Perte et gain: histoire d'un converti

By John Henry Newman

The Project Gutenberg eBook of Perte et gain: histoire d'un converti
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Perte et gain: histoire d'un converti

Author: John Henry Newman

Contributor: Frederick Oakeley

Translator: Fulcran Secondy

Release date: August 31, 2025 [eBook #76775]

Language: French

Original publication: Paris: Casterman, 1859

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PERTE ET GAIN: HISTOIRE D'UN CONVERTI ***






  PERTE ET GAIN.
  HISTOIRE D’UN CONVERTI

  PAR
  LE R. P. NEWMAN,
  Recteur de l’Université catholique de Dublin, Supérieur de l’Oratoire
  de Birmingham, etc.

  Ouvrage traduit de l’anglais sur la troisième édition,
  PAR
  M. L’ABBÉ SEGONDY,
  du diocèse de Montpellier,

  Avec des Notes du traducteur et une Conférence de
  M. le Chanoine OAKELEY, en Appendice.

          Adhuc modicum aliquantulum,
        Qui venturus est, veniet, et non tardabit,
        Justus autem meus ex fide vivit.

  DEUXIÈME ÉDITION, REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE


  PARIS                           TOURNAI
  Librairie de P. Lethielleux,    Librairie de H. Casterman,
  RUE BONAPARTE, 66.              RUE AUX RATS, 11.

  H. CASTERMAN
  ÉDITEUR.
  1859.




IMPRIMATUR

Mechliniæ, 15 Marti 1856.

J.-B. VAN HEMEL, Vic. Gen.


Imprimerie de BEAU, à Saint-Germain-en-Laye, rue de Paris, 84.




AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR


En écrivant _Perte et gain_, l’auteur ne s’est point proposé d’en faire
un ouvrage de controverse en faveur de la religion catholique. C’est
seulement une peinture de ce que quelques-uns appellent la marche de la
pensée et l’état d’un esprit; ou, pour mieux dire, parmi les différentes
évolutions de la pensée et les différents états de l’esprit, c’est un
cas particulier dont le dénoûment est une conviction éclairée de
l’origine divine du catholicisme.

Ce récit n’est pas, non plus, basé sur un fait, pour nous servir d’une
expression consacrée. Ce n’est pas la propre histoire de l’esprit
d’aucun des nouveaux convertis à l’Église de Rome. Les principaux
caractères sont de pure invention; et l’auteur déclare n’avoir voulu, en
aucun d’eux, faire d’allusion personnelle. C’est dans ce but qu’il a
créé des corps ecclésiastiques et des localités imaginaires, afin de ne
pas courir le risque, ce qui autrement aurait pu arriver, de
représenter, sans le vouloir, aux yeux du lecteur, des personnages réels
que l’écrivain n’a pas eu du tout en vue.

Cependant il s’est emparé sans scrupule des discours et des actes qui
caractérisent l’époque et le lieu où la scène se passe. Du reste,
lorsque, dans un récit, une vérité générale ou un grand fait est
individuellement spécifié, il est impossible que, malgré les efforts de
l’auteur, la représentation idéale ne coïncide pas, plus ou moins, avec
des exemples ou des personnages vivants.

Ajoutons encore, pour empêcher une autre méprise, qu’on n’a voulu faire
d’aucun des acteurs de ce récit le représentant propre des opinions
religieuses qui ont exercé, récemment, tant d’influence au sein de
l’université d’Oxford.

21 février 1848.




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


L’année dernière, au mois d’août et de septembre, nous nous trouvions
sous le toit hospitalier des PP. Oratoriens de Birmingham, dans le but
d’ajouter quelques nouveaux renseignements à ceux que nous avions pris
dans un voyage antérieur touchant le «mouvement religieux d’Oxford».
Avons-nous besoin de le dire? dans cette admirable maison de l’Oratoire,
il nous fut aisé de remplir notre dessein: n’avions-nous pas sous les
yeux les fruits les plus beaux[1] de ce mouvement providentiel?
Désireux, toutefois, de poursuivre cette belle étude à notre retour sur
le continent, nous demandâmes un jour à l’un des bons pères de nous
indiquer les ouvrages qui pourraient nous être le plus utiles.--Bien
volontiers, nous répondit-il; mais voulez-vous avoir l’idée la plus
exacte du mouvement religieux? lisez _Loss and gain_ (Perte et gain).
Tout est là; et les hommes, et les controverses, et l’atmosphère même
d’Oxford.--Il ne nous fut pas difficile de déférer à ce conseil: la
parole de notre digne interlocuteur était pour nous une autorité; le nom
de l’auteur de l’ouvrage nous était non-seulement une garantie de son
mérite, mais un attrait. Nous nous empressâmes donc de lire _Perte et
gain_. L’intérêt que nous prîmes à cette lecture fut si vif, que nous
eûmes dès lors la pensée de faire connaître ce beau livre aux deux
nations chrétiennes--la France et la Belgique--qui, par leurs prières,
ont une si large part à ce qui se passe au delà du détroit. Le dessein
que nous formions l’année dernière, nous le réalisons enfin aujourd’hui;
et, nous l’avouerons avec franchise, nous croyons que l’ouvrage du
docteur Newman jettera un nouveau jour sur la question peut-être _la
plus importante_ des intérêts catholiques au XIXe siècle.--Tout le monde
a lu les belles paroles que nous a laissées Bossuet[2] touchant le
schisme anglican. Quel tressaillement n’eût pas été le sien, si cet
immortel génie avait pu assister au spectacle qui se déroule de nos
jours en Angleterre! N’aurait-il pas cru toucher à l’heure solennelle
qu’il avait entrevue de son regard d’aigle, il y a deux cents ans?

  [1] A l’exception d’un seul, tous les pères et tous les novices de
    l’Oratoire de Birmingham sont des _convertis_.--Nous voudrions que
    tous ceux qui sont travaillés par le doute passassent une semaine
    dans cette aimable retraite: nous sommes convaincu que la plupart ne
    la quitteraient pas sans en emporter un trésor précieux de lumière
    et de paix.

  [2] _Histoire des variations_, liv. VII.

Mais qu’est-ce que _Perte et gain_?

Une réponse complète à cette question exigerait de notre part certains
développements relatifs au temps où la scène se passe. Nous nous étions
proposé de faire ce travail; mais, ayant obtenu de M. le chanoine
Oakeley de reproduire en français une conférence que ce digne
ecclésiastique a prononcée à Londres sur le livre qui nous occupe, et
dans le sens que nous venons d’indiquer, nous lui avons volontiers
laissé la parole[3]. L’autorité de ce savant converti aura, dans ces
matières, plus de poids que la nôtre. Il nous suffira donc de donner une
appréciation générale de l’ouvrage.

  [3] Voy. l’_Appendice_.--Nous engageons nos lecteurs à lire cette
    conférence avant _Perte et gain_; elle les aidera à mieux comprendre
    l’ouvrage.

Comme son titre seul le fait déjà connaître, _Perte et gain_ est
l’histoire d’une âme qui, sous la double action de la volonté privée et
de la grâce, arrive des sentiers perdus de l’anglicanisme à la vraie
lumière, ou, pour nous servir des paroles de l’auteur, «c’est la
peinture de la marche et de l’état d’un esprit qui parvient à se
convaincre de l’origine divine du catholicisme». Une semblable question
est belle, élevée, et l’on comprend tout de suite quel intérêt
saisissant elle doit avoir, traitée par une main habile. Qui de nous
n’aime à contempler ces nobles luttes d’une âme qui a soif de la vérité,
et qui la cherche au prix des plus grands sacrifices? Oui, ces combats
secrets où ne se verse pas le sang, mais où l’on immole toujours quelque
passion chérie, nous révèlent le beau côté de notre dignité humaine, et
nous en sommes fiers. N’allons pas croire, toutefois, que l’analyse de
cette transformation de l’homme intérieur soit un problème facile.
«_Savez-vous par quelle voie la lumière se propage?_» demandait Dieu à
son serviteur[4]; qui peut dire, aussi, et à plus forte raison, par
quels sentiers le soleil qui _n’a pas de couchant_[5] arrive à faire
pénétrer ses rayons dans une âme? Il faut un œil bien exercé pour saisir
tous ces fils mystérieux par lesquels une intelligence est liée à
l’erreur, et pour suivre ce travail sans bruit qui fait tomber un à un
les voiles épais dont ses yeux étaient couverts. Mais quelque difficile
que pût être la tâche, elle n’était pas au-dessus des forces du savant
oratorien: disons mieux, le R. P. Newman semblait destiné, plus que tout
autre, à faire une œuvre si délicate: sa naissance et sa première
éducation, sa position antérieure, à Oxford, le rôle si providentiel
qu’il a joué dans le mouvement religieux, sa haute intelligence, son
érudition immense, sa vie de méditation et de prière, son expérience du
catholicisme, tout le rendait éminemment propre à nous tracer
l’_Histoire d’un converti_. Aussi est-ce une heureuse pensée que
l’illustre écrivain a eue, quand il a résolu d’écrire _Perte et gain_;
nous ne saurions trop lui en être reconnaissants.

  [4] Job. XXXVIII, 24.

  [5] Isaïe, LX, 20.

Autant le but de _Perte et gain_ est élevé, autant le plan en est
simple; et cependant, _comme œuvre d’art_, c’est un vrai _chef-d’œuvre_
(_a master piece_), nous dit M. Brownson[6]. Le R. P. Newman s’y révèle,
en effet, comme un écrivain de premier ordre, il nous y montre même une
nouvelle face de son talent. Tout le monde reconnaissait dans le pieux
ex-_fellow_ d’Oriel un érudit profond, un habile controversiste, un
orateur éloquent, mais on n’avait peut-être pas soupçonné chez lui, du
moins en France, cette science si variée, cette connaissance intime du
cœur humain, ce sentiment si vrai de tout ce qui est beau. A côté du
théologien et du philosophe, nous trouvons dans _Perte et gain_ le
moraliste, le poëte, le littérateur consommé. Et c’est à l’ensemble de
toutes ces brillantes qualités que l’ouvrage doit la perfection qui le
distingue: de là ces belles scènes où l’écrivain s’adresse tour à tour à
l’esprit, à l’imagination, au cœur; de là ces esquisses, si habilement
tracées, des caractères de tout rang et de tout âge; de là cette
description si vraie des mœurs de l’université d’Oxford comme de celles
de la famille anglaise; de là ces dialogues si pleins de science et
d’esprit; de là cette logique si serrée, cette sensibilité si exquise,
cet enthousiasme si pieux, cette analyse si délicate de la marche de
l’esprit vers la vérité, de là, enfin, cet attrait soutenu qu’on
retrouve même dans des discussions qui, sous la plume de tout autre,
seraient fastidieuses ou sèches.

  [6] M. Brownson est le célèbre converti des États-Unis. C’est de lui
    que M. Cousin écrivait en 1838: «M. Brownson a publié une apologie
    de mes principes où brille un talent de pensée et de style qui,
    régulièrement développé, promet à l’Amérique un écrivain
    philosophique de premier ordre.» Après avoir expérimenté
    l’impuissance de la philosophie humaine à donner la vérité, comme il
    l’a raconté lui-même, M. Brownson s’est uni à l’Église catholique,
    en 1845. Aujourd’hui, il rédige la Revue qui porte son nom:
    _Brownson’s Quarterly Review_.

Mais ce n’est ici proprement que le côté littéraire de _Perte et gain_.
Ce qui fait de ce livre une œuvre précieuse, c’est qu’il nous offre une
peinture parfaite du monde religieux de l’Angleterre aux temps présents;
c’est un tableau animé où sont groupés avec art les fruits divers de la
Réforme. Évangéliques, Cambdéniens, partisans de la Haute
Église, Confrères de Plymouth, défenseurs des Églises-branches
(_branch-theorists_), hommes du juste milieu, etc., etc.: toutes ces
innombrables sectes, nées du libre examen, posent devant les yeux du
lecteur avec leur cachet propre et distinctif; il n’y a pas jusqu’aux
fanatiques déclamateurs d’Exeter-Hall qui n’y aient leur représentant
furibond, reconnaissable entre tous, comme de droit. Le talent et les
ressources dont le R. P. Newman a fait preuve dans cette partie
essentielle de son livre sont immenses; aussi n’y a-t-il, peut-être, que
ceux qui sont déjà au courant de la controverse anglicane qui puissent
sentir tout le mérite de l’ouvrage sous ce rapport. Nous ne craignons
pas de l’affirmer: _Perte et gain_ est le résumé le plus parfait des
systèmes religieux qui s’agitent à cette heure en Angleterre.

Toutefois, parmi les sectes que le savant oratorien nous peint avec tant
de vérité, se dessine ce qu’on a appelé l’_École d’Oxford_. Une chose
que nous avons souvent entendu répéter aux convertis, c’est que, en
général, on a faussement jugé le mouvement religieux et qu’on ne l’a pas
envisagé sous son véritable point de vue. Il n’y a rien d’étonnant en
cela. Pour apprécier complétement une école, il ne suffit pas d’en
connaître les doctrines; il faut aussi avoir la clef de l’état des
esprits qui ont embrassé ces doctrines. Qui ne le sait? l’éducation, les
préjugés et les traditions locales sont les éléments multiples qui, avec
beaucoup d’autres encore, éclairent ou obscurcissent nos vues, nos
théories, nos systèmes; qui en déterminent, jusqu’à un certain point, le
degré de bonté ou de malice. Or, c’est sans doute cette connaissance
intime des hommes d’Oxford qui a fait défaut au grand nombre; et, privé
de ce flambeau nécessaire, on n’a vu les choses qu’à demi, sinon sous un
faux jour. Grâce au docteur Newman, nous pensons qu’on pourra désormais
se faire une idée plus juste du mouvement religieux, et qu’on en saisira
mieux le caractère. Son livre, en effet, nous introduit dans le secret
du mouvement lui-même; il nous dévoile ce qu’il a eu de sérieux ou de
superficiel; il nous fait comprendre l’état des esprits; il nous montre
par quels labeurs les hommes droits se sont approchés de l’Église, dans
_quelles pensées_ ils s’y sont unis: spectacle émouvant qui, pour le
philosophe comme pour le chrétien, renferme de très-graves leçons. «Cet
ouvrage, a dit l’auteur que nous citions plus haut, nous explique bien
des choses qui jusqu’à ce jour nous étaient inintelligibles» (_which
were hitherto unintelligible_)[7]; et, avec une loyauté qui l’honore, il
demande pardon au R. P. Newman de l’avoir combattu pendant de si longues
années. _Perte et gain_ a fait ce qu’un autre bel et profond écrit[8] du
même auteur n’avait pas su produire. La _Revue de Dublin_ a été plus
loin encore que M. Brownson: elle a positivement assuré aux catholiques
du Royaume-Uni que, malgré leur cohabitation sur le même sol avec les
anglicans, ils avaient à prendre dans l’_Histoire d’un converti_ des
renseignements qui leur étaient inconnus.

  [7] _Brownson’s Quarterly Review_. Oct. 1854.

  [8] Histoire du développement de la doctrine chrétienne.

Les habiles défenseurs de la foi catholique n’ont pas manqué à
l’Angleterre. Milner, par exemple, a rendu, au commencement de ce
siècle, de grands services à l’Église. Il était réservé au docteur
Newman de résumer avec son beau talent les principales controverses, et
de mettre complétement à nu ces bases d’argile sur lesquelles repose
l’anglicanisme; nous voulons dire, ses formulaires--ses XXXIX Articles,
son _Prayerbook_.--Et qu’on ne croie pas que le savant oratorien écrase
ses adversaires sous le poids de son immense érudition. Non, il cache
plutôt sa science. Des citations de textes eussent embarrassé sa marche
rapide; il les a négligées, se contentant de quintessencier la doctrine
des Pères et des théologiens. D’ailleurs, comme il connaît son
anglicanisme à fond, il en sait tous les points les plus vulnérables, et
c’est là qu’il dirige ses coups. Aussi, rien de plus intéressant que de
voir comment une seule interrogation lui suffit parfois pour pousser son
adversaire au pied du mur.--Il est bon de l’observer ici: l’auteur de
_Perte et gain_ parle avec dignité de son ancienne communion; tout en la
combattant, il n’a pas contre elle la moindre parole blessante. Ce qui
ne l’empêche pas, et ce n’est que justice, de poursuivre de son ridicule
mordant les systèmes religieux nés de cerveaux creux ou malades.

En résumé, nous dirons que ce beau livre, _Perte et gain_, nous offre,
avec l’histoire attrayante d’un converti, un tableau des plus savants et
des plus finement esquissés des doctrines de l’Église anglicane et de
ses tendances actuelles. Placé déjà au premier rang de la littérature
anglaise par sa forme brillante, la peinture parfaite des caractères, le
bon goût de ses scènes si variées, la disposition enfin de toutes ses
parties, cet ouvrage est surtout rempli d’enseignements précieux pour
tous les hommes qui ont à cœur le triomphe de l’Église, ou qui aiment
seulement à connaître le courant des idées religieuses à notre époque.

Quoiqu’il ait déjà huit ans de date, cet ouvrage conserve toute son
actualité. Depuis 1848, ni la tendance, ni l’esprit du «mouvement» n’ont
changé. A la surface, il y a moins d’agitation, mais au fond le travail
est le même; travail immense, qui doit nécessairement aboutir à un
résultat magnifique[9]. «La semence est jetée, nous disait dans notre
dernier voyage un des savants convertis d’Oxford; il faudra bien qu’elle
lève.» Un an s’est à peine écoulé depuis que ces paroles ont été
prononcées, et, parmi beaucoup d’autres, l’Église a eu le bonheur de
recevoir dans son sein trois hommes des plus recommandables par leur
science, leur vertu et leur position dans l’Établissement: MM.
Wilberforce, Ffoulkes et Palmer. Ces trois belles conversions ne
disent-elles pas, de la manière la plus évidente, que le mouvement
religieux est toujours plein de vie?

  [9] «Il semble que les meilleurs logiciens sont ceux qui franchissent
    le pas et vont droit à l’Église romaine, comme Gfrœrer et Hurter en
    Allemagne, comme Newman et les Wilberforce en Angleterre. Des âmes
    ardentes ne resteront jamais sur ce point entre deux abîmes où se
    tient le docteur Pusey.» (_Journal des Débats_, 5 août 1885.)

Encore quelques mots; ils ne nous paraissent pas déplacés ici, vu la
nature de l’ouvrage.

Si, par hasard, ce livre tombait entre les mains de quelqu’un de nos
frères séparés, et que sa lecture lui apportât des lumières nouvelles,
éveillât seulement quelques doutes, nous l’engageons à ne pas rejeter
cette faveur divine, mais à se retirer dans la solitude de son âme et à
_prier_. Quiconque se sent assez grand pour aspirer à la vérité doit
rechercher tous les moyens qui peuvent lui en assurer la possession. Et
quel homme, faisant profession de christianisme, ne se sentirait cette
noble ambition au cœur? La vérité n’est-elle pas l’aliment de
l’intelligence humaine ici-bas? et, au delà du temps, n’est-ce pas elle
qui est le fondement de la joie des élus[10]? Or, la prière est le _sine
quâ non_ de cette précieuse conquête. On a beau fouiller dans les
livres, se renfermer dans le silence du cabinet: si l’on ne demande à
Dieu le pain de l’âme, comme on lui demande, tous les jours, la
nourriture du corps, on peut être sûr de mourir d’inanition, après des
luttes désespérées. L’étude est bonne sans doute pour quelques-uns, mais
la prière est indispensable pour tous. L’étude ne peut faire que des
demi-philosophes: à la prière seule, le droit de former les vrais sages.
La prière, c’est le soleil qui vivifie dans l’âme le grain de la vérité,
qui en développe la tige délicate, en féconde les fleurs et en mûrit les
fruits. Au reste, le conseil que nous donnons, nous semble-t-il, n’a
rien de captieux. S’il est un acte libre, un acte qui échappe à toute
séduction, c’est bien la prière. Et quel protestant sincère pourrait
craindre de s’adresser avec confiance au Souverain Dispensateur de _tout
don parfait_? _Qui est l’homme qui donne une pierre à son fils,
lorsqu’il lui demande du pain? Ou, s’il lui demande un poisson, lui
donnera-t-il un serpent[11]?_

  [10] «Gaudium de veritate.» S. Aug., Conf. Liv. X, ch. XXIII.

  [11] S. Matth, VII, 9 et 10.

                   *       *       *       *       *

_P. S._ Ce n’est pas à nous de parler de notre traduction; on nous
permettra seulement de dire que nous avons tâché qu’elle ne fût pas trop
indigne de l’illustre écrivain que nous admirons comme génie, et dont
les aimables vertus ont éveillé dans notre cœur la plus profonde
reconnaissance et le plus respectueux attachement. Les notes que nous
avons mises, soit au bas des pages, soit à la fin du livre, nous ont
paru indispensables. Jointes à l’Appendice, elles jetteront,
croyons-nous, assez de jour sur l’ouvrage pour en faire comprendre le
fond à tous nos lecteurs[12].

  [12] Les personnes qui, après avoir lu _Perte et gain_, désireraient
    étudier plus à fond la question du «mouvement religieux», feront
    bien de consulter les excellents ouvrages publiés sur cette matière
    par M. J. Gondon, un des rédacteurs de l’_Univers_.

Pour toute récompense de notre modeste travail, nous ne demandons qu’une
obole, celle qui vient du cœur: que toute âme aimante fasse l’aumône
d’une prière à la malheureuse patrie du glorieux martyr saint Thomas.

Novembre 1858.




PERTE ET GAIN




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.

L’éducation.


Charles Reding était le seul fils d’un ministre anglican qui jouissait
d’un gros bénéfice dans un comté du centre. Son père, le destinant aux
ordres, l’envoya, à l’âge ordinaire, à une école publique. Longtemps M.
Reding avait pesé dans son esprit les avantages et les inconvénients de
l’éducation publique et de l’éducation privée, et il avait enfin opté
pour la première.--L’isolement, se disait-il à lui-même, n’est pas une
sauvegarde pour la vertu. Qui peut dire les sentiments intimes d’un
enfant? Expansif et heureux, bon et soumis, tel il peut toujours
paraître, alors cependant que le mal fait en lui de grands ravages. Au
Créateur seul appartient le secret des cœurs, et personne ici-bas ne
peut espérer d’en sonder les abîmes, d’en effleurer même la surface. Je
suis pasteur des âmes; mais quelle connaissance, en vérité, ai-je de mes
paroissiens? Aucune. Leurs cœurs sont des livres scellés pour moi. Quant
à ce cher enfant, il est toujours à mes côtés, il se suspend à mon cou;
et pourtant son âme est aussi loin de ma vue que s’il était aux
antipodes. Je ne l’accuse pas de réserve, ce cher petit; mais son amour
et son respect pour moi le tiennent dans une espèce de solitude
enchantée. Vainement j’essayerais de le connaître à fond.

    «Dans son heureuse ou triste sphère
    »Tout homme vit plein de mystère.»

Et tel est notre sort en ce monde. Nul ne peut connaître les secrètes
pensées de Charles. Alors même que je le garderais ici veillant sur sa
conduite avec la même sollicitude, il viendrait néanmoins un jour où je
trouverais qu’un serpent s’est glissé dans le cœur de son innocence. Les
enfants n’ont pas une connaissance pleine et entière du bien et du mal;
ne commettent-ils pas d’abord, presque innocemment, des actions
mauvaises? Éblouis par la nouveauté, ils ne voient pas la laideur du
vice; abandonnés à eux-mêmes, ils n’ont personne auprès d’eux pour les
avertir ou leur tracer des règles de conduite; aussi deviennent-ils les
esclaves du mal, tandis qu’ils sont encore à apprendre quelle en est la
nature. Ils vont à l’Université, et, à peine arrivés, ils se livrent à
des excès dont l’énormité est proportionnée à leur inexpérience. Et
puis, après tout, je ne suis pas, moi, de taille à former un esprit
aussi actif et aussi investigateur que le sien. Il me pose déjà des
questions auxquelles je ne sais que répondre. Il ira donc à une école
publique. Là, il se formera au moins à la discipline, dût-il y trouver
plus d’épreuves qu’ici; là, il apprendra à se vaincre, à avoir de
l’énergie, à être circonspect; là, il commencera à acquérir l’esprit
d’observation au milieu des mille petits événements qu’il aura sous les
yeux: et de la sorte, il sera préparé à cette liberté dont il doit
inévitablement jouir quand il ira à Oxford.

Cette décision était nécessaire; car à d’excellentes qualités Charles
joignait une timidité naturelle, une certaine réserve et une sensibilité
excessive. Quoique d’un caractère gai, il y avait néanmoins dans sa
nature une teinte de mélancolie qui parfois le rendait un peu maussade.

Charles fut donc envoyé à Eton[13]. Là, il eut la bonne fortune de
tomber entre les mains d’un excellent maître, qui, l’élevant dans les
principes de la vieille église d’Angleterre, d’après Mant et Doyley,
laissa dans son esprit une profonde impression religieuse. Grâce à elle,
il fut à l’abri de tous les entraînements des mauvaises sociétés, soit à
l’école, soit, plus tard, à Oxford. Quand l’époque en fut venue, il alla
dans cette dernière ville, ce siége célèbre de la science, et il entra
au collége Saint-Sauveur. Six mois sont déjà écoulés depuis son
inscription, et quatre depuis sa résidence, au moment où commence notre
histoire.

  [13] Eton dans le comté de Buckingham. Le collége de cette ville est
    un des plus remarquables d’Angleterre; il fut fondé par Henri VI, en
    1441. Soixante et dix élèves y sont entretenus gratuitement; on les
    appelle les écoliers du roi, ou simplement collégiens. Mais il y a,
    en outre, deux ou trois cents jeunes gens des meilleures familles.
    Parmi les hommes célèbres qui ont fait leurs études dans cette belle
    institution, on peut citer Pitt, Fox, Canning, Wellington...

A Oxford, il n’est pas nécessaire de le dire, Charles avait rencontré un
grand nombre de ses anciens condisciples: mais parmi eux il trouva peu
d’amis. Les uns étaient trop légers pour son caractère, et il s’en était
éloigné; d’autres, amis intimes à Eton, ayant maintenant de hautes
relations, l’avaient ouvertement méconnu à leur arrivée à
l’Université[14], ou, étant entrés dans d’autres colléges, l’avaient
perdu de vue. En fait de connaissances, à Oxford, presque tout dépend de
la proximité des chambres. C’est la situation de l’escalier, plutôt que
l’inclination, qui décide le choix des amis. Cela nous rappelle
l’histoire de ce commerçant de Londres qui perdit un jour toute sa
clientèle, parce qu’en embellissant sa maison il avait exhaussé d’une
marche la porte d’entrée; et, d’ailleurs, ne savons-nous pas tous quelle
énorme différence il y a pour nous-mêmes entre des portes ouvertes et
des portes fermées, quand nous parcourons une rue bordée de boutiques?
Dans une Université, toutes les heures de l’étudiant sont réglées. Un
jeune homme exact se lève et va à la chapelle, il déjeune, s’occupe de
ses études, assiste au cours, se promène, dîne. Dans toutes ces actions,
qui ne le voit? il n’y a rien qui puisse l’engager à monter un escalier
autre que le sien; et, s’il le fait, dix fois pour une il trouve absent
l’ami qu’il cherche. Inutile d’ajouter qu’il est tout naturel que les
étudiants de première année, qui ont des sentiments et des intérêts
communs, occupent le même escalier. C’est ainsi que Charles Reding fut
amené à faire la connaissance de William Sheffield, arrivé à
l’Université en même temps que lui.

  [14] Voyez la note A.

L’esprit des jeunes gens est souple et facile; aisément ils
s’accommodent du premier venu. Pour eux, les causes d’attraction de l’un
vers l’autre sont aussi bien dans les ressemblances que dans les
contrastes; la similitude des goûts crée la sympathie; l’admiration et
l’estime naissent de la bienveillance dans les rapports ou d’une
supériorité reconnue. Des liaisons ainsi formées durent souvent toute la
vie, et cela par la seule force de l’habitude et la puissance du
souvenir. Ainsi il arrive fréquemment, lorsque nous cherchons un ami,
que le hasard nous sert autant qu’aurait pu le faire le choix le plus
étudié. Quels étaient le caractère et le degré de l’amitié qui se forma
entre nos jeunes étudiants, Reding et Sheffield, ce n’est pas ici le
lieu de l’expliquer à fond. Qu’il nous suffise de dire que ce qu’ils
avaient de commun, c’était d’être également tous deux novices, d’avoir
des talents remarquables et de fréquenter le même escalier. La
différence entre eux portait sur ceci: Sheffield avait longtemps vécu
avec des gens plus âgés que lui. Il avait lu beaucoup, mais sans
méthode; opinions et faits, spécialement par rapport aux controverses du
jour, il avait tout recueilli, sans prendre toutefois aucune chose fort
à cœur. Vif, clairvoyant, jamais embarrassé, et quelque peu suffisant,
tel était Sheffield. Charles, au contraire, n’avait jusqu’alors qu’une
connaissance imparfaite des principes ou de leurs rapports; mais il
avait une compréhension plus profonde et traduisait davantage dans la
pratique ce qu’il avait une fois acquis; il était aimable, affectueux,
et cédait facilement aux autres, excepté quand la voix du devoir se
faisait clairement entendre. Ajoutons encore, que dans la paroisse de
son père il avait eu l’occasion de voir différentes communions
religieuses, et d’acquérir par là une connaissance générale, mais non
formulée en système, de leurs doctrines. La suite de notre récit fera
mieux connaître nos deux étudiants.




CHAPITRE II.

Les deux amis et un bachelier amateur d’architecture gothique.


Il était une heure de l’après-midi; Sheffield, passant devant la chambre
de Charles, en vit la porte ouverte. Le domestique du collége venait
d’apporter la demi-ration ordinaire du _lunch_[15], et il était occupé à
faire le feu. Notre jeune étudiant entra. Nonchalamment appuyé sur les
bras de son fauteuil, la toque sur la tête et revêtu de sa toge, Charles
mangeait son pain et son fromage. Sheffield, le voyant dans cette
situation, lui demanda s’il dormait aussi bien qu’il paraissait manger
et boire, accoutré de cette manière. «J’étais sur le point d’aller faire
un tour au _Meadow_[16], répondit Charles. Nous voici à l’époque de
l’année qui fait mes délices: _Nunc formosissimus annus._ A cette heure,
tout dans la nature est beauté: les aubours ont déjà fleuri, et
l’aubépine a étalé ses blanches corolles. Ce pays possède vraiment une
admirable variété d’arbres. Je n’en vis jamais de semblable. Comme ils
sont délicieux les platanes avec leurs feuilles à demi ouvertes, si
nombreuses et si verdoyantes! Comme ils sont beaux, ces deux ou trois
saules qui déploient leur verdure sombre sur le Cherwell[17]! Je
m’imagine que quelques dryades les habitent. Revenez-vous sur vos pas,
vous avez à votre droite le _Long Walk_, et devant vos yeux s’étalent
les admirables monuments d’Oxford[18], vus entre les ormes. On dit qu’il
y a ici des _dons_[19] qui se souviennent du temps où cette avenue ne
formait qu’un berceau, et où l’on pouvait s’y promener à l’abri de
l’orage. Quant à moi, je sais bien que j’y ai été trempé l’autre jour.»

  [15] Le _lunch_, ou _luncheon_, est une collation entre le déjeuner et
    le dîner. Le _lunch_ des étudiants d’Oxford se compose ordinairement
    de pain et de fromage (_bread and cheese_).

  [16] Le _Meadow_, délicieuse promenade, plantée d’arbres magnifiques.
    Elle a 50 ares de superficie.

  [17] Le _Cherwell_, charmante petite rivière.

  [18] Voyez la note B.

  [19] Dans l’argot des étudiants d’Oxford, le mot _don_ veut dire
    _grand seigneur universitaire_.

Sheffield se prit à rire; il invita Charles en même temps à mettre son
castor, pour faire une course avec lui d’un autre côté. Il avait besoin
d’une longue promenade; les cours lui avaient brisé la tête. Le vieux
Jennings avait commenté Paley d’une manière si épouvantable qu’il en
était tout malade. L’ennuyeux professeur avait parlé des Apôtres comme
n’étant «ni trompeurs, ni trompés», de leurs «miracles visibles et de
leur mort comme témoignage»; mais de telle sorte que lui, Sheffield, ne
savait plus s’il était un _ens physiologicum_ ou un _totum
metaphysicum_, lorsque Jennings avait eu la cruauté de lui demander de
redire l’argument de Paley. L’élève n’ayant pas reproduit les paroles du
maître, l’ami Jennings s’était pincé les lèvres et avait recommencé sa
thèse. Dans son enthousiasme froid, il s’était appliqué si fortement à
sa propre analyse, qu’il n’avait pas entendu sonner l’heure. En vain
toute la classe avait frappé des pieds, usé de ses mouchoirs, regardé
ses montres, notre professeur avait poursuivi sa marche vingt minutes au
delà du temps prescrit. «Il continuerait même encore, ajouta Sheffield,
s’il n’avait été interrompu par un incident qui n’eut de pareil que
celui des oies du Capitole. Car, au moment qu’il avait à peu près répété
la moitié de sa thèse, et que, parvenu à la fin d’une période, il
s’arrêtait pour juger de son impression sur l’auditoire, ne voilà-t-il
pas que cet original de Lively, poussé on ne sait par quelle heureuse
inspiration, a subitement rompu le silence, à propos de rien, fait un
signe de tête, et d’un ton dégagé: «S’il vous plaît, monsieur, s’est-il
écrié, quelle est votre opinion touchant l’infaillibilité du Pape?» A
ces mots tout le monde est parti d’un grand éclat de rire, Jennings
excepté; au contraire, notre professeur commençait à froncer le sourcil,
et l’on ne peut même dire ce qu’il en serait advenu, lorsque, par
hasard, ses yeux sont tombés sur sa montre. Troublé à cette vue, il a
fermé son livre et sur-le-champ congédié l’auditoire.»

«La chose est assez comique, repartit Charles en riant. Toutefois je
vous assure, Sheffield, que Jennings, malgré sa roideur et son air si
froid, est au fond, à mon avis, un très-bon enfant. Dernièrement, il m’a
témoigné beaucoup d’intérêt dans une conversation; il est même sorti de
ses habitudes pour me faire quelques faveurs. Sa charité envers les
pauvres est inépuisable; et l’on s’accorde à dire que ses discours à
Sainte-Croix sont excellents.» Sheffield répliqua qu’il aimait que les
gens eussent des manières naturelles, et qu’il avait en horreur ces
façons affectées et pompeuses. Quel bien cela pouvait-il faire? Et
quelle portée cela avait-il? «Voilà ce que j’appelle du puritanisme,
répondit Charles; ma manière de voir, c’est de prendre chacun pour ce
qu’il est, et non pour ce qu’il n’est pas: l’un a cette qualité, l’autre
celle-là; mais nul n’est parfait. Pourquoi ne pas fermer les yeux sur ce
qu’on n’aime point, et ne pas admirer ce qui nous plaît? Voilà la
science du savoir-vivre, la seule vraie sagesse, et certainement notre
devoir, par-dessus le marché.» Sheffield jugea cette réponse prosaïque
et fausse. «Nous devons avoir un système arrêté, ajouta-t-il; sans cela,
une chose est aussi bonne qu’une autre. Mais je ne puis rester ici toute
la journée, et nous devrions déjà être à la promenade.» Ce disant, il
ôta à Charles sa toque et lui mit à la place son chapeau. «Allons,
sortons.--Il faut donc que je renonce au _Meadow_.--Sans doute; vous
devez vous promener en castor. J’ai besoin de vous pour aller jusqu’à
Oxley, village qui n’est pas loin de notre route, et dont, au reste,
tous les ministres, tôt ou tard, deviennent évêques. Peut-être cette
promenade nous portera-t-elle bonheur.»

Les deux amis sortirent, équipés de la tête aux pieds selon la tenue la
plus irréprochable d’Oxford, d’une recherche et d’une élégance exquises.
Sheffield entrait dans _High Street_[20], lorsque Charles l’arrêtant:
«Ça m’ennuie toujours, dit-il, d’aller en chapeau dans cette rue; on est
sûr de rencontrer un Censeur.--Tous ces costumes d’Université sont du
pur charlatanisme, répliqua Sheffield; est-ce qu’ils nous rendent
meilleurs? A dire vrai, ce sont des masques et pas autre chose. Et puis,
notre robe est si affreusement laide!--Je ne souscris pas à une
condamnation si entière, reprit Charles. Oxford est un siége important,
et il convient qu’on y ait un costume spécial. Je vous l’avoue, lorsque,
pour la première fois, je vis la procession des Chefs à Sainte-Marie,
j’en fus profondément touché. D’abord...--Naturellement les massiers»,
dit Sheffield en l’interrompant. «D’abord, l’orgue se fait entendre, et
chacun se lève; puis, le vice-chancelier s’avance dans son costume
rouge, et, par une inclination, salue le prédicateur, qui se dirige vers
la chaire; viennent ensuite les différents Chefs rangés en ordre, et,
enfin, après eux, les Censeurs. Cependant, vous apercevez la tête du
prédicateur qui monte posément l’escalier de la chaire; arrivé à son
siége, il ferme la porte, jette un regard à la tribune de l’orgue pour
saisir le psaume, et aussitôt les chants commencent.» A cette
description, Sheffield se mit à rire. «Eh bien, Charles, j’approuve
votre exemple. Le prédicateur est, ou est supposé être, un homme de
talent; il va commencer son discours: théologiens et étudiants d’une
grande université sont là pour l’entendre. La parade ne fait que me
représenter exactement le grand fait moral qui est devant nous. Ceci, je
le comprends; je ne l’appelle pas du charlatanisme; mais ce que je
qualifie de ce nom, ce sont les formes extérieures sans âme. Or, je dois
le dire, le sermon lui-même et la prière qui le précède... Mais comment
l’appelle-t-on cette prière?--La prière de demande[21].--Eh bien, et
sermon et prière, tout ça n’est souvent que du charlatanisme. Je vais
rarement aux discours de l’Université, mais je les ai assez suivis pour
ne plus y assister, à moins de contrainte. Le dernier prédicateur que
j’y ai entendu était de la campagne. Oh! ce fut merveille! Il commença
d’abord en criant du ton le plus aigu: «Vous prierez.» Quelle rapsodie!
«Vous prierez.» Parce que le vieux Latimer ou Jewell a dit: «Vous
prierez», il ne faut donc plus dire: «Prions.» Puis il nous jeta ces
mots, continua Sheffield, en prenant un ton pompeux qu’il élevait et
baissait tour à tour: «Spécialement pour cette branche pure et
apostolique de l’Église _établie_ (ici notre homme se leva sur la pointe
des pieds), _établie_ dans ces États.» Vint ensuite: «Pour notre
Souveraine et Reine, Lady Victoria, défenseur de la foi; dans toutes les
causes et sur toutes les personnes tant civiles qu’ecclésiastiques, dans
l’étendue de ce royaume, juge _suprême_.» A ce mot, silence imposant; on
entend clairement la chute de l’étui à sermon[22] sur le coussin de la
chaire; on dirait que la nature ne peut créer, ni l’esprit humain
soutenir une pensée plus forte. Après cette pause, toujours sur le même
ton nasillard: «Pour les pieux et bienfaisants fondateurs des colléges
de Tous les Saints et de Leicester.» Mais son chef-d’œuvre fut
l’énumération emphatique «de _tous_ les docteurs, ainsi que des _deux_
Censeurs[23]», comme si l’antithèse des nombres avait la puissance du
burin, et devait nous reproduire tous ces excellents personnages en un
délicieux tableau vivant.--Cette description originale amusa Charles; il
répliqua néanmoins que, pour lui, il n’avait jamais entendu un sermon
sans en retirer quelque profit, à moins qu’il n’y mît de la mauvaise
volonté; et à ce sujet, il cita la réponse que lui fit un jour son père
à cette demande, s’il ne lui était pas arrivé quelquefois de faire un
sermon médiocre: «Mon cher fils, lui avait-il dit, tous les sermons sont
excellents.» Paroles qui, à cause même de leur simplicité, s’étaient
profondément gravées dans sa mémoire.

  [20] Cette rue, large et se développant en forme de courbe, présente
    une perspective admirable. En se plaçant non loin du collége de la
    Madeleine, on saisit dans un seul coup d’œil les bâtiments de
    l’_Université_, le _Collége de la Reine_, l’_Église de
    Sainte-Marie_, le _Collége de toutes âmes_ et celui _de tous
    saints_.

  [21] Au commencement du service anglican, le ministre engage
    l’assistance à prier pour les différents besoins qu’il énumère.

  [22] Les ministres anglicans ont l’habitude de porter en chaire leurs
    discours écrits qu’ils enferment dans une espèce d’étui.

  [23] Les Censeurs ont principalement pour charge de veiller à
    l’observation des règles universitaires. Il n’y a que deux Censeurs;
    leurs fonctions sont annuelles. Tous les colléges, à l’exception
    d’un seul, ayant droit d’élection à tour de rôle, chaque année il y
    a _deux_ de ces établissements qui nomment, chacun, _un_ censeur.

Cependant nos deux étudiants avaient parcouru _High Street_, cette rue
prohibée, et traversaient le pont[24], lorsque sur le côté opposé ils
virent devant eux un homme de haute taille et d’une contenance roide.
Sheffield n’eut pas de peine à le reconnaître; c’était un bachelier de
_Nun’s Hall_, et un _importun_, au moins de second ordre. Quoique revêtu
de sa toge et coiffé de sa toque, il paraissait avoir l’intention de
faire une promenade dans les champs. Comme il prit le sentier qu’ils
devaient suivre eux-mêmes, ils essayèrent de marcher derrière lui; mais
leur pas était trop rapide et celui du bachelier trop lent pour qu’ils
ne l’atteignissent pas bientôt.

  [24] Le pont de la Madeleine.

