La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

By Joseph Marmette

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Title: La fiancée du rebelle
       Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

Author: Joseph Marmette

Release Date: January 19, 2007 [EBook #20396]

Language: French


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                         JOSEPH MARMETTE



                           LA FIANCÉE
                           DU REBELLE



             Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

     Roman canadien publié en Feuilleton par la "Revue Canadienne"

                          Montréal 1875




                          INTRODUCTION.


Immédiatement après la capitulation du 8 septembre 1760, par laquelle la
Nouvelle-France passait au pouvoir de l'Angleterre, une paix profonde
régna dans tout le Canada. A part les dévastations commises dans le
gouvernement de Québec, que des armées ennemies avaient occupé pendant
deux années, tandis que la capitale avait été deux fois assiégée,
bombardée, et presque anéantie, rien ne semblait indiquer dans les
autres parties de la province que l'on sortît d'une guerre sanglante et
désastreuse. Réfugiés sur leurs terres, les habitants se livraient à
l'agriculture, autant pour réparer leurs pertes que pour s'isoler de
leurs nouveaux maîtres. Il leur restait bien encore l'espoir que la
France ne les abandonnerait pas et qu'elle se ferait rendre ses colonies
après la cessation des hostilités; mais cette dernière illusion devait
bientôt s'évanouir par le fait du honteux traité de Versailles de 1763,
dont le contrecoup vint douloureusement vibrer au Canada comme le glas
funéraire de la domination française en Amérique.

Cette nouvelle détermina une seconde émigration. Les quelques familles
nobles qui restaient encore dans le pays, les anciens fonctionnaires,
les hommes de loi, les marchands, repassèrent en France après avoir
vendu ou abandonné leurs biens. Il ne resta plus dans les villes que les
corps religieux, quelques rares employés subalternes, à peine un
marchand, et les artisans. La population des campagnes étant attachée au
sol fut seule unanime à ne point émigrer.

Les conquérants avaient déjà pris leurs mesures pour s'assurer de la
libre possession de leur conquête. Afin de frapper davantage l'esprit
des vaincus, on les mit tout d'abord sous le régime de la loi martiale.
Ce fut l'ère du despotisme.

A la suite des troupes anglaises, une foule d'aventuriers s'étaient
abattus sur le Canada. Aussi pauvres d'écus et de savoir qu'avides de
luxe et de domination, et pour la plupart hommes de rien, ces arrogants
ambitieux se jetèrent à la curée de tous les emplois publics. Ce fut
alors que l'on vit un criminel tiré du fond d'une prison pour être fait
juge-en-chef, lorsque, par surcroît de mépris pour l'intérêt et
l'opinion publics, cet homme ignorait le premier mot du droit civil et
de la langue française. Il faut ajouter qu'il était admirablement appuyé
par un procureur-général qui n'était guère moins propre à remplir sa
charge, tandis qu'un chirurgien de la garnison et un capitaine en
retraite étaient juges des plaidoyers communs, et que les places de
secrétaire provincial, de greffier du conseil, de régistrateur, de
prévôt-maréchal, étaient, données à des favoris qui les louaient ensuite
aux plus offrants. Les honteuses menées de tous ces tripotiers allèrent
si loin que Murray lui-même, le gouverneur, brave et honnête soldat, ne
put s'empêcher de rougir de son entourage. Il suspendit le juge-en-chef
de ses fonctions, le renvoya en Angleterre et témoigna son
mécontentement au ministère. L'abolition des anciennes lois françaises
vint mettre le comble à la tyrannie, et des murmures menaçants
commencèrent à sortir du sein d'une population qui, toute vaincue
qu'elle était, ne se sentait pas née pour l'esclavage.

Cependant on votait dans le Parlement de la Grande-Bretagne une loi qui
allait avoir une immense influence sur les destinées de l'Amérique
Septentrionale. Quoique, de prime-abord, elle parût devoir nous être
contraire, cette décision du Parlement Anglais devait merveilleusement,
dans ses résultats, servir nos franchises menacées. Sous prétexte que la
dernière guerre l'avait forcée d'augmenter sa dette, l'Angleterre
s'ingéra de taxer les colonies sans leur consentement; elle passa la loi
du Timbre et imposa une taxe sur tous ses sujets américains. A l'annonce
de cette nouvelle, les anciennes colonies protestèrent. Le Canada et
l'Acadie Nouvelle-Écosse, seuls, gardèrent momentanément le silence.

A la vue des difficultés que cette opposition des provinces américaines
allait amener, l'Angleterre fut force d'adopter, envers le Canada une
politique moins oppressive. Elle modifia ses instructions, changea ses
principaux fonctionnaires, en un mot employa la pacification afin
d'avoir au moins une province pour elle dans le Nouveau-Monde, puisque
toutes les autres colonies de l'Amérique du Nord se mettaient en guerre
ouverte avec la métropole et préparaient déjà la révolution qui devait
amener leur indépendance.

La Virginie fut la première à s'opposer à la loi du timbre. A Boston la
population démolit les bureaux. Un congrès, composé des députes de la
plupart des Provinces, s'assembla à New-York et, protesta contre les
prétentions du gouvernement impérial. On brûla publiquement les
marchandises estampillées, et les négociants brisèrent leurs relations
commerciales avec l'Angleterre.

Effrayé, le gouvernement anglais révoqua cette malheureuse loi du timbre
qui provoquait d'aussi terribles colères.

L'abrogation de cette loi suspendit pendant quelque temps l'opposition
des provinces coloniales. Mais en 1773, le gouvernement anglais ayant
mis inconsidérément un nouvel impôt sur le thé, le feu de la révolte se
ralluma avec encore plus d'intensité qu'auparavant.

Le Parlement fut outré d'une récidive qui s'accentuait de plus, en plus,
et eut recours aux mesures coercitives pour faire rentrer dans le devoir
les colonies révoltées. D'un autre côté, pour s'attacher le Canada, il
vota le rétablissement des lois françaises en ce pays, y reconnut le
catholicisme comme religion établie, et donna à la province un Conseil
représentatif où les catholiques étaient admis à prendre place.

Cette loi souleva de vives réclamations en Angleterre, et surtout en
Amérique, où douze provinces protestèrent violemment, par la voix d'un
Congrès général siégeant à Philadelphie, contre cette loi de Québec qui
reconnaissait la religion catholique.

Protestation des plus inhabiles. En se déclarant contre les lois
françaises et contre le catholicisme, le congrès s'aliénait la
population du Canada qui devait être ainsi perdue à la cause de la
confédération depuis longtemps rêvée par Washington et Franklin.

Pourtant, par une singulière inconséquence, le même congrès adopta une
adresse aux Canadiens, où se trouvaient exprimés des sentiments
tout-à-fait contraires à ceux manifestés dans les premières résolutions.

Cette adresse fut assez froidement reçue au Canada, où la population,
satisfaite des récentes concessions du parlement impérial, n'avait qu'à
se défier des fallacieuses promesses cachées sous les belles phrases du
congrès. "Dans leur juste défiance," remarque M. Garneau, "la plupart
des meilleurs amis de la liberté restèrent indifférents ou refusèrent de
prendre part à la lutte qui commençait... Beaucoup d'autres Canadiens,
gagnés par la loi de 1774, promirent de rester fidèles à l'Angleterre et
tinrent parole. Ainsi une seule pensée de proscription mise au jour avec
légèreté; fut cause que les États-Unis voient aujourd'hui la dangereuse
puissance de leur ancienne métropole se consolider de plus en dans
l'Amérique du Nord."

Le général Carleton avait à peine eu le temps d'inaugurer au Canada la
nouvelle constitution, lorsque son attention fut attirée vers les
frontières que menaçaient déjà les Américains insurgés. Pendant que le
colonel Arnold s'avançait contre Québec par les rivières Kennebec et
Chaudière, mais lentement, retardé qu'il était dans sa marche par les
obstacles sans nombre que lui offrait la forêt vierge, le général
Schuyler, nommé par le Congrès au commandement de l'armée du Nord,
marchait, conjointement avec Montgomery, contre Montréal qui ne devait
pas tarder à succomber Aux premières nouvelles de l'invasion, le
gouverneur Carleton avait envoyé vers le lac Champlain le peu de troupes
dont il pouvait disposer, c'est-à-dire deux régiments qui formaient huit
cents hommes, tout ce qu'il y avait dans le pays. Comme l'hiver
approchait, il fallait renoncer à l'espoir d'en voir arriver d'autres de
l'Angleterre avant le retour du printemps.

Le gouvernement se vit donc forcée d'appeler la milice sous les ordres.

Si la majorité des Canadiens ne penchait pas du côté de la révolution,
son désir formel était bien aussi de ne se point mêler activement au
conflit et de garder la neutralité. La population resta sourde aux
appels réitérés de Carleton.

Alors celui-ci tenta de lever des corps de volontaires. Il offrit les
conditions les plus avantageuses. Mais ses offres firent peu de
prosélytes.

Aussi manquant de troupes, ne put-il secourir les forts de Chambly et de
Saint Jean qui se rendirent bientôt à l'ennemi.

A peine maître de Saint-Jean, Montgomery se porta sur Montréal. Carleton
Quitta précipitamment cette place où il se trouvait et s'embarqua en
toute hâte pour la capitale. Il ne parut qu'un: instant, et en fugitif,
aux Trois-Rivières, et continua sa retraite précipitée pour ne s'arrêter
qu'à Québec le 13 novembre 1775.

Pendant ce temps, Montréal et Trois-Rivières avaient ouvert leurs portes
aux insurgés, et Montgomery, qui suivait de près le gouverneur,
rejoignait le général Arnold. Celui-ci, après six semaines d'une marche
pénible, avait paru en face de Québec le jour même de l'arrivée du
gouverneur; mais comme il ne lui restait plus que six cent cinquante
hommes valides et qu'il ne pouvait songer attaquer Québec avec ce petit
nombre de combattants, il était remonte jusqu'à la Pointe-aux-Trembles
où il opéra sa jonction avec le général Montgomery. Les deux corps
réunis, mille ou douze cents soldats environ, vinrent investir Québec.
Mais n'anticipons point sur des évènements dont nous allons maintenant
exposer les détails de la manière la plus intéressante qu'il nous sera
possible.




                          CHAPITRE PREMIER.

                UN DISCOURS QUI NE CONVAINC PERSONNE.


Le soir du dix-neuvième jour de novembre, dix-sept-soixante-et-quinze,
la Ville de Québec, d'ordinaire paisible à cette heure, présentait une
animation inaccoutumée.

Dans les rues tortueuses, sombres et rendues humides par une froide
bruine qui enveloppait la capitale, se glissaient nombre de gens
soigneusement _fourrés_ dans leur manteau. A la faveur de quelques pâles
rayons de lumière qui, de ci et de là, jaillissaient d'un volet mal
clos, vous auriez, pu voir les passants surgir un instant du brouillard
et y rentrer aussitôt pour disparaître dans l'ombre brumeuse.

Ils venaient de tous les côtés: des faubourgs, de la haute de la basse
Ville, et convergeaient sur un même point, la chapelle de l'évêché.

Le palais épiscopal, qui s'élevait alors sur l'emplacement actuel de
l'Hôtel du Parlement provincial, était encore habité par l'évêque, qui
n'en devait être dépossédé, par le gouvernement anglais, que trois ans
plus tard, moyennant la rémunération dérisoire de £150 par an.

Ce soir-là, sur les huit heures, comme le gros intendant de Monseigneur
Briant allait fermer la porte de la chapelle, un bruit de pas qui se
rapprochaient lui fit sortir un instant la tête au-dehors. Quatre hommes
arrivaient, dont l'un cria avec, l'accent anglais le plus prononcé:

--Holà garçon!

Comme l'intendant se rejetait en arrière et allait obéir à cette
injonction, plus que suspecte à pareille heure, en faisant décrire un
prudent double tour à la clef de la serrure, l'un des arrivants le
prévint, bondit et ouvrit violemment la porte en repoussant à
l'intérieur le gardien surpris. Celui-ci, s'attendant à quelque traître
coup, lâcha un cri d'effroi qui se répéta dans les sonores profondeurs
de la chapelle.

--Va dire à _ta_ maître, Monsieur l'évêque, que nous vouloir tenir
assemblée publique, ici, _cette_ soir.

--Mais...

--Allons marche... cria l'autre en allongeant un grand coup de pied au
gardien.

Celui-ci se tenait déjà à une trop respectueuse distance pour ne pas
éviter le coup. Il s'élançait même pour se sauver au plus vite,
lorsqu'un commandement, encore plus impératif que le premier, le cloua
sur place.

--_By God!_ arrêtez-_vos!_

Ce juron et la grosse voix qui le prononçait, firent frissonner les
moelles dans les os du gardien.

--Pas voir clair ici. _Nos_ avoir besoin de _loumière_.

Le pauvre homme se résigna. Il alla chercher des cierges dans un coin de
la chapelle, et, pour les allumer, se mit à battre le briquet. Mais ses
mains étaient tellement agitées par la peur, qu'il frappait plus souvent
ses doigts que le silex.

Les autres, vinrent à son aide, et allumèrent une vingtaine de cierges
dont la faible lueur éclairait tant bien que mal l'intérieur de la
chapelle.

Le gardien jeta; alors un regard d'interrogation et d'anxiété sur ceux
auxquels il était forcé d'obéir. On lui fit signe qu'il pouvait s'en
aller. Il tourna sur ses talons et disparut aussitôt dans l'enfoncement
obscur de la chapelle, d'où l'on entendit le bruit d'une porte qui se
refermait à triple tour.

Celui qui avait commandé cette équipée éclata de rire et dit aux autres,
en anglais:

--Merci à Dieu! si tous les français de la ville ont le courage de
celui-ci, Québec ne se défendra pas longtemps contre les troupes de
Schuyler et d'Arnold!

C'était, un marchand anglais nomme Williams qui agissait ainsi à
l'évêché comme en pays conquis. Il était accompagné de son compatriote
Adam Lymburner et de deux de leurs connaissances, tous partisans du
congrès et amis déclarés des Bostonnais. L'histoire nous prouvé qu'une
bonne partie de la population anglaise du Canada penchait du côté des
Américains insurgés. Outre ceux de Williams et de Lymburner, riches
négociants de Québec, elle nous a conservé les noms de James Price et de
son associé Maywood, ainsi que celui de Thomas Walker, qui, tous trois,
étaient à la tête du mouvement insurrectionnel à Montréal. Cependant la
chapelle se remplit peu à peu de nouveaux arrivants. Quand les derniers
furent entrés,--un jeune homme, pâle, à l'air distingué, et un homme du
peuple d'une stature colossale.--

Williams monta dans la chaire [1] et s'adressant à la foule, composée en
très-grande partie de Canadiens-Français:

[Note 1: Historique.]

--_Gentlemen_, dit-il, _I feel most happy in seeing such a numerous
assembly_.

--Parlez français, cria le jeune homme qui se tenait près de la porte.

--En français! hurla le colosse, son compagnon, d'une voix de tonnerre.

--En français! en français répéta la foule.

Williams dut se résigner et baragouina une espèce d'exorde, dans lequel,
avec l'exagération commune à tous les discours de ce genre, il
remerciait les citoyens de Québec de s'être portés en masse une
assemblée convoquée par lui dans les intérêts de l'indépendance de
toutes les colonies américaines. Puis il se mit à commenter l'adresse du
Congrès aux Canadiens, laquelle terminait ainsi:

"Saisissez l'occasion que la Providence elle-même vous présente; si vous
agissez de façon à conserver votre liberté, vous serez effectivement
libres. Nous connaissons trop les sentiments généreux qui distinguent
votre nation pour croire que la difference de religion puisse
préjudicier à votre amitié pour nous. Vous n'ignorez pas qu'il est de la
nature de la liberté d'élever au-dessus de cette faiblesse ceux que son
amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissent une
preuve mémorable de cette vérité: ils sont composés de catholiques et de
protestants, et cependant, ils jouissent d'une paix parfaite, et par
cette Concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état
de défier et même de détruire tout tyran qui voudrait la leur ravir."

Pendant que l'orateur reprenait haleine, le jeune homme pâle, qui se,
tenait toujours près de la porte, s'écria:

--Comment alliez-vous ces belles paroles avec certaine autre adresse du
Congrès protestant contre la loi de Québec qui reconnaît chez nous la
religion catholique? Williams ne s'attendait guère à cette objection! et
resta bouche béante.

La majorité de l'assemblée, qui était évidemment peu sympathique au
Congrès, se mit à rire.

Et puis, dominant toutes les autres, la grosse voix du colosse qui
accompagnait le jeune homme, cria à Williams.

--Hein! ma vieille, ça te rive ton clou.

Pendant l'immense et long éclat de rire qui courut au-dessus de la foule
et tandis que les rares partisans de Williams s'efforçaient de réprimer
cette hilarité dangereuse pour le succès de la cause du Congrès,
l'orateur se mit à crier et à gesticuler du haut de la chaire.

Ce qu'il disait, lui-même ne le savait guère, mais il parlait quand
même. Et veuillez bien croire qu'il n'avait pas tort.

Ne sachant trop que répondre à la sérieuse objection du jeune homme, le
rusé marchand avait pensé qu'il fallait profiter du tumulte pour
paraître répliquer et s'indigner en jetant de grands éclats de voix;
quitte à ne pas dire un seul mot raisonnable. Ce qui importe peu par un
tel brouhaha.

Dans les assemblées tumultueuses, lorsque l'orateur paraît affronter
l'orage et du geste et de la voix, presque toujours il finit par obtenir
le silence. Williams éprouva bientôt la vérité de ce fait que
l'expérience a depuis longtemps démontré. Mais pour ne se point
compromettre il eut soin de calmer son indignation et de baisser la voix
à mesure que l'ordre se rétablissait. De sorte que lorsqu'on le put
entendre, il lisait d'une voix calme cette lettre que Washington adressa
"aux peuples du Canada" à la fin de l'année 1775, et dont voici la
dernière partie:

"Le grand Congrès américain a fait entrer dans votre province un corps
de troupes sous les ordres du général Schuyler, non pour piller, mais
pour protéger, pour animer et mettre en action les sentiments généreux
que vous avez souvent fait voir et que les _agents du despotisme
s'efforcent d'éteindre par tout le monde_."

L'orateur, après avoir souligné ces derniers mots, fit une pose et
arrêta ses yeux sur le jeune homme qui l'avait interrompu, en se disant:

--Voici, sur mon âme! une petite phrase qui vient parfaitement à mon
aide.

Il roula de gros yeux indignés, toussa comme un homme qui ne craint pas
d'être contredit et, encouragé par le succès tacite qu'il obtenait,
continua sa lecture d'une voix emphatique.

"Pour aider à ce dessein et pour renverser le projet horrible,
d'ensanglanter nos frontières par le carnage de femmes et d'enfants,
j'ai fait marcher le sieur Arnold, colonel, avec un corps de l'armée
sous mes ordres pour le Canada. Il lui est enjoint, et je suis certain
qu'il se conformera à ses instructions, de se considérer et d'agir en
tout comme dans le pays de ses patrons et meilleurs amis; les choses
nécessaires et munitions de tout espèce que vous lui fournirez, il les
recevra avec reconnaissance et en payera la pleine valeur; je vous
supplie donc, comme amis et frères, de pourvoir à tous ses besoins, et
je vous garantis ma foi et mon honneur pour une ample récompense, aussi
bien que pour votre sûreté et repos. Que personne n'abandonne sa maison
à son approche, que personne ne s'enfuye, la cause de l'Amérique et de
la liberté est la cause de tout vertueux citoyen américain, quelle que
soit sa religion, quel que soit le sang dont il tire son origine. Les
Colonies-Unies ignorent ce que c'est que la distinction, hors celle-là
que la corruption et l'esclavage peuvent produire. Allons donc, chers et
généreux citoyens" (--ici le geste et la voix de l'orateur s'efforcèrent
de devenir pathétiques, mais en vain, hélas! entravés qu'ils étaient par
l'accent comique du marchand anglais--) "rangez-vous sous l'étendard de
la liberté générale, que toute la force de l'artifice de la tyrannie ne
sera jamais capable d'ébranler."

Il souligna ces derniers mots d'un geste de sabreur et lança un regard
vainqueur au jeune homme.

Ce dernier haussa les épaules et dit:

--Farceur!

Le géant d'à côté gronda d'une voix de stentor:

--Tout ça c'est de la frime!

Afin de prévenir la nouvelle explosion de rire que cette burlesque
appréciation de la lettre de Washington allait déterminer, Williams
s'empressa d'aborder la question importante qu'il fallait faire résoudre
immédiatement par l'assemblée, et qui était de déterminer les citoyens
de Québec à rendre la ville aux troupes du Congrès, sans brûler une
amorce. Pour en venir à ces fins il commença par discréditer le général
Carleton dans l'esprit de ses auditeurs, en leur exposant avec quelle
impéritie ce général avait défendu Montréal et tout le pays environnant,
qui étaient tombés entre les mains des Bostonnais dans l'espace de
quelques semaines. Sur ce point, Williams avait malheureusement raison,
et les mémoires de Sanguinet--témoin oculaire, et royaliste assez zélé
pour n'être pas suspect dans la relation qu'il nous a laissée de ces
évènements,--ne le prouvent que trop.

Ainsi cita le combat qui eut lieu aux porter de Montréal le 15 Septembre
1775, et où trois cents Canadiens et trente marchands anglais
repoussèrent les ennemis avec perte, tandis que le général Guy Carleton
et le brigadier Prescott "étaient restés dans la cour des casernes avec
environ quatre-vingts et quelques soldats, lesquels avaient leurs
havresacs sur le dos et leurs armes,--prêts s'embarquer dans leurs
navires,--si les citoyens de la ville avaient été repoussés." Et puis,
il appuya sur la faute qu'avait commise Carleton en refusant aux
citoyens encore tout échauffés par les excitations de la victoire,
l'autorisation qu'ils lui demandaient grands cris de poursuivre les
fuyards "dont il était si facile de s'emparer."

Ensuite il s'efforça de démontrer combien avait été blâmable l'inaction
du gouverneur, lorsque les habitants des campagnes autour de Montréal
avaient manifesté le désir de marcher contre les rebelles immédiatement
après le succès du 25 septembre. Il jeta tout le ridicule possible sur
les promenades--comme Sanguinet appelle ces expéditions pacifiques--que
le gouverneur avait été faire en bateau devant Longueil, à la tête de
plusieurs cents hommes, sans permettre à ceux-ci, qui brûlaient du désir
de combattre, d'opérer la moindre descente sur le rivage les ennemis
narguaient tout à leur aise le trop prudent général.

Williams en était à ce point de son discours, lorsque la porte de la
chapelle s'ouvrit lentement pour livrer passage à deux nouveaux
arrivants. L'orateur qui ne pouvait distinguer leurs traits, vu la
distance où il était d'eux et la demi-obscurité qui régnait dans la
chapelle, les prit pour des retardataires et continua, d'exposer les
griefs que les royalistes les plus ardents devaient avoir contre un
gouverneur qui, après avoir perdu, en quelques semaines seulement, tout
le haut du pays, venait de couronner son ineptie en se laissant prendre
près de Sorel, la veille même de ce jour, avec onze bâtiments, trois
cents hommes et les troupes du roi; abandonnant ainsi à leurs propres
ressources les habitants du reste de la Province.

Williams en arrivait victorieusement à la conclusion que ce serait folie
de songer à défendre la ville sous un commandant aussi inepte, contre
les troupes invincibles des généraux Montgomery et Arnold, lorsque l'un
des deux derniers venus fendit la foule en s'approchant de la chaire
dont il franchit les degrés en deux bonds, et apparut soudain aux yeux
stupéfaits de l'orateur.

D'un geste brusque et déterminé, le nouvel arrivant rejeta les pans de
son manteau en arrière, ce qui laissa voir le pommeau doré de l'épée
ainsi que les habits galonnés d'un officier supérieur. On le reconnut à
l'instant. C'était le colonel McLean qui commandait les troupes en
sous-ordre.

Après avoir foudroyé Williams du regard:

--Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il en se tournant vers
l'assemblée. Je vous jure sur mon honneur, Messieurs, que le
gouverneur-général Sir Guy Carleton vient d'arriver en ville à
l'instant même. Si M. Williams veut me suivre au château, ajouta-t-il
avec une ironie qui fit frémir le marchand, il se convaincra de la
vérité de ce que j'avance. Prévenu par Monseigneur l'évêque de ce qui se
passait ici, M. le gouverneur m'envoie prier les bons et loyaux sujets
qui composent la majorité de cette assemblée, de ne pas ajouter foi aux
paroles insidieuses d'un ami de la rébellion, et de se retirer
paisiblement chez eux. Demain le général convoquera les milices et vous
persuadera lui-même de défendre vos intérêts et votre ville contre des
sujets révoltés dont Sa Majesté le roi d'Angleterre aura bientôt,
raison. Le général est convaincu que les courageux habitants d'une ville
qui ne se rendit glorieusement à nous, il y a seize ans, qu'après un
siège des plus terribles, n'ouvriront pas ignominieusement les portes de
leur vieille capitale devant une bande indisciplinée d'insurgents.

Cet appel à la bravoure des citoyens était habile et eut le plus heureux
effet. Un murmure de satisfaction courut dans la foule. Il y eut même
quelques acclamations.

Le colonel se détourna pour jouir de son triomphe en jetant un coup
d'oeil sur Williams.

Mais celui-ci s'était glissé en arrière de McLean pendant que ce dernier
parlait, et, craignant que le colonel n'eût pour mission de l'arrêter,
s'était doucement faufilé parmi la foule et esquivé sans bruit.

En ce moment, près de la porte de sortie, se jouait le prologue d'un
drame qui, pour être rapide et muet, n'en doit pas moins avoir une
grande influence sur les personnages qui vont animer ce récit.

Le compagnon du colonel McLean était resté à l'entrée de la chapelle.
C'était un officier âgé d'à peu près trente ans. Ses yeux, en entrant,
s'étaient rencontrés avec ceux du jeune homme qui avait interrompu
Williams. L'étincelle qui jaillit de chacun de ces deux coups-d'oeil,
pétillait d'une haine sourde et péniblement contenue.

Pendant la courte allocution de McLean, ils ne cessèrent de se provoquer
tous deux du regard. L'oeil du jeune homme exprimait surtout le mépris;
celui de l'officier était empreint d'une expression de colère et de
vengeance à moitié satisfaite et qui voulait dire:--Enfin, je te
rencontre dans une circonstance qui te va nuire autant qu'elle me sera
favorable! Attends un peu et tu verras bientôt que je saurai me venger
de bien des dédains que tu m'as fait subir.

L'officier paraissait se trouver en ce moment dans une situation
avantageuse, et dominer complètement son antagoniste. Cependant si vous
les eussiez vus ainsi l'un près de l'autre, la physionomie franche du
jeune homme pâle n'eût pas manqué d'attirer aussitôt toute votre
sympathie.

Le colonel McLean achevait de persuader l'assemblée en lui exposant
combien le gouverneur était décidé d'opposer la plus vigoureuse
résistance si les troupes de Montgomery et d'Arnold venaient, comme
il était plus que probable, assiéger la ville. Québec était assez
bien pourvu d'armes, d'approvisionnements et de munitions pour tenir
les assiégeants en échec jusqu'au printemps, et permettre ainsi
d'attendre les secours que l'Angleterre ne manquerait pas d'envoyer
au Canada des le retour de la belle saison. Alors les partisans de
la bonne cause reprendraient l'avantage et l'on verrait les rebelles
dans la confusion et les traîtres aux abois. Les citoyens ne demandaient
pas mieux que d'être rassurés, eux que la coupable insouciance du
lieutenant-gouverneur Cramahé avait tant indignés pendant l'absence du
général Carleton. Car on sait que pendant tout le temps que le
gouverneur général avait été à Montréal, le sieur Cramahé, au lieu de
s'occuper à préparer la défense de la ville, n'avait eu d'autres soucis
que de festoyer avec le club des "Barons de la Table-Ronde", qu'il avait
organisé lui-même à Québec.

L'assemblée se dispersa paisiblement et avec des dispositions
tout-à-fait contraires à celles que Williams avait voulu lui
communiquer.

Le jeune homme pâle fut le premier à sortir de la chapelle. Comme il lui
fallait passer en face de l'officier qui attendait le colonel McLean,
leurs regards se croisèrent encore une fois comme des lames acérées et
avides de sang.

Le géant qui suivait le jeune homme regarda l'officier de travers, comme
un colosse prêt à bondir à la gorge de celui que l'instinct lui dit être
l'ennemi de son maître.

Arrivé à l'endroit où finit la moitié de la côte de Lamontagne pour
commencer la rue Port-Dauphin, le jeune homme s'arrêta et dit à son
formidable compagnon, qui était son serviteur:

--Célestin, tu vas descendre seul à la maison, il n'est pas nécessaire
que tu m'attendes. Je rentrerai tard. Couche-toi.

--Je ne me sens pas encore l'envie de dormir, monsieur Marc. Si ça vous
est égal, je fumerai la pipe en vous attendant.

--A ton aise, mon vieux, repartit le jeune homme, qui monta la rue
Port-Dauphin tandis que l'autre descendait la côte de Lamontagne en
frappant lourdement de ses larges pieds le sol humide. Le jeune homme
parcourut toute la rue Port-Dauphin, prit la rue du Fort et tourna à
droite, après avoir jeté un coup-d'oeil distrait sur le château
Saint-Louis et le convent des Récollets, qui dressaient, l'un en arriére
et l'autre à gauche de la Place-d'Armes, leur masse indécise et plus
noire encore que le fond sombre de la nuit.

Tandis qu'il gagnait la rue Sainte-Anne de ce pas leste et ferme de
jeune homme, dont la vue fait soupirer le vieillard, McLean et
l'officier qui l'avait accompagné, débouchaient de la rue du Fort.

--Eh bien! dit McLean en s'arrêtant pour serrer la main de son
subordonné, bonsoir Evil. Plus chanceux que moi, amusez-vous bien tandis
que je ferai mon rapport au général. Allez, dansez en toute liberté, car
vous aurez bientôt à figurer dans un bal votre vis-à-vis vous lancera de
traîtres balles de plomb au lieu de ces oeillades veloutées qui vont
vous être décochées ce soir.

--Merci, colonel! bonsoir.

--Bonne nuit.

Le capitaine James Evil tourna le dos à McLean qui montait vers le
château, et il s'engagea dans la rue Sainte-Anne.

Après avoir longé le mur de clôture qui bordait la cour entière du
collège des Jésuites, lequel devait être enlevé à ses propriétaires et
transformé en casernes l'année suivante, le capitaine continua d'avancer
jusqu'à l'extrémité de la rue Sainte-Anne, qui finissait alors vis-à-vis
du lieu où s'élève maintenant le collège Morrin. Arrivé au bout de la
rue, Evil s'arrêta, embrassa d'un coup-d'oeil la façade illuminée de la
dernière maison qui s'élevait à gauche, gravit les trois ou quatre
marches du seuil, et, la main gauche campée, provoquante sur la garde de
son épée, il souleva de la droite le lourd marteau de fer et le laissa
bruyamment retomber. La même porte qui s'ouvrit devant lui venait aussi
de donner accès au jeune homme pâle.




                           CHAPITRE DEUXIÈME.

                  COUPS D'ARCHET, DE LANGUE ET D'ÉPÉE.


Il y avait, ce soir-là, grande veillée dans cette maison de la rue
Sainte-Anne. Le maître, M. Nicolas Cognard, royaliste renforcé, avait
voulu témoigner son zèle à la bonne cause en réunissant ses
connaissances chez lui pour montrer toute la joie que l'arrivée du
gouverneur lui faisait éprouver. Il ne faudrait cependant pas confondre
le sentiment qui lui avait dicté cette démonstration avec ce dévouement
désintéressé qui lie un homme à un parti en vertu d'une conviction pure.
Bien qu'il y eut à cette époque, pour le moins autant qu'aujourd'hui, de
ces honnêtes gens qui sacrifient leurs intérêts les plus chers à
certains principes sacrés, nous devons avouer que la loyauté de M.
Cognard ne découlait point d'une source aussi limpide. Il était du bien
petit nombre de ces Canadiens qui se rallièrent immédiatement aux
vainqueurs après la conquête, afin de captiver leurs bonnes grâces et
d'en obtenir des faveurs.

Possesseur d'une charge lucrative sous le gouvernement français, maître
Cognard, compromis dans les malversations de Bigot et Cie.[2], n'avait
pas osé émigrer, et avait su conserver sa place sous la domination
anglaise, grâce à une parfaite servilité. Aussi fut-il un des rares
Canadiens qui participèrent aux emplois de l'administration de Murray et
des gouverneurs qui lui succédèrent. Pour quiconque connaît la jalouse
méfiance des conquérants de cette époque, il est facile de se faire une
idée de la flexibilité de l'échine de M. Cognard.

[Note 2: Voir l'_Intendant Bigot_.]

Il est vrai qu'on se le montrait du doigt parmi ses compatriotes qu'un
juste sentiment de dignité tenait éloignés des vainqueurs; mais lui n'en
riait pas moins de ce qu'il appelait leur sot patriotisme. A ceux qui
lui témoignaient ouvertement leur mépris, il disait en riant que
l'argent anglais avait bien meilleur cours que les assignats dont le
gouvernement avait inondé le pays sur les derniers temps de la
domination française. Naturellement il était rare que pareille objection
lui attira une réplique. Avec les hommes de cette trempe, les honnêtes
gens évitent toute discussion. Nicolas Cognard était un homme de
cinquante ans, de taille moyenne et carré d'épaules. Sa figure
musculeuse, sanguine et dure avait dans l'ensemble quelque chose de
vulgaire et qui déplaisait à première vue. Venait-il à parler,
l'impression désagréable qu'il causait s'augmentait encore. Les
grincements de sa voix aiguë et rauque écorchaient le tympan comme les
notes criardes d'une mauvaise clarinette. Cette comparaison s'offrait
tellement à la pensée de ceux qui le connaissaient, que les malins
disaient que c'était un instrument parfaitement faux.

M. Cognard avait eu de son premier mariage une fille unique qui ne
ressemblait guère à son père et dont nous esquisserons, dans un instant,
la sympathique figure.

Madame Gertrude, la seconde femme de Cognard, était la plus longue, la
plus sèche, la plus anguleuse et la plus revêche des créatures. Avec un
langage mielleux et une figure doucereuse, sous les dehors les plus
cauteleux, sous les démonstrations de la, politesse la plus affectée,
elle cachait l'âme la plus envieuse, le coeur le mieux gonflé de venin
qui ait jamais battu sous les côtes d'une vieille bégueule. Mariée par
intérêt à quarante-cinq ans, elle avait eu le temps, pendant la durée de
ce célibat prolongé, d'accumuler en elle tout le fiel des vieilles
filles dédaignées contre ce qui est beau, jeune et recherché. Aussi
haïssait-elle cordialement sa belle-fille Alice.

Celle-ci, à vingt ans qu'elle avait alors, était le portrait frappant de
sa pauvre mère morte à la fleur de l'âge abreuvée de chagrins et de
dégoût. Alice était petite, mignonne et délicate, sans toutefois être
frêle. Ses cheveux noirs, relevés sur les tempes, étagés sur le sommet
de la tête, et couronnés d'un panache de plumes, comme le voulait la
mode du temps, avaient de ces reflets bleuâtres que l'on volt sur l'aile
des geais. Son front était peu élevé, comme celui des belles statues
grecques, et il avait toute la blancheur et le poli du marbre. Ses
grands yeux bruns, et doux au regard comme le velours au toucher,
brillaient d'une douce flamme sous de longs cils noirs. Le nez était
droit, mince; la bouche petite et fraîche comme une rose sauvage qui
s'entr'ouvre et sourit, humide de rosée, au premier baiser du matin;
seulement la lèvre inférieure, un peu plus ronde que l'autre; était
comme une cerise, traversée au milieu par la plus charmante petite raie
du monde. Il y avait dans le sourire de cette bouche virginale comme un
parfum de fleur joint à une saveur de fruit. Le contour de sa figure
était d'un pur ovale, et sur le velouté des joues apparaissaient les
teintes les plus délicieusement carminées qui se soient jamais
rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la ténuité de
la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu être
Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de poëte
entrevu par Musset dans la plus fraîche inspiration de ses vingt ans.
Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se
portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait
comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être
aussi ravissant.

Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le moment,
était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général Carleton.
Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux yeux du
gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussitôt après son arrivée.

Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on y
dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la
sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans un
cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche compagne
de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante oeillades, excepté
pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune homme que nous
avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine un mouvement
d'impatience à la vue du capitaine anglais.

Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la maîtresse de
la maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha
d'Alice sans regarder celui qui était avec elle.

Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il
dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les
fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de Montréal,
M. François Cazeau, qui joua un rôle lors de l'invasion de 1775 et se
compromit beaucoup pour aider les insurgent:

Marc Evrard--vous expliquerons bientôt la nature de ses relations avec
François Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à
Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être
fiancé.

On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne
paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient
fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles
femmes; mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes
gens et de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de
leur amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes
noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux
les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames sur
l'âge du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de
leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop
majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement déçu?
Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.

James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et
de Marc Evrard.

--Mademoiselle, dit-il dans un assez bon français qu'il avait appris en
France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans, Mademoiselle
me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine danse?

--J'en suis bien fâchée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici
et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.

--Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse
aussi?

--Oui, monsieur.

--Toujours avec M. Evrard?

--Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée au
fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.

--Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lança un regard haineux à Marc et
pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes
auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce
genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle
fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant
une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer
à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard
étaient presque tous gens à se plier aux caprices d'un officier de
l'armée britannique.

Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse que James
Evil dut diriger du commencement à la fin.

Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice qu'il ramenait sa place:
--Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine.

Marc, en parlant ainsi, n'était point sincère; au contraire il était
enchanté, d'avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.

--Vous pensez, dit Alice en glissant un malin regard entre ses longs
cils. Bah! tant pis pour lui! S'il vous avait salué encore, je ne dis
pas. Pour lui prouver que j'aime autant danser avec vous que je le
déteste lui-même, et pour faire pièce, à sa vilaine danse anglaise,
venez exécuter un pas de gavotte avec moi.

En passant devant les deux joueurs de violon, Alice leur demanda l'air
qu'elle désirait.

Les violons attaquèrent aussitôt une gavotte. C'était un air lent à deux
temps, se coupant en deux reprises dont chacune commençait avec le
second temps et finissait sur le premier. Les phrases et le repos en
étaient marqués de deux mesures. C'était une danse toute française que
la gavotte. Vers le temps qui nous occupe, la reine Marie-Antoinette la
dansait à Paris avec toute la perfection désirable. La gavotte disparut
en France après la Révolution et n'y fut jamais bien populaire.

Comme elle ne s'exécutait qu'à deux personnes et concentrait sur elle
l'attention de toute la salle, malheur à celles que leurs vilains pieds
ou leur tournure commune n'auraient pas tout d'abord empêchées d'y
figurer. Il fallait déployer dans la gavotte une telle souplesse, une si
grande aisance et tant de grâce dans les mouvements, que la tâche était
difficile pour toutes autres que de très-élégantes personnes.

Alice, la mignonne jeune fille, n'avait pas à redouter cette épreuve. Et
peut-être aussi, par une coquetterie bien innocente, la recherchait-elle
à dessein pour mieux faire valoir son élégance et ses grâces
incontestables. Ses petits pieds de fée trottaient si gentiment au bas
de sa polonaise de soie rose; les hauts talons rouges de ses bottines de
maroquin battaient si bien la mesure et d'un air si mutin; sa taille
souple et fine se pliait si gracieusement sur les larges paniers qui
gonflaient la jupe de sa robe dans ses tournoiements de sylphide.

Et certes son partenaire lui faisait honneur. En ces temps où la danse
ne consistait pas encore dans un marcher absurde, Marc Evrard passait
pour un beau danseur d'assez petite taille, il y avait dans toute sa
personae une harmonie parfaite. Son bas de soie bien serré au-dessus du
genou et ses souliers talons hauts dessinaient avec avantage le relief
d'un mollet des mieux tournés, ainsi qu'un pied tout aussi bien cambré
que celui, d'aucun homme de race; et puis il tendait si galamment sa
main nerveuse et fine à la petite main de sa danseuse, que les plus
jolies femmes se seraient senties ravies de danser avec lui.

La gavotte finie, et comme deux autres personnes commençaient un menuet,
vieille danse française à peu près semblable à la gavotte, M. Cognard
entra dans la salle.

Dès qu'il aperçut le capitaine Evil, il courut plutôt qu'il ne marcha à
sa rencontre et lui serra avec effusion la main dans les deux siennes.

Le capitaine qui, depuis quelques instants, regardait fréquemment du
côté de la porte et semblait attendre quelqu'un avec impatience, parut
enfin satisfait. Il passa familièrement son bras sous celui du maître de
la maison et l'entraîna à l'écart.

Profitons du moment où il pose à son insu pour croquer en deux coups de
plume le portrait de l'officier.

Par certaines femmes, James Evil pouvait être considéré comme un bel
homme. Il était grand et bien fait. Mais ses cheveux étaient roux et
rouge son teint, tandis que les chairs flasques de ses joues
commençaient à tomber un peu sur le menton où elles s'étageaient sur les
plis bouffis de la gorge. Sa main était blanche et potelée, mais molle;
et son pourpoint militaire de drap écarlate ne pouvait, malgré tous les
efforts d'un ceinture cachée, parvenir à dissimuler un embonpoint
précoce. Sa physionomie, qui ne déplaisait pas à première vue, révélait
cependant à l'oeil de l'observateur un fond de duplicité sous le masque
placide de sa figure. Ainsi, à de certains moments, les coins de sa
bouche avaient de ces plissements, d'où sortent les menaces du coeur, et
ses yeux d'un gris pâle brillaient quelquefois d'un éclair sinistre,
reflet involontaire d'un feu, qui couvait à l'intérieur.

Le capitaine Evil, assez flegmatique à l'ordinaire, paraissait si animé
en parlant à M. Cognard, qu'il ne manqua pas d'attirer l'attention de
quelques-uns des invités, entre autres de Marc Evrard qui, dans un autre
coin de la chambre, continuait de causer, mais d'un air distrait, avec
Alice. En jetant un coup d'oeil à la dérobée sur Evil, Marc présentait
au regard un admirable profil. Son front haut et large s'harmonisait
parfaitement avec les lignes, sévères du nez et nobles de la bouche. Son
oeil, grand et d'un bleu profond, rayonnait d'un feu calme sous l'arcade
sourcilière. Enfin, servant de cadre antithétique à sa figure dont le
teint était d'un blanc mat, ses cheveux noirs qu'il ne poudrait point, à
dessein, se relevaient finement sur les tempes, et après avoir flotté
quelque peu sur la nuque, s'y tordaient dans la bourse de soie noire
alors en usage.

A certain regard, jeté de son côté par Evil et son interlocuteur, Marc
Evrard s'aperçut qu'il faisait le sujet de leur conversation. Le père
Cognard fronçant le sourcil lui sembla le nuage sombre qui annonce de
loin la tempête.

Marc se pencha vers Alice et lui dit a voix basse:

--J'ai peur que le capitaine, pour se venger de vos dédains, ne me joue
quelque tour de sa façon. Je le crois en train de me desservir auprès de
votre père qui semble me regarder, depuis quelques instants, d'un air
tout à fait mécontent.

--Qu'avez-vous à craindre de M. Evil? demanda Alice avec une assurance
feinte. Car elle savait bien que son père était prévenu contre le jeune
Evrard et qu'il ne désirait rien tant que l'union d'Alice avec le
brillant officier anglais qui fréquentait la maison depuis quelques
semaines.

--Ce que j'ai à craindre, repartit Marc avec émotion, une seule chose,
il est vrai, mais qui est pour moi tout au monde, vous perdre sans
retour, Alice!

La jeune fille baigna ses regards dans les yeux humides de son amoureux.

--Ne vous ai-je pas dit, bien souvent déjà, reprit-elle, que je n'aime
et n'aimerai jamais que vous seul au monde? Que vous importe alors qu'un
autre me recherche? et pourquoi vous inquiéter des moyens qu'il peut
vouloir prendre pour me plaire, à moi qui ne puis seulement supporter sa
présence?

D'un long regard, Marc Evrard remerciait Alice de ses bonnes paroles,
lorsque M. Cognard, profitant du brouhaha cause par ses invités qui
étaient en train d'organiser un quadrille, s'approcha de Marc et lui dit
en lui touchant l'épaule du doigt.

--Monsieur Evrard, je veux vous parler.

Marc s'inclina et le suivit dans le coin de la chambre que James Evil
venait de quitter pour se mêler aux danseurs.

Est-il vrai, Monsieur, demanda Cognard, que vous étiez présent ce soir à
l'assemblée qui s'est tenue dans la Chapelle de l'évêché?

--Oui, Monsieur, répondit Marc avec un serrement de coeur entrevoyant
sous cette question le piège perfide que venait de lui tendre Evil.

--Fort bien, Monsieur, reprit Cognard de sa voix glapissante. Fort bien!
Il vous est parfaitement loisible de vous joindre aux insurgés et de
vous faire pendre ensuite comme rebelle si bon vous semble. Mais vous
voudrez bien ne pas trouver mauvais, non plus, que je me mette, ainsi
que toute ma famille, à l'abri des soupçons que la continuation de mes
rapports avec vous ne manquerait pas d'attirer sur nous.

--Mais, Monsieur! se hâta d'interrompre Marc, savez-vous à quel titre je
me suis trouvé à cette assemblée, et le rôle que j'y ai joué?

--A quel titre, Monsieur! Et que m'importe que ce soit comme chef on
comme simple adhérent! Que me peut faire a moi le rôle que vous y avez
rempli, sinon me compromettre davantage pour peu qu'il ait été marquant!

--Mais, Monsieur......... tâchait d'insinuer Marc, vous vous méprenez Ne
connaissez-vous point mes opinions?...

--Vos opinions! vos opinions! Elles vous posent bien dans l'esprit des
honnêtes gens, vos opinions Vous pouvez vous vanter d'être déjà bien
noté auprès des autorités.

--Quand je vous dis, Monsieur Cognard, répliqua Marc en gardant, mais
avec peine, le plus grand calme, quand je vous dis que je n'étais là que
comme simple curieux!

--Et vous croyez, Monsieur, que ce n'est pas assez pour vous perdre dans
l'estime des fidèles sujets de Sa Majesté! Ah Monsieur, si vous aviez
entendu ce soir comment M. le gouverneur à taxé de félonie tous ceux qui
ont pris part à cette assemblée, vous trembleriez rien qu'à la seule
idée que l'on pût soupçonner que vous y assistiez! Non, Monsieur, vous
avez eu beau mainte fois pour me mieux tromper sans doute, m'assurer de
votre loyauté envers notre bien-aimé souverain, Georges III, voici un
acte qui dément vos belles paroles. Ainsi, Monsieur Evrard, pour me bien
disculper de nos relations antérieures, et pour ne point jeter de louche
sur ma fidélité à notre bonne mère l'Angleterre, je vous signifie que
nos rapports devront cesser à partir de ce soir. C'est assez vous dire
que je défends à tous les membres de ma famille de garder souvenir de
vous, et que ma maison ne vous serait plus ouverte si vous aviez le
courage de vous y représenter. Cependant comme ce soir vous êtes mon
hôte, et que je suis tenu par cela même à de certains égards, je ne
m'oppose pas à ce que vous acheviez de passer ici la veillée. Seulement
je vous prie de ne plus obséder ma fille Alice de vos importunités.

Marc, si grièvement blessé dans sa fierté, voulut pourtant n'écouter que
la voix de son amour qui criait encore plus haut que son légitime
orgueil.

--Je vous en prie, Monsieur Cognard, dit-il d'un air suppliant, veuillez
m'écouter...

--Il suffit, Monsieur, répondit le royaliste du ton le plus nasillard
qu'il put tirer de l'anche de son gosier.

Et d'un air magistral, il passa les deux pouces dans les boutonnières de
son habit, et s'éloigna de Marc ahuri.

Les éclats de voix de Cognard, l'air humilié de Marc avaient attiré
l'attention de l'assistance qui, tout en feignant de danser ou de
causer, n'avait cependant pas perdu un seul geste de cette pantomime
significative. Aussi cette scène désagréable et déplacée jeta-t-elle du
froid sur les invités qui, ne pouvant plus ramener la gaîté dans le bal,
commencèrent bientôt à se retirer. Peut-être aussi avait-on grand'hâte
de causer tout à l'aise de cet évènement imprévu et encore plein de
mystère.

Marc avait d'abord éprouvé un fou désir de bondir le premier hors de
cette maison inhospitalière. Il contint pourtant, mais par des efforts
surhumains, les flots de colère qui bouillonnaient en lui. Il voulait
presser une dernière fois la main d'Alice que sa belle-mère et deux ou
trois autres femmes entouraient déjà de leurs consolations indiscrètes,
bien qu'elles ne sussent encore trop la cause du différend qui venait
d'avoir lieu entre M. Cognard et le jeune homme.

Après avoir erré pendant dix minutes, la mort dans l'âme, parmi les
hommes qui étaient groupés dans une partie de la chambre, et répondu
tranquillement aux questions insignifiantes qu'on lui posait pour ne
point paraître avoir remarqué sa mésaventure, profita de la sortie de
trois ou quatre couples afin de se retirer.

Mais avant de quitter la place, il traversa la chambre et rompant le
cercle des femmes qui entouraient Alice de leurs attentions hypocrites,
il lui tendit la main en lui disant d'une voix dans laquelle tremblait
un sanglot:

--Au revoir, Mademoiselle.

--Adieu! Monsieur, s'empressa de répondre la grincheuse madame Cognard
que son mari venait de mettre au courant de la situation, et qui planait
dans une atmosphère de bonheur. Pour la digne marâtre, voir sa
belle-fille humiliée, malheureuse, était une jouissance paradisiaque.

Marc ne daigna seulement pas regarder cette vipère qui sifflait en
essayant de le mordre, mais il jeta un coup d'oeil plein de mépris sur
le capitaine Evil qui lui jetait un regard vainqueur.

Après avoir fait quelques pas en revenant dans la rue Sainte-Anne, Marc
s'arrêta, s'adossa contre la muraille d'une maison voisine et, fiévreux,
tremblant de rage, attendit.

Au bout de quelques minutes, la porte de la demeure de M. Cognard
s'ouvrit de nouveau pour laisser couler le dernier flot des invités.

Marc put voir sortir et reconnut, grâce à la gerbe de lumière qui
s'épandait du vestibule au dehors, celui-là même qu'il attendait. Il
laissa se reformer la porte et marcha à l'encontre des personnes qui
venaient vers lui, et qui, surprises de voir arriver au milieu d'elles
un homme que l'obscurité subite où elles se trouvaient plongées les
empêchait de reconnaître immédiatement, s'écartèrent un peu de leur
chemin pour laisser passer l'intrus.

Marc Evrard alla droit à Evil qui ne l'avait pas d'abord plus reconnu
que les autres, et d'une voix vibrante:

--Je vous prends tous à témoins, s'écria-t-il, que le capitaine James
Evil que voici, est un calomniateur et un lâche! En foi de quoi, moi,
Marc Evrard, je lui donne le soufflet que voici.

Un bruit sec, suivi d'un sonore juron anglais, prouvèrent aussitôt que
le jeune homme avait ainsi fait qu'il venait de le dire.

L'officier, un instant frappé de stupeur, dégaina et bondit en avant.
Mais les témoins de cette scène se jetèrent entre les deux adversaires
afin de les séparer.

Marc n'avait qu'une canne légère. Il attendait résolument l'officier
qui, l'épée au poing, voulait, criait-il, ouvrir le ventre l'insolent.

--Pour l'amour de Dieu, Evrard, allez-vous-en! dit l'un de ceux qui ne
contenaient Evil qu'avec effort. Et vous, capitaine, n'allez pas égorger
un homme désarmé et aveuglé par la colère.

--Je ne tiens plus à rester ici, puisque j'y ai fait ce que j'avais
décidé, repartit Marc Evrard. Avant de m'éloigner je dirai cependant au
capitaine Evil que je serai toujours à ses ordres pour appuyer mon dire
et mon soufflet d'un bon coup d'épée.

Evrard tourna le dos et s'éloigna tranquillement tandis que les autres
s'évertuaient à faire entendre raison à Evil éperdu de rage.

Quand les pas d'Evrard se furent un peu perdus dans l'éloignement, le
capitaine, laissé plus libre, put avancer avec ceux qui l'accompagnaient
en le retenant encore.

On arrivait au coin de la rue du Trésor. James Evil parut se calmer. Les
assistants, qui demeuraient tous à la haute ville, s'engagèrent dans la
ruelle en souhaitant le bonsoir à l'officier qui poursuivit son chemin
dans la direction du château, après avoir grommelé un adieu plus ou
moins courtois.

A peine les autres l'avaient-ils quitté que le capitaine hâta le pas. Il
avait aperçu trois ombres qui remontaient de la rue du Fort au château
Saint-Louis. Il fit quelques pas en courant et jeta un cri de joie.
C'étaient trois officiers de son régiment.

--Êtes-vous de service? leur demanda-t-il.

--Nous venons de terminer notre ronde, répondirent les autres.

--Bien! Dans ce cas venez avec moi. Un maraud de Canadian vient de
m'insulter. Il faut lui en faire demander pardon à grands coups de plat
d'épée. Allons vite! Il ne peut être loin et je sais où il demeure.

--Allons! dirent les autres enchantés d'une pareille affaire. Et tous
prirent le chemin de la basse ville.

Marc Evrard laissait la côte de Lamontagne et s'engageait, dans la
descente rapide où l'on a construit depuis l'escalier qui descend dans
la rue Champlain. Il allait, ballotté entre la crainte de voir son amour
à jamais compromis et le plaisir d'une vengeance plus qu'à moitié
satisfaite, lorsqu'un bruit de pas précipités qui se rapprochaient de
lui, le tira de sa rêverie.

Il n'en fit pas immédiatement grand cas et s'engagea dans la rue
Sous-le-Fort.

Ceux qui le poursuivaient l'avaient aperçu au tournant de la rue. Ils
roulèrent plutôt qu'ils ne descendirent jusqu'à la rue Sous-le-Fort.

Au tapage que faisaient les quatre hommes, Marc se retourna; il était en
face de sa maison.

Mais eût-il voulu s'y réfugier qu'il n'en aurait pas eu le temps; les
quatre assaillants s'interposaient entre la porte et lui.

Marc vit que la retraite était interceptée. Il recula jusqu'à la maison
d'en face contre laquelle il s'adossa pour n'être pas entouré tout à
fait. D'un mouvement rapide, il avait en même temps dégrafé son manteau
et l'avait enroulé autour de son bras gauche. Avec ce manchon et sa
canne pour toutes armes défensives et offensives, il attendit l'attaque
des assaillants, qui tombèrent sur Evrard avec furie en voyant qu'il
songeait à se défendre.

Tout en parant les premiers coups avec l'habileté d'un homme a qui les
ressources de l'escrime ne sont pas inconnues, Marc leva les yeux. Les
fenêtres du premier étage de sa demeure, au-dessus du magasin, étaient
éclairées.

--Célestin! cria Marc Evrard, de toute la force de ses poumons,
Célestin!

Au même instant une ombre gigantesque se dessina sur le plafond, et
puis, au travers de la fenêtre que l'on ouvrit avec violence:

--Qu'y a-t-il donc, Monsieur Marc? demanda la voix formidable de
Célestin Tranquille.

--Décroche mon épée qui est au-dessus de la cheminée et jette-la moi que
je serve un peu ces messieurs à la française.

--Ventre de chien! cria Tranquille qui disparut aussitôt de la fenêtre.

Son ombre courut encore une fois sur le plafond de l'appartement, mais
en sens inverse. Et puis, on entendit un corps pesant qui dégringolait
l'escalier et un bruit d'enfer dans la porte qui s'ouvrit avec fracas.

--Voici, Monsieur, cria le colosse qui traversa la rue d'une seule
enjambée.

A son approche, deux des assaillants qui virent Tranquille arme pour son
compte de l'énorme barre de chêne qui servait à fermer la porte du
magasin, s'écartèrent un peu et se retournèrent pour lui faire face.
Tranquille profita de l'éclaircie et jeta l'épée à Marc Evrard. Celui-ci
la saisit au vol.

--A présent, grommela Tranquille qui se cracha clans les mains en
empoignant sa massue improvisée, à nous autres, mes petits bedons!

Et son arme terrible levée sur eux, il chargea les assaillants.

Ceux-ci surpris, mais non pas effrayés, se préparaient à se défendre
bravement. Ils se partagèrent leurs ennemis: deux contre Evrard et deux
contre Tranquille.

Le premier coup du colosse tomba dans le vide avec un formidable
grondement. L'officier auquel il était destiné avait fait un saut de
côté en évitant ce coup d'assommoir.

Tandis que Tranquille relevait son arme, l'autre lui poussa un coup de
pointe qui, sans pénétrer entre les côtes, lui fit une longue éraflure.
Mais bien mal en prit au malheureux agresseur.

--Attends un peu, toi! hurla Célestin Tranquille.

Cette courte phrase n'était pas finie que la barre s'abattait sur le dos
de l'Anglais qui lâcha son arme avec un beuglement de douleur et tomba
comme une masse morte, les semelles en l'air et le nez dans la boue.

Le premier revint à la charge et allait se fendre à fond sur Tranquille
pour le percer d'outre en outre. Celui-ci le prévint.

--Tiens! tu en veux, toi aussi, dit le géant. Eh! bien! souffle-toi dans
les doigts.

D'un revers de son arme Tranquille frappa si rudement l'avant bras droit
de son second adversaire que celui-ci se mit à pousser des cris de chien
écrasé en secouant son bras luxé qui se balançait inerte comme une
manche vide.

--Hein! mon bonhomme, dit Célestin, c'est tout comme l'onglée, ça vous
pique les menottes!

Et puis, avec un profond soupir de satisfaction:

--Ha!... aux deux autres.

--Arrête! cria Marc qui ferraillait avec Evil et le quatrième, ceux-ci
m'appartiennent!

--C'est bon! puisque vous le voulez, grommela Tranquille qui s'appuya
sur sa massue. Mais, ma foi du bon Dieu! Monsieur Marc, je vous avertis
que s'ils ont le malheur de vous endommager la peau, pas un d'eux ne
sortira vivant d'ici. Je les massacre en masse.

Marc avait déjà reçu un coup d'estoc dans la cuisse et plusieurs autres
dans son manteau qui lui servait de bouclier. Pourtant à lui seul il
était au moins aussi fort que ses deux adversaires, puisqu'il leur
tenait tête depuis plusieurs minutes. A deux ou trois reprises, il avait
senti que la pointe de son arme perçait des boutonnières dans les chairs
de ses deux antagonistes.

Profitant d'une violente flanconade de seconde qu'il venait de fournir
au compagnon d'Evil et qui forçait le premier à rompre la mesure, Marc,
après une feinte d'estoc en prime, frappa la tête du capitaine d'un rude
coup de taille. Celui-ci chancela et recula avec un hurlement de rage.

Le second d'Evil, en rompant, avait jeté un regard en arrière et s'était
aperçu que leurs deux compagnons d'aventure, à moitié assommés par
Tranquille, s'enfuyaient éclopés. A le voir chanceler il crut Evil
grièvement blessé, tourna le dos à son tour et rejoignit les autres qui
remontaient la côte de Lamontagne en boitant comme, des loups éreintés
dans un piège.

