Typhon

By Joseph Conrad

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Title: Typhon


Author: Joseph Conrad

Translator: André Gide

Release date: February 26, 2024 [eBook #73022]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle revue française, 1923


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TYPHON ***





  JOSEPH CONRAD

  TYPHON

  TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR
  ANDRÉ GIDE

  (Septième édition)


  PARIS
  ÉDITIONS DE LA
  NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle, (VIme)




ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ŒUVRES COMPLÈTES DE JOSEPH CONRAD

TRADUITES SOUS LA DIRECTION DE ANDRÉ GIDE

PAR

    G. JEAN-AUBRY
    MARC CHADOURNE
    G. D’HARCOURT
    HENRI HOPPENOT
    ANDRÉE JOUVE
    PHILIPPE NEEL
    ISABELLE RIVIÈRE
    ANDRÉ RUYTERS
    GENEVIÈVE SELIGMANN-LUI


PARUS

LA FOLIE-ALMAYER

TRADUCTION DE GENEVIÈVE SELIGMANN-LUI

SOUS LES YEUX D’OCCIDENT

TRADUCTION DE PHILIPPE NEEL

EN MARGE DES MARÉES

TRADUCTION DE G. JEAN-AUBRY

LORD JIM

TRADUCTION DE PHILIPPE NEEL




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER VELIN PUR FIL
DES PAPETERIES LAFUMA-NAVARRE NUMÉROTÉS DE 1 A 100 ET QUINZE EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE I A XV.


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
Y COMPRIS LA RUSSIE.

COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1923.




A mon ami

ANDRÉ RUYTERS

        «... _Toutes les passions d’un vaisseau qui souffre._»

        CH. BAUDELAIRE.




I


L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger,
faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien
marquée de bêtise, non plus que de fermeté; il n’offrait caractéristique
aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité; cela
venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux
maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il
relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que leur
regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient
le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée,
par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de
cuivre coupés au ras de la lèvre; sur le plat des joues et d’aussi près
qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il
tournait la tête.

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté
et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un
rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce
qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout
un chapeau melon, un complet de teinte brunâtre et d’inélégantes bottes
noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air
d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son
gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans
serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute
première qualité, mais presque toujours déroulé.

--«Permettez, capitaine», lui disait alors, sur un ton plein de
déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à la
passerelle, et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les
plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait
verticale, les roulait en un rien de temps; il accomplissait cette
cérémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et M. Salomon
Rout, le mécanicien en chef qui envoyait la fumée de son cigare du matin
par-dessus la claire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire:

--«C’est vrai! le sacré riflard.

--Merci bien, Jukes, merci», grommelait le capitaine Mac Whirr,
cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

N’ayant d’imagination que tout juste ce qu’il en fallait pour le porter
d’un jour à l’autre, et pas plus, il demeurait tranquillement sûr de
lui, sans pourtant jamais se monter le cou.

C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles
à contenter; tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le
flottant asile de l’harmonie et de la paix. A vrai dire les écarts
fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’un chronomètre
au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres
et d’une scie.

Et cependant ces vies entièrement absorbées par l’actualité la plus
simple et la plus immédiate ont leur côté mystérieux. Comment
comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au
monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un
petit épicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer? Il n’avait que quinze
ans quand il avait fait ce coup-là! Cet exemple suffit, pour peu qu’on y
réfléchisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible
main, prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir
chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter
dans des directions inattendues et vers d’inconcevables buts nos forces
inconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insubordination
stupide.

--«On pouvait bien se passer de lui», avait-il coutume de dire plus
tard, «mais les affaires sont les affaires... Et un fils unique,
encore!»

Sa mère versa maintes larmes après sa disparition. Comme l’idée de
laisser un mot derrière lui ne lui était pas venue à l’esprit, il fut
pleuré comme mort jusqu’au jour où, huit mois après, sa première lettre
arriva, datée de Talcahuano. Elle était courte; on y lisait:

«Nous avons eu très beau temps pour la traversée.»

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils, la seule nouvelle
importante de sa lettre était celle-ci: son capitaine l’avait, le jour
même, inscrit régulièrement comme matelot de pont, matelot de 3e classe:
«parce que je sais faire le travail» expliquait-il.

La mère pleura de nouveau abondamment. Le père traduisit son émotion par
ces mots:

--«Quel âne que ce Paul!»

Mac Whirr père était un homme corpulent qui, jusqu’à la fin de ses
jours, exerça contre son fils une ironie latente, mêlée d’une ombre de
pitié comme envers un être borné.

Les visites de Mac Whirr fils étaient nécessairement rares; mais dans le
cours des années qui suivirent il écrivit parfois à ses parents pour les
tenir au courant de ses promotions successives et de mouvements sur le
vaste globe. Dans ces missives, on pouvait trouver des phrases comme
celles-ci: «Il fait sérieusement chaud ici» ou encore: «A 4 heures après
midi, le jour de Noël, nous avons croisé des icebergs.» Les vieux
parents apprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec
les noms des capitaines qui les commandaient--avec les noms d’armateurs
écossais et anglais;--un grand nombre de noms de mers, d’océans, de
détroits, de promontoires; et les noms de ports étranges, aux entrepôts
de bois de charpente, aux entrepôts de riz, aux entrepôts de coton;--un
grand nombre de noms d’îles--et le nom de la fiancée de leur fils. Elle
s’appelait Lucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui
semblait joli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arriva en temps voulu, suivant de
près le grand jour où il obtint son premier commandement.

Tous ces événements avaient eu lieu nombre d’années avant certain matin,
où, debout dans le rouf du vapeur _Nan-Shan_, Mac Whirr considérait la
baisse d’un baromètre dont il n’avait aucune raison de se défier.

La baisse--étant donné l’excellence de l’instrument, le moment de
l’année et la position du navire sur l’écorce terrestre--était certes de
mauvais augure; mais la face rouge de l’homme ne trahissait aucun
trouble intérieur. Les présages n’existaient point pour lui, et la
signification d’une prophétie ne savait lui apparaître qu’après que
l’événement l’avait surpris. «Pas d’erreur: c’est une baisse»,
pensait-il. «Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire.»

Le _Nan-Shan_ venant du Sud faisait route vers le port de commerce de
Fou-Tchéou, avec quelque cargaison dans ses cales et 200 coolies chinois
qu’on rapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien après
plusieurs années de travail dans différentes colonies tropicales.

La matinée était belle; la mer d’huile se soulevait et s’abaissait
uniformément lisse et il y avait dans le ciel une extraordinaire tache
d’un blanc de brouillard, semblable à un halo de soleil.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient les Chinois, parmi le ramassis
d’habits sombres, de faces jaunes, de queues de cheveux, luisaient
nombre d’épaules nues; car il ne faisait pas de vent, et la chaleur
était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ou regardaient d’un air morne
par-dessus la lisse. Quelques-uns, tirant de l’eau le long des flancs du
navire, se douchaient mutuellement; quelques autres dormaient sur les
panneaux; d’autres encore, par petits groupes de six, étaient assis sur
leurs talons, autour des plateaux de fer chargés de minuscules tasses de
thé, et d’assiettes de riz. Chacun de ces Célestes, sans exception,
emportait avec lui tout ce qu’il possédait dans le monde: une petite
malle aux coins de cuivre, avec un anneau-cadenas renfermant quelques
vêtements de cérémonie, des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être,
on ne sait quelles vieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit
trésor de dollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à
charbon, dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avec
peine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines, sur
des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sous le faix
de lourds fardeaux--patiemment amassés, gardés avec soin, chéris avec
férocité.

Vers 10 heures, une houle traversière venant de la direction du détroit
de Formose, s’était élevée, sans déranger beaucoup ces passagers, car le
_Nan-Shan_ avec son fond plat, sa ceinture d’accostage et sa grande
largeur de maître-couple méritait sa réputation de tenir
exceptionnellement bien la mer. M. Jukes, dans ses moments d’expansion,
à terre, proclamait bruyamment que «la vieille camarade[1] était aussi
bonne que belle». Jamais il ne serait venu à l’esprit du capitaine Mac
Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’elle fût, aussi haut ou en
termes aussi fantaisistes. Le _Nan-Shan_ était incontestablement un bon
navire, et presque neuf. Il avait été construit à Dumbarton, moins de
trois années auparavant, sur les instructions de la maison de commerce
Sigg et fils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses
moindres détails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, les
constructeurs le contemplèrent avec orgueil.

  [1] Cette appellation paraît toute naturelle en anglais où les noms de
    navires sont féminins.

--«Sigg nous a demandé un capitaine de confiance» rappela l’un des
associés, et l’autre, après avoir réfléchi quelque temps, dit:

--«Je crois bien que Mac Whirr est à terre en ce moment.

--Vous croyez? Alors télégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il
nous faut», déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

Le matin suivant Mac Whirr se tenait devant eux, imperturbable; il avait
quitté Londres par l’express de minuit après des adieux brusqués à sa
femme.

--«Il ne serait pas mauvais que nous allions inspecter le navire
ensemble, capitaine», dit l’aîné des associés; et les trois hommes se
mirent en route pour examiner les perfections du _Nan-Shan_, de l’étrave
à la poupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts trapus.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôter son paletot qu’il
accrocha à l’extrémité d’un petit treuil à vapeur, synthèse des
raffinements les plus modernes.

--«Mon oncle a écrit hier pour vous recommander à nos bons amis,--MM.
Sigg, vous savez bien--et ils vous laisseront sans doute le
commandement» dit le plus jeune des associés. «Vous pourrez vous vanter
de commander le plus docile des navires qu’on puisse voir sur les côtes
de Chine, capitaine», ajouta-t-il.

--«Croyez?... Merci bien», bredouilla confusément Mac Whirr. Devant les
éventualités lointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste
myope devant la beauté d’un vaste paysage; et ses yeux, au même moment,
se posant par hasard sur la serrure de la porte de la cabine, il se
dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commença d’en secouer la
poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voix sérieuse et basse:

--«On ne peut plus se fier aux ouvriers aujourd’hui. Voici une serrure;
c’est tout flambant neuf et ça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez!
Tenez!...»

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leur bureau, à l’autre bout du
chantier:

--«Vous avez chanté l’éloge de cet individu à Sigg; mais j’aimerais
savoir ce que vous appréciez en lui?» demanda le neveu avec un léger
mépris.

--«Je reconnais qu’il n’a rien d’un capitaine de roman, si c’est cela
que vous voulez dire», répondit l’aîné sèchement. «Est-ce que le
contremaître des menuisiers est dehors?... Entrez, Bates. Comment se
fait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serrure
défectueuse à la porte de la cabine? Le capitaine l’a remarqué tout de
suite. Faites-en mettre une autre. Les petites pailles, Bates... les
petites pailles!»

La serrure fut donc remplacée, et peu de jours après, le _Nan-Shan_
s’élançait vers l’est sans que Mac Whirr eût fait aucune nouvelle
remarque au sujet des aménagements, ni qu’on lui eût entendu proférer un
seul mot d’orgueil à propos de son navire, de reconnaissance pour sa
nomination, ou de satisfaction devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne, il trouvait à vrai dire
très rarement l’occasion de parler. Restaient naturellement les
questions de service--instructions, ordres, etc.; mais le passé étant, à
ses yeux, bien passé, et le futur n’étant pas encore, il estimait que
les menus événements de chaque jour ne méritent pas le plus souvent, de
commentaires,--et que les faits parlent d’eux-mêmes avec une
insurpassable précision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peu de mots, ceux «qu’on est sûr
qui ne chercheront pas à brocher sur les instructions». Mac Whirr qui
possédait les qualités requises fut maintenu au commandement du
_Nan-Shan_ dont il dirigeait, par les mers de Chine, les courses
précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur le registre maritime
britannique, mais au bout d’un certain temps, M. Sigg avait jugé plus
expédient de le transférer sous les couleurs siamoises. A la nouvelle du
transfert projeté Jukes s’agita comme sous le coup d’un affront
personnel. Il se promenait en grommelant et en faisant entendre de
petits ricanements de mépris.

--«Non! mais vous nous voyez avec un grotesque éléphant d’arche de Noé
sur le pavillon du navire!» dit-il une fois à la porte de la chambre des
machines. «Je veux être pendu si je supporte ça. Je leur collerai ma
démission. Est-ce que ça ne vous dégoûte pas, vous, M. Rout?»

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircir la voix de l’air d’un
homme qui sait ce que «coller sa démission» veut dire.

La première fois que le nouveau pavillon flotta à l’arrière du
_Nan-Shan_, Jukes le contempla amèrement de la passerelle. Il lutta
quelque temps avec ses sentiments, puis remarqua:

--«Cocasse tout de même de se balader sous un pavillon pareil! Trouvez
pas, capitaine?

--Qu’est-ce qui lui manque, à ce pavillon?» demanda le capitaine. «Je le
trouve tout à fait correct, moi», et il se dirigea vers l’extrémité de
la passerelle pour le mieux voir.

--«Eh bien! moi, je le trouve cocasse!» cria Jukes outré, en quittant
brusquement la passerelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par une telle façon d’agir. Peu de
temps après, il entra tranquillement dans le rouf, et ouvrit le «code
international des signaux» à la planche où les pavillons de toutes les
nations étaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fit
courir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, il
contempla avec grande attention le champ rouge et l’éléphant blanc. Rien
n’était plus simple, mais afin de s’assurer d’avantage, il emporta le
livre sur la passerelle; il voulait comparer le dessin colorié à l’objet
réel qui flottait au mât de pavillon d’arrière; quand Jukes, qui
s’acquitta ce jour-là de son service avec une espèce de fureur réprimée,
se trouva de nouveau sur la passerelle, son capitaine lui dit:

--«Il n’y manque rien, à ce drapeau.

--N’y manque rien?» marmotta Jukes en se jetant à genoux devant un
caisson, d’où il sortit rageusement une ligne de sonde de rechange.

--«Non; j’ai cherché dans le livre. Le battant, deux fois le guindant,
et l’éléphant exactement dans le milieu. Je me doutais bien qu’à terre,
on saurait fabriquer le pavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui
êtes dans l’erreur, Jukes.

--Eh bien! capitaine» commença Jukes en se relevant d’un bond, «tout ce
que je puis dire...» et ses mains tremblantes s’exaspéraient à démêler
la glène du fil de sonde.

--Ça va bien. Ça va bien» reprit le capitaine en manière d’apaisement.
Il était pesamment assis sur un petit pliant de toile qu’il
affectionnait spécialement. «Tout ce que vous avez à faire, c’est de
prendre soin qu’ils ne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils
n’y sont pas tout à fait habitués.»

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur le gaillard d’avant et
bruyamment: «Oh! là, maître d’équipage, ayez bien soin qu’elle trempe
entièrement.» Puis il se retourna vers son capitaine avec résolution.
Mais Mac Whirr en étendant confortablement ses coudes sur la rambarde de
la passerelle continuait:

--«Parce que je suppose que ça serait interprété comme un signal de
détresse; qu’en pensez-vous? Moi, j’imagine que l’éléphant représente
quelque chose comme le Union Jack dans le pavillon...

--Ah! vous croyez!» glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes
sur le pont du _Nan-Shan_ se retournèrent. Alors il poussa un soupir,
puis soudain résigné:

--«Pour sûr que ça ferait un sacré signal de détresse» conclut-il
débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chef mécanicien avec un
confidentiel:

--«Écoutez, que je vous raconte la dernière du vieux.»

M. Salomon Rout (que l’on nommait communément Sal le Long, ou le vieux
Sal, ou Père Rout) se trouvait presque invariablement l’homme le plus
grand à bord de tous les navires sur lesquels il servait; d’où
l’habitude qu’il avait prise de se pencher avec condescendance et flegme
vers ses interlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable,
ses joues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux et
ses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombre
toute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter de fumer et de regarder
placidement autour de lui à la manière d’un bon oncle qui prêterait une
oreille complaisante au récit d’un écolier surexcité. Au demeurant fort
amusé, mais sans le laisser voir, il demanda:

--«Et lui avez-vous collé votre démission?

--Non!» cria Jukes élevant une voix lasse et découragée au-dessous du
grincement discordant des treuils à frictions. Ceux-ci se démenaient
furieusement, activant les longs mâts de charge au bout desquels
pendaient les élingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient
choir négligemment à extrémité de course. Les chaînes de charge
gémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre les hiloires,
cliquetaient sur les bords du navire, et le _Nan-Shan_ tout entier
frémissait, enveloppant de vapeur ses flancs gris.

--«Non» cria Jukes. «A quoi bon? Autant fiche ma démission à cette
cloison. Un homme comme ça, il n’y a moyen de lui faire rien comprendre.
Il m’estomaque positivement.»

A ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre, traversa le
pont, parapluie en main, escorté par un Chinois lugubre et flegmatique
qui marchait par-derrière dans des souliers de soie à semelles de papier
et qui portait lui aussi un parapluie.

Le capitaine du _Nan-Shan_ parlant à peine distinctement, et, comme
d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, observa qu’il serait
nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait
que M. Rout mît sous pression pour demain après-midi à une heure
précise. Il repoussa son chapeau en arrière pour s’éponger le front tout
en remarquant que «de toutes façons il avait horreur d’aller à terre»,
tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot, M.
Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main
gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de
débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là 200 coolies que
la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait tantôt apporter
vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourriture.

--«Ce sont tous des engagés de sept ans», dit le capitaine Mac Whirr,
«et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier.» Le charpentier
devait immédiatement commencer à clouer des lattes de trois pouces le
long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres
de chahuter quand il y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en
occuper de suite: «Vous entendez, Jukes?»

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à Fou-Tchéou où
il pourrait servir d’interprète; c’était le commis de Bun-Hin qui
désirait se rendre compte de l’espace disponible. Jukes aurait à le
conduire: «Vous entendez, Jukes?»

Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de l’obligatoire: «Oui,
capitaine» proféré sans enthousiasme aux endroits voulus. Un brusque:

--«Amène-toi, John. Tâche à regarder voir», mit le Chinois en mouvement
derrière ses talons.

--«Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil», dit Jukes qui
n’avait aucune disposition pour les langues étrangères et trouvait le
moyen de massacrer cruellement même le pidgin[2]. Il montra du doigt le
panneau ouvert:

  [2] Sabir en usage dans les mers de Chine.

--«Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein?»

Il était bourru comme il convient quand on se sent de race supérieure,
mais non pas hostile. Le Chinois contemplait tristement et
silencieusement l’obscurité de l’écoutille, comme s’il se tenait à
l’entrée d’un tombeau.

--«Pas tomber pluie là en bas--tu vois?» continuait Jukes. «Suppose
toujours beau temps comme ça, le coolie monte en haut. Fait comme
ça--Phoooooo!» Il dilata sa poitrine et gonfla ses joues. «Compris,
John? respirer air frais. Bon, hein? Lui laver pantalons, manger
chow-chow en haut--compris John?»

Son imagination s’échauffait. Jouant de la bouche et des mains, il
faisait simulacre de manger du riz et de laver des vêtements et le
Chinois qui dissimulait la méfiance que lui inspirait cette pantomime
sous un air recueilli, nuancé d’une délicate et subtile mélancolie,
promenait ses yeux en amande, de Jukes au panneau et du panneau à Jukes.

--«Très bien», murmura-t-il d’une voix basse et désolée. Puis glissant
le long des ponts, contournant les obstacles, il disparut soudain dans
un plongeon, sous une élingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de
je ne sais quelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’était rendu sur la passerelle, puis
dans la chambre des cartes où traînait une lettre commencée depuis deux
jours, une de ses longues lettres à sa femme, qui, toutes débutaient par
ces mots: «Mon épouse chérie» et dont le steward avait tout loisir de se
repaître entre deux coups de plumeau donnés aux chronomètres, ou deux
coups de balai au plancher. Les minutieux détails sur chaque sortie du
_Nan-Shan_, intéressaient vraisemblablement le steward beaucoup plus que
la femme à qui ces relations étaient destinées.

Ces pages, interminablement pleines de la constatation laborieuse des
seuls menus faits auxquels la conscience de Mac Whirr fût sensible,
allaient trouver Mme Mac Whirr dans la banlieue nord de Londres; une
petite maison avec un bout de jardin devant les fenêtres en saillie, un
portique de décente apparence, une porte d’entrée avec des vitres de
couleur dans un encadrement de plomb en imitation. Il payait
quarante-cinq livres par an pour cela, et ne trouvait pas le loyer trop
élevé, car Mme Mac Whirr (personne revêche, au cou décharné et aux
manières prétentieuses) était de bonne naissance et avait connu des
jours meilleurs; on la considérait dans le voisinage comme «tout-à-fait
supérieure». L’unique secret de sa vie était la honteuse terreur du jour
où son mari rentrerait à la maison et y habiterait pour de bon. Sous ce
même toit vivaient également sa fille Lydia et son fils Tom. Tous deux
ne connaissaient que très peu leur père. Le capitaine n’était pour eux
guère plus qu’un visiteur rare et privilégié qui, le soir, fumait sa
pipe dans la salle à manger et qui restait à coucher. Lydia, fillette
languissante, était plutôt choquée par ses façons; quant à Tom, à la
manière des jeunes garçons, il manifestait une complète indifférence,
franche, naturelle et charmante.

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirr correspondait ainsi, du
fond des mers de Chine, demandant qu’on le rappelât «au souvenir de ses
enfants» et signant «ton mari qui t’aime» avec un calme parfait, comme
si ces mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leur
signification et ne dussent plus servir que pour la forme.

Les mers de Chine, du nord au sud, sont des mers étroites; des mers
semées de traverses prévues ou imprévues, telles que bancs de sable,
îles, récifs, courants changeants et rapides--menus événements
quotidiens dont le langage inarticulé est clairement compris par les
marins. Cette indistincte et sincère éloquence des faits s’adressait
fortement et précisément au sens des réalités que possédait le capitaine
Mac Whirr; aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-il
pratiquement sur la passerelle de son navire; il s’y faisait souvent
monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre de veille. C’est
là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacune d’elles, sans
exception, contenait cette phrase: «Il a fait très beau temps pendant ce
voyage» ou, sous quelque forme presque semblable, une semblable
constatation. Et cette constatation, dans sa merveilleuse persistance,
était aussi parfaitement exacte que quelque autre constatation que
contînt la lettre.

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres, mais personne à bord ne
pouvait savoir à quel point il avait la plume bavarde car lui, du moins,
avait assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clef.

Sa femme se délectait à son style. C’était un couple sans enfants et Mme
Rout, grande personne joviale de quarante ans à poitrine opulente,
occupait avec la vénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage
près de Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner du
matin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse les passages
susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisait précéder chaque
extrait du cri avertisseur de: «Salomon dit:» car la vieille dame était
sourde. Mme Rout fils avait aussi la manie de jeter à la tête des
étrangers qui venaient la voir, des phrases entières des lettres de
Salomon et, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par
le ton bizarre et jovial de ces citations.

Le jour où le nouveau pasteur fit sa première visite au cottage, elle
trouva l’occasion de lancer: «Comme dit Salomon: les mécaniciens qui
naviguent, contemplent les merveilles de la nature marine», quand un
soudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêter ébahie.

--«Salomon... Oh!... Madame Rout, bégaya le jeune homme tout rougissant,
je dois vous dire que... je ne...