Peindre un _importun_ dans un récit n’est pas chose facile, et cela,
parce que c’est un _importun_. Un conte doit tendre vite à son
dénoûment: un importun, au contraire, traîne toujours en longueur. Ce
n’est que dans une course de longue haleine qu’on peut le reconnaître,
et alors _on sent_ qui il est: on le trouve oppressif; semblable au
sirocco, que l’indigène devine tout de suite, tandis que l’étranger s’y
trompe souvent. _Tenet, occiditque._ Si vous n’entendez de lui qu’un
seul discours, peut-être le jugerez-vous un homme instruit et agréable;
mais si à son bavardage il n’y a jamais de fin; s’il vous débite une
seule et même prose toutes les fois qu’il vous rencontre; s’il vous
tient sur vos jambes jusqu’à défaillance; s’il vous garde sans pitié,
quand vous voudriez remplir un engagement, ou assister à une
conversation intéressante, alors il n’y a pas à s’y tromper: la vérité
vous saute aux yeux, _apparent diræ facies_, vous êtes sous les griffes
d’un _importun_. Vous pouvez céder, vous pouvez fuir, mais vous ne
sauriez vaincre. De là n’est-il pas évident qu’un _importun_ ne peut
être représenté dans un récit, sans quoi le récit serait aussi importun
que notre individu lui-même? Donc, lecteur, vous devez croire sur parole
que cet homme à la taille roide, ce M. Bateman, est réellement ce que
vous ne sauriez découvrir d’une autre manière, et nous savoir gré du
motif qui nous a fait affirmer plutôt que démontrer notre proposition.

Sheffield salua poliment notre bachelier, et eût voulu poursuivre sa
route; mais Bateman, entraîné par sa nature, ne le permit pas. Le
saisissant par la main: «Seriez-vous disposé, dit-il, à jeter un coup
d’œil dans la jolie chapelle que nous faisons restaurer dans les champs?
C’est une vraie perle, dans le style le plus pur du quatorzième siècle.
Elle était dans un bien triste état, on eût dit d’une étable; mais nous
avons ouvert une souscription, et nous allons mettre tout en
ordre.--Nous nous rendons à Oxley, répondit Sheffield, vous nous
entraîneriez hors de notre route.--Pas du tout, répliqua Bateman; ce
n’est pas à un jet de pierre du chemin. Vous ne pouvez me refuser cette
faveur. Je suis sûr que notre œuvre aura toutes vos sympathies.» Il
s’empressa ensuite de leur faire l’histoire de la chapelle: tout ceci a
existé; tout ceci aurait pu être; tout ceci n’existait pas; tout ceci
devait se faire. «Ce sera, continua-t-il, un vrai spécimen de chapelle
catholique; nous avons même l’intention de tenter une démarche auprès de
l’évêque, afin qu’il la dédie au Royal Martyr. Pourquoi n’aurions-nous
pas notre saint Charles, aussi bien que les catholiques romains? Quel
doux plaisir ne sera-ce pas, d’ailleurs, d’entendre la cloche jeter,
chaque soir, ses tintements sur la bruyère sombre, par tous les temps,
et à travers toutes les péripéties et les hasards de cette vie
mortelle!» Sheffield lui demanda quelle assemblée il pensait réunir à
cette heure. «Voilà une idée peu élevée, répondit Bateman; ce n’est pas
une question. Dans les véritables églises catholiques, le nombre des
assistants ne fait rien à la chose; le service divin se célèbre pour
ceux qui y viennent et non pas pour ceux qui sont dehors.» Cette
réponse, répliqua Sheffield, je la comprends dans la bouche d’un
catholique romain, parce que dans son Église on suppose un sacrifice
offert par un prêtre, avec ou sans assistance. Et puis, les chapelles
catholiques sont bâties souvent sur les corps des martyrs, ou dans un
lieu remarquable par quelque miracle, mais notre service, à nous, est la
_prière en commun_; et comment pouvons-nous le célébrer sans une
assemblée?»

Bateman répondit que, alors même que les membres de l’Université n’y
viendraient pas, ce à quoi il s’attendait, au moins la cloche serait un
mémento de loin comme de près. «Ah! je vois, reprit Sheffield, son usage
sera l’inverse de ce que vous disiez tout à l’heure: elle servira, non
pour ceux qui viendront, mais pour ceux qui seront dehors. L’assemblée
sera au dehors, et non au dedans; c’est une affaire d’extérieur. Je me
rappelle avoir vu autrefois une haute tour d’église; c’est ainsi, du
moins, qu’elle paraissait de la route; mais quand on la regardait sur le
côté, on ne voyait qu’une mince muraille, bâtie pour simuler une tour;
et cela, afin de donner un aspect imposant à l’édifice. Élevez aussi un
bout de muraille, et placez-y la cloche.--Il y a un autre motif qui nous
a fait entreprendre cette restauration, repartit Bateman, motif tout à
fait indépendant du culte. C’est que cette chapelle date d’un temps
immémorial, et qu’elle fut consacrée par nos ancêtres catholiques.»
Sheffield objecta qu’il y aurait autant de raison pour y dire la messe
que pour conserver le bâtiment. «La messe, nous la conservons, répondit
Bateman; nous offrons la nôtre, tous les dimanches, selon le rite de
celui que l’honnête Pierre Heylin appelle le Cyprien[25] de
l’Angleterre; que pouvez-vous désirer de plus?» Cette réponse fut-elle
comprise de Sheffield? Qui le sait? Mais au moins elle était hors de la
portée de Charles. Cette messe anglaise était-ce la Prière Commune, ou
le service de la communion, ou la litanie, ou le sermon, ou une partie
quelconque de ces choses? Ou bien les paroles de Bateman étaient-elles
un véritable aveu qu’il existait des ministres qui, à cette époque,
célébraient la messe papiste une fois la semaine? La pensée précise de
Bateman est perdue pour la postérité; car ils étaient arrivés, en
causant ainsi, à la porte de la chapelle. Cet édifice avait été
autrefois une aumônerie; à côté se trouvait une petite ferme. Quant à la
population, on voyait évidemment que la restauration de la chapelle ne
lui était pas nécessaire. Au moment d’entrer, Charles resta en arrière
et dit tout bas à son ami qu’il ne connaissait pas Bateman[26]. Une
présentation eut donc lieu.--Reding de Saint-Sauveur.--Bateman de Nun’s
Hall. La cérémonie étant faite, en guise d’eau bénite, ils entrèrent
tous ensemble dans la chapelle.

  [25] Il s’agit de Laud. P. Heylin a écrit la vie de ce théologien
    anglican.

  [26] Deux Anglais, surtout deux _gentlemen_, ne s’adressent jamais la
    parole jusqu’à ce qu’ils aient été présentés l’un à l’autre
    (_introduce_). Une semblable réserve, c’est, dit-on, de la liberté
    individuelle. Quant à la forme de la présentation, elle n’est pas
    plus difficile que celle qui est dans le texte.

L’édifice était aussi beau que les paroles de Bateman avaient pu le
faire supposer; la restauration en avait été faite avec beaucoup de
goût. On y remarquait un autel de pierre du meilleur style, une
crédence, une piscine qui ressemblait à un tabernacle, et une paire de
chandeliers de cuivre. Charles demanda à quoi servait la piscine, dont
il ignorait même le nom. On lui répondit qu’il y avait toujours,
autrefois, une piscine dans les vieilles églises d’Angleterre, et qu’on
ne pouvait faire une restauration intelligente sans la replacer. Il
s’informa ensuite de l’objet de ce coffre, ou espèce d’armoire, si
admirablement travaillé, qu’on apercevait sur l’autel; et il apprit que
«nos sœurs, les églises de l’obédience de Rome, avaient toujours un
tabernacle pour garder le pain consacré.» Après cette réponse, Charles
se tut. Profitant de ce silence, Sheffield demanda à connaître l’usage
des niches; et Bateman lui dit que les images des saints étaient sans
doute prohibées par les canons, mais que ses amis en ces matières
faisaient ce qu’ils pouvaient. Interrogé enfin sur l’emploi des
chandeliers, notre bachelier répondit que, vu les dispositions de leur
évêque à l’égard des catholiques, ils avaient quelque crainte que ce
prélat ne mît opposition à l’emploi du luminaire dans le service, au
moins tout d’abord; mais qu’il était évident que les chandeliers étaient
faits pour porter des cierges. Ayant eu le temps convenable pour voir et
admirer, Reding et Sheffield se disposèrent à reprendre leur course. Ils
ne purent, toutefois, esquiver une invitation à déjeuner, sous peu de
jours, au domicile de Bateman, dans le Turl[27].

  [27] Si le lecteur s’est donné la peine de parcourir la conférence de
    M. le chanoine Oakeley ayant de lire _Perte et gain_, il comprendra
    facilement que Bateman appartient à la _coterie des amateurs
    catholiques_, selon l’expression caractéristique du digne ex-fellow
    de Balliol. Ce jeune bachelier est un des représentants du côté
    _superficiel du mouvement religieux_. Aussi ne doit-on pas être
    étonné s’il ne se convertit pas.




CHAPITRE III.

Un cœur ouvert et aimant.--Un homme à _vues_.


Aucun des deux amis n’avait encore, en fait de religion, ce qu’on
appelle des _vues_. Par ce mot, nous n’entendons pas dire qu’ils
n’eussent déjà une opinion arrêtée sur cette importante matière, les
juger ainsi serait une erreur; mais nous voulons faire comprendre
qu’aucun d’eux (et comment l’auraient-ils pu à leur âge?) n’avait fait
reposer sa religion sur une base intellectuelle. Aussi bien, expliquons
d’une manière plus claire ce que sont des _vues_, ce qu’on entend par un
homme à _vues_, et quel est l’état de ceux qui n’ont pas de _vues_. Lors
donc que des personnes jettent les yeux, pour la première fois, sur le
monde de la politique ou de la religion, tout ce qu’elles voient produit
sur leur esprit le même effet qu’un paysage qui s’offrirait, également
pour la première fois, à un homme jusqu’alors aveugle. Tout leur paraît
à égale distance; il n’y a pas de perspective. La relation d’un fait
avec un fait, d’une vérité avec une vérité, le rapport entre un fait et
une vérité, entre une vérité et un fait, comment telle chose mène à
telle autre, quels sont les principes premiers et les principes
secondaires: tout cela elles ont à l’apprendre. C’est pour elles une
science nouvelle, et elles ignorent leur ignorance même sur ce point.
Dans leur esprit, le monde d’aujourd’hui n’a aucun rapport avec le monde
d’hier; le temps n’est pas le torrent qui se précipite, mais il
s’immobilise devant elles, rond et plein comme la lune. Elles ne
connaissent pas l’histoire de dix ans, encore moins celle d’un siècle;
pour elles le passé ne vit pas dans le présent; elles ne comprennent pas
l’intérêt des questions qui s’agitent; les noms ne font naître en elles
aucune association d’idées, et les individus n’éveillent dans leur
mémoire aucun souvenir. Elles entendent bien parler et des hommes, et
des choses, et des projets, et des luttes, et des principes; mais tout
va et vient comme le vent; rien ne fait impression, rien ne pénètre,
rien ne se fixe dans leur esprit. Elles ne savent pas ranger leurs
idées; elles n’ont pas de système. Elles entendent et elles oublient, ou
tout au plus elles se rappellent ce qu’elles ont entendu autrefois, mais
sans pouvoir dire en quel lieu. De là nulle consistance dans leur
argumentation; aujourd’hui elles raisonneront d’une manière et demain
d’une autre, au moins indirectement, c’est-à-dire à l’aventure. Les fils
de leur raisonnement divergent; rien ne vient à sa place; il n’y a pas
d’idée mère sur laquelle s’appuie leur esprit, d’où procèdent leurs
jugements sur les hommes et les choses. Et tel est l’état de bien des
gens, pendant toute leur vie. Aussi quels misérables politiques, ou
hommes d’Église ne font-ils pas, à moins que leur bonne fortune ne les
ait mis entre des mains sûres, et qu’ils ne soient menés par d’autres,
ou qu’ils ne soient engagés dans un parti. Autrement, voyez-les, ils
sont à la merci des vents et des vagues; et, sans être radicaux, whigs,
tories, ou conservateurs, partisans de la haute ou de la basse
Église[28], ils agissent, ou comme un whig, ou comme un tory, ou comme
un catholique, ou comme un dissident, selon que le caprice les pousse,
que les événements ou les partis les mènent. Si parfois leur
amour-propre est blessé, ils se consolent dans la pensée que leur
conduite est la preuve qu’ils sont des hommes libres, modérés, sans
passions, des hommes du juste-milieu, et non des _hommes de parti_;
tandis que, dans le fait, ils sont les plus malheureux des esclaves; car
notre force, en ce monde, c’est d’être les sujets de la raison, et notre
liberté d’être les captifs de la vérité.

  [28] La _haute Église_, ou les partisans de l’Église et de l’État
    (_the church and state_); l’_Église basse_, ou le parti puritain,
    qui ne reconnaît que la Bible pour règle de foi.

Et maintenant, qu’y a-t-il d’étonnant que Charles, jeune imberbe d’une
vingtaine d’années, n’eût pas des vues profondes en fait de religion ou
de politique? Toutefois un homme d’intelligence ne se permet pas de
juger des choses à l’aventure et au hasard. Par une espèce de respect
qu’il se doit, il est obligé de se tracer une règle de conduite
quelconque, vraie ou fausse; et Charles goûtait beaucoup la maxime qu’il
a déjà émise, savoir: qu’il faut estimer les gens d’après ce qu’ils
sont, et non d’après ce qu’ils ne sont pas. Il considérait comme un
premier devoir d’aimer tous les hommes, de les regarder tous d’un œil de
bonté; son cœur était fortement pénétré du sentiment que le poëte a
exprimé dans ces vers populaires:

    «Quoique souillé du mal, ce honteux diadème,
    »Le chrétien, ici-bas, porte un front radieux;
    »Par le prêtre du Christ, au jour de son baptême,
    »Ne fut-il pas marqué d’un sceau tout glorieux?»

Quand il rencontrait dans ses promenades un laboureur ou un cavalier, un
gentilhomme ou un mendiant, il aimait à se dire: «Voilà un chrétien.» Et
lorsqu’il vint à Oxford, il y entra avec un enthousiasme si simple et si
chaleureux, qu’on eût dit presque celui d’un enfant. Son respect, il le
portait jusqu’à honorer même le velours du vice-Censeur; que dis-je? le
bonnet à cornes qui précède le prédicateur avait aussi des droits à sa
déférence. Sans être poëte, il était dans la saison de la poésie, à
l’époque du délicieux printemps, alors que l’année est dans toutes ses
splendeurs, tout y étant nouveau. La nouveauté était la beauté elle-même
pour un cœur aussi ouvert et aussi aimant que le sien; non pas seulement
parce que c’était de la nouveauté, et que comme telle, elle a ses
propres charmes, mais bien parce que, quand les objets nous apparaissent
pour la première fois, nous les voyons dans une aimable confusion, qui
est le principal élément de la poétique. Mais à mesure que le temps
marche et que nous arrivons à énumérer, à classer et à apprécier les
choses, à mesure que nous agrandissons nos vues, nous avançons vers la
philosophie et la vérité; mais nous nous éloignons de la poésie.

Dans notre jeunesse, nous allâmes un jour par un soleil brûlant d’été
nous promener sur la route qui va d’Oxford à Newington, route fort
triste, comme le savent bien tous ceux qui l’ont parcourue. Cependant,
c’était du nouveau pour nos yeux, et nous vous l’assurons, lecteur,
croyez-le ou ne le croyez pas, riez ou non, comme il vous plaira, cette
route, dans cette circonstance, nous parut d’une beauté touchante. Elle
éveilla dans notre cœur une douce mélancolie, mélancolie dont la vague
sensation nous émeut encore quand nous jetons un regard en arrière sur
ce voyage accompagné de tant de poussière et de fatigue. Et pourquoi?
Parce qu’alors chaque objet que nous rencontrions était inconnu et plein
de mystère. Un arbre ou deux, à distance, nous semblaient le
commencement d’une grande forêt ou d’un parc d’une étendue sans limites:
une colline cachait derrière elle un vallon, et ce vallon avait son
histoire; les sentiers eux-mêmes, avec leurs haies verdoyantes aux mille
détours capricieux, frappaient notre imagination. Telles furent les
impressions du premier voyage; mais quand nous eûmes fréquenté souvent
la même voie, alors l’esprit ne se prêta plus à l’action, la scène cessa
d’être enchanteresse, la triste réalité seule resta, et nous demeurâmes
convaincu que cette route d’Oxford à Newington était la plus ennuyeuse
et la plus détestable que nous eussions jamais parcourue.

Mais revenons à notre histoire. Nous avons fait le portrait de Reding.
Quant à Sheffield, sans avoir dans l’esprit plus de vues réelles que
Charles, néanmoins à cette époque il cherchait à en acquérir, mais il
était bien plus en danger d’en accueillir de fausses. En d’autres
termes, c’était un homme _à vues_, dans le mauvais sens de l’expression.
Il n’était pas satisfait des choses telles qu’elles sont; il était
censeur, impatient de réduire tout en système; il exagérait les
principes, aimait la discussion, soit pour le plaisir de l’exercice,
soit parce que son esprit était inquiet: au fond, il n’avait rien
fortement à cœur.

Aucun de nos deux amis ne prenait un vif intérêt aux controverses qui
s’agitaient alors à l’Université et dans le pays touchant la haute et la
basse Église. Sheffield avait une espèce de mépris pour cette polémique,
et Reding trouvait de mauvais goût de se montrer original ou de se faire
distinguer en quoi que ce fût. Une de ses connaissances d’Eton l’avait
engagé un jour à venir entendre un des meilleurs prédicateurs du parti
catholique, et lui avait offert de le présenter; mais il avait décliné
cet honneur. Il n’aimait pas, disait-il, à se mêler aux partis; il était
venu à Oxford pour prendre ses grades et non pour y embrasser des
opinions. En agissant autrement, il aurait craint la désapprobation de
son père; et puis, il sentait de la répugnance à épouser de telles idées
et à se faire l’ami de telles personnes, par cela seul que les autorités
de l’Université étaient opposées à tout ce mouvement. A ses yeux, les
chefs de l’agitation étaient des démagogues, et les démagogues, il les
avait en grande horreur, il les méprisait. Il ne pouvait pas comprendre
comment des ecclésiastiques, hommes respectables d’ailleurs,
travaillaient à grouper auteur d’eux de jeunes sous-gradués; plus d’une
histoire même qu’il entendit sur leurs intrigues le blessa. En outre, il
n’aimait pas les spécimens de leurs partisans qu’il avait eu l’occasion
de voir; c’étaient des hommes présomptueux ou qui «parlaient haut»,
comme on disait alors. Ils faisaient des actions ridicules,
extravagantes, et parfois négligeaient leurs devoirs de collége pour des
choses qui ne les regardaient en aucune façon. Charles avait eu sans
doute du malheur; car cette appréciation n’est pas le vrai portrait des
hommes les plus remarquables de cette époque qui, certainement, font
encore aujourd’hui, comme ecclésiastiques ou comme laïques, la force de
l’Église anglicane. Mais dans toutes les réunions d’hommes, la paille et
les immondices (selon les paroles de Bacon) flottent sur l’eau, tandis
que l’or et les pierreries tombent au fond et demeurent cachés; ou, pour
mieux dire encore, bien des hommes, la plupart des hommes, sont un
mélange de qualités précieuses et de défauts: les défauts surnagent, les
bonnes qualités restent dans l’abîme.




CHAPITRE IV.

Le charlatanisme en religion.


Bateman était un de ces caractères complexes dont nous venons de parler.
Il y avait du bon chez lui, il ne manquait pas de mérite; mais il était
absurde; aussi servit-il de thème à la conversation de nos deux amis
pendant le reste de leur promenade. «J’aimerais qu’on vît moins de
charlatanisme et de grimaces en tout lieu, dit Sheffield; on pourrait en
emporter d’ici des charretées, et même sans que rien y parût.--Si l’on
faisait à votre goût, répondit Charles, vous useriez les routes au point
qu’on ne pourrait plus se promener. Nous sommes obligés de marcher dans
cette voie que vous nommez charlatanisme. Nous la foulons aux pieds,
mais enfin nous nous en servons.--Je ne puis admettre un tel système;
c’est tout simplement faire le mal pour arriver au bien. Oui, je vois
partout la comédie. Je vais à Sainte-Marie, et là j’entends des hommes
qui débitent des lieux communs, tantôt d’une voix sépulcrale, tantôt
d’un ton aigu, d’autres fois avec une certaine emphase mesurée, claire,
calme, et un regard étudié, comme, par exemple, ce prédicateur de
Bampton qui, il n’y a pas longtemps, nous soutenait, à propos de la
résurrection des corps, que tous les essais pour ranimer un cadavre, au
moyen de méthodes naturelles, avaient complétement échoué. Si je pénètre
dans la salle où se donnent les grades, dans la salle de la Convocation,
là, pendant des heures entières, je suis obligé de subir un latin
ridicule, d’entendre accorder des grâces, des dispenses, de voir les
Censeurs monter, descendre pour rien absolument; et tout cela, afin de
conserver l’esprit de choses vieillies depuis des siècles, alors que le
travail réel pourrait se faire en un quart d’heure. Je rencontre
Bateman, et voilà mon homme qui me parle de jubés sans crucifix, de
piscines sans eau, de niches sans statues, de chandeliers sans lumières,
de messes sans pape; et, moi, je dis avec Shakespeare: «Le monde est un
vrai théâtre.» Ce n’est pas tout: je m’adresse à Shaw, à Turner, à
Brown, hommes de caractères bien différents, élèves de Gloucester (vous
comprenez de qui je parle), et ils nous prêchent qu’il faut placer des
crucifix aux carrefours, afin d’exciter chez les passants des sentiments
religieux.»

«--Pour ma part, je pense que vous êtes trop sévère envers tous ces
hommes-là, dit Charles; votre discours ressemble beaucoup à de la
déclamation; si l’on vous croyait, il faudrait abolir toutes les formes
extérieures. Vous me faites l’effet de cet homme qui, dans un des romans
de miss Edgeworth, ferme ses oreilles à la musique, afin de pouvoir rire
à son aise des danseurs.--A quelle musique fermé-je les oreilles?--A la
signification de tous les divers actes dont nous venons de parler; les
sentiments pieux qui accompagnent la vue des images, voilà la
musique.--Sans doute, pour ceux qui déjà ont ces sentiments; mais
rétablir les images en Angleterre pour faire naître des sentiments,
c’est tout juste danser pour créer la musique.--Je crois que vous ne
rendez pas justice à notre pays, mon cher Sheffield; nous sommes un
peuple religieux.--Eh bien, je vais vous présenter la chose d’une autre
manière: Aimez-vous la musique?--Avez-vous donc oublié la frayeur que
j’occasionnai à une certaine personne avec mon violon?--Aimez-vous la
danse?--A dire vrai, je ne l’aime pas du tout.--Ni moi non plus, reprit
Sheffield, et je ne puis penser sans rire à ce que je fis, étant encore
enfant, pour y échapper. La danse est quelque chose de si absurde; et
puis, il fallait se montrer poli et aimable envers des jeunes filles
légères ou précieuses. Je me conduisis parfois à leur égard avec tant de
grossièreté, que je fus humilié de mon impolitesse; aussi ne savais-je
plus comment me tirer d’embarras.--J’ignorais, mon cher ami, que nous
eussions entre nous un point de ressemblance aussi frappant. Oh! quelle
humiliation j’eus à souffrir, lorsqu’il fallut se tenir debout, prêt à
danser, et figurer avec une dame! Tous les yeux tournés sur moi qui
étais si gauche! Bien des jours avant, comme après, ce me fut un
martyre.»

Cependant, ils étaient arrivés au pied d’une pente roide qui mène à une
espèce de plateau sur le bord duquel se trouve Oxley, et ils
s’arrêtèrent un instant pour voir des cavaliers qui sautaient des
barrières. Ils montèrent ensuite la colline et se retournèrent vers
Oxford. «Peut-être, dit Charles, appellerez-vous toutes ces flèches et
ces tours un magnifique simulacre, parce que vous en apercevez le faîte
sans en découvrir la base?--Où en étions-nous de notre discussion?»
reprit Sheffield, se rappelant qu’ils s’en étaient écartés pendant les
dix dernières minutes: «oh! je m’en souviens, j’y suis. Je disais donc
que vous aimiez la musique, mais que vous détestiez la danse. Pour
d’autres, la musique est l’aiguillon qui les pousse à danser; pour vous,
c’est le contraire; la danse même diminue le sentiment de plaisir que
vous cause la musique. Eh bien, pareillement, c’est un acte de
pédantisme de vouloir rendre une nation religieuse, comme l’Angleterre,
plus religieuse encore, en plaçant des images dans les rues. Un tel
procédé n’est pas anglais, et il ne peut que nous blesser. S’il était
dans le génie de ce peuple, il serait venu naturellement, sans qu’on
nous y eût engagés. Comme la musique entraîne à la danse, ainsi la
religion nous eût fait adopter les images. Mais de même que la danse
n’ajoute rien aux charmes de la musique pour ceux qui n’aiment pas à
danser, de même, les cérémonies n’agrandiront pas le sentiment religieux
chez ceux qui détestent les cérémonies.--Donc, à vos yeux les
catholiques romains sont des charlatans, puisqu’ils emploient des
crucifix?--Halte-là; vous sortez maintenant de la question. Les
catholiques romains croient que les images possèdent une certaine
_vertu_. Sans doute c’est absurde, mais en les honorant ils sont
conséquents avec leurs principes. Ils n’exposent pas les images pour en
faire des montres d’apparat, pour éveiller des sentiments dans le cœur
de ceux qui les contemplent, ainsi que le voudrait Gloucester, mais ils
les honorent d’un culte solide, naturel et ardent: à leurs yeux, elles
disent plus qu’elles ne paraissent; ce ne sont pas de simples
représentations. Ils leur rendent des honneurs religieux, soit parce que
de grands saints les ont autrefois vénérées, soit parce qu’en temps de
peste on s’est adressé à elles, soit parce qu’elles ont opéré des
miracles, soit parce qu’elles ont remué leurs yeux, incliné leur tête;
ou, au moins, parce qu’elles ont été bénites par la main du prêtre, et
qu’elles ont des relations mystérieuses avec la grâce invisible. Tout
cela, je l’avoue, est superstitieux; mais tout cela a une réalité.»

Charles n’était pas satisfait de cette argumentation. «Une image est un
mode d’enseignement, répliqua-t-il. Voulez-vous donc dire qu’un homme
est un saltimbanque parce qu’il se méprend sur le mode d’enseignement le
plus convenable à son pays?--Cette qualification, je ne l’ai pas donnée
à Gloucester, repartit Sheffield; j’ai seulement soutenu qu’un pareil
mode d’enseignement, chez des protestants, était du charlatanisme et une
farce.--Mais votre principe vous conduira trop loin, et, d’ailleurs, il
se détruit lui-même. Ne vous rappelez-vous pas le passage d’Aristote que
nous cita, l’autre jour, Thompson, passage qu’il avait rencontré dans
une de ses leçons avec Vincent, et qui nous paraissait si subtil,
savoir: que les habitudes sont créées par ces mêmes actes dans lesquels
elles se manifestent lorsqu’elles sont produites? C’est en s’essayant à
nager qu’on apprend à bien nager. J’en viens à Bateman. Il désire, sans
aucun doute, _introduire_ dans nos églises les piscines et les
tabernacles; or, attendre, avant de commencer, qu’on ait accepté cette
réforme, c’est agir comme un homme qui ne va pas à l’eau sans savoir
nager.--Soit; mais quel bien en reviendra-t-il à Bateman, quand l’usage
de la piscine sera devenu universel? Qu’est-ce que cela signifie? Dans
l’Église romaine, la piscine a son emploi, je le sais, quoique j’ignore
lequel; on s’en sert pendant la messe. Mais que Bateman rende universel
l’usage des piscines, et qu’aura-t-il créé, sinon le règne d’un
charlatanisme universel?--Mais, mon cher Sheffield, combien de choses
n’y a-t-il pas qui, dans le cours des âges, ont changé leur destination
première, et toutefois en conservent encore une, quoique différente? La
perruque d’un juge n’est pas du charlatanisme, cependant elle a déjà son
histoire. La reine, à son couronnement, porte un vêtement qu’on dit être
catholique romain; est-ce du charlatanisme? Ne vous figure-t-il pas, en
traits ineffaçables, «la divinité qui entoure un roi», quoique ce
vêtement ait perdu la signification qu’y attachait l’Église de Rome? Ou
seriez-vous du nombre de ceux qui, selon un vieux calembour sur le mot
Majesté[29], estiment la chose elle-même une farce?--Vous prohibez donc
l’introduction des piscines et des chandeliers qui n’ont aucun but?--Je
pense, mon ami, qu’il y a une grande différence entre faire revivre une
chose et la conserver: la conserver paraît naturel, même quand son
emploi a cessé; la faire revivre, quand elle est déjà morte, c’est
contre nature. Mais ceci est une question de prudence et de
jugement.--Ainsi donc, vous condamnez Bateman», conclut Sheffield.

  [29] Dépouillez _majesty_--la majesté--de ses dehors (_of its
    externals_), c’est-à-dire enlevez à ce mot sa première et sa
    dernière lettre, que reste-t-il? _ajest, a jest_,--une farce.--Ce
    calembour, qui existe dans l’original, ne peut, comme on le voit, se
    traduire en français.

Il y eut un moment de silence. Charles reprit ensuite: «Mais peut-être
ces hommes désirent actuellement introduire les réalités aussi bien que
leurs formes extérieures; peut-être désirent-ils employer la piscine
aussi bien que l’avoir... Sheffield, continua-t-il brusquement, pourquoi
les costumes de cérémonie dans l’église ne sont-ils pas du
charlatanisme, si les piscines méritent ce nom?--Ces costumes...»
répondit Sheffield paraissant réfléchir, «non, ces costumes ne sont pas
du charlatanisme; car prêcher, je suppose, est la fonction la plus haute
dans notre Église, et l’on y consacre les plus riches vêtements. Les
robes d’un grand prédicateur, je le sais, coûtent bien des livres; j’en
ai connu un, près de chez nous, qui, à son départ, reçut en présent, de
certaines dames, un assortiment complet, et une douzaine de pantoufles
brodées, par-dessus le marché. Mais tout cela est convenable, si la
prédication est le principal office du clergé. Vient ensuite le
sacrement[30], et il exige le surplis et le capuchon. Et le capuchon,
répéta-t-il tout pensif... mais à quoi sert-il? Non, c’est l’écharpe. Le
capuchon ne se porte que dans la chaire de l’Université. Qu’est-ce que
l’écharpe? Elle appartient aux chapelains, c’est-à-dire aux personnes...
Je n’en sors pas.--Mon cher Sheffield, vous vous êtes vous-même coupé la
gorge. Vous avez essayé d’expliquer le symbolisme des vêtements du
clergé, et vous ne l’avez pu. Seriez-vous encore disposé à appeler cela
du charlatanisme? Répondez-moi à cette seule question: Pourquoi un
ecclésiastique porte-t-il un surplis quand il lit les prières? Mieux
encore, je vous poserai la question plus simplement: Pourquoi un
ecclésiastique seul a-t-il le pouvoir de lire les prières dans l’église?
pourquoi ne le puis-je pas moi-même?» Sheffield hésita et parut sérieux.
«Savez-vous bien, dit-il ensuite, que vous avez tout juste posé une
objection de Jérémie Bentham? Dans son _Église d’Angleterre_, cet
écrivain propose, si ma mémoire est fidèle, d’enseigner à un enfant de
la paroisse à lire la liturgie; et il demande pourquoi on envoie un
jeune homme à l’Université, pendant trois ou quatre ans, à frais
énormes; pourquoi on lui apprend le latin et le grec, et cela pour faire
une simple lecture qu’un enfant aurait appris à faire chez une maîtresse
d’école. Quelle est la _vertu_ d’une lecture faite par un ministre?
Voilà à peu près les paroles de Bentham. Et, ajouta Sheffield avec
lenteur, à dire vrai, je ne sais que lui répondre.» Cette dernière
réflexion étonna Reding; il en fut même choqué et embarrassé; il ne
savait que dire, lorsque, peut-être heureusement, la conversation fut
interrompue.

  [30] La cène.




CHAPITRE V.

Oxford: une vue d’intérieur par un vieux _don_.


Chaque année amène des changements et des réformes. Nous ignorons l’état
actuel de l’église d’Oxley; elle peut avoir jubé, piscine,
_sedilia_[31], toutes choses nouvelles, comme aussi avoir subi une
réforme en sens contraire, c’est-à-dire le dossier des bancs tourné par
principe vers la table de communion, et la chaire placée au milieu des
bas-côtés. Mais à l’époque où nos jeunes gens traversèrent le cimetière,
il n’y avait rien, en bien ni en mal, qui pût les attirer dans
l’intérieur de l’édifice, et ils passaient outre, lorsqu’ils aperçurent,
en s’éloignant de l’église, ce que Sheffield appelait un vieux _don_.
C’était un _fellow_[32] connu de Charles, un homme de bonne famille et
possesseur d’un petit patrimoine. Il avait fait ses études à
l’Université en même temps que M. Reding, et parfois il avait été son
hôte au presbytère. Aussi Charles le connaissait depuis son enfance; et
maintenant qu’il était à Oxford, il en avait reçu, comme c’était
naturel, plusieurs petites attentions. Un jour qu’il s’était trop
attardé pour son dîner, le bon fellow l’avait invité à sa table; une
autre fois, il l’avait emmené à une partie de pêche à Faringdon; il lui
avait également promis des billets pour des dames de sa connaissance,
qui devaient venir à la Commémoration[33]. C’était un homme clairvoyant,
d’un caractère facile, à la parole libre, aux désirs bornés, d’une
sensibilité assez calme, d’une délicatesse peu romanesque, et sans
ostentation dans ses croyances religieuses: en d’autres termes,
irréprochable dans sa conduite, il détestait néanmoins toute parade de
religion et ne pouvait souffrir les prétentions en ce genre. Connaissant
l’Université depuis trente ans, il pouvait en porter un jugement
équitable sur la plupart des choses. Il était venu à Oxley pour faire
des funérailles à la place d’un ami, et il retournait chez lui. Il
appela Charles de loin. Celui-ci, embarrassé tout d’abord de se trouver
avec deux amis si différents et dans des rapports si opposés, ne tarda
pas à se remettre un peu, en voyant l’indifférence de M. Malcolm; et
tous les trois rentrèrent ensemble dans la ville. Reding, toutefois,
jusqu’au dernier moment, garda un reste de gêne et de malaise, surtout
aux approches d’Oxford, où il rencontra des personnes de différents
partis, qui le saluaient en passant.

  [31] Siéges gothiques en pierre, pour le célébrant, le diacre et le
    sous-diacre. Ils sont construits dans l’épaisseur de la muraille du
    sanctuaire, du côté de l’épître. On en voit des modèles, en
    Angleterre, dans les églises et les chapelles bâties par le célèbre
    Pugin.

  [32] Le _fellow_ est un membre de l’Université qui jouit d’un legs
    (_fellowship_) fondé au profit d’un collége. Tous les colléges ont
    leurs _fellows_; le nombre de ces sortes de bénéficiers s’élève
    quelquefois jusqu’à trente pour un seul établissement. Les revenus
    des _fellowships_ varient entre 2,500 et 8,750 francs. Les _fellows_
    ne peuvent se marier; ils ont cependant la liberté de le faire; mais
    dans ce cas ils perdent leur fellowship, qui, au reste, est remplacé
    ordinairement par un bénéfice dans l’intérieur du pays, s’ils sont
    ministres.

  [33] La fête de la Commémoration est d’origine catholique. Jadis elle
    était consacrée à prier pour les bienfaiteurs de l’Université: on
    disait une messe pour eux; aujourd’hui on se contente de faire
    prononcer un discours en leur honneur.--Nous nous dispensons de
    toute réflexion; le lecteur n’aura pas de peine à tirer la
    conclusion de ce fait. Qu’il nous suffise de dire qu’à Oxford la
    plupart des monuments et des usages ont conservé leur cachet
    catholique... Peut-être est-ce à ces restes de respect pour la
    religion de ses pères que cette ville doit le privilége d’avoir
    donné naissance au grand Mouvement religieux.

Par forme d’observation, Charles dit qu’ils avaient vu dans la campagne
une jolie petite chapelle qui était en voie de restauration. M. Malcolm
se prit à rire. «Ainsi, Charles, répliqua-t-il, vous mordez aux
nouveautés du jour?» «Quelles nouveautés?» s’écria le jeune étudiant,
qui, troublé à ce reproche, ajouta pour s’excuser que c’était seulement
par hasard qu’un ami les avait conduits à cette chapelle. «Vous me
demandez quelles nouveautés? reprit M. Malcolm; eh bien, la plus
nouvelle, la dernière. Oxford est le lieu des nouveautés; elles ne
manquaient pas non plus de mon temps. La plus grande partie des
résidents, les élèves, changent tous les trois ans; les fellows et les
_tuteurs_, tous les six; et chaque génération a sa nouveauté. Non, il
n’y a pas de principe de stabilité dans cette ville, excepté pour les
chefs, qui s’y fixent et qui restent les mêmes jusqu’à la fin de leur
carrière. Quel est le caprice du moment parmi vous autres les nouveaux
venus? continua-t-il: est-ce la bouteille ou le cigare?» Charles sourit
modestement; J’espère, ajouta-t-il, que l’habitude de la boisson a
entièrement disparu. «Des choses plus mauvaises peuvent s’introduire,
repartit M. Malcolm; mais la mode est de tous les pays. Autrefois, nous
avions ici le club de la Déclamation, peut-être est-il encore en faveur;
auparavant c’était la Société Philharmonique. Nous avons vu la géologie
faire fureur; maintenant, c’est la théologie: et bientôt ce sera
l’architecture, ou les antiquités du moyen âge, ou les éditions, ou les
manuscrits. Chaque mode s’use à son tour. Tout dépend d’un ou de deux
hommes d’action. Mais le secrétaire se marie, ou le professeur obtient
un canonicat; de là des réunions moins régulières, des réunions sans
conséquence, et ainsi peu à peu la chose dépérit et meurt.»

Sheffield demanda si le mouvement actuel n’était pas trop général dans
le pays pour lui assigner une telle chute. Il n’en savait pas long sur
ce point; mais les journaux en étaient tout remplis, et dans le
voisinage c’était le sujet de toutes les conversations: le mouvement ne
s’arrêtait pas à Oxford.

«J’ignore ce qui se passe dans l’intérieur du pays, répondit M. Malcolm;
la question est vaste; mais le mouvement n’a pas ici des éléments de
durée. Ces messieurs obtiendront des bénéfices et se marieront, et ce
sera la fin de l’histoire. Je ne parle pas contre eux, je les crois des
hommes très-respectables; mais ils sont emportés par le flux de la
mode.»

Charles fit observer qu’il était fâcheux que cette agitation alimentât
l’esprit de parti. «Oxford, ajoutait-il, devrait être un lieu de calme
et d’étude; la paix et les Muses sont des compagnes inséparables; et à
cette heure on parle, on discute dans chaque quartier. Les étudiants ne
peuvent plus remplir leurs devoirs comme à l’ordinaire, ni accepter
chacun comme il se présente; mais ils sont obligés de prendre part aux
questions, d’avoir égard à de certaines choses qu’au fond ils rejettent,
et d’affecter des opinions quand ils n’en ont réellement aucune.

M. Malcolm donna son assentiment d’un air distrait, occupé d’un point de
vue qui s’offrait à ses yeux, et qu’il paraissait considérer avec
plaisir. «On trouve laide cette partie du pays, dit-il, et peut-être
avec raison; mais, soit habitude ou non, quant à moi, ce comté me plaît
et je lui trouve toujours des charmes. Les effets de lumière y changent
à tout instant, de sorte que le paysage, si l’on peut parler ainsi,
varie à chaque pas. J’ai vu là-bas Shotover prendre les nuances les plus
opposées, quelquefois pourpres, d’autres fois couleur de safran brillant
ou orange foncé.» Et il s’arrêta. «Oui, vous parlez de l’esprit de
parti; en vérité, il y en a beaucoup ici... Non, je ne crois pas qu’il y
en ait beaucoup, continua-t-il, sortant de sa distraction. Certainement
il y a des divisions à Oxford, mais les divisions et la rivalité y sont
à l’état de permanence. Les sociétés diverses ont chacune leurs intérêts
et leur honneur à maintenir, et elles se querellent, comme les ordres
religieux dans l’Église de Rome. Je me trompe, la comparaison est
exagérée. Oxford ressemble plutôt à une aumônerie pour les veuves des
ministres. La vanité, la jalousie, les bavardages y sont à l’ordre du
jour. C’était de même en mon temps. Les deux grandes ladies, dame
Vice-Chancelier et dame Théologien-Professeur ne peuvent être d’accord,
et elles ont chacune leurs adeptes. Un jour, c’est le Vice-Chancelier
lui-même qui, d’un coup de balai, met à la porte de la Convocation[34]
tous les jeunes _maîtres_; et de là grande colère parmi ceux-ci. Un
autre jour, c’est M. Slaney, doyen de Saint-Pierre, qui ne se fait pas
scrupule de dire dans une diligence que M. Wood n’est pas un savant, sur
quoi Wood, à son tour, l’appelle «le calomniateur Slaney». Ici, c’est le
vieux M. Barge, ex-doyen fellow de Saint-Michel, qui s’imagine que sa
jolie fiancée n’a pas été reçue avec les honneurs convenables. Là, c’est
le docteur Crotchet, qu’une influence funeste écarte, pendant bien des
années, de l’évêché qui lui est destiné. D’un autre côté, c’est M. le
professeur Carraway qui a été peint d’une manière infâme, dans la _Revue
d’Edimbourg_, par un élève paresseux qu’il avait humilié aux examens.
Mais, voici (_majora movemus_) que trois colléges forment mutuellement
le vœu d’une mortelle opposition à un quatrième; ou enfin, que les
jeunes _maîtres_, hommes de labeur, trament une conspiration contre les
chefs. Maintenant, toutefois, nous sommes en progrès; si nous nous
querellons, que ce soit une rivalité d’intelligence et de devoir, et non
une rivalité d’intérêts matériels ou de caractères; combattons pour des
réalités et non pour des ombres.»

  [34] La _Convocation_ est le grand conseil, et la suprême autorité de
    l’université. Tous les docteurs et tous les maîtres en font partie.
    A lui seul le collége de _Christ church_ (église du Christ) fournit
    environ 500 membres. En 1845, lors de l’affaire de M. Ward touchant
    son livre: _Ideal of a christian church_, on vit arriver à Oxford
    1300 membres de la Convocation.