Evil se vit abandonnée, et encore tout étourdi de sa blessure à la tête,
il jugea prudent aussi de battre en retraite et détala en criant 133
Marc:

--A bientôt, Monsieur Evrard!

Après cette menace, le bruit de ses pas se perdit au tournant de la rue.

--Hé bien! c'est tout! ce n'est pas plus malin que ça! cria Tranquille
en éclatant de rire. Oh! la belle farce! Bonne nuit, Messieurs de
l'Angleterre! Savez-vous, Monsieur Marc, que je ne m'étais pas dégourdi
les bras depuis 1760. Je combattais alors dans la compagnie que
commandait Monsieur votre père. Oh! un fier homme, aussi, allez! et qui
maniait joliment l'épée, tout comme vous, du reste. Eh bien, ventre de
chien! je suis content, tout de même, de voir que j'ai encore les
muscles assez fermes pour jouer du violon et faire danser les habits
rouges comme au bon vieux temps du général Montcalm et de M. de Lévis.
Mais permettez-moi donc de regarder de ce côté-ci. Il m'a semblé voir
tomber quelques chose par terre lorsque vous avez administré ce petit
coup de fil au grand.

Tranquille se baissa, ramassa un lambeau de chair, poussa une
exclamation de surprise, et se dirigea suivi d'Evrard, vers la porte du
magasin restée ouverte.

Sans s'occuper de refermer aussitôt la porte, Célestin monta l'escalier
quatre à quatre, et, arrivé, sur le palier qu'éclairait la lumière qui
venait de la chambre ouverte:

--Hé! mais, ventre de chien! s'écria-t-il, c'est pourtant vrai que c'en
est une!

--Quoi donc? lui cria d'en bas Evrard qui refermait la porte.

--Une oreille! Monsieur Marc, une oreille? Ventre de chien! le joli
petit coup de rasoir! Le barbier du coin ne fait pas mieux à ses
meilleures pratiques! [3]

[Note 3: Les Mémoires de M. Pierre de Sales Laterrière, qui se reportent
à cette époque, et dont sa famille a fait, imprimer, il y a deux ans,
une édition intime, contiennent un épisode dans le genre de cette
bagarre.]




                           CHAPITRE TROISIÈME.

                          DÉSESPÉRANCE D'AMOUR.


Marc Evrard ne prêta qu'une attention fugitive aux facéties de
Tranquille, et le rappela dans le magasin qui occupait tout le
rez-de-chaussée.

--Trève de plaisanteries, dit-il en jetant un regard distrait sur
l'oreille ensanglantée que Tranquille élevait triomphalement à la
hauteur de l'oeil; mettons-nous en état de défense, au cas l'ennemi,
outré de sa déconfiture, reviendrait en force. Aide-moi à barricader la
porte et les fenêtres et à les boucher avec ces plaques de poêles, qui
serviront à arrêter les projectiles... Bien! maintenant défonçons un
baril de poudre et un autre de balles, afin d'avoir nos munitions toutes
prêtes et sous la main.

En ces temps-là il y avait à peu près de tout chez le premier venu de
nos marchands. Les chalands n'étaient pas assez nombreux dans les villes
pour exiger cette division du commerce en différentes branches,
nécessaire aujourd'hui. Le marchand qui avait pour pratiques des
paysans, des sauvages des régions les plus éloignées, des matelots et
des citadins, entassait dans sa boutique à peu près tout ce qui pout
servir à conserver la vie ou même à l'ôter au besoin.

A peine Tranquille entendit-il parler d'assaut et de bagarre possibles,
qu'il ne se sentit plus d'aise. Il alla dépendre son vieux mousquet qui
était accroché au dessus de la cheminée du premier étage, et qu'il
entretenait avec le plus grand soin.

--Ça, voyez-vous, Monsieur Marc, dit-il en caressant l'arme du regard,
c'est comme un enfant pour moi! J'ai fait le coup de feu avec ce fusil à
la Monongahela, au Fort William Henry, à Carillon, à Montmorency, aux
batailles des Plaines et de Sainte-Foy. Je vous assure y a un joli
nombre d'Anglais qui vous diraient comme il porte bien sa balle de
calibre, si tous les pauvres diables à qui j'ai fait descendre leur
garde pouvaient revenir vous en compter l'histoire.

En parlant, il avait glissé une bonne charge de poudre et deux balles
dans le canon de son arme, qu'il amorça ensuite avec le plus grand soin.

Marc s'empara d'une demi-douzaine de mousquets neufs suspendus aux
poutres du magasin. Il en fit jouer les batteries, s'assura que le silex
était de bonne qualité, et il chargea tous ses fusils de deux balles
chacun.

--Maintenant, dit Marc Evrard, laissons trois de ces mousquets sur le
comptoir et tout prêts à faire feu. Nous allons monter les autres au
premier, avec des munitions. Si l'on veut forcer la maison c'est ici que
nous soutiendrons le premier assaut, et si nous sommes forcés de
retraiter, nous nous barricaderons en haut, d'où l'on ne nous délogera
pas sans qu'il y ait des crânes fêlés et des côtes enfoncées.

Tous ces préparatifs terminés, Marc et Tranquille s'installèrent au
premier étage, d'où ils pouvaient facilement voir arriver les
assaillants par les fenêtres laissées libres.

Célestin Tranquille, après s'être assurée que tout était paisible aux
alentours, déboutonna son gilet pour voir si la blessure qu'il avait
reçue au côté était sérieuse. Il constata avec plaisir que ce n'était
qu'une simple éraflure.

Marc n'était guère plus grièvement blessé. L'épée d'Evil n'avait pénétré
que de deux ou trois lignes dans les chairs de la cuisse. En quelque
jours il n'y paraîtrait plus.

--Tant que le coffre on la boule ne sont pas endommagées, remarqua
Tranquille, ces égratignures ne valent pas la peine qu'on s'en occupe.

Une fois ce moment de surexcitation passe, Marc sentit que la réaction
se faisait en lui. Assis près du poêle où Tranquille avait allumé un bon
feu qui se faisait agréablement sentir par cette nuit fraîche, Evrard
tomba dans une rêverie profonde. La réflexion s'en mêlant devait,
conséquence des évènements de la soirée, influer sur toute la vie du
jeune homme.

Dernier descendant d'une des premières et bonnes familles qui s'étaient
établies dans le pays, Marc avait perdu son père à la bataille de
Sainte-Foy, où M. Evrard commandait un détachement de milice. Madame
Evrard, restée veuve avec un revenu tout juste suffisant pour la faire
vivre avec son fils unique, n'en avait pas moins fait donner à ce cher
enfant une excellente éducation.

Minée par le chagrin que lui avait causé la perte prématurée de son
mari, elle était morte en 1768, comme Marc sortait du Petit Séminaire de
Québec et allait avoir dix-huit ans.

Resté maître d'un modeste capital, Marc, qui avait l'âme trop noble pour
chercher dans la magistrature un de ces emplois rendus avilissants par
les conditions de servilité que les vainqueurs exigeaient alors, et qui
n'avait jamais songé à émigrer en France, vu qu'il n'y avait plus que
des parents très-éloignés et de peu d'influence, pensa avec raison que
la seule carrière qui lui offrit quelque chance d'acquérir au Canada une
position honorable, était le commerce. Mais les fonds qu'il avait en
mains n'étaient pas suffisants pour lui permettre d'établir sur le champ
une maison indépendante. Il lui fallait le crédit et la protection d'un
négociant bien posé. Pour ne pas avoir recours à l'obligeance des
marchands anglais établis à Québec, il s'adressa à M. François Cazeau,
riche commerçant de Montréal, qui s'empressa de lui venir en aide.

Ce Cazeau était l'un des rares Canadiens qui gardaient encore l'espoir
de voir le Canada retourner un jour à la France et qui conspiraient à
cet effet. Il avait, en différents endroits du pays, plusieurs comptoirs
tenus par des agents qui lui étaient entièrement dévoués et dont il
s'assurait la soumission parfaite en les faisant tous ses obligés. Les
relations qu'il entretenait avec les Sauvages au moyen de la traite, lui
valaient aussi leur amitié, à tel point que, en 1775, il assura le
concours de bon nombre de tribus à la cause américaine et empêcha
presque toutes les autres de prendre les armes contre le Congrès.

François Cazeau avait reconnu tout de suite en Marc Evrard un jeune
homme instruit, intelligent et actif, et fut très-heureux de s'attacher
un agent à la fois son associé, qu'il espérait devoir lui être de la
plus grande utilité dans l'entreprise politique qu'il méditait.

Cependant Cazeau s'était bientôt aperçu, dans ses premières tentatives
d'initiation, qu'il ne pourrait point influencer le jeune Evrard autant
qu'il l'aurait désiré.

Marc, avec ses fortes études, ses connaissances historiques et un
jugement droit, aimait à raisonner par lui-même et à se convaincre par
la déduction des faits qu'il voyait s'accomplir.

D'abord, l'ingrat abandon que la France avait fait de ses-fidèles
colonies d'Amérique lui prouvait clairement, comme tous les gens sensés,
qu'elle n'était disposée à accomplir aucun sacrifice pour les
reconquérir. Il lui semblait donc qu'il était plus prudent de ne se
mêler en aucune sorte de ces échauffourées qui n'aboutiraient qu'à la
ruine de ceux qui se seraient avisés d'y prendre part. Certes, il aimait
bien toujours la France, mais cette affection inaltérable du Canadien
pour la mère-patrie, il la conservait soigneusement en soi, comme ces
peines secrètes que les gens mélancoliques entretiennent en leur âme,
souffrance idéale et qui, n'étant pas sans charme, leur fait plaisir à
garder.

Avouons cependant que les tyrannies du gouvernement militaire qui suivit
la conquête lui firent quelquefois prêter l'oreille aux suggestions
séditieuses, mais alors motivées, de François Cazeau. Déjà même, Evrard
sentait s'éveiller en lui toutes les antipathies que suscitait dans le
pays le despotisme des vainqueurs, lorsque la prudente Angleterre
s'était décidée, en 1774, d'accorder au Canada les franchises de l'Acte
de Québec.

Cette politique sensée avait ramené Evrard à ses idées naturelles.
Jointes à cela les récriminations du Congrès lui firent bientôt voir des
ennemis non moins dangereux que les conquérants-dans ces Anglais
d'Amérique, qui ne tâchèrent par leurs protestations subséquentes
d'entraîner les Canadiens de leur côté que pour les aider à secouer le
joug de l'Angleterre, sachant bien que nous disparaîtrions ensuite comme
race pour nous fondre dans la grande confédération américaine. Ainsi
placées entre deux ennemis, n'était-il pas plus sage de rester les
sujets du plus distant, dont l'éloignement restreindrait nécessairement
les vexations, alors que la proximité d'une grande puissance comme celle
des États-Unis--que les penseurs de l'époque considéraient déjà comme
établie,--devait assurer la tranquillité, des Canadiens en forçant la
métropole à ne les point trop mécontenter d'abord et à les ménager
beaucoup par la suite? On a vu du reste que cette opinion était commune
à la majorité de la population qui, si elle ne s'en rendit pas
directement compte, n'en agit pas moins tacitement dans ce sens par son
abstention quasi-complète lors de cette invasion dont les Américains
attendaient merveille.

C'est sous l'influence de ces idées justes que l'on a vu Marc agacer de
ses gouailleries, dans la chapelle de l'évêché, le malheureux Williams
qui s'efforçait de gagner les Québecquois à la cause du Congrès.

Marc Evrard était donc loin de pencher du côté des insurgés et le
capitaine Evil, en le dénonçant comme rebelle à Cognard, n'avait fait
que mettre la calomnie au service de ses petits intérêts. Tel était donc
Evrard, imbu de principes raisonnables et réglant sur eux sa ligne de
conduite, lorsqu'il était de sang froid.

Voyons-le maintenant à l'oeuvre, alors que les passions les plus
violentes se sont révoltées en lui, sous le fouet de la fatalité.
Étudions la révolution complète que le choc de ces furies déchaînées va
opérer en lui.

Depuis deux ans, Marc aimait Alice. Ce n'avait d'abord été qu'un
sentiment discrètement contenu. Il ne la connaissait encore que pour
l'avoir vue le dimanche au sortir de la grand'messe, lorsqu'elle passait
rougissante et les yeux modestement voilés par ses longs cils noirs,
entre la double haie des jeunes gens de la ville, plantés là en faction
pour guigner les jolis minois qu'effarouchaient plus ou moins les
regards assassins de ces muguets.

Pendant près d'un an, Marc n'avait pas déserté seule fois son poste dans
les rangs de ces messieurs.

Il allait donc berçant précieusement cette chère illusion qui consiste à
s'enamourer d'une personne pour laquelle souvent vous n'existez même
pas, lorsque un jour, ou plutôt un soir, il fut inopinément enlevé
jusqu'à la sphère céleste où planait l'ange de ses rêves, c'est-à-dire,
en langue vulgaire et compréhensible, qu'il fit la connaissance de
mademoiselle Cognard.

Si le nom du père était commun, on sait que la personne sa fille était
très-distinguée. Marc ne ressentit que l'éblouissement causé par les
grâces physiques et morales d'Alice. Il se persuada sans peine qu'elle
était plus adorable encore qu'il n'avait osé se l'imaginer dans ses
songeries les plus audacieuses. Il alla jusqu'à trouver de la
distinction dans le nom de Cognard.

Bref, apprenez en une seule phrase que Marc Evrard se fit, admettre chez
M. Cognard, devint de plus en plus éperdument amoureux d'Alice, et en
fut payé de retour, après tous les soupirs, oeillades, aveux tremblants
et monosyllabiques qui sont le menu fretin dont les amoureux amorcent
leur hameçon pour pêcher dans le fleuve du Tendre.

Ces préliminaires enfantins de l'amour peuvent faire lever les épaules
aux roués qui comptent déjà leurs conquêtes par le nombre de leurs
cheveux gris; mais n'est-il pas vrai qu'à cet âge radieux où la tête est
jeune comme le coeur, n'est-il pas vrai que tous ces raffinements
timides d'une passion naissante remplissent l'âme d'un fluide Celeste
qui rend votre corps léger à vous faire croire que vous montez dans les
nuages et que vous allez marcher sur les étoiles?

Vous qui me lisez en chauffant vos vieilles jambes endolories, dans
lesquelles tourne la vrille aiguë des rhumatismes, détournez un peu vos
yeux du livre et les laissez errer sur la flamme claire qui ramène un
reste de chaleur dans votre sang qui se fige, et redescendez par la
pensée les nombreux degrés de votre vie. Vous rappelez-vous qu'un
soir--oh! il y a longtemps!--vous longiez avec elle la rive verdoyante
du grand fleuve. C'était en juin, n'est-ce-pas le parfum pénétrant des
lilas en fleurs embaumait l'air avec la douce odeur des foins sauvages
que foulaient vos pas distraits. Vous regardiez l'or des étoiles
scintiller dans la voûte limpide du ciel; vous écoutiez silencieux, ému,
ces voix mystérieuses du soir qui soufflent l'amour aux oreilles
humaines, et la brise qui bruissait et venait faire vibrer en vous, avec
un frémissement voluptueux, les cordes les plus sensitives de votre âme.
N'est-il pas vrai que pénétré de ces senteurs odorantes, attendri,
exalté, il vous fut impossible de résister au désir de mêler les accords
de la voix de votre passion à cette immense bouffée d'harmonie qui
montait, de la terre au ciel? A l'aveu timide de son amour, qui répondit
au vôtre, ne vous rappelez-vous pas que votre bras, alors musculeux et
ferme, trembla sous la pression frémissante de sa frêle main, tandis que
votre coeur, près d'éclater, semblait vouloir bondir hors de votre
poitrine? Oh! alors, dites-moi, n'avez-vous pas senti courir en vos
veines gonflées une flamme céleste, fugitive étincelle de cette chaleur
divine qui, un jour, animera notre âme d'une éternelle vie?

Mais je m'arrête, car je vois au tremblement de vos mains que ces
souvenirs vous ont tellement ému, que mon pauvre livre menace de vous
échapper et de rouler dans les flammes pétillantes du foyer.

Or donc, si de simples souvenances vous agitent à ce point, que
pensez-vous qu'il en dût être du malheureux Marc Evrard en désespérance
d'amour? Chez vous les regrets se tempèrent par la pensée, par la
satisfaction de n'avoir pas au moins perdu ces belles heures de la trop
courte jeunesse. Mais lui qui voyait, dans la vigoureuse floraison de
son printemps, son rêve le plus cher, qu'il avait longtemps regardé
comme devant se transformer en une ravissante réalité, prêt à s'évanouir
ainsi que le plus commun des songes!...

D'un côté, les préventions injustes du père après avoir d'abord bien
accueilli le jeune Evrard dont la position lui avait paru devoir être
assez sortable, ne jurait plus depuis deux ou trois mois que par le
brillant capitaine Evil; d'un autre, la haine, jusqu'alors sourde et
contenue de son rival, qui venait d'éclater si vive et si menaçante,
découvraient à Marc un avenir déplorablement sombre. Le père Cognard
était si rampant, si vain, si ambitieux que la perspective d'une
alliance avec un officier de l'armée anglaise l'empêcherait sans aucun
doute de prêter l'oreille aux justifications du malheureux petit
commis-marchand; d'autant plus que la pusillanimité du bonhomme était
telle que, sur la simple accusation du capitaine, il avait jugé toutes
relations avec Evrard par trop compromettantes. Cette répulsion
naissante du père d'Alice pour Marc ne s'accroîtrait-elle pas encore,
maintenant que James Evil n'aurait plus de repos qu'il n'eût sans doute
tout à fait perdu de réputation le jeune Evrard aux yeux du trop crédule
Cognard?

Il est vrai que Marc était aimé d'Alice autant que James Evil en était
détesté; mais oserait-elle jamais, pourrait-elle se refuser d'obéir aux
ordres sévères du père, et ne point succomber aux persécutions
incessantes que sa belle-mère ne manquerait pas, selon toute
probabilité, de susciter à la malheureuse enfant?

Toutes ces horribles pensées brûlaient le cerveau de Marc ainsi que des
flammes vives. Comme pour l'empêcher d'éclater sous l'atroce cuisson de
ces douleurs, il comprimait sa tête dans ses doigts crispés. Son sang
s'était tellement échauffée qu'il se sentait tournoyer dans une
atmosphère embrasée.

Dans ces heures de fièvre délirante, l'homme le mieux pensant lorsqu'il
est de sang-froid, se prend presque toujours à écouter la première de
ses inspirations extrêmes, surtout lorsqu'elle semble lui promettre dans
une autre voie la sauvegarde de ses intérêts menacés.

Du bourdonnement constant des souvenirs de cette assemblée laquelle il
avait eu la malencontreuse idée d'assister par curiosité, et qui avait
déterminé la catastrophe où croulaient toutes ses espérances jaillit
soudain devant lui l'idée d'un salut possible: pourquoi ne se
rangerait-il pas du côté des insurgés?

En restant dans la ville, Evrard demeurait à la merci du capitaine Evil
et dans une grande impuissance inaction. Au contraire, s'il allait
offrir ses services à l'armée du Congrès, déjà victorieuse sur tous les
autres points de la contrée, et qui allait probablement s'emparer aussi
bientôt de Québec, dernier rempart de la domination britannique au
Canada, ne se préparait-il pas une rentrée triomphante dans les bonnes
grâces du père Cognard? Celui-ci ne chercherait-il pas, en effet, avec
sa versatilité et sa souplesse ordinaires, à se concilier les derniers
vainqueurs? Et alors ne serait-il pas de bonne politique pour le père
Cognard d'éconduire vitement le capitaine anglais, pour jeter sa fille
entre les bras de Marc Evrard, le partisan du Congrès triomphateur?

Cette inspiration paraissait tellement plausible et la cause anglaise
semblait en ce moment si compromise pour ne pas dire entièrement perdue,
que le jeune homme y acquiesça presque sans balancer.

Seulement, comme il brillait encore une lueur de bon sens dans ce
cerveau si subitement troublé et que Marc Evrard ne pouvait tout à coup
rompre aussi brusquement avec ses convictions, il résolut d'attendre
quelques jours afin de voir si l'influence funeste d'Evil achèverait de
ruiner entièrement ses espérances. Alors il suivrait la nouvelle pente
ou la fatalité semblait l'avoir poussé malgré lui.

Evrard achevait de prendre cette détermination lorsque le matin appuya
son front pâle sur les vitres des fenêtres, pour jeter un premier coup
d'oeil dans les maisons encore endormies. Célestin, qui avait remarqué
que son maître était trop péniblement affecté pour qu'on pût
l'interroger, lui ayant vu lever la tête avec un mouvement qui marquait
une résolution prise, dit alors:

--Vous devez être fatigué, Monsieur Marc. Tout paraît calme au dehors;
allez donc vous reposer un peu. Je continuerai de: veiller seul.

--Merci, mon brave Célestin, répondit Marc en se levant. Je crois que
nous pouvons nous coucher tous les deux sans craindre aucune agression.
Il n'est guère probable que nous revoyions, aujourd'hui messieurs nos
Anglais qui doivent avoir leur suffisance de notre chaude réception de
cette nuit.




                           CHAPITRE QUATRIÈME.

                               SÉPARATION.


Lorsque Marc s'éveilla, après quelques heures d'un sommeil agité, le
souvenir des évènements de la veille fut la première pensée qui s'agita
dans sa tête avant même qu'elle eut quitté: l'oreiller. D'abord ce fut
comme la suite d'un rêve pénible; et puis ses idées se dégageant des
nuages du sommeil, il eut bientôt conscience de la réalité des faits que
sa mémoire lui reproduisait avec une vérité désespérante.

Le premier souvenir, le plus frappant, qui se dressa dans sa pensée fut
l'injonction formelle du père Cognard qui lui avait fermé sa maison.
Vinrent ensuite: l'insulte faite au capitaine Evil, bagarre qui s'en
était, suivie, et enfin la détermination qu'il prise, après tous ces
évènements tumultueux, de quitter la ville et d'aller offrir ses
services aux insurgés.

Mais ainsi qu'il en arrive d'une décision arrêtée dans un transport
fiévreux, et qui, après quelques heures de repos, apparaît soudain au
jugement dans toute la netteté de son inconséquence, cette résolution de
la veille le trouva incertain et trouble. Elle sortait tellement de sa
manière habituelle de voir qu'il se sentit mal à l'aise en présence d'un
dessein si nouveau et si précipité. La passion finit cependant par se
réveiller aussi et le fit se raidir contre cette dernière protestation
de sa conscience. Il envisagea de nouveau les chances qu'il avait de
faire tourner sa défection au profit de son amour, et se persuada que
c'était le seul parti qu'il avait à prendre.

--D'ailleurs se dit-il en sortant brusquement du lit, je me suis promis
à moi-même d'attendre une dernière manifestation du mauvais vouloir et
de la puissance de mon ennemi. C'est là ce qui me décidera!

Cette occasion ne devait malheureusement pas tarder à se présenter.

Lorsque Marc descendit au magasin, Tranquille y était occupé à faire
disparaître les traces du tumulte de la nuit.

--Il n'est venu personne? demanda le jeune homme.

--Non, monsieur Marc.

Evrard se dirigea vers la porte ouverte, s'adossa contre l'un des
chambranles, pensif, le front baissé, le regard triste, il resta
longtemps à rêver. Tranquille qui avait rarement vu son maître aussi
soucieux, le regarda d'un air de commisération profonde, et hocha la
tête à plusieurs reprises.

--Ventre de chien, il y a quelque chose qui va mal! grommela-il entre
ses dents.

Sur les onze heures un mouvement inusité se manifesta dans la rue
Sous-le-Fort. Au coin de la rue Saint-Pierre, un son de trompe se fit
entendre, et un crieur, dernier vestige des hérauts d'autrefois, se mit
à lire à haute voix, _afin que personne n'en prétendit cause
d'ignorance_, une proclamation du gouverneur convoquant la milice
bourgeoise à se rendre sans faute sur la place-d'armes, au coup de midi:

Evrard se dirigea, comme tous les autres vers le crieur, se mêla au
rassemblement et écouta la proclamation, jusqu'au bout.

Le crieur finit sa lecture, tira trois cris enroués de trompe et s'en
alla plus loin.

Eh Bien! monsieur Evrard dit quelqu'un à ce dernier, il va donc falloir
nous aligner et peut-être en découdre!

--Oui, voisin, répondit Marc qui refit lentement les quelques pas qui le
séparaient de sa maison. A peine mettait-il le pied sur seuil que ses
yeux rencontrèrent un militaire anglais qui tendait à Tranquille un pli
cacheté que celui-ci se méfiant de tout ce qu'il ne comprenait pas,
refusait de prendre.

Ce soldat était une des ordonnances du général Carleton. Il tourna la
tête, reconnut à son air le maître du lieu, vint à Marc et lui tendit le
message.

L'ordonnance s'assura que le jeune homme ouvrait la lettre après en
avoir lu l'adresse et sortit.

Tranquille observait son jeune maître du coin de l'oeil. A peine Marc
eut-il jeté un coup d'oeil sur le papier qu'il devint pâle comme un
trépassé.

--Bon! pensa Célestin, voilà que ça se complique! Tas d'Anglais de
malheur!

Marc Evrard froissa le papier, le jeta par terre et s'écria:

--Eh bien! fatalité, c'est toi qui l'aura voulu!

Il s'assit près du comptoir, et s'abîma dans ses pensées noires.

Le message était ainsi conçu:

    "A Monsieur Marc Evrard, négociant à Québec;

    "Moi, Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef de
    la Province de Québec et territoires en dépendants [4] en
    l'Amérique, vice-Amiral d'icelle, garde du grand sceau de la
    dite Province, et Major-Général des troupes de Sa Majesté,
    commandant le département Septentrional, etc., etc., etc., ayant
    appris que vous vous êtes trouvé présent, hier soir, à une
    assemblée convoquée par des ennemis de l'état, dans le but, de
    détourner les fidèles sujets de notre bien-aimé roi, Georges
    Trois de l'obéissance qu'ils lui doivent, et que là, vous vous
    êtes ouvertement prononcé en faveur des sujets révoltés contre
    l'autorité royale, je vous fais savoir par les présentes, que je
    vous considère comme un rebelle et, mauvais citoyen. En
    conséquence, comme je ne veux garder dans l'enceinte de la
    capitals que de bons et loyaux sujets sur lesquels je puisse
    entièrement compter, je vous enjoins d'avoir à quitter la ville
    dans les vingt-quatre heures, sous peine d'emprisonnement
    immédiat pour crime de lèse-majesté.

    "Donné sous le seing et le sceau de mes armes, au château St.
    Louis, dans la ville de Québec, à dix heures du matin, le
    vingtième jour de Novembre, dans la quinzième année du règne de
    Notre Souverain Seigneur Georges Trois, par la grâce de Dieu,
    roi de la Grande Bretagne, d'Écosse et d'Irlande, défenseur de
    la Foi, etc., etc., etc., et dans l'année de Notre Seigneur mil
    sept cent soixante-et-quinze."

    (Signé) "GUY CARLETON."
    Par ordre de Son Excellence.

    (Contresigné) "GEO. ALLSOP"

    "Faisant fonction de Secrétaire.

    "Traduit, par ordre de Son Excellence.

    "F. CUGNET S. F.

    "Vive le Roy."

[Note 4: Tel est l'en-tête exact des proclamations, etc. du temps,]

Tranquille, affecté de l'affliction profonde de son jeune maître,
s'approcha et lui dit, non sans beaucoup d'hésitation:

--Pardon, Monsieur Marc, si j'ose me mêler de vos affaires. Mais vous
m'avez l'air si en peine, que... je...

Il n'acheva pas; il y avait, un sanglot qui tremblait dans sa voix.

--Oui, mon pauvre Célestin, dit Evrard en relevant la vue sur la bonne
figure de ce brave serviteur, oui, je suis bien triste, et ce n'est pas
sans raison, je t'assure. Je suis chassé de partout; l'on me force de
quitter la ville d'ici à demain.

--On vous chasse!.... s'écria Tranquille qui ouvrait des yeux grands
comme des piastres d'Espagne.

--Oui, parce que je me suis compromis pour les Bostonnais, à l'assemblée
d'hier soir.

--Vous!

--Oui moi. Tu ne comprend pas? Écoute. Tu sais que depuis un an j'aime
mademoiselle Alice Cognard qui m'affectionne beaucoup aussi. Mais ce que
tu ignores peut-être, c'est qu'un officier anglais, le capitaine James
Evil, prodigue aussi depuis quelque temps ses avances, mais fort,
inutilement à mademoiselle Alice. Outré de se voir éconduit par la jeune
fille, il a résolu de captiver les bonnes grâces du père enclin
d'avance, comme chacun le sait à baiser les pieds de tous ceux qui
portent un nom anglais. Or, hier soir, le capitaine Evil qui
accompagnait le colonel McLean à la chapelle de l'évêché, a trouvé
l'occasion favorable de me perdre jamais dans l'esprit de Cognard, en
lui disant que je m'étais fort compromis à l'assemblée. Le père Cognard
n'a pas manqué de le croire et m'a signifié de ne plus remettre les
pieds chez lui. J'ai souffleté Evil en sortant...

--Bon! fit Tranquille qui serra les poings.

--Il a rencontré aussitôt après trois de ses amis. Tous m'ont poursuivi
et m'ont rejoint ici dans la rue. Tu sais ce qui s'en est suivi. Enfin,
exaspéré du nouvel affront que je lui ai fait subir, le capitaine s'en
est vengé ce matin en me dénonçant au gouverneur comme un rebelle des
plus dangereux; puisque je viens de recevoir du général Carleton
lui-même ordre de quitter la vile d'ici à dix heures, demain matin, sous
peine d'être emprisonné comme un conspirateur.

--Ventre de chien! si jamais je le tiens au bout de mon bras votre
capitaine je lui en ferai danser une rude!

--Tu dois donc comprendre, ce qui m'attriste si fort. Être obligé de me
séparer d'Alice, de toi, mon bon Célestin.

--Comment! monsieur Marc? Qu'il vous faille quitter mademoiselle Alice,
je le comprend, hélas! Mais je ne vois pas ce qui me peut forcer de vous
abandonner, moi?

Marc Evrard secoua négativement la tête.

--C'est que, vois-tu, Célestin, je suis décidé d'aller prendre place
dans les rangs des Bostonnais, afin de pouvoir combattre ouvertement
l'influence perfide de cet Anglais. Or si je suis prêt à tout risquer en
me rangeant du côté des rebelles, je ne voudrais pas pour rien au monde
t'entraîner avec moi.

--Et vous pensez Monsieur Marc, que je vas vous laisser partir seul? Ah
vous croyez donc que je les aime bien, moi, nos maîtres, pour hésiter un
instant entre votre service et le leur. Il est bien vrai que les autres
que vous allez trouver sont aussi des Anglais; mais enfin ils se battent
contre les soldats du roi d'Angleterre. Cela me suffit, monsieur Marc;
nous partirons ensemble. Ne dites pas non, voyez-vous. C'est inutile. Je
vous suivrais chez le diable!

Le dévouement de ce pauvre homme toucha profondément Marc, Evrard qui
lui tendit la main et lui dit:

--C'est bon, puisque tu le veux, tu partageras ma fortune, mauvaise ou
bonne. Maintenant comme nous devons nous en aller d'ici à demain,
fermons le magasin pour n'être point dérangés dans nos apprêts de
départ..

Il alla verrouiller la porte et procéda à ses préparatifs.

Quelques jours auparavant, Evrard avait reçu une lettre de M. François
Cazeau qui lui demandait de mettre toutes leurs marchandises à la
disposition des Bostonnais et même d'en faire le sacrifice complet au
cas où il se déciderait à quitter la ville pour joindre les insurgés.
Ces pertes momentanées, disait Cazeau, seraient amplement compensées par
la suite, alors que les armées, du Congrès auraient soumis le pays.
Cette lettre en contenait une autre qui recommandait fortement Evrard
aux officiers dans la supposition qu'il se déciderait à prendre du
service dans l'armée du Congrès.

Les ventes de l'automne avaient bien donné. Marc se trouvait avoir en
coffre plusieurs centaines de louis qu'il lui fallait emporter avec lui
autant pour rencontrer ses dépenses et en rendre compte plus tard à M.
Cazeau que pour ne les point laisser tomber en d'autres mains.

Quand Marc eut mis, dans une de ces solides valises recouvertes de peaux
de loup-marin, comme on en voit encore quelques-unes, tout l'argent
qu'il avait en main, ainsi que ses livres de compte, et quelques
vêtements, il écrivit une interminable épître à sa fiancée.

Longtemps sa plume courut sur le papier avec une rapidité fébrile. Mais
apparemment que la lettre ne lui plut guère lorsqu'il la relut, ou bien
qu'il changea brusquement de résolution, car il la déchira, prit une
autre feuille et écrivit seulement ces mots:

"Québec ce vingt novembre

"Ma bonne Alice,

"Au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de notre amour, ne
manquez pas de vous rendre, selon votre habitude, à la basse messe de
sept heures, demain, à la cathédrale. Nous nous y verrons, peut-être
pour la dernière fois."

"Votre pauvre fiancé,"

Marc Evrard.

Marc mit ce billet sous enveloppe, appela Tranquille, et le lui remit
avec cette injonction:

--Ce soir, dit-il, tu iras veiller avec les domestiques de M. Cognard.
On te voit assez souvent dans la cuisine pour que cette visite n'excite
aucun soupçon. Tu remettras en secret cette lettre à Lisette,--la fille
de chambre que tu aimes, je le sais--et tu lui diras de le donner ce
soir même à sa maîtresse, mademoiselle Alice. Pour l'engager à faire
diligence et à se taire, tu lui glisseras ce louis d'or.

Célestin mit la lettre et le louis dans sa poche de veste, et dit:

--Soyez tranquille, M. Marc. Mademoiselle aura votre lettre ce soir.

Cependant les milices bourgeoises furent passées en revue par le
gouverneur. Il en parcourut les rangs et commençant par les Canadiens
qui occupaient la droite et auxquels il demanda s'ils étaient résolus à
se défendre en bons et loyaux sujets. Ceux-ci répondirent
affirmativement par des acclamations. Les miliciens anglais qui étaient
présents firent de même. Carleton s'aperçut qu'il en manquait un certain
nombre et surtout des citoyens marquants, tels que Lymburner et
Williams. Aussi donna-t-il avis que les gens mal affectionnés--on les
connaissait--eussent à quitter immédiatement la place.

Durant tout le reste du jour la ville fut en émoi. Il fallait armer les
citoyens, et presser les travaux de défense par trop négligés eu
l'absence du gouverneur.

Le lendemain le jour se leva triste et froid. Le vent soufflait du nord
apportant avec lui la première gelée de l'hiver. Sur les sept heures
comme la cloche de la cathédrale jetait au vent ses bourdonnements
monotones, une jeune fille enveloppée dans une chaude pelisse garnie de
fourrures, qui dissimulait la finesse de la taille, laissait la rue
Sainte-Anne pour s'engager dans la rue des Jardins. Elle allait à pas
pressés, ses pieds mignons trottinant sur la terre gelée. Elle longea
l'église des Jésuites et descendit vers la place du marché qu'elle
traversa pour gagner la cathédrale. A peine fut-elle entrée dans la
grande église qu'elle embrassa la nef d'un coup-d'oeil. Elle aperçut un
jeune homme assis sur l'un des derniers bancs, en arrière, et qui
semblait attendre quelqu'un avec impatience, tant il tournait
fréquemment la tête. C'était, Marc Evrard.

Alice passa près de lui. Leurs regards se rencontrèrent, rapides et
lumineux comme deux éclairs. La jeune fille alla s'agenouiller un peu en
avant de Marc, croisa sur sa bouche ses petites mains un peu rougies par
le froid et se mit à prier avec ferveur.

La messe commençait.

Evrard, le front perdu dans ses deux mains, parut aussi tout d'abord
prier avec recueillement. Puis, peu à peu, nous devons bien l'avouer, il
releva la tête, et, son regard s'arrêta sur Alice avec une expression de
mélancolique tendresse, et resta fixé sur la jeune fille.

A la fin de la messe, le prêtre s'étant tourné du côté des fidèles pour
les bénir, Alice et Marc se signèrent et leur pensée se rencontra et ils
s'agenouillèrent sous cette commune bénédiction en demandant à Dieu de
la vouloir bien ratifier là-haut.

Quant ils furent sortis de l'église, ils restèrent d'abord silencieux.
Leur coeur était si gonflé que ni l'un ni l'autre n'osait parler le
premier. Enfin Marc dit à la jeune fille:

--Je vous remercie, Alice d'avoir bien voulu m'accorder cette suprême
entrevue.

--Mais au nom du ciel! pourquoi serait-ce la dernière?

--Hélas! ma pauvre chère Alice, il s'est, depuis l'avant dernier soir,
passé des évènements qui vont avoir sur notre vie une bien funeste
influence.

--Mon Dieu! j'ai, en effet, oui parler hier d'un soufflet que vous avez
donné à ce capitaine, d'une rencontre, d'un combat...., pourquoi me
faites-vous souffrir ainsi par tous ces emportements? J'ai cru que vous
étiez blessé, tué peut-être! Marc! c'est bien mal, ce que vous avez fait
là!

--Attendez, Alice, attendez un peu pour me blâmer que je vous aie exposé
les motifs qui ont dicté ma conduite.

Ils arrivaient en ce moment au coin de la rue Sainte-Anne. Loin de s'y
engager pour regagner sa demeure; Alice continua de remonter la Rue des
Jardins dans l'intention de prendre ensuite la rue Saint-Louis pour
redescendre par celle de Sainte-Ursule. Ils continuèrent donc de marcher
ainsi, serrés l'un contre l'autre. Tandis que Marc exposait à sa fiancée
la perfide intervention de James Evil dans leur destinée, Alice avec
calme, car son père lui ayant signifié, le soir même du bal, qu'elle
devait ne plus revoir Marc Evrard et renoncer à l'espoir de l'avoir
jamais pour époux elle s'était bien doutée d'où venait le coup, et avait
déjà sans doute formé quelque dessein pour le conjurer tôt ou tard. Mais
quand Marc lui annonça qu'il était chassé de la ville par les autorités,
elle vit bien que le mal était à son comble, et elle fondit en larmes.

--Alice! calme-toi! je t'en prie, s'écria Marc qui offrit vivement son
bras à sa fiancée afin de la soutenir.

Celle-ci le repoussa doucement, et d'une main tremblante se mit à
essuyer les grosse larmes qui glissaient sur ses joues.

--Mon Dieu! dit Marc en tordant ses mains dans un transport de
désespoir, mon Dieu! Que vous avons-nous fait pour que vous nous
torturiez ainsi! Est-ce donc un crime de s'aimer?

Ils marchèrent quelque temps sans parler, cherchant à se dissimuler l'un
à l'autre les sanglots qui soulevaient leur poitrine. Ils allèrent ainsi
jusqu'à la rue Sainte-Ursule qu'ils prirent pour descendre vers la rue
Sainte-Anne.

A cette époque, il n'y avait que cinq ou six maisons à gauche de la rue
Sainte-Ursule, en descendant. A droite elle était bordée par un haute
clôture qui la séparait de la Communauté des dames Ursulines. Les arbres
du jardin des religieuses, étendaient leurs branches dénudées par-dessus
la clôture au pied de laquelle tombaient leurs dernières feuilles
détachées par la brise d'automne.

Les deux amants s'engagèrent sur le sentier des feuilles mortes qui
gémissaient sous leurs pieds.

--Ces pauvres feuilles murmura Marc, ressemblent à nos illusions
tombées...

--Penser, dit Alice, que nous allons nous séparer, et peut-être ne plus
nous revoir jamais! Oh! c'est à en devenir folle!

Elle eut comme un de ces éblouissements qui précèdent les défaillances
et chancela.

Lui étendit les bras pour l'empêcher de tomber.

Mais, par un grand effort de volonté, elle surmonta aussitôt cette
faiblesse. Cependant il passait d'étranges idées dans sa tête en feu. Il
lui venait des envies de se jeter dans les bras de Marc et de lui
dire:--"Je suis ta fiancée, emmène-moi, je serai ta femme".

C'était comme un affolement. Elle sentit que son courage s'en allait et
qu'il lui fallait brusquer leur séparation.

--Écoutez, Marc! s'écria-t-elle en s'arrêtant au bout de la rue
Sainte-Anne qui, à cette époque, finissait là. Il faut, après tout,
avoir foi en Dieu! Promettons-nous mutuellement, quoi qu'il arrive, de
nous aimer fidèlement et toujours.

Marc refoula un sanglot qui lui déchirait la gorge et dit avec
véhémence:

--Alice: au nom de Dieu qui m'entend, je vous le jure!

Et puis il saisit la main qu'elle lui abandonnait, et la couvrit d'un
baiser brûlant. Alice, levant au ciel ses beaux yeux pleins de larmes,
s'écria:

--Eh bien! moi aussi, Marc, je te le jure, au nom sacré de la Vierge. Je
ne serai jamais qu'à toi seul!

Alice dégagea ses mains d'entre celles du jeun homme et le quitta
brusquement.

Après avoir fait trois pas en avant, par un mouvement prompt comme la
pensée elle revint à Marc, lui jeta ses deux bras autour du cou,
effleura d'un baiser d'ange la joue de son fiancé, se dégagea de cette
rapide étreinte et s'enfuit comme un oiseau.

--Adieu! dit-elle en se retournant de loin vers Marc pour lui faire
signe de ne pas la suivre, adieu!

Evrard paralysé, regarda le jeune fille gagner en courant sa demeure. Il
la vit se soulever sur le seuil, lui faire un dernier signe de la main
et disparaître dans l'enfoncement de la porte.

Il resta plusieurs minutes, les yeux fixés sur l'endroit où Alice avait
disparue, comme s'il eût dû la revoir encore, Enfin passant sa main sur
son front d'où perlait une sueur glacée, il murmura:

--C'est fini!

Il remonta la rue et reprit le chemin de la basse ville. Mais il ne
marchait pas bien vite; ses jambes pliaient sous lui presque à chaque
pas.

Arrivé à sa demeure, il aperçut deux soldats que se tenaient debout
devant la porte. En l'un d'eux il reconnut l'ordonnance que, la veille
lui avait apporté le message du gouverneur.

--Vous venez m'arrêter? lui demanda Evrard du ton le plus indifférent.

--Oui, si vous n'avez pas quitté la ville avant dix heures.

Evrard consulta sa montre. Il était passé neuf heures.

--C'est bien, je m'en vas, dit-il, et il entra chez lui.

Tranquille, assis sur un baril et la joue appuyée sur son poing fermé,
attendait.

--Est-il temps? demanda-t-il

--Oui, répondit Marc.

Tranquille se leva, jeta sur son épaule gauche la valise de son maître,
saisit dans sa main droite son fidèle mousquet sur le canon duquel il
avait attaché un mouchoir à carreaux rouges, noué aux quatre coins, qui
contenait toute sa garde-robe à lui, et sortit de la maison sans
regarder en arrière.

Marc prit son épée, sortit et referma froidement la porte, comme s'il
n'allait s'absenter que pour une heure et remonta vers la côte de
Lamontagne.

Tranquille emboîta le pas derrière lui. Les deux soldats les suivaient à
distance.

Ils montèrent ainsi jusqu'à la haute ville qu'ils traversèrent
entièrement.

Arrivé à la porte Saint-Jean qui était fermée depuis la veille, Marc
allait expliquer à la sentinelle qui lui barrait le passage la raison
qui l'obligeait à sortir. Les deux soldats qui l'avaient escorté
s'approchèrent du factionnaire et lui glissèrent quelques mots à
l'oreille. Celui-ci releva son arme et appela ses compagnons qui
sortirent du corps-de-garde. La porte de la ville fut ouverte et se
referma avec un bruit sinistre de ferrailles, sur les pas du proscrit et
de son fidèle serviteur.




                           CHAPITRE CINQUIÈME

                             FEU ET FLAMMES.


On sait que le colonel Arnold, officier au service du Congrès, avait été
chargé de marcher sur Québec, en pénétrant dans le pays par les rivières
Kennebec et Chaudière. Arnold connaissait bien Québec pour y être venu
plusieurs fois lorsqu'il n'était encore que commerçant de chevaux.

Il quitta Cambridge, près de Boston, le 13 septembre à la tête de onze
cents hommes. Mais dès le 23 octobre le colonel Roger Enos rebroussa
chemin en entraînant trois compagnies dans sa défection[5].

[Note 5: "Le Lieutenant-Colonel Green, du Rhode-Island succéda comme
second officier en grade à Enos. Les majors étaient Return, J. Meigs.
Ogden et Timothy Bigelow. Les carabiniers de la Virginie étaient
conduits par les capitaines Morgan, Humphrey et Heath. Hendricks était à
la tête d'une compagnie de la Pennsylvanie. Thayer en commandait une du
Rhode-Island. Le chapelain était le Révd. Samuel Sprint et le docteur
Senter chirurgien en chef." Ces renseignements qu'il a pris de Bancroft,
sont cités par M. James LeMoine dans son intéressant Album du Touriste.]

Affaibli par la désertion de ces trois compagnies et par trente-deux
jours d'une marche des plus pénibles à travers les bois, le corps
expéditionnaire d'Arnold atteignit enfin, le quatre novembre, Satignan,
qui était alors la paroisse de la Beauce la plus rapprochée des
frontières et sise à vingt-cinq lieues de Québec. A peine restait-il six
cent cinquante hommes des onze cents soldats que avaient quitté
Cambridge un mois auparavant.

Après s'être ravitaillé à Satignan, Arnold continua d'avancer vers la
capitale. Le dix-sept de novembre il couchait à Saint-Henri et le dix il
atteignit la Pointe Lévy. Le commandant Cramahé ayant fait venir du côté
de la ville toutes les embarcations de Lévy, Arnold ne put effectuer la
traversée du fleuve que dans la nuit du treize, et sur des canots
d'écorce conduits par des sauvages qu'il avait engagés à Satignan.
Quoique deux vaisseaux de guerre, le _Lizard_ et le _Hunter_ fussent
ancrés dans la rade, les Bostonnais passèrent inaperçus.

Le lendemain Arnold escalada les hauteurs sans rencontrer la moindre
résistance, traversa les plaines et vint occuper la résidence du colonel
Anglais Caldwell, (_Sans-Bruit_.)

Mais ses soldats n'ayant chacun pour toutes munitions qu'un coup de
fusil à tirer [6] Arnold jugea qu'il ne pouvait songer à s'emparer de la
ville en un coup de main et retraita sur Pointe-aux-Trembles pour y
attendre le Général Montgomery qui descendait de Montréal.

Les deux corps se joignirent le trente-et-un novembre et, forts d'à peu
près onze cent hommes, s'en vinrent investir Québec.

Le général Montgomery établit son quartier général à la Maison
Holland[7] sur le chemin Saint-Louis, tandis que le colonel Arnold s'en
allait camper sur les bords de la rivière Saint-Charles, et s'installait
dans une maison qui a pendant longtemps appartenu à une famille Langlois
et qui était située près de la rive ou est jeté le pont de Scott.

[Note 6: Mémoires de Sanguinet.]

[Note 7: Avant d'appartenir au Major Holland, cette propriété avait été
occupée par mon ancêtre maternel, M. Jean Taché.]

Cependant le général Carleton n'avait point perdu de temps pour mettre
la ville en état de défense. Son premier soin avait été de jeter
l'embargo sur plusieurs navires chargés de blé qui allaient faire voile
pour l'Europe. Outre cette précieuse réserve de vivres, il s'assura
aussi, par ce moyen le service de six cent-cinquante matelots dont
cinquante "connaissaient la manoeuvre du canon". Le nombre des
miliciens--deux cent-quatre-vingts recrues faites quelques mois avant le
siège--ajouté à soixante hommes de troupes, avec tous les citoyens de la
ville, forma une garnison de dix-neuf cent quatre-vingt-dix hommes, en
comprenant la compagnie des _Invalides_. Cette dernière s'appelait ainsi
parce qu'elle n'était composée que de vieillards et de personnes d'un
faible tempérament.[8] Le commandant de la place y fit entrer en outre
les vivres qui se trouvaient dans les navires. La ville fut aussi
pourvue d'une grande quantité de morue, d'anguille et d'autres poissons.

Quant aux moyens officiels, ils consistaient en deux cents grosses
pièces de canon, cinquante pièces de campagne, huit mortiers, quinze
obusiers, et assez de bombes, de boulets et de poudre pour tirer sans
ménagement pendant huit mois.[9]

[Note 8: Mémoires de Sanguinet. Voici selon Hawkins, comment se
composait la garnison de Québec au siège de 1775.

    70 hommes des _Royal Fusiliers_ ou 7e régiment.
    230 des _Royal Emigrants_ ou 84e régiment.
    22 du _Royal Artillery_.
    230 Miliciens anglais commandés par le Lieutenant colonel Caldwell.
    543 Canadiens-Français commandé par le Colonel Le Comte Dupré.
    400 Matelots sous le commandement des capitaines Hamilton et
        MacKenzie.
    50 Maîtres et Contre-Maîtres.
    35 Marins
    120 artificiers.
]

[Note 9: Mémoires de Sanguinet.]

Québec était fortifié du côté de la campagne par des murs de trente
pieds de haut et de douze pieds d'épaisseur. Au-dessus du Palais et de
la basse-ville la cime du roc était défendue moitié par des murailles et
moitié par des palissades. La rue Sault-au-Matelot et Près-de-Ville, qui
offraient deux étroits défilés par où l'ennemi pouvait seulement
pénétrer dans la basse-ville, furent entrecoupés de plusieurs barrières
et de barricades, dont un bon nombre de pièces de canon défendaient
l'approche.

Le cinq décembre les Bostonnais s'étant emparé des faubourgs Saint-Jean
et Saint-Roch, Carleton fit canonner ces deux endroits, après avoir
sommé ceux qui les habitaient de rentrer dans la ville. Quelques
personnes seulement cherchèrent un refuge dans la place, les autres
gagnèrent la campagne pour éviter les misères d'un siège qui ne pouvait
manquer de durer au moins tout l'hiver.

Dans la nuit du 10 décembre une grande agitation se manifesta dans la
division du colonel Arnold, qui était campée sur les bords de la rivière
Saint-Charles et qui, jusqu'alors, ne s'était occupée que de ses travaux
d'installation.

Le général Montgomery venait d'envoyer l'ordre à son lieutenant Arnold
de faire marcher immédiatement contre la ville la moitié de sa division,
environ trois cents hommes. Le major Ogden devait diriger l'attaque.

Il pouvait être trois heures du matin lorsque les assaillants, après
avoir gravi le coteau Sainte-Geneviève, pénétrèrent dans les rues du
faubourg Saint-Jean. La nuit était noire. Pourtant, entre les angles
indécis des toits, à travers l'obscurité tempérée par le reflet que la
neige renvoyait de la terre, les assaillants entrevoyaient là-bas,
devant eux, la ligne plus sombre des remparts. Affaiblis par la distance
et assourdis par la neige, les appels réguliers et monotones des
sentinelles dont on apercevait les silhouettes confuses au faîte des
murailles, parvenaient aux Bostonnais comme les voix lugubres d'un autre
monde. Plus d'un, soit par suite des âpres morsures de la bise, soit par
l'effet pénible que causait cette sombre mise en scène, sentit la main
glacée du frisson se glisser entre la capote et le dos, pendant le
moment de la halte que fit faire Arnold à l'entrée du faubourg.

Quand on eut repris haleine le major donna l'ordre d'avancer mais le
plus silencieusement possible. Les assaillants allaient donc, étouffant
le bruit de leurs pas, rasant les maisons silencieuses et désertes et
prêtant l'oreille au moindre bruit. Ils arrivaient aux premières
habitations de la rue Saint-Jean qui avoisinaient les murs et
commençaient déjà à déboucher sur la place aux pieds des fortifications,
lorsqu'un éclair troua la nuit au-dessus de la porte de la ville.

Une détonation retentit, tandis que les ombres errantes sur le parapet
des remparts disparaissaient comme par enchantement et que maints cris
confus éclataient dans la place.

--_Forward!_ crie Ogden qui tire son épée et bondit au premier rang.

--En avant! _forward!_ répète après lui un jeune officier.

Mais ils n'ont pas fait cinq pas que la crête des murailles s'illumine
de nouveau et que les balles commencent à miauler dans les rangs des
Bostonnais.

Ceux-ci hésitent.

--_Fire! boys, fire!_ leur crie le major Ogden.

--Feu! soldats, feu! répète en français la même voix derrière lui.

Cent coups de fusils partent des rangs des Bostonnais. Mais on a tiré
trop précipitamment et les balles crépitent sur la muraille comme la
grêle sur les toits.

L'indécision, le désordre se manifestent parmi les assiégeants.

L'une des embrasures du rempart vomit un nuage de feu, et, dominant la
voix grêle et stridente de la mousqueterie, une formidable détonation se
fait entendre. Le boulet passe en hurlant dans la masse des Bostonnais
où il fait une trouée sanglante. Les malédictions, les cris de douleur
et de rage retentissent lugubrement dans la nuit.

Un second coup de canon suit aussitôt le premier.

--_Steady! steady!_ crie Ogden de toute la force de ses poumons.

Mais sa voix se perd au milieu des clameurs de ses soldats terrifiés.

Deux autre volées de canon mettent le comble à l'effarement des
Bostonnais qui, n'écoutant plus la voix de leurs officiers, se
débandent, s'enfuient de toutes parts.

--_Stop! by God, you cowards!_ s'écrie Ogden.

--Arrêtez donc! messieurs, arrêtez donc!

Et une troisième voix, forte et rude:

--Arrêtez! lâches que vous êtes! Et puis avec un immense éclat de
rire:--Ventre de chien! les beaux soldats!

Les trois hommes qui venaient de prononcer ces paroles restaient seuls
en face des canons et des mousquets braqués sur eux de la ville.

Les assiégés qui se montraient maintenant sur le rempart les virent leur
lancer des gestes de défi. Même l'un des trois, celui-ci était un soldat
de haute stature, déchargea son fusil vers la ville.

Vingt mousquetades lui répondent.

Les trois braves retraitèrent gravement au pas, tout comme des flâneurs
qui prennent plaisir à essuyer une rafraîchissante averse d'été, malgré
la pluie de balles qui les effleurait avec de sinistres sifflements.

Un instant ils se retournèrent tous trois dans un commun ensemble et
jetèrent aux assiégés un dernier cri de défi, avant de rentrer dans les
ténèbres.

C'est à l'occasion de cette panique des Bostonnais que quelque Canadien
facétieux composa cette chanson:

    Les premiers coups que je _tiris_
    Sur ces pauvres rebelles,
    Cinq cents de leurs amis
    Ont perdu la cervelle.

    _Yankee doodle_, tiens-toi bien,
    J'entends la musique;
    Ce sont les Américains
    qui prennent le Fort-Pique![10]

[Note 10: Ce nom désignait la partie du faubourg Saint-Jean compris entre
la rue Saint-Jean et le chemin Saint-Louis.]

Sur les neuf heures du matin, Marc Evrard était assis pensif, abattu,
dans une petite maison du faubourg Saint-Roch avoisinant celle
qu'occupait Arnold. Evrard qu'on a dû reconnaître dans ce jeune
capitaine qui s'était efforcé, avec le major Ogden et le soldat
tranquille, d'empêcher la déroute des Bostonnais, avait été, grâce aux
recommandations puissantes de François Cazeau, fiat capitaine d'une
compagnie laissée sans commandant par suite de la défection d'Enos et de
ses partisans.

Après avoir vaillamment retraité avec le major américain et Tranquille,
Marc était rentré dans le domicile temporaire où il se trouvait
cantonné, et s'était affaissé en proie au plus amer découragement. Aussi
facilement il s'était, sous le coup de la fatalité, si l'on veut,
enthousiasmé pour la cause des armes américaines, aussi vite ce feu
venait-il de s'éteindre après la tentative des Bostonnais. Les autres
nerveuses comme celle de Marc Evrard, passent subitement de l'espérance
la plus échevelée au plus morne désespoir. Aussi sont-ils marqués du
sceau de la souffrance ceux auxquels la nature a départi une semblable
organisation.

Il était là, écrasé dans sa douleur, laissant errer sa pensée désolée
autour des ruines de ses espérances. Quoiqu'il sentit son coeur noyé
dans les larmes, ses yeux étaient secs. Les hommes de cette trempe ne
pleurent pas. Ils passeront des jours entiers courbés sur leur
souffrance, comme pour enfoncer plus avant ce trait cruel qui les
déchire; ils analyseront chaque détail de la torture qui les ronge, ils
compteront chacune des pulsation douloureuses qui fait palpiter un coeur
meurtri; ils prêteront l'oreille aux vois de la désolation qui se
lamentent dans leur âme, et pas une larme ne viendra mouiller leurs
yeux.

Aimer la douleur est le propre des grandes âmes, et ceux-là qui sont
ainsi doués naissent artistes ou poëtes. Les circonstances, l'éducation,
le milieu ou ils vivent, déterminent l'éclosion de cette vocation innée.
Alors leurs pleurs se font jour et se transforment en perles
immortelles, larmes cristallisées qui tombent des yeux de l'homme de
génie. Plus ils ont été grands et plus ils ont souffert: Homère, Dante,
le Tasse et Byron ne sont des colosses de gloire que parce qu'ils ont
été les géants de la souffrance. Aussi l'un d'eux, leur cadet en génie
et en infortune, s'écria-t-il un jour:

"...Que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur."

"Le poëte a une malédiction sur sa vie", disait en même temps que Musset
le comte Alfred de Vigny, dans _Stello_, livre écrit avec une plume d'or
trempée dans les larmes de trois poëtes dont les malheurs ont ému toute
la terre: Gilbert, Chatterton et André Chénier.

Les hasards de la vie mettent-ils ces hommes altérés de souffrance hors
de la voie des lettres ou des arts, s'ils ont beaucoup de foi, il se
jettent dans la religion, s'ils en ont peur, ils se ruent en désespérés
sur les jouissances matérielles et meurent jeunes; s'ils n'en ont pas du
tout, ils se tuent; ou bien encore ils végètent dans une carrière pour
laquelle ils n'étaient pas du tout faits et traînent une vie inquiète et
misérable. Dans tous les cas, ceux-là, nous le répétons, sont marqués du
sceau de la fatalité.

Marc Evrard, véritable organisation de poëte, était trop croyant pour se
tuer; cependant il se disait, au moment où nous le retrouvons, que le
métier de soldat a ceci de bon qu'il peut vous débarrasser promptement
de l'existence, sans que vous y prêtiez une main criminelle.

Les quelques jours qu'il venait de passer au milieu de l'armée
américaine, et la malheureuse expédition de la nuit précédente, venait
presque d'anéantir le dernier espoir que Marc Evrard avait placé dans le
succès des armes du Congrès. Il ne lui avait fallu qu'un peu d'attention
pour s'assurer qu'il n'y avait ni bonne entente entre les chefs de
l'armée assiégeante, ni bravoure véritable et soutenue parmi les
soldats. En outre les Bostonnais étaient très-mal pourvu de tout ce
qu'il faut pour un siège, et manquaient presque complètement
d'artillerie et de munitions.