--Mais c’est mon mari», cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la
méprise, elle partit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et
toute renversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, un
sourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpérience des
femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par la suite,
ils devinrent d’excellents amis; dès que le pasteur eut pu se convaincre
qu’elle n’était coupable d’aucune intention irrévérencieuse, Mme Rout
reparut à ses yeux ce qu’elle était: une très digne personne. Et
bientôt, il apprit à entendre sans sourciller d’autres bribes de la
sagesse de Salomon.

--«Pour ce qui est de moi», avait-il dit un jour (à ce que rapportait sa
femme), «je préfère un âne bâté à un coquin pour capitaine. Une brute il
y a encore moyen de la prendre; mais un coquin, ça vous glisse entre les
doigts.» Induction tirée du cas particulier du capitaine Mac Whirr, dont
l’honnêteté évidente avait tout le poids et l’épaisseur d’un bloc.

M. Jukes, lui, célibataire et incapable de généralisations, avait pour
confident habituel un vieux camarade de bord, actuellement second
officier d’un transatlantique. C’est à lui qu’il ouvrait son cœur,
insistant sur les avantages de la navigation de commerce en
Extrême-Orient, avec des allusions au trafic occidental qu’il dépréciait
d’autant. Il exaltait les ciels, les mers, les navires, la vie facile.
Le _Nan-Shan_, certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.

«Ici pas d’uniformes chamarrés», disaient ses lettres; «ici nous sommes
tous des frères. Les repas se prennent en commun; c’est une vie de coq
en pâte... Les pieds noirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour
des gens comme ça; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes
bons amis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide.
Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que ce soit
qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Il commande depuis un assez bon
nombre d’années; ses ordres ne sont jamais stupides, et ma foi il dirige
fort passablement son navire sans embêter personne. Je me dis parfois
qu’il n’a pas assez de cervelle pour oser se lancer dans des
remontrances; mais je ne cherche pas à en tirer avantage; vrai, je ne
trouverais pas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas
l’air de comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on en
plaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivre avec
un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pas beaucoup de
conversation. De conversation, Seigneur! Il n’ouvre jamais la bouche!
L’autre jour je bavardais avec l’un des mécaniciens, sous la passerelle;
Mac Whirr doit nous avoir entendus: quand je suis monté pour prendre le
quart, il est sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché
sur les feux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles,
bref les simagrées habituelles; puis, au bout d’un moment:

--«C’était pas vous qui parliez tantôt, dans la coursive de bâbord?

--Si fait capitaine.

--Avec le troisième?

--Oui, capitaine.»

«Là-dessus il se retire à tribord où il s’assied, à l’abri du cagnard,
sur son petit pliant, et pendant une demi-heure peut-être n’émet plus un
son... Si pourtant; il a éternué.

«Puis je l’entends là-bas qui se lève; il s’amène à pas lents jusqu’à
bâbord où j’étais:

--«Je n’arrive pas à comprendre ce que vous pouvez bien trouver à
raconter», me dit-il. «Deux bonnes heures!... Je ne vous blâme pas. Moi
je vois à terre des gens qui ne font que ça toute la journée, et qui le
soir s’assoient et continuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils
répètent tout le temps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.»

«As-tu jamais rien entendu de pareil? Et tout cela dit d’un ton si
patient. Vrai je me sentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même
il m’exaspère. Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse,
et même pour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un
pied de nez qu’il demanderait innocemment et gravement: «Qu’est-ce qui
vous prend?» Il s’étonne comme un enfant. Un jour, il m’a dit du ton le
plus naturel, qu’il trouvait par trop difficile de découvrir ce qui
agitait les hommes d’une manière si bizarre. Mais, en vérité, il est
trop épais pour s’en tourmenter.»

Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaient les mers occidentales, sous
la dictée de son cœur et donnant libre cours à sa fantaisie.

Il exprimait ce qu’il pensait en toute franchise: ça ne valait pas la
peine de chercher à émouvoir un homme pareil.

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, la vie fût sans doute apparue à
Jukes comme une affaire insipide et de médiocre profit. Il n’était pas
seul de cette opinion. On eût dit que la mer elle-même, épousant la
cordiale indulgence de Jukes, jugeait inutile de se jamais mettre en
frais pour secouer de sa torpeur cet homme taciturne qui rarement levait
les yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul
but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer
des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en
avait connu, parbleu! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de
juste; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le
jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison, dans les
lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.

Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le
courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et
l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais
été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que
le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de
batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce
que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans la
rue, à quelque bagarre, qu’un jour il ait été forcé de se passer de
dîner ou trempé jusqu’aux os dans une averse.

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme
certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de
l’existence, qui se coucheront enfin, tranquillement et décemment dans
la tombe,--qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu
l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses
terreurs.

Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés--ou ainsi
dédaignés par le destin et par la mer.




II


En observant la baisse persistante du baromètre, le capitaine Mac Whirr
pensa donc: «Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire.»
Oui, c’est exactement ce qu’il pensa. Il avait l’expérience des sales
temps moyens--le terme sale appliqué au temps n’impliquant qu’un malaise
modéré pour le marin.

Une autorité incontestable lui eût-elle annoncé que la fin du monde sera
due à un trouble catastrophique de l’atmosphère, il aurait assimilé
cette information à la simple idée de «sale temps» et pas à une autre,
parce qu’il n’avait aucune expérience des cataclysmes, et que la foi
n’implique pas nécessairement la compréhension.

La sagesse de son pays avait décrété, au moyen d’un acte de Parlement,
qu’avant d’être jugé digne d’assumer la charge d’un navire on devait
avoir été reconnu capable de répondre à quelques simples questions au
sujet des orages circulaires tels qu’ouragans, cyclones et typhons; il
faut croire que Mac Whirr avait répondu passablement puisqu’il
commandait maintenant le _Nan-Shan_ dans les mers de Chine pendant la
saison des typhons. Mais il y avait longtemps de cela et Mac Whirr ne se
rappelait plus rien de tout cela aujourd’hui.

Il était cependant conscient du malaise que lui causait cette chaleur
moite. Il sortit sur la passerelle mais n’y trouva aucun soulagement à
sa gêne. L’air semblait épais. Mac Whirr haletait comme un poisson hors
de l’eau, et finit par se croire sérieusement indisposé. La surface de
la mer avait le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise au travers de
laquelle le _Nan-Shan_ traçait un sillon fugitif. Le soleil, pâle et
sans rayons, répandait une chaleur de plomb dans une lumière bizarrement
diffuse. Les Chinois s’étaient couchés tout de leur long sur le pont.
Leurs visages jaunes, pincés et anémiques ressemblaient à des figures de
bilieux. Deux d’entre eux furent spécialement remarqués par le capitaine
Mac Whirr; étendus en dessous de la passerelle, ils semblaient morts dès
qu’ils avaient les yeux fermés. Trois autres, par contre, se
querellaient âprement, là-bas, à l’avant; un grand individu, à demi nu,
aux épaules herculéennes, était indolemment penché sur un treuil tandis
qu’un autre, assis par terre, les genoux relevés et la tête penchée de
côté dans une attitude de petite fille, tressait sa natte; les
mouvements de ses doigts étaient lents et toute sa personne respirait
une extraordinaire langueur. La fumée luttait péniblement pour sortir de
la cheminée, et, au lieu de flotter au loin, elle s’étendait comme un
nuage d’enfer qui empestait le soufre et faisait pleuvoir de la suie sur
les ponts.

--«Que diable faites-vous là, Monsieur Jukes?» demanda le capitaine Mac
Whirr.

Cette apostrophe insolite fit sursauter M. Jukes comme un coup de stylet
sous la cinquième côte. Une glène de filin à ses pieds, un morceau de
toile sur les genoux, il poussait vigoureusement son carrelet, installé
sur un tabouret bas qu’il s’était fait monter sur la passerelle. Il leva
les yeux et la surprise donna à son regard une expression de candeur et
d’innocence.

--«Je ralingue quelques sacs de ce nouveau lot dont nous nous sommes
servis pour le charbonnage», riposta-t-il sans aigreur. «Nous en aurons
besoin la prochaine fois que nous ferons du charbon, capitaine.

--Que sont donc devenus les anciens sacs?

--Mais ils sont usés, capitaine.»

Le capitaine Mac Whirr considéra son second d’un air d’abord irrésolu,
puis finit par déclarer sa cynique et sombre conviction que plus de la
moitié de ces sacs avait dû passer par-dessus bord. «Si l’on pouvait
seulement savoir la vérité» disait-il. Puis il se retira à l’autre
extrémité de la passerelle.

Jukes exaspéré par cette sortie immotivée, cassa son aiguille au second
point, laissa tomber son travail et se leva, en grommelant des
imprécations contre cette maudite chaleur.

L’hélice peinait; les trois Chinois, à l’avant, avaient tout à coup
cessé de se chamailler, et celui qui d’abord tressait sa natte, à
présent laissait son regard morne glisser par-dessus ses genoux qu’il
étreignait.

Le soleil blafard jetait des ombres faibles et comme maladives. La houle
s’accentuait, se précipitait incessamment et le navire piquait de
lourdes embardées dans les creux profonds et mous de la mer. Jukes
chancela:

--«Je voudrais savoir d’où vient cette fichue houle», dit-il tout haut
en retrouvant son équilibre.

--«Nord-Est», grogna le positif Mac Whirr, du bord de la passerelle où
il se trouvait, «il doit faire là-bas quelque sale temps peu ordinaire.
Allez regarder le baromètre.»

Quand Jukes sortit de la chambre de veille l’expression de son visage
était soucieuse. Il se cramponna aux rambardes de la passerelle et
regarda le large fixement.

Dans la chambre des machines la température s’était élevée à 117° F.[3]
Des voix irritées montaient à travers la claire-voie et le caillebotis
de la chaufferie; des clameurs rudes et aigres, mêlées à des raclements
et à des grincements métalliques courroucés, comme si des hommes aux
membres de fer et aux gorges de bronze se fussent querellés dans les
soutes.

  [3] C’est-à-dire entre 47° et 48° centigrades.

Le second mécanicien venait d’entrer en conflit avec les chauffeurs qui
avaient laissé tomber la pression. Cet homme aux bras de forgeron était
généralement redouté; mais, cet après-midi les chauffeurs ripostaient
avec audace et claquaient les portes du foyer avec toute la furie du
désespoir. Le bruit cessa tout à coup et le second mécanicien apparut,
surgissant de la chaufferie; il était barbouillé de noir, pareil à un
ramoneur et trempé comme s’il venait de sortir d’un puits. Sa tête n’eut
pas plus tôt émergé du capot qu’il se mit à tempêter contre Jukes, à qui
il reprochait de n’avoir pas fait orienter convenablement les manches à
air de la chaufferie. Pour toute réponse Jukes fit, de la main, un geste
de protestation conciliante et résignée. «Pas de vent; qu’est-ce que j’y
puis? Regardez vous-même.»

Mais l’autre ne voulait pas entendre raison. Ses dents luisaient
hargneusement dans sa figure noircie. Il saurait bien se charger de
cogner, là en bas. Mais que le diable l’emporte! ces matelots d’enfer
s’imaginaient-ils qu’on pouvait garder la pression dans ces damnées
chambres de chauffe simplement en cognant des gueules? Non, par
Saint-Georges. On avait tout de même besoin de recevoir aussi un peu
d’air. Qu’il soit à tout jamais pris pour un maudit matelot de pont,
s’il mentait. Jusqu’au chef qui se démenait devant le manomètre et
faisait un raffut de tous les diables dans la chambre des machines,
depuis midi. Et Jukes, lui, piqué à son poste sur le pont, à quoi
servait-il s’il n’était pas seulement capable d’envoyer un de ces
bouffis de propre à rien de matelots de pont pour orienter les manches à
air?

Les relations entre la «chambre des machines» et le «pont» du _Nan-Shan_
étaient, comme on le sait, quasi fraternelles, aussi Jukes, se penchant
sur la rambarde, pria-t-il l’autre, d’un ton contenu, de ne pas faire
l’imbécile: le patron était de l’autre côté de la passerelle. Mais le
second tout mutiné déclara qu’il se fichait complètement de qui était de
l’autre côté de la passerelle. Jukes, perdant alors brusquement son
calme altier, invita le second en termes brutaux et emportés à monter
arranger ces sales appareils à sa guise et à s’envoyer lui-même tout le
vent qu’un âne de sa sorte pourrait trouver. Le second se jeta sur le
ventilateur comme on se précipite au combat; on eût dit qu’il voulait
l’arracher, l’envoyer tout entier par-dessus bord; mais tous ses efforts
ne parvinrent qu’à faire pivoter la bonnette de quelques degrés; après
quoi, tout exténué par l’énorme dépense de forces, il s’appuya au dos de
la timonerie et regarda Jukes venir à lui:

--«Seigneur!» fit-il d’une voix faible. Il leva les yeux vers le ciel
puis abaissa son regard vitreux sur l’horizon basculé qui, soulevé
jusqu’à former un angle de quarante degrés, se maintint là-haut quelque
temps, au sommet d’un grand plan incliné tout lisse, puis se remit en
place mollement.

--«Ouf! Seigneur! Qu’est-ce qui se passe donc là-haut?»

Jukes qui, pour l’équilibre, écartait en compas sa paire de longues
jambes, prit un air de supériorité.

--«Cette fois-ci, nous n’y couperons pas», dit-il. «Le baromètre
dégringole comme je ne sais quoi, Harry. Et vous qui essayez de faire
une bête de scène.»

Le mot de «baromètre» sembla raviver la folle animosité du second
mécanicien. Rassemblant à nouveau toute son énergie, il pria Jukes,
d’une voix sourde et hargneuse, de se renfoncer l’instrument dans la
gorge. Qu’est-ce qui s’en souciait de son baromètre de malheur? C’était
la vapeur, ce n’était que la pression de la vapeur qui baissait. Entre
les chauffeurs qui se défilaient et un chef qui devenait gâteux, ce
n’était plus une vie possible. Tout pouvait bien sauter, après tout; il
s’en fichait comme du juron d’un étameur.

On eût cru qu’il allait pleurer, mais ayant repris son souffle il
continua, dans un obscur grognement: «Je vais les faire se barrer, moi.»
Et il s’éloigna précipitamment. Un instant encore il s’arrêta sur le
sommet de l’échelle et tendit le poing vers le ciel d’où tombait une
extraordinaire ombre, puis, avec une imprécation, il s’engouffra dans le
trou noir.

Quand Jukes se retourna, ses yeux tombèrent sur le dos voûté et les
larges oreilles cramoisies du capitaine qui avait traversé la
passerelle.

--«C’est un homme très violent, ce second mécanicien», dit Mac Whirr
sans regarder Jukes.

--«Un fameux second, en tout cas» grommela Jukes. «Ils ne peuvent pas
maintenir la pression», ajouta-t-il rapidement, se précipitant pour
agripper la rambarde en vue du prochain coup de roulis.

Le capitaine Mac Whirr, qui n’y était pas préparé, piqua un petit trot,
puis, d’une saccade, se remit d’aplomb près d’un support de tente.

--«Un homme grossier», reprit-il. «Si cela continue, je serai obligé de
m’en débarrasser à la première occasion.

--C’est la chaleur», dit Jukes. «Le temps est terrible; à faire jurer un
saint. Même ici, en haut, on se sent la tête comme enveloppée dans une
couverture de laine.

--Voulez-vous dire que vous n’avez jamais eu la tête enveloppée dans une
couverture de laine, M. Jukes? Pourquoi donc était-ce?

--C’est une façon de parler, capitaine», dit Jukes platement.

--«Comme vous y allez, vous autres! Et qu’est-ce que c’est aussi que ces
saints qui jurent? Je voudrais bien que vous ne parliez pas si
étourdiment. Quel genre de saint cela pourrait-il être, qui jurerait?
Pas plus un saint que vous, j’imagine. Et qu’est-ce qu’une couverture de
laine vient faire au milieu de tout ça? Ou bien le temps... Ce n’est pas
la chaleur qui me fait jurer, hein? C’est la mauvaise humeur et rien
d’autre. A quoi cela sert-il que vous parliez comme ça?»

Ainsi protestait le capitaine Mac Whirr contre l’emploi des figures dans
le discours; il acheva d’électriser Jukes par un grognement méprisant
suivi de paroles de violence et de ressentiment.

--«Dieu me damne! je le chasserai du navire s’il ne prend pas garde.»

Et Jukes, incorrigible pensa: «Bonté divine! on m’a changé mon vieux.
C’est de la colère, s’il vous plaît; la faute en est au temps, parbleu!
et à quoi d’autre? Un ange deviendrait grincheux--pour ne plus parler du
saint.»

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêts à pousser le dernier
soupir.

En se couchant, le soleil au diamètre rétréci n’avait plus qu’un restant
d’éclat roussâtre et sans rayonnement, comme si des millions de siècles
écoulés depuis le matin eussent épuisé sa réserve de vie. Un épais
bandeau de nuages apparut du côté du nord; sa teinte olivâtre était
sinistre; cela gisait tout au ras de la mer; le navire en continuant de
s’avancer allait sûrement buter contre. Le _Nan-Shan_ avançait pesamment
comme une créature exténuée qui marche à sa perte. Les lueurs cuivrées
du crépuscule s’éteignirent lentement, et l’obscurité fit éclore au
zénith un essaim de larges étoiles, vacillantes, chavirantes, comme
remuées par un bizarre souffle, et qui semblaient toutes proches.

A huit heures, Jukes entra dans la chambre de veille pour mettre au pair
le journal de bord. Il copia proprement, d’après les indications du
brouillon, le nombre de milles, la route du navire et dans la colonne du
«vent» fit courir le mot «calme» du haut en bas de la page, depuis midi
jusqu’à huit heures.

Il était exaspéré par le roulis monotone et obstiné du navire. Le pesant
encrier fuyait, éludait la plume; on eût dit qu’une perverse humeur
l’animait. Dans le grand espace au-dessous de la rubrique «remarques»,
Jukes écrivit: «Chaleur suffocante», puis ayant mis entre ses dents
l’extrémité du porte-plume, à la manière d’une pipe, il s’épongea la
face soigneusement.

«Forte houle de travers. Le navire fatigue», écrivit-il encore.
«_Fatigue_ n’est pas tout à fait le mot qui convient» se dit-il à
lui-même. Puis de nouveau, sur le journal du bord: «Couchant menaçant
avec une basse bande de nuages au N. E. Ciel clair au-dessus de nous.»

Il leva la plume et, les coudes étalés sur la table, jeta un coup d’œil
au dehors. Dans ce cadre que formaient les montants de la porte ouverte,
il vit un peloton d’étoiles hésiter, prendre élan, puis, s’essorer vers
le haut du ciel noir; et il ne resta plus à leur place qu’une obscurité
martelée de lueurs blanches; la mer était noire autant que le ciel, et
au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis qui avait enlevé les
étoiles les ramena avec l’oscillation en retour, précipitant leur
troupeau vers la mer; et chacune d’elles élargie, on eût dit un petit
disque luisant d’un éclat moite et clair.

Jukes observa pendant un instant les larges étoiles fuyantes, puis il
écrivit: «8 heures du soir. La houle augmente. Le navire peine et
embarque. Enfermé les coolies pour la nuit. Le baromètre descend
toujours.»

Il s’arrêta et pensa: «Peut-être après tout, cela ne donnera-t-il rien.»
Puis, à la suite de ses observations il conclut résolument: «Toutes les
apparences de l’approche du typhon.»

En sortant, il dut s’effacer pour laisser passer le capitaine Mac Whirr;
celui-ci franchit le seuil de la porte sans dire un mot, ni faire un
signe.

--«Fermez la porte, M. Jukes, voulez-vous?» cria-t-il de l’intérieur.
Jukes se retourna pour la pousser, murmurant ironiquement: «Peur de
prendre froid, je suppose.»

C’était son tour de quart en bas; il aspirait à communiquer avec ses
semblables; aussi dit-il allègrement, en passant, au premier lieutenant:

--«Après tout, cela n’a pas l’air si mauvais que ça, hein?»

Le premier lieutenant arpentait la passerelle, tantôt dégringolant à
petits pas, tantôt gravissant péniblement la pente instable du pont. Au
son de la voix de Jukes il s’arrêta net, le regard fixé à l’avant mais
ne répondit pas.

--«Holà! En voilà une sérieuse!» dit Jukes qui, pour bien accueillir la
lame, prit du balant jusqu’à toucher le plancher d’une main. Cette fois
le premier lieutenant émit du fond de la gorge un bruit de nature peu
cordiale.

C’était un petit homme vieillot et minable, aux dents gâtées, à la face
glabre. On l’avait embarqué en hâte à Shang-Haï le jour même de
l’accident qui avait privé le _Nan-Shan_ du premier lieutenant amené
d’Angleterre. Ce malheureux avait trouvé le moyen (d’une façon que le
capitaine ne put jamais comprendre) de tomber dans un chaland à charbon
vide rangé le long du bord, de sorte qu’on avait dû l’envoyer à
l’hôpital avec un ou deux membres brisés et une lésion cérébrale.

Jukes ne fut pas découragé par le grognement hargneux du nouveau
premier.

--«Les Chinois doivent s’en payer là en bas», dit-il; «c’est heureux
pour eux que le rafiau ait le roulis le plus doux de tous les navires
sur lesquels j’ai jamais navigué. Attention! Celle-là n’est déjà pas si
mauvaise!

--Attendez seulement», répondit hargneusement le lieutenant.

Avec son nez coupant, rouge à l’extrémité, avec ses lèvres minces et
pincées, il avait toujours l’air de rager intérieurement et sa façon de
parler, à force de concision, frisait l’insolence. Quand il n’était pas
de service il passait tout son temps dans sa chambre, la porte close; il
se tenait là si tranquille qu’on eût pu croire qu’il s’y endormait
aussitôt entré. Mais l’homme chargé de le réveiller pour le quart le
trouvait invariablement les yeux grands ouverts, étendu tout de son long
sur sa couchette, la tête enfouie dans un oreiller sale, d’où il
braquait ses regards irrités. Il n’écrivait jamais de lettres, ne
paraissait attendre de nouvelles de nulle part; une fois, on l’avait
entendu parler de Hartlepool, mais avec une extrême amertume et
uniquement à propos des prix exorbitants d’une pension de famille où il
avait vécu quelque temps.

C’était un de ces hommes comme on en ramasse dans tous les ports du
monde à l’heure du besoin; qui ne manquent pas de compétence, mais sont
désespérément à court d’argent; leur aspect ne témoigne d’aucun vice
sans doute, mais bien de la faillite irrémédiable de leur vie. Ils
viennent à bord un jour d’urgence; ils n’ont d’attache avec aucun
navire, et tous leur sont également indifférents; ils n’ont que des
rapports occasionnels avec leurs camarades, qui ne connaissent rien de
leur vie; puis brusquement, ils décident de vous lâcher, et cela
toujours au moment le plus inopportun. Ils s’esquivent sans un mot
d’adieu, dans quelque port abandonné du ciel; ils n’emportent avec eux
qu’une misérable petite malle ficelée comme une cassette, et fuient avec
l’air de secouer vers le navire qu’ils quittent la poussière de leurs
souliers.