Ces réflexions plurent à Sheffield, et il fit observer que l’état actuel
des choses était plus réel que ce qu’on avait vu jusqu’alors, et qu’il
avait par conséquent plus d’éléments de vie. M. Malcolm ne parut pas
l’entendre, car il ne répliqua point. Aux approches du pont, la
conversation tomba. Tandis qu’ils s’avançaient dans High Street,
Sheffield lança furtivement un regard à Charles. Pour eux, c’était un
triomphe et un amusement tout à la fois de se voir hors des traits d’un
Censeur, qui parcourait la même rue, grâce au _maître_[35] sous la
protection duquel ils marchaient.

  [35] _Maître_. Ce grade répond à celui de licencié, en France.




CHAPITRE VI.

Un déjeuner assez sérieux.


Avant leur promenade à Oxley, Charles avait déjà eu plusieurs fois
l’occasion de voir, sous une forme ou l’autre, les pensées de Sheffield
touchant les réalités et le charlatanisme; et les discours de son ami
avaient commencé à faire impression sur lui. Il sentait qu’au fond il y
avait du vrai, et ce vrai était nouveau à ses yeux. Reding n’était pas
d’un caractère à laisser une vérité dormir dans son esprit. Elle ne s’y
épanouissait pas très-vite, mais on pouvait être sûr qu’à la fin elle
porterait des fruits, et qu’elle modifierait ses opinions acquises. Dans
le cas présent, il vit que le principe de Sheffield était plus ou moins
opposé à sa maxime favorite, savoir: que c’est un devoir d’être content
de tout le monde. Deux contradictions, se dit-il, ne sauraient être
vraies en même temps: lorsque l’affirmative est vraie, la négative doit
être fausse. Toutes les doctrines ne peuvent être également fondées: il
y a une vérité et une erreur. La théorie de la vérité dogmatique, comme
opposée au latitudinarisme, s’était ainsi graduellement établie dans son
esprit pendant ces premiers trimestres. Il ne connaissait rien pourtant
ni du nom, ni de l’histoire de ces deux théories; il ne soupçonnait pas
même le travail qui se faisait en lui. Laissons-lui voir toutefois
développer sous ses yeux les absurdités du principe latitudinaire, et il
est probable qu’il lui fera une opposition plus forte encore.

Parmi d’autres singularités, Bateman croyait que mettre ensemble des
personnes de sentiments contraires, c’était le meilleur moyen de créer
une société agréable ou au moins utile. Il avait fait de son mieux pour
donner cet élément de perfection à son déjeuner, auquel assistaient nos
deux amis. Il n’avait pas toutefois atteint complétement son but,
n’ayant pu réunir, malgré tous ses efforts, que trois convives, outre
Charles et Sheffield. On remarquait d’abord M. Freeborn, jeune maître
évangélique, avec qui Sheffield était en connaissance. Venait ensuite un
jeune étudiant intelligent, mais non très-circonspect, qui, après avoir
été gâté dans sa famille et ayant toujours bourse pleine, se proclamait
amateur de l’_esthétique_: au collége, toutes les autorités vivaient
constamment dans la crainte de le voir devenir papiste un beau matin. Le
troisième, enfin, était un de ses amis, jeune homme au maintien aimable
et modeste, qui avait des yeux vifs et perçants comme une souris, et
mangeait son pain et son beurre dans un profond silence.

Nos convives venaient de se mettre à table. Sheffield versait le café;
une assiette de muffins courait à la ronde, et Bateman, une casserole en
main, en retirait les œufs déjà cuits. Tout à coup notre jeune
imprudent, dont le nom était White, fit observer combien était belle la
coutume catholique de prendre les œufs pour l’emblème de la fête
Pascale. «C’est vraiment catholique, dit-il; car cet usage est conservé
dans certaines parties de l’Angleterre, se retrouve en Russie, et est en
vigueur à Rome même, où un œuf accompagne chaque plat pendant la semaine
de Pâques, après, je crois, avoir été bénit. Cet usage, d’ailleurs, est
aussi expressif et aussi significatif que catholique.--Magnifique, en
vérité! reprit leur hôte: un usage si charmant et si délicieux! Je
m’étonne que nos réformateurs n’y aient pas songé, ni le profond Hooker,
qui aimait tant les figures, ni Jewell. Vous n’avez pas sans doute
oublié le bâton que celui-ci donna à Hooker: c’était une figure, tout
comme l’envoi du bâton d’Élisée, par son serviteur, à l’enfant
mort.--Oh! mon cher Bateman, s’écria Sheffield, vous faites de Hooker un
Giézi.--C’est bien la conclusion d’une pareille plaisanterie, dit M.
Freeborn; vous ne pourrez jamais voir où mène un symbole. Un symbole
prouve tout et ne prouve rien.--Sans doute jusqu’à ce qu’il ait une
sanction, reprit White; mais quand l’Église catholique l’a sanctionné,
nous sommes sûrs d’être dans le vrai.--Oui, certes, dit Bateman; en
d’autres termes, c’est bon parce que c’est catholique.--Oui, continua
White, les choses changent de nature entre les mains de l’Église
catholique: on nous permet de faire le mal pour arriver au
bien.--Qu’est-ce à dire? s’écria Bateman.--Eh bien, reprit White,
l’Église fait du mal le bien.--Mon cher White, reprit notre hôte d’un
ton grave, c’est aller trop loin.» M. Freeborn suspendit son opération
gastronomique et se rejeta sur le dos de sa chaise. «L’idolâtrie,
continua White, n’est-elle pas une erreur? cependant le culte des images
est légitime.» M. Freeborn était dans un état de consternation. «Votre
exemple est mal choisi, White, dit Sheffield; il y a dans le monde des
gens assez peu catholiques pour penser que le culte des images est aussi
mauvais que l’idolâtrie elle-même.--Distinction jésuitique! s’écria
Freeborn avec émotion.--Eh bien», répliqua White, qui ne paraissait pas
avoir grand’peur du jeune maître ès-arts, quoique celui-ci fût plus âgé
que lui, «je prendrai un meilleur exemple: qui ne sait que le baptême
confère la grâce? cependant il y avait, chez les païens, des rites
baptismaux, et naturellement ils étaient diaboliques.--Je ne serais pas
disposé, monsieur White, à vous faire toutes les concessions que vous
voudriez touchant la vertu du baptême, dit Freeborn.--Ni même touchant
le baptême chrétien? demanda White.--Il est facile, répondit Freeborn,
de prendre le signe pour la chose signifiée.--Ni même touchant le
baptême catholique? répéta White.--Le baptême catholique est une vraie
supercherie et une illusion, répondit Freeborn.--Oh! mon cher
Freeborn, s’écria Bateman, à votre tour vous allez trop loin, en
vérité.--Catholique, catholique; j’ignore ce que vous voulez dire,
reprit Freeborn.--J’entends par là, dit White, cette Église Une et
Catholique dont parle le Symbole; c’est très-intelligible.--Mais
qu’entendez-vous par l’Église catholique? demanda Freeborn.--L’Église
Anglicane, répondit Bateman.--L’Église Romaine», répondit White, tous
deux parlant en même temps. Il y eut un éclat de rire général. «Il n’y a
pas de quoi rire, reprit Bateman, l’Église Anglicane et l’Église Romaine
ne sont qu’une même Église.--Une même Église? Impossible! s’écria
Sheffield.--Bien plus qu’impossible, ajouta M. Freeborn.--Je ferais une
distinction, dit Bateman; je dirais qu’elles sont une même Église, mis à
part les corruptions de l’Église Romaine.--En d’autres termes, elles
forment une même Église, excepté ce en quoi elles diffèrent, dit
Sheffield.--Précisément, comme vous dites, reprit Bateman.--Je dirais
plutôt, ajouta M. Freeborn: Elles sont deux, excepté ce en quoi elles
s’accordent.--Voilà la vraie conclusion, dit Sheffield. Bateman soutient
que l’Église anglicane et l’Église romaine sont une même Église, excepté
ce en quoi elles sont deux; et Freeborn, qu’elles sont deux, excepté ce
en quoi elles sont une.»

Par bonheur, en cet instant, le garçon de cuisine entra avec un plat de
saucisses; mais cet incident n’amena pas de diversion; la controverse
continua. Deux personnes ne l’aimaient point: Freeborn, qui tout
simplement détestait la doctrine en discussion, et Reding, qui la
jugeait inopportune. Mais c’était la mauvaise fortune du premier
d’indisposer Charles contre lui aussi bien que les autres, et d’être
obligé de vaincre sa répugnance à prendre part à la dispute. Dans le
fait, Freeborn pensait que la théologie elle-même est une duperie, comme
substituant, à son avis, des notions intellectuelles sans valeur aux
vérités fondamentales de la religion. C’est pourquoi il continua à faire
observer, en posant son couteau et sa fourchette, que pour lui c’était
un mystère qu’on fît reposer la religion véritable sur des distinctions
métaphysiques ou sur des observances extérieures; que l’Écriture avait
un enseignement tout à fait contraire; que l’Écriture parlait beaucoup
de foi et de sainteté, mais ne disait pas un mot sur les Églises et
leurs formes. Il continua, disant que c’était la grande et malheureuse
tendance de l’esprit humain, de mettre entre lui et son Créateur un
médiateur de son invention, et qu’il importait peu que ce médiateur fût
un rite, ou un symbole, ou une forme de prière, ou les bonnes œuvres, ou
la communion avec des Églises particulières: toutes ces choses étaient
des «baumes trompeurs pour l’âme», si on les regardait comme
nécessaires. Le seul moyen légitime d’en user, c’était de s’en servir
avec la conviction qu’on pouvait s’en passer. Freeborn ajoutait
qu’aucune de ces choses n’allait à la racine de la religion; car la foi,
c’est-à-dire la ferme croyance que Dieu nous a pardonné, était le seul
objet indispensable; que là où ce seul objet se trouvait, tout autre
était superflu, et que là où il faisait défaut, aucun autre ne pouvait
le remplacer. Ce point, il le défendait si fort, qu’à ses yeux (et il
avoua que c’était non-seulement sa conviction, mais une vérité
certaine), quand on avait la foi on pouvait professer toute espèce de
religion: être arminien, calviniste, épiscopal, presbytérien,
swendenborgien, voire même unitaire, aller plus loin encore, ajouta-t-il
en jetant un coup d’œil sur White, être papiste même, et cependant être
dans la voie du salut.

Freeborn s’était laissé aller à des concessions plus larges qu’il ne
l’eût fait dans ses moments de calme; mais il était un peu irrité, et il
désirait profiter de la parole à son tour. D’ailleurs, c’était pour lui
une occasion favorable de faire une grande profession de foi. «Merci
pour votre libéralité à l’égard de ces pauvres papistes, dit White.
D’après vous, ils sont sauvés, s’ils sont hypocrites; ils peuvent
extérieurement professer le catholicisme, et rester protestants dans le
cœur.--Les Unitaires aussi, dit Sheffield, sont vos obligés. Il paraît
qu’on n’a pas besoin de craindre que l’on croie trop peu, pourvu qu’on
sente beaucoup.--Mieux encore, reprit White; si l’on se croit pardonné,
on n’a pas à croire autre chose.» Reding ajouta son mot: il fit observer
que, dans le Prayer-Book[36], la croyance à la Sainte-Trinité est
représentée, non comme une chose indifférente, mais comme une vérité,
«avant tout», nécessaire au salut. «Votre réponse, Reding, n’est pas
directe, répliqua Sheffield. La remarque de M. Freeborn est qu’il n’y a
pas de Symbole dans la Bible; et vous, vous répondez qu’il y en a un
dans le Prayer-Book.--Alors la Bible enseigne une chose, et le
Prayer-Book en enseigne une autre, objecta Bateman.--Non, répondit
Freeborn; le Prayer-Book tire seulement une _déduction_ de la Bible. Le
Symbole d’Athanase est une création humaine; il est vrai, mais c’est une
œuvre d’homme; et il doit être admis, selon les expressions formelles
des Articles, parce qu’il est «fondé sur l’Écriture.» Les Symboles sont
utiles, à leur place, de même que l’Église; mais ni Symbole ni Église ne
sont la religion.--Mais alors, pourquoi prônez-vous si haut votre
doctrine touchant «la foi seule»? demanda Bateman; car ces mots ne sont
pas dans l’Écriture, et ils ne sont qu’une déduction humaine.--_Ma_
doctrine! s’écria Freeborn; mais elle est dans les Articles. Les
Articles disent positivement que nous sommes justifiés par la foi
seule.--Les Articles ne sont pas l’Écriture, pas plus que le
Prayer-Book, repartit Sheffield.--Ils ne disent pas non plus, ajouta
Bateman, que la doctrine qu’ils enseignent soit nécessaire au salut.»

  [36] Voy. la note C.

Tout ceci ne plaisait pas beaucoup à Freeborn, quoiqu’il l’eût provoqué.
Il avait à la fois quatre adversaires; et le cinquième convive, qui
gardait le silence, paraissait sympathiser avec eux. Sheffield parlait
par malice; White par habitude; Reding était entré dans la discussion
parce qu’il n’avait pu s’en dispenser; et Bateman raisonnait d’après un
principe: il croyait qu’il allait perfectionner les vues de Freeborn par
ce cours de controverse. Au moins ne perfectionna-t-il pas son caractère
qui, en ce moment, subissait une dure épreuve. La plupart des convives
n’étaient pas gradués; lui, Freeborn, était _maître_: c’était trop fort
de la part de Bateman. Il acheva en silence sa saucisse qui était
devenue froide. La conversation languit; il y eut recrudescence de
rôties et de muffins; on enleva les tasses à café, et le thé coula à
pleins flots.




CHAPITRE VII.

Une controverse entre un évangélique, un néo-catholique, l’homme _à
vues_ et le bachelier.


Freeborn n’aimait pas à être battu; il revint à la charge. La religion,
d’après lui, était une affaire de cœur: celui dont le cœur n’était pas
droit ne pouvait interpréter convenablement l’Écriture. Jusqu’à ce que
nos yeux fussent éclairés, disputer sur le sens de l’Écriture, essayer
d’en tirer des déductions, c’était battre la campagne: c’était comme des
aveugles disputant sur les couleurs. «Si ce que vous dites est vrai,
reprit Bateman, nul ne peut absolument raisonner sur la
religion; cependant, vous avez été le premier à le faire,
Freeborn.--Naturellement, répondit celui-ci, ceux qui ont _trouvé_ la
vérité sont les seules gens capables de raisonner sur cette matière, car
ils ont le _don_.--Et ils sont les derniers à pouvoir en convaincre les
autres, repartit Sheffield; car le don n’est que pour eux.--C’est
pourquoi les vrais chrétiens devraient discuter entre eux, et pas avec
d’autres, dit Bateman.--Mais ce sont précisément ceux-là qui n’en ont
pas besoin, reprit Sheffield. Raisonner appartient à ceux qui ne sont
pas convertis, et non aux convertis. La discussion est le moyen
ordinaire des recherches.» Freeborn continua à soutenir que la raison
d’un homme non converti était charnelle, et que dans cet état on ne
pouvait comprendre l’Écriture. «J’ai toujours pensé, dit Reding, que la
raison est un bienfait général, tandis que la foi est une grâce spéciale
et personnelle. Si la foi est vraiment rationnelle, tout le monde doit
voir qu’elle a ce caractère; autrement, d’après la nature du cas, elle
n’est pas rationnelle.--Mais saint Paul nous prêche, répondit Freeborn,
que «pour l’homme charnel les choses de l’esprit sont folie».--Mais,
après tout, repartit Reding, comment arriver à la vérité, si ce n’est
par la raison? C’est elle qui nous doit servir de guide: aux brutes de
se diriger par l’instinct, à l’homme de se conduire par la raison.»

Ils étaient tombés sur un sujet difficile; tous éprouvaient une sorte
d’embarras, excepté White, qui n’avait pas pris part à cette dernière
controverse, et qui était simplement fatigué. Mais il voulut prendre sa
revanche: «Le monde serait bien triste, dit-il, si les hommes se
conduisaient par la raison. Ils peuvent croire qu’il en est ainsi, mais
au fond il n’en est rien. Dans le fait, ils sont dirigés par leurs
sentiments, leurs affections, par le sentiment du beau, du bon, du
saint. La religion est le beau; les nuages, le soleil et les cieux, les
champs et les bois sont la religion.--D’après vous, repartit Freeborn,
toutes les religions seraient vraies, les bonnes comme les
mauvaises.--Non, répondit White, les rites du paganisme sont
sanguinaires et impurs, ils ne sont pas beaux; et le mahométisme est
aussi froid et aussi sec que toute assemblée calviniste. Les
mahométans n’ont ni prêtres ni autels, rien absolument, sinon une
chaire et un prédicateur.--Comme à Sainte-Marie, fit observer
Sheffield.--Précisément. Dans notre Église d’Angleterre nous n’avons ni
vie ni poésie; l’Église Catholique seule est belle. Vous verriez ce à
quoi je fais allusion, si vous visitiez les cathédrales du continent, ou
même seulement une église catholique de nos grandes cités. Célébrant,
diacre et sous-diacre, acolytes avec leurs chandeliers, encens et
plain-chant, tout concourt à une même fin, au même acte religieux. On
voit que c’est un vrai culte; les yeux, les oreilles, l’odorat, chaque
sens en un mot reconnaît cette vérité. Les fidèles à genoux, récitant
leur chapelet ou faisant leurs actes; le chœur chantant le _Kyrie_; le
prêtre et ses ministres inclinant profondément la tête et disant
alternativement le _Confiteor_; voilà un culte, et il est bien supérieur
à la raison.» Ces paroles furent prononcées avec âme; mais elles ne
s’harmonisaient pas avec la conversation qui les avait précédées, et la
poésie de White fut presque aussi désagréable à l’assemblée que la prose
de Freeborn. «White, dit Sheffield, vous deviendrez catholique à ne plus
en revenir.--Mon cher ami, ajouta Bateman, pensez à ce que vous dites;
certainement vous n’êtes jamais entré dans une chapelle schismatique.
Oh, fi donc!» Freeborn fit observer gravement que si les deux Églises
étaient une, comme on l’avait soutenu, il ne voyait pas, malgré tout ce
qu’on pourrait dire, pourquoi c’était mal de passer d’une Église à
l’autre. «Vous oubliez, dit Bateman à White, que vous avez ou que vous
pourriez avoir toutes ces choses dans notre propre Église, sauf les
corruptions de Rome.--Les corruptions de Rome, répliqua White, je ne
sais trop ce que vous entendez par là.» Freeborn murmura d’une manière
sensible. «Oui, je ne sais trop ce que vous entendez par là, répéta
White avec vivacité; mais quel rapport cela a-t-il avec le sujet? Il
faut prendre les choses comme on les trouve. Je n’aime pas dans l’Église
Catholique ce qui est mauvais, si toutefois il y a du mauvais, mais j’y
aime ce qui est bon. Je ne la recherche pas pour ce qui est mauvais,
mais pour ce qui est bon. Vous ne pouvez contester que ce que j’y admire
est excellent et très-beau. Vous faites vous-même des efforts pour
l’introduire dans votre Église. Vous donneriez vos deux oreilles, vous
le savez bien, pour entendre le _Dies iræ_.» A ce mot éclata un rire
général. White était Irlandais. Ce fut une interruption heureuse.
L’assemblée se leva de table, et au même instant un coup, qui retentit à
la porte, vint à propos couper le fil de la conversation.

C’était un marchand de gravures portant sous le bras un grand livre de
planches. «Soyez le bienvenu, monsieur Baker, dit Bateman; déposez votre
portefeuille, ou plutôt donnez-le-moi. Messieurs, je voudrais avoir
votre opinion sur un point que j’ai à cœur. Vous savez, Freeborn, que je
désire vous montrer ma chapelle; Sheffield et Reding l’ont déjà visitée.
Eh bien, maintenant, regardez.» Bateman ouvrit le portefeuille; il
contenait des vues du Campo Santo, à Pise. Les feuilles étaient tournées
lentement et en silence. Parmi les spectateurs, les uns admiraient, les
autres ne savaient que penser, d’autres étaient curieux de savoir ce
qu’il adviendrait de tout cela. «Quel plan me prêtez-vous? continua
Bateman. Vous me blâmiez, Sheffield, de ce que ma chapelle serait
inutile. Or, j’ai l’intention d’y joindre un cimetière; le terrain n’y
manque pas; et la chapelle deviendra une _chantry_[37]. Mais
qu’allez-vous dire, quand nous aurons reproduit en sculpture et en
peinture, autour du cimetière, tous ces magnifiques monuments du moyen
âge? Eh bien, Sheffield, monsieur le critique, que dites-vous de tout
cela?--Un plan vraiment admirable! répondit Sheffield; il renverse
toutes mes objections... Une _chantry_! qu’est-ce que c’est que ça? N’y
dit-on pas la messe pour les morts?--Oh, non, non, non, s’écria Bateman,
qui avait peur de Freeborn; nous n’aurons rien de votre papisme. Ce sera
une simple et innocente chapelle où l’on fera le service.» Cependant
Sheffield examinait les planches avec attention. Il s’arrêta à l’une
d’entre elles. «Que voulez-vous faire de cette figure? demanda-t-il,
indiquant une image de la Madone.--Ah! le mieux, le plus sûr sera de ne
pas s’y arrêter; certainement, certainement.» Sheffield reprit bientôt:
«Mais voyez donc! mon bon ami, que faites-vous de ces saints et de ces
anges? Regardez, il y a ici une légende complète. Avez-vous l’intention
d’avoir cela? Voici encore: c’est une série de miracles et une femme
invoquant un saint qui est au ciel.» Bateman jeta sur la planche un
regard circonspect et ne répondit pas, il aurait voulu fermer le livre;
mais Sheffield désirait en voir davantage. Il ajouta cependant: «Oh!
oui, c’est vrai, il y a là certaines choses; mais j’ai un expédient pour
tout cela, j’ai l’intention de rendre toutes ces figures allégoriques.
La Sainte Vierge sera l’Église, et les saints deviendront les vertus
cardinales et les autres; et quant à la vie de ce saint, saint Ramieri,
elle représentera le _voyage d’un pèlerin_ catholique.--Bien; mais
alors, il vous faut enlever tous ces papes et évêques, ces chapes et
calices, reprit Sheffield, et mettre leurs noms nouveaux sous les autres
figures, afin qu’on ne puisse pas les prendre pour des saints et des
anges. Peut-être feriez-vous mieux de faire sortir de leurs bouches des
légendes en vieil anglais. Ce saint Thomas est vigoureux; faites-lui
dire: Je suis M. Sans-Peur, ou, Je suis le géant Désespoir; et, puisque
cette belle sainte porte une espèce de plat, faites-en madame Comfort.
Mais regardez ici, continua-t-il, toute une bande de démons; est-ce que
vous allez les faire peindre aussi?» Bateman essaya de fermer le livre
de force. Sheffield continua: «La tentation de Saint Antoine; qu’est-ce
que ceci? voilà le diable sous la forme d’un chat assis sur un baril de
vin.--En vérité, en vérité, s’écria Bateman, poussé à bout et s’emparant
du livre, vous êtes méchant, oui, très-méchant. Nous y reviendrons quand
vous serez plus sérieux.» Il faut l’avouer, Sheffield était agaçant, et
son ami, de meilleure humeur que bien des personnes ne l’eussent été à
sa place. Cependant Freeborn, qui s’était emparé de sa toge dans
l’intervalle, fit un signe de tête à son hôte et s’en alla tout seul. Il
fut bientôt après suivi de White et Willis.

  [37] Chapelle dans laquelle le bénéficier dit la messe à certains
    jours.

«Mon cher, je vous l’assure, dit Bateman à Sheffield, lorsque ces
derniers furent sortis, vous et White, chacun à votre manière, vous êtes
très-hardis dans votre façon de parler, et cela devant les autres
également. Je voulais apprendre à Freeborn un peu du bon Catholicisme,
et vous avez tout gâté. J’espérais que quelque chose serait sorti de ce
déjeuner; mais pensez seulement à White! Tout est perdu; Freeborn
racontera la chose à sa coterie. C’est très-mal. Et vous, mon cher, vous
ne valez pas beaucoup mieux; vous n’êtes jamais sérieux. Que
vouliez-vous donc dire, en affirmant que notre Église n’est pas une avec
l’Église de Rome? c’était donner un grand avantage à Freeborn.»
Sheffield prit un certain air d’aisance provocateur, et, le dos appuyé
contre la cheminée, tandis que le bout de son habit jouait avec le tuyau
de la bouilloire, il répliqua: «Vous aviez un très-singulier attelage à
tirer.» Puis lançant un regard de côté à son hôte, et rejetant sa tête
en arrière: «Et pourquoi, ajouta-t-il, avez-vous eu, vous, le plus réglé
des hommes, l’audace de dire que l’Église d’Angleterre et l’Église
Romaine ne faisaient qu’une même Église?--Il doit en être ainsi,
répondit Bateman. Il n’y a qu’une Église; le Symbole l’affirme.
Voulez-vous en faire deux?--Je ne parle pas de doctrine, répliqua
Sheffield, mais d’un fait. Je ne voulais pas soutenir _qu’il y eût
_deux_ Églises_, ni contester qu’il n’y en avait qu’une. Je niais
seulement ce fait, que ce qui évidemment forme deux corps n’en fasse
qu’un.» Bateman réfléchit un instant, tandis que Charles s’amusait avec
le tisonnier à gratter la suie dans le fond de la cheminée. Notre jeune
étudiant n’avait pas l’envie de parler, mais il n’était pas fâché
d’entendre un argument de ce genre.

«Mon bon ami, reprit Bateman d’un ton magistral, vous faites une
distinction entre une Église et un corps; cette distinction, je ne la
comprends pas tout à fait. Vous dites qu’il y a deux corps, et cependant
rien qu’une Église. Si c’est ainsi, l’Église n’est pas un corps, mais
quelque chose d’abstrait, un pur nom, une idée générale. Est-ce bien là
votre pensée? Avec une pareille doctrine, vous êtes un honnête
calviniste.--Vous en êtes un autre, répliqua Sheffield, car si de deux
Églises visibles, celle d’Angleterre et celle de Rome, vous n’en faites
qu’une, cette Église une doit être invisible, et non pas visible. Ainsi,
si je crée une Église abstraite, vous en faites une invisible.--Je ne
vois pas cela.--Prouvez que les deux Églises n’en font qu’une, et je
prouverai, à mon tour, quelque autre chose.--Quelque paradoxe, sans
doute.--Naturellement, c’en est un fameux, mais il vous appartient, et
non à moi. Prouvez que les Églises d’Angleterre et de Rome n’en font
qu’une, en un sens quelconque, et je prouverai par des arguments
semblables que nous et les Wesleyens nous ne faisons qu’un.»

Le défi était beau. Bateman toutefois prit soudain un air grave, et
resta silencieux. «Nous traitons des sujets sacrés, dit-il enfin d’un
ton calme, nous traitons des sujets très-sacrés; nous devons être
respectueux»; et son visage s’allongea démesurément. Sheffield partit
d’un éclat de rire; Reding ne put y résister. «Qu’est-ce donc? s’écria
Sheffield; ne soyez pas si sévère; qu’ai-je fait? Où avons-nous touché
au sacré? Je rétracte mes paroles.--Oh! il n’a pas d’intention mauvaise,
ajouta Charles, non. Il est plus sérieux qu’il ne paraît; répondez-lui;
j’y suis intéressé.--Croyez-le, mon ami, je désire traiter ce sujet
sérieusement, reprit Sheffield, je recommencerai. Je suis très-peiné,
oui, vraiment. Laissez-moi faire mon objection d’une façon plus
respectueuse.» Bateman laissa tomber son sérieux. «Mon brave Sheffield,
dit-il, c’est la chose qui est inconvenante, et non la manière. Comparer
votre sainte Mère aux schismatiques Wesleyens, c’est manquer
complétement de respect.--Eh bien, je me repens, repartit Sheffield;
c’était de l’indécision touchant la foi; c’était très-inconvenant, je
l’avoue. Que voulez-vous de plus? Regardez-moi; cela suffit-il? Et
maintenant dites-moi, dites-moi, je vous prie, comment ne faisons-nous
qu’un seul corps avec les Papistes, tandis que les Wesleyens n’en font
pas un avec nous?» Bateman le regarda et fut satisfait de l’expression
de sa figure: «C’est une étrange question de votre part, répondit-il
ensuite; je vous croyais plus fin. Ne voyez-vous pas que nous avons la
succession apostolique aussi bien que les Catholiques Romains?--Mais les
Papistes, répliqua Sheffield, soutiennent que ce n’est pas assez pour
l’unité; ils disent que nous devrions être en communion avec le
Pape.--Là est leur erreur, reprit Bateman.--Eh, c’est justement ce que
les Wesleyens disent de nous, repartit Sheffield. Lorsque nous refusons
de reconnaître _leur_ succession, ils disent que c’est là
notre erreur.--Leur succession! de succession, ils n’en ont
pas.--Certainement, ils en ont une: ils ont la succession
ministérielle.--Elle n’est pas apostolique.--Sans doute, mais elle est
évangélique; c’est une succession de doctrine, dit Sheffield.--Doctrine!
évangélique! qui jamais entendit ces mots? Ce n’est pas assez; la
doctrine sans les évêques ne suffit pas.--Et la succession non plus sans
le Pape.--Ils agissent contre les évêques, répliqua Bateman, ne voyant
pas trop où il se jetait.--Et nous aussi nous agissons contre le Pape,
repartit Sheffield.--Nous soutenons que le Pape n’est pas
nécessaire.--Et ils soutiennent que les évêques ne le sont pas non plus.

Nos combattants étaient hors d’haleine, et ils se reposèrent pour voir
où ils en étaient venus. Bateman reprit là parole: «Mon bon monsieur,
ceci est une question de _fait_ et non l’affaire d’une argumentation
subtile. La question est de savoir s’il n’est pas _vrai_, d’une part,
que les évêques sont nécessaires à la notion de l’Église, et s’il n’est
pas _faux_, de l’autre, que les Papes le soient.--Non, non, repartit
Sheffield, la question est celle-ci: L’obéissance à nos évêques
n’est-elle pas nécessaire pour faire des Wesleyens et de nous un seul
corps? et l’obéissance à leur Pape n’est-elle pas nécessaire pour faire
un même corps de nous et des Catholiques Romains? Vous admettez un point
et vous niez l’autre; je les maintiens tous les deux. Admettez-les ou
rejetez-les ensemble; je suis conséquent, vous ne l’êtes pas.» Bateman
était embarrassé. «En un mot, ajouta Sheffield, la succession n’est pas
l’unité, pas plus que la doctrine.--N’est pas l’unité? Qu’est-ce donc
que l’unité?--C’est un gouvernement UN.»

Bateman se prit à réfléchir. «L’idée est déraisonnable, dit-il. Nous,
nous avons la _possession_; nous, nous sommes établis depuis le temps du
roi Lucius, ou depuis que saint Paul a prêché dans ce pays, occupant
l’île, ayant une Église qui se perpétue, et possédant le même
territoire, la même succession, la même hiérarchie, la même position
civile et politique, les mêmes églises. Oui, continua-t-il, nous avons
les mêmes établissements, des souvenirs de dix siècles, une doctrine
gravée et perpétuée sur la pierre; tout l’enseignement mystique des
saints anciens. Que peuvent comparer les Méthodistes à nos rites
catholiques, aux autels, au sacrifice, aux jubés, aux fonts baptismaux,
aux niches? Ils nomment tout cela superstition.--Ne vous fâchez pas
contre moi, Bateman, reprit Sheffield, mais avant d’aller plus loin, je
veux vous proposer une allégorie. Ici, nous avons l’Église d’Angleterre;
c’est un établissement protestant autant qu’il puisse l’être: évêques et
peuple, tous, excepté votre petit parti, l’appellent protestant; le
corps vivant s’appelle lui-même ainsi. Le corps vivant rejette le
Catholicisme, repousse le nom et la chose, déteste l’Église de Rome, se
moque de la puissance sacramentelle, méprise les Pères, est jaloux du
sacerdoce, est une réalité protestante, un simulacre de Catholicisme.
Cette réalité existante, qui est pleine de vie et non un fantôme, vous
prétendez l’éclipser avec vos œuvres dentelées de jubés, de
_dorsals_[38], de bâtons pastoraux, de crosses, de mitres et d’autres
choses semblables. Or, voulez-vous entendre mon apologue? N’en
seriez-vous pas fâché?» Ayant pris le silence de son hôte pour un
assentiment, Sheffield continua: «Eh bien, il y avait une fois un petit
nègre qui, voyant son maître sorti, se glissa furtivement dans sa
garde-robe et voulut se faire beau garçon aux dépens de son seigneur.
Qu’arriva-t-il? on le vit alors dans les rues, nu comme auparavant; mais
il allait et venait se pavanant de haut en bas, affublé d’un chapeau à
cornes et ayant aux mains une paire de gants blancs de chevreau.--Loin
de moi! sortez d’ici, homme pervers et désespérant!» s’écria Bateman,
tout en lui jetant le coussin du sofa à la tête. Dans l’intervalle,
Sheffield gagnait la porte à la course, et il se trouva bien vite dans
la rue avec Charles.

  [38] Ouvrage gothique derrière le maître-autel, au fond de l’abside;
    il se compose ordinairement d’une suite de niches renfermant des
    statues de saints. Un grand nombre des églises nouvellement bâties,
    en Angleterre, offrent des _dorsals_ admirables.




CHAPITRE VIII.

Les temps nouveaux.--Le bon vieux temps.


Laissons Sheffield et Charles aller leur chemin, et suivons White et
Willis. C’était un jour de fête, et ils n’avaient pas eu de cours; ils
se promenaient bras dessus bras dessous dans _Broad street_, avec
beaucoup d’intimité. Willis sortit de son mutisme: «Je ne puis, dit-il,
supporter ce Freeborn; il est si fat! et je l’aime d’autant moins que je
suis obligé de le voir.--Vous l’avez connu ailleurs, je suppose? reprit
White.--Grâce à cette connaissance, il m’a mené quelquefois prendre le
thé dans ses réunions spirituelles, et il m’a présenté au vieux M.
Grimes, bon _fogie_[39], au cœur excellent, mais un évangélique
terrible, moins méchant toutefois que sa femme. Grimes est proprement le
créateur des Pieux Buveurs de thé, et Freeborn en fait son modèle. Ils
réunissent autant de personnes qu’ils peuvent, une vingtaine peut-être,
étudiants de première année, bacheliers et maîtres, qui s’asseyent en
cercle, la tasse et la soucoupe en main, et l’agenouilloir aux pieds. Un
ennuyeux personnage de Capel Hall[40] ou de Saint-Marc, qui parle à
peine anglais, sous prétexte de faire une question théologique à M.
Grimes, pérore sur le péché originel, sur la justification, sur
l’assurance du salut, et monopolise la conversation. Cependant le
cabaret est enlevé, et une lecture de la Bible le remplace. Le vieux
Grimes commente; pour un laïque, ce qu’il dit est excellent sans doute.
C’est une bonne vieille âme; mais nul dans le salon ne peut y résister.
Madame Grimes elle-même s’endort sur son tricot, et quelques-uns des
bien-aimés frères ronflent très-distinctement. Le commentateur,
toutefois, n’entend rien que lui-même. Enfin il s’arrête; ses auditeurs
se réveillent, et l’on use des agenouilloirs. Après quoi l’on se retire;
et M. Grimes et l’homme de Saint-Marc appellent cela une soirée
profitable. Je ne puis comprendre qu’on assiste deux fois à pareille
réunion. Il en est pourtant qui n’y manquent jamais.--Ils y vont sur la
foi, dit White; sur la foi en M. Grimes.--La foi dans le vieux Grimes!
répliqua Willis, un vieux lieutenant à demi-solde!--Voici une église
ouverte, reprit White, c’est étonnant; entrons-y.»

  [39] Dans l’argot des étudiants d’Oxford, ce mot désigne un caractère
    complexe: le _fogie_ est un homme ennemi des nouveautés, aimant le
    comfortable, et prêtant en outre au ridicule.

  [40] Voy. la note D.

Ils entrèrent. Une vieille femme nettoyait les bancs, comme si le
service allait avoir lieu. «Tout sera mis en ordre, dit Willis. Nous
n’aurons pas de femmes, mais des sacristains et des servants.--Puis,
tous ces bancs s’en iront où ils voudront. Avez-vous jamais vu une
église plus belle pour le service?--Où voudriez-vous placer la
sacristie? demanda Willis; ce cabinet doit servir de vestiaire, mais il
ne sera jamais assez grand.--Tout dépend du nombre d’autels que l’église
peut admettre. Chaque autel doit avoir sa table et son armoire dans la
sacristie.--Un d’abord, dit Willis se mettant à compter, là où se trouve
la chaire; ce sera le maître-autel; un second, derrière, pour
Notre-Dame; deux ensuite: un de chaque côté du sanctuaire. En somme,
déjà quatre. A qui les dédierez-vous?--L’église n’est pas assez large
pour ces deux derniers, objecta White.--Oh! elle l’est suffisamment;
j’ai vu, à l’étranger, des autels avec une seule marche, et ils
n’exigeaient pas beaucoup d’espace. Je pense aussi que cette muraille
admettrait une arche. Voyez la profondeur de la fenêtre; on pourrait
gagner du terrain.--Non, répliqua White; le sanctuaire est trop étroit.»
Et il se mit à mesurer le pavé avec son mouchoir. «Quelle est, à votre
avis, la largeur d’un autel en dehors du mur?» ajouta-t-il.

En levant les yeux, il aperçut dans l’église des dames de leurs
connaissances, les jolies misses Bolton, demoiselles très-catholiques,
vraiment bonnes et charitables, en outre. Nous ne pouvons pas ajouter
qu’à cette époque elles fussent beaucoup plus prudentes que les deux
jeunes gens qu’elles rencontraient en ce moment; et si quelque belle
lectrice prend notre rapport sur leur compte pour une appréciation
générale des dames favorables au catholicisme, nous demandons de dire
ouvertement que nous ne les proposons, d’aucune manière, comme des types
d’une classe. Dans de telles personnes on devait retrouver, comme nous
le savons bien, de l’amabilité et des cœurs très-tendres; mais nous ne
saurions, sans manquer à la vérité historique, parer les misses Bolton
de cette prudence ni de ce bon sens qui brillaient chez tant d’autres
dames de leur part. Toutefois, elles n’avaient pas une forte tête, ces
deux sœurs avaient les mains toujours ouvertes, et leur but, en entrant
dans l’église (qui n’était pas celle de leur paroisse), était de voir la
vieille femme, l’objet et l’instrument, à la fois, de leur bienfaisance.
Elles avaient à lui dire un mot sur ses petits enfants, auxquels elles
portaient de l’intérêt. Comme on peut le supposer, elles n’en savaient
pas long sur les matières ecclésiastiques: elles en savaient encore
moins sur leur propre compte. Ce dernier défaut, White ne pouvait le
corriger, quoi qu’il eût fait et quoi qu’il fît; le mieux, pour lui,
c’était de remédier au premier, et il y travaillait un peu à chaque
rencontre.

Les deux sociétés quittèrent l’église en même temps, et nos _gentlemen_
reconduisirent ces dames chez elles. «Nous nous figurions, miss Bolton,
dit White se tenant à une distance respectueuse; nous nous figurions
l’église Saint-Jacques déjà catholique, et nous tachions d’arranger les
choses comme elles devraient l’être.--Quelle était votre première
réforme? demanda miss Bolton.--Je crains qu’elle ne fût très-dure pour
votre protégée, la vieille femme qui nettoie les bancs.--Sans doute,
parce qu’il n’y aurait plus de bancs à nettoyer?--Ce ne serait pas
seulement à cause de son office, mais de sa personne, ou plutôt de son
sexe, qu’elle devrait quitter l’église.--Impossible! les femmes devront
donc rester protestantes?--Oh! non, la bonne vieille femme reparaîtra,
mais sous un autre caractère, ce sera une veuve.--Et qui remplira son
emploi actuel?--Un sacristain: un sacristain en _cotta_[41]. Aimez-vous
la _cotta_ longue ou la courte? continua White en se tournant vers la
plus jeune demoiselle.--Moi? répondit miss Charlotte; je l’oublie
toujours; mais je crois que vous nous avez dit que celle de Rome était
la courte; je suis pour celle-là.--Vous savez, Charlotte, reprit la sœur
aînée, qu’à cette heure il se poursuit en Angleterre une grande réforme
dans les vêtements ecclésiastiques.--Je déteste toutes les réformes,
répliqua Charlotte, depuis celle de Luther jusqu’à celles d’aujourd’hui.
Au reste, nous avons déjà avancé un peu notre chape; vous l’avez vue,
monsieur White? c’est un si joli modèle!--Avez-vous déterminé ce que
vous en ferez? demanda Willis.--Nous avons du temps pour y penser,
répondit la plus jeune sœur; elle nous prendra quatre années pour la
finir.--Quatre années! s’écria White; d’ici là nous serons tous de vrais
catholiques, l’Angleterre sera convertie.--Elle sera faite à temps pour
l’évêque, dit Charlotte.--Oh ce n’est pas assez bon pour lui, reprit
miss Bolton; mais cela peut servir dans l’église pour l’_Asperges me_.
Que les choses seront changées! continua-t-elle; cependant l’idée d’un
cardinal à Oxford ne me sourit guère. Faut-il que nous soyons Romains
jusque là? Je ne vois pas ce qui nous empêcherait d’être de vrais
catholiques sans le Pape.--Il n’est pas nécessaire de s’effrayer,
répondit White avec sagesse; les choses ne vont pas si rapidement. Les
cardinaux ne sont pas à si bon marché.--Les cardinaux ont une tenue si
splendide, et tant d’apparat! dit miss Bolton; j’ai ouï dire qu’ils ne
marchent jamais sans avoir deux domestiques derrière eux, et qu’ils
quittent toujours le salon avant que la danse commence.--Eh bien, je
crois qu’Oxford est précisément fait pour des cardinaux, dit miss
Charlotte; peut-il y avoir quelque chose de plus triste que les soirées
du Président? Je m’imagine voir le docteur Bone cardinal, quand il se
promène au parc.--C’est là le génie de l’Église Catholique, reprit
White; vous comprendrez mieux cela en son temps. Nul n’est son propre
maître. Le Pape lui-même ne peut faire ce qu’il veut; il dîne tout seul,
et, s’il parle, c’est d’après ses prédécesseurs.--Naturellement, dit
Charlotte, car il est infaillible.--Bien plus, s’il commet des fautes
dans l’exercice de ses fonctions, continua White, il est obligé de les
coucher par écrit et de s’en confesser, de peur qu’elles ne servent de
précédents.--Et il est obligé, pendant les solennités, d’obéir au maître
des cérémonies, contre son propre jugement, ajouta Willis.--Ne
disiez-vous pas que le Pape se confesse, monsieur White? demanda miss
Bolton; cela m’a toujours intriguée de savoir si le Pape est soumis à la
confession comme un autre homme.--Oh! certainement, répondit White, il
n’y a d’exception pour personne.--Eh bien, dit Charlotte, je ne puis me
représenter au pied d’un confessionnal M. Hurst de Saint-Pierre, qui
vient nous chanter des romances, ni aucun des chefs si graves de nos
établissements, eux qui saluent avec tant de hauteur.--Ils auront tous à
se confesser, reprit White.--Tous? demanda miss Bolton; mais non pas les
convertis? Je croyais que c’était seulement les anciens catholiques.» Il
y eut un moment de silence.

