sourire, citoyen Maurice.

--Quelle crainte?

--Écoutez. Puisque notre vaisseau ne marche pas, il me semble qu'il
pourrait se faire qu'il ne marchât plus. Le vent arrive de la terre,
dit-on, et la terre est si loin, qu'il n'a pas la force d'arriver
jusqu'à nous.

--Eh bien! dit Maurice, quel grand malheur voyez-vous à cela!

--Belle demande! Si le vaisseau ne marchait plus, faute de vent, nous
serions obligés de passer toute notre vie en pleine mer.

--Je ne demande pas, mieux,--dit Maurice en souriant,--jamais je n'ai
connu un monde meilleur que celui qui m'entoure. Ce vaisseau est le seul
endroit habitable que je connaisse. Mes jours heureux ont commencé ici,
entre les deux tropiques. En débarquant que trouverai-je? À coup sûr ce
que j'ai quitté à mon départ, c'est-à-dire des hommes, des passions, des
haines, des vengeances, enfin cette chose inhumaine qu'on appelle
l'humanité. Ici je ne désire, je ne redoute rien. Je suis content de la
veille, et si je ne la regrette pas aujourd'hui, c'est que je suis sûr
qu'elle recommencera demain. J'aimerai cette petite brise, tant qu'elle
jouera, comme un doigt invisible dans la soie d'or de vos cheveux; mais
je ne l'aimerai plus si elle monte aux voiles de ce vaisseau.

--Parlez-vous sérieusement, citoyen Maurice! Vous consentiriez à rester
ici, comme dans une île plantée de trois mâts, sans voir autre chose que
les oiseaux de passage, qui se perchent sur les vergues et disparaissent
quand ils se sont reposés?

--Oh! certes, oui, j'y consentirais de grand coeur. Je suis prêt à signer
un bail perpétuel. J'ai pris à bord de si douces habitudes, que mon coeur
se déchirera quand il faudra les quitter.

--Quelles habitudes?--demanda Louise avec une naïveté qui commençait à
se faire fausse.

--Mais il me semble que vous les connaissez,--dit Maurice avec une voix
qui commençait à se faire émue;--je passe toutes mes journées auprès de
vous, et je n'ai même jamais donné un regard à ces oiseaux de passage
dont vous venez de me parler.

--Citoyen Maurice,--dit Louise en souriant,--regardez là-haut... le vent
monte aux voiles. Les flammes remuent. Il y de petites rides sur la mer.
Votre désir ne sera pas exaucé. Je sens que nous marchons. Voyez comme
l'eau change de couleur... Regardez donc, citoyen Maurice, le soleil qui
nous fait ses adieux... Vous n'aimez donc pas voir le coucher du soleil
aujourd'hui?

--Non.

--Quel non sec!... et pourquoi, citoyen Maurice?

--Parce que la nuit va tomber, et qu'un ordre du capitaine veut que les
passagères descendent à l'entrepont quand la nuit est venue... Si, au
moins, il y avait ici, comme partout, un long crépuscule; mais la nuit
tombe lourdement sur la ligne de l'équateur avec le dernier rayon du
jour.

--Y a-t-il une raison pour cela?--demanda Louise en feignant de n'avoir
pas saisi le côté mystérieux de la colère de Maurice contre la nuit.

--La science trouve toujours des raisons pour expliquer les phénomènes,
et quand la science a vu qu'il n'y avait pas de crépuscule sous
l'équateur, elle a prouvé qu'il ne devait peint y en avoir.

--Voilà la nuit! dit Louise en se levant avec vivacité.

--Vous descendez, Louise?

--Il le faut bien... toutes les passagères ont déjà disparu... Adieu,
citoyen Maurice, à demain.

--Adieu, Louise... maintenant je vais regarder les étoiles, puisque je
n'ai plus rien à regarder sur le pont.

Maurice ne resta pas longtemps dans l'attitude de contemplation qu'il
avait prise après le départ de la jeune femme; une main tomba sur son
épaule; il se retourna et vit Alcibiade, habillé de blanc de la tête aux
pieds, comme un planteur.

--J'ai travaillé tout le jour dans ma cabine--dit Alcibiade avec un
sérieux forcé--et je viens respirer aux étoiles un instant avec vous.