Les officiers, presque tous des parvenus et gens de peu d'éducation, se
querellaient à tout propos au sujet de leurs attributions respectives,
et il ne fallait rien moins que l'expérience de Montgomery, et partant
le respect qu'il inspirait à des gens qui n'avaient jamais été soldats,
pour empêcher les plus violents désordres.

Enfin n'était-il pas ridicule de voir que l'armée assiégeante que aurait
dû doubler au moins en nombre les troupes de la garnison, comptait à
peine les deux tiers du chiffre des combattants qui défendaient la
ville!

Il y avait plus de deux heures que Marc Evrard se laissait ainsi
emporter dans le tourbillon de ses pensées noires, lorsque la porte de
sa chambre s'ouvrit.

Tranquille, dont il avait fait son ordonnance, apparut.

--Mon capitaine? dit-il.

Marc n'entendait pas et restait le front perdu dans ses deux mains.

--Monsieur Marc? reprit Célestin que, tout en s'efforçant d'adoucir sa
grosse voix, fit trois pas dans la chambre.

Evrard tressaillit, releva une tête effarée comme s'il revenait de
l'autre monde, et s'écria:

--Eh bien! qu'y a-t-il? que me veut-on?

--Il y a, mon capitaine, répondit Tranquille en se redressant, que le
major de cette nuit est là, qui veut vous parler.

--Fais-le entrer.

--C'est bien, mon capitaine, repartit Célestin qui tourna militairement
sur ses talons.

Tranquille n'avait pas servi pour rien sous le général Montcalm et M. de
Lévis!

Le major Ogden entra. Il s'aperçut à l'air consterné de Marc Evrard
combien l'échec de la nuit précédente avait humilié le jeune homme.

--Allons! allons! capitaine, fit le major en lui serrant affectueusement
la main, reprenons un peu de courage. Par le diable! ce n'est pas
l'escapade de cette nuit qui doive vous démoraliser ainsi! C'est pour la
première fois que nos soldats voient le feu, savez-vous?

--On s'en aperçoit! gronda une voix dans la chambre d'à côté.

C'était Célestin Tranquille qui donnait son appréciation de l'armée
américaine. Evrard toussa bruyamment pour le rappeler à l'ordre.

Ogden poursuivit:

--Vous aurez, ce matin même, l'occasion de voir ce que nos hommes
peuvent faire. Moins encore pour mettre à profit votre connaissance des
lieux que pour vous récompenser de votre belle conduite de la nuit
dernière, le colonel vous charge d'aller vous emparer, avec votre
compagnie, de la partie du faubourg Saint-Roch qui avoisine
immédiatement les fortifications. Il vous est surtout recommandé de
prendre possession de ce grand bâtiment que s'étend au pied des
palissades et que vos gens appellent "le Palais". De la coupole que
surmonte cet édifice, vous dominerez probablement les murailles et
pourrez diriger un feu plongeant dans la place.

--Tiens! pensa Marc Evrard, cela me sourit assez; il y aura peut-être
quelque balle à recevoir de ce côté!

Et puis à voix haute:

--Quand ce mouvement doit-il s'effectuer?

--Sur le champ.

--C'est bien, reprit Marc en bouclant le ceinturon de son épée, veuillez
dire au colonel, monsieur le major, que je pars à l'instant même et que
je ferai mon devoir.

--Oh! quant à ça, personne n'en doute! répartit Ogden.

Comme Evrard sortait pour faire sonner l'appel, un coup de canon qui
partait des hauteurs du faubourg Saint-Jean, lui fit lever la tête. Les
assiégeant ouvraient le feu sur la ville.

Le général Montgomery avait profité des dernières ombres de la nuit pour
faire élever une batterie de six canons en face de la porte Saint-Jean.
Une seconde batterie de deux canons seulement s'élevait sur l'autre côté
de la rivière Saint-Charles, tandis qu'une troisième composée de quatre
pièces d'artillerie devait faire feu de la Pointe-Lévy.[11] Les
assiégeants avaient en outre quelques obusiers d'un très-petit calibre.

[Note 11: Ces détails sont mentionnés dans le _Journal_ de M. James
Thompson qui, en 1775, était surveillant des Travaux Publics dans
Département des Ingénieurs Royaux à Québec. C'est ce même M. Thompson
qui présida aux travaux de défense de la capitale, lors du siège de
1775.]

C'était là tout le matériel de siège dont les Bostonnais pouvaient
disposer pour bombarder Québec!

Cependant la compagnie de Marc Evrard s'était ralliée à l'appel et
marchait dans la direction du Palais. Afin de ne pas exposer inutilement
ses soldats, le capitaine Evrard, après avoir longé la rivière,
s'engagea dans la rue Saint-Joseph. Arrivé en face du parc où l'on voit
encore aujourd'hui les ruines du palais des Intendants français, il
remonta la rue Saint-Roch afin d'installer la moitié de sa compagnie
dans un groupe de maisons qui avoisinaient l'Intendance et qui
s'élevaient alors à l'endroit aujourd'hui resserré entre les rues des
Prairies et des Fossés, quand une fusillade, partie de cette direction,
lui démontra que la place était occupée déjà par une autre partie de
l'armée assiégeante.

--Bon! murmura Marc Evrard, on m'ordonne de venir m'emparer de cette
position et voilà que d'autres y sont rendus avant moi! Quel admirable
discipline préside à cette armée! Le Congrès a droit d'en être fier!

Au même instant il fut rejoint par un jeune officier qui avait coupé
court en prenant par la rue des Fossés.

--Capitaine, lui dit celui-ci, le colonel m'envoie vous prier de ne pas
vous occuper de cette position à droite, et d'installer toute votre
compagnie dans le palais. Vous n'aurez pas trop d'hommes pour vous y
maintenir, D'ailleurs se trouvant plus rapproché des murs et de la porte
de ville qui ouvre de ce côté, est plus exposé. Comme le colonel me l'a
dit, avec un sourire fort obligeant pour vous, ce dernier poste vous
revient de droit.

--C'est bien, répondit Marc Evrard en faisant opérer volte-face à sa
compagnie: dites au colonel Arnold que ses ordres vont être exécutés.

Marc, suivi de ses hommes, revint sur ses pas et pénétra par le parc en
arrière du palais.

Le palais des Intendants qui avait été, avant 1760, le plus somptueux
édifice de Québec, sans oublier même le Château Saint-Louis, était
demeuré à peu près inoccupé depuis la conquête. C'était un grand
pavillon à deux étages, dont la façade regardait du côté de la haute
ville.[12]

[Note 12: Ceux qui seraient désireux d'en voir la description et de
connaître quelques'uns des mystères de la vie de son dernier occupant,
n'ont qu'à parcourir _L'intendant Bigot_.]

Les portes du palais désert étaient verrouillées au dedans et fermées à
triple tour.

--Célestin, commanda Marc Evrard, enfonce-moi cette porte!

--Oui, mon capitaine.

Le Canadien sortit des rangs, avisa une lourde pièce de bois que deux
homme ordinaires auraient eu peine à porter, et qui gisait dans la cour.
Il la souleva sans effort apparent et la lança de toutes ses forces dans
la première porte qui se trouvait devant lui; mais la porte était en
chêne épais et bardée de fer. Elle tint bon. Seulement on entendit un
sourd grondement rouler sous les profondeurs du palais.

--Oh! oh! fit Tranquille reprenant son bélier improvisé, nous allons
voir!

Cette fois le choc fut si fort que la porte arrachée de ses gonds et de
ses verrous s'abattit avec fracas, tandis que la poutre gardant encore
de l'élan, allait s'abattre à l'intérieur du palais.

Il y eut un murmure d'admiration parmi les Bostonnais. Tranquille alla
reprendre son poste, sans paraître remarquer les regards respectueux
qu'on lui jetait de tous côtés. Il lui sembla pourtant que ses deux
voisins de droite et de gauche lui faisaient la place plus large
qu'auparavant. C'est qu'il doit être désagréable de recevoir dans les
côtés, même par mégarde, le coup de coude d'un homme bâti comme Célestin
Tranquille.

Les appartements vides du palais retentirent bientôt d'un grand bruit de
pas et de voix. Le capitaine Evrard disposa ses hommes aux fenêtres des
deux étages qui regardaient la haute ville, en recommandant toutefois à
ses soldats de ne se point montrer et d'attendre, avent de tirer, le
signal, d'un coup de fusil qui partirait de la coupole. Evrard y grimpa,
suivi de Tranquille et de deux soldats.

De cet endroit élevé l'on dominait le mur d'en face qui, jusqu'à la
porte de la ville, qu'on a toujours appelée porte du _Palais_, à cause
du voisinage de l'intendance, était en pierre. A partir de la porte en
remontant à gauche vers les jardins du couvent de l'Hôtel-Dieu, la cime
du roc, à peu près inaccessible, n'était défendue que par des
palissades. Au-dessus de la côte de la Canoterie s'élevait un autre
bastion en pierre. A la vue d'une sentinelle anglaise placée en faction
à la porte du _Palais_ et qui, inconsciente du danger, marchait
lentement de long en large, à une petite portée de fusil, Tranquille ne
put retenir un cri et arma son mousquet.

--Veux-tu bien te tenir tranquille, animal! lui dit Evrard. Attends un
peu que je fasse quelques observations. Quant à celui-là il sera à toi
dans un instant.

Marc promena ses regards le long des fortifications qui regardaient la
campagne. A droite, dans le bastion qui renferme les casernes de
l'artilleries, et qui portait dès lors le nom de _Barrack Bastion_,
quelques soldats anglais échangeaient des coups de fusil avec les
Bostonnais, retranchés dans les maisons de la rue Saint-Vallier. En
remontant vers l'esplanade, son oeil s'arrêta successivement sur les
bastions Saint-Jean, des Ursulines et Saint-Louis. Là s'élevaient les
batteries chargées de défendre la ville du côté des Plaines. On venait
d'y ouvrir le feu sur la campagne et les faubourgs. Pour un boulet qui
arrivait dans la place il en tombait vingt chez les Bostonnais, sans
compter les bombes et les pots à feu, qui déjà portaient l'incendie dans
les premières maisons du faubourg Saint-Jean.

--En vérité! pensa Marc Evrard, notre artillerie va faire merveille
contre toutes les bouches à feu anglaises...!

Il poussa un soupir de découragement, et sa pensée changeant aussitôt de
cours, il jeta un regard anxieux dans la direction de la rue
Sainte-Anne, où s'élevait la demeure de sa chère Alice. Mais les maisons
de la rue Saint-Jean s'interposant, il ne pouvait rien voir.

--Si l'un de nos boulets allait tomber sur sa demeure! se dit-il avec un
soupir d'angoisse.

Il remarqua pourtant que les assiégés paraissaient si peu craindre les
projectiles des Bostonnais que l'on circulait comme d'habitude dans les
rues de la ville. [13]

[Note 13: Historique. Voir les mémoires de Sanguinet.]

Il ramena ses regards dans la direction de la porte du palais qui se
trouvait un peu sur la gauche. La sentinelle se promenait toujours,
raide dans son habit rouge comme sur un champ de parade.

Marc le désigna du doigt à Tranquille

Celui-ci épaula son fusil et tira.

Le factionnaire anglais tourna sur lui-même, étendit les bras, lâcha son
arme et tomba.

--Merci, mon Dieu! fit Tranquille en rechargeant son mousquet, merci de
m'avoir permis d'en descendre encore un avant de mourir!

Des camarades ont vu tomber la sentinelle. On accourt du corps-de-garde
voisin on se précipite vers la muraille pour voir d'où vient le coup.

Trente détonations parties du palais vont renseigner les curieux qui
ripostent à leur tour.

La fusillade s'engage des deux côtés. Un demi cercle de flamme environne
la moitié de la ville au-dessus de laquelle s'élève bientôt et plane un
épais nuage de fumée.

Au milieu de cette mousquetade que ne faisait guère de mal à personne,
chacun tirant à couvert et avec précipitation, Tranquille ne lâcha que
deux coups de fusil; mais à chaque fois il eut la satisfaction de voir
tomber son homme.

Il guettait une troisième victime lorsque son attention fut attirée vers
une embrasure du petit bastion qui s'élevait presque en face du palais.
A travers de la fumée il vit que l'on pointait une pièce de leur côté.
Il tira. Une ombre qui se mouvait près de la pièce disparut aussitôt et
Tranquille entrevit un instant le ciel à travers l'embrasure.

--Je crois que celui-là en tient aussi, dit-il en rechargeant son arme.

Soudain il jeta un cri, saisit Marc à bras-le-corps et se laissa tomber
avec lui par la trappe ouverte qui conduisait des combles à la coupole.

Comme ils tombaient tous deux sur le plancher, un terrible craquement
retentit au-dessus de leur tête, tandis qu'un grand coup de canon
ébranlait tout le quartier.

La coupole fracassée par un boulet, vola en éclats et s'abattit avec
fracas sur le toit. L'un des deux Bostonnais se précipita tout meurtri à
côté d'Evrard et de Tranquille. Le quatrième broyé par le projectile,
glissa sur la toiture et s'en alla tomber pantelant dans la cour où il
expira sur l'heure.

--Tu m'as sauvé la vie, dit Marc à Tranquille. Je t'en remercie, bien
que je ne sache trop si tu m'as vraiment rendu service!

Ils descendaient rejoindre les autres au premier étage, lorsqu'un second
boulet éventra l'une des fenêtres, tuant deux ou trois Bostonnais.

--Feu! mes amis, feu sans relâche! cria le capitaine.

A cet instant on entendit dehors un formidable grondement, puis un
vacarme d'enfer sur les toits.

Avant qu'on eut le temps d'en reconnaître la cause, une énorme bombe de
deux cents livres, tombée sur le palais, passait à travers deux
planchers et s'en allait éclater avec un bruit épouvantable au
rez-de-chaussée, au milieu de ceux qui s'y étaient retranchés.

Un tumulte indescriptible s'en suivit. Quand le nuage de poussière que
le passage de la bombe avait soulevé fut tombé, Marc Evrard et
Tranquille s'aperçurent qu'ils étaient seuls au premier étage. Ils
descendirent au rez-de chaussée: personne.

--Les lâches! dit Marc qui se pencha au dehors par une fenêtre que les
éclats de la bombe avaient défoncée, et aperçut ses gens qui s'étaient
réfugiés dans la cour.

Cinq ou six Bostonnais gisaient sanglants dans le grand salon qui avait
autrefois été témoin de fêtes somptueuses de l'Intendant Bigot. L'un
d'eux se plaignait affreusement. Il avait eu les deux bras emportés. Les
autres étaient morts.

Tranquille chargea le blessé sur ses épaules et descendit dans la cour,
où Marc Evrard tâchait en vain de persuader à ses hommes de reprendre
possession du palais et de s'y maintenir.

Cependant l'on continuait à faire feu de la place sur l'Intendance, et
il y avait à peine un quart-d'heure que les Bostonnais avaient quitté le
palais, lorsqu'une pièce d'artifice y vint mettre le feu. En quelques
minutes l'on vit briller de sinistres lueurs à travers les fenêtres, et
bientôt l'édifice entier s'embrasa.

La nuit tombait lorsque Marc Evrard reçut un message dans la cour de
l'Intendance, où il avait du moins forcé ses hommes à rester, menaçant
de casser la tête au premier qui ferait mine de bouger. Arnold lui
enjoignait de se replier dur le quartier-général.

Le capitaine Evrard reprit, encore plus triste que le matin, et avec une
dizaine d'hommes de moins dans sa compagnie, le chemin qui conduisait à
son cantonnement.

Les trois batteries de Bostonnais s'étaient tues, mais l'artillerie des
assiégés tonnait encore sur les hauteurs de la ville.[14]

[Note 14: Selon Sanguinet l'on tira ce jour-là de la ville cent cinquante
coups de canon et sept grosses bombes de deux cent cinquante livres,
tandis que les Bostonnais lancèrent à peine une quarantaine de boulets
sur la place, dont vingt-huit petites bombes de dix-huit livres
seulement.]

A mesure que s'épaississaient les ténèbres de la nuit, les lueurs de
l'incendie grandissaient dans l'espace. Trois grandes colonnes de flamme
s'élevaient au-dessus des faubourgs et du _Palais_ et se réunissaient
là-haut dans un immense nuage rouge, dont les lueurs sanglantes allaient
empourprer les hauteurs neigeuses de Lorette et de Charlesbourg, et
colorer au loin les dernières cimes des Laurentides.

Pendant cette nuit désastreuse, les deux faubourgs qui comprenaient près
de deux cents maisons, ainsi que l'ancien palais des intendants
français, furent complètement réduits en cendres.




                           CHAPITRE SIXIÈME

                     LA NUIT DU 31 DÉCEMBRE, 1775


Les deux partis restèrent dans une inaction presque complète jusqu'au
dernier jour de décembre. On se canonna bien de part et d'autre; mais
dans la ville on craignait si peu l'artillerie des Bostonnais "que les
femmes et les enfants se promenaient dans les rues et sur les remparts à
l'ordinaire".[15]

[Note 15: Mémoires de Sanguinet.]

La dissension allait croissant parmi les officiers Américains, et leurs
soldats commençaient à déserter. Aussi le général Montgomery songea-t-il
qu'il était temps d'arrêter tous ces désordres en donnant un assaut
décisif. Il attendit une nuit favorable.

Celle du trente-et-un décembre parut propice. Le temps était sombre et
il tombait une neige épaisse fouettée par un vent violent que devait
amortir le bruit des armes. Sur les deux heures du matin toutes les
troupes étaient rangées en bataille. Les forces des assiégeants
pouvaient se monter alors à près de quatorze-cents hommes, les
Bostonnais ayant reçu quelque renfort de Montréal et des Trois-Rivières
depuis le commencement du mois.

Montgomery harangua ses soldats qui, pour se reconnaître au milieu des
ténèbres et de la mêlée, avaient mis sur leurs chapeaux, le uns de
petites branches de pruche et les autres des écriteaux portant cette
devise: "Victoire et liberté ou la mort!"

Il divisa ses troupes en quatre corps. Le premier, commandé par le
colonel Livingston, devait simuler une attaque du côté de la porte
Saint-Jean; le major brown avait pour mission de menacer la citadelle
avec le deuxième corps; le colonel Arnold à la tête de quatre cent
cinquante hommes avait ordre d'enlever les barricades de la rue
Sault-au-Matelot, tandis que le général Montgomery se chargeait
d'emporter lui-même les postes de Près-de-Ville et de la rue Champlain.
Arnold et Montgomery devaient se joindre ensuite à la basse ville et
marcher ensemble sur la ville haute qu'ils croyaient ouverte de ce côté.

Montgomery, à la tête de la plus forte colonne d'attaque, descend par la
côte du Foulon et s'avance en ordre de bataille jusqu'à l'anse des Mères
où il s'arrête un instant pour lancer deux fusées, signal qui doit
avertir les trois autres divisions de marcher à l'assaut. Il est quatre
heures.

Le général continue d'avancer avec ses sept cents[16] hommes. Le
défilé se resserre de plus en plus, et les assaillants ne peuvent
marcher que deux ou trois de front. A leur droite mugit le fleuve dont
les vagues soulevées par la tempête déferlent violemment sur la plage en
jetant des glaçons jusque sous les pieds des soldats. A gauche se dresse
la masse énorme et noir de la falaise qui, en cet endroit tombe
perpendiculairement. Aveuglés par la neige qui leur fouette la figure,
embarrassés par les glaçons qui encombrent la voie, les Bostonnais
n'avancent que lentement. Le premier en avant de tous, Montgomery les
encourage de la voix et de l'exemple.

[Note 16: Hawkins, _Picture of Quebec_.]

Le jour se lève et l'on commence à entrevoir la barricade qui ferme le
défilé de Près-de-Ville, ainsi qu'un hangar qui se dresse au sud du
sentier et se détache encore indécis sur le fond noirâtre du fleuve.
Chacun amortit le bruit de ses pas et l'on continue d'approcher. A
cinquante verge de la barrière, Montgomery commande la halte. On
s'arrête, on écoute. Rien que le clapotage des vagues et les sifflement
du vent contre les saillies de roc.

L'un des officiers d'état-major s'offre à aller reconnaître le poste.
Seul il s'avance et vient s'arrêter à quelques pas seulement de la
barricade. Aucun mouvement au dedans, partout le silence.

Le coeur palpitant de joie et d'espoir, il revient en grande hâte vers
le général et lui dit rapidement à voix basse:

--Ils dorment tous!

--Hourra! en avant! crie Montgomery.

Et tous s'élancent au pas de charge vers la barrière.

Ils n'en sont plus qu'à vingt pas, lorsque la barricade vomit une
décharge de mitraille. Les premiers rangs des Bostonnais sont broyés,
balayés, par cet horrible feu d'enfilade. Éblouis par l'éclair, aveuglé
par la fumée, ceux qui suivent s'arrêtent frémissants d'épouvante. Le
colonel Campbell, qui se trouvait aussi en avant, n'aperçoit plus son
chef Montgomery.

--Général! où êtes-vous? s'écrie-t-il avec angoisse.

Seuls les cris des blessés et le râle des mourants qui se tordent sur la
neige, lui répondent.

Une seconde volé de mitraille part de la barricade et renverse d'un seul
coup ceux qui se trouvent en deçà du tournant de la falaise. Deux ou
trois à peine se relèvent tout sanglants, et, affolés, se rejettent en
désordre sur le gros de la colonne.

La panique s'empare de tous. Le sauve-qui-peut est général, et,
culbutant les uns sur les autres, les Bostonnais s'enfuient éperdus vers
le Foulon.

Ce poste de Près-de-Ville était défendu par quarante-sept hommes, dont
trente Canadiens-Français sous le commandement du capitaine Chabot et du
Sieur Alexandre Picard, huit miliciens et neuf marins Anglais servant
comme artilleurs sous le capitaine Barnsfare, maître d'un transport
retenu dans la rade. Le pignon du hangar qui s'élevait à côté de la
barricade avait été percé et l'on avait mis neuf canons en batterie dans
cette embrasure. On faisait bonne garde au poste et l'on avait vu venir
les Bostonnais. Le Capitaine Chabot qui en fut aussitôt prévenu donna
l'ordre de ne faire aucun bruit et de les laisser s'approcher davantage.
Les artilleurs, mèches allumées, se tenaient cachés près des pièces
chargées d'avance à mitraille. Quand les assaillants ne furent plus qu'à
une vingtaine de pas, chabot commanda le feu. Les neuf canons tonnèrent
avec l'effet terrible que nous avons vu. [17]

[Note 17: Nos historiens ne s'accordent pas sur le nombre d'hommes que
les Bostonnais perdirent en cette occasion. Garneau mentionne treize
morts, en comprenant le général Montgomery. Hawkins n'en compte pas
plus, tandis que Sanguinet, qui écrivait à cette époque et que nos
écrivains se plaisent d'ailleurs à suivre, dit que l'on trouva
trente-six hommes tués près de la barrière ainsi que quatorze blessés,
sans compter ceux qui se noyèrent en se sauvant. J'incline d'autant plus
à me ranger du côté de Sanguinet que ce qu'il avance se trouve corroboré
par le témoignage d'une personne qui vivait lors du siège et demeurait à
Près-de-Ville dans la maison la plus proche, en deçà de la barricade.
Voici ce que cette personne--elle avait quinze ans lors du siège de
1775--raconta à M. le docteur Wells, à l'âge de quatre-vingt-douze ans.
Elle était très-intelligente, et, malgré son grand âge, me dit le
docteur, elle jouissait de la plénitude de ses facultés. Son nom de
fille était Mariane Marc:

"Le trente-et-un décembre, à cinq heures et demie du matin, disait-elle,
nous allions sortir nos cuves de la cave quand un effroyable coup de
canon fit trembler la maison. Épouvantées nous nous sauvons dans la et
nous fourrons sous les cuves. Nous y restâmes longtemps. Enfin vers sept
heures et demi nous sortîmes de notre cachette et nous nous hasardâmes à
ouvrir la porte. Un vieillard passait qui nous dit qu'on avait tiré le
canon et qu'on en ignorait encore le résultat. Dans le courant de la
matinée nous vîmes passer dix-huit voitures recouvertes de prélarts et
chargées de Bostonnais qui avaient été tués en avant de la barrière."

En admettant, d'après le témoignage de Mariane Marc, que chaque voiture
portât deux cadavres--ce qui est le me moins que l'on doit supposer--nous
nous rencontrons justement avec Sanguinet qui prétend qu'il y eut
trente-six Bostonnais tués à cette affaire de Près-de-Ville.]

Après avoir été chaudement reçus par les troupes chargées de défendre
les remparts, Livingston et Brown, dont l'attaque n'était d'ailleurs
qu'une feinte, s'étaient repliés sur le quartier général. Il ne nous
reste donc plus qu'à rejoindre la division d'Arnold et à développer les
péripéties du combat de la rue Sault-au-Matelot qui fut le plus
meurtrier, le plus long, le plus émouvant et le plus décisif de toute la
nuit.

Aussitôt qu'il avait aperçu, par-dessus les hauteurs du faubourg
Saint-Jean, les fusées lancées par Montgomery, le colonel Arnold s'était
mis en marche avec sa division. Il allait à la tête de la colonne, ayant
à son côté Marc Evrard qu'il avait nommé officier de son état-major,
autant pour s'attacher le jeune homme, qu'il estimait beaucoup, que pour
s'attirer la sympathie des Canadiens, et faire taire la jalousie des
soldats de la compagnie d'Evrard qui murmuraient hautement de se voir
commandés par un étranger.

Ils traversèrent sans obstacle le faubourg Saint-Roch et le quartier du
Palais qui étaient tout-à-fait déserts, et, après avoir longé le Parc,
débouchèrent dans la rue Saint-Charles.

On sait que la rue Saint-Paul n'existait pas alors et que la marée
venait presque baigner la base du roc, ne laissant au pied du précipice
que l'étroit passage qui existe encore en arrière de la rue Saint-Paul,
en bas de la porte _Hope_. A cet endroit le rocher forme en tombant une
saillie considérable; là s'élevait la première barricade, barrant
l'extrémité de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Bien que les Bostonnais avançassent le plus doucement possible, on les
entendit ou on les aperçut de la haute ville; car à peine le colonel
Arnold, en arrivant à la première barrière, allait-il en donner
l'assaut, que la fusillade éclata du haut des remparts.

Ces premiers coups de feu firent beaucoup de mal aux assaillants. Une
balle vient frapper à la jambe Arnold, qui tombe à la renverse. On
s'empresse autour de lui, Marc Evrard le premier. Au même instant une
seconde décharge de mousqueterie part de la haute ville et renverse
Evrard tout sanglant auprès du colonel.

Un homme se précipite hors des rangs et se jette, désespéré, vers le
jeune homme qui fait d'inutiles efforts pour se remettre sur pied.

--Vous êtes blessé! monsieur Marc, s'écrie Tranquille en le soutenant
avec une tendresse indicible.

--Oui, Célestin. La fatalité me poursuit!

Incapable de faire le moindre mouvement et voyant qu'il sera plus
nuisible qu'utile aux siens, Arnold demande à être transporté à
l'Hôpital-Général, et ordonne qu'on emporte Evrard en même temps que
lui.

Il a remis le commandement de l'avant-garde au capitaine Morgan, ancien
perruquier de Québec, mais officier plein de bravoure.

Déjà Tranquille enlevait dans ses bras Marc à moitié évanoui et
l'emportait à lui seul, lorsque le colonel l'arrêta du geste:

--Mon ami, dit-il au Canadien, je sais tout l'intérêt que vous portez à
votre maître et combien vous désirez le rendre vous-même à
l'Hôpital-Général; mais vous pouvez nous être ici de la plus grande
utilité. M. Evrard et vous étiez les deux seules personnes en état de
nous conduire dans ces rues tortueuses et noires. Maintenant que votre
maître est blessé vous seul restez pour guider nos troupes.

--Que le diable emporte vos troupes! s'écria Tranquille avec colère.

Ces cris ranimèrent un instant Marc Evrard qui saisit aussitôt la cause
de cette altercation et dit au Canadien:

--Au nom de mon père que tu aimas tant, Célestin, au nom de tout ce que
j'ai de plus cher au monde, je te supplie d'obéir au colonel!

--Moi, Célestin Tranquille, vous abandonner ainsi! Que le diable
étrangle plutôt tous les Bostonnais.

Evrard fit un effort suprême qui le dégagea à demi des bras de
Tranquille auquel il dit d'une voix que la douleur rendait haletante:

--Si tu ne m'écoutes pas je refuse de me laisser panser, ou j'arrache de
ma blessure tout appareil qu'on y mettra!

Tranquille parut hésiter. Arnold lui dit:

--Je vous donne ma parole, mon ami, que votre maître sera traité avec le
plus grand soin, et sous mes yeux.

Sur un signe du colonel deux homme s'approchèrent et s'emparèrent de
Marc Evrard qui murmura d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme:

--Du courage, mon bon Célestin, et si tu veux que je me laisse vivre,
fais-moi ce dernier sacrifice...

Tranquille lâcha prise en essuyant une grosse larme qui roulait sur sa
joue rugueuse.

Les rangs s'ouvrirent au-devant d'Arnold et de Marc Evrard que l'on
emporta à l'Hôpital-Général.

Toute cette scène s'était passée en quelque secondes, et Tranquille
avait à peine vu disparaître son infortuné jeune maître que déjà le
capitaine Morgan entraînait ses gens à l'assaut. Le Canadien bondit à
côté de lui en s'écriant:

--Mille massacres! malheur au premier que je rencontre!

Et dépassant tous les autres il s'élance le premier sur la barricade en
s'aidant des mains et des pieds. La sentinelle l'aperçoit et fait feu
sur lui. Elle a tiré trop vite et la balle siffle à l'oreille de
Tranquille qui se donne un dernier élan et saute sur la barrière. Mais
le factionnaire a eu le temps de saisir son arme par le canon et frappe
le Canadien d'un violent coup de crosse à la tête.

Malgré sa force herculéenne Tranquille chancelle et s'abat en murmurant:

--Pas de chance!

Et il reste étendu sans mouvement.

Le capitaine Morgan, qui venait après lui, a saisi le moment où la
sentinelle frappait Tranquille pour passer son épée au travers du corps
du factionnaire qui s'affaisse en jetant un cri d'appel. Dans un instant
la barrière se couvre de Bostonnais qui sautent en dedans et courent au
poste où la garde, commandée par le capitaine McLeod, des Royal
Emigrants, est désarmée sans coup férir.

McLeod, raconte Sanguinet fut averti par les factionnaires de l'approche
des Bostonnais. Il feignit de n'en vouloir rien croire. La garde voulut
prendre les armes, il s'y opposa; de manière que les Bostonnais
s'emparèrent de la barrière, ainsi que des canons qui étaient sur un
quai et firent tout la garde prisonnière. Alors le capitaine McLeod
feignit d'être saoul et se fit porter par quatre hommes. Il y avait tout
lieu de croire qu'il avait quelque intelligence avec les Américains. Il
fut mis ensuite aux arrêts jusqu'au printemps par les autorités
anglaises.

Le capitaine Morgan avait vu tomber Tranquille. A peine fut-il maître du
poste qu'il donna l'ordre de chercher le Canadien. On le retrouva tout
couvert de sang en ne paraissant donner aucun signe de vie. Morgan
s'emporta, jura, cria que c'était vraiment jour de malheur. Mais cela ne
ranima point ce pauvre Tranquille, et Morgan resta sans guide. Il lui
fallut suspendre sa marche jusqu'au jour.[18]

[Note 18: Historique.]

Bientôt après la prise de la barrière, le lieutenant-colonel Green le
rejoignit avec le reste de la colonne qui occupa seulement quelques
maisons en dedans de la barricade. Il se passa alors une scène assez
curieuse.

Les premiers bruits de l'attaque des assiégeants du côté de la campagne
et sur la barricade de la rue Sault-au-Matelot, avaient été entendus
dans la haute ville. Aussitôt l'on sonna les cloches à toute volée,
tandis que les tambours battaient le rappel. Chacun se leva et courut
aux armes. Les écoliers et quelques citoyens qui étaient de piquet cette
nuit-là, descendent dans la rue Sault-au-Matelot où l'on devait se
rassembler en cas d'alerte, poussent jusqu'à la barrière la plus
avancée, et tombent au milieu des Bostonnais qui les entourent et leur
tendent la main en leur criant:

--Vive la liberté!

Ces pauvres gens restèrent ahuris! Quelques écoliers alertes
s'échappèrent, mais on s'empara des moins ingambes et on les désarma.

Le premier qui se rendit fut Nicolas Cognard, personnage de notre
connaissance qui, par hasard, se trouvait cette nuit-là de service. A
peine se vit-il entouré d'ennemis qu'il se saisit brusquement de son
mousquet... et le présenta au premier Bostonnais venu en lui disant:

--Mon bon Monsieur, ne me faites pas de mal... Je suis un homme
inoffensif... Je n'ai jamais tiré un seul coup de fusil...

La peur lui faisait claquer les dents.

--Ce n'est pas de ma faute, voyez-vous... si je me trouve ainsi armé au
milieu de braves citoyens américains... Le général Carleton nous
tyrannise, nous, pauvres Canadiens, et, l'un des premiers, malgré mon
âge avancé, il m'a forcé à prendre les armes contre vous..., moi dont
toutes les sympathies ont toujours été pour votre cause... Menacé des
derniers tourments, j'ai dû paraître céder et monter la garde avec les
autres... Mais, encore une fois, je vous assure que ce fusil n'a jamais
fait de mal à personne... Non, sur mon honneur, monsieur l'officier!

Le soldat à qui il s'adressait n'entendait pas un mot de français, mais
il vit aisément qu'il avait affaire à un homme de bonne volonté et le
désarma en souriant. Le capitaine Morgan avisant Cognard qui se
confondait devant le soldat, lui tendit la main et lui dit:

--Vous êtes donc des nôtres, Monsieur?

--Qui, général, à bas l'Angleterre! vive le Congrès! cria Cognard de
toute la force de son aigre voix de fausset.

Les écoliers qui avaient pou s'échapper étaient remontés a la haute
ville en toute hâte. Ils arrivèrent à la course sur la place d'armes, où
toute la garnison était déjà rassemblée, en criant que les ennemis
étaient dans la rue Sault-au-Matelot.

Carleton crut d'abord ces enfants sous l'effet de quelque aveugle
panique. Il donna l'ordre au colonel McLean de courir à la basse ville
afin de savoir au plus tôt la vérité. Ce dernier revint en criant à
tue-tête que de fait les ennemis étaient dans le Sault-au-Matelot, et
qu'ils s'étaient emparés de la première batterie et de toute la garde
qui la défendait.

--"Citoyens, dit alors Carleton, voici le moment de montrer votre
courage. Prenez confiance, je reçois à l'instant un message de
Près-de-Ville qui m'annonce que le corps d'armée qui a tenté d'enlever
la barrière vient d'être repoussé avec perte. On croit même que le
commandant ennemi est parmi les morts. Quant à l'attaque du côté de la
campagne elle n'a rien de sérieux et les assaillants ont déjà battu en
retraite.--Major Nairne et vous, capitaine Dambourgès, prenez deux cents
hommes et descendez à la basse ville pour soutenir ceux qui défendent la
dernière barricade. Vous, capitaine Laws, à la tête de votre détachement
du 7e, sortez par la porte du Palais et allez prendre l'ennemi en queue
dans la rue Sault-au-Matelot. Le capitaine McDougal vous appuiera avec
sa compagnie. Quant à vous, colonel Dupré [19], restez pour le moment
près de moi afin de vous porter, au premier signal, avec vos Canadiens,
sur le point le plus menacé."

[Note 19: Le colonel LeComte Dupré qui commandait les Canadiens-Français,
se distingua lors du siège de 1775, et son nom fut mis en tête de la
liste d'honneur que le général Carleton envoya au Secrétaire d'État,
Lord Germaine, après la retraite des Américains. Parmi les Canadiens
signalés l'on remarque encore, dans les dépêches, les noms du major
L'Écuyer et des capitaines Bouchette, Laforce et Chabot. _Hawkin's
Picture of Quebec._]

Le jour se levait. Lorsque Nairne et Dambourgès arrivèrent à la basse
ville, les Américains avaient occupé la rue Sault-au-Matelot dans
l'espace de deux cents pas jusqu'à la seconde barrière qui, en arrière
de la maison servant aujourd'hui de bureau à M. A. Campbell et à M.
Jacques Auger, interceptait toute communication avec le reste de la
ville basse. La rue Saint-Jacques n'existait pas encore et la mer venait
battre le quai de Lymburner, en arrière. Ce quai, avec la maison de
Lymburner, bâtie à l'endroit où s'élève aujourd'hui la banque de Québec,
étaient défendus par quelques pièces de canon.

Les Bostonnais s'étaient retranchés dans les maisons qui s'étendaient de
chaque côté de la rue Sault-au-Matelot, et dans cet étroit défilé qui
conduit de la base du rocher à la porte Hope. La projection de la
balaise protégeait ces derniers contre le feu des canons de la barrière.
"Ainsi placés, dit Garneau, les combattants formaient un angle, dont le
côté parallèle au cap était occupé par les assaillants, et le côté
coupant la ligne du cap à angle droit et courant au fleuve, était
défendu par les assiégés qui avaient une batterie à leur droite."

Avant l'arrivée de Nairne et de Dambourgès amenant du secours au
capitaine Dumas qui commandait le poste menacé, les assiégeants se
seraient peut-être emparés déjà de la seconde barrière, sans le
dévouement d'un Canadien fort brave et robuste nommé Charland, qui, au
milieu des balles, s'avança sur la barricade et tira en dedans les
échelles que les Bostonnais y appliquaient pour la franchir.

Il était temps de prendre l'offensive et d'attaquer les maisons prises
par l'ennemi, surtout celle qui faisait le coin de la barrière, et par
les fenêtres de laquelle les Bostonnais tirait sur les nôtres à feu
plongeant.

Le capitaine Dambourgès et les Canadiens sautent dans la rue, en dehors
de la barricade, et vont appliquer contre cette maison les échelles
enlevées aux assaillants. Dambourgès grimpe jusqu'à la fenêtre du
pignon, lâche son coup de fusil, s'élance à l'intérieur et fonce avec sa
baïonnette dans une chambre occupée par les Bostonnais. Les Canadiens
l'y suivent et tombent à grands coups sur les ennemis. A la vue de ces
enragés qui frappent ferme et dru, les Américains perdent la tête,
jettent leurs armes et se sauvent dans le grenier ou dans les caves.

Ce fut le commencement de la déroute de la division Arnold. Excités par
ce succès les Canadiens continuent à traquer les Bostonnais qu'ils
délogent de maison en maison, en les refoulant sur la barrière du bout
de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Le capitaine Laws n'avait guère plus perdu son temps. Sorti par la porte
du Palais pour attaquer les ennemis en queue et leur couper le chemin au
cas où il viendraient à battre en retraite, Laws entre dans une maison
où la plupart des officiers américains délibéraient sur le parti qui
leur restait à prendre, et tombe inopinément au milieu d'eux. On
l'entoure en le menaçant de mort.

--Messieurs, dit froidement Laws, regardez dans la rue. Je suis à la
tête de douze cents hommes, et, si vous ne vous rendez à l'instant même,
sur un signe de moi on vous massacre tous!

Ceux-ci remarquent en effet qu'il y a beaucoup de monde dans la rue,
sans qu'ils en puissent pourtant préciser le nombre, et se rendent
prisonniers.

Laws n'avait pas deux cents hommes avec lui.

Refoulés en tête, pressés à l'arrière-garde, cernés de toutes parts, les
Américains ne se défendent plus que mollement, tandis que le feu des
Canadiens redouble d'intensité.

Alors un homme qui ne se sentit pas du tout à son aise, ce fut M.
Nicolas Cognard retenu prisonnier par les ennemis et pris entre deux
feux. Non, jamais mortel n'eut une frayeur semblable. Tant que les
Américains avaient été maîtres de la rue Sault-au-Matelot, Cognard était
tranquillement resté à l'abri des balles dans l'une des maisons occupées
par l'ennemi. Mais lorsque la déroute des Bostonnais commença, ce fut
une toute autre chose. Pourchassés de maison en maison, les soldats
d'Arnold se répandaient effarés dans cette rue fermée à chaque bout, y
tournoyant comme des fauves dans leur cage, et tirant au hasard et
souvent les uns sur les autres. La maison ou se tenait Cognard que
l'épouvante gagnait de minute en minute, fut l'une des dernières dont
s'emparèrent les nôtres. Les Canadiens y étant entrés par la porte,
Cognard à que la peur faisait perdre la tête sortit éperdu par la
fenêtre avec les Bostonnais.

Un Canadien qui l'aperçut lui lâcha un coup de fusil. La balle pénétra
dans la partie charnue qui terminait l'échine du malheureux Cognard. En
sentant le coup il poussa un hurlement de douleur et d'effroi. Par
surcroît d'infortune, en tombant dans la rue, il alla s'asseoir sur la
pointe de la baïonnette d'un Bostonnais que venait de sauter avant lui
et n'avait pas encore eu le temps de se relever.

Alors, dominant le tumulte de la bataille, s'élevant au-dessus des
détonations de la fusillade et du vacarme de la mêlée, on entendit un
cri aigre, déchirant, inouï.

Cette clameur n'avait presque rien d'humain et tenait le milieu entre le
_couac_ horripilant que la bouche d'un mauvais plaisant tire de l'anche
d'une clarinette en y soufflant à plein poumons, et le braiment
mélancolique de l'âne ou le sinistre hurlement d'un chien misanthrope
qui se lamente le soir en contant ses chagrins à la lune. Ce cri
indéfinissable avait quelque chose de tellement étrange, que, d'un
commun accord, le combat cessa un instant des deux côtés. L'on entendit
alors une voix lamentable et perçante qui criait dans le plus haut
diapason que le gosier de l'homme ait jamais atteint:

--Aie...! aie...! Mon Dieu Seigneur! je suis mort!...

Ceci devenait tellement burlesque qu'un énorme éclat de rire traversa le
champ de bataille.

--M'est avis que voilà un particulier bien malade! s'écria, dans
l'embrasure d'une fenêtre, le Canadien qui avait tiré sur Cognard en le
prenant pour un ennemi. _Yankee doodle_, tiens-toi bien; nous allons
t'en faire voir d'autres encore, mon bonhomme! dit-il en sautant dans la
rue pour s'élancer avec ses camarades à la poursuite des Bostonnais qui
se massaient de plus vers le bout de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Il s'en alla tomber les deux pieds dans le dos de Cognard qui, toujours
étendu à plat ventre, redoubla ses cris frénétiques.

--Ah çà! qu'est-ce que tu as donc, toi? dit le Canadien en s'arrêtant
près de lui pour recharger son fusil.

Cognard leva vers le Canadien une figure bleuie par l'effarement, et se
mit à trépigner des pieds et des mais comme un enfant pâmé.

--Mais veux-tu bien te taire, braillard! on n'entend que toi, ici!

Il lui allongea en même temps un grand coup de pied, car voyant que ce
poltron était un Canadien il le prenait pour l'un des combattants et
avait honte de l'entendre se lamenter ainsi.

Cognard voulut crier plus haut encore... mais il manqua de vois et
s'évanouit...

Comme les nôtres refoulaient de plus en plus les Américains, on entendit
du côté des ennemis plusieurs voix qui criaient:

--Ne tirez plus, Canadiens, vous allez tuer vos amis!

L'on crut d'abord à une feinte et nos gens continuèrent à fusiller la
masse compacte qui grouillait devant eux. Mais comme les mêmes paroles
se répétaient avec plus d'instance parmi les Bostonnais, les nôtre
cessèrent le feu et reconnurent quelques-uns de leurs amis qui avaient
été faits prisonniers à la garde. Les Bostonnais présentèrent en même
temps la crosse de leurs fusils et se rendirent prisonniers.

Le combat avait duré deux heures.

Dans cet engagement nous n'eûmes que dix-sept hommes tués et blessés,
dont un seul Canadien-Français perdit la vie, selon que le constatent
les registres de N. D. De Québec. Le lieutenant Anderson de la marine
royale fut trouvé parmi les morts.

Les Américains eurent vingt hommes tués et une cinquantaine de blessés,
et plus de quatre cents prisonniers qui furent, pour le moment, conduits
et enfermés au Séminaire. [20]

[Note 20: Voici l'état de la division d'Arnold faite prisonnière dans la
rue Sault-au-Matelot:

    1 Lieutenant-colonel,
    2 Majors,
    8 Capitaines,
    1 Adjudant,
    1 Quartier-Maître,
    4 Volontaires
    350 Soldats, tous sans blessure;
    Et 44 Officiers et soldats blessés,
    En tout 426 prisonniers.
]

Les mémoires du temps nous ont transmis le récit de ce combat d'une
manière si détaillée, qu'il m'a fallu les suivre de bien près,
l'imagination n'ayant guère de champ libre en pareil cas, lorsque l'on
tient surtout à ne point fausser l'histoire. Voir les mémoires de
Sanguinet, de Badeaux, etc., et l'oeuvre de Garneau.

Dans le courant de cette matinée glorieuse où la capitale dut son salut
surtout à la bravoure des se citoyens, le général Carleton, anxieux de
savoir si le général Montgomery se trouvait parmi les morts à
Près-de-Ville, donna l'ordre à M. James Thompson d'aller explorer
l'avant-poste où commandait le capitaine Chabot.

Parmi le nombre de cadavres que l'on tira de sous la neige qui les
recouvrait en partie, l'on remarqua trois officier et un sergent. Celui
qui paraissait être l'officier supérieur en grade avait reçu deux balles
dans la tête et avait en outre une jambe fracassée. Son bras gauche
sortait de la neige et semblait faire un signe d'appel désespéré, tandis
que le corps restait tordu par un dernier spasme de souffrance, les
genoux étant violemment ramenés vers la tête.

Une épée à pommeau d'argent était étendue près de lui. M. Thompson s'en
empara et monta au Séminaire afin de demander à quelqu'un des officiers
américains de vouloir bien aller identifier avec lui les cadavres
relevés à Près-de-Ville.

A peine fut-il entré dans la chambre où se trouvaient les malheureux
officiers de la division d'Arnold, que l'un d'eux se mit à fondre en
larme. Il avait reconnu l'épée de son général.

Le corps de Montgomery fut transporté dans une maison de la rue
Saint-Louis, la seconde en deçà du coin de la rue Sainte-Ursule; elle
appartenait à un nommé François Gobert [21]

[Note 21: Cette petite maison, qui existe encore, mais branlant la tête
comme un vieillard décrépit, porte aujourd'hui (1875) le numéro 42.]

Dans le courant de la journée le général Carleton ordonna que Montgomery
fut inhumé décemment, mais sans aucune démonstration publique. Il fut
enterré sous les yeux de M. Thompson, en dedans du bastion Saint-Louis,
avec ses deux aides-de-camp--MM. Mcpherson et Cheeseman--que l'on avait
trouvés morts à ses côtés--et tous les soldats américains qui avaient
été tués durant la nuit précédente. [22]

Ainsi mourut glorieusement à l'âge de quarante ans, Richard Montgomery
que la grande république américaine considère à bon droit comme l'un de
ses héros. Ayant d'abord servi sous le drapeau britannique, il avait
aidé à la prise de Québec, en 1759. Plus tard il se maria avec une
Américaine, fille du juge Livingston, adopta les principes politiques de
son beau-père, et embrassa la cause de l'indépendance des colonies. Sa
fin chevaleresque eut un grand retentissement aux États-Unis, où, en
considération de son patriotisme, on lui éleva un monument; tandis que,
en Angleterre, les grands défenseurs de la liberté faisaient retentir le
Parlement de son éloge [23]

[Note 22: Le corps du général seul fut déposé dans un cercueil, et c'est
ce qui permit à M. Thompson de le reconnaître en 1818, lorsque le neveu
du général, M. Lewis, vint réclamer au nom des États-Unis les restes
d'un parent illustre et malheureux.]

[Note 23: La plupart de ces détails qui concernent la mort de Montgomery
sont tirés d'un opuscule de M. J. LeMoine, intitulé "_The Sword of
Brigadier General Richard Montgomery_", et composé en grande partie du
journal de M. Thompson.]




                          CHAPITRE SEPTIÈME

                                ALICE


Pendant que j'écrivais le récit des évènements tumultueux qui précédent,
plus d'une fois il m'a semblé voir le doigt effilé de quelqu'une de mes
lectrices tourner rapidement ces feuilles toutes remplies d'un bruit
assourdissant de combats, et comme empreintes d'une sombre couleur de
sang; à plusieurs reprises j'ai vu se lever vers moi de grands yeux
bleus ou noirs, tandis qu'une bouche mutine s'entrouvrait pour me dire:

--Eh mais! quand donc finirez-vous de nous raconter ces affreuses
batailles qui ne sont rien moins qu'amusantes, pour nous parler un peu
de votre héroïne, à laquelle--il nous faut bien vous l'avouer--nous
commencions à nous intéresser quelque peu!

--Vraiment, madame, cet aveu ainsi que votre impatience éveillent en moi
quelque orgueil. Cependant vous avez dû prévoir, au début de ce livre,
que ce n'était pas la simple histoire d'un amour heureux et paisible
dont j'allais avoir l'honneur de vous entretenir, mais bien plutôt
d'évènements heurtés, où l'éternel poème de deux coeurs fortement épris
l'un de l'autre serait traversé par la plus violente des passions, la
jalousie, et par ce terrible fléau, ce châtiment de l'humanité, la lutte
à main armée de l'homme contre son semblable. Si donc vous daignez me
suivre jusqu'à la fin, il faut vous résigner à passer par toutes les
phases de ce récit orageux. Et certes! trop heureux serais-je encore si
de ces trois cents pages, une seule vous émouvait au point qu'une de vos
larmes vint à y perler, dût votre main impatiente feuilleter le reste du
livre, de ce mouvement rapide et dédaigneux que l'on vous connaît
lorsqu'un ouvrage a le tort impardonnable de ne vous pas intéresser.

Comme on l'a dit souvent, la seule grande et importante question qui
remplisse toute la vie de la femme, c'est l'amour. Chez la jeune fille
qui s'ignore elle-même et n'a pas encore ressenti les froissements de la
vie réelle, cet irrésistible besoin d'aimer atteint les limites extrêmes
de la passion. L'heureux élu de son coeur est tout pour elle, et pour
celui qu'elle aime elle abandonnera tout, si l'on veut entraver son
amour.

Il me faudrait une plume tombée de l'aile d'Abdiel, cet ange des
regrets, pour trouver les mots dignes de rendre tout l'expression de la
souffrance d'Alice après qu'elle eût été si violemment séparée de son
fiancé. Il y avait en elle deux âmes distinctes: une âme de génie et une
âme de jeune fille. Elle avait de ces tristesses profondes comme en
éprouverait un ange exilé sur cette terre et qui se souviendrait des
cieux. Elle avait aussi des naïvetés d'enfant.

Depuis que Marc Evrard avait été banni de la ville, Alice était
complètement restée étrangère à toute préoccupation extérieure. Sa
douleur avait élevé autour d'elle comme un rempart qui la séparait du
monde. Rien n'existait plus pour elle ici-bas que l'image de son
malheureux amants toujours présente à son esprit. Le regard d'angoisse
qu'il lui avait jeté en partant était le dernier dont elle se souvint;
la pression de sa main la dernière qu'elle eût ressentie, et le son de
sa voix le dernier qui eût vibré à son oreille.

James Evil--on se doute bien qu'il s'était hâté de profiter de
l'éloignement de son rival--avait beau venir, presque chaque jour, lui
parler de ses _sentiments_ pendant de longues heures, non seulement elle
ne lui répondait pas, mais elle ne l'entendait point. Elle le voyait si
peu même qu'elle était encore à s'apercevoir qu'il manquait une oreille
à Evil, perte qui cependant lui faisait une assez odieuse figure à ce
digne capitaine et qui, en tout autre temps, aurait valu à l'officier
les moqueries de la jeune fille en vain M. Cognard tâchait-il, dix fois
le jour, de faire valoir aux yeux de sa fille tous les avantages qu'elle
tirerait de son union avec l'officier anglais; en vain le revêche
belle-mère, dame Gertrude, lui glissait-elle à demi-voix toutes les
allusions perfides que sa langue venimeuse lui suggérait contre Marc,
Alice n'entendait rien que la voix éplorée de l'amour d'Evrard, qui
chantait tristement dans son coeur.

Souvent, au commencement du siège, elle allait, suivie de sa fille de
chambre, errer sur le rempart qui regarde les plaines d'Abraham. Là,
tandis que la soubrette effrayée se blottissait à l'abri d'un mur,
Alice, debout, le coude appuyé sur le parapet, qu'elle dominait de toute
sa tête, la joue appuyée sur ses doigts repliés, passait de longues
heures à regarder les deux camps des Bostonnais. Les boulets passaient
en hurlant non loin d'elle, et les bombes s'en venaient éclater dans les
environs, qu'elle ne daignait même pas le remarquer. Eh! que lui
importait la vie si jamais plus elle ne devait le revoir!

Elle s'exposait souvent à tel point que plus d'une fois les artilleurs
que faisaient, en cet endroit, le service des pièces, voulurent la
persuader de s'éloigner; mais elle les regardait alors d'un air si
décidé qu'ils finirent par la laisser tranquille. Souvent les officiers
vinrent la contempler à distance en admirant sa taille svelte et
finement cambrée; ils ne l'appelaient plus que "la belle amazone".

Evil ne fut pas longtemps à ignorer ces escapades romanesques et
accourut un jour auprès de la jeune fille pour la supplier de quitter un
endroit si périlleux et surtout de n'y plus revenir. Le regard qu'Alice
daigna cette fois laisser tomber sur lui contenait tant de dédain qu
l'officier battit en retraite sans oser insister davantage. Reculant de
quelques pas il dévora dans un silence farouche la colère qui grondait
en lui à la vue de l'amour profond voué à son rival. Car lui aussi
aimait Alice: Il l'aimait avec rage!

Le soir du même jour, autant pour se venger de la dédaigneuse Alice que
pour l'empêcher de s'exposer encore, Evil condescendit à se plaindre à
Madame Cognard--qu'il méprisait de tout son coeur--des imprudentes
sorties de sa belle-fille.

Ce soir-là dame Gertrude ne dit rien; mais dans l'après-midi du
lendemain quand Alice voulut sortir, madame Cognard se trouva près de la
porte.

Jamais bouche de belle-mère n'improvisa pareille semonce. Nous ne la
répéterons pas; il nous faudrait tremper notre plume dans du vitriol
pour en reproduire toute la virulence.

Alice n'essaya même pas de l'interrompre et garda son grand air de reine
qui avait le don d'exaspérer au plus haut point la mégère. Quand à bout
d'invectives et le coeur vide de venin, dame Gertrude s'arrêta épuisée,
haletante de fureur, Alice lui répondit d'une voix douce et ferme:

--Je ne fais rien de blâmable où je vais, madame, puisque je m'y rends à
la vue de tout le monde. D'ailleurs comme le devoir d'une bonne mère est
d'accompagner partout sa fille, libre à vous de venir avec moi!

Et, profitant du paroxysme de rage qui paralysait les mouvements de
madame Cognard, Alice ouvrit la porte, sortit et se dirigea vers le
bastion Sainte-Ursule où elle prit sa place et sa position accoutumées.

On était à la fin de décembre. Une couche épaisse de neige couvrait la
plaine à perte de vue, en descendant vers la rivière Saint-Charles et en
remontant la vallée jusqu'au pied des Laurentides. Une large bande de
nuages d'un rouge violacé zébrait le ciel et se reflétait en
demi-teintes sur la neige onduleuse. Au fond de la vallée près du
couvent de l'Hôpital-Général, et là-bas, sur les hauteurs de Sainte-Foye
et près du bois de Gomin, l'on entrevoyait des taches noires qui
s'agitaient en tous sens. De temps à autre un éclair flamboyait au
milieu de ces masses confuses, et les bombes des assiégeants, après
avoir tracé dans l'air un orbe rapide, venaient s'abattre sur la ville
avec un sourd bourdonnement.

Alice, le sein gonflé de muets sanglots, suivait tous les mouvements de
ces points noirs qui s'agitaient au loin.

--Où était-il, atome perdu dans l'immensité de cet horizon? Que
faisait-il? Le reverrait-elle un jour?

Tel était le cercle fatal et restreint où, durant de longues heures,
tournait sa pensée désolée...

Le même soir le père Cognard fit une scène à sa fille.

--J'en apprends de belles sur votre compte, mademoiselle! lui dit-il
durement, comme ils allaient se mettre à table.

Madame Cognard s'était empressée de dénoncer à son mari les sorties
_scandaleuses_ de sa fille et s'était plainte à lui, en larmoyant, la
digne femme, du peu de respect que lui témoignait Alice. Les femmes du
caractère de dame Gertrude ont toujours des larmes à leur service. D'où
les tirent-elles? Où se trouve chez elles ce réservoir intarissable? On
n'a jamais pu le savoir.

Aux premières paroles que lui adressa son père, Alice pressentit un
orage et releva la tête.

--Je crois, par ma foi, que vous devenez folle! poursuivit Cognard en
haussant la voix. Aller vous exposer ainsi sur les remparts et afficher
devant tout le monde votre amour insensé pour un misérable rebelle que
le gouverneur a fait chasser de la ville! Eh! mais voulez-vous donc vous
perdre à tout damais dans l'esprit des honnêtes gens et de plus
compromettre votre malheureux père!... Daignerez-vous au moins me
répondre, Mademoiselle! S'écria-t-il, la figure empourprée et s'animant
de plus en plus.

Alice, le coeur affreusement serré, ne trouvait rien à dire.

En face de ce mutisme, la colère du père Cognard monta, monta jusqu'à la
fureur, et, frappant sur la table un grand coup de poing qui fit sauter
les assiettes:

--Vous ne voulez point parler! Soit! Mais je vous signifie, moi, que si
vous avez le malheur de retourner sur les remparts, je saurai vous
montrer que est le maître ici! Entendez-vous!

Un second coup de poing, plus violent que le premier s'abattit sur la
table où toute la vaisselle tressauta bruyamment. Il n'y a pas de pires
tyrans avec les femmes que ces hommes lâches qui tremblent devant la
menace d'un autre homme.

--Et puis, vociféra Cognard en terminant, vous voudrez bien traiter
madame votre mère, ici présente, avec tout le respect qui lui est dû, ou
sinon!...

Un troisième coup de poing appuya ces paroles.

Alice que cette colère bruyante--elle y était habituée depuis
longtemps--bien loin de l'effrayer, avait ramenée à tout son sang froid,
se leva, et calme, digne:

--Puisque vous l'ordonnez, mon père, dit-elle, je ne sortirai plus. Mais
sachez bien ceci: c'est que d'arracher de mon coeur l'amour que j'ai
voué à un infortuné, victime d'une atroce calomnie--amour que vous avez
d'abord encouragé, mon père--vous n'en avez maintenant ni le droit ni la
puissance! Cet amour me vient de Dieu qui en fera ce qu'il voudra. Quant
à madame, si elle veut être respectée, qu'elle se respecte d'abord
elle-même en me traitant avec les égards qui sont dus à votre fille.

Et Alice se retira.

Le père Cognard cassa deux assiettes, et de rage dame Gertrude éclata en
sanglots spasmodiques.