  [41] Mot italien pour désigner le surplis.

«Que deviendront les chefs de nos établissements? demanda miss
Charlotte.--Des abbés ou des supérieurs, répondit White. Ils porteront
des crosses; et quand ils diront la messe, il y aura, par surcroît, un
cierge allumé.--Quel majestueux et excellent abbé va faire le
Vice-Chancelier! s’écria miss Bolton.--Oh! non; il est trop petit pour
un abbé, reprit sa sœur. Mais vous avez oublié le Chancelier lui-même;
vous avez pourvu tous les autres, ce me semble: qu’allez-vous faire de
lui?--Le Chancelier est tout mon embarras, répondit White avec
gravité.--Faites-en un chevalier du Temple, dit Willis.--Le duc[42] est
un personnage gênant, reprit White, toujours sérieusement; je ne sais ce
qu’il deviendra. Un chevalier du Temple... oui; Malte est aujourd’hui
une possession anglaise; il pourrait ressusciter l’ordre.» Les deux
demoiselles se mirent à rire. «Mais vous n’avez pas complété votre plan,
monsieur White, dit miss Bolton. Les chefs des établissements sont des
femmes: comment peuvent-ils se faire moines?--Oh! leurs femmes iront au
couvent, dit White; Willis et moi, nous avons déjà fait des recherches
dans High street, et les résultats sont on ne peut plus satisfaisants.
Certaines maisons de cette rue étaient autrefois des établissements de
l’Université, et il sera facile de les convertir en couvents. La seule
chose qui manquera, c’est de mettre des grilles aux fenêtres.--Avez-vous
déjà une idée de l’ordre auquel elles s’uniront? demanda miss
Charlotte.--Cela dépend d’elles-mêmes, répondit White; aucune contrainte
ne leur sera faite. A elles de faire leur choix. Mais il sera utile
d’avoir deux couvents: l’un d’un ordre actif, et l’autre contemplatif;
les Ursulines, par exemple, et les Carmélites de la réforme de sainte
Thérèse.»

  [42] le duc de Wellington qui, à cette époque, était chancelier de
    l’université d’Oxford.

Jusqu’alors la conversation s’était tenue sur la limite de la
plaisanterie et du sérieux; à ce moment, elle prit un ton plus réfléchi
et plus doux: «Les nonnes de sainte Thérèse ont une règle très-rigide,
ce me semble, monsieur White? dit miss Bolton.--Oui, répondit celui-ci,
j’aurais des craintes pour mesdames les Présidentes et mesdames les
Principales qui feraient ce sacrifice.--Peut-être de plus jeunes
personnes, dit-elle timidement, pourraient mener l’affaire avec plus
d’assurance.» On était arrivé à la maison, et White agita poliment la
sonnette. «Des personnes plus jeunes, reprit-il, sont trop délicates
pour un tel sacrifice.» Miss Bolton se tut. «Et que deviendrez-vous,
monsieur White? dit-elle ensuite.--Je n’en sais rien. J’ai songé aux
Cisterciens: ils ne parlent jamais.--Oh! les chers Cisterciens!
s’écria-t-elle: Saint Bernard n’en était-il pas un? le délicieux homme,
le céleste, et si jeune! J’ai vu son portrait: quels yeux!» White était
un _gentleman_ de bonne mine. La nonne et le moine échangèrent un coup
d’œil très-respectueux, et se saluèrent; l’autre couple exécuta la même
cérémonie; puis le salut se donna en diagonale. Les deux demoiselles
étant rentrées chez elles, nos jeunes gens se retirèrent.

Suivons les misses Bolton à l’étage supérieur. En entrant dans le salon,
elles trouvèrent leur mère assise près de la fenêtre, en chapeau et en
châle; elle feuilletait un livre de cet air vague qui annonce qu’une
personne est occupée, si toutefois cette expression est permise, à
attendre plutôt qu’à faire toute autre chose. «Mes chères enfants,
dit-elle à leur apparition, où avez-vous été? Les cloches ont cessé
depuis un bon quart d’heure; je crains qu’il ne vous faille renoncer à
l’église ce matin.--Impossible, chère maman, répondit la sœur aînée;
nous sommes sorties à neuf heures et demie précises; nous n’avons pas
dépensé deux minutes chez le mercier, et nous voici de retour.--La seule
chose que nous ayons faite, en outre, ajouta Charlotte, a été de jeter
un regard dans Saint-Jacques, dont la porte était ouverte, pour dire un
mot ou deux à la pauvre vieille Wiggins. M. White était là, ainsi que M.
Willis; et ces messieurs nous ont ramenées.--Oh! je comprends, reprit
madame Bolton; c’est l’habitude, lorsque des jeunes gens et des
demoiselles se rencontrent. Mais, dans tous les cas, il est trop tard
pour aller à l’église.--Non, dit Charlotte, partons immédiatement; nous
arriverons pour la première leçon.--Ma chère enfant, comment pouvez-vous
me proposer une pareille chose? je ne voudrais pas le faire pour tout au
monde; c’est si honteux! Mieux vaut ne pas y aller du tout.--Oh!
très-chère maman, repartit la sœur aînée, cela est très-certainement un
préjugé. Pourquoi aller à l’église toujours au même moment? C’est une
règle si gênante que de s’y rendre tous à la fois et de s’attendre les
uns les autres! Évidemment, il est plus raisonnable d’y aller quand on
le peut: tant de choses peuvent vous retarder!--Eh bien, ma chère
Louisa, reprit la mère, j’aime la vieille méthode. On nous disait
toujours: Soyez à vos places avant les paroles «_Lorsque le méchant_»,
et au plus tard avant celles-ci: «_Bien-aimés frères_». Voilà la bonne
vieille méthode. M. Jones et M. Pearson avaient d’ailleurs l’habitude de
s’asseoir, au moins cinq minutes, dans la chaire pour nous donner le
temps d’arriver; et puis, avant de commencer, ils jetaient un regard
autour d’eux. M. Jones avait même la coutume de prêcher contre les
retardataires. Je ne puis discuter, mais il me paraît raisonnable que
les bons chrétiens entendent l’office en entier. Sans cela, ils
pourraient aussi bien déserter l’église avant qu’il soit fini.--Mais,
maman, dit Charlotte, c’est l’usage des pays étrangers: on va à l’église
et l’on en sort à volonté. C’est si bien selon la dévotion!--Ma chère
fille, reprit madame Bolton, je suis trop vieille pour comprendre tout
cela; c’est au-dessus de mon esprit. Je suppose que M. White vous a
débité cette doctrine, C’est un excellent jeune homme, fort aimable et
très-poli; je n’ai rien à dire contre sa personne, sinon qu’il est
jeune, et qu’en vieillissant il modifiera ses idées.--Tandis que nous
parlons, le temps marche, dit Louisa; il est absolument impossible
maintenant d’aller à l’église.--Ma chère Louisa, je ne voudrais pas
remonter le bas-côté pour tout au monde; positivement, je m’enfoncerais
sous terre; quel mauvais exemple! Comment avez-vous pu y penser?--Dès
lors, je crois qu’il n’y a rien à faire, reprit Louisa en ôtant son
chapeau; mais, en vérité, c’est bien triste de rendre le culte si froid
et si gênant. L’assistance serait double, si l’on pouvait y aller
tard.--Eh bien, ma chère, toutes choses sont changées à présent: dans ma
jeunesse, les catholiques étaient les gens à règles strictes, et nous,
nous étions les personnes de dévotion; aujourd’hui, c’est
l’inverse.--Mais n’est-il pas vrai, chère maman? dit Charlotte; ce
concours continuel, ce flux et ce reflux, ce changement, et pourtant
cette affluence, n’est-ce pas quelque chose de plus beau que cette
manière de prier aussi sèche que le pupitre? Il y a tant de liberté et
de naturel!--Liberté et aisance, je crois, repartit la mère; fi donc,
Charlotte! comment pouvez-vous parler contre le magnifique service de
l’église! Vous m’affligez.--Je ne blâme pas, maman; je critique
seulement cette coutume puritaine qui ne fait pas plus partie de notre
église que les bancs eux-mêmes.--La prière commune est offerte pour ceux
qui peuvent venir, ajouta Louisa; aller à l’église serait dès lors un
privilége et non un simple devoir.--Eh bien, ma chère enfant, de pareils
principes je ne saurais les comprendre. Il y avait un jeune homme du nom
de Georges Ashton qui sortait toujours de l’église avant le discours; et
lorsqu’on le reprenait là-dessus, il répondait qu’il ne pouvait
supporter un prédicateur hérétique. Un enfant de dix-huit ans!--Mais,
maman, que doit-on faire lorsque le prédicateur est hérétique? Quel
autre moyen employer? C’est si affligeant pour un esprit
catholique!--Catholique, catholique! s’écria madame Bolton avec humeur;
donnez-moi le bon vieux George II et la religion protestante. C’était le
bon temps. Tout alors marchait en règle. Pas de disputes, pas de
divisions, pas de différends dans les familles. Mais aujourd’hui, tout
va autrement. Ma tête est bouleversée, je le déclare; tant de choses
étranges, extravagantes, arrivent à mes oreilles!»

Les deux sœurs ne répondirent pas; l’une jeta un coup d’œil par la
fenêtre, l’autre se disposa à sortir du salon. «Eh bien, c’est un
contre-temps réciproque, reprit la mère; vous m’avez les premières
empêchée d’aller à l’église, et moi ensuite je vous ai retenues. Mais je
soupçonne, chère Louisa, que mon désappointement est plus grand que le
vôtre.» Louisa s’éloigna de la fenêtre. «J’estime le Prayer-Book plus
que vous ne pouvez le faire, ma chère enfant, continua-t-elle; car j’ai
expérimenté ce qu’il vaut dans une affliction profonde. Puisse-t-il
s’écouler de longs jours, chères filles, avant que vous le connaissiez
dans de pareilles circonstances! mais si l’affliction vient vous
visiter, sachez-le, toutes ces nouvelles fantaisies et ces modes
s’évanouiront à vos yeux, comme le vent, et le bon vieux Prayer-Book
sera seul votre refuge.» Ces paroles émurent nos deux demoiselles.
«Approchez, mes enfants; je vous ai parlé trop sérieusement,
ajouta-t-elle. Allez, emportez vos effets, revenez ensuite, et
occupons-nous à un ouvrage paisible avant le _lunch_.»




CHAPITRE IX.

Le sermon assez élastique du docteur Brownside.


Il est des personnes qui en présence de difficultés intellectuelles se
tourmentent, et font pour les résoudre de continuels efforts que ne
couronne pas toujours le succès. Charles était d’une autre trempe de
caractère; une idée nouvelle n’était pas perdue pour lui, mais elle ne
l’inquiétait pas. Si elle était obscure ou opposée à son appréciation
habituelle des choses, il la laissait aller son chemin, trouver
d’elle-même sa place, et se formuler en lui par l’action lente, mais
spontanée, de son esprit. En soi, pourtant, la perplexité est un état
peu agréable, et volontiers il s’en serait défait, si c’eût été
possible.

Au moyen de conversations semblables à celles que nous avons citées, et
de beaucoup d’autres dont nous faisons grâce au lecteur; en outre,
d’après la diversité de vues qu’il avait rencontrée à Oxford, Charles en
était venu, au bout d’une année, à quelques conclusions, peu nouvelles
sans doute, mais très-graves: d’abord, qu’il y a une infinité d’opinions
dans le monde touchant les matières les plus importantes; secondement,
que toutes choses ne sont pas également vraies; troisièmement, que c’est
un devoir d’embrasser les opinions vraies; et quatrièmement, qu’il est
bien difficile d’arriver à la connaissance de ces dernières. Comme nous
l’avons dit, il s’était accoutumé, dans le principe, à fixer son esprit
sur les personnes et non sur les opinions, à aimer dans chacun ce qui
était bon; mais il était alors arrivé à sentir qu’il n’était pas
honorable, pour ne pas dire plus, d’embrasser des opinions fausses. Peu
importait qu’on crût sincèrement à ces opinions; il ne pouvait avoir
pour une personne qui embrassait ce que Sheffield appelait du
charlatanisme le même respect qu’il éprouvait pour celle qui embrassait
une réalité. White et Bateman en étaient des preuves vivantes: ils
étaient certainement d’excellents garçons, mais comment souffrir leur
langage chimérique, quoique eux-mêmes ne le crussent pas tel?
Pareillement, si le système catholique de Rome était faux, il n’était
pas moins clair (laissant de côté des considérations plus hautes) qu’un
homme qui croyait au pouvoir des saints et les invoquait était acteur
d’une grande comédie, quelque sincère qu’il fût. Il prenait des mots
pour des choses, et jusque là, lui, Charles, ne pouvait le respecter,
pas plus qu’il ne respectait White et Bateman. De même de l’Unitaire: si
celui-ci croyait que la puissance de la nature humaine abandonnée à ses
propres forces est ce qu’elle n’est pas; si dès son origine l’homme est
un être tombé, et que lui le crût debout, il s’attachait à une
absurdité. Il pouvait racheter ou couvrir cette tache par mille qualités
précieuses, la tache resterait toujours; justement comme nous
regarderions un bel homme défiguré par la perte d’un œil ou d’une main.
De plus, si un chrétien de profession faisait du Très-Haut un être
simplement miséricordieux, et que cet être, au contraire, selon la
doctrine de l’Église Anglicane, fût un Dieu qui punît par amour de la
justice, ce chrétien faisait une idole ou une chimère de l’objet de sa
religion et (à part des idées plus sérieuses sur son compte) lui,
Charles, ne pouvait le respecter. Et c’est ainsi que, graduellement, le
principe du dogmatisme devint un élément essentiel dans les vues
religieuses de Reding.

Graduellement, et d’une manière imperceptible à lui-même, disons-nous;
car les pensées que nous avons exposées ne lui vinrent qu’à des époques
différentes; mais il les reprenait toujours au point où il les avait
quittées en dernier lieu. Ses cours et ses autres devoirs particuliers,
ses amis et ses récréations étaient le principal objet de la journée; il
y avait néanmoins, chez lui, un secret courant qui était toujours en
action, et qui venait retentir à l’oreille de son esprit dès que les
autres bruits se calmaient. S’il faisait sa toilette le matin, s’il
s’asseyait sous les hêtres du jardin du collége, lorsqu’il errait dans
la prairie, lorsqu’il allait en ville payer une note ou faire une
visite, lorsque le soir il se jetait sur son sofa, après avoir fermé sa
porte, des pensées analogues à celles que nous avons décrites
s’agitaient dans sa tête.

Cependant les discussions et les travaux, dont Oxford était le théâtre,
touchaient à leur fin; car le temps de la Trinité était déjà passé, et
la Commémoration approchait. Or, il arriva, le dimanche avant cette
dernière fête, que le sermon de l’Université fut prêché par un
personnage de distinction, venu à la ville pour prendre part à cette
solennité. Ledit personnage n’était rien moins que le très-révérend
docteur Brownside, nouveau doyen de Nottingham, pendant quelque temps
professeur Huntingdonien de théologie, et l’un des plus subtils penseurs
universitaires du jour, sinon le plus profond. Une taille plus que
médiocre, un nez affublé de lunettes, un front chauve, des cheveux noirs
aux boucles arrondies, des lèvres souriant avec affectation, un certain
air compassé dans les formes, tel était au physique notre prédicateur.
Ajoutons en outre qu’il savait donner de la pompe à son geste, et qu’il
maniait avec facilité une prononciation distincte et musicale, de sorte
que tout son auditoire pouvait l’entendre sans efforts. Comme
théologien, le docteur Brownside paraissait n’avoir jamais eu de
difficulté sur n’importe quel sujet. Il était si clair ou si
superficiel, qu’il voyait au fond de toutes ses pensées; aussi bien,
puisque le docteur Johnson nous assure que «toutes les eaux peu
profondes sont claires», peut-être pouvons-nous le désigner par les deux
épithètes. Pour lui, la Révélation, au lieu d’être l’abîme des conseils
de Dieu, avec ses ébauches obscures et ses grandes ombres, était une
plaine ouverte et brillante, sillonnée par des routes droites et
macadamisées. Sans doute, il ne niait pas l’incompréhensibilité divine
elle-même, comme quelques hérétiques anciens; mais il soutenait que dans
la Révélation tout ce qui était mystérieux avait été laissé de côté, et
que Dieu ne nous avait fait connaître que ce qui était pratique et ce
qui nous regardait directement. Toutefois, c’était pour lui un prodige
que tout le monde ne fût pas de son avis, en acceptant cette manière de
voir simple et naturelle qui, à ses yeux, était l’évidence elle-même; et
il attribuait ce phénomène, qui n’était pas rare, à quelque défaut
d’intelligence ou au manque de quelque fil de l’esprit, comme il peut
advenir. Le docteur Brownside était un prédicateur populaire,
c’est-à-dire que, quoiqu’il eût peu de partisans, il avait toujours un
très-bel auditoire; et à l’occasion dont il s’agit ici, l’église pouvait
à peine contenir les nombreux étudiants venus pour l’entendre.

Il commença son discours en faisant observer que c’était une chose
étonnante de voir si peu de bons dialecticiens dans le monde, alors que
la faculté du raisonnement était un des apanages de la nature humaine,
celui qui la distinguait des brutes. On avait dit, il est vrai, que les
brutes raisonnaient; mais c’était dans un sens analogique du mot
_raison_ et un exemple de cette ambiguïté de langage ou de la confusion
d’idées dont il parlait en ce moment. Pareillement, nous disons que la
_raison_ pour laquelle le vent souffle, c’est qu’il y a un changement de
température dans l’atmosphère; et que la _raison_ pour laquelle les
cloches sonnent, c’est qu’un sonneur les balance; mais qui oserait dire
que le vent _raisonne_ ou que les cloches _raisonnent_?

Il y avait, croyait-il, un _fait_ (et il appuya fortement sur ce mot),
non parfaitement constaté, de brutes qui raisonnent. On avait soutenu
que si, en cherchant son maître, le chien, cet animal si intelligent,
rencontrait trois routes, après en avoir flairé deux, il prenait
hardiment la troisième, sans autre investigation préalable; ce qui, en
supposant le fait vrai, était un exemple d’un syllogisme disjonctif et
hypothétique. Dugald Stewart avait aussi parlé d’un singe qui cassait
des noix derrière une porte, ce qui, n’étant pas une imitation stricte
d’une chose que l’animal aurait pu voir actuellement, impliquait un acte
d’abstraction par lequel cette brute intelligente s’était d’abord élevée
à la notion générale des casse-noisettes, qu’elle avait pu voir dans un
cas particulier, en argent ou en acier, sur la table de son maître, et
qu’ensuite, descendant de cette idée générale, elle lui avait donné un
corps, et l’avait obtenu sous la forme d’un expédient de sa propre
invention. Les brutes raisonnent: telle avait donc été l’assertion;
toutefois, le docteur Brownside pouvait présentement admettre que la
faculté du raisonnement était le caractère propre de l’espèce humaine,
et que, tel étant le cas, il était vraiment étrange de trouver si peu de
personnes qui raisonnassent bien.

Après cette introduction, notre prédicateur en vint à attribuer à ce
défaut le nombre des différences religieuses qui sont dans le monde. Il
dit que les questions les plus célèbres en religion n’étaient que des
questions de mots; que les combattants ignoraient leur propre dessein ou
celui de leurs adversaires; et qu’une teinte de bonne logique aurait mis
fin à toutes les discussions qui avaient troublé le monde pendant des
siècles, aurait empêché bien des guerres sanglantes, bien de furieux
anathèmes, bien des exécutions cruelles et nous eût épargné bien de
lourds in-folio. Il alla jusqu’à supposer que, dans le fait, il n’y
avait ni vérité ni erreur dans les dogmes reçus en théologie; que
c’étaient des modes, ni bons ni mauvais en eux-mêmes, mais personnels,
nationaux ou périodiques, manifestant seulement le travail de
l’intelligence sur les grandes vérités religieuses; que le tort
consistait non à les admettre, mais à appuyer fortement sur eux: en
d’autres termes, que c’était vouloir absolument habiller un Hindou en
Finnois, et donner le _boomarang_[43] à un régiment de dragons.

  [43] Petit bâton recourbé par un bout, dont se servent dans leurs
    jeux, avec beaucoup d’adresse, des sauvages d’une tribu d’Australie.

Il continua, faisant observer que, d’après les assertions précédentes,
on pouvait voir clairement sous quel point de vue les formulaires
anglicans devaient être acceptés: c’était notre mode d’exprimer des
vérités éternelles, qu’on aurait pu aussi bien traduire d’une autre
manière, comme tout penseur dialecticien le comprendrait sans peine. Dès
lors, on ne devait leur faire subir aucune altération; il fallait les
conserver dans leur intégrité, sans oublier toutefois qu’ils étaient la
théologie anglicane, et non la théologie abstractivement prise; et que,
quoique le Symbole d’Athanase fût bon pour nous, il ne s’ensuivait pas
qu’il le fût aussi pour nos voisins: bien plus, que ce qui, à nos yeux,
était l’opposé de ce _Credo_, pouvait convenir mieux à d’autres, être
leur mode d’exprimer les mêmes vérités.

Il termina son discours par un mot en faveur de Nestorius, deux pour
Abeilard, trois pour Luther, «ce grand génie», qui vit que, Églises,
symboles, rites, personnes n’étaient rien en religion, et que l’esprit
intérieur, «la _foi_», selon son expression, «était absolument tout en
tout». Il avertit enfin ses auditeurs que les choses n’iraient bien à
l’Université que lorsque ce grand principe serait tellement admis qu’ils
en viendraient, non pas à rejeter leurs formulaires propres et
distinctifs, mais à regarder leurs contradictions directes comme étant
également agréables au divin auteur du Christianisme.

Charles ne comprit pas tout l’ensemble du sermon; mais il en saisit
assez pour être convaincu que ce discours était différent de tous ceux
qu’il avait entendus dans sa vie. Il fit plus que douter si, après
l’avoir ouï, son père n’en aurait pas fait une exception à sa maxime
favorite. Il se retira, cherchant en lui-même ce que le prédicateur
avait pu vouloir exprimer, et se demandant s’il l’aurait mal
compris.--Voulait-il dire que les Unitaires étaient seulement de mauvais
dialecticiens, mais qu’ils pouvaient être d’aussi bons chrétiens que les
croyants orthodoxes? C’était bien là sa pensée. Mais, quoi donc! si,
après tout, il était dans le vrai?--Un instant Charles s’abandonna à
cette idée.--Dès lors tout homme est, plus ou moins, ce que Sheffield
appelle un comédien, et nous n’avons pas à nous inquiéter de qui que ce
soit. Donc, j’avais raison dans le principe de vouloir accepter chacun
pour ce qu’il est. Réfléchissons. Tout homme un comédien... Les
comédiens sont respectables, ou plutôt personne n’est respectable. Nous
ne pouvons agir sans quelque forme extérieure de croyance; l’une n’est
pas plus vraie que l’autre; c’est-à-dire toutes sont également vraies...
_Toutes_ sont vraies. C’est bien le meilleur côté par où l’on puisse
prendre la question; aucune n’est comédie, toutes sont vraies. Toutes
sont _vraies_? impossible! l’une aussi vraie que l’autre? Eh bien, donc,
il est aussi vrai que notre Seigneur est un pur homme qu’il est certain
qu’il est un Dieu. Impossible qu’il ait voulu exprimer cela; que
voulait-il dire?

Ainsi pensait Charles, troublé d’une manière pénible. Cependant, malgré
cet état de perplexité, deux convictions naquirent en lui: la première,
bien triste sans doute, était qu’il ne pouvait recevoir pour évangile
tout ce qui était prêché du haut de la chaire, même par les autorités
d’Oxford et les théologiens de renom; la seconde, que son aimable
disposition d’autrefois d’accepter chacun pour ce qu’il est offrait des
dangers, conduisant, sans beaucoup de peine, à la tolérance de toutes
sortes de croyances, et arrivant, par une déduction légitime, au
sentiment exprimé dans la _Prière universelle_ de Pope, prière que son
père lui avait toujours présentée comme un modèle achevé du
philosophisme superficiel:

    «Père de l’Univers, en tous lieux, en tout âge,
    »Constamment adoré, comme un suprême honneur,
    »Du barbare farouche, et du saint et du sage,
    »Toi, le grand Jehovah, Jupiter ou Seigneur.»




CHAPITRE X.

L’homme du juste milieu et les partis d’Oxford.


Charles consacra ce trimestre à son premier examen, ce qui l’obligea à
rester encore quelques jours à Oxford après le départ de ses
condisciples pour les grandes vacances. Ainsi vint-il à faire la
connaissance de M. Vincent, un des plus jeunes _tuteurs_[44], lequel fut
assez bon pour l’inviter à dîner, le dimanche, au réfectoire, et qui
plusieurs fois lui fit faire, le matin, quelques tours de promenade,
avec lui, dans l’allée des Fellows.

  [44] Le _tuteur_ (_tutor_) n’est autre que le professeur du collége.
    Le nom de professeurs (_professors_) ne se donne qu’aux professeurs
    eux-mêmes de l’Université. Au lieu de se rendre dans sa classe pour
    donner ses leçons, le _tuteur_ reçoit les élèves chez lui.

Peu d’années suffisent, à Oxford, pour mettre une grande différence dans
la position des personnes. C’est ainsi que M. Vincent devint ce qu’on
appelle un _don_ aux yeux de quelques étudiants qui avaient presque son
âge. Au reste, Vincent paraissait plus âgé qu’il n’était en réalité.
D’une constitution forte, il avait le teint fleuri et de grands yeux
bleus; sa poitrine et ses poignets étalaient un grand luxe de linge.
Quoique homme d’intelligence, lecteur intrépide, travailleur
infatigable, et un des premiers _tuteurs_, il était également bon
convive; il mangeait et buvait, il se promenait et montait à cheval avec
autant d’ardeur qu’il en mettait à expliquer Aristote ou à bourrer ses
élèves de théâtre grec. Ce qui est plus étrange encore, avec tout cela,
Vincent avait quelque chose du valétudinaire. Il avait quitté l’école,
grâce à la participation à une bourse, et partout, à l’école comme à
l’Université, il s’était acquis la réputation d’être un érudit de
premier ordre. Strict observateur de la discipline, à sa manière, il
avait sous ses ordres les élèves du collége. Comme il y avait de la
bonhomie dans sa nature, ceux-ci le regardaient avec des sentiments
mêlés de crainte et de bon vouloir. Ils riaient de lui, mais ils lui
obéissaient ponctuellement. Aussi bien, notre tuteur savait faire un bon
discours, lire les prières avec onction, et parfois, dans la
conversation, il trouvait l’accent d’une spiritualité évangélique. Les
jeunes étudiants déclaraient même qu’ils pourraient dire combien de
_porto_ il avait bu au réfectoire, comme récompense de ses pieuses
réponses à la prière du soir; et l’on se rappelait qu’une fois, pendant
le _Confiteor_, dans la chaleur de sa contrition, il avait poussé
l’énorme coussin de velours où s’appuyaient ses coudes sur la tête des
_gentlemen commoners_[45] qui étaient assis plus bas que lui.

  [45] Voy. la note B.

Vincent avait juste assez d’originalité d’esprit pour se donner une
excuse de former «son propre parti» en religion; ou comme il le disait
lui-même, de «n’être pas homme de parti»; il en avait en même temps
assez peu pour prendre toujours des fictions pour des vérités et changer
des riens pompeux en oracles. Ses manières étaient celles d’un augure;
il dénonçait les partis et l’esprit du parti, et croyait se garder libre
en évitant tout le monde, et en embrassant toutes les opinions. Il était
persuadé que la vérité se trouvait dans le _via media_, et, pour
l’acquérir, il pensait que c’était assez de s’éloigner des extrêmes,
sans avoir une connaissance exacte de ce juste-milieu. Il n’avait pas
assez de pénétration d’esprit pour pousser une vérité jusqu’à ses
dernières limites, ni assez de hardiesse pour l’embrasser dans sa
simplicité; mais il était sans cesse affirmant une chose, la niant
ensuite, balançant ses idées dans une position impossible, et noyant ses
paroles dans un déluge d’exceptions inintelligibles. Quant aux hommes et
aux opinions du jour et du lieu, il aurait voulu en général les suivre,
s’il avait été libre; mais il était obligé d’avoir un esprit à lui, et
cela le poussait à de terribles expédients lorsqu’il voulait se
distinguer des autres. S’il avait été plus âgé qu’eux, il aurait parlé
«des jeunes têtes, des têtes chaudes»; mais vu que ces messieurs étaient
des hommes graves et froids, et qu’ils le dépassaient de quatorze ou
quinze ans, il ne trouvait rien de mieux que de secouer la tête, de
murmurer contre l’esprit de parti, de refuser de lire leurs ouvrages par
crainte d’être d’accord avec eux, et de se faire une gloriole de son
aversion pour leur société. En ce moment, il était sur le point de
partir pour faire un voyage sur le continent, dans le but de se remettre
de ses travaux de l’année; il tenait, toutefois, salles et chapelles
ouvertes pour les étudiants qui attendaient l’époque de leur examen ou
la note de leur pension à payer. C’est dans ces circonstances que
Vincent remarqua Charles comme un jeune homme intelligent et modeste,
dont on pourrait faire quelque chose. Dans cette pensée, parmi d’autres
politesses, il l’avait invité à déjeuner un ou deux jours avant son
départ.

Un déjeuner de _tuteur_ est toujours une affaire délicate pour l’hôte,
comme pour les convives; et Vincent se piquait du tact avec lequel il se
tirait d’embarras. La partie matérielle était assez facile: petits
pains, rôties, muffins, œufs, agneau froid, fraises, formaient le menu,
et, au moment convenable, le servant du collége apporta des côtelettes
de mouton et du jambon grillé; et chacun satisfait mangeait de tout cœur
ou plutôt selon son appétit. C’était une plus dure tâche d’entretenir un
courant d’idées, ou au moins de paroles, ce sans quoi le déjeuner n’eût
guère été meilleur qu’une auge immonde. La conversation, ou plutôt le
mono-polylogue, comme l’appelle un grand artiste, se déroula à peu près
ainsi qu’il suit:

«Monsieur Bruton, quelles nouvelles du Straffordshire? Les poteries
marchent-elles bien maintenant? Nos poteries gagnent de l’importance.
Vous n’avez pas besoin de regarder la tasse et la soucoupe qui sont
devant vous, monsieur Catley: elles viennent du Derbyshire. Aujourd’hui,
on voit partout de la faïence anglaise sur le continent. J’ai trouvé
moi-même, dans le cratère du Vésuve, une demi-soucoupe sur laquelle
était dessiné un saule. Monsieur Sikes, je pense que vous avez été en
Italie?--Non, monsieur, j’étais sur le point d’y aller; ma famille est
partie, il y a une quinzaine; mais j’ai été retenu ici par ces maudites
bêtises.--Vos _responsiones_, reprit le _tuteur_ sur un ton de reproche;
ce délai est bien fâcheux pour vous; car la saison sera
extraordinairement belle, si les météorologistes de la sœur[46] de notre
Université ne se trompent point dans leurs prédictions. Quels sont les
examinateurs, monsieur Sikes?--Butson de Leicester est un des plus
sévères, monsieur; il rejette un candidat sur trois. La semaine
dernière, il a refusé Patch de Saint-Georges, et Patch a juré de le
tuer; depuis lors, Butson ne se promène qu’accompagne d’un
bouledogue.--Ces bruits sont de ceux qui courent souvent, mais il ne
faut pas y croire. Si c’est vrai, M. Patch n’aurait pas pu donner une
meilleure preuve que son rejet était mérité.»

  [46] L’université de Cambridge.

Ici, un moment de silence, pendant lequel le pauvre Vincent avala à la
hâte deux ou trois bouchées de pain et de beurre, tandis que les
fourchettes et les couteaux de ses convives résonnaient sur les
assiettes. «Monsieur, est-il vrai, s’écria enfin quelqu’un, que le vieux
Principal va se marier?--Ce sont des matières dont il faut toujours
s’assurer à la source, monsieur Atkins, répondit Vincent; _antiquam
exquirite matrem_, ou plutôt _patrem_; ha, ha! Un peu plus de thé,
monsieur Reding; cela n’agitera pas vos nerfs. Je suis quelque peu
recherché dans mon thé; celui-ci est venu par voie de terre à travers la
Russie; l’air de la mer détruit l’arome de notre thé ordinaire. A propos
d’air, monsieur Tenby, je crois que vous êtes chimiste. Avez-vous
remarqué les nouvelles expériences sur la composition et la
décomposition de l’air?... Non? J’en suis surpris; elles méritent votre
plus sérieuse attention. C’est maintenant assez bien établi qu’en
aspirant des gaz on obtient la guérison de toute espèce de maladies. On
commence à parler de cures par le gaz comme on a parlé des cures par
l’eau. Le grand chimiste étranger, le professeur Scaramouche, a le
mérite de la découverte. Les effets sont étonnants, tout à fait
étonnants; et il y a plusieurs coïncidences remarquables. Vous savez que
les médecines sont toujours désagréables: eh bien, ces gaz, également,
sont fétides. Le professeur guérit par les mauvaises odeurs et il a
poussé sa science à une telle perfection qu’il a pu les classer d’une
manière positive. Il y a six mauvaises odeurs élémentaires, lesquelles
se partagent en une grande variété de subdivisions. Que dites-vous,
monsieur Reding?... Distinctif? Oui, il y a quelque chose de
très-distinctif dans les odeurs. Mais ce qu’il y a de plus beau, la
merveilleuse coïncidence dont je parle, c’est que la décomposition
dernière des gaz fétides leur assigne précisément le même nombre que
celui des maladies reconnues d’après les plus récents traités de
pathologie. Chaque maladie a son gaz; et ce qu’il y a de plus singulier,
un récipient où l’on a fait le vide est un spécifique pour certains cas
désespérés. Par exemple, on a opéré ainsi plusieurs cures d’hydrophobie.
Monsieur Seaton, continua-t-il en s’adressant à un étudiant de première
année, qui, son déjeuner fini, était assis tristement sur sa chaise, les
yeux baissés, et jouait avec son couteau; monsieur Seaton, vous regardez
ce tableau (le tableau était presque derrière Seaton); je ne m’en étonne
pas; il m’a été donné par ma bonne vieille mère qui mourut il y a
plusieurs années. Il représente une belle vue d’Italie.»

Vincent se leva, et tout le monde après lui. Les convives se groupèrent
autour du tableau. «Je préfère le vert de l’Angleterre, dit
Reding.--L’Angleterre n’a pas cette brillante variété de couleurs,
reprit Tenby.--Mais il y a quelque chose de si agréable dans le
vert.--Vous savez probablement, monsieur Reding, dit le _tuteur_, que le
vert est abondant en Italie, et qu’en hiver même il y en a plus qu’en
Angleterre; seulement, il y a aussi d’autres couleurs.--Mais je ne puis
m’empêcher de croire que ce mélange de couleurs n’offre pas le calme du
paysage anglais.--Le calme, par exemple, de Binsey ou de Port-Meadow, en
hiver, reprit Tenby.--Dites en été, répliqua Charles; si vous choisissez
le lieu, je choisirai la saison. L’Université entre en vacances au
moment qu’Oxford commence à étaler tous ses charmes. Les promenades et
les prairies sont maintenant si odorantes et si splendides, le foin est
presque enlevé, et le nouveau gazon commence à paraître.--Reding devrait
passer ici les grandes vacances, dit Tenby: reste-t-on à Oxford pendant
ce temps, monsieur?--Voulez-vous dire qu’on y meurt avant qu’elles se
terminent, monsieur Tenby? répliqua Vincent. Il est vrai toutefois,
continua-t-il, que bien des jeunes gens, comme M, Reding, croient que
c’est la plus agréable saison de l’année. J’aime Oxford; mais ce n’est
pas ma demeure en dehors du temps de mes études.--Eh bien, quant à moi,
j’aimerais à y rester, reprit Charles. Mais je pense qu’on ne le permet
pas aux sous-gradués.» M. Vincent répondit, avec plus de gravité qu’il
n’était nécessaire: «Non.» C’était l’affaire du Principal; mais, selon
lui, celui-ci n’y consentirait pas. Vincent ajouta que certainement il y
_avait_ des partis qui restaient à Oxford pendant les grandes vacances.
Ceci fut dit avec mystère. Charles répliqua que si c’était contre les
règles du collége, il n’y avait rien à espérer; autrement, puisqu’il
étudiait pour prendre ses grades, rien ne lui plairait tant que de
passer ses grandes vacances à Oxford, à en juger par le charme des dix
derniers jours. «C’est un compliment à l’adresse de vos compagnons,
monsieur Reding», dit Vincent.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et le pourvoyeur entra avec le menu du
dîner, sur lequel M. Vincent devait jeter un coup d’œil: «Watkins,
dit-il, en lui remettant la note, je suis presque sûr qu’aujourd’hui
c’est un des jeûnes[47] de l’Église. Allez voir, Watkins, et donnez-moi
un mot de réponse.» Le pourvoyeur, qui n’avait jamais eu de semblable
commission à remplir durant toute sa carrière, fut étonné, et il sortit
à la hâte du salon pour chercher dans son esprit le meilleur moyen de
s’acquitter de son devoir. La question du _tuteur_ parut frapper aussi
la compagnie, car il y eut un prompt silence, qui fut suivi d’une
agitation de pieds et de saluts d’adieu. On eût dit que, quoique au
déjeuner ces messieurs eussent mis en lieu sûr jambon, mouton et le
reste, ils ne voulaient pas risquer leur dîner. Watkins revint plus tôt
qu’on ne pouvait s’y attendre. Il dit à M. Vincent qu’il avait raison:
d’après le calendrier, ce jour-là, c’était la fête des Apôtres. «Vous
voulez dire la vigile de Saint-Pierre, Watkins, reprit M. Vincent: c’est
ce que je pensais. Alors, donnez-nous un bon bifteck et un filet de
mouton: pas d’oignons de Portugal, Watkins, ni de gelée; ajoutez-y un
simple pouding, une charlotte, Watkins: et cela suffit.»

  [47] Le jeûne proprement dit n’existe plus parmi les anglicans. Les
    plus sévères d’entre eux, les hommes de la vieille école, se
    contentent, quand vient un de ces jours de pénitence d’après leur
    calendrier, de joindre du poisson salé à leur dîner, qui est
    toujours gras.--Nous n’entendons pas parler ici des Puséistes; ils
    forment une honorable exception; mais, en cela comme dans leurs
    doctrines, ils diffèrent des principes et des pratiques de l’Église
    anglicane.

Watkins disparut. Charles se trouva alors seul avec l’autorité du
collége, qui commença à lui parler d’un ton plus confidentiel. «Monsieur
Reding, dit Vincent, je n’aimais pas à vous interroger en présence des
autres convives; je comprends toutefois que vous n’ayez pas
d’_intention_ particulière dans l’éloge que vous faites d’Oxford, comme
séjour pendant les vacances. Dans la bouche de certains autres, ce
langage aurait été suspect.» Charles était tout surpris. «A dire vrai,
monsieur Reding, les choses allant comme elles vont, c’est souvent une
marque de _parti_ que cette résidence à Oxford à pareille époque,
quoique, sans doute, il n’y a rien dans la _chose_ elle-même qui ne soit
naturel et légitime.» Charles redoubla d’attention. «Mon bon monsieur,
continua le _tuteur_, évitez les partis, je vous y engage fort. Vous
êtes jeune encore parmi nous. J’ai toujours été inquiet par rapport aux
jeunes gens de talent; à l’Université, le plus grand danger pour le
talent, c’est d’être absorbé dans un parti.» Reding répondit qu’il
espérait n’avoir jamais donné lieu à l’observation de son _tuteur_.
«Non, répliqua M. Vincent; non, ajouta-t-il avec une légère hésitation;
non, je ne sais rien là-dessus. Mais j’ai jugé que certaines de vos
remarques et de vos questions au cours indiquaient une personne qui
pousse les choses _trop loin_, et qui désire se créer un _système_.»
Charles fut tellement confondu par ce reproche que le mystère inexpliqué
des grandes vacances s’échappa de sa tête. Il répondit qu’il était
très-peiné et très-obligé; et il tâcha de se rappeler ce qu’il aurait pu
dire qui prêtât un fondement à l’observation de son _tuteur_. Ne pouvant
s’en souvenir en ce moment, il continua: «Je vous l’assure, monsieur; je
connais si peu les partis de cette ville, que c’est à peine si j’en
connais les chefs. J’ai entendu citer quelques personnes; mais, si
j’essayais de me les rappeler, je pense que je confondrais les noms et
les opinions.--Je le crois, dit Vincent; mais vous êtes si jeune, je
vous mets en garde contre les _tendances_. Vous pouvez vous trouver
subitement absorbé, avant de savoir où vous en êtes.»

Charles crut l’occasion favorable pour faire quelques questions sur des
points qui le tourmentaient. Il demanda si le docteur Brownside était
regardé comme un théologien bon à suivre. «Je soutiens, voyez-vous,
répondit Vincent, que toutes les erreurs sont des contrefaçons de la
vérité. Les hommes intelligents disent des choses vraies, monsieur
Reding, vraies dans leur substance, mais (parlant à voix basse) ils vont
_trop loin_. On pourrait même montrer que toutes les sectes, en un sens,
ne sont que des portions de l’Église Catholique. Je ne dis pas des
portions vraies, ceci est une autre question; mais elles _renferment_ de
grands _principes_. Les Quakers représentent le principe de la
simplicité et de la pauvreté évangélique; ils ont même un costume à eux
comme les moines. Les Indépendants représentent les droits des laïques;
les Wesleyens chérissent le principe de la dévotion; les Irvingites, le
symbolisme et le mysticisme; la Haute Église, le principe de
l’obéissance; les Libéraux sont les gardiens de la raison. Nul parti dès
lors, à mon avis, n’est entièrement vrai, ni entièrement faux. Quant au
docteur Brownside, il y a eu certainement bien des opinions soutenues
sur sa théologie; cependant, c’est un homme habile, et je pense que vous
acquerrez du _bon_, oui, du _bon_, dans son enseignement. Mais,
souvenez-vous-en, je ne vous le _recommande_ pas. Pourtant je le
respecte; et je crois qu’il dit bien des choses très-dignes de votre
attention. Je vous conseillerais donc de prendre dans ses discours ce
qui est _bon_, et de ne pas vous attacher à ce qui est _mauvais_. Ceci,
croyez-le, monsieur Reding, est, dans ces matières, la règle la plus
claire, et la règle d’or en même temps.».