--«Attendez seulement un peu», reprit-il. Jukes ne voyait de lui qu’un
dos buté, que balançait l’énorme lame.

--«Alors vous pensez que ça va chauffer?» demanda Jukes avec un intérêt
enfantin.

--«Si je pense que... Pense rien! Vous ne m’y prendrez pas!» riposta
vivement le petit lieutenant avec un mélange de fierté, de mépris et
d’astuce, comme s’il venait d’éventer un piège dans la bénévole question
de Jukes. «Non! non! aucun de vous ici ne se paiera ma tête... A
d’autres!» marmotta-t-il.

Jukes classa tout aussitôt le lieutenant dans la catégorie des sales
vilains bougres et se prit à déplorer derechef l’effondrement du pauvre
James Allen dans le chaland à charbon.

La noirceur lointaine du ciel, à l’avant du navire, semblait une seconde
nuit vue à travers la nuit étoilée de la terre, une nuit sans étoiles,
gouffre d’obscurité par de-là l’univers créé, et dont la déconcertante
tranquillité apparaîtrait dans une échancrure de l’étincelante sphère
dont notre terre forme le noyau.

--«Quoi que ce soit qu’il se prépare», dit Jukes, «nous y filons tout
droit.

--C’est vous qui l’avez dit» releva le lieutenant tournant toujours le
dos à Jukes. «C’est vous qui l’avez dit, remarquez-le bien; ce n’est pas
moi.

--Oh! allez au diable», dit Jukes sans ambages; l’autre fit entendre un
petit gloussement de triomphe:

--«C’est vous qui l’avez dit!» répéta-t-il.

--«Et puis après?

--J’ai connu des hommes vraiment remarquables qui ont eu à s’expliquer
avec leurs patrons pour en avoir dit fichtrement moins», reprit le
premier lieutenant fiévreusement. «Oh! non, vous ne m’y prendrez pas!

--Vous semblez diablement préoccupé de ne pas vous couper», dit Jukes
qu’aigrissait une telle bêtise. «Je n’ai pas peur de dire ce que je
pense, moi.

--Tandis que moi... Parbleu! Je ne compte pas, je le sais de reste.»

Le navire après un temps de stabilité relative se lança dans une série
de balancements renforcés, et Jukes fut d’abord trop occupé à maintenir
son équilibre, pour ouvrir la bouche.

Mais sitôt que ce violent roulis se fut un peu calmé, il reprit:

--«C’est un petit peu trop d’une bonne chose. Quoi qu’il en soit, je
trouve qu’on devrait mettre debout à la lame. Le vieux vient de rentrer
se coucher. Qu’on me pende si je ne vais pas lui en parler.»

Il ouvrit la porte de la chambre de veille: Non! le capitaine Mac Whirr
n’était pas couché; il se tenait debout agrippé d’une main au rebord de
la tablette; de l’autre main il maintenait ouvert un gros volume dans
lequel son regard plongeait. La lampe du plafond ballottait dans sa
cardan; les livres desserrés se culbutaient sur la planchette; le long
baromètre décrivait des cercles saccadés; la table à chaque instant
modifiait sa pente. Au milieu de ce chahut, le capitaine Mac Whirr
toujours ferme leva les yeux de dessus le livre et demanda:

--«Qu’est-ce qu’on me veut?

--Capitaine, la houle augmente.

--Ça se remarque ici», grommela Mac Whirr; «rien de fâcheux?»

Jukes, déconcerté par la gravité du regard qui le fixait par-dessus le
livre, fit une grimace embarrassée.

--«On roule comme de vieilles bottes», dit-il d’un air penaud.

--«Oui! gros temps--très gros temps. Que voulez-vous?»

A cette demande Jukes perdit pied et commença à patauger.

--«C’est rapport à nos passagers, dit-il à la manière d’un homme qui
s’accroche à un fétu de paille.

--Passagers?» s’exclama Mac Whirr. «Quels passagers?

--Mais les Chinois, capitaine», expliqua Jukes à qui cette conversation
tournait sur le cœur.

--«Les Chinois! Pourquoi ne parlez-vous pas clairement? Je n’arrive pas
à comprendre ce que vous voulez dire. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas
entendu appeler «passagers» une bande de coolies. Passagers, vraiment?
Mais qu’est-ce qui vous prend?»

Mac Whirr, refermant le livre sur son index, abaissa le bras et parut
intrigué.

--«Qu’est-ce qui vous fait penser aux Chinois, M. Jukes?»

Jukes fit un plongeon comme un homme acculé:

--«Le navire embarque de leur côté à chaque coup de roulis, capitaine.
Leur pont est tout plein d’eau. Je pensais que vous pourriez peut-être
faire mettre debout à la lame--pendant quelque temps. Jusqu’à ce que
cela se calme un peu. Ce qui ne va pas tarder, il faut croire. Le cap
est à l’est. Je n’ai jamais vu un bateau rouler comme ça.»

Il se tenait debout dans la porte. Le capitaine renonçant à
l’insuffisant point d’appui que lui offrait la planchette lâcha celle-ci
brusquement et alla s’abattre sur sa couchette de tout son poids.

--«Le cap est à l’est?» dit-il en faisant effort pour se mettre sur son
séant. «Mais c’est nous dérouter de plus de quatre quarts?

--Oui, capitaine, 50 degrés; juste assez pour contourner cela.»

Le capitaine Mac Whirr s’était maintenant assis. Il n’avait pas lâché le
livre, ni même perdu la page.

--«A l’est?» répéta-t-il avec une stupeur grandissante. «A... ah çà! où
est-ce que vous croyez donc que nous allions? Vous voudriez que je
déroute de plus de quatre quarts un navire en pleine puissance pour
donner plus d’aise aux Chinois! Non! j’ai souvent entendu parler de
choses folles faites ici-bas, mais ceci... Si je ne vous connaissais
pas, Monsieur Jukes, je penserais que vous avez bu. Dévier de quatre
quarts... et puis ensuite? Quatre quarts de l’autre côté je suppose,
pour rattraper la route. Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans la tête que
j’allais faire courir des bordées à un vapeur tout comme si c’était un
voilier?

--Une fameuse chance que ça n’en soit pas un», riposta Jukes avec
amertume. «Il y a beau temps qu’on aurait vu voler le gréement
par-dessus bord.

--Oui-da! et vous, vous n’auriez eu qu’à rester les bras croisés à le
regarder s’en aller», dit le capitaine avec une certaine animation.
«Calme plat, hein?

--Oui, capitaine. Mais il s’amène quelque chose qui sort de l’ordinaire,
pour sûr.

--Peut-être bien. Et je suppose que vous avez idée que je devrais
m’écarter du trajet de cette saloperie?» Le capitaine Mac Whirr parlait
avec la plus grande simplicité d’attitude et de ton, en fixant le
linoléum du plancher d’un air grave. Aussi ne vit-il pas se peindre sur
la face de Jukes un mélange de dépit et d’étonnement respectueux.

--«Eh bien! voilà ce livre n’est-ce pas?» continua-t-il délibérément en
faisant claquer sur sa cuisse le volume fermé. «Je viens justement d’y
lire le chapitre sur les tempêtes.»

C’était vrai. Il venait de lire le chapitre sur les tempêtes. Ce n’était
pourtant pas dans cette intention qu’il était entré dans la chambre de
veille. Mais quelque influence dans l’air--la même influence sans doute
qui avait poussé le steward à monter les bottes et le ciré du capitaine
dans la chambre sans en avoir reçu l’ordre--avait pour ainsi dire guidé
sa main vers la planchette; et, sans avoir pris le temps de s’asseoir,
avec un conscient effort, il s’était plongé dans la terminologie
savante. Il se perdait parmi les «demi-cercles maniables» et les
«demi-cercles dangereux», les quarts de cercles droits et gauches, les
courbes des orbites, la trajectoire du centre et le gisement probable de
celui-ci, les sautes de vent et les hauteurs du baromètre. Il essayait
d’amener toutes ces choses en relation directe avec lui; mais la colère
l’avait enfin envahi contre une telle avalanche de mots, contre tant de
conseils, un travail si purement cérébral et des suppositions sans une
lueur de certitude.

--«C’est la chose du monde la plus endiablante, Jukes», dit-il. «Si un
malheureux s’avisait de croire tout ce qu’il y a là-dedans, il passerait
le plus clair de son temps à essayer de contourner le vent.»

Il frappa de nouveau le livre contre sa jambe; Jukes ouvrit la bouche,
mais ne dit rien.

--«Courir pour contourner le vent! Vous saisissez cela, monsieur Jukes?
On ne peut rien imaginer de plus fou!» Le capitaine s’interrompit par
instants pour contempler attentivement le parquet. «On pourrait croire
que c’est une vieille femme qui a écrit tout ça. Cela me dépasse. Si
cette chose-là prétend être utile à quoi que ce soit, je devrais,
suivant elle, changer immédiatement ma route pour filer quelque part au
diable et me précipiter sur Fou-Tchéou par le nord à la queue de la
tempête qu’il doit faire quelque part sur notre route. Par le nord! Vous
saisissez, M. Jukes? Trois cents milles en sus de parcours, et une jolie
note de charbon à montrer. Je ne pourrais me décider à faire cela, quand
même chaque mot là-dedans serait parole d’Évangile, M. Jukes. Ne comptez
pas que je...» Et Jukes, silencieux, s’émerveillait de ce déploiement de
sentiments et de cette subite loquacité.

--«Mais la vérité est que vous ne savez pas si cet individu a raison ou
non. Comment peut-on savoir de quoi est faite une tempête avant de
l’avoir sur le dos? Il n’est pas à bord, n’est-ce pas? Très bien. Il dit
ici que le gisement du centre de ce fourbi est à 8 quarts du lit du
vent; mais nous n’avons pas de vent du tout, malgré la chute du
baromètre. Alors où donc est le centre?

--Nous allons avoir du vent tout à l’heure», grommela Jukes.

--«Eh bien! qu’il vienne», dit Mac Whirr avec dignité et indignation.
«Ce que j’en dis, c’est seulement pour vous montrer, M. Jukes, qu’on ne
trouve pas tout dans les livres. Toutes ces règles pour esquiver la
brise et contourner les vents du ciel, me semblent la pire folie, pour
peu qu’on les considère avec bon sens.»

Il leva les yeux, rencontra le regard dubitatif de Jukes et essaya
d’illustrer sa pensée.

--«A peu près aussi comique que votre invention extraordinaire de mettre
le navire debout à la lame pendant je ne sais combien de temps, pour
donner plus d’aise aux Chinois; quant tout ce que nous avons à faire,
c’est de les déposer à Fou-Tchéou, vendredi avant midi, dernier délai.
Si le temps me retarde--très bien. Votre journal de bord est là pour
dire la vérité au sujet du temps. Mais supposez que je me détourne de ma
route et que ceux de là-bas me demandent: «Où avez-vous été pendant tout
ce temps-là, capitaine?» Qu’est-ce que je pourrai répondre?--«J’ai
changé de route pour éviter le mauvais temps.»--«Il devait être
fichtrement mauvais», diraient-ils.--«Ça, je ne peux pas le savoir»,
devrais-je répondre, «puisque je l’ai évité.» Vous voyez ça, Jukes. Oh!
j’y ai bien réfléchi, allez! tout l’après-midi.»

Il leva de nouveau son regard obtus et terne. Jamais on ne l’avait
entendu dire tant de paroles en une seule fois. Jukes, dans l’embrasure
de la porte restait les bras ouverts et pareil à un homme qu’on eût
invité à assister à un miracle. Un étonnement sans bornes se lisait dans
ses yeux, tandis que son attitude exprimait le doute.

--«Un grain est un grain, M. Jukes», reprit le capitaine, «et un navire
en pleine puissance n’a qu’à y faire face. Le sale temps court ainsi de
par le monde et la seule chose à faire est de l’affronter sans
s’inquiéter de ce que le vieux capitaine Wilson de la _Mélita_ appelle
la «stratégie des tempêtes». L’autre jour, à terre, je l’ai entendu
haranguer sur ce sujet devant une bande de capitaines qui étaient venus
s’asseoir à la table voisine de la mienne. Cela m’a semblé la plus
grande des balivernes. Il leur racontait comment il avait déjoué (c’est
je crois le mot dont il s’est servi) un terrible coup de vent, si bien
qu’il s’en tint toujours distant de plus de cinquante milles. Il
appelait ça un chef-d’œuvre de fine manœuvre. Comment sut-il qu’il y
avait un terrible coup de vent à cinquante milles de lui, cela me
renverse. J’avais l’impression d’écouter un insensé. J’aurais pensé
pourtant que le capitaine Wilson était assez vieux pour s’y connaître.»

Le capitaine Mac Whirr s’arrêta un moment, puis dit:

--«C’est votre quart en bas, M. Jukes?»

Jukes reprit ses esprits en tressaillant:

--«Oui, capitaine.

--Donnez ordre qu’on m’avertisse au moindre changement.» Il se souleva
pour remettre le livre sur la planche et arrangea ses jambes sur la
couchette. «Fermez la porte de façon qu’elle ne se rouvre pas,
voulez-vous? Je ne peux pas supporter une porte qui bat. Ils ont mis un
tas de serrures de camelote sur ce bateau, il faut bien le dire.»

Le capitaine Mac Whirr ferma les yeux.

Il les ferma pour se reposer. Il était fatigué et expérimentait cet état
de vide mental qui survient à la suite d’une discussion poussée à fond,
et dans laquelle on aurait sorti quelque conviction mûrie au cours de
longues années de méditations. En réalité, il venait de faire, à son
insu, sa profession de foi, ce qui eut pour effet de laisser Jukes
perplexe et se grattant la tête de l’autre côté de la porte pendant un
temps assez long.

Le capitaine Mac Whirr ouvrit les yeux.

Il pensa qu’il avait dû dormir. Qu’est-ce que c’était à présent que tout
ce vacarme? Le vent? Pourquoi ne l’avait-on pas appelé? La lampe
s’agitait dans sa cardan; le baromètre décrivait des cercles; la table
modifiait sa pente à chaque instant; une paire de bottes molles, aux
tiges affaissées glissa par de-là la couchette. Il allongea le bras
prestement et s’empara de l’une d’elles.

La figure de Jukes apparut dans l’entrebâillement de la porte; sa figure
seule, très rouge, les yeux effarés. La flamme de la lampe eut un
sursaut; un morceau de papier s’envola; le coup de vent enveloppa le
capitaine Mac Whirr. Tout en chaussant la botte, il leva un regard
interrogateur sur les traits congestionnés de Jukes.

--«C’est venu comme ça», cria Jukes, «il n’y a pas cinq minutes...
brusquement...»

La tête disparut, la porte claqua et l’on entendit aussitôt s’abattre
contre elle une pesante gifle liquide puis un crépitement d’averse,
comme si l’on eût précipité contre la chambre des cartes un plein seau
de grenaille. Un sifflement s’élevait maintenant parmi les bruits
vibrants du dehors. L’hermétique chambre de veille semblait aussi
balayée par l’air qu’un hangar. Mac Whirr saisit au collet l’autre botte
au cours d’une de ses glissades d’un bout à l’autre du parquet. Le
capitaine avait bien toute sa tête, mais tout de même il ne parvint pas
du premier coup à trouver l’ouverture de la botte pour y enfiler le
pied. Les souliers qu’il venait de quitter, gambadaient d’un bout à
l’autre de la cabine, se culbutant et cabriolant comme deux caniches.
Aussitôt debout Mac Whirr, rageusement, lança vers eux un coup de pied,
mais sans résultat.

Alors il se fendit, à la manière d’un escrimeur, afin d’atteindre son
ciré, puis s’y introduisit par saccades, trébuchant dans l’exiguité de
la cabine. Très grave, les jambes largement écartées, le cou tendu, il
entreprit d’attacher les cordons du suroît sous son menton, avec de gros
doigts un peu tremblants. Il accomplissait tous les mouvements d’une
femme devant une glace quand elle essaie sa coiffe, avec une attention
soucieuse et restait aux écoutes, comme s’il se fût attendu d’un moment
à l’autre à entendre crier son nom à travers la clameur confuse qui
soudain avait envahi son navire. Cette clameur redoubla de violence
tandis qu’il s’apprêtait à sortir pour faire face à quoi que ce fût. Il
en avait l’oreille emplie, et cela était fait de la ruée du vent, du
fracas de la mer et de cette vibration de l’air, profonde et prolongée
qui semblait le lointain roulement d’un tambour immense battant la
charge de la tempête.

Il se tint un moment sous la lumière de la lampe, épais, gauche, informe
dans son harnachement de combat, vigilant et congestionné.

--«Il y a du sérieux, là-dedans» murmura-t-il.

Aussitôt qu’il essaya d’ouvrir la porte, le vent s’empara de celle-ci.
Mac Whirr, qui se cramponnait à la poignée fut projeté par delà le
seuil, entraîné dans une sorte de conflit au sujet de la fermeture de
cette porte à quoi le vent positivement s’opposait. Au dernier moment
une langue d’air fonça vers la lampe, lécha la flamme et l’éteignit.

A l’avant du navire on distinguait, au pied de la ténèbre épaisse,
palpiter d’innombrables éclairs; au-dessus du bossoir tribord, un petit
nombre d’étoiles étranges défaillaient au-dessus de l’immense chaos,
ternes, vacillantes, comme si passaient devant elles de sauvages
tourbillons de fumée.

Sur la passerelle, un groupe d’hommes indistincts s’affairaient et
s’efforçaient péniblement dans le peu de clarté qui tombait des fenêtres
de la timonerie et luisait confusément sur leurs crânes et leurs
épaules. Mais l’obscurité bloqua une des vitres; puis une autre. Et les
voix de ces hommes qu’il ne pouvait plus voir arrivaient à lui toutes
déchirées par la tourmente, en lambeaux de vociférations, qu’accrochait
l’oreille au passage. Soudain, Jukes surgit à son côté, hurlant, la tête
dans les épaules:

--«Quart--assujettir--volets de timonerie--crainte--vitres défoncées.»

Puis la voix de Mac Whirr, gourmandant:

--«Arrivé--avais prévenu--n’importe quoi--m’appeler.»

Jukes hasarda une explication, à demi bâillonné par le tumulte:

--«Brise légère--demeuré--passerelle--tout à
coup--nord-est--tournerait--pensais--sûrement--entendiez.»

Ils avaient gagné l’abri du cagnard et pouvaient enfin converser en
haussant la voix comme font ceux qui se querellent.

--«J’ai envoyé l’équipage couvrir les manches à air. Heureux que je sois
resté sur le pont! Je ne pensais pas que vous vous seriez endormi et
alors... Qu’avez-vous dit, capitaine, quoi?

--Rien» cria le capitaine Mac Whirr. «J’ai dit: Bon. Bien!

--Bonté divine! Nous n’y coupons pas, cette fois», hurla Jukes.

--«Vous n’avez pas changé la route?» demanda Mac Whirr à tue-tête.

--«Non, capitaine. Parbleu non. Le vent donne en plein de l’avant; et
voilà la mer debout qui s’amène.»

Un plongeon du navire s’acheva sur un choc, comme si son brion eût
rencontré un corps solide. Un moment de calme, puis une haute volée
d’embruns s’abattit avec le vent en cinglant leurs visages.

--«Gardez ce cap aussi longtemps que possible» cria le capitaine Mac
Whirr.

Avant que Jukes eût nettoyé ses yeux pleins d’eau salée, toutes les
étoiles avaient disparu.




III


Jukes était aussi résolu que n’importe quel autre de ces jeunes seconds
comme on en prend à la douzaine en jetant un filet sur les eaux; si
d’abord la brusque malignité du premier grain l’avait quelque peu
surpris, il s’était déjà ressaisi, avait rallié l’équipage et fait
fermer les ouvertures du pont qu’on n’avait pas encore pris soin de
condamner. De sa fraîche voix de stentor, dirigeant la manœuvre, il
criait: «Hardi, garçons! Pressez! Pressez!» Et se disait tout bas:
«Juste ce que j’avais craint.»

Mais à cette heure, il commençait à penser que tout de même ça dépassait
la limite du prévu. Depuis l’instant où il avait senti le premier
souffle frôler sa joue, la tempête semblait grossir avec l’élan
multiplié d’une avalanche. De lourds embruns enveloppaient le _Nan-Shan_
qui, soudain, comme affolé, à travers son roulis régulier commença de
piquer de brefs plongeons.

--«Cela sort de la plaisanterie» pensa Jukes. Et tandis qu’il échangeait
avec le capitaine des hurlements explicatifs, une brusque recrudescence
de ténèbres renforça la nuit, tombant devant leurs yeux comme quelque
chose de palpable. On eût dit l’extinction de toutes les lumières
voilées de ce monde. Jukes était content, indiscutablement, de sentir à
côté de lui son capitaine. Cela le soulageait, tout comme si cet homme,
simplement en s’amenant sur le pont, avait pris le plus lourd de la
tempête sur ses épaules.

Tel est le prestige, le privilège et le poids du commandement.

Mais le capitaine Mac Whirr, lui, ne pouvait espérer de personne sur
terre un soulagement analogue. Tel est l’isolement du commandement. Il
s’efforçait de scruter les intentions cachées de cette attaque, d’en
supputer les directions, les ressources, à la manière des marins
vigilants dont le regard plonge dans l’œil du vent comme dans l’œil d’un
adversaire. Mais le vent qui fonçait sur lui surgissait de l’obscurité.
Mac Whirr sentait bien sous ses pieds le malaise de son navire, mais ce
navire, il ne le voyait même plus; il ne pouvait même pas distinguer ses
contours. Et Mac Whirr restait immobile; il attendait, faisait des vœux,
figé dans l’impuissante détresse de l’aveugle.

Le silence était son état naturel, nuit et jour. A son côté, Jukes à
travers la rafale poussait de cordiaux jappements:

--«Nous aurons eu tout le pire d’un coup, capitaine.»

Un faible éclair tremblota tout autour comme sur les parois d’une
caverne, d’une chambre de la mer secrète et noire, au pavement d’écume
et de flots. Sa palpitation sinistre découvrit un instant la masse basse
et déchiquetée des nuages, le profil allongé du _Nan-Shan_, et sur le
pont, les sombres silhouettes des matelots à la tête baissée, surpris
dans quelque élan, butés et comme pétrifiés. Puis les flottantes
ténèbres se rabattirent. Et c’est alors enfin que la réelle chose
arriva.

Ce fut je ne sais quoi de formidable et de prompt, pareil à l’éclatement
soudain du grand vase de la Colère. L’explosion enveloppa le navire avec
un jaillissement tel qu’il sembla que quelque immense digue venait
d’être crevée par le vent. Chaque homme aussitôt perdit contact. Car tel
est le pouvoir désagrégeant des grands souffles: il isole. Un
tremblement de terre, un éboulement, une avalanche s’attaque à l’homme
incidemment pour ainsi dire et sans colère. L’ouragan, lui, s’en prend à
chacun comme à son ennemi personnel, tâche à l’intimider, à le ligoter
membre à membre, met en déroute sa vertu.