Alice regagna sa chambre qui était située à l'étage supérieur et se jeta
sur son lit où, toute sa fermeté l'abandonnant soudain, elle fondit en
larmes.

Se fille de chambre qui avait eu connaissance de l'altercation la
rejoignit aussitôt, et s'agenouilla près du lit d'Alice en tâchant de la
consoler.

Une souffrance identique rapproche les infortunés, Lisette aussi était
frappée d'un amour malheureux. Elle aimait Tranquille qui s'était
volontairement exilé avec Marc Evrard. Elle s'empara de la main de sa
maîtresse. Longtemps elles pleurèrent ensemble sans se dire un mot. Les
douleurs muettes ne sont pas celles que se comprennent le moins.

Il y avait plus d'une heure qu'elles mêlaient ainsi l'amertume de leurs
larmes, lorsqu'on entendit craquer les marches de l'escalier. Un moment
après la voix grincheuse de dame Gertrude se fit entendre de l'autre
côté de la porte qu'on se garda bien d'ouvrir:

--Que faites-vous donc, Lisette? Vous n'êtes bonne qu'à flâner partout.
Votre maîtresse doit avoir fini de vos services?

--Je l'aide à se déshabiller, répondit Lisette avec cette intonation
sèche que savent prendre les serviteurs quand ils se savent supportés en
arrière.

--Dépêchez-vous alors, impertinente, on a besoin de vous.

Et madame Cognard redescendit l'escalier en grommelant

--Tu vas m'aider à me mettre au lit dit Alice. Je suis brisée!

Quant elle eut couché sa maîtresse, avec tous ces petits soins dont
seules les femmes ont le secret, Lisette allait s'éloigner quand Alice
la rappela:

--Donne-moi mon _piéchon_, dit-elle, j'ai les pieds froids comme glace.

Le _piéchon_ était une invention d'Alice et qui révélait d'une manière
charmante le côté juvénile du double caractère de la jeune fille.

C'était un tout petit manchon qui, du temps qu'il était neuf, avait
protégé, à la promenade, les mains délicates d'Alice contre les morsures
du froid. Maintenant qu'il était un peu passé, elle s'en servait la nuit
pour réchauffer ses pieds froidis. Et voilà comment le manchon était
devenu _piéchon_. L'expédient était neuf et le mot pittoresque.

Quand le manchon fut introduit sous les draps, Alice fourra dans
l'ouverture étroite et chaudement entourée d'une ouate épaisse, ses
petits pieds blancs délicatement veinés de bleu, aux ongles polis et
nacrés, pieds mignons qui se blottirent dans ce réduit duveteux en
palpitant comme deux tourterelles, lorsque, surprises par un vent glacé,
elles accourent se tapir dans le mol édredon de leur nid.

Restée seule, Alice sentit sa pensée monter et planer dans le vague de
ces rêveries profondes qui, bien que des plus noires, ne sont cependant
pas sans charmes. "La mélancolie n'est-elle pas le plaisir de ceux qui
n'en ont plus?" a dit un auteur aussi délicat analyste du coeur de
l'homme que charmant écrivain. [24] Nous ne saurions la suivre dans le
vol infatigable de son inquiète pensé. Qui jamais pourra suivre l'essor
des rêveries d'une jeune fille, et apprécier l'immensité du trésor de
dévouement contenu dans un être aussi frêle?...

Quelques jours plus tard eut lieu le combat de la rue Sault-au-Matelot.
M. Cognard dont nous avons raconté les mésaventures, fut rapporté chez
lui sur une civière.

En le voyant tout couvert de sang Alice fut frappée d'une anxiété
poignante. Car après tout elle aimait son père.

Quant à madame Cognard, elle cria, feignit de s'arracher les quelques
cheveux qui lui restaient, et eut une de ces crises de nerfs que les
femmes de son acabit ont rendus classiques.

Mais M. Lajust [25] chirurgien du temps, vint bientôt rassurer Alice.
Après avoir pansé les deux blessures de Cognard, il assura qu'elles
n'avaient absolument rien de dangereux et que son patient serait sur
pied en moins d'un mois, mais qu'il s'écoulerait encore plusieurs
semaines avant qu'il pût s'asseoir sur la dure.

[Note 24: Charles Nodier dans les _Proscrits_.]

[Note 25: Voyez les mémoires de P. de Sales Laterrière.]

Tandis qu'Alice, un peu consolée, regagnait sa chambre, madame Gertrude
s'installait, en arrêtant bruyamment le dernier flot de ses larmes.

Alice était à peine rentrée chez elle que Lisette vint la trouver.

--Mademoiselle! dit-elle en accourant tout essoufflée, on dit qu;'une
partie de l'armée des Bostonnais a été faite prisonnière. Si vous me le
permettez je vais aller aux renseignements afin d'avoir des nouvelles de
M. Evrard.

--Et de Célestin? repartit Alice qui sourit au milieu de ses larmes.

Et puis avec angoisse:

--Pourvu, mon Dieu! qu'il ne lui soit pas arrivé malheur! Va, Lisette,
et reviens bien vite!

La soubrette partit comme un trait.

Elle n'apprit que bien peu de choses en ville, sinon que tous les
prisonniers américains étaient gardés au Séminaire. La brave fille, qui
du reste craignait peu de se compromettre de la sorte, y alla tout
droit. Plusieurs citoyens de la ville gardaient les prisonniers. Malgré
ses supplications Lisette ne put communiquer avec aucun des captifs.

Cependant elle insista si longtemps auprès de l'un des gardiens, qui
était un ouvrier de sa connaissance, que celui-ci consentit à aller aux
informations. Au bout d'une demi-heure d'absence, il revint avec ces
quelques renseignements qu'il avait arrachés par bribes d'un officier
américain que entendait un peu le français:

Un jeune Canadien, de Québec, petit de taille et pâle, avait, au
commencement du mois, pris du service dans la division d'Arnold qui,
après avoir reconnu en lui un jeune homme instruit et décidé, l'avait
fait officier... Ce jeune homme avait été blessé à la jambe au
commencement du combat, en même temps que le colonel Arnold. Tous deux
avaient été emportés à l'Hôpital-Général... Arnold avait promis que son
jeune ami serait traité avec la plus grande attention... Quant au
serviteur du jeune officier--un Canadien aussi,--sa grande taille et sa
force extraordinaire l'avaient fait remarquer de tous les Bostonnais. Il
avait reçu un coup de crosse à la tête... Ramassé sans connaissance sur
la barricade, il avait donné signe de vie comme on le jetait parmi les
morts... Il avait alors été amené au Séminaire avec les autres
prisonniers... Le chirurgien qui avait visité sa blessure ne désespérait
pas de le sauver...

Bien vite Lisette avait reconnu qu'il s'agissait de Marc Evrard et de
Tranquille. Le coeur serré, mais non sans espoir elle reprit le chemin
du logis de sa maîtresse.

Comme elle traversait la grande place du marché, elle s'arrêta court,
et, introduisant sa main dans la poche de sa robe, elle y chercha
quelque objet dont elle reconnut aussitôt la présence avec une évidente
satisfaction.

Elle changea de direction, et, d'une allure plus rapide, s'en alla
frapper à la porte du docteur Lajust.

On la fit entrer. Le médecin était de retour de chez M. Cognard et se
trouvait seul.

--Qu'y a-t-il à votre service, mon enfant? lui demanda-t-il en la
reconnaissant pour l'avoir souvent vue chez Cognard dont il était le
médecin ordinaire.

Lisette tira de sa poche le louis d'or que Marc lui avait fait donner
par Tranquille, et le présenta au docteur.

--Veuillez donc me dire, Monsieur, fit-elle en rougissant jusqu'au
front, si l'on meurt d'un coup de crosse de fusil sur la tête?

--Cela dépend du plus ou moins de violence du coup et de la vigueur de
la constitution de celui qui le reçoit, répondit en souriant le médecin.
Cependant je puis vous dire qu'une blessure à la tête, dont on ne meurt
pas sur le champ, est rarement mortelle. On en guérit même assez vite.

--Oh! merci! dit Lisette qui essaya de glisser le louis d'or dans la
main du docteur.

Mais celui-ci le repoussa doucement.

--N'est-ce que cela? demanda-t-il.

--Pardon, Monsieur le docteur, reprit Lisette enhardie, mais si ce n'est
pas abuser de votre bonté, veuillez donc me dire encore si une balle
reçue dans la jambe fait une blessure dangereuse?

--Diable! s'écria M. Lajust, il paraît que le malheureux garçon auquel
vous vous intéressez est joliment endommagé! Eh bien généralement ces
sortes de blessures guérissent assez facilement, pourvu toutefois
qu'elles soient bien soignées.

--Merci, oh! merci pour ces bonnes paroles! s'écria Lisette dans une
sympathique explosion de joie.

Et elle offrit de nouveau sa pièce d'or au docteur.

Celui-ci la lui rendit et lui dit:

--Non vraiment! je l'aurais trop aisément gagnée! Mais dites-moi donc
pourquoi ou pour qui me demandez-vous cela.

--Oh! répondit Lisette, ceci est mon secret!

--Oh! dans cas, gardez-le, mon enfant. C'est du reste le devoir d'un
médecin de respecter les secrets.

En voyant que Lisette se retirait:

--Bonjour, la belle enfant, dit en la reconduisant le galant docteur.

--Merci mille fois, monsieur fit Lisette avec une révérence.

Elle vola plutôt qu'elle ne courut chez sa maîtresse qui l'attendait
depuis deux heures avec un impatience extrême.

Nous n'assisterons pas à l'entretien de la soubrette et d'Alice, car
vraiment cela mènerait trop loin.

Ajoutons seulement que lorsqu'une heure plus tard, Lisette appelée pour
le service de la maison quitta sa maîtresse fort affligée des nouvelles
qu'elle venait d'apprendre, la soubrette murmura, à part soi, en
descendant rapidement:

--Je veux bien coiffer sainte Catherine si je n'ai pas vu Célestin avant
quinze jours!




                          CHAPITRE HUITIÈME

                          CE QUE FEMME VEUT


Après les échecs désastreux du 31 décembre, l'armée américaine,
considérablement affaiblie par la capitulation de toute la division
d'Arnold, recula sa ligne de circonvallation à près de deux milles de la
ville assiégée. Quoique privés de plus du tiers de leurs forces, les
Bostonnais n'en continuèrent pas moins le blocus.

On ne sait ce dont il faut le plus s'étonner dans ce siège, ou de la
folie des assiégeants ou de la timidité du général Carleton qui n'osa
jamais, avec les forces supérieures dont il pouvait disposer, faire une
sortie qui eût certainement écrasé la petite armée des Bostonnais et
déterminé la levée immédiate du siège. C'est assez généralement
l'habitude de l'histoire de reporter toute la gloire d'une guerre, d'un
siège, d'une campagne, sur le commandant en chef; à tel point que,
lorsqu'on lit le récit de ces grands faits d'armes qui ont fait retentir
les siècles des temps modernes et de l'antiquité, on ne songe presque
jamais à se rendre compte des difficultés vaincues par les soldats dont
la bravoure assure, après tout, le gain des batailles. Les auteurs,
habitués depuis longtemps à ne célébrer que le génie, plus ou moins
réel, du général, font tellement converger avec lui tous les
rayonnements de la gloire, que nous nous laissons habituellement
entraîner après eux à n'admirer que ce demi-dieu dont le
resplendissement éclipse tous ceux qui l'entourent.

Mais lorsque, sans me lisser fasciner par les panégyristes de Carleton,
je me demande si ce fut bien lui qui, par la force de son courage ou de
son génie, ou par les efforts d'une volonté intelligente, sauva le
Canada lors de l'invasion de 1775, je ne peux me convaincre, malgré la
meilleure volonté du monde, qu'il eût personnellement une bien grande
part au succès de nos armes. Les capitulations successives du fort
Chambly et de Saint-Jean, de Montréal et des Trois-Rivières d'où nous
avons vu Carleton décamper devant l'ennemi avec une merveilleuse
diligence, la timidité d'un général qui se laisse assiéger par des
forces de beaucoup inférieures aux siennes sans jamais tenter une sortie
contre l'ennemi, font beaucoup pâlir à mes yeux l'auréole de gloire
qu'on s'est plu à poser sur la tête de ce gouverneur.

En remontant même des grands effets aux petites causes, lorsque j'en
viens enfin à me demander ce qui serait advenu si un homme du peuple,
obscur soldat, nommé Charland, n'eût pas, au grand péril de ses jours,
retiré en dedans de la seconde barricade de la rue Sault-au-Matelot, les
échelles à l'aide desquelles les Bostonnais allaient franchir ce dernier
obstacle, et si le capitaine Chabot et Dambourgès n'avaient point
personnellement fait preuve d'une aussi prompte et ferme décision, il me
paraît que le salut de Québec et la gloire future de Sir Guy Carleton
eussent été singulièrement compromis!

Pour qu'on sache bien que ce jugement, tout sévère qu'il peut paraître,
ne m'est point dicté par quelque sotte animosité de race, je me hâte
d'ajouter que Sir Guy Carleton, s'il n'avait pas l'âme d'un héros, n'en
était pas moins un homme au coeur excellent et qui sut, pendant tout la
durée de son administration, s'attirer et conserver la confiance, voire
même l'affection des Canadien-Français. Et certes! c'est un mérite dont
on doit lui tenir compte pour peu qu'on veuille se rappeler le
gouvernement tyrannique de son successeur exécré, Frédérick Haldimand.

Le siège ou plutôt le blocus de la ville continua donc en dépit des
pertes terribles essuyées par les Américains, qui ne pouvaient même plus
continuer le bombardement, leurs pièces ayant été démontées par
l'artillerie de la place.

Les assiégés comptaient si bien n'être jamais forcé de capituler qu'ils
élevèrent sur les murs, du côté des faubourgs, un énorme cheval de bois,
avec une botte de foin devant lui et cette inscription: "_Quand ce
cheval aura mangé cette botte de foin, nous nous rendrons._"

Il arriva, dans l'une des premières semaines de 1776, un fait qui prêta
bien à rire aux dépens des Bostonnais. Les sieurs Lamothe et Papineau
vinrent de Montréal pour informer le général Carleton que la situation
des Américains était loin d'être meilleure dans le haut de la Province.
Déguisés en mendiants, ils arrivèrent tous deux au camp des Bostonnais
devant Québec. Il y passèrent deux ou trois jours tendant la main pour
demander l'aumône, et constatant du coin de l'oeil combien était grande
la détresse de cette bande déguenillée qui n'avait la témérité de
continuer le blocus que parce qu'on avait la faiblesse de la laisser
faire. Enfin ils s'avancèrent jusqu'à la dernière garde où, ayant obtenu
un morceau de lard, l'un d'eux se mit à le faire cuire.

Soudain l'autre s'empare du lard et s'enfuit dans la direction de la
ville. Le premier jette des cris de paon et court sus à son camarade
qu'il rejoint aux dernières limites du camp. Il se bousculent, se
chamaillent et se donnent même des taloches, au grand plaisir des
soldats qui rient à pleine gorge des deux prétendus mendiants et les
excitent à se rosser d'importance. D'un adroit croc en jambe le voleur
renverse le poursuivant, et, serrant sa proie sur sa poitrine, franchit
le cercle des curieux que s'écartent du reste pour lui donner plus de
chance, et s'enfuit vers la ville.

L'autre se relève furieux et s'élance à la poursuite de son camarade.
Mais feignant aussitôt d'être empêché de courir par son bissac de
mendiant, il s'arrête auprès de la dernière sentinelle et lui dit:

--Tenez donc mon sac que je rejoigne mon compagnon que emporte mon lard.

--Cours! cours! répond le complaisant factionnaire en prenant le sac, tu
vas l'attraper!

--Pas autant que toi! murmure notre homme qui prends ses jambes à son
cou.

Les deux compères, l'un courant après l'autre ne cessèrent cette course
effrénée qu'aux portes de la ville qu'on leur ouvrit aussitôt qu'ils se
furent fait connaître.[26]

[Note 26: Voyez les _Mémoires_ de Sanguinet, page. 124, et le _Journal_
de J.-Bte. Badeaux, page 250, édition publiée par M. l'abbé Verreau.]

Dans le cours du mois de janvier, avec l'autorisation du général
Carleton, le colonel McLean enrôla dans son régiment des _Royal
Emigrants_ quatre-vingt-quinze des prisonniers bostonnais qu'on avait
faits le trente-et-un décembre. Les citoyens protestèrent contre cette
imprudence qui mettait tant d'ennemis armés au milieu d'eux. Les
Américains, contents de la liberté relative qu'on leur donnait, se
comportèrent d'abord assez bien. Mais au but de quelques jours plusieurs
rompirent sans façon un engagement qu'ils n'avaient contracté sans doute
que dans le but de recouvrer plus aisément leur liberté entière, et
désertèrent avec les armes qu'on leur avait données. McLean instruit par
l'expérience réinstalla les autres en prison dans les casernes de
l'artillerie où tous les Américains pris dans la nuit du 31 décembre
avaient été transférés après quelques jours passés au Petit-Séminaire.

Mes lectrices ne sont pas sans se souvenir de la promesse que Lisette
s'était faite à elle-même de pénétrer jusqu'à son amoureux Célestin
Tranquille. Ces promesses-là, vous le savez, mesdames, c'est le diable!

    "Désir de _femme_ est un feu qui dévore;
     Désir de _fille_ est cent fois pire encore!"

Or donc huit jours ne s'étaient pas écoulés que Lisette s'était déjà
présentée plusieurs fois au Séminaire afin de tâcher de séduire les
gardes et de revoir son amant. Elle eut beau dire qu'elle était la soeur
du blessé, faire la chattemite, enfin mettre en jeu toutes les
coquetteries agaçantes quel les plus honnêtes femmes se permettaient en
pareille occurrence, rien n'y fit. Les gardiens restaient comme des
statues de bronze que les oeillades les plus brûlantes ne sauraient
émouvoir.

Sur ces entrefaites les prisonniers furent transférés dans les casernes
de l'artillerie[27] qu'on avait pris le temps de disposer de manière à
les recevoir. Lisette qui ne se laissait pas aisément rebuter y alla
tout aussitôt. La première personne qu'elle aperçut montant la garde à
la porte fut ce menuisier de sa connaissance qui lui avait déjà procuré
des nouvelles de Tranquille.

[Note 27: Ces casernes situées à gauche de la porte du Palais, maintenant
démolies, furent construites par le gouvernement français en 1750, à la
place d'autres qui s'y élevaient longtemps même auparavant.]

--Monsieur Mathurin, dit-elle, je ne veux rien vous cacher à vous; il
faut que vous m'aidiez à revoir mon amoureux.

--Oh! oh! repartit l'autre, votre petit coeur en tient donc de ce gros
Tranquille? Je vous en fais mon compliment mam'zelle Lisette. Si le
gaillard a l'âme aussi tendre qu'il a la tête dure, je vous promets un
bon mari.

--Il est donc mieux!

--Mieux? c'est-à-dire qu'il est sauvé. C'est égal, il avait reçu tout de
même un fameux coup, et le chirurgien qui l'a soigné dit qu'il faut que
ce diable de Célestin ait la caboche solide pour y avoir résisté.

--Mon bon Mathurin, laissez-moi donc le voir?

--Ta, ta, ta... voyez un peu ce petit lutin de fille si ça sait déjà
bien vous enjôler un homme!... Monsieur Mathurin par ci!... mon bon
Mathurin par là!... Tout ça c'est de la frime, Lisette. Tu fais les yeux
doux au père Mathurin pour arriver plus sûrement jusqu'à l'autre. On
connaît ça.

--Eh mais dites donc, mon cher Monsieur Mathurin, quand vous alliez voir
Luce Côté, dans le temps--votre femme aujourd'hui et qui est encore
assez jolie oui-dà...--

--Oui, ma foi! fit Mathurin en clignant de l'oeil d'un air goguenard, un
assez beau brin de femme et encore pas mal conservée, hein, Lisette?

--Pardine! Eh bien, Monsieur Mathurin, quand vous lui faisiez votre cour
si l'on vous eût tout à coup emprisonné pour un motif qui n'aurait eu
rien de déshonorant, eussiez-vous trouvé bien mauvais que votre petite
Luce eût honnêtement cherché à attendrir un gros méchant gardien comme
vous pour tâcher d'aller vous consoler dans votre cachot?

--Non, c'est vrai, petite sournoise. Ce n'est pas que je blâme ta
manière d'agir; mais je ne peux rien faire pour te contenter, Lisette.
La consigne est là...

--La consigne... la consigne... où avez-vous trouvé ce vilain mot, père
Mathurin? Pas sous votre rabot de menuisier, j'imagine!

--Non, certes! c'est depuis que je suis devenu soldat.

--La belle avance! On perd donc tout à fait le coeur à ce beau métier de
tueur d'hommes?

--Non, mais on y apprend que le devoir passe avant tout.

--Le devoir! le devoir! fit Lisette en frappant du pied, tandis qu'un
sanglot faisait trembler sa voix. Eh bien, mon devoir à moi est de
revoir Célestin, pour le soigner et le consoler s'il en a besoin!

--Que veux-tu ma pauvre Lisette... Eh mais! écoute... je crois qu'il me
vient une idée.

--Vite! votre idée, vite, mon cher bon Mathurin!

--Mon cher bon Mathurin!... Ah! friponne... Ah! ah!

--Vous me faites mourir, à la fin!

--Un peu de patience, petit démon. J'en ai encore au moins pour une
demi-heure à monter ma garde et je ne peux pas bouger d'ici sans risquer
qu'on me loge une balle dans la tête pour me payer de ma désobéissance à
cette consigne que sembles aussi peu connaître que respecter; ce qui
serait bien embêtant pour moi, Lisette. Mais quand on viendra me
remplacer j'irai trouver le chef du poste et je lui dirai:--Il y a là,
mon capitaine, un beau brin de fille, et brave et honnête...

--Vous pouvez l'affirmer sans crainte, père Mathurin.

--Je crois bien, certes! Eh bien, mon commandant, cette pauvre créature
du bon Dieu est là qui se lamente à la porte, et qui pleure toutes les
larmes de son corps parce qu'on refuse de lui laisser voir son frère qui
est blessé; un bon diable, après tout, mon capitaine, et qui n'est entré
dans la rébellion que par seul attachement à son maître qu'il n'a pas
voulu quitter... Et bien d'autres choses encore que je lui dira,
Lisette, à mon capitaine. Et j'espère lui faire entendre raison; car
vois-tu je crois que je lui ai un peu sauvé la vie dans l'affaire de la
rue Sault-au-Matelot!

--Vrai, Mathurin! oh alors, vous me l'aurez sauvée à moi aussi! Mais
va-t-il falloir que j'attende ici tout ce temps-là?

--Non, Lisette, cela ne ferait pas du tout! Va-t'en plutôt à l'église
faire un bout de prière. Quant tu auras joint un peu tes menottes
blanches sur ces petites lèvres couleur de rose qui feraient venir l'eau
à la bouche des anges, et que tu auras dit comme ça au bon Dieu: "Mon
Dieu vous savez que je suis une assez bonne fille, pas trop méchante,
après tout, et que j'aime ce pauvre Célestin Tranquille qui m'aime aussi
de tout son coeur et m'a promis de faire de moi sa petite femme. Eh
bien, mon Dieu, voilà que ce pauvre garçon est bien malade d'un coup de
crosse de fusil et qu'on veut m'empêcher de le voir! Cela est-t-il
raisonnable, mon Dieu, de séparer ainsi deux de vos créatures qui ne
demandent qu'à s'aimer pour pouvoir vous aimer davantage toutes les
deux... ensemble avec les petits enfants que vous leur enverrez plus
tard?..." Et ainsi de suite, Lisette. Mais tu sauras lui parler bien
mieux que moi, et je crois qu'il t'écoutera.

Je reviendrai dans une demi-heure? demanda Lisette qui frétillait
d'impatience.

--Disons dans une heure car il me faudra le temps de parler au
capitaine.

--Merci, père Mathurin, vous êtes un brave homme et je vous aime bien.

Lisette partit en courant, comme si la rapidité de ses allures eût dû
abréger la durée du temps.

Une heure ne s'était pas encore écoulée que la jeune fille revenait aux
Casernes. L'entrevue de Mathurin avec le chef de poste, qui était le
capitaine Cugnet, [28] n'avait pas été longue puisque Lisette aperçut
notre homme qui fumait à la porte, tout en causant avec la sentinelle
qui l'avait relevé de faction.

[Note 28: Mémoires de Sanguinet.]

Du plus loin qu'elle vit Mathurin, Lisette comprima de sa main
tremblante les battements précipités de son coeur qui faisait le diable
à quatre sous le fichu. Elle s'approcha en proie à une grande agitation
nerveuse.

L'espérance et la crainte la troublaient tellement tour à tour qu'elle
n'osa point parler la première à Mathurin qui l'avait vue venir et
prenait un malin plaisir à l'observer du coin de l'oeil. Enfin le brave
homme eut pitié d'elle et se retourna tout à coup.

--Tiens! dit-il c'est vous, mademoiselle? Donnez-vous la peine d'entrer.
C'est d'elle que je te parlais tout à l'heure, fit-il en s'adressant au
factionnaire. Ordre du capitaine.

La sentinelle s'inclina et Lisette, précédé de Mathurin, pénétra dans
cette bienheureuse prison qui renfermait son cher Célestin, et qui était
pour lors le but de tous les voeux et des aspirations de la jeune fille.

Comme ils passaient dans le vestibule, Mathurin, après s'être assuré
qu'ils n'étaient pas écoutés, arrêta Lisette et lui dit:

--J'ai obtenu assez facilement du capitaine la permission de vous
laisser voir Tranquille en affirmant que vous êtes la soeur du
prisonnier. Mais si vous voulez le revoir encore, il fut que vous me
promettiez de ne revenir ici qu'aux jours où je serai de garde, les
mardis à deux heures de relevée. D'abord vous ne réussiriez pas en vous
adressant à d'autres qu'à moi, et puis vous pourriez me mettre dans de
mauvais draps si la menterie que j'ai faite pour vous servir venait à
être découverte. Vous voir une fois la semaine ce n'est pas le diable;
mais enfin ça vaut mieux que rien.

Elle promit tout ce que lui demandait Mathurin.

On nous dispensera d'assister à cette première entrevue de Lisette et
Célestin qui entrait en convalescence. Il ne s'y dit rien qui puisse
intéresser particulièrement le lecteur dont l'imagination saura suppléer
aisément à tout ce que nous en pourrions raconter, lorsque nous aurons
dit, toutefois, que Tranquille, une fois la première émotion passée, se
montra fort intimidé, et que mademoiselle Lisette à la faconde que l'on
connaît à la soubrette l'entretien n'en alla pas moins bon train.

Bien qu'il ne parlât que par monosyllabes, Tranquille répondit très à
propos; car déjà Lisette avait su le dompter à sa main, et le gros
Célestin, qui se serait bien donné garde de regimber, promettait d'être
le mari le plus soumis que jamais petite femme ait, comme on dit
vulgairement, mené par le bout du nez.




                          CHAPITRE NEUVIÈME

                             LE COMPLOT


La dernière quinzaine de janvier et tout le mois de février s'écoulèrent
sans que Lisette manquât une seule fois d'aller voir son amoureux, à
chaque mardi où Mathurin était de service. Tous les prisonniers étant
détenus dans la même pièce, afin d'en faciliter la garde, les entrevues
de Lisette et de Célestin avaient lieu en présence de tant de monde que
je ne vois pas que les plus collets montés y puissent trouver à redire.

On était au commencement du mois de mars et la soubrette venait encore
une fois de pénétrer jusqu'à son amant pour lors entièrement remis de sa
blessure. Ils causaient tous deux dans un coin de la vaste salle, un peu
isolés des autres prisonniers qui étaient tous occupés diversement à
tromper les ennuis de leur captivité.

Lisette qui avait déjà remarqué que Tranquille était encore plus timide
avec elle que d'habitude et qu'il semblait singulièrement préoccupé,
constata que décidément maître Célestin avait une idée fixe que
bourdonnait dans sa grosse tête.

--Évidemment, pensa-t-elle, il voudrait m'en faire part, mais il n'ose.
Voyons à l'aider, ce gros peureux-là.

Bien doucement elle se mit à lui tendre ces traîtres hameçons que les
femmes habiles ont toujours su agiter d'une main si provoquante sous le
bec de cette variété monstre de l'espèce des goujons appelée par les
Grecs _anthropos_, _homo_ par les latins et comme en français sous la
désignation d'_homme_.

Malgré toute l'habileté que Lisette savait déployer à ce genre de pêche,
Tranquille ne se hâtait pas de mordre. Il s'approchait bien de l'appât;
mais il ne le flairait qu'avec méfiance et au moment où Lisette allait
donner le suprême coup de ligne, Célestin faisait dans la conversation
un bond qui le rejetait loin du danger des aveux.

--Oui-dà se dit Lisette, tu ne veux pas mordre, et bien je vas
t'accrocher moi-même avec mon haim!

Cette manoeuvre extrême réussit quelquefois au pêcheur audacieux.

--Mon bon Célestin, fit-elle en dardant entre ses épais cils bruns
l'éclair le plus perçant qui ait jamais jailli de l'oeil d'une
sémillante soubrette, mon bon Célestin, il y a quelque chose que vous
brûlez de me dire?

Tranquille se sentit piqué et fit un bond. Lisette appuya sa petite main
sur celle de Tranquille. Ce contact électrique fit perdre la tête au
pauvre garçon qui se débattit vainement et ne réussit qu'à s'enferrer
davantage.

Il tenta cependant un dernier effort pour se dégager et voulut
brusquement changer le sujet de la conversation. Mais Lisette,
impitoyable, tira tout aussitôt sur la ligne pour prouver au goujon
qu'il était pris.

--J'attends! dit-elle avec froideur et en retirant avec vivacité sa main
de celle de Tranquille qui, la voyant si près de la sienne, s'en était
timidement emparée.

Le pauvre garçon s'agita sur sa chaise et resta la bouche ouverte. Il
voulait commencer et les mots semblaient figés dans sa gorge. C'était
comme le dernier spasme du poisson que le pêcheur sort de l'eau.

--Puisque vous n'avez plus rien à me dire, continua Lisette qui fit mine
de se lever, je m'en vais.

--Attendez! Mam'zelle Lisette, attendez! je vas tout vous dire! s'écria
Célestin.

Lisette se rassit. Le goujon était tiré à terre et agonisait entre les
mains du pêcheur. C'était un beau coup de ligne.

--C'est... c'est bien ennuyant, ici, commença Tranquille.

Lisette qui l'avait d'abord regardé avec un grand sérieux lui décocha
sous le nez un sonore éclat de rire.

--Cela valait bien la peine de se faire tant prier! s'écria-t-elle.

Célestin perdit d'abord contenance: mais ne pouvant plus s'arrêter sur
la pente si glissante des aveux, il continua:

--Et nous donnerions gros pour nous en aller!

--Ah! fit Lisette dont les sourcils s'élevèrent arqués en point
d'interrogation.

--Oui, moi surtout qu'on parle de fusiller comme traître, pour faire un
exemple.

--Ah! mon Dieu!

--Oh! ne craignez rien, mam'zelle Lisette, nous décamperons avant la
cérémonie! Mais pour ça il faut que quelqu'un nous aide.

--Il y a tout plein du monde ici.

--Ce n'est pas là l'embarras. Il nous faudrait quelqu'un dans la ville.

--Ah! ah! Et qui donc?

--Dame...

--Un homme sûr?

--Il n'est pas besoin que ce soit un homme.

--Tiens?

--Une femme fiable...

--Ferait l'affaire?

--Oui.

--En connaissez-vous?

--Oui... une.

--Et c'est?...

--Vous.

--Moi!...

--Oui, Mam'zelle Lisette.

Il y eut un moment de silence.

--Qu'est-ce qu'il faudrait donc faire?

--Ah voilà! dit Tranquille en se frottant l'oreille du bout du doigt. Il
faudrait d'abord... me promettre...

--De n'en rien dire à personne? repartit Lisette avec humeur. Vous voilà
bien, vous autres hommes, croyant que vous seuls savez garder un secret!
(_Avec dépit_) Sachez, Monsieur Célestin Tranquille, qu'une femme peut
tout aussi bien que vous et même mieux, retenir sa langue... (_A part_)
surtout quand elle aime...

--Vous dites?

--On ne répète point la messe pour les sourds!... Enfin puisque vous
n'avez pas confiance en moi gardez vos affaires pour vous.

Elle fit mine de se lever, Tranquille la retint d'un geste suppliant.

--Mam'zelle Lisette, dit-il, ne vous fâchez pas, je vous en prie! Ce
n'était pas pour moi, mais pour les camarades... qui ne vous connaissent
pas, voyez-vous.

--Eh bien parlez ou laissez-moi m'en aller.

--D'abord il nous faut des limes.

--Ah! des limes?

--Oui, et des sabres.

--Où trouver tout cela, bon Dieu!

--Écoutez, Mam'zelle Lisette. Vous m'avez dit être passée plusieurs fois
devant le magasin de M. Evrard et que tout y paraissait en ordre comme
avant notre départ; que la porte était restée fermée et qu'on ne
paraissait pas l'avoir forcée.

--Oui, je vous ai dit ça.

--Vous avez ajouté, l'autre jour, que la barrière qui, au commencement
du siège, fermait le passage en haut de la côte de Lamontagne, est
ouverte depuis que les Bostonnais se sont éloignés des environs de la
ville, de sorte qu'on peut aller de la haute à la basse ville sans
embarras?

--Oui.

--Eh bien, mam'zelle Lisette, je sais que vous n'êtes pas du tout
peureuse et que si vous voulez aller au magasin de M. Marc vous y
trouverez tout ce qui nous manque pour nous aider à nous sauver.

--J'emporterai bien des limes dans mes poches. Mais les sabres?...

--En effet, ce n'est pas aisé. Après tout nous n'en avons pas besoin;
vous trouverez dans une caisse, sous le comptoir, des couteaux de chasse
que nous avions coutume de vendre aux sauvages où aux voyageurs. Vous
pourrez bien nous en apporter quelques-uns.

--Hum!... j'essaierai.

--Vous essaierez! oh merci!

--Mais pour ouvrir la porte?

--Voici la clef. M. Evrard en avait deux. Il a gardé l'une et m'a donné
l'autre, en cas de malheur.

Il restèrent tous deux pensifs durant quelques instants après lesquels
Lisette se leva et tendit la main à Tranquille.

--Tout cela demande réflexion pour ne pas manquer le coup, lui dit-elle
de sa voix la plus douce. Je m'en vais y songer et... je pense que mardi
prochain je vous apporterai sinon tout, du moins une partie de ce qu'il
vous faut Quant au secret, Monsieur Célestin, soyez sûr qu'il est en
sûreté.

--Si je n'en avais pas été certain, vous ne me l'auriez pas arraché.

--Qui sait?

Lisette fit part à sa maîtresse du projet qui tendait à faciliter
l'évasion de Tranquille. Elle lui démontra si bien que Célestin courait
un grand danger de mort, qu'Alice n'hésita pas à promettre son concours
à la soubrette.

Alice était bien aise de contribuer à rendre Tranquille à la liberté et
à son maître qui avait sans doute grand besoin en ce moment de ce
serviteur dévoué. D'ailleurs ne serait-ce pas un bon tour à jouer aux
Anglais qu'elle détestait collectivement dans la personne de James Evil?

Elle se doutait que le capitaine qui haïssait tant Marc Evrard serait
pour beaucoup dans la condamnation du pauvre Tranquille.

Comme on était arrivé au carême et qu'on faisait le soir, à la
cathédrale, les exercices religieux accoutumés, il fut facile à Alice et
à sa servante de sortir sans exciter les soupçons, madame Cognard
gardant la maison avec son mari qui n'était pas encore entièrement
rétabli de ses blessures.

Quand Alice et la soubrette sortirent pour descendre à la basse ville,
il faisait déjà nuit. La sentinelle qui montait la garde en haut de la
côte les arrêta bien pour leur demander où elles allaient à pareille
heure. Mais Alice lui répondit qu'elles descendaient chercher une dame
de leurs amis qui craignait de monter seule à la cathédrale. La raison
fut trouvée bonne, et on les laissa passer.

Ce ne fut pas sans une peur extrême que les deux jeunes filles
pénétrèrent dans la maison abandonnée.

La main tremblait bien fort à Lisette en introduisant la clef dans le
trou de la serrure.

Mais quand elles eurent vitement refermé la porte derrière elles pour
n'être point aperçues des voisins, et qu'elles se trouvèrent dans une
obscurité complète, elles sentirent courir sur leurs membres le froid de
la frayeur.

Lisette avait eu soin d'apporter une bougie pour éclairer le magasin:
mais elle tremblait tellement qu'elle ne put réussir à enflammer
l'amadou à l'aide du maudit briquet alors en usage.

Ce fut un moment d'une terreur poignante.

Alice arracha le briquet des mains de sa suivante et réussit à faire
jaillir du caillou l'étincelle bénie. La maîtresse avait de plus que sa
servante cette force d'âme que donne l'éducation.

Au premier pas qu'elles firent, elles s'arrêtèrent saisies d'effroi.
Décuplés par l'écho, les craquement du plancher avaient gémi
sinistrement dans le magasin solitaire.

Elles restèrent un moment immobiles, un pied en avant, les yeux hagards,
retenant jusqu'au bruit de leur souffle et n'entendant plus que les
battements précipités de leur coeur qui bondissait sous leur poitrine
haletante.

N'est-il pas étrange que la demeure de l'homme, lorsqu'elle est
abandonnée, produise une impression si pénible que les plus braves mêmes
ont peine à surmonter? Il semblerait que l'âme de ceux qui l'ont habitée
l'occupent encore, et que vous entendez autour de vous le frémissent de
leurs ailes invisibles?

La pâle lueur que la bougie répandait faiblement autour des deux jeunes
femmes donnait un aspect fantastique aux objets environnants. Dans la
pénombre tombaient du plafond de grandes ombres noires aux formes
sinistres, dont l'une surtout, avait la forme d'un pendu: touffes de
cheveux hérissés sur la tête, cou allongé sur lequel tombait une langue
énorme, bras tordus, longues jambes ballantes et semblant s'étirer
démesurément dans un effort désespéré pour toucher la terre.

--Mon Dieu que j'ai peur! murmura Lisette. Voyez-vous ce pendu!...

Alice fit un suprême appel! son courage et parvint à secouer la torpeur
qui envahissait tout sot être.

Elle fit trois pas en avant et éleva la bougie vers le spectre.

--Folle que tu es! dit-elle à Lisette, mais d'une voix saccadée par
l'émotion, ne vois-tu pas que ton pendu n'est qu'une peau de buffle
accrochée à cette poutre?

--C'est pourtant vrai! fit Lisette avec un grand soupir. Vilaine peau,
que tu m'as fait peur!

Allons, s'il faut s'arrêter devant chacun des fantômes créés par ta
sotte imagination, la frayeur, qui est contagieuse, pourrait bien me
gagner aussi et nous n'avancerions guère. Et puis il ferait beau aller
nous évanouir follement ici? dépêchons-nous.

Grâce aux indications précises de Tranquille, Lisette, un peu remise de
son effroi, trouva bientôt les objets qu'il fallait emporter.

Chacune d'elles prit six couteaux de chasse et quelques limes dont elles
firent deux paquets séparés.

--Nous ne pouvons pas en emporter plus en une fois, sans être
remarquées, dit Alice. Nous reviendrons s'il le faut.

--C'est bon, allons nous-en! répondit Lisette que avait grand hâte de
partir.

Après avoir éteint la bougie elle sortirent et refermèrent la porte sans
être aperçues. La lumière n'avait pas pu être remarquée du dehors, les
volets du magasin étant hermétiquement clos.

Elles remontèrent à la haute ville sans être inquiétées et rentrèrent
sans encombre au logis où Alice s'empressa de cacher les armes dans sa
chambre.

Huit jours plus tard Lisette, grâce au confiant Mathurin qui vous
l'aurait promptement éconduite s'il avait pu se douter du tour pendable
que lui jouait la fillette, Lisette, dis-je, arrivait encore jusqu'à
Tranquille.

Quand celui-ci l'aperçut les mains vides, un nuage de tristesse passa
sur son front.

--Vous n'avez donc pas réussi? lui demanda-t-il après lui avoir serré
les doigts, à les écraser, dans sa grosse main rude.

--Et pourquoi pas?

--Dame! vous n'apportez rien.

--Vous avez donc bien hâte de me quitter?

--O mam'zelle Lisette!... Après ça, si vous aimez mieux me voir fusillé
pour me garder plus près de vous, je suis prêt à rester.

--Vous voyez bien que j'ai voulu rire, gros enfant.

--Mais enfin...

--Êtes-vous surveillés ici; nous observe-t-on?

--Il n'y a dans cette chambre que les camarades que vous voyez. Encore
ne s'occupent-ils pas de nous.

Les autres prisonniers causaient entre eux et leur tournaient le dos.

--Eh bien vous allez voir... ce que vous allez voir, dit Lisette.

Et d'une main preste elle dégrafa la jupe de sa robe qui tomba à ses
pieds avec un bruit sourd.

Eh! mon Dieu, lecteurs, n'allez pas vous voiler les yeux de vos main...
quitte à regarder entre les doigts.

Lisette était une fille honnête, et la jupe de robe qu'elle avait si
lestement laissée tomber n'était pas seule; une autre toute semblable
recouvrait l'énorme panier--cet aïeul de la crinoline--dont les femmes
de ce temps-là s'affublaient.

Lisette s'assit, retourna la jupe tombée, arma ses doigts d'une paire de
ciseaux et coupa les fils qui retenaient en-dedans de la jupe une
douzaine de couteaux-poignards et quelques limes de fin acier.

Cela fut fait en un tour de main, et ce bon Tranquille n'était pas
encore revenu de sa surprise que déjà Lisette avait repassé sa double
jupe.

Le canadien fit immédiatement disparaître les armes sous le grabat qui
lui servait de lit.

--Vous êtes une brave fille dont je serai bien fier de faire ma femme!
s'écria Tranquille, devenu hardi à force d'enthousiasme.

--Avec mon consentement, monsieur Célestin, s'il vous plaît. Mais
avez-vous assez de ces armes?

--Hum... je vais en parler aux autres.

Tranquille rejoignit l'un des groupes que se tenait à l'écart.

Après quelques pourparlers il revint trouver Lisette.

--Ces couteaux nous suffiront pour égorger les gardes.

--Ah! mon Dieu! fit Lisette, il vous faudra verser du sang!

--Que voulez-vous? c'est le seul moyen.

--Ah! c'est affreux! Et dire que j'en aurai été la cause!

--En fin de compte, mam'zelle Lisette, s'ils se montrent bons enfants on
ne les tuera point. On se contentera de les attacher solidement.

--Dans tous les cas, Célestin, s'il fout que vous employiez la violence,
promettez-moi de ne point faire de mal à ce bon Mathurin qui vous le
savez, m'a fait permettre de vous voir.

--Je vous jure qu'on le respectera. L'avoir trompé comme ça pour le tuer
ensuite, ce serait trop fort!

Les amants se quittèrent ne sachant trop s'ils se reverraient jamais, le
jour où le complot devait éclater n'étant pas encore arrêté.

Tous les deux avaient les larmes plein les yeux

--Vous allez jouer gros jeu, dit Lisette à Célestin. S'il ne vous arrive
point malheur, si nous nous retrouvons un jour et que vous ne m'ayez pas
oubliée, je vous laisserai me conduire à l'église pour avoir un petit
bout d'entretien avec M. le Curé.

Elle disait cela moitié pleurant, moitié souriant. Elle était charmante.
Ce gros Célestin qui avait déjà l'âme toute troublée perdit ou plutôt
recouvra tout à fait ses sens.

--Mam'zelle Lisette? dit-il.

--Eh bien?

--Laissez-moi vous embrasser?

--Ce sera la première et la dernière fois... avant notre mariage!

--Tope là, ça y est, Lisette! s'écria Tranquille qui ne se reconnaissait
plus lui-même.

Il appuya ses grosses lèvres sur la joue de son amante qui s'enfuit
aussitôt la figure rouge comme une pivoine épanouie sous un chaud rayon
de soleil.



                    L'ANCIEN RÉGIME AU CANADA [29]


Les travaux historiques sur le Canada que M. Parkman poursuit depuis
quelques années sont suivis avec un intérêt toujours croissant par nos
compatriotes. Accoutumés depuis longtemps à voir la plupart des
écrivains d'origine étrangère n'aborder notre histoire que pour la
travestir, et ne chercher qu'à avilir notre race en répétant des
assertions fausses et calomnieuses, nous avons salué avec joie cet
auteur américain, dont les écrits attestaient des recherches
consciencieuses, et dont les appréciations toujours étudiées, étaient
souvent impartiales. Ce n'est pas encore toute la justice que nous
sommes en droit d'attendre; mais c'est un acheminement vers l'entière
vérité. Narrateur habile, M. Parkman a su faire admirer et aimer notre
histoire: c'est une conquête qui en assure d'autres.

Après avoir écrit l'histoire de la fondation du Canada dans un premier
volume intitulé: _Les Pionniers Français dans le Nouveau Monde_, il a
fait connaître, à son point de vue, l'oeuvre des missions catholiques
dans la Nouvelle-France sous le titre: _Les Jésuites dans l'Amérique du
Nord_. Il a raconté ensuite les voyages et les aventures de nos grands
découvreurs dans un troisième volume qui a pour titre: _La Découverte du
Grant-Ouest_. La vie et les portraits de Joliet, du père Marquette et de
La Salle y sont tracés de main de maître.

La suite des événements amenait naturellement l'auteur à raconter
l'histoire de l'établissement du système féodal au Canada, sous le titre
de l'_Ancien Régime au Canada_. Cet ouvrage répond-til à l'attente qu'il
a fait naître? C'est ce que nous allons examiner.

[Note 29: The Old Régime in Canade, by Francis Parkman. Boston; Little,
Brown and Company, 1574, I vol. in 8º, 448 pages.]




                            CHAPITRE DIXIÈME

                         OU JAMES EVIL REPARAIT


Quelques jours plus tard, l'un des captifs-porteur d'une lettre adressée
à Arnold, et dans laquelle les prisonniers bostonnais annonçaient au
colonel qu'ils étaient en état de recouvrer leur liberté et de lui
faciliter la prise de la ville--ayant réussi à s'échapper[30], le général
Carleton fit redoubler de vigilance aux casernes où les Américains
étaient détenus. Comme il se méfiait cependant quelque peu des
Canadiens, il enjoignit au capitaine Evil d'aller établir son domicile
aux casernes de l'Artillerie afin d'y surveiller de près les prisonniers
et leurs gardiens eux-mêmes.

[Note 30: Mémoires de Sanguinet.]

Evil se logea dans une chambre voisine de l'appartement où les
Bostonnais étaient emprisonnés.

Or, par une après-midi où notre capitaine, devenu geôlier, charmait les
ennuis de son nouvel emploi, en tête-à-tête avec un verre de grog de
vieux rhum de la Jamaïque, son attention fut attirée par un bruit de
voix que partait de l'appartement voisin. Les portes étant fermées, Evil
se demandait par où lui pouvait venir ce murmure qu'il n'était pas
accoutumé d'entendre, quand son attention fut attirée sur le tuyau de
poêle qui venait de la pièce occupée par les prisonniers et traversait
la chambre où se tenait l'officier. Ce tuyau se trouvait disjoint prés
de la cheminée où il aboutissait.

Evil monta sur une chaise et approcha son oreille de l'orifice béant.
Ainsi placé, les paroles de ceux qui conversaient dans l'appartement
contiguë lui arrivaient distinctement.

Pour l'intelligence de ce fait il faut dire que les prisonniers
s'étaient pliants depuis plusieurs jours que leur poêle fumait
affreusement. On en avait trouvé la cause en constatant que le tuyau,
brûle en un certain endroit près du poêle, livrait par une assez large
ouverture un libre passage à la fumée. Un ferblantier qui avait été
appelé, venait d'enlever la feuille endommagée et de l'emporter chez
lui, afin d'en prendre la mesure exacte et d'en faire un semblable. Le
tuyau perdant alors son point d'appui, avait baissé du côté de
l'appartement des Bostonnais, et s'était disjoint dans la chambre du
capitaine Evil, établissant ainsi d'une pièce à l'autre un conduit
acoustique des mieux conditionnés.

Evil tira doucement à soi l'orifice supérieur du tuyau et prêta
l'oreille aux sons qui lui apportait ce complice involontaire de son
espionnage.

D'abord il n'entendit qu'un bourdonnement confus, et puis, soit qu'il
prêtât plus d'attention, soit que deux des captifs se fussent, à leur
insu, rapprochés davantage de l'autre extrémité du tuyau, les paroles
suivantes lui parvinrent clairement, accompagnées mais non couvertes par
le murmure de la causerie des autres prisonniers.

--C'est donc pour cette nuit? demandait une voix.

--Oui, répondant l'autre.

--A quelle heure?

--Deux heures après minuit.

--Serons-nous prêts?

--...(Ici l'un des prisonniers toussa bruyamment et Evil perdit quelques
mots)... L'une des deux pentures de la porte est limée, l'autre ne tient
plus qu'à demi.

--Cela va bien jusqu'ici, mais une fois la porte enfoncée?...

--Une fois la porte enfoncée, nous égorgeons les gardes--ils ne sont que
douze--à l'aide des poignards que cette jolie brunette a apportés au
Canadien. A propos, celui-ci s'est réservé le soin de faire passer
l'arme à gauche à cet officier anglais qui nous a été envoyé ces jours
derniers pour nous espionner sans doute. Il paraît en vouloir à cet
officier et dit q'ils ont de vieux comptes à régler ensemble, et qu'il
tient à s'assurer par lui-même que cet homme ne puisse plus nuire à
certaines personnes auxquelles notre Canadien semble fort attaché.

--Tiens! pensa Evil, intéressé au plus haut point, comme ça se trouve!
On m'avait dit, en effet, que le domestique de ce maudit Evrard était du
nombre des prisonniers. Oui nous réglerons bientôt nos comptes, mais
d'une toute autre manière que tu penses!

--Quant une fois nous aurons mis les gardiens à la raison, continua la
voix, nous nous emparerons de leurs fusils ainsi que des munitions, et
guidés par ce Canadien que connaît tous les êtres de la place, nous nous
dirigerons en silence vers la porte Saint-Jean très-proche d'ici,
paraît-il, et dont aucun obstacle ne nous sépare.

--Le poste qui la défend est-il nombreux?

--Il n'est composé que de trente-cinq à quarante hommes que, vu notre
nombre de beaucoup supérieur, nous massacrerons en un rien de temps.

--Hum! est-on bien sûr de tous ces détails?

--Parfaitement. Une fois en possession de ce poste, nous sommes maîtres
d'une partie des remparts et d'une forte batterie de canons que nous
tournons contre la ville. Et, en avant la mitraille sur les citadins!

--Hourra! superbe!

--Chut! pas si haut, on pourrait nous entendre!

--Bah! il n'y a pas de danger! Et après?

--Après, nous mettons le feu à deux ou trois maisons du voisinage pour
avertir le colonel Arnold, ainsi que nous le lui avons fait savoir par
notre lettre de l'autre jour, que nous sommes maîtres de la position et
qu'il n'a qu'à s'approcher pour s'emparer de ce côté de la ville. Une
fois qu'il nous aura rejoint, il faudra bien que le diable s'en mêle si
toute la place n'est pas à nous avant le jour!

Je crois, pardieu! que vous avez raison!

Ici suivirent quelques paroles insignifiantes, et ils se fit de l'autre
côté un grand bruit de ferraille qui couvrit les voix. C'était le
ferblantier qui venait poser la nouvelle feuille de tuyau.

Evil, qui du reste n'avait plus rien à apprendre, descendit du son
poste. Un méchant sourire plissait ses lèvres minces. Il se rapprocha de
la table, se prépara un grand verre de grog qu'il dégusta à petites
gorgées, en amateur. Après quoi, il se frotta joyeusement les mains et
sortit.

La nuit vint sans que rien indiquât aux prisonniers que leur complot fût
découvert. Le silence habituel se fit dans la caserne, et les
prisonniers qui s'étaient couchés comme d'habitude, mais veillaient sur
leur grabat, agités par les frissons nerveux de l'attente, n'entendaient
plus que les pas lents et mesurés de la sentinelle qui marchait de long
en large, sur les dalles de pierre du corridor.

Tous attendaient avec patience, confiants dans le succès de leur
entreprise.

Sur les deux heures du matin, Célestin Tranquille se leva
silencieusement et s'approcha de celui des officiers américains qui
était l'âme du complot.

--Est-ce le temps? lui demanda-t-il.

--Oui, répondit l'autre.

--Tandis que Tranquille, un poignard entre les dents, se dirigeait vers
la porte, tous les autres prisonniers se levaient dans le plus grand
silence.

En passant près du poêle, Tranquille saisit un lourd tisonnier de fer
dont on avait laissé l'usage aux prisonniers. Arrivé en face de la
porte, il introduisit le bout de ce levier improvisé dans une coche
qu'on avait taillée le soir même sur l'un des montants qui encadraient
la porte.

Les autres vinrent se ranger derrière lui et l'officier qui devait
commander au premier rang.

Sur un signe de celui-là, Tranquille se pencha en appuyant de tout son
poids sur le levier.

Un craquement prolongé retentit, et la porte arrachée de ses gonds déjà
à moitié rompus, tournoya sur elle-même et s'abattit sur vingt mains
levées pour la recevoir.

Le passage était libre.

--En avant! cria Tranquille.

Mais il ne fit qu'un pas.

--Apprêtez armes!... joue!... cria dans le corridor une voix tonnante.

Un flot de lumière jaillit de plusieurs lanternes sourdes démasquées
soudain à la fois, et trente hommes, le mousquet à l'épaule, la gueule
de leurs fusil tournée du côté des prisonniers, apparurent dans le
vestibule, par l'encadrement de la porte. En avant d'eux, son épée nue
d'une main, un pistolet armé dans l'autre, apparaissait le capitaine
Evil.

--Si l'un d'entre vous fait mine de bouger, cria-t-il aux prisonniers:
Vous êtes morts!

Tranquille saisit son tisonnier à deux mains et regarda l'officier
américain. Celui-ci secoua négativement la tête d'un air qui voulait
dire:

--C'est inutile, le coup est manqué!

--Regagnez vos lits, cria James Evil, ou nous tirons sur vous!

--Maudit Anglais de malheur! vociféra Tranquille qui ploya dans un
spasme de rage la barre de fer sur laquelle se crispaient ses mains
puissantes, tu seras donc toujours sur mon chemin!

--Ne t'en plains pas, ricana Evil, car nous nous rencontrerons bientôt
pour la dernière fois; mais alors j'aurai le plaisir de te voir danser
au bout d'une corde! Allons! tous à vos lits, vous autres, ou je
commande le feu!

Les plus craintifs d'entre les prisonniers s'étaient déjà retirés de la
foule afin d'éviter la fusillade. Les autres se dispersèrent et
rentrèrent dans l'ombre en grommelant de sourdes menaces.

--Que vingt hommes gardent la porte, dit James Evil, que dix autres me
suivent, et qu'on nous éclaire.

Il entra dans la vaste salle où tous les prisonniers se bousculant se
jetaient sur le premier grabat venu.

Seul Tranquille restait debout, balançant le tisonnier dans sa main
droite.

--Jette cela, dit Evil, ou je te brûle la cervelle!

Et s'adressant aux soldats.

--En joue cet homme; s'il bouge, feu!

Les yeux de Tranquille étincelèrent. Résister eut été de la démence. Dix
mousquets braqués sur lui à bout portant suffisaient pour l'en
convaincre.

--Vous êtes le plus fort, aujourd'hui, dit le Canadien en jetant le
tisonnier dans un coin, mais quelque chose me dit à moi que la corde qui
me pendra n'est pas encore tressée, et que le juge qui décidera entre
nous est plus haut placé que tous les vôtres!

--C'est ce que nous verrons bientôt, repartit Evil en riant! Tu avais
bien aussi l'espérance de m'égorger cette nuit! Je n'ai plus qu'un
regret, c'est que ton maître ne soit pas avec toi. Tu lui es si fort
dévoué que je t'aurais procuré l'honneur de balancer ta carcasse à côté
de la sienne et au bout du même gibet.--Soldats, saisissez cet homme.
S'il résiste, tuez-le comme un chien.

Tranquille se laissa faire. On l'enchaîna, ainsi que l'officier
américain qui était à la tête du complot, tandis que le capitaine Evil
faisait fouiller les autres prisonniers pour les désarmer.

En attendant que la forte fut remplacée sur des gonds neufs quinze
hommes armés devaient veiller dans le vestibule.

Quelques minutes après l'arrestation de Tranquille et de l'officier son
complice, une sourde rumeur éveilla toute la ville qui se remplit d'un
grand bruit d'armes.

Prévenu le soir même du dessein des prisonniers bostonnais, le général
Carleton avait résolu de profiter de la circonstance afin de prendre les
Américains dans leur propre piège, et d'engager Arnold à venir attaquer
la ville avec les troupes qui lui restait.

Aussitôt que le capitaine Evil lui eut fait savoir que le complot avait
raté et qu'on venait d'arrêter les deux principaux conjurés, Carleton
fit sonner les cloches et battre le tambour pour faire croire aux
assiégeants que la ville était alarmée.

Tous les citoyens prirent les armes et coururent aux remparts. Afin de
persuader à Arnold que les prisonniers étaient maîtres de la porte
Saint-Jean, Carleton fit tirer plusieurs décharges de mousqueterie et
d'artillerie. On cria plusieurs fois hourra, comme si ces clameurs
joyeuses eussent été poussées par les prisonniers victorieux, et, pour
compléter l'illusion, trois grand feux furent allumés.

Les canons étaient chargés jusqu'à la gueule, et, cachés près des
pièces, les artilleurs attendaient le moment de faire feu et de balayer
les assaillants d'un seul coup.

Mais les Bostonnais flairèrent quelque ruse et se donnèrent garde
d'approcher.

Cependant, dit Sanguinet qui rend compte de cet incident, un déserteur
du camp ennemi nous assura que le colonel Arnold voulut marcher contre
la ville, croyant de bonne foi que ses compagnons étaient vainqueurs;
mais le général Wooster qui venait de descendre de Montréal, réussit à
l'en détourner.

L'arrestation de Tranquille sous le fait de circonstances aussi graves,
et l'éloignement d'Evrard que sa blessure privait d'ailleurs de tout
moyen d'action, laissant Alice à la merci des desseins ambitieux de son
père et des prétentions du capitaine Evil, semblaient porter le dernier
coup aux projets de bonheur que Marc Evrard et sa fiancée avaient pu
caresser autrefois.

Quand, après le tumulte momentanée qui régna cette nuit-là dans la
ville, la tranquillité s'y fut peu à peu rétablie, Alice, que le bruit
avait tenue éveillée, voyant que l'ordre habituel revenait dans la
place, se sentit saisie d'appréhensions funestes. Elle savait bien que
Tranquille et ses compagnons devaient tenter de s'évader d'un jour à
l'autre. Elle pressentit que la conjuration avait échouée. Au grand
calme qui se fit dans la ville, après l'agitation qui l'avait précédé,
elle sentit qu'il se creusait encore un vide autour d'elle et q'un ami
de sa cause, le dernier appui qui lui restait peut-être, venait d'être
abattu par quelque nouveau coup de la fatalité, la laissant chancelante
et sans soutien au milieu des débris épars de ses illusions perdues.