Charles répondit que M. Vincent l’estimait à une trop haute valeur,
qu’il sentait fort bien qu’il avait à apprendre avant de pouvoir porter
des jugements; et qu’il désirait fort connaître si son _tuteur_ pourrait
lui recommander un ouvrage où il vît d’un coup d’œil quelle était la
vraie doctrine de l’Église d’Angleterre sur un certain nombre de points
qui le tourmentaient. M. Vincent répliqua qu’il devait prendre garde à
ne pas dissiper son esprit dans de telles lectures. A une époque où ses
devoirs de l’Université avaient un droit réel sur lui, il devait
s’éloigner de toutes les controverses et de tous les hommes du jour. Il
lui conseillerait de ne pas lire d’auteurs vivants. «Lisez seulement les
auteurs morts, continua-t-il. Les auteurs morts sont sûrs. Nos grands
théologiens (et il se leva debout) étaient des modèles. Il y avait des
géants sur la terre en ce temps-là, comme l’a dit un jour au docteur
Johnson George III, en lui parlant de ces hommes. Ils avaient la
profondeur, et la puissance, et la gravité, et la plénitude du talent,
et l’érudition. Et il y avait en eux de la substance, cette substance
réelle que l’on pouvait appeler vraiment anglaise. Ils avaient cette
richesse aussi, une mine si féconde de pensées, un tel monde d’opinions,
une telle activité d’esprit, des ressources si inépuisables, une telle
variété aussi. Et puis, ils étaient si éloquents! le majestueux Hooker,
Taylor à l’imagination si belle, le brillant Hall, la science de Barrow,
le jugement droit de South, la logique serrée de Chillingworth,
l’honnête et le bon vieux Burnet, etc., etc.»

En le prenant sur ce ton, Vincent pouvait parler sans fin; il lui plut
pourtant de s’arrêter. C’était de la prose, mais cette prose était
agréable à Charles. Il en connaissait assez sur ces écrivains pour
trouver de l’intérêt à entendre parler d’eux, et, pour lui, Vincent
semblait dire bien des choses, tandis que, dans le fait, son discours
était fort pauvre. Lorsque le _tuteur_ s’arrêta, notre jeune étudiant
répondit qu’il croyait que certaines personnes de l’Université
poussaient à l’étude de ces auteurs. M. Vincent prit un air grave.
«C’est vrai, répliqua-t-il; mais, mon jeune ami, je vous ai déjà donné à
entendre que les choses indifférentes elles-mêmes sont employées comme
instruments de _parti_. En ce moment, les noms de nos plus grands
théologiens ne sont que le mot d’ordre qui sert à indiquer les opinions
des personnes vivantes.--Ces opinions, je suppose, reprit Charles, ne
doivent pas se trouver dans ces auteurs.--Je ne dis pas cela, répondit
M. Vincent. J’ai le plus grand respect pour les personnes en question,
et je ne nie pas qu’elles n’aient fait du bien à notre Église en
ramenant l’attention, en ces jours de relâchement, sur l’ancienne
théologie de l’Église d’Angleterre. Mais c’est une chose que d’être
d’accord avec ces messieurs, et c’en est une autre (frappant sur
l’épaule de Charles), c’en est une autre d’embrasser leur parti. Ne
faites d’aucun homme votre maître; acceptez de tous ce qui est bon;
pensez bien de tous, et vous serez un homme sage.»

Reding demanda, avec une certaine timidité, si cette doctrine ne
ressemblait pas à celle que le docteur Brownside avait prêchée du haut
de la chaire de l’Université; mais peut-être M. Vincent soutenait-il une
tolérance d’opinions dans un sens différent? Le _tuteur_ répondit d’une
manière un peu brève, qu’il n’avait pas entendu le sermon du docteur
Brownside; mais que, pour lui, il avait parlé seulement des personnes de
notre communion. «Notre Église, ajouta-t-il, admet dans son sein une
grande liberté de pensées. Nos plus grands théologiens même diffèrent
entre eux à beaucoup d’égards; bien plus, l’évêque Taylor diffère de
lui-même. C’est là un grand principe dans l’Église d’Angleterre. Ses
véritables enfants s’accordent à différer d’opinions. En vérité,
continua-t-il, c’est là cette indépendance vigoureuse, forte et noble de
l’esprit anglais, qui refuse de s’assujettir à des formes artificielles,
et qui ressemble, dirai-je, à une grande et magnifique production de la
nature; c’est un arbre riche dans son feuillage et aux branches
capricieuses; un arbre qui n’est pas languissant dans une serre chaude
ou sous la dépendance malheureuse d’un mur de jardin, mais qui, dans une
magnificence négligée, répand ses fruits sur une terre libre pour
l’oiseau de l’air, la bête des champs et toute espèce d’animaux, afin
qu’ils s’en nourrissent et qu’ils y trouvent tous des jouissances.»

Lorsque Charles sortit, il essaya de résumer ce qu’il avait gagné à la
conversation de M. Vincent. Il n’avait pas obtenu précisément ce qu’il
avait demandé (quelques règles pratiques pour guider son esprit et le
faire marcher droit), mais seulement quelques conseils utiles. Déjà il
s’était éloigné des partis, et ce qu’il avait vu des hommes qui y
étaient attachés avait scandalisé sa conscience. Vincent l’avait
confirmé dans sa résolution de les éviter et de s’appliquer à ses
devoirs de collége. Il était satisfait d’avoir eu cette conversation
avec lui; mais que signifiait ce soupçon de sa tendance à pousser les
choses trop loin, et à se mêler par là aux partis? Il fut obligé de se
résigner à l’ignorance sur ce sujet et de se contenter d’être sur ses
gardes à l’avenir.




CHAPITRE XI.

Une rencontre.


L’occasion ne s’est pas offerte d’informer le lecteur que, pendant la
dernière ou l’avant-dernière semaine, Charles avait, par hasard,
rencontré plusieurs fois Willis, l’ombre de White au déjeuner de
Bateman. Le jour où il l’avait vu chez celui-ci, il avait aimé son air
quand il gardait le silence. Il avait été moins content de sa personne
quand il l’avait entendu parler; il ne pouvait, toutefois, s’empêcher de
lui porter de l’intérêt, vu surtout que Willis paraissait l’avoir pris
en affection. Évidemment, ce dernier aimait Charles et semblait désireux
d’entretenir avec lui de bons rapports. Charles, pourtant, goûtait aussi
peu sa manière de parler que celle de White; et lorsqu’il visita pour la
première fois son logement, il y trouva bien des choses qui choquèrent
son bon sens et ses principes religieux. Un grand crucifix d’ivoire,
enfermé sous verre, se faisait remarquer entre les fenêtres; une gravure
représentant la Sainte-Trinité, selon l’usage des pays catholiques,
était suspendue au-dessus de la cheminée; vis-à-vis était un tableau de
la Madone et de saint Dominique; sur la cheminée elle-même, se voyaient
un rosaire, un encensoir et d’autres signes de catholicisme dont Charles
ne connaissait pas l’usage; un missel, un rituel et quelques traités
catholiques étaient sur la table; et, comme il arriva chez Willis d’une
manière inattendue, il le trouva dans son fauteuil, revêtu d’un habit
qui ressemblait plutôt à une soutane qu’à une robe de chambre, et occupé
à lire le bréviaire. Virgile et Sophocle, Hérodote et Cicéron
paraissaient s’être cachés dans les coins, comme d’impurs païens; ou
avoir fui devant la terrible présence de l’ancienne Église. Charles
avait pris sur lui de protester contre quelques-unes de ces
singularités, mais tous ses efforts étaient restés inutiles.

La veille de son départ pour rentrer dans sa famille, il dut aller à
Folly Bridge payer une note. A son retour, il passait près d’une
chapelle qu’il avait toujours regardée comme appartenant à des
dissidents; quelle ne fut pas sa surprise d’en voir sortir Willis! A
peine s’il put en croire ses yeux; il savait bien que ce jeune étudiant
avait été retenu à Oxford comme lui, mais quel motif l’avait poussé à
une visite aussi extraordinaire que celle qu’il venait de faire? c’est
ce que Charles ne pouvait décider. «Willis!» cria-t-il, comme il
s’arrêtait. A cet appel, Willis rougit tout en s’efforçant de paraître à
l’aise. «Faites quelques pas avec moi, ajouta Charles. Qu’avez-vous donc
à faire dans cette chapelle? N’est-ce pas une assemblée de
dissidents?--Une assemblée de dissidents! s’écria Willis, surpris et
offensé à son tour; et quel motif a pu vous faire croire que je
fréquentais une assemblée de dissidents?--Pardon, reprit Charles, je
m’en souviens, maintenant; c’est une salle d’exposition. Cependant
c’était autrefois une chapelle; c’est ce qui m’a trompé. N’est-ce pas ce
qu’on appelait l’ancienne Chapelle Méthodiste? Jamais je n’y ai mis les
pieds; on y montrait le _Dio-astro-doxon_; c’est le nom, je crois, qu’on
donnait à cette exposition.» Charles tirait en long son discours, afin
de faire oublier sa méprise, car il était honteux du reproche qu’il
avait fait. Willis ne savait s’il voulait plaisanter, ou s’il parlait
sérieusement. «Reding, lui dit-il, ne continuez pas; vous
m’offensez.--Qu’est-ce donc? repartit Charles.--Vous en savez bien
assez; vous vous plaisez cependant à me tourmenter.--Pas du tout.--Eh
bien, c’est l’église catholique.» Un instant Charles ne répliqua pas:
«Mon ami, dit-il ensuite, à mes yeux votre explication ne vous justifie
guère; appelez-la comme vous voudrez, cette assemblée est une
assemblée dissidente; pourtant elle n’est pas de l’espèce que je
m’imaginais.--Laquelle voulez-vous dire?--Plutôt, dites-moi vous-même
quelle était votre intention en allant dans un tel lieu? car sachez-le,
vous avez agi contre votre serment.--Mon serment! Quel serment?--Il n’y
a pas de serment à cette heure, mais vous en avez fait un, il y a peu de
temps encore; c’est, du reste, un engagement solennel que tout étudiant
est obligé de prendre. Ne vous rappelez-vous pas votre inscription chez
le Vice-Chancelier, ni quelles déclarations et quels serments vous avez
faits?--J’ignore ce que j’ai fait; mon _tuteur_ ne m’a rien dit sur
cela. J’ai apposé ma signature sur un ou deux livres.--Vous avez fait
plus, j’en ai été informé très-exactement, vous vous êtes solennellement
engagé à garder les Statuts. Or, un des Statuts défend d’aller dans
toute espèce de chapelle ou d’assemblée de dissidents.--Les catholiques
ne sont pas dissidents.--Oh! ne parlez pas ainsi; vous savez que la
pensée du Statut est de les regarder comme tels. Il veut nous tenir
éloignés de toute espèce de culte, le nôtre excepté.--Mais c’est une
déclaration ou un vœu illégal; donc il ne lie pas.--Où avez-vous trouvé
ce faux-fuyant? C’est sans doute le prêtre de cette chapelle qui vous
l’a mis dans la tête.--Ce prêtre, je ne le connais pas; je ne lui ai
jamais adressé la parole.--En tout cas, cette réponse n’est pas de vous,
et elle ne vous sert de rien. Je ne suis pas casuiste, mais si notre
engagement est illégal, vous ne devriez pas continuer à jouir des
avantages auxquels il donne droit.--Quels avantages?--Votre toque et
votre toge; l’éducation de l’Université; la chance d’un
_scholarship_[48] ou d’un _fellowship_. Renoncez à toutes ces choses, et
puis déclarez, si vous voulez, et selon les règles, que vous êtes libéré
de votre engagement; mais ne voguez pas sous un faux pavillon.
N’acceptez pas le bienfait, et brisez la stipulation.--Vous le prenez
trop au sérieux; il y a une cinquantaine de statuts que vous ne gardez
pas vous-même plus que moi. Vous êtes très-inconséquent.--Si nous ne les
suivons pas, c’est sur des points, je suppose, dont les autorités ne
pressent pas l’exécution: par exemple, on ne nous oblige pas à nous
vêtir d’habits bruns, quoique les Statuts l’ordonnent.--Mais on a bien
l’intention de vous défendre de vous promener en castor dans High
Street, répliqua Willis, cela est si vrai que les Censeurs montent et
descendent constamment la rue, et vous renvoient au collége, s’ils vous
prennent en flagrant délit.--Mais ceci est une autre affaire, répartit
Charles changeant de terrain; votre cas à vous est matière de religion.
Il ne peut être permis de se rendre à des assemblées ou à des endroits
de culte étranger.--Mais, répliqua Willis, si nous ne faisons qu’une
même Église avec les Catholiques Romains, je ne puis comprendre, sur mon
honneur, comment c’est mal pour nous d’aller à eux, ou pour eux de venir
à nous.--je ne suis pas théologien, je ne comprends pas ce qu’on entend
par l’Église une, dit Charles; mais je sais bien qu’il n’y a pas dans le
pays d’évêque, d’ecclésiastique, ni d’homme d’Église sensé qui ne
tournât cet argument contre vous. C’est une pure absurdité.--Ne parlez
pas de la sorte, je vous prie, je me sens entraîné de tout mon cœur vers
le culte catholique: notre service est si froid!--C’est précisément la
raison de tout opiniâtre dissident, répondit Charles. Chaque pauvre
paysanne, qui, n’en sachant pas plus long, court après les Méthodistes,
ou après le cher M. Spoutaway, ou après le prédicateur savetier, vous
dit (je l’ai entendu de mes oreilles): «Oh! monsieur, je suppose que
nous devons aller là où nous trouvons le plus de bien. M. tel et tel va
à mon cœur, il m’attendrit.» Willis se mit à rire. «Eh bien, par le
temps où nous sommes, dit-il, la raison n’est pas mauvaise, je crois.
Pauvres âmes! quels meilleurs moyens ont-elles pour juger de leur
religion? Comment pouvez-vous espérer qu’elles goûteront ces paroles:
«L’Écriture nous touche?» Quant à ma démarche, vous y donnez réellement
trop d’importance. C’est seulement la seconde fois que j’ai visité la
chapelle catholique, et, je vous le dis sérieusement; je m’y trouve
l’âme pleine de respect et de piété; comme vous voudriez être aussi, je
pense. J’en sors vraiment meilleur: je ne puis prier dans notre église;
il y a là une mauvaise odeur qui m’indispose; et puis, les bancs
masquent tout: comment voir à travers une planche de sapin? Mais ici,
quand je suis entré, je trouve tout silencieux et calme; l’espace est
ouvert, et, dans un demi-jour, se montre le tabernacle, indiqué par la
lampe.» Charles paraissait mal à l’aise. «Willis, dit-il, vous
m’embarrassez. Que le ciel me garde de rien dire contre les Catholiques
Romains: je ne sais rien sur leur compte. Mais ce que je sais, c’est que
vous n’êtes pas membre de leur communion, et que vous n’avez rien à
faire chez eux. S’ils ont dans leur église les choses sacrées dont vous
parlez, il est certain, cependant, que ces choses ne sont pas les
vôtres; vous êtes un intrus. Je suis très-ignorant sur cette matière; je
n’aime pas à porter un jugement. Mais, laissez-moi vous le dire, c’est
se faire un jeu des choses saintes que de courir ici et là, de toucher
aux objets et de les goûter, de les accueillir et de les rejeter
ensuite. Je n’aime pas ces manières, ajouta-t-il avec véhémence; c’est
prendre des libertés avec Dieu.--Oh! mon cher Reding, ne parlez pas si
sévèrement, repartit le pauvre Willis; qu’ai-je fait de plus que vous ne
fussiez prêt à faire, si vous étiez en France ou en Italie? Est-ce donc
que vous n’entreriez pas dans les églises sur le continent?--Je veux
seulement décider un cas qui est devant mes yeux, répondit Charles;
quand j’irai à l’étranger, alors ce sera le moment de résoudre votre
question. C’est bien assez de connaître ce qu’on doit faire
présentement; or, il est clair pour moi que vous avez mal fait. Comment
êtes-vous arrivé à cette chapelle?--White m’y a conduit.--Alors, il y a
dans le monde un homme plus irréfléchi que vous. Y a-t-il beaucoup
d’étudiants qui la fréquentent?--Je l’ignore; un ou deux y sont venus
par curiosité; ils n’ont pas l’habitude d’y venir, au moins d’après ce
qu’on m’a dit.--Eh bien, reprit Charles, il faut que vous me promettiez
de ne pas y retourner. Allons, je ne vous lâche pas que vous ne m’ayez
fait cette promesse.--C’est trop demander», dit Willis avec douceur.
Dégageant alors son bras des mains de son ami, il s’éloigna subitement,
en criant: «Au revoir, au revoir; à notre prochaine partie de plaisir,
au revoir!»

  [48] A son origine, c’est-à-dire au moyen âge, le _scholarship_ était
    une bourse fondée au profit des étudiants pauvres; aujourd’hui il
    consiste simplement dans le prix d’un concours auquel tous les
    étudiants peuvent prendre part, pourvu qu’ils aient dix-neuf ans.

Il n’y avait rien à faire. Charles revint lentement au collége, se
disant à lui-même: «Mais, après tout, si l’Église catholique de Rome est
la véritable Église? Je voudrais savoir ce qu’il faut croire, nul ne
sait me satisfaire sur ce point, et me voilà ainsi abandonné à moi
seul.» Il lui vint ensuite à l’esprit: «Je suppose que j’en sais assez
pour ma direction personnelle, plus même que je ne pratique, et je
devrais certainement être content et plein de reconnaissance.»




CHAPITRE XII.

Le pressentiment.


Charles était un fils affectueux, aussi trouvait-il un bonheur ineffable
à vivre au sein de sa famille pendant les grandes vacances. Levé de
bonne heure, il travaillait jusqu’au _lunch_, et, dès ce moment, il
était tout entier à son père, à sa mère et à ses sœurs, pour le reste de
la journée. Il aimait le calme de la campagne; il aimait le cours
monotone du temps, alors qu’un jour n’est pas différent d’un autre; et
après avoir respiré l’atmosphère brûlante d’Oxford, le presbytère avec
sa solitude lui était comme un port après l’agitation des vagues. Les
mille opinions et les perplexités diverses qui l’avaient envahi de
toutes parts au collége étaient à cette heure comme le bruit lointain de
l’Océan; elles le rappelaient à la jouissance de sa sécurité présente.
Les prairies ondoyantes, les haies vertes, la vaste bruyère, les champs
de vaine pâture avec leur développement profond d’ormes sombres, la
haute futaie qui frange le sentier de l’horizon d’un village à l’autre,
et qui, coupée de temps en temps, se dessine en groupes ou se perd dans
les taillis, la porte elle-même, et la barrière[49] et la grand’route;
tout cela avait des charmes pour notre jeune ami, non pas sans doute
ceux de la nouveauté, mais ceux des vieilles connaissances; c’était
toute la poésie des souvenirs. Malgré son état de dilapidation et de
délabrement, avec son escalier extérieur, ses galeries disgracieuses,
ses fenêtres profondes, ses bancs incommodes, sa table basse, son
vestiaire abandonné et son odeur humide et terreuse, l’église, elle
aussi, éveillait des pensées agréables dans l’homme intérieur; car
c’était là que, pendant plusieurs années, il avait entendu son père,
tous les dimanches, faire la lecture et prêcher; là se trouvaient les
tombeaux antiques avec leurs inscriptions latines et leurs devises
étranges, les écriteaux noirs avec des lettres blanches, les _Resurgam_,
les crânes grimaçants, les seaux à incendie, les couleurs fanées de la
milice, et le vieux clerc, brave homme, presque passé à l’état
d’immeuble, portant toujours sa perruque galloise sur les oreilles et
disant ses répons à tort et à travers. Toutes ces choses avaient frappé
l’imagination de Charles dans son enfance et elles lui avaient laissé un
profond sentiment de respect. Et puis d’ailleurs, il était là désormais
dans sa maison; là il retrouvait son appartement bien connu, la routine
avec ses délices, son propre arrangement, son comfort: en un mot, son
chez lui, vieil et véritable ami, d’autant plus cher à son cœur que
maintenant il en connaissait d’autres.--Où serai-je dans un temps à
venir? se dit-il un jour à lui-même; je l’ignore. Je ne suis qu’un
enfant; bien des événements, auxquels je n’ai pas songé, que mon
imagination ne saurait mesurer, peuvent m’arriver avant que je meure, si
toutefois je vis. Mais ici, au moins, et en ce moment, je suis heureux,
et je veux jouir de mon bonheur. Certaines personnes disent que le plus
beau temps de la vie est celui de l’école; cela n’exclut pas le collége.
Je suppose que ce sont les soucis qui rendent la vie si lourde. Pour le
moment, je n’ai ni soucis, ni responsabilité; j’en aurai bien sans doute
un peu pour prendre mes grades. Les soucis sont une terrible chose; j’en
ai eu quelque idée autrefois, à l’école. Que c’est curieux à penser: un
jour j’aurai vingt-cinq ou trente ans! Comme les semaines s’écoulent
vite! les vacances touchent déjà à leur terme! Oh! je suis si heureux!
cela me fait peur. Mais j’aurai de l’énergie au jour venu.

  [49] La barrière d’enclos ou de haie (_the style_). La forme en est
    très-variée et très-ingénieuse.

Parfois cependant les pensées de Charles prenaient une tournure plus
triste, et il anticipait sur l’avenir d’une manière plus vive qu’il ne
jouissait du présent. Un ami de la maison, M. Malcolm, était venu les
voir après une absence de plusieurs années. Sa visite fit plaisir à
Reding; et le bon fellow partagea ce bonheur. Un nouveau pays et un
cercle de famille avaient pour lui des charmes ineffables, après sa vie
de garçon au collége. M. Malcolm avait été un grand ami de Charles et de
ses sœurs pendant leur enfance. Mais à cette heure, l’affection que
ceux-ci lui conservaient ne vivait, en grande partie, que de souvenirs.
Lorsqu’il leur racontait des histoires amusantes, ou qu’il leur
permettait de grimper sur ses genoux et de lui enlever ses lunettes, il
faisait tout ce qu’il faut pour gagner des cœurs d’enfants; mais c’est
avec d’autres armes qu’on parvient à conquérir le cœur de la jeunesse.
Qu’y a-t-il donc de surprenant que M. Malcolm ne vécût dans leur esprit
que par prescription? Le brave homme ne savait rien de cela, et il n’y
aurait pas, au reste, beaucoup songé, si toutefois il s’en était aperçu;
car, semblable à bon nombre de personnes avancées en âge, il se faisait
trop lui-même son propre centre, ne se donnait pas la peine de pénétrer
dans l’esprit des autres, ne s’inquiétait pas de leur faire plaisir, ni
de trouver en eux sa satisfaction. Il était bon et affable envers
Charles et ses sœurs comme il l’aurait été à l’égard d’un serin ou d’un
bichon; c’était une espèce d’amour externe; et quoique les enfants de M.
Reding fussent très-bien avec lui, ils ne sentaient pas son absence
quand il partait, ils n’auraient pas été peinés d’apprendre qu’il ne
devait plus revenir. Charles le conduisait dans la campagne, il lui
timbrait ses lettres, avait soin de lui faire arriver les journaux de la
ville voisine; il écoutait ses histoires sur Oxford et sur les hommes
d’Oxford. Il l’aimait vraiment, il désirait même lui être agréable; mais
quant à le consulter sur des matières sérieuses, ou à s’adresser à lui
pour demander des consolations dans ses peines, il aurait plutôt eu la
pensée de se confier à Daniel le colporteur ou au vieil Isaac qui, le
dimanche, jouait du basson.

«Comment vos pêches se trouvent-elles cette année, monsieur Malcolm?»
demanda un jour M. Reding à son hôte, après le dîner.--Vous devriez
savoir que nous n’avons pas de pêches à Oxford, répondit M.
Melcolm.--Alors, ma mémoire me trompe; mais, il me semble y avoir vu des
pêches d’octobre, et de très-belles pêches même.--Ah! vous voulez parler
des pêches du vieux Tom Spindel, le jockey», reprit M. Malcolm. «C’est
vrai, il avait un pan de mur de briques, et il en était très-fier. Mais
quand les pêches arrivent, il n’y a personne à Oxford pour les manger;
aussi, l’arbre comme le fruit y est une grande rareté. Oxford n’était
pas si dépourvu autrefois, il y reste les vieux mûriers, en souvenir de
jours meilleurs.--A cette époque également, je le suppose, dit Charles,
les fruits les plus coûteux n’y étaient pas cultivés. Les mûriers sont
le témoignage non-seulement d’un collége nombreux, mais des goûts
simples.--Charles fait secrètement la guerre à nos serres chaudes, dit
M. Reding, comme si notre premier père ne préférait pas les fruits et
les fleurs au bœuf et au mouton.--Pas du tout, répliqua Charles, je
regarde les pêches comme une chose excellente; et quant aux fleurs,
j’aime passionnément leurs odeurs.--Charles a dès lors quelque théorie
sur les odeurs, je le parierais, reprit son père; je ne connus jamais
d’enfant qui décidât ainsi de ses goûts et de ses répugnances selon la
fantaisie. Il commença à aimer les olives dès qu’il lut l’_Œdipe_ de
Sophocle, et je crois vraiment que bientôt, par dégoût du roi Guillaume,
il ne mangera plus d’oranges.--Tout le monde agit ainsi, repartit
Charles. Qui ne voudrait être à la mode? Notre tante Catherine appelle
une année son chapeau délicieux, et le traite d’épouvantail l’année
suivante.--Vous avez raison, papa, dans cette circonstance, dit la
fille; sans savoir quel est son motif, je sais que Charles en a un pour
savourer le parfum de la rose ou distiller la lavande.--Quel est-il, ma
chère Marie?--_Vous êtes des restes des berceaux d’Éden_», répondit la
fille.--Eh bien, papa, c’était précisément la raison que vous
donnez.--Il y a plus que celle-là, reprit M. Reding, si toutefois je
connus jamais ce que c’était.--Il pense que l’odorat est un sens plus
spirituel que les autres, ajouta Marie en souriant.--Quel enfant né pour
les paradoxes! s’écria sa mère.--Cependant, c’est ainsi d’une certaine
façon, reprit Charles; mais je ne puis l’expliquer. Les odeurs et les
sons sont plus aériens, moins matériels; ils n’ont pas de forme, de même
que les anges.» M. Malcolm se mit à rire. «Soit, je vous l’accorde,
Charles, dit-il; les anges ont de la longueur sans largeur.--Avez-vous
jamais ouï pareille chose?» s’écria madame Reding riant à son tour; «ne
l’encouragez pas, monsieur Malcolm; vous êtes pire que lui. Des anges
longs sans largeur!--Ils passent d’un lieu à l’autre; ils vont, ils
viennent, continua M. Malcolm.--Les odeurs évoquent le passé si
vivement! ajouta Charles.

«Mais les sons, assurément, éveillent ce passé plus que les odeurs, dit
M. Malcolm.--Pardon, c’est l’inverse, à mon avis, répliqua
Charles.--C’est un paradoxe, mon jeune ami; l’odeur du rosbif n’a jamais
eu d’autre puissance que d’éveiller chez un homme le souvenir du dîner;
mais les sons émeuvent et inspirent les âmes.--Mais, monsieur, reprit
Charles, songez que les odeurs sont complètes en elles-mêmes, sans être
formées de parties. Songez combien différente est l’odeur entre une rose
et un œillet, entre un œillet et un pois de senteur, entre un pois de
senteur et une giroflée, entre une giroflée et le lilas, entre le lilas
et la lavande, entre la lavande et le jasmin, entre le jasmin et le
chèvre-feuille, le chèvre-feuille et l’aubépine, l’aubépine et la
jacinthe, la jacinthe...--Grâce! grâce! Charles, vous allez nous donner
tout le catalogue de Loudon.--Et ce ne sont que les odeurs des fleurs;
quelle différence d’odeur entre les fleurs et les fruits, les fruits et
les épices, les épices et le rosbif ou les côtelettes de porc, et ainsi
de suite! Voici maintenant ma conclusion: ces odeurs sont parfaitement
distinctes les unes des autres et _sui generis_; elles ne peuvent jamais
être confondues; cependant, chacune se communique à la perception en un
instant. La perspective demande un grand espace, un air est une
succession de sons; mais les odeurs sont d’un seul trait spécifiques et
complètes, quoique indivisibles. Qui jamais a pu partager en deux une
odeur? Elles ne demandent ni temps ni espace; ainsi elles sont
immatérielles ou spirituelles.--Charles n’a pas été à Oxford pour rien»,
dit sa mère en riant et en jetant un coup d’œil à Marie; «voilà ce que
j’appelle de la vigoureuse logique!»

«Bien terminé, Charles, s’écria M. Malcolm; et maintenant, puisque vous
avez des notions si claires sur la puissance des odeurs, vous devriez,
comme un certain homme, être satisfait en flairant votre dîner, et
engraisser par ce moyen. C’est une honte de vous voir assis à table.--Eh
bien, monsieur, il est au moins des gens qui paraissent s’engraisser
avec le tabac.--Fi donc! Charles; vous m’avez vu user de ma boîte au
réfectoire pour me tenir éveillé après le repas; mais certainement
jamais autre part. Je prends ma tabatière avec moi simplement comme un
jouet; j’y tiens, parce qu’on m’en a fait cadeau. Il vous aurait fallu
vivre au temps de ma jeunesse. Vous auriez vu alors le vieux docteur
Troughton de Nun’s Hall qui tenait son tabac dans sa poche, et la
vieille Vice-Principale, madame Daffy, qui avait l’habitude d’en mettre
une traînée sur son bras et de l’aspirer bravement. Les docteurs en
médecine, eux aussi, non moins que leurs confrères en théologie, en
usaient avec largesse; ceux-là, comme un préservatif contre les
infections, ceux-ci contre le sommeil dans l’église.--Maintenant, ils
prennent du vin contre les infections, dit M. Reding; c’est un
préservatif plus sûr.--Du vin! s’écria M. Malcolm, oh! ils n’en buvaient
pas moins jadis, l’avez-vous donc oublié? En certaines occasions
solennelles, ils se faisaient même un point d’honneur d’enivrer tout le
collége, depuis le Vice-Principal jusqu’aux domestiques. Grâce à leurs
femmes, les chefs des établissements restaient dans les bornes du
devoir; néanmoins, je vous l’assure, le Dieu de la gaieté s’approchait
_très-près_ de M. le Vice-Chancelier lui-même. Vivait alors le vieux
docteur Sturdy, de Saint-Michel, le grand martinet de son temps. Un
jour, le roi passait à Oxford; Sturdy, homme de haute taille, à la
contenance roide et à la face de fer, devait aller à sa rencontre, en
procession, à Magdalen-Bridge, et il descendait, précédé de ses masses
d’or et d’argent, de ses porte-verges, des chapeaux à cornes et du
reste. Or, parmi les gens de sa suite, pas un qui ne fût ivre. Je vous
laisse à penser l’effroi du bon vieil homme: Sa Majesté dans le
lointain, et sous son propre nez tout son monde chancelant de droite et
de gauche, et le menaçant de le quitter pour le ruisseau avant la fin de
la marche.--Personne ne peut s’enivrer avec du tabac, je vous l’accorde,
reprit M. Reding; mais si le vin a fait du mal à quelques-uns, il a fait
tant de bien à d’autres!--La poudre pour les cheveux n’est pas meilleure
que le tabac, ajouta Marie, qui préférait le premier sujet de
conversation. Vous connaissez le vieux M. Butler, de Cooling; sa
perruque est si grande et si couverte de poudre, que toutes les fois
qu’il remue la tête, je suis sûre d’éternuer.

--Ah! mais ce ne sont là que des accidents, mademoiselle», repartit M.
Malcolm, troublé par ce coup porté à la conversation et s’échappant, de
mauvaise grâce, d’un autre côté; «des accidents après tout. Les vieilles
gens sont toujours les mêmes; et les jeunes aussi. Chaque âge a ses
caprices. Si M. Butler ne portait pas perruque, il y aurait néanmoins
chez lui quelque chose de singulier et d’étrange pour de jeunes yeux.
Charles, ne devenez pas vieux garçon. Personne ne s’inquiète des
vieilles gens. Mariez-vous, mon cher; choisissez de bonne heure une
femme jeune et vertueuse, qui aura pour vous de douces attentions.»
Charles rougit légèrement, et sa sœur se mit à rire, comme si sur ce
point il y avait quelque mystère entre eux. M. Malcolm continua:
«N’attendez pas jusqu’à l’âge où vous aurez besoin de quelqu’un qui vous
achète de la flanelle pour votre rhumatisme ou la goutte; mariez-vous de
bonne heure.--Vous voulez bien, toutefois, qu’auparavant je prenne mes
grades?--Certainement, prenez votre titre de maître ès-arts, si vous
voulez; mais ne devenez pas vieux _fellow_. N’attendez pas la
quarantaine; on fait souvent d’étranges bévues.--Lorsque le temps
viendra, notre bien-aimé Charles fera, j’en suis sûre, un bon et
affectueux mari, répondit la mère; et ce temps viendra, mais pas encore.
Oui, mon cher enfant, ajouta-t-elle en lui faisant un signe de tête,
vous ne pourrez échapper à votre destinée quand l’heure sera venue.--Il
faut que vous le sachiez, dit M. Reding à son hôte, Charles, en ce
moment, est romanesque dans ses idées; à ses yeux, je le crois, personne
n’est assez bon pour lui. Oh! mon cher fils, que je ne vous inquiète
pas: je ne fais allusion à rien de sérieux; mais, quoi qu’il en soit,
notre jeune étudiant ne s’est pas bien tiré d’affaire auprès de quelques
demoiselles qui s’attendaient à plus d’attention de sa part.--Je vous
assure, papa, reprit Marie, que Charles est plein d’attentions quand il
y a lieu, et qu’il épie toujours le moment de rendre service; seulement,
il se tire mal du babillage féminin.--Tout viendra en son temps, ma
chère, reprit madame Reding; un bon fils fait un bon mari.--Et un tendre
papa, ajouta M. Malcolm.--Oh! grâce, monsieur, s’écria le pauvre
Charles; comment ai-je mérité tout ceci?--Soit, continua M. Malcolm; et
les demoiselles, également, doivent se marier de bonne heure.--Allons,
Marie, voici votre tour», s’écria Charles; et prenant sa sœur par la
main, il releva le châssis et s’échappa avec elle dans le jardin.

Ils traversèrent la pelouse et vinrent se réfugier dans un bosquet. «Que
c’est étrange!» dit Marie comme ils parcouraient l’allée tortueuse,
«nous aimions tant M. Malcolm dans notre enfance; aujourd’hui, je l’aime
encore, sans doute, mais il ne me paraît plus le même.--Nous sommes plus
âgés, lui répondit son frère; d’autres objets nous préoccupent.--Il
était si bon! continua Marie; avec quelle impatience n’attendions-nous
pas le jour où il devait venir! «Faites en sorte d’être sages quand M.
Malcolm sera ici», nous disait alors maman; et l’on pouvait être sûr que
le brave homme nous apportait ou un gâteau des rois, ou une arche de
Noé, ou quelque chose de semblable. Et puis il jouait avec nous, et nous
permettait de lui faire des niches.--Ce n’est pas lui qui est changé,
reprit Charles, mais nous; nous avons déjà changé, et nous changerons
encore.--Quelle bénédiction n’est-ce pas, dit sa sœur, que nous soyons
si heureux comme famille! Si nous changeons, changeons tous ensemble,
comme les pommes d’un même arbre: quand l’une tombe, les autres tombent
également. Et c’est ainsi que nous resterons toujours les mêmes les uns
à l’égard des autres.--C’est une bénédiction, vraiment, repartit
Charles; nous sommes comblés de tant de faveurs que parfois j’en suis
effrayé.» Sa sœur le regarda fixement. Il fit un léger sourire pour
faire oublier le côté trop sérieux de ses paroles. «Vous sauriez ce à
quoi je fais allusion, chère Marie, si vous aviez lu Hérodote. Un tyran
de la Grèce, redoutant son excessive prospérité, voulut faire à la
fortune le sacrifice de l’objet qu’il estimait le plus; il prit donc un
anneau de son doigt et le jeta dans la mer. Il s’imposait ce sacrifice
pour prévenir les terribles coups du ciel.--Mais, mon très-cher ami, si
nous ne faisons que jouir avec reconnaissance des bienfaits de Dieu, et
que nous prenions garde d’y attacher nos cœurs ou d’en abuser, pourquoi
craindrions-nous d’en voir tarir la source?--Eh bien, bonne Marie, il y
a un texte qui pèse toujours sur mon esprit: «Réjouissez-vous avec
tremblement.» Je ne puis prendre à rien un plaisir complet et sans
limites.--Pourquoi pas, si vous considérez tout comme un bienfait de
Dieu?--Je ne puis m’en défendre; c’est ma manière de voir; cela peut
être de la prudence égoïste, pour ce que j’en sais, mais je suis sûr que
si je donnais mon cœur à une créature, je la ravirais à Dieu. Qu’il me
serait facile d’idolâtrer ces délicieuses promenades que nous
connaissons depuis tant d’années!»

Ils se promenèrent en silence. «Eh bien, reprit Marie, quelque malheur
qui arrive, comme famille nous ne serons affectés par aucun changement.
Tant que nous serons nous, nous serons les uns à l’égard des autres ce
qu’aucune chose étrangère ne pourrait être pour nous, le bonheur
lui-même comme l’infortune.» Charles ne répondit pas. «Qu’avez-vous
donc, Charles? dit-elle en s’arrêtant et en fixant les yeux sur lui;
puis elle écarta doucement ses cheveux, et caressant son front, elle
ajouta: «Vous êtes si triste aujourd’hui!--Très-chère Marie, il n’y a
rien vraiment; je pense que c’est M. Malcolm qui m’a dérangé. C’est si
stupide de parler de l’avenir d’un garçon comme moi. Ne prenez pas cet
air inquiet, je n’ai rien en tête: seulement, cela m’ennuie.» Marie
laissa échapper un sourire. «Ce que je voulais dire, continua Charles,
c’est que nous ne pouvons compter sur rien ici-bas, et que c’est folie
d’édifier sur l’avenir.--Mais nous pouvons nous reposer les uns sur les
autres, répéta sa sœur.--Ah! chère amie, ne parlez pas ainsi, cela
m’effraie.» Marie considéra son frère avec surprise et fut presque
effrayée elle-même: «Très-chère, continua-t-il, je n’ai rien en tête;
mais toutes choses sont si incertaines en ce monde!--Nous sommes sûrs
l’un de l’autre, Charles.--Oui, Marie», et il l’embrassa avec affection,
«c’est vrai, très-vrai». Puis il ajouta: «Tout ce que je voulais dire,
c’est qu’il y a de la présomption à parler de la sorte. David et
Jonathas furent séparés; n’en fut-il pas de même de saint Paul et de
saint Barnabé?» De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Marie. «Oh!
quel imbécile je suis, reprit Charles, de vous tourmenter ainsi pour
rien! Non, je veux seulement dire qu’il n’y a qu’un être _seul_ qui ne
puisse pas mourir, qui ne change jamais: un seul! Il n’y a pas de mal à
se le rappeler. Vous souvenez vous des beaux vers de Cooper? Je les sais
sans les avoir appris; ils me frappèrent si fort la première fois que je
les lus!» Et il se mit à les réciter:

    En Toi, Verbe Éternel, tout esprit a sa source,
    Son centre et son appui. Mais, hélas! dans sa course
    S’il s’éloigne de Toi, soudain, dans son malheur,
    Il erre sans espoir, sans paix et sans honneur.
    Par Toi, Verbe Éternel, le fardeau de la vie
    Est rendu moins pesant. L’ardeur qui vivifie,
    La force dans les maux, les succès glorieux:
    Voilà tes dons. Mais Toi, souverain généreux,
    De ces dons Tu nous es toi-même la couronne,
    Vois notre pauvreté; fais-nous, fais-nous l’aumône.
    Quelle richesse en nous, si Tu veux nous bénir!
    Ici-bas, accomplis toujours ton saint désir.




CHAPITRE XIII.

Un assaut chaleureux mais prématuré.


Cependant le mois d’octobre venait de s’ouvrir, et naturellement les
pensées de Charles se tournèrent de nouveau vers Oxford. Les dernières
semaines des vacances écoulées, notre jeune étudiant s’empressa de faire
ses malles. M. Reding vit partir son fils avec peine; son émotion fut
plus grande même que lorsqu’il l’envoya pour la première fois à l’école.
Il voulut, malgré la goutte qui le tourmentait, le conduire lui-même en
phaéton à la ville voisine, d’où l’omnibus se rendait au chemin de fer.
Mais lorsque le moment de la séparation arriva, il ne pouvait laisser
aller sa main, comme s’il avait eu à dire quelque chose qu’il ne pût se
rappeler, ou exprimer une pensée qui le tourmentât. «Allons, dit-il
enfin, nous serons bientôt à Noël. Il faut nous quitter; à quoi bon
retarder davantage? Écrivez-nous dans peu de jours, cher enfant, et
dites-nous bien tout ce qui vous concerne, vous et vos maîtres.
Parlez-nous de vos amis; ce sont sans doute d’excellents garçons; mais
j’ai grande confiance dans votre sagesse; vous en avez plus que certains
d’entre eux. Votre _tuteur_ paraît un homme estimable, d’après ce que
vous m’avez dit.» Il continua, rappelant les conversations qu’il avait
eues souvent avec Charles. «C’est un homme solide, d’un jugement sain,
que ce M. Vincent. Sheffield a trop d’esprit; il est jeune: vous avez
une tête plus mûre. Il n’est pas nécessaire que j’aille plus loin; je
vous ai déjà dit tout cela et vous pourriez, d’ailleurs, arriver trop
tard pour le chemin de fer. Allons, que Dieu vous bénisse, mon bon
Charles, et qu’il fasse de vous une bénédiction pour nous tous.
Puissiez-vous être encore plus heureux et meilleur que votre père! J’ai
toujours été béni pendant ma vie, prodigieusement béni. Les bénédictions
ont été répandues sur moi bien au delà de mes mérites, puissiez-vous en
obtenir deux fois plus! Au revoir, mon bien-aimé Charles, au revoir.»

