Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence

By Joseph Anglade

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Title: Les Troubadours
       Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence

Author: Joseph Anglade

Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878]

Language: French


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JOSEPH ANGLADE

Professeur à l'Université de Toulouse

LES

TROUBADOURS

LEURS VIES--LEURS OEUVRES--LEUR INFLUENCE

_DEUXIÈME ÉDITION_

Librairie Armand Colin

103, Boulevard Saint-Michel, PARIS

1919

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
pour tous pays

_Du même Auteur_

=Grammaire élémentaire de l'Ancien français=. Un volume in-18, broché




AVANT-PROPOS


Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université de Nancy pendant le
semestre d'hiver de 1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle pour
le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions
ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme
accessible, dépourvue de l'appareil d'érudition qui accompagne
d'ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne
littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on
plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public,
à celui du moins qui sait s'intéresser encore aux choses du passé, non
parce qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont belles et
intéressantes.

C'est à l'intention de ce public que nous avons multiplié les citations.
Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu
ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la
comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et
surtout tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut
garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi,
et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à
ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu'une
anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps
attendre.

On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui
accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend
des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile
à ceux qui s'intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant,
non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur
permettront d'étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous
savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à
de modestes proportions.

On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n'avons pas
voulu y mettre: une histoire complète de l'ancienne littérature
provençale. Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de la poésie
des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant
les plus intéressants ou les plus caractéristiques d'une période. Il n'y
sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de
Romans, ni de tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être nommés».
Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours
précieux de Diez, _Vies et OEuvres des Troubadours_.(Il n'existe
malheureusement de traduction française que de la première édition, qui
est vieillie.) Nous l'avons constamment consulté pour une partie de
notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est
d'ailleurs erronée, nous a été moins utile.

Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a semblé. Il nous a semblé
qu'il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des
nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos
collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour.
L'étude des troubadours a profité du développement des études romanes.
Plusieurs éditions ont paru, d'autres sont en préparation; certaines
parties de l'histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les
résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout
les troubadours n'ont pas écrit pour que leurs oeuvres deviennent des
sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont
écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d'intelligence
et de coeur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie.
Malgré la différence des temps et des moeurs, ce public ne doit pas
avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas.

En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du _trobar
clus_: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire
qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls
initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour
par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons:
«Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire
pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent
guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair
et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y
avons-nous réussi?

Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille
Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire
vénérée.

    J. A.




LES TROUBADOURS

CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION

     La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions
     artistiques et littéraires.--Les limites de la langue
     d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des
     troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier
     troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la
     poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de
     décadence.--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes
     divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.


L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a
appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux
résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en
elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des
grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les
défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas--et cela depuis
les origines--étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en
même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de
certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût
été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires
de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi
de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et
même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en
détail.

La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a
donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie,
les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que
l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa
première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale.

Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des
peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà
marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à
faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a
été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La
même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie
catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la
technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale.
Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence
de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un
livre dont il suffit de rappeler le titre: _Les Origines de la Poésie
lyrique en France_, par M. Jeanroy.

Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence
dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la
philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus
particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich
von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle,
avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de
Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du _Minnesang_ laisse entrevoir de
nombreuses traces d'emprunt.

Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet.
Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à
grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment
nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son
caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est
indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous
serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de
résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des
travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à
ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons
seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui
n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à
d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci.

La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le
Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà
connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles
d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il
suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et
Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon.

C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des
Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en
Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers
siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que
d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient
plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon,
d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le
Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes
que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des
écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a
remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande
Université[1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours,
nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que
le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en
Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint
Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières,
demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les _senatores sophisticos_
(c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les _judices
philosophicos_ (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait
que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une
humiliation plutôt qu'un honneur[2].

Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des
traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins
jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A
cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers
monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique
commentant le _De Consolatione_ de Boèce, et un poème sur sainte Foy
d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour,
Guillaume, comte de Poitiers.

La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions
littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des
troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une
explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être
porté à s'en contenter tout d'abord et à n'en point chercher d'autre.
Cependant la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons de la
dégager après avoir délimité le domaine linguistique de l'ancienne
langue d'oc. La question des origines sera plus claire après cet exposé.

Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas avoir changé depuis le
moyen âge. La ligne qui sépare les deux langues de la France part de la
rive droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, remonte
vers le nord, en laissant Angoulême dans le domaine de la langue d'oïl
et en dépassant Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite
vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.

Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de Grenoble), la Franche-Comté
(jusqu'aux environs de Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse
forment un groupe linguistique que le savant Ascoli a dénommé
_franco-provençal_[3], à cause des traits communs aux langues française
et provençale que présentent les dialectes de cette région.

En redescendant vers la Méditerranée la frontière linguistique se
confond avec la frontière politique, sauf en ce qui concerne le Val
d'Aoste qui appartient au franco-provençal et quelques villages italiens
de langue d'oc.

Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de beaucoup les limites
de la France actuelle; car le catalan, avec Barcelone, Valence et les
îles Baléares est du domaine de la langue provençale.

La région que nous venons de délimiter à grands traits comprenait, comme
aujourd'hui, plusieurs dialectes. Les principaux étaient le limousin,
qui voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais et
poitevin), le gascon, qui occupait, à peu près comme aujourd'hui, la
boucle formée par la Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne
et de Dauphiné et le provençal proprement dit. Aujourd'hui ces dialectes
présentent des différences profondes; livrés à eux-mêmes pendant des
siècles, ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même aux
origines; les différences étaient beaucoup moins sensibles.

De plus, il se forma de bonne heure une sorte de langue littéraire. Sans
Académie, sans règles, par la force des choses, disons mieux, par la
force de la poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa à leurs
successeurs. On peut reconnaître des différences dialectales--en petit
nombre--chez quelques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la langue
resta la même, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe.

Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée était le
dialecte limousin. Il y a là une indication précieuse, qui n'a pas
échappé à ceux qui se sont occupés les premiers des origines de la
poésie provençale. La linguistique a servi de point de départ aux
recherches d'histoire littéraire. C'est dans ce dialecte limousin qu'ont
été écrites les premières poésies des troubadours, c'est lui qui s'est
imposé aux poètes du XIIe et du XIIIe siècle[4].

Il se produisit même un phénomène peu fréquent dans l'histoire
littéraire. La langue limousine-provençale devint la seule langue
poétique non seulement du midi de la France, mais d'une partie de
l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le domaine de langue
d'oïl, en Saintonge par exemple, écrivirent en provençal. Une légende
attribuait à Dante l'intention d'écrire la _Divine Comédie_ dans cette
langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto Latini, écrivit en
français, et son compatriote Sordel en provençal); ce qui est certain,
c'est qu'il est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la bouche
d'Arnaut Daniel dans la _Divine Comédie_.

Mais il est temps de revenir à la question des origines, que nous avons
dû laisser en suspens: elle est d'ailleurs déjà résolue.

Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce fait si important
que les premières oeuvres poétiques nous viennent de l'ouest et du
sud-ouest, du Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait savoir
que la langue des troubadours s'appela d'abord langue «limousine». C'est
en effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus
vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut
placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux
n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers[5]?

Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans cette partie de la
France où les dialectes d'oc et ceux d'oïl étaient en contact, il semble
qu'on ait composé de nombreux chants populaires, romances, aubes,
pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants qu'il faut
chercher l'origine de la poésie des troubadours.

La forme artistique de leurs premières compositions, la technique
élégante de leur métrique, toutes choses qui nous éloignent de la
facture simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent pas nous
faire illusion sur les humbles origines de leur art. La chanson
courtoise, qui est le produit le plus remarquable de la poésie des
troubadours, a eu pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour ou
rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, si on en juge par le
début des chansons courtoises qui rappellent presque toutes la
réapparition des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; la
mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle ou de l'alouette,
oiseaux populaires et poétiques, laisse entrevoir dès les premiers vers
des chansons les plus conventionnelles les origines lointaines de cette
poésie.

D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, il en est
quelques-uns qui ont gardé leur type populaire. Rappelons seulement que
les principaux d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un
chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; l'_aube_,
genre curieux où un personnage qui a veillé toute la nuit sur un
rendez-vous amoureux annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit
en même temps du danger; les _ballades_ et _danses_ dont il reste
quelques exemples et quelques autres genres plus rares qu'il est inutile
de citer ici[6].

Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé surtout au début un
certain caractère populaire, la poésie des troubadours est une poésie
essentiellement artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail
marque bien sa différence avec la poésie populaire qui lui a donné
naissance. On sait que celle-ci ne présente pas une très grande variété
dans l'emploi des mètres et dans la combinaison des strophes; les moyens
d'expression de la poésie et de la musique populaires, compagnes
habituelles, sont simples. Eh bien, c'est par centaines qu'on a pu
compter les formes de strophes dans la lyrique provençale; on en a
relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité on peut dire qu'il y
en a près d'un millier, depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à
la strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse strophique, une
technique telle qu'aucune poésie lyrique peut-être n'en peut offrir de
semblable. Le caractère artistique de cette poésie s'affirme avec
évidence à mesure qu'on avance dans son étude; qu'il suffise pour le
moment d'avoir marqué par un aperçu très sommaire de sa forme combien
elle s'est éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses
origines[7].

A quelle époque peut-on fixer ces origines? On comprend qu'étant donné
le caractère populaire de cette première poésie il est bien difficile de
donner une date même approximative. La chanson populaire, avec ses
thèmes assez simples, dans leur apparente variété, a existé de tout
temps. Le folklore relève à peu près dans tous les pays, au moins dans
les pays dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de
civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux traits
communs. L'auteur des _Origines de la Poésie lyrique en France_ a pu
citer (p. 457), dans la poésie populaire russe contemporaine, des
chansons sur le thème de la _Mal mariée_ où un cosaque joue auprès de la
dame abandonnée le même rôle de consolateur que jouent les chevaliers
dans les chansons populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de fixer
une date à la première période de la poésie des troubadours. Pour nous
cette poésie commence avec Guillaume, comte de Poitiers et duc
d'Aquitaine, dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant
vraisemblable que le début et le milieu du XIe siècle ont vu se
multiplier les chansons populaires, c'est la période préparatoire, la
période de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou
du moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits incontestables.

D'abord, si la poésie lyrique est peu développée pendant le XIe siècle,
s'il ne nous en reste que quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à
nos jours des poésies d'un genre différent, comme la paraphrase de
Boèce, et la chanson de sainte Foy d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème
surtout a été une heureuse surprise pour les érudits, qui en
soupçonnaient l'existence depuis que le président Fauchet l'avait cité
au XVIe siècle, et qui ne l'ont connu que depuis quelques années, grâce
au flair d'un savant portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par
hasard dans la bibliothèque de l'Université de Leyde[8].

La _Chanson de sainte Foy_ par le caractère archaïque de ses formes nous
fait remonter tout à fait aux origines de la langue d'oc. La métrique,
quoiqu'il ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un poème épique et
narratif, est déjà d'une facture remarquable. C'est de la poésie
savante, n'en doutons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et même
peut-être avant, car on discute encore sur ce point), la langue qui
était apte à la poésie savante était-elle incapable de servir à
l'expression de simples sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à
qui nous devons sans doute les deux poèmes que nous venons de citer,
n'auraient pas, dans le cas contraire, employé leur langue habituelle,
le latin, pour louer le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles
de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils se sont servis de
l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en composer, sans trop de maladresse
dans les deux cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour
d'eux une langue et une poésie toutes formées.

Redescendons de près d'un siècle et examinons les premières poésies du
premier troubadour connu, Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs
de l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique capable d'exprimer
les sentiments les plus élevés et les plus délicats (joints, il est
vrai, aux sentiments les plus vulgaires et même les plus grossiers).
Nous remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. Il existe des
règles poétiques, il y a des conventions, des lois, toutes choses qui
caractérisent ce qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte de
Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines règles établies;
il existait une tradition. C'est pendant le XIe siècle que celle
tradition s'est sinon formée, au moins développée. Entre les poèmes
narratifs du début et les poésies de Guillaume de Poitiers la langue
s'est assouplie, la poésie populaire s'est développée, elle a grandi,
pendant le XIe siècle, et elle nous apparaît transformée avec le premier
troubadour, très élégante déjà, très belle et ne sentant ses origines
que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.

C'est donc dans le XIe siècle qu'il faut placer la période la plus
ancienne de la poésie des troubadours, celle que nous ne connaissons
pas, mais que nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous aidant
aussi, comme on l'a fait, de certains refrains qui nous ont été
conservés. Un texte célèbre nous prouve que les premiers troubadours
avaient peut-être eu conscience des origines de leur art. Il nous est
dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a vécu dans la première
moitié du XIIe siècle, avait composé des pastourelles à la «manière
antique». Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours qui
nous donne ce détail a vécu au XIIIe siècle et c'est peut-être à son
point de vue qu'il se plaçait quand il parle de la «manière antique». De
sorte que le renseignement n'a peut-être pas toute la valeur qu'on a
voulu lui attribuer. Mais même si on ne fait pas état de ce texte, les
vraisemblances sont infiniment nombreuses en faveur de l'hypothèse que
nous venons d'exposer.

Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à la prendre telle
qu'elle se présente à nous chez les premiers troubadours du XIIe siècle,
elle a dès le début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé
jusqu'en son extrême décadence. C'est une poésie essentiellement
courtoise et aristocratique. Il faut entendre par le mot «courtois» une
poésie de cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, rarement
pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.

Ce caractère s'explique par l'état de la société à l'époque des
troubadours et aussi en partie par leur condition sociale. Beaucoup
d'entre eux--et le premier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et
duc d'Aquitaine,--furent de grands seigneurs: plusieurs rois et autres
gens de qualité cultivèrent la poésie et protégèrent les poètes. Car
pour ceux d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme dit Villon,
la protection d'un grand seigneur les mettait à l'abri des misères de la
vie: la poésie n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines
époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de ces époques; ou
plutôt s'il le fut dans le Midi de la France, et si les troubadours y
obtinrent de bonne heure crédit et considération, ce fut, le plus
souvent, au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit un
caractère à peu près exclusivement aristocratique.

Mais à quelle autre société que celle des grands seigneurs du temps
auraient-ils pu s'adresser? Et quel goût pour la poésie auraient-ils
trouvé en dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas encore assez
cultivée, du moins au début de la période qui nous occupe. Sans doute,
dans la plupart des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son
importance politique. En Provence et en Languedoc, les consulats, imités
des institutions similaires qui florissaient en Italie, s'élèvent de
plus en plus nombreux à la fin du XIIe siècle; ils sont en plein éclat
au XIIIe dans toutes les grandes cités méridionales. La bourgeoisie a
fini par dresser son pouvoir en face de celui de la noblesse; elle a
imité ses goûts et a pris ses habitudes; et pendant le XIIIe siècle on
observe dans la poésie provençale des traces de transformation, image du
changement qui s'est opéré ou qui s'opère dans la société. Mais à cette
époque la poésie lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période la
plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: elle ne
pouvait pas être autre chose.

On connaît assez par l'histoire de la civilisation la transformation
profonde qu'a produite dans les moeurs le développement de l'esprit
chevaleresque et courtois. Il semble que cette transformation se soit
produite plus rapide et plus complète dans la société féodale du Midi de
la France. Pour quelles raisons y prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble
de ces qualités que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», mot
qui nous est resté mais qui s'est singulièrement affaibli? Il n'est pas
très facile de l'expliquer. Peut-être le caractère fut-il, à cette
époque, dans ces régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et
plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. Ceci est
possible: ce qui est moins probable c'est que le climat y soit pour
quelque chose, comme l'ont cru trop d'historiens étrangers qui voient
les pays du Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi de
la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.

Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la poésie provençale
refléta les idées et les moeurs de ces milieux. C'est dans la conception
de l'amour surtout que ces idées diffèrent de celles des âges précédents
et que la société féodale méridionale est en avance sur celle du Nord.
Les idées chevaleresques du temps avaient contribué à relever la
condition de la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. Elle
devint dans la plupart des pays où se développa l'esprit de la
chevalerie un objet de respect et d'adoration. C'est dans le Midi de la
France que cette évolution se produisit d'abord avec le plus d'éclat.
Les troubadours ont créé par leur théorie de l'amour courtois un
véritable culte de la femme. Le mot ne paraîtra pas trop fort, quand
nous aurons examiné cette théorie, que nous en aurons étudié le
développement et que nous verrons l'amour profane ainsi conçu se
transformer presque insensiblement en dévotion à la Vierge. Cette
évolution est régulière; elle est sortie sans effort de la conception
primitive.

C'est le développement de ce thème de l'_amour courtois_ qui a fait
l'originalité de la poésie des troubadours. C'est à lui qu'elle doit et
son éclat et son influence sur tous les pays où ont pénétré les idées de
la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore vivante, malgré les
ans. A tel point qu'en un certain sens on pourrait l'appeler classique.
Ne nous posons pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? Mais
si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir exprimé sous une forme
parfaite des vérités éternelles, l'ancienne poésie provençale mériterait
le nom de classique. Pour la forme, on peut dire qu'aucune poésie
lyrique ne l'a cultivée avec plus de soin, disons mieux, avec plus
d'amour; quant au fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de ceux
qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait vibrer les coeurs des
hommes. Et quel charme de plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?

La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le même caractère
aristocratique que la «chanson». La poésie lyrique méridionale se divise
en plusieurs genres, dont les principaux sont: la _chanson_, consacrée à
l'exaltation de l'amour courtois et le _sirventés_ ou _serventois_,
comme on l'appelle dans la poésie du Nord. C'est le sirventés qui sert à
l'expression des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire,
politique et sociale. La poésie des troubadours a connu toutes ces
divisions du genre; mais là encore on voit qu'elle est un produit de la
société aristocratique. Les pièces diffamatoires ne sont pas rares dans
cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa protection à un
troubadour? La vengeance du «poète irritable» s'exprimait sous forme de
satire personnelle, dure et méprisante. Les poésies de ce genre qui nous
sont restées--et elles sont assez nombreuses--sont de curieux documents
pour l'histoire des moeurs.

Malheureusement cette poésie portait, dès ses origines, des germes de
faiblesse et de décadence. Son existence était trop intimement liée à
celle de cette société brillante au milieu de laquelle elle s'était
développée et pour laquelle elle était faite. Le moindre changement dans
les moeurs ou dans les conditions d'existence de cette société devait
avoir pour conséquence la transformation ou la décadence de cette
poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit assez vite pour de
nombreuses raisons dont les principales sont les suivantes: les
contributions aux croisades, le développement de la bourgeoisie et sans
doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. Mais surtout elle
eut à supporter, pendant et après la croisade contre les Albigeois, de
Toulouse aux bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les cours
où les troubadours trouvaient aide et protection devinrent de plus en
plus rares et bientôt disparurent tout à fait. A la fin du XIIIe siècle
un très petit nombre seulement, dans toute la France méridionale,
essayaient de maintenir les anciennes traditions.

Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie
des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe
siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui
prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des
sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi
eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli,
Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la
conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la
guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle,
qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre
que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une
croisade poétique[9].

D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement
du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans
les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En
même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe
siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un
croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du
moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant
l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de
choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour
elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple.
Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour
aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par
peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de
croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques.

Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des
frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux,
pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la
société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut
restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne
comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux
troubadours de la décadence nous avouent--et ces témoignages, quoique
rares, sont précieux--que d'après les gens d'Église la poésie est un
péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle
conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire
que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la
décadence de l'ancienne poésie.

L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle
meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a
divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son
développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La
première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la
troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien
d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien.

C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de
la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des
subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un
siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours
appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence
sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des
distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au
moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision.
Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier
historien de la poésie des troubadours.

Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie
provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer
cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à
cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de
la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque
dans la littérature de la langue d'oc.

Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près
contemporaine de la _Chanson de Roland_. Sa période de splendeur
correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française.
La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la
plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie
narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers
la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois
Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde,
d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de
Parceval le Gallois.

C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la
poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les
quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de
Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette
école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne,
de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle
que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat.

Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris
naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à
petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit
les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa
place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette
période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période
de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature
française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique
commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces
nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont
le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au
même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler.

Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines
populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans
toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été
heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines
était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune
tentative ne fut faite pour y remonter.

Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus
sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la
forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà
vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes
et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en
honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de
vivant ne pouvait sortir.

Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en
parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus?
Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question
a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par
Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays
comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions
sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie
lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas
manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que
sont la _Chanson de Roland_, toute la magnifique geste de Guillaume
d'Orange, les chansons d'_Aimeri de Narbonne_ et de la _Mort d'Aimeri_
sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes
n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans
être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions?
Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait
été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans
convaincus.

Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux
d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même
temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son
domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au
contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de
plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à
offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord.
Cependant si la belle épopée de _Gérart de Roussillon_ n'est pas
d'origine méridionale, la _Chanson de la Croisade_ reste comme un
témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie
épique.

En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont
assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les
représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de
prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques
fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à
des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux
français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue
d'oc reste donc assez douteuse.

Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la
littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils
n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue
trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.

Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là
elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son
importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons
d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à
ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle
demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans
l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si
l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres
choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle
a exercée.




CHAPITRE II

CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS

     Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses
     provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de
     leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de
     Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire
     Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes
     et réalité.--Jongleurs et troubadours.


Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe
et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres
poètes dont les oeuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne
une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles.
Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les
poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en
anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette
époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à
la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du
XVIIe et du XVIIIe siècle[1]; mais leurs efforts n'ont pas été toujours
couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux
provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait
le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des
derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur,
la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait
séjourné en effet plusieurs années[2] enfoui au pied d'un olivier. Plus
récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence,
un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait
au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus
jusque-là[3]. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à
admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.

Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de
toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de
«haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus
anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance.
Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui
«usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de
Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie
provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur
contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des
troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de
vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants
barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des
chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la
poésie[4].

Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont
écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et
les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant
illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour,
était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les
seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie
provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont
la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi
de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier
troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.

D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à
l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus
d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta
le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs
suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux
armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le
troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans
les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se
signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que
l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui
Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours
d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il
s'agissait de prières à la Vierge.

Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours
paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes.
Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours,
et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer
à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la
permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de
son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du
voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au
cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques
parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au
point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi
ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au
nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe
siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses
supérieurs.

La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les
fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de
Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était
graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres
étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi
représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils
de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les
rapprochait.

Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions
que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte
dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die,
dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le
troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles
IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des
poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des
questions de casuistique amoureuse[5].

Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons
au moins deux exemples d'unions de ce genre[6]. Quelquefois il se
formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des
châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe,
était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre
Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours.
Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les
mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire;
peut-être les _mauvaises tensons_ désignent-elles des tensons
grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce
que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude
et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape
fit jurer de renoncer à la poésie profane.

On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des
troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps
que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères,
qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le
réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils
de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient,
quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et
Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent
avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens,
Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.

Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de
l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient
leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les
marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur
Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de
Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant
et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de
quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont
les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les
seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de
Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants
protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en
France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Coeur de Lion,
poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de
Folquet de Marseille[7].

Ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des troubadours nous laisse
entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société,
l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une
étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais
peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de
dévouements.

Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours:
l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de
Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au
Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur
littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne
poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que
nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales
pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer
une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que
lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses
renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au
début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de
Lérins, et qui s'appelait du joli nom de _Moine des Iles d'Or_. C'était
un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que
dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment
enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de
l'énigme: le _Moine des Iles d'Or_ n'est autre chose que l'anagramme du
nom d'un ami de Nostradamus[8]. Telle était la source principale de ses
récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification,
une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions
de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les _Centuries_ de
son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.

Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus
illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y
démêler la vérité du mensonge.

L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de
biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par
plusieurs chroniqueurs.

On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est
anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un
de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui
reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a
raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps
on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir
choisi parmi les plus intéressantes.

Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a
écrit en poète la vie des troubadours, son oeuvre est «un document de
premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais
encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au
moyen âge.»[9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être
examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les
troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la
plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des
troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.

Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu:
celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe
siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes
les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du
vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur
et maître de Bernard.

     «Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour,
     en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique
     qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait
     bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le
     vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son
     talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour
     femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux
     chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle...
     Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses
     compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il
     s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la
     dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de
     quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de
     Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de
     Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais
     bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre[10]. «Et
     Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte
     de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte.
     A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon;
     c'est là qu'il mourut.»

Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin
que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs,
en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de
cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par
ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait
paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui
marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.

Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur
du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon,
voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon
cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée
Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un
homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem
de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur.
Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il
le tua. «Ensuite il lui enleva le coeur et le fit porter par un écuyer à
son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa
femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et
elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit:
«Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai
de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de
sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le
suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous
les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se
réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et
tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans
l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les
parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.

C'est là, sous sa forme provençale, le roman du _Châtelain de
Coucy_[11], poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre
troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un
fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est
pas une variante d'un conte populaire.

Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes
que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour
Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa
sèche brièveté:

     «Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de
     Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie
     qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient
     d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles
     mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais
     quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses
     compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent
     tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en
     une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son
     chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la
     vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir
     soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les
     bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la
     maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour,
     pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort[12].»

Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les
historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la
_Princesse lointaine_, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par
Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et
l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son
Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du
poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.

     Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries
     que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.

     Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié
     la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:

     Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et
     reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.

     Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois
     en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.

     Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans
     ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien
     chanté ses louanges.

     Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un
     bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des
     tapisseries commencent soudain à s'animer.

     Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis,
     sortent du mur et se promènent à travers les salles.

     Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets,
     galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.

     «Geoffroy, mon coeur mort est réchauffé par ta voix; dans les
     charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.

     «--Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les
     yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances
     terrestres sont seules mortes.

     «--Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et
     maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de
     l'amour a fait ce miracle.

     «--Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De
     vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité--et je t'aime,
     ô éternellement belle.

     «--Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse
     éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux
     rayons du soleil.

     «--Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le
     soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et
     la joie du mois de mai sortent de terre.»

     C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres
     spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune
     laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.

     Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient
     l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la
     tapisserie.

Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain
Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du
XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et
touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas
celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris
d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque
de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe,
qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle
il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour
mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent
à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il
portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme
impératrice.»

Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la
nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde,
dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il
voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames
qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit
se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait».
«Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et
que chacune se donnerait la mort pour lui.»

Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille,
Barral de Baux.

     Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire
     Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le
     savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... Et quand
     Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral
     remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce
     qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était
     levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant
     elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche.
     Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et
     se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de
     Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit.
     Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce
     que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.

La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément
des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en
riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un
fou.»

La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là,
ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa
outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en
Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint
son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint
joyeusement à Marseille.

Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était
épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le
dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était
un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château
des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire
Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit
d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.»
Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se
mirent à sa poursuite.

    Le pauvre loup en cet esclandre,
    Empêché par son hoqueton,
    Ne put ni fuir ni se défendre.

Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que
c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son
mari de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il
manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire
Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies
chansons (_De chantar m'era laissatz_).

Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il
vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec
elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une
si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la
mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et
chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle
était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui
contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle
voudrait.

Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de
devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante
patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se
mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour,
sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni
_parler_. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand
l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et
se laissa mourir.

Terminons cette revue par une biographie édifiante.

     «Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil...
     Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait
     beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut appelé le maître
     des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs,
     ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les
     sentiments amoureux... Sa vie était la suivante: tout l'hiver
     il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les
     châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses
     chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il
     gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la
     ville où il naquit.»

Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons
beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir
ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent
accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce
que tous les témoignages du temps, leurs oeuvres en premier lieu, nous
apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous
appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus
scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont
pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète
auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent,
chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours
sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la
jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent
pousser comme fleurs naturelles.

La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes
romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire
illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble
origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des
carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres
pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie
aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où
ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de
quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.

La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre
indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain,
dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence
ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un
un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le
milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur
en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et
ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'_Histoire littéraire de la
France_[13], de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un
poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un
troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... Il
l'était de profession... Tout nous montre en lui un adulateur, ou un
insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux
mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan
rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau,
reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller
chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le
chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien
des choses.

Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs.
Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine--ils existaient
d'ailleurs avant elle--et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire
jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine
activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs
devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs--et
ils étaient nombreux à l'origine--leur confièrent souvent le soin de
réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi,
en même temps que le goût pour la poésie se développait.

Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien
délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur
histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare
de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de
jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande
habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui,
plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son
instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la
technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de
poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait
la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent
en même temps jongleurs[14].

Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était
resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui
d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux
pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps;
il retombait sur les deux classes[15].

Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des
troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et
d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut
Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée.
Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser
leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui
a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu
synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux
moeurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux
qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous
les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de
jongleur.

On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de
décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du
peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les
troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement
qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est
emprunté au roman de _Flamenca_[16], si instructif pour l'histoire des
moeurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui
est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les
jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez
entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air
nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible...
L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre
siffle... l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la
cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre
accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des
marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et
l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille...»

Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés
à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs;
mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de
leurs moindres préoccupations.

Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les moeurs de la France du
Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne
ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres
témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers
médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du
parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements»
(c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale)[17]. Le poète
reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter
encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître,
qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni
danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends
dire ni sirventés, ni ballade, ni _retroencha_. ni tenson.» Notons que
ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des
cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon»--de
Charlemagne--jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard
de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!

Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti
jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des
jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire
retentir la symphonie... sache jeter et rattraper quelques pommes avec
deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de
la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu
auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... Fais sauter le
chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds...[18]»

Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment
en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir
des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces
distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable
que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs
et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la
poésie elle s'accentua rapidement.

Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes
des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou
à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous
apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu
dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins
belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies.
Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette
époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la
société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et
qu'ils mirent longtemps à retrouver.




CHAPITRE III

L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES

     La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles
     de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration
     de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des
     troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson,
     la pastourelle, l'aube.--Autres genres.


Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques[1]. Plusieurs
ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre.
Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans
les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos
jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent
de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de
Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets
relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres.
Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce
n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités
didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous
servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même
pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la
poésie lyrique fut seule en honneur.

Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que,
dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé
des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un
métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus
intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les
biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de
la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son
temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait
les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors.
D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être
celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses
chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les
fleurs, en un mot la Nature.

    Maîtres, maîtresses de chansons
    Assez autour de moi foisonnent:
    Mille oiselets sur les buissons
    Célèbrent les fleurs qui couronnent
    Nos gazons déjà renaissants[2].

Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai
sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de
Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de
Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup
auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses
confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de
bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de
nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le
connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils
didactiques de la période de décadence.

Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se
distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent,
chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la
pensée d'une parure élégante. L'expression classique de _limer_, _polir_
revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une
chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare
qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien
changer, tellement il a conscience d'avoir fait oeuvre parfaite. Ce
souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt
excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà
antiques de jolis vers nouveaux.

Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme,
sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de
tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois
racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition
remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes
de le faire.

Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art.
Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La
mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge,
paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à
tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans
l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux
autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à
trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs,
de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques.
C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils
tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et
n'y en a-t-il pas de plus mal placée?

Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits
connaisseurs a conduit les troubadours--surtout ceux de la première
période--à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de
_trobar clus_ (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre
consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou
s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style
paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché
qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut
dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur
ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au
premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce
genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque,
et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli[3].»
Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des
troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès.
Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre
produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus
grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des
connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction,
et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette
conception[4].

La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous
est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux
«sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des
troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font
connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous
sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret
paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme
un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations,
les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la
monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais[5].

Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y
avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le
troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au
jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la
cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la
classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours.
N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de
chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la
Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se
confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes.

L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore
l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous
faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent
la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire
la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme.

On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé
quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont
éloignés[6]. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le
tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée
que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après
l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que
la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la
tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler
secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux.

La _chanson_ occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine,
quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour,
thème préféré, essentiel même de la poésie provençale.

Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de _chanson_. La chanson des
troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la
chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va
ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux _envois_
(_tornada_). Le nombre des vers dans chaque strophe est également
variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée
de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez
rares.

L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il
existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour
désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à
tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson.
La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme.

Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à
l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du
printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus
anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts.

     Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs
     s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre
     haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de
     l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi,
     mais encore plus de ma dame[7].

     Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène
     feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous
     les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui
     pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur...

     Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est
     revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des
     petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses
     m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter[8].

Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.

     Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que
     paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure
     varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi
     aussi je fasse entendre le mien[9].

     Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène
     en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit
     sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son
     langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et
     allégresse[10].

Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la
forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le
retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute
saison.

     Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à
     la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le
     rire; car amour me mène et tient mon coeur en une parfaite joie
     naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre
     objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre[11].

Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons:

     Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni
     pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante
     pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je
     chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus
     belle du monde[12].

Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les
premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires
de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui
s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces
débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme
disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus
conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du
même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il
reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie
conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi
en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en
l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois.

Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson
dans la poésie provençale: c'est le _sirventés_[13] (fr. _serventois_).
On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les
uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des
«serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des
«poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est
composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi
dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait
servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande
vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la
chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans
le genre précédent.

C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson
passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je
ne sais si, à notre point de vue, le _sirventés_ n'est pas plus vivant.

On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral
ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion.
Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la
convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous
offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté
d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs.

Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui
qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours.
Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société;
le sirventés nous fait connaître la réalité.

Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps.
D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à
sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans
les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les
troubadours qui étaient à la discrétion--et à la solde--des grands
seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui
intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains
côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours
très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère
que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé
empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides,
les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se
chargeaient de la campagne de presse.

Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu
délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet
acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des
troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour
fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur
donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux
troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait
vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et
calomnies. C'étaient là les moeurs du temps. Et c'était aussi la
vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et
avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral
par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses
poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de _sirventés_.

Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par
exemple les _chants de croisade_, dans lesquels les troubadours excitent
les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la
délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si
l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les
troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que
pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés
hésitantes.

On fait entrer également dans ce genre les _plaintes_ (_planh_) sorte de
chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur.
L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans
certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve
pas toujours dans d'autres compositions.

Tout autre est le genre de la _tenson_[14]. Par son étymologie le mot
indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une
question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas
tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui
consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre,
qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine
différente de la plupart des autres.

Une question importante se pose à propos de la _tenson_. Une tenson
a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou
n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il
tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble
bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents.
Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de
composer des tensons avec des personnages imaginaires[15]. Les sujets
des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus
étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées.
D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique
amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et
délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre
carrière.

Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus
grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes,
l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les
surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le
moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions
suivantes[16]: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire
des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des
largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà
consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois?

L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le
sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de
son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art
d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux
troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par
affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son
érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon.
«Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos
«sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la
vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent
fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui
promettent la poésie et l'amour.

Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les
troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient
le mieux l'amour, les yeux ou le coeur?» «Les yeux, répond l'un d'eux,
car le coeur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de
tout temps les messagers du coeur.» «C'est dans le coeur, répond
l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le coeur voit de
loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à
citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage
reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le coeur a la
seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort
pas des yeux si le coeur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le
coeur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre
Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me
sont hostiles, peu m'importe le coeur; mais si elle me montre un regard
avenant, elle me prend le coeur et le met en sa puissance. Voici en quoi
consiste le pouvoir et la hardiesse du coeur: par les yeux l'amour
descend dans le coeur et les yeux disent, par un agréable langage, ce
que le coeur ne peut ni n'oserait dire.»

Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une
noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que
les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle
aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle
reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle
la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité
ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre
personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de
salon.

Avec la _pastourelle_[17], nous arrivons à un genre qui paraît, au
premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en
quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère;
elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son
troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques
compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se
développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont
seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens
troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le
troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.

    Je pousse mon cheval vers elle:
    «Que ne puis-je arrêter, la belle,
    La bise qui vous échevèle!
    --Sire, me répond la vilaine,
    Si le vent souffle et me hérisse,
    Je dois au lait de ma nourrice
    De ne point trop m'en mettre en peine.

    --Sans médire de votre mère,
    La belle, il pourrait bien se faire
    Que quelque chevalier fût père
    D'une aussi courtoise vilaine
    Votre regard est un sourire;
    Plus je vous vois, plus je soupire
    Mais vous être trop inhumaine.

    --Non, non, sire, je suis la fille
    De gens dont toute la famille
    N'a manié que la faucille
    Ou le hoyau, dit la vilaine.
    J'en sais un qui vante sa race,
    Et qui devrait suivre leur trace
    Six jours ou sept dans la semaine.

    --Fille aussi farouche que belle,
    Je sais un peu, quand je m'en mêle,
    Apprivoiser une rebelle.
    On peut, avec telle vilaine,
    Faire amour loyal et sincère,
    Et vous m'êtes déjà plus chère
    Que la plus noble châtelaine.

    --Quand un homme a perdu la tête,
    Est-ce un vain serment qui l'arrête?
    Un mot, et votre bouche est prête,
    A baiser mes pieds de vilaine.
    Mais pensez-vous que je désire
    Perdre, pour vous plaire, beau sire,
    Ma richesse la plus certaine?[18]

L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en
scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est
pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si
légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à
propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être
populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.

Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive
que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la
société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les
bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la
fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce
sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments,
acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur
interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de
ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent
présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés;
il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de
pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à
ce point de vue des débats que sont les tensons.

De la pastourelle on rapproche ordinairement la _romance_. Dans la
littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime.
On entendait par _romance_ le récit d'une aventure d'amour fait par le
poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un
caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie
lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle.
Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl;
ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.

Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui
nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée
plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une
de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient,
au milieu du XIIe siècle, le coeur d'une jeune femme dont l'ami était
parti pour la croisade.

     A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à
     l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux
     chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon,
     celle qui ne voulait pas de consolation.

     C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du
     château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui
     causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle
     changea tout à coup de couleur.

     Elle pleura des yeux et soupira du fond du coeur:

     «Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma
     douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous
     servir.

     «C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon
     vaillant ami.

     «A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah!
     malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans
     mon coeur.»

     Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du
     clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le
     visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer,
     car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre
     la joie.

     «--Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi
     dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres
     pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma
     joie.»

Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un
des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est
celui de l'_aube_ (prov. _alba_). Le nom lui vient de ce que le mot
«aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit
de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux
du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le
chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé
le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son
compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux
effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des
«aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par
une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais
qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de
paganisme.

    Roi glorieux, roi de toute clarté,
    Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!
    A mon ami prête une aide fidèle;
    Hier au soir il m'a quitté pour elle,
        Et je vois poindre l'aube.

    Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;
    Réveillez-vous, ami, je vous attends,
    Car du matin je vois l'étoile accrue
    A l'Orient; je l'ai bien reconnue,
        Et je vois poindre l'aube.

    Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
    Ne dormez plus, car voici qu'on entend
    L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
    Et du jaloux je crains pour vous la rage,
        Car je vois poindre l'aube.

    Beau compagnon, le soleil a blanchi
    Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;
    Vous le voyez, fidèle est mon message;
    C'est pour vous seul que je crains le dommage,
        Car je vois poindre l'aube.

    Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous
    Toute la nuit, et j'ai fait à genoux
    A Jésus-Christ une prière ardente,
    Pour vous revoir à l'aube renaissante,
        Et je vois poindre l'aube.

    Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,
    Sur le perron, de veiller sans répit,
    Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,
    Vous dédaignez ma chanson et moi-même,
        Et je vois poindre l'aube.

    --Je suis si bien, ami, que je voudrais
    Que le soleil ne se levât jamais!
    Le plus beau corps qui soit né d'une mère
    Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
        Du jaloux ni de l'aube[19].

Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature
provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en
provençal[20]. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas
trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des
autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine
savante?

Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle
que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas
un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais
il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas
toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans
les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois
confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol,
et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays.
Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube,
admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de
plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne
connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au
début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que
quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs
vers--les plus populaires--ne seront jamais connus.

Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie
pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient
traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'_aube_,
chant du matin, on opposa la _serena_, chant du soir[21]. La pastourelle
tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa
des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des
personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être
remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une
nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces
puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant
de faire revivre maladroitement des genres morts.

Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands
genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par
exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame
qu'ils se séparaient d'elle: c'était le _congé_. Un autre genre
secondaire portait le nom d'_escondig_ (excuse ou justification) et le
mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse
ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour
composait un _descort_ (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un
rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée
marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva
encore mieux: il écrivit son _descort_ en cinq langues ou dialectes, une
par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en
chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le
coeur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie
et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de
dire ce que le coeur ne pouvait exprimer[22].

Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques
comme les _danses_, les _danses doubles_, les _ballades_, les
_estampies_. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé
le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec
refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de
ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares
pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir
aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.

Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des
troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres,
ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus.
Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet
et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains.
Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de
n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su
traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés.
Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au
début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en
poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois:
c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.

C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir
su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées
si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines
les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant
leur théorie de l'amour courtois.




CHAPITRE IV

LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR

     La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est
     un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La
     discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne
     s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu
     essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire
     et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de
     Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et
     Raynouard.


L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une
profonde originalité[1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne
ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et
cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou
des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les
premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre
cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité,
qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.

Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont
faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont
su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.

Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs:
poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important
de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des
principales poésies modernes.

Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de
Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses
poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui
suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient
pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de
quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop
souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose
dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands
troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et
Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.

Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez,
que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu
les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le
premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et
pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà
désignée sous le nom de _joi_(joie); l'hymne enthousiaste que le poète
entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus
réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot[2].»

Voici quelques strophes de cet hymne:

     Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je
     veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est
     bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le
     plus parfait)...

     Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par
     le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle
     joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer
     dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.

     Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit
     céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son
     gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui
     réussira à posséder la joie de son amour.

     Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère
     peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans
     la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois
     devenir vilain, le plus vilain courtois.

On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la
doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette
pièce forme une exception dans l'oeuvre de Guillaume de Poitiers et
c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En
voici les principaux traits.

Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très
bonne heure comme un _culte_, presque comme une _religion_. Il a ses
lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du
parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se
soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger[3].

Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis
de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un
service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne
aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à
ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie
des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On
accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose
conformément aux moeurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant
n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce
titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son
gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une
invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et
les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les moeurs
de cette époque.

C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame,
votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par
paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle,
dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me
donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si
c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je
suis votre vassal et votre serviteur[4].»

On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des
degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a
plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y
a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième
celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui
de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que
l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux.
«La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait
ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et
le dernier[5].»

Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la
conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour
l'amant de dures obligations.

La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants
grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces
imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée
est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours
très transparent; c'est un _senhal_ (signal) suivant l'expression
technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le
choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre,
sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.

Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt _Bel-Vezer_ (Belle-Vue),
tantôt _Magnet_ (Aimant), tantôt _Tristan_, déroutant ainsi non
seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des
commentateurs modernes.

Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de
_Mieux-que-Dame_ (_Miels de Domna_), _Plus-que-Reine_, pourrions-nous
dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born
appelle la sienne _Miels-de-Ben_(Mieux-que-Bien) ou
_Bel-Miralh_(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes
_Beau-Réconfort_(_Belh Conort_), _Bon-voisin_, _Beau-chevalier_, _Mon
écuyer_, _Beau-Seigneur_. Le dernier troubadour appelait sa dame
_Belle-Joie_ (_Belh Deport_). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de
Poitiers, a été constamment observée.

Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs
hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est
tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut
nous paraître étrange; mais elle est conforme aux moeurs du temps.

La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle
que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend
d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du
seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions
guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses
vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg,
l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son
mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de
place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se
rappeler ces moeurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.

En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par
le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure
et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons
qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un
des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi
au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui
n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on
attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait
souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui
donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique,
le talisman devant lequel s'ouvre le coeur de la personne aimée.» Les
meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de
temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients[6].

Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures
joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la
poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux
qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec
mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le
souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose
croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le
charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à
peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la
dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait
trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par
mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué;
prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs,
deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour
pur et sincère fût de suite payé de retour[7].»

Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent
nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive
alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame;
ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment
la dureté de votre coeur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux.
Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les
chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent
plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception
faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que
dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui
était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du
monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans
un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur
vie est assez élevé.

Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient
de peu, ils l'assurent du moins[8]. La plupart demandent à leur dame de
les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages
poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs
désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de
crudité. Mais en général les voeux sont timides et modestes; ceci aussi
est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et
de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens
plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est
corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.

Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie du troubadour
amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses voeux et l'admettre
devant elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le
sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions: «Je
suis semblable à Perceval, qui fut saisi d'une telle admiration à la vue
de la lance et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils
servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m'oublie à le
considérer avec admiration; je veux vous adresser une prière et je ne
puis: je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de
Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame; mais quand je suis
près de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, avoue Bernard
de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je
tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis
par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un enfant.» «Je n'ose lui
montrer ma douleur quand il m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut
de Mareuil; je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des plus
caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; ce ne sont pas
les seules; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la
fantaisie individuelle.

Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents; mais ils n'en
restent pas moins discrets et timides, sachant qu'il est de très mauvais
ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n'est
pas rare d'ailleurs que plus d'un se console de cet éloignement et n'y
trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien mystérieux,
qui ne tient aucun compte de l'espace, l'unit à sa dame[9]. Un des plus
élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour,
s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon
coeur vous voit.» Le début d'une autre de ses chansons est célèbre:
«Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je
sens une odeur de paradis, pour l'amour de la gentille dame vers qui va
mon coeur.»

C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre
précédent sur les mérites du coeur et des yeux pour le maintien de
l'amour. «Le coeur voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un
des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait rangé Bernard de
Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s'éprit de la princesse lointaine
pour le bien qu'il en avait entendu dire.

Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie provençale: c'est par eux
que commence le phénomène un peu mystique de l'_enamorament_. La vue de
l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent l'extase; une sorte de
fluide mystérieux va de là au coeur et y éveille l'amour.

Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux
exprimé les divers moments de ce phénomène.

     Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force ni
     pouvoir si les yeux et le coeur ne les lui donnent. Car les
     yeux sont les truchements du coeur, ils vont chercher ce qui
     plaît au coeur, et quand ils sont bien d'accord et que tous
     trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de
     ce que les yeux font agréer au coeur. Que tous les amants
     sachent que l'amour est l'accord parfait du coeur et des yeux;
     les yeux font fleurir l'amour, le coeur donne les graines,
     l'amour est le fruit[10].

C'est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les
bienfaits de l'amour.

     Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les chagrins, les
     biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les
     deuils, les ris plus nombreux que les pleurs... Amour rend les
     hommes vils vertueux, donne l'esprit aux sots, rend les avares
     prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous,
     la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux.

Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de cette conception.
Elle paraît encore plus grande si l'on observe que, dès les origines de
la littérature provençale, les troubadours ont fait de l'amour un
principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu'exige
la possession de l'objet aimé n'est pas une attente muette; dans une
société où la poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs,
le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la
patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience de leur gloire--sentiment
si commun aux poètes--ne manquent pas de s'en prévaloir comme d'un titre
sérieux. C'est par la perfection de leur poésie qu'ils espèrent adoucir
le coeur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une
citation caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, car souvent
il m'a fait rêver et parvenir à des chants de maître... De mon agréable
richesse (c'est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps
auquel j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à l'amour.» Les
déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l'ancienne littérature
provençale.

Que dire de la perfection morale dont l'amour est également le principe?
Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous
venons d'exposer Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour
exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se distingue de toutes
les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses
qualités morales; elle est sage, «prude», comme dit l'ancienne langue
française; tous les dons du coeur et de l'esprit sont réunis en elle.
«Comme la clarté du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame,
il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre
beauté, par vos qualités et votre courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)

Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par
les troubadours. Pour gagner la faveur d'un maître aussi parfait, ne
faut-il pas rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils pas
raison de dire que l'amour ainsi conçu est un principe de moralité? Tout
se tient dans cette théorie: la perfection de l'amant suppose la
perfection de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira
lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences
de l'amour parfait: la conception des troubadours étant admise, la
conséquence est nécessaire.

Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous
dirions; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi
supérieure à toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, agir
avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c'est
l'idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les
obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui
viennent les vertus qui le rendent digne du «service d'amour» auquel
l'admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La «mesure» est la vertu
suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence des
idées «chevaleresques». Dans la société du temps la mesure est une vertu
éminente: qu'on se rappelle la manière dont l'auteur de la _Chanson de
Roland_ oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère
sage d'Olivier.

Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose
de factice et d'artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie
n'est qu'une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée
pendant les deux siècles que dura l'ancienne poésie provençale. Quand on
lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou
de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure avec le premier
historien de la littérature provençale, Diez, que l'amour tel que l'ont
conçu les troubadours représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une
passion du coeur. «L'amour fut conçu comme un art et eut ses règles,
comme la poésie.» On en arriva à une étrange confusion de termes:
l'amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique,
le code où furent résumés au XIVe siècle les principes de la grammaire
et de la métrique provençales fut appelé les _Leys d'Amors_, les lois
d'amour, c'est-à-dire de la poésie.

Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette
théorie de l'amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier
l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence nous donnera
l'occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant
de voir l'application de ces principes non chez les grands troubadours,
où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un _poeta minor_ où ils
sont plus faciles à reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de
Barbezieux. Ce troubadour d'origine saintongeaise fut un homme célèbre
en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands
noms dans l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de
troubadours qui aient montré dans l'expression des sentiments amoureux
plus de charme et plus de grâce[11].

Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de témoignages directs pour
ces temps lointains; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or,
les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent
reproduites dans les «chansonniers» provençaux; et cela, non seulement
dans les manuscrits d'origine française, mais aussi dans les manuscrits
italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité d'antan suivant les idées du
jour, on peut dire qu'il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et
que sa gloire aurait dépassé nos frontières.

L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême,
une grâce qu'on n'obtient que de la pitié, par une patience robuste et à
toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre
troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel
de la doctrine.

     Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et
     attendre; car en peu de temps amour répare tous les maux qu'il
     a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux mourir après avoir
     obtenu ses faveurs que vivre le coeur joyeux, mais sans
     amour...

     Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m'aurez
     accordé une réparation pour la grande peine et la longue
     attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui vous plaît,
     il me convient de le supporter, et je m'efforce de souffrir
     sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre.

C'est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses
chansons. Il ne faut pas l'accuser de manquer d'invention; le cercle
d'idées où se meut son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut est
victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse.
Voici la traduction d'une autre de ses chansons où l'on retrouvera la
même doctrine.

     Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous je dirai
     la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, après
     avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se
     reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien
     trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ...
     Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l'avoir dépassée,
     ainsi Amour descendait (jadis) dans le coeur de ceux qui
     aimaient loyalement.

     Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s'agite de
     désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il s'envole et
     prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe et épie la
     jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent toutes les
     qualités; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi.

     Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense de nos
     souffrances nous sont données de belles joies; la souffrance
     amène le redressement de bien des torts et vient à bout des
     médisants. Ovide dit dans un de ses livres--et vous pouvez le
     croire--que par la souffrance on obtient les faveurs de
     l'amour: pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus
     riches; aussi souffrirai-je jusqu'à ce que j'obtienne une
     grâce.

     Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la
     beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me
     serait si profitable dans ma détresse? Car, semblable à celui
     qui brûle au feu d'enfer, et meurt de soif, sans joie et sans
     lumière, je vous demande grâce, dame.

Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été
le plus admirées; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits,
presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec
quelques autres dont nous allons citer les principales.

Elles sont d'un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient
d'être question. L'appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes
ordinaires traités par les troubadours, s'y exprime en termes touchants
et simples, parfois naïfs, ce qui, en l'espèce, est un charme de plus.
Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est
le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans souffle, à qui Amour
redonne la vie.

     Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand son
     lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en
     l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; ainsi ma
     chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma
     douleur.

     A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne étoile
     devrait bien revenir; Amour a trop longtemps sommeillé; il me
     donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder en même temps celui
     d'oser supplier; ah! que de grands honneurs m'ont ravis la
     timidité et la crainte!

     Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j'aurais eue!
     Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne
     m'oublie pas! Comme le marin qui ne peut s'échapper de sa nef
     naufragée qu'en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me
     relèverais si vous daigniez me porter secours.

     Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je
     m'irrite... car amour s'est divisé dans mon coeur en amour
     joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles qualités
     au milieu des ris et des pleurs.

     En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune n'y
     manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne saurait rien y
     ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes
     sans égale, mur, château et tour d'honneur, et fleur de beauté.

Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante; si, au
début, le poète se plaint avec quelque impatience de l'indifférence
d'Amour à son sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant,
serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que de sa pitié, de sa
«merci».

     Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je
     lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n'en obtiens aucune
     aide; la pitié seule peut me défendre contre ses armes; car je
     lui suis si soumis qu'il n'est joie ni paradis pour lesquels je
     voulusse échanger l'espoir et l'attente.

     Tout homme qui sert son seigneur de bon coeur et loyalement
     attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque
     bien. L'amour parfait doit apprendre cet usage; qu'il prenne
     garde que ses biens soient convenablement distribués, qu'il
     considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que
     personne ne le puisse blâmer.

     Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent
     les joies et un long repos suit le labeur; de grandes faveurs
     récompensent les longues souffrances subies sans plaintes;
     c'est ainsi qu'on suit d'amour les droits chemins; servez
     l'amour loyalement et sans le quitter: c'est par ce moyen qu'on
     l'obtient.

     Comme la tigresse devant un miroir[12], qui, pour admirer son
     beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je
     vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et ma douleur est
     moindre. Que personne n'essaie de deviner; je vous dirai
     sincèrement qui m'a conquis, si vous savez le reconnaître et le
     comprendre.

     Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches
     couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé droit au coeur
     la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas
     la joie avec un regard d'amour.

     Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon coeur;
     elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant,
     quand il se consume dans l'attente.

«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant d'autres troubadours
notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l'amour
obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des
qualités essentielles requises chez l'amant. Pendant cette période
d'attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le
talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait
être fatale à ce dernier; ce n'est pas la banale loyauté dans l'amour
qu'on exige de lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que
Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le rappelle à sa dame
dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement,
suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y déclare
son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente; sa dame est la
«maîtresse» qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait
son vassal.

     Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous
     surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre
     beauté, votre mérite et votre courtoisie.

     C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout
     coeur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit,
     n'ose s'écarter de sa route.

     Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je
     complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait avoir
     quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que
     le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a ni mensonge ni
     tromperie et vous n'y en trouverez jamais...

     Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai vue; mais
     quel fruit me revient-il si vous me trompez? A vous sera la
     faute, à moi est le dommage; comme vous en aurez une part (car
     tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui
     tient la seigneurie) vous devez m'en garantir, dame; car je
     suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez
     me traiter comme il est d'usage de les traiter.

Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende,
d'une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa
déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque
biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute
que lorsque les «amants sincères et loyaux», sa «dame» et la «Cour du
Puy» l'eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette «Cour du
Puy», car c'est ici une des allusions les plus formelles aux cours
d'amour que nous ayons dans la littérature provençale.

Raynouard a consacré une assez longue dissertation[13] à démontrer
l'existence de ces cours d'amour. Elle remonteraient aux origines de la
poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les
troubadours les plus anciens.

Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l'ouvrage d'André le
Chapelain (XIIIe siècle) sur l'_Art d'aimer_. Cet écrit contient en
effet un certain nombre d'arrêts prononcés par «le jugement des dames»
(_judicio dominarum_); il y est question de cours d'amour qui auraient
existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et
des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus; il y
en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au
château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu
était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles louanges, aornée
de nobles dames et de chevaliers du pays».

Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux.
Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes
citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y
avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit
l'éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et
autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d'ailleurs des
cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie.

Les jugements étaient rendus d'après un code poétique dont voici
quelques extraits: «Le mariage n'est pas une excuse légitime contre
l'amour.» «Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne ne peut avoir
deux attachements à la fois.» «Le véritable amant est toujours timide.»
«L'amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»

Les jugements rendus d'après ces principes ne manquent pas de piquant ni
d'originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse
Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants ou entre époux qu'existe la
plus grande affection, le plus vif attachement?» La réponse du tribunal
est la suivante: «L'attachement des époux et la tendre affection des
amants sont des sentiments de nature et de moeurs tout à fait
différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des
objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.»

Autre question: «Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son
époux, par l'effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande
avec instance son amour.» Voici le jugement de la vicomtesse de
Narbonne: «L'amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal,
s'ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas
réputé coupable, il est même honnête.»

Voici encore une question posée à l'un de ces tribunaux: «Un chevalier
divulgue des secrets amoureux; tous ceux qui composent la milice d'amour
(_in castris militantes amoris_) demandent souvent que de pareils délits
soient vengés, de peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» La
cour d'amour de Gascogne répond de la manière suivante: «Le coupable
sera désormais frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé et
méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame
a l'audace de violer ce statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de
toute honnête femme.»

Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout
à fait vraisemblable. Mais qu'ils aient jamais été rendus «en forme»
comme disent les juristes, c'est toute une autre question. Laissons
d'abord de côté les renseignements que Raynouard et d'autres, avant et
après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand
on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude
il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu'il a
recueillis en lisant les troubadours.

Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent leurs tensons en nommant
dans l'_envoi_ la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson
citée par Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs dit:
«Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale; j'envoie ma tenson à
Pierrefeu où la belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais pour
me juger, dit son partenaire, l'honoré château de Signe.» Le dernier
troubadour, Guiraut Riquier, demande qu'une dame assiste au jugement
d'une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour
juger la question sur laquelle ils sont en désaccord.

Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude des troubadours
d'envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les
protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs
poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n'avaient
en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage
immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de Barbezieux adressait
ses plaintes n'était autre chose qu'une «cour» de seigneurs et non de
justice. Aucun des textes que nous connaissons--et nous avons cité
quelques-uns des plus formels--n'autorise d'autre explication sur ce
point.

Et combien il serait étrange qu'une institution si importante ne nous
fût connue que par des allusions équivoques! La littérature provençale
n'est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes; elle est
assez abondante pour qu'une institution de ce genre, si elle avait
existé, n'y fût pas passée sous silence.

Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant
de crédit, il n'y a qu'une observation à faire, c'est que cet auteur ne
connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la
France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui,
surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu
des troubadours, c'étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu
près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on peut dire à sa décharge
c'est qu'il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de
Nostradamus.

Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour
particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse; il
n'y eut qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou plutôt
celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au
début du chapitre d'un code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait
aux lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu de tous,
profondément gravé au fond des coeurs. C'est à ses règles que se
conformaient les troubadours; il était un peu comme le code de la
chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le
besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code
et de tribunal autrement que par métaphore, c'est transporter dans un
passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes.

Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est
certain; et c'est probablement dans ces solennités que les troubadours
récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces
sociétés d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de
l'opinion publique; on verra en étudiant les grands troubadours, comment
il se conformèrent à ses lois.




CHAPITRE V

LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE

     Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
     «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
     Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la
     vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour
     auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse,
     Raimon V.--Originalité de Bernard de Ventadour.


Si nous avions à faire une histoire complète de la poésie des
troubadours, c'est par Guillaume, comte de Poitiers, qu'il faudrait la
commencer. Il y aurait long à dire et de sa vie, active, désordonnée,
quelquefois peu édifiante, et de son caractère joyeux, et de ses écrits,
mélange étrange de grossièreté et de délicatesse, où ne manquent ni les
pensées gracieuses ni les idées fines et subtiles, mais où domine en
somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée de marquer la place
qu'il occupe dans l'histoire de la littérature provençale et de
caractériser sa poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours
aussi intéressants et dont quelques-uns sont moins connus.

Un des plus originaux de cette première période est certainement le
troubadour Marcabrun. Il était originaire de Gascogne, et, si l'on en
croit la biographie, il eut une triste jeunesse. «On le trouva devant la
porte d'un homme riche et on ne sut jamais rien de sa naissance.» On
l'appelait, continue le biographe, _Pain perdu_ (_Pan perdut_). Diez
plaçait son activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus
vraisemblable de ne pas la faire remonter au delà de 1150. Il fut
l'élève du troubadour Cercamon[1], ainsi nommé parce qu'il avait passé
une partie de sa vie à courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa
conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour paraît se rattacher
au comte de Poitiers: on va voir comment son disciple s'en éloigne[2].

Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; parmi elles, il en est
plusieurs qui se distinguent par leur fraîcheur et leur sincérité; nous
avons déjà cité une de ses plus belles _romances_ et une jolie
pastourelle. Mais toute une partie de son oeuvre reste obscure; «nous en
comprenons à peine le quart» dit un critique. C'est qu'il est un des
premiers à employer ce genre de style obscur et recherché qui s'appelle
le _trobar clus_; c'est sa conception de la forme dans la haute poésie.

Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de l'amour. Un des
premiers représentants de cette poésie dont tout l'effort a pour ainsi
dire porté sur le développement unique de ce thème est un misogyne; on
doit à ce troubadour de la première période les satires les plus
violentes contre l'amour et contre les femmes. Étrange début et qui a
frappé non seulement les critiques modernes, mais aussi les troubadours
contemporains de Marcabrun.

«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, le fils de dame
Brune... je n'aimai jamais et ne fus jamais aimé.» Cette aversion pour
l'amour fut-elle causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire
avec un troubadour[3] qu'un enfant trouvé, comme Marcabrun, fût
incapable de sentir le charme de l'amour et fût indigne d'en goûter les
joies? Il semble qu'il y ait une autre explication plus plausible. La
conception de l'amour telle que commençaient à la créer les grands
troubadours, originaires du berceau de la poésie provençale (Limousin,
Poitou, Saintonge) n'était pas encore unanimement admise; et c'est une
originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun de traiter le
thème de l'amour dans un esprit tout opposé à celui de Guillaume de
Poitiers, son prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son
contemporain.

Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son temps, il entend
l'amour. «Famine, épidémie ni guerre, ne font tant de mal sur terre
comme l'amour... quand il vous verra dans la bière, son oeil ne se
mouillera pas.» Toute une série de comparaisons lui servent à mieux
rendre sa pensée: «Amour, là où il ne mord pas, lèche plus âprement
qu'un chat.» «Qui fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a
pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne sent pas plus que
celui qui se gratte jusqu'au moment où il s'écorche tout vif.» «Amour
pique plus doucement qu'une mouche, mais la guérison est bien plus
difficile.» «Amour est semblable à l'étincelle qui couve au feu sous la
suie et qui brûle la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui
est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, comme on voit, les
traits ordinaires des satires contre l'amour; mais ils sont présentés
ici avec une certaine vigueur et aussi avec quelque originalité dans les
comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'oeuvre de Marcabrun des satires
plus énergiques et plus vigoureuses encore, mais d'une crudité
intraduisible.

Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion et délicatesse de
ce sentiment, comme dans la strophe suivante: «Qui veut sans tromperie
donner l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de courtoisie, en
proscrire la félonie et le fol orgueil...» Il se plaint ailleurs des
troubadours médiocres qui, entre autres erreurs, mettent sur le même
pied le «faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour «pur et
parfait». L'amour ainsi entendu est le «sommet et la racine» de toute
joie, la sincérité fait sa force et sa «puissance s'étend sur de
nombreuses créatures».

Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver les accents justes et
sincères pour chanter non pas la passion vulgaire, mais l'amour ennobli
tel qu'il le conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours.
Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est encore par la conception
qu'il se fait de la courtoisie. Voici en quels termes il la définit et
comment il la comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait garder la
mesure... la mesure consiste à parler gentiment et la courtoisie
consiste à aimer... Ainsi l'homme sage devient supérieur et l'honnête
femme croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: _courtoisie_
et _mesure_, ce sont des qualités dont les troubadours font souvent
l'éloge; dans la société de leur temps leur union fait l'honnête homme,
comme on eût dit au XVIIe siècle.

La curieuse composition d'où nous tirons ces extraits ressemble peu,
quant au fond, à la plupart des autres poésies de Marcabrun. Elle est
une exception dans son oeuvre; il a surtout le tempérament d'un poète
satirique; il se distingue par la rudesse, la vigueur et la violence,
plutôt que par la délicatesse et la grâce; c'est en somme un sceptique
et un pessimiste.

Cette composition est intéressante par un autre côté. Elle est adressée
au troubadour Jaufre Rudel[4], qui se trouvait alors en Terre Sainte.

«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à Jaufre Rudel,
outre-mer; et je veux que les Français l'entendent pour réjouir leur
coeur.»

L'oeuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie sa pièce forme dans sa
brièveté un contraste saisissant avec celle de notre satirique. Nous ne
rappellerons pas ici la romanesque aventure dont Jaufre Rudel fut le
héros et la victime, mais nous nous en voudrions de ne pas donner
quelques extraits du peu de chansons qui nous restent de lui. Il ne
distingue pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y en a pour
lui qu'une sorte, la plus pure et la plus idéale; c'est celui dont il
brûla pour la dame qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais
voir, sauf, si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.

Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour personnifié: «Amour
de terre lointaine, pour vous j'ai le coeur tout triste; et je ne puis
trouver de remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais Dieu ne
forma de plus belle femme, ni chrétienne, ni juive, ni sarrasine, et
celui-là est bien nourri de manne, qui obtient quelque part de son
amour.»

La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont pleines d'allusions à cet
«amour lointain»; une est tout entière consacrée au développement de ce
thème; le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans chaque
strophe de sept vers; on dirait une sorte de refrain; l'impression
produite par ce procédé est remarquable.

     Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux
     d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je m'éloigne
     je me souviens d'un amour lointain. Je vais le coeur triste et
     la tête basse, si bien que chants ni fleur d'aubépine ne me
     plaisent pas plus que l'hiver glacé.

     Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet amour
     lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme plus belle ni
     meilleure; son mérite est si parfait que je voudrais, pour
     elle, vivre dans la misère, là-bas, au royaume des Sarrasins...

     Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour
     lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres
     sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des
     chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme il
     plaira à Dieu.

     Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour lointain;
     mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je souffre un double
     mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi ne suis-je pas
     là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux verraient le costume et
     le bâton!

     Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour
     lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au coeur, de voir
     bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si bien que
     chambre et jardin me paraissent constamment un palais.

     Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain dit la
     vérité; car nulle autre joie ne me plairait autant qu'une joie
     qui viendrait de cet amour de loin. Mais mes désirs sont
     irréalisables; car ma destinée est d'aimer sans être aimé[5].

On a pu remarquer dans cette pièce un mélange assez étrange de
sentiments amoureux et religieux. C'est Dieu qui a formé cet amour
lointain au fond du coeur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes
choses; c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation de son
rêve; le poète est un croyant, un fidèle qui voudrait aller en
pèlerinage en Terre Sainte (et il prit part sans doute à deux
croisades); Dieu exaucera ses voeux.

Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance au mysticisme
érotique, une certaine obscurité qui règne dans toute la pièce, ont même
fait croire à un critique contemporain que cet amour de terre lointaine
n'était autre qu'un amour mystique pour la mère de Dieu, pour la
Vierge[6]. La poésie courtoise se transforma en effet facilement en
poésie religieuse: nous verrons les étapes de cette évolution et plus
d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite en termes bien plus
équivoques que celle de Jaufre Rudel.

Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse dont il vient
d'être question; un des principaux est qu'à l'époque où a été écrite
cette pièce la transformation de la lyrique courtoise n'avait pas encore
commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle--cette pièce ayant été
composée sans doute avant 1150--pour voir le début de cette
transformation.

Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, c'est qu'elle nous
montre comment est née la légende dont le biographe provençal s'est fait
l'écho. Jaufre Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme
croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque qui se rencontre
dans la plupart de ses chansons, c'est-à-dire cet amour pour la plus
belle personne du monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra que
si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même pas, car sa destinée est
d'aimer sans être aimé. C'est du rapprochement d'un fait historique et
d'un élément romanesque qu'est née la légende. Mais on peut dire que le
poète a tout fait pour la créer, et elle est un indice bien curieux de
ce que nous appellerions la «mentalité» du temps.

Avec Bernard de Ventadour, contemporain de Marcabrun et de Jaufre Rudel,
nous arrivons à un des plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne
reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous ne rappellerons de sa
vie que ce qui est nécessaire pour l'intelligence de son oeuvre. Il se
distingue de la plupart des autres troubadours par la naïveté, par la
sincérité et la délicatesse des sentiments. Au milieu de cette
littérature un peu monotone qu'est l'ancienne littérature provençale ses
poésies sont un véritable charme.

Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a valu cette place à
part? La voici dans sa franchise naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne
sent pas au coeur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert de vivre
sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui aux autres?» Ce n'est pas le
lieu de disserter sur cette conception de la vie; il faudrait peut-être
bien la modifier un peu dans notre société contemporaine; et avec Victor
Hugo on pourrait demander, à côté de quelque «grand amour» quelque
«saint devoir». Sans insister sur la valeur de cette conception,
demandons-nous comment Bernard de Ventadour y a conformé sa vie.

On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres serviteurs du
château de Ventadour et que son châtelain avait fait son éducation
poétique. Il adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, à
Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. «Depuis que nous étions
tous deux enfants, dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour
redouble à chaque jour de l'année...[7]» Cette liaison poétique aurait
sans doute duré longtemps, conformément aux moeurs d'alors, si les
médisants n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. Èble
de Ventadour lui témoigna son mécontentement par sa froideur et Agnès
finit par lui demander de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait
pris d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir de son amour
l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il peut-être, après quelque
temps, voir s'affaiblir le ressentiment de son maître et revenir auprès
de celle qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte et
forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir renoncé à l'espoir du
retour, si on en juge par le début de la chanson suivante. Il y exprime
en termes enthousiastes la joie que lui cause son amour; on remarquera
en même temps les curieux conseils et les étranges consolations qu'il
donne à sa dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.

     Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je vois le
     temps clair et serein, quand le doux chant des oiseaux dans le
     bois m'adoucit le coeur et me ranime, puisque les oiseaux
     chantent à leur manière, moi qui ai plus de joie qu'eux en mon
     coeur, je dois bien chanter, car tous mes jours sont joie et
     chant, et je ne pense à nulle autre chose.

Voici la strophe la plus curieuse.

     Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon coeur vous
     voit; ne vous affligez pas plus que je ne m'afflige, car je
     sais qu'on vous surveille à cause de moi; et si le mari vous
     bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas le coeur. S'il vous
     cause du chagrin, causez-lui-en aussi et qu'avec vous il ne
     gagne pas le bien pour le mal.

Admirons en passant la légèreté avec laquelle le troubadour supporte
les... malheurs d'autrui. La strophe suivante est d'un ton plus relevé.

     Celle du monde que j'aime le plus, de tout coeur et de bonne
     foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, qu'elle écoute
     et retienne mes paroles; si on meurt par excès d'amour, j'en
     mourrai, car en mon coeur je lui porte un amour si parfait et
     si naturel que tout amour, le plus loyal du monde, est faux en
     comparaison du mien[8].

Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé dans son espoir; la
chanson suivante exprime la mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays
natal.

     Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, puisque
     ma dame ne m'aime plus... Elle me montre un visage irrité parce
     que je mets mon bonheur à l'aimer; voilà la seule cause de sa
     colère et de ses plaintes.

     Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne
     s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, je
     me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus (de
     ma folie) que quand je fus au milieu des flammes qui me brûlent
     plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans
     les liens de cet amour que je ne puis secouer ses chaînes.

     Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car
     ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle,
     blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait semblable à mon
     idéal; je ne puis en dire aucun défaut...

Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse qui l'attache à elle.

     Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours
     son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que
     cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser son coeur sans
     le tuer[9].

Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours le Limousin. Il
se rendit à la cour d'Éléonore d'Aquitaine, duchesse de Normandie.
Éléonore était la petite-fille du premier troubadour Guillaume de
Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère gai et enjoué, un
grand amour pour la poésie, beaucoup de sympathie pour les poètes et
aussi une légèreté de moeurs qui devint vite proverbiale. Elle fut pour
toutes ces causes chantée des troubadours et des ménestrels. Divorcée
d'avec le roi de France Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à
Henri, duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre quelques années
après.

Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa
pendant cette deuxième période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne
connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait
Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il
semble que dans les chansons de cette période il se montre plus réservé
et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié que la duchesse de
Normandie lui témoigne.

Voici une des chansons qu'il a composées en son honneur.

     Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille,
     avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache,
     il me plaît qu'on entende mon chant: je suis resté plus de deux
     ans sans chanter, il faut que je répare (cette négligence).

     Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant d'orgueil:
     car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me
     répondre un seul mot. Mon sot désir cause ma mort; car il
     s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer
     qu'amour le lui rende.

     Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense bien
     qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) et
     me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous
     nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous,
     s'il arrive quelque mal à votre homme-lige.

     Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au coeur la volonté
     de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun bien,
     tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets à
     sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir.

     Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir près
     d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses souliers
     bien «chaussants», à genoux et humblement, s'il lui plaît de me
     tendre son pied.

     Le _vers_ est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été
     écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et
     sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m'attire
     vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!

     Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant
     que l'hiver nous surprenne[10].

Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la
chevalerie apparaît dans plusieurs passages de cette chanson. Le poète
est à la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle
voudra. Au point de vue du droit féodal si le vassal subit quelque
dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de
Ventadour est un des premiers à rappeler ce principe et d'autres
troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu noter la strophe où
il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, à genoux;
c'est encore un trait de moeurs chevaleresques.

Cette chanson est une des rares poésies de Bernard de Ventadour qui
contienne quelques allusions à sa vie. Ordinairement elles ne renferment
aucun trait qui permette de reconnaître à qui elles sont adressées. De
plus Bernard de Ventadour emploie plusieurs pseudonymes pour désigner sa
dame, l'appelant tantôt _Belle-Vue_ (il s'agit d'Agnès de Montluçon),
tantôt _Confort_, _Aimant_ ou _Tristan_. Cette discrétion contribue à
rendre assez obscure l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement
qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa dame lui témoigne de la
froideur--plainte ordinaire des troubadours et que nous retrouverons
chez lui--et que son chant est composé «au delà de la terre normande et
de la mer profonde». La pièce aurait-elle été composée en Angleterre?
Peut-être; Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares
troubadours--le seul probablement--qui auraient visité ce pays[11].

Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite comme celle-ci loin de
la cour de la reine ou, tout au moins, pendant une absence d'Éléonore.
Il y exprime son amour avec une sincérité touchante, relevée çà et là
par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y notera au passage l'éloge
de la _mesure_, qualité hautement prisée des troubadours.

     J'ai le coeur si plein de joie que tout me paraît changer de
     nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs
     blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie croît
     mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'élance et s'élève et
     mon mérite grandit. Car j'ai au coeur tant d'amour, de joie et
     de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la
     neige m'apparaît comme un tapis de verdure.

     Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me protège
     contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte et ne
     garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveillé depuis
     que j'ai recherché l'amour de la plus belle...

     J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je
     suis balancé comme le navire sur l'onde.

     Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent.
     D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas
     d'aussi grande d'Iseut la blonde.

     Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et venir dans
     la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre
     amant a bien peur que son coeur ne se fonde, si ce tourment
     dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie...

     Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense autant.
     J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt qu'on en
     parle je me retourne et mon visage s'éclaire de joie: je suis
     alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si
     parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus
     de saveur.

     Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma
     douleur, mon martyre[12].

Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique nuirait à la
tranquillité de notre troubadour. Après quelques années de séjour auprès
d'Éléonore il fut obligé de partir--et probablement pour les mêmes
raisons qui l'avaient fait quitter quelques années auparavant le château
de Ventadour. Les médisants[13], dont il se plaignit toute sa vie,
eurent sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du moins ce
que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y
loue avec l'exagération habituelle des troubadours la beauté et les
charmes de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter--et il y
exprime ses sentiments amoureux avec sa grâce et aussi son afféterie
coutumières.

     Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis
     endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme pleine de
     rêves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie
     d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants.

     Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire
     entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de
     la mienne. Tel se vante de la sienne et croit être riche et
     supérieur en amour parfait qui n'en a pas la moitié comme moi.

     Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et bien
     fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et qui sait si
     bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire
     toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie et de
     distinction.

     Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours
     prêt à votre service--je suis votre chevalier par serment; vous
     êtes ma première joie et vous serez la dernière, tant que ma
     vie durera.


     Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment
     l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin;
     sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la
     pensée, qui me rappelle sa beauté.

     Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous
     reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce,
     faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand
     je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au
     milieu des dames et des chevaliers[14].

Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée? On
dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de
«viatique». Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la joie qu'il
sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux
milieux où il va passer sa vie.

Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant sa cour il vint à
celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains
les plus puissants du Sud de la France; ses possessions s'étendaient
jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient
leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit
aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte[15]
qu'en 1174 le roi Henri II d'Angleterre convoqua une réunion de grands
seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi
d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l'occasion de
dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de
Provence, le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à
ses chevaliers. Un autre seigneur fit labourer un champ et y sema trente
mille sols; un troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit
préparer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire; les
autres folies de ce genre n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont
là des récits légendaires du moyen âge avec leur exagération habituelle;
mais légende et exagération ne sont peut-être que des déformations de la
vérité et le chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.

Nous ne savons rien de l'activité poétique de Bernard de Ventadour à la
cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux
troubadours[16]: il dut y connaître en particulier Peire Rogier, Peire
Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui après avoir vécu auprès du
roi d'Aragon revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être y
connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup
d'autres. Il était alors en pleine gloire et bien supérieur à tous ses
rivaux. Mais pour nous cette période de sa vie est la plus obscure, à
cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons.

C'est sans doute pendant son séjour auprès de Raimond V de Toulouse
qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de
Narbonne[17]. Cette princesse, qui administra sa vicomté pendant plus de
cinquante ans (1142-1193) et qui se distingua par des qualités
politiques et même militaires de premier ordre, avait réuni autour
d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. Elle eut même son
poète attitré, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu à
Narbonne, s'éprit d'elle et resta à sa cour jusqu'à ce que «les
médisants» ayant répandu des bruits malveillants sur son compte l'eurent
obligé à partir.

Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, se plaint lui aussi que
les «médisants» l'aient perdu auprès de sa dame: est-ce de la duchesse
de Normandie qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour plusieurs
raisons: mais ici encore, à cause de la discrétion habituelle de Bernard
de Ventadour, et même à cause des habitudes générales des troubadours,
qui cachaient avec soin le nom de leur dame, nous sommes réduits aux
conjectures. Voici la chanson qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui
ne saurait être une autre personne qu'Ermengarde.

     J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entrée au
     coeur; elle allège les soucis et les chagrins qui me viennent
     d'amour...

     Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas vers la
     joie et l'amour son coeur et ses désirs; car la nature déborde
     de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et
     vergers, vallées, plaines et bois.

     Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais
     la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... Ne me
     tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.

     Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a
     trahi; mais elle est trahie à son tour et cueille le rameau
     avec lequel elle se bat elle-même...

     Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son
     coeur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais
     bien fou de la servir; car un service qui n'est pas récompensé
     et une attente bretonne font du seigneur un écuyer.

     Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte mauvais
     message; sans les médisants, j'aurais joui de son amour; c'est
     folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me
     pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui m'en ont fait dire
     du mal[18].

Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse jusqu'à la mort de ce
dernier (1194). Bernard était à ce moment-là un homme âgé, car ses
premières poésies datent d'avant 1150. A la mort du comte il se retira
dans une abbaye célèbre de son pays natal, l'abbaye de Dalon, où il
mourut. Notre poète connut la gloire; ses poésies se trouvent dans la
plupart des «chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies qui
renferment les poésies des troubadours. Il est souvent cité par les
troubadours suivants qui lui empruntent de nombreux passages. Un grand
poète contemporain, Carducci, lui a consacré une étude intitulée:
_Bernard de Ventadour, un poète de l'amour au XIIe siècle_[19].

C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu poète
et il ne conçoit pas d'autre inspiration poétique que celle qui lui
vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un développement de
ce thème; nous en citerons un simple extrait en terminant.

     La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne vient du
     fond du coeur--mais elle ne peut venir de cette source que s'il
     y règne un parfait amour--c'est pour cette raison que mes
     chants sont supérieurs à ceux des autres; car la joie d'amour
     remplit tout mon être, bouche, yeux, coeur et sentiment.

     Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; quand je ne
     devrais rien posséder, quand chaque jour m'apporterait de
     nouveaux maux, j'aurai toujours le coeur prêt à l'amour.

     Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela ne lui
     cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours
     vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour...

     L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à avoir
     mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont pas
     semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à l'amour ce
     qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui plaît pas[20].

     Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que
     les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux vers
     l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; j'ai mis en
     lui mon corps et mon coeur, mon savoir et mon intelligence, ma
     force et mon espoir; je suis tellement entraîné vers l'amour
     que rien plus au monde ne m'intéresse[21].

Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; aussi bien on les
retrouve partout dans l'oeuvre de notre poète.

Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprimé le pouvoir
ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble
passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement
il était difficile de varier à l'infini le développement de ce thème; on
l'épuisa de bonne heure et il y eut--trop tôt pour la poésie
provençale--trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de
cette théorie.

Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le XIIIe siècle,
n'apparaît guère encore chez Bernard de Ventadour. Sans doute les yeux
exercés peuvent y reconnaître des germes de caducité et de décadence,
mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, une finesse
apprêtée et maniérée dont malheureusement le charme disparaît dans la
traduction; une imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur
de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve pas souvent dans la poésie
provençale. Il n'est pas jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont
pourtant la partie conventionnelle) qui ne se distinguent par la
fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a vu «l'alouette mouvoir
de joie ses ailes vers le soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir
sous les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce et une
poésie toutes naïves les sentiments que fait naître en lui le contraste
entre l'aspect de la nature et l'état de son coeur. Quand ce coeur est à
la joie, peu lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est alors
un printemps et la neige lui rappelle les fleurs blanches du mois de
mai; quand le pâle soleil d'hiver est caché, «une clarté d'amour
ensoleille son coeur». Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui
d'amour»; mais si son coeur est à la tristesse, ce même chant n'a plus
de charmes: «moi qui aimais chanter, je meurs de tristesse et d'ennui,
quand j'entends joie et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a
inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons le trait
suivant: «car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout,
prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois».

Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont moins profonds ou
moins éclatants que ceux auxquels nous ont habitués les poètes
contemporains; mais ils proviennent de la même source: du coeur plutôt
que de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception de la
vie, son imagination naïve et gracieuse, tout contribue à donner à
Bernard de Ventadour une place privilégiée dans la littérature
provençale.




CHAPITRE VI

LA PÉRIODE CLASSIQUE

     La période «classique».--Arnaut de Mareuil; tendance à la
     poésie morale et didactique.--Giraut de Bornelh.--Sa
     manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaut
     Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le
     sirventés politique; la poésie de la guerre.


Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires du Sud-Ouest de la
France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge,
Bernard de Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à la
contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent les troubadours suivants:
Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born.
Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un
groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux
premiers se rattachent à lui par leur conception de l'amour; Arnaut
Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style
obscur et de la rime difficile; Bertran de Born enfin introduit
définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont
vécu à la même époque (deuxième moitié du XIIe siècle et en partie début
du XIIIe); ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord;
la nature les a pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les
séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois
autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce
que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la
période suivante, des troubadours aussi brillants; il n'y en a pas, sauf
peut-être une exception, de supérieurs.

Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite
naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse; mais il quitta bientôt cette
condition pour courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie
provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du
comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers.» Il avait de
précieux talents de société: «il chantait bien et lisait de même»; de
plus il était très «avenant de sa personne et la vicomtesse l'honorait
et l'estimait beaucoup». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons;
mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu'il
n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la vicomtesse accepta ses
hommages, elle lui fit donner de beaux habits--chose très importante
selon les moeurs du temps--et lui accorda la permission de composer des
vers en son honneur.

Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival
redoutable en la personne d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la
vicomtesse et qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait à son
poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara d'Arnaut de Mareuil, et il
s'en vint triste et «dolent» auprès du seigneur de Montpellier. C'est
sans doute là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies
lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont presque toutes trait à l'amour,
elles renferment peu d'allusions à la vie de leur auteur.

Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle de Bernard de
Ventadour; et il l'exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a
moins d'imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins
poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque qu'on est souvent
surpris et charmé de trouver chez Bernard; mais il a la même sincérité
un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette
poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la
prétention d'être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il,
affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde; je leur
sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car ainsi mes vers
passent tranquillement au milieu de leurs vantardises»; moi seul, vous
et amour, continue-t-il, connaissons notre serment[1].

S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était tenté de l'oublier,
un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager
n'est autre que le coeur du poète qui par fiction est resté auprès de sa
dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse épître; c'est un
genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de
Mareuil: genre un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux mains
des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de Mareuil, malgré un excès de
recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester
comme modèle du genre.

     Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir;
     mais mon coeur est resté près de vous, depuis le jour où je
     vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est nuit et jour
     près de vous, où que vous soyez; nuit et jour il vous
     courtise... quand je pense à autre chose, il me vient de vous
     un courtois message, porté par mon coeur qui est votre
     hôte[2]...

Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que ce coeur; il rappelle au
poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame,
mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace
Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux
de ses contemporains, l'idéal de la beauté féminine. Le gentil messager
qu'est mon coeur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux,
votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu'un lys, vos
beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches
couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est
l'image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La
femme ainsi décrite ressemble comme une soeur à ces miniatures qui
ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par
exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents
blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien
fait forment les principaux éléments de leur beauté; et, à comparer
plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer
sans peine que nos aïeux n'eurent pas trop mauvais goût[3].

Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur le poète par cette
vision; il s'incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays
où est sa dame. N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont
inventé le culte de la femme? Nous n'aurons pas à nous étonner de la
transformation qui changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour
mystique.

Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition: «Quand
je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je
ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant...» Il
y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire
splendeur verbale:

    Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.

Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale
l'épître amoureuse; mais ce genre eut peu de succès. Il n'en fut pas de
même d'un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné
aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre
d'_enseignement_, une sorte de petit poème didactique et moral qui
contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout
sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque.

Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie,
l'honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot
sur l'ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses
contemporains l'homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans
les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les
chevaliers.

Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de
qualités: il en est de vaillants, de courtois, d'aimables; ils savent se
présenter dans les cours, connaissent l'art de courtiser les dames,
savent danser et dire des choses aimables.

Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: par leurs sentiments
religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par
les belles actions et par leur talent de parole.

Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez
variées; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la
générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales;
l'ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez
bien l'idéal du parfait «honnête homme» du temps. Idéal assez relevé par
certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de
société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre
qualité y occupait une place éminente: c'était l'art de donner, de faire
des libéralités, des largesses; la prodigalité, la magnificence, sont
des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité.
C'est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c'est par
elles qu'elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant
trop insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de
discrétion.

Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les
qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières,
parler agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient parfaitement
la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est le savoir et la
connaissance».

Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes savantes; le savoir et
la connaissance ne représentent pas autre chose que l'ensemble des
qualités de l'esprit et du coeur. C'est avec Arnaut de Mareuil et Giraut
de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours.
Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe
dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale;
c'est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation.

Giraut de Bornelh[4] était le compatriote et le contemporain d'Arnaut de
Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante.
Et il eut de son temps une réputation si grande qu'on l'appela le
«Maître des Troubadours». Nous savons peu de chose sur sa vie; la
plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont
consacrées à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions
historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut assez longtemps en
Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du
roi d'Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît
s'étendre de 1175 à 1220.

S'il a de l'amour la même conception que les troubadours de son temps,
plus d'une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui
fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux
poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière.

     J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour qui tient
     mon coeur dans sa fidélité. L'autre jour je vins en un verger,
     radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux;
     comme j'étais dans ce beau jardin, m'apparut la belle fleur de
     lys; elle s'empara de mon coeur et de mes yeux; si bien que
     depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d'autres que
     celle que j'aime.

     Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure.
     Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas
     où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si gracieusement
     conquis est la fleur de toutes les femmes; elle est aimable,
     bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions,
     agréable dans ses entretiens.

     Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car tout le
     monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur que les
     médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant
     de gens jaloux de l'amour des autres que je crains de laisser
     deviner notre amour...

     Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et quelle
     folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» Mais moi,
     même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu'à celle
     que mon coeur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays
     où elle habite et je parle constamment en mon coeur de celle à
     qui mon coeur s'est donné.[5]

       *       *       *       *       *

     Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, tant j'ai
     le coeur morne et triste. Et cependant je m'étonne qu'Avril ne
     m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire ma joie
     redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent ni la fleur ni les
     forêts qui pendent aux rameaux.

     Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de tristesse.
     Ah! s'ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici
     que là-bas un grand palais! Leurs entretiens me sont une peine
     et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux
     dans ma contrée.

     Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme s'exile dans sa
     propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi! et le retour
     dans ma patrie m'est une si grande peine! Plus ma renommée
     augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte
     redoublent chaque fois[6].

Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c'est une
tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour
ainsi dire, s'adresse les questions et se fait les réponses; le
monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure
dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une
impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est
grand et l'abus facile. Ce procédé n'est vraiment dramatique que quand
la passion s'exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans
les monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette sorte de
conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme
un reflet de la vie du coeur. On sent trop souvent chez Giraut de
Bornelh, que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans l'emploi de
ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.

Voici le début d'une chanson composée sous forme dialoguée.

     Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je veux
     chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui m'a vaincu?
     Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il m'en vient. Alors
     pourquoi suis-je triste et mélancolique? Pourquoi? Je ne
     saurais le dire.

     J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma
     dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais pareil
     malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un amant. Non?
     Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? Non. Suis-je un
     amant? Oui, de celle qui me permettrait de l'aimer.

     J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie ni aucun
     secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus belle qui soit
     au monde. Aucune joie? Non, aucune... Comment? N'ai-je pas reçu
     assez de bien et d'honneur de ma dame? Si, mais elle en a
     retenu davantage...[7].

Voici encore le début d'une chanson tout entière en style dialogué. Ici
le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur.

     Hélas! je meurs!--Qu'as-tu, ami?--Je suis perdu.--Et
     pourquoi?--C'est que j'ai jeté mes regards sur celle qui me fit
     si belle impression.--Est-ce pour cela que tu as le coeur
     dolent?--Oui.--Ton amour est-il si grand?--Oui, plus (que je ne
     saurais dire).--Es-tu donc si près de la mort?--Oui, très
     près.--Mais pourquoi te laisses-tu mourir?--Parce que j'aime
     trop et que je suis trop timide.--Ne lui as-tu rien
     demandé?--Moi? par Dieu, non.--Mais pourquoi te plains-tu si
     fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments?--C'est que
     j'ai peur.--De quoi?--De son amour qui me tient en si grand
     émoi.--Tu as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter
     son amour?--Non, mais je n'ose m'enhardir.--Tu pourrais bien
     souffrir longtemps.

     --Seigneur, quel conseil me donnez-vous?--Un bon conseil et
     courtois.--Dites.--Va vite devant elle et demande lui son
     amour.--Et si elle le prend mal?--Ne t'en préoccupe pas.--Et si
     elle me fait quelque méchante réponse?--Supporte-le; à la
     patience appartient toujours la victoire.--Et si le «jaloux»
     (le mari) s'en aperçoit?--Alors vous agirez avec plus de ruse.

     --«Nous» agirons?--Sans doute.--Pourvu qu'elle veuille.--Elle
     voudra.--Comment?--Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses
     parler[8].

Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent
d'être appelé par Dante le poète de la «droiture». Le grand poète
italien était sensible à d'autres côtés de son talent[9].

Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute.
Le retour de la belle saison ne suffit pas à l'inspirer; le thème est
déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des
causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons[10] un songe
étrange: un épervier sauvage était venu se poser sur son poing; il était
d'abord farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique ce
songe à un ami qui lui dit que c'était là le présage d'un grand amour.
«Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et
venir.» Un grand amour, c'était le secret de son enthousiasme, de son
inspiration lyrique.

Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est,
parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents
représentants de la poésie morale. Il semble que son oeuvre appartienne
à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous
que cette poésie est essentiellement «courtoise», elle vit des
sentiments chevaleresques; les moindres changements dans les moeurs du
temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été
témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui
s'est produite dès la fin du XIIe siècle. «Autrefois, dit-il, on aimait
les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais.» «Où sont passés
les jongleurs que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu de gentils
petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours
pour faire l'éloge des dames; ils n'osent parler maintenant[11].»

Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés
vers la poésie et la joie; leurs instincts grossiers ont repris le
dessus; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori.
Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh.
Il en aurait été victime, si l'on en croit la biographie: car le vicomte
de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses
livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces
violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité
de l'inspiration.

C'est la même sincérité qui règne dans les «sirventés» consacrés aux
croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies,
c'est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans
les poésies de ce genre c'est une élévation de pensée et une noblesse
par lesquelles il mérite bien l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de
la droiture».

Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé
plusieurs pièces en «style obscur»; mais il abandonna bientôt ce genre
faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu'il
composa avec un troubadour peu connu[12]. Les raisons du défenseur du
style obscur peuvent se résumer en une seule: la poésie est un art trop
relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi Giraut de Bornelh
répondit avec esprit et bon sens: «chacun ses goûts, on aime mieux les
chants que l'on entend, et après tout l'on écrit pour être compris».

Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu
hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer
à Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien
au-dessus de Giraut de Bornelh. «Il fut, dit-il, le plus grand artiste
dans sa langue maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa
tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh
lui est supérieur. Ils jugent d'après la renommée, mais non d'après la
vérité; et ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir observé
l'art et la raison[13].» Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans
l'histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande
que celle qu'il mérite.

Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands
troubadours étudiés jusqu'ici. C'était un chevalier de Ribérac, en
Périgord; il se serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il
abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses
hommages à une dame de Gascogne et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il
aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi
d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l'anecdote suivante.

Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard de trouver de
meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi
Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un
laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement
irrité contre son impudent rival que l'inspiration lui faisait
totalement défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson
et il passa les derniers jours à la chanter et à l'apprendre par coeur.
Arnaut Daniel l'ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du
jugement venu, il demanda à chanter le premier; puis il récita
simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le
roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté
d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux
concurrents leurs chevaux qu'ils avaient donnés en gage[14].

L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire,
la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est
le poète des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. Il choisit,
parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout
des vers n'est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des
idées plus nette.

Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe
mais d'une strophe à l'autre. Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante,
qui l'a imité, l'inventeur de la «sextine», où les six rimes enjambent,
suivant un certain ordre, de l'une à l'autre des six strophes.

Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que
nous ne pouvons énumérer ici n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on
appelait le «style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». Les jeux de
mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour
dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur
sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons
nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas suffi à produire la bonne
obscurité que l'on cherchait, on laissait aller la pensée à l'aventure;
et l'ensemble de ce «beau désordre» était sans doute un «produit de
l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette conception qu'Arnaut
Daniel devait le meilleur de sa réputation. C'est pour avoir exprimé ses
pensées sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le chantre de
l'amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l'amour et de la
poésie[15].

On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs de donner par une
traduction une idée de la manière d'Arnaut Daniel. Tout le charme--en
nous plaçant à son point de vue--disparaîtrait: ce serait une trahison.
Voici cependant quelques extraits d'une des rares poésies qui ne soient
pas inintelligibles; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les
chansons de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la seule à propos de
laquelle le nom du représentant du «style clair» que fut Bernard de
Ventadour puisse être évoqué,

     Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le
     froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du
     doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait...

     Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un nouvel
     amour me fait reverdir le coeur; je ne frissonne pas de froid,
     car amour me couvre et me cache, c'est lui qui me donne ma
     valeur et me guide.

     La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui
     est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me blâme,
     car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.

     Je ne veux pas que mon coeur se mêle d'un autre amour... ni
     qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y ait
     femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble[16].

Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; c'est en «Enfer» qu'il
rencontre Bertran de Born.

     Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans plus de
     preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je vis et il me
     semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme
     marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait
     sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de
     lanterne, et cette tête nous regardait et disait: «Hélas!» De
     lui-même il se faisait lumière; et ils étaient deux en un et un
     seul en deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les
     bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à
     nous; et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi
     qui, vivant, visites les morts; vois si aucun supplice
     ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut,
     sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi
     (d'Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre
     l'autre le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide
     en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division
     entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête
     séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe en
     moi la peine du talion.»

Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur
le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des
autres grands troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible supplice
qu'il souffre aux enfers est mérité[17].

Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, en Périgord. Ce
château «était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom
qu'on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce n'était
pas le centre d'une seigneurie de grande importance[18]».

Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le
Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. C'est
par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut
de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence profonde qui
sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction,
qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le
chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons
amoureuses; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de
Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans
conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des
troubadours avait besoin de passer par cette école; elle y a gagné une
fermeté et une vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.

Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un
livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui
est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.

Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore
d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant
eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et
notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment
l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre.

Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande
déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité
qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la
folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on
donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et
Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II[19], n'avait
daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour
digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie;
une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie
d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans
faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la
conversation de la Saxonne m'en ont préservé.»

Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on
appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard
Coeur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la
révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi
hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.

     Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai
     envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau
     et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force
     la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne
     possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches.

Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la
lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le
souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.

     Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je
     chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons,
     quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la
     terre.

Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet
événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes
funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des
troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de
quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet.

     Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les
     douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus
     dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient
     tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans
     la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde
     obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et
     de tristesse.

     Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats
     courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont
     trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le
     jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient
     avares...

     Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé
     au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui
     fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi
     anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût
     plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants
     que deuil et tristesse.

     Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous
     sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut,
     demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner
     au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le
     mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où
     il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse.

Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son
château d'Hautefort par Richard Coeur de Lion. Il se défendit mollement
et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses
biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur
raconte ainsi.

     Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente
     du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit:
     «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez
     eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble
     qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.--Sire, dit
     Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la
     vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de
     l'avoir complètement perdu maintenant.--Sire, dit Bertran, je
     l'ai perdu, en effet.--Et comment?» dit le roi.--«Sire, dit
     Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est
     mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le
     roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils,
     sentit l'émotion lui étreindre le coeur, et le coup fut si fort
     qu'il se trouva mal.

     Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en
     pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir
     perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme
     au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui,
     non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends
     vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes
     bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que
     vous avez éprouvés.»

Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation,
quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born.

Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié;
cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils,
Richard Coeur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr,
je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les
ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et
puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon coeur a faibli; autrement
je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous
pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie:
«il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux»
dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout
au début du XIIIe siècle.

Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de
Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi
ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement
dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et
elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran
de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère
Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon,
Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier
poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine
de poète indépendant et redresseur de torts.

Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette
impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de
notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il
prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain,
Richard Coeur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir
son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques
morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II
d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui
ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir
de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les
cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a
rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne
croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie
l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en
venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains
peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus
accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la
guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit
Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas
pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée
limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.

Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les
profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le
gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la
même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières,
gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs... on prendra leurs
biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller
tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte... celui-là sera riche
qui voudra étendre la main.»

C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un
éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot
est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la
poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus
brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge.

     Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître
     feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui
     emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à
     voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une
     grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et
     chevaux armés.

     J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui
     emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande
     masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux
     assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur
     le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux
     solides et serrés...

     Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre
     masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous
     verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des
     morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de
     l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car
     il vaut mieux être mort que vaincu.

     Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me
     plaisent autant que le cri de guerre: _à eux!_ et le
     hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de
     leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: _à l'aide!_
     _à l'aide!_ de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans
     les fossés et de contempler les morts qui portent encore au
     flanc le tronçon des lances avec leurs flammes[20].

Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du
même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé
«l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les
troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude
entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les
chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que
naît, en partie, l'intérêt de l'oeuvre de Bertran de Born. Il forme une
exception parmi les troubadours.

Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et
virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho
des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la
retrouverons pas dans la littérature provençale.




CHAPITRE VII

LA PÉRIODE CLASSIQUE (_Suite_)

     Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des
     poétesses provençales et de la comtesse de Die en
     particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le
     message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie
     originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse
     et les hérétiques albigeois


Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours
originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là--on s'en souvient--que
se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que
sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler
classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de
pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.

Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à
la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands
troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre
purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que
Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die.
L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173.

Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur,
maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son
dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se
contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des
artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses
sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses
poésies--presque toutes consacrées à l'amour--justifie cette première
impression.

Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y
attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il
proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans
le début de la chanson suivante:

     Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni
     pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni pour le retour
     de l'herbe verte dans les prairies; je ne chante et je n'ai
     jamais chanté pour nulle autre joie; mais je chante pour la
     dame que j'aime, car elle est la plus belle du monde.

     J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime la
     plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui serai
     fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune autre mon
     amour[1]...

Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature
provençale. Nulle part on ne sent dans l'oeuvre de Raimbaut d'Orange la
sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on
éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en
vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il
connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses
rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade
en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le
talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au
prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas
les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire
et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement
qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus
heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de
joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous
mes parents vivraient joyeusement sans manger[2].»

Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie
passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire.
Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange
c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir
eu pour lui un amour sincère et profond.

C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la
comtesse de Die[3].

Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un
précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la
louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par
une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le
«style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles
aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur
était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de
douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours
écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses
provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de
l'inspiration.

Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa
naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se
développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die--au
nombre de cinq--nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile
de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre
poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour
que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous
restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte
d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se
rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine
recherche--plus sensible dans l'original que dans la traduction--et qui
consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux
fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté
et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.

     Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me
     vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je
     suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient
     qu'il le soit avec moi...

     Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus
     vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande
     joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque
     médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi;
     car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même.

     La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour
     en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa
     vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime
     ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son
     amour qu'avec sympathie...

     Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et
     je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour[4].

On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de
l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé
doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces
principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et
non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec
respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens
dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en
répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le
fragment de chanson suivant.

     L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement;
     et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants
     truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient
     pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie... Ces gens-là
     sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au
     soleil ses rayons[5].

Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des
médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la
brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y
contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette
seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux.

     Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement
     celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour
     parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni
     pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée et trahie
     comme si j'étais coupable envers lui.

     Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers
     vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que
     Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je
     vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant,
     pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous
     montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions?

     Je suis bien étonnée, ami, que votre coeur soit si dur, et j'ai
     sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme
     vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel fut le
     commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour
     rien dans notre séparation...

     Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma
     beauté et plus encore à mon coeur si parfait; c'est pourquoi je
     vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux
     savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur
     et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux
     que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à
     beaucoup de gens[6].

Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce
plainte d'un coeur blessé, et d'un coeur délicat. «Quand je veux
chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je
soupire... et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon coeur.» C'est
l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de
la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le
«meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu.

On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin
privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un
autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie
et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera
question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région,
Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne[7].

Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et
aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité
poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa
biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait
du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais
ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre
d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand.

     Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa
     personne... Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut
     au delà des montagnes[8].

     Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les
     nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur
     troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... Il
     était très fier de son talent et méprisait les autres
     troubadours... Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit
     pénitence avant de mourir.

Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière
ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps
le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine,
pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas
tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son
mérite.»

Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref,
ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi,
dit-il, ne furent écrits de _vers_ parfaits.» Par cette vantardise il
appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur
ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre
d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les
tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout,
pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas
sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des
représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a
quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de
ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception.

Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec
éclat dans une curieuse composition[9] qui est le premier essai de
satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y
cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à
mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général,
quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un
écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour
ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.

La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des
troubadours. Une de leurs habitudes--presque une nécessité--était de
courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité.
Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour
de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait,
dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des
veuves et des orphelins, le justicier des peuples[10]». Mais ce
n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche
n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner
largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs
castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une
vertu chevaleresque.

Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour
d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de
Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de
la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde
moitié du XIIe siècle.

Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies
religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une
dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart
des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont
les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne
lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son
éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans
personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans
la période classique, encore près des origines.

Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce
fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale
d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et
voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le
principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé.

     «Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes
     sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me
     les fasse connaître ici..., et que d'aucune manière elle ne te
     garde auprès d'elle...»

     L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle
     règne; il part de bon coeur et sans crainte jusqu'à ce qu'il
     l'ait trouvée.

     Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se
     mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le
     soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il
     pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles
     qu'elle daigne ouïr.

     «Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre
     pouvoir pour chanter selon votre plaisir...

     «Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir
     aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui
     ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où
     que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon
     plaidoyer.

     «Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour
     ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car
     bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme
     la fleur change de couleur sur la branche...»

Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite
comédie imaginée par le poète. En voici la seconde.

     L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé;
     et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a
     faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or
     écoutez--pour le lui dire--ce que j'ai au coeur...

     «J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi...
     la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais
     témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.

     «Je l'aime de si bon coeur qu'aussitôt que je pense à lui me
     viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la
     joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît...

     «Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas
     en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...

     «Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il
     s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez
     que l'amitié chaque jour s'améliore...

     «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure
     et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui
     obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et
     parlant volontiers de son heureuse aventure[11].

Ce récit--ou plutôt cette petite comédie--est des plus poétiques.
D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour:
les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet
honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message
tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat
habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas
surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées,
par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux
rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle
joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est
ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie.

Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le
plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il
provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent
dans l'oeuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet,
sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons
à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'oeuvre sont
empreintes d'une vivante originalité.

Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie
provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à
merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à
composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde.
L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux
observations du biographe.

L'oeuvre de Peire Vidal--qui comprend une cinquantaine de
pièces--témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas
profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit
l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du
style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi
est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît
rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et
obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe,
«il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa
vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes
qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à
ce point de vue, prodigieusement riche.

Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une
ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille.
On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et
que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui
riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se
réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson
suivante.

     J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de
     Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand
     j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un
     mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends
     dire.

     Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la
     Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus
     parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon
     coeur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux
     malheureux.

     Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est
     la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque
     bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est,
     sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au
     monde.

     Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes
     belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la
     connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait
     poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle[12]...

Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de
Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme
pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien
accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson.

     Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné,
     je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance...

     Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon
     malheur se change en bien... et tous les autres amants pourront
     se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur
     surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau
     douce de la mer.

     Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me
     refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré.

     Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les
     Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur
     espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une
     bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit
     prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner.

     Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans
     avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la
     bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi
     par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant
     vaincu[13]...

Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le
comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie,
mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des
troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en
l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien
sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait
couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête
à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les
ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un
tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait
l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable.

Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon,
Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut
parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal
n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire
il aurait écrit la chanson suivante.

     J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais
     puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson
     nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...

     Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et
     d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les
     charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble
     que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs.

     Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car
     je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche
     pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard
     avec Poitiers, Tours et Angers.

     Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de
     m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par
     leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un
     palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la
     neige, dans la glace et le vent[14].

On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa
biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée
Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens
et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on
voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire
Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende.

Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents
de ceux qui animent d'ordinaire le coeur des poètes. Ce troubadour se
sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait
aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de
Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies
guerrières.

     Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes
     ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus
     qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un
     denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et
     vaillant...

     J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et
     quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je
     rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à
     cent autres j'ai enlevé le harnais--j'ai fait pleurer cent
     femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.

     Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée,
     la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si
     orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins;
     tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas.

     En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes
     Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent
     viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des
     rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon
     coeur se réjouit[15].

A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans
emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Coeur de Lion pour la
Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut
fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour
les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs
reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit
le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut
des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait
même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire.
Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la
partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette
anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal
passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et
en Hongrie[16].

Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif.
Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était
capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies
politiques en particulier il montre un sens des réalités et des
nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses.
Ce fut en somme une nature de poète bien doué.

L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres
dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait
passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un
charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier.

Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie
dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux
environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne
plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la
croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On
va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation
qui se produisit dans le Midi.

Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était
fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque
temps le métier paternel[17]. Puis la vocation poétique l'emporta; il
abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la
poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante:
«Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de
la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil
(c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique)
et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son
port»[18]...

Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses _Triomphes d'Amour_:
«Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille;
et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.»

Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie.
Gênes a fourni--un peu plus tard il est vrai--toute une pléiade de
troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de
Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie
la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs,
que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que
chanta Folquet.

Il la désignait sous le nom d'_Aimant_, pseudonyme dont se servirent
aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force
d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de
Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons
sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour
d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener
comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui
n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour».
Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité.
«Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il
faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle
qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le
mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments
du coeur: pitié et amour s'unissent en elle.

Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer,
dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils
trompés dans leur choix?»

Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger
uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de
simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple
dans le début de la chanson suivante.

     Si j'avais le coeur à chanter, ce serait bien le moment de
     faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je
     considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien
     affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui
     le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand
     tous nos voeux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche
     qu'un grand riche sans joie...

     Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je
     n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon coeur;
     les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je
     vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger;
     je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un
     homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il
     n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui
     paraît dangereux...

La chanson se termine par un intéressant aveu:

     Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis
     la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais
     malgré moi ma chanson devient vraie[19].

Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette
déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de
Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit
seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que
le coeur ait été souvent la dupe de l'esprit.

Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de
Baux avait deux soeurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de
Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-soeur Laure, aurait exigé
le départ du troubadour.

Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et
il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en
effet alors une impératrice[20]. C'était la fille de l'empereur de
Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange
aventure, bien digne des moeurs du temps. Elle avait été demandée en
mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée.
Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était
trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi
de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait
sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la
fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et
c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta
sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A
la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante
plainte funèbre en son honneur.

     Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent
     plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... et nul homme ne
     peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur
     Barral...

     Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se
     fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous
     montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut
     mépriser le misérable monde où nous passons comme des
     voyageurs...

     Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous,
     quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en
     pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de
     louanges que je n'en saurais dire[21].

La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère;
et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie.
«Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de
tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux
enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis
fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.»

Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes
de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on
ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.

Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré;
il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui
l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus
draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle
vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié
par l'Église. L'auteur anonyme de la _Chanson de la Croisade_ le juge
d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus
juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se
défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il
dit de l'évêque Folquet auquel il répondait.

     Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans
     l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut
     élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel
     feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit
     perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et
     petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il
     ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome.[22]

Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui
convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle
qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des
événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La
croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et
religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la
décadence qui commence et qui arrive à grands pas.




CHAPITRE VIII

LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL

     Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les
     Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la
     Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses
     attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et
     sociale.--Satires contre les croisés et contre le
     clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre
     la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame
     Gormonde, de Montpellier.


Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la
poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop
tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus
en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle.

La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir
été le XIIe siècle: c'est aussi--du moins dans sa deuxième partie--la
période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du
XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent--déjà!--de la
transformation qui s'opère dans les moeurs. Le siècle est devenu
grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire,
deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à
la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps
sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait
entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a
quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par
les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble
plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la
réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à
leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème
conventionnel.

Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute
société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que
celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne
à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même
dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette
société s'en allait gaîment à sa ruine.

Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités.
On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la
réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été
semé--et non pas au figuré--à pleines mains. Admettons la fausseté du
récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des
documents de tout genre les goûts et les moeurs du temps, les uns et les
autres rendent possibles des folies de ce genre.

Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut
l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les
premiers--importés sans doute d'Italie--datent de la fin du XIIe siècle.
Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie
politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au
travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence
dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée
d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les
villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles,
Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le
triomphe de la bourgeoisie.

Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre,
dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au
mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas
pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la
France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé
ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des
sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois,
mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à
Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande
hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux
puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme
manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre
hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon--mais elle avait recruté de
nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient
confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment
elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines[1].

Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de
faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une
tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les
barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade,
moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui
promettait des bénéfices plus immédiats.

L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de
Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans
la seule église de la Madeleine[2]. Toulouse fut d'abord épargnée, parce
que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux
croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes,
bourgeois et comte prirent les armes.

La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec
mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon
de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni
cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il
éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès
furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de
Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême
que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»;
l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire,
dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué
par une boucherie[3].» Les principaux événements de cette triste période
furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209),
l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de
Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu
à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de
Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y
l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des
Frères-Prêcheurs par saint Dominique.

On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du
tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon
VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn
étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient
entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de
leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens
temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y
avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du
moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de
Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre
l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si
par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses
réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que
ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir
la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui[4]!»

Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de
Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas
s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La
plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la
période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec
une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les
principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une
vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il
écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au
calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine
vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre
l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne
songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait
rage autour d'elle.

Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute.
Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu
la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant
le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses
sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au
siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des
pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment
son devoir.

Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que
l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le
fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard
au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la
croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la
veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement
languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage
et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste
et correspond mieux à la réalité[5].

Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence
les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les
massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces
études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu
d'analyser et de commenter ici la _Chanson de la Croisade_, poème épique
de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le
premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu.
On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du
récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui
l'anime d'un bout à l'autre.

La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines
que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard
Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout
contre les pieux auxiliaires des croisés.

     Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde
     confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour
     je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque
     côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie
     humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur
     pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence,
     terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues
     et comme je vous vois!

     Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me
     sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à
     l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il
     faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont
     l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là
     leur religion.

     O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le
     pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite
     route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de
     belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne
     connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien
     malheureuse... Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce
     que je dis est mensonge[6].

C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez
Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une
éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette
période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse
et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses»
que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses»,
mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique
parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou
légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.

Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du
temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était
du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci
est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son
compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique.
«Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy;
il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le
biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la
joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités
de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il
composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux
et bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» C'était un
troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui
chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme
d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire,
que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans.

Plusieurs points sont dignes de remarque dans cette courte biographie;
il y est dit en particulier que Peire Cardenal composa peu de chansons:
elles sont rares en effet dans son oeuvre et le peu qu'il en reste nous
laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun goût pour la poésie
amoureuse.

Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il continue dans la poésie
provençale la tradition inaugurée par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque
à l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, ne lui ménage pas
ses traits, comme au début de la chanson suivante.

     Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L'une
     a un amant parce qu'elle est de grande naissance, et l'autre
     parce que la pauvreté la tue; l'autre a un vieillard et dit
     qu'elle est jeune fille, l'autre est vieille et a pour amant un
     jeune homme; l'une se livre à l'amour parce qu'elle n'a pas de
     manteau d'étoffe brune, l'autre en a deux et s'y livre tout
     autant.

     Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa terre;
     mais il l'a bien plus près encore quand elle est près de son
     coussin; quand la femme n'aime pas son mari, cette guerre est
     la pire de toutes. Si tel que je connais était au delà de
     Tolède, il n'y a soeur, femme, ni cousin qui ne s'écriât: «Que
     Dieu me le rende!»; mais quand il part, le plus triste est
     forcé de rire[7].

C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle nous paraît telle
du moins; mais elle est originale dans cette poésie idéaliste des
troubadours. Il en est peu, très peu, au moins chez les plus grands, où
l'on remarque un pareil sens de la vie. La plupart de leurs satires
morales ne renferment que des généralités; elles portent peu de traces
d'observation; c'est ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que
tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne
pouvait-elle s'accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens,
de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de
ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue
énumération; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune
formule consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire la plus
juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse
des troubadours.

     Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève ni le
     manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur;
     il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l'aventure; je
     ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste
     et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes
     dés.

     J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas
     trahir--je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce
     jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point
     frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues
     attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.

     Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus
     belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je ne la
     demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me
     donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis
     point soumis, elle n'a pas mon coeur en gage, je ne suis pas
     son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses
     liens).

     A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu;
     car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on va ensevelir le
     vaincu; et qui purifie son coeur des mauvais désirs, cette
     victoire l'honore plus que la conquête de cent cités[8].

Voici, sous une forme différente, une autre attaque contre l'amour.

     Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec Amour; car
     plus on s'y fie, plus on est malheureux. On pense se chauffer,
     on se brûle; les biens d'amour viennent tard, les maux tous les
     jours. Les fous, les traîtres, les trompeurs, ceux-là, oui,
     sont bien en sa compagnie; aussi n'y vais-je pas...

     Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; si elle me
     trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va son droit
     chemin, je marcherai droit.

     Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma mie; car en
     la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu. On gagne
     peu quand on se perd soi-même; mais quand on perd ce qui vous
     cause du dommage, c'est bien un gain, n'est-ce pas?... Ah! la
     douceur pleine de venin! comme l'amour aveugle et dévoie
     l'homme qui place mal son amour et qui néglige ce qu'il devrait
     aimer[9]!

De cette chanson on pourrait rapprocher une autre où il nous livre
peut-être le secret de ses sentiments hostiles à l'amour. «Si j'étais
aimé ou si j'aimais, je chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas
le cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je voudrais essayer
une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j'en avais
une. Je serais l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé une
fois et je sais comment vont les choses d'amour et comment j'aimerais
encore[10].» C'est la même évocation rapide et un peu mélancolique du
passé qui fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: «J'ai
quelquefois aimé.»

Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal plus d'attention
qu'elles ne méritent; c'est dans la satire morale et politique qu'il est
vraiment supérieur. La satire n'était pas inconnue dans la poésie des
troubadours et Giraut de Bornelh avait un des premiers cultivé ce genre.
Mais elle prend chez Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.

Il juge avec une grande élévation de pensée, mais avec une sévérité
extrême, la société de son temps; il n'est point de vice, si grave
soit-il, qu'il n'y reconnaisse. L'amour des richesses, la soif des
jouissances, le triomphe de l'injustice, de la convoitise, de la
fausseté, du mensonge, le relâchement des moeurs, sont ses thèmes
favoris. Il les développe avec vigueur, souvent avec passion. Les grands
seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient mutuellement avec
entrain au temps de Bertran de Born et de Giraut de Bornelh avaient par
certains côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de «routiers»; mais
ceux qui arrivèrent d'un peu partout, à la suite de Simon de Montfort,
et qui prirent part à la curée finale valaient encore moins. On pense
bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires vengeresses de Peire Cardenal.
La suivante donnera une idée du ton de ces satires.

     On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort vous l'a
     enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent en ce
     monde... quand ils sont menteurs, misérables, voleurs, larrons,
     parjures, traîtres que le diable mène et qu'il enseigne comme
     on ferait un enfant...

     Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette bien plus
     qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on ne l'ait pas
     pendu... je ne regrette pas que ces gens-là meurent, mais je
     regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des héritiers pires
     qu'eux...

     Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les hommes y
     sont dans une telle erreur et perversité qu'ils regardent les
     vices comme des vertus et les maux comme des biens; les preux
     sont blâmés, les lâches estimés, les mauvais deviennent bons,
     les torts sont des bienfaits et la honte est un honneur...

     Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai ourdi et
     tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne cueille pas
     facilement de bons fruits--et je ne sais pas faire un beau
     discours sur de mauvaises actions[11].

Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du même genre
correspondent-elles à la réalité? Il est difficile de le dire.
L'exagération, la violence, et un fonds inguérissable de pessimisme
caractérisent les satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre
part on sait comment les périodes de troubles et de violences déchaînent
vite la bête humaine et Peire Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par
exemple, auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un temps et
dans un milieu où les mauvais instincts ont eu de belles occasions de se
donner libre carrière.

Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est l'orgueil et la
méchanceté des parvenus; c'est encore là un de ses thèmes favoris; le
voici simplement indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un homme
puissant est en chemin, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière
lui--le Crime; la Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière
et l'Orgueil le guidon[12].»

La sympathie du satirique est acquise aux victimes de ces grands
criminels, aux pauvres gens qui ont si souvent pâti, au moyen âge, des
crimes des grands. Il les console, comme le ferait un prédicateur:
«Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi s'affine et
s'améliore le bon pauvre qui garde sa patience au milieu des durs
travaux; quant au mauvais riche, plus il cherche son bien-être, plus il
gagne de douleur, de peine et de chagrin[13].»

Notre troubadour a exposé une fois sous une forme originale sa
conception du monde; voici le récit qu'il a imaginé.

     Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de
     telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent
     fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait dans sa
     maison et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut
     cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit faire toutes
     sortes de folies: l'un lançait des pierres, l'autre des bâtons,
     l'autre déchirait son manteau; celui-ci frappe son voisin,
     celui-là pense être roi, l'autre saute à travers les bancs...
     Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle,
     mais les autres manifestaient encore plus d'étonnement; ils
     pensent qu'il a perdu son bon sens, car ils ne lui voient pas
     faire ce qu'ils font; il leur semble que ce sont eux qui sont
     sages et sensés et que c'est lui le fou[14].

Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s'enfuit à demi
mort. C'est l'image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes sont les
fous, mais ils regardent comme fou celui qui ne leur ressemble pas,
parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du «monde». C'est en somme
un véritable sermon que cette fable, mais sous une forme imagée et en
quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament de sermonnaire
et de prêcheur; ce côté de son talent sera étudié ailleurs, dans le
chapitre suivant consacré à la poésie religieuse.

Quittons la satire générale pour étudier un autre côté important de
l'oeuvre de Peire Cardenal: ce sont ses satires contre les croisés et
contre le clergé. Les premières--contre les Français--sont les moins
développées; Cardenal reproche aux croisés leur intempérance (reproche
ordinaire adressé aux hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens
(Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, dit-il, s'ils
veulent avoir les Français et les Picards pour maîtres et alliés; car
leur plaisir consiste à tuer des innocents[15].» «Les Français buveurs
ne vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte de Toulouse, Raimon
VI, que la perdrix à l'autour[16].»

Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre les hommes du
Nord; une allusion à Simon de Montfort est un éloge de sa vaillance.

C'est au clergé[17] qu'il réserve ses satires les plus hardies et les
plus vigoureuses. Ce troubadour est un anticlérical enragé. Peire
Cardenal est un croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il a
contre le clergé séculier ou régulier de son temps une haine profonde.
Il n'est pas de vice qu'il ne lui reconnaisse: la simonie, la débauche,
la soif des richesses sont les plus communs. Quelques extraits de ses
satires--et il en est de si violentes qu'on ne peut les citer--donneront
une idée de cette haine et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée
chez Peire Cardenal.

     Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont
     des criminels; quand je les vois habiller, il me souvient
     d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos des brebis;
     mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau de mouton, puis
     mangea tous ceux qu'il voulut.

     Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent
     d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui ont le
     pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, par
     l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des faux
     prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de
     Dieu[18].

       *       *       *       *       *

     Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans une
     autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; l'Église
     imite leur exemple.

     Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; si vous
     tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne vous le
     rendront pas facilement, à moins que vous ne leur donniez de
     l'argent et que vous ne fassiez avec eux une convention plus
     dure.

     Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent par
     la bonne chère, les moines blancs par leur refus de payer, les
     chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur orgueil, et les
     chanoines par leurs prêts à usure, je tiens pour fous saint
     Pierre et saint Andrien qui souffrirent pour Dieu grand
     tourment, si ces gens-là parviennent à leur salut[19].

Voici d'autres traits satiriques du même genre: «Un seigneur avide
n'aime pas voir son pareil; les clercs ont la même convoitise; ils ne
voudraient voir dans le monde aucune autre classe d'hommes qui détienne
le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir des terres, pour les
accroître, non pour les diminuer, car un peu de puissance ne gêne pas.

«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de mettre le monde en
leur puissance... et ils y arrivent en prenant ou en donnant, par
hypocrisie ou pardon, par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou
avec l'aide du diable[20].»

Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute robe et de tout ordre
sont compris dans ces satires. Mais parmi les ordres nouveaux un paraît
exciter plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, ce
sont les Jacobins; si le portrait qu'il en trace est exact--et d'autres
documents nous renseignent sur l'état des ordres religieux fondés après
la croisade--on peut voir quels étranges serviteurs soutenaient au
milieu des populations méridionales la cause de la religion pour
laquelle ces populations avaient été frappées.

     Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec des mots
     subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la voie du Christ
     que chacun devrait suivre, comme il la suivit pour nous... La
     religion fut d'abord honorée par des hommes ennemis du bruit;
     mais les Jacobins ne se taisent pas après leur repas; ils
     discutent sur les vins pour savoir quels sont les meilleurs;
     querelles et procès sont leur vie ordinaire et ils traitent de
     Vaudois qui les en détourne; ils cherchent à connaître les
     secrets pour mieux se faire craindre...

     Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en
     gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent
     pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice qui
     leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau comme
     faisait saint Martin--ils convoitent les aumônes destinées aux
     pauvres[21].

Voici dans la même satire le portrait en pied du jacobin.

     Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été,
     épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles à la
     française, et quand il fait grand froid en bon cuir de
     Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au service
     de Dieu ils mettent leur coeur et leur avoir...

Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion toute rabelaisienne:
vivons gaîment, dit-il, plus de jeûne ni de pénitence, bons «coulis et
bonne sauces bien grasses», des vins de choix, suivons le bon exemple:
«si les bons vins, la bonne chère et la bonne vie mènent à Dieu, nous
irons sûrement», aussi sûrement qu'eux.

Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce qu'il y a de grave
et de hardi dans ces satires. On y trouve en raccourci les arguments les
plus redoutables qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et contre la
religion, du moins contre ses serviteurs. La recherche de la puissance
politique, la mainmise sur les coeurs, dans un ordre moins relevé
l'amour des richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté de
l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne lui ont pas été
ménagées dans la polémique moderne; elles datent de loin; parmi les
ordres qui se forment pendant le XIIIe siècle celui des Frères Mineurs,
rival de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes le mépris
des richesses et ce principe engendrera avec Bernard Délicieux des
querelles et des hérésies.

Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.

     Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de mauvais
     désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses que voleurs
     et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous de vos secrets
     vous ne pourrez pas plus vous en défaire que s'ils étaient vos
     frères.

     Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent leurs beaux
     vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons qui convertiront
     Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de passer la mer et d'y
     mourir; ils aiment mieux bâtir ici que se battre là-bas (en
     Terre Sainte).

     Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, quelque
     mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont tellement
     ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; mais ils ne
     visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent le pauvre.

     Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent de
     bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, bons
     vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je fusse de
     tel ordre, si je pouvais être sauvé[22]!

Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier trait plus violent
que les autres.

     Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les
     clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse;
     aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la maladie
     l'accable, ils se font faire des donations... Mais savez-vous
     que devient la richesse mal acquise? il viendra un fort voleur
     qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui les abat et, avec
     quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux
     ne leur manqueront pas[23]...

Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires et bien d'autres que
nous ne pouvons citer fut un croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble
de son oeuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première partie
d'une de ses satires, et dont voici la traduction.

     Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, je
     ferai un poème magistralement composé: car je crois que Dieu
     naquit d'une mère sainte par qui le monde fut sauvé; il est
     Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois personnes.

     Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les
     anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que saint
     Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du
     fleuve...

     Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné d'être
     juge de pénitence, de sens et de folie[24].

Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de foi le «credo» que
Dante exprime au chant XXIV du _Paradis_.

     Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir le
     Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le désir... je
     crois en trois personnes éternelles et je crois qu'elles sont
     d'une seule et d'une triple essence... Pour cette croyance je
     n'ai pas les seules preuves physiques et métaphysiques, mais
     j'ai encore comme preuve la vérité qui s'est manifestée sur
     terre par Moïse, par les Prophètes, par les Psaumes et par
     l'Évangile...

Sans doute ce sont là des formules bien connues des catholiques, mais
chez ces deux poètes, Peire Cardenal et Dante, elles prennent un éclat
nouveau par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant sa
déclaration presque à la fin de son grand poème, a voulu donner la
preuve, la marque de son orthodoxie et il l'a fait en vers magnifiques.
Peire Cardenal a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce genre
n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais celui-ci prend encore
plus de valeur par le contraste qu'il forme avec la fin de la
composition; le tempérament satirique du poète reparaît; voilà ce que je
crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient pas les mauvais
prêtres, «larges en convoitises mais chiches de bonté; ils sont beaux de
visage, mais leur âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate
obtiendront grâce plutôt qu'eux».

On a remarqué sans doute le passage où Peire Cardenal affirme sa
croyance à Rome et à saint Pierre[25]. Il s'en prend en effet aux faux
prêtres, aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne s'attaque
pas à la papauté, seule responsable cependant des malheurs et des
misères dont il est le témoin. Est-ce par prudence ou plus probablement
par scrupule de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules n'ont pas
arrêté un de ses contemporains, le troubadour Guillem Figueira[26]. Il
était originaire de Toulouse et paraît avoir séjourné dans la
Haute-Italie, à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu où il était
né et celui où il vécut n'étaient pas faits pour développer ses
sentiments de respect envers la papauté. On lui doit en effet la satire
la plus violente et la plus hardie que le moyen âge se soit permise
contre cette puissance. On en jugera par les extraits suivants.

     Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, car
     c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les maux de la
     guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous trompe aussi, car
     à vos brebis vous tondez trop de laine...

     Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les os et vous
     menez les aveugles avec vous dans la fosse; vous foulez aux
     pieds les commandements de Dieu, et votre convoitise est trop
     grande, car vous pardonnez les péchés pour de l'argent. Rome,
     vous vous chargez d'un grand fardeau de crimes. Puisse Dieu
     vous abattre et vous faire déchoir, car vous régnez pour
     l'argent... Rome, vous tenez votre griffe si serrée que ce que
     vous pouvez tenir vous échappe difficilement...

Et voici le trait final de cette série d'invectives:

     Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au fond vous
     avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent couronné,
     engendré de vipère, et le diable vous aime comme son intime
     ami[27].

Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion de la papauté fut
une poétesse, une dame de Montpellier, dame Gormonde. Elle répond
strophe par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle souhaite à
Toulouse, la patrie du mécréant, et au comte Raimon tous les malheurs
possibles. Mêmes voeux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et
protecteur du troubadour; elle termine par la charitable prière
suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna à Madeleine fasse
périr le fou enragé qui répand de telles calomnies et qu'il le fasse
mourir de la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon accordé à
Marie-Madeleine n'a pas adouci le coeur de la dévote poétesse[28].

La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente et par moments
si éloquente de l'attaque. Le fait qu'une femme écrit une poésie
religieuse pour défendre la papauté est un nouveau signe des temps. Nous
voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il s'est produit dans les
moeurs une transformation profonde. La ruine de la noblesse méridionale,
la destruction de ces foyers intellectuels et surtout poétiques que
furent la plupart des petites cours du Midi a porté à la poésie des
troubadours une atteinte dont elle ne se relèvera pas; l'établissement
de l'Inquisition, la création des ordres religieux, la transformation
qui s'opère dans les moeurs amènent le développement d'une poésie
nouvelle: c'est la poésie religieuse.




CHAPITRE IX

LA POÉSIE RELIGIEUSE

     Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La
     conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de
     Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les
     plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies
     religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint
     Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à
     la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique
     religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.


Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie
des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le
premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et
y fait vaillamment son devoir, mais il s'y amuse encore davantage et
surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de
tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l'esprit
religieux n'a aucune part: ce croisé de marque a par plus d'un côté
l'âme d'un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec ou d'un
Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, c'est pour les mettre en
assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le
même hommage qu'il leur rendrait par un juron.

Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage chez les troubadours de
la première période; il est également à peu près absent de la période
«classique». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran
de Born, Arnaut de Mareuil n'ont composé aucune poésie religieuse.

C'est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont
vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute; mais il semble bien que
les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut
une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus
profanes. Si nous jugeons de cette société du XIIe siècle par la
littérature des troubadours, les doctrines de l'amour courtois
paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses
préoccupations que l'étude de l'Évangile et celle plus austère de la
théologie.

L'amour chanté par les troubadours était sans doute doué d'un pouvoir
ennoblissant, il purifiait l'âme, en même temps qu'il élevait le coeur
et l'esprit. Mais, d'abord, quelques troubadours--et non des
moindres--concevaient l'amour sous une forme moins idéale et moins
pure[1]. De plus l'amour ainsi conçu, comme on l'a vu dans un précédent
chapitre, ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes cette
conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu'elle ne
le serait aujourd'hui. La condition de la femme mariée n'était pas en
réalité aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le laisserait
supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion
d'accroître son domaine, simple seigneurie ou empire; le bon mariage
était celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce domaine.

Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des
prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même: se
débarrasser d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable,
plus utile. On a cité l'étrange aventure de la fille de l'empereur de
Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en
arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier
épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu'elle
pourrait lui donner sur l'empire grec. On conçoit que ces unions
d'intérêts, où le coeur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient
rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient
ou s'affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très
relâchés et fort fragiles[2].

Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette
société la conception que les troubadours se faisaient de l'amour, elle
n'était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens.
Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse
pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours.

Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une remarquable tolérance et
aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se
souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les
contrées voisines de son couvent, à condition d'y rapporter les présents
qu'il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du XIIIe
siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte
d'abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en
écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette.

On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus
religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une
conception de la vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église.
Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée de larmes», mais
comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la
plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au
moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs,
comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception.
On y sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois délicate,
rarement grossière. La sensualité y est chose rare; et si quelques
troubadours s'expriment parfois avec brutalité, c'est là en somme une
exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève
l'âme et le coeur.

Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d'une façon un peu
particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des
éclairs, armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent comme une sorte
d'ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes,
surtout aux poètes d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité
et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de
Bornelh commence par une invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi
glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» Et
que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? tout simplement de veiller sur
un rendez-vous amoureux; et c'est pour la tranquillité des deux amants
que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à deux genoux».

Par suite de cette conception il n'est pas rare qu'un troubadour demande
à Dieu de fléchir le coeur d'une amante trop rigoureuse; c'est par
exemple dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des cierges et
fait dire et entend «mille messes»[3]. Même quelques troubadours, comme
le comte d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à Dieu aide et
protection pour l'accomplissement de leurs désirs les plus sensuels.

Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est pas seulement indulgente
aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché
miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons
même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis; ils se
le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours
jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame,
un amour éternel.

Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n'était pas tout à
fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu
spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la
poésie religieuse.

Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur
vie dans un cloître; il est considérable[4]. Le sentiment religieux
n'était pas tout à fait mort dans cette société; il sommeillait dans
l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous l'influence de
circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi
n'est-il pas rare, même dès le XIIe siècle, de rencontrer quelques
poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont
ordinairement des chants de repentir, d'inspiration sincère et
touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s'il a bien employé le
temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu'il
a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.

Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour,
Guillaume de Poitiers. On ne s'attendrait pas à trouver une poésie
religieuse parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a une,
simple et touchante. Il l'a sans doute écrite avant d'entreprendre un
lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y
exprime ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son fils encore
jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit
adieu au monde: le gai compagnon qu'il fut trouve les accents les plus
justes pour chanter cette séparation.

     Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je lui ai fait du
     tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de «Prouesse» et de
     «Joie»; maintenant je me sépare de l'une et de l'autre; et je
     m'en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix.
     J'ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le
     veut plus; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de
     la vie?), tellement je suis proche de la fin. J'ai quitté tout
     ce que j'aime, la vie chevaleresque et brillante; mais
     puisqu'il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me
     retenir parmi les siens[5].

C'est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce
mélancolique, qu'un troubadour de la première période, Pierre
d'Auvergne, prend congé du monde, du «siècle». «Amour, vous auriez bien
sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m'éloignait de
vous, car c'est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci
ne peut durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, je suis trop
heureux d'aller où le Saint-Esprit me guide; c'est lui qui me mène; ne
vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous[6].» On croirait entendre
comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du
rossignol un si habile messager d'amour.

Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à l'amour ait été
définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à
exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici
le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», en l'honneur de la
Trinité.

     Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un
     en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli...
     C'est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés
     et par qui les quatre éléments furent séparés... C'est Dieu,
     qui était hier et qui sera demain, car il n'eut jamais de
     commencement... Il se sacrifia lui-même pour que le premier
     péché fût effacé; et ce fut une grande peine de voir que celui
     qui n'avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi
     la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul...
     C'est en ce Dieu que je crois, c'est par lui que j'existe... je
     lui donne mon âme et mon coeur[7].

Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église en l'honneur de la
Trinité; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les
souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci
aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se meuvent les hymnes et
les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les
poésies de ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises sont
remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation à Dieu, le poète
rappelle les principaux événements de l'ancien et du nouveau Testament.
C'est aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie
religieuse du même Pierre d'Auvergne.

     C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme
     ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine
     et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins; vous avez
     nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de
     deux poissons... vous avez fait la terre et d'un seul signe le
     soleil et le ciel; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils
     d'Israël le miel, la manne et le lait[8]...

Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone; la poésie
dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques
sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la
pensée n'est pas remplacée comme ici par une longue série d'allusions
bibliques.

Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur d'expression sur le
thème de la mort, de l'inanité des richesses qu'il faudra abandonner
sans retour. Il s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce
dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et passer par le
chemin où sont passés nos pères»; «nous mourrons tous, dit-il ailleurs,
les richesses ne nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se
défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce sont là des
thèmes lyriques par excellence; d'autres poètes, même parmi les
troubadours, les ont développés avec plus de bonheur; mais Pierre
d'Auvergne est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord et
ensuite une certaine originalité dans l'expression de sentiments que la
poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient
l'attention que l'on doit donner dans l'histoire de la littérature
provençale à ces poésies religieuses.

Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et
religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n'ont pas l'allure épique des
poésies religieuses de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en
sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité
de la mort et sur le mépris des richesses qu'il faudra abandonner sans
retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu'aux
sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces
compositions un «sermon», mais ce sont en général des sermons un peu
spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens pour les
croisades. Quoique l'élément religieux y soit assez développé, on peut
les considérer comme un genre à part.

En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des
poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont
développés n'ont rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la
critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par
lâcheté ou par négligence, laissent le «saint pays» aux mains des
infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus
d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le «chant de croisade»
est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et
factice. Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs de Syrie,
c'est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter
contre eux les chefs de la chrétienté.

Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps
devaient développer; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le
Christ fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses
futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne
sont pas à proprement parler des poésies religieuses; l'amour de la
religion, sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule
source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la
catégorie des sirventés politiques qu'à celle des poésies religieuses.

On peut en dire autant des «planns» ou plaintes funèbres. C'est là un
genre où l'absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère,
surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière.
Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité,
mais beaucoup d'entre elles prennent de bonne heure l'apparence de
formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative
occupe la première place; l'élément religieux y est accessoire. Laissons
donc de côté «chants de croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la
période de floraison de la poésie religieuse.

Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette
première période; c'est une aube de Folquet de Marseille, le futur
évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la
gravité et l'élévation de cette sorte de prière du matin.

     Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant vous
     et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de vers Jérusalem
     et me fait dire: Debout, hommes qui aimez Dieu; le jour est
     proche et la nuit tient sa route; Dieu soit loué et adoré par
     nous; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie.
     La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein;
     l'aube paraît, belle et parfaite.

     Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de
     la mort et restaurer la vie et pour détruire l'enfer que le
     Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d'épines,
     abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce
     pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le
     jour vient, etc.

     Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que
     j'apprenne vos saints commandements, que je les entende et les
     comprenne; que votre piété me protège et me défende pour que ce
     monde terrestre ne m'emporte pas avec lui; car je vous adore,
     Seigneur, et je crois en vous, je m'offre à vous, moi et ma
     foi; je vous demande grâce et pardon de mes péchés.

     Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver
     tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous garde du
     mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens,
     là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et le jour vient,
     dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et
     parfaite[9].

Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d'Auvergne et
Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie
provençale: Pierre d'Auvergne est un des plus anciens troubadours;
Giraut de Bornelh est de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Les
poésies religieuses forment une exception dans leur oeuvre, et même dans
la littérature du temps.. C'est surtout au XIIIe siècle que ces poésies
se développent de plus en plus.

Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique
Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On
y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement
aux dogmes de l'Église. Sans doute il est surtout un satirique et son
«Credo» n'est qu'une introduction à une satire des plus violentes et des
plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales
et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le
titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a pas de peine à
concevoir quels en sont les thèmes principaux; ce sont: la nécessité de
se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la
crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier; ce dernier thème
en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes,
a été traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction
suivante fera juger de l'originalité de cette conception; ce sont des
accents qu'on n'avait pas encore entendus dans la langue des
troubadours.

     Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour
     du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant; s'il
     veut m'accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés,
     je lui dirai: Seigneur, pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour
     vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s'il vous plaît,
     des tourments de l'enfer.

     Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon
     plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les siens,
     s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il est
     juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au lieu
     d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et libéral
     pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).

     Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute âme qui
     voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera
     parfaite si une partie pleure pendant que l'autre rit; et
     quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s'il ne nous
     ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.

     Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d'âmes
     et plus souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il
     pourrait s'en absoudre lui-même...

     Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au
     contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez à
     l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et
     mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: renvoyez-moi
     où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes
     péchés; car je ne les aurais pas commis, si je n'avais pas
     existé.

     Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, ce
     serait tort et péché; car je puis vous reprocher que pour un
     bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame
     Sainte Marie, qu'auprès de votre fils vous nous serviez de
     guide[10].

«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière,
dit Fauriel; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie... sa pensée
est grave et sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine
l'existence du mal comme la conséquence d'une espèce de dualisme, mais
d'un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de
ramener à l'unité[11].» La question se pose de savoir si le dualisme
imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances
hérétiques du temps, qui admettaient l'existence d'un principe du bien
et d'un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal
dans cette conception n'est égalée que par celle d'un troubadour obscur
de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté
le problème du mal[12].

Mais les poésies de ce genre sont en somme rares: les deux que nous
venons de rappeler sont les plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne
traitaient pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en avaient pas le
goût et puis le jeu était dangereux. L'Église s'est toujours défiée des
auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans
les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques; au
moment où l'Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y
avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui
touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être l'idée en fut retenu
par la «crainte du Seigneur» et surtout des représentants plutôt rudes
qui jugeaient en son nom.

La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge.
Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette
simple mention permet de juger la différence qui existe entre l'époque
de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal.
Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence:
c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.

     Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère
     et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié
     il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton
     fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.

     Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile qui
     guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour dont ton
     fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils
     sincère plein de droiture.

     Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d'avoir,
     douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées,
     formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous
     les biens; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi.

     Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; si tout
     le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à tes prières
     s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes
     volontés.

     David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à droite de
     Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de
     vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. Traite la paix
     avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui[13].

Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l'Église ou plutôt des
litanies. Les images en sont empruntées au style biblique; mais il
semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus
gracieuses et sa prière donne l'impression d'une poésie naïve et
originale et ne sent pas l'imitation. Cette poésie en forme de litanie
n'est pas d'ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour
de la décadence, le même dont nous citions tout à l'heure la hardie
tenson avec Dieu, a composé une «aube», en l'honneur de la Vierge; en
voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à
la Vierge se trouvent réunies.

     Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source
     de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les
     biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des
     parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de
     salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de
     Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du
     paradis[14].

On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique; la
longueur, la monotonie, l'incohérence en sont les moindres défauts; le
reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les
chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature
provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu'à
l'imitation des litanies de l'Église. Nous allons étudier la
transformation qu'elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler
succinctement quelques faits historiques importants.

Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en
ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les moeurs, et,
par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la
conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans
l'espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la
France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient,
fondés dans des villes où l'orthodoxie avait le plus souffert; Toulouse,
Béziers sont des premières à en avoir. D'autres ordres religieux,
Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même époque dans le Midi.
L'influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a
transformé les moeurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des choses de
la religion, qui avait même été la cause de l'hérésie, elle l'a dirigé
dans la voie régulière de l'orthodoxie[15].

D'autre part la création de ce redoutable tribunal d'exception que fut
l'Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment
religieux s'est développé et le domaine de la poésie religieuse s'est
agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant
elle aurait trouvé peu d'écho dans la société. Les poésies religieuses
de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent
par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes
générales. Il n'en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le
goût du jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand
pendant cette période de décadence.

Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer
«Dieu, la Vierge et les Saints», les chansons à la Vierge devenaient de
plus en plus nombreuses pendant le XIIIe siècle. Le nom de la Vierge
n'apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente.

Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur; mais sa
poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des
prières de l'Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant
pendant le XIIIe siècle[16].

Ce fait est une preuve de l'influence exercée par saint Dominique et ses
disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps
que l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait pas
auparavant d'une manière indépendante, s'était rapidement développé. Ce
culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité
ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait pas au même degré.
La Vierge était l'avocate des pécheurs, elle était l'intermédiaire
indulgente entre les hommes et son fils.

«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme
et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel
au Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge en qui il n'y a
rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la
pureté.» «En fait s'écrie le même théologien, si Marie était exclue du
Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des
ténèbres.»

Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies
à la Vierge se multiplièrent sous l'oeil bienveillant de l'Église,
jusqu'au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins
les seules qui eussent des chances de plaire.

Seulement la littérature provençale n'avait déjà plus la vie nécessaire
pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau; la
lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme
même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions.

La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre d'Auvergne avait
chanté l'amour céleste dans des termes qui prêtent à l'équivoque. Il
était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, _dona_, par
excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut pas de peine à
s'accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les
troubadours s'étaient faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en
avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans effort,
sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi
à chanter l'amour terrestre servirent à la description de leur nouvel
idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle
des femmes; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses
volontés; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une
fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; tels
sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte
poétique.

Les débuts de cette conception apparaissent d'abord chez des troubadours
d'origine italienne. Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.

     Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît
     d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de
     manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... O
     noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres
     femmes, on peut vous louer sans crainte d'être contredit; en
     vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de
     la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié...
     Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de
     bon coeur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de
     jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services
     méprisés[17]...

Voilà un exemple de cette transformation; en voici un autre pris chez un
troubadour de Béziers; il est moins caractéristique en apparence; mais
l'auteur a emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies chansons
que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l'amour profane.

     Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une
     chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que
     la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes
     paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et
     plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant[18].

Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la
littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre
se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers
troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en
1288 commence ainsi:

     Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où
     paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour
     la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute
     saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est
     la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère
     qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore
     tout à fait soumis.

Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans
toute son ampleur.

     Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore
     aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas
     se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je
     considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur
     qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour
     serviteur, je dois tenir mon coeur en respect.

     Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me
     fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car
     je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je
     dois rester tout à fait maître de mon coeur, si de mauvais
     désirs lui viennent...

     Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque
     j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me
     conviennent... Tout homme qui obtient l'amour de ma dame
     apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il
     ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à
     craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis
     intimes il montera en grande richesse...

     Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent
     leurs prières de faire de moi un amant parfait[19].

On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus
caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons
d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour
chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le
renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime
notre poète éclate en toute saison.

L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et
les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée
par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par
excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance»,
l'entendement du poète et lui inspire la pureté du coeur.

La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la
composition suivante du même poète.

     Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne
     le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant
     amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre
     ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite...

     Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en
     richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes
     pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je
     puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout
     mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me
     conduise envers elle suivant le code du parfait amant...

     Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien
     n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma Dame je puis la
     nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il
     désignait l'objet de son amour terrestre)...

     Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle
     que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui
     ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement
     que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de
     protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs
     accomplis.

On pourrait emprunter d'autres exemples à l'oeuvre du dernier
troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains,
un _poeta minor_ assez gracieux, Folquet de Lunel[20]. Lui aussi a
chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le
début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand
il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps
qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le
mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut
rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans
l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est
belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on
ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment
notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il
chante l'amour religieux.

     Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour
     plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses
     faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un
     tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que
     je porte à celle qui m'affermit en amour.

Une autre de ses chansons est un modèle du genre.

     Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que
     celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à
     l'aimer.

     Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle
     veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni
     volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle
     n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu
     bonne récompense.

     Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune
     amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau
     Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si
     grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu... et ceux qui la
     prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.

Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il
n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer,
et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit
le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par
l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle
n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis,
dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux
Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui
méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à
propos du dernier troubadour.

On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie
religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre
et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le
langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de
l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en
déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie
provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation;
mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore
davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par
plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de
Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements
politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle
avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle
apparaît chez les derniers troubadours.

En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte
involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes
a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le
christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y
était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père;
les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille
par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans
sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune
fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or.
«Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et
tu apportes l'amour, ô chère enfant.--Reste debout, jeune homme, reste
loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la
folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le voeu suivant: que
Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le
tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.»

C'est ainsi que s'exprime Goethe dans la _Fiancée de Corinthe_. «Quand
une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la
fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a
eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux
compte en étudiant l'oeuvre et la vie du dernier troubadour. Mais
auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse
devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens
dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur
influence sur Dante et sur Pétrarque.




CHAPITRE X

LES TROUBADOURS EN ITALIE

     Relations entre le Midi de la France et le Nord de
     l'Italie.--Raimbaut de Vaquières et le marquis de
     Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours
     nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface
     Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de
     Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le
     _dolce stil nuovo_.--Pétrarque.


L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne
heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du
Nord, tient une place à part.

Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y
étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine,
_mare nostrum_, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par
des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était,
par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la
poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos
voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en
Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi
accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France.
Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de
Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este
ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et
élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans
la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques.

Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses
d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric
Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour
de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des
Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des
«Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler
semble un «aboiement de chien[1]».

Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en
Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de
Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie
de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un
pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et
échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps
il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat,
fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute
à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.

Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies
est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité
l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la
phraséologie consacrée.

     Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous
     plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la
     source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme
     vous êtes courtoise en tout, mon coeur s'est épris de vous plus
     que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous
     m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes
     m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé[2].

Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes
avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la
déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois:
«Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande;
jamais je ne vous l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit
Provençal... J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère;
à des temps meilleurs.»

Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et
discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois.
La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était
amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par
moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion,
l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours.
C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent
pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le
souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie
des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement
qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son
souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise
dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de
la galanterie[3].

A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce
point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le
marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait
sa soeur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration
et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons
parler ici le biographe provençal.

     Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de
     désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour
     ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour,
     il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il
     était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire
     ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui
     donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon coeur, ou mourir en
     cachant mon amour?--Raimbaut, lui dit-elle, il convient que
     tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque
     crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le
     conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et
     qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je
     vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne
     prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera
     davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»

La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans
cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être
craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles
essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente
reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte
l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur,
qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se
plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait
galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.

Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles
que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de
la réalité.

On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un
petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut
avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait
bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu;
efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je
vous accepte pour chevalier servant.»

Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice.
Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles
du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées
pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte
comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue
chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de
vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre
féminine.

Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent
Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le
rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre
une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames
les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les
rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune
(on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion.
Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice
beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!»

L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et
machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le
rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui
s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas
douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal,
composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et
Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice[4].

Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un
chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait
passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la
garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la
contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour
cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut;
leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums.
Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le
savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de
carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine
de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du
temps[5].

Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a
composé un _descort_ ou désaccord en cinq langues. Le _descort_ était un
court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du
mètre marquait que le coeur du poète n'était plus d'accord avec celui de
sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières
et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie!

Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du
chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à
Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut
y prépara les esprits par un énergique sirventés.

     J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et
     rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut
     la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et
     couronné d'épines sur la croix... Que saint Nicolas de Bari
     guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons
     et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon... Beau Cavalier
     (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste
     pour vous ou si je prends la croix--je ne sais si je pars ou si
     je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense
     mourir si je suis loin de vous[6].

Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie
composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour
lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier
Béatrice.

     Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus
     riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour
     courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici
     terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je
     suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin
     de moi[7].

Raimbaut de Vaquières avait exprimé le voeu de mourir à la croisade
plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce voeu fut exaucé. Le
marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans
doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte[8].

Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont
séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de
Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem
Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de
Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore
en Italie vers 1247, et bien d'autres.

Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en
Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient
succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la
première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie
italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique.
Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque
d'originalité; tout--sauf la langue qui est empruntée à la Toscane--est
pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des
meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans
changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en
effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel
qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.

«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le
vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout
instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et
suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse[9].» Enfin un des
éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un
principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce
précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de
flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature
italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la
décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi
dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.

La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de
la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et
guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses
légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se
développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société
féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de
l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes
racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle
a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très
grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis
uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.

Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une
idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine
suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus
connus, avant d'arriver au principal.

Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina,
est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable
pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala
et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville
natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il
semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses
sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de
vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent
chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la
lyrique courtoise.

Son compatriote et contemporain Boniface Calvó[10] paraît avoir été
d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une
partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X,
roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés,
dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que
l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne.

Ses chansons, comme l'a remarqué Diez[11], se distinguent par une
certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux
exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait
aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante
sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je
ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... car à mon avis,
sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète[12]»; aussi
n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure
comme il convient.

Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne
manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la
suivante.

     Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir;
     c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous
     m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré
     de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.

     Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je
     puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout
     donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour
     serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame,
     car aucun autre amour ne me plaît.

     J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne
     sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon
     talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour
     peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde
     que la mienne ne dépasse[13].

Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux
de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.

Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être
utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce
troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris
dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires
génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa
ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un
sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très
courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie
une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir
à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur
ami.

Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans
contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du
XIIIe siècle[14]. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses
biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne,
bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise
foi avec les barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.

Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la
cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse
Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de
Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et
la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il
bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne
et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le
nom cité dans les oeuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il
y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille
contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de
Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il
revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant
laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche
joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse[15].»
La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule
Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.

Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis
en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut
même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur
les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel
mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.

Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent
en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois
sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une
plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence,
troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel
a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du coeur
partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici
sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi
de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne,
roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une
strophe de cette étrange composition.

     Que le premier à manger du coeur (car il en a grand besoin)
     soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les
     Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit
     déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le
     roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa
     sottise[16].

L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en
emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon[17], reproche à Sordel de
donner à des lâches le coeur de Blacatz qui était vaillant parmi les
vaillants (_survaillant_, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les
nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère
toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe
de l'_âme_ de Blacatz; car le _coeur_ est resté avec celles qu'il
aimait.»

L'autre troubadour, Peire Bremon[18], a renchéri sur Sordel. Puisqu'on a
partagé le coeur, dit-il, il reste le corps; nous le donnerons par
quartiers à la chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous autres
Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal; nous le
mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national»; et Rouergats,
Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y
viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s'amusaient les
troubadours de la décadence.

Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus du niveau commun,
dit son éditeur. Ses chansons sont monotones; rarement un trait naturel
vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre
troubadour, qui préférait à l'amour la vie des camps et la gloire des
armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante: «Pourvu
que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je
vivrai toujours dans la joie parfaite...» Rien de bien neuf jusque-là,
mais voici la fin: «Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai
près de ma dame; même si vous deveniez un des vaillants de France, un
doux baiser vaut bien un coup de lance![19]» C'est à peu près le seul
trait naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.

Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son coeur lui a été
enlevé par l'Amour. «Ma dame sut bien m'enlever mon coeur, dès que je la
vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce
jour-là, avec ce regard, Amour m'entra au coeur de telle sorte qu'il me
l'enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès
d'elle, où que j'aille ou que je sois.»

Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de
Sordel. Sa conception de l'amour se rattache assez bien à la conception
classique. Pour lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu;
aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs
reprises son mépris pour les passions charnelles. L'amour ainsi conçu
est une passion noble et pure.

Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence,
sur cette doctrine. L'amour, pour lui comme pour les poètes du temps,
est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu'à la
période précédente[20]. La dame aimée n'a plus ni corps, ni figure;
c'est une abstraction créée par l'esprit, le coeur n'y a point de part.
Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de
la lyrique profane en lyrique religieuse; en Italie, elle annonce et
prépare l'école de Bologne, où fleurit l'amour mystique.

Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans l'histoire littéraire;
un chevalier de moyenne naissance dont la vie--sauf pendant sa
jeunesse--n'offre rien de bien extraordinaire, qu'un poète de peu
d'originalité.

Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la _Divine Comédie_,
une place immortelle. Virgile lui montre, dans le _Purgatoire_, une âme
éloignée des autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. Virgile
la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, sans lui répondre, lui
demande à son tour quelle est sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile.
Aussitôt l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je suis Sordel,
originaire de ta terre et aussitôt l'autre l'embrassait.» C'est ici que
se place la célèbre apostrophe de Dante à l'Italie: «O esclave Italie,
maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme
noble fut aussitôt prête, rien qu'en entendant le doux nom de sa terre,
à faire fête à son concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre
sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce qu'un mur ou un fossé
renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde
dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» Et l'apostrophe se
continue, violente et pathétique, jusqu'à la fin du chant[21].

Le chant suivant du _Purgatoire_ est encore consacré à Sordel; et c'est
en le lisant qu'on s'explique la place d'honneur que Dante a donnée au
troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui
implorent leur pardon en chantant _Salve Regina_ au milieu des fleurs
suaves; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur
devoir; et, en comptant bien, on y retrouve[22] ceux auxquels Sordel,
dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du coeur du
mort. C'est donc cette composition--qui paraît faible à notre goût
moderne--qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que
Dante a vu Sordel transfiguré; la satire que celui-ci adressait aux rois
était remarquable par l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence
du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le
_Purgatoire_, l'allure «fière et dédaigneuse» d'un poète redresseur de
torts et pour qu'il lui accordât une place d'honneur dans la _Divine
Comédie_. Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine
d'années, on voit que la légende, ou plus simplement l'imagination de
Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante
qu'il ne fut en réalité.

Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante; elle
est même mieux traitée que son ami Sordel; elle est dans le _Paradis_
(ch. IX) et prend joyeusement son parti d'être encore dans un cercle
inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette
place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit;
mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort.»
Elle ajoute; «cela peut vous paraître un peu fort à vous autres,
vulgaire»; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne
nous paraisse pas trop fort.

Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans ces études,
l'occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses
jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la
première période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de
Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il
connaissait bien leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre
le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du _Purgatoire_. Il a enfin
montré dans son traité _De vulgari eloquentia_ la connaissance profonde
qu'il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe; il
est un des premiers à l'analyser.

Mais le sujet de la _Divine Comédie_ ne se prêtait pas à l'imitation de
la poésie des troubadours. C'est dans la _Vita Nuova_[23] et dans ses
chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant
d'écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques,
chansons ou sonnets; ces derniers sont enchâssés dans la _Vita Nuova_.
Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de Bologne, qui, dans la
deuxième partie du XIIIe siècle, brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité
des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de
l'influence provençale; seulement les poètes de l'école de Bologne
l'emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d'imagination, plus
de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les
troubadours, modèles communs de l'école sicilienne et de la leur, ils
gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d'une des
chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école
poétique; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie
provençale; mais on y remarque aussi une imagination brillante et
ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour.

     La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour,
     semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que
     celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma
     dame resplendit aux nobles coeurs et aux âmes généreuses.

     O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et
     dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne
     serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez
     d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me
     lamenter d'un si grand mal...

     Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me revient à
     l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me
     rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que
     je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je
     crains qu'elle ne soit telle encore...

     Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les
     fois que mes yeux rencontrent une belle femme... L'image de
     celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement
     impérieuse que je me sens mourir[24].

Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d'affectation et de
préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle
apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous
citerons les deux premières strophes.

     L'amour s'abrite toujours en noble coeur, comme l'oiseau
     bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour
     avant noble coeur, ni noble coeur avant l'amour. La lumière ne
     fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant
     que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de
     noblesse; et flamme d'amour prend en noble coeur.

     Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une
     étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait
     toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile lui
     communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une
     dame remplit d'amour le coeur que la nature a créé noble et
     fier.

«Flamme d'amour naît en noble coeur», dit Guido Guinicelli; c'est
presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante
dans la _Vita Nuova_.

     Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un noble coeur
     ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est
     comme quand l'âme abandonne la raison.

     La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le Maître, et
     fait du coeur la maison dans laquelle on se repose en dormant,
     tantôt peu, tantôt longtemps.

     Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d'une
     dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la
     posséder; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu'il
     éveille l'esprit d'amour. Un homme de mérite produit le même
     effet sur une dame[25].

Voilà comment Dante explique la naissance de l'amour; et voici comment,
dans un autre sonnet, il en décrit les effets.

     Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle tout ce
     qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les
     yeux vers elle, et elle fait battre le coeur de celui qu'elle
     salue.

     Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant
     du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère fuient devant
     elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire
     honneur.

     Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans
     le coeur de celui qui l'entend parler; aussi celui qui la voit
     le premier est-il bienheureux.

     L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni
     retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et
     éclatant[26].

Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la _Vita
Nuova_.

     Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je veux
     m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère la louer
     dignement, mais dans l'intention de soulager mon esprit en
     parlant d'elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite,
     l'amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne
     perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais
     rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m'élever
     si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber
     trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles,
     mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes
     qualités de ma dame.

     Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au monde une
     merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent
     d'une âme dont la splendeur s'élève et parvient jusqu'ici.» Le
     ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda
     à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La
     seule pitié plaide ma cause dans le Ciel; en sorte que Dieu,
     sachant qu'il s'agit de ma dame, dit: «O mes bien-aimés!
     souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir
     reste autant qu'il me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui
     s'attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer:
     «J'ai vu l'espérance des bienheureux.»

     Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je
     veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je
     dis: toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller
     avec elle, parce que, quand elle s'avance quelque part, Amour
     jette aussitôt une glace sur les coeurs corrompus, qui frappe
     et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la
     voir ou s'ennoblirait ou mourrait; et quand elle rencontre
     quelqu'un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la
     puissance de ses vertus; et s'il lui arrive qu'elle l'honore de
     son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu'il
     va jusqu'à perdre le souvenir de toutes les offenses qu'il a
     reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de
     Dieu; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas
     mal finir...

Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de
Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de
l'école du _dolce stil nuovo_ se font de l'amour. La dame chantée par
eux devient de plus en plus une pure abstraction. C'est précisément la
même transformation qui s'est produite chez les troubadours de la
décadence. Cette conception d'un amour qui n'a plus rien de terrestre et
de charnel, qui s'adresse à l'esprit et non à la matière, a facilité, on
s'en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie
religieuse. C'est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et
l'école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.

Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la décadence que Dante a
emprunté sa conception de l'amour; il connaissait plutôt ceux de la
première période[27]. Mais lui et l'école de Bologne ou de Florence se
rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n'avaient pas traité
pendant près de deux siècles l'amour courtois, sa noblesse, son
influence sur le coeur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne
ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être pas existé ou elles
auraient traité d'autres sujets. Et sans doute nous aurions la _Divine
Comédie_ ainsi que la poignante élégie de la _Vita Nuova_, mais on voit
tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'oeuvre du grand
poète italien.

Il manquerait quelque chose aussi à l'oeuvre de Pétrarque. On sait qu'il
passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon,
à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les
dernières années du XIIIe siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où
le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un
des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a
donné une place d'honneur dans son _Triomphe d'amour_; c'est une page
d'histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les
troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique
italienne. A la suite des poètes anciens qui ont chanté l'amour, comme
Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus illustres de
ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis
les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont
déchus de leur ancienne royauté poétique.

     Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit en langue
     vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, grand maître
     d'amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au
     pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient aussi l'un et
     l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal?) si tendres aux
     coups de l'amour; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de
     Mareuil), et tous ceux qu'amour ne put soumettre qu'après de
     longs efforts; c'est des deux Rambaut que je parle, qui tous
     deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d'Orange,
     Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d'Auvergne, avec
     Giraut (de Bornelh); Folquet, dont le nom fait la gloire de
     Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin
     changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie,
     contre un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel
     qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille
     autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée,
     bouclier et casque[28].

On n'avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en
partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à
l'originalité dans l'expression des sentiments amoureux, au point qu'il
se privait[29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas
tomber dans l'imitation; sans doute aussi la passion que lui inspira
Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas
impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce n'est pas au hasard
que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu'on a relevées
depuis longtemps dans son oeuvre.

D'où est tiré par exemple le couplet suivant, d'une chanson de
troubadour ou de Pétrarque: «L'amoureuse pensée qui habite en mon coeur
vous montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de mon esprit toute
autre joie. C'est elle qui m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je
l'espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair... Si
quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en vient la semence; de
moi-même je ne suis qu'un terrain desséché; toute culture me vient de
vous, à vous en revient le mérite[30].» Le passage suivant est emprunté
à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu
commun dans la poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute
courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous ne se sente
ennobli»; même pensée dans Pétrarque, exprimée d'ailleurs avec plus de
grâce: «Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche
si fière et si noble? Qu'est devenu ce parler qui rendait humble le
coeur le plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une
âme généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la
poésie des troubadours. «Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et
puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me
reprends à pleurer; et mes maux redoublent encore; ainsi je dépense mon
existence en pleurs.» Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est
tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait
plus d'un modèle; c'est une description des impressions diverses que
produit l'amour. «Amour en un même instant me presse et me retient, me
rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me plaît et m'irrite;
il m'appelle à lui, il me repousse; il me remplit d'espérance, il me
remplit de chagrin.»