                           CHAPITRE ONZIÈME

                          SCÈNES D'INTÉRIEUR


M. Cognard, qui ne laissait guère une occasion de montrer son loyalisme
sans la prendre au vol, saisit avec empressement le prétexte que lui
offrait l'insuccès du complot des Bostonnais, pour inviter Evil à dîner.
Le digne homme avait bien à coeur aussi de racheter ses faiblesses de la
nuit du trente-et-un décembre, et de pallier ses défaillances
politiques--en supposant que le bruit en parvint à l'oreille des
autorités--par un plus grand déploiement de servilité à la cause
anglaise.

Deux questions jailliront ici des lèvres du lecteur, si toutefois elles
ne se sont pas déjà présentées plus d'une fois à son esprit. Comment un
être aussi vil que Nicholas Cognard pouvait-il être le père de la noble
et fière Alice, et par suite de quel aveugle entraînement l'arrogant
capitaine voulait-il à tout prix épouser la fille d'un homme aussi
méprisable?

N'avez-vous jamais remarqué quelque vieil arbre au tronc tordu par les
ans et à moitié desséché et rongé de vers, pousser entre ses branches
mortes un rameau verdoyant qui supportait quelque beau fruit vermeil? De
loin cet arbre vous semblait bien mort, mais en l'approchant quand vous
en êtes venu à l'examiner en détail, vous avez aperçu, non sans
surprise, entre le fouillis des rameaux desséchés, une verte branche
assez vigoureuse encore pour donner des fruits pleins d'éclat et de
saveur. Si, frappé de ce phénomène, vous en avez demandé la raison au
jardinier qui n'avait pas dédaigné de laisser debout cet arbre
tout-à-fait mort en apparence, il vous aura répondu qu'il avait remarqué
que, dans ce tronc vermoulu, couraient encore quelques fibres remplies
d'une sève fécondante, dernier reste d'une ancienne vigueur éteinte.

De même l'homme--qui ne naît pas nécessairement méchant et que
l'ambition et toutes les passions de l'âge mûr corrompent seulement par
degré--peut aussi donner naissance à des rejetons saines et vigoureux,
surtout quant les jeunes pousses sont écloses alors qu'il était jeune
encore et qu'il y avait encore en lui quelque germe généreux. Fût-il
d'ailleurs tout-à-fait mauvais, l'homme dans son principe générateur
n'a-t-il pas pour correctif la femme, généralement meilleure, et dont la
bienfaisante influence nous transmet ce qu'il y a de plus estimable en
chacun de nous?

Du reste, nous avons déjà dit d'Alice qu'en elle revivait sa mère, belle
âme qui s'était bien jeune envolée de la terre où elle n'avait rencontré
que chagrins et déceptions.

Pour ce qui est de la passion qui entraînait insensiblement, fatalement
Evil vers Alice, je consens à en rectifier à vos yeux l'inconséquence
apparente, puisque surtout il n'était pas payé de retour, lorsque vous
aurez bien voulu m'indiquer la mystérieuse influence qui, au milieu de
la foule, attire de préférence certaine personne vers une autre. Vous
pouvez bien me renvoyer aux lois de l'harmonie universelle, et me parler
des deux fluides sympathiques qu, après s'être longtemps cherchés,
finissent nécessairement par se rencontrer. Fort bien, s'il s'agit d'un
amour partagé. Mais comment expliquer la sympathie opiniâtre en face de
l'antipathie la moins dissimulée? Pourquoi de deux personnes l'une
poursuivra-t-elle l'autre de ses obsessions importunes, sans la moindre
probabilité d'en être jamais écoutée? Pourtant ces entraînements
malheureux ne se voient-ils pas tous les jours?

Maintenant, qu'Evil aimât Alice en dépit de la répugnance qu'il eût dû
éprouver à devenir le gendre de Cognard, en supposant qu'il crût
parvenir à vaincre les répugnances manifestes de la jeune fille, ceci
rentre un peu plus dans le domaine des choses compréhensibles. L'amour
qui vit surtout d'illusions, ne frappe-t-il pas tout d'abord
d'aveuglement ceux qui en sont atteints? La personne aimée, au dire des
poëtes qui prétendent s'y connaître en matière de sentiments, est un
astre qui éblouit celui qui le contemple. Qui sait d'ailleurs, lors même
que James Evil ne fût pas entièrement aveuglé par sa passion, si, à ses
yeux d'homme mûri par le réalisme de la vie, Cognard paraissait aussi
méprisable qu'il le semble à bon droit au lecteur?

Aux yeux du capitaine, Cognard, tout rampant qu'il était devant le
pouvoir, pouvait bien ne sembler qu'un homme habile chez qui l'envie de
parvenir dominait ces instincts délicats avec lesquels l'ambitieux doit
nécessairement rompre pour en arriver à son but. Enfin si, à la
connaissance d'Evil, Cognard s'était montré lâche lors de l'affaire de
la rue Sault-au-Matelot, n'est-il pas avéré que la bravoure n'est point
le fait de la généralité des gens appelés à la vie bourgeoise? Horace,
le charmant poëte, est-il moins estimé des gens d'esprit pour avoir jeté
son bouclier à la bataille de Philippes afin de se sauver plus
prestement?

Que James Evil se fit ou non ces raisonnements, il n'en était pas moins
éperdument épris d'Alice et la voulait à tout prix. C'était un de ces
hommes violents et tenaces, dont les échecs successifs, loin de les
rebuter, ne font que redoubler l'intensité des convoitises. Il en était
même rendu à ce degré d'exaspération qui fait trouver bons tous les
moyens de vaincre une résistance qui n'est que plus irritante parce
qu'elle a été plus opiniâtre et prolongée.

Ce fut avec d'autant plus d'empressement qu'il accepta l'invitation à
dîner, qu'il comptait avoir en main cette fois une arme puissante sinon
propre à charmer la cruelle, du moins capable de porter un coup décisif
à son orgueil.

Alice essaya bien de se soustraire au supplice que lui promettait cette
rencontre prolongée avec le capitaine; mais à peine eût-elle manifesté
son intention de ne point paraître au dîner que le père Cognard entra
dans une colère telle que sa fille dut plier devant cette volonté
rageuse.

Au jour et à l'heure désignés il lui fallut donc prendre place à table,
tout à côté de James Evil. C'était madame Cognard qui avait ménagé cette
délicate attention à sa belle-fille.

La pauvre enfant, malgré son attitude calme et froide, avait l'âme
saisie d'une morne tristesse. Elle sentait circuler autour de soi comme
un souffle de vent funeste. Elle éprouvait les défaillances de la
sensitive dont les pétales frissonnent et se replient sur elles-mêmes,
aux premières approches de la froidure des nuits. Le pressentiment
n'est-il pas la prévoyance des âmes délicates?

M. Cognard se montrait d'une gaîté peu ordinaire et d'une extrême
prévenance envers l'officier anglais, qui répondait de son mieux aux
avances du père d'Alice. Quant à dame Gertrude elle rayonnait. Son oeil
impitoyable de marâtre pénétrant jusqu'au coeur brisé de la jeune fille,
en fouillait avec délice toutes les meurtrissures.

Inquiète, Alice jetait à la dérobée des regards anxieux sur ceux qui
l'entouraient. A certains signes de suffisance et de fatuité plus
qu'ordinaires, qui se manifestaient de temps à autre chez le capitaine
quand il la regardait, elle devina que l'orage viendrait directement de
lui.

La plus grande partie du dîner s'écoula cependant sans qu'aucune
agression vînt répondre à ces craintes.

Quand la grosse faim des convives--je n'entends point parler d'Alice qui
ne toucha guère aux mets qu'on lui servit--eut eu raison des pièces de
résistance, le vin ayant de plus en plus délié la langue de l'officieux
Cognard, il éprouva le besoin d'étaler son dévouement à la bonne cause,
et lança la conversation sur le sujet d'actualité qui lui avait fait
inviter le capitaine Evil.

--Eh bien, dit Cognard après avoir rempli le verre de son hôte d'un
rouge-bord, grâce à vous, capitaine, nous avons donc eu raison de ces
gredins de prisonniers?

--Ah! ma foi, répondit Evil, ce n'est point la peine d'en parler. Un tas
de gueux qui ne valent pas la corde avec laquelle on aurait dû les
pendre tout d'abord!

--Pardonnez, pardonnez. Outre qu'ils étaient nombreux et déterminés, on
dit qu'ils étaient armés jusqu'aux dents.

--Peuh! une dizaine seulement avaient des poignards. Mais à propos,
savez-vous, monsieur Cognard, qui avait procuré ces armes aux conjurés?

--Non, ma foi.

--Hum, c'est tout une histoire qui vous causera peut-être quelque
embarras si le récit s'en propage.

--Comment cela? s'écria Cognard qui bondit dur son siège.

--Eh bien! voici. Figurez-vous que parmi les prisonniers faits dans la
nuit du 31 décembre se trouvait un Canadien, domestique de ce jeune
homme que j'ai rencontré quelquefois ici et qui a pris fait et cause
pour les rebelles. Ne s'appelait-il pas Erard... Ervard...?

--Evrard, dit dame Gertrude avec un doux sourire.

Ce coup de canif dont elle perçait le coeur de sa belle-fille lui causa,
à cette excellente femme, un petit spasme intérieur d'une ineffable
jouissance.

Alice sentit son coeur se serrer tellement qu'elle pensa qu'elle allait
mourir.

--Evrard! C'est bien cela, madame, fit Evil en la remerciant d'un signe
de tête. Or donc, le domestique de ce M. Evrard avait suivi son maître
chassé de la ville, si vous vous en souvenez, par Son Excellence Sir Guy
Carleton, à cause de manifestations le plus effrontées en faveur de la
rébellion.

--Oh! c'est un petit misérable! s'écria Cognard qui suait à grosse
gouttes et sentait vaguement le besoin d'un redoublement de zèle.

--Le serviteur de ce monsieur Evrard ayant été blessé au combat de la
rue Sault-au-Matelot, a été fait prisonnier avec les autres Bostonnais.
Jusqu'ici rien qui soit de nature à vous surprendre. Mais figurez-vous,
du moins c'est ce dont j'ai pu m'assurer en allant aux meilleures
informations, figurez-vous qu'une jeune fille, servante dans la maison
d'un des meilleurs citoyens de la ville, et qui aime ce prisonnier,
lequel répond, je crois au nom de Tranquille, a réussi à tromper les
gardiens et à pénétrer dans la prison de son amant.

--La coquine! s'écria Cognard.

Il jaunissait à vue d'oeil.

Madame Gertrude que cette histoire semblait intéresser au plus haut
point, s'oublia jusqu'à poser ses coudes sur la table.

--Je ne sais vraiment trop, poursuivit l'officier, comment vous faire
part de tous les renseignements qu'on m'a fourni à ce sujet. Mon
embarras n'est pas mince. Après tout, diable! n'êtes-vous pas à l'abri
de tout soupçon?

--Comment donc! repartit Cognard dont la voix trembla; que voulez-vous
dire?...

--Eh bien! voici. L'on prétend comme ça que la rusée maîtresse de
Tranquille n'est autre que cette jolie brunette qui est à votre service.

--Sacredieu! hurla Cognard qui se leva tout droit, blanc comme la
serviette que pendait à son cou. Vous voulez plaisanter, capitaine,
dit-il en retombant sur sa chaise.

--Certes non, monsieur Cognard, la chose est trop grave!

--En y songeant bien, remarqua doucement madame Cognard, je crois me
rappeler avoir remarqué ce Tranquille à la cuisine, du temps que M.
Evrard venait ici.

Certainement que si sa femme n'eût pas été à l'autre bout de la table et
qu'elle se fût trouvée à portée de sa main, Cognard lui eût flanqué un
bon soufflet.

Mais celle-ci se savait hors d'atteinte. Elle regarda tranquillement son
mari. Il y avait du démon dans cette femme. Elle savait bien que
Cognard, avec sa flexibilité de l'échine, se tirerait d'affaire, et elle
devinait vaguement d'ailleurs le dessous des cartes que tenait en ce
moment Evil. Tout ce qu'elle volait pour le quart-d'heure c'était de
perdre Lisette qu'elle haïssait presque autant que sa belle-fille.

Comment analyser les sensations d'Alice pendant ce cruel entretien! Son
coeur avait presque cessé de battre, et les paroles des convives
n'arrivaient plus qu'indistinctes à son entendement.

Le capitaine qui jouissait de l'effet produit, se versa un verre de vin
qu'il but à petits traits comme un conteur qui se recueille pour faire
appel à ses souvenirs, et poursuivit:

--Ce qu'il y a de pire en tout cela, c'est que j'ai pu constater que
c'est bien votre servante qui a fourni à son amant les armes trouvées
sur les prisonniers.

--Mille millions de tous les diables! s'écria Cognard dont la figure
s'empourpra, je la chasserai! je la tuerai!... je...

Et d'un grand coup de poing il cassa son verre et son assiette.

--Calmez-vous, monsieur Cognard, reprit Evil, en ces sortes d'affaires,
croyez-m'en, il faut surtout éviter l'éclat.

--Comment! monsieur, comment! éviter l'éclat, dites-vous! Moi, Nicholas
Cognard, souffrir qu'une infâme servante me compromette ainsi! Sacré
tonnerre! monsieur, savez-vous que je serais homme à tuer de mes propres
mains ma femme et ma fille, plutôt que de les laisser ainsi se jouer de
ma réputation de loyauté envers notre souverain! Ah Alice: si je pouvais
m'imaginer que au as mis les mains à cette trahison infâme, si je
croyais seulement que tu en eusse eu connaissance, je...

Cognard s'arma d'un couteau et fit un geste effroyable.

--Doucement! je vous en prie, au nom de Dieu! s'écria Evil en lui
saisissant le bras. Qui serait assez fou de croire que mademoiselle peut
se trouver mêlée à de sales intrigues de valets? Pour ma part, Monsieur,
me l'affirmât-t-on sous le sceau du serment que je n'en croirais rien.
Veuillez vous calmer! Je comprends votre indignation, mais, je vous l'ai
déjà dit, votre conduite nous met, vous et votre famille, à l'abri de
tout soupçon. Si pourtant les envieux voulaient profiter de ces faits
pour vous faire un mauvais parti, je prendrais tout sur mes charges, et
il faudrait compter avec moi qui, par l'entremise de mon ami McLean, a
sur son Excellence une influence assez grande pour faire taire tous vos
calomniateurs. Voici, du reste, quelle est la situation. Tranquille mis
au secret, subira bientôt son procès devant une cour martiale. Il faudra
bien, il est vrai, établir la complicité de son amante.

--Mais ne sentez-vous pas, dit Cognard avec angoisse, que la preuve de
cette complicité, rendue publique, sera précisément ce qui me perdra!

--J'avoue, dit Evil avec hésitation, qu'il sera mieux d'éviter ce
témoignage compromettant. Écoutez, monsieur Cognard... Mais j'espère que
nous ne sommes pas épiés.

--Ah! sacré mille tonnerres! je le voudrais bien par exemple!

Et Cognard se leva pour courir à la porte de la salle.

Lisette qui, le coeur bondissant d'effroi, se tenait aux écoutes, eut
heureusement le temps de s'esquiver et de disparaître, sans quoi son
maître l'aurait assommée du coup.

--Ne craignez rien, dit-il en revenant s'asseoir; nous sommes seuls.

--Écoutez, monsieur, je crois qu'il est un moyen d'étouffer complètement
cette malheureuse affaire. Seulement il faut que vous et madame, ainsi
que mademoiselle, vouliez bien me mettre à même de pouvoir vous être
utile. Je ne pose pas en homme désintéressé. Je joue carte sur table et
vous demande service pour service.

--Je voudrais bien voir que quelqu'un ici s'avise de ne pas vouloir vous
être agréable, gronda Cognard.

--Voici. Vous n'êtes pas sans savoir, monsieur, que j'aime mademoiselle
votre fille. Veuillez me faire l'honneur de m'accorder sa main et je
m'engage à étouffer cette affaire, dussé-je, si je ne puis réussir
autrement, faire évader cet homme.

--Comment donc, capitaine, mais tout l'honneur est pour moi, et le jour
où vous voudrez bien devenir mon gendre sera le plus beau de ma vie!

--Merci, monsieur Cognard, mais il me reste à m'assurer du consentement
de mademoiselle.

--Ma fille n'a pas d'autre volonté que la mienne!

Alice qui jusqu'alors était demeurée dans une immobilité complète et
semblait avoir été frappée par la foudre, se ranima soudain sous ce
dernier coup de l'égoïsme de son père qui la sacrifiait impitoyablement
à son ambition. Elle ouvrait la bouche pour protester contre
l'engagement que son père venait de prendre sans même daigner la
consulter, et jurer qu'elle ne serait jamais la femme d'un autre que
Marc Evrard à qui elle était fiancée, lorsqu'Evil lui coupa la parole.

--Il serait malséant de ma part, dit-il, de prendre ainsi mademoiselle
par surprise et de la forcer de donner une adhésion aussi subite à ma
demande. Comme le procès de Tranquille ne peut certainement pas
commencer avant une dizaine de jours, c'est donc toute une semaine qui
reste à mademoiselle pour se décider à vouloir faire mon bonheur. En
supposant que dans mon indignité je ne pusse par moi seul trouver grâce
à vos yeux, mademoiselle voudra songer sans doute que le jour où elle
consentira à devenir ma femme elle fera certainement deux heureux: moi
d'abord qui ne pourrai reconnaître cette inestimable faveur que par le
dévouement de toute ma vie aux moindres de ses désirs, et ce pauvre
diable de Tranquille qui ne lui devra pas moins que la vie. Pour ce qui
est de votre servante, monsieur Cognard, dit Evil en se levant, je suis
d'avis qu'il vaut mieux maintenant ne pas lui laisser voir que vous êtes
au courant de ces intrigues. Si vous la renvoyiez elle parlerait
peut-être et nous causerait de embarras. Gardez-la pour le moment à
votre service. Plus tard nous verrons ce qu'il en faudra faire.
Seulement surveillez-la de près.

Afin de couper court à toute protestation de la part d'Alice, Evil
s'était levé sans façon le premier de table. Il prétexta quelque
exigence de service pour se retirer sur-le-champ.

Le capitaine avait senti que le moment était des plus critiques et qu'il
fallait empêcher la jeune fille de se prononcer immédiatement.

Ne valait-il pas mieux en effet lui laisser quelques jours de répit
pendant lesquels monsieur et madame Cognard auraient tout le loisir de
la _travailler_. Et puis Evil comptait aussi quelque peu sur les prières
que Lisette oserait probablement adresser à sa maîtresse pour sauver
Tranquille de l'échafaud.

On conviendra que cette petite machination était assez bien ourdie.

Tandis qu'Alice atterrée regagnait sa chambre, madame Cognard, se disait
que jamais de sa vie elle n'avait autant joui qu'à ce dîner.




                           CHAPITRE DOUZIÈME

                         MINES ET CONTRE-MINES


Bien qu'il ne se fût guère donné la peine de cultiver activement dame
Gertrude afin de l'engager à travailler pour lui, Evil avait prévu que
le moindre grain qui tomberait en pareille terre ne manquerait pas de
produire des fruits abondants. Et il ne s'était pas trompé. Autant pour
se débarrasser de sa belle-fille que pour la rendre sûrement malheureuse
en lui faisant épouser l'officier, madame Cognard enserra la jeune fille
dans un réseau d'obsessions inextricables.

Un de ses premiers soins fut de s'assurer le concours indirect de
lisette. Quelques parole adroitement lancées par Evil avaient à cette
femme perverse toute l'aide qu'on pourrait attendre de Lisette mise aux
abois. Elle tira la servante à part et, dans l'ignorance où elle était
que celle-ci fût déjà au fait de la situation, elle lui dépeignit la
position de Tranquille sous les couleurs les plus sombres. Elle lui fit
entendre que le sort du prisonnier était entre les mains de James Evil
qui ne consentirait à sauver l'accusé qu'autant que Lisette voudrait
bien aider à vaincre l'obstination d'Alice en persuadant la jeune fille
d'accorder sa main à l'officier.

Lisette avait assez d'intelligence pour démêler aisément la trame de
cette machination, et un trop bon coeur pour songer un instant à se
joindre aux persécuteurs de sa jeune maîtresse. Et pourtant l'affreuse
perspective du malheur qui attendait Tranquille sur lequel la vengeance
de l'officier anglais ne manquerait pas de retomber si Alice résistait
jusqu'au bout, pénétrait la pauvre fille d'une terreur profonde. Elle se
gardait bien de dire à sa maîtresse le moindre mot qui pût dévoiler ses
angoisses; mais son air abattu, ses yeux rougis par les larmes, son
silence même, dans sa muette éloquence, ne trahissaient-ils point aux
yeux d'Alice toute l'affliction de l'amante de Tranquille? Ce douloureux
mutisme valait bien une supplication constante.

Evil et madame Cognard qui comptaient sur l'un ou sur l'autre de ces
moyens, se trouvaient servis à souhait.

Quant au père Cognard, on pense bien que dans toutes ces menées il ne
restait pas en arrière.

Afin d'avoir une idée de la vie d'enfer qu'on faisait à Alice pour
assouplir cette tête de fer, comme disait cette bonne madame Cognard, il
faut assister encore une fois avec nous à l'un de ces repas de famille
qui étaient d'autant plus pénibles pour la malheureuse enfant, qu'il
étaient devenus comme le champ-clos où se livraient trois fois le jour
les assauts qu'elle avait à soutenir.

C'était la quatrième journée qui avait suivi celle où James Evil avait
brusqué sa demande. Abattue par trois jours et tout autant de nuits
passés dans l'insomnie et les larmes, Alice essayait de manger quelques
menue bouchées des mets qu'on lui avait servis. Mais si visibles étaient
ses efforts que dame Gertrude qui avait l'oeil à tout pour en tirer
prétexte à quelque attaque, lui dit de se ton doucereux qui gazait tant
de méchanceté:

--Vous n'avez donc point d'appétit, ma chère, vous mangez du bout des
dents.

Alice leva sur sa belle-mère ses beaux grands yeux noirs encore humides
d'une larme furtive. Ce regard aurait suffi pour attendrir un bourreau.
Mais madame Cognard n'était guère sensible aux sentiments tendres. Au
contraire, souvent son acrimonie s'accroissait en raison inverse de la
douceur qu'on opposait à ses perfidies. Aussi continua-t-elle, sans
déguiser cette fois ses mauvaises intentions:

--Peut-être aussi que ma cuisine ne vaut pas celle de votre mère. Je ne
saurais avoir toutes les qualités qui distinguaient cette excellent
femme.

--Ce plat est très-bien préparé, dit Cognard, et si mademoiselle ne le
trouve pas à son goût, il lui sera bientôt loisible d'avoir une table
servie à sa fantaisie.

--En effet, repartit madame Cognard, c'est dans quatre jours que sera
fixée l'époque du mariage?

--Oui, et j'espère que ma fille a assez de coeur pour être déjà décidé à
ne pas causer le malheur de son père en refusant la main du capitaine
Evil.

--Pour ma part je suis sûre que mademoiselle Alice sait trop ce qu'elle
vous doit pour contrecarrer vos désirs.

--Et ne faudrait-il pas qu'elle fût sotte à lier, en supposant qu'elle
ne fût pas touchée de la terrible position où me mettrait son refus,
pour aller renoncer à l'un des plus beaux partis de la colonie?

--C'est un bien charmant homme, en effet, que monsieur Evil, dit madame
Cognard de sa vois la plus insinuante.

--Charmant! s'écria Cognard, dis donc que c'est le plus galant homme que
l'on puisse voir, aimable, et distingué autant que ce petit gueux
d'Evrard était malhonnête et prétentieux. En voici un, par exemple, dont
je veux qu'il ne soit plus question chez moi! Ce maroufle est cause de
toutes les tracasseries qui m'arrivent!

--Aussi a-t-il maintenant tout le mépris, bien mérité, du reste, de
chacun des membres de votre famille, dit madame Cognard du ton le plus
dédaigneux qu'elle pût trouver.

Alice qui avait dévoré jusque-là, en silence, toutes ces humiliations,
allait protester, la courageuse enfant, contre la dernière assertion de
sa belle-mère. Mais Cognard épiait sa fille du coin de l'oeil et comme
il ne craignait rien tant que d'avoir à s'attaquer ouvertement aux
raisons trop justes au fond, que lui pouvait opposer sa fille, et qu'il
préférait la prévenir en lui imposant silence à force de grands éclats
de vois, il écria en roulant de gros yeux:

--Comment, mademoiselle! oseriez-vous prendre la part de ce misérable
petit marchand qui, trop sot pour réussir dans son commerce, n'a pas
trouvé mieux que de s'allier à des bandits venus en ce pays pour piller
et massacrer les honnêtes gens! Ne vous gênez pas, et si le coeur vous
en dit, persistez dans une résolution qui causerait ma ruine et
peut-être ma mort!

Madame Cognard qui savait se monter à mesure que s'échauffait son mari,
s'écria avec colère:

--Il est vrai que mademoiselle n'en serait pas à son coup d'essai.
N'a-t-elle pas, par son caractère insupportable avancé la mort de sa
mère?

Ceci était trop fort; et Alice dont l'affection pour sa mère avait
toujours été encore plus une adoration qu'une affection filiale
ordinaire, se redressa sous le coup de cette accusation aussi injuste
que cruelle.

--O madame! s'écria-t-elle d'une voix vibrante d'indignation, s'il était
vrai que j'eusse causé la mort de ma pauvre mère que j'ai tant aimée,
j'en serais atrocement punie par vous!

Atteinte dans la partie la plus sensible de son coeur, Alice éclata en
sanglot et sortit.

Le regard de louve enragée que lui lança sa belle-mère ne saurait se
définir. Ce n'était plus de la malveillance, c'était de la haine,
c'était de l'exécration. La riposte de la jeune fille avait frappé si
juste!

En entrant dans sa chambre Alice éplorée se trouva en face de Lisette
qui, l'air triste mais résigné, époussetait lentement la pièce.

--Ah! quel monstre que cette femme! s'écria Alice qui se jeta sur son
lit en pleurant.

--Elle vous a donc encore fait de la peine?

--Tu ne pourrais jamais t'imaginer ce qu'elle m'a dit, Lisette, non
jamais!... C'est affreux! Elle prétend que j'ai causé la mort de ma
mère!

--L'infâme créature!

--C'en est trop! s'écria Alice qui se dressa sur son séant. J'ai assez
souffert comme ça! Depuis dix ans que cette femme est entrée dans la
maison, pas un seul de mes jours qui n'ait été marqué d'une injure ou de
quelque cruauté! Et Dieu m'est témoin que j'ai presque tout enduré dans
me plaindre. Mais aujourd'hui elle a comblé la mesure. Placée entre un
père qui m'abandonne et me sacrifie à cette marâtre à qui Dieu n'a pas
voulu donner d'enfants parce qu'elle ne saurait mériter le nom de mère,
et un homme qui m'obsède et qui m'est d'autant plus odieux qu'il m'a
séparé de celui-là seul que j'aimerai jamais, je m'en fais fuit d'ici et
aller demander asile et protection à celui qui doit être mon mari.

Lisette, après s'être assurée que personne ne les écoutait, se rapprocha
de sa maîtresse et lui dit non sans beaucoup d'embarras:

--Je ne sais trop, mademoiselle, comment vous dire que votre dessein de
vous en aller seule me semble impossible, tant j'ai peur que vous ne
croyiez mes paroles soufflées par la crainte des malheurs qui me
menacent moi-même. Sur ma part du paradis, mademoiselle Alice, je vous
aime trop pour penser une seule minute à vouloir vous causer la moindre
souffrance pour m'épargner à moi-même les plus grands maux. Ne vous
êtes-vous pas déjà trop exposée pour m'aider à donner à Célestin les
moyens de s'enfuir. Quoiqu'il nous arrive, à moi-même et à celui que
j'aime, je ne voudrais pas pour le bonheur de toute notre vie risquer un
instant de vous causer la moindre peint. Mais permettez-moi de vous dire
que lorsque vous parlez ainsi de vous enfuir, vous ne songez pas combien
il serait malaisé, à une jeune fille de sortir seule d'une ville aussi
bien gardée que l'est la nôtre par le temps qui court. Y avez-vous
pensé?

Alice ne répondit pas.

--Vous voyez, poursuivit Lisette, que la chose n'est pas aussi aisée
qu'elle vous a paru d'abord. Je suis bien prête à vous aider; mais que
voulez-vous que nous fassions à nous deux? Si nous manquons le coup on
nous renfermera sous clef, et plus que jamais vous serez au pouvoir de
ceux qui vous tourmentent. Écoutez et permettez-moi de vous donner un
conseil.

--Parle, Lisette, je sais combien tu m'es dévouée.

--Eh bien, mademoiselle, lorsque le capitaine viendra ici samedi pour
avoir votre réponse, dites-lui qu'il doit savoir que vous aimez M.
Evrard et que cet amour ne peut pas s'éteindre ainsi tout d'un coup; que
si, d'ici un mois, la Providence ne vous a pas rapprochée de M. Marc,
vous considérerez alors ce que c'est un signe du ciel que votre mariage
avec M. Evrard ne doit pas se faire, et qu'alors vous consentez à
devenir la femme du capitaine Evil.

--Mais y songes-tu, Lisette! m'engager aussi formellement?

--Attendez donc, mademoiselle, reprit Lisette avec un fin sourire. Ce
sont là de ces promesses qu'on fait lorsqu'on a le couteau sur la gorge
et qui n'engagent à rien. Le capitaine, comptant que M. Evrard ne
rentrera pas de sitôt en ville sera bienheureux d'accepter votre offre.
Un mois c'est à peine le temps qu'il faut pour préparer votre trousseau:
il ne pourra pas vous refuser cela. Mais nous, je vous assure que nous
le mettrons joliment à profit ce mois-là, et il faudra bien que Dieu
soit contre nous si nous ne jouons pas durant ce temps quelque bon tour
à ce vilain Anglais!

--Mais enfin as-tu quelque projet arrêté?

--Oui, mademoiselle, et voici mon idée. Je m'attendais que vous voudriez
vous sauver plutôt que de vous marier avec cet homme, et j'ai pensé à
m'en aller avec vous, non pas seules toutes les deux, mais aidées de
Célestin.

--Ma pauvre Lisette, comment comptes-tu qu'il puisse nous accompagner,
emprisonné et surveillé comme il doit l'être maintenant?

--Ceci me regarde, mademoiselle.

--Sais-tu seulement où il est détenu?

--Oui, et je vous assure qu'il n'est pas loin d'ici. Donnez-vous la
peine de vous lever et je vas vous montrer où il est enfermé.

Lisette se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur la rue Sainte-Anne et
montra du doigt à Alice qui l'avait suivie, une construction militaire
qui se dressait en face de la maison.

'était une redoute que s'élevait sur l'emplacement que le collège Morrin
occupe aujourd'hui et que l'on voit indiquée sur les plans de Québec, de
cette époque, sous le nom de _King's Redoubt_.

Au sommet de ce bastion isolé, un soldat anglais se promenait de long en
large en montant la garde. Il tournait en ce moment le dos à la maison
de M. Cognard.

--Cachez-vous comme derrière ce rideau, dit Lisette, car cet homme
pourrait nous voir et se méfier de nous. Voyez-vous quelques pieds au
dessus de terre, ce petit châssis protégé par deux gros barreaux de fer?

--Oui.

--Eh bien! figurez-vous que ce matin, pendant que vous étiez à déjeuner,
comme j'ouvrais la fenêtre pour aérer votre chambre, en regardant par
hasard de ce côté-là, j'aperçus, collée contre les vitres, au-dedans de
cette espèce de prison, une figure qui me regardait fixement et que je
reconnus aussitôt pour appartenir à Célestin.

--Vraiment! tu ne t'es point trompée?

--Oh! ne craignez pas; mes yeux ne me l'auraient-ils pas assuré que mon
coeur m'aurait dit que c'était lui; du doigt il me fit signe de prendre
garde à la sentinelle qui marchait comme à présent au-dessus de lui. Je
refermai ce côté-ci de la fenêtre et me cachai derrière le rideau.
Célestin me montra les barreaux de sa prison en me faisant signe de les
limer. Je cours à votre commode où se trouvent encore une couple de ces
limes que vous avons emportées du magasin de M. Evrard, et je reviens
les montrer à Célestin. Il fait plusieurs signes de tête qui veulent
dire que c'est bien cela qu'il lui faut. Alors j'ouvre la fenêtre et,
tout en lavant les vitres, je me mets à chanter: "Dans les prisons de
Nantes". La sentinelle s'arrête et regarde de mon côté. Il faisait un
chaud et bon soleil et rien ne devait sembler plus naturel que de
profiter des premiers beaux jours pour laver les vitres. Après m'avoir
regardé quelque temps le solda continua sa marche et moi ma chanson.
J'avais bien vu que c'était un Anglais qui ne devait pas comprendre ce
que je disais. Après avoir chanté quelques couplets de cette chanson que
vous savez, je me mis à inventer celui-ci que n'est pas bien drôle mais
qui disait tout ce que je voulais faire savoir à Célestin:

    C'est la nuit prochaine (_bis_)
    Que je vous passerai,
    Gai faluron, falurette,
    Que je vous passerai
    Ces deux limes d'acier.

En regardant du coin de l'oeil je m'étais aperçue que Célestin avait
entr'ouvert son châssis d'un doigt pour mieux écouter.

Quand j'eus fini de chanter je le vis me faire signe qu'il avait
compris.

--Mais que comptes-tu donc faire?

--Cette nuit je sortirai doucement et je me glisserai jusqu'au pied de
cette bâtisse-là, et après avoir attaché les deux limes à l'un des bouts
d'une corde, je jetterai l'autre à Célestin qui saura bien l'attraper.
Et voilà! Qu'en dites-vous?

--Je dis que tues fille intelligente et hardie. Mais en supposant que tu
réussisses à faire parvenir ces limes à Tranquille, qui t'assure qu'il
pourra s'enfuir?

--Oh! quant à cela, n'en soyez pas en peine. Une fois les barreaux
coupés, il faudra bien des _Englishmen_ pour retenir mon Célestin. Nous
autres, nous nous tiendrons prêtes à partir au premier moment, et nous
veillerons toutes les nuits, à tour de rôle, pour saisir le temps où
Tranquille sera libre et nous sauver avec lui.

--Puissions-nous réussir, ma pauvre Lisette!

--Il y a quelque chose qui me dit à moi que nous réussirons mademoiselle
Alice.

--Mais penses-tu que Célestin puisse scier ces deux gros barreaux de fer
en moins d'un mois?

--Avec la force qu'il a, il les aura bientôt coupés, s'il n'était pas
forcé de ne travailler que la nuit et bien doucement encore pour qu'on
n'entende pas les grincements de la lime. Dans tous les cas je suis sûre
qu'il aura fini d'ici à huit ou dix jours. Vous voyez bien, mademoiselle
Alice, qu'il vaut mieux pour vous attendre l'aide de Célestin. Avec lui
je crois que nous passerions dans le feu sans nous brûler. Si par
malheur il ne réussit pas à reprendre sa liberté avant un mois, je vous
jure que je serai prête à vous suivre quand vous voudrez. Mais il sera
toujours temps croyez-moi de tenter toutes seules cette chance qui me
semblerait alors bien risquée.

Après y avoir réfléchi, Alice se rendit à l'avis de Lisette.

Vers le milieu de la nuit suivante, la porte de la maison de M Cognard
s'ouvrit doucement, bien doucement. Tout dormait à l'intérieur à
l'exception de Lisette dont vous auriez pu, s'il eût fait jour,
reconnaître le minois éveillé dans l'entrebâillement de la porte. Elle
regardait du côté de la redoute dont la masse, plus noire encore,
ressortait sur le ciel sombre. Sur le faîte se détachait la silhouette
de la sentinelle qui marchait à grands pas, l'air étant vif. Lisette
attendit que la factionnaire eut tourné le dos et s'élança dans la rue,
légère comme un jeune chat. Avant que la sentinelle fût revenu sur ses
pas, Lisette avait gagné le pied du mur de la redoute et s'était blottie
au-dessous de la petite fenêtre à travers laquelle elle avait entrevu,
pendant la journée la figure de Célestin Tranquille.

Elle attendit que le factionnaire, dont la marche s'arrêtait au-dessus
de l'endroit où elle était tapie, eut tourné les talons, et, se levant
debout tout en s'appuyant contre le mur, elle souffla plutôt qu'elle ne
dit ces paroles:

--Célestin, es-tu là?

--Oui, répondit-on aussi doucement.

--Voici que la sentinelle revient de notre côté. Attends qu'elle soit
retournée, et tu prendras ce que je te jetterai.

Le soldat que sa faction solitaire ennuyait là-haut, se mit à siffler
entre ses dents.

--Pourvu que l'animal ne s'arrête pas, pensa Lisette.

Le factionnaire continua de marcher, sifflant toujours un air
impossible.

--Es-tu prêt? demanda Lisette à vois basse.

--Oui.

Lisette avait eu le soin de rattacher l'autre bout de la corde à
laquelle étaient liées les deux limes, à un peloton de laine qui tout en
présentant le poids nécessaire pour être lancé à quelque distance, ne
ferait aucun bruit en frappant la muraille et ne courrait aucun risque
de casser les vitres. C'était une petite tête joliment organisée pour
l'intrigue que celle de mademoiselle Lisette.

Les pas de la sentinelle retentissaient à l'autre extrémité de la
plate-forme. Lisette lança le peloton de laine. Jeté trop haut, il
frappa le mur à deux pieds au dessus de la fenêtre, retomba et roula par
terre.

--Trop haut! souffla Tranquille.

On a dû remarquer souvent la gaucherie d'une femme à jeter un objet vers
un but déterminé, tandis que le premier gamin de dix ans dont le bras
s'est exercé de bonne heure à lancer des pierres ou des boules de neige,
donne à tout coup dans le blanc.

Trois fois Lisette jeta le peloton de laine, qui trois fois manqua le
but. En vain le bras de Tranquille était à moitié sorti par l'ouverture
de la fenêtre. Il ne saisit rien. Heureusement que Lisette avait eu la
bonne idée de retenir dans sa main gauche l'autre bout de la corde,
celui qui était noué autour des limes. Elle pouvait ainsi, sans quitter
sa position, ramener à soi le peloton de laine, lorsqu'il était retombé.
Déjà Tranquille commençait à s'impatienter et lisette l'entendait
mâchonner un juron entre ses dents, lorsque la corde, mieux lancée, s'en
alla tomber dans la main du captif qui la saisit et se mit à la tirer
doucement à lui.

Pour éviter le bruit que les limes pouvaient rendre en frôlant la
muraille, Lisette étendit le bras et laissa glisser la corde entre ses
doigts.

--Merci, lui dit bientôt Tranquille.

--Tu les as?

--Oui.

--A présent, écoute, Célestin. M. Cognard veut marier sa fille, malgré
elle, à ce capitaine anglais que tu connais.

--Oui, un peu! gronda Tranquille qui, s'oubliant, éleva la voix plus
haut que la prudence ne l'aurait voulu.

--Chut! fit Lisette, voici le soldat qui revient...

Ils restèrent silencieux durant quelques secondes, et voyant qu'on ne
les avait pas entendus, Lisette continua de sa voix la plus faible:

--Le capitaine a dit à ma maîtresse que si elle refusait d'être sa
femme, tu serais pendu, et que si elle acceptait il te ferait mettre en
liberté.

--Oui, fiez-vous à ce gredin-là! J'aime mieux compter sur les limes et
sur mes bras.

--C'est ce que j'ai pensé... mais chut! voici l'autre qui revient...
Mademoiselle Alice doit répondre après-demain à l'officier que si d'ici
à un mois le ciel ne la rapproche pas de M. Evrard, elle consentira à
devenir madame Evil. Tu comprends que c'est pour gagner du temps.
Mademoiselle Alice est décidée à se sauver de la ville et à aller
trouver M. Evrard. Pour cela elle compte sur toi et attend que tu
t'échappe toi-même... En combien de temps aura-tu fini de scier ces
barreaux?

--Je ne pourrai travailler que la nuit, et doucement... cela me prendra
une dizaine de jours.

--Bon! lorsque tu aura fini, tu me feras signe quand tu me verras dans
la chambre de mademoiselle Alice, et la nuit d'après nous nous sauverons
tous ensemble.

Soit qu'il eût saisi quelque bruit, soit qu'il fût fatigué, le
factionnaire s'arrêta.

--Mon Dieu! pensa Lisette avec un serrement de coeur, s'il nous avait
entendus!

Mais bientôt saisi sans doute par l'air froid de la nuit et n'entendant
rien du reste, le soldat continua sa marche.

--Est-ce compris? demanda Lisette.

--Oui.

--Tu n'as besoin de rien?

--Non.

--Je me sauve; j'ai déjà été trop longtemps ici. Bonne nuit, Célestin.

--Bonsoir et merci, ma petite Lisette.

La soubrette profita du moment où le soldat avait le dos tourné, et
regagna sans bruit la maison où elle rentra sans avoir été remarquée.

Trois jours plus tard, c'était un samedi de la première semaine d'avril,
James Evil se présenta chez M. Cognard. A peine fut-il entré que M. et
Mme. Cognard qui s'attendaient à sa visite, le rejoignirent dans la
grand'chambre--aujourd'hui l'on dit le salon.

Tandis que dame Gertrude, avec un empressement digne d'une meilleure
cause, faisait prévenir Alice d'avoir à descendre immédiatement, la
conversation s'engageait sur le premier sujet venu.

Alice parut enfin, pâle, les yeux fatigués par les larmes, et trahissant
l'angoisse qui la dévorait.

Quand on eut épousé ces lieux communs qui sont les préliminaires de
toute entrevue, Evil vit par le malaise de chacun qu'il fallait brusquer
l'attaque du sujet principal qui faisait l'objet de sa visite. Il se
tourna vers Alice et lui dit:

--Vous n'êtes pas sans vous rappeler, peut-être, mademoiselle, la
question importante qui m'amène ici et dont la résolution fera le
bonheur ou le malheur de toute ma vie, selon qu'elle sera affirmative ou
négative?

Alice inclina la tête pour marquer qu'elle se souvenait.

--Eh bien, mademoiselle, poursuivit Evil à qui l'émotion faisait
trembler la voix, puis-je espérer que vous voudrez faire ma félicité en
me mettant à même de consacrer ma vie à tâcher de vous rendre heureuse?

Alice fit un suprême effort et, d'une voix qu'on entendait à peine:

--Monsieur Evil, dit-elle, quant même je voudrais vous cacher que j'ai
beaucoup aimé et que j'aime encore M. Evrard, vous n'en sauriez point
douter...

Ce préambule ne semblait pas rassurant pour Evil. Aussi eut-il une
contraction des mâchoires qui témoignait de sa déconvenue. M. Cognard
rougit et fit craquer sa chaise dans un mouvement de colère, tandis que
les petits yeux gris de dame Gertrude se chargeaient d'étincelles
menaçantes.

Alice poursuivit d'un ton plus ferme et sans avoir paru remarquer
l'impression désagréable que causaient ses parole:

--Aussi, monsieur Evil, dois-je vous dire, puisqu'il me faut absolument
répondre, sans plus tarder à votre demande que je ne puis renoncer aussi
subitement à l'espoir d'épouser celui que j'aime.

Pour le coup la crainte des trois intéressés devenait une certitude.
Aussi Cognard ne put-il retenir le juron qui tournait dans sa bouche.

--Tonnerre de Dieu! Alice, s'écria-t-il en frappant du pied avec menace.

--Mademoiselle! fit madame Cognard dont le maigre buste se redressa
comme une couleuvre qui prend son élan.

Seul Evil ne put dire un mot, mais un fauve éclair brillait dans ses
yeux, tandis que ses lèvres minces et pâles blanchissaient encore sous
la pression intérieure des dents.

Alice promena autour d'elle un regard calme et continua:

--Cependant, monsieur, puisque mon refus absolu de vous épouser
causerait la mort d'un homme dont tout le crime est de s'être dévoué
pour son maître qui a mon amour, je vous répondrai que si, d'ici un
mois, la Providence n'a pas tout-à-fait changé la face des choses en me
rapprochant définitivement de mon fiancé (elle appuya sur ce dernier
mot), j'en conclurai que le ciel s'oppose à mon mariage avec M. Evrard,
et alors...

Alors?... demandèrent dame Gertrude, Evil et Cognard.

--Alors je serai prête à sacrifier mes goûts à la volonté de mon père,
répondit Alice dont la voix trembla sous le coup de l'engagement
terrible qu'elle était forcée de prendre.

--Ah! ah! repartit Cognard avec un rire bruyant, aussi indélicat que
cruel en pareille circonstance, dans ce cas monsieur Evil, j'aurai
l'honneur d'être votre beau-père dans quatre semaines. Car j'imagine que
la ville est assez bien gardée pour empêcher d'y entrer qui que ce soit!

Evil eut un sourire de satisfaction indicible. Il se leva, s'inclina
devant Alice et lui dit:

--Je vous remercie profondément, mademoiselle, d'une détermination qui
m'assure que dans un mois se serai au comble de mes voeux.

Je peux commander votre trousseau, ma chère! siffla dame Gertrude.

Dès le soir même toute la ville savait que mademoiselle Cognard devait
épouser le capitaine Evil au commencement du mois de mai. Cette nouvelle
fit beaucoup de bruit et prêta à bien des commentaires.

Nous renonçons à analyser les sensations d'inquiétude, de tourment et
d'angoisse par les quelles passa la malheureuse enfant pendant les jours
qui suivirent. Ses journées étaient d'interminables cauchemars et ses
nuits sans sommeil étaient remplies de ces hallucinations funestes qui
précèdent la folie.

Ajoutant la barbarie à la joie bruyante du triomphe, madame Cognard
tourmentait à chaque instant sa belle-fille au sujet du trousseau qui,
je vous assure, allait grand train.

Il n'était pas jusqu'à Evil qui, abusant de sa position de fiancé, ne
vînt relancer tous les jours Alice et la faire mourir à petit feu.

Lisette, guère moins inquiète que sa jeune maîtresse, tâchait néanmoins
de la rassurer par tous les moyens possibles. Elle assurait à Alice que
tout allait pour le mieux, que Tranquille avançait rapidement dans son
travail d'évasion, et que la présente semaine ne se passerait pas sans
que le signal de la fuite fût donné.

Huit jours s'étaient écoulés depuis qu'Alice avait donné sa réponse
formelle à James Evil, lorsqu'un matin Lisette accourut toute joyeuse au
devant d'Alice qui remontait de déjeuner, et lui dit que Tranquille
venait de lui indiquer par gestes que son évasion et leur fuite aurait
lieu la nuit suivante.

--Mon Dieu! dit Alice en comprimant les battements de son coeur, es-tu
bien sûr de ne t'être pas trompée, Lisette?

--Oh! bien sûre, allez mademoiselle! Il m'a fait signe que les barreaux
ne tiennent presque plus et qu'il lui suffira d'un seul coup pour les
arracher tout-à-fait.

C'était une belle journée de printemps. Le soleil nageait radieux dans
l'air pour et poudroyait mille traits de feu sur la neige fondante.
Quelques petits oiseaux blancs sautillaient sur des buttes de terre
fraîchement découvertes, et jetaient leur cris joyeux à la brise
d'avril.

--Est-ce que le bon Dieu ne nous dit pas clairement de nous réjouir avec
ces chers petits êtres? remarqua Lisette.

--Puissent ces pronostics n'être pas trompeurs, répondit tristement
Alice.

Les deux jeunes filles se tenaient près de la fenêtre. Elles aperçurent
en ce moment un piquet de dix soldats qui descendait vers la redoute.
Arrivés en face de la poterne qui y donnait accès, deux, un sergent et
un caporal, s'y enfoncèrent et disparurent à l'intérieur.

--Mon Dieu! que viennent faire ici ces hommes! s'écria la pauvre Alice
saisie d'un douloureux pressentiment.

Lisette ne répondit pas.

Au bout de quelques minutes le sergent et le caporal reparurent
escortant deux hommes, Tranquille et un inconnu, qui avaient les fers
aux mains.

Les dix hommes de l'escorte entourèrent les deux prisonniers, et tous se
mirent en marche et remontèrent vers la rue Saint-Anne.

Comme ils passaient devant la maison de M. Cognard, Tranquille leva un
peu la tête et lança un long regard de détresse aux deux jeunes filles
qu'il aperçut dans l'embrasure de la fenêtre.

L'instant d'après l'escorte et les prisonniers disparaissaient dans la
rue Sainte-Anne.

--Dieu est contre nous! dit Alice qui, plus pêle qu'une morte,
s'affaissa sur son lit.

--Du courage, mademoiselle Alice! du courage, repartit Lisette. Je m'en
fais mettre mon chapeau et les suivre pour voir où ils conduisent
Célestin.

Un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier et madame Cognard, qu'un
reste de pudeur empêchait d'entrer dans la chambre de sa victime, cria
de l'autre côté de la porte:

--Êtes-vous là, Lisette?

--Oui, madame

--Descendez, les couturières viennent d'arriver, et nous avons besoin de
vous.

Alice n'eut que la force de lever les yeux au ciel qui l'accablait de
plus en plus.

--Allons, vite! gronda madame Cognard.

--Va, Lisette, dit Alice d'une voix mourante. Dieu nous abandonne,
pourquoi lutter davantage!

Ni ce jour-là, ni les jours suivants, Tranquille ne devait reparaître à
la Redoute du Roi.




                           CHAPITRE TREIZIÈME

                               MARC EVRARD


Ce jour-là même un matelot canadien déserta la ville. Il y a toujours de
ces transfuges qui, pendant une campagne ou un siège, passent à
l'ennemi, que leur parti soit ou non triomphant. Quand les opérations
militaires traînent en langueur, la désertion devient quelquefois même
une sorte de manie contagieuse dont il est alors difficile d'arrêter le
progrès.

Cet homme, après avoir traversé le faubourg Saint-Jean, descendit à
Saint-Roch et se dirigea vers l'Hôpital qui était devenu, depuis la mort
de Montgomery, le quartier-général de l'armée assiégeante. Dans quel but
le déserteur passait-il du côté des Bostonnais? Lui-même n'en savait
trop rien. Enfermé depuis près de cinq mois dans l'étroite enceinte de
la ville assiégée, il avait besoin de mouvement, d'espace et de liberté.
Avait-il l'intention de combattre dans les rangs ennemis? Assurément
non. Il en avait assez du service assidu et prolongé auquel on l'avait
astreint pendant tout l'hiver. Tout ce qu'il lui fallait pour le moment,
c'était l'absence de toute discipline et la liberté de mouvement. La
curiosité l'attirait bien aussi quelque peu du côté des Américains, mais
il se promettait de leur fausser bientôt compagnie, s'ils le voulaient
forcer à servir le Congrès, et de s'enfuir à Charlesbourg où il avait
quelque parent.

Le premier homme qu'il rencontra aux abords du camp bostonnais fut Marc
Evrard qui faisait une ronde d'avant-poste. Rétabli depuis un mois de sa
blessure, Evrard avait repris son service d'aide-de-camp auprès
d'Arnold.

En apercevant le transfuge qui était souvent venu à son magasin, Marc le
reconnut.

--Tiens, c'est toi, Côté! dit-il.

--Oui, Monsieur Evrard, comme vous voyez.

--D'où diable viens-tu donc?

--De la ville

--Et que viens-tu faire ici?

--Je m'ennuyais, là-bas.

--Comment, tu t'ennuyais?

--Dame, voyez-vous, ce n'est pas bien amusant de passer ses nuits à
monter la garde en plein air, et toutes ses journées à faire l'exercice.

--Je comprends en effet que pour un farceur de ton espèce, habitué à
avoir partout ses coudées franches, la discipline militaire offre peu
d'agréments. Mais dis-moi donc dans quel état est la garnison de la
ville! Montre-t-elle toujours autant d'ardeur à se défendre?

--Ce n'est pas pour vous faire de la peine, Monsieur Evrard, dit Côté en
jetant un regard de pitié sur le piquet de soldats qui, hâves, à peine
vêtus et plus mal chaussés encore, suivait le jeune officier, mais je
vous assure que nos gens ont un peu meilleure mine que les vôtres qui
paraissent faire ici un bien long carême. Si tous les Bostonnais
ressemblent à ceux-ci, je ne crois pas qu'ils prennent la ville de
sitôt.

Evrard réprima un mouvement de mauvaise humeur et reprit:

--Y a-t-il du nouveau, là-bas?

--Hé! pas grand chose. Pourtant oui, en effet, j'oubliais. Vous savez,
votre engagé, Célestin Tranquille?

--Eh bien? fit Evrard en dressant l'oreille.

--Eh bine, il paraît qu'il va être pendu.

--Pendu!

--Hé! mais oui. Bon garçon, mais pas chanceux, ce pauvre Célestin. Vous
savez qu'il avait été fait prisonnier avec les autres Bostonnais, dans
l'affaire de la rue Sault-au-Matelot.

--Oui.

--Bon. On l'enferme avec les autres. Mais ne voilà-t-il pas que notre
homme, qui s'ennuie d'être comme ça sous le verrous, s'avise de
décamper. Une bonne nuit, on le surprend comme il forçait la porte avec
ses compagnons que voulaient prendre l'air avec lui. On l'empoigne, on
le fourre au cachot, et l'on dit qu'il va être pendu comme traître.

Evrard pénétré de douleur, en apprenant à quel sort funeste était
destiné ce fidèle serviteur qui ne s'était perdu que par trop de
dévouement pour son maître, Evrard avait peine à retenir ses larmes et
ne pouvait dire un mot. L'autre--un de ces heureux porteurs de mauvaises
nouvelles et qui en ont toujours plutôt deux qu'une à vous
annoncer--continua sans remarquer l'impression pénible que ces paroles
causaient à son interlocuteur:

--Une autre nouvelle, et qui vous regarde aussi, Monsieur Evrard, c'est
celle du mariage de mademoiselle Cognard que vous avez connue dans le
temps.

--Hein! mademoiselle Cognard est mariée, dis-tu! s'écria Marc en sortant
de sa stupeur comme un homme qu'on éveillerait à coups de pieds.

--Si elle ne l'est pas encore, c'est tout comme, poursuivit
tranquillement Côté, puisqu'elle le sera dans quinze jours.

--Mais, bon Dieu, que me dis-tu là! Et avec qui se marie-t-elle?

--Avec un officier anglais.

--Un officier... anglais! s'écrie Marc avec égarement.

--Oui, rien que cela. Un nommé Nevil... Ervil... je ne sais plus trop,
moi.

--Evil... James Evil, balbutia Evrard, qui n'avait plus une goutte de
sang au visage.

--C'est cela, vous l'avez! Ces noms anglais, mois, voyez-vous...

--Mais, mon ami! cria Marc en se précipitant sur Côté qu'il secoua
violemment par les bras, mais tu es fou! Alice se marier... avec cet
homme!... Allons, ajouta-t-il en le lâchant, tu veux rire, n'est-ce pas?

--Moi, pas du tout! Monsieur Evrard, repartit Côté qui se frottait les
bras que Marc lui avait évidemment serrés un peu fort. Je vous assure
qu'il n'y a rien de plus vrai. La preuve que j'en suis sûr c'est que ce
sont mes deux soeurs Justine et Marie qui font le trousseau de la jeune
demoiselle. Je vois bien à présent que ça vous interloque un peu, mais
enfin ce n'est pas de ma faute à moi, et ça n'en est pas moins vrai.
Dans la ville tout le monde en parle.

--Et tu dis que... le mariage se fera... dans quinze jours?

--Oui, à peu près, vers le commencement de Mai.

Marc resta un moment étourdi comme s'il eût reçu un coup de massue sur
la tête, et puis, remettant à un sergent le commandement du piquet de
soldats, il s'éloigna à grands pas.

Pendant plus d'une heure il erra dans le camp sans avoir conscience de
ce qu'il faisait, tantôt se heurtant contre les soldats étonnés qui
purent le croire subitement devenu fou, tantôt s'arrêtant soudain et
restant plusieurs minutes plongé dans une immobile rêverie, et puis se
remettant à marcher d'un pas fébrile et tourmenté.

Lassé enfin de cette course fiévreuse, il finit par s'arrêter près d'une
pièce de canon, et s'y accouda en laissant ses yeux abattus errer
vaguement sur la campagne.

C'était un de ces jours gris et tristes qui tiennent de la fin de
l'hiver et n'appartiennent pas encore au printemps, cette dernière
saison, à proprement parler, n'existant du reste guère dans notre pays
où le passage de l'hiver à l'été se fait brusquement, et sans la
transition douce qui sépare ces deux saisons dans les contrées plus
aimées du soleil.

La côte de Beaupré s'étendait remontant grisâtre jusqu'aux montagnes
brunies par le passage du dernier hiver, et tachetée en maints endroits
de larges flaques d'une neige souillée. A gauche se dressaient les
Laurentides, aux enfoncements neigeux, aux monts puissamment soulevés,
brunes au proche, plus loin d'un bleu profond, et d'un bleu terne à
l'horizon où elles tombent soudain dans le fleuve, au delà de l'île
d'Orléans.

Des masses informes de glace encombraient l'embouchure de la rivière
Saint-Charles et couvraient le fleuve jusqu'à l'Ile dont la masse sombre
émergeait du Saint-Laurent comme un énorme vaisseau démâté.

Sur la droite s'étageaient en amphithéâtre: le côteau Sainte-Geneviève
aux flancs dénudés, le plateau sans verdure et bossué des plaines
d'Abraham, l'amas resserré des maisons de la ville dont les toitures en
bardeaux grisonnaient sous la mousse et le temps comme des crânes
d'hommes vieillis, et, tout au-dessus, la tête formidable du
Cap-aux-Diamants, grinçant des dents par la dentelure de ses canons, et
le front nuageux.

Pour couronner ce paysage dont les tons tristes l'emportaient encore sur
la grandeur des lignes, s'étendait au-dessus un ciel pâle et sans
soleil, où se traînaient de longs nuages bas et brumeux que le vent
pourchassait en les étirant à l'infini.

Le sombre aspect de ce tableau n'était guère de nature à faire pénétrer
par les yeux d'Evrard quelque adoucissement à la douleur dont son âme
était étreinte. Sa tristesse au contraire s'en accrut d'autant.
L'apparence des objets extérieurs a sur les natures nerveuses une
influence excessive, et l'on sait si l'organisation de Marc Evrard était
de celles-là!