Charles, avant de rentrer au collége, devait passer un ou deux jours
chez un de ses parents qui demeurait tout près de Londres. Pendant son
séjour dans cette maison, il lui arriva une lettre transmise de chez
lui, et datée de cette dernière ville. C’était Willis qui lui écrivait
pour lui annoncer qu’il avait pris une résolution importante, et qu’il
ne reviendrait pas à Oxford. Charles se retrouvait subitement dans le
monde, plongé dans le tourbillon des opinions. Quel triste contraste
avec sa vie calme de famille! Il n’y avait pas à se tromper sur le vrai
sens de la lettre; et notre jeune ami partit tout de suite avec
l’espérance d’en trouver l’auteur à la maison d’où elle était datée.
C’était un logement au bout du quartier ouest de la ville. Il y arriva
vers midi.

Il trouva Willis en compagnie d’un personnage qui paraissait plus âgé
que lui de deux ou trois ans. A la vue de Charles, Willis tressaillit:
«Qui l’aurait pensé! Qu’est-ce qui vous amène ici? s’écria-t-il, je vous
croyais dans votre famille»; et s’adressant à son compagnon: «C’est
l’ami dont je vous ai entretenu, Morley. Quelle heureuse réunion!
Asseyez-vous, cher Reding; j’ai bien des choses à vous dire.» Charles
s’assit tout en suspens, et ses yeux se fixèrent sur Willis avec une si
vive anxiété, que celui-ci fut forcé de s’expliquer brièvement: «Reding,
dit-il, je suis catholique.» Terrifié à ces mots, Charles se jeta en
arrière sur sa chaise et pâlit. «Mon cher Reding, qu’avez-vous donc?
Pourquoi ne me parlez-vous pas?» Vaines demandes; Charles gardait le
silence; à la fin, se penchant en avant, les coudes appuyés sur ses
genoux, et la tête dans ses mains, il dit à voix basse: «O Willis,
qu’avez-vous fait!--Ce que j’ai fait? Ah! ce que vous devriez faire,
vous, ainsi que la moitié d’Oxford. O Reding, si vous connaissiez mon
bonheur!--Hélas! hélas! mais quel bien fait ici ma présence? Soyez
heureux, Willis; adieu!--Non, mon cher Reding, vous ne me quitterez pas
si vite, étant venu me trouver si inopinément. Vous avez fait d’ailleurs
une longue course. Asseyez-vous, vous êtes un brave garçon. Nous
prendrons notre _lunch_, et vous ne nous quitterez pas sans y
participer.» Tout en parlant, il prit le chapeau de Charles, et
celui-ci, sous le poids de sentiments divers, le laissa faire. «O
Willis, vous voilà donc séparé de nous pour toujours; vous avez choisi
votre chemin; pour nous nous gardons le nôtre; nos voies sont
différentes.--Non, mon ami; il faut que vous me suiviez, et nous serons
encore unis.» Charles fut presque offensé. «Je dois absolument vous
quitter, si vous parlez de la sorte, reprit-il, et il se leva.--Pardon,
Charles, je vous prie, je ne le ferai plus; mais je ne pouvais m’en
empêcher. Je ne suis pas dans un état normal; je suis si heureux!»

Il vint une pensée à Reding. «Racontez-moi, Willis, votre véritable
position; en quel sens êtes-vous catholique? Qu’est-ce qui vous empêche
de revenir avec moi à Oxford?» Le compagnon de Willis s’interposa: «Je
prends peut-être une trop grande liberté, dit-il; mais M. Willis a été
régulièrement reçu dans l’Église catholique.--Je ne vous ai pas
présenté, mon cher, reprit Willis. Reding, permettez-moi de vous
présenter M. Morley; Morley, monsieur Reding. Oui, Reding, je dois à
monsieur d’être catholique. Nous avons fait ensemble un tour sur le
continent, et nous avons rencontré en France un excellent prêtre qui a
consenti à recevoir mon abjuration.--Je pense que ce prêtre aurait bien
fait d’examiner l’état de votre esprit avant d’agir ainsi, reprit
Charles; Willis, vous n’êtes pas homme à devenir catholique.--Que
voulez-vous dire?--Que vous êtes plutôt un dissident qu’un catholique.
Je vous demande pardon, ajouta-t-il, voyant le regard animé de Willis,
mais permettez-moi d’être franc. Vous vous êtes attaché à l’Église de
Rome, non comme un enfant à sa mère, mais comme un esprit fantasque et
vagabond. Vous en avez fait une affaire d’imagination, de goût; ou bien,
excusez-moi, vous avez agi comme un enfant gourmand vis-à-vis d’un objet
qui le tente, et vous avez poursuivi votre but en désobéissant aux
autorités établies.» Poussé à bout par ce langage, Willis répliqua qu’il
croyait se rappeler un texte qui proclamait qu’il _vaut mieux_ obéir à
Dieu qu’aux hommes. «Je _vois_ que vous avez désobéi aux hommes,
repartit Charles; _j’espère_ que vous avez obéi à Dieu.» Willis le
trouva brusque et ne voulut pas répondre.

M. Morley prit la parole: «Si vous connaissiez mieux les circonstances,
dit-il, vous jugeriez différemment sans doute. Je regarde M. Willis
comme étant précisément l’homme pour qui c’était un devoir de se réunir
à l’Église, et il fera un très-bon catholique. S’il y a quelqu’un qui
mérite des reproches, c’est moi que vous devez blâmer, et non le
vénérable prêtre qui a reçu son abjuration. L’excellent homme voyait sa
piété, ses larmes, son humilité, son désir ardent; mais il n’a connu
l’état de son esprit que par moi qui parlais mieux le français que
Willis. Il a eu, toutefois, assez de conversations avec lui en français
et en latin. Il ne pouvait rejeter une âme qui lui demandait de la
sauver; c’était impossible. Si vous aviez été à sa place, vous auriez
agi de même.--Soit, monsieur; peut-être ai-je été injuste à son égard et
envers vous, reprit Charles; néanmoins, je n’augure pas bien de cette
conduite.--Vous jugez, monsieur, permettez-moi de vous le dire, de
choses que vous ne connaissez pas, répondit M. Morley. Vous ignorez ce
que c’est que la Religion Catholique; vous ne savez pas ce qu’est la
grâce ou le don de la foi.» L’interlocuteur était laïque; il parlait
avec une force d’autant plus pénétrante qu’elle était calme. Charles
sentit un blâme indirect dans le ton de M. Morley. Sa bonne éducation
lui fit comprendre qu’il avait été trop violent en présence d’un
étranger; cependant, il ne se sentait pas moins sûr de sa cause. Il se
tut avant de répondre; puis il ajouta en peu de mots, qu’il ne
connaissait pas l’Église Romaine, mais qu’il connaissait M. Willis. Il
ne pouvait s’empêcher d’exprimer son opinion sur le funeste résultat de
cette affaire. «J’ai toujours été catholique, reprit M. Morley; ainsi,
je ne puis porter un jugement sur les membres de l’Église anglicane;
mais ce que je sais, c’est que l’Église Catholique est la seule
véritable. Je puis me tromper en bien des choses, je ne puis errer sur
ce point. D’autre part, je sais que la foi catholique est une, et
qu’aucune autre Église n’a la foi. L’Église d’Angleterre n’a pas la foi.
La foi, vous ne l’avez pas non plus, mon cher monsieur.»

M. Morley venait de frapper un grand coup. Les controverses d’Oxford
revinrent en ce moment à l’esprit de Charles; mais il retrouva aussitôt
son aplomb. «Vous ne vous attendez pas, je pense, dit-il en souriant,
que moi, qui suis encore un enfant, je sois en état d’argumenter avec
vous, de défendre mon Église, ou d’expliquer sa foi. Je suis content de
garder cette foi, de croire ce qu’elle croit, sans faire profession
d’être théologien. Cette doctrine est celle que j’ai apprise à Oxford.
N’étant qu’un simple étudiant, quel peut être mon bagage scientifique?
Peu de chose. Excusez-moi donc, monsieur, si je refuse la controverse
avec vous. Il était naturel que j’argumentasse avec Willis; nous sommes
égaux, et nous nous comprenons l’un l’autre; mais, je le répète, je ne
suis pas théologien.--Mon cher Reding, s’écria Willis à ces mots, je
vous dis seulement, _venez et voyez_. Ne restez pas à la porte, occupé
de syllogismes; mais pénétrez dans la grande demeure de l’âme, entrez et
adorez.--Mais, répliqua Charles, certainement, Dieu veut que nous nous
laissions guider par la raison. Je ne veux pas dire que la raison est
tout, mais du moins elle est quelque chose. Évidemment, nous ne pouvons
agir sans elle ou contre elle.--Mais le doute n’est-il pas un état
épouvantable? un état très-périlleux? Oui, il n’y a de sûr que l’état de
foi. Or, avez-vous la foi, dans votre Église? Je vous connais assez pour
affirmer que vous ne l’avez point: où donc en êtes-vous?--Willis, vous
m’avez très-mal compris; dix mille pensées traversent l’esprit, et en
admettant même qu’il soit sage de tourner contre un homme quelques-unes
de ses paroles, peut-on regarder comme des convictions tout ce qui sort
de sa bouche? Cela, me semble-t-il, ne serait pas juste. Vous devez
faire allusion à quelques mots que j’ai oubliés, et qui n’étaient pas
l’expression réelle de mes sentiments. Voulez-vous dire que je n’ai pas
de culte? Et le culte ne suppose-t-il pas la foi? J’ai beaucoup à
apprendre, j’en suis convaincu; mais c’est auprès de l’Église qui
protégea mon berceau et qui répond à mes besoins, que je veux
m’instruire des choses divines.--Il avoue qu’il n’a pas la foi; il
avoue qu’il est dans le doute. Mon cher Reding, pouvez-vous,
consciencieusement, soutenir que vous êtes dans une ignorance invincible
après ce qui s’est passé entre nous? Or, supposez, pour une seconde, que
le Catholicisme est vrai, n’est-il pas certain que vous avez
présentement une occasion de l’embrasser? Et si vous ne le faites pas,
êtes-vous dans un état où vous pourriez mourir en sûreté?

Reding était embarrassé, c’est-à-dire qu’il ne pouvait analyser et
traduire assez promptement en paroles la réponse que sa raison lui
suggérait aux interrogations rapides de Willis. M. Morley avait gardé le
silence, de peur que Charles n’eût à la fois deux adversaires à
combattre. Mais voyant que Willis se taisait et que Charles ne
répliquait pas, il prit la parole. Il dit que, dans l’Écriture, tous
ceux qui avaient été appelés avaient obéi promptement, et que
Notre-Seigneur n’avait pas voulu même permettre à un jeune homme d’aller
ensevelir son père. Charles répondit que dans ce cas la voix du Christ
s’était fait positivement entendre; il était sur la terre dans un corps
visible; mais, maintenant, la question véritable était: Quelle est la
voix du Christ? et puis, l’Église de Rome parle-t-elle, oui ou non, la
parole du Christ? Évidemment nous devions agir avec prudence; le Christ
ne pouvait désirer que nous agissions autrement. Quant à lui, il n’avait
pas de doute qu’il ne fût où la Providence le voulait; mais alors même
qu’il aurait des doutes pour savoir si le Christ l’appelait autre part
(pure hypothèse pour le moment), il avait la conviction que le divin
maître l’appellerait par la voix et la méthode d’un examen sérieux.
Cette prudence était le moyen divinement établi pour arriver à la
vérité.--Prudence! s’écria Willis, une prudence comme celle de saint
Thomas, je suppose, lorsqu’il voulut voir avant de croire.» Charles
hésitait pour répondre. «Je le vois», continua Willis; et, se levant
debout, il saisit le bras de Reding: «Venez, mon cher ami, venez avec
moi tout de suite; allons trouver un bon prêtre qui demeure à deux pas
d’ici. Vous serez reçu aujourd’hui même. Mettez votre chapeau.» Et avant
que Charles pût montrer de la résistance, il était déjà à moitié hors de
la chambre. Il ne put s’empêcher de rire, malgré cette vexation. Il
dégagea son bras, et s’assit résolument: «Pas si vite, dit-il, nous ne
sommes pas tout à fait de cette espèce de gens.» Willis parut un moment
embarrassé. «Soit, dit-il ensuite, du moins vous devez aller en
retraite; vous devez y aller sur-le-champ. Morley, savez-vous quand M.
de Mowbray ou le père Augustin donnera sa prochaine retraite? Reding,
c’est précisément ce qui vous manque, et ce dont tout Oxford a besoin.
J’espère que vous ne me refuserez pas.» Charles le regarda en face et
sourit. «Ce n’est pas ma ligne de conduite, dit-il enfin. Je me rends à
Oxford; rien ne peut m’empêcher d’y aller. Je suis venu ici pour vous
rendre service; je ne puis y réussir, je m’en vais donc. Si je pouvais
vous être utile... mais il n’y a plus d’espoir. Oh! cela me fait mal au
cœur.» Et il se mit à frotter son chapeau avec ses gants, comme s’il
était sur le point de se lever, tout en ayant de la peine à le faire.

Morley entra alors en lice. Il parla tout le temps comme un homme de
bonne éducation et d’une vraie piété, mais avec une grande ignorance des
protestants, ou de la manière dont on doit les traiter. «Excusez-moi,
monsieur Reding, dit-il, si, avant votre départ, j’ajoute encore un mot.
Je suis très-sensible à la lutte qui assiégé votre esprit, et je vous
assure que ce n’est pas à moi de vous parler avec sévérité ou rigueur.
La lutte entre une conviction et les motifs terrestres est souvent
très-longue; puisse-t-elle avoir bientôt une heureuse fin en vous! Ne
vous offensez point si je vous rappelle que les plus chers et les plus
forts liens, tels que ceux qui vous rattachent à l’Église protestante,
peuvent être dans certains cas sur la lisière des motifs terrestres.
C’est une espèce de martyre d’avoir à rompre de tels nœuds; mais ceux
qui ont ce courage reçoivent la récompense des martyrs. Et puis, à
l’Université vous respirez une atmosphère qui sert à entretenir le cours
habituel de vos pensées; l’avenir, les succès dans sa carrière, la bonne
opinion des amis, voilà ce qui préoccupe à Oxford; et toutes ces choses
conspirent contre vous. Elles doivent étouffer la bonne semence. Eh
bien, j’aurais désiré que vous eussiez été capable de suivre d’un seul
coup le _dictamen_ de la conscience. Mais la lutte doit se prolonger
tout le temps marqué; espérons que tout finira bien.»

--Je ne puis persuader à ces braves gens, pensait Charles, en fermant la
porte d’entrée, que je ne suis pas dans un état de conviction ni de
lutte contre cette conviction; quelle absurdité! Je viens ici pour
rappeler un déserteur, et je suis moi-même appréhendé au corps, et,
contre ma volonté formelle, on me pousse à la hâte à une profession de
foi. Est-ce que ces choses arrivent tous les jours, ou est-ce ma
destinée, à moi, d’être ainsi jeté au milieu de controverses pour
lesquelles je ne suis pas prêt? Moi! Catholique Romain! Quel contraste
avec la quiétude de Hartley (c’était le nom de la demeure paternelle)!»
A mesure qu’il continuait à penser à la scène qui venait d’avoir lieu,
il en était moins satisfait, ou pour mieux dire, moins content de
lui-même. Il était venu pour faire la leçon à Willis, et c’était lui
qu’on avait sermonné; il avait d’ailleurs laissé entrevoir l’état secret
de son esprit; mais non, il n’avait rien dévoilé. Sans doute, il avait
donné à entendre qu’il cherchait la vérité religieuse, mais tout
Protestant cherche; il n’aurait pas été Protestant s’il n’avait pas agi
de la sorte. Naturellement il cherchait la vérité; c’était là son
devoir; il se rappelait parfaitement que son _tuteur_ lui avait
démontré, dans une certaine circonstance, le devoir du jugement privé.
C’est en cela que consiste la différence entre les Protestants et les
Catholiques; les Catholiques commencent par la foi, les Protestants par
l’examen; et voilà ce qu’il aurait dû dire à Willis. Il était fâché de
ne l’avoir pas dit; cela aurait simplifié la question, et démontré
combien il était loin d’être chancelant. Chancelant! quelle
extravagance! Il aurait bien voulu que cette pensée lui fût venue
pendant la conversation; c’était, toutefois, un adoucissement qu’elle
lui vînt à cette heure: elle justifiait sa position.




CHAPITRE XIV.

Rentrée au collége peu agréable.


Le premier jour du trimestre de la Saint-Michel est le plus brillant de
l’année, pour un étudiant, en ce qui touche à l’ameublement de sa
chambre. Quoique Charles regrettât la maison paternelle, il se
réjouissait de revoir le vieil Oxford. A son entrée au collége, le
portier l’avait reconnu, et son domestique lui avait souri, en le
saluant comme il montait l’escalier aux marches usées. Pour lui
souhaiter la bienvenue, un feu magnifique brûlait dans le foyer; le
charbon pétillait, se divisait et lançait une flamme blanche qui
contrastait avec les barres et les plaques de la grille, nouvellement
noircies. Une bouilloire de cuivre toute luisante sifflait et gémissait
sous l’action intérieure de l’eau en ébullition. La glace de la cheminée
avait été nettoyée, le tapis battu, les rideaux fraîchement lustrés. Un
plateau à thé et ses accessoires étaient sur la table; on y voyait en
outre la note du trimestre, deux ou trois cartes de marchands qui
désiraient sa pratique et une lettre d’un ami qui l’avait précédé à
Oxford. Le portefaix arriva avec ses malles, et il venait de recevoir
une large rétribution, lorsque, au moment que la porte se fermait,
Sheffield s’élança dans la chambre en habit de voyage.

«Eh bien, mon vieux, comment va la santé?» s’écria-t-il, en secouant de
toutes ses forces les deux mains de Charles, ou plutôt ses bras. «Nous
voici donc de retour; j’arrive à l’instant, comme vous. Où avez-vous
passé vos vacances? Allons, racontez-nous toute votre histoire. Mais
donnez-moi d’abord du thé, et devisons ensuite de bonne et joyeuse
humeur.» Charles aimait Sheffield, il aimait Oxford, il était content
d’être revenu; toutefois, il lui restait un peu de mal du pays, et il
n’était pas en train de s’harmoniser à la turbulence de la bonne nature
de Sheffield; d’ailleurs, la conversation avec Willis pesait encore sur
son esprit. «Avez-vous appris les nouvelles? continua Sheffield: j’ai
déjà passé assez de temps dans le collége pour les recueillir. Jack, mon
ami, Jack le marmiton, en était tout occupé au moment que j’entrais, et
Jack est un brave et honnête garçon qui sait tous les cancans de la
ville. J’ignore ce que cela signifie, mais Oxford, à cette heure, a un
très-vilain intérieur. Le bruit court que quelques personnes se sont
converties à l’Église de Rome, et l’on dit qu’il y a dans ces murs des
étrangers sur le compte desquels plane le mystère. Jack, qui est
lui-même un peu théologien, rapporte qu’il a entendu le Principal donner
pour certain qu’au fond de tout ceci il y avait des Jésuites; et je ne
sais ce qu’il veut dire, mais il déclare qu’il a vu de ses propres yeux
le Pape se promener dans High Street avec un prêtre. Je lui ai demandé
comment il l’avait reconnu. Il m’a répondu qu’il avait connu le Pape à
son chapeau rabattu et à sa longue barbe; et d’ailleurs, le portier lui
avait assuré que c’était le Pape. A ce qu’il paraît, les _dons_ se sont
réunis plusieurs fois; on raconte que certains _tuteurs_ seront privés
de leur droit à la ration, et que leurs noms seront affichés à la porte
du magasin à beurre. On assure encore que le Maréchal[50] monte la garde
devant la chapelle catholique avec deux _bouledogues_[51]. Enfin, pour
compléter les nouvelles, on rapporte malicieusement, que ce vieil
ivrogne de Topham, ayant été appelé pour couper les cheveux au gardien
de Sainte-Marie, lui a fait sur le sommet de la tête une belle et
blanche tonsure.

  [50] Espèce d’huissier.

  [51] Dans l’argot des étudiants d’Oxford, deux domestiques des
    Censeurs.

--Mon cher Sheffield, comme vous y allez! repartit Charles. Eh bien,
moi, je puis vous donner quelques vraies nouvelles qui se rapportent à
ces bruits, et elles ne sont pas des plus agréables. Avez-vous connu
Willis de Saint-George?--Je pense l’avoir vu une fois chez vous; c’est
un jeune homme modeste, au regard doux, et qui ne lâchait jamais une
parole.--Oh! je vous assure qu’il a assez de langue quand ça lui
convient, reprit Charles; je crois, cependant, ajouta-t-il d’un ton
réfléchi, qu’il est fort changé, mais ce n’est pas en mieux.--Eh bien,
quel est le fin mot?--Il s’est fait catholique.--Quel fou!» Il y eut un
moment de silence. Charles se sentit embarrassé. «Je ne puis pas dire,
reprit-il ensuite, que j’aie été surpris; cependant, je l’aurais été
moins, si c’eût été White.--Oh! White ne deviendra pas catholique; ce
n’est pas dans son sang. C’est un poltron.--Des fous et des poltrons!
c’est donc ainsi que vous divisez le monde, Sheffield? Pauvre Willis! on
doit cependant respecter un homme qui agit selon sa conscience.--Sa
conscience! mais qu’en sait-il de sa conscience? repartit Sheffield.
Quoi! l’idée d’absorber librement le tas de vieilleries que tout
catholique doit croire! De sang-froid se mettre un collier autour du
cou, et déposer poliment sa chaîne entre les mains d’un prêtre... Et
puis le confessionnal! C’est merveilleux!» Et il se mit à briser le
charbon avec le tisonnier. «Tout cela est très-bien, continua-t-il, si
l’on est né catholique; quoique je ne suppose pas que les Papistes
croient réellement tout ce qu’ils sont obligés de professer; mais qu’un
Anglais, un _gentleman_, un homme d’Oxford, jouissant de tant de
prérogatives, puisse se nourrir ainsi d’immondices, remuer et ramasser
les mensonges morts des siècles de ténèbres: c’est un prodige!»

«--Eh bien, s’il y avait une chose qui pût me faire estimer la Religion
Romaine, reprit Charles, c’est précisément ce que vous détestez si fort:
je donnerais deux _pence_[52], si un homme en qui je puisse avoir
confiance voulait me dire: Ceci est la vérité. Nous serions délivrés de
ces éternelles disputes. Ne seriez-vous pas heureux si saint Paul
pouvait revivre? Je me suis souvent dit à moi-même: Oh! si je pouvais
demander ceci ou cela à ce grand Apôtre!--Mais l’Église Catholique n’est
pas tout à fait saint Paul, j’imagine, reprit Sheffield.--Certainement
non; mais en supposant que vous crussiez qu’elle a l’inspiration d’un
Apôtre, comme tout Catholique Romain le pense, quelle consolation ne
serait-ce pas pour vous de savoir, hors de tout doute, ce que vous devez
croire sur Dieu et de quelle manière vous devez l’honorer et lui plaire!
Je vous comprends, vous dites: Je ne puis croire ceci ou cela; or, vous
auriez dû dire plutôt: Je ne puis croire que le Pape a réellement le
_pouvoir_ de _décider_ ceci ou cela; car, s’il a ce pouvoir, il ne vous
reste qu’à accepter sa décision, et ne pas dire: Je ne saurais la
croire.» Sheffield regarda fixement son ami: «Nous vous verrons papiste
un de ces beaux jours, reprit-il.--Sottise, repartit Charles; vous ne
devriez pas dire de pareilles choses, même en plaisantant.--Je ne
plaisante pas; je parle sérieusement: vous allez en plein sur cette
route.--Eh bien, si j’y suis, c’est que vous m’y avez amené, répliqua
Reding, désirant écarter au plus tôt ce sujet de controverse; car c’est
vous qui m’avez toujours parlé contre le charlatanisme, et qui vous
moquiez du roi Charles et de Laud, de Bateman et de White, des jubés et
des piscines.»

  [52] Vingt centimes.

«Maintenant vous voilà Puséiste, repartit Sheffield un peu
déconcerté.--Vous me donnez là, mon cher ami, le nom d’un excellent
homme que je connais à peine de vue; mais ce que je veux dire, c’est que
personne ne sait ce qu’il faut croire, personne n’a une foi définie,
excepté les Catholiques et les Puséistes; personne ne dit: Ceci est
vrai, cela est faux; ceci vient des Apôtres, cela n’en vient
pas.--Alors, vous croiriez des Turcs qui viendraient à vous avec leur
«seul Allah et Mahomet son prophète?»--Je n’ai pas dit qu’un symbole fût
tout, ni qu’une religion ne pût être fausse avec un symbole; mais une
religion qui n’a pas de symbole ne peut être vraie.--Eh bien, cela ne me
frappe aucunement», repartit Sheffield. Charles reprit: «Après votre
départ, à la fin du trimestre, nous avons été sous la direction de
Vincent; vous savez que j’étais resté pour mon examen; le _tuteur_, je
dois l’avouer, s’est montré fort honnête; oui, très-honnête. Or, j’eus
un jour un entretien avec lui sur les différents partis d’Oxford, et
dans le moment même il me plut beaucoup; mais ensuite, plus je réfléchis
à ses paroles, moins je fus satisfait; en d’autres termes, je n’avais
reçu de lui rien de défini. Il ne disait pas: Ceci est vrai, cela est
faux, mais: «Soyez franc, soyez franc; soyez bon, soyez bon; n’allez pas
trop loin, tenez-vous dans un juste milieu, soyez sur vos gardes, évitez
les partis, suivez nos théologiens, suivez-les tous.» Ce qui se
réduisait à dire: Mettez un grain de sel sur la queue de l’oiseau.
J’avais besoin d’une direction pratique, et non de vérités
abstraites.--Vincent est un farceur, s’écria Sheffield.--Le docteur
Pusey, au contraire, continua Charles, est, assure-t-on, toujours
affirmatif. Il dit: «Ceci est apostolique, cela est dans les Pères;
saint Cyprien affirme ceci, saint Augustin nie cela; ceci est bien, cela
est mal; je vous ordonne, je vous défends.» Ce langage je le saisis;
mais je ne comprends pas qu’on m’impose des devoirs qui sont trop lourds
pour mes épaules. Je ne comprends pas, je n’aime pas, qu’ayant une
volonté propre, je n’aie pas les moyens de m’en servir légitimement.
Dans un tel cas, me dire d’agir par moi-même, c’est imiter Pharaon qui
commandait aux Israélites de faire des briques sans paille. M’ordonner
de chercher, de juger, de décider, vraiment c’est absurde: qui me l’a
appris?

--Mais les Puséistes ne sont pas toujours si affirmatifs, répliqua
Sheffield; Smith, par exemple, ne parle jamais d’une manière décisive
sur les questions épineuses. J’ai connu une personne qui allait passer
quelques années en Italie et devait forcément se trouver à une grande
distance de toute chapelle anglaise. Avant de partir, elle vint demander
à Smith si elle pourrait se rendre aux églises catholiques, mais ce fut
en vain; elle ne put jamais obtenir de réponse; notre Puséiste ne voulut
pas lui donner un oui ou un non.--Dès lors, Smith n’aura pas eu beaucoup
de partisans, et voilà tout.--Mais il en a plus que le docteur
Pusey.--Eh bien, je ne puis le comprendre; il ne devrait pas en avoir.
Peut-être ne lui resteront-ils pas fidèles.--La vérité est,
reprit Sheffield, que je le soupçonne d’être au fond un peu
sceptique.--J’honore l’homme qui édifie, repartit Reding, et je méprise
l’homme qui détruit.--Je suis porté, mon cher ami, à croire que vous
avez une notion fausse de ces deux mots, édifier, détruire. Coventry,
dans ses _Dissertations_, prouve d’une manière claire que le
Christianisme n’est pas une religion de doctrines.--Qu’est-ce que
Coventry?--Vous ne connaissez pas Coventry? C’est un des écrivains les
plus remarquables de cette époque: il est Américain, et, je crois,
congrégationaliste. Oh! je vous l’assure, Coventry est un auteur à lire,
malgré ses erreurs sur le gouvernement de l’Église. Vous ne serez bien
au courant de la littérature du jour, que lorsque vous aurez fait
connaissance avec lui. Ce n’est pas un homme de parti; il correspond
avec les premiers personnages de l’époque. Lorsqu’il était en
Angleterre, il a logé chez le doyen d’Oxford, qui a publié une édition
anglaise de ses _Dissertations_, avec préface. Lui et lord Newlights
étaient regardés comme les deux hommes les plus spirituels au meeting de
l’Association Britannique, il y a deux ans.--Je n’aime pas lord
Newlights, dit Charles; il me semble qu’il n’a pas de principes, de
principes religieux fixes et définis. On ne sait où le saisir. Telle est
l’opinion de mon père; je l’ai entendu souvent parler de Newlights.--Il
est étrange que vous vous serviez du mot _principes_, reprit Sheffield;
car c’est précisément le point sur lequel Coventry insiste avec force.
Il dit que le Christianisme n’a pas de symbole; que c’est là le
caractère principal par où il se distingue des autres religions; que
vous chercheriez en vain un symbole dans le Nouveau Testament; mais que
l’Écriture est pleine de _principes_. L’idée est très-ingénieuse, et m’a
paru vraie, quand j’ai lu son livre. D’après lui, donc, le Christianisme
n’est pas une religion de doctrines ni de mystères; et si vous cherchez
du dogmatisme dans l’Écriture, vous êtes dans l’erreur.» Charles était
troublé. «Certainement, dit-il, à première vue, il n’y a pas de symbole
dans l’Écriture... Pas de symbole dans l’Écriture? répéta-t-il
lentement, comme s’il eût pensé tout haut. Pas de symbole dans
l’Écriture, donc il n’y a pas de symbole. Mais le Symbole d’Athanase,
ajouta-t-il avec empressement, est-il dans l’Écriture? Il est dans
l’Écriture ou il n’y est pas; voyons. Que soutenait Freeborn le
trimestre dernier?... Dites-moi, Sheffield, le doyen d’Oxford
affirme-t-il que le symbole se trouve dans l’Écriture ou qu’il n’y est
pas? Peut-être n’exposez-vous pas bien l’idée de Coventry; quel est
votre sentiment?--Eh bien, je vous avouerai avec franchise que mon
opinion, à en juger par sa préface, est que le doyen ne se ferait pas
scrupule de dire que le symbole n’est pas dans l’Écriture, mais que
c’est une addition scolastique.--Mais quoi! mon cher ami, voudriez-vous
donner à entendre que lui, dignitaire de l’Église, tiendrait le Symbole
d’Athanase pour une erreur, parce qu’il représente le Christianisme
comme une révélation de doctrines ou de mystères qu’on doit accepter par
la foi?--Je puis me tromper, répondit Sheffield; mais c’est ainsi que je
l’ai compris.--Après tout, reprit Charles tristement, ce n’est pas
beaucoup plus étrange que ce qu’un autre doyen, dont j’ai oublié le nom,
prêchait à Sainte-Marie avant les vacances; cela fait partie du même
système. Le fait eut lieu après votre départ, ou vers la fin du
trimestre. Vous n’allez pas aux sermons; j’ai envie de ne pas y aller,
non plus. Je ne puis entrer dans l’argumentation du doyen; cela n’en
vaut pas la peine. Eh bien, ajouta-t-il en se levant et en étirant ses
bras, je suis fatigué; en soi, pourtant, la journée n’a pas été
très-dure; mais Londres est une ville si bruyante!--Vous désirez que je
vous souhaite le bonsoir», dit Sheffield. Charles ne rejeta pas le
compliment, et les deux amis se séparèrent.




CHAPITRE XV.

Les XXXIX Articles.


Pour la tranquillité de l’esprit de Charles, il ne pouvait y avoir de
cours plus fâcheux que celui auquel il assista pendant ce trimestre;
cependant, telle est notre ignorance de l’avenir, qu’il le salua avec
bonheur, comme s’il devait lui apporter une réponse à toutes les
perplexités dans lesquelles avaient concouru à le jeter, chacun à leur
manière, Sheffield, Bateman, Freeborn, White, Willis, M. Morley, le
docteur Brownside, M. Vincent et l’état général d’Oxford. Notre jeune
ami avait fait preuve de tant de moyens dans la première partie de
l’année, et il avait étudié avec tant de zèle, que ses _tuteurs_
l’envoyèrent prématurément au cours des Articles. Ce cours était de
premier ordre, vu surtout que le _tuteur_ qui le donnait était
parfaitement maître de sa matière. Il savait toute l’histoire des
Articles[53]; il pouvait dire comment ils étaient arrivés à la forme
actuelle, par quelles vicissitudes ils étaient passés, les additions
qu’on y avait faites, l’époque de ces additions, et enfin ce qu’on en
avait retranché. A cette érudition se joignait naturellement une
explication du texte déduite, autant que possible, de l’exposé
historique ainsi donné. Le professeur faisait intervenir, en outre, dans
le cours tous les Réformateurs anglais et étrangers; et rien n’y
manquait, au moins dans sa pensée, pour fortifier un jeune étudiant dans
la croyance et la discipline de l’Église d’Angleterre.

  [53] Les XXXIX Articles furent rédigés en 1562 et confirmés par la
    reine et les évêques en 1571.

Or, tel ne fut pas l’effet produit sur Reding. Soit qu’il eût formé des
espérances exagérées, soit pour toute autre cause, il arriva qu’il
n’éprouva que plus vivement le sentiment du vieux père de la comédie,
après la consultation des avocats: _Incertior sum multo quam ante._ Il
vit que la profession de foi contenue dans les Articles n’était qu’un
amalgame de morceaux d’orthodoxie, de luthéranisme, de calvinisme, de
zwinglianisme, et tout cela ne reposant sur aucun principe. Il vit que
cette profession n’était que l’œuvre du hasard, si toutefois le hasard
existe; qu’elle avait revêtu cette forme particulière dans laquelle
l’Église d’Angleterre la reçoit aujourd’hui, alors qu’elle aurait pu en
prendre toute autre; et qu’il n’y avait pas de raison pour que les
Anglicans de ce jour ne fussent pas Calvinistes, Presbytériens, ou
Luthériens aussi bien qu’Épiscopaux. Ce fait historique ne faisait que
centupler la difficulté, ou plutôt l’impossibilité de dire quelle était
la foi de l’Église d’Angleterre. Presque sur chaque point de la
controverse, le texte de la doctrine était vague ou contradictoire, et
il y avait un poids imposant de témoignages extérieurs en faveur
d’interprétations opposées. Il s’arrêta une ou deux fois, après le
cours, pour demander des renseignements à M. Upton, le _tuteur_, qui
était très-disposé à les lui fournir; mais ses démarches n’aboutirent à
rien, en ce qui regarde l’objet qu’il avait en vue.

Une difficulté particulière tourmentait Charles; c’était de savoir, si,
selon les Articles, la vérité divine nous était _transmise_ directement,
ou si nous avions à la _chercher_ nous-mêmes dans l’Écriture. Plusieurs
Articles éveillaient en lui ce doute. Il le proposa à son _tuteur_, et
M. Upton, ecclésiastique de la Haute Église, lui répondit que la
doctrine du salut ne nous était pas _transmise_, que nous n’avions pas à
la _chercher_, non plus, mais qu’elle nous était _proposée_ par
l’Église, et que c’était à l’individu à se la _prouver_. Charles ne
comprenait pas cette distinction entre _chercher_ et _prouver_; car
comment pouvons-nous _prouver_, sinon en _cherchant_ les raisons (dans
l’Écriture)? Il présenta sa proposition sous une autre forme. Il demanda
si la Religion Chrétienne permettait le jugement privé? Ce n’était pas
là une question abstraite, mais bien pratique. S’il avait fait la même
question à un Wesleyen ou à un Indépendant, il aurait obtenu une réponse
absolue dans le sens affirmatif; s’il l’avait faite à un Catholique,
celui-ci lui aurait dit que nous usons de notre jugement privé pour
trouver l’Église, et qu’ensuite l’Église le remplace; mais il ne put
obtenir une réponse claire de ce théologien d’Oxford. D’abord, on lui
dit que certainement nous _devons_ user de notre jugement privé dans la
détermination de la doctrine religieuse; mais ensuite on lui assura que
c’était un péché (comme indubitablement c’en est un) de mettre en doute
la doctrine de la Sainte-Trinité. Or, tandis que, d’une part, on lui
disait que douter de cette doctrine c’était un péché, dans une autre
conversation on lui soutenait que notre état le plus haut, ici-bas,
c’est l’état de doute. Qu’est-ce que cela voulait dire? Assurément la
certitude était de toute nécessité sur quelques points, comme par
exemple sur l’objet du culte; comment pouvons-nous honorer d’un culte ce
dont nous doutons? Les deux actes étaient d’ailleurs mis en contraste
par l’Évangéliste: «Lorsque les disciples virent Notre-Seigneur après sa
résurrection, _il l’adorèrent_, _mais_ quelques-uns doutaient.»
Toutefois, malgré ce fait, on disait à Charles qu’il y avait de
«l’impatience» dans la seule idée de désirer la certitude.

Dans une autre circonstance, notre jeune étudiant demanda si les
anathèmes du Symbole d’Athanase s’appliquaient à toutes ses clauses; par
exemple, s’il était nécessaire au salut de croire qu’il y a «_unus
æternus_», comme porte le latin; ou «_tel le Père... tel le
Saint-Esprit_»; ou que l’Esprit-Saint est «_par lui-même Dieu et
Seigneur_»; ou que le Christ est Un «_par l’assomption[54] de l’humanité
en Dieu_». Il ne put obtenir de réponse. M. Upton lui dit qu’il n’aimait
pas les questions poussées à l’extrême; qu’il ne pouvait et qu’il ne
désirait pas y répondre; que le Symbole avait été écrit comme une espèce
de _protestation_ contre des hérésies qui n’existaient plus. Reding
demanda si cela voulait dire que le Symbole ne contient pas une manière
de voir distincte, à lui propre, qui seule est sûre, ou si cela voulait
dire qu’il est simplement une négation de l’erreur. «Les clauses,
observa-t-il, en _sont_ positives et non négatives.» Il ne put obtenir
d’autre réponse, sinon que ce Symbole enseigne que les doctrines de «la
Trinité» et de «l’Incarnation» sont «nécessaires au salut», tout en
laissant évidemment incertain ce en quoi consistent ces doctrines.

  [54] Il faut prendre ce mot dans le sens du latin, _assumptio_.

Un autre jour il demanda comment les péchés graves commis après le
baptême étaient pardonnés. Était-ce par la foi, où ne l’étaient-ils pas
du tout en cette vie? On lui répondit que les Articles n’en disaient
rien; que la doctrine papiste sur le pardon et sur le purgatoire était
erronée, et qu’il ferait bien d’écarter et les questions curieuses et
les réponses subtiles.

A un autre cours, une nouvelle question se présenta, savoir: si, par la
présence réelle on entendait une présence du Christ dans les éléments,
ou dans l’âme, c’est-à-dire dans la foi du communiant; en d’autres
termes, si la présence était réellement telle, ou si elle n’était qu’un
simple nom. M. Upton déclara que c’était une question en litige. Un
jour, Charles demanda si le Christ était présent en fait, ou seulement
par ses effets. M. Upton répondit sans hésiter: «Par ses effets», ce
qui, aux yeux de Reding, signifiait qu’il n’y avait pas du tout de
présence réelle.

Charles avait eu quelque peine à accepter la doctrine des châtiments
éternels; elle lui paraissait le point le plus ardu de la Révélation.
Puis il se dit à lui-même: «Mais qu’est-ce que la foi dans sa véritable
notion, si ce n’est une acceptation de la parole de Dieu, alors que la
raison semble lui être opposée? Comment la foi existerait-elle, s’il n’y
avait rien pour l’éprouver?» Cette pensée le satisfit complétement. La
seule question à résoudre était: Ce dogme fait-il partie de la parole
révélée? «Je puis l’accepter, se dit-il, s’il est certain pour moi que
je suis _obligé_ de le croire: mais si je n’étais pas tenu de le croire,
je n’aurais pas la force de l’admettre.» C’est pourquoi il demanda à M.
Upton si c’était une doctrine de l’Église d’Angleterre; si la croyance
en était exigée par les Articles. Il ne put obtenir de réponse.
Cependant s’il ne croyait pas ce dogme, il sentait tout l’édifice de sa
foi trembler sous ses pieds. Immédiatement après vint la doctrine de
l’expiation.

Il est difficile d’apporter des exemples de ce genre, sans faire naître
dans l’esprit du lecteur cette idée que Charles était hardi et captieux
dans ses questions. M. Upton, néanmoins, tout en gardant son opinion sur
Reding, n’attribua jamais cette manière d’agir à l’orgueil, ni à l’oubli
du respect qui lui était dû à lui-même.

Naturellement Charles était préoccupé de son sujet, et il aurait voulu
faire part de ses perplexités à Sheffield, s’il n’avait fortement
redouté de rendre ainsi la chose pire. Il pensa que Bateman pourrait lui
être de quelque utilité, et il s’ouvrit à lui dans une promenade qu’ils
firent ensemble à la campagne. Que devait-il faire? A son arrivée à
Oxford, on lui avait dit que lorsqu’il prendrait ses grades il aurait à
signer les Articles, non sur la foi, mais sur la raison; les Articles,
pourtant, étaient incompréhensibles: et comment pouvait-il se prouver ce
qu’il ne pouvait s’expliquer?