Jukes fut balayé d’auprès de son commandant. Roulé par le tourbillon, il
lui sembla qu’il était porté dans les airs à une grande distance. Tout
disparut devant lui, et durant quelques instants, il perdit la faculté
de penser; mais sa main alors rencontra une des batayolles de la
rambarde. La propension qu’il avait à ne pas croire à la réalité de ce
qui lui arrivait, ne diminuait en rien sa détresse. Bien que jeune
encore il avait eu à essuyer des mauvais temps et se flattait de pouvoir
imaginer le pire; mais voici qui dépassait étrangement ses ressources
imaginatives et qu’il n’aurait jamais cru que navire au monde pût
supporter. Il eût professé pareille incrédulité à l’endroit de sa propre
personne, sans doute, s’il n’avait été tout absorbé par la lutte
épuisante qu’il lui fallait soutenir contre cette force qui prétendait
lui arracher son point d’appui. Mais pour se sentir ainsi à moitié noyé,
sauvagement secoué, étouffé, maté il lui fallait tout de même enfin se
convaincre qu’il n’était pas encore absolument supprimé.

Il resta ainsi longtemps, très longtemps à ce qu’il crut, misérablement
seul, agrippé à la batayolle. Une pluie diluvienne tombait par nappes
sur ses épaules. Il faisait pour respirer, de grands efforts convulsifs,
et l’eau qu’il avalait était tantôt douce et tantôt salée. La plupart du
temps il gardait les yeux énergiquement fermés, comme s’il craignait que
l’assaut des éléments n’allât attenter à sa vue. Quand il s’aventurait à
entr’ouvrir une paupière clignotante, il puisait quelque réconfort dans
la lueur verte du feu de tribord qui luisait faiblement à travers le
pourchas de l’averse et des embruns. Et précisément à l’instant qu’il la
contemplait encore, une vague toute droite, que cette lueur désigna,
l’étreignit. Il eut juste le temps de voir la crête de la vague
s’écrouler, ajoutant son craquement infime à l’effroyable tumulte qui,
tout autour de lui, faisait rage. A l’instant suivant la batayolle fut
arrachée à l’étreinte de ses bras: d’abord aplati sur le dos, il se
sentit ensuite brusquement soulevé, emporté à une grande hauteur. Sa
pensée première et irrésistible fut que la mer de la Chine toute entière
venait de se vider sur le pont. La seconde pensée, plus saine, fut qu’il
venait de passer par-dessus bord. Et tout le temps qu’il se sentit
flotter, tandis que le ballotaient, roulaient et culbutaient d’énormes
eaux, il n’arrêtait pas de répéter mentalement, avec une extrême
précipitation: «Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu!»

Tout à coup, dans un sursaut de détresse et de désespoir, une résolution
de se retirer de là se forma; et Jukes commença de s’escrimer des bras
et des jambes. Dès les premiers efforts, il découvrit qu’il était
empêtré et comme mélangé avec le suroît, les bottes et le visage de
quelqu’un. Il s’agrippa férocement à ces objets tour à tour, les lâcha,
les ressaisit, les reperdit encore, et finalement fut enlacé lui-même
par une paire de robustes bras. Il étreignit en retour étroitement un
gros corps solide. Il avait retrouvé son capitaine.

Tous deux carambolèrent de conserve sans desserrer l’embrassement.
Soudain l’eau qui se retirait les laissa brutalement retomber, échoués
contre les parois de la timonerie, tout meurtris et sans plus de
souffle; ils se relevèrent en chancelant et s’accrochèrent à quoi ils
purent.

Jukes sortait de là plutôt scandalisé, comme s’il venait d’essuyer
quelque mystérieux outrage, un outrage à ses sentiments. Sa confiance en
lui-même demeurait ébranlée. Il se mit à crier, vers l’homme qu’il
sentait à ses côtés, dans ces ténèbres hostiles, à crier désespérément:

--«C’est vous, capitaine? Eh! C’est vous, capitaine?» jusqu’à sentir ses
tempes près d’éclater. Et il entendit une voix lui répondre, une voix
lointaine, comme un cri qui lui parviendrait crié hargneusement, d’une
très grande distance, l’unique mot:

--«Parbleu!»

Puis le pont de nouveau, fut balayé par d’autres paquets de mer qu’il
reçut en plein sur sa tête nue, sans se défendre, occupé des deux mains
à se retenir.

Les extravagantes embardées du _Nan-Shan_ témoignaient de sa lamentable
impuissance. Il tanguait, il piquait du nez dans le vide et semblait, à
chaque plongée, rencontrer quelque mur où cogner. Le roulis le couchait
sur le flanc, et pour reprendre son aplomb, c’était un soubresaut si
éprouvant que Jukes le sentait chanceler comme chancelle un homme qu’un
coup de massue vient d’estourbir. La tempête geignait, piaulait, se
démenait, gigantesque dans les ténèbres, comme si le monde entier n’eût
pas été qu’un égoût noir. Oui, parfois le souffle agissait contre le
navire avec une force de propulsion telle qu’on eût cru l’aspiration par
un piston dans un corps de pompe, et le navire durant quelques instants
semblait alors soulevé tout entier hors de l’eau, maintenu en l’air par
la volonté pneumatique, avec seulement un grand frisson le parcourant
d’un bord à l’autre. Puis il retombait et cabriolait de nouveau dans
cette cuve effervescente. Jukes cependant fit effort pour ressaisir ses
esprits et juger les choses froidement.

La mer, où s’étalait jusqu’à l’aplatir parfois la rafale, se
ressoulevait ensuite submergeant les deux extrémités à la fois du
_Nan-Shan_ sous une neigeuse ruée d’écume qui se prolongeait dans la
nuit loin par delà les deux lisses. Et sur cette nappe éblouissante
étalée qui, sous les nuages obscurs, déployait un bleuâtre éclat, le
regard désolé du capitaine Mac Whirr parvenait à discerner un petit
nombre de taches noir d’ébène: le dessus d’une écoutille, les capots
bloqués, des têtes de treuils couverts, un pied de mât; c’est tout ce
qu’il pouvait voir de son bateau. Le château-milieu, dominé par la
passerelle qui portait le capitaine ainsi que son second, et que l’homme
de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d’être balayé
par-dessus bord en paquet avec tout le reste--le château-milieu était
pareil à quelque roche de demi-marée comme on en voit au bord des côtes.
Pareil à une roche, au large, assiégée, circonvenue, battue, vaincue par
le flux--à une roche dans le ressac, à laquelle se cramponnent encore
les désespérés naufragés, qu’un restant de vie abandonne,--mais la
superstructure, elle, s’enfonçait, remontait, roulait sans cesse, roche
flottante, roche-épave, qu’un miracle aurait arrachée et balancerait sur
la mer.

Le _Nan-Shan_ était pillé par la tempête, mis à sac avec une aveugle
furie: voiles de cape arrachées de leurs jarretières, tendelets et
cagnards emportés, passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses
tordues, écrans des feux de route broyés... De plus, deux des canots
avaient déjà disparu; ils étaient partis, sans qu’on les voie ou les
entende, fondus, eût-on pu dire, dans l’exigence du tourbillon. Ce ne
fut que plus tard, dans l’éclairement blafard d’une autre grande lame
escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision des deux
paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de la dense
obscurité; après eux pendait un bout de filin rompu flottant au vent et
un débris de chaîne au bout d’une poulie de métal qui brinqueballait à
l’aventure; grâce à quoi Jukes comprit ce qui venait de se passer à
moins de trois mètres de lui. Il allongea le cou, la bouche hésitant
vers l’oreille de Mac Whirr; ses lèvres enfin la rencontrèrent, énorme,
molle, et trempée. Il cria:

--«Nos canots sont en train de filer, capitaine.»

Alors il entendit de nouveau cette voix de tête assourdie dont la vertu
pacifiante était telle, parmi la discordance affreuse des bruits, qu’on
l’eût dite venue de quelque contrée reculée loin au-delà de la tempête,
de quelque asile mystérieux: il entendit de nouveau une voix humaine--ce
son fragile et triomphant où l’infini de la pensée repose, et la
résolution et le dessein, et qui, le jour du jugement, lorsque les cieux
seront roulés, formulera la confiance--de nouveau, il entendit cela, une
espèce de cri venu de très loin:

--«C’est bien!»

Jukes pensa d’abord qu’il n’était pas parvenu à se faire comprendre. Il
insista:

--«Nos embarcations--je dis: embarcations--les canots, capitaine! Deux
ont disparu!»

La même voix, à quelques pouces de lui et toutefois si lointaine, aboya
judicieusement:

--«On n’y peut rien.»

Et sans que Mac Whirr eût tourné la tête, Jukes saisit encore:

--«Faut s’attendre--quand on fatigue--à travers--un tel--laisser quelque
chose--derrière soi--tombe sous le sens.»

Jukes écoutait encore; mais c’était tout. Tout ce que le capitaine Mac
Whirr avait à dire. Et Jukes put se figurer, plutôt qu’il ne le vit, le
large dos buté du capitaine, là devant lui. Une impénétrable obscurité
s’imposait, foulant les lueurs fantomales des flots. La morne conviction
s’empara de l’esprit de Jukes qu’il n’y avait plus rien à faire.

Oui, si le gouvernail ne cédait pas, si le pont ne crevait pas sous le
poids des immenses nappes d’eau, si tenaient bon les épontilles, si les
machines ne flanchaient pas, si la vitesse pouvait être maintenue malgré
l’opposition du vent terrible, si quelqu’une de ces monstrueuses lames
n’ensevelissait pas le vaisseau tout entier, de ces lames dont la frange
blanche seule apparaissait au-dessus des bossoirs,--et de l’entrevoir un
instant le cœur défaillait--alors, oui, peut-être, y avait-il chance de
s’en tirer. Quelque chose se retourna dans le cœur de Jukes et il se dit
que le _Nan-Shan_ était perdu.

--«Fichu», se répétait-il; et ses pensées s’agitèrent comme s’il
découvrait à ce mot une signification nouvelle. De toutes les
éventualités susdites, pour sûr il en adviendrait une. Rien à présent ne
pouvait être évité; on ne pouvait remédier à rien. Les hommes de bord ne
comptaient plus; le navire ne pouvait plus lutter. Il faisait un temps
par trop impossible.

Jukes sentit un bras encercler pesamment ses épaules. Il répondit
pertinemment à cette avance en saisissant son capitaine par la taille.

Tous deux se tinrent enlacés ainsi dans la nuit aveugle, se prêtant
appui réciproque contre le vent, joue à joue, lèvre contre l’oreille, à
la manière de deux pontons amarrés proue contre poupe.

Et Jukes perçut, à peine un peu plus distincte que tout à l’heure, la
voix de son chef; pourtant plus proche semblait-il, et, comme ayant
enfin traversé cet écartement forcené que mettait entre eux la
tourmente, voix qui traînait encore un pacifiant halo autour d’elle.

--«Savez-vous où sont les hommes?» disait la voix, vigoureuse et
défaillante à la fois, victorieuse du vent, puis tout aussitôt emportée.

Jukes n’en savait rien. Chacun d’eux était sur le pont lorsqu’avait
foncé la tempête. Il ne soupçonnait pas où les autres pouvaient s’être
tapis. Pour le service qu’on pouvait attendre d’eux présentement, autant
dire qu’ils n’étaient nulle part. Malgré tout, cette interrogation du
capitaine désolait Jukes.

--«Vous auriez besoin d’eux, capitaine?» cria-t-il anxieusement.

--«Besoin de savoir», affirma Mac Whirr. «Ah! tenez ferme.»

Ils tinrent ferme. Un accès de furie; l’assaut du vent plein de malice
immobilisa littéralement le navire; durant un instant de suspens
terrible, celui-ci ne participa plus que par un dodelinement léger,
rapide, pareil à celui d’un berceau, à la fougue de l’atmosphère; à la
bourrasque qui passait outre, issue du sein ténébreux des enfers.

Un choc. Tout suffoqués, les yeux clos, Jukes et le capitaine
resserrèrent leur mutuelle étreinte. Et, d’après la violence du choc, on
peut imaginer ce que la colonne d’eau devait être, qui, courant à
travers la nuit, droit dressée, vint buter contre le _Nan-Shan_, cassa
net et retomba de tout son mortel poids sur la passerelle.

Un débris de cet écroulement les enveloppa de la tête aux pieds,
remplissant de saumure leurs oreilles. Cela rompit leurs genoux,
disloqua leurs bras, souleva leur menton dans un bouillon rapide;
lorsqu’ils ouvrirent les yeux ils purent voir un amoncellement d’écume
jeté de-çà de-là parmi ce qui semblait la ruine du navire. Le _Nan-Shan_
avait cédé; il fonçait. Leurs cœurs cédaient aussi, dans l’attente du
coup fatal. Mais soudain tout rebondit, et le _Nan-Shan_ recommença ses
sauts désespérés comme pour se dégager de ses décombres.

A travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour
le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine,
de la férocité dans leurs coups. On eût dit une créature vivante en
proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée,
culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes ne se
lâchaient plus; assourdis par le bruit, bâillonnés par le vent; et ce
grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et
désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.

Un de ces cris sauvages, effarants, que parfois l’ouragan transporte et
qui passent au-dessus de nos têtes mystérieusement, s’abattit soudain
sur le navire comme eût fait un oiseau de proie. Un cri de Jukes y
répondit:

--«S’il en sort vivant!...»

L’exclamation jaillit malgré lui de sa poitrine, involontaire autant
qu’une pensée, et qu’il n’entendit pas lui-même.

Pensée, velléité, effort, tout fut tout aussitôt confisqué, et la
vibration imperceptible de son cri acquise à la vague immense de l’air.

Pourquoi ce cri? Qu’en espérait Jukes? Rien certes; ce cri ne comportait
point de réponse. Pourtant, quelques instants après, à sa grande
stupeur, une voix atteignit son oreille, un son frêle mais résistant,
pygmée insoumis au géant tumulte:

--«Il pleut.»

C’était comme un jappement sourd, moins saisissable qu’un murmure. Mais
voici qu’elle reprenait, cette voix à demi submergée et qui luttait
contre les bruits de la tourmente comme un navire contre les vagues:

--«Faut l’espérer» criait l’imperturbable filet de voix solitaire mais
qui semblait elle-même étrangère à l’espérance ou à la crainte; puis
s’égrenèrent des mots sans suite: «Vaisseau... ça... jamais... en tout
cas... pour le mieux.»

Jukes y renonçait. Mais il se fit alors une sorte de renforcement dans
la sonorité, comme si la voix eût enfin découvert le moyen de s’opposer
à la tempête, de sorte que les derniers lambeaux de phrase parvinrent un
peu plus distincts:

--«Continuer... constructeurs... braves gens... faire confiance... aux
machines... Rout... à hauteur.»

Puis Jukes sentit se relâcher l’étreinte du capitaine, qui cessa donc
d’exister pour lui, car il était impossible d’y rien voir. Après le
roidissement extrême de tous ses muscles, tout en lui maintenant se
détendait et retombait. Il éprouvait une extraordinaire envie de dormir,
concurremment à un malaise des plus pénibles; il se sentait comme
harcelé, comme bourrelé de sommeil. Le vent avait eu raison de sa tête;
même il tâchait à la lui arracher des épaules; ses vêtements emplis
d’eau pesaient sur lui comme une armure de glace fondante; il
frissonnait; et longtemps il demeura ainsi, les mains crispées après son
point d’attache, affalé dans les profondeurs de la détresse physique.
Son esprit était à ce point replié sur soi-même,--et cela sans but, sans
propos,--que lorsque quelque chose vint lui toucher légèrement les
genoux par derrière, il pensa bondir hors de sa peau, comme on dit.

Au soubresaut qu’il fit en avant, il donna dans le dos du capitaine Mac
Whirr, qui ne broncha pas; et alors une main agrippa sa cuisse. Il faut
dire qu’à ce moment était survenue une accalmie, une de ces menaçantes
accalmies durant lesquelles la tempête reprend haleine. Jukes sentait la
main lui remonter tout le long du corps. C’était le maître d’équipage.
Jukes reconnaissait ces mains, si épaisses et si larges qu’on eût dit
qu’elles appartenaient à quelque différente race d’hommes.

Le maître d’équipage avait atteint la passerelle en se traînant à quatre
pattes pour pouvoir résister au vent, et sa tête avait rencontré les
jambes du second. Immédiatement il s’était accroupi et avait commencé
d’explorer la personne de Jukes de bas en haut, avec prudence, et avec
cette modestie qui convient à un inférieur.

C’était un homme de cinquante ans, disgracié, courtaud, bourru. Avec son
poil rude, la toison grisonnante de sa poitrine, ses jambes courtes, ses
bras longs, il ressemblait à un vieux singe. Sa force était
extraordinaire et les objets les plus lourds paraissaient des bibelots
entre ses énormes pattes brunes, qu’il balançait comme des gants de boxe
au bout de ses longs bras velus.

Il avait l’allure hargneuse et le ton de voix rogue des hommes de sa
classe; au demeurant sa bonté frisait la sottise; les hommes faisaient
de lui ce qu’ils voulaient, son caractère facile et loquace ne
comportant pas une once d’initiative. Pour toutes ces raisons, il
déplaisait à Jukes, et c’était au grand dégoût et mépris de celui-ci que
Mac Whirr au contraire semblait professer pour son maître d’équipage une
considération pleine d’estime.

Ce dernier se hissa donc sur ses pieds en tirant sur le veston de Jukes,
mais n’usant de cette liberté qu’avec la plus grande réserve et
seulement dans la mesure où l’ouragan l’y obligeait.

--«Qu’est-ce qu’il y a? Voyons qu’est-ce qu’il y a?» glapit Jukes avec
impatience. Que diable ce maître d’équipage à la manque venait-il faire
sur la passerelle? Le typhon tendait les nerfs de Jukes. L’autre
cependant poussait de bizarres beuglements, assurément inintelligibles,
mais qui semblaient dénoter un état de satisfaction, d’enjouement
même... On ne pouvait pas s’y tromper; ce vieil imbécile avait trouvé
matière à contentement quelque part.

Mais le ton des beuglements changea après que l’autre main du maître
d’équipage eut rencontré un second corps.

--«C’est-il vous, capitaine? C’est-il vous?», entendit-on dans la
tourmente.

--«Oui!», hurla le capitaine Mac Whirr.




IV


Parmi les vociférations du maître d’équipage, Mac Whirr ne parvenait à
distinguer que cet avertissement bizarre: «Tous les Chinois de
l’entrepont d’avant sont démarrés.»

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvait entendre les deux
interlocuteurs crier à six pouces de son visage, comme on peut entendre
par une nuit calme deux paysans converser d’un bout à l’autre d’un
champ.

--«Quoi?... Quoi?...» hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une
voix aiguë et rauque:

--«En bloc... vu moi-même... affreux spectacle... vous avertir...
capitaine.»

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé, l’on eût dit, par la
violence du cyclone, conscient uniquement de l’inanité de tout effort,
de tout geste. Il tenait pour absorbante suffisamment l’occupation de
préserver, de cuirasser son cœur tout gonflé de jeunesse, et éprouvait
une répugnance invincible en face de toute autre forme d’activité. Ce
n’était pas de l’épouvante, il le reconnaissait à ceci que, tout
persuadé de ne plus voir la prochaine aube, cette idée pourtant le
laissait très calme.

Il est des moments de passivité héroïque auxquels parfois même les plus
vaillants se résignent. Maint officier de marine garde sans doute dans
le trésor de son expérience le souvenir de tel cas où tout à coup une
crise de stoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un
navire. Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni
des tourbillons.

Il se tenait pour calme inaltérablement; mais en vérité, il était moins
calme que prostré; et pas honteusement; non, rien que pour autant qu’un
honnête homme peut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même.
On eût dit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait
provoquer l’insistance de la tempête; l’attente d’une catastrophe
interminablement imminente; le corps aussi s’épuise dans ce simple
raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif; c’est une
lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines, s’infiltre
négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste--ce cœur
incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de la terre,
par-delà la vie même, aspire à la paix.

Jukes était plus engourdi qu’il ne le supposait. Il continuait pourtant
à se tenir--trempé, transi, raidi de tous les membres. Dans une sorte
d’hallucination, un carrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui
se noie revoit ainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité
de faits sans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela
son père, par exemple: un digne commerçant qui, à un mauvais tournant de
ses affaires, se mit au lit tranquillement et passa tout aussitôt de vie
à trépas avec une résignation exemplaire. Ce n’était du reste pas cet
événement qui se présentait à l’esprit de Jukes; simplement il revoyait
avec précision la figure de ce pauvre homme, et sans être
particulièrement ému. Puis une certaine partie de cartes que tout jeune
encore il avait faite dans la Baie de la Table, à bord d’un navire,
depuis perdu corps et biens. Puis les sourcils broussailleux de son
premier commandant. Puis, il se rappela sa mère, et sans plus d’émotion
qu’il n’en aurait eu dans le temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre,
il la voyait assise près de la fenêtre avec un livre,--sa mère, morte
elle aussi maintenant--cette femme résolue, que la mort de son mari
avait laissée dans la gêne; mais qui avait élevé son garçon d’une façon
si ferme.

Tout cela dans l’espace d’une seconde, peut-être moins. Un bras pesant
s’était alors abattu sur ses épaules; la voix du capitaine Mac Whirr lui
cornait son nom aux oreilles:

--«Jukes! Jukes!»

Il y découvrait un ton de préoccupation profonde. Le vent pesait de tout
son poids sur le navire, comme s’il eût voulu l’immobiliser dans les
vagues. Celles-ci faisaient par-dessus lui d’énormes bonds comme autour
du tronc profondément immergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà
s’entendait leur amoncellement de menace. Portant à leur sommet une
lueur spectrale, on les voyait sortir de la nuit--cette lueur de l’écume
qui, dans un mol éclair, désignait férocement, par-dessus le frêle corps
du navire, la dégringolante ruée, l’écroulement bouillonnant, puis la
galopade en fuite éperdue de chaque lame. Jamais, au grand jamais, le
_Nan-Shan_ n’arriverait à secouer de lui toute cette eau; Jukes tout
raidi constatait que le navire se débattait à l’aventure; plus rien de
sensé dans les mouvements soudains qu’il risquait; mauvais signe:
c’était l’annonce et le commencement de la fin; et l’accent d’inquiétude
affairée que Jukes percevait dans la voix du capitaine Mac Whirr,
l’écœurait comme un symptôme de folie contagieuse. L’incantation de la
tempête opérait. Jukes se sentait pénétré par elle, bu par elle; il
s’absorbait en elle avec toute la rigueur de sa silencieuse attention.
Mac Whirr cependant continuait à crier, mais le vent se calait entre eux
comme un coin solide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une
meule, de sorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.

--«Jukes! Eh là! Monsieur Jukes!»

Il fallait une réponse à cette voix qui n’acceptait pas de se taire.
Jukes répondit comme de coutume.

--«Oui, capitaine.»

Mais aussitôt son cœur décomposé par la tempête et la nostalgie affreuse
de la paix, s’affranchit de la discipline, mutiné contre tout
commandement.

Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait la tête de son second
solidement coincée dans son coude; il la collait contre ses lèvres
glapissantes. Parfois Jukes l’interrompait: «Attention, capitaine!» ou
bien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un «Tenez bon!» quand
il semblait qu’avec le navire tout le sombre univers chavirait. Un temps
d’arrêt. Ça flottait encore. Et le capitaine reprenait ses cris:

--«Il dit... toute la bande... démarrés... devriez aller voir... ce
qu’il y a...»