"C'en est fait, se disait-il, plus d'espoir et plus de doute! Avant que
ce butor vînt si bêtement m'annoncer cette atroce nouvelle, j'en étais à
me demander ce qu'Alice faisait là-bas, si elle ne se consumait pas dans
un ennui mortel, si même elle n'était point malade, mourante peut-être?
Hé! quel sot je faisais de m'imaginer que je pouvais de loin si
fatalement influencer sa destinée! Ce qu'elle faisait? parbleu! son
trousseau de noces!... Quant à se bien porter j'étais un peu fou d'en
douter, puisqu'elle se marie dans quinze jours! et avec qui! si cen'est
pas celui-là même qui devait le moins s'y attendre, et que je
m'imaginais qu'elle devait haïr autant que je l'exècre! Et c'est ma
fiancée!... Oui, celle-là même qui se suspendant à mon cou, il y a cinq
mois à peine, jurait, en pressant ses lèvres sur mes lèvres, qu'elle ne
serait jamais qu'à moi seul... Et cette femme, fausse aux serments jurés
par sa bouche sur ma bouche, cette femme n'a pas vingt ans!... O
humanité pourrie, jusqu'où la gangrène de la perversité ne t'a-t-elle
pas pénétrée!... Vierges à peine formées auxquelles il nous semble, à
nous jeunes hommes insensés, qu'il n'est pas d'autel assez sacré pour
les y élever et les y adorer dans l'extase d'un amour éthéré, de quelle
fange est donc pétri votre coeur?... Pourquoi cette âme de démon dans un
corps d'ange?... Charmes maudits qui nous attirent: front pur et serein
qui paraît être le miroir où se réfléchit une âme aimante et chaste,
bouche enfantine que nous croyons ne proférer jamais que des paroles
saintes et des promesses sacrées, et dont les baisers de flamme nous
semblent une cire brûlant frémissant sous le sceau de la sincérité, oeil
tour à tour doucement rêveur et enflammé d'une étincelle ardente qui
nous embrase d'un feu que nous pensons divin... Oh! ses yeux! ses grands
yeux noirs! ils sont là! Je ferme les miens. Son regard remplit toutes
les facultés de mon cerveau!... Son feu me brûle! Mon Dieu!... Alice! O
Alice, ma fiancée! Je viens de blasphémer contre toi? Car n'est-ce pas
que tu ne saurais être à ce point trompeuse? C'est moi qui suis un
misérable renégat! Oh pardon! tu es une sainte et je t'ai ignoblement
outragée!"

Il se prit à pleurer. Un officier qui passait le vit en cet était. Il
lui trouva un air si égaré qu'il s'en alla prévenir le colonel Arnold.

"Pourtant cet homme, continua Marc dans son fiévreux monologue,
cet homme ne saurait me tromper, il m'a trop platement annoncé
cette nouvelle. Il n'y a que la vérité qui puisse se faire aussi
lourde et bête! Oui cet homme a dit vrai!... Je comprends tout
maintenant! _L'autre_--je le hais trop pour prononcer son nom qui
m'étoufferait--l'autre aura mis à profit mon absence; il aura circonvenu
le père déjà trop favorablement disposé à l'écouter. Le père est
intervenu, a parlé, a ordonné, a menacé, et sa fille s'est courbée sous
le commandement paternel en demandant à Dieu de la délier du serment
qu'elle m'avait prêté. Et voilà comment l'autre a triomphé, voilà
comment il se fait qu'Alice va devenir sa femme! Sa femme!... O rages de
l'enfer! Alice à cet homme! Ah! c'est ce que je ne verrai pas du moins,
et ce dont la mort saura m'éviter le trop exécrable aspect!"

Dans l'emportement furieux de son désespoir, Evrard criait plutôt qu'il
ne disait ces paroles, quant le colonel Arnold arriva près de lui.

Le colonel avait montré tant de sympathie au jeune homme, que celui-ci,
expansif comme on l'est à son âge, lavait mis au courant de ses
malheurs. Arnold comprit que Marc venait d'apprendre quelque nouvelle
fâcheuse. Il appuya sur l'épaule d'Evrard une mais d'ami et lui demanda
doucement quelle était la cause d'une telle irritation.

Le fluide sympathique que cet attouchement amical établit tout à coup
entre le colonel et lui, causa une commotion, un ébranlement profonds
dans toute la personne de Marc Evrard. Il fondit en larmes.

Le colonel se garda bien d'arrêter le cours bienfaisant de ces pleurs,
et laissa le pauvre garçon verser toutes les larmes de son âme.
Lorsqu'il le vit un peu plus calme il réitéra sa question de la manière
la plus amicale.

D'une voix entrecoupée de sanglots Evrard lui dit tout. Le colonel
l'écouta sans l'interrompre, et le voyant un peu moins agité, il lui
dit:

--Attendez-moi quelques instants, ou plutôt non, veuillez rentrer chez
vous, car vous êtes ici l'objet d'une indiscrète curiosité. Je m'en vais
aller m'assurer si cet homme n'est pas un espion et s'il n'a pas voulu
vous tromper. Dans un quart-d'heure je serai chez vous.

Evrard se rendit machinalement à ce bon avis.

Une demi-heure après le colonel le rejoignait. Marc le regarda d'un air
anxieux.

--Hélas! mon pauvre ami, répondit Arnold à cette muette interrogation,
je crains bien que cet homme ne vous ait dit que la vérité! Ce n'est
certainement pas un espion, et j'ai beau l'interroger je n'ai rien
surpris dans ses réponses qui m'ait pu mettre sur la piste d'une
fourberie. Écoutez, Evrard, il vous faut être homme avant tout, et ne
pas vous laisser aller à un désespoir que la fillette qui vous a sitôt
n'est pas digne de causer en vous. Vous êtes jeune et assez charmant
garçon pour rencontrer n'importe où une foule de jolies filles qui ne
demanderont pas mieux que d'être heureuses par vous en vous rendant ce
bonheur au centuple. Trève donc de désespoirs inutiles. Acceptez
aujourd'hui l'offre que je vous fis hier, et que vous n'eûtes le tort de
refuser, de m'accompagner à Montréal où je m'en vais dans quelques
heures. Comme je vous le disais, les troupes que nous avons ici ne
sauraient plus maintenant s'emparer de la place. Voici l'été qui arrive.
La navigation va s'ouvrir et ne manquera pas d'amener bientôt au secours
de la ville toute une flotte qui doit être depuis longtemps déjà partie
d'Angleterre. Vous resteriez donc inutilement ici et vous vous
exposeriez pour rien à tomber entre les mains des Anglais. Ne mettez pas
ou moins votre trop heureux rival à même de piétiner sur votre cadavre
avant ou immédiatement après son mariage. Ce serait vraiment lui causer
trop de jouissances à la fois.

--Vous avez raison, colonel! s'écria Marc. Je pars avec vous. Du reste
on ne se bat plus ici! Nous aurons probablement plus de chance ailleurs,
et la mort qui n'a pas voulu de moi par ici m'attends peut-être là-bas!

Arnold laissa tomber sur Evrard un regard de compassion, mais se garda
de relever cette pensée funeste, et reprit:

--Nous partirons ce soir à huit heures, soyez prêt.

La nuit s'épaississait sur la vallée lorsque le colonel Arnold et Marc
Evrard s'éloignèrent de l'Hôpital-Général, au grand train de leurs
chevaux. Au coin d'un bois qui allait leur faire perdre la ville de vue,
Evrard arrêta son cheval et se retourna sur sa selle.

Les hauteurs et la ville, à demi perdues dans l'ombre vaporeuse du soir,
n'apparaissaient plus que fondues en une masse indécise. Marc resta un
instant immobile. Deux grosses larmes glissèrent sur ses joues. Il
murmura:

--Adieu, vous tous que j'aimais! Adieu, bon et fidèle serviteur que je
ne puis secourir! Adieu Alice... Adieu!

Il enfonça ses éperons dans les flancs haletants de sa monture,
rejoignit Arnold en deux temps de galop, et tous deux disparurent entre
une double et gigantesque haie d'arbres qui retentirent un moment du pas
précipité des chevaux, et rentrèrent l'instant d'après dans le calme de
la nuit.

Pauvre Alice, comme les ténèbres qui allaient s'épaississant toujours
sur la ville, la solitude et le délaissement se faisaient autour de toi
de plus en plus profonds!




                         CHAPITRE QUATORZIÈME

                              TRAVERSES


Le soir du jour où nous avons vu Alice perdre le dernier espoir qu'elle
avait mis en Tranquille pour échapper à Evil, son persécuteur, une
fièvre violente la saisit. Dans la nuit elle empira tellement qu'il
fallut avoir recours au médecin. Le docteur Lajust, en la voyant, hocha
la tête d'un air soucieux. Il resta plus d'une heure auprès de la
malade, lui fit prendre quelque potion calmante, en enjoignit à Lisette,
quand il s'en alla, de passer la nuit auprès de sa maîtresse.

Il revint de bonne heure, le lendemain matin. La fièvre avait redoublé,
la patiente délirait. Le docteur la déclara atteinte d'une fièvre
cérébrale des plus violentes. Il profita d'un moment où il se trouvait
seul avec Lisette et lui demanda si sa maîtresse n'avait pas éprouvé
quelque grand chagrin. Celle-ci crut devoir ne lui rien cacher, et lui
apprit que M. Cognard voulait marier sa fille malgré elle, et avec un
homme qu'elle avait toutes les raisons de détester.

Sur ces entrefaites M. Cognard entra dans la chambre et demanda au
médecin ce qu'il pensait de l'état d'Alice. Celui-ci le regarda d'un air
bourru, haussa les épaules, donna de nouvelles prescriptions et s'en
alla en ordonnant à Lisette de ne laisser voir à la malade personne dont
la vue pût lu être désagréable. Comme le docteur allait sortir, madame
Cognard se trouva sur son passage et lui demanda ce qu'avait sa chère
Alice.

--Ce qu'elle a, ce qu'elle, gronda le médecin, c'est que si elle meurt,
on l'aura tuée, madame!

Madame Cognard n'en demanda pas davantage.

La fièvre et le délire s'accrurent encore les jours suivants et le
docteur déclara la malade en grand danger de mourir. Il ne la quitta
presque plus. En face de son unique enfant qui se débattait soul les
étreintes d'une mort qu'il avait lui-même appelée par sa honteuse
ambition, le père Cognard dut faire des réflexions sérieuses. Cependant
comme le docteur évitait de lui parler et que lui-même n'osait guère
ouvrir la bouche, les pensées de M. Cognard ne se firent pas jour, et
personne ne put connaître la nature de ses réflexions.

Quant à dame Gertrude elle était d'une humeur massacrante. Tout le
personnel de la maison s'en ressentait, et de temps à autre on entendait
les éclats de sa voix grondeuse monter de la cuisine où elle gourmandait
les domestiques. La malade qui, dans son délire même, ne reconnaissait
que trop cette voix détestée s'agitait alors sur son lit brûlant. Le
docteur fronçait les sourcils et, se tournant du côté du père Cognard
qui allait et venait avec inquiétude dans la chambre, lui disait d'une
voix brève:

--Veuillez donc aller prévenir madame Cognard d'avoir à adoucir un peu
le ton de sa voix.

Le silence se faisait pendant quelque temps, et puis on entendait de
nouveau japper dame Gertrude. Irrité, le docteur se tournait vers
Cognard qui comprenait ce geste, sortait doucement et revenait bientôt
se glisser dans la chambre de sa fille.

Durant quelque temps l'on n'entendait d'autre bruit dans la pièce que
les mots sans suite que la malade proférait dans son délire, ou que le
tic-tac de la montre que le docteur tenait dans la main, pour pieux
compter les pulsations du pouls de sa patiente. Soudain l'on refermait
en bas une porte avec violence, tandis que les accents criards de la
voix de dame Gertrude venaient encore agiter la malade. Une fois enfin,
n'y tenant plus, le docteur exaspéré se tourna vers Cognard et lui dit
brusquement:

--Cette femme a-t-elle envie de tuer votre fille? Non. Eh bien faites-la
taire!

Cognard sortit résolument cette fois-ci et, après une courte altercation
qu'on entendit clairement, et dans laquelle le mari haussa la voix d'un
ton plus haut que sa femme, le silence se fit enfin tout de bon.

C'est égal, le docteur Lajust pouvait se vanter d'avoir en madame
Cognard une femme qui le détestait joliment!

Après neuf jours de lutte contre l'acharnement de la maladie, la
jeunesse d'Alice finit par triompher et un mieux sensible se déclara.
Les passions mauvaises du père--en supposant qu'elles n'eussent pas même
étouffé la voix de sa conscience pendant la maladie de sa fille--durent
alors reprendre tout à fait leur empire sur ce méprisable ambitieux. Car
ce fut avec un visage des plus riants qu'il annonça au capitaine Evil,
qui venait plusieurs fois le jour prendre des nouvelles de la santé
d'Alice, que sa _future petite femme_ était sauvée.

Lisette qui, pendant une semaine entière, n'avait quitté le chevet de sa
maîtresse ni le jour ni la nuit, profita des premiers moments de la
convalescence pour sortir afin de tâcher de se renseigner au sujet de
Tranquille. Tout ce qu'elle apprit ce fut qu'il avait été transféré dans
Une partie du collège des Jésuites--on ne put lui dire précisément
laquelle--et qu'il n'était pas en question du procès.

Avant de revoir Evil qui commençait à insister pour être introduit près
d'elle, Alice résolut de tenter un dernier effort afin de persuader son
père de renoncer à ce projet de mariage qui avait failli la faire mourir
et devait certainement causer son malheur. Elle saisit un moment où elle
se trouvait seule avec lui et lui exposa sa demande de sa voix la plus
suppliante.

Elle était encore si faible que le père Cognard n'osa point s'emporter.
Mais il lui représenta fermement qu'il avait donné sa parole, qu'elle
même s'était engagée d'une manière formelle, qu'il était impossible de
reculer, que le mariage se ferait et qu'on le retarderait seulement
jusqu'au cinq de mai pour qu'elle eût le temps de se rétablir
entièrement.

--Mais, mon père! s'écria-t-elle en pleurant, ne voyez-vous pas que je
ne pourrai jamais aimer cet homme-là!

--Bah! répondit l'impitoyable Cognard, tu en serais rendue au même
résultat avec tout autre, au bout de six mois de mariage!

Lisette entra dans la chambre comme le père Cognard en sortait après
avoir émis cette consolante maxime.

--Vous m'êtes témoin, mon Dieu! s'écrie Alice qui se leva avec énergie,
que j'ai tout tenté pour éviter de prendre un parti extrême. Vous avez
reçu le serment que j'ai fait à Marc mon fiancé, de n'appartenir jamais
qu'à lui seul. Vous connaissez ma résolution de ne jamais épouser un
Anglais... Dans huit jours j'aurai vingt-et-un ans, et je serai libre!
Entends-tu Lisette, je serai libre dans huit jours!

Comme Lisette semblait effrayée de cette excitation où elle trouvait sa
maîtresse, celle-ci se calma subitement et continua:

--Oh! ne crains pas, Lisette, ce n'est pas la fièvre qui me reprend.
Non, je veux être calme, je veux reprendre mes forces, je veux être
capable dans huit jours de supporter la fatigue. Tu me comprends. Je
veux vivre enfin! As-tu des nouvelles de Célestin?

--Hélas! non, mademoiselle.

--Je partirai seule, alors.

--Et moi, que ferais-je ici repartit Lisette dont les yeux étaient
pleins de larmes. Je vous l'ai promis, je m'en irai avec vous.

La dernière semaine d'avril s'écoula et Alice qui suivait
scrupuleusement les ordonnances de son médecin était à peu près
rétablie. Madame Cognard pressait de plus en plus les apprêts du
mariage.

On en était rendu au dernier jour du mois d'avril, et Alice avait décidé
qu'elle s'enfuirait pendant la nuit du premier de mai, qui était
l'anniversaire de sa naissance et l'époque de sa majorité, ce qui lui
semblait d'un bon augure pour son entreprise.

La fatalité qui semblait présider à la destinée de la pauvre enfant,
vint encore déjouer ce projet. Lisette en montant sur une chaise pour
étendre le linge du trousseau, qu'on venait de laver, tomba de son haut
et se donna une entorse à la cheville du pied. Il fallut la transporter
jusqu'à son lit; elle ne pouvait plus faire un seul pas. Le médecin fut
appelé. Alice, la mort dans l'âme, voulut être présente à la visite du
docteur. Lisette qui comprenait toute l'angoisse dont était dévorée sa
maîtresse, demanda au médecin dans combien de jours elle pourrait
marcher:

--Dans trois ou quatre jours, peut-être, répondit-il, si vous ne faites
aucun mouvement et si vous avez la patience de tenir continuellement des
compresses froides sur votre pied, et de ne les point laisser s'y
réchauffer par la chaleur de la fièvre.

--C'est bien, dit Lisette avec résolution, ce ne sera pas de ma faute
alors, si je ne suis pas debout, même avant ce temps-là.

--Prenez garde, si nous marchez trop tôt vous aurez une rechute qui sera
pire que le premier accident.

--Ne craignez pas, monsieur le docteur, j'aurai bien soin de moi. Je
veux être sur pied au moins la veille des noces de mademoiselle, ajouta
Lisette avec une finesse d'expression qui en ce moment n'était
intelligible que pour Alice.

Heureusement que ni madame Cognard, ni le capitaine Evil ne pouvaient
l'entendre, car ils auraient pu soupçonner quelque chose.

Dans le cours de l'après-midi Alice alla voir Lisette et se trouva seule
avec elle.

--Mademoiselle Alice! dit la pauvre fille en rejoignant les mains,
tandis que ses yeux se voilaient de larmes, j'espère que vous ne me
soupçonnez pas de vouloir vous tromper. Regardez mon pied comme il est
enflé.

Ce fut à peine si Alice jeta un coup d'oeil sur le pied tuméfié de
Lisette, et répondit avec un bon sourire:

--Non, Lisette, tu m'as trop appris à estimer ton dévouement pour que
j'ai pu avoir cette mauvaise pensée. Mais il n'en est pas moins vrai que
Dieu m'éprouve bien rudement.

--Êtes-vous toujours décidée à vous en aller cette nuit?

--Non! quant à partir seule, je préfère attendre au dernier moment. Mais
alors rien ne me retiendra, et je m'en irai à la grâce de Dieu.

--Oh! merci, mademoiselle Alice. Je vous assure, allez qu'il faudra que
cette vilaine entorse soit bien méchante pour m'empêcher de vous suivre!

Nous n'insisterons pas sur les inquiétudes, sur l'excitation des deux
jeunes filles, et sur les mille obsessions qu'Alice eut à souffrir de la
part de sa belle-mère et du capitaine Evil, pendant les jours suivants.
Comme nous le lecteur en a assez de ces mesquines et cruelles tyrannies,
et désire avec hâte arriver au dénouement. Nous enjamberons sans
transition les deux jours qui suivirent la chute de Lisette, pour nous
transporter au troisième jour du mais, qui était un samedi. Le mariage
devait se faire le lundi d'après, et le contrat se signer le soir même,
à cause du lendemain qui était un dimanche.

Depuis la veille Lisette se levait à l'insu de tous, pour détourner même
l'idée d'un soupçon, et marchait dans sa chambre afin, d'assouplir les
muscles de son pied qui ne lui causait plus aucune douleur. Il va sans
dire qu'Alice était au fait de rétablissement de sa suivante, et que
tout son courageux espoir était revenu.

Arriva le soir et avec lui le capitaine Evil, en grande tenue, les
cheveux soigneusement ramenés sur les tempes pour cacher le vide laissé
par son oreille absente. Il était accompagné du colonel McLean que lui
devait servir de témoin. M. et Mme Cognard, tous deux en habits de gala,
lui plus obséquieux et plus souriant encore que d'habitude, elle plus
compassée, et plus guindée que jamais, et la figure rayonnant d'une
victorieuse méchanceté, allèrent, avec un empressement des plus
bourgeois, recevoir leurs hôtes dans le vestibule. Alice fut la dernière
à paraître. Elle était un peu fiévreuse et son teint, plus animé que
dans les derniers temps, coloraient ses joues d'une rougeur charmante.
Elle était belle à faire s'excuser Evil d'avoir employé des moyens si
peu louables pour obtenir sa main. Elle accueillit son prétendu avec
meilleure grâce qu'on ne pouvait s'y attendre.

Le père Cognard se frottait les mains en se disant que tout allait pour
le mieux, et qu'après toutes les répugnances qu'elle avait montrées,
Alice ne serait peut-être pas longtemps sans prendre goût à ce mari
qu'on la forçait d'accepter.

Seule madame Cognard était un peu surprise. Son instinct de femme, plus
vif et plus rusé, lui faisait vaguement entrevoir dans le maintien de sa
belle-fille, quelque chose qui n'était pas d'accord avec les sentiments
qu'Alice avait si peu déguisés jusqu'alors à l'égard de son futur mari.
Pourtant Alice continua de jouer si parfaitement son rôle, elle se garda
si bien de ne pas l'exagérer, que peu à peu sa belle-mère s'y laissa
prendre comme les autres, et finit par se dire que, en fin de compte, la
jeune fille, en personne bien née, savait faire contre fortune bon
visage. La digne femme alla même jusqu'à penser qu'Alice n'était pas
fâchée d'échapper à sa rude tutelle et qu'elle préférait encore celle
d'un mari qui, après tout, donnait les signes les plus évidents d'un
amour passionné. Nous devons avouer que la perspective de voir sa
belle-fille heureuse, même avec le capitaine, ne remplissait pas le
chère femme d'une joie délirante.

Le contrat fut rédigé, lu, signé, paraphé, séance tenante. Il ne
manquait plus que le sacrement pour faire du capitaine Evil l'heureux
époux de celle qu'il convoitait depuis si longtemps avec tant d'ardeur.

En se mariant Alice apportait à son époux cinq cents louis qui lui
revenaient du côté de sa mère, abstraction faite des biens qu'elle
devait avoir plus tard après la mort du père Cognard.

--Ce sera toujours autant pour monter votre petit ménage, dit
bourgeoisement ce dernier en tapant sur le ventre du capitaine qui se
montra médiocrement flatté de la familiarité du futur beau-père. Et puis
se tournant vers sa fille, le bonhomme lui dit, la bouche en coeur:--Ce
soir, fillette, tu auras les cinq cents louis dans ta commode. Ce sera
toujours assez pour te faire attendre ma mort avec patience. Eh! eh!

Il n'est nullement à douter que Cognard crût avoir en ce moment un
très-bon ton et beaucoup d'esprit. Il en est comme ça qui savent se
contenter de peu.

En se retirant, Evil demanda à Alice la permission de l'embrasser.
Celle-ci qui voulait rester ferme jusqu'à la fin, lui présenta la joue.
Mais quand les lèvres du capitaine effleurèrent le visage de la jeune
Fille, ce fut comme si elle eut été brûlée par un fer rouge. Elle put si
peu retenir un tressaillement répulsif, que James Evil qui lui tenait en
même temps la main, en ressentit la commotion. Le glorieux officier eut
bine garde d'en saisir la signification, et mit le frissonnement de la
jeune fille sur le compte d'une sensation plus favorable à son
amour-propre.

Alice dont tous les nerfs vibraient sous le coup d'une émotion
indicible, s'empressa de se dérober à la joie bruyante de son père qui,
il me faut en convenir, avait largement fait raison d'un vieux vin
d'Espagne aux deux officiers. Elle commençait à se déshabiller tout
comme d'habitude, lorsque son père frappa à la porte de sa chambre. Il
entra tenant cinq petits sacs pleins de souverains en or, et les jeta
bruyamment sur la commode en disant:

--Tiens, fi-fille, voilà pour t'aider à faire le trousseau de ton
premier poupon! Mais je m'aperçois que je te dérange. Tu as du reste
besoin de repos. Bonsoir, fillette, et des rêves d'or, fit-il en
clignant de l'oeil du côté des sacs.

Pour déployer autant d'esprit le père Cognard devait certainement être
en pointe de vin.

A peine fut-elle seule que Alice tomba à genoux. Elle priait depuis
longtemps avec une ferveur extrême, lorsqu'une pensée, pour ainsi dire
extérieure, traversa sa prière et lui fit jeter un regard autour d'elle.
Alors sa tête tomba sur ses mains jointes contre le lit, et des larmes
jaillirent de ses yeux.

Terminée le soir même, sa robe de mariée étalait sur un meuble la
blancheur de ses plis ondoyants, tandis que deux petits souliers de
satin blanc, semblaient, tout au bas, attendre avec impatience les pieds
mignons que les devait chausser, et que la couronne de fleurs d'oranger
reposait coquettement au-dessus, comme désireuse de parer au plus tôt le
beau front de vierge auquel elle était destiné.

Tous ces apprêts que appellent le rayonnement du bonheur sur la figure
des fiancées la ville du plus grand jour de leur vie, et dont la blanche
vision hante joyeusement les songes des jeunes filles, était-ce bien
ainsi qu'Alice les avait rêvés? Pouvait-elle, derrière la gaze
transparente de son voile de tulle, entrevoir le séduisant élu de son
coeur lui apporter, avec le sourire enchanteur de l'attente, la promesse
du bonheur tant désiré?

Hélas! cette extase momentanée, cette illusion trop souvent de si courte
durée qui clôt l'existence de la jeune fille, et précède de si près
l'amer réveil d'un grand nombre d'épousées, le brillant souvenir de ce
jour mémorable qui illumine la vie entière de la femme, et qu'elle aime
à se contempler en se retournant, à mesure qu'elle avance sur la mer
orageuse du monde--comme l'exilé qui s'éloignant des rives où s'écoula
son heureuse enfance, attache ses regards sur la lumière que le dernier
phare de la patrie projette à l'horizon sur les flots tourmentés et
sombres--cette faible consolation lui était même à jamais refusée!

Pour elle ce déploiement des apprêts nuptiaux n'était qu'une ironie de
plus dont la fatalité surchargeait son malheur.

Elle pleura longtemps et peut-être les larmes les plus amères qu'elle
eut encore versées. N'était-elle pas décidée à tout tenter pour échapper
à l'odieuse étreinte de cet homme dans les bras duquel on la voulait si
brutalement jeter? Il fallait fuir, fuis sans retard la maison de son
père, cette maison où elle était née, où sa première enfance, heureuse
et insouciante, s'était écoulée sous l'irradiation du sourire maternel.
Il lui fallait quitter son père qu'elle aimait toujours malgré cette
cruelle ambition à laquelle il n'avait pas hésité à sacrifier sa fille,
le quitter en fugitive, en coupable. Car enfin elle se rendait bien
compte de la culpabilité de sa démarche, et se disait que le châtiment,
presque toujours attaché à cette révolte ouverte contre l'autorité
paternelle, ne se ferait peut-être pas longtemps attendre!

Telles étaient ses pensées désespérantes lorsque la porte de sa chambre
s'ouvrit tout doucement. Elle tourna la tête et reconnut Lisette coiffé,
habillée, toute prête à sortir. Celle-ci referma sans bruit la porte.
Elle s'approcha de sa maîtresse et lui dit à l'oreille:

--Tout le monde dort, madame Cognard comme les autres. Il y a plus d'une
heure que je lui ai entendu fermer la porte de sa chambre à coucher.
Mais, qu'avez vous donc fait! Vous n'êtes qu'à moitié habillée. Il faut
nous dépêcher.

--Écoute Lisette, dit Alice qui essuya ses larmes en se relevant de
terre où elle était restée agenouillée plus d'une heure. Il est encore
temps pour toi de rester, et comme il m'en coûte de te lier à ma triste
destinée, je te supplie de me laisser aller seule. Reste dans la ville
où tu auras du moins la consolation de te savoir auprès de ton pauvre
ami Célestin que je ne puis malheureusement pas sauver.

Lisette secoua négativement la tête.

--Non, mademoiselle Alice répondit-elle, je vous ai promis de m'en aller
avec vous, je pars et tout ce que vous pourriez dire ne me ferait pas
changer d'idée. Pour ce qui est de Célestin quelque chose me dit qu'il
se tirera bien d'affaire tout seul. Dieu est trop bon pour permettre
comme ça que ce brave Tranquille soit la victime d'un méchant
homme--Quant à moi vous entez que je ne peux rester seule ici, et que
toute la colère de vos parents retomberait sur moi. Ainsi donc au lieu
de perdre notre temps en paroles inutiles, préparons nous vite. Pour moi
vous voyez que je n'ai pas flâné.

Elle releva sa collerette et laissa voir une corde de la grosseur de son
petit doigt et qui s'enroulait une vingtaine de fois autour de sa
taille.

--Qu'est-ce que cela? fit Alice.

--La corde pour faire sécher le linge. J'ai été la décrocher au grenier
pendant la soirée. Je vous ai déjà dit que le seul moyen que nous avions
de sortir de la ville était de nous laisser glisser du haut en bas des
murs, du côté des faubourgs. Cette corde nous en donnera le moyen.

--Est-elle assez longue?

--Les murs ont trente pieds de haut, à ce qu'on m'a dit, et cette corde
en a soixante de long. Nous pourrons même la mettre double, il y aura
moins de danger qu'elle casse.

--C'est bon, aide-moi à m'habiller, reprit Alice à qui l'air décidé de
la soubrette rentait toute sa fermeté.

Une heure du matin sonnait en ce moment, et le silence le plus entier
régnait dans la maison.

--Il faut vous habiller chaudement, dit Lisette, car la nuit est froide,
et Dieu seul sait où nous allons.

Quand Alice eut achevé de se vêtir elle prit sur sa commode un des sacs
d'or que son père y avait laissés, et le pesa dans sa main.

--Cet or vient de ma mère, dit-elle, en conséquence il est à moi. Nous
en aurons besoin. Prends deux de ces sacs je me charge de deux autres.
Le dernier restera ici, car il ne faut pas trop nous embarrasser. Es-tu
prête?

--Oui, Mademoiselle, fit Lisette en prenant, comme sa maîtresse un sac de
cent louis dans chaque main.

Alice jeta un dernier regard dans sa chambre, retint un sanglot qui se
tordant dans sa gorge, et sortit sur la pointe du pied. Retenant leur
haleine et marchant avec une extrême prudence pour dissimuler le bruit
de leurs pas, elles traversèrent le corridor et descendirent l'escalier.
Quand elles passèrent devant la chambre de M et de Mme. Cognard une
planche qui craqua sous leurs pieds leur fit violemment battre le coeur.
Un moment elles restèrent immobiles, craignant d'avoir été entendues.
Mais comme rien ne bruissait dans la chambre, elles continuèrent
d'avancer.

Tandis que Lisette débarrait la porte, Alice s'agenouilla dans le
vestibule et murmura ces mots:

--Pardon, mon père, pardon à votre malheureuse enfant!

Quand elle se releva la porte était ouverte, et avec un empressement
fébrile Alice rejoignit Lisette qui l'attendait déjà dans la rue.

Il avait été entendu d'avance qu'au lieu de se diriger immédiatement
vers les remparts, elles remonteraient la rue Saint-Anne jusqu'à la rue
Des-Jardins qu'elles parcourraient jusqu'à la rue Saint-Louis pour, de
là, prendre la rue Sainte-Ursule qui les conduirait jusqu'à l'endroit
vacant dans le voisinage immédiat du bastion des Ursulines. De la sorte
elles éviteraient de donner des soupçons à la sentinelle qui, placé en
faction sur la Redoute-du-Roi et voyant deux femme errer, la nuit, dans
l'espace alors vaste et désert qui s'étendait depuis le collège des
Jésuites et la rue Saint-Jean jusqu'aux murs de la ville du côté des
plaines, aurait pou les inquiéter dans leur fuite.

Par bonheur, au moment où elles prirent pied dans la rue, la sentinelle
leur tournait le dos, et la nuit étant noire, elles se trouvaient hors
de vue quand le factionnaire revint sur ses pas.

Commes les deux jeunes femmes, peu habituées à de pareilles courses
nocturnes allaient, frissonnant de peur, tourner le coin de la rue
Des-Jardins, elles faillirent se heurter contre deux hommes qui venaient
à leur rencontre et s'avançaient tout doucement, comme des gens qui
craignent d'être entendus et ont le plus grand intérêt à n'être point
remarqués.

La première impression des jeunes filles fut de la frayeur. Mais Lisette
qui n'en était qu'à deux pas, eut à peine envisagé l'un de ces hommes,
un grand, qu'elle s'écria, tout en étouffant sa voix:

--Mon Dieu! est-ce bien toi, Célestin?...

--Mam'zelle Lisette! répondit la voix de Tranquille.

--C'est Dieu qui vous envoie! répartit Alice. Où alliez-vous donc?

Vous chercher, Mademoiselle. J'ai appris que le mariage devait se faire
lundi et comme je voulais vous garantir de ce mauvais pas je vous assure
que j'ai passablement travaillé pour m'échapper avec mon camarade que
voici, un officier bostonnais et qui vous est d'avance dévoué,
mademoiselle Alice.

L'officier qui s'était approché salua profondément Alice. Celle-ci
s'inclina.

En quelques mots Lisette mit Tranquille au fait de leur projet de fuite,
et des moyens qu'elle avaient pris pour en assurer le succès.

--Pauvres enfants! dit Célestin, c'est fort heureux que nous vous ayons
rencontrées, car je doute fort que vous eussiez réussi. Enfin, grâce à
Dieu, nous voici, deux solides gaillards, prêts à nous faire hacher en
morceaux pour votre service.

Alice le remercia de ce dévouement avec effusion, et tous les quatre,
suivant l'idée première des deux jeunes filles, s'avancèrent vers la rue
Saint-Louis qu'il parcoururent dans presque toute sa longueur, jusqu'à
la rue Sainte-Ursule où ils s'engagèrent sans avoir rencontré personne.

--Tout va bien jusqu'à présent, dit Tranquille. Reste à savoir ce qui
nous attend aux remparts. Les sentinelles y sont assez rapprochées.
C'est là qu'il va falloir avoir l'oeil vif, les jambes alertes et les
bras fermes au besoin. Attention, à présent!

Ils venaient de dépasser la dernière maison de la rue Sainte-Ursule qui
s'arrêtait alors au bout de la rue Saint-Anne, et ils s'avançaient dans
l'espace, inhabité à cet époque-là qui regardait les remparts. Arrivés à
l'endroit où la rue d'Auteuil coupe maintenant à angle droit le bout de
la Rue Sainte-Anne, c'est-à-dire en face du bastion Sainte-Ursule dont
l'enfoncement et la projection sur la campagne forme un bonne partie de
l'Esplanade, Tranquille fit arrêter ceux qui l'accompagnaient et leur
enjoignit de se baisser pour donner moins de prise au regard des
sentinelles. Il s'agenouilla comme les autres et jeta un regard
scrutateur en avant, afin de reconnaître la position et de prendre ses
mesures en conséquence.

Une centaine de pas l'éloignait du point le plus rapproché des remparts.
Quoique la nuit fût sans étoiles, on pouvait entrevoir les sentinelles
dont la tête et les épaules, vues de la position occupée par Tranquille,
dominaient le parapet et se détachaient, bien que confusément, sur le
ciel toujours moins sombre, à cette heure même, que la surface du sol.
Il y avait un factionnaire sur les hauteurs de la porte Saint-Jean, un
autre à l'angle rentrant que fait sur la droite la gorge du bastion des
Ursulines en joignant la courtine, un troisième au point le plus avancé
du bastion, c'est-à-dire à l'union des deux faces qui font angle
saillant du côté de la campagne. Le dernier qu'on apercevait était posté
à l'angle rentrant qui forme le côté gauche de la gorge du bastion.
Ainsi échelonnées à égale distance, les sentinelles faisaient bonne
garde; on entendait le cri de veille qu'elles se renvoyaient l'une à
l'autre d'une voix traînante et monotone:

--_Sen-try all-'s-well._

En ce moment le cri qu'on entendit venir d'en bas, dans la direction de
la porte du Palais, se rapprocha, grossit, passa de sentinelle en
sentinelle auprès des fugitifs, remonta vers la porte Saint-Louis,
diminua et finit par s'éteindre au loin sur les hauteurs où s'élève
aujourd'hui la citadelle.

--Vous allez venir avec moi, dit Tranquille à l'officier américain. Il
faut que nous allions désarmer et garrotter la sentinelle que est en
face de nous. Ces dames vont nous attendre ici. Ce ne sera pas long.

En hommes qui avaient fait tous deux la guerre des bois, avec ou contre
les sauvages, Tranquille et son compagnon s'éloignèrent en rampant sans
bruit sur le sol dans la direction de l'angle rentrant du bastion qui
regarde la porte Saint-Jean. Il s'avancèrent jusqu'au pied du talus au
haut duquel le factionnaire montait la garde en regardant du côté de la
campagne. Comme il leur tournait le dos, tous deux montèrent en se
glissant inaperçus jusqu'à lui. A cet instant le cri de veille remontait
de la porte du Palais vers la porte Saint-Jean. Tranquille attendit que
le soldat auquel il en voulait eut répondu, et bondit sur lui comme la
sentinelle suivante transmettait le mot d'ordre à un autre camarade.

Le factionnaire saisi à la gorge par la main puissante du Canadien ne
put point même jeter une plainte. Il s'abattit sur le sol, renversé d'un
seul coup de genoux dans les reins.

--Maintenez-le par terre, dit Tranquille, tandis que je vas fermer la
bouche de notre homme.

Pendant que l'officier américain s'accrochait aux membres du soldat
renversé, Tranquille lui fourrait un mouchoir dans la bouche. Pour
s'assurer que le bâillon étoufferait les cris du factionnaire, le
Canadien desserra peu à peu l'étau des cinq doigts. Le malheureux soldat
voulut crier, mais il ne rendit qu'un soupir que l'on n'aurait point
entendu à trois pas.

--Bon comme ça! fit Tranquille. Mais pour être plus sûr qu'il ne nous
trahira pas, faites-lui comprendre, vous qui parlez sa langue, que s'il
fait mine de bouger et de crier nous lui enfonçons sa baïonnette dans le
ventre... A présent, garrottons-le avec les lanières de nos draps
découpés que nous avons emportées de la prison. Puisque ces dames ont
une corde nous n'aurons pas besoin de ces mauvais bouts de linge pour
descendre au pied des remparts.

En un tour de main, le soldat fut lié des pieds à la tête et resta
couché sur le dos immobile comme une momie dans ses bandelettes.

--Bien! fit Tranquille. Prenez son fusil et montez la garde à sa place,
et quand votre tour sera venu de répondre à ces mots anglais que ces
messieurs se jettent l'un à l'autre, criez hardiment comme celui-ci le
faisait tout-à-l'heure. Moi je vas aller chercher les demoiselles.

Tout ce qui précède s'était fait en un tour de main, et les deux
factionnaires voisins de leur camarade garrotté, et séparés de ce
dernier par une distance d'au moins cent pas, ne s'étaient aperçus de
rien, leur attention se trouvant attirée plutôt du côté de la campagne
qu'à l'intérieur de la ville, où il leur devait sembler qu'il n'y avait
aucune surprise à redouter.

Tranquille s'éloigna et revint quelques minutes après avec Alice et
Lisette qui tremblaient de tous leurs membres.

--Ce n'est pas le moment d'avoir peur, leur dit Célestin, vous aurez
besoin dans un instant de l'entière puissance de vos muscles pour vous
retenir après la corde de toute la force de vos poignets.

Rampant tous les trois sur les genoux et les mains, pour être moins en
vue, Tranquille et les deux jeunes filles s'approchèrent du créneau qui
traversait l'angle du bastion, à l'endroit où celui-ci se réunissait à
la muraille. Le mur du rempart ayant au moins une dizaine de pieds
d'épaisseur, et le parapet dominant le talus de cinq à six pieds, les
trois fugitifs se trouvèrent à l'abri de tout regard indiscret,
lorsqu'ils furent entrés dans l'embrasure.

--Mam'zelle Lisette, dit Tranquille à voix basse, déroulez vite la corde
que vous avez autour de vous et passez-moi-la. Vous m'avez dit qu'elle
avait soixante pieds de long?

--Oui.

--C'est bon, nous la mettrons double et elle sera encore longue du
reste. Placés comme nous sommes ici, il n'y a pas plus de vingt-cinq
pieds d'ici le fossé. Mademoiselle Alice, comme vous êtes la plus
pressée de vous mettre hors d'atteinte, vous allez, s'il vous plaît,
descendre la première. Enveloppez-vous les mains dans votre mouchoir
pour que la corde vous les meurtrisse moins... Écoutez....

Le cri de veille revenait de la porte Saint-Jean et c'était au tour de
l'officier américain de répondre. Les quatre acteurs de cette scène
émouvante attendaient avec anxiété le résultat de l'audacieuse
substitution de la sentinelle.

--_Sen-try all-'s-well_, cria l'officier américain qui dût imiter à s'y
méprendre, surtout à distance, la voix de la sentinelle garrottée; car
on entendit le plus proche factionnaire répéter nonchalamment les trois
mots d'ordre.

Lisette passa la corde à tranquille. Celui-ci la réunit en double, en
donna l'un des buts à Alice et lui en serra soigneusement les deux
mains.

--A présent, mademoiselle, lui dit-il, c'est du courage qu'il vous faut.
N'ayez point peur tenez bon et tout ira bien.

--Je ne la laisserai aller qu'avec la vie, répondit Alice, dût cette
corde m'entrer dans les chairs jusqu'aux os.

Cela ne sera pas long. Dans dix secondes vous serez en bas. Une fois là,
n'ayez aucune crainte, Lisette vous y rejoindra en un rien de temps.
Allons, tenez-vous bien, et ne lâchez la corde que lorsque vous aurez
sûrement pris pied à terre.

Guidée par Tranquille qui la retenait d'une main par les poignets,
tandis qu'il s'enroulait la corde autour de la main droite, Alice se
laissa glisser sur les genoux jusqu'au bord du rempart. Mais dès qu'elle
sentit le vide sous ses pieds, un frisson passa par tous ses membres, et
les battements de son coeur devinrent si forts et si précipités qu'elle
en fut presque suffoquée.

--Mon Dieu, ayez pitié de moi! soupira-t-elle.

Le canadien s'était attendu à ce premier moment de frayeur, et, pour
donner à la Jeune fille le temps de revenir de cette terreur du vide, il
la retint quelques secondes par les bras en lui disant:

--Mademoiselle! au nom de M. Marc que vous allez bientôt revoir, du
courage, je vous en prie!

Ranimée par le souvenir de son fiancé, Alice se roidit contre la
frayeur, et comme elle s'aperçut que la circulation du sang dans ses
artères gonflées se ralentissait peu à peu, elle dit à Tranquille:

--C'est bien, je me sens remise, je suis prêter.

--Tenez-vous bien, je vas vous laisser aller, dit Tranquille qui lâcha
les bras de la jeune fille, se renversa en arrière en s'arc-boutant
contre le mur pour faire un contrepoids, et laissa glisser la corde.

Les mains à demi broyées par la corde et les pieds flottants sans le
vide, Alice et besoin en ce moment d'une force d'âme incroyable pour ne
point crier.

Enfin, après une de ces demi-minutes terrible dont l'infernale
agglomération doit composer les siècles sans fin dans l'abîme maudit,
Alice toucha la terre. Elle s'assura qu'elle était bien rendue tout au
fond du fossé, tira deux fois sur la corde et la laissa aller à
Tranquille qui la remonta aussitôt.

Nous ne nous arrêterons pas à analyser les sensations de Lisette dans
cette descente plus effrayante que périlleuse. Elle les ressentit et les
supporta avec autant de force que sa maîtresse auprès de laquelle elle
se trouva saine et sauve en moins d'une minute.

L'officier américain venait de répondre pour la seconde fois au cri de
veille, lorsque le Canadien s'approcha de l'entrée de l'embrasure et lui
dit que son tour était venu.

--Apportez le fusil, ajouta-t-il, nous en aurons besoin, peut-être; la
baïonnette surtout me servira pour descendre, puisque je serai le
dernier, et qu'il n'y aura personne ici pour me tenir la corde.

Il se coucha sur le dos pour opposer une plus forte résistance au poids
de son compagnon plus lourd que celui des deux jeunes filles. L'officier
saisit la corde que Tranquille retenait autour des mains, et descendit
rapidement dans le fossé.

Le Canadien se releva d'un bond, ôta la baïonnette qui était passé eau
bout du fusil, l'introduisit avec force entre deux pierres, s'assura
qu'elle y tenait bien, passa la corde autour et se laissa glisser d'une
main, emportant de l'autre le fusil du factionnaire anglais. Arrivé à
terre, il tira à lui la corde qu'il n'avait fait que plier par la moitié
sur la baïonnette, et, suivit des autres fugitifs, s'empressa de
traverser le fossé. Il n'avaient pas fait soixante pas qu'ils étaient
arrêtés par le mur de revers qui avait quinze pieds de hauteur.

--Montez sur mes épaules dit Tranquille à son compagnon. Une fois en
haut, vous tirerez à vous les dames à l'aide de la corde que je vous
jetterai.

Il s'appuya sur le revers, de la figure du côté de la muraille.
L'officier grimpa sur les épaules du géant. Malgré la grande taille de
Tranquille, l'autre ne put atteindre le faite du mur, même en étendant
les bras.

--Trop haut! murmura-t-il.

--Tenez-vous bien, dit le colosse qui, de se larges mains prit
l'officier par les pieds et le souleva au bout de ses bras. L'autre
atteignit la corniche et s'y cramponna. Une dernière poussée de
Tranquille porta l'officier sur le talus.

Il attrapa au vol la corde que Célestin lui jeta.

Au moment où Alice saisissait l'autre bout pour se faire hisser sur le
talus, Tranquille, que avait l'oeil à tout, vit la sentinelle s'agiter
sur le couronnement de la porte St. Jean qui s'illumina d'un subit
éclair, tandis qu'un coup de feu éclatait dans la nuit et que le bruit
d'une balle frappant la pierre à côté d'eux, faisait tressaillir les
fugitifs.

On les avait aperçus.

--Vite mademoiselle Alice, ou nous sommes perdus! s'écria tranquille.

Il vit que la jeune fille saisissait résolument la corde, se retourna
du côté des remparts, et, prompt comme l'éclair visa l'autre sentinelle
qui apparaissait à l'angle saillant du bastion des Ursulines, et tira.
Il y eut un cri sur le rempart, et le factionnaire à qui le le coup
était destiné retomba au-dedans du parapet avant d'avoir tiré son arme
qu'il épaulait.

Alice était déjà rendue sur la corniche.

--Couchez-vous par terre, pour donner moins de prise aux balles! lui
cria le Canadien, et toi, ma petite Lisette, vite, en haut avant que le
gredin de la porte ait rechargé son fusil!

En moins de cinq secondes Lisette rejoignit sa maîtresse et s'étendit
par terre à côté d'elle.

Tout en rechargeant son arme, le factionnaire de la porte jetait des
cris de paon.

--A présent, s'écria le Canadien qui bondit sur le faîte du mur, tout le
monde debout, et avant les jambes si nous ne voulons pas recevoir
quelque balle dans le corps.

L'officier donna la main à Alice, Tranquille à Lisette, et tous les
quatre descendirent le talus à la course en gagnant les maisons du
faubourg.

Les soldats du corps-de-garde, attirés par les deux coups de feu et par
les cris de leur camarades, accouraient précipitamment au parapet. Ils
entrevirent les fugitifs qui avaient atteint l'entrée de la rue
Saint-Jean et détalaient à toute jambe. Les premiers arrivés tirèrent au
juger sur ces ombres fuyantes. Mais la précipitation nuisit à la
justesse de leur tir qui n'atteignit heureusement personne.

Une fois hors de portée, Tranquille arrêta les jeunes filles auxquelles
la frayeur et cette course furieuse faisait perdre haleine, et tous
continuèrent d'avancer au pas en longeant les maisons désertes et à
moitié démolies.

--Derrière eux retentissaient dans la ville des cris tumultueux qui
croissaient de seconde en seconde.

--A en juger par le vacarme qui se fait là-bas, remarqua Tranquille,
vous pouvez voir qu'il était temps de décamper quand cet animal de
soldat à tiré sur vous. C'est égal, j'ai proprement descendu l'autre.

Pour éloigner de son esprit la pénible pensée qu'un homme avait été tué,
peut-être, à cause d'elle, Alice se tourna vers Tranquille et lui
demanda, tout en marchant:

--Dites-moi donc, Célestin, comment se fait-il qu'on vous ait tiré,
l'autre jour, de la Redoute-du-Roi, pour vous transférer dans une autre
prison, et que nous nous ayez rejoint si fort à propos cette nuit?

--Voici, mademoiselle: je suppose qu'on ne nous avait logé à la Redoute
qu'en attendant qu'on nous eût préparé une autre demeure dans le collège
des Jésuites. Il fallait poser des barreaux de fer à la fenêtre de notre
dernier logis, ce qui devait prendre quelques jours. Vous vous souvenez
que le matin où je vous avais fait savoir que je serais prêt à m'enfuir
avec vous la nuit suivante, un piquet de soldate vint nous chercher à la
Redoute et nous emmena. Heureusement que monsieur et moi avions eu le
temps de cacher chacun une lime dans nos bottes, et que les gardiens de
la Redoute ne s'aperçurent pas que nous avions scié presque tout-à-fait
les barreaux de cette embrasure qui est revêtue d'une fenêtre au-dehors,
pour défendre le dedans du bastion contre le froid et la pluie. A
présent pourquoi nous changeait-on de prison? Était-ce parce qu'on nous
trouvait trop petitement dans la Redoute ou qu'on ne nous y pensait pas
assez en sûreté?...

--C'est plutôt pour ce dernier motif, interrompit Alice; car le
capitaine Evil savait d'avance que c'était Lisette qui vous avait porté
des armes aux casernes dont vous avez failli vous évader avec tous les
prisonniers bostonnais. Or comme la Redoute n'est qu'à une vingtaine de
pas de la maison, le capitaine aura craint, sans doute, le trop proche
voisinage de Lisette. Je m'étonne même qu'il ait pu vous laisser passer
plusieurs jours aussi près de nous.

--C'est que, voyez-vous, il n'y avait pas d'autres places libres dans le
moment. Les casernes, et les prisons sont encore remplies de Bostonnais,
et l'on ne voulait pas nous mettre avec les autres. On nous trouvait
apparemment trop dangereux et l'on voulait nous tenir au secret. Dans
tous les cas, je m'aperçus en entrant dans notre cellule, au collège des
Jésuites, qu'on nous y avait préparé un petit endroit soigné. La porte
était en chêne neuf, épaisse de trois pouces avec des plaques de fer en
dedans, et l'on avait eu la précaution d'en mettre cette fois les
pentures en dehors. Il ne fallait pas penser à nous sauver par-là. Je
vous assure que la chose n'était pas aisée non plus du côté de la
fenêtre. De gros barreaux de fer très rapprochés et croisés y formaient
un grillage des plus solides. Ils avaient un pouce et demi d'épaisseur,
n'étaient éloignés que de quatre pouces les uns des autres, et se
trouvaient reliés en travers par d'autres barres de fer. Pour nous
permettre de passer par-là, il fallait en couper cinq des plus longs et
six de ceux qui étaient en travers, tous en un seul bout, il est vrai,
puisque je pouvais les plier à l'autre extrémité ajouta bonnement
Tranquille qui ne paraissait rien trouver d'extraordinaire à cer tour de
force. Dès le premier soir nous nous mîmes pourtant à l'ouvrage. Mais
vous pouvez croire que cela nous a donné bien du mal. A la fin nos limes
ne mordaient plus et nous avions les mains en compote. Voilà pourquoi
nous avons mis tant de temps, et c'est encore une chance que nous ayons
pu finir si à point cette nuit!

--Oui, mon brave Célestin, reprit Alice, juste à temps pour me sauver la
vie! Car j'étais bien résolue à me faire tuer plutôt que de rester dans
la ville. Et je vois bien maintenant que jamais Lisette et moi nous
n'aurions pu nous sauver toutes seules. Sans vous je serais probablement
morte à l'heure qu'il est!...

Après avoir descendu le côteau Sainte-Geneviève, parcouru jusqu'au bout
la rue Saint-Vallier en gagnant la campagne, et dépassé les dernières
maisons en ruine de Saint-Roch, dont les murs fortement estompés à leur
base par les dernières ombres de la nuit qui rasaient la terre, se
déchiquetaient pittoresquement sur les premières clartés qui
blanchissaient le ciel à l'orient, les fugitifs s'avancèrent, à travers
les champs, dans la direction de l'Hôpital-Général près duquel était
assis le camp de l'armé américaine.

Comme ils allaient atteindre les avant-postes, le qui-vive d'une
sentinelle et le craquement de la batterie d'un mousquet les cloua sur
place. L'officier qui les accompagnait, éleva la voix, se fit
reconnaître et tous pénétrèrent aussitôt dans le camp où l'on apprit aux
fugitifs que le colonel Arnold et son aide-de-camp Marc Evrard étaient
partis pour Montréal depuis plusieurs jours.

L'officier bostonnais s'en alla trouver l'un de ses camarades qui était
de service, pour autoriser Alice et sa suivante à passer la nuit à
l'intérieur du couvent, ce qui leur fut aussitôt permis. La supérieure
accueillit gracieusement les jeunes filles et leur fit donner une
chambre où elles achevèrent de passer la nuit en se reposant des
fatigues et des émotions qui avaient accompagné leur fuite.

Le lendemain matin Alice qui se trouvait encore trop près de la ville,
et avait hâte de mettre son honneur sous la sauvegarde d'un époux,
résolut d'aller rejoindre Marc Evrard à Montréal.

Une voiture pour faire le voyage n'était pas chose facile à trouver dans
le camp. Heureusement qu'un habitant de Sainte-Foye qui était venu de
Bon matin vendre des provisions aux assiégeants offrit à Tranquille de
conduire les voyageurs en charrette jusque chez lui ou, moyennant un bon
prix il leur vendrait un cheval et une voiture.

Alice accepta avec empressement, et, tout en se préparant à partir, elle
fit venir l'officier qui l'avait protégée pour le remercier
cordialement.

Sur la demande d'Alice, Tranquille avait, avant de descendre dans le
fossé de la ville, enfoui dans les vastes poches de la capote de soldat
avec laquelle il avait été fait prisonnier les quatre cents louis d'or
emportés par la fiancée de Marc Evrard. En montant dans la charrette le
Canadien, après s'être assuré que son précieux fardeau ne lui avait pas
faussé compagnie, pensa que la jeune fille avait eu une fameuse idée
d'emporter autant d'argent avec elle, et qu'avec une pareille somme on
pouvait aller loin.

On arriva à Sainte-Foy de bonne heure dans la matinée. En vrai maquignon
Tranquille examina le cheval offert par le paysan, reconnut qu'il était
jeune encore, robuste et capable de fournir rapidement une longue
traite. Il eus soin de s'assurer aussi que la voiture, une de nos
calèches du bon vieux temps, à larges oreilles et à soufflet, pouvait
subir et faire endurer les mauvais chemins de la saison sans trop de
fatigue. Après en avoir débattu le prix avec le propriétaire, Tranquille
donna vingt-cinq louis pour le cheval, le harnais et la voiture.

Une fois assuré de continuer le voyage aussitôt qu'elle le désirerait,
Alice consentit à prendre quelque nourriture. Elle voulut que Tranquille
et Lisette, malgré leurs protestations, mangeassent avec elle. Lorsque
le déjeuner toucha à sa fin, elle dit à Tranquille:

--Si j'ai bonne mémoire, Célestin, je crois que vous témoignez depuis
longtemps de l'inclination pour Lisette.

Celle-ci rougit jusqu'aux oreilles, tandis que Tranquille balbutiait une
réponse qui n'état certes pas négative.

Eh bien, mes amis, reprit Alice, comme il faut éviter de faire parler
les mauvaises langues, nous allons passer par le presbytère où le curé
vous mariera sur-le-champ. Vous me permettrez, à cette occasion,
monsieur Célestin de donner cent louis de dot à Lisette en faible
reconnaissance du dévouement sans bornes qu'elle m'a montré.

Lisette se jeta aux genoux de sa maîtresse, et les larmes aux yeux,
voulut refuser. Mais Alice la releva en lui disant:

--Je le veux, ma chère lisette; seulement je regrette de ne pouvoir
faire davantage. Si le bon Dieu ne me punit pas trop sévèrement de la
faute que j'ai commise en quittant la maison de mon père et que mes
voeux se réalisent, je ferai plus pour vous par la suite. Ceci vous
permettra toujours de vivre en attendant que ton mari puisse se remettre
au travail.

Lisette embrassa la main de sa maîtresse, faveur que ce bon Tranquille
tout confus demanda à partager.

Une heure plus tard, le curé de Sainte-Foye, bénissait l'union de
Célestin Tranquille et de Lisette Fournier, dont le petit coeur stout
réjoui battait fort joyeusement après toutes les transes qui lavaient
saisi depuis quelques semaines. La compensation était si douce que
Lisette, oubliant ses récentes alarmes, se laissait ravir dans les
extases d'un bonheur aussi doux qu'il était imprévu, tandis que le curé
prononçait les paroles sacramentales.

Aussitôt que la cérémonie fut terminée, ils remontèrent en voiture,
Alice et lisette au fond, et Tranquille sur le devant de la calèche qui
partit au grand trot du cheval.

Célestin profitait du moindre prétexte pour tourner à chaque instant la
tête du côté de sa petite femme qui lui lançait de radieuses oeillades,
tandis que la pauvre Alice, en voyant cette interminable route
s'allonger devant elle, se demandait tristement si le bonheur
l'attendait au bout de la voie, ou si plutôt le malheur n'était pas
embusqué à quelque tournant du chemin, prêt à bondir sur elle comme un
bandit sur le passant.




                          CHAPITRE QUINZIÈME

                             UNE EXPIATION


La grosse cloche de la cathédrale sonnait à toute volée le dernier coup
de la grand-messe, et déjà, remplissant les rue ardemment éclairées par
le joyeux soleil de mai, les fidèles se hâtaient d'arriver à l'église.

M. et Mme Cognard, tout endimanchés, en vrais bourgeois qu'ils étaient,
et prêts à sortir, semblaient attendre quelqu'un avec la plus vive
impatience. Tandis que Cognard, le chapeau sur la tête, mâchonnait
quelques jurons en marchant de long en large dans la salle à dîner qui
donnait sur la rue Sainte-Anne, sa femme, debout devant la fenêtre,
regardait au dehors, les sourcils froncés et les yeux pleins d'éclairs.

--Es-tu bien sûre, dit pour la vingtième fois Cognard en s'arrêtant
derrière sa femme, qu'Alice n'est pas encore revenue de la basse messe?

--Quand je te dis que oui, répondit dame Gertrude en se tournant vers
son mari avec un mouvement d'impatience.

--As-tu été voir dans sa chambre?

--Non, mais la cuisinière vient encore de me répéter qu'Alice et
Lisette--qui ont dû sortir à bonne heure puisqu'elle-même ne sait pas
quand elles sont parties--ne sont pas encore de retour. Du reste, nous
en aurions eu connaissance, nous sommes debout depuis huit heures!

--Qu'est-ce que cela veut dire! s'écria Cognard que frappa du pied en
lâchant un de ses plus gros jurons.

En ce moment le marteau heurta violemment la porte de la rue.

Madame Cognard, qui depuis un instant tournait le dos à la fenêtre,
n'avait pu voir arriver personne.

--Enfin les voilà! grommela-t-elle en sortant dans le vestibule pour
aller ouvrir, et bien décidée à gourmander sa belle-fille. La bouche
toute pleine de méchants reproches, elle ouvrit brusquement la porte.
Mais au lieu de donner cours à sa colère, elle fit un pas en arrière et
resta la bouche géante. Pâle, essoufflé, tremblant d'émotion, un pied
sur le seuil, le capitaine Evil se dressait devant elle.

--Mademoiselle Alice est-elle ici? cria l'officier d'une voix étranglée.
Au nom de Dieu, répondez-moi! s'écria-t-il en faisant un pas dans le
vestibule.