Bateman paraissait peu disposé à entamer cette matière: «Oh! mon cher
ami, dit-il enfin, vous êtes vraiment dans un état de surexcitation
d’esprit; je n’aime pas à vous parler maintenant, vous ne verrez pas les
choses d’une manière droite et claire, vous ne les prendrez pas dans
leur sens naturel. Quel fantôme allez-vous évoquer! Vous assistez, dans
votre seconde année, au cours des Articles, et à peine avez-vous
commencé, que vous songez à ce que vous penserez ou ne penserez pas à la
fin de vos études. Ne demandez rien sur les Articles présentement:
attendez, au moins, que vous ayez fini le cours.--Je n’ai pas l’habitude
de faire de l’embarras ni de me tourmenter, repartit Charles, quoique,
je l’avoue, je ne sois pas tranquille comme je devrais l’être. J’entends
exprimer tant d’opinions différentes dans les conversations! Et si je
suis à l’église, que vois-je? le prédicateur attaquer violemment son
confrère; en dernier lieu, je me mets à l’étude des Articles, et, en
vérité, je ne puis voir ce qu’ils enseignent. Par exemple, je ne puis
saisir leur doctrine sur la foi, les sacrements, la prédestination,
l’Église, l’inspiration de l’Écriture. Et, d’ailleurs, leur langage est
si en désaccord avec le Prayer-Book! Upton a démontré tout cela de la
manière la plus évidente, dans son cours.--Mon très-respectable ami,
reprit Bateman, songez un instant aux grands hommes qui ont signé les
Articles. Peut-être le roi Charles lui-même, Laud bien certainement,
tous les grands évêques de l’époque, et ceux de la génération suivante.
Songez au très-orthodoxe Bull, au savant Pearson, à l’éloquent Taylor, à
Montague, à Barrow, à Thorndike, au bon évêque Horne et à Jones de
Nayland. Ne pouvez-vous pas faire ce qu’ils ont fait?--L’argument est
très-fort, répondit Charles; je l’ai senti; vous voulez donc dire que je
dois signer sur la foi?--Oui, sans doute, si c’est nécessaire.--Et
comment dois-je signer quand je passerai _maître_, ou lorsque je
recevrai les ordres?--Voilà ce que j’appelle se tourmenter gratuitement.
Vous n’êtes pas content de votre jour présent, vous vous transportez à
cinq années en avance.» Charles se mit à rire. «Ce n’est pas tout à fait
cela, dit-il, je voulais seulement connaître votre opinion; toutefois,
il y a là du vrai.» Et il changea de sujet.

Pendant quelque temps, ils parlèrent de choses insignifiantes, mais,
après une pause, les pensées de Charles revinrent aux Articles.
«Dites-moi, Bateman, reprit-il, comme simple sujet de curiosité, de
quelle manière vous avez souscrit, quand vous avez pris vos grades.--Oh!
je n’eus pas du tout d’embarras, répondit Bateman; les exemples de Bull
et de Pearson: me suffisaient.--Alors vous avez signé sur la foi.--Pas
précisément, mais ce fut cette pensée qui aplanit toutes les
difficultés.--Auriez-vous pu signer sans cela?--Comment pouvez-vous me
faire cette question? Évidemment.--Eh bien, dites-moi alors quel était
votre motif.--Oh! des motifs! j’en avais beaucoup. Mais je ne puis me
rappeler à la minute de choses déjà passées depuis quelque
temps.--Avouez-le, c’était une matière de difficulté; vous venez de le
dire tout à l’heure.--Pas du tout; ma difficulté ne tombait pas sur mon
opinion personnelle, mais sur la manière de présenter la matière à
d’autres.--Quoi! est-ce qu’on vous tenait pour suspect?--Non, non, vous
êtes complétement dans l’erreur. Voici ma pensée: par exemple, un
Article dit que nous sommes justifiés par la foi seule. Or, le sens
protestant de ce passage est un point contraire à la doctrine de nos
grands théologiens. La question était de savoir ce que je devais
répondre quand on me demanderait _mon_ opinion sur cet Article.--Je
comprends, dit Charles; à présent, expliquez-moi comment vous avez
résolu le problème.--Eh bien, je ne nie pas que le sens protestant ne
soit hérétique, répondit Bateman, ni que tel ne soit le caractère de
beaucoup d’autres choses dans les Articles; mais il n’est pas nécessaire
de les prendre dans le sens protestant.--Alors, dans quel sens?--Eh
bien, d’abord, il n’est pas nécessaire de les prendre dans un sens
quelconque. Ne riez pas; écoutez. De graves autorités, comme Laud et
Bramhall, paraissent avoir admis que nous signons les Articles seulement
comme des articles de paix; non pas comme les acceptant en réalité, mais
comme n’y étant pas opposés. C’est pourquoi, lorsque nous signons les
Articles, nous ne faisons que nous engager à ne pas prêcher contre eux.»
Reding réfléchit. «Bateman, dit-il ensuite, est-ce que cette manière
d’interpréter la signature des Articles ne permettrait pas aux Unitaires
d’entrer dans l’Église?» Bateman l’avoua, mais la Liturgie les en
tiendrait éloignés. Charles fit observer qu’ils pourraient prendre
également la Liturgie comme une Liturgie de paix.

Bateman reprit de nouveau: «Si vous avez besoin d’un principe palpable
pour l’interprétation des Articles et de la Liturgie, je puis vous en
donner un. Vous savez, continua-t-il après un court silence, ce que nous
acceptons? eh bien, nous donnons aux Articles une interprétation
catholique.» Charles prit un air attentif. «Il est clair, continua
Bateman, qu’aucun écrit ne peut être une lettre morte; il doit être
l’expression de la pensée de quelqu’un; et la question est de savoir de
qui est ce qu’on peut appeler la voix qui s’exprime par les Articles.
Or, si les évêques, si les chefs des établissements, les autorités et
autres dignitaires étaient unanimes dans leurs vues religieuses, et que
tous, comme un seul, dissent: «Les Articles signifient ceci et non
cela», en vertu de leur position, ils en seraient les interprètes
légitimes; et les Articles auraient le sens que ces messieurs leur
donneraient. Mais ceux-ci ne sont pas d’accord entre eux; quelques-uns
même sont diamétralement opposés aux autres. L’un rejette la succession
apostolique, l’autre la soutient; celui-ci repousse la justification
luthérienne, celui-là l’admet; un premier nie l’inspiration de
l’Écriture, un second regarde Calvin comme un saint, un troisième
considère la doctrine de la grâce sacramentelle comme une superstition,
un quatrième se fait le partisan de Nestorius contre l’Église, un
cinquième est Sabellien. Il est donc évident que les Articles n’ont
aucun sens, si l’on doit tenir compte de la voix collective des évêques,
des doyens, des professeurs et autres. Ceux-ci ne peuvent suppléer ce
que les scolastiques appelleraient la _forme_ des Articles. Mais
peut-être les auteurs eux-mêmes des Articles pourront suppléer cette
_forme_? Nullement; car, d’abord, nous ne connaissons pas d’une manière
certaine ces auteurs; et puis, les Articles ont passé par tant de mains
et par tant de corrections, que quelques-uns au moins des auteurs
primitifs ne voudraient pas en prendre la responsabilité aujourd’hui.
Venons-en aux assemblées qui les ratifièrent. Mais elles aussi étaient
de sentiments différents; le dix-septième siècle ne soutint pas la
doctrine du seizième. Tel est l’état de la question. D’autre part, nous,
nous disons que si l’Église Anglicane est une portion de l’Église Une et
Catholique, elle doit nécessairement garder la doctrine catholique.
C’est pourquoi, tout le Symbole Catholique, la doctrine connue des
Pères, de saint Ignace, de saint Cyprien, de saint Augustin, de saint
Ambroise, est la _forme_, le seul véritable sens et l’interprétation des
Articles. Ceux-ci peuvent être équivoques en eux-mêmes; ils peuvent
avoir été rédigés avec des intentions différentes par les personnes qui
les composèrent, mais ce sont des accidents: l’Église ne connaît pas les
individus, elle s’interprète elle-même.»

Reding prit quelque temps pour réfléchir à ce qu’il venait d’entendre.
«Tout ceci, dit-il ensuite, repose sur le principe fondamental que
l’Église d’Angleterre est une partie intégrante de ce corps visible dont
saint Ignace, saint Cyprien et les autres Pères étaient évêques, suivant
les paroles de l’Écriture, «un seul corps, une seule foi». Bateman en
convint. Charles continua: «Dès lors les Articles ne doivent pas être
considérés dans le principe comme enseignement; en eux-mêmes, ils n’ont
pas de sens; de l’aveu général, ils sont ambigus; ils ont été extraits
de sources hétérogènes; mais tout cela n’est rien, car tous doivent être
interprétés par l’enseignement de l’Église Catholique.» Bateman approuva
en somme, tout en faisant observer que Charles avait présenté la thèse
d’une manière trop forte. «Mais si les Articles _contredisent_ une
doctrine des Pères, dois-je forcer la lettre?--Si un tel cas arrivait,
la théorie ne se soutiendrait pas, répondit Bateman; ce serait seulement
une farce grossière. Vous ne pourrez jamais signer un Article dans un
sens que ses paroles ne comporteraient pas. Mais, heureusement, ou
plutôt providentiellement, telle n’est pas notre position: nous avons
simplement à expliquer des ambiguïtés et à harmoniser des divergences.
L’interprétation catholique ne fait pas au texte une violence plus
grande que toute autre règle ne pourrait le faire.--Je ne connais rien
des Pères, reprit Charles, et je ne suis pas le seul; comment apprendre
à interpréter les Articles d’une manière pratique?--Par le Prayer-Book;
le Prayer-Book est la voix des Pères.--Comment donc?--Parce que le
Prayer-Book est ancien, de l’aveu de tout le monde, et que les Articles
sont récents.»

Charles garda de nouveau le silence: «C’est très-plausible», dit-il
enfin; et il réfléchit encore. Il demanda ensuite: «Cette manière de
voir est-elle reçue?--_Aucune_ manière de voir n’est reçue, répondit
Bateman; les Articles seuls sont reçus, mais il n’existe absolument pas
d’autorité pour leur interprétation. C’est ce que je disais tout à
l’heure: évêques et professeurs ne s’accordent pas entre eux.--Mais
est-ce une manière de voir _tolérée_?--On l’a certainement combattue
avec force; mais elle n’a jamais été condamnée.--Ceci n’est pas une
réponse, répliqua Charles, qui, à la tournure de Bateman, voyait où
gisait la vérité. Y a-t-il un seul évêque aujourd’hui qui admette cette
règle? Y a-t-il jamais eu un seul évêque qui l’admît? A-t-elle jamais
été admise formellement comme soutenable par un seul évêque? Est-ce une
règle établie pour aplanir les difficultés qu’on rencontre? A-t-elle une
existence historique?» Bateman ne put que donner une réponse à ces
questions à mesure qu’elles lui étaient adressées. «Je le croyais ainsi,
reprit Charles après avoir entendu cette réponse. Je connais, au reste,
la personne dont vous m’avez exposé la manière de voir; quoique je n’aie
jamais entendu, avant cette heure, développer cette théorie devant moi.
C’est spécieux, je l’avoue; je ne vois pas que cette règle n’eût pu
suffire, si on l’avait sanctionnée d’une manière quelconque; mais vous
n’avez pas de sanction à me montrer. Telle que la chose existe, c’est
une pure théorie mise en avant par quelques individus. Notre Église
pourrait avoir adopté ce mode d’interpréter les Articles: mais, d’après
ce que vous dites, elle _ne l’a pas fait_ certainement. Je suis où j’en
étais.»




CHAPITRE XVI.

M. Freeborn, un vrai évangélique, expose sa nébuleuse doctrine.


La pensée vint à Reding que peut-être, après tout, ce qu’on appelait la
Religion Évangélique était le vrai Christianisme. Ses professeurs, il le
savait, étaient des hommes actifs et influents, et avaient été beaucoup
persécutés autrefois. Freeborn l’avait surpris, offensé même au déjeuner
de Bateman, avant les vacances, mais Freeborn avait dans sa personne
quelque chose de sérieux, et peut-être s’était-il fait mal comprendre.
Cette pensée, toutefois, passa aussi vite qu’elle était venue, et il
peut se faire qu’elle ne se serait plus présentée à l’esprit de notre
jeune étudiant, lorsque le hasard vint lui fournir quelques données pour
résoudre la question.

Une après-midi, il était à flâner au parc, en extase devant un de ces
remarquables effets de lumière qui, à cette époque de l’année, sont
fréquents dans le voisinage d’Oxford: tandis que le soleil descendait
vers l’horizon, la lumière colorait d’une teinte or pale et brun
Marston, Elsfield et leurs petits bosquets à demi dépouillés de leur
feuillage. Tout à coup Charles se trouva surpris et abordé par ledit
Freeborn _in propriâ personâ_. Freeborn préférait de beaucoup la
causerie du tête-à-tête à une controverse dans une réunion; il se
sentait plus fort dans de longues conversations faites à loisir, et il
était bientôt hors d’haleine lorsqu’il avait à émettre et à aiguiser ses
paroles au milieu des voix toujours variées d’une table de déjeuner. Il
jugea l’occasion favorable pour faire du bien à un pauvre jeune homme
qui ne distinguait pas _la craie du fromage_, et qui, grâce à ses
lumières, pourrait être, selon ses expressions, «converti au salut». Ils
entrèrent donc en conversation; ils parlèrent de la démarche accomplie
par Willis. Freeborn la qualifia de déplorable. Charles ne savait pas
encore où il en était, lorsqu’il lui arriva de demander à Freeborn ce
qu’il entendait par la foi.

«La foi, répondit Freeborn, est un don divin et l’instrument de notre
justification dans la pensée de Dieu. Par nature, nous lui sommes tous
odieux, jusqu’à ce qu’il nous justifie librement à cause du Christ. La
foi est comme une main qui nous applique personnellement les mérites du
Christ, elle est notre justification. Or, de quoi pouvons-nous avoir
besoin, ou que pouvons-nous posséder qui soit plus précieux que ces
mérites? Donc, la foi est tout, et accomplit tout pour nous. Vous voyez
par là combien il importe d’avoir une idée exacte de la justification
par la foi seule. Si nous sommes bien établis sur ce point capital, le
reste ne doit pas nous préoccuper; d’un seul trait, nous verrons la
folie des querelles touchant les cérémonies, touchant les formes du
gouvernement de l’Église, touchant, dirais-je même, les Sacrements ou
les Symboles; et alors les choses extérieures seront négligées, ou
n’obtiendront tout au plus qu’une place secondaire.» Reding fit observer
que sans doute Freeborn ne voulait pas dire que les bonnes œuvres ne
fussent pas nécessaires pour obtenir la faveur de Dieu; mais si elles
l’étaient, comment la justification existait-elle par la foi seule?
Souriant à une pareille question, Freeborn répondit qu’il espérait que
Charles aurait, dans peu de temps, des vues plus claires. C’était une
affaire très-simple: la foi ne justifiait pas seulement, elle régénérait
aussi. Elle était la racine de la sanctification, aussi bien que du
divin accueil. Le même acte qui servait à nous conduire à la faveur de
Dieu nous rendait également propres à recevoir cette faveur. Ainsi les
bonnes œuvres étaient assurées, parce que la foi ne serait pas
véritable, si elle n’avait la certitude de produire de bonnes œuvres en
temps opportun.

Reding jugea cette manière de voir simple et claire, quoiqu’elle lui
rappelât désagréablement le docteur Brownside. Freeborn ajouta que cette
doctrine était précieuse pour le pauvre, qu’elle renfermait tout
l’Évangile dans une coque de noix, qu’elle dispensait de critique, de la
connaissance des âges primitifs, des professeurs; en un mot, de toute
autorité sous une forme quelconque. Elle faisait table rase de la
théologie. Il n’était pas nécessaire de faire remarquer cette dernière
conséquence à Charles; mais il la laissa passer, parce qu’il désirait
éprouver le système dans ses propres mérites. «Vous parlez de la _vraie_
foi, dit-il, comme produisant les bonnes œuvres; vous dites que ce n’est
pas la foi qui justifie, mais la vraie foi, et que la vraie foi produit
les bonnes œuvres. En d’autres termes, je suppose, la foi, qui est
_certaine d’être féconde_, ou la foi _féconde_, justifie. Or, raisonner
ainsi, c’est comme si l’on disait: La foi et les œuvres sont les moyens
réunis de la justification.--Oh! non, non, s’écria Freeborn, cela est
une doctrine déplorable: c’est complétement opposé à l’Évangile, c’est
antichrétien. Nous sommes justifiés par la foi seule, en dehors des
bonnes œuvres.--Je me trouve précisément au cours des Articles, reprit
Charles, et Upton nous a dit que nous devons faire une distinction de ce
genre: par exemple, le duc de Wellington est Chancelier de l’Université,
mais quoiqu’il soit aussi bien Chancelier que duc, cependant il ne siége
à la Chambre des Lords que comme duc, et non comme Chancelier. Ainsi,
quoique la foi soit aussi véritablement féconde qu’elle est la foi,
cependant elle ne justifie pas comme étant féconde, mais comme étant la
foi. Est-ce là votre pensée?--Nullement, répondit Freeborn; c’était là
la doctrine de Mélanchthon. A force d’explications, il réduisit une
vertu cardinale à une simple question de mots; il fit de la foi un pur
symbole: mais c’est s’écarter du vrai Évangile. La foi est
_l’instrument_ et non un _symbole_ de la justification. Elle n’est
vraiment qu’une simple _appréhension_[55] et pas autre chose: c’est
l’acte qu’un mendiant pourrait hasarder sur un roi qui passe, en le
saisissant, et en se cramponnant à lui. La foi est aussi pauvre que Job
sur les cendres; comme ce Patriarche dépouillé de tout orgueil, de faste
et de bonnes œuvres, elle est couverte d’ignobles haillons: elle est
sans aucun bien. Je le répète, c’est une simple _appréhension_.
Maintenant, vous voyez, n’est-ce pas, quelle est ma pensée?--Je ne sais
si je vous comprends bien, répondit Charles: vous dites qu’avoir la foi
c’est saisir les mérites du Christ, et que nous les possédons, ces
mérites, pourvu que nous arrivions à les saisir. Mais évidemment tous
ceux qui les saisissent ne les obtiennent pas; car les hommes corrompus
qui ne songent jamais à se repentir entièrement, ou qui n’ont pas une
véritable haine du péché, seraient heureux de s’en saisir et de se les
approprier, s’ils pouvaient le faire. Ils voudraient bien gagner le ciel
pour rien. La foi, dès lors, doit être une _espèce_ particulière
d’_appréhension_. Quelle est cette espèce? On ne peut se tromper sur de
bonnes œuvres; mais on le peut sur une _appréhension_. Qu’est-ce qu’une
véritable _appréhension_? Qu’est-ce que la foi?--Quelle nécessité, mon
cher ami, repartit Freeborn, de connaître métaphysiquement ce que c’est
que la vraie foi, si nous la possédons et si nous en jouissons? j’ignore
ce que c’est que le pain, mais je le mange; pour en user, vais-je
attendre qu’un chimiste en ait fait l’analyse? Non, je le mange, et
ensuite j’en éprouve les bons effets. Et de même, soyons contents de
connaître, non ce que _c’est_ que la foi, mais ce qu’elle _produit_, et
jouissons de notre bonheur en la possédant.--Je n’ai pas envie de faire
intervenir la métaphysique, répliqua Charles, j’accepte votre propre
exemple. Supposez que je suspecte le pain qui est devant moi de
renfermer de l’arsenic ou d’être simplement malsain, serait-il étonnant
que je cherchasse à connaître le fait avec certitude?--Avez-vous agi
ainsi, ce matin, à votre déjeuner?--Je ne puis suspecter mon pain.--Mais
alors pourquoi suspectez-vous la foi?--Parce qu’elle est, pour ainsi
parler, une nouvelle substance (Freeborn soupira), parce que je n’y suis
pas habitué, bien plus, parce que je la suspecte. Je dois dire que je la
_suspecte_; car, bien que je connaisse peu cette matière, je sais
parfaitement, d’après ce qui s’est passé dans la paroisse de mon père, à
quels excès peut conduire cette doctrine, si l’on n’y prend garde. Vous
dites que c’est une doctrine précieuse pour les pauvres; eh bien, ils
vont très-vraisemblablement prendre une chose pour une autre, et tout le
monde fera de même. Si donc, on nous dit que nous n’ayons qu’à saisir
les mérites du Christ, et qu’il n’est pas nécessaire de nous tourmenter
pour le reste; que, si la justification a eu lieu, les bonnes œuvres
viendront ensuite; que tout est fini et que le salut est parfait, pourvu
que nous continuions à avoir la foi, je pense que nous devrions être
passablement sûrs que nous avons la foi, une foi réelle, une réelle
_appréhension_, avant de fermer nos livres et de nous reposer.»

  [55] Il faut prendre cette expression dans le sens du mot latin
    _apprehensio_.

Freeborn était contrarié d’avoir entamé cette discussion; il était peiné
(comme il aurait voulu le dire), de voir s’éveiller dans Charles
l’orgueil de l’homme naturel, ou l’aveuglement de sa raison charnelle;
mais il n’y avait pas moyen de reculer, il fallait donner une réponse.
«Il y a, je le sais, plusieurs sortes de foi, dit-il, et sans doute il
vous faut être sur vos gardes pour ne pas prendre une foi fausse à la
place de la vraie foi. Bien des personnes, comme vous l’observiez
très-exactement, commettent cette faute, et le plus important, tout ce
qu’il y a d’important, dirai-je, c’est d’aller droit. D’abord, il est
clair que la foi n’est pas la simple croyance aux faits, à l’existence
d’un Dieu ou à l’événement historique de la venue du Christ en ce monde
et de son départ; elle n’est pas la soumission de la raison aux
mystères, ni cette espèce de confiance, non plus, qui est requise pour
exercer le don des miracles; elle n’est ni la connaissance ni
l’acceptation du contenu de la Bible. Je dis, elle n’est pas la
connaissance, elle n’est pas l’assentiment de l’intelligence, elle n’est
pas un fait historique, elle n’est pas une foi morte: la vraie foi
justifiante n’est rien de tout cela, elle est établie dans le cœur et
les affections.» Après un court silence il ajouta: «Maintenant, ce me
semble, j’ai assez bien décrit ce que c’est que la foi justifiante pour
l’usage pratique.--En décrivant ce que la foi _n’est pas_, vous voulez
dire? répliqua Charles après un moment d’hésitation. La foi justifiante
dès lors est, je le suppose, la foi vivante.--N’allez pas si vite,
monsieur Reding.--Eh bien, si ce n’est pas la foi morte, c’est la foi
vivante.--Elle n’est ni la foi vivante, ni la foi morte, mais la foi, la
simple foi qui justifie. Mélanchthon causa bien du chagrin à Luther pour
avoir soutenu que la foi vivante et efficace justifie. Allez, mon jeune
ami, j’ai étudié cette question avec le plus grand soin.--Alors,
dites-moi, reprit Charles, ce que c’est que la foi, puisque je ne puis
l’expliquer clairement. Par exemple, si vous disiez (ce que vous ne
dites pas) que la foi est la soumission de la raison aux mystères, ou
l’acceptation de l’Écriture comme document historique, je comprendrais
parfaitement votre pensée; _cela_ est une donnée claire. Mais quand vous
venez dire que la foi qui justifie est une _appréhension_ du Christ,
qu’elle n’est ni la foi vivante, ni la foi féconde, ni la foi active,
mais un quelque chose qui, dans le fait et en réalité, est distinct de
toutes ces sortes de foi, je l’avoue, je ne sais à quoi m’en tenir.»

Freeborn désirait sortir de l’argumentation. «Oh! s’écria-t-il, si, un
seul jour, vous éprouviez réellement la puissance de la foi! comme elle
change le cœur, ouvre les yeux, donne un nouveau goût spirituel, un sens
nouveau à l’âme! Si, un seul jour, vous connaissiez ce que c’est que
d’être aveugle, et puis de voir, vous ne demanderiez pas de définition.
Les étrangers ont besoin de descriptions verbales, mais les héritiers du
royaume se contentent de jouir. Oh! si vous pouviez seulement parvenir à
rejeter les folles imaginations, à vous dépouiller de votre
amour-propre, et à expérimenter en vous-même le merveilleux changement,
vous ne voudriez plus vivre que de louanges et d’actions de grâces, au
lieu d’argumentations et de critique.» Charles était touché de cette
parole ardente: «Mais, dit-il, c’est la raison qui doit nous conduire,
et je ne vois pas que j’aie plus de motifs, ni même autant, pour vous
écouter que pour écouter l’Église romaine, qui m’enseigne qu’il ne m’est
pas possible d’avoir véritablement cette certitude de la foi avant de
croire, mais que cette certitude me sera divinement accordée quand je
croirai.--Sans doute, reprit Freeborn d’un air grave, vous ne voulez pas
comparer le chrétien spirituel, Luther, par exemple, croyant sa doctrine
cardinale sur la justification, à ce dévot formaliste, esclave de la loi
et superstitieux, tel que le Papisme peut le faire, avec ses rites
charnels et ses remèdes empiriques, qui jamais ne peuvent purifier l’âme
complétement, ni la réconcilier avec Dieu?--Je n’aime pas à vous
entendre parler ainsi, répliqua Charles: le Papisme m’est bien peu
connu; mais, dans mon enfance, j’entrai un jour par hasard dans une
chapelle catholique romaine, et vraiment je n’ai jamais vu, dans ma vie,
une dévotion semblable: quel respect dans l’assistance prosternée à
genoux! quelle profonde attention de la part de tous à l’action qui se
passait sous les yeux! Cette action, je ne la compris pas, mais, j’en
suis sûr, si vous aviez été présent, vous n’auriez jamais appelé la
Religion Catholique, à tort ou à raison, une pure forme extérieure ou un
culte charnel.» Freeborn répliqua qu’il était profondément peiné de
l’entendre exprimer de tels sentiments, et de le voir infecté à ce point
des erreurs du jour; et il se mit maladroitement à parler du Pape comme
de l’Antechrist; il aurait même poussé jusqu’à la prophétie, si le jeune
étudiant avait dit une seule parole pour alimenter la controverse. Comme
il garda le silence, le zèle de Freeborn se consuma et la conversation
fut interrompue.

Quelque temps après, Charles se hasarda à reprendre le même sujet. «Si
je vous comprends, dit-il, la foi apporte avec elle sa propre évidence.
De même que je mange mon pain au déjeuner sans hésitation sur sa
salubrité, ainsi, quand j’ai réellement la foi, je le sais d’une manière
certaine, et je n’ai pas besoin de faire des épreuves pour m’en
assurer?--Précisément, comme vous dites, répondit Freeborn; vous
commencez à saisir ma pensée; vous progressez. L’âme est éclairée pour
voir qu’elle a réellement la foi.--Mais comment, demanda Charles,
pouvons-nous tirer de leur dangereuse méprise ceux qui croient avoir la
foi, alors qu’ils ne l’ont point? N’y a-t-il pas un moyen qui leur
permette de découvrir qu’ils sont dans l’illusion?--Il n’est pas
étonnant, répondit Freeborn, que ce moyen manque; il y a bien des
personnes, dans le monde, qui se trompent elles-mêmes. Certains hommes
s’attribuent leur propre justice, ils sont confiants dans leurs œuvres,
et ils se croient sauvés, alors qu’ils sont dans un état de perdition;
on ne peut donner des règles formelles qui puissent aider leur raison à
découvrir leur méprise. Ainsi en est-il de la foi fausse.--Eh bien, il
me paraît étonnant, repartit Charles, qu’on n’ait pas établi une règle
naturelle et facile pour découvrir cette illusion; je suis étonné que la
foi fausse ressemble si exactement à la vraie foi, que l’événement seul
indique la différence entre elles. Tout effet implique une cause: si une
_appréhension_ du Christ produit les bonnes œuvres, et qu’une autre ne
les produise pas, il doit y avoir dans l’une une chose qui n’existe pas
dans l’autre. Qu’est-ce qui se trouve dans une vraie _appréhension_
qu’on ne puisse pas trouver dans une fausse? Le mot _appréhension_,
d’ailleurs, est si vague; il n’éveille chez moi aucune idée bien
définie, et pourtant la justification en dépend. Est-ce, par exemple, le
besoin senti de repentir ou d’amendement?--Non, non, la vraie foi est
complète sans conversion; la conversion vient après; mais la foi est la
racine.--Est-ce l’amour de Dieu qui distingue la vraie foi de la
fausse?--L’amour? reprit Freeborn; vous devriez lire ce que Luther dit
dans son célèbre commentaire sur les Galates. Il appelle une pareille
doctrine: _pestilens figmentum, diaboli portentum_; et il s’écrie contre
les Papistes: _Pereant sophistæ cum suâ maledictâ glossâ._--Donc elle ne
diffère en rien de la foi fausse.--Ce n’est pas cela, elle en diffère
par ses fruits: «C’est à leurs fruits que vous les connaîtrez.»--Cela
revient encore au même point; les fruits viennent après; mais un homme,
paraît-il, doit trouver sa consolation dans sa justification avant que
les fruits viennent, avant qu’il sache que sa foi produira ces
fruits.--Les bonnes œuvres sont les fruits nécessaires de la foi; ainsi
parlent les Articles.» Charles ne fit pas de réponse, mais il se dit à
part lui: «Mon bon ami, en ce point, n’a pas certes la plus lucide des
têtes.» Puis à haute voix: «Eh bien, je désespère de pénétrer au fond de
ce sujet.--C’est naturellement un principe très-simple, répondit
Freeborn d’un air de supériorité, quoique d’un ton doux: _Fides
justificat ante et sine charitate_; mais la foi requiert une lumière
divine pour l’embrasser.» Ils marchèrent un moment en silence; et comme
le jour tombait, ils regagnèrent leur demeure. Arrivés aux bâtiments de
Clarendon, ils se séparèrent.




CHAPITRE XVII.

Une réunion discordante d’évangéliques.


Freeborn n’était pas d’un caractère à laisser aller un jeune homme comme
Charles sans tenter un nouvel effort pour le gagner; et peu de jours
après il l’invita à venir prendre le thé chez lui. Charles s’y rendit à
l’heure indiquée, par une soirée humide et froide du triste novembre. Il
trouva cinq ou six personnes déjà réunies. C’était tout un monde nouveau
pour notre étudiant: figures, manières, discours; tout lui était
étranger et ne rappelait ni l’école d’Eton, ni Oxford lui-même. Il fut
présenté; et la conversation qui continuait ne fit qu’ajouter à
l’embarras causé par ces nouvelles connaissances. C’était un feu mesuré
de remarques sérieuses, entrecoupées de silences que relevaient
seulement des «_hem_» accidentels, l’absorption lente du thé, le bruit
des cuillers tombant sur les soucoupes et le mouvement machinal des
chaises, quand la servante affairée de la maison venait subitement
apporter la bouilloire pour la théière ou des rôties pour la table. Dans
la réunion, il n’y avait pas de naturel ni de laisser-aller, mais une
grande intention d’être utile.

«Avez-vous vu le dernier _Journal Spirituel_?» demanda à voix basse nº 1
à nº 2. Nº 2 venait de le lire. «C’est un très-remarquable article sur
l’agonie du Pape, dit nº 1.--Il ne faut désespérer de personne, répondit
nº 2.--J’en ai entendu parler, dit nº 3, mais je ne l’ai pas vu.»
Silence. «De quoi s’agit-il? demanda Reding.--Du dernier Pape Sixte XVI,
répondit nº 3; il paraît qu’il est mort croyant.» Sensation. La figure
de Charles exprima le désir d’en savoir davantage. «Le journal donne
cette nouvelle d’après une excellente autorité, reprit nº 2. M.
O’Niggins, l’agent de la branche de la Société des Traités pour la
conversion des prêtres catholiques, se trouvait à Rome pendant la
dernière maladie du Pape. Il sollicita une audience, qui lui fut
accordée. Arrivé près du malade, il commença tout de suite à lui parler
de la nécessité du changement du cœur, de la croyance au seul espoir des
pécheurs et du renoncement à tous les médiateurs créés. Il lui annonça
la Bonne Nouvelle, et lui garantit qu’il y avait un pardon pour tous. Il
le mit en garde contre la fiction de la régénération baptismale; et
puis, continuant à lui _apporter_ la parole, il le pressa, quoique à la
onzième heure, de recevoir la Bible, toute à Bible et rien que la Bible.
Le Pape écouta avec une attention marquée et fut profondément ému.
L’exhortation finie, Sixte XVI répondit à M. O’Niggins, qu’il espérait
ardemment que tous les deux ne mourraient pas sans se trouver ensemble
dans la même communion, ou quelque chose de ce genre. Il déclara en
outre, ce qui est étonnant, qu’il mettait sa seule confiance dans le
Christ, «source de tous les mérites»; phrase bien remarquable dans sa
bouche.--En quelle langue s’est faite la conversion? demanda
Charles.--On ne le dit pas, répondit nº 2; mais je suis à peu près
certain que M. O’Niggins sait parfaitement le français.--Il ne me semble
pas, repartit Charles, que les concessions du Pape soient plus grandes
que celles que font, tous les jours, des membres de notre propre Église,
lesquels néanmoins sont accusés de papisme.--Mais les concessions de ces
messieurs leur sont arrachées par force, répliqua Freeborn, tandis que
celles du Pape étaient volontaires.--Ce parti rétrograde vers les
ténèbres, ajouta nº 2; le Pape marchait vers la lumière.--On doit
interpréter tout pour le mieux chez un vrai Papiste, reprit Freeborn, et
tout pour le pire chez un Puséiste. C’est à la fois de la charité et du
sens commun.--Ce ne fut pas tout, continua nº 2; le Pape rassembla les
cardinaux, leur protesta qu’il désirait ardemment la gloire de Dieu, dit
que la religion intérieure était tout en tout et que les formes
n’étaient rien sans un cœur contrit, enfin qu’il avait la confiance
d’être bientôt au ciel, ce qui, vous le comprenez, était le rejet de la
doctrine sur le purgatoire.--C’est un brandon tiré du feu, je l’espère,
dit nº 3.--On l’a observé souvent, ajouta nº 4, et cela m’a frappé
moi-même: le moyen de convertir les Catholiques Romains, c’est de
convertir d’abord le Pape.--La méthode, au moins, est sûre», repartit
Charles avec timidité, craignant d’en avoir trop dit; mais son ironie
passa inaperçue. «L’homme ne peut faire ces choses, reprit Freeborn;
mais la foi a cette puissance. La foi peut descendre même jusqu’aux plus
grands pécheurs. Vous voyez maintenant, peut-être mieux que par le
passé, ajouta-t-il en se tournant vers Charles, ce que j’entendais par
la foi l’autre jour. Ce pauvre vieillard pouvait n’avoir pas de mérites;
il avait passé une longue vie en opposition avec la croix. Vos
difficultés continuent-elles?»

Charles avait souvent pensé sérieusement à sa première conversation avec
Freeborn: «Eh bien, répondit-il, je ne crois pas qu’elles soient aussi
grandes.» Freeborn parut satisfait. «Je veux dire, ajouta Reding, que
l’idée se soutient mieux que je ne le croyais d’abord.» Freeborn eut
l’air contrarié. Charles, rougissant un peu, fut obligé de continuer au
milieu d’un silence général. «Vous disiez, il vous en souvient, que la
foi justifiante existe sans l’amour ou sans aucune autre grâce
qu’elle-même, et que personne ne peut absolument expliquer ce qu’elle
est, si ce n’est plus tard, d’après ses fruits; qu’il n’y a pas de
_critérium_ au moyen duquel on s’examine soi-même pour voir si on se
trompe, lorsqu’on croit avoir la foi; de sorte que le bon et le méchant
peuvent prendre chacun, également, pour soi les promesses et les
priviléges propres à l’Évangile. Cette doctrine, je la trouvai
certainement dure tout d’abord; mais ensuite cette idée me frappa, que
peut-être la foi est le résultat d’un état d’esprit antérieur, résultat
béni d’un état béni; et c’est pourquoi elle peut être considérée comme
la récompense d’une obéissance antérieure; et la foi trompeuse, ou ce
qui simplement ressemble à la foi, être un juste châtiment.» Autant
l’expression de la première partie de ce discours était vague, autant la
conclusion en était claire. Personne ne s’y trompa, et l’émotion de tous
fut sensible. «Il n’y a rien de semblable à un mérite antérieur, dit nº
1: tout est grâce.--Pas de mérite, je le sais, reprit Charles,
mais...--Nous ne devons pas nous jeter dans la doctrine _de condigno_ ou
_de congruo_, dit nº 2.--Mais, évidemment, répliqua Charles, c’est une
cruauté de dire aux ignorants et à la foule: «Croyez, et d’un seul coup
vous serez sauvés; n’attendez pas les fruits, réjouissez-vous tout de
suite», sans accompagner cette doctrine d’une description claire de ce
que c’est que la foi, et sans prémunir ces pauvres gens contre leur
propre illusion par une éducation religieuse.--C’est là, répondit
Freeborn, la véritable gloire de cette doctrine d’être prêchée aux plus
misérables des hommes. Elle leur dit: «Venez tels que vous êtes.
N’essayez pas de vous rendre meilleurs. Croyez que vous êtes sauvés, et
le salut est à vous; les bonnes œuvres viendront après.»--Au contraire,
reprit Charles continuant sa thèse, lorsqu’on dit que la justification
suit le baptême, il y a là quelque chose d’intelligible, de précis, dont
tout le monde peut s’assurer. Le baptême est un signe extérieur et non
équivoque; tandis que si un homme a ce sentiment secret appelé la foi,
nul autre que lui ne peut en rendre témoignage; or, cet homme ne peut
être un témoin impartial.»

Reding avait enfin réussi à mettre cette sombre assemblée dans un état
de grande excitation. «Mon cher ami, dit Freeborn, je m’attendais à
mieux que cela; dans peu de temps, je l’espère, vous verrez les objets
sous d’autres couleurs. Le baptême est un rite extérieur. Qu’y a-t-il,
que peut-il y avoir de spirituel, de saint ou de céleste dans le
baptême?--Mais vous me dites vous-même que la foi, non plus, n’est pas
spirituelle, répliqua Charles.--Je vous le dis! et quand donc?--Eh bien,
répondit Charles un peu déconcerté, au moins vous ne la croyez pas
sainte.» Freeborn fut embarrassé à son tour. «Si elle est sainte,
continua Charles, elle a quelque chose de bon en elle; elle a quelque
valeur; elle ne porte pas d’ignobles haillons. Tout bien, dites-vous,
arrive ensuite. Vous dites que ses fruits sont saints, mais que la foi
n’est elle-même absolument rien.» Il y eut un silence momentané, et un
peu d’agitation dans les esprits. «Oh! la foi est certainement un
sentiment saint, dit nº 1.--Non, il est spirituel, mais non pas saint,
repartit nº 2; c’est un simple acte, l’_appréhension_ des mérites du
Christ.--Il a son siége dans les affections, dit nº 3; la foi est un
sentiment du cœur; c’est la confiance, c’est la croyance que le Christ
est _mon_ Sauveur: tout cela est distinct de la sainteté. La sainteté
éveille l’idée d’une justice relevant de soi. La foi est paix et
bonheur, mais elle n’est pas la sainteté. La sainteté vient
ensuite.--Rien ne peut produire la sainteté, si ce n’est ce qui est
saint, reprit Charles; c’est une espèce d’axiome: les fruits étant
saints, la foi, qui en est la racine, doit être sainte.--Vous pourriez
aussi bien soutenir que la racine de la rose est rouge, et celle du lis
blanche, répliqua nº 3.--Pardon, s’écria Freeborn; c’est, comme dit mon
ami, une _appréhension_. L’_appréhension_, c’est l’acte de saisir; il
n’y a pas plus de sainteté dans la foi justifiante que dans l’acte d’une
main qui s’empare d’une substance qu’elle trouve devant elle. C’est là
la grande doctrine de Luther dans son commentaire sur les Galates. La
foi n’est rien en elle-même; c’est un simple instrument: voilà ce qu’il
enseigne, lorsqu’il s’élève avec tant de force contre la notion de la
foi justifiante comme étant accompagnée de l’amour.»

«Je ne puis souscrire à cette doctrine, reprit nº 1. Elle peut être
vraie en un certain sens; mais elle jette des pierres d’achoppement dans
la voie de ceux qui cherchent. Luther ne pouvait vouloir dire ce que
vous soutenez, j’en suis convaincu. La foi justifiante est toujours
accompagnée de l’amour.--C’est ce que je croyais, dit Charles.--C’est
tout à fait la doctrine de Rome, reprit nº 2; c’est la doctrine de Bull
et de Taylor.--Dans le sens que Luther l’appelle _venenum infernale_,
repartit Freeborn.--C’est précisément la doctrine que prêchent en ce
moment les Puséistes, dit nº 3.--Au contraire, repartit nº 1, c’est
celle de Mélanchthon. Regardez, continua-t-il en tirant de sa poche son
portefeuille, j’ai noté ses paroles, lorsque Shuffleton les cita l’autre
jour dans la salle de théologie: «_Fides significat fiduciam; in fiduciâ
inest dilectio; ergo etiam dilectione sumus justi._» Trois membres de la
réunion s’écrièrent que c’était impossible; le papier passa de main en
main dans un silence solennel. «Calvin dit la même chose», ajouta nº 1
d’un air de triomphe.

«Je pense», reprit nº 4, d’une voix basse, douce et soutenue, qui
contrastait avec l’animation qui s’était subitement manifestée dans la
conversation, «je pense que la controverse (_hem_) peut aisément se
vider. C’est une question de mots entre Luther et Mélanchthon. Luther
dit: (_hem_) «La foi existe sans l’amour», voulant exprimer que «la foi
justifie sans l’amour». Mélanchthon, d’autre part, dit: (_hem_) «La foi
existe avec l’amour», voulant exprimer que «la foi justifie avec
l’amour». Or, tous les deux sont dans le vrai: Car (_hem_)
«la foi-sans-l’amour _justifie_, cependant la foi justifie
_non-sans-l’amour_.» Il y eut un moment de silence, tandis que les deux
partis élaboraient cette explication. «Au contraire, ajouta-t-il, c’est
la doctrine papiste que la foi-avec-l’amour justifie.» Freeborn exprima
son dissentiment; il croyait que C’était là la doctrine de Mélanchthon
condamnée par Luther. «Vous voulez dire, reprit Charles, que la
justification est donnée à la foi _avec_ l’amour, et non à la foi _et à_
l’amour.--Vous avez exprimé ma pensée, répondit nº 4.--Et quelle
différence mettez-vous entre le mot _avec_ et le mot _et_?» Nº 4
répondit sans hésiter: «La foi est l’_instrument_, l’amour _le sine quâ
non_.» Nºs 2 et 3 se récrièrent en l’interrompant; ils croyaient que
c’était en revenir au _légal_[56] que d’introduire la phrase _sine quâ
non_; c’était introduire des conditions. La justification était
inconditionnelle. «Mais la foi n’est-elle pas une condition? demanda
Charles.--Certainement non, répondit Freeborn; _condition_ est un mot
_légal_. Comment le salut peut-il être libre et entier, s’il est
conditionnel?--Il n’y a pas de condition, dit nº 3; tout doit venir du
cœur. Nous croyons avec le cœur, nous aimons avec le cœur, nous
obéissons avec le cœur; non que nous y soyons obligés, mais parce que
nous avons une nouvelle nature.--N’y a-t-il pas obligation d’obéir?
demanda Charles étonné.--Pas d’obligation pour les régénérés, répondit
nº 3; ils sont au-dessus de toute obligation; ils sont dans un nouvel
état.--Mais, certainement, les Chrétiens sont sous une loi», reprit
Charles.--Certainement non, repartit nº 2; la loi est abolie sous le
Christ.--Prenez-y garde, dit nº 1, vous êtes sur la lisière de
l’Antinomianisme.--Pas du tout, répondit Freeborn; un Antinomien
soutient ouvertement qu’il peut briser la loi, un croyant spirituel dit
qu’il n’est pas tenu de l’accomplir.»