La pleine force de l’ouragan n’avait pas plus tôt assailli le _Nan-Shan_
que toutes les parties du pont en étaient devenues intenables;
l’équipage, hébété, terrorisé, s’était réfugié dans la coursive de
bâbord, sous la passerelle. Il y avait une porte à l’arrière, qu’ils
avaient fermée; et là-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. A chaque
soubresaut du navire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres
et chacun écoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et
comme avec une particulière résolution de les atteindre.

Le maître d’équipage s’efforçait encore à des propos bourrus: mais,
comme il le disait plus tard, il n’avait jamais eu affaire avec un
pareil troupeau d’ânes. L’équipage jouissait là pourtant d’un confort
relatif, bien à l’abri, et n’ayant rien à faire; et ça ne les empêchait
pas de grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant de
marmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu de lumière
pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrement pas aussi
triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couché dans le noir à
attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.

--«Sors donc, alors», lui disait le maître d’équipage, «comme ça tu en
auras fini tout de suite», ce qui provoqua contre lui un concert de
jurons et de malédictions.

On l’accablait de reproches de toutes sortes. On paraissait trouver très
mauvais qu’une lampe toute allumée n’ait pas été brusquement créée à
leur intention. Ils pleuraient pour un peu de lumière comme s’ils
avaient absolument besoin de se voir couler. Si déraisonnables que
fussent leurs récriminations, elles affectaient beaucoup le maître
d’équipage; on ne pouvait tout de même pas songer à atteindre la
lampisterie, située à l’avant! Alors ça n’était vraiment pas honnête de
s’en prendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, au
grand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer. Mais
comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements, leurs
gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’esprit qu’il y
avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et que les coolies
ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour être privés de l’une
d’elles.

Le _Nan-Shan_ avait une soute à charbon transversale, qui communiquait
avec l’entrepont d’avant par une porte de fer; on utilisait parfois
cette soute comme cale à marchandise. Elle était vide en ce moment; le
trou d’homme qui y donnait accès se trouvait le premier dans la
coursive. Le maître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se
hasarder sur le pont; à sa grande surprise il ne put décider aucun des
hommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme; il essaya
donc seul, à tâtons. L’un des matelots, couché dans le chemin, refusait
même de bouger.

--«Mais puisque c’est pour vous! C’est pour vous quérir cette sacrée
lampe!»--Il avait presque l’air d’implorer.

Quelqu’un cria: «Fous-nous la paix et qu’on ne te voie plus.» Il eût
voulu reconnaître la voix; même, s’il avait fait assez clair, il aurait
envoyé dinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme il
disait; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leur montrer qu’il
pourrait se procurer une lampe, quand il devrait y crever. La violence
du roulis rendait tout mouvement dangereux. Rester couché semblait déjà
très difficile. Il fallait d’abord se casser les reins en se laissant
choir dans la soute. Il y arriva sur le dos et fut balloté quelque temps
dans un parfait état d’impuissance en compagnie d’une lourde barre de
fer--la lance d’un soutier probablement--abandonnée là on ne savait par
qui. Ce dangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bête
féroce; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute, revêtu de
poussière de charbon, étant impénétrablement noir; mais il l’entendait
glisser bruyamment frappant de droite et de gauche et toujours dans le
voisinage de la tête; cela faisait un tintamarre extraordinaire; cela
donnait de grands coups sourds comme si cette barre de métal eût été
aussi grosse qu’une traverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en
culbutant de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait
les ongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pour
essayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étant pas
très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet de lumière.

En bon marin qu’il était, et dans la force de l’âge encore, il parvint
toutefois assez vite à se remettre sur pied; et, par une heureuse
chance, en se relevant, il mit la main sur la barre de fer, qu’il
ramassa; il aurait craint, sinon, que la chose ne lui cassât les jambes
ou tout au moins ne le fît reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille;
il se sentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre les
mouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer. Pendant
un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bouger de peur
d’«être descendu de nouveau». Il n’avait aucune envie de se faire
écharper dans cette soute.

Deux fois déjà il s’était cogné la tête et demeurait quelque peu
étourdi. Il lui semblait entendre encore le bruit métallique et sourd
que faisait la lance de fer en voltigeant autour de ses oreilles et cela
si distinctement qu’il devait la serrer plus fort pour se prouver qu’il
la tenait bien là, sous bonne garde, dans sa main.

Il s’étonna de la netteté avec laquelle on pouvait entendre là en bas,
les hululements de la rafale; dans l’espace vide de la soute, les bruits
du vent semblaient presque des cris humains, moins immenses, mais
infiniment poignants, comme exprimant la rage et la douleur humaine. Et
à chaque coup de roulis on entendait également des coups sourds profonds
et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eût eu du jeu dans
la cale; il n’y avait cependant dans la cargaison rien de semblable; ou
sur le pont alors? Impossible. Ou bien le long du bord? Cela ne se
pouvait.

Il pensa tout ceci vivement, clairement, avec compétence, en marin, et
resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivait à lui assourdi, de
l’extérieur, en même temps que celui des trombes d’eau s’abattant sur le
pont au-dessus de sa tête. Était-ce le vent? Probablement. Cela faisait
là en bas un vacarme comparable aux clameurs d’une bande de forcenés.
Alors, il découvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière--ne
fût-ce que pour se voir sombrer--et un grand besoin nerveux de sortir de
cette soute le plus vite possible.

Il tira le verrou: la pesante plaque de fer tourna sur ses gonds; et ce
fut comme s’il eût ouvert la porte à tous les bruits de la tempête. Une
bouffée de hurlements rauques vint à lui: l’air était calme pourtant;
mais l’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert par
un concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effet de
confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeur du seuil
de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçut que ce qu’il
était venu chercher: six petites flammes jaunes se balançant violemment
dans la pénombre d’un grand espace vide.

L’entrepont était étayé comme une galerie de mine, avec une rangée
d’épontilles au milieu, surmonté d’entretoises qui se perdaient dans la
pénombre--indéfiniment, semblait-il. A bâbord, une masse volumineuse au
profil oblique apparaissait indistincte; on eût dit une cavité creusée
dans la paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Le
maître d’équipage écarquilla les yeux: le navire à ce moment pencha sur
tribord et un grand rugissement sortit de cette masse qui avait
l’inclinaison d’un éboulement de terrain.

Des morceaux de bois volèrent en sifflant. «Des planches», pensa-t-il
avec stupeur, en rejetant brusquement la tête en arrière. Un homme
étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant
ses bras levés vers le vide; un autre bondit comme une pierre qui se
détache, la tête entre les jambes et les poings serrés; sa natte fouetta
l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maître d’équipage en laissant
échapper de sa main ouverte un brillant disque blanc qui vint rouler aux
pieds du marin; avec un cri de stupeur celui-ci reconnut un dollar
d’argent. Le monticule grouillant des corps empilés à bâbord se détacha
de la paroi avec un bruit de pas précipités, un clapotement de pieds nus
et force cris gutturaux, glissa puis alla se plaquer inerte et révolté
contre la paroi de tribord dans un choc mat et brutal. Les cris
cessèrent. Le maître d’équipage perçut une longue plainte parmi les
abois du vent et les sifflements. Il vit une inextricable confusion:
têtes, épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés,
jambes, nattes et visages.

--«Bon Dieu!» cria-t-il horrifié. Et il claqua la porte sur cette
abominable vision.

Et c’est pour raconter cela qu’il était venu sur le pont. Il ne pouvait
le garder pour lui; or il n’y a vraiment qu’un seul homme à bord à qui
il vaille la peine de se confier. Lorsque le maître d’équipage repassa
par la coursive, les hommes pestèrent contre lui et le traitèrent
d’imbécile. Pourquoi n’avait-il pas rapporté cette lampe? Qui diable se
souciait des coolies?

Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situation précaire où se trouvait
réduit le navire était telle que ce qui se passait à l’intérieur lui
parut bien peu important.

Sa première pensée fut qu’il venait de quitter la coursive au moment
même où le _Nan-Shan_ coulait. Les échelles de la passerelle avaient été
emportées, mais une énorme lame qui emplit le pont arrière le souleva
jusque-là. Après quoi, il dut rester quelque temps à plat ventre
accroché à une boucle, reprenant haleine de temps à autre et avalant de
l’eau salée. Puis il avança péniblement sur les genoux et les mains,
trop effrayé et affolé pour songer à s’en retourner; il atteignit ainsi
la partie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroit
comparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillant petit
animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablement surpris--il
avait craint que tous ceux du pont n’eussent été balayés depuis
longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait le capitaine.

--«Le capitaine? par-dessus bord, après nous avoir entraînés dans ce
gâchis.» Le second aussi, supposait-il. Un autre imbécile. Pas
d’importance. Tout le monde allait bientôt les rejoindre.

Le maître d’équipage se traîna en dépit de l’opposition du vent; non pas
qu’il s’attendît beaucoup à trouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard,
mais simplement pour s’éloigner de «cet homme-là». Il partit en rampant
comme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immense joie
en trouvant Jukes et le capitaine.

Mais, à ce moment, ce qui se passait dans l’entrepont était devenu pour
lui d’une importance secondaire; de plus, il était difficile de se faire
entendre. Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle
que les Chinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, et
qu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage du moins
était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dans une posture
accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes le pilier du
transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tube de fer aussi
gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, eh bien! il ne lui resterait
plus qu’à partir lui aussi. Et il cessa de penser aux coolies.

Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre à Jukes qu’il devait
descendre là, en bas--pour se rendre compte.

--«Et qu’est-ce que j’y ferai, capitaine?» Le tremblement de tout son
corps mouillé fit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.

--«Voyez d’abord... Maître d’équipage... dit: à la dérive.

--Maître d’équipage... un sacré imbécile», hurla Jukes de sa voix
grelottante.

L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui le révoltait. Il était aussi peu
disposé à y aller que s’il avait eu la certitude que le bateau coulerait
au moment où il quitterait le pont.

--«Je dois savoir... ne peux pas quitter.

--Ils vont s’arranger, capitaine.

--Se battent... le maître d’équipage dit qu’ils se battent...
Pourquoi?... ne peux pas... laisser se battre... à bord... beaucoup
mieux vous garder ici... cas... je serais... emporté par-dessus bord moi
aussi... arrêter ceci... façon quelconque... allez voir et dites-moi...
par le porte-voix de la chambre des machines. Je ne veux pas... montiez
ici... trop souvent... Dangereux... se promener... pont.»

Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ces horribles représentations.

--«Ne veux pas... vous soyez perdu, tant que... bateau ne l’est pas...
Rout... bon mécanicien... bateau... peut sortir de là... sauf.»

Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudrait tout de même y aller.

--«Vous croyez qu’il peut en sortir?» cria-t-il.

Le vent dévora la réponse dont Jukes n’entendit qu’un seul mot, prononcé
avec une extrême énergie:

--«... Toujours...»

Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et se penchant vers le maître
d’équipage, hurla:

--«Raccompagnez le second.»

Jukes ne savait qu’une chose: le bras du capitaine avait abandonné son
épaule. Il était congédié avec des instructions--pour faire quoi? Il
était si exaspéré qu’il lâcha son soutien sans y prendre garde; il fut
immédiatement emporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer
par-dessus l’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maître
d’équipage qui le suivait tomba sur lui.

--«N’allez pas vous relever, monsieur, cria le maître d’équipage: on a
le temps!» Une lame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage
bredouiller que les échelles de la passerelle avaient été enlevées.--«Je
vais vous faire descendre par les mains», cria-t-il.

Il vociféra aussi quelque chose à propos de la cheminée qui avait plus
de chance d’être emportée par-dessus bord que de rester en place. Jukes
pensa qu’il n’en pouvait mais, et imagina les feux éteints, le navire
impuissant... A côté de lui, le maître d’équipage continuait à hurler:

--«Quoi? Qu’est-ce que c’est?»

Jukes cria désespérément; et l’autre répéta:

--«Qu’est-ce qu’elle dirait, ma bourgeoise, si elle me voyait en ce
moment?»

Dans la coursive une grande quantité d’eau avait déjà pénétré et
clapotait dans l’obscurité. Les hommes restaient muets comme des morts;
mais Jukes trébuchant contre l’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement
pour s’être trouvé dans le chemin. Deux ou trois voix demandèrent alors,
faibles et anxieuses:

--«Avons-nous des chances, monsieur?

--Qu’est-ce qui vous prend, imbéciles!» répondit-il brutalement.

Il se sentait prêt à se jeter là, au milieu d’eux, et pour ne plus
jamais bouger. Mais eux paraissaient ragaillardis. Et tout en
multipliant d’obséquieux avertissements: «Attention! prenez garde au
panneau, Monsieur Jukes!» ils le descendirent dans la soute.

Le maître d’équipage y dégringola à sa suite, et aussitôt qu’il se fut
ramassé, il opina:

--«Elle dirait: «C’est bien fait pour toi, vieil imbécile: ça
t’apprendra à te faire marin!»

Le maître d’équipage avait amassé un petit pécule; il y faisait allusion
volontiers. Sa femme--une épaisse matrone--et ses deux grandes filles
tenaient un étalage de fruiterie dans le quartier est de Londres.

Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur ses jambes, tendit l’oreille
vers des clabaudements affaiblis; ils venaient de tout près de lui,
semblait-il. De là-haut, le tumulte plus imposant de l’orage descendait
sur ces bruits. La tête lui tournait.

Lui aussi, dans cette soute, trouvait insolites les mouvements du
navire; ils secouaient et sapaient sa résolution, autant que s’il allait
sur mer pour la première fois.

Jukes fut presque tenté de se hisser dehors de nouveau; mais le souvenir
de la voix du capitaine Mac Whirr rendait la chose impossible. Il avait
reçu l’ordre d’aller voir? Pourquoi? Il aurait voulu le savoir. «On
verra bien, parbleu!» se dit-il à lui-même, exaspéré.

Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, le prévint de prendre garde à
la façon dont il ouvrirait la porte; il y avait un sacré grabuge
là-dedans. Et Jukes, comme affligé de grandes souffrances physiques,
demanda avec irritation pourquoi diable ils se battaient.

--«Pour des dollars! Dollars, monsieur. Tous leurs sales coffres ont
crevé, leur sacrée monnaie se balade de tous les côtés et ils culbutent
à sa poursuite,--déchirant, mordant, faut voir! Un vrai petit enfer,
là-dedans.»

Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petit maître d’équipage jeta un
coup d’œil par-dessous son bras.

Une des lampes était éteinte, brisée peut-être. Des cris gutturaux,
hargneux, éclatèrent à leurs oreilles en même temps qu’un ahan étrange,
le halètement de toutes ces poitrines tendues. Un coup rude frappa le
flanc du navire; l’eau tomba sur le pont avec un choc étourdissant; à
l’avant de la pénombre, là où l’air était épais et rougeâtre, Jukes vit
une tête cogner violemment le plancher, deux gros mollets battre les
airs, des bras musclés enlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche
grande ouverte, lever des yeux au regard fixe et farouche, puis
disparaître en glissant. Un coffre vide se retourna bruyamment; un homme
pirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup de pied;
plus loin, d’autres roulèrent, indistincts, comme précipités du haut
d’un talus, avec force piétinements et gesticulation des bras et des
jambes. L’échelle de l’écoutille était surchargée de coolies; ils
grouillaient comme des abeilles sur une branche; ils pendaient aux
échelons en une grappe rampante et mouvante, et heurtaient à grands
coups de poing la face intérieure du panneau fermé; dans l’espacement
des lamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau.
Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber: d’abord un,
puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, se détachant en bloc
avec un grand cri.

Jukes restait atterré. Le maître d’équipage, avec une anxiété bourrue,
le supplia:

--«N’entrez donc pas là-dedans.»

L’entrepont tout entier semblait pivoter sur lui-même. Le navire, sans
s’arrêter de sauter, s’éleva sur une lame, et Jukes crut que tous ces
hommes, en une seule masse, allaient lui retomber sur la poitrine. Il
sortit à reculons, referma la porte et poussa le verrou d’une main
tremblante...

                   *       *       *       *       *

Aussitôt après le départ de son second, le capitaine Mac Whirr laissé
seul sur la passerelle, s’en était allé, zigzaguant et trébuchant
jusqu’à la timonerie. La porte s’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer
combat au vent pour la tirer à lui; la porte claqua derrière lui; on eût
dit qu’un coup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de la
boiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à la
poignée.

Le servo-moteur perdait de la vapeur, et un brouillard léger emplissait
l’exiguité de la chambre où le verre de l’habitacle formait un ovale de
lumière. Le vent hurlait, chantait, sifflait ou grondait en rafales
soudaines qui secouaient les portes et les volets sous la mauvaise
averse des embruns.

Deux glènes de ligne de sonde et un petit sac de toile balancés au bout
d’un long cordage, tantôt s’écartaient de la cloison par un mouvement de
pendule, puis revenaient s’y appliquer. Le caillebotis était presque à
flot; à chaque gros coup de mer, l’eau jaillissait violemment à travers
les fentes sur les côtés de la porte; l’homme de barre, avait jeté bas
son béret, sa vareuse, et se tenait debout, arc-bouté contre le carter.
Le petit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’un joujou
brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte sur la poitrine,
les muscles de son cou saillaient durs et maigres, une tache noire
s’étalait au creux de sa gorge, et son visage était calme, creusé comme
celui d’un mort.

Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. La lame qui avait failli
l’emporter par dessus bord avait, à son grand ennui, arraché son suroît
de sa tête chauve; ses cheveux blonds soyeux assombris par l’eau et
plaqués, pendaient en frange autour de son crâne nu, semblables à de
misérables écheveaux de coton sale. Avec son visage lavé, empourpré par
le vent et les morsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur
d’une fournaise.

--«Ah! vous voilà?» grommela-t-il lourdement.

Le lieutenant était arrivé à se glisser dans la timonerie quelques
instants auparavant. Il s’était installé dans un coin, les genoux
relevés, les poings aux tempes; cette attitude respirait la rage, le
chagrin, la résignation, l’abattement, et une espèce de rancune
concentrée.

Il répondit lugubre et défiant:

--«C’est bien mon tour de quart en bas, maintenant, hein?»

Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta de nouveau, les yeux de
l’homme de barre se projetaient hors de son visage vers la rose des
vents de l’habitacle, comme deux oiseaux de proie affamés s’abattant sur
un morceau de viande. Dieu sait depuis combien de temps il avait été
laissé là, à la barre, oublié de tous ses camarades.

Aucune heure n’avait été piquée; il n’y avait pas eu de relève; le vent
avait balayé règle, coutume, emploi du temps mais lui, il essayait tout
de même de garder cap au nord-nord-est. Le gouvernail pouvait bien être
enlevé, les feux pouvaient bien être éteints, les machines brisées, et
le navire prêt à rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il
ne savait plus de rien. Son unique souci était de conserver sa jugeotte,
et la direction--souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, se
trémoussant sur son pivot et brinquebalant de droite et de gauche,
parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’esprit
devenait douloureuse; et il avait une peur horrible que toute la
timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient de
s’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeons
désespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur la montre d’habitacle, vissée à
la cloison; les aiguilles noires, sur le cadran blanc paraissaient
immobiles. Elles marquaient une heure et demie du matin.

--«Un nouveau jour», murmura-t-il pour lui-même.

Mais le lieutenant l’entendit, et, levant la tête comme quelqu’un qui
pleure parmi des ruines:

--«Vous ne le verrez pas se lever!» s’exclama-t-il.

On pouvait voir ses poignets et ses genoux s’entrechoquer avec violence.

--«Non! Bon Dieu! vous ne le verrez pas!...»

Puis il renfonça sa face entre ses poings.

Le corps de l’homme de barre avait légèrement bougé, mais sa tête était
restée dressée sur son cou--fixe comme une tête de pierre sur une
colonne. Durant un coup de roulis qui sembla lui faucher les jambes, et
tandis qu’il trébuchait pour se remettre d’aplomb, le capitaine Mac
Whirr déclara avec austérité:

--«Ne faites pas attention à ce que dit cet homme.» Puis, avec un
indéfinissable changement de ton: «Il n’est pas de quart. Très grave!»

Le marin ne répondit rien.

L’ouragan, grondait, secouant la petite cabine qui semblait étanche à
l’air, tandis que la lumière de l’habitacle vacillait sans arrêt.

--«On ne vous a pas relevé», continua le capitaine Mac Whirr en baissant
les yeux. «Je voudrais pourtant que vous vous cramponniez à la barre
aussi longtemps que vous pourrez tenir. Vous l’avez bien en main.
Quelqu’un d’autre venant ici pourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un
jeu d’enfant. Et l’équipage est probablement occupé à quelque chose là
en bas... Croyez-vous que vous pourrez?»

Le servo-moteur se mit soudain à donner de courtes saccades, puis
stoppa, et sembla se retirer en lui-même, concentrant son énergie comme
une braise sous la cendre. L’homme, en arrêt, au regard figé, éclata, et
toute la passion de son corps semblait s’être concentrée sur ses lèvres:

--«Au nom du ciel, capitaine, je peux tenir jusqu’à la consommation des
siècles si seulement on ne me parle pas.

--Oh! bon! très bien...» Pour la première fois le capitaine regarda
l’homme. «... Hackett.»

Il parut classer l’affaire dans son esprit. Il se pencha vers le
porte-voix de la chambre des machines, souffla dedans et inclina la
tête. M. Rout, d’en bas, répondit et le capitaine Mac Whirr mit
immédiatement ses lèvres à l’embouchure.

Il y appliqua alternativement ses lèvres et son oreille, tandis que la
tempête l’environnait de son fracas; et la voix du mécanicien monta vers
lui, âpre, comme dans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de
service, les autres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire
chargeait les foyers avec l’homme du petit-cheval. Le troisième
mécanicien surveillait le registre. On tenait en main les machines.

--«Quoi de neuf, là-haut?

--Rien de fameux; on repose sur vous», dit le capitaine Mac Whirr. «Le
second est-il déjà en bas? Non? Bon; il va y être tout de suite...» M.
Rout voudra-t-il le laisser parler dans le porte-voix?--dans le
porte-voix de la passerelle, car lui, le capitaine, allait y retourner
aussitôt. Il y avait du désordre parmi les Chinois; ils se battaient,
paraît-il. «Tout de même pas permettre qu’on se batte...» M. Rout était
parti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreille les
pulsations des machines, le battement du cœur du navire. La voix de M.
Rout cria quelque chose à distance. Le navire piqua du nez, les
pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau de sifflements. Le visage
du capitaine Mac Whirr était impassible, son regard restait
inconsciemment fixé sur la forme accroupie du lieutenant. La voix de M.
Rout se fit entendre de nouveau dans les profondeurs; les pulsations
reprirent par lentes saccades--puis s’accélérèrent.

M. Rout était revenu au porte-voix:

--«Ça n’a pas beaucoup d’importance, ce que font les Chinois», dit-il
hâtivement; puis, avec irritation: «Le navire plonge, comme s’il
n’allait jamais en revenir.

--Très grosse mer», fit la voix du capitaine Mac Whirr.

--«Prévenez-moi à temps pour éviter le plongeon final», aboya Salomon
Rout dans le porte-voix.

--«Pluie et nuit. Peux pas voir ce qui vient» dit la voix. «Faut
bien--garder vitesse--juste assez pour--obéisse gouvernail--courir la
chance» continua-t-elle, détachant distinctement tous les mots.