--C'est vrai!--dit Maurice avec embarras--je ne vous ai pas rencontré
une seule fois, il me semble, sur le pont. De quoi vous occupez-vous?

--Oh! d'une bagatelle... d'un mémoire que je veux envoyer à l'Académie
des sciences.

--Un mémoire sur quoi?

--Sur le phénomène de l'eau de l'Océan, dans les régions de l'équateur.

--Vous avez remarqué un phénomène? demanda naïvement Maurice.

--Oui, et depuis trois jours ce phénomène m'absorbe. J'ai découvert que
l'eau sur laquelle nous marchons ou pour mieux dire sur laquelle nous ne
marchons pas, est une eau presque douce, et qu'elle n'a ni bitume ni
sel. J'en ai causé avec le capitaine, qui ne sort jamais de sa chambre,
lui, et le capitaine m'a dit que demain nous nous enfermerions dans le
laboratoire de chimie, et que nous soumettrions à une analyse minutieuse
dix pintes d'eau de mer. Voulez-vous assister à cette expérience,
Maurice? cela vous amusera sans doute; que diable! il faut bien faire
quelque chose pour charmer l'ennui de ce calme plat.

--Mais,--dit Maurice, toujours plus embarrassé,--je suis très-ignorant
de ces choses-là... Je ne vous serai pas d'une grande utilité... Ennui
pour ennui, j'aime mieux m'ennuyer sur le pont que dans un laboratoire.

--Au fait, vous avez raison, Maurice. Moi, j'ai commencé, il faut que
j'aille jusqu'au bout. J'aurai terminé mon mémoire après-demain, et
ensuite... ensuite--ajouta-t-il d'un air épanoui et en se frottant les
mains,--je me livrerai à un amusement pour me récompenser de mon
travail.

--Ceci est plus acceptable, dit Maurice.

--Ah! justement, poursuivit Alcibiade, c'est la seule chose où je refuse
un associé.

--Laissez-moi réfléchir, citoyen Alcibiade.

--Épargnez-vous la peine de réfléchir sous l'équateur, il fait trop
chaud. Je vais vous dire la chose... Maurice, laissez-moi vous dire deux
mots, bien bas à l'oreille... J'ai découvert au fond de mon coeur, le
premier germe d'une passion.

--Dans quel genre?

--Genre féminin! belle demande! connaît-on une autre passion, à mon âge,
et sur le domaine de Vénus Aphrodite, pour parler encore un peu la
langue du Directoire défunt...

--Vous avez un amour à bord?--dit Maurice, avec une émotion qu'il ne
s'expliquait pas bien.

--Oui.

Maurice trembla et s'affermit sur ses pieds, comme si le tangage et le
roulis l'eussent pris à l'improviste, après le calme plat.

--Ah! vous aimez une femme du bord!--dit-il en riant faux.

--Que voulez-vous,--poursuivit Alcibiade, en se dandinant comme un
marquis de comédie,--il faut bien que j'en finisse avec l'ennuyeuse vie
de garçon! La révolution m'a forcé d'être une antithèse vivante,
j'accepte mon destin. Je suis né gentilhomme et la République m'a fait
roturier; je suis né riche et la banqueroute m'a ruiné; je suis né
Parisien et la fantaisie va me faire Malgache; je suis né célibataire,
il faut que l'amour me fasse mari.

--Vous vous mariez! dit Maurice toujours plus agité.

--À l'arrondissement de Madagascar, c'est décidé. Ce sera un antithèse
de plus. Je ne suis pas veuf, et j'épouse une veuve.

--Une veuve!--répéta Maurice comme un écho sépulcral;--il y a donc des
veuves ici?

--Il y a des veuves partout. Ce n'est pas une veuve du Malabar que je
veux épouser! mais une blanche blonde, une Européenne charmante comme la
douceur, belle comme la grâce, divine comme la volupté. Je vous dirai
son nom demain. Adieu; je vais travailler à mon mémoire sur la nature
des eaux de l'Océan équinoxial.

Maurice, foudroyé de stupeur, s'incrusta sur la poupe du vaisseau, où il
resta immobile comme la poulaine voisine qui figurait l'_Églé_.

FIN DU PREMIER VOLUME.

       *       *       *       *       *

Coulommiers.--Imprimerie de A. MOUSSIN.







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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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