On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il
faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes
italiens de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois sans doute
c'est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les
troubadours. Et surtout--et nous terminerons par là--l'originalité de
Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la
poésie italienne n'en demeure pas moins grande. La première poésie
lyrique italienne faisait de l'amour une abstraction que l'on pouvait
confondre dans une admiration commune avec l'intelligence et même avec
la philosophie.

Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la
ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il
ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des
désirs charnels; mais on sent que la beauté physique de Laure l'a
frappé, qu'il a été sensible à l'éclat de ses regards, et ce n'est pas
dans l'école italienne qu'il a pris les traits de la description
suivante: «En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l'or
dont il a fait ses deux blondes tresses? sur quelles épines a-t-il
cueilli ces roses? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?...
Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles
si douces, si pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les beautés
si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel?»
Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre «les mains
blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement
altière... et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse».
C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique a pu dire, en
quelques phrases qui sont d'heureuses formules: «Pétrarque n'adore pas
l'idée, mais la personne de la femme; il sent qu'il y a quelque chose de
terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs
charnels[31].» C'est par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et
qu'il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de
ceux du XIIe siècle.

L'histoire de l'influence de la poésie provençale en Italie peut être
arrêtée ici[32]; non qu'il n'y eût rien à ajouter; au contraire cette
influence est encore très vivante pendant le XIVe siècle. Bientôt elle
diminue d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait
oublier pendant un temps les troubadours.

Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du XIVe
siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d'esprits de tout
ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec
passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et ne cessent encore
de rendre à l'ancienne poésie provençale l'hommage que lui ont rendu les
deux grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur propre
poésie, Dante et Pétrarque.




CHAPITRE XI

LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE. TROUBADOURS ET
TROUVÈRES

     Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la
     France et la péninsule ibérique.--Jaime Ier d'Aragon et les
     troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le
     Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète
     Denys.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence
     provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des
     Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de
     la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune;
     le châtelain de Coucy; Gace Brulé.


La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour les troubadours un
pays de prédilection. Les cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de
Navarre, de Portugal, leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des
princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant royalement le
talent; il n'en fallait pas davantage pour attirer de tous les points du
Midi de la France jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique
la langue catalane n'était--et n'est encore--qu'une variété des
dialectes occitaniques; cette circonstance rendit encore plus faciles
les relations littéraires.

Les troubadours se rendaient en Espagne par les deux grandes voies qui
ont toujours existé aux extrémités de la chaîne des Pyrénées.
L'une--celle de l'Ouest--avait une importance de premier ordre parce
qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui allaient à Saint-Jacques de
Compostelle, en Galice[1]. Elle portait en Espagne le nom de «chemin
français». Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle mettait
en rapports la Provence avec le comté de Barcelone et le royaume
d'Aragon. Les relations étaient d'autant plus étroites que les comtes de
Barcelone et rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi de la
France, par exemple Montpellier.

Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, étudier on détail
l'influence de la poésie des troubadours en Espagne. Il y faudrait un
volume, et il a été écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous
de résumer à grands traits cette histoire.

Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant le XIIe et le XIIIe
siècle la «reconquista», la «reconquête» de son sol sur les Maures et
que les poésies des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies de
l'écho de ces croisades.

La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et à sa situation
géographique, fut une des régions où l'influence de la poésie provençale
se fit le plus profondément sentir. Elle était considérée par les
troubadours comme le pays de la joie et de la gaîté; les allusions à la
bonne humeur, au bon accueil des Catalans sont nombreuses dans l'oeuvre
des troubadours; voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à
refrain.

     Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me vienne le
     bonheur... il faut que je me mette dans la voie du vrai amour:
     et cette voie je l'apprendrai bien dans la gaie Catalogne,
     parmi les Catalans vaillants et les Catalanes aimables. Car
     courtoisie, mérite et valeur, joie, reconnaissance et
     galanterie, libéralité et amour, connaissance et grâces, toutes
     ces qualités sont l'apanage de la Catalogne, où les hommes sont
     vaillants et les femmes aimables[2].

Comme les troubadours italiens, les troubadours catalans écrivirent en
provençal jusqu'au XIVe siècle, quoique de belles chroniques[3] aient
été composées en prose catalane pendant le règne de Jaime Ier d'Aragon
(1213-1276) et de ses successeurs immédiats.

Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause de ses victoires sur
les Maures, est un de ceux qui, en Espagne, ont été le plus accueillants
aux troubadours. Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa
«bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège de troubadours et de
jongleurs. Plus d'un l'accompagna dans ses expéditions et reçut des
terres, par exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon accueillit
surtout les troubadours languedociens qui s'exilèrent pour fuir les
rigueurs de l'Inquisition ou qui ne s'accommodaient pas du nouveau
régime créé dans le Midi de la France à la suite de la croisade contre
les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, Bernard Sicart de
Marvejols, et, pendant la dernière période de sa vie, son favori N'At de
Mons.

Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime Ier[4], ils ne lui ont pas
ménagé leurs critiques en une circonstance où il n'a pas secondé leurs
désirs comme ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242,
fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse et autres
seigneurs, et qui fut le dernier effort du Midi pour recouvrer son
indépendance. Le bruit avait couru que le roi d'Aragon avait promis de
secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait son père, mort à Muret
pendant la croisade contre les Albigeois. Aussi la déception fut-elle
grande quand on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu dans
cette courte lutte et avait laissé battre les Anglais et leurs alliés à
Saintes et à Taillebourg. Voici comment un troubadour exprime son
indignation.

     Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants, plus je vous
     vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la Marche, Foix et
     Rodez faire défection tout de suite... Si le roi Jacques, à qui
     nous n'avons pas manqué de parole, eût tenu ce qui avait été,
     dit-on, convenu entre lui et nous, les Français, à coup sûr,
     auraient grande douleur et seraient dans les pleurs... Anglais,
     couronnez-vous de fleurs et de feuillages. Ne vous donnez
     aucune peine, même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous
     prenne tout ce que vous avez[5].

Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible à ces satires et à
d'autres bien plus violentes qui ne lui furent pas ménagées[6]. Il est
certain que si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance et ses
talents militaires de premier ordre, les efforts un peu désordonnés que
faisaient les Méridionaux pour se reconstituer--ou se constituer--une
nationalité, les choses auraient pu changer de face. Mais Jaime
déployait son activité contre les Maures qu'il chassait du royaume de
Valence et des Baléares. Son règne fut long et glorieux; un des derniers
troubadours qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a surtout écrit des
poèmes théologiques. Cependant, d'une manière générale, les troubadours
qui ont été en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé la
poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.

En Castille un des premiers protecteurs des troubadours fut le roi
Alphonse VIII, celui qui gagna sur les Sarrasins la célèbre bataille de
Las Navas de Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté
que celle de Poitiers gagnée par Charles Martel. Pour exciter les
courages, au début de l'expédition, un troubadour[7] composa une chanson
de croisade enflammée.

     Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins;
     Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas encore
     reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va combattre
     tous les rois chrétiens avec ses Andalous et Arabes, armés
     contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a choisis ont tant
     d'orgueil qu'ils croient que le monde leur est soumis; les
     Marocains se mettent en troupes par les prairies et disent
     entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous place; à nous est
     la Provence et le comté de Toulouse, jusqu'au Puy»; jamais plus
     cruelles vantardises ne furent entendues de la part de ces
     chiens sauvages sans foi ni loi... Puisque nous sommes de
     sincères croyants, ne laissons pas nos héritages à ces chiens
     noirs d'Outremer; conjurons le péril avant qu'il nous atteigne.
     Nous leur avons jeté en travers Portugais, Galiciens,
     Castillans, Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement
     en fuite.

C'est là un chant de guerre qui peut nous donner une idée de ce que
furent les chansons de croisade composées par les troubadours en
Espagne, pendant la période héroïque de la «reconquista». C'est au même
roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour fantasque dont il a été
déjà souvent question, adressa quelques-unes de ses poésies.

     L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles; ses rois
     et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux et bons,
     de courtoise compagnie; et il y a d'autres barons, preux et
     accueillants, hommes de sens et de connaissance, hommes
     vaillants et distingués.

Sans nous attarder davantage, passons au règne d'Alphonse X de Castille
(1252-1294). Ce roi fut, dans la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le
protecteur le plus généreux des troubadours. Dès le début de son règne
ils accoururent en foule auprès du roi «savant». Le Génois Boniface
Calvó, dont il a été question dans le chapitre précédent, fut parmi les
premiers et resta un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent
le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, séjourna
près de dix ans à la cour de Castille.

Voici comment une peinture du temps nous représente cette cour à Tolède.
«Le roi est en train de dicter, entouré d'une foule de maîtres et de
troubadours, de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus à ses
lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres chantant et adaptant
une mélodie à ses paroles sur la viole ou sur le luth.» Ce tableau
pittoresque paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme on va
le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux ouvrages
scientifiques et dota la Castille d'un code célèbre connu sous le nom
des _Sept Parties_. C'était un roi savant et non un roi «sage» comme on
l'appelle quelquefois en prenant à contresens le mot espagnol «sabio».
La fin de son règne fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les
troubadours quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent plus. A ce
moment d'ailleurs la poésie lyrique que l'Espagne n'avait pas connue
était dans tout son éclat en Galice et en Portugal.

Le nombre des troubadours qui ont séjourné en Espagne est sensiblement
plus grand que celui des troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant
leur influence y a été, en un certain sens, moins profonde. Laissons de
côté la Catalogne, qui, au point de vue linguistique, n'est qu'une
province de la langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont
d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, ne peuvent se
comparer aux troubadours italiens qui ont écrit en provençal. Mais la
poésie lyrique n'a pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus
grande partie de la Castille, ni dans le royaume de Léon ni en Navarre;
et cependant les troubadours y furent accueillis avec une très grande
sympathie. Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des «romances»;
la race ne paraît pas y avoir eu la «tête» lyrique ou du moins, en ce
genre, la poésie de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en fut
pas de même en Portugal et en Galice, où la poésie lyrique est au
premier plan comme dans le Midi de la France ou en Italie.

L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est connue que par trois
manuscrits précieux[8]. Les premiers monuments de cette poésie ne
paraissent pas remonter au delà de la fin du XIIe siècle. C'est l'époque
la plus florissante de la poésie provençale. Le comte de Poitiers,
Cercamon, Jaufre Rudel et autres sont bien plus anciens que ne serait
l'auteur de ces premières poésies portugaises.

Mais cette date elle-même est une date extrême, et en réalité la
littérature portugaise ou galicienne (car elle porte les deux noms)
fleurit surtout au XIIIe et au XIVe siècle[9]. Son époque la plus
brillante est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de Castille
(1252-1284) et de Denis, roi du Portugal (1280-1325). C'est d'après ces
rois poètes qu'on la distingue en plusieurs grandes périodes. L'ensemble
de ces périodes forme «l'époque provençale[10]».

La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans la deuxième partie
du XIIIe siècle, que les Castillans qui s'adonnèrent à la poésie lyrique
profane lui empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient (et
pour les mêmes raisons), que le provençal fut adopté comme langue
poétique par de nombreux poètes italiens et catalans. En ce qui concerne
le galicien, une des preuves les plus remarquables de la prépondérance
qu'avait prise ce dialecte dans la langue de la poésie nous est fournie
par les oeuvres du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en
effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes; mais le même
a écrit en castillan ses poésies à la Vierge et il a contribué plus que
tout autre, par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, au
développement de la prose castillane.

Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille qui nous sont
parvenues sont en général d'un caractère satirique, avec de nombreux
traits de réalisme; elles nous donnent souvent une idée assez exacte--et
fort piquante--de ce qu'était la vie de cour auprès du roi savant. Les
chansons du roi Denis de Portugal sont plus intéressantes pour le sujet
qui nous occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une grande partie
à la lyrique courtoise. C'est à son oeuvre que seront empruntées la
plupart de nos citations.

La poésie galicienne du XIIIe et du XIVe siècle est représentée par
environ deux mille pièces lyriques. Elles sont l'oeuvre de plus de cent
cinquante poètes appartenant pour la plupart aux classes élevées de la
société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre de grands seigneurs et
de grands dignitaires[11].

Cette poésie, comme la poésie provençale, est essentiellement une poésie
de cour. Deux des genres les plus cultivés sont les mêmes que les deux
genres principaux des troubadours de la Provence: la _chanson d'amour_
(six cents environ, un tiers de l'oeuvre totale) et les _chants de
médisance_, correspondant aux sirventés (quelques centaines). Les autres
genres cultivés par les troubadours provençaux: descorts, aubes,
pastourelles, etc., sont également représentés dans la poésie
galicienne. Un genre qui est connu aussi dans la poésie provençale a
pris en Portugal un développement particulier; c'est celui des «chansons
d'ami»; une jeune fille--et non une jeune femme--y exprime ses plaintes
sur l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce genre est connu
des plus anciens troubadours provençaux et une belle romance de
Marcabrun que nous avons déjà citée en est un exemple remarquable.

Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation provençale; la métrique
est empruntée au même modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas
d'ailleurs caché leur admiration pour la lyrique provençale: «les
Provençaux sont de bons poètes», dit l'un d'eux; «je désire _à la
manière provençale_ faire maintenant un chant d'amour», dit le même
poète, et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.

Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre, on reconnaîtrait
facilement dans la poésie portugaise la plupart des lieux communs de la
lyrique provençale. C'est certainement dans l'emploi des termes
empruntés au service féodal que cette imitation est le plus sensible. La
«dame» est la «maîtresse» (senhor), comme dans la poésie du Midi de la
France; le poète se considère comme l'homme-lige, comme le vassal de
cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon malheur, dame, dit le roi
Denis, car depuis que je suis devenu votre serviteur, vous me traitez
toujours plus mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus
loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules du «vasselage
amoureux» bien connues de la poésie provençale. Dans l'une comme dans
l'autre poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un serviteur;
il fait appel à la pitié de sa dame.

On se souvient des passages où les troubadours déclaraient appartenir
corps et âme à la personne aimée, qui pouvait en disposer à son gré,
presque comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même idée se
présente dans une poésie du roi Denis:

     Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre pouvoir;
     par ma bonne foi je souffrirai le mal; car, pour le bien, je
     sais parfaitement qu'il ne m'en viendra aucun[12].

Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle la même idée.

     Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je désire;
     me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous plaira.

     Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me sont
     venues de vous, dame; me voici en votre prison, traitez-moi mal
     ou bien.

     Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon coeur, les maux que
     vous m'avez fait souffrir; me voici en votre prison, vous
     pouvez me guérir ou me tuer[13].

Voici encore un trait important qui rappelle d'une façon précise
l'étroite parenté des poésies provençale et portugaise.

C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre, d'aimer «en haut lieu»,
c'est-à-dire de choisir comme objet de son amour une femme à qui l'on
supposait toutes les qualités de l'esprit plutôt que du coeur. La dame
ainsi choisie, disent souvent les troubadours, mériterait la couronne.
C'est le thème que développe le roi Denis dans la chanson suivante.

     Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien le
     meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je vous
     dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite pour un
     roi.

     Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le
     meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers et que
     je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous étiez bonne
     pour un roi.

     Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en fera
     jamais de semblable pour l'intelligence et les belles paroles,
     si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite pour un
     roi[14].

Citons enfin du même roi Denis deux pièces où l'imitation est des plus
caractéristiques. Dans la conception de l'amour courtois, telle que
l'ont créée les troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée est
au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que développe le roi Denis dans
la petite pièce suivante.

     Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir grand
     bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que le dommage
     qu'elle en retirerait serait plus grand que la joie qui
     pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien estime bien peu
     l'honneur de sa dame.

     Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce serait
     une grande trahison, si pour le bien qu'elle me donnerait ma
     dame gagnait mal et injustice. Tous les parfaits amants
     m'approuveront[15].

Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours provençaux comme la
chanson suivante, du même roi Denis.

     Je désire à la manière provençale faire maintenant un chant
     d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne manque ni le
     mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai encore: Dieu la
     fit si parfaite en toutes qualités qu'elle vaut mieux que
     toutes les dames du monde. Dieu voulut, en créant ma dame, lui
     donner la connaissance de tout bien et de toute valeur... et il
     lui fit un grand honneur quand il ne permit pas qu'aucune autre
     lui fût égale. En ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit
     mérite et beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire
     qu'aucune autre femme[16].

L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien assimilé la manière
des troubadours.

Cependant ce serait une erreur de croire que les poésies du roi Denis et
les autres oeuvres de l'école galicienne doivent tout à l'imitation
provençale. D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est
sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de la France a pris
ses modèles dans le Midi, comme on va le voir.

Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise comprend
beaucoup d'oeuvres qui paraissent être d'inspiration populaire. Et il y
en a de charmantes qui semblent ne rien devoir à l'imitation.

L'influence provençale sur cette poésie consisterait donc surtout en
ceci: c'est qu'elle aurait contribué à faire de cette poésie populaire
une poésie courtoise. L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la
première poésie italienne; mais l'influence des troubadours a été
capitale pour transformer cette poésie[17].

Comment et à quelle époque s'est produit le contact entre troubadours
provençaux et galiciens? Problème intéressant, mais non encore résolu.
Peu de troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais l'école
galicienne n'était pas confinée dans les limites, surtout dans les
limites actuelles de ce pays. Les chevaliers poètes vivaient souvent aux
cours de Léon et de Castille, où fréquentèrent si volontiers les
troubadours, depuis le XIIe siècle. C'est par là que se serait faite
l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la langue d'oïl, elle a
pu s'exercer par les mêmes moyens. Mais il y a ici un élément de plus:
c'est que plusieurs des premiers princes du Portugal sont de race
bourguignonne. Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice et le Portugal
étaient en relations directes avec d'autres pays que le Midi de la
France. Pour conclure, le Portugal paraît avoir eu une poésie
autochtone; mais c'est l'influence des troubadours provençaux qui en a
fait une poésie courtoise. Si le problème est encore discuté dans le
détail, la solution est depuis longtemps acceptée.

Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la péninsule ibérique aux
bords du Danube où a fleuri la poésie des premiers Minnesinger[18].

On divise l'histoire des Minnesinger en deux périodes: la première
comprend les poètes de l'école austro-bavaroise, dont l'activité
poétique s'est exercée surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et
en Autriche. Cette première période serait celle de la poésie populaire.
«Le chant d'amour courtois, dit un historien de la littérature
allemande, sortit, en Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour
populaire. Encore aujourd'hui les habitants des Alpes bavaroises et
autrichiennes se distinguent par le don d'une hardie improvisation
musicale. Il faut y voir un héritage des temps primitifs. De courts
chants d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens et aux
Germains qu'à tous les autres peuples de la terre, même les plus
humbles... Les chants d'amour populaires volèrent comme des fils à la
Vierge, des vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans,
jusqu'aux châteaux des nobles[19].»

La deuxième période est l'époque de l'école rhénane. On s'accorde à
reconnaître l'influence de la poésie française et provençale sur les
poètes de cette école. La première seule serait indépendante de toute
imitation.

Cette théorie a été contestée, en particulier par M. A. Jeanroy. Sans
reprendre ici cette discussion, remarquons seulement, à la suite du
savant auteur des _Origines de la poésie lyrique en France_, que
plusieurs imitations d'auteurs provençaux paraissent évidentes chez les
minnesinger de la première période. Toute cette poésie primitive, que
l'on prétend populaire, «est déjà profondément imprégnée des théories
courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa dame de sa
personne... il s'engage à faire tout ce qu'elle lui ordonnera; il lui
est soumis «comme le bateau l'est au pilote quand la mer est calme[20]».
Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. Comme Jaufre
Rudel, le minnesinger Meinloh a recherché sa dame pour sa «vertu».
«Quant je t'ai entendu louer, je voulais te connaître; pour ta grande
vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je t'aie trouvée.» L'amour a
un pouvoir ennoblissant, comme chez les troubadours; comme eux aussi, et
plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, les minnesinger
ont à souffrir des «médisants».

Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait cherché et retrouvé
jusque dans les plus anciens minnesinger des traces de l'imitation
provençale. Aussi un des derniers historiens qui s'est occupé de la
question divise-t-il les minnesinger en deux groupes[21]: le premier
comprend ceux qui n'ont pas eu assez d'originalité pour s'élever
au-dessus des modèles qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du
«Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent ceux qui, comme
Walter von der Vogelweide, Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont
su garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second groupe c'est
que l'influence de la poésie lyrique ou épique de langue d'oïl y est
partout sensible.

Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact avec les troubadours?
D'abord par la vallée du Danube, où apparaissent les premiers
minnesinger et qui est précisément une des grandes routes des peuples et
des croisades en particulier: on sait que plus d'un jongleur l'a
parcourue. Une autre route importante conduisait de Venise à Vienne, en
Hongrie et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire Vidal, quand
il alla visiter la cour de Hongrie. De plus on a remarqué un fait
important et qui mérite d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger
ont été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce titre, assez
longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas oublier les prétentions des
empereurs germaniques sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric Ier
fit un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170 et 1190 que se
serait produit le contact entre troubadours et minnesinger.

Cependant cette imitation resta originale. Il en est un peu de
l'ancienne poésie lyrique allemande comme de l'ancienne poésie
portugaise. Il y avait certainement des chants populaires; et les dons
poétiques n'ont jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en prenant
une partie de leur inspiration chez les troubadours, les minnesinger
ont-ils gardé leur originalité; leur conception de l'amour en
particulier est par certains côtés une création nouvelle, indépendante
de son modèle[22].

Elle est, en partie, une image de la société germanique du temps, où il
semble qu'il y ait eu moins de liberté dans les moeurs qu'au pays des
troubadours. Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un
personnage chargé de veiller sur la conduite de la femme; on n'a signalé
que deux mentions d'un personnage semblable chez deux troubadours,
Guillaume de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit pas une
dame pour objet de ses chants, il ne la désigne pas par un pseudonyme,
un _senhal_, comme c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la
femme en général. La discrétion est une des qualités principales de
l'amant d'après la théorie des troubadours; ce côté de la doctrine de
l'amour courtois est un de ceux que les minnesinger ont développé le
plus volontiers; la discrétion (_tougen minne_) paraît avoir joué encore
un plus grand rôle dans la société amoureuse germanique qu'en Provence.
Enfin le «vasselage amoureux» y a pris une allure plus formaliste. «Le
Germain a une prédilection pour le formalisme dans le droit», dit un
historien des minnesinger; ce goût est en effet sensible dans l'emploi
fréquent des termes les plus connus du vasselage féodal.

Voici, pour sortir des généralités, une chanson du minnesinger Heinrich
von Mohrungen (fin du XIIe siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie
des troubadours.

     Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est amoureux,
     j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou qu'elle souffre,
     elle n'abandonne jamais le chant. Depuis que je dois chanter,
     je puis dire à bon droit: «Hélas! comme j'ai prié longtemps
     là-bas, et comme j'ai pleuré auprès de celle où je ne vois
     aucune pitié.»

     Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait
     mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux choses,
     haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui vous
     empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela leur a réussi
     et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je veux chanter comme
     auparavant.

     Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à leur
     service, comme je regrette mes beaux jours heureux! Je déplore
     les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre et qui ne lui
     sont jamais allées au coeur. Hélas! quel nombre d'années
     perdues! Je m'en repens en vérité; je ne m'en accuserai plus.

     Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi longtemps. Je
     n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser d'indiscrétion
     ment... Hélas! sa vue seule était ma joie, je n'en ai dit aucun
     mal, mais je n'en ai eu aucun bien.

     Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. On
     fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement,
     on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui ne sait
     aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi cette fidélité
     m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse; mais je sers
     toujours quoi qu'il advienne[23].

Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie lyrique en Allemagne;
on sait avec quel éclat les minnesinger du XIIIe siècle la cultivèrent.
Nous nous en voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques
strophes de Walter von der Vogelweide, le poète le plus original de
cette période; on verra comment il a traité le thème du printemps, par
lequel s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours.

     Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles riaient
     vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand les petits
     oiseaux chantent si joliment leurs plus belles chansons, quelle
     joie peut se comparer à la joie que révèlent leurs chants?...
     Quand, dans sa beauté, une belle et noble jeune fille, bien
     habillée et la tête parée, se rend au milieu d'une société
     joyeuse, accompagnée de fières et nobles dames, semblable en
     majesté au soleil parmi les étoiles, quand même mai donnerait
     tous ses ornements, pourrait-il apporter autant de grâce que ce
     corps gracieux? Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à
     cette noble femme.

     Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai; mai est
     arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et regardez les
     nobles femmes qui sont là, et demandez-vous si je n'ai pas
     choisi la meilleure part.

Cette brève citation montre que si, dans la poésie lyrique, Walter doit
quelque chose à l'imitation des poètes provençaux ou français[24], son
talent poétique l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie,
une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours ne connaissait plus
et que la poésie lyrique de la France du Nord--au XIIIe siècle--a peu
connues.

L'histoire «externe» de la poésie des troubadours que nous venons
d'esquisser nous fait connaître l'influence profonde que cette poésie
exerça sur les littératures des pays voisins; la poésie de langue d'oïl
ne pouvait échapper à cette influence.

Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique
floraison d'épopées, et c'est cette partie de notre nation qui a fourni
la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait
aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des «chansons de
printemps», des «chansons de danses» et des «chansons satiriques». A
cette poésie se rattachent aussi les «chansons de toile», les romances
et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie
lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils «passé la
promesse des fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée
d'assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus
courtoise, qui est celle des troubadours[25].

Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie par différentes voies.
Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en
Normandie, à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, par leurs
possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux
troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui
ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier
troubadour, devint reine d'Angleterre, après avoir été pendant quinze
ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les
plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin
les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi.
Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, ont contribué à la
diffusion de la poésie méridionale.

Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait alors que les pays
de langue d'oïl) pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. On y avait
le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes
poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de sons «gascons» ou
«poitevins».

Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon
de Béthune, né en 1155; Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux
romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre
1170 et 1180 environ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem,
Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de
quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l'esprit qui anime
leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des
chansons provençales: le désespoir sincère ou non du poète à qui ne
vient aucun bien d'amour; l'assurance de sa fidélité à une amante
dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.

Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères
de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne.
Conon de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct des
Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons
que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui.

     Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire de
     chanter... car mon langage et mes chansons ont été raillés des
     Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui
     m'est bien plus dur.

     La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son
     fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on
     peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien
     appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir dit quelque mot
     d'Artois--car je n'ai pas été élevé à Pontoise[26].

Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle
certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.

     Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui
     fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par sa douceur, me ramène
     auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je,
     malheureux! je ne la quitte pas; si le corps va servir notre
     Seigneur, le coeur reste tout entier en son pouvoir.

     Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas
     manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent,
     sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand.
     Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se
     conduire en chevaliers, là où l'on conquiert le paradis, la
     gloire et l'honneur de sa mie[27].

Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait
oublier que l'inspiration n'en est pas originale. Cette note personnelle
manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les
chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le
fond en est emprunté; le poète se déclare serviteur de sa dame, son
coeur est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense de son
service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie
lyrique est fait de finesse et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux
communs toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin et délié.

Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est
le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction
suivante de quelques-unes de ses chansons.

     La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit et jour
     retentir m'adoucit et m'apaise le coeur et me donne envie de
     chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait
     plaisir à celle à qui j'ai fait hommage de mon coeur--et je
     dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à
     son service.

     Envers elle je n'eus jamais un coeur faux ni volage; et
     cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je
     l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui
     découvrir ma pensée; car sa beauté me cause un tel
     éblouissement que devant elle je perds la parole; je n'ose
     regarder son visage; tellement je redoute le moment où j'en
     retirerai mes yeux.

     J'ai si bien mis en elle tout mon coeur que je ne pense à
     aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n'aima
     plus loyalement. Je mets tout à son service, coeur, corps et
     désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je
     pourrai assez la servir, elle et amour.

     J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que je la
     vis, je lui laissai en otage mon coeur qui depuis y a fait un
     long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter.

     Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je n'ose aller,
     tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant
     qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les maudisse! A maint amant
     ils ont causé tristesse et dommage; mais j'ai ce cruel avantage
     qu'il me faut vaincre mon coeur pour leur obéir[28].

Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction
des troubadours.

     Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs
     et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la
     joie dans les coeurs, hélas! chacun chante, mais moi je pleure
     et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; car je mets toute
     ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir.

     Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou;
     car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes et si
     cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens de me
     sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai toujours
     sans me repentir.

     Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si
     longuement languir; je sais fort bien qu'elle croit les
     méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont
     mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle
     leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma
     récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir...

     Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de
     penser à me récompenser; quant à moi je vous servirai mieux
     désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame,
     si vous voulez m'aimer. En peu de temps vous pouvez me donner
     les biens d'amour que j'ai tant attendus![29].

La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante[30]; elle
paraît elle aussi une traduction d'une chanson des troubadours. On y
retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent
d'amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente.

     La plupart ont chanté d'amour par effort et sans loyauté; mais
     ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours chanté
     sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, ainsi que l'amour
     qui remplit mon coeur...

     Oui, j'ai aimé d'un coeur parfait et je n'aimerai jamais
     autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour peu
     qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été peiné de
     la voir refuser mes demandes; puisque toutes mes pensées vont à
     elle, je m'estime heureux de ce qu'elle m'accorde.

     Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je
     n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la récompense a
     tardé je me suis consolé en pensant qu'en peu de temps on
     obtient ce qu'on a longtemps désiré.

     Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant parfait
     patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il est en
     son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa pitié[31]...

Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une
chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne.

     Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là
     où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, car tous ceux qui ont
     vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l'aime,
     je le sais à bon escient...

     Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si
     étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous
     témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a resplendi de son
     éclat... Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d'elle!
     Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: un coeur qui n'aime
     pas ne peut pas avoir grande joie[32].

Ces exemples--surtout les chansons du châtelain de Couci--montrent
suffisamment qu'à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe la poésie
lyrique de langue d'oïl est sous la dépendance de sa «soeur de langue
d'oc»[33]. Cette dépendance continue en partie pendant le XIIIe siècle
et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en
1253) subit l'influence de la poésie méridionale, comme Charles d'Anjou,
grand conquérant et poète amoureux.

Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu'elle ait
été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des
troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient
rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier
l'oeuvre du dernier troubadour.




CHAPITRE XII

LE DERNIER TROUBADOUR

     Guiraut Riquier, de Narbonne.--Narbonne au XIIIe
     siècle.--Riquier et le roi de France.--Riquier à la cour
     d'Alphonse X de Castille.--Sa requête au roi: distinction à
     établir entre jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de
     Rodez, Henri II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception
     de l'amour.--Transformation de cette conception sous
     l'influence des idées religieuses du temps.--Commentaire de la
     chanson de Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le
     Consistoire du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance
     provençale.


Après nos excursions en Italie, en Espagne et en Portugal, en Allemagne
et dans le Nord, il est temps de revenir dans le Midi de la France pour
y étudier l'oeuvre du dernier troubadour.

On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, quelles sont les causes
de la décadence de la poésie provençale. Dès les débuts du XIIIe siècle
la croisade dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse
méridionale, rendit précaire l'existence de cette poésie. La décadence
commença bientôt et se continue pendant la seconde moitié du XIIIe
siècle.

L'établissement de l'Inquisition et la fondation de nombreux ordres
religieux, qui accompagna l'invasion des pays du Midi, ne contribua pas
peu à cette décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les bûchers ou
dans les prisons, plus d'un jugea prudent de s'exiler. Quoique les
documents fassent à peu près défaut, on peut croire que les chefs de
cette juridiction exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient
que des sentiments peu sympathiques pour la poésie en général et en
particulier pour la poésie légère, insouciante et largement païenne des
troubadours.

Ces causes auraient peut-être suffi à amener la décadence de la poésie
provençale, si elle n'avait déjà porté en elle-même comme des germes
morbides dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. Cette
poésie essentiellement lyrique n'avait pas su se renouveler; il y avait
en elle--presque depuis les origines--quelque chose de factice, de
conventionnel; elle aurait dû se transformer pour vivre; elle n'y
parvint pas.

Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se prolongea assez
longtemps. La poésie provençale disparut lentement, avec grâce et
langueur; et elle était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin
du XIIIe siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a appelé le «dernier
troubadour», Guiraut Riquier. Par sa naissance il est contemporain d'Uc
de Saint-Cyr, d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens Lanfranc
Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore l'éclat de la poésie
classique; ses contemporains sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet
de Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne peut supporter la
comparaison avec les troubadours de l'époque classique; la décadence a
bien commencé.

Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou 1235, d'une famille
sans doute obscure. Le vicomte de Narbonne, dont il fut le protégé,
était le descendant de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle
précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns des plus illustres
troubadours. Il était resté, dans ce milieu, quelque chose de ces
traditions.

Narbonne était alors une des villes les plus importantes du Midi,
peuplée de bourgeois et de commerçants; elle était, en partie, une ville
cosmopolite et possédait une colonie juive très puissante, qui y fut
toujours traitée avec la plus grande tolérance.

«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans _Aymerillot_. Le trouvère du
XIIIe siècle, Bertrand de Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait
la description suivante:

     Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, sur une
     colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée... Il y
     avait vingt tours, construites de liais brillant, et au centre
     une autre tour admirable... Au-dessus du palais principal était
     une boule d'or fin; on y avait enchâssé une escarboucle qui
     flamboyait aussi vivement que le soleil qui se lève au matin...
     D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part
     coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants
     toutes les richesses qu'ils peuvent désirer.