--«Je donne tout ce que j’ose.

--Nous sommes--joliment--secoués là-haut» poursuivit la voix avec
douceur. «Pourtant--ça ne va pas trop mal--Ah! naturellement, si la
timonerie était emportée...»

M. Rout, penchant une oreille attentive marmotta quelque chose avec
aigreur. Mais la voix lente et avisée là-haut, s’anima pour demander:

--«Jukes n’est pas encore arrivé?» Puis, après une courte attente:
«J’aimerais bien qu’il se dépêchât; je voudrais qu’il en finisse et
qu’il monte ici au cas où il arriverait quelque chose. Pour veiller au
navire. Je suis tout seul. Le Lieutenant a perdu...

--Quoi?» M. Rout dans la chambre des machines déplaça la tête pour crier
dans le tuyau: «Par-dessus bord?» puis plaqua son oreille à
l’embouchure.

--«Perdu la tête» continua la voix d’un ton positif. «Bougrement
embêtant.»

Courbé sur le pavillon du porte-voix, M. Rout en entendant ceci ouvrit
de grands yeux. Il perçut un bruit de lutte et des exclamations
entrecoupées descendirent vers lui. Il tendit l’oreille.

Pendant ce temps, Beale, le troisième mécanicien, les bras levés, tenait
entre les paumes de ses mains, la jante d’une petite roue noire qui
faisait saillie à côté d’un gros tube de cuivre; il semblait la tenir en
équilibre au-dessus de sa tête, comme si c’eût été l’attitude correcte
dans quelque sport nouveau.

Pour se maintenir en place, il appuyait son épaule contre la cloison
blanche, un genou fléchi, un chiffon passé dans sa ceinture et pendant
sur sa hanche. Ses joues imberbes étaient barbouillées et rougissantes
et la poussière de charbon sur ses paupières, semblable aux coups de
crayon d’un maquillage, rehaussait l’éclat liquide de ses yeux et
donnait à son jeune visage un aspect féminin, exotique et troublant.

Quand le navire tanguait il tournait la petite roue avec des mouvements
précipités.

--«Devenu fou», reprit soudain la voix du capitaine Mac Whirr dans le
porte-voix. «S’est jeté sur moi... à l’instant. Obligé de l’assommer...
à la minute. Vous avez entendu, M. Rout?

--Diable!» grommela M. Rout. «Attention, Beale!»

Son cri résonna, semblable à l’appel éclatant d’une trompette d’alarme
entre les parois de fer de la chambre des machines. Peintes en blanc,
celles-ci s’élevaient en obliquant comme un toit jusqu’à la pénombre de
la claire-voie; et tout le vaste espace ressemblait à l’intérieur d’un
monument, divisé par des parquets de caillebotis métallique aux
différents niveaux desquels vacillaient des lumières; au centre une
colonne d’ombre s’était massée, hésitant parmi l’effort bruyant des
machines au-dessous de la ferveur immobile des cylindres. Une vibration
intense et sauvage faite de tous les bruits de l’ouragan planait dans la
chaleur silencieuse; l’air était imprégné d’une odeur de métal chauffé,
d’huile et d’une légère vapeur. Les coups de bélier de la mer, sourds et
formidables, semblaient traverser la chambre des machines de part en
part.

Des lueurs pareilles à de longues flammes pâles tremblaient sur les
surfaces polies du métal; les énormes têtes des manivelles émergeaient
tour à tour du parquet de chauffe en un éclair de cuivre et d’acier--et
disparaissaient, tandis que les bielles aux jointures épaisses,
pareilles à des membres de squelette, semblaient les attirer, puis les
rejeter avec une précision fatale. Et tout au fond, dans une
demi-clarté, d’autres bielles allaient et venaient, s’esquivant
délibérément, des traverses dodelinaient de la tête, des disques de
métal glissaient sans frottement l’un contre l’autre, lents et calmes
dans un tournoi de lueurs et d’ombres.

Parfois tous ces mouvements puissants et infaillibles ralentissaient
simultanément comme s’ils eussent fait partie d’un organisme vivant
atteint d’un soudain accès de langueur; les yeux de M. Rout brillaient
alors, plus sombres dans sa longue face blême. Il soutenait la lutte, en
pantoufles de tapisserie; une veste courte et luisante recouvrait à
peine ses reins; ses poignets pâles faisaient saillie hors des manches
trop étroites et trop courtes comme si la circonstance critique eût
ajouté quelque chose à sa taille, allongé ses membres, augmenté sa
pâleur et creusé ses yeux.

Il se déplaçait avec une vivacité incessante et pleine d’à-propos,
grimpant au plus haut, disparaissant tout en bas; et, quand il
s’arrêtait en face de la mise en train, se retenant au garde-corps il
continuait à jeter des coups d’œil à droite, vers le manomètre, et vers
le tube de niveau, fixés tous deux sur le mur blanc dans la lumière
mouvante d’une lampe. Les embouchures de deux porte-voix bâillaient
stupidement près de son coude et le cadran du chadburn de la chambre des
machines ressemblait à une horloge de grand diamètre dont le cadran
porterait des mots brefs en place de chiffres. Les lettres groupées
ressortaient épaisses et noires autour du pivot de l’indicateur,
substituts emphatiques d’exclamations vigoureuses: _En avant--En
arrière--Lente--Demi-Stop_; la grosse aiguille noire pointait en bas,
vers le mot--_Toute_--qui, ainsi désigné capturait les regards comme un
cri aigu retient l’attention. Le cylindre à basse pression dans son
manchon de bois, formant au-dessus de sa tête une masse menaçante et
majestueuse, exhalait un faible soupir à chaque coup de piston; à part
ce léger sifflement, les machines faisaient jouer leurs membres d’acier
à toute vitesse ou lentement, mais toujours avec une douceur silencieuse
et résolue.

Et tout ceci, les murs blancs, l’acier mouvant, les tôles varangues sous
les pieds de Salomon Rout, le caillebotis métallique au-dessus de sa
tête, l’obscurité et les lueurs, tout ceci s’élevait et s’abaissait avec
ensemble, suivant l’âpre remous des lames contre les flancs du navire.
Le spacieux endroit tout entier, que la grande voix du vent faisait
résonner sourdement, semblait se balancer comme un arbre, ou se
renversait parfois complètement comme abattu de côté puis d’autre par
les effroyables rafales.

--«Il faut vous dépêcher de monter», s’écria M. Rout dès qu’il vit Jukes
apparaître à la porte de la chaufferie.

Jukes avait le regard ivre et vague; sa figure rouge était bouffie comme
s’il avait dormi trop longtemps. Le chemin pour arriver là avait été
ardu; il avait accompli le trajet avec une exténuante célérité,
l’agitation de son esprit correspondant aux efforts de son corps. Il
s’était précipité hors de la soute, se heurtant dans la coursive sombre
à un groupe d’hommes effarés et terrifiés qui, comme il trébuchait
contre eux, demandèrent en l’entourant: «Que se passe-t-il donc,
lieutenant?» puis en bas de l’échelle de la chaufferie, manquant
plusieurs échelons à la fois dans sa hâte, jusqu’à un endroit profond
comme un puits et noir comme l’enfer, qui basculait d’avant en arrière à
la manière d’une balançoire. L’eau de cale grondait à chaque coup de
roulis et des blocs de charbon bondissaient de-ci, de-là, d’un bord à
l’autre, on eût dit une avalanche de galets sur la pente d’une plaque de
fer.

Quelqu’un là-dedans gémissait de douleur, et l’on pouvait voir quelqu’un
d’autre accroupi sur ce qui semblait être le corps étendu d’un homme
mort; une grosse voix blasphéma; la lueur sous chacune des portes des
fourneaux était pareille à une flaque de sang, dont le calme rayonnement
venait mourir sur le velours de la ténèbre.

Une bouffée de vent frappa Jukes à la nuque, et l’instant d’après
enveloppa ses chevilles.

Les ventilateurs de la chaufferie bourdonnèrent: face aux six portes des
fourneaux, deux silhouettes étranges, le torse nu, se courbaient en
chancelant et brandissaient deux pelles.

--«Eh là! on a de l’air plus qu’il n’en faut maintenant!» hurla le
second mécanicien, qui semblait n’avoir attendu que l’arrivée de Jukes
pour éclater.

L’homme chargé de la machine auxiliaire, un petit homme souple et
remuant, au teint éblouissant, à la moustache fine et décolorée,
travaillait dans une sorte d’extase muette. On maintenait les machines
sous toute pression, et, un grondement profond comme celui d’un fourgon
vide roulant sur un pont, formait une basse soutenue dans le concert des
autres bruits.

--«On doit continuellement laisser échapper la vapeur», continua à
hurler le second.

L’orifice d’un ventilateur, avec le bruit d’un millier de casseroles
qu’on récure, lui cracha sur les épaules un jet soudain d’eau salée, à
quoi il répondit par une volée d’imprécations, une malédiction
collective où même il englobait son âme, divaguant comme un fou tout en
vaquant à sa besogne. Dans un claquement sec, la paupière de métal un
instant soulevée laissa tomber un flamboiement ardent et blême sur le
chef ras du chauffeur, éclairant un instant sa face insolente et la
grimace de ses lèvres, puis aussitôt retomba dans un autre claquement
sec.

--«Où donc en est le sacré navire? Pouvez-vous me le dire? Que la peste
m’emporte! Sous l’eau--ou quoi? Elle arrive par tonnes, ici. Les maudits
capuchons ont donc filé au diable? Hein? Savez-vous quelque
chose--vous--marin de malheur? vous...?»

Jukes, après un instant de stupeur avait traversé la chaufferie comme
une flèche, porté par un coup de roulis; à peine son regard
embrassa-t-il la vastitude, la paix et la splendeur relatives de la
chambre des machines que le navire, enfonçant lourdement son arrière
dans l’eau, le précipita tête baissée sur M. Rout. Le bras du chef
mécanicien, d’une longueur de tentacule, et comme mû par un ressort, se
tendit à sa rencontre et fit dévier son élan vers les porte-voix où il
arriva en tournoyant.

M. Rout répéta avec insistance:

--«Il faut vous dépêcher de monter--quoi qu’il en soit.»

Jukes hurla:

--«Êtes-vous là, capitaine?» puis écouta. Rien. Soudain le mugissement
du vent retentit à ses oreilles; mais bientôt après une voix menue
écarta tranquillement les vociférations de l’ouragan:

--«C’est vous, Jukes?--Eh bien?»

Jukes ne demandait qu’à raconter: c’est le temps qui semblait manquer.
Ce qui s’était passé, on se l’expliquait à merveille. Il voyait en
imagination les coolies enfermés dans leur entrepont enfumé, sans espoir
d’en pouvoir sortir, couchés pleins de malaise et d’épouvante entre les
rangées de coffres; puis un de ces coffres, soudain, ou plusieurs à la
fois, peut-être, désarrimés par un coup de roulis, culbutant les autres,
les couvercles sautant, les côtés éclatant et tous ces malheureux
Chinois se levant, bondissant à la fois à la poursuite de leur avoir. Et
chaque soubresaut du navire, ensuite, avait précipité cette foule
glapissante, trépignante, de-ci, de-là, en un tourbillon de bois
fracassé, de vêtements lacérés et de dollars éparpillés dans tous les
sens.

La lutte une fois engagée, il leur devenait impossible de l’arrêter
d’eux-mêmes. Rien ne pourrait maintenant en venir à bout, que la force.
C’était un désastre. Jukes avait vu cela; c’est tout ce qu’il pouvait
dire. Quelques-uns d’entre eux étaient morts déjà, croyait-il. Le reste
allait continuer à se battre... Les paroles montaient et se
chevauchaient dans l’étroitesse du tube acoustique. Elles s’élevaient,
vers ce qui semblait être le silence d’une compréhension éclairée,
demeurée seule là-haut avec l’orage. Et Jukes désira ardemment ne plus
avoir à faire face à ce désordre local, mesquine et odieuse addition à
la grande détresse du navire.




V


Il patienta. Devant ses yeux les machines tournaient avec lenteur,
prêtes à s’arrêter net au cri de M. Rout: «Attention! Beale!» pour
repartir ensuite avec une précipitation folle. Elles restaient en arrêt
dans une attente intelligente, immobilisées au cours de leur
révolution,--une lourde manivelle arrêtée dans le vide; on eût dit
qu’elles étaient conscientes du danger et de la fuite du temps. Puis,
sur un «Repartez» du chef, et avec le bruit d’un souffle chassé à
travers des dents serrées, elles achevaient la révolution interrompue et
en recommençaient une autre.

Il y avait dans leurs mouvements une prudente sagacité et la
détermination d’une force immense. Se plier patiemment à tous les
caprices d’un navire désemparé au milieu de la furie des vagues et dans
le cœur même du vent--voilà quel était leur travail. Par moments, le
menton de M. Rout tombait sur sa petite poitrine tandis qu’il les
contemplait, sourcils froncés, perdu dans ses pensées.

La voix qui écartait l’ouragan de l’oreille de Jukes commença: «Prenez
l’équipage avec vous...» et cessa inopinément.

--«Qu’en ferai-je capitaine?»

Un grincement impérieux et abrupt éclata soudain; les trois paires
d’yeux se levèrent sur le cadran du transmetteur d’ordres, au moment où
l’aiguille sauta de--_Toute_--à--_Stop_--comme si elle eût été poussée
par un démon. Alors ces trois hommes, dans la chambre des machines
eurent chacun en particulier la sensation d’un obstacle arrêtant le
navire et d’un étrange resserrement, comme si le _Nan-Shan_ se fût
ramassé pour un bond désespéré.

--«Stoppez!» mugit M. Rout.

Personne--pas même le capitaine Mac Whirr, qui, seul sur le pont, avait
aperçu une blanche ligne d’écume s’avancer, à une telle hauteur qu’il
n’en pouvait croire ses yeux,--personne ne devait jamais savoir ce
qu’avait été l’escarpement de cette lame, et l’effrayante profondeur du
gouffre que l’ouragan avait creusé derrière la mouvante muraille d’eau.

Elle accourait à la rencontre du navire; et le _Nan-Shan_ alors,
s’arrêtant comme pour se ceindre les reins, souleva son avant, puis
sauta. Les flammes de toutes les lampes s’affaissèrent, assombrissant la
chambre des machines; l’une d’elles s’éteignit. Avec un fracas
déchirant, un tumulte furieux et giratoire, des tonnes d’eau tombèrent
sur le pont; on eût dit que le navire s’était élancé sous une cataracte.
Là, en bas, ils se regardèrent hébétés.

--«Balayés d’un bout à l’autre, bon Dieu!» brailla Jukes.

Le _Nan-Shan_ plongea droit au fond du gouffre, dépassant les confins de
la terre. Un affreux vacarme de ferraille s’éleva de la chaufferie. Et
le navire resta suspendu dans une inclinaison épouvantable, assez
longtemps pour permettre à Beale tombé sur les genoux et les mains, de
ramper comme s’il eût eu l’intention de fuir à quatre pattes hors de la
chambre des machines. M. Rout tourna lentement sa tête impassible, au
visage émacié, à la mâchoire tombante. Jukes avait fermé les yeux, et sa
figure en un moment devint inexpressive et douce comme celle d’un
aveugle.

Enfin, le _Nan-Shan_ se releva lentement, trébuchant et peinant comme si
sa proue avait à soulever une montagne. M. Rout ferma la bouche; Jukes
cligna des paupières et le petit Beale se remit vivement sur ses pieds.

--«Encore une autre comme celle-ci, et tout est fichu», s’écria le chef.

Jukes et lui se regardèrent, et la même pensée leur vint à l’esprit. Le
capitaine. Là-haut, tout devait avoir été emporté. Le servo-moteur
balayé--le navire flottant comme un soliveau. C’était fini.

--«Courez vite!» s’écria M. Rout d’une voix épaisse, regardant Jukes
avec des yeux élargis et indécis; celui-ci ne lui répondit que par un
regard irrésolu. La sonnerie du chadburn les calma instantanément.
L’aiguille noire bondit de--_Stop_ à _Toute_.

--«Allez maintenant! Beale!» cria M. Rout.

La vapeur siffla légèrement. Les tiges des pistons reprirent leur va et
vient. Jukes appliqua son oreille au tuyau acoustique. La voix
l’attendait. Elle disait:

--«Ramassez tout l’argent; faites vite. Je vais avoir besoin de vous
là-haut.»

Et ce fut tout.

--«Capitaine!» appela Jukes. Il n’y eut pas de réponse.

Il s’éloigna en chancelant comme un blessé quitte le champ de bataille.
Il s’était entaillé le front au-dessus du sourcil gauche, il ne savait
quand, ni où--entaillé jusqu’à l’os. Il ne s’en apercevait même pas: une
dose de mer de Chine suffisante à lui rompre le cou, en lui dégringolant
sur la tête avait bien et dûment lavé, nettoyé, salé sa blessure; elle
ne saignait pas, mais bâillait toute cramoisie: avec cette balafre
au-dessus de l’œil, ses cheveux ébouriffés, le désordre de ses
vêtements, il avait l’air de s’être fait descendre à un match de boxe.

--«Faut aller ramasser les dollars!» cria-t-il vers M. Rout, en souriant
pitoyablement dans le vague.

--Vous dites?...» dit M. Rout furieusement. «Ramasser?... A d’autres!»
Puis, frémissant de tous ses muscles, mais exagérant son ton paternel:
«Allez-vous-en, maintenant, pour l’amour de Dieu! Vous autres officiers
de pont vous finiriez par me rendre idiot. Il y a le premier lieutenant
là-haut qui s’est jeté sur le vieux. Vous ne le saviez pas? Vous perdez
la boule, vous autres, qui n’avez rien à faire...»

Ces mots éveillèrent un commencement de colère en Jukes. Rien à
faire--vraiment!... Empli d’un violent mépris pour le chef, il repartit
par où il était venu.

Dans la chaufferie, le petit homme joufflu de la machine auxiliaire,
jouait de la pelle, péniblement, aussi muet que si on lui eût coupé la
langue. Le second, par contre, se démenait bruyamment comme un fou
loquace et auquel aucune circonstance adverse ne fera jamais rien perdre
de son bagout.

--«Vous voilà! officier vagabond! Hein! Vous ne pourriez pas faire
descendre un de vos empotés pour hisser les escarbilles? Elles finissent
par nous étouffer ici. Malédiction! Dites donc! Hein! Vous vous rappelez
le code: «matelots et chauffeurs sont tenus de s’entr’aider.» Hein! Vous
entendez?»

Et tandis que Jukes remontait précipitamment, l’autre continuait encore,
la face levée vers lui:

--«Pourriez pas me répondre? Qu’est-ce que vous venez fourrer votre nez
par ici? De quoi vous mêlez-vous?»

Jukes sentit qu’il ne se possédait plus. De retour dans la coursive
sombre, il était prêt à tordre le cou à celui qui ferait le moindre
signe d’hésitation. Rien que d’y penser, cela le rendait furieux. Lui,
ne pouvait reculer; par conséquent, eux ne reculeraient pas.

Son impétuosité, lorsqu’il revint parmi eux, les entraîna. Ses allées et
venues, la fureur et la rapidité de ses mouvements les avaient déjà
excités et effrayés; dans ses brusques irruptions parmi eux, plutôt
pressenti que perçu, Jukes leur apparaissait formidable--préoccupé de
questions de vie et de mort qui ne pouvaient supporter aucun délai. Au
premier mot qu’il leur dit, il les entendit se laisser choir lourdement
l’un après l’autre, dans la soute, dociles à son ordre.

--«Qu’est-ce qu’il y a?» se demandaient-ils mutuellement. Ils ne le
savaient pas bien au juste. Le maître d’équipage essaya de leur
expliquer. Le bruit d’une forte bagarre les surprit; et les chocs
puissants qui se répercutaient dans la soute obscure maintenaient en
haleine leur sentiment du danger. Lorsque le maître d’équipage tout à
coup ouvrit la porte, il leur sembla que l’ouragan, pénétrant à travers
les flancs de fer du navire, faisait tourbillonner ces corps humains
comme des grains de poussière: une confuse rumeur leur parvint, un
tumulte de tempête, des murmures féroces, des rafales de cris, le
clapotement précipité des pieds nus, se mêlant aux coups de la mer.

Pendant un moment ils contemplèrent ahuris, obstruant le seuil de la
porte. Jukes passa au travers du groupe, brutalement. Sans dire un mot,
il jaillit en avant. Une nouvelle grappe de coolies s’était formée,
accrochée à l’échelle; ceux-ci luttaient à mort comme précédemment pour
forcer le panneau condamné qui leur eût donné accès sur le pont. Comme
précédemment, la grappe se détacha, et Jukes disparut, absorbé sous elle
comme un homme surpris par un éboulement. Le maître d’équipage hurla,
très excité:

--«Arrivez! sortez le second de là! Il va être piétiné, écrasé!»

Ils chargèrent, piétinant à leur tour des torses, des doigts, des
visages, s’empêtrant dans des tas de vêtements, repoussant du pied des
débris de bois, mais, avant qu’ils pussent s’emparer de Jukes, celui-ci,
se dégageant, émergea jusqu’à la ceinture d’entre la multitude des mains
crispées. Au moment même où l’équipage l’avait perdu de vue, tous les
boutons de sa veste avaient sauté; le dos de la veste avait été fendu
jusqu’au col; son gilet éclaté de haut en bas. La masse centrale des
combattants roula vers l’autre bord, sombre, indistincte, impuissante,
et lançant des regards sauvages qui luisaient à la faible clarté des
lampes.

--«Laissez-moi, nom de Dieu! Je ne suis pas mort!» cria Jukes d’une voix
perçante. «Poussez-les à l’avant. Profitez du moment où le navire pique
du nez. Poussez-les contre la cloison. Coincez-les.»

La ruée des marins dans l’entrepont en fermentation, fit l’effet d’un
baquet d’eau froide dans un chaudron bouillonnant. Le tumulte fléchit
d’abord. La masse effervescente des Chinois formait un magma si compact
qu’il ne fut pas malaisé pour les matelots, en se tenant ferme par les
bras et à la faveur d’un formidable plongeon du navire, de les repousser
d’un seul élan et de les appliquer en bloc contre la paroi arrière.
Derrière leur dos, quelques petits grapillons d’hommes et des corps
isolés ballotaient encore.

Le maître d’équipage accomplit de véritables prodiges. De ses grands
bras tout ouverts et tenant une épontille dans chacune de ses robustes
pattes, il arrêta la ruée de sept Chinois enlacés qui roulaient comme un
rocher dans une avalanche. On entendit craquer des jointures. Il fit
«Ah!» et tout fut dispersé.

Mais ce fut le charpentier qui fit preuve de la plus grande ingéniosité.
Sans rien dire à personne, il retourna dans la coursive pour y chercher
plusieurs glènes d’amarre qu’il savait y être--chaînes et cordages. Avec
quoi des barrages furent établis. A vrai dire, les Chinois ne se
défendaient guère. La lutte (de quelque façon qu’elle eût commencé)
avait vite fait de se transformer en une mêlée de panique aveugle. Si
les Célestes d’abord s’étaient élancés à la poursuite de leurs dollars
éparpillés, ils ne combattaient plus à cette heure que pour reprendre
pied. Ils se tenaient à la gorge tout simplement pour éviter la culbute.
Celui qui trouvait un point d’appui s’y cramponnait et donnait force
coups de pieds à qui s’accrochait à ses jambes--jusqu’à ce qu’une
nouvelle embardée les envoyât rouler de conserve à l’autre bout de
l’entrepont.