--Je ne... sais pas... balbutia madame Cognard. Je vas aller... voir à
sa chambre.

Elle monte en courant l'escalier conduisant au premier étage, ouvre la
porte de la chambre de sa belle-fille, voit d'un coup d'oeil que la
pièce est vide, et, apercevant un papier placé bine en vue sur la
toilette, elle le saisit et lit en deux secondes ces mots qui y sont
écrits au crayon:

"Mon père, je n'ai pu me décider à épouser cet homme. Je pars,
pardonnez-moi!"

Comme une furie, madame Cognard bondit hors de la chambre et se
précipite dans le corridor. Mais aveuglée par la fureur, elle manque la
seconde marche, s'embarrasse les pieds dans sa robe traînante, tombe la
tête la première du haut en bas de l'escalier en jetant un cri terrible,
et le crâne ouvert, le cou rompu, elle reste étendue sans bouger par
terre.

Cognard accourt, la soulève dans ses bras, tout en jetant un coup d'oeil
sur le papier fatal qu'elle tient encore entre ses doigts crispés. Et
puis il s'affaisse sur lui-même en poussant des beuglements de douleur
et de rage... Il ne relevait qu'un cadavre... et sa fille était
partie...

Evil est aussi accouru. Il jette à son tour les yeux sur le papier
froissé, comprend tout, et, sans s'occuper ni de Cognard ni de la morte,
il sort de la maison en courant comme un fou.

Après l'alerte de la nuit précédente on avait trouvé près d'une
embrasure, à gauche du bastion des Ursulines, la sentinelle garrottée et
bâillonné par Tranquille. Quand on lui enleva le bâillon qui
l'étouffait, le factionnaire raconta comment il avait été désarmé et
réduit à l'inaction par deux hommes qui venaient de s'enfuir en
compagnie de deux femmes.

Cette nuit-là Evil n'était pas de service; il n'apprit qu'en se levant,
sur les neuf heures, les évènements de la nuit précédente. En
s'habillant, l'idée de ces deux femmes qu'on lui disait avoir quitté la
ville le tourmentait fort.

--Connaît-on les deux hommes? demanda-t-il à son ordonnance.

--Non, capitaine, pas encore.

Evil de plus en plus tourmenté par ses soupçons sortit en toute hâte et
s'en alla droit au collège des Jésuites. Quant il arriva à la chambre
qui, d'après ses ordres avait été transformée en cachot pour Tranquille
et son compagnon, le capitaine en trouva la porte ouverte. Le soldat à
qui il avait spécialement confié la garde des prisonniers se tordait les
bras en face de l'énorme grillage éventré. Evil poussa un hurlement,
renversa le soldat d'un coup de poing et courut chez Cognard.

On vient de voir ce qui l'y attendait.




                          CHAPITRE SEIZIÈME

      OU IL EST PARLÉ DE CERTAINES CHOSES ET DE QUELQUES AUTRES


Le matin du sixième jour de mai, entre quatre et cinq heures, un coup de
canon tiré de la rade éveilla en sursaut les bons habitants de Québec.
Quelques jours auparavant, les Bostonnais avaient lancé contre la ville
un brûlot qui après être venu assez près de la place pour terrifier les
habitants, était allé s'échouer, poussé par la marée, sur la batture de
Beauport où il avait fini de brûler avec plus de bruit que d'effet, et
de lancer sur la grève déserte ses bombes, ses grenades et ses fusées.

Or ce matin-là, les Québecquois en entendant ce coup de canon bientôt
suivi d'un seconde, d'un troisième et de plusieurs autres, crurent que
c'était un nouveau brûlot qui, cette fois-ci, éclatait devant la ville.
Aussi chacun s'élança-t-il hors du logis,

    ......................dans le simple appareil
    D'un _bourgeois_ que l'on vient d'arracher au sommeil.

Tout en recommandant son âme au Seigneur, chacun s'attendait à voir d'un
moment à l'autre le vaisseau maudit s'ouvrir, éclater comme un volcan et
vomir sur la ville des torrents de souffre et de goudron avec une
infernale pluie d'obus et de pots-à feu. Mais quelle joie sereine
n'inonda-t-elle pas le coeur de ces braves gens quand ils reconnurent
que c'était une frégate qui, bientôt suivie de plusieurs transports
anglais, jetait l'ancre devant la ville. On répondit à ces navires
libérateurs par plusieurs décharges d'artillerie, et l'on courut sur la
place d'armes pour saluer les troupes qui allaient débarquer.

Le général Carleton fit aussitôt descendre à terre les grenadiers et
cinq autres compagnies. Les grenadiers demandèrent au général la
permission d'aller déloger les Bostonnais de leur camp. Il y consentit,
fit prendre les armes à neuf cent hommes de la milice, et se mettant
lui-même à la tête de ces douze cents combattants, il sortit avec eux de
la ville. Du plus loin qu'ils les virent venir, les Bostonnais
commencèrent à détaler à toutes jambes, et, sans brûler une seule
cartouche, abandonnèrent tous leurs bagages, leur artillerie et leurs
munitions. La plupart même jetèrent leurs fusils. On prit aussi trois
pièces de canon, deux obusiers, des bombes, etc., qui étaient le reste
de l'artillerie des Bostonnais[31].

[Note 31: Mémoires de Sanguinet.]

Le blocus était levé.

Pendant ce siège, qui avait duré cinq mois, le feu de l'artillerie des
assiégeants n'avait tué qu'un enfant et blessé seulement deux matelots
dans la ville. Pour arriver à ce résultat les Américains avaient lancé
sur la place sept cent quatre-vingts boulets et cent quatre-vingts
bombes. Pendant le même temps la ville avait tiré, _y compris les coups
pour souffler les pièces_ dit ce bon Sanguinet, dix mille quatre cent
soixante six coups de canon et lancé neuf cent quatre vingt seize
bombes.

Croyez-vous que le grand empire de Russie produise jamais un chroniqueur
que, aussi consciencieux que Mtre. Sanguinet, puisse exactement
renseigner la postérité sur le nombre de coups de canon qui furent tirés
durant le siège de Sébastopol?...

Partie de Sainte-Foye dans la matinée, avec Tranquille te Lisette, Alice
n'arriva à Deschambault que fort avant dans la soirée. Après avoir
passé la nuit en cet endroit les voyageurs repartirent le lendemain
matin pour les Trois-Rivières, qu'il n'atteignirent qu'à une heure
avancée le soir du cinq mai. Ils reprirent leur route de bon matin le
jour suivant. Affaiblie pas sa maladie récente et par les émotions de
tut genre par lesquelles elle avait passé, Alice n'était guère en état
de supporter les fatigues d'un aussi long voyage que les mauvais chemins
du printemps rendaient plus pénibles encore. Elle avait si peu comptée
avec ses forces qu'elle perdit connaissance comme sa voiture traversait
la paroisse de la Pointe-du-Lac, qui est située à dix milles plus haut
que les Trois-Rivières. On conçoit quels furent l'effroi de Lisette et
l'embarras de Tranquille en voyant leur maîtresse en ce piteux état.
Heureusement qu'ils passaient en ce moment devant la maison d'un
cultivateur de la Pointe-du-Lac. Tranquille courut y demander
assistance. Le maître accourut à la voiture avec sa femme et aida
Tranquille à transporter à la maison la jeune fille évanouie. Là, après
une demi-heure de soins, Lisette et la maîtresse du logis parvinrent à
réchauffer et à ranimer la voyageuse qui reprit enfin des sens.

Le docteur La terrière, qui dirigeait alors les forges de Saint-Maurice,
dont la propriété appartenait à un M. Pélissier, et qui était bien connu
dans les paroisses environnantes où il donnait souvent ses soins
médicaux, étant venu à passer devant la maison, on l'y fit entrer. Après
avoir vu mademoiselle Cognard et s'être informé du but où tendant son
voyage, il la trouva si faible qu'il la déclara hors d'état de continuer
sa route et lui ordonna de prendre plusieurs jours de repos absolu.

Ce fut un coup de foudre pour la pauvre enfant qui sentait bien
elle-même l'impossibilité d'aller plus loin. Mais la hâte d'être réunie
le plus tôt possible à son fiancé lui fit aussitôt prendre un parti
extrême. Elle fit venir Tranquille auprès de son lit et lui dit:

--Mon bon Célestin, mouva allez remonter en voiture et vous rendre à
Montréal en toute diligence. Quant vous aurez trouvé M. Evrard,
dites-lui ce que j'ai fait pour lui. Qu'il se hâte de me rejoindre s'il
m'aime encore, pour venir ratifier devant Dieu la promesse qu'il m'a
faite de m'épouser. Comme ces bonnes gens d'ici veulent bien prendre
soin de moi, votre femme vous accompagnera.

--Pardonnez-moi, Mademoiselle, interrompit Lisette, je ne vous
abandonnerai pas dans l'état où vous êtes; Célestin ira seul à Montréal.

--Voilà qui est bien parlé, repartit Tranquille: je n'en serai que plus
pressé à revenir, avec M. Marc.

--Faites comme vous l'entendrez, mes amis, reprit Alice en souriant.

Après avoir embrassé sa petite femme qui, nous devons l'avouer, avait le
coeur bien gros, Tranquille remonta seul en voiture, et enveloppant son
cheval d'un grand coup de fouet, il partit à fond de train. Le brave
homme hésitait d'autant moins à suivre les ordres de sa maîtresse qu'il
se disait que les troupes américaines occupant la ville des
Trois-Rivières et tout le haut de la Province, la jeune fille n'avait
rien à craindre de la part du capitaine anglais renfermé dans les murs
de Québec. Le brave homme était loin de penser que dans ce moment même,
l'arrivée de la flotte anglaise dans le port de la capitale déterminait
la levée du siège, et que la débandade des troupes américaines qui
commençait, allait bientôt amener aux Trois-Rivières les troupes
royalistes lancées à la poursuite des Bostonnais.

Malgré le désir que nous avons de ne plus nous séparer un instant de nos
principaux personnages, certains faits sont là qui se pressent derrière
nous et réclament impérieusement la place qu'ils doivent occuper dans ce
récit.

La nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite précipitée
des troupes américaines parvint aux Trois-Rivières dans la soirée du
7 mai [32]. Elle y causa un grand émoi parmi les Bostonnais et ceux des
habitants qui avaient pris fait et cause pour le Congrès. Plusieurs
jours s'écoulèrent cependant avant que le général Thomas qui, dès le
commencement de mai, avait succédé à Wooster comme commandant en chef de
la division qui assiégeait la capitale, arrivât aux Trois-Rivières avec
les fuyards. Il s'était arrêté à Deschambault pour attendre des renforts
dont on lui avait annoncé l'arrivée prochaine. Le congrès venait en
effet de diriger quatre mille hommes de troupes fraîches sur le Canada.
Après avoir attendu en vain les secours qu'on lui promettait, Thomas se
voyant serré de près par les troupes anglaises qui commençaient à
remonter le fleuve, en haut de Québec, se replia sur les trois rivières,
ou il arriva le quinze mai. Le lendemain il s'embarqua en bateau pour
Sorel, laissant aux Trois-Rivières environ six cents hommes.

Dans l'après-midi du vingt-et-un, certain courrier apporta la nouvelle
que les royalistes avaient repris Montréal aux Américains, et qu'ils
avaient massacré tous les Bostonnais, ainsi que les Canadiens partisans
du Congrès, qui leur étaient tombés sous la main[33].

[Note 32: Journal de Badeaux.]

[Note 33: Journal de Badeaux.]

Les troupes américaines s'empressèrent aussitôt d'évacuer Trois-Rivières
en s'embarquant pour Sorel.

Cette rumeur de la prise de Montréal était fausse, et ce qui y avait
donné lieu c'était l'affaire des Cèdres, où le capitaine anglais Forter,
du 8e régiment, à la tête de deux cent quarante soldats et sauvages,
avait d'abord forcé le major américain Butterfield à se rendre avec les
trois cents hommes qu'il commandait et contraint, le lendemain le major
Sheborne qui venait de Montréal avec une centaine d'hommes au secours de
Butterfield, à déposer aussi les armes.

Retenus par les vents contraires, les vaisseaux sur lesquels les troupes
royales remontaient le fleuve n'arrivèrent aux Trois-Rivières que dans
la journée du 3 juin, pendant laquelle les royalistes reprirent
possession de cette ville.

Ces détails étant donnés, pour la plus grande intelligence des faits
qui vont suivre, rien ne nous empêche plus de rejoindre mademoiselle
Cognard à la Pointe-du-Lac, où la nouvelle des revers essuyés par les
troupes américaines l'était venue trouver en lui causant les plus
tristes appréhensions sur l'avenir que lui préparait ces évènements si
funestes à la cause de son fiancé.




                         CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

                               SURPRISES


Alice avait calculé que Tranquille prendrait tout au plus deux jours
pour se rendre à Montréal autant pour en revenir, et peut-être encore
deux autres journées pour trouver Marc, ce qui faisait six jours
d'attente. Aussi vit-elle s'écouler la première semaine sans trop
d'inquiétude et d'alarmes. Cependant dès la cinquième journée, elle
s'était postée à l'une des fenêtres qui donnaient sur le grand chemin et
sur le lac Saint-Pierre pour y guetter l'arrivée de son fiancé, espérant
que grâce à la diligence de Tranquille, elle les verrait accourir tous
deux, même avant le temps qu'elle avait fixé pour leur retour. Mais
quand la huitième journée fut passée sans que rien n'annonçât l'arrivée
prochaine de celui pour qui elle avait tout sacrifiée, une cruelle
angoisse pénétra dans son âme, pointe d'abord acérée mais ténue, et qui
alla se dilatant peu à peu et lui traversant le coeur avec d'affreux
déchirements.

Qui pourrait décrire chacune des pulsations douloureuses de ce coeur
sensible et meurtri, pendant les longues heures qu'elle passait à la
fenêtre de la chaumière, les yeux fixés sur la poussière grise du
chemin, ou sur l'horizon où s'estompait le dernier plan des eaux du lac
assoupi? Qui espérait pénétrer d'un regard certain sous ce petit front
de jeune fille et y saisir chacune des tristes pensées qui s'y agitaient
avec ce tourbillonnement confus que donne la fièvre de l'attente? Quelle
main serait assez téméraire pour oser retracer ces idées innombrables et
agitées comme les milliers d'atomes que l'on voit tourbillonner dans un
mince rayon de soleil?

De temps à autre, le dernier détour rétréci du chemin s'animait à
l'apparition de quelque passant. Alors l'oeil anxieux de la jeune fille
se fixait sur ce point mouvant qui grandissait et prenait une forme plus
distincte en se rapprochant. Mais hélas! ce n'était toujours que quelque
paysan qui apportait sur sa charrette son grain au moulin seigneurial
des Montour, dont on entendait à distance le sourd grondement, ou
quelque courrier bostonnais qui, venant de Montréal, se rendait en toute
hâte aux Trois-Rivières. Tantôt une tache noirâtre tranchant sur l'azur
du lac et du ciel se dessinait légèrement sur l'horizon; petit à petit
ce point grossissant s'abaissait sous le ciel et rentrant de plus en
plus dans la grande plaine du lac, comme un oiseau de mer qui après
avoir plané dans l'espace descend lentement sur les eaux. A mesure
qu'elle se rapprochait le mouvement d'une embarcation s'accentuait au
balancement uniforme des vagues qui se soulevaient et s'abaissaient
comme le sein d'une femme endormie. Mais toujours l'embarcation
doublait, sans y toucher, la Pointe-du-Lac, sa proue fendant l'eau
profonde dans la direction des Trois-Rivières.

Ainsi s'écoulèrent des jours et des semaines. Toujours assise à la même
place, Alice immobile ressemblait, dans sa pose attristée, à une statue
du désespoir muet et résigné. C'est à peine si les premiers feux de
l'aurore qui venaient illuminer les vitres, colorant ses joues d'une
rougeur momentanée, semblaient y jeter une fugitive lueur d'espérance
qui pâlissait sous la lumière plus blanche du jour, et finissait par s'y
éteindre tout à fait quand la nuit venait à tomber sur le lac
assombri.

Ce taciturne désespoir se changea cependant en angoisse fébrile, quand
la nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite des
Bostonnais parvint à la Pointe-du-Lac, angoisse qui devint frayeur
mortelle, quand Alice vit passer, dans la journée du 21 mai, les bateaux
emmenant à Sorel les dernières troupes américaines qui venaient
d'évacuer les Trois-Rivières. Et puis enfin lorsque, dans la soirée du
six juin, elle apprit que les troupes anglaises avaient repris
possession des Trois-Rivières depuis, l'avant-veille, sa terreur fut à
son comble.

--Partons, Lisette! s'écria-t-elle en éclatant en sanglots, partons sans
retard! _L'autre_ est plus près de moi, je sens son influence fatale qui
se rapproche et me menace. Oh! oui, fuyons cet homme avant qu'il ne
m'ait rejointe, car je sens déjà les approches de la mort qui marche
avec lui!

--Mais où aller? mon Dieu! dit Lisette en pleurant.

--Droit devant nous, et ne nous arrêter que vaincues par la fatigue et
si éloignées de lui qu'il ne puisse pas nous atteindre!

En ce moment se fit entendre au loin dans la nuit tombante le galop
furieux d'un cheval dont les pieds ferrés heurtaient avec rage les
pierres du grand chemin. En face de la maison le cheval s'arrêta net; le
cavalier qui le montant sauta à terre, s'élança sur le seuil, ouvrit
brusquement la porte et demanda d'une voix haletante:

--Est-ce ici que demeure Jean Gagnier?

Avant que le maître eut eu le temps de répondre, un cri de femme, cri
surhumain de la passion qui éclate en transports, fit tressaillir la
maison.

--Marc!...

--Alice!... répondit Evrard en se précipitant vers sa fiancée qui
fléchit sur ses genoux et tomba pâmée dans les bras de son amant.

Et dans l'ombre où était plongé la chaumière, retentit un de ces
baisers ardent où les âmes semblaient s'étreindre et se confondre.

--Femme! cria le maître de la maison en battant le briquet pour faire de
la lumière, prépare le souper de Monsieur qui me paraît avoir fait une
rude journée et doit avoir une faim à dévorer les pierres!

--Mais pourquoi donc as-tu tant tardé?... demandait Alice à Marc. J'en
ai failli mourir!

--Ah! pourquoi, pourquoi?... Alice, parce que la fatalité qui semblait
s'acharner à nous séparer, a voulu que je ne fusse pas à Montréal quand
Tranquille y est arrivé à ma recherche.

--Mais, demanda timidement Lisette, est-ce qu'il n'est pas avec vous?

--Tiens, ma bonne Lisette, c'est toi! repartit Evrard. Non, Célestin ne
m'accompagne pas. Mais rassure-toi, il n'en est pas moins bien portant.
Il sert d'éclaireur à un parti d'Américains qui descends en ce moment
pour venir reprendre l'offensive aux Trois-Rivières. Tu le verras
probablement après-demain.

--Mais où étiez-vous donc? demanda de nouveau Alice à son fiancé en
évitant cette fois de le tutoyer.

--Voici, ma chère Alice, répondit Marc qui s'assit en attirant doucement
la jeune fille auprès de lui. Sachez d'abord que, vers le milieu
d'avril, j'appris au camp de l'Hôpital-Général, devant Québec, que votre
mariage avec le capitaine Evil était fixé au commencement de mai. Les
détails qu'un déserteur de la ville--frère des couturières que madame
Cognard employait à la confection de votre trousseau de mariée--me donna
à ce sujet, ne m'ayant laissé aucun doute sur la réalité du fait, je
suivis le premier mouvement que détermina mon désespoir, et je partis
pour Montréal avec le colonel Arnold, bien décidé de saisir la première
occasion de me faire tuer.

--Marc! fit Alice avec un accent de doux reproche.

Evrard prit la main de la jeune fille, la serra dans la sienne et
poursuivit:

--Arrivé à Montréal j'y dus passer plusieurs jours dans une inaction
complète. On ne s'y battait pas plus qu'à Québec. Je languissais dans
une attende désespérante, quand j'appris que le major américain
Sheborne allait quitter Montréal, pour se porter au secours du major
Butterfield qu'un détachement anglais menaçait aux Cèdres. Je compris
qu'on allait se battre sur ce point et demandai au colonel Arnold
l'autorisation de suivre Sheborne. Le colonel, qui a beaucoup
d'affection pour moi, tenta d'abord de me retenir, et voyant que ce
serait me désobliger que de se refuser à ma demande, il me permit
d'accompagner le major. Nous n'étions que cent hommes. Nous arrivions
aux Cèdres lorsqu'un parti de sauvages, qui combattait sous les ordres
du capitaine anglais, Foster, à qui Butterfield s'était rendu la veille,
nous attaqua à l'improviste. Surpris, les nôtres se rendirent après
quelques minutes de combat. Comme la mort n'avait pas encore voulu de
moi et que ce que je craignais le plus au monde c'était la captivité,
j'opposai une résistance désespérée aux sauvages qui voulaient s'emparer
de moi, et je parvins à leur échapper après une course furieuse à travers
les bois. Plusieurs jours s'écoulèrent avant que je pusse regagner
Montréal, où j'arrivai tellement épuisé de fatigue que je dus m'arrêter
à l'une des premières maisons de la ville; je succombais de lassitude.
Il me fallut passer une couple de jours dans cette maison hospitalière.
Pendant ce temps, Tranquille aux abois battait la ville et la campagne
pour me trouver. Le mauvais sort qui me poussait toujours avait voulu
que ce pauvre Célestin ne pût me trouver en arrivant à Montréal, vu que
le colonel m'avait alors envoyé porter un message aux troupes cantonnées
à Sorel. Nous nous étions croisés en chemin, et Tranquille n'avait pu
parler à Arnold qui s'en était allé à Longueil, le même jour que
j'étais parti pour les Cèdres. Enfin, ce n'est qu'avant hier que ce bon
serviteur a réussi à me rejoindre. Encore n'ai-je pu partir
immédiatement, le colonel s'étant de nouveau trouvé absent de la ville
en ce moment-là. Comme je relève directement de lui, il m'a fallu
attendre son retour pour obtenir la permission de venir ici. J'ai
d'autant plus facilement reçu cette autorisation que je dois commander
un détachement de troupes qui descendent en ce moment pour s'emparer des
Trois-Rivières.

--Quoi! s'écria Alice, faudra-t-il qu'à peine arrivé près de moi, vous
me quittiez encore pour aller vous exposer à la mort?

--Quant à me battre, ma chère Alice, il le faut. Mais pour ce qui est de
mourir, je vous assure que je n'en ai plus aucune envie. Non, je vivrai,
je le sens et je le dois puisque demain matin vous serez ma femme.

--Et bien alors, repartit Alice, vu que j'ai tout quitté pour vous et
que vous voulez bien m'épouser, vous ne saurez m'empêcher de vous suivre
partout où vous irez désormais. Puisque vous allez combattre je vous
accompagnerai. Oh! ne dites pas non, car j'en ai'le droit voyez-vous!

Il y avait tant de décision dans ces paroles de sa fiancée que Marc vit
tout de suite qu'il serait inutile de vouloir la détourner de son
dessein. Il dut même lui promettre sur l'heure qu'elle le suivrait
partout dans sa vie aventureuse.

Nous laisserons les heureux amants passer en un délicieux tête-à-tête
cette soirée qui les voyait réunis après tant de traverses et de
souffrances, et nous nous contenterons d'ajout que lorsqu'Alice se fut
retirée dans sa chambre, Marc se fit dresser un lit dans la pièce
voisine, en ayant soin de placer près de lui ses pistolets et son épée;
le voisinage des Anglais, maîtres des Trois-Rivières, rendait ces
précautions plausibles dans le cas où le capitaine Evil eût été informé
de la présence d'Alice à la Pointe-du-Lac et rodât aux environs, ce qui
n'était pas impossible.

La nuit s'écoula sans qu'aucun incident vint en troubler le calme. Le
jour se leva froid et sombre. Le vent soufflait violemment soulevant les
eaux grisâtres du lac et chassant devant soi d'épaisses nuées pleines
d'orage.

--Nous allons bientôt avoir du gros temps fit le maître en ouvrant la
porte de son logis.

--Vous croyez? dit quelqu'un derrière lui.

C'était Marc Evrard que venait de se lever.

--Oui, Monsieur, reprit l'autre.

--Dites donc, mon ami, repartit Marc, voulez-vous nous rendre un grand
service à mademoiselle Cognard et à moi?

--Comment, Monsieur? mais bien sûr, du moment que ça m'est possible.
Qu'est-ce qu'il faut faire?

--Nous voulons nous marier ce matin, et, comme nous n'avons aucune
connaissance ici, je vous demanderai de vouloir bien servir de père à
mademoiselle et de prier l'un de vos voisins de me rendre le même
office. J'ai sur moi tous mes papiers, et mademoiselle Cognard a eu soin
d'obtenir son extrait de baptême avant de quitter Québec. Vous voyez que
nous somme en état de satisfaire aux formalités requises et que vous ne
risquez rien, mademoiselle étant majeure, du reste, et moi aussi.
Avez-vous aucune objection à nous obliger?

--Certes, non, Monsieur. Pauvre chère demoiselle, va-t-elle être assez
heureuse? Elle en bien pleuré, allez, en vous attendant et vous pouvez
vous vanter d'être joliment aimé! A quelle heure voulez-vous que la
cérémonie se fasse?

--Bien matin, afin de moins attirer l'attention des curieux. A quelle
heure votre curé dit-il sa messe?

--A sept heures, Monsieur

--C'est bon, va pour sept heures.

--Monsieur voudra bien m'excuser alors; il est passé cinq heures, et il
faut que je m'endimanche un peu et que j'aille prévenir le curé et votre
témoin. Mais, Monsieur, croyez-vous que notre curé va vous marier comme
ça sans publication de bans, et sans toutes les autres cérémonies qui
ont coutume de précéder le mariage?

--Ceci me regarde, reprit Evrard, et à ce propos je crois qu'il vaut
mieux ne pas prévenir le curé. Un peu avant la messe nous nous rendrons
tous ensemble à la sacristie, et pendant qu'il sera occupé à se revêtir
de ses habits sacerdotaux, nous nous rapprocherons sans bruit du curé,
et... vous me laisserez faire; tout ira bien.

--Damne... Monsieur, fit le paysan qui se gratta l'oreille (il n'y
voyait pas bien clair en tout cela), du moment que vous m'assurez que
vous ne me mènerez pas à mal, je suis prêt.

--Je réponds de tout, dit Evrard, d'un ton d'autorité qui acheva d'en
imposer au paysan.

Celui-ci sortit.

Marc aperçut la maîtresse du logis; il allait la prier d'éveiller Alice,
mais la voix joyeuse de Lisette qu'il entendit en ce moment répondre à
sa maîtresse, lui prouva que sa fiancée n'avait guère en ce moment plus
sommeil que lui. Il se contenta de dire à la bonne femme qu'elle voulût
bien aller demander à la jeune fille de se tenir prête à sortir sur les
six heures et demie.

Il était près de sept heures lorsque Marc et Alice, suivis de leurs
témoins, pénétrèrent dans la sacristie. Le curé qui passait sa chasuble
et leur tournait le dos, ne les vit pas entrer. S'il les entendit, il ne
leur prêta aucune attention. Evrard fit signe aux témoins de le suivre,
et, tenant sa fiancé par la main, il s'approcha du prêtre aux pieds
duquel il s'agenouilla en disant:

--Monsieur le curé, je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme.

Avant que le curé--il s'était retourné tout surpris--n'eût eu le temps
de dire un seul mot, Alice à qui Marc avait fait la leçon, s'cria à son
tour:

--Monsieur le cure, je prends Monsieur Marc Evrard pour mari.

--Mais en vérité... en vérité..., mes enfants, qu'est-ce que cela veux
dire? que me voulez vous? balbutia le curé ahuri.

--Je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme, reprit Marc.

--Je prends Monsieur Marc Evrard pour mari, répéta la voix d'Alice.

Evrard savait que dans certaines parties de l'Europe, surtout en
Italie, les mariages contractés de la sorte étaient tenus pour valides,
et il s'était servi de cet expédient pour aplanir tous les obstacles et
arriver plus sûrement et plus vite à son but. De son côté le curé
n'était pas sans savoir que l'église romaine regardait comme valides les
mariages ainsi contractés[34]. Aussi ajouta-t-il en revenant de sa
première surprise:

--Relevez-vous, et pourvu que vous me puissiez constater votre identité
je bénirai publiquement votre union à l'église.

[Note 34: "Ces sortes de mariages étaient alors et furent jusqu'à nos
jours tenus pour valides. Toutefois, comme on ne recourait à un tel
expédient que lorsqu'on avait trouvé quelque obstacle ou quelque refus
dans les voies ordinaires, les prêtres mettaient tous leurs soins à
échapper à cette coopération forcé; et quand un d'eux venait à être
surpris par un de ces couples accompagné de témoins, il tentait tous les
moyens possibles de lui échapper. Seulement du moment qu'il avait
entendu les paroles, le mariage était bel et bon et sacré comme s'il
avait été béni par le Pape." Manzoni, _Les Fiancés_]

--Voici nos papiers, ils sont en règle, dit Marc Evrard.

Plusieurs curieux, avertis d'avance par les témoins, envahissaient la
sacristie et ouvraient des yeux démesurés. Alice, qui sentait tous ces
regards fixé sur elle, rougissait jusqu'au front. Bien qu'un peu ému,
Marc donna au curé toutes les explications que celui-ci crut devoir lui
demander sur les circonstances que l'avaient placé dans l'obligation de
recourir à des moyens si peu ordinaires. Il lui démontra combien il
serait inutilement cruel et dangereux de leur refuser de ratifier par le
sacrement l'engagement solennel qu'ils venaient de prendre devant lui.
Le scandale ne serait-il pas plus grand s'il refusait d'unir
solennellement deux personnes qui venaient de se jurer d'être pour
toujours l'une à l'autre, et qui ne voudraient certainement plus se
séparer? Il conclut en disant qu'il n'y avait du reste point de temps à
perdre, bu qu'il s'attendait d'un moment à l'autre à être appelé à
combattre.

Le curé se rendit à ces raisons et enjoignit aux deux fiancés d'aller
l'attendre à l'église.

--Entrez par ici, leur dit-il, en désignant la porte de communication
intérieure, voulant leur éviter l'ennui de passer au milieu du groupe
d'indiscrets qui se pressaient en arrière de la sacristie.

La cérémonie du mariage se fit comme à l'ordinaire, et une demi-heure
après mademoiselle Cognard était devenue madame Evrard devant Dieu et
devant les hommes. Les deux nouveaux époux retournèrent à la sacristie
pour signer l'acte de mariage, tandis que les curieux, dont le nombre
avait considérablement augmenté, sortaient de l'église en ayant bien
soin de se tenir tous prêts de la porte afin de voir repasser les
mariés.

En ce moment une chaloupe, qui venait de traverser de Nicolet après
avoir bien fatigué sous la forte brise du nord-est qui soufflait ce
matin-la, atteignait le rivage, en face de l'église de la Pointe-du-lac.
Trois hommes montaient cette embarcation. Quand elle eut touché la
grève, l'un d'eux sauta à terre, et, après avoir payé les deux autres et
leur avoir signifié qu'ils n'eussent pas à l'attendre, il monta la rive
vers l'église. A la vue du rassemblement qui s'était fait aux abords de
la grand'porte, il sembla d'abord hésiter quelque peu; mais il se remit
aussitôt et dirigea ses pas du côté du groupe. C'était un étranger. En
l'apercevant, l'un de ceux qui formaient l'attroupement fit deux pas
vers lui; l'étranger le rejoignit et voyant à l'air obséquieux du paysan
qu'il en tirerait ce qu'il voudrait, il pris un louis, lui glissa dans
la main, et lui demanda en français mais avec un accent anglais assez
prononcé:

--Peux-tu me dire, mon ami, si l'on a eu connaissance que deux jeunes
filles soient passées dernièrement par ici, en compagnie d'un jeune
homme et d'un autre de trente-cinq à quarante ans?

--Il y a bien, en effet, Monsieur, deux jeunes filles ou femmes qui nous
sont venues d'en bas de Québec, à ce qu'on dit, à tel point qu'elles
sont encore ici, et que c'est Jean Gagnier qui les héberge.

--Elles sont ici! s'écria l'étranger.

--Oui, et depuis plusieurs semaines. C'est une bonne affaire pour
Gagnier, car il saura se faire payer leur pension un bon prix. Il y en a
une, la maîtresse, qui a bien de l'argent, à ce qu'il paraît.

--Où demeure ce Gagnier?

--Là-bas, voyez-vous, cette maison blanche à pignon rouge, avec une
rangée de peupliers en avant. Mais si vous voulez voir ces deux
demoiselles ou plutôt ces deux dames, puisqu'on dit que la servant avait
déjà son mari en arrivant ici, et que la maîtresse a aussi le sien, à
l'heure qu'il est, voici qu'elles vont bientôt sortir de l'église.

--Comment! mariée, la maîtresse, dis-tu?

--Oui, pardié! mais il faut dire qu'il n'y a pas longtemps, puisqu'ils
ne sont pas encore sortis de l'église, et que nous attendons ici les
nouveaux mariés pour les voir passer.

Au même moment Marc Evrard, donnant le bras à sa femme, sortait radieux.
Lisette les suivait à distance.

--Damnation! cria l'étranger, en anglais cette fois-ci.

Cette exclamation dut dominer les rumeurs de la foule, car Evrard, sa
femme et Lisette tournèrent simultanément la tête du côté qu'elle était
partie.

Lisette fut cependant seule à apercevoir celui qui avait poussé ce cri
involontaire. Elle pâlit.

D'un bond l'étranger se jeta au milieu du groupe de paysans et releva le
collet de son manteau de panière à s'en cacher la figure.

Alice jetait des regards inquiets du côté du rassemblement.

--Les voilà, Monsieur, si vous voulez leur parler, dit le paysan à qui
l'étranger s'était adressé.

--Silence! fit celui-ci en lui serrant le bras avec force.

Les mariés s'éloignèrent en se dirigeaut vers la maison de leur hôte; ce
dernier les suivait avec l'autre témoin.

L'étranger tira son interlocuteur à l'écart:

--Veux-tu gagner de l'argent, beaucoup d'argent? lui demanda-t-il.

--Pardine! je crois bien, répondit l'autre avec avidité.

--Comment te nommes-tu?

--Antoine Gauthier.

--A quel parti appartiens-tu?

--Quand les Bostonnais étaient les maîtres ici, j'étais pour eux. A
présent qu'ils sont partis je suis pour les autre, répondit effrontément
le paysan.

--Voici bien le coquin qu'il me faut, pensa l'étranger.--Tu n'es donc
pas trop mal vu des Bostonnais? reprit-il.

--Je crois bien, Monsieur; tout le temps qu'ils ont été ici je leur ai
rendu comme ça plusieurs petits services... que je me suis bien fait
payer, du reste.

--Bien. As-tu un cheval et une voiture?

--Oui, Monsieur.

--Cours les chercher. Tu viendras me prendre à quelques arpents plus bas
que l'église. Je vas passer par la grève pour ne pas être vu des gens de
la maison Gagnier. Tu me conduiras aux Trois-Rivières. En chemin je
t'exposerai ce que j'attends de toi. Si tu me promets de m'obéir en tous
points je te compterai cinquante louis quand nous serons rendus aux
Trois-Rivières. Dans trois jours si tu m'as satisfait je t'en donnerai
encore autant, sinon plus.

--Vous voulez rire de moi, Monsieur?

--Est-ce que j'ai l'air d'avoir envie de rire? repartit l'étranger que la
rage étranglait.

--Certes, au contraire, Monsieur.

--Et bien, va!

Gauthier partit comme une flèche. L'attroupement s'était dissipé;
l'étranger restait seul.

--Ah! vous m'avez joué, s'écria-t-il avec un geste menaçant dirigé du
côté de la maison où Marc et Alice venaient d'entrer, et votre
réjouissance provient de ma défaite. Eh bien, votre bonheur ne sera pas
long! c'est James Evil qui vous le dit!

Tout en grommelant de sourdes menaces il s'éloigna à grands pas.

Evil qui, depuis le jour où Alice avait quitté Québec pour suivre Marc
Evrard, ne vivait plus que pour la vengeance, était monté aux
Trois-Rivières avec les troupes royales, bien décidé de tout tenter pour
rejoindre Evrard et le sacrifier à sa haine. Ignorant où était son
ennemi et pensant qu'Alice était avec lui, dans le dessein de les
retrouver il avait obtenu la liberté de quitter Trois-Rivières et
d'aller battre les campagnes, sous le prétexte de reconnaître la
position des Américains que leurs partisans disaient devoir bientôt
descendre en force vers la capitale pour y reprendre l'offensive. Comme
il savait que la division la plus avancée des troupes américaines
occupait Sorel, il s'était fait traverser sur la côte sud qu'il avait
remontée jusqu'à la rivière Saint-François. Après avoir failli tomber au
milieu de l'avant-garde de la division Thompson, il s'esquiva non sans
avoir appris, toutefois--dame rumeur se plaisant toujours à grossier les
événements--que toutes les forces américaines s'en allaient s'emparer de
la ville des Trois-Rivières et qu'elles traverseraient à la
Pointe-du-Lac. Il comptait bien que Marc Evrard se trouverait avec ce
corps d'armée; aussi ne songea-t-il nullement à pousser plus loin sa
reconnaissance et redescendit-il en toute hâte à Nicolet, tout en
ruminant le moyen de faire tomber les Américains dans une embuscade, et
de s'emparer de la personne de Marc Evrard. Il avait déjà formé le plan
de s'aboucher avec quelque habitant de la Pointe-du-Lac lorsqu'il aborda
en cet endroit. Ce qu'il y vit ne fut pas de nature à calmer le
paroxysme de sa rage. Un instant il songe à se précipiter sur Evrard et
à le poignarder sous les yeux de sa femme. Mais il se ravisa aussitôt en
pensant à ce que ce dessein offrit de dangereux dans son
accomplissement, et se contint devant la perspective d'une vengeance
plus raffinée.

Lorsque Gauthier le rejoignit avec sa voiture, Evil était tout souriant.
Il sauta vivement sur le siège, à côté du conducteur, qui, sur l'ordre
impératif qu'il reçut, lança son cheval à toute vitesse dans la direction
des Trois-Rivières.

--Mon Dieu! disait en ce moment Alice qui se pressait palpitante
d'effroi sur la poitrine de son époux, c'est lui, c'est Evil... Lisette
l'a reconnu!

--Qu'importe? cher ange! répondit Evrard qui la serra dans ses bras en
laissant tomber sur elle un regard de tendresse ineffable, où se lisait
aussi la fière résolution de se défendre vaillamment le cher trésor
qu'il avait eu tant de peine à conquérir, qu'importe qu'il soit ici ou
ailleurs? Ne suis-je pas toujours là, maintenant, pour te défendre?

--Oh oui! toujours, n'est-ce pas? Je te suivrai partout. Jamais tu ne me
laisseras seule?

--Non, jamais plus, ma bien-aimée!

Les chers enfants ayant bien des choses à se dire, le lecteur voudra
bien se retirer discrètement avec nous et les laisser tout entier à leur
bonheur.

Dans le cours de la nuit suivante, dix-huit cents Américains, sous le
commandement du général Thompson, traversèrent de Nicolet à la
Pointe-du-Lac. Leur dessein était d'attaquer Trois-Rivières à
l'improviste, et ils avaient formé le plan de passer, la même nuit, par
les bois pour arriver sur la ville du côté nord du Coteau
Sainte-Marguerite. Les nommés Larose et Dupaul[35] qu'ils avaient pris
pour guide et qui se tenaient à l'avant-garde ne connaissaient pas bien
les bois qui s'étendaient au nord du coteau, et ne savaient vraiment
trop comment s'y prendre pour arriver inaperçus en arrière de la ville
par le chemin que nous venons d'indiquer. Comme ils débarquaient de l'un
des premiers bateaux qui venaient de prendre terre à la Pointe-du-Lac,
ils entrevirent à la faveur des premières clartés de l'aube, un homme
de leur connaissance, Antoine Gauthier, qui rôdait sur le rivage.

[Note 35: Mémoire de Berthelot.]

--Tiens, dit Dupaul, voilà bien Antoine Gauthier, tâchons qu'il nous
aide à sortir d'embarras.--Antoine, hé! viens donc par ici, qu'on te
parle un peu.

L'autre s'approcha mais avec si peu d'empressement que les deux guides
crurent s'apercevoir qu'il ne serait pas aisé de persuader à Gauthier de
marcher avec eux.

--Dis donc, Antoine, fit Larose, es-tu toujours pour la bonne cause?

--Oui, si vous entendez celle du plus fort. C'est toujours la meilleure,
mon vieux.

--A ce compte-là tu tiens à présent pour les Anglais?

--Oui, depuis qu'ils sont les maîtres ici et que les Bostonnais ont le
dessous.

--Alors tu seras avant longtemps de nouveau pour nous.

--Comment ça? demanda Gauthier que prit l'air le plus niais qu'il put
trouver.

--Combien y a-t-il d'Anglais aux Trois-Rivières à l'heure qu'il est?

--Sept mille! [36]

[Note 36: Mémoire de Berthelot.]

--Rien que ça! repartit Larose avec effronterie. Eh bien, apprends, mon
vieux qu'avant demain il y aura dix mille Américains devant
Trois-Rivières.

--Pas possible! s'écria Gauthier avec un geste d'étonnement accompagné
d'un air de crédulité bien marqué.

--C'est comme je te le dis. Aussi fais-tu mieux de rechercher
aujourd'hui l'amitié des vainqueurs de demain. C'est le bon temps de
lâcher les autres.

--Vous avez beau dire, reprit Gauthier en redevenant incrédule, vous
n'êtes pas encore les maîtres.

--N'aie pas peur, mon vieux, c'est tout comme. Tiens écoute, Antoine, tu
serais bien bête de rester avec des gens sur lesquels nous marcherons
demain. Et puis, si tu veux, il y a ici pour toi de l'argent à gagner.

--Peuh!

--Ne fais pas le dégoûté. Sais-tu combien nous avons pour guider les
Bostonnais jusqu'aux Trois-Rivières? Dix louis chacun, mon vieux. Hein!
qu'en dis-tu?

--Sacrédié!

--Ah! ah! c'est assez joli, n'est-ce pas? Veux-tu en gagner autant cette
nuit?

--Moi?...

--Oui, toi. Écoute: le général Thompson nous avait demandé de mener les
troupes à la ville par le chemin du roi. Notre argent était facile à
gagner. Mais ne voilà-il pas qu'il s'est avisé cette nuit d'attaque la
ville par surprise, et de passer en arrière du Coteau Sainte-Marguerite,
pour arriver sans être vu sur la place. Cela nous met dans l'embarras,
puisque ni Dupaul, qui est de Machiche, ni moi qui suis de la
Rivière-du-Loup[37], ne connaissons le bon chemin à prendre à travers les
bois. Veux-tu nous servir de guide, tu seras payé comme nous?

[Note 37: Mémoire de Berthelot]

Après s'être fait prier suffisamment, Antoine Gauthier finit par
accepter un office pour lequel il était du reste grassement payé par le
capitaine Evil. C'était un rusé compère!

Sur les quatre heures du matin, au moment où les troupes, après avoir
mis pied à terre, se formaient en ligne et allaient se mettre en marché,
trois personnes sortirent de la maison de Jean Gagnier. A distance on
aurait dit trois hommes, à en juger par leurs vêtements. Mais à mesure
qu'ils se rapprochaient la démarche du plus petit vous eût semblé étrange.
Non, certes, ce n'était point là l'allure libre et le pas dégagé d'un
homme. Le pied ne se relevait pas brusquement de terre, mais y glissait
plutôt, et les hanches, plus développés que celles d'un homme, ondoyaient
à chaque pas avec une grâce toute féminine.

Aussi devrons-nous avouer que ce jeune gentilhomme n'était autre que
madame Alice Evrard qui avait tant bien que mal accommodé à sa taille un
costume complet de son mari. Celui-ci l'accompagnait, suivi de Célestin
Tranquille, qui venait de débarquer et de signifier bel et bien à madame
Lisette, son épouse, qu'elle eût à rester à la maison pour y attendre
son retour.

Une pluie froide et frappée par un fort vent de nord-est tombait
diagonalement en leur fouettant la figure.

--Quelle folie tu commets de m'accompagner! dit Marc à sa femme avec un
tendre accent de reproche. Tes pauvres petits pieds, qui piétinent dans
cette affreuse boue, pourront-ils résister à tant de fatigue? Pourquoi ne
pas rester...

--Pourquoi? Monsieur, pourquoi? repartit Alice, parce qu'en votre
absence certain personnage que vous connaissez et qui n'est sans doute
pas loin d'ici à cette heure, voudra certainement venir présenter à votre
femme des hommages dont elle n'a que faire, ni vous non plus, j'imagine.

--Oh! viens, viens! repartit Marc qui saisit le bras de sa femme Tu as
cent fois raison, plutôt la mort ensemble!

Et il doubla le pas du côté de sa compagnie, que Tranquille venait de
lui indiquer.

L'instant d'après la colonne s'ébranla en remontant vers le coteau
Sainte-Marguerite. Les curieux que le bruit avait appelés sur les lieux
virent quelque temps cette longue ligne noire onduler sur le versant de
la colline comme un monstrueux serpent, et puis se perdre graduellement
dans le brouillard qui voilait le sommet embrumé du coteau.




                        CHAPITRE DIX-HUITIÈME

                           LUTTES SUPRÊMES


Au moment où les Américains laissaient la Pointe-du-Lac pour s'enfoncer
dans les bois, un homme, auquel Gauthier avait, en passant, fait un
signe d'intelligence, s'était élancé à cheval et avait gagné
Trois-Rivières au galop. C'était un capitaine de milice nommé
Landron[38].

Il arriva sur les sept heures à la ville et piqua droit au logis du
général Fraser qu'il fit éveiller sur le champ pour le prévenir de
l'arrivée des Américains qu'on n'attendait pas si tôt. Fraser fit
immédiatement battre la générale pour rassembler les troupes qui
comptaient sept mille hommes; différents piquets furent placés aux
endroits par lesquels les Bostonnais pouvaient se rendre à la ville,
entre autre à la Croix-Migeon, "hauteur qui commande la place et les
environs".[39] Le général Nesbitt fut mis à la tête d'un détachement pour
aller prendre les Américains en queue, tandis que le major Grant
s'emparait d'un pont, afin de les empêcher de se sauver par la
Rivière-du-loup.

[Note 38: Mémoire de Berthelot.]

[Note 39: Voyez Berthelot et les curieux mémoires de Laterrière.]

Malgré toute la promptitude qu'on apporta à exécuter ces manoeuvres, il
est certain que les Bostonnais fussent arrivés à la ville à
l'improviste, si leur prétendu guide, Antoine Gauthier, n'eût as su
ménager aux Anglais le temps de se préparer à se défendre. Il feignit de
s'égarer, allongea la route des Américains, en leur faisant faire
d'inutiles détours, et retarda leur marche en les conduisant par des
sentiers impraticables. Aussi ne fut-ce que vers huit heures que
Gauthier parvint, avec sept ou huit Bostonnais que formaient une
avant-garde, au pied du coteau Sainte-Marguerite, quelques arpents au
nord de la commune. Le chevalier de Niverville, avec un piquet de douze
volontaires les aperçut, courut au-devant d'eux, et, après un rapide
engagement, les fit tous prisonniers.

Au premier coup de feu, Gauthier s'était jeté à plat ventre pour éviter
d'être atteint par les balles. L'empressement qu'il mit à se rendre, et
la faveur avec laquelle il fut accueilli, prouva aux Américains que cet
homme les avait joués.

Au même instant, le gros des troupes américaines parut sur la hauteur,
tandis que le général Fraser, prévenu de leur arrivée, courait à leur
rencontre avec les forces anglaises.

La bataille s'engagea par une fusillade assez bien nourrie, mais qui des
deux côtés tua peu de monde.

Les Américains arrivaient massés en colonne. Le général anglais, dont
les forces étaient presque deux fois aussi considérables que celles des
Bostonnais, fit déployer ses troupes en ligne, avec deux hommes de front
afin de cerner l'ennemi. Pendant que l'aile droite et l'aile gauche de
la division anglaise avançaient à la course en se repliant l'une vers
l'autre, le centre marchait au pas, tout en répondant vivement au feu
des ennemis. D'attaqués qu'ils devaient être les Anglais se faisaient
assaillants.

Lorsque les troupes anglaises ne furent plus qu'à une demi-portée de
fusil, les Bostonnais, qui avaient compté prendre par surprise et en
plus petit nombre, commencèrent à reculer, malgré les cris de leur
commandant Thompson qui les voulait pousser en avant. Ceux de
l'arrière-garde furent les premiers à de débander pour gagner la lisière
du bois; d'autres les suivirent, et une fois la panique déclarée, le
gros de l'armée américaine emboîta le pas derrière les premiers fuyards.

Il ne resta bientôt plus sur le terrain que deux cents hommes, à la tête
desquels se tenaient le général Thompson, le colonel Irwin, le
capitaine Evrard et quelques autres, tous désireux de disputer jusqu'au
bout la victoire aux Anglais.

Marc Evrard combattait sous les ordres du colonel Irwin. A son côté
était Tranquille que chargeait son arme, tirait, et descendait son homme
à chaque coup de fusil, avec une régularité mécanique. Tous deux
faisaient un rempart de leur corps à la pauvre Alice dont toute la
crainte était de voir son mari tomber sous une balle anglaise. Quant à
son propre péril, elle ne paraissait y songer nullement, et le
sifflement des balles ne semblait la préoccuper q'en autant qu'elles
passaient près de son mari.

--Quelle brave petite femme tu fais, lui dit Evrard en remarquant ce
sang-froid extraordinaire chez une femme aussi délicate!

Tu m'emmèneras donc encore? lui demanda-t-elle en se penchant à son
oreille, et profitant d'un nuage de poudre que les enveloppait, pour
embrasser son mari sur le cou.

--Oui... si nous en revenons.

--Nous allons être pris comme dans une souricière, dit Tranquille.
Écoutez, monsieur Marc, ce serait folie de votre part que de vouloir
rester plus longtemps. Il faut décamper. Vous n'avez rien de bon à
attendre ici. Songez plutôt à madame. Seulement attendez un peu, pour
filer, que les deux lignes anglaises se soient jointes derrière nous.
Autrement, il vous faudrait essuyer le feu des deux files à la fois, et
vous seriez tué bien sûr. Quand la chaîne de ces gredins-là se sera
refermée derrière nous, je me chargerai de vous ouvrir leurs rangs.
Alors vous profiterez de l'éclaircie pour i passer avec madame. Il leur
faudra se retourner, si toutefois ils en ont le temps; alors ils vous
ajusteront mal et vous manqueront. Les voici qui arrivent. Faites
attention à la petite machine que je vais faire jouer contre eux, et
profitez du bon moment. Quant à moi, vous me laisserez faire, je saurai
bien me tirer d'entre leurs pattes.

Tranquille enleva de son cou une grosse corne de buffle pleine de
poudre, en versa une demi-charge sur un chiffon de papier qu'il avait
sur lui, roula ce papier en forme de fusée qu'il introduisit dans le
goulot de la corne, et, ramassant une bourre qui fumait à ses pieds, il
se mit à en raviver le feu.

Les deux ailes ennemies se rejoignaient. Alice qui s'était retournée de
leur côté jeta un cri.

--Quoi! es-tu blessée?... demanda Marc.

--Non, c'est lui, toujours lui! dit-elle en montrant le capitaine Evil
qui commandant la dernière compagnie de l'aile gauche.

Evil aussi les avait aperçus, et les désignait avec agitation aux
soldats qui l'entouraient.

--Je m'en vas te griller les crocs, mon maudit Anglais, grommela
Tranquille. Attention, Monsieur Marc! Je vais jeter ma corne à poudre
dans le tas. Profitez du moment qu'elle viendra de crever pour passer
au milieu des _goddams_ abrutis par l'explosion.

Il approcha la bourre enflammée de la fusée qui prit feu en pétillant,
balança un instant la corne au-dessus de sa tête et la lança de toutes
forces vers James Evil.

Le projectile s'embrasa et éclata en tombant aux pieds du capitaine qui
disparut avec sa compagnie dans un nuage épais de fumée.

--En avant! cria Tranquille.

Marc avait saisi sa femme par la main. Il courut avec elle à l'endroit
où la corne, en éclatant, avait fait ouvrir les rangs de la ligne
anglaise.

Evil que la violence de l'explosion avait renversé se relevait à moitié
roussi, lorsqu'il entrevit passer deux ombres à travers la fumée. Il
allongea le bras droit et porta un fort coup de pointe de son épée à
l'un des fuyards que la fumée lui empêcha de reconnaître Il sentit que
le coup avait fermement porté; l'arme avait dû pénétrer avant dans les
chairs, car elle était teinte de sang.

Avant que Evil eut pu constater quels étaient ceux des rebelles qui
venaient de s'y frayer un passage, un homme, un colosse, tomba comme une
trombe au milieu de la compagnie. C'était Célestin Tranquille qui
protégeait la retraite de ses maîtres. Il tenait son fusil par le canon
et faisait le plus terrible des moulinets avec la crosse de son arme.
Autour de lui, les hommes tombaient comme des épis sous la main du
faucheur. Il était superbe.

La fumée commençait à se dissiper, et Tranquille, qui dominait la ligne
anglaise de toute sa tête aperçut au loin Marc Evrard qui fuyait avec sa
femme. Mais, tout en assommant un Anglais, il fronça le sourcil et
grommela:

--Les gredins ont dû blesser mon maître; il trébuche.

--Par Dieu! saisissez cet homme! cria le capitaine à ses gens qui
s'étaient écartés à une distance respectueuse de Tranquille. Qu'on le
prenne vivant!

Au même instant, comme il jetait les yeux par l'éclaircie que formaient
les rangs entr'ouverts, il aperçut son heureux rival qui s'enfuyait au
sommet du coteau.

--Par satan! vociféra-t-il, feu sur ces maudits!... Arrêtez celui-ci!

Il était hors de lui, il criait des mots sans suite, et ses soldats ne
savaient auquel de ses ordres obéir.

--Lâches que vous êtes! avez-vous donc peur d'un seul homme? cira-t-il
en écumant.

Stimulés par les reproches de leur chef, une dizaine de soldats se
jetèrent sur ce pauvre Tranquille, qui s'était sacrifié pour ses
maîtres, et parvinrent à le désarmer, mais non sans avoir vu trois ou
quatre des leurs assommés mordre la poussière.

--Enfin, je te tiens, canaille! dit Evil en lui montrant le poing. Cette
fois-ci tu ne m'échapperas pas, et ton cou va sentir au bout du gibet la
pesanteur de ton corps!

--Vous m'avez déjà dit cela, répondit Célestin, et je ne m'en porte pas
plus mal...

--Oh! mais cette fois-ci tu vas me payer toute ta dette. Quant aux
autres je les reverrai avant longtemps.

--Bah, c'est encore drôle! repartit Tranquille en haussant les épaules.

Evil songea bine un instant à se lancer, avec quelques soldats à la
poursuite d'Evrard; mais outre qu'il ne pouvait quitter son poste ne un
pareil moment, c'eût été folie de sa part que de s'aventurer dans les
bois où fourmillaient les Américains fugitifs.

C'est ainsi que fur remportée sur les rebelles cette facile victoire.
Les Anglais reprirent glorieux le chemin de la ville, emmenant
prisonniers le général Thompson, le colonel Irwin, et deux cents
soldats. A trois heures de l'après-midi, les Américains avaient perdu en
outre vingt bateaux et huit canons.

Le général Carleton arriva aux Trois-Rivières à six heures du soir. "Il
fit venir Gauthier, et après l'avoir interrogé sur la manière dont il
avait trompé les Américains, il lui dit qu'ils auraient eu droit de le
pendre pour n'avoir pas rempli ses engagements avec eux. Cette
observation peut paraître étrange à plusieurs, ajoute Berthelot, à qui
nous empruntons ce détail, mais je la transmets telle qu'on me l'a
racontée."

Le premier soin du capitaine en arrivant à la ville fut de faire
Conduire Tranquille au corps-de-garde de la caserne où lui-même avait son
logement. On enferma le prisonnier dans un caveau sans fenêtre et dont
la seule issue était une porte auprès de laquelle Evil posa une
sentinelle qui, sur sa vie, devait répondre du captif.

Ayant appris que le gros de l'armée américaine avait fait sa retraite
dans un bois marécageux qui s'étendait en arrière du coteau, et
prévoyant que les malheureux y mourraient de misère et de faim, par un
sentiment d'humanité que les _loyalistes_ zélés blâmèrent beaucoup dans
le temps[40], le général Carleton se décida d'abandonner la possession de
ce pont dont l'occupation par les troupes anglaises empêchait les
Américains de batte en retraite vers Rivière-du-Loup.

[Note 40: "Je ne sais, dit Berthelot, ce qu'on doit le plus blâmer, ou de
la témérité et de l'impéritie des Américains dans cette expédition
contre les Trois-Rivières, ou de la mollesse du général Carleton qui les
laissa échapper des marécages où il pouvait les forcer si facilement à
mettre bas les armes, et qui favorisa leur fuite: Quelle réponse eût-il
faite si on lui eût demandé _pourquoi il sauvait les armées du
Congrès?_"]

L'un des premiers Evil apprit cette détermination du général. Tout en
dissimulant le dépit que lui causait une mesure qui s'opposait à ses
idées de vengeance, il obtint de Carleton d'aller porter lui-même au
major Grant l'ordre d'abandonner le pont et de se replier sur
Trois-Rivières.

James Evil se mit en route avec Gauthier son âme damnée; chacun d'eux
avait un fusil et des munitions.

Quand ils arrivèrent au pont, le détachement du major Grant se préparait
à repousser l'attaque d'un parti d'Américains que l'on voyait s'agiter
sous les bois, à quelque distance. Il semblait évident que les
Bostonnais aux abois voulaient tenter un coup de main pour forcer le
passage.

Evil remit son message à Grant qui ne dissimula point sa mauvaise humeur
en en prenant connaissance.

--Mais, grommela-t-il, ma retraite va tout à fait avoir l'air d'une
fuite devant l'ennemi!

--Que voulez-vous, répondit Evil en haussant les épaules, ce sont les
ordres du général!

--Qu'il prenne alors la responsabilité de ceci! repartit brusquement le
major--Soldats, formez les rangs! Arme au bras.--Eh bien, Evil, que
diable faites-vous là, est-ce que vous ne venez pas avec nous?

En ce moment Evil et Gauthier s'éloignaient de quelques pas et, se
baissant vers le sol, gagnaient une touffe épaisse de broussailles qui
se dressait à une dizaine de pas de la tête du pont et à cinquante pieds
du chemin.

--J'ai une mission à remplir ici, répondit Evil qui se tourna vers le
major, et je profite de l'instant où vous m'entourez, pour me glisser
dans ce buisson, sans que ces chiens de rebelles m'aperçoivent. Il faut
que je les voie défiler.

--Mais s'ils vous surprennent, ils vous casseront la tête!

--C'est mon affaire.

--Que le diable vous garde, si vous voulez faire cette folie!

Evil et Gauthier disparurent dans le buisson.