On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les éléments de cette
description. On chercherait en vain la colline sur laquelle, d'après le
trouvère champenois, serait assise Narbonne, et les deux roches ne sont
mises là que par souci du pittoresque.

Plus exact est ce que dit le même trouvère de la puissance commerciale
de la ville.

     Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là
     viennent les grands navires cloués de fer et les galères
     pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la
     bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et
     que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute
     sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté
     entière ne pourrait les prendre.

C'est dans ce milieu que notre troubadour passa la première partie de sa
vie. Il ne semble pas qu'il y ait été très heureux. Il adressa ses
premières poésies lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe
d'Anduze. Mais _Belle-Joie_ ou plutôt _Beau-Déport_ (c'est le nom sous
lequel notre poète la désigne) ne paraît pas avoir été très sensible à
ses hommages poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale pour
aller chercher ailleurs des protecteurs plus puissants.

Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci ne manque ni de
hardiesse ni d'originalité. Ce n'était pas l'usage des troubadours de
remonter vers le Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents que,
en dehors des petites cours du Midi, celles qui leur étaient le plus
hospitalières étaient les cours de Castille ou d'Aragon, ou celles du
Nord de l'Italie. Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France et
la requête de Guiraut Riquier est unique en son genre.

Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, malgré ses atrocités,
avait laissé peu de rancunes dans les coeurs. Sans doute Guiraut
Riquier, semblable en cela à la plupart des troubadours, est un poète
besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, avait eu peu à souffrir de la
guerre; elle avait évité le sort de Béziers et de Carcassonne en se
déclarant pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte de 1242, où
les principaux seigneurs du Midi s'allièrent avec les Anglais contre le
roi de France, celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité.
Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les troubadours du temps,
c'est-à-dire de la seconde moitié du XIIIe siècle. Le ressentiment
contre les conquérants du Nord fut d'abord violent et se manifesta par
d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, de Bernard Sicart
de Marvejols, de Guillem Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce
sont là des contemporains de la croisade, des témoins peut-être des
scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: on comprend chez eux la
violence ou la ténacité de la haine. La génération suivante n'a pas
hérité de ces ressentiments. La population s'était assez vite ralliée au
nouveau régime, et les troubadours, image de la société de leur temps,
n'ont plus eu ni une parole de révolte ni un regret.

On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la cour de saint Louis, à
la supplique de notre troubadour. Le roi devait considérer la poésie
comme un art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, ne
ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui avait occupé le trône de
France avant elle et en qui revivait le caractère gai et original de son
aïeul, Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour un poète de
langue étrangère dans une cour où les poètes français n'excitaient
eux-mêmes aucun intérêt. Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à
Paris; ils étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de bourgeois
cultivait et honorait la poésie comme l'avaient fait avant eux les
grands seigneurs du Midi.

Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, le roi de
Castille, Alphonse X le Savant (1252-1284). La libéralité d'Alphonse X
était devenue proverbiale et les troubadours accoururent en foule auprès
de lui. Il était poète lui-même et Guiraut Riquier se trouva en
relations, non seulement avec de nombreux troubadours, mais aussi avec
les principaux représentants de l'école galicienne dont Alphonse X était
un des chefs. Dans ce milieu un peu cosmopolite la lutte pour la vie et
pour la gloire dut être rude; certaines allusions obscures de notre
poète permettent de le deviner; cependant Guiraut Riquier paraît être
resté, de 1270 à 1279, un des poètes favoris du roi de Castille.

Il profita bientôt de la bienveillance royale pour adresser à son maître
une curieuse requête au sujet du nom des «jongleurs». Le jongleur fut,
dès les origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable des
troubadours. Les troubadours grands seigneurs--et ils n'étaient pas
rares à l'origine--leur confièrent souvent le soin de réciter leurs
poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.

Mais la vie errante que menaient les jongleurs les mettait en relations
avec une société bien mêlée et on a pu voir, dans un précédent chapitre,
que plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus on confondait
sous le nom de jongleurs toutes sortes de gens, depuis le vrai jongleur,
chargé de réciter des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, de
chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus connus de la foire et du
cirque voisinaient--sous une dénomination commune--avec les auxiliaires
les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. L'Église avait
établi des distinctions parmi la bande hétéroclite des jongleurs,
tolérant les uns et retirant ses bénédictions à ceux qui déshonoraient
la corporation. Pour des raisons de haute convenance poétique Guiraut
Riquier demanda au roi Alphonse une distinction du même genre. Et il
rendit, à la place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret en
forme, ordonnant de nouvelles dénominations.

Il y aura désormais quatre catégories dans le monde de ceux qui écrivent
des poésies ou qui en vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui
mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, celui qu'ils ont en
Lombardie, «bouffons».

La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; ceux-là ont du
savoir-vivre, leur courtoisie et leur talent délicat leur permettent de
fréquenter les grands; ils mettront la joie dans leur société, en jouant
des instruments, en récitant contes et nouvelles.

Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui «trouvent danses, chansons
et ballades gracieusement composées».

Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce sont ceux qui écrivent
les «vers» parfaits, les belles poésies didactiques: ceux-là ont la
«maîtrise du souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront un
nom en rapport avec leur talent: _don doctor de trobar_, seigneur
docteur en poésie.

Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, croyant à l'efficacité
de la réglementation en matière de talent poétique et même de génie;
nous sommes en plein moyen âge, époque où tout est réglé par des lois et
coutumes, écrites ou non. Sans doute il y a quelque arrière-pensée
utilitaire dans les distinctions que Riquier veut faire établir, les
troubadours de première classe, munis du diplôme de «docteur en poésie»,
devant recevoir plus de faveurs et plus d'honneurs. Mais d'abord ce sont
là des idées qui ne sont pas particulières au seul moyen âge; le
mandarinat--qu'on nous permette cet anachronisme--est sans doute de tous
les temps et de tous les pays.

Et puis surtout si le désir de cette distinction de classes n'est pas
tout à fait désintéressé, il s'y mêle un souci très élevé de la noblesse
de la poésie. Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que
causent à la poésie les misérables chanteurs de rue qui la représentent
aux yeux du vulgaire; il voit là une sorte de profanation, contre
laquelle il proteste avec une indignation éloquente.

Que pouvait-il advenir de cette requête et du décret qui en fut la
conséquence? C'était un acheminement vers la création d'écoles fermées,
comme il y en eut dans le Nord de la France et surtout en Allemagne, où
les «maîtres chanteurs» formèrent, en particulier à Nüremberg, des
corporations. Dans le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour
permettre la fondation de ces écoles chères, dans toutes les
littératures, aux épigones.

Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il appelle le «bon roi de
Castille». Les dernières années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une
série de déboires; il eut à combattre les grands; son fils aîné se
déclara contre lui et il fut réduit après avoir fait un vain appel aux
rois de Portugal, de France et d'Angleterre à implorer le secours des
musulmans. Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que je perdis
le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse de Castille, je n'ai pas
trouvé de seigneur qui appréciât mon talent et qui me sût si bien
honorer qu'il me retirât de la misère.»

Il en trouva un cependant en la personne du comte de Rodez, Henri II.
Les seigneurs de ce comté avaient été de tout temps les protecteurs des
troubadours et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant la dernière
période de la décadence il y eut autour du comte Henri II (mort en
1302), une sorte d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie
des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent entrevoir ce qu'y
fut la vie de société. On y discutait des questions de casuistique
amoureuse; certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent
déjà à des comédies de salon. Nous savons même qu'on rendait des
jugements, à la suite de ces discussions, et que les dames assistaient à
ces jugements et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là que de
très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il besoin de le dire, à
faire revivre la gracieuse légende des cours d'amour.

Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve difficile. Le comte
de Rodez choisit, parmi les troubadours qui se pressaient autour de lui,
quatre des meilleurs et il leur donna à commenter une chanson de Guiraut
de Calanson, un des modèles les plus parfaits du style obscur. On
distribua aux concurrents le texte de la chanson, sans aucune
modification. Ce fut, comme on voit, une sorte de concours de critique
littéraire. Riquier fit diligence et n'eut pas de peine à triompher: il
obtint le prix. Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II
déclara solennellement que Riquier avait compris le sens de la chanson
et l'avait bien commentée; et pour que nul n'en ignorât, il fit faire un
diplôme muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. Ce fut un
grand triomphe littéraire pour Riquier, mais ce fut sans doute le
dernier (1285).

Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Une de ses
dernières poésies est touchante de tristesse et de sincérité.

     Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient
     l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste
     complètement, quand je me remémore le pénible temps passé, que
     je considère le triste temps présent et que je songe à
     l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de pleurer.

     C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne devrait
     pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel talent qu'en
     chantant je retrace ma folie, mon bon sens, ma joie, mon
     déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est utile; car autrement
     je ne dis presque rien de bien; _mais je suis venu trop tard_.

C'était un monde déjà trop vieux que celui où il vécut et la poésie n'y
jouissait guère de la considération qu'elle avait connue dans l'âge
précédent.

Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, l'orgueil de
son art. Pendant sa vie errante voici comment il se consolait de sa
misère: «De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent poétique) que
nul ne peut m'enlever, je sais gré à la noble dame que j'adore et plus
encore, s'il se pouvait, à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait
l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la poésie provençale se
fait remarquer en pleine décadence par un souci très vif de son art: par
ce côté de son talent il est bien de la race des grands troubadours.

Son oeuvre est des plus variées. Il est un virtuose en métrique, pour
l'agencement des strophes et des rimes. Comme chez la plupart des
troubadours de la décadence, les poésies morales, didactiques et
religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux d'originalité il a
inventé des genres nouveaux et a essayé de donner une vie nouvelle à des
genres anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. Les
six qui nous restent de lui forment un groupe à part dans son oeuvre. Il
met en scène la même bergère, jeune fille dans la première pièce, mère
de famille dans les dernières. Il y a là une sorte de drame, dont
l'action se prolonge à travers plusieurs années; dans les différents
actes le dialogue est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un
artifice de style qui consiste à enfermer demandes et réponses dans un
ou deux vers.

La première pastourelle débute par un gracieux tableau qui est
d'ailleurs de style dans ce genre.

     L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant
     tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à chanter.
     Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui gardait ses
     agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai fière, avec un
     air convenable; elle me fît bonne mine à ma première demande.

     Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et
     savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur,
     sûrement je me suis déjà promise.--Jeune fille, puisque je vous
     ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais vous
     plaire.--Vous m'avez trop cherchée, sire; si j'étais folle, je
     pourrais y penser.--Cela ne vous plaît pas?--Non, seigneur, ni
     ne doit me plaire...

     --Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.

     --Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous
     retient.--Jeune fille, quand je suis sur le point de faillir,
     pour me retenir je pense à Beau Déport.--Seigneur, votre amitié
     me plaît fort; maintenant vous vous faites aimer.--Jeune fille,
     qu'est-ce que j'entends?--Que je sens quelque inclination pour
     vous, seigneur.

     --Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole
     si aimable?--Seigneur, où que j'aille on entend les jolies
     chansons de Guiraut Riquier.--Mais vous ne prononcez pas encore
     le mot que je vous demande.--Seigneur, Beau Déport qui vous
     préserve de tout blâme, ne vous protège-t-elle pas?--Cela ne me
     profite guère.--Au contraire, seigneur.--Jeune fille, je
     reprendrai souvent ce sentier.»

Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et voici le début de sa
deuxième pastourelle.

     L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la saluai et
     la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: «Seigneur,
     comment êtes-vous resté si longtemps sans que je vous voie?
     L'amour ne vous tourmente guère.--Si, jeune fille, plus qu'il
     ne paraît.--Seigneur, comment pouvez-vous supporter ce
     chagrin?--Il est si grand qu'il m'a fait venir ici.--Moi aussi,
     seigneur, j'allais vous cherchant.--Mais vous êtes ici gardant
     vos agneaux?--Et vous de passage, seigneur, à ce qu'il me
     semble?»

La conversation se poursuit sur ce ton, le poète parlant amour et la
prude bergère le rappelant aux convenances et le calmant d'un mot en lui
rappelant le souvenir de Beau Déport.

Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le sujet de la troisième
pastourelle. Le troubadour y introduit un élément nouveau qui consiste à
supposer qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.

     Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la rivière;
     à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux à l'ombre;
     elle faisait un chapeau de fleurs et était assise en un endroit
     élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle fut avenante et
     m'appela la première.

     Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie puisque
     vous m'êtes si avenante?--Je cherche, me dit-elle, pensive,
     nuit et jour, un gentil ami.--Vous m'aurez sincère et fidèle,
     toute ma vie durant.--Cela se peut bien, seigneur, car il me
     semble qu'amour vous possède.--Oui, un amour
     farouche.--Seigneur, il est bien subit.--Jeune fille, si avant
     peu vous ne me secourez pas, l'amour que je vous porte me
     tuera.--Seigneur, l'homme qui souffre obtient du secours;
     espérez.--Jeune fille, l'amour commence à me martyriser si fort
     qu'il me faut votre secours.--Seigneur, vous m'avez désirée
     timidement pendant quatre ans.--Je ne pense pas vous avoir
     jamais vue.--Seigneur, vous ne me connaissez pas?--Êtes-vous
     folle?--Non, seigneur, ni muette.»

Quelques années plus tard le poète rencontre la jeune bergère bien
changée; cette fois-ci c'est au tour de la jeune fille de ne pas le
reconnaître.

     L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent; elle
     était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un petit
     enfant endormi; elle filait comme une personne sage. Je crus
     qu'elle me serait familière à cause de nos trois entretiens;
     mais je vis qu'elle ne me connaissait pas quand elle me dit:
     «Vous quittez votre chemin?»

     «Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me plaît
     tant que j'ai besoin de votre amour.--Elle me répondit:
     Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez; j'ai mis mon
     amour ailleurs.--C'est une grosse faute; il y a si longtemps
     que je vous aime sincèrement.--Seigneur, jusqu'aujourd'hui je
     ne crois pas vous avoir vu.

     --Vous perdez la raison, jeune fille!--Non, seigneur, de l'avis
     de tous.

     --Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à mon
     mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.--Ainsi me
     parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y laissai
     jamais prendre.--Guiraut Riquier ne vous oublie pas: vous
     souvenez-vous de moi?--Il me plaît plus que vous, seigneur, et
     sa vue me serait agréable.--Jeune fille, ma joie commence; car
     je suis sans nul doute celui qui vous a fait connaître par ses
     chants.»

Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu de faire une
nouvelle déclaration.

     «Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si j'étais
     discret?--Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas d'autre amitié
     que celle que nous nous témoignâmes la première fois... si
     j'avais été légère vous m'auriez tenue pour peu raisonnable.»

Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné notre poète pendant
les quatre premiers actes: les deux interlocuteurs ne parlent pas la
même langue; quand le poète parle d'amour, et même d'amour farouche, la
bergère parle d'amitié. Dans les deux derniers actes--c'est-à-dire dans
les deux dernières pastourelles--elle en arrive à sermonner le
troubadour impénitent; il est vrai que le temps a passé et que le poète
la trouve quelques années après bien changée: «elle n'était plus belle
comme autrefois», dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques
de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments pieux. Le poète est
devenu vieux et elle raille sans indulgence ses cheveux blancs; la
bergère a l'esprit tourné vers les choses religieuses et elle souhaite
au troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première pastourelle
nous étions en plein roman; les deux dernières ressemblent à deux
sermons.

C'est que pendant les vingt années que ce roman est censé avoir duré,
les idées du poète se sont aussi modifiées. L'évolution qu'a suivie sa
conception de l'amour va nous en donner une nouvelle preuve.

La plupart des chansons du dernier troubadour sont adressées à une dame
qu'il désigne sous le nom de _Beau Déport_ (Belle Joie). Il est probable
qu'il s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée par d'autres
troubadours. Mais cela importe peu en somme et voici pourquoi: c'est
que, plus que chez tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre
troubadour un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment venu du coeur. Sans
doute quelquefois on croit sentir vibrer la sincérité sous les formules
conventionnelles; mais c'est sans doute que le coeur chez lui aussi fut
dupe de l'esprit. L'objet de son amour aurait pu être irréel, comme on a
prétendu (et l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante et
pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut Riquier de ces deux poètes,
et s'il était démontré que les oeuvres des derniers troubadours ont été
connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire que Dante,
contemporain en somme de Riquier, avait pu l'imiter. Le _dolce stil
nuovo_ aurait pu naître de l'oeuvre des derniers troubadours. Seulement
l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne n'était plus
possible dans la lyrique provençale; ce qui dans la première était un
principe de vie était dans la seconde un produit de la décadence.

Ce n'est pas que la conception de l'amour chez Riquier soit bien
différente de celle des troubadours qui l'ont précédé. Comme eux il
demande une seule faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a
choisi comme eux la meilleure et la plus aimable femme qui soit au
monde; il jure à tout instant qu'elle peut compter sur sa fidélité et
sur sa discrétion. Mais la dame, conformément aux conventions, demeure
rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires ne lui permettent pas
une autre attitude. Et Riquier de se désespérer, de répéter après tant
d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de cette mort rejaillira
sur la dame qui ne lui a témoigné aucune pitié.

Et cependant deux choses le consolent dans son infortune. S'il regrette
l'esclavage où l'amour l'a placé et s'il pense, avec une mélancolie qui
paraît sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et âme, il
sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer une autre femme. C'est
que Beau Déport, malgré sa rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a
fait de lui un excellent poète et un homme meilleur. Au moment où son
talent est le plus honoré, en Castille, il ne manque pas de faire
hommage de cet honneur à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau
Déport lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de mon talent,
qui m'est venu pour avoir bien aimé ma dame sans être aimé: car mon nom
est connu et j'ai la sympathie des grands...»

Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et voici pour la
perfection morale dont Beau Déport fut la source: «Et comme ma dame au
gentil corps honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise ni
blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je l'aime plus parfaitement et
avec crainte; car il me semble que si elle ne m'avait pas refusé son
amour, elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en sagesse, au
point que les vils espoirs me déplaisent.» Valeur littéraire et valeur
morale proviennent du même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il
opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions convenables et
donne les qualités qui accompagnent l'honneur. Donc amour est doctrine
de valeur; il n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne transforme
en homme d'honneur pourvu qu'il aime.»

On voit à quelle haute conception morale mène l'amour ainsi entendu.
Cependant même sous cette forme il ne trouva bientôt plus grâce devant
les idées morales et surtout religieuses du temps et Riquier lui-même
eut l'occasion de renier sa doctrine pourtant si épurée.

On se souvient du concours littéraire qu'avait institué le comte de
Rodez et où Riquier remporta le prix. Le sujet du concours était,
avons-nous dit, le commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour
d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite pendant la période
classique, tout au début du XIIIe siècle) était la description du palais
qu'habite l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour».

Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste, l'amour naturel (amour
des parents) et l'amour charnel: c'est celui-là qui est le «tiers
inférieur». Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet amour est
déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement; il n'écoute que la
volonté (nous dirions la passion) et non la raison. Les amants trouvent
ses débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments, soucis et
chagrins».

Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste a vite fait son
choix. Il méprise le «tiers inférieur d'amour»; il supporte l'amour
naturel (celui des parents et des enfants); mais il met bien au-dessus
des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais élevé où il jouira
«de la paix sans fin, de l'amour sans restriction, des biens parfaits
sans dommage, du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir».

Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il reçut dans la dernière
société où la poésie des troubadours fut honorée nous a gardé l'écho des
préoccupations religieuses du temps. La théorie de l'amour péché
inventée par l'Église a pénétré dans la poésie provençale: elle n'en
sortira pas de sitôt. Nous comprenons mieux après cela quelques mots
graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un troubadour
contemporain: la poésie est qualifiée de «péché» par les autorités
religieuses du temps. Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où
fleurissent les poésies à la Vierge dont quelques-unes sont remarquables
de grâce. Bientôt la poésie religieuse sera seule permise.

Tous ces faits sont des indices de la transformation profonde qui s'est
produite dans les moeurs. A un siècle de paganisme qui est l'époque de
la période classique succède une période d'agitation religieuse. La
croisade contre les Albigeois marque le triomphe de l'orthodoxie. Les
congrégations, les ordres religieux se multiplient, font une propagande
incessante; petit à petit l'esprit public se transforme; la poésie
profane même sous sa forme la plus épurée devient un «péché», la poésie
religieuse est la seule qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de
l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIIIe siècle, chez Riquier et
ses contemporains, la poésie des troubadours. Sous cette forme elle
n'est presque plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons à la
Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose pour la transformer.

Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent bientôt une sorte de
poésie officielle. En effet Guiraut Riquier mourut dans les dernières
années du XIIIe siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept
bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de naïveté, cherchèrent à
rallumer le flambeau éteint. Ils fondèrent une Académie, instituèrent
des concours (qui vivent encore aujourd'hui) et établirent un code
poétique; en souvenir de l'ancien temps il fut appelé les «Lois
d'amour». Mais les anciens dieux étaient bien morts et la nuit avait
définitivement succédé au crépuscule.

La nouvelle École malgré son titre de Consistoire de la Gaie-Science ou
Gai-Savoir eut des tendances exclusivement morales et religieuses. Le
culte de la femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours
y devint le culte de la Vierge. Mais ces chansons à la Vierge avaient
donné--avec Guiraut Riquier et ses contemporains--la mesure de la grâce
et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les thèmes de la lyrique
religieuse ne présentaient pas en effet la même variété que ceux de la
lyrique profane. La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise
toute cette poésie du XIVe et du XVe siècle. Les mainteneurs--ainsi se
nommaient les fondateurs de la nouvelle école--avaient pris soin
d'exclure à l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent
d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et où depuis longtemps
toute sève était morte. Leur poésie ne fut qu'une poésie de forme,
essentiellement académique. On renchérit sur les difficultés métriques
que les troubadours avaient léguées, on leur emprunta leurs plus graves
défauts, les choses caduques: la rime difficile et recherchée, le style
obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte, parfois élégante,
mais, artificielle, très froide et très monotone.

Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la nouvelle école des modèles
et des règles. La littérature catalane doit à l'imitation de l'école
toulousaine la plupart de ses défauts. Les destinées de cette
littérature sont semblables à celle de l'école poétique qu'elle imite,
et à laquelle elle emprunte son code. La poésie religieuse y fleurit, la
recherche et la préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une
littérature académique qui se prolonge sans éclat pendant plusieurs
siècles.

L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange confusion et créa une
légende qui encore aujourd'hui a la vie tenace. On appliqua à la mère de
Dieu toutes les métaphores que contiennent les litanies et les hymnes à
la Vierge. La mère du Christ était la Vierge Clémente, miséricordieuse,
chargée d'intercéder pour les pécheurs auprès de son fils; elle devint
la Clémence personnifiée. Au XVe siècle on supposa qu'il avait existé
une illustre famille toulousaine du nom d'Isaure, on fit remonter à un
membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les «Jeux Floraux» et le
mythe de Clémence Isaure (qui ressemble étrangement à une mystification)
fut créé.

Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette poésie dans les temps
modernes. On sait avec quel éclat Mistral et son école l'ont fait
revivre alors qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute les
conditions sociales, politiques et autres ne sont plus les mêmes qu'au
temps de Guillaume de Poitiers ou de Bertran de Born; elles ne sont pas
cependant telles que la poésie provençale, dont le siècle précédent a vu
la renaissance, ne puisse vivre glorieusement, si elle continue à se
conformer au précepte exprimé avec autant de simplicité que de force par
l'auteur de _Mireille_: «Nous ne chantons que pour vous autres, ô pâtres
et paysans.» Laissons de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus
délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au charme de cette
poésie nouvelle; mais c'est bien en revenant à la vérité et à la
sincérité, que Jasmin, Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour
ne citer que les plus grands, ont retrouvé les sources de la vraie
poésie. Il appartient à leurs successeurs, «à ceux qui aiment la gloire
et qui ont le coeur vaillant», de s'inspirer du même principe, s'ils
veulent empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément, comme est
morte l'ancienne. La «Croisade contre les Albigeois» n'aurait peut-être
pas suffi à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était devenue de
bonne heure une poésie trop conventionnelle. La convention et l'artifice
peuvent donner l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas.

Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter un coup d'oeil
définitif sur le passé. On peut se rendre compte maintenant de la place
qu'occupe dans l'histoire des littératures romanes la poésie des
troubadours. Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre elles; elle
a été une mère féconde, et elle a le droit d'être fière de ses enfants.
C'est la France du Midi qui a enseigné à ces littératures naissantes à
exprimer sous une forme artistique les sentiments les plus doux les
affections les plus chères qui aient fait battre le coeur des hommes. La
France du Nord leur a enseigné en même temps les chansons et les
fanfares guerrières, dont les échos ont retenti si longtemps dans les
romans d'aventure qui se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée
française a été imitée dans les pays scandinaves et dans la lointaine
Islande, comme la poésie des troubadours en Portugal et en Sicile.

C'est au mélange de ces deux influences que le moyen âge français doit
l'hégémonie intellectuelle qu'il a exercée sur les pays germaniques
aussi bien que sur les pays romans. Cette conquête du monde par la
poésie est un des plus beaux titres de gloire du moyen âge français. Les
deux parties dont l'union intime et harmonieuse forme la France y ont eu
une part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux influences, c'est
contribuer à honorer, comme l'a dit un grand-maître, Gaston Paris, la
«vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour,
mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son
coeur».




BIBLIOGRAPHIE ET NOTES


BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

1. =Dictionnaires.=--F. Raynouard, _Lexique roman_, 6 vol. Paris,
1838-1844.

E. Levy, _Provenzalisches Supplement-Woerterbuch_, Leipzig, 1894 et
années suivantes. Ce complément magistral de l'oeuvre de Raynouard
comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont déjà paru ainsi que
le premier fascicule du tome VI (jusqu'au mot _Past_).

Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, _Petit dictionnaire
provençal-français_, Heidelberg, G. Winter.

J.-B.-B. Roquefort, _Glossaire de la langue romane_, 3 vol. Paris,
1808-1820.

[De Rochegude] _Essai d'un glossaire occitanien pour servir à
l'intelligence des poésies des troubadours._ Toulouse, 1819.

2. =Grammaires.=--Raynouard, _Grammaire de la langue romane_ (Tome I du
_Choix_) Cf. _Résumé de la grammaire romane_ (Tome I du _Lexique_).

F. Diez, _Grammaire des langues romanes_, traduction Gaston Paris, A.
Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol.

W. Meyer-Lübke, _Grammaire des langues romanes_, traduction Rabiet et
Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905.

C.-H. Grandgent, _An outline of the Phonology and Morphology of old
provençal_. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la
morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.)

H. Suchier, _Die französische und provenzalische Sprache_, dans Groeber,
_Grundriss der romanischen Philologie_, 3 vol. Strasbourg, 1888-1902. La
partie traitée par H. Suchier a été traduite en français sous le titre
suivant: H. Suchier, _Le français et le provençal_, trad. par Ph. Monet,
Paris, 1891. D'autre part une nouvelle édition du tome I du _Grundiss_
de Groeber vient de paraître (1906).

Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au _Manualetto
provenzale_, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des
_Chrestomathies provençales_ de Bartsch (le tableau des formes a été
supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de M. C.
Appel.

Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel:
l'_Altprovenzalisches Elementarbuch_, par O. Schultz-Gora, Heidelberg,
1906.

3. =Textes.=--=A. Collections.=--_Le Parnasse occitanien, ou Choix de
poésies originales des Troubadours_ [par de Rochegude], Toulouse, 1819.

F. Raynouard, _Choix des poésies originales des Troubadours_, 6 vol.
Paris, 1816-1821.

C.-A.-F. Mahn, _Die Werke der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1846-1853.

Id., _Gedichte der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1856-1873.

=B. Chrestomathies.=--K. Bartsch, _Chrestomathie provençale_, 6e édition
(publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites d'après la 4e
édition.

C. Appel, _Provenzalische Chrestomathie_, 3e édition, 1907. Nos
citations sont faites d'après la première édition.

V. Crescini, _Manualetto provenzale_, 2e édition, 1905.

=C. Éditions.=--Il existe des éditions complètes de plusieurs
troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes.

_Poésies de Guillaume IX_, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905.

_Le troubadour Cercamon_, par le Dr Dejeanne, Paris-Toulouse.

U.-A. Canello, _La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello_,
Halle, 1883.

Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming, 2e éd.,
1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888).

A. Kolsen, _Giraut de Bornelh_ (tome I, fasc. 1, Halle, 1907).

Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en
préparation. Une édition de _Marcabrun_ par le Dr Dejeanne va paraître
incessamment.

K. Bartsch, _Die Lieder Peire Vidal's_, Berlin, 1857.

Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la _Bibliothèque
méridionale_ (Toulouse); ce sont: _Bertran de Born_ (éd. A. Thomas, cf.
supra), _Montanhagol_ (éd. Coulet); _Bertran d'Alamanon_ (éd. Salverda
de Grave); _Elias de Barjols_ (éd. Stronski). D'autres ont été publiées
dans la _Romanisch Bibliotheke_ (Leipzig): _Sordel_ (éd. de Lollis),
_Folquet de Romans_ (éd. Zenker), ou dans l'_Altfranzösische Bibliothek_
(Heilbronn): _N'At de Mons_, éd. Bernhard. Cf. encore les éditions de
_Peire d'Alvergne_, par R. Zenker (Erlangen, 1900), de _Guillem
Figueira_, par E. Levy (Thèse de Berlin, 1880), de _Peire Rogier_, par
C. Appel (Berlin, 1892), de _Pons de Capduelh_, par Napolski, etc.

=D. Manuscrits.=--Le travail capital sur les manuscrits des troubadours
est celui de M. Groeber, _Die Liedersammlungen der Troubadours_,
Strasbourg, 1877 (_Romanische Studien_, IX).

=4.= =Histoire littéraire.=--[Millot] _Histoire littéraire des
troubadours_, 3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de
Sainte-Palaye).

F. Diez, _Leben und Werke der Troubadours_, 2e édition, revue par K.
Bartsch, Leipzig, 1882. La 1re édition avait été traduite en français
par de Roisin.

F. Diez, _Die Poesie der Troubadours_, 2e édition, revue par K. Bartsch,
Leipzig, 1883.

C. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_, 3 vol. Paris, 1846.
Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la poésie
«lyrique» des troubadours.

K. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_,
Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu de
l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur les
manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la liste
alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier vers de
chacune de leurs poésies _lyriques_. C'est d'après cette liste que se
font ordinairement les citations dans les études littéraires: ainsi
_Gr._, 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre alphabétique)
de _Bonifaci Calvo_ qui porte le numéro _101_ dans le _Grundriss_ de
Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument de travail
est en préparation et paraîtra sans doute bientôt.

C. Chabaneau, _Les Biographies des Troubadours_, Toulouse, 1885; fait
partie de l'_Histoire générale de Languedoc_ (tome X). A la suite des
biographies vient une liste des troubadours contenant non seulement
l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs autres
compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques,
renvois, rapprochements, etc.

A. Stimming, _Provenzalische Litteratur_, dans le _Grundriss_ de
Groeber, tome II, 2e partie.

A. Jeanroy, _La poésie provençale du Moyen Age_ (_Revue des Deux
Mondes_, 1899 et suiv.).

A. Restori, _Letteratura provenzale_, Milan, 1891 (Manuali Hoepli)
Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel.

A. Jeanroy, _Les Origines de la Poésie lyrique en France_, 2e édition,
Paris, 1904.

A. Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger
hervorragender Trobadors im Minneliede_, Marbourg, 1897 (Excellent par
les innombrables citations qu'il renferme).

Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours dans
l'_Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge_ de
Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de MM.
Lintilhac et Lanson et dans la _Geschichte der franzoesischen
Litteratur_ de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld.

M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare une
_Histoire de la littérature provençale_.


CHAPITRE PREMIER

1. Roger, _L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin_,
Paris, 1905.

2. Kiener, _Verfassungsgeschichte der Provence seit der
Ostgothenherrschaft bis zur Errichtung der Konsulate_ (510-1200).
Leipzig, 1900, p. 48.

3. Les limites approximatives du _franco-provençal_ sont données d'après
la première carte du _Grundriss_ de Groeber, t. I.

4. Cette langue s'appela d'abord langue _romane_, puis prit le nom de
_limousine_; la dénomination de _provençal_ date du XIIIe siècle:
c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à peu près
tout le Sud de la France.

5. M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours dont
il existe une biographie (111, un quart environ du chiffre total) donne
pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi eux Guillaume de Poitiers, les
troubadours gascons Cercamon et Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de
Barbezieux (Saintonge), Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de
Bornelh, Bertran de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze
troubadours avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier,
Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels les
Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan, Raimon de Miraval,
Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le Viennois présentent vingt-huit
noms; les principaux sont ceux de Raimbaut d'Orange, de la comtesse de
Die, Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans,
etc. Quoique cette liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et
que, par conséquent, la classification soit incomplète) il faut
remarquer que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres.

6. Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale, cf.
Ludwig Roemer. _Die volksthümlichen Dichtungsarten der
altprovenzalischen Lyrik_, Marbourg, 1884, et Jeanroy, _Origines de la
poésie lyrique en France_.

7. Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, _Peire Cardenal's
Strophenbau_, Marbourg, 1884.