L’arrivée des diables blancs les terrifia. Venaient-ils pour les
massacrer? Les spécimens individuels arrachés au magma s’abandonnaient,
flasques comme des loques; quelques-uns tirés à l’écart et traînés par
les pieds, demeuraient inertes, pareils à des cadavres, les yeux fixes
et grands ouverts. Par instants, l’un d’eux se jetait à genoux, faisait
mine de demander grâce; et plusieurs que la terreur avait affolés, un
coup de poing bien appliqué entre les deux yeux les faisait s’affaisser
et tenir tranquilles. Il y en avait de blessés, qu’on maniait sans
précaution, mais qui supportaient cela sans se plaindre, avec simplement
un battement spasmodique des paupières.

Des visages ruisselaient de sang; sur les crânes rasés apparaissaient
des écorchures, des plaies vives, des meurtrissures, des déchirures et
des entailles. La porcelaine brisée échappée des coffres était en
majeure partie responsable de ces dernières. Çà et là un Chinois, aux
yeux égarés, à la tresse dénattée, soignait son pied sanglant.

On était enfin parvenu à les réduire et à les confirmer, rangés côte à
côte, après les avoir secoués jusqu’à parfaite soumission, cognés un peu
pour rafraîchir leur excitation, puis réconfortés avec des
encouragements plus bourrus que des menaces. A présent ils étaient assis
par terre, livides, en rangs abattus, à l’extrémité desquels le
charpentier aidé de deux hommes allait et venait, affairé, raidissant et
nouant les sauvegardes. Le maître d’équipage, se retenant à un étançon
par un bras et une jambe, se battait avec une lampe pressée sur sa
poitrine et qu’il essayait d’allumer, tout en grommelant comme un
industrieux gorille.

Les silhouettes des matelots s’abaissaient sans cesse avec des
mouvements de glaneurs et tout ce qu’ils ramassaient était expédié dans
la soute: vêtements, éclats de bois, débris de porcelaine, ainsi que les
dollars qu’ils rassemblaient dans des vestes. De temps à autre un
matelot s’avançait en chancelant vers la porte, les bras pleins de
décombres; des regards obliques et douloureux suivaient ses mouvements.

A chaque coup de roulis les longues rangées de Chinois assis faisaient
un salut en avant et, suivant l’invite du plongeon, toutes les bobines
rasées s’entrechoquaient d’un bout à l’autre de la ligne.

Et tandis que le bruit de l’eau, qui balayait le pont depuis quelques
instants, faisait relâche, Jukes, encore tout frémissant de la lutte,
eut l’illusion d’avoir du même coup dompté le vent en quelque sorte, de
l’avoir réduit au silence, car pour un temps, l’on n’entendit plus que,
contre les flancs du navire, le tonnerre incessant des flots.

L’entrepont avait été entièrement nettoyé--débarrassé de tout le fourbi,
comme disent les matelots. Ils se tenaient droits et vacillants,
dominant le niveau des têtes et des épaules courbées. Çà et là un
Céleste reprenait haleine dans un sanglot. Aux places où tombait la
lumière, Jukes apercevait les côtes saillantes de l’un, la face jaune et
nostalgique de l’autre, des cous penchés, et parfois un morne regard se
dirigeait vers son visage.

Il n’en revenait pas de n’avoir point trouvé des cadavres; mais, à vrai
dire, la plupart semblaient prêts à rendre l’âme et plus pitoyables
ainsi que s’ils eussent été déjà morts.

Soudain, un des coolies se mit à parler. Une lueur passa, puis
s’éteignit sur sa face maigre aux traits tirés; il renversa la tête en
arrière comme un chien qui hurle à la lune; de la soute, arrivaient des
bruits de heurts, et le tintement de quelques dollars qui
s’éparpillaient; le coolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche
noire, et ses incompréhensibles hululements gutturaux, qu’on eût dit
n’appartenir à aucune langue humaine, emplissaient Jukes, d’une étrange
émotion; il croyait entendre un animal s’efforcer à la parole.

Deux autres, sur le même mode entonnèrent férocement ce que Jukes crut
être des revendications; le reste du troupeau faisait une basse
grondante et commençait à s’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage
d’évacuer précipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier,
marchant à reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient
en intensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings se
tendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa le
verrou et remarqua d’un air gêné:

--«On dirait que le vent est tombé, Monsieur.»

Les matelots furent contents de se retrouver dans la coursive. Chacun
pensait, en secret, qu’il pourrait s’élancer sur le pont à la dernière
minute--et trouvait là un réconfort; il y a quelque chose d’horriblement
répugnant dans l’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en
avaient fini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position
du navire.

En sortant de la coursive, Jukes pataugea jusqu’au cou dans l’eau
bruyante. Il gagna la passerelle et fut tout étonné d’y pouvoir
discerner des formes obscures, comme si son pouvoir visuel fût devenu
surnaturellement aigu. Il discerna de vagues contours, qui ne lui
rappelaient pas le familier aspect du _Nan-Shan_, mais spécialement
autre chose dont il avait gardé le souvenir: un vieux vapeur dégréé
qu’il avait vu pourrissant sur un banc de vase, de longues années
auparavant. Oui, vraiment, le _Nan-Shan_ évoquait cette épave.

Il n’y avait plus de vent; pas un souffle; sauf de légers courants d’air
créés par les embardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée
retombait sur le pont; en passant il respira. Il sentit la pulsation
délibérée des machines et entendit de faibles bruits qui semblaient
avoir survécu au grand tumulte; les tintements d’accessoires brisés, la
chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Il perçut
distinctement la forme trapue de son capitaine se retenant à une
rambarde tordue, immobile et balancé comme s’il eût été cloué aux
planches. La tranquillité inattendue de l’air oppressa Jukes:

--«C’est fait, capitaine», dit-il haletant.

--Je pensais bien», répondit Mac Whirr.

--«Vous pensiez bien, quoi?» murmura Jukes à lui-même.

--«Le vent est tombé tout d’un coup», continua le capitaine.

Jukes éclata:

--«Si vous croyez que ça a été un boulot facile...»

Mais son capitaine, tout cramponné à la rambarde, ne prêtait aucune
attention.

--«D’après les livres, le pire n’est pas encore passé.

--Si la plupart d’entre eux n’avaient pas été à moitié morts de mal de
mer et de frayeur, aucun de nous n’en serait sorti vivant, de
l’entrepont.

--Il fallait faire quelque chose pour eux», marmotta Mac Whirr avec
obstination. Puis il reprit: «On ne trouve pas tout dans les livres.

--Et même, je crois bien qu’ils se seraient jetés sur nous, si je
n’avais pas fait sortir l’équipage illico», continua Jukes avec chaleur.

Tout à l’heure ils étaient forcés de hurler pour se faire entendre; à
présent, dans la quiétude étonnante de l’air, la moindre parole
retentissait; il leur semblait parler sous une sombre voûte pleine
d’échos.

A travers une échancrure, au haut du dôme de nuages lacérés, la lueur de
quelques étoiles tombait sur la mer obscure qui s’élevait et s’abaissait
confusément. Parfois le sommet d’un cône d’eau s’écroulait à bord et se
mêlait à l’agitation roulante de l’écume sur le pont submergé; et des
nuages bas fermaient circulairement la citerne au fond de laquelle le
_Nan-Shan_ barbotait. Ce cercle de vapeurs denses tournoyait d’une façon
folle autour de son centre si calme, entourait le navire comme un mur
ininterrompu d’un aspect inconcevablement sinistre. A l’intérieur du
cercle, la mer agitée comme par une propulsion interne s’élevait en
montagnes à pic qui cherchaient à se chevaucher se heurtaient entre
elles et claquaient pesamment contre les flancs du _Nan-Shan_, cependant
qu’un gémissement affaibli, l’infinie plainte de la fureur de la
tempête, arrivait de par delà les confins de ce calme oppressant.

Le capitaine Mac Whirr restait silencieux. Jukes, l’oreille tendue,
perçut soudain le rugissement lointain et traînant de quelque immense
lame invisible qui prenait son élan sous l’épaisse obscurité formant
l’effroyable limite de son cercle visuel.

--«Naturellement», recommença-t-il acrimonieusement «ils s’imaginaient
que nous en profitions pour les piller. Naturellement! Vous aviez dit de
ramasser l’argent. Plus facile à dire qu’à faire. Ils ne pouvaient pas
deviner ce que nous avions dans la tête. Nous sommes arrivés comme une
bombe au beau milieu d’eux. Obligés de charger à fond et vivement.

--Du moment que c’est fait...» marmotta le capitaine, sans essayer de
regarder Jukes. «Il fallait faire pour le mieux.

--Et ce sera encore le diable pour régler les comptes quand ceci sera
fini» dit Jukes, qui se sentait tout endolori. «Laissez-les seulement se
ressaisir un peu, et vous verrez! Ils nous sauteront à la gorge,
capitaine. N’oubliez pas, capitaine, que le _Nan-Shan_ n’est plus un
navire anglais maintenant. Et ces animaux-là le savent bien aussi. Le
sacré pavillon siamois...

--N’empêche pas que nous sommes à bord» remarqua Mac Whirr.

--«Et nous n’en avons pas fini avec les embêtements» insistait Jukes
d’un ton prophétique. Il trébucha, se rattrapa. «Quelle épave!»
ajouta-t-il tout bas.

--«Ce n’est pas encore fini» acquiesça le capitaine à mi-voix...
«Veillez un instant, n’est-ce pas...

--Vous allez quitter la passerelle, capitaine?» demanda Jukes
anxieusement, comme si l’orage n’attendait que le départ du capitaine
pour foncer sur le navire.

Il le contempla, ce navire battu, solitaire, qui faisait effort dans un
décor sauvage de montagnes d’eau noire éclairées par les lueurs des
mondes lointains, qui avançait lentement, rejetant, au cœur muet de
l’ouragan, l’excès de sa force, en un blanc nuage de vapeur--et la
vibration profonde de l’échappement semblait l’inquiet barrissement
d’une créature marine, impatiente de reprendre le combat. Brusquement
cela cessa. L’air tranquille gémit. Jukes, au-dessus de sa tête, vit
scintiller quelques étoiles au fond d’un gouffre de nuées. Au-dessous de
ce puits étoilé, les nuages d’encre formant margelle surplombaient
directement le navire. Les étoiles lui semblaient le regarder avec une
attention particulière, comme si c’eût été pour la dernière fois--et
l’on eût dit aussi une couronne de splendeur posée comme un diadème sur
un front incliné.

Le capitaine Mac Whirr était allé dans la chambre de veille. On n’y
voyait goutte, mais cela ne l’empêchait pas de sentir le désordre de la
chambre où il vivait d’habitude d’une façon si ordonnée. Son fauteuil
était renversé. Les livres étaient tombés à terre: un morceau de verre
craqua sous sa botte. A tâtons il chercha les allumettes et trouva la
boîte derrière le rebord d’un rayon. Il en alluma une, et, plissant le
coin des yeux, tendit la petite flamme vers le baromètre. L’instrument
de cuivre et de métal branlait du chef et semblait lui faire des signes.

Le mercure était bas--incroyablement bas; si bas que le capitaine Mac
Whirr crut devoir émettre un grognement. L’allumette s’éteignit; il en
sortit vivement une autre qu’il tint entre ses doigts gourds.

Une petite flamme brilla de nouveau sur le verre et le métal du
baromètre au chef branlant. Les yeux de Mac Whirr s’y fixèrent. Il les
fermait à demi pour concentrer son attention, comme épiant un signe
imperceptible. Avec sa face grave, il ressemblait à un bonze difforme et
botté en train de consulter une idole et lui brûlant au nez de l’encens.
Il n’y avait pas d’erreur; il n’avait de sa vie vu le baromètre aussi
bas.

Le capitaine Mac Whirr émit un petit sifflement, puis resta plongé dans
ses pensées jusqu’à ce que la flamme diminuée mourût en lui brûlant le
bout des doigts. Peut-être, après tout, l’instrument était-il détraqué!

Il y avait un baromètre anéroïde vissé au-dessous de la couchette. Il se
tourna dans cette direction, alluma une autre allumette et la face
blanche de l’instrument lui apparut. Le cadran, du haut de la cloison,
le dévisageait de façon significative; et l’inflexibilité de la matière,
en face de quoi toute contradiction devient vaine, s’imposait à la
sagesse incertaine des hommes. Il n’y avait plus moyen de douter. Le
capitaine Mac Whirr haussa les épaules et jeta l’allumette.

Advienne le pire! si l’on ne pouvait plus l’éviter. Mais s’il fallait en
croire les livres, ce pire allait offrir diablement mauvais.
L’expérience de ces six dernières heures avait élargi sa compréhension;
il se doutait à présent de ce que le mauvais temps pouvait offrir: «Ça
va être terrifiant» prononça-t-il mentalement.

Il n’avait pas eu conscience de regarder autre chose que les baromètres,
à la lumière des allumettes; pourtant, il avait vu que sa carafe d’eau
et les deux verres avaient été arrachés de leurs supports. Cela lui
donna une idée plus précise des secousses que le navire avait dû subir.
«Je ne l’aurais jamais cru» pensa-t-il. Sa table aussi avait été
chambardée: règles, crayons, encrier--tout ce qui avait une place
assignée et sûre--toutes ces choses à terre, comme si une main
malfaisante les eût arrachées une à une pour les lancer sur le plancher
mouillé.

L’ouragan s’était même introduit dans les aménagements de sa vie privée,
ce qui n’était encore jamais arrivé; et un sentiment de consternation
envahit Mac Whirr au plus profond de son flegme. Et le pire restait à
venir! Il était content que l’incident fâcheux de l’entrepont ait été
découvert à temps. Après tout, si le navire devait disparaître, au moins
il ne coulerait pas avec des gens en train de s’entredéchirer. Cela,
c’était proprement inadmissible. Et dans sa protestation entrait une
intention d’humanité aussi bien que l’obscur sentiment des convenances.
Ces pensers subits participaient de la nature du capitaine et restaient
essentiellement lents et lourds.

Il étendit la main pour replacer la boîte d’allumettes sur le coin du
rayon. Il avait donné l’ordre depuis longtemps qu’il y eût toujours là
des allumettes:

--«Une boîte... juste ici, voyez? Pas tout à fait pleine... Ici, où je
puisse poser la main dessus, steward. Je peux avoir besoin d’une lumière
tout à coup. On ne s’imagine pas tout ce dont on peut avoir besoin tout
à coup, à bord d’un navire. Rappelez-vous.»

Et de son côté, naturellement, il prenait soin de remettre
scrupuleusement les allumettes à leur place. Ainsi fit-il cette fois
encore, mais, avant de retirer sa main, l’idée lui vint que, peut-être,
il n’aurait plus jamais l’occasion de se servir de cette boîte. La
véhémence de cette idée l’arrêta dans son geste et pendant une
infinitésimale fraction de seconde il demeura les doigts refermés sur ce
petit objet comme sur le symbole de toutes les menues habitudes qui nous
enchaînent au cours fastidieux de la vie. Il la lâcha enfin, et se
laissant tomber sur sa couchette, il attendit l’annonce du vent. Rien
encore. Il n’entendait pas d’autre bruit que ceux de l’eau, les fortes
éclaboussures, les chocs sourds des lames en désordre qui assaillaient
son navire de toutes parts. Jamais le _Nan-Shan_ n’aurait le répit
nécessaire pour dégager ses ponts!

La quiétude de l’air était déconcertante; il la sentait tendue et
fragile comme un cheveu qui retiendrait une épée suspendue au-dessus de
sa tête.

Durant cet armistice tragique la tempête pénétrait la résistance de
l’homme et lui descellait les lèvres. La voix de Mac Whirr s’éleva dans
la solitude et la nuit noire de sa cabine, comme s’adressant à un autre
être qui se fût éveillé en lui-même.

--«Ça m’ennuierait de le perdre», disait-il.

Il était assis, loin des yeux, à l’écart de la mer, du navire même,
isolé comme forclos du courant de sa propre existence, car des
incongruités comme celle de se parler à soi-même n’y eussent sûrement
pas trouvé place. Ses mains posaient à plat sur ses genoux; il courbait
la nuque et soufflait lourdement; il s’abandonnait à une étrange
sensation de lassitude, où un peu plus de clairvoyance lui eût permis de
reconnaître la courbature de l’esprit.

Il pouvait, sans se lever, atteindre la porte de sa toilette. Il devait
y avoir là un essuie-mains. «Oui. Le voici...» Il le prit; il s’épongea
la face, puis continua, frictionnant sa tête trempée. Il frottait et se
bouchonnait dans le noir; puis laissa retomber sa serviette sur ses
genoux et demeura immobile. Un instant s’écoula dans un si profond
silence que personne n’eût deviné qu’un homme était assis là, dans sa
cabine. Puis un chuchotement s’éleva.

--«Il peut encore s’en tirer.»

                   *       *       *       *       *

Quand le capitaine Mac Whirr reparut sur la passerelle, ce qu’il fit
soudain, comme s’il avait pris brusque conscience de s’en être éloigné
trop longtemps, le calme avait déjà duré plus d’un quart d’heure,--assez
longtemps pour être devenu intolérable même au peu d’imagination de Mac
Whirr.

Jukes, immobile à l’avant de la passerelle, commença de parler tout à
coup. Sa voix blanche et forcée semblait couler à travers des dents
serrées et se répandre tout autour de lui dans l’obscurité qui
s’épaississait de nouveau sur la mer.

--«J’ai fait relever l’homme de barre. Hackett commençait à crier qu’il
n’en pouvait plus. Il est étendu là, le long du servo-moteur, avec un
visage de mort. Je n’ai pu d’abord obtenir que quelqu’un grimpât pour
relever le pauvre diable. Ce maître d’équipage vaut moins que rien, je
l’ai toujours dit. J’ai cru que je serais obligé d’y aller moi-même et
d’en sortir un par la peau du cou.

--Ah! Bon!» marmotta le capitaine. Il restait vigilant aux côtés de
Jukes.

--«Le premier lieutenant est aussi là-dedans, qui se tient la tête.
Est-il blessé, capitaine?

--Non fou», rectifia brièvement Mac Whirr.

--«On dirait pourtant qu’il est tombé.

--J’ai été obligé de le pousser», expliqua le capitaine.

Jukes soupira avec impatience.

--«Ça va venir très brusquement», dit le capitaine, «ça va venir de
là... je crois. Dieu seul le sait... Ces livres ne sont bons qu’à vous
brouiller la cervelle et à vous rendre nerveux. Ça va être mauvais et
voilà tout. Si seulement nous avions le temps de virer pour tenir
tête...»

Une minute passa, quelques étoiles clignotèrent rapidement et
s’évanouirent.

--«Vous les avez laissés à peu près en sûreté», commença Mac Whirr d’une
façon abrupte, comme si le silence lui pesait.

--«C’est aux coolies que vous pensez, capitaine? J’ai tendu des
sauvegardes, dans tous les sens, à travers l’entrepont.

--Oui? Bonne idée Monsieur Jukes?

--Je ne... pensais pas que cela vous intéresserait de savoir...» dit
Jukes. (Les secousses du navire coupaient ses phrases comme si quelqu’un
l’eût secoué tandis qu’il parlait) «... comment je m’étais tiré de cette
infernale besogne. Nous nous en sommes tirés. Et cela n’aura peut-être
aucune importance, en fin de compte.

--Il fallait faire pour le mieux, pour tous.--Ce ne sont que des
Chinois. Mais il faut leur donner les mêmes chances qu’à nous--que
diable! Tout n’est pas encore perdu. C’est déjà assez malheureux d’être
enfermés là en bas pendant une tempête.

--C’est ce que j’ai pensé quand vous m’avez donné la corvée, capitaine»,
interrompit Jukes d’un ton chagrin.

--«... sans être encore écharpés», poursuivit Mac Whirr avec une
véhémence croissante. «Je ne pourrais tolérer cela sur mon navire, même
si je savais qu’il n’a plus que cinq minutes à vivre. Pourrais pas le
supporter, Monsieur Jukes.»

Comme un cri roulant à travers les échos d’une gorge rocheuse, un bruit
bizarre et caverneux s’approcha du navire, puis s’éloigna. La dernière
étoile, élargie, brouillée, et qui semblait retourner à la nébuleuse
originelle, lutta quelques instants encore avec la formidable nuit qui
s’approfondissait au-dessus du navire; puis s’éteignit.

--«A nous maintenant» souffla le capitaine Mac Whirr. «Eh! M. Jukes?

--Présent, capitaine.»

Les deux hommes se perdirent de vue.

--«Il faut avoir confiance qu’il va traverser cela et ressortir de
l’autre côté. Ceci est clair et net. Il n’y a pas de place ici pour la
stratégie des tempêtes du capitaine Wilson.

--Non, capitaine.

--Il va être étouffé et balayé pendant des heures encore» grommela le
capitaine, «mais, à l’heure qu’il est, il ne reste plus guère sur le
pont à emporter--que vous ou moi.

--Nous deux à la fois, capitaine», chuchota Jukes haletant.

--«Vous allez toujours au-devant des ennuis, Jukes» fit le capitaine
d’un ton de remontrance bizarre. «Bien qu’en fait, le premier lieutenant
ne soit bon à rien. Vous seriez laissé tout seul que...»

Le capitaine Mac Whirr s’interrompit, et Jukes, lançant de vains regards
dans le noir demeura silencieux.

--«Ne vous laissez surtout déconcerter par rien» continua le capitaine
précipitamment «et toujours faites face au vent. Ils peuvent dire tout
ce qu’ils veulent, mais les plus grosses lames courent toujours dans le
sens du vent. Debout au vent--toujours debout au vent--c’est le seul
moyen d’en sortir. Vous êtes un novice. Faites face, Pas besoin de plus.
Et du sang-froid.

--Oui, capitaine» dit Jukes, le cœur battant.

Pendant les quelques secondes qui suivirent, le capitaine parla à la
chambre des machines et écouta la réponse.

Sans raison appréciable Jukes sentit alors la confiance l’envahir;
c’était comme un souffle chaud, venu de l’extérieur, qui le pénétrait et
le faisait se sentir désormais à hauteur de n’importe quelle exigence.

Le lointain murmure des ténèbres s’insinua furtivement dans son oreille.
Il le nota, sans s’émouvoir, grâce à cette foi si belle en lui-même,
comme un homme à l’abri d’une cotte de mailles examinerait la pointe
d’une lance.

Le navire fatiguait sans relâche parmi les noires collines des eaux,
payant par ce rude ballottement la rançon de sa vie. On entendait
gronder ses entrailles; il agitait son blanc panache de vapeur dans la
nuit; et la pensée de Jukes glissait comme un oiseau à travers la
chambre des machines où M. Rout--un brave homme--se tenait prêt. Quand
le grondement cessa, il lui sembla qu’il y avait un arrêt de tous les
bruits--un arrêt absolu--durant lequel la voix du capitaine Mac Whirr
retentit.