--Par file à droite, en avant marche! commanda le major dont le
détachement partit au pas dans la direction des Trois-Rivières.

Une demi-heure s'écoula sans que le capitaine et son compagnon
entendissent aucun bruit. N'osant sortir de leur cachette, de peur
d'être aperçus, ils attendaient avec patience. Enfin ils virent un
Américain qui s'avançait prudemment en éclaireur.

Les Bostonnais s'étaient aperçus de la retraite du détachement anglais,
et l'un des leurs se hasardait à venir reconnaître les abords du pont
afin de constater si les Anglais en étaient bien tous partis.

Cet homme, le doigt sur la détente de son fusil, le corps penché en
avant, l'oeil inquiet, scrutait tous les accidents du terrain, prêt à
faire feu et à lever le pied à la moindre alerte. Arrivé en face de la
touffe de broussaille, il hésita quelque peu et la sonda du regard. Mais
sans doute il se fit la réflexion que ce buisson était trop petit pour
cacher des ennemis, et passa outre. Rendu au pont, il regarda rapidement
à droite et à gauche, sembla se rassurer, se redressa, se pencha sur le
garde-fou pour sonder de l'oeil le lit de la rivière, jeta un regard
attentif sur le chemin désert qui s'étendait de l'autre côté du pont,
poussa un grand soupir de satisfaction, jeta son fusil sur l'épaule et
regagna d'un pas leste et assuré la lisière du bois où l'attendaient ses
camarades. Ceux-ci qui le virent revenir sain et sauf lui crièrent de
loin. Il leur répondit à distance en agitant joyeusement son chapeau.

--Attention, maintenant, dit Evil à Gauthier. Tu connais Evrard et sa
femme pour les avoir vus à la Pointe-du-Lac. Examine bien tous ceux qui
vont passer; si tu l'aperçois, feu sur lui. Ajuste bien, de mon côté je
vais faire bonne garde, il ne nous échappera pas. Tu sais que la
récompense en vaut la peine. Du reste c'est un rebelle et la chose est
de bonne guerre. Aussitôt que nous aurons vu tomber notre homme, nous
nous laisserons glisser entre les broussailles qui hérissent le bord de
la rivière, que nous remonterons à la course en gagnant le bois. Mettons
bien nos armes en position et prête à tirer, afin de ne faire, avant le
moment de l'action, aucun bruit qui nous trahisse.

Couchés tous les deux à plat ventre, leur fusil à terre la crosse à
l'épaule et la gueule du canon tournée vers le chemin, ils attendaient,
immobiles et retenant leur souffle.

De la position qu'ils occupaient ils commandaient plusieurs arpents de
chemin, et pouvaient examiner d'avance chacun de ceux qui allaient
passer. Bientôt apparut l'avant-garde amèricaine. Elle approchait au pas
et prête à faire feu; l'éclaireur était à a tête. Quelques-uns des
Bostonnais jetèrent en passant un regard soupçonneux du côté de la
touffe de broussailles. Mais sur un mot de l'éclaireur, ils passèrent
outre. Ceux qui suivaient ne s'en inquiétèrent pas davantage et
s'engagèrent sur le pont en toute confiance, à la suite des premiers.

Pendant plus d'une heure tous ceux qui défilèrent marchaient asses
lestement, quoiqu'ils dussent être exténués. Ensuite vinrent les
traînards moins endurcis à la fatigue que les autres, et puis enfin
quelques éclopés que leur blessure n'empêchait pas de marcher; ils se
traînaient avec peine et ne s'aidaient qu'entre eux, ceux qui étaient
ingambes se dépêchant de prendre de l'avance et ne songeant qu'à leur
propre sûreté[41].

[Note 41: "Leur fuite des Trois-Rivières fut si précipitée qu'ils
abandonnèrent leurs blessés dans les bois." Quelques-uns furent
recueillis et soignés par les Canadiens; mais beaucoup périrent dans la
forêt, où ils s'étaient égarés. Mémoire de Berthelot. Voyez aussi les
Mémoires de Laterrière.]

--Voici le moment de redoubler d'attention, souffla Evil à Gauthier.
Comme sa femme est avec lui--je l'ai reconnue pendant le combat malgré
son déguisement--ils sont tous les deux sans doute parmi les traînards.
D'ailleurs il est blessé, je le sail. Mon épée est encore toute teinte
de sang.

Pendant une heure encore il passa beaucoup de ces misérables blessés
perdant plus ou moins leur sang et leur vie sur le chemin. Et puis la
route se fit déserte et silencieuse. Il pouvait étre alors une heure de
l'après-midi.

--Il n'est point passé, donc il est resté dans le bois, gronda Evil en se
levant. Il faut le retrouver. En route, nous allons battre la forêt et
gagner Trois-Rivières, en passant par le chemin que les autres ont suivi
pour venir ici. Tu connais cela toi, guide-moi. Nous avons des munitions
et des vivres, allons.

Gauthier désarma son mousquet, le jeta sur son épaule, et tous deux
dirigèrent leurs pas vers l'endroit de la forêt d'où les Américains
étaient sortis.

Voici, pendant ce temps, ce qui se passait au corps-de-garde où
Tranquille avait été retenu prisonnier. Réjouis de leur victoire tous
les soldate étaient en liesse. Les officiers venaient de leur faire
distribuer une double ration d'eau-de-vie.

C'était l'heure du dîner. De l'étroit et sombre cachot où il était
enfermé, Tranquille pouvait ouïr les joyeux propos et le cliquetis des
fourchettes et des verres. A plusieurs reprises, il avait eu
connaissance que des camarades du soldat en faction lui avaient apporté
à boire. Bientôt même il entendit la sentinelle, un peu excitée par ses
libations répétées, fredonner une chanson joyeuse.

--Mon homme me semble de bonne humeur, voici le moment de l'appeler,
pensa Tranquille.

Il frappa trois coups dans la porte. Le soldat qui marchait de long en
large, s'approcha et vint ouvrir.

--J'ai soif! lui dit Tranquille.

L'autre, qui ne comprenait pas le français et que l'obscurité qui
régnait dans le caveau empêchait de bien apercevoir le prisonnier, se
pencha en dedans de la porte entrebâillée.

Cinq doigts d'acier se cramponnèrent à son cou, tandis qu'une main le
tirait dans le caveau. Sans lâcher la gorge du soldat, Tranquille lui
asséna de son autre main fermée deux formidables coups de poings dans la
poitrine, et un dernier, vrai coup de massue, en plein sur le crâne. Le
malheureux tomba tout d'une pièce et perdit connaissance avant d'avoir
pu jeter un cri. Tranquille lui enleva sa giberne pleine de cartouches,
la passa à son cou, saisit le fusil de factionnaire, et s'élança hors du
caveau.

La porte de sortie donnait sur la salle à dîner du corps-de-garde. Il ne
fallait pas songer à s'en aller par-là. Et pourtant il n'y avait pas de
temps à perdre, au même instant on l'apercevait de la salle. Il avisa
une fenêtre, reconnut d'un coup d'oeil qu'elle n'était point garnie de
barreaux de fer, l'enfonça d'un coup de pied, et, au milieu des éclats
de verre et des débris de toutes sortes, qui volaient autour de lui, au
bruit des clameurs forcenées des soldats, il sauta dans la rue. D'abord
il courut quelques pas droit devant lui, puis s'orienta, pris ses
longues jambes à son cou et s'élança du côté de la campagne.

Une dizaine de soldats s'étaient jetés à sa poursuite sans avoir eu le
temps de prendre leurs armes, espérant le devancer à la course. Mais les
pauvres diables ne savaient point qu'ils avaient affaire au plus agile
coureur des bois qui ait chassé l'orignal de nos forêts.

A chaque bond qu'il faisait, Tranquille gagnait un pas sur ses
poursuivants. Enfin il atteignit l'extrémité de la ville, sauta dans les
champs où il secoua joyeusement la tête en aspirant l'air libre. Ses
bondissements étaient joyeux et puissants comme ceux d'un fauve qui a
rompu les barreaux de sa cage et dévore l'espace qui le sépare de la
liberté.

Lassés bientôt de leur inutile poursuite, les soldats s'arrêtèrent, et
ahuris, le virent grimper au haut du coteau Sainte-Marguerite et
s'enfoncer dans la forêt.

Maintenant il faut nous reporter au jour précédent, aussitôt après la
bataille. Comme ils s'enfuyaient tous deux en remontant le versant du
coteau, Alice remarqua plusieurs fois que son mari chancelait.

--Es-tu blessé, dis-moi? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

Mais lui, qui tenait sa main crispée autour du bras de la jeune femme,
fuyait toujours, tout en la maintenant à son côté pour l'empêcher de le
regarder en face.

--Non, non! disait-il avec énergie.

Ce fut ainsi qu'ils gagnèrent le bois où ils s'enfoncèrent en courant
toujours. Ils firent plusieurs arpents, sans s'arrêter une minute. Mais
peu à peu Marc semblait perdre de sa vigueur. Plus incertain son pas se
ralentissait. Alice sentit enfin que les doigts qui retenaient se
desserraient brusquement, et s'aperçut qu'il allait tomber. Elle voulut
le retenir; mais Evrard ploya sur ses jambes sans force, et s'abattit
lourdement sur le sol en entraînant sa femme avec lui.

--Mon Dieu! Marc, qu'as-tu donc? s'écria-t-elle.

En le regardant, elle jeta un cri de terreur et appuya ses doigts fermés
sur la poitrine du jeune homme, d'où s'échappait un flot de sang.

L'épée du capitaine Evil avait percé le sein d'Evrard en pénétrant dans
le poumon droit.

--Il va mourir mon Dieu! fit-elle avec un cri de désespoir qui retentit
sous le dôme des grands arbres--Marc! je t'en prie, réponds-moi!
criait-elle affolée. Tout ce sang... Sa vie qui s'en va, Seigneur Dieu!
A l'aide! Au secours!... Mais ses clameurs se perdaient sous les bois et
l'écho désespérant répondait seul à sa voix.

Après une faiblesse de quelques minutes, Marc un peu soulagé par
l'hémorragie et ranimé par les accents déchirants d'Alice, ouvrit des
yeux hagards. En reprenant peu à peu ses sens, il arrêta ses regards sur
sa femme avec un sentiment indicible d'angoisse.

Elle dévorais ses gestes et aspirait chacun de ses soupirs.

--Oh! ne meurs pas, je t'en prie, Marc! Sauvez-le, mon Dieu! Tuez-moi,
mais qu'il vive lui, Seigneur!

--Alice, soupira le blessé, je t'en prie... ne te désespère pas
ainsi!... Tâche plutôt... d'arrêter mon sang...

L'effort qu'il faisait pour parler produisait un affreux gargouillement
aux lèvres de la blessure, ou la crépitation du sang chassé par
l'expiration rendait de sinistres plaintes.

--Mais, comment l'arrêter ce sang? Marc, dis-moi comment!...

--Du linge... plusieurs plis... bander la poitrine.

Sa voix faiblissait, faiblissait.

De ses mains ensanglantées, Alice arracha plutôt qu'elle n'ouvrit le
gilet qui couvrait sa poitrine, et déchira sa chemise en lambeaux
qu'elle replia plusieurs fois. Quand elle jugea que la compresse était
assez épaisse, elle l'appuya sur la blessure. Tout en l'y maintenant de
sa main gauche, elle défit de la droite sa ceinture que retenait
l'épée, la remonta sous les bras, en ramena les extrémités sur la
poitrine où elle les rejoignit, passa dans la boucle d'argent l'autre
bout de le ceinture qu'elle serra fortement en l'arrêtant ensuite avec
soin.

Le blessé avait fermé les yeux. Petit à petit, sa respiration redevint
plus réguliére et plus forte, et le sang vint colorer un peu ses joues
pâlies.

Agenouillée près de son mari, ses maintes jointes pour une muette
prière, anxieusement penchée sur le corps inerte du blessé, Alice
restait plongée dans une stupeur profonde.

Les bruits du combat avaient cessé. L'on n'entendait plus au loin que
les derniers roulement des tambours battant la retraite glorieuse des
vainqueurs. Au-dessus des deux infortunés les feuillages naissants
frémissaient gaiement sous un joyeux rayon de soleil qui, sortant tout à
coup des nuées pluvieuses du matin, venait réchauffer les bourgeons
nouvellement éclos et refroidis par l'orage de la nuit. Effrayés quelque
temps par le fracas de la bataille, les oiseaux reprenaient, maintenant
leur amoureux babil et se poursuivant sur la cime odoriférante des
arbres.

C'était le printemps qui chantait la renaissance de l'année, le joyeux
murmure de la vie à côté du râle de la mort. Impassible dans son
irrésistible vitalité, la nature continuait le travail fécond de son
incessante reproduction.

Une heure ou deux, peut-être plus encore, s'écoulèrent sans que Marc
donnât d'autre signe de vie qu'une respiration faible et parfois
embarrassée Toujours agenouillée près de lui, Alice restait immobile
comme une froide statue veillant sur un tombeau.

Le soleil allait disparaître derrière les arbres, lorsque le blessé
s'agita faiblement. Alice se pencha sur lui en épiant avec avidité ce
premier indice de retour à la vie.

--Que veux-tu, Marc? fit-elle en appuyant avec passion ses lèvres
froides sur la bouche brûlante de son mari. Réponds-moi, mon ami.

L'ardent contact de cette bouche glacée sur ses lèvres fiévreuses
acheva de tirer le jeune homme de son évanouissement.

--...De l'eau, j'ai soif... je brûle, fit-il en ramenant sa main sur sa
poitrine.

Alice jeta autour d'elle un regard désespéré.

--Attends un peu, mon ami, je m'en vais tâcher d'en trouver,
répondit-elle en dardant un long regard vers le ciel.

Elle se mit en quête, furetant les buissons, scrutant les rochers pour
y découvrir un mince filet d'eau. Mais après une battue d'une
demi-heure, elle s'en revenait la mort dans l'âme et sans avoir pu
trouver une goutte d'eau, lorsqu'elle avisa un méchant cassot d'écorce
qui avait été jeté sur le bord d'un sentier par quelque passant.
Tremblant de peur de voir sa dernière espérance déçue, elle s'approcha
et sentit son coeur palpiter d'une joie immense en apercevant quelques
gouttes d'eau, deux trois gorgées à peine, au fond du cassot. Elle
s'empara de ce vase primitif, bien plus précieux pour elle en ce moment
que s'il eût été d'or pur, et marchant avec une extrême précaution, de
crainte de perdre une seule gutte du précieux liquide, elle s'approcha
de l'endroit où gisait Evrard.

Il avait les yeux ouverts. Au bruit des pas d'Alice il se dressa même à
demi sur son séant.

--Ah! c'est toi!... fit-il avec un grand soupir de satisfaction. Tu as
été bien longtemps...

--Mon ami, répondit-elle avec un sanglot dans la voix, si tu savais
combien il m'a fallu chercher! Encore n'ai-je pu trouver que ceci.

--Je suis un affreux égoïste.. c'est vrai. Mais je souffrais tant de la
soif... vois-tu... j'ai comme du feu... là-dedans!... Cette eau, donne,
oh! donne-la moi!

Elle approcha le cassot des lèvres du blessé, de manière qu'il n'en
perdit pas une goutte.

En deux traits avides il but tout.

--Que c'est bon! soupira-t-il, Dieu que c'est bon! Merci, ma bonne
Alice!

Elle se baissa vers lui, et tout en cherchant sa bouche pour y appuyer
un baiser, elle murmura:

--Ces quelques gouttes d'eau me donnent en ce moment la plus grande joie
de ma vie!

--Quelle heure peut-il étre, maintenant? demanda Marc après quelques
instants de silence.

--Le soleil doit être sous l'horizon; puisque que la forêt commence à
s'assombrir.

--Il faut pourtant... continuer notre route... avant que la nuit... soit
tout à fait venue.

--Continuer! Mais où aller, mon ami?

--Où aller?... Rejoindre les nôtres... Nous en rencontrerons
certainement... dans quelque endroit de la forêt.

--Mais à quelle distance, mon Dieu! Écoute, Marc. La ville n'est pas
bien loin d'ici, j'en reconnaîtrai facilement le chemin et pourrai m'y
rendre en assez peu de temps. J'y trouverai bien quelque âme charitable
qui consente à venir te porter secours. Veux-tu que j'y aille?

--Toi! s'écria Marc en se redressant. Et Evil?...

--C'est vrai, mon Dieu, c'est vrai! dit-elle en fondant en larmes. Ah!
qu'avons-nous fait à Dieu?

--Alice! Alice, tes cris me déchirent le coeur! du courage, je t'en
prie... Écoute! quel est ce bruit?...

Ils tendirent tous deux l'oreille. Des coups sourds et multipliés
retentissaient au loin et arrivaient jusqu'à eux en roulant sous le dôme
du bois.

--Ce sont des coups de hache, remarqua Evrard. Allons de ce côté.
Quelques-uns des nôtres qui abattent un arbre... pour un feu de
bivouac. Allons, à la grâce de dieu... tournons le dos à la ville qui
abrite notre ennemi.

Il voulut se lever, mais ses forces le trahirent, et il retomba sur la
terre.

--Arrête, Marc! tu vas te tuer! lui dit Alice en s'efforçant de le
retenir.

--Donne-moi ma gourde d'eau-de-vie! demanda-t-il.

--Mais si tue en bois, tu vas peut-être te faire un mal affreux?

--Donne!

Elle obéit, déboucha la gourde et la lui appliqua sur les lèvres.

Il but âprement cinq ou six gorgées. Mais ses doigts se crispaient sur sa
poitrine. Il aurait avalé du plomb fondu que la sensation n'eût pas été
plus atroce. Il évita de parler de peur de laisser échapper des cris de
douleur, et resta quelque temps immobile. Enfin, après plusieurs minutes
de silence, il id à sa femme.

--Bois-en toi-même un peu pour te donner des forces... Tu n'as rien
pris, depuis le matin!

Quand elle eut avalé une gorgée:

--Donne-moi la main, lui dit-il.

Lui, s'en aidant, se mit, lentement, bien lentement, sur son séant, puis
à genoux, et puis enfin, après un suprême effort, debout sur ses jambes
qui ployaient sous lui.

--Bon! fit-il. Ton bras à présent.

Il s'y accrocha, et, tout en essayant son premier pas:

--Je n'aurais jamais cru, pensa-t-il, qu'on put souffrir autant sans
mourir.

Ils s'en allaient ainsi, lui s'appuyant sur elle et trébuchant comme un
enfant qui fait ses premiers pas; elle se retenant aux arbres, aux
moindres branches pour s'empêcher de tomber.

Ils n'avaient pas fait un arpent, qu'il lui dit, sa voix tremblait:

--Arrêtons un instant, mais rien qu'un instant.

Il lui passait comme un nuage de sang devant les yeux.

--Mon Dieu! pensa-t-il, pas maintenant, je vous en supplie!... Encore
une heure de vie, Seigneur, que je puisse remettre ma femme entre des
mains amies! C'est si peu pour vous qu'une heure de plus à l'une de vos
créatures, et c'est tant pour moi!

Il fit appel à tout ce que son pauvre corps brisé renfermait encore
d'énergie, et continua d'avancer.

Ils se traînèrent assez longtemps ainsi, lui se heurtant les pieds
contre les pierres et les racines, glissant sur la mousse et sur la
terre humide, mais ne tombant jamais cependant grâce aux efforts
surhumains d'Alice.

Combien de temps marchèrent-ils de la sorte? c'est ce qu'ils n'auraient
pu dire. Mais eussent-ils vécu cent ans, sous les conditions ordinaires
de la vie, qu'un siècle ne leur eût pas semblé plus long que ces
heures, que ces minutes, peut-être, dont chaque seconde égrenait sur eux
des tortures indicibles. Lui, se sentir expirer à chaque pas, et penser
Qu'elle allait bientôt rester seule, perdue en ce grand bois morne!
Elle, de voir s'en aller mourant et se dire qu'elle allait lui survivre!

Et tant de souffrance, et tant d'horreur, le lendemain du jour nuptial..

--J'ai péché contre vos lois, et vous m'en punissez, ô mon Dieu!
soupirait Alice, en étouffant des sanglots qui lui tenaillaient la
gorge.

--Je suis maudit! pensait Evrard.

Firent-ils beaucoup de chemin? On ne le saurait croire. Car, voyez-vous,
les pauvres enfants ne pouvaient aller bien vite!

Cependant les bruits qu'ils avaient entendus devenaient de plus en plus
distincts. Ils finirent même par apercevoir des lueurs entre les arbres.

Ils s'arrêtèrent. On allait, on revenait autour de plusieurs feux. Il
devait y avoir là beaucoup de gens. Un bruissement confus de voix
nombreuses se faisait entendre à distance.

--Allons, allons! dit Evrard avec impatience--J'ai cru que j'allais
tomber, songea-t-il, et si je tombais, ce serait fini!--Du courage, ma
bonne Alice, du courage... dans quelques instants... nous seront sauvés!

S'appuyant tous les deux, maintenant, l'un sur l'autre,--car elle aussi
se sentait défaillir,--ils reprirent ce nouveau et long chemin du
Calvaire.

La nuit s'épaississait de plus en plus, et c'est à peine s'ils pouvaient
y voir leurs pieds. Aussi une racine, à moitié sortie de terre, s'étant
rencontrée sous ses pas, Marc s'y embarrassa le pieds et s'abattit
lourdement sur le sol. Alice jeta un cri de désespoir et de ses deux
bras enserra le corps de son mari pour l'aider à se relever. Mais il
restait étendu par terre comme une passe inerte. De plus elle sentit
qu'un sang chaud lui coulait sur les mains. L'appareil s'était déplacé
dans la chute et la blessure venait de se rouvrir.

Heureusement qu'ils n'étaient plus qu'à trente pas d'une espèce de
clairière où l'armée américaine s'était arrêtée. Alice courut éperdue
jusque-là et demanda de l'aide. Émus par ses cris déchirants quelques
soldats la suivirent. Ils emportèrent le blessé tout à fait insensible
et le déposèrent auprès d'un feu, la tête contre un tronc d'arbre.

--Un chirurgien, pour l'amour de Dieu! cria la jeune femme en montrant
son mari, trouvez un chirurgien!

Et à bout de forces, elle tomba évanouie près du blessé.

Quand elle reprit connaissance, il était tout à fait nuit. Devant elle,
éclairé par le feu qui flambait en pétillant à quelques pas, se tenait
le chirurgien. Celui-ci comprit cette muette mais éloquente
interrogation.

--Ne le dérangez pas, il dort, dit-il à la jeune femme. J'ai pansé sa
blessure avec soin. L'hémorragie est arrêtée.

--Y a-t-il du danger.

--Aucun... pour le moment, Madame

--Sa blessure est elle grave?

--Je vous avouerai, répondit le docteur en hésitant qu'elle est
sérieuse.

--Oh! dites-moi, Monsieur, dites-moi franchement, la croyez-vous
mortelle?

--Il m'est impossible de répondre à cette question avant d'avoir examiné
la plaie au grand jour.

Alice vit bien qu'elle n'obtiendrait pas une réponse plus positive et
tourna vers son mari des yeux pleins de larmes.

--Mais, vous-même, Madame, reprit le médecin, vous êtes bien faible en
ce moment.

Elle haussa les épaules avec indifférence. Ce geste disait:

--Eh! Que m'importe lorsque celui que j'aime se meurt sous mes yeux.

--Avez-vous mangé quelque chose, depuis le matin, Madame?

Alice ne répondit pas.

--Je m'en doutais, pensa le chirurgien.--Tenez, Madame, prenez ce
morceau de pain. C'est tout ce qui reste ici en fait de vivres. Plus
prévoyant que nos gens qui comptaient dîner aux Trois-Rivières, j'avais
emporté quelques provisions pour nos blessés.

--Mais vous-même, Monsieur, n'avez-vous pas faim?

--Non, je viens de manger, il n'y a qu'un instant, repartit le docteur
qui n'hésitait pas à faire un mensonge. C'était son repas qu'il donnait.

--La beauté, la jeunesse, la distinction, l'infortune de cette femme
délicate le touchait profondément.

--Dans ce cas, Monsieur, reprit Alice, j'accepte, mais pour lui! Moi, je
n'ai pas faim.

--C'est de faiblesse que vous vous êtes évanouie, Madame. Vous ferez
bien de manger un peu. Si vous voulez être en état de veiller sur votre
mari, il faut que vous vous donniez un peu de force. Du reste, dans
l'état où il se trouve, mieux vaut qu'il ne mange rien maintenant.

Alice secoua négativement la tête et enfouit le morceau de pain dans la
poche du justaucorps de Marc.

--Croyez-m'en, Madame reprit le docteur, tout ce dont il a besoin à
présent, c'est de boire de temps à autre. Vous lui donnerez de l'eau
quand il en demandera, mais peu à la fois. En voici, près de vous, dans ce
vase; je l'ai puisée pour vous. Elle est bien trouble, l'eau de ce
marais; mais c'est tout ce que nous en avons, et bien heureux
sommes-nous encore de n'en être pas complètement dépourvus. Mais encore
une fois, vous ne pouvez passer la nuit de la sorte. Prenez au moins
quelques gouttes d'eau-de-vie avec de l'eau, j'en ai ici, dans cette
gourde. Oui, n'est-ce pas?

Elle but ce que lui présenta le docteur, le remercia du regard, et,
tombant dans une rêverie morne, se remit à contempler le blessé toujours
assoupi.

Le chirurgien vit qu'on n'avait plus besoin de lui et s'éloigna.

Longtemps Alice demeura dans l'impossibilité de la contemplation,
égrenant dans son coeur meurtri le long rosaire de ses pensées
douloureuses.

Enfin Marc ouvrit les yeux et les promena autour de lui avec égarement.
Comme c'était la première fois qu'il reprenait connaissance depuis sa
chute, il ne comprenait rien à la scène étrange qui s'offrait
brusquement à ses regards. A perte de vue, dans un vaste bas-fond,
s'étendaient des groupes d'hommes couchés pêle-mêle auprès d'une
centaine de feux, çà et là, quelques sentinelles postées autour du camp,
erraient lentement, comme autant de fantômes, dans le silance et
l'ombre. Puissamment éclairés d'en bas les milles arceaux de la cime des
arbres saillissaient vivement sur le ciel sombre, tandis que, à travers
le feuillage clair, tremblotaient quelques étoiles que semblaient
frissonner sous la fraîcheur de la nuit.

Gémissant dans le feuillage touffu de quelques vieux pins qui se
dressaient tout à côté du marécage, le vent produisait ce bruit
mélancolique qui rappelle la plainte des flots mourants sur une grève.
Quelques oiseaux de proie que flairaient la mort, dominaient de temps en
temps cette plainte solennelle et continue, en se jetant l'un à l'autre
de sinistre croassements, tandis qu'un hibou, irrité de l'éclat de tous
ces feux, poussait dans l'espace des miaulements rauques et lugubres.

Marc frissonna, regarda Alice, se souvint et comprit. Il soupira et
ferma les yeux devant cette scène d'une mélancolie poignante.

--Qu'as-tu donc, mon ami, lui demanda sa femme, souffres tu? Veux-tu
quelque chose?

--J'ai soif.

Alice lui souleva la tête et lui présenta de l'eau. Il en fut quelques
gorgées, resta quelques instants immobiles, et puis alla chercher la
main froide d'Alice qu'il pressa doucement dans sa main brûlante, tandis
que deux grosses larmes roulaient dans ses yeux et glissaient de
chaque côté de son visage.

--Oh! je t'en supplie, Marc, balbutia la jeune femme, et avalant un
sanglot, ne pleure pas ainsi, cela te fait trop de mal!

--Pauvre malheureuse enfant, murmura-t-il, tant de souffrances
imméritées... à cause de moi! Rien ne m'ayant jamais réussi...
n'aurais-je pas dû me douter... que je te serais fatal!

--Ne dis pas cela, Marc! Non, vois-tu, c'est moi qui suis abandonnée de
Dieu pour avoir délaissé mon père...

Et l'infortunée créature sentent la main de fer du malheur tordre plus
violemment ses entrailles elle éclata en sanglots et laissa tomber sa
tête défaillante sur l'épaule de Marc.

Ils pleurèrent ainsi longtemps, bien longtemps.

Ce fut une horrible et interminable nuit.

Enfin la soleil se leva et ses rayons vinrent éclairer les fugitifs
éveillés déjà par les premières lueurs du jour. Souillés de poudre et de
boue, quelques-uns de sang, leurs vêtements déchirés, la figure pâlie
par l'insomnie et la faim, ces misérables soldats rappelaient en ce
moment les _Gueux des bois_, paysans armés qui, à la fin du seizième
siècle, guerroyaient en partisans pour l'indépendance des
Provinces-Unies.

Aussitôt que le jour fut assez grand, tout le camp s'ébranla pour se
mettre ne marche, ceux du moins qui le pouvaient. Quant aux blessés, ils
ne furent pas longtemps à s'apercevoir qu'on ne s'occupait point d'eux.
En vain, les chirurgiens et les officiers couraient-ils de groupe en
groupe en suppliant ceux qui étaient valides de ne pas abandonner ainsi
leurs malheureux compagnons d'armes, on leur tournait le dos sans les
écouter, chacun ne songeant plus qu'à soi. L'extrême misère, la terreur
des foules affolées produisent de ces spectacles d'égoïsme hideux qui
ravalent l'homme au dessous de la brute.




                           CHAPITRE DIX-NEUVIÈME


Ce n'était plus une retraite, c'était une fuite, une véritable panique.
A mesure que cette foule indisciplinée s'engouffrait sans ordre sous les
bois, les lamentations croissantes s'élevaient derrière elle. Vainement
les misérables délaissés tendaient vers leurs frères des mains
suppliantes, en vain ceux que en avaient encore la force se traînaient-ils
aux genoux de leurs amis, ceux-ci les écartaient du pied et passaient.
Alors s'éleva de la clairière un effroyable concert de malédictions et
de hurlements désespérés.

Marc et Alice que la faiblesse et la douleur avaient jetés, vers le
matin, dans un assoupissement léthargique, furent tirés de leur sommeil
par ces cris de désespoir qui montaient vers le ciel comme des
imprécations de damnés. Ils comprirent d'un coup d'oeil la signification
terrible de cette scène de désolation. Ils en ressentirent tous deux un
poignant serrement de coeur, Marc de terreur pour Alice, elle
d'effarement pour lui.

--Au nom de mon amour pour toi, je t'en supplie, s'écria Marc, suis-les,
va-t-en! Laisse-moi mourir ici, mes derniers moments seront plus doux!

Elle laissa tomber sur lui un regard ineffable de reproche et de
tendresse. Alors il se tut.

Mais elle se sentit illuminée d'une inspiration subite, et, avisant
quelques soldats qui passaient près d'eux, elle se leva, prit une bourse
pleine d'or qu'elle avait emportée la veille en cas de nécessité, et la
leur montra en leur faisant signe d'emporter son mari.

Ceux-là s'arrêtèrent, se consultèrent un instant et finirent par
accepter.

--Il est sauvé, merci, mon Dieu! s'écria-t-elle.

Les soldats firent une espèce de civière à l'aide de quelques grosses
branches qu'on avait coupées la veille pour les feux de la nuit. Ils y
déposèrent le blessé et se hâtèrent de suivre leurs compagnons dont les
derniers disparaissaient dans les dédales de la forêt.

A son tour, en passant au milieu des infortunés qu'on abandonnait dans
la clairière, Alice dut rester sourde à leurs supplications. A peine le
brancard pouvait-il supporter son mari; d'ailleurs ceux qui le portaient
montraient bien par leur attitude qu'ils n'étaient guère disposés à
accepter un surcroît de charge. Ils passèrent donc et s'en allèrent en
fermant l'oreille à ces pitoyables lamentations que se mouraient peu à
peu dans l'éloignement. Ainsi Dante et Béatrice en quittant les enfers,
entendaient le bruissement confus de la voix des damnés au fond de la
spirale maudite.

Alice, la courageuse enfant, tantôt à côté de son mari, tantôt à la
suite du convoi, selon que le lui commandait la largeur du sentier,
allait d'un pas fébrile réconfortant Evrard d'une parole amie, et
encourageant les porteurs d'un regard reconnaissant. Pourtant la
malheureuse enfant, à jeun depuis bientôt deux jours, ne se soutenait
plus qu'à force d'énergie et d'héroïsme. Outre les tiraillements
douloureux d'un estomac irrité par une diète aussi prolongée, une
dépression générale commençait à paralyser ses mouvements qui devenaient
automatiques. Par moments il lui passait dans tous les membres des
frissons de défaillance, et sa vue s'obscursissait. Alors, pour dompter
ces symptômes menaçants de syncope, elle se raidissait contre ces
affaissements, se rapprochait de Marc et serrait sa main dans la sienne.
Le contact de cette main chérie la ranimait, et la seule pensée que si
elle venait à s'évanouir, ceux qui portaient son mari les
abandonneraient peut-être, achevait de lui rendre une partie de ses
forces.

Elle allait donc toujours, toujours dans la forêt sans fin, sans jamais
s'arrêter. Et pourtant encore, sa chaussure lacérée déjà par les longues
marches de la veille à travers les bois, laissait presque nus ses petits
pieds que meurtrissaient les pierres et les racines, et qui saignaient à
chaque pas. Inquiétude cruelle, atroce tourment de l'âme à la vue de son
mari blessé grièvement, mortellement peut-être, souffrance physique
presque surhumaine pour un être aussi délicat, telle était la voie
horriblement douloureuse où la jeune épousée se trouvait poussée par une
force fatale, dès le lendemain de ce jour attendu par elle avec tant
d'impatience et entrevu si rayonnant de jouissances mystérieuses dans un
passé si rapproché.

Il y avait une couple d'heures qu'ils allaient de la sorte, lorsque les
porteurs s'arrêtèrent en prêtant l'oreille te en se consultant d'un air
inquiet. Le bruit des pas et de la voix de ceux qui s'en allaient devant
eux, avait peu à peu diminué et fini même par s'éteindre tout à fait.
Aucun accent humain ne retentissait plus dans la solitude, et nul autre
bruit ne s'y faisait entendre que le frémissement des branches et des
feuilles naissantes ou quelques cris d'oiseaux.

Ces hommes se parlèrent un instant à voix basse et se rapprochèrent
d'Alice. Ils avaient un air si menaçant qu'elle en frémit par tout ses
membres en flairant quelque nouvelle infortune.

--Avant d'aller plus loin, dit le plus hardi des quatre, nous voulons
être bien sûrs que nos fatigues ne resteront pas sans récompense.
Donnez-nous l'or que vous nous avez montré.

Ces paroles étaient dites en anglais et Marc fut seul à les comprendre.

--Que veulent-ils donc? lui demanda sa femme.

--L'or que tu leur as fait voir. Est-il prudent de le leur donner
maintenant?

--Oui, plus prudent que de vouloir discuter avec eux en un pareil
moment, répondit Alice en tendant la bourse à celui qui la lui
demandait. Seulement dis-leur, Marc, qu'ils en auront trois et quatre
fois plus, s'ils te rendent en quelque endroit habité.

Evrard achevait à peine de traduire ces paroles, que celui des porteurs,
qui parlait au nom des autres, lui répondit en branlant la tête:

--Vous nous offririez à chacun une fortune, que nous ne l'accepterions
pas. Nous avons perdu nos compagnons de vue, nous mourons de fatigue et
de faim, et nous somme menacés de tomber entre les mains de quelque parti
d'ennemis lancé sans doute à notre poursuite. Non, non, notre vie vaut
encore mieux que tout votre or, et nous allons nous hâter de rejoindre
nos camarades, pendant q'il en est temps encore. Ce que vous nous avez
donné n'est que le juste prix que nous méritons cent fais pour vous
avoir menés jusqu'ici. Tâchez de vous tirer d'affaire.

Misérables! s'écria Marc en se soulevant avec un geste de menace.

Mais eux, sachant bien qu'ils n'en avaient rien à craindre, lui
tournèrent tranquillement le dos et s'enfoncèrent à grands pas dans le
bois. Le blessé retomba sur le brancard avec un gémissement de
désespoir.

Alice leva les mains vers le ciel, tourna sur elle-même et vint tomber
sans connaissance à côté de son mari.

--O dieu! s'écria Marc, puisque tu veux notre mort, pourquoi donc
prolonger autant notre agonie! Si tu es jaloux du seul jour de bonheur
que nous ayons goûté, que n'en finis-tu donc d'un seul coup? Trève à ces
tortures sans nom et fais-nous mourir!

Le délire le prenait.

--Mourir... répéta-t-il, quand nous sommes tous deux si jeunes! quant
l'amour nous gardait encore tant de jouissances! Non, nous ne mourrons
pas! Je veux vivre, moi, et je veux qu'elle vive aussi. Allons, plus de
ces faiblesses indignes d'un homme te voyons à sortir de ce bois maudit.
Si la mort est ici, là-bas est le salut; allons l'y chercher.

Il s'assit. Sa blessure lui fit un mal atroce, mais il en vainquit la
douleur et se traîna auprès de sa femme évanouie.

--Alice, réveille-toi, fit-il en la pressant dans ses bras. N'entends-tu
pas ma voix? Allons, il faut se lever et partir... Mais ne sens-tu donc
plus le feu de mes baisers!

Il l'embrassait avec transport; mais la jeune femme restait froide à ses
caresses et ne donnait aucun signe de vie. Soudain il s'arrêta, en
apercevant sa gourde dont Alice avait voulu se charger pour l'en
débarrasses. L'idée lui vint de verser de l'eau-de-vie sur les lèvres de
la jeune femme.

Quelques gouttes ayant pénétré, entre les lèvres, et les dents, jusque
dans la gorge d'Alice, l'action irritante de l'eau-de-vie la fit tousser
et finit par la tirer de son évanouissement. Mais avec la vie lui revint
aussi la mémoire, et en se rappelant toute l'horreur de la position,
elle s'écria avec désespoir:

--C'est donc vrai qu'ils sont partis!

--En! qu'importe! Nous pouvons nous passer d'eux, je pense. Le chemin
n'est-il pas battu devant nous?

Alice fut effrayée de l'animation fiévreuse que trahissait la voix de
Marc. Elle se leva et le regarda. Il avait la figure empourprée par la
fièvre.

--Je t'en prie, dit-elle, calme-toi, tu vas te faire mal!

--Me calmer! repartit Evrard avec un rire nerveux. L'occasion est bien
choisie!... Tu te trouves donc bien, ici, toi, que tu veuilles y rester?

--Mais, que veux-tu donc que nous fassions, Marc?...

--Nous en aller, pardieu! Écoute... Tu ne m'en crois pas la force...
Mais c'est que je suis bien mieux, moi... Ma faiblesse d'hier et de la
nuit passée... ne venait que de la perte récente de mon sang... Ma
blessure, bah! je sens bien maintenant... qu'elle n'a rien de sérieux...
(Il était hors d'haleine en proférant ces mots.) Elle ne me fait plus
mal... Tines, nous allons boire chacun... la moitié de ce qui reste
encore de cette eau-de-vie. Cela nous donnera des forces... et nous nous
mettrons en marche... Si nous avions seulement quelque chose à
manger... ajoute-t-il en _aparté_.

--Aurais-tu faim? lui demanda-t-elle

--Mais, il me semble que je... mangerais bien une bouchée, reprit-il
avec anxiété.

--Regarde dans la poche droite de ton justaucorps.

Il en tira le morceau de pain qu'elle y avait mis la veille.

--D'où ceci vient-il donc? demanda-t-il.

--Le docteur m'en a donné deux tranches. J'en ai mangé une et je t'ai
gardé l'autre. Marc la regarda fixement et vit qu'elle rougissait.

--Ce n'est pas vrai ce que tu dis là, tu as tout gardé pour moi!

--Je t'assure... balbutia-t-elle en rougissant de plus en plus.

Il lui enserra la taille de son bras, l'assit près de lui, et l'embrassa
sur le front.

--Tu es un ange! dit-il, dans ce baiser empreint d'autant de respect que
de tendresse.

Il cassa ce pain durci, et puis en offrit la moitié à sa compagne en lui
disant:

--Si tu n'acceptes pas, jamais ce morceau que je tiens ne touchera mes
lèvres.

Elle comprit qu'il serait inutile de lui résister. Quand il la vit
porter le pain à sa bouche, il entama le sien.

--Tiens, dit-il en lui présentant la gourde, bois un peu, cela te
donnera des forces.

Quand elle en eut pris quelques gouttes il saisit la gourde et but
rapidement à son tour. Pas un muscle de sa figure ne trahit
l'embrasement qui dévora soudain sa poitrine. Seulement il lui sembla
qu'il allait mourir.

Alice le regardait pâlir avec effroi. Il lui sourit, laissa tomber la
gourde vide, et dès qu'il put parler:

--Cela me fait du bien, murmura-t-il. J'en suis tout ragaillardi...
Donne-moi la main... Tout à l'heure je serai plus fort,... quand l'effet
se fera sentir.

Après un immense effort il se trouva debout. Il lui parut que les arbres
dansaient autour de lui et que le sol se dérobait sous ses pieds.

Alice le sentit chanceler et le retint dans ses bras. Mais il finit par
se remettre. Il se cramponnait à la vie avec toute l'énergie du
désespoir.

--Marchons! dit-il.

Momentanément stimulés par ces quelques bouchées de pain et le peu
d'eau-de-vie qu'ils venaient de prendre, ils se mirent tous deux en
marche. C'était pitié que de les voir, appuyés l'un sur l'autre,
marchant à petits pas, le corps fléchissant sur leurs jambes
tremblantes, tels que deux vieillards qui essaient leurs derniers pas
avant de se coucher dans la tombe.

Les efforts inouïs qu'ils faisaient pour marcher leur paralysaient la
voix, et ils haletaient tous deux chacun écoutant avec effroi la
respiration pénible de l'autre.

Ils s'en allaient donc, la tête basse, les yeux rivés par terre pour
éviter le moindre obstacle qui pouvait embarrasser leurs pieds, se
traînant, machinalement poussés par l'instinct confus de la
conservation, n'ayant plus de forces que ce qu'il leur en fallait pour
s'empêcher de choir, lorsque Marc entendit un bruit de pas devant lui
et releva la tête.

--Encore lui! toujours lui! s'écria-t-il avec emportement.

La première pensée d'Alice fut que le délire le reprenait avec plus de
violence, mais à peine eut-elle levé les yeux qu'elle jeta aussi un cri
de terreur.

Evil, l'homme fatal, était là, à dix pas devant eux. A côté de lui se
tenait un inconnu.

--Puisque l'enfer t'a poussé jusqu'ici, cria Evrard, nous allons du
moins mourir ensemble!

Et avec une force dont on ne l'eut pas cru capable, il dégagera son bras
de sous celui d'Alice, qui le retenait, tira son épée qu'il n'avait
point voulu quitter, et marcha sur Evil.

Alice, comme pétrifiée par la terreur, resta à l'endroit où elle s'était
arrêtée, sans voix, sans force et sans volonté.

Evil et Gauthier se trouvaient sur le bord d'un rocher coupé
perpendiculairement derrière eux et dominant d'une trentaine de pieds un
ruisseau qui coulait en bas sur un lit de cailloux.

En voyant monter vers lui ce mourant armé d'une épée qu'il pouvait à
peine tenir, Evil eut un sourire d'infernal contentement. Il fit signe à
Gauthier qui venait d'armer son mousquet, de déposer son arme, et,
attendit sans bouger, avec le rire satanique de la vengeance aux lèvres,
ce spectre vivant qui se traînait vers lui.

--Attends..., balbutiait Evrard en approchant, il me reste encore...
assez de force pour te tuer!

Le bras tendu, l'épé au poing il arriva enfin près d'Evil.

--O mon Dieu! dit Evrard, donnez-m'en la force!

Evil bondit sur Marc, lui arracha son épée qu'il jeta loin d'eux, saisit
Evrard par les poignets et la gorge, et traînant le malheureux jusqu'au
bord du rocher:

--Tu as tort d'invoquer Dieu en ce moment! lui dit-il. L'esprit de la
vengeance est Satan, et c'est mon Dieu, à moi. Vois-tu comme il ta jeté
sans défense dans mes mains vengeresses! Tu m'as vaincu d'abord, et
pourtant je vais rester le dernier sur la brèche. Mais avant que de
piétiner sur ton cadavre, je veux, là, sous tes regards mourants, que le
feu infernal de la jalousie te ronge aussi le coeur. Avant que tu rendes
au diable ton âme maudite, ta femme, entends-tu, ta femme sera la
mienne, ici, sous tes yeux.

Dans un dernier effort, Evrard se débattit pour échapper à l'étreinte de
son ennemi. Mais Evil le souleva de terre et le poussa dans le vide.

L'infortuné jeta un cri étouffé, et s'en alla tomber au fond du ravin.

--Maintenant, la belle enfant, dit l'officier, d'une voix horrible, à
nous deux!

Et il descendit vers elle.

Le cri d'horreur que poussa la misérable femme ne saurait étre rendu par
aucun mot. Il n'avait plus rien d'humain, et retentit au loin dans la
solitude, appel déchirant, épouvantable.

--Au secours, mon Dieu! au secours! criait-elle en courant pour échapper
à l'infâme.

Lui, tout en la poursuivant répondit avec un ricanement de démon:

--Je m'en moque pas mal de ton Dieu, attends!....

Chacun de ses pas le rapprochait d'Alice. Comme il proférait ce
blasphème, il rejoignait la jeune femme, il allait la saisir, quant un
bruit de branches cassées se fit entendre, tandis qu'une vois rude, bien
connue d'Alice, criait à vingt pas de là:

--Jetez-vous par terre, madame!

Elle obéit. Avant que Evil stupéfait eut pu faire un seul geste, un coup
de feu retentit et le capitaine atteint en pleine poitrine roula sur le
sol.

Gauthier, qui l'observait à distance, le vit tomber; saisi de frayeur il
se jeta derrière les arbres et disparut en courant.

--Sauve-toi si tu veux, je te retrouverai bien, toi! dit Tranquille en
sortant du fourré.

Se tordant dans les convulsion de l'agonie, Evil labourait la terre des
ses ongles, et, dans les transports d'une impuissante fureur, comme un
loup enragé frappé d'un coup mortel, il arrachait à pleine bouche
l'herbe et les racines.

--Où est monsieur Marc? demanda Tranquille à la jeune femme qui se
relevait.

--Là! fit-elle en désignant le rocher.

Elle courut dans cette direction.

Avant de s'éloigner du capitaine, Tranquille lui broya la tête d'un coup
de crosse de fusil.

--Que le diable ait ton âme! dit le Canadien en essuyant sur des
feuilles sèches son arme couverte de sang.

Et puis il courut à la suite d'Alice.

Celle-ci, du bas du versant, n'avait pu juger de la présence et de la
profondeur du ravin creusé derrière le rocher. Elle accourant en toute
hâte, autant que le lui permettaient ses forces surexitées par l'émotion
du moment, quant elle se trouva inopinément sur le faîte du rocher qui
surplombait le ravin. La vue de son mari gisant tout au fond la frappa
d'épouvante, et le vertige l'empoigna et la précipita du haut en bas du
rocher.

--Malédiction! cria Tranquille qui arriva comme elle tombait.

Il avisa quelques crans saillants de la roche et s'en aida pour
descendre. Lorsque, tremblant de douleur, il arriva près de ses maîtres,
il vit immédiatement qu'ils étaient perdus. La chute d'Evrard avait
déterminé chez lui une lésion intérieure du poumon déjà blessé; il
perdait le sang à pleine bouche. Quant à la jeune femme, outre les
meurtrissures de sa chute, la faiblesse, la misère, le douleur et
l'effroi, venaient de la jeter dans une syncope mortelle.

A travers le nuage de l'agonie qui voilait à demi ses yeux, Marc aperçut
son fidèle serviteur et le reconnut.

--Evil? demanda-t-il.

--Mort! répondit Tranquille.

Evrard lui serra la main, et lui fit signe de le rapprocher d'Alice
étendue à quelques pieds de lui.

Quand ils furent à côté l'un de l'autre, Evrard enlaça de ses bras le
corps de sa chère femme et le pressa sur son coeur dans une étreinte
suprême. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et lui sourit; leurs lèvres
se cherchèrent, et leur vie s'exhala dans un dernier baiser.




                               ÉPILOGUE


Après l'expédition des Trois-Rivières, les restes de la petite armée du
général Thomas s'était enfuis à Sorel pour y rejoindre le général
Sullivan. Les troupes du roi s'y étant rendues le 14 juin, les
Américains évacuèrent Sorel et se retirèrent sur Chambly. Mais Burgoyne,
qui commandait en second l'armée anglaise, les suivait de près, et
l'armée américaine dut faire sauter le fort pour retraiter sur
Saint-Jean, dont il lui fallut déloger aussi pour se replier
successivement sur l'Ile-aux-Noix, sur Crown-Point et enfin sur
Ticonderoga; d'où elle était partie huit mois auparavant et où elle
revenait après une campagne dont les succès et les défaites avaient
varié suivant les changements des Canadiens![42].

[Note 42: Garneau.]

Après avoir jeté les Américains hors des frontières, les Anglais
lancèrent une flottille sur le lac Champlain. De leur côté les Américains
s'empressèrent d'armer quelques vaisseaux. Les deux flottilles se
rencontrèrent pour la première fois sous l'île de Valcourt, et le
capitaine anglais Pringle fut forcé de battre en retraite devant Arnold.
Mais deux jours plus tard Arnold fut complètement défait à son tour, et
les troupes royales restèrent définitivement maîtresses du lac
Champlain.

Ainsi finit la campagne de 1776. L'année suivante, Burgoyne envahit les
provinces révoltées, où, après plusieurs alternatives de victoires et de
défaites, il finit par être entouré par seize mille hommes sur les
hauteurs de Saratoga, et obligé d'y mettre bas les armes avec les cinq
mille huit cents soldats qu'il commandait, ce qui acheva d'assurer
l'indépendance des États-Unis, que le Congrès avait hautement proclamée
dès le 7 juin 1776.

Un an après que les Américains avaient évacué le Canada, l'on pouvait
voir errer dans les rues de Québec un malheureux, objet de pitié pour
les uns et de raillerie pour les autres. Vieilli, cassé encore plus par
le chagrin et les remords que par l'âge, tout le jour ce corps sans âme
s'en allait par la ville, cherchant et sa raison absente et quelqu'un
qu'il ne devait plus revoir. Voyait-il de loin onduler la taille souple
de quelque jeune femme, il pressait le pas pour la rejoindre te
s'arrêtait devant elle en la dévorant d'un regard hébêté. Sans doute lui
restait-il encore une lueur d'intelligence, mais une seule; car en ne
reconnaissant pas celle que, dans son idée fixe, il allait cherchant
toujours, il baissait la tête et reprenait sa marche inquiète. Ses
poursuites incessantes, les yeux hagards qu'il promenait sur elles,
effrayaient les femmes qui tachaient de l'éviter d'aussi loin qu'elles
le voyaient venir.

Les gamins, toujours sans pitié, s'attroupaient derrière lui en le
raillant sur sa folie et le désordre de se vêtements qui tombaient en
haillons. Quand il se retournait pour les menacer de sa canne, les
pierre commençaient à pleuvoir sur lui, tandis que les chiens, excités
par ces clameurs, le poursuivaient en aboyant à ses talons.

Malgré ces huées, ces pierres et ces menaces, le misérable n'en
reprenait pas moins chaque jour son pénible pélerinage de la veille. Si
vous eussiez demandé aux passant le nom de cet infortuné qui finit,
après plusieurs années de souffrances, par achever de rendre l'âme dans
sa maison déserte, on vous eût dit que c'était Nicholas Cognard qui
cherchait sa fille perdue par la coupable ambition d'un père dénaturé.

Enfin, voici, en peu de mots, la relation d'un fait qui est le
dénouement naturel de notre récit. Cet évènement, mystérieux et
terrible, arrivé à la Pointe-du-Lac en 1777, frappa tellement la
population de l'endroit que l'on en parle encore aujourd'hui. Demandez
plutôt à quelque vieillard de la Pointe-du-Lac, des Trois-Rivières ou
des environs, et voici ce qu'il vous racontera, pour l'avoir appris de
son père qui, lui, en avait eu connaissance.

Dans la nuit du huit juin 1777, un an jour pour jour après l'attaque et
la défaite des Américains aux Trois-Rivières, le fils aîné de ce même
Antoine Gauthier, qui avait si bien joué les Bostonnais, revenait d'une
maison voisine où il avait passé la veillée. C'était un jeune gars dont
le coeur s'éveillait à l'amour et qui allait chaque soir pousser de
gros soupirs auprès de la fille du voisin.

Il s'en revenait donc le coeur épanoui et chantant à plein gosier, selon
l'habitude des paysans lorsqu'ils marchent seuls le soir par la
campagne, quand il aperçut, à quelques pas de la maison paternelle un
homme qui descendait vers la grève en courant. Intrigué, le jeune homme
s'arrêta pour épier l'inconnu et le suivit tout en ayant soin de se
tenir à distance. Arrivé sur la grève le personnage mystérieux rejoignit
trois autres individus qu'on entrevoyait confusément dans l'ombre et qui
devaient l'attendre ou l'avoir précédé de bien près. Tous les quatre se
jetèrent aussitôt dans une chaloupe et s'éloignèrent à force de rames en
gagnant le large.

--Encore des voleurs de moutons! murmura le jeune homme. C'est dommage
que j'aie été seul; on aurait pu pincer ces gars-là!

Il remonta vers son logis tout en prêtant une oreille distraite au bruit
cadencé des rames, qui se perdait peu à peu dans l'éloignement.

A sa grande surprise, quant il touche le seuil, la porte de la maison de
son père était entr'ouverte, et il lui sembla entendre un gémissement
qui venait de l'intérieur. Alarmé, il prêta l'oreille, mais n'entendit
plus rien.

--Bah! je suis fou, pensa-t-il. La père aura oublié de fermer la porte
et je viens de l'entendre ronfler.

Il se faisait ces réflexions pour se rassurer quand il entra. Il n'avait
point fait trois pas dans les ténèbres qu'il mit le pied sur un corps
étendu par terre. Il recula de surprise et tressaillit. Et puis il se
pencha, tâta le corps, reconnut son père. Horreur! sa main en se
promenant sur la tête de celui qui gisait à ses pieds, s'enfonça dans
une blessure profonde qui trouait le crâne, et il lui dégoutta des
doigts un liquide chaud, épais et âcre qui devait être du sang!

Il fut épouvanté.

--Papa! cria-t-il

Rien ne lui répondit qu'un silence de mort.

Saisi des plus sinistres pressentiments, il fit deux pas de côté pour
s'approcher d'une table où il était accoutumé de trouver un briquet et
de l'amadou pour allumer la chandelle qu'on lui laissait sur la table,
quand il sortait le soir. Son pied s'appuya en plein sur une poitrine
humaine. C'était une femme, c'était sa mère!

Éperdu d'épouvante, il s'élança hors de la maison en jetant des cris de
terreur.

Il courut chez le plus proche voisin qui était couché mais qui ne fut
pas lent à se lever en entendant le vacarme que l'on faisait dans sa
porte. Encore à moitié endormi il vint ouvrir en grommelant; mais quand
il demanda au jeune homme ce qui l'amenait à pareille heure, celui-ci,
qui avait à peine eu la force de lui crier son nom, ne put parvenir à
lui répondre. Les dents lui claquaient dans la bouche. L'autre intrigué,
comme bien on pense, fit aussitôt de la lumière. La figure qui lui
apparut dans le cadre de la porte avait une telle expression
d'effarement, un pâleur telle qu'il en resta lui-même tout saisi.

--Mais, pour l'amour de Dieu! qu'est-ce que tu as donc, Jean, lui
demanda-t-il.

--Porte ouverte... chez nous, balbutia le jeune homme, père étendu dans
la place... mère aussi... du sang... Regardez...

Du sang, il en avait jusqu'au poignet.

--Vite, Pierre, Baptiste, levez-vous! cria le maître à ses garçons.

Ceux-ci, qui étaient éveillés déjà, se montrèrent aussitôt.

--Allume le fanal, Pierre, dit le maître.

L'instant d'après ils sortaient tous les quatre.

Quand ils pénétrèrent dans la maison de Gauthier, un spectacle
épouvantable s'offrit à leurs yeux.

A deux pas de l'entrée le maître de la maison, Antoine Gauthier, la tête
fendue jusqu'aux yeux, gisait dans une mare de sang.

Tout à côté sa femme était étendue, le crâne ouvert, morte aussi.

Au fond de la pièce il y avait un autre cadavre, celui du plus jeune
fils de Gauthier, garçon de douze ans; comme les autres il avait la tête
fracassée, de plus son bras gauche était coupé par le milieu et ne
tenait plus que par un lambeau de chair.

En travers d'une porte qui donnait sur la seconde pièce, le cadavre de
la fille de la maison barrait le passage.

Enfin, au fond de cette chambre, on trouva la servante, robuste
paysanne, aussi assassinée. Mais celle-ci avait dû défendre sa vie avec
acharnement. Une table derrière laquelle elle avait cherché un abri,
était fendue, cassée en pièces. Quant au corps de la pauvre fille, il
était criblé de coups. Les bras, les épaules, la tête, étaient coupés,
hachés, broyés affreusement.

A la largeur, à la profondeur des blessures, on reconnut que le
meurtrier s'était servi d'une hache.--On la retrouva effectivement le
lendemain matin, près du seuil de la porte.

Le père avait dû étre assommé le premier, à l'improviste, en ouvrant la
porte. Quand au jeune garçon, il avait été frappé sans doute comme ils
accourait appelé par les cris de ses parents. Averti du danger il avait
dû s'avancer le bras gauche instinctivement levé pour parer les coups.
La hache en s'abattant lui avait d'abord coupé le bras et puis brisé la
tête.

La jeune fille s'était certainement évanouie avant que de recevoir le
coup fatal; elle était tombée à la renverse et la hache de l'assassin
avait porté en plein visage, fracassant l'os frontal qui était
complètement séparé du crâne.

Pour ce qui est de la servante, le bruit sinistre des coups de hache,
les cris et les lamentations des victimes, lui avaient donné le temps de
se mettre sur ses gardes. Elle avait lutté de toutes ses forces et il
avait fallu plusieurs coups pour l'abattre.

Comme il n'y avait pas eu un seul objet enlevé, et que, à part les
désordres occasionnés par la lutte des victimes, il n'y avait rien de
dérangé dans la maison, il était évident que le vol n'avait pas été le
mobile de ce crime épouvantable.

La trahison de Gauthier étant bien connue de tous, on estima que les
Américains avaient fait le coup pour se venger. Telle est encore
aujourd'hui l'opinion des gens de l'endroit.

Cependant, les circonstances mystérieuses de ce crime ne font-elles pas
soupçonner que l'idée d'une vengeance particulière dut plutôt inspirer
cette effroyable tuerie? Tout en acceptant peut-être l'aide des
Américains chez lesquels il s'était réfugié depuis qu'ils avaient laissé
le Canada, Tranquille n'avait-il pas voulu venger personnellement la
mort de ses maîtres?... Toujours est-il que jamais ni Célestin ni sa
femme ne reparurent ostensiblement dans le pays.


JOSEPH MARMETTE

Québec, Octobre 1875.








End of Project Gutenberg's La fiancée du rebelle, by Joseph Marmette

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FIANCÉE DU REBELLE ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
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with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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