8. Le poème de _Sainte Foy_ d'Agen a été publié par M. Leite de
Vasconcellos dans la _Romania_, XXXI (1902), p. 177 et suiv.

9. Cf. Jeanroy, _Origines_, 1re partie, chap. I.


CHAPITRE II

Voir pour tout ce chapitre les _Biographies des Troubadours_, par M. C.
Chabaneau (_Histoire générale de Languedoc_, éd. Privat, tome X).

1. Cf. en particulier Chabaneau, _Notes sur quelques manuscrits
provençaux égarés ou perdus_, Paris, 1886.

2. Paul Meyer, _Les derniers Troubadours de la Provence_, Paris, 1871.

3. G. Bertoni, _I trovatori minori di Genova_, Dresde, 1903. Id., _Nuove
rime di Sordello di Goïto_, Turin, 1901 (Extrait du _Giornale Storico
della letteratura italiana_).

4. Cf. A. Stimming in Groeber, _Grundriss der romanischen Philologie_,
II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est empruntée à cet
excellent résumé.

5. O. Schultz (-Gora), _Die provenzalischen Dichterinnen_, Leipzig,
1888.

6. Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de Forcalquier
et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).

7. Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, _Provençal
language and litterature_, in _Encyclopædia britannica_, et la liste
dressée par Diez, _Leben und Werke_, 2e éd., p. 497. Cf. aussi Restori,
_Lett. prov._, p. 77-79.

8. Jean de Nostredame, _Vies des plus célèbres et anciens poètes
provençaux_, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses
années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons le plus tôt
possible. Cf. Chabaneau, _Le Moine des Iles d'or_, =Annales du Midi=,
1907.

9. Chabaneau, _Biographies des Troubadours_.

10. La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du
premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de
Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour
aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, _L. W._, p. 25.

11. Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, _La Littérature française
au moyen âge_, § 128, et _Esquisse historique_..., § 135.

12. Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, _Jaufre Rudel_, _Rev.
hist._, t. LIII, p. 225 et suiv.

13. _Histoire littéraire_, XXVII, 723-724.

14. A. Stimming, dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 16.

15. Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122
et suiv.

16. Le gracieux roman de _Flamenca_, comprenant plus de 8 000 vers, a
été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier
volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru
jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour
l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation.

17. Sur ces _ensenhamens_, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le
premier et le plus ancien de ces _ensenhamens_, auquel est empruntée la
citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan
contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.

18. La citation est empruntée à l'_ensenhamen_ de Guiraut de Calanson.
Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre
suivant: _Das Sirventes_ «Fadet Joglar» _des Guiraut von Calanso_,
Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La
«symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de
basque» (Keller, p. 63).


CHAPITRE III

1. Leur nom leur vient du mot _trobar_, _trouver_ en parlant de
l'invention poétique.

Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, _Poesie der Troubadours,_ 2e
édition.

2. Traduction de l'abbé Papon, _Parnasse occitanien_, p. 21.

3. Pétrarque, _Trionfo d'amore_.

4. Cf. Gaston Paris, _Esquisse historique de la littérature française au
Moyen âge_, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du _trobar
clus_] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé le style
moderne».

5. Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, dans la
_Rivista musicale italiana_, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout la
récente publication de M. J.-B. Beck, _Die Melodien der Troubadours_,
Strasbourg, 1908.

Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: _Quatre poésies de
Marcabrun_, troubadour gascon du XIIe siècle, texte, musique et
traduction, Paris, 1904.

Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les
suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit,
Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le plus grand nombre de
ces mélodies (les deux tiers) se trouvent dans le manuscrit R (Bibl.
nat.,_f. fr._, 22543).

6. Ludwig Roemer, _Die volksthümlichen Dichtungsarten_, Marbourg, 1884.

7. Bernard de Ventadour, _Quant erba vertz e fuelha par_ (M. W. I, 11;
_Gr._, 39); _id., Lo gens temps de pascor_ (M. W. I, 13; _Gr._, 28).

8. Marcabrun, _Pois l'iverns d'ogan es anatz_ (M. W. I, 57).

9. J. Rudel, _Quan lo rius de la fontana_ (M. W. I, 62; _Gr._, 5).

10. Arnaut de Mareuil, _Belh m'es quan lo vens_ (M. W. I, 155; _Gr._,
10).

11. Peire Rogier, _Tan no plou ni venta_ (M. W. I, 120; _Gr._, 8).

12. Raimbaut d'Orange, _Non chant per auzel ni per flor_ (M. W. I, 77;
_Gr._, 32).

13. _Sirventés_: la vraie forme provençale est _sirventes_; nous
l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur la dernière
syllabe.

14. Cf. Jeanroy, _Origines_..., p. 45 et suiv. De la _tenson_ on
distingue le _jeu-parti_ (prov. _partimen_) qui est une variété du genre
et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires;
nous employons le mot de _tenson_ qui est le terme le plus général.

Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des auteurs
différents, cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 165. Pour les sujets
des tensons cf. _ibid._, p. 169. Voici quelques autres exemples: quel
est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut résister au désir de
parler constamment de la dame qu'il aime ou celui qui y pense en
silence? Un amoureux qui est heureux dans son amour doit-il préférer
être l'amant ou le mari de sa dame?

15. Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. Jeanroy,
_Origines_..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de Montaudon
avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger et Bertran Carbonel
avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec son coeur et son savoir.

16. Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.

17. Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M.
A. Pillet, _Studien zur Pastourelle_, Breslau, 1902 (extrait de la
_Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag_).

18. Traduction de M. A. Jeanroy, _Origines_, p. 31.

19. _Ibid._, p. 80.

20. Le plus récent travail sur l'_aube bilingue du Vatican_ (ainsi
nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les
_Mélanges Chabaneau_: on trouvera dans cet article la bibliographie du
sujet.

21. Il n'y a qu'un exemple de _serena_; dans Guiraut Riquier; il faut y
voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre
populaire.

22. Le _descort_ de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes:
la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième
en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en
portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos,
dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 173, Rem. 1).


CHAPITRE IV

1. Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le _Mercure
de France_, juin 1906.

2. Cf. _Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers_, éd. Jeanroy, Paris,
1905.

3. Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de M. E.
Wechssler, _Frauendienst und Vassalität_, dans _Zeitschrift für
französische Sprache und Litteratur_, XXIV, 1, 159-190.

4. Cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 128, 129, etc.

5. A. Restori, _Lett. prov._, p. 52.

6. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 127.

7. Traduction de Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, p.
XXII, XXVI.

8. Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a accordé la belle
Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec
Poitiers, Tours et Angers». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier:
«cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m'accordait
seulement l'un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils
qui composent son gant». Cité par Raynouard, _Des Troubadours et des
Cours d'amour_, p. XIV.

9. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 135.

10. Mahn, _Gedichte_, nº 737. La deuxième citation est tirée du nº 344.

11. Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de publier
dans la _Revue d'Aunis et de Saintonge_, juillet 1908. On y trouvera sa
romanesque biographie.

12. Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans un
Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. Quand
les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, ils placent des
miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie sa douleur.

13. Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, Paris, 1817.

La question a été reprise depuis par Diez (_Ueber die Minnehöfe_,
Berlin, 1825), Pio Rajna (_Le Corti d'Amore_, Milan, 1890), V. Crescini
(_Per la questione delle Corti d'Amore_, Padoue, 1891).


CHAPITRE V

1. Sur Cercamon, cf. l'édition du Dr Dejeanne, Toulouse-Paris, 1905.
Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un _planh_
sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous
paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence qu'a pu
exercer l'oeuvre du premier troubadour Guillaume IX.

2. Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit son
biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal,
le firent mettre à mort.

3. Pierre d'Auvergne, ap. Diez, _L. W._, p. 43. Cf. l'édition de Pierre
d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite cf. Diez, _ibid._,
p. 44.

4. Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, _Rev. hist._ (cf. supra chap.
II), Carducci, _Jaufre Rudel_, _poesia antica e moderna_, 1888,
Savj-Lopez, _Mistica profana_ (in _Trovatori e poeti_).

5. Appel, _Prov. Chr._, p. 55.

6. M. C. Appel, in _Archiv für das Studium der neueren Sprachen_, tome
CVII.

7. «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où Dante
commença à aimer Béatrice.

8. M. W., I, p. 19.

9. M. W., p. 20.

10. Texte de Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 707.

11. Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris, _Esquisse
historique_, § 86.

12. M. W., p. 23.

13. Sur les nombreuses allusions aux _médisants_ (_lauzengiers_) cf.
Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender
Trobadors_, § 79.

14. M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec M.
Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation
mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et
l'amour lui-même était... désignée sous le nom de _joi_».

15. Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, _L. W._, p. 322.

16. Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse, cf. Paul Meyer,
in _Histoire générale de Languedoc_, tome X.

17. Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les _Mélanges
Chabaneau_, p. 737-750.

18. M. W. I, 30.

19. Carducci, _Un poeta d'amore del secolo XII_, =Nuova Antologia=,
XXV-XXVI.

20. M. W., I, 33.

21. M. W., I, 36.


CHAPITRE VI

1. M. W. I, 184.

2. M. W. I, 151 et suiv.

3. On peut rapprocher de cette description un passage d'une poésie
lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est plus blanche
qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine de courtoisie; de
ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, son coeur est franc
sans mauvaises pensées, sa couleur est fraîche et ses cheveux blonds;
que Dieu la garde, car jamais je n'en vis de plus belle.»

4. Les oeuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître en édition
critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant: _Saemtliche
Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh_, von Adolf Kolsen (tome I,
fasc. 1), Halle, 1907.

5. Ed. Kolsen, nº 1.

6. _Id._, nº 19.

7. _Id._, nº 21.

8. _Id._, nº 2.

9. Dante, _De vulg. Eloq._, II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante, a
chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh la droiture,
l'honnêteté (_honestum_) et la vertu», _De vulg. Eloq._, II, 2.

10. M. W. I, 186.

11. M. W. I, 201.

12. Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, _Prov. Chr._, p.
87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons
au premier des deux le couplet suivant: «Je pourrais écrire (une
chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa valeur que si tout le monde
la comprend; pour moi, quoi qu'on en puisse penser, je suis heureux
quand j'entends dire qu'on chante ma chanson d'une voix sombre ou claire
et quand j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson
débute ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette
assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y
prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre
les théories du _trobar clus_. Ce ne sont pas les seuls d'ailleurs dans
la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d'Auvergne, _Sobre'l
vieilh trobar e'l novel_ et le commentaire qu'en a donné M. J. Coulet
dans les _Mélanges Chabaneau_, p. 777 et suiv.

13. _Purgatoire_, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers provençaux
que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec
Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n'ont pas observé, dans
la satisfaction de leurs appétits charnels, l'_umana legge Seguendo come
bestie l'appetito_. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans
le _De vulgari Eloquentia_; il y déclare en particulier qu'il a emprunté
au poète limousin la sextine. Cf. Diez, _L. W._, p. 282.

14. Cf. Diez, _L. W._, p. 285.

15. Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé dans sa vie
que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend rien; Diez, _L.
W._, p. 283.

16. Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 427.

17. Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, _Poésies complètes de Bertran
de Born_, introduction. Le _rôle historique de Bertran de Born_ a été
étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un des rares
troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions (Ed. A.
Stimming [deux], éd. A. Thomas).

18. Thomas, _loc. sign._, p. xv.

19. La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, duc de
Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la _Saissa_ (la Saxonne).

20. On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce. Plusieurs
manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que Bertran de Born. La
pièce est composée sur les mêmes rimes qu'une pièce de Giraut de
Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est que un ou deux couplets sont
interpolés; mais nous croyons que ce brillant morceau de poésie est bien
de Bertran de Born.


CHAPITRE VII

1. M. W. I, 77. _Non chant per auzel ni per flor_

2. M. W. I, 70 et I, 67.

3. Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, _Die prov. Dichterinnen_, et
Sernin Santy, _La Comtesse de Die_.

4. M. W. I, 87. _Ab joi et ab joven m'apais._

5. M. W. I, 88.

6. M. W. I, 80. _A chantar m'er de so qu'ieu no volria._

7. Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, _Die Lieder Peires von Auvergne_,
Erlangen, 1900.

8. «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées; Marcabrun
y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19.

9. C'est la poésie célèbre _Chantarai d'aquestz Trobadors_, Zenker, nº
XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a imité cette
satire.

10. Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26.

11. Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans la
légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans _Trovatori et Poeti_, p.
245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a composé une
nouvelle où un perroquet joue le principal rôle; pour faciliter un
rendez-vous d'amour entre son seigneur et une châtelaine il met le feu à
la tour du château: pendant le désordre et le tumulte qui s'ensuivent
l'entrevue a lieu. Le «perroquet» d'Arnaut de Carcassés est d'une
éloquence insinuante et surtout d'une merveilleuse activité. Cette
nouvelle est d'ailleurs l'_Ecole des Maris_. L'auteur l'a écrite pour
«reprendre les maris qui veulent surveiller leurs femmes et pour les
avertir que la meilleure précaution est de leur laisser la liberté». Cf.
Bartsch, _Chr._, c. 259 et suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans
la poésie populaire cf. Savj-Lopez, _op. laud._

12. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 318. _Parn. occ._, 181.

13. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 321.

14. M. W. I, 226, Rayn., III, 324. _Parn. occ._, 185.

15. _Parn. occ._, 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les légendes
bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours voir
Birch-Hirschfeld, _Ueber die den provenzalischen Troubadours bekannten
epischen Stoffe_, Halle, 1878. L'ouvrage est incomplet, mais il n'a pas
été remplacé.

16.

    Per ma vida gandir
    M'en anei en Ongria
    Al bon rei N' Aimeric
    On trobei bon abric.       Raynouard, _Ch._, V, 342.

17. Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, _Biographie des
Troubadours, Folquet von Marseille_, Berlin, 1878.

18. Dante, _Par._, ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit dans
le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège qu'elle
soutint contre Brutus.

19. M. W. I, 319.

20. «Guillaume VIII [seigneur de Montpellier] avait épousé depuis
Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» _Hist. gén. Lang._, éd. Privat, VI, p.
61. La source de cette indication est dans la Chronique de Jaime Ier
d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs le nom de la princesse. Ce
nom est donné par un compilateur moderne, Gariel, _Series praesulum
Magalonensium_, 2e édit., p. 279: et l'authenticité de la chronique est
douteuse (Cf. Morel-Fatio, Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 118). Nous
ajouterons qu'un de nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne
croit pas à l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel
Comnène a été mariée au marquis de Montferrat.

21. M. W. I, 324.

22. La _Chanson de la Croisade contre les Albigeois_ a été éditée deux
fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol. Paris, 1875.
Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons que l'identification de
Folquet de Marseille avec Folquet, évêque de Toulouse, a été contestée;
mais il semble que ce soit à tort.


CHAPITRE VIII

1. Cf. Lea, _Histoire de l'Inquisition_, trad. fr., Paris, 3 vol.

2. Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, _Innocent III, la
croisade contre les Albigeois_, Paris, 1905.

3. Luchaire, _loc. sign._, p. 182.

4. Aimeric de Pégulhan, _Gr._, 34, _Parn. occit._, p. 171.

5. Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, _La vie et l'oeuvre du
troubadour Raimon de Miraval_, Paris, 1902.

6. Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, _Choix_, IV, 191.

7. Peire Cardenal, _Gr._, 30; Appel, _Prov. Chr._, nº 78.

8. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 174.

9. _Parn. occ._ p. 306.

10. Mahn, _Gedichte_, nº 1 248.

11. Raynouard, _Lexique roman_, I, 448.

12. _Parn. occit._, 313.

13. _Ibid._, 312.

14. _Ibid._, 321.

15. _Ibid._, 310.

16. _Ibid._, 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante:
«Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que ceux qui
ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort, cf. la pièce
_Per fols tenc..._ str. 2 (_Parn. occ._, p. 311).

17. Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe de la
pièce _Tartarasso ni voutour_ (_Parn. occ._, p. 320). Mêmes attaques
dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse, Raynouard, L. R., 481.

18. Appel, _Prov. Chr._, p. 113.

19. Mahn, _Gedichte_, nº 975.

20. Raynouard, _Choix_, IV, 337.

21. Mahn, _Gedichte_, nº 1 233.

22. _Ibid._, nº 1 228.

23. Bartsch, _Chr. prov._, col. 173.

24. _Parn. occit._, p. 324; cf. aussi Appel, _Prov. Chr._, nº 79.
Cardenal appelle son poème un _estribot_, mot assez rare désignant un
genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce: _Escotatz_.

25. Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats dans la
_Geste_ de Peire Cardenal (_Car motz homes fan vers_), sorte de poème
satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux paysans.

26. Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par Emil Levy,
Berlin, 1880.

27. Crescini, _Manualetto_, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois
strophes.

28. Raynouard, _Choix_, IV, 319.


CHAPITRE IX

Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent article
de M. Lowinsky, publié dans la _Zeitschrift für französische Sprache und
Litteratur_, 1898, XX, p. 163 et suiv.

1. Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer
quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel, quelques
chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons
grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre, quelques
tensons de Guiraut Riquier.

2. Cf. un article de M. A. Luchaire, _Revue Bleue_, janvier 1908. A
propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les réserves
que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.

3. Arnaut Daniel, _Parn. occ._, p. 257.

4. Cf. chap. III.

5. Ed. Jeanroy, XI.

6. Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.

7. Ed. Zenker, XIX.

8. _Ibid._, XVIII.

9. Crescini, _Manualetto_, p. 225.

10. Raynouard, _Choix_, IV, p. 304.

11. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_; II, 184.

12. Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec Dieu est
Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième partie du XIIIe
siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, _Les derniers troubadours de la
Provence_, in _Bibl. Ec. Charles_, 30e année, p. 282.

13. Raynouard, _Choix_, IV, 442.

14. Appel, _Prov. Chr._, nº 58.

15. En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est l'époque
où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont tant contribué
à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, _op. laud._, p. 12 du
tirage à part.

16. Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour Guiraut
Riquier, p. 284 et suiv.

17. Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, _Gedichte_, nº 305.

18. Bernard d'Auriac (2e moitié du XIIIe s.).

19. _Le troubadour Guiraut Riquier_, p. 296.

20. Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition est
d'ailleurs médiocre.

A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux du XIIIe
siècle, voir E. Mâle, _L'art religieux du XIIIe siècle en France_,
Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIIIe siècle la
légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de
toutes nos cathédrales... Le XIIIe siècle est par excellence le siècle
de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On
récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les
Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent
son culte dans le peuple.»


CHAPITRE X

Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire. On
trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la littérature
italienne. Cf. en particulier Gaspary, _Storia della letteratura
italiana_, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, tome I.

A. Restori, _Letteratura provenzale_, p. 94 et suiv.

A. Thomas, _Francesco da Barberino et la littérature provençale en
Italie au Moyen âge_, Paris, 1883.

Schultz, Die _Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors_
(_Zeitschrift für rom. Phil._, VII, 187).

A. Jeanroy, _Les origines de la poésie lyrique en France_, p. 223-273
(La poésie française en Italie).

Bartoli, _I primi due secoli della letteratura italiana_, Milan, 1880.

Gaspary, _La scuola poetica siciliana del secolo XIII_ (traduction),
Livourne, 1882.

Fauriel, _Dante et les origines de la langue et de la littérature
italiennes_, tome I, leçons VII et VIII.

Paul Meyer, _Influence des troubadours sur la poésie des peuples
romans_, =Romania=, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet est
vieilli.

Cf. enfin pour Dante et le XIVe siècle la grande histoire littéraire de
l'Italie intitulée: _Storia letteraria d'Italia, scritta di una societa
di professori_, Milan; tome III, _Dante_ (par M. Zingarelli); tome V,
_Il Trecento_ (par G. Volpi).

1. Cf. la pièce _Bona aventura..._ Mahn, _Gedichte_, nº 375. Cependant
les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la
suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, _Deutsche
Geschichte in der provenzalischen Dichtung_, Breslau, 1907.) Parmi les
troubadours qui ont été en relations avec l'Italie M. Restori cite:
Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias
Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc.: près d'une
trentaine. _Lett. prov._, p. 100, n. 1.

2. Appel, _Prov. Chr._, nº 92.

3. Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont
à peu près les plus anciens de la poésie italienne; cf. Gaspary, _op.
laud._, p. 48.

4. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 128.

5. Diez, _Leben und Werke_, p. 236.

6. _Saint-Nicolas de Bari_: le comte de Champagne et celui de Bar
faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de _Bar_ ou
de _Bari_ qu'il faut entendre? Sans doute de _Bari_.

7. Raynouard, _Choix_, IV, 277.

8. Cf. Diez, _Leben und Werke_, p. 239.

9. Gaspary, _op. laud._, p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary,
_ibid._ et Hauvette, _Littérature italienne_, p. 49.

10. Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du
_Giornale Storico della letteratura italiana_, XXVIII-XXIX).

11. Diez, _Leben und Werke_, p. 392.

12. Raynouard, _Choix_, III, 446.

13. Mahn, _Gedichte_, nº 553.

14. Cf. sur Sordel _Vita e poesie di Sordello di Goito_ per Cesare de
Lollis, Halle, 1896 (=Romanische Bibliothek=, XI).

15. _Ibid._, p. 58.

16. Ed. de Lollis, V.

17. Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, Toulouse
(=Bibliothèque méridionale=).

18. Peire Bremon, Raynouard, _Choix_, IV, 70.

19. Ed. de Lollis, p. 17.

20. Cf. le vers connu de Montanhagol: _D'amor mou castitatz_ (d'amour
vient la chasteté).

21. Cf. Fauriel, _Dante_, I, 504.

22. Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, _Introduction_.

23. La _Vita Nuova_ a été composée en 1292 suivant Gaspary, _Storia
lett. ital._, I, 450.

24. Fauriel, _Dante_, I, 340.

25. _Vita Nuova_, trad. Delécluze, Paris, 1853.

26. _Ibid._

27. Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du XIIe s.
et du début du XIIIe) dont les oeuvres nous sont parvenues: Bernard de
Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et
Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des
troubadours. Cf. Zingarelli, _Dante_, p. 70-71 (_Storia lett. ital._,
III). Cf. Chaytor, _The troubadours of Dante_, Oxford, 1902.

Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le _dolce stil nuovo_ et sur ses
origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui
ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, _Die philosophischen
Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli, Guido
Cavalcanti, und Dante Alighieri_, Heidelberg, 1904; Cesare de Lollis,
_Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria»_, in _Studj Medievali_,
I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e Poeti_ (Biblioteca «Sandron»
di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier de ces auteurs est en
désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond
de son travail--exposé d'ailleurs sous forme un peu trop didactique--est
que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d'une
importance capitale dans la transformation du vieux «style» en «style»
nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les
derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»; il est
certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du
«noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils s'éloignaient des anciens
modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup,
par sa conception supraterrestre et mystique de l'amour, du «dolce stil
nuovo». Aucun des deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en
est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant
de celle de Montanhagol.

A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la fin de la
chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage
semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce n'est là qu'une
coïncidence, mais qui montre que l'évolution de la poésie provençale en
décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique
italienne (_Trovatori e Poeti_, p. 66).

28. Cf. Gidel, _Les troubadours et Pétrarque_ (Thèse de Paris, 1857).
L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un des
premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux même, car
plusieurs ne sont exacts qu'en apparence.

29. «Il se privait...» Cf. Gaspary, _Storia della lett. ital._, p. 296.

30. Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à l'ouvrage de
Gidel, p. 109, 121, 130.

31. Gaspary, _op. laud._, p. 401-402.

32. On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que M. Antoine
Thomas a jadis consacré à _Francesco da Barberino et la littérature
provençale en Italie au Moyen âge_, Paris, 1883.


CHAPITRE XI

Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y Fontanals.
_De los trovadores en España_: 1re édition, Barcelone, 1861; 2e édition,
Barcelone, 1889 (_Obras completas del doctor D. Manuel Milà y
Fontanals_, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce livre:

    1º De la langue et de la poésie provençales.
    2º Troubadours provençaux en Espagne.
    3º Troubadours espagnols en langue provençale.
    4º Influence provençale en Espagne.

1. Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation des
légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, _La formation
des légendes épiques_, Paris, 1908.

2. Guiraut Riquier, _Gr._, 65; cf. notre étude sur ce troubadour, p. 72
et 73.

3. Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature
catalane du Moyen âge», cf. _Grundriss der rom. Phil._, II, 2
(L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).

4. Sur Jaime Ier d'Aragon, cf. de Tourtoulon, _Jaime Ier le Conquérant,
roi d'Aragon_, Montpellier, 1863-1867, 2 vol.

N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre étude
sur Guiraut Riquier, _passim_, et l'introduction à l'édition de N'At de
Mons, par M. Bernhard (=Altfranzösische Bibliothek=, XI).

5. Montanhagol. éd. Coulet, III.

6. Cf. _Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des XIII.
Jahrhunderts_, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.

7. Gavauda, ap. Mila, _op. laud._, p. 128.

8. Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de Mme C.
Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le _Grundriss_ de
Groeber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent les poésies
lyriques du XIIIe et du XIVe siècle: le _Vaticanus_ a été publié
plusieurs fois, dernièrement par Mme C. Michaelis de Vasconcellos; un
autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, du nom de deux de ses
possesseurs, l'humaniste Colocci (mort en 1548) et le comte Brancuti di
Cagli, est également en Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit
de Ajuda, du nom du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé.
(Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits
contiennent des poésies religieuses (d'Alphonse X).

Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout: R.
Lang, _Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal_, Halle, 1894. Le
texte est précédé d'une excellente étude d'histoire littéraire.

9. On peut, avec Mme C. Michaelis de Vasconcellos, diviser cette
littérature d'une manière plus précise d'après les règnes d'Alphonse X
et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248); période du roi
Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325); période
postdionysienne(1325-1350). _Grundriss_, II, 2, p. 179. Cf. encore de
Mme de Vasconcellos, _Randglossen zur altportugiesischen Liederbuch_ (In
_Zeitschrift für rom. Philologie_).

10. «Époque provençale». _Grundriss_, II, 2, p. 143.

11. Cf. Mme de Vasconcellos, _loc. laud._, p. 188, et suiv.

12. Lang, _op. laud._, nº 63; _ibid._, nº 3.

13. _Ibid._, nº 59.

14. _Ibid._, nº 16.

15. _Ibid._, nº 73.

16. _Ibid._, nº 43.

17. Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer ici:
Jeanroy, _Origines_, p. 308-338 (_La poésie française en Portugal_). M.
Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise, défendue
par la plupart des critiques qui se sont occupés avant lui de la
question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. enfin la conclusion de
l'étude de M. Lang, _op. laud._, p. CXLII-CXLV.

18. Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que
l'indispensable.

W. Scherer, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e édit., Berlin,
1884.

Kock et Vogt, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e éd., Leipzig.

Textes: _Des Minnesangs Frühling_, Berlin, 1888: K. Pannier, _Die
Minnesänger_, Goerlitz, 1881.

A. Lüderitz, _Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern
der Stauferzeit_, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète dans les
_Literarhistorische Forschungen_, Berlin, 1904.)

A. Jeanroy, _Origines_, p. 270-307.

19. Scherer, _op. laud._, p. 202.

20. Jeanroy, _Origines_, p. 285-286.

21. Lüderitz, _op. laud._, p. 5 et suiv. Aux «médisants» (_lauzengiers_)
correspondent chez les Minnesinger les _lugnære, merkære_.

22. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 239. A. Lüderitz, _op. laud._, p.
26.

Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la poésie
lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que cette
ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due aux idées
du temps et au caractère particulier de la poésie amoureuse. (Diez,
_Poesie der Troubadours_, p. 240.) Cette raison n'est certainement pas
suffisante, quoiqu'elle explique bien des choses.

Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles
qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de Folquet de
Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son tour une
imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger Frédéric von Hausen
(fin du XIIe siècle, comme Rodophe de Neufchâtel) et une imitation d'une
forme strophique difficile de Bernard de Ventadour par le même Frédéric.
Cf. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_, §
30.

23. _Des Minnesangs Frühling_, p. 127.

24. D'après Scherer, _op. laud._, p. 212, Walter ne devrait rien à
l'imitation de modèles français ou provençaux.

25. Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, _Esquisse historique de la
littérature française au Moyen âge_, Paris, 1907, p. 89, 156 et suiv.;
_Histoire de la langue et de la littérature françaises_, publiée sous la
direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, _De nostratibus medii aeui
poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint_, Paris, 1889. Nos
citations sont faites d'après la _Chrestomathie de l'ancien français_ de
Bartsch, 9e édition, 1908.

26. Bartsch, _Chr. de l'anc. français_, p. 158. La reine est Alix de
Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste
(vers 1180).

27. Bartsch, _ibid._

28. _Ibid._, p. 164.

29. _Ibid._, p. 163.

30. Dante, _De vulg. Eloq._ d'après Groeber, _Grundriss_, II, 1, p. 677.
Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, _ibid._, p.
683.

31. Bartsch, _Chr._

32. Bartsch, _Ibid._, p. 184.

33. G. Paris, _Esquisse_, p. 161.


CHAPITRE XII

Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, _Le troubadour Guiraut Riquier_,
Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant les troubadours
de la décadence.

Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e poeti_, Milan, Palerme, Naples, [S. d.]
[1907] (chap. II, _L'ultimo trovatore_).

Texte: _Die Werke der Troubadours_, herausgegeben von C.-A.-F. Mahn.
Berlin, 1853. L'éditeur est le Dr Pfaff.

J.-B. Noulet et C. Chabaneau, _Deux manuscrits provençaux du XIVe
siècle_. Montpellier-Paris, 1888.

Les _Leys d'Amors_ ont été publiées dans les _Monumens de la littérature
romane..._, par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol.

Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé: _Monumens de
la littérature romane..._, par M. Gatien-Arnoult, _seconde publication_,
Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont la publication est due au
Dr Noulet, contient un grand nombre de pièces couronnées depuis les
origines des Jeux Floraux jusqu'au XVe siècle.

Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, _Histoire générale de
Languedoc_, tome X, p. 177, note et Noulet: _De Dame Clémence Isaure
substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme patronne des Jeux
littéraires de Toulouse_, Mém. de l'Acad. nat. des sciences,
inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4, tome II, p.
191. Cf. enfin la _Grande Encyclopédie_, article de M. Antoine Thomas.




TABLE DES MATIÈRES


     CHAPITRE PREMIER

     INTRODUCTION

     La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions
     artistiques et littéraires.--Les limites de la langue
     d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des
     troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier
     troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la
     poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de
     décadence--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes
     divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.        1


     CHAPITRE II

     CONDITION DES TROUBADOURS LÉGENDES ET RÉALITÉ TROUBADOURS ET
     JONGLEURS

     Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses
     provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de
     leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de
     Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire
     Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes
     et réalité.--Jongleurs et troubadours.                        26


     CHAPITRE III

     L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES

     La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles
     de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration
     de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des
     troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson,
     la pastourelle, l'aube.--Autres genres.                       50


     CHAPITRE IV

     LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS COURS D'AMOUR

     La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est
     un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La
     discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne
     s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu
     essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire
     et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de
     Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et
     Raynouard.                                                    74


     CHAPITRE V

     LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE

     Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
     «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
     Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la
     vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour
     auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse,
     Raimon V.--Originalité de Bernard Ventadour.                 100


     CHAPITRE VI

     LA PÉRIODE CLASSIQUE

     La période «classique».--Arnaut de Mareuil: tendance à la
     poésie morale et didactique.--Girault de Bornelh.--Sa
     manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaud
     Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le
     sirventés politique; la poésie de la guerre.                 123


     CHAPITRE VII

     LA PÉRIODE CLASSIQUE (_suite_).

     Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des
     poétesses provençales et de la comtesse de Die en
     particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le
     message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie
     originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse
     et les hérétiques albigeois.                                 148


     CHAPITRE VIII

     LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL

     Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les
     Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la
     Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses
     attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et
     sociale.--Satires contre les croisés et contre le
     clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre
     la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame
     Gormonde de Montpellier.                                     172


     CHAPITRE IX

     LA POÉSIE RELIGIEUSE

     Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La
     conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de
     Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les
     plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies
     religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint
     Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à
     la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique
     religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de
     Lunel.                                                       196


     CHAPITRE X

     LES TROUBADOURS EN ITALIE

     Relations entre le Midi de la France et le Nord de
     l'Italie.--Rambaut de Vaquières et le marquis de
     Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours
     nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface
     Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de
     Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le
     _dolce stil nuovo_.--Pétrarque.                             223


     CHAPITRE XI

     LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE
     TROUBADOURS ET TROUVÈRES

     Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la
     France et la péninsule ibérique.--Jaime 1er d'Aragon et les
     troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le
     Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète
     Denis.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence
     provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des
     Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de
     la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune;
     le châtelain de Coucy; Gace Brulé.                           252


     CHAPITRE XII

     LE DERNIER TROUBADOUR

     Guiraut Riquier de Narbonne.--Narbonne au XIIIe siècle. Riquier
     et le roi de France.--Riquier à la cour d'Alphonse X de
     Castille.--Sa requête au roi: distinction à établir entre
     jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de Rodez, Henri
     II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception de
     l'amour.--Transformation de cette conception sous l'influence
     des idées religieuse du temps.--Commentaire de la chanson de
     Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le Consistoire
     du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance
     provençale.                                                  279

     Bibliographie et notes.                                      303






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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
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Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


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