--«Qu’est-ce que cela? Une bouffée de vent?» (La voix retentissait d’une
manière saisissante, et beaucoup plus forte que Jukes ne l’avait jamais
entendue.) «A l’avant. Ça va bien. Il peut encore s’en tirer.»

Le murmure du vent s’approchait rapide. En première ligne on pouvait
distinguer une sorte de plainte assoupie et, très loin, à l’arrière,
l’accroissement d’une clameur multiple qui s’avançait en s’étalant. On y
distinguait comme des roulements d’une multitude de tambours, une note
impétueuse et mauvaise, et le chant d’une foule en marche.

Jukes avait cessé de voir distinctement son capitaine. L’obscurité
s’amoncelait littéralement autour d’eux. Tout au plus pouvait-il
discerner des gestes, un mouvement de l’avant-bras relevé, une tête se
rejetant en arrière.

Le capitaine Mac Whirr, un peu moins placidement que de coutume,
s’efforçait de faire entrer dans sa boutonnière le bouton d’en haut de
son ciré. L’ouragan qui met les flots en démence, qui fait sombrer les
bateaux, qui déracine les arbres, qui renverse les murailles et
précipite l’oiseau de l’air contre le sol, l’ouragan avait rencontré sur
sa route cet homme taciturne et son plus grand effort n’avait pu que lui
arracher quelques mots. Avant que le courroux renouvelé des tempêtes ne
se jetât de nouveau sur le navire, le capitaine Mac Whirr fut réduit à
déclarer, d’un ton comme contrarié, si j’ose dire:

--«Ça m’ennuierait qu’il se perdît.»

Cette contrariété lui fut épargnée.




VI


Par un brillant jour ensoleillé le _Nan-Shan_ fit son entrée à
Fou-Tchéou. La brise favorable chassait par devant lui sa fumée. Son
arrivée fut immédiatement remarquée à terre, et les marins du port se
disaient: «Regardez! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce que c’est?
Siamois, hein? Non, mais regardez-le!» Il semblait en effet avoir servi
de cible aux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obus
n’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plus
défoncé, plus ruineux: il avait cet air las et épuisé des navires qui
s’en reviennent du bout du monde;--et non sans cause, car dans son court
voyage il avait été très loin, jusqu’à entrevoir même les côtes de
l’Au-delà, de ce grand inconnu d’où jamais navire ne revint pour rendre
à la poussière du continent les marins de son équipage. Il était
incrusté et gris de sel jusqu’à la pomme de ses mâts et jusqu’au sommet
de sa cheminée, «comme si son équipage (dit un marin facétieux) l’eût
repêché du fond de la mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime de
sauvetage». Il ajouta, excité par l’heureux effet de ses remarques
spirituelles qu’il en offrait cinq livres «sans inventaire».

Le _Nan-Shan_ n’était pas à quai depuis une heure, qu’un petit homme
maigre au nez rouge, à la figure rageuse, débarquait d’un sampan sur le
quai de la Concession Étrangère et se retournait incontinent pour lui
montrer le poing.

Un grand individu aux jambes ridiculement maigres pour sa vaste bedaine
et aux yeux liquides s’approcha en se dandinant:

--«Vous venez d’en sortir, hein?» dit-il. «Pas été long...»

Il portait un complet de flanelle bleue couvert de taches; aux pieds des
souliers de cricket, tout boueux; une moustache d’un gris jaunâtre
retombait sur sa lèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits
s’étaient détachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

--«Hallo! Qu’est-ce que tu fais ici? demanda l’ex-premier lieutenant du
_Nan-Shan_ en lui serrant la main précipitamment.

--J’attends pour un poste, dont on m’a parlé; quelque chose de sérieux»,
expliqua l’homme au chapeau crevé en soufflant d’une façon poussive.

Le lieutenant montra de nouveau le poing au _Nan-Shan_.

--«Il y a là dedans un type qui n’est même pas capable de commander un
radeau», déclara-t-il vibrant de colère, tandis que l’autre regardait
autour de lui d’un air morne.

--«C’est vrai?»

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre de marin, peint en brun,
sous une couverture de toile à voile effilochée et amarrée avec de la
manille neuve. Il le lorgna avec intérêt.

--«Je parlerais bien, et j’en aurais long à dire, n’était ce sacré
pavillon siamois. Personne à qui se plaindre... sans quoi, il lui en
cuirait... canaille! Il a dit à son mécanicien en chef (encore une autre
canaille) que j’avais perdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et
de mabouls qui ait jamais navigué. Non! tu ne peux t’imaginer...

--Tu as reçu ta paye?» demanda soudain son minable compagnon.

--«Oui. Il m’a réglé mon compte à bord. «Allez-vous-en déjeuner à
terre», m’a-t-il dit.

--Vieux grigou!» commenta le grand individu d’un air vague et, passant
sa langue sur ses lèvres: «Si on allait boire un coup?

--Il m’a frappé!» siffla le premier lieutenant rageusement.

--«Non? Frappé! Pas vrai?» L’homme en bleu se mit à s’agiter avec
sympathie. «On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudrais savoir tous
les détails. Frappé!--Hein? Cherchons quelqu’un pour porter ton coffre.
Je connais un endroit bien tranquille où on peut avoir de la bière en
bouteilles...»

M. Jukes, qui scrutait le rivage à travers les jumelles du bord informa
le mécanicien en chef que «notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps
à trouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur; je les
ai vus quitter le quai ensemble».

Le tintamarre des coups de marteau et des calfatages indispensables ne
troublait point le capitaine Mac Whirr. Dans la chambre de veille enfin
remise en ordre, il écrivait une lettre; le steward qui faisait la
pièce, y découvrit ensuite des passages d’un intérêt si absorbant que
par deux fois il faillit se laisser surprendre en flagrant délit
d’indiscrétion. Mais cette même lettre quand elle parvint à Mme Mac
Whirr, dans le salon de sa maison de banlieue-est de Londres, lui fit
étouffer un bâillement. Pourquoi l’étouffait-elle? Par respect pour
elle-même sans doute, car il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Elle était à demi étendue sur un fauteuil pliant en bois doré, recouvert
de peluche, auprès d’une cheminée carrelée où flambait un feu de
charbon; des éventails japonais en ornaient le dessus. Élevant les mains
elle jeta un coup d’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute,
après tout, si les lettres de son mari étaient si plates, si
désespérément fastidieuses--depuis le «Ma très chère femme» du début,
jusqu’au «ton mari affectueux» de la fin. On ne pouvait vraiment pas lui
demander de s’intéresser à toutes ces affaires de marine, ni d’y
comprendre quelque chose. Naturellement elle était contente de recevoir
des nouvelles; mais quant à préciser pourquoi...

--«... On les appelle des typhons... Notre second n’avait pas l’air
d’être de cet avis... pas dans les livres... ne pouvait pas laisser les
choses se passer ainsi...»

Le papier bruissa vivement, «... un calme qui dura plus de vingt
minutes», lut-elle par manière d’acquit; les premiers mots que ses yeux
indifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autre page: «...
te revoir ainsi que les enfants...» Elle eut un mouvement d’impatience.

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler de retour? Jamais pourtant son
traitement n’avait été si élevé. Alors à quoi bon?

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner la feuille pour revenir à la page
précédente. Elle y aurait vu raconté que, entre quatre et six heures du
matin le 25 décembre, le capitaine Mac Whirr avait bien cru que le
_Nan-Shan_ avait atteint son heure dernière, et qu’avec une pareille
mer, il perdait espoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

Voici ce que personne ne devait jamais connaître (une lettre est si vite
égarée) personne au monde que le steward--qui, lui du moins, avait été
vivement impressionné par cette révélation. Il en éprouva même le besoin
de tâcher de faire comprendre au cuisinier qu’on «l’avait échappé
belle», en affirmant:

--«Le vieux lui-même pensait qu’il ne nous restait guère plus d’une
fichue chance d’en sortir.

--Qu’est-ce que tu en sais?» demanda avec mépris le maître queux, un
vieux soldat. «Il a peut-être bien été te le raconter!

--Il m’a laissé entendre quelque chose de ce genre» répondit le steward
payant d’effronterie.

--«Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra le dire la fois prochaine!»
ricana le vieux cuisinier par dessus son épaule.

Mme Mac Whirr, un peu inquiète, regardait plus loin. «... ai fait pour
le mieux... pauvres malheureux... seulement trois jambes cassées et
un... pensé qu’il valait mieux étouffer l’affaire... espère avoir fait
ce qu’il fallait.»

Ses mains retombèrent. Non! pas d’autre allusion à son retour. Il avait
dû simplement exprimer un souhait pieux. Mme Mac Whirr respira et la
pendule de marbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à 3
livres 18 shillings 6 pence), eut un tic-tac discret et furtif.

Brusquement la porte s’ouvrit; une fillette se précipita dans la pièce;
elle était à l’âge des jupes courtes et des jambes longues. Une
abondance de cheveux incolores et plats flottait sur ses épaules. En
voyant sa mère, elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeux
inquisiteurs.

--«C’est de papa», murmura Mme Mac Whirr. «Qu’est-ce que tu as fait de
ton ruban?»

La fillette porta la main à sa tête et fit la moue.

--«Il va bien» continua Mme Mac Whirr d’un air alangui, «du moins, je le
pense; il ne parle jamais de sa santé.»

Elle fit entendre un petit rire. La figure de la fillette exprima une
indifférence distraite, et Mme Mac Whirr la contempla avec fierté.

--«Va mettre ton chapeau» dit-elle au bout d’un instant. «Je sors faire
des courses. Il y a une exposition de blanc chez Linom.

--Oh! quelle chance!» s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et
vibrant, en bondissant hors de la chambre.

C’était un bel après-midi de ciel gris; les trottoirs étaient secs.
Devant la porte du magasin de nouveautés, Mme Mac Whirr salua d’un
sourire une femme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue
d’un manteau noir, cuirassé de jais. Une couronne de fleurs
artificielles s’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames se
précipitèrent au-devant l’une de l’autre, s’exclamant ensemble et se
mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisait croire
que peut-être la rue allait s’entr’ouvrir et avaler leur plaisir avant
qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

Derrière elles les hautes portes de verre du magasin battaient sans
répit. Mais ces dames obstruaient le passage. Des messieurs patientaient
poliment. Quant à Lydia elle était tout occupée à piquer le bout de son
parapluie entre les dalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avec
volubilité:

--«Je vous remercie. Non; il ne revient pas encore. C’est triste,
naturellement, de ne pas l’avoir avec nous; mais c’est si réconfortant
de savoir qu’il se porte bien.»

Mme Mac Whirr reprit haleine.

--«Le climat de là-bas lui convient si bien» ajouta-t-elle radieuse,
comme si le pauvre Mac Whirr eût été faire un tour en Chine pour raison
de santé.

                   *       *       *       *       *

Le mécanicien en chef ne revenait pas encore, lui non plus. M. Rout
connaissait trop bien la valeur d’un bon poste.

--«Salomon dit que les prodiges ne cesseront jamais!» cria Mme Rout
joyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin du feu.
La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mains fanées qui
reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

Les yeux de la belle-fille semblaient danser sur le papier.

--«Ce capitaine du navire sur lequel il est--un homme assez borné, vous
vous rappelez, mère?--a fait quelque chose d’assez fort, à ce que dit
Salomon.

--Oui, ma chère», dit la vieille femme débonnairement; elle inclinait en
avant sa tête argentée, avec cet air de calme intérieur des très
vieilles gens qui semblent s’absorber dans la contemplation des
dernières lueurs de l’existence: «Je crois bien me rappeler.»

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, le chef, Rout ce «brave
homme»--M. Rout, l’ami paternel et indulgent de la jeunesse, avait été
le benjamin de ses nombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le
rappelait particulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne
partît faire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Elle
l’avait si peu vu depuis; elle avait parcouru tant d’années, qu’il lui
fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour se le remémorer
distinctement à travers la brume du temps. Parfois, il lui semblait que
sa belle-fille parlait d’un étranger.

Mme Rout fils était déçue.

--«Hum! hum!» elle tourna la page: «Que c’est vexant! Il ne dit pas ce
que c’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demande
qu’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable de ne
pas nous le dire!» Elle continua sa lecture, sans faire d’autre
remarque, et quand elle eut fini, se mit à contempler le feu.

Rout ne touchait que deux mots du typhon; mais quelque chose l’avait
poussé à exprimer un désir croissant d’avoir sa femme auprès de lui:
«S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’on ne peut tout de même
pas laisser, je t’enverrais l’argent de ton voyage tout de suite. Tu
pourrais installer une petite maison ici; j’aurais l’occasion de te voir
de temps en temps. Nous ne rajeunissons pas...»

--«Il va bien, mère», soupira Mme Rout en se secouant.

--«Il a toujours été un garçon fort et bien portant», dit placidement la
vieille femme.

Le compte rendu de M. Jukes fut par contre des plus complets. Son ami,
dans le service de la navigation d’Occident, le communiqua généreusement
à tous les autres officiers de son transatlantique.

--«Un type que je connais m’écrit pour me raconter une affaire
extraordinaire arrivée à bord de son navire pendant ce coup de typhon
dont on a parlé dans les journaux, il y a deux mois, vous devez vous en
souvenir? C’est la chose du monde la plus comique. Vous allez voir
vous-même ce qu’il en dit: tenez, voici sa lettre.»

Il y avait dans cette lettre, l’exagération d’une fermeté d’âme
indomptable et joyeuse. Jukes était de bonne foi, et ce qu’il en disait
était vrai, du moins au moment où il l’écrivait. Il racontait d’une
façon sinistre les scènes dans l’entrepont:

«... Comme dans un éclair il me vint à l’esprit que ces maudits Chinois
n’étaient pas tenus de comprendre le sentiment qui nous faisait agir; or
nous nous comportions en apparence comme des brigands qualifiés. Il ne
fait jamais bon de séparer un Chinois de son argent, du moins quand il
est le plus fort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût
fallu être vraiment forcené; mais qu’est-ce que ces gueux connaissaient
de nous? Aussi sans perdre mon temps à réfléchir, je fis sortir tout
l’équipage en un clin d’œil. Notre ouvrage était fini--que le vieux
avait tant à cœur!--Nous leur cédâmes la place sans rester à leur
demander comme ils se sentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient
pas été aussi impitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés
d’avoir à se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était
complet, je vous assure! et vous pouvez battre les mers du Nord et du
Sud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouver avec
une pareille corvée sur les bras.»

Après quoi il se lançait dans une appréciation technique des dommages
matériels subis par le navire, puis il continuait:

«Mais ce n’est qu’après que le gros temps se fut calmé que notre tâche
devint vraiment délicate. Il ne nous était d’aucun avantage, vous pensez
bien, de naviguer depuis peu sous pavillon siamois; encore que le
commandant n’ait jamais pu se persuader que cela fît une
différence.--«Tant que c’est nous qui sommes à bord»--disait-il. Il y a
des choses qui n’ont jamais pu lui entrer dans la tête. Autant tâcher de
convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du navire dans ces
mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sans aucune
canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresser en cas de
difficulté.

»Mon idée à moi était de maintenir tous ces magots à fond de cale une
quinzaine d’heures de plus, c’est-à-dire jusqu’au temps que nous ayons
pu gagner Fou-Tchéou. Là nous aurions vraisemblablement rencontré
quelque navire de guerre, et une fois sous la protection des canons,
sauvés! car il va de soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de
guerre--Anglais, Français ou Hollandais--dans le cas d’une rixe à bord,
se met du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoir nous
débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entre les mains
de leur Taotï ou de je ne sais quel mandarin à lunettes vertes comme on
en voit circuler en chaise à porteurs dans les infectes ruelles de leurs
cités.

»Mais le vieux ne voulut rien savoir. Il désirait apaiser l’affaire. Il
s’était fourré cette idée dans la tête et un treuil à vapeur n’aurait pu
l’en arracher. Il désirait qu’on fît le moins de bruit possible autour
de cela, et que ni le nom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs,
«ni aucun des intéressés» comme il disait en enfonçant ses yeux dans les
miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérer que cette
affaire ne fît pas de bruit? Ce qui était certain c’est que les malles
des Chinois, au début de la traversée avaient été fixées de manière à
pouvoir affronter n’importe quelle tempête de ce monde; mais ce qui
s’était rué sur nous était quelque chose de tellement diabolique que
rien ne peut vous en donner l’idée.

»Cependant, moi, je ne tenais presque plus sur mes jambes. Il n’y avait
plus de relève pour aucun de nous depuis près de trente heures; et le
vieux restait là, à se frotter le menton, à se gratter le crâne, si
embêté qu’il ne songeait même pas à enlever ses bottes.

--«J’espère capitaine, lui ai-je dit, que vous n’allez tout de même pas
les lâcher sur le pont avant que nous ayons pris nos mesures d’une
manière ou d’une autre?» Non pas que je me sentisse particulièrement
féroce contre ces gueux; mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais
été jeux d’enfants. Surtout je me sentais éreinté. «Par pitié, lui
dis-je, laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nous
reposer pendant qu’ils règleront à coups de griffes le partage.

--Voyons, Jukes, vous déraisonnez!» dit-il en levant les yeux vers moi
de cette façon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. «Il
faut que nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction de
chacun.»

»J’avais des tas de choses à faire, comme tu peux l’imaginer; je mis
donc l’équipage au travail; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un
instant sur ma couchette.

»Je ne reposais pas depuis 10 minutes lorsque le steward se précipita
dans ma chambre, et, me tirant par la jambe:

--«Pour l’amour du Ciel, M. Jukes, venez vite! montez sur le pont!
Dépêchez-vous!»

»Sa précipitation me faisait perdre la tête. Je me demandais ce qui
pouvait bien être arrivé: une autre tornade? ou quoi? Je n’entendais pas
de vent.

--«Le capitaine les lâche tous! Oh! ils vont être lâchés! Sautez sur le
pont mon lieutenant; sauvez-vous. Le chef mécanicien vient de courir en
bas chercher son revolver.»

»Voilà ce que me racontait cet imbécile. Pourtant le père Rout m’a juré
qu’il n’était jamais descendu que pour chercher un mouchoir propre.

»Quoi qu’il en soit, je bondis dans mes pantalons et volai sur le pont
d’arrière. Effectivement on entendait passablement de bruit à l’avant de
la passerelle. Quatre hommes étaient occupés sur l’arrière avec le
maître d’équipage. Je leur passai quelques-uns de ces fusils que chaque
navire a toujours soin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers
d’Extrême-Orient, et je les conduisis vers la passerelle. Chemin
faisant, je me cognai contre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare
éteint; il paraissait ahuri.

--«Venez avec nous!» lui criai-je.

»Et tous les sept alors, nous chargeâmes comme un seul homme, jusqu’au
roufle. Mais là nous vîmes que tout était fini. Le vieux restait debout,
ses grandes bottes encore tirées jusqu’en haut des cuisses; il était en
bras de chemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuser
ainsi la cervelle.

»A ses côtés l’élégant commis de Bun-Hin, sale comme un ramoneur et le
visage encore vert d’émotion. Je vis tout de suite que j’allais prendre
quelque chose.

--«Que diable signifient ces simagrées M. Jukes?» demanda le vieux du
plus furieux qu’il pouvait être--et je dois vous avouer que j’en perdis
l’usage de la parole.

--«Pour l’amour du Ciel, M. Jukes, enlevez-leur ces fusils. Vos hommes
vont sûrement se blesser avec, si vous n’y veillez. Que le diable
m’emporte si l’on ne se croirait pas à Bedlam. Attention, maintenant.
J’ai besoin de vous par en-haut pour m’aider à compter cet argent avec
le Chinois de Bun-Hin. Et puisque vous êtes là, M. Rout, vous pourriez
bien nous donner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux ça
vaudra.»

»Il avait arrangé tout dans sa tête pendant que je faisais mon somme.

»Nous aurions été un navire anglais, ou simplement nous aurions eu à
lâcher notre bande de coolies dans un port anglais, à Hong-Kong par
exemple, quelles difficultés n’eussions-nous pas rencontrées:
interrogatoires, enquêtes, demandes de dommages et intérêts, que
sais-je? Mais ces Chinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que
nous.

»Déjà les panneaux étaient enlevés, rangés sur le pont. Cela faisait un
drôle d’effet de revoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées
aux yeux hagards, ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, la mer,
le navire. Il y avait de quoi, je vous assure! Car ils avaient enduré de
quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit que les Chinois n’ont pas
d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la place est fichtrement résistant.
J’en remarquai un, entre autres, dont l’œil tuméfié sortait à demi
d’entre les paupières avec l’aspect d’un œuf de poule. Un Chrétien en
eût eu pour un mois de lit; mais non! ce gaillard, au milieu de la
foule, jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rien
n’était. Une grande agitation régnait parmi eux; mais dès que le vieux
avançait sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de la passerelle,
tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient vers lui leurs regards.

»Après avoir longuement remué le problème dans sa cervelle, il envoya
l’interprète de Bun-Hin expliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci
allaient rentrer en possession de leur argent.

»Étant donné que tous ces coolies avaient travaillé au même endroit et
durant un temps égal, il estimait que le plus équitable serait de
partager également entre eux l’argent dont nous nous étions
provisoirement emparés. C’est ce qu’il m’expliqua par la suite:

--«Peu importe que ce soit précisément son dollar à lui ou celui de
l’autre; tous les dollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de
la somme qu’il apportait à bord? Ce serait les inviter à mentir et nous
risquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin.» En quoi
j’estime qu’il avait raison. On aurait pu également remettre tout cet
argent en bloc à un fonctionnaire Chinois de Fou-Tchéou; mais disait le
vieux, «pour l’avantage qu’en auraient retiré ces hommes, autant mettre
le tout dans notre poche»; et sans doute c’eût été l’avis des coolies.

»Nous achevâmes la distribution avant la nuit. Je vous assure que
c’était un spectacle. Une mer encore démontée; un navire à l’état
d’épave. Ces Chinois, un à un, montaient en chancelant sur la passerelle
pour recevoir leur dû, et notre vieux Mac Whirr toujours botté, en
manches de chemise, à la porte du roufle, faisait la paye. Bien qu’il
eût mis bas sa veste, il transpirait comme je ne sais quoi, et par
instants, tombait vertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de
cela qui ne marchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne
purent se présenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le
panneau Nº 2.

»Trois dollars qui demeuraient en trop, furent donnés en appoint aux
trois coolies les plus endommagés; un à chacun.

»Ensuite, nous amenâmes sur le pont, à coups de pelles et de balais, des
monceaux de haillons trempés, des débris sans nom de tas de choses
informes, au sujet de quoi nous les laissâmes se débrouiller.

»C’était là sûrement la meilleure façon de régler sans bruit cette
affaire et pour le plus grand contentement de chacun.

»Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avait rien de mieux à
faire.

»Mac Whirr me disait l’autre jour:

--«J’ai fait ça faute de mieux. Il y a des choses, voyez-vous, qui ne
sont pas enseignées dans les livres.

«Pour un homme si court, je trouve qu’il ne s’en est pas mal tiré.»


IMPRIMERIE SAINTE-CATHERINE, BRUGES-BELGIQUE.





        
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paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
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you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
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    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
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derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
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Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
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1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
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posted with the permission of the copyright holder found at the
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1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
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to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
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        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
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        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
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        Literary Archive Foundation.”
    
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        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
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or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
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of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
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production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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