  [56] Allusion à la loi judaïque.

Il s’éleva alors au sein de l’assemblée une nouvelle discussion. Comme
il paraissait qu’elle serait aussi interminable qu’elle était ennuyeuse,
Reding saisit l’occasion de souhaiter le bonsoir à son hôte et de s’en
aller à la dérobée. Il n’avait jamais eu beaucoup de penchant pour la
doctrine évangélique, et Freeborn et ses amis, qui connaissaient leur
propre croyance mieux que le reste de leur secte, lui avaient démontré
qu’il n’avait pas grand’chose à gagner en étudiant davantage cette
doctrine. Ces messieurs, en conséquence, ne figureront plus dans notre
livre.




CHAPITRE XVIII.

Le deuil de famille.


Lorsque Charles entra dans sa chambre, il vit sur la table une lettre de
chez lui, et, à sa grande terreur, elle avait une large bordure noire.
Il s’empressa d’en briser le cachet. Hélas elle annonçait la mort subite
de son père. La goutte, après l’avoir tourmenté pendant plusieurs
semaines, avait fini par lui attaquer l’estomac et elle l’avait emporté
en quelque heures.

O mon pauvre Charles, laissez-moi partager toutes vos douleurs! quelle
longue nuit! quel indicible réveil! et puis quelle triste journée! Dans
l’après-midi, vous étiez déjà chez vous: ô cruel changement, depuis les
quelques semaines que vous aviez quitté cette demeure tant aimée! que
vos sentiments étaient différents alors! Et qu’était devenu celui qui
vous avait accompagné jusqu’à l’omnibus du chemin de fer? Pour peindre
une telle douleur, la parole est impuissante... Et puis trouver sa mère,
ses sœurs et le mort...

Les funérailles ont eu lieu depuis plusieurs jours. Charles doit passer
à la maison le reste du trimestre, et il ne retournera pas à Oxford
avant la fin de janvier. Les signes de douleur ont disparu; la maison
paraît joyeuse comme auparavant; le feu est aussi brillant, les miroirs
aussi purs, l’ameublement aussi bien rangé; les tableaux sont les mêmes,
les ornements de la cheminée sont là comme toujours, et la pendule
imperturbable continue à sonner les heures. Les habitants du presbytère,
il est vrai, portent les marques d’une séparation cruelle; mais ils
conversent comme de coutume et sur les sujets ordinaires; ils se livrent
aux mêmes occupations, ils travaillent, ils lisent, ils se promènent
dans le jardin, ils dînent. Au dehors, il n’y a pas de changement, mais
dans le cœur quelles angoisses sous le coup d’une perte déchirante! Lui,
en effet, il n’est pas là aujourd’hui, il n’y sera pas demain non plus;
il n’est pas simplement absent, mais, comme ils le savent bien, il est
parti pour ne plus jamais revenir... Son absence du moment est à leur
esprit un signe et un souvenir qu’il sera absent toujours. Mais c’est
surtout au dîner que cette pensée les frappe; car Charles doit désormais
occuper à table une place qu’il n’a remplie parfois jusqu’à ce jour que
comme délégué, et en présence de celui auquel il succède: son père,
n’ayant guère au delà de l’âge mûr, avait l’habitude de découper
lui-même. Et lorsque, au repas principal, Charles levait les yeux, il
rencontrait le regard troublé d’une personne qui, de la chaise qu’elle
occupait, avait devant elle un mémento encore plus vivant de leur perte
commune: _Aliquid desideraverunt oculi..._

M. Reding avait laissé sa famille dans une bonne position de fortune.
Quoique ce fût pour elle un adoucissement à sa perte, peut-être en ce
moment sa douleur en fut-elle augmentée. N. Reding avait toujours été un
père bon et indulgent. C’était un très-respectable ecclésiastique de la
vieille école, un ministre aux sentiments pieux, un _gentleman_ par
l’éducation, un homme exemplaire dans ses relations sociales. Il n’était
pas grand lecteur et n’avait jamais été dans une situation à acquérir la
science théologique; il croyait sincèrement tout le contenu du
Prayer-Book, mais ses sermons étaient rarement dogmatiques. C’étaient
des discours pleins de raison, le langage d’un homme mûr sur les devoirs
moraux. M. Reding distribuait la communion aux trois grandes fêtes,
voyait son évêque deux ou trois fois l’an, vivait en bons termes avec
les gentilshommes campagnards du voisinage, était charitable envers le
pauvre, hospitalier dans sa demeure, et, sans être exagéré, il se
montrait ferme partisan des intérêts tories dans son comté. Il était
incapable de toute action blessante, mesquine, basse ou impolie. Il
mourut estimé des grandes maisons d’alentour et pleuré par ses
paroissiens.

La mort de son père était la première dure épreuve que Charles eût
subie, et il sentit qu’elle était réelle. Comme s’évanouissaient, en
présence de cette infortune palpable, les petites anxiétés qui l’avaient
tourmenté récemment! Il comprit alors la différence qui existe entre ce
qui est réel et ce qui ne l’est point. Tous les doutes, les recherches,
les conjectures, les idées qui l’avaient agité à propos des matières
théologiques lui parurent autant de fantômes qui voltigeaient devant ses
yeux aux heures brillantes, mais qui n’avaient pas de racines dans son
âme, et qui, semblables aux feuilles mortes de décembre, s’envolaient
loin de lui au jour de l’affliction. Il sentit alors _où_ habitait son
cœur, où était sa vie. Sa naissance, sa famille, son éducation, le toit
paternel étaient de grandes réalités; à ces réalités son être se
trouvait uni; il avait grandi à leur ombre. Il comprit qu’il devait
rester ce que la Providence l’avait fait. Ce qu’on appelle la poursuite
de la vérité lui paraissait un vain rêve. Il avait de grands devoirs,
des devoirs évidents à remplir envers la mémoire de son père, envers sa
mère, envers ses sœurs et sa position; et c’est à les accomplir
religieusement qu’il devait désormais s’appliquer. Comme si elles
l’avaient trompé, il se sentit dégoûté de toutes les théories, et il
résolut secrètement de n’avoir plus rien à démêler avec elles. Que le
monde allât comme il pourrait, quoi qu’il arrivât, pour lui sa place et
son chemin étaient clairement indiqués. Il reviendrait à Oxford, il
s’appliquerait avec ardeur à ses études, il écarterait toute
distraction, il s’éloignerait des routes de traverse, et il ferait de
son mieux pour bien passer son examen. L’Église d’Angleterre telle
qu’elle était, ses Articles, ses évêques, ses prédicateurs avaient suffi
à des personnes meilleures que lui; pourquoi ne s’en contenterait-il
pas? Au reste, il ne pouvait mieux faire que d’imiter la vie et la mort
de son père bien-aimé: une existence paisible à la campagne, loin de
toutes les agitations, un cercle de personnes pieuses, un travail utile
parmi les pauvres, le soin de l’école du village, et, à la fin, la mort
du juste, tels devraient être ses rêves.

En ce moment, et pour quelque temps encore, il avait des devoirs
spéciaux à remplir envers sa mère; il désirait, autant que possible,
remplacer auprès d’elle celui qu’elle avait perdu. Pauvre mère! que de
grandes épreuves lui restaient à subir! Si lui, Charles, éprouvait tant
de peine à quitter Hartley, que serait-ce pour elle? Encore quelques
mois, et elle devrait s’éloigner d’un lieu qui lui avait toujours été
cher, mais qui maintenant était sacré pour son cœur; encore quelques
mois, et elle devrait démeubler sa vieille habitation et s’occuper du
travail si rude d’un déménagement: quelle situation! Une tête fatiguée
et un cœur malade, au moment où elle avait le plus besoin de sang-froid
et d’énergie...

Telles furent les pensées qui assiégèrent l’esprit de Charles, pendant
ces semaines de tristesse. La mort avait tourné une feuille de sa vie:
il ne pouvait plus être ce qu’il avait été. Les hommes arrivent à l’âge
viril à des époques différentes. Dans une famille, les plus jeunes,
comme les moines dans un monastère, peuvent rester enfants jusqu’à ce
qu’ils aient atteint l’âge mûr; mais les aînés, si leur père vient à
mourir prématurément, passent tout à coup à la virilité, alors qu’ils
arrivent à peine à l’adolescence. Charles était un jeune homme
intelligent, mais à peine formé, quand il avait quitté Oxford; il y
revint homme fait.




DEUXIÈME PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.

Les partis politiques.


A quatre milles environ d’Oxford, sur le penchant d’un coteau long et
escarpé, se trouve un village fortement boisé qui donne sur les forêts
du Berkshire, et d’où l’œil peut jouir d’une belle vue de la ville aux
nombreuses tours[57]. Sur le large sommet de ce coteau s’étendait
autrefois un bois de châtaigniers; aujourd’hui, il est couvert de
racines d’arbres, de genêts et d’un doux gazon. En dessous se voit du
sable rouge qui contraste avec la verdure et en fait ressortir davantage
l’éclat. La pluie n’y séjourne pas longtemps, de sorte que la promenade
y est toujours possible. On y respire également un air frais et
salutaire, bien différent de l’atmosphère lourde de l’Université, qui se
trouve plus bas. Le genêt était encore en fleur, à la fin du mois de
juin, lorsque Reding et Sheffield fixèrent leur séjour à l’extrémité de
ce village, dans une petite chaumière, si bien cachée par les arbres et
tellement environnée de prairies, qu’il eût été difficile à un étranger
de la découvrir. C’est dans ce lieu qu’ils voulaient passer leurs
dernières vacances, avant de se présenter pour leur examen.

  [57] Oxford.

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la grande infortune de Charles,
et le temps n’avait pas été inutilement employé par nos deux amis. Ils
avaient étudié avec beaucoup de persévérance. Sheffield avait même
obtenu le prix de poésie latine. Charles, de son côté, avait fait taire
ses perplexités religieuses. Naturellement, il connaissait un plus grand
nombre de personnes de tous les partis, il connaissait mieux leurs
principes et leurs caractères; mais il ne s’appesantissait sur rien; il
n’essayait pas de déterminer la valeur ou les difficultés de telle ou
telle question. Il prenait les choses comme elles venaient, et, tout en
s’appliquant à ses études, il profitait avec reconnaissance des
priviléges religieux que lui offrait le système du collége. Une année
environ lui restait avant son examen, et comme sa mère et ses sœurs
n’avaient pas encore arrangé leurs plans, allant d’un ami chez l’autre,
il avait accédé à une proposition que lui avait faite Sheffield de
prendre un _tuteur_ pendant les vacances et de chercher un site pour
étudier dans le voisinage d’Oxford. Ils avaient tous les deux beaucoup
de motifs d’espérer les plus grands honneurs que décerne l’Université:
c’étaient des jeunes gens pleins de savoir et d’intelligence; ils
avaient étudié avec suite, et avaient eu l’avantage d’assister à des
cours excellents.

Le flanc de la colline forme une large et longue excavation ou
amphithéâtre sur un des côtés du village d’Horsley. Les deux points
extrêmes peuvent se trouver à un demi-mille en ligne directe; mais la
distance est plus grande quand on suit le sentier qui serpente sur la
crête, à travers le gazon et la bruyère. Leur _tuteur_ n’avait pu
trouver un logement dans le village, et tandis que les deux jeunes gens
demeuraient à une extrémité de l’endroit que nous avons décrit, M.
Carlton, à peine leur aîné de trois ans, s’était établi dans une ferme à
l’extrémité opposée. La ferme, d’ailleurs, lui convenait davantage; elle
le rapprochait d’un hameau qu’il avait à desservir pendant les vacances.

Une après-midi, nos deux étudiants étaient couchés sur l’herbe,
attendant l’heure du dîner et considérant leur ami qui venait à leur
rencontre: un petit volume classique était dans leurs mains. «Je ne
crois pas, disait Reding à Sheffield, que vous avez pour Carlton la même
estime que moi. Je le trouve si attrayant, d’un caractère si uniforme,
si aimable, si bienveillant! Je ne connais personne qui plus que lui ait
le talent de rapprocher les cœurs, de leur inspirer de la confiance et
d’éveiller en eux des sentiments d’amitié réciproque.--Vous vous
trompez, répondit Sheffield, si vous croyez que je ne l’estime pas et
que je ne l’aime point; il est impossible de ne pas l’aimer. Mais ce
n’est pas l’homme qui pourrait avoir de l’influence sur moi.--Il est
trop anglican pour vous, reprit Charles.--Pas du tout, si ce n’est d’une
façon indirecte. Le reproche que je lui fais, c’est que tout en ayant
beaucoup de pensées remarquables, beaucoup de pensées profondes en
détail, il soit complétement incapable de saisir les liens qui les
unissent entre elles et d’en tirer des conséquences. Il ne voit jamais
une vérité à moins qu’il ne la touche du doigt. Il est toujours à
chercher, à tâtonner, et, comme au jeu de cache-cache, il brûle
constamment sans rien découvrir. Au reste, je sais qu’il y a des
milliers de personnes qui ne voient pas un pouce au delà de leur nez, et
qui digèrent parfaitement des contradictions. Mais Carlton est vraiment
un homme d’intelligence; ce n’est pas un penseur ordinaire, et c’est ce
qui m’agace. Je sais que j’écris d’une manière obscure et que souvent je
ne dispose pas dans un ordre convenable la suite de mes idées; mais si
je fais un travail pour lui, on peut être sûr qu’il laissera de côté la
pensée ou le trait que je prise le plus, sur lequel repose toute
l’argumentation, qui lie toutes les parties ensemble, et puis, il
viendra me dire froidement: C’est extravagant, ou c’est cherché; ne
voyant pas qu’en effaçant ce trait il fait une absurdité du reste. C’est
un homme à enlever à un arceau sa clef de voûte, et à bâtir ensuite
tranquillement sa maison dessus.--Ah! vous voilà revenu encore à votre
ancienne faiblesse: un désir immodéré de vues positives. Pour moi, ce
que j’aime dans Carlton, c’est son calme; disant toujours assez, jamais
trop; jamais ne vous importunant, ne vous surchargeant jamais de
questions; toujours pratique, jamais dans les nuages. Gardez-moi d’un
homme à vues, je ne saurais vivre une semaine avec lui (j’excepte
toujours les personnes présentes).--Si vous considérez avec quelle
ardeur j’ai étudié, et combien peu j’ai parlé cette année-ci, votre
reproche est sévère, Charles. N’ai-je pas été l’un des seize élèves du
vieux Thruston, les vacances passées? Le brave homme! Tout en nous
attelant aux Moralistes et à Agamemnon, il nous donnait de gros dîners
et fumait son cigare avec nous. Il sait ses livres par cœur, peut
répéter ses pièces au rebours, et connaît à un gramme près ce que pèse
Aristote; mais quant à la synthèse, aux idées, à la poésie, oh! c’était
désolant; on n’y sentait que ténèbres.--Et sur quatre mois, repartit
Charles, vous y êtes resté six semaines, Sheffield.»

Carlton venait de les rejoindre, et après les salutations réciproques il
s’assit avec eux sur l’herbe. «Reding et moi, dit Sheffield, nous
débattions si Nicias était un homme de parti.--Naturellement, reprit
Carlton, vous avez d’abord défini vos termes.--Eh bien, répondit
Sheffield, j’entends par un homme de parti celui qui non-seulement
appartient à un parti, mais qui en a l’_animus_. Nicias ne créa pas un
parti, il le trouva formé; il se trouva à la tête de ce parti. Nicias
n’était pas plus homme de parti qu’un prince qui est né souverain de ses
États.--Je partage votre idée, reprit Carlton; toutefois, je voudrais
savoir ce que c’est qu’un parti, et ce que c’est qu’un homme de
parti.--Un parti, répondit Sheffield, est simplement un corps
extra-constitutionnel ou extra-légal.--L’action d’un parti, ajouta
Charles, est l’exercice d’une influence à la place de la loi.--Mais,
Reding, en supposant qu’il n’y ait pas de loi existante là où
l’influence s’exerce? demanda Carlton.» Charles avait à s’expliquer:
«Certainement, dit-il, l’État n’a pas fait de lois pour tous les cas
possibles.--Par exemple, continua Carlton, un premier ministre, ainsi
l’ai-je compris, n’est pas reconnu dans la constitution; il exerce son
influence en dehors de la loi, mais non pas, conséquemment, contre
aucune loi existante; et il serait absurde de parler de lui comme d’un
homme de parti.--Les partis parlementaires sont également reconnus chez
nous, quoique extra-constitutionnels, dit Sheffield. Nous les appelons
des partis; mais qui voudrait appeler le duc de Devonshire ou lord John
Russell un homme de parti, dans le mauvais sens du mot?--Il me semble,
reprit Carlton, que la formation d’un parti est simplement le retour au
mode primitif de la formation de la société. Rappelez-vous Déjocès; il
forma un parti; il obtint de l’influence; et il jeta les fondements de
l’ordre social.--La loi commence certainement par une influence, dit
Reding; car elle présuppose un législateur; puis elle se substitue à
cette influence. A partir de ce moment, l’exercice de l’influence est un
signe de parti.--Vous parlez d’une manière trop large, comme vous venez
de le reconnaître vous-même, reprit Carlton, vous devriez dire que la
loi _commence_ par se substituer à l’influence et que, _à proportion_
qu’elle s’y substitue, l’exercice de l’influence implique l’action d’un
parti. Par exemple, la couronne n’a-t-elle pas une influence personnelle
immense? Nous parlons du _parti_ de la cour; cependant ce parti n’entre
pas en conflit avec la loi, il est établi pour concilier le peuple à
celle-ci.--Mais il est reconnu par la loi et par la constitution, comme
le fut la dictature, fit observer Charles.--Eh bien, prenez l’influence
du clergé, reprit Carlton; nous faisons grand cas de cette influence
comme principe supplémentaire à la loi et comme lui prêtant un appui;
pourtant ce principe n’a pas été créé ni défini par la loi. La loi ne
reconnaît pas, dans chaque paroisse, le personnage qu’un écrivain
appelle, avec justesse, un «_gentleman résident_». L’influence, dès
lors, à la place de la loi, n’est pas nécessairement l’action d’un
parti.--De même, dit Sheffield, le caractère national est une influence
distincte de la loi, selon cet aphorisme: _Quid leges sine moribus?_--La
loi, reprit Carlton, ne se forme et ne s’étend que graduellement. Or,
donc, tant qu’il n’y a pas de loi, il y a le règne de l’influence; il y
a un parti sans qu’il y ait nécessairement ce qu’on appelle l’action
d’un parti. Ceci est la justification des whigs et des tories, au temps
présent. Ils suppléent, comme le dit Aristote traitant d’une autre
matière, au défaut de la loi.--Charles Ier exerça une influence royale,
Walpole une influence ministérielle; mais l’influence, et non la loi,
était le principe d’action dans les deux circonstances. L’objet et les
moyens pouvaient être mauvais, mais la marche elle-même ne pouvait être
appelée l’action d’un parti.--Vous voudriez donc justifier, répliqua
Charles, les associations et les sociétés qui existaient, par exemple, à
Athènes, non pas dans le cas où «elles se faisaient justice à
elles-mêmes», comme on dit, mais dans celui où il n’y avait pas
d’autorité établie pour faire justice. C’était un retour au précédent de
Déjocès.--Manzoni, dit Sheffield, nous fournit un exemple frappant de la
chose, au commencement de ses _Promessi sposi_, lorsqu’il fait voir
qu’au XVIe siècle la protection due au faible par la loi ne se trouvait
presque exclusivement que dans les factions et les compagnies. Je ne
puis me rappeler les faits en particulier, mais il montre le clergé
occupé à étendre ses immunités, la noblesse ses priviléges, l’armée ses
exemptions, les commerçants et les artisans leurs corporations. Les
juristes eux-mêmes ainsi que les médecins formaient un corps à part.»

«Ainsi, reprit Carlton, les constitutions ont été moulées et
perfectionnées graduellement par des corps extra-constitutionnels, soit
qu’ils se réunissent sous la protection de la loi, soit qu’ils fussent
remplacés par une disposition sage de la loi relative au but qu’ils se
proposaient. Au moyen âge, l’Église était un immense corps
extra-constitutionnel. Les rois germains et anglo-normands voulurent
soumettre son action à la loi; les parlements modernes l’ont remplacée
par celle-ci. A cette époque, l’État revendiquait le droit des
investitures; aujourd’hui, l’État marie, enregistre, régit les pauvres,
exerce la juridiction ecclésiastique à la place de l’Église.--Cette
manière de voir fait de la Réforme ou de la Révolution un véritable
ostracisme, dit Sheffield; il y a une lutte d’influence contre
influence, et l’un des combattants finit tôt ou tard par se débarrasser
de l’autre. Ni la loi ni la Constitution ne sont mises en question, mais
la volonté du peuple ou de la cour rejette soit l’individu trop
privilégié, soit le monarque, soit la religion. Ce qui n’est pas sous la
loi n’a rien à faire avec la loi, et n’a pas le droit d’invoquer son
intervention.--Une pensée m’a frappé quelquefois, dit Charles, elle
s’accorde avec ce que vous avez dit. Dans la seconde moitié du siècle
dernier, il s’est formé graduellement dans l’État un parti populaire qui
tend aujourd’hui à se faire reconnaître comme constitutionnel, ou qui
déjà est ainsi reconnu. Mon père n’a jamais pu souffrir les journaux (je
veux dire leur système); il soutenait que c’était un nouveau pouvoir
dans l’État. Certes, je ne veux pas défendre ce qu’il condamnait: un tas
de vilaines choses, des principes funestes, l’arrogance et la tyrannie
des rédacteurs, mais je contrôle le sujet par l’application de votre
théorie. La grande masse du peuple est imparfaitement représentée dans
le Parlement; la Chambre des Communes n’est pas sa voix, mais la voix de
quelques grands intérêts. En conséquence, la Presse vient pour faire ce
que la Constitution n’a pas fait, pour former le peuple en une vaste
association de protection mutuelle. Et cela a lieu en vertu du même
droit dont usa Déjocès pour réunir le peuple autour de lui, cette
association ne vient pas empiéter sur le domaine de la loi, elle bâtit
sur un terrain auquel la Constitution n’a pas pourvu. Elle _tend_, dès
lors, à être ultérieurement reconnue par la Constitution.

--Il y a, reprit Carlton, un autre phénomène remarquable du même genre
qui se développe en ce moment; je veux dire, l’influence de l’agitation.
Je ne suis pas assez homme politique pour en parler en bien ou en mal;
notre instinct naturel s’oppose à cette influence; mais elle peut être
nécessaire. Cependant l’agitation parvient chaque jour à se faire
accepter comme l’instrument légitime par lequel les masses manifestent
leurs désirs et en assurent l’accomplissement. De même qu’un bill passe
au Parlement, après des lectures, des discussions, des discours, des
votes et autres choses semblables; de même la marche par laquelle un
acte de la volonté populaire devient loi est une longue agitation qui se
traduit par des pétitions nombreuses, et qui, antérieure à l’action
parlementaire, se développe avec elle. Le premier exemple de ce genre a
eu lieu, il y a environ cinquante ou soixante ans, lorsque... Holà! qui
est-ce qui galope ainsi vers nous?--Tiens, c’est le vieux Vincent, dit
Sheffield.--Il vient juste à temps pour dîner, reprit Charles.--Comment
allez-vous, Carlton? s’écria Vincent: comment vous portez-vous, monsieur
Sheffield? Monsieur Reding, votre santé est-elle bonne? Vous justifiez
toujours votre nom[58], je suppose; je vous ai connu, en tout temps,
homme d’étude. Quant à moi, continua-t-il, je suis à cette heure un
homme disposé à manger, et je viens pour dîner avec vous, si vous me le
permettez. Avez-vous une place pour mon cheval?» Il y avait tout auprès
l’écurie d’une ferme. Charles y conduisit le cheval, et le cavalier,
sans aucun retard, à cause de l’heure avancée, entra dans le cottage
pour faire une courte toilette.

  [58] Jeu de mots. _Reding_ se prononce comme _reading_ (liseur,
    studieux).




CHAPITRE II.

Les partis religieux.


Quelques instants après, ils étaient tous à table dans un petit salon
qui était la pièce _omnibus_ du cottage. Nos deux étudiants n’avaient
pas toute la maison à leur service, quoiqu’elle ne fût pas bien grande;
elle servait aussi d’habitation à un jardinier, qui portait ses légumes
au marché d’Oxford et dont la femme faisait, comme on dit, le ménage de
ses locataires.

Le dîner était en rapport avec l’appartement, l’appartement avec le
dîner. La table de travail avait été débarrassée à la hâte pour mettre
la nappe, qui n’était pas d’une blancheur irréprochable; et sur une
seconde table, la seule qui restât, s’étalait un grand luxe d’assiettes,
de couteaux et de fourchettes au milieu de livres de toute espèce,
in-octavo et in-douze, reliés et brochés, qui se dressaient, rangés en
piles, ou étaient jetés çà et là en désordre. Les autres ornements dudit
meuble étaient un encrier, quelques mains de papier grand format, un
chapeau de paille, une montre d’or, une brosse à habits, quelques
bouteilles de _gingerbeer_, une paire de gants, un porte-cigares, une
cravate, un chausse-pied, une petite ardoise, un grand couteau à
fermoir, un marteau et un joli pupitre marqueté.

«J’aime ces courses dans la campagne, dit Vincent dès qu’ils furent à
table; la campagne n’a plus d’effet sur moi lorsque je l’habite comme
vous faites; mais je la trouve délicieuse comme excitant. Visitez-la; ne
l’habitez point, si vous voulez en jouir. L’air de la campagne est un
stimulant. Les stimulants, monsieur Reding, doivent se prendre avec
modération. Vous, vous êtes du parti de la campagne; moi, je ne suis
d’aucun parti. Je vais ici, là, comme l’abeille; je goûte de chaque
objet, je ne m’arrête à aucun.» Sheffield lui fit observer que de cette
manière il appartenait plutôt à tous les partis qu’à aucun. «C’est
impossible, répliqua Vincent; je soutiens que c’est entièrement
impossible. On ne peut être à la fois de deux partis. Croyez-le bien; il
serait aussi facile de se trouver simultanément en deux endroits. Être
uni à deux, c’est n’être uni à aucun. Tenez-le pour certain, mon jeune
ami, les principes antagonistes se corrigent les uns les autres. C’est
un morceau de philosophie dont vous me saurez gré un jour, quand vous
serez plus âgé.--J’ai entendu rapporter, reprit Sheffield, un fait
remarquable qui a lieu en Amérique, et qui confirme évidemment ce que
vous dites, monsieur. Aux États-Unis les professeurs sont parfois de
deux ou trois religions en même temps, suivant qu’on les considère
historiquement, personnellement ou officiellement. De cette manière,
peut-être arrivent-ils au juste-milieu.» Vincent provoquait souvent le
rire chez les autres, mais il ne comprenait pas lui-même la
plaisanterie, et il ne pouvait jamais voir la différence entre l’ironie
et le sérieux. Il ne sut donc que répondre. Charles vint à son secours.
«Avant le dîner, dit-il, nous nous amusions à développer une question
que vous regarderez, je le crains, comme un grand paradoxe. Nous
soutenions que les partis sont des choses bonnes, ou plutôt
nécessaires.--Vous ne me rendez pas justice, répondit Vincent, si vous
croyez que telle est ma pensée. Je partage en deux vos paroles: Les
partis ne sont pas choses bonnes, mais choses nécessaires; ils
ressemblent aux limaçons; je ne leur envie pas leurs étroites coquilles;
je n’essaierai pas de m’y loger.--Vous voulez dire, reprit Carlton, que
les partis font notre sale besogne; ils sont nos bêtes de somme; nous ne
pourrions avancer sans eux, mais nous n’avons pas besoin de nous y
identifier; nous pouvons nous tenir à l’écart.--Cela, dit Sheffield,
ressemble à la doctrine de ces dévots qui soutiennent que c’est un péché
de se livrer à des occupations terrestres, quoiqu’elles soient
nécessaires; c’est aux méchants à s’y adonner et à travailler pour les
élus.--Il y aura toujours assez de gens qui aimeront à s’enrôler sous le
drapeau d’un parti sans qu’il soit nécessaire de le leur prescrire,
répliqua Vincent; notre affaire, à nous, c’est de les mettre à profit,
de nous en servir, mais en même temps de nous tenir à distance. Je crois
que tous les partis renferment du bon, seulement ils vont trop loin.
Pour moi, je fais des emprunts à chacun en particulier, je coopère à
tous en tant qu’ils sont dans le vrai, mais je ne vais pas au delà.
Ainsi je tire le bien de tous, et je fais à tous du bien; car je les
favorise en ce que chacun a de vrai.

--M. Carlton va plus loin que vous, monsieur, reprit Sheffield. Il
soutient que l’existence des partis n’est pas seulement nécessaire et
utile, mais encore légitime.--M. Carlton n’est pas homme à soutenir des
paradoxes, repartit Vincent. Je suppose qu’il ne voudrait pas défendre
les opinions extrêmes qui, hélas! existent chez nous en ce moment, et
qui font tous les jours de nouveaux progrès.--Je parlais des partis
politiques, reprit Carlton; mais je suis disposé à étendre ma
proposition aux partis religieux également.--Mais, mon brave
Carlton, répliqua Vincent, l’Écriture condamne les partis
religieux.--Certainement, je ne veux pas m’opposer à l’Écriture,
répondit Carlton, et je parle sauf correction du livre sacré; mais je
soutiens que, lorsque, n’importe où, une Église ne décide pas certains
points religieux, jusque là elle en laisse la décision aux individus; et
puisque vous ne pouvez espérer que tout le monde soit du même sentiment,
vous devez vous attendre à des différences d’opinions. Or, l’expression
de ces différentes opinions par les différentes personnes qui les
soutiennent est ce qu’on appelle un parti.--M. Carlton s’est montré
supérieur, monsieur, sur la thèse générale, avant le dîner, dit
Sheffield; et maintenait il tire la conséquence que toutes les fois
qu’il y a des partis dans une Église, cette Église ne doit s’en prendre
qu’à elle-même. Ils sont le résultat logique du jugement privé; et plus
vous avez de personnes qui usent du jugement privé, plus vous avez de
partis. Vous êtes donc réduit à cette alternative: Pas de tolérance, ou
pas de partis; et il vous faut admettre les partis, à moins de refuser
la tolérance.--Sheffield exprime mes idées d’une manière plus forte que
je ne le ferais, reprit Carlton; mais j’admets assez ce qu’il dit.
Prenez, par exemple, l’Église de Rome; elle a décidé bien des points de
théologie; mais il y en a plusieurs qu’elle n’a pas résolus. Or, sur
toutes les questions où il n’y a pas de décision ecclésiastique, il y a
tout de suite un parti chez les Catholiques Romains; la décision
est-elle enfin portée, dès ce moment le parti cesse. De là la célèbre
dispute des Dominicains et des Franciscains sur l’Immaculée Conception;
les deux ordres ont continué à controverser parce que l’autorité n’avait
pas donné de décision dès le principe du débat; d’autre part, au
contraire, lorsque les Jésuites et les Jansénistes se disputaient sur la
grâce, le Pape décida en faveur des premiers, et la controverse finit
sur-le-champ.--Sans doute, répondit Vincent, mon bon et digne ami le
révérend Charles Curlion, fellow de Leicester, et jadis lauréat au
concours du prix Irlande, ne préfère pas l’Église de Rome à l’Église
d’Angleterre?» Carlton se mit à rire: «Vous ne me suspectez pas sur ce
point, je pense, répondit-il. Tout ce que je dis, c’est que notre
Église, d’après sa constitution, admet, approuve le jugement privé; et
que le jugement privé, tel qu’on l’applique, renferme nécessairement des
partis. Dans l’Église de Rome, vous trouvez un mince jugement privé qui
admet des partis occasionnels ou locaux; mais le vaste jugement privé,
qui est en usage chez nous, reconnaît les partis comme un élément même
de l’Église.--Bien, bien, mon cher Carlton...» répliqua Vincent en
fronçant le sourcil et en prenant un air d’importance, quoiqu’il n’eût
rien de particulier à répondre. «Vous voulez dire, reprit Sheffield, si
je vous comprends, que c’est un acte de sotte hypocrisie de secouer la
tête et de faire de grands yeux à monsieur tel ou tel, parce qu’il est
chef d’un parti religieux, tandis que nous rendons au Ciel des actions
de grâces pour le bienfait de notre Église pure et réformée. La pureté,
en effet, la réforme, l’apostolicité, la tolérance, toutes ces gloires,
tous ces orgueils de l’Église d’Angleterre font de l’action des partis
et de l’esprit de parti un second bienfait qui devrait également exciter
notre reconnaissance. Les partis forment un de nos plus beaux ornements,
monsieur Vincent.--Une opinion ou un argument ne perd rien entre vos
mains, monsieur Sheffield, reprit Carlton; mais ma pensée était
simplement que les chefs de parti ne déshonorent pas l’Église, à moins
que lord John Russell ou sir Robert Peel n’occupent un poste déshonorant
dans l’État.--Mon jeune ami», dit Vincent, en achevant son mouton et en
repoussant son assiette, «mes deux jeunes amis (vu que Carlton n’est
guère plus âgé que Sheffield), puissiez-vous acquérir un peu plus de
jugement. Lorsque vous aurez atteint mon âge (c’est-à-dire deux ou trois
ans de plus que Carlton), vous apprendrez à mettre de la sobriété en
toutes choses. Monsieur Reding, encore un verre de vin. Voyez cette
pauvre enfant, comme elle chancelle sous son pouding de groseilles!
allez à son secours, monsieur Sheffield. La vieille femme fait mieux la
cuisine que je ne m’y attendais. Comment votre viande de boucherie vous
arrive-t-elle ici, Carlton? J’avais envie de vous apporter un beau
brochet que j’ai vu dans notre cuisine, mais je croyais que vous n’aviez
pas les moyens de le faire cuire.»

Le dîner fini, la société se leva de table. On alla se promener dans la
prairie. Un autre sujet fut entamé. «Willis de Saint-George n’était-il
pas de vos amis, monsieur Reding?» demanda Vincent. Charles tressaillit:
«Je l’ai connu un peu... je l’ai vu plusieurs fois.--Vous savez qu’il
nous a quittés, continua Vincent, et qu’il s’est uni à l’Église de Rome.
On assure maintenant qu’il nous revient.--Triste histoire en tout cas,
reprit Charles; oui, très-triste, si ceci est vrai.--Vous voulez dire,
repartit Vincent, en le reprenant comme s’il eût commis une erreur de
paroles, vous voulez dire plutôt: dénoûment heureux; la seule chose qui
lui restât à faire. Vous savez qu’il a été sur le continent. Tous ceux
qui ont du penchant à se faire papistes devraient faire ce voyage:
Carlton, nous vous y enverrons bientôt. D’ici, les choses paraissent
sous un jour favorable; là, l’Église de Rome se voit sous son vrai jour.
J’ai fait moi-même ce voyage, et je sais ce qu’il en est. Quel tas de
mendiants dans les rues de Rome et de Naples! Quelle saleté! quelle
misère! Nulle propreté; absence complète de comfort; et puis, quelle
superstition! quel abus de la véritable gravité évangélique! Ils se
poussent, ils se battent pendant la messe; ils bredouillent leurs
prières avec la vitesse du _railway_; ils adorent la Vierge comme une
déesse; et ils voient des miracles à tous les coins de rue. Leurs images
sont épouvantables, et leur ignorance prodigieuse. Eh bien, Willis a vu
toutes ces choses, et je tiens d’autorité sûre, dit-il mystérieusement,
qu’il est entièrement dégoûté de toute cette boutique et qu’il revient à
nous.--Est-il en ce moment en Angleterre? demanda Charles.--On dit qu’il
est dans le Devonshire auprès de sa mère, qui, vous le savez peut-être,
est veuve, et à laquelle il a causé bien du chagrin. Pauvre sot, qui ne
voulait pas suivre l’avis de têtes plus mûres que la sienne! Un ami me
l’envoya un jour; mais je ne pus rien en obtenir. Je ne pouvais saisir
ses arguments, ni lui les miens. L’entrevue n’eut aucun résultat. Il a
voulu absolument tenter l’épreuve, et il en est puni.»

Il y eut un moment de silence; puis Vincent ajouta: «Je suppose que
Carlton pense que de telles perversions sont aussi nécessaires que les
partis dans l’Église protestante pure?--Je ne puis dire, Carlton, que
vos paroles me satisfassent, reprit Charles, et je suis heureux d’avoir
la sanction de M. Vincent. Si les partis politiques rendaient les hommes
rebelles, tout parti politique serait dès lors inexcusable; ainsi en
est-il d’un parti religieux, s’il mène à l’apostasie.--Les Whigs, vous
le savez, repartit Sheffield, furent accusés, dans la dernière guerre,
d’être pour Bonaparte; les accidents de ce genre ne peuvent atteindre
les règles générales ni les coutumes établies.--Eh bien, malgré cela,
reprit Charles, je ne puis croire que les motifs qui justifient les
partis politiques excusent les partis religieux. A mon avis, se faire
chef d’un parti religieux, c’est quelque chose de méprisable.--Loyola et
saint Dominique étaient-ils méprisables? demanda Sheffield.--Ils
avaient, eux, la sanction de leurs supérieurs, répondit
Charles.--Reding, vous êtes certainement sévère pour les partis, dit
Carlton; un homme, individuellement, peut écrire, prêcher et publier ce
qu’il croit être la vérité sans commettre de faute; pourquoi donc
commence-t-il à avoir tort lorsqu’il fait cela avec d’autres?--Les
manœuvres d’un parti, répondit Charles, déshonorent la vérité.--Ne vous
rappelez-vous plus l’histoire? reprit Carlton; n’y voyons-nous pas
Athanase en lutte contre le monde entier, et le monde entier luttant
contre Athanase?--Alors, répliqua Charles, je dirai seulement qu’un
homme de parti doit se tenir bien au-dessus ou bien au-dessous du
vulgaire.--Ici encore, je ne saurais partager votre idée; vous supposez
qu’un chef de parti a la conscience de ce qu’il fait, et qu’ayant cette
conscience il peut être, selon vos paroles, bien au-dessus ou bien
au-dessous du vulgaire; mais quel besoin a-t-il de se dire à lui-même
qu’il forme un parti?--Voilà qui est plus difficile à concevoir, s’écria
Vincent, que toute autre opinion qui ait été avancée cette
après-midi.--Il n’y a pas de difficulté, répondit Carlton.
Prétendriez-vous qu’il n’y eût qu’un seul moyen d’obtenir de
l’influence? Évidemment, il y a une influence qui n’a pas conscience
d’elle-même.--Je croirais aussi volontiers, repartit Vincent, que la
beauté ignore ses charmes.--C’est là une pensée mesquine. Un homme est
assis dans sa chambre et il écrit; ne peut-il pas ignorer ce qu’on pense
de lui?--Je croirais ceci encore moins, appuya Vincent; la beauté est un
fait; l’influence est un effet. Les effets supposent des agents; une
action suppose une volonté, une conscience.--Il y a différents modes
d’influence, fit observer Sheffield; l’influence est souvent spontanée
et presque fatale.--Comme la lumière sur la face de Moïse, ajouta
Carlton.--On dit que Bonaparte avait un sourire irrésistible, reprit
Sheffield.--Qu’est-ce que la beauté elle-même, sinon une influence
spontanée? continua Carlton; ne vous rappelez-vous pas «la jeune et
aimable Lavinia» de Thompson?--Eh bien, messieurs, s’écria Vincent,
lorsque je serai chancelier, je donnerai un prix pour un essai sur
«l’Influence morale, ses espèces et ses causes», et c’est à M. Sheffield
qu’il sera décerné; quant à Carlton, il sera mon professeur de poésie
lorsque je serai la Convocation.»

Vous allez dire, cher lecteur, que nos amis firent une bien courte
promenade sur la colline, si nous vous annonçons qu’ils rentraient déjà,
en baissant la tête, sous la petite porte du cottage. Mais la _littera
scripta_, dans sa précision, abrége merveilleusement la vagabonde _vox
emissa_, et il y eut peut-être d’autres choses dites dans la
conversation, dont l’histoire n’a pas daigné fixer le souvenir. En tout
cas, nous sommes obligé d’introduire de nouveau nos amis dans la salle
où ils avaient pris leur repas, et où ils trouvèrent le thé tout préparé
et la bouilloire déjà sur la table. Le pain et le beurre étaient
excellents, et ils en firent justice comme s’ils ne venaient pas de
dîner. «Je vois que vous conservez votre thé dans des boîtes d’étain,
dit Vincent; je préfère le cristal. N’épargnez pas le thé, monsieur
Reding: généralement les hommes d’Oxford n’ont pas de reproche à se
faire sur ce point. Lord Bacon dit que le premier et le meilleur jus du
raisin, de même que le premier, le plus pur et le meilleur commentaire
sur l’Écriture, n’est pas pressé ni extrait par force, mais qu’il
provient d’une exsudation naturelle. C’est ce qui a lieu en Italie de
nos jours; et l’on appelle ce jus _lagrima_; ainsi en est-il du thé et
du café. Prenez-en une grande quantité, versez-y de l’eau, retirez la
liqueur; retirez-la tout de suite, ne la laissez pas se reposer, elle
devient un poison. Je suis grand amateur de thé; le poëte l’a dit avec
raison: «Il réjouit, mais il n’enivre pas.» Il a parfois un singulier
effet sur mes nerfs; il me fait siffler; c’est ce que l’on m’assure;
mais je ne m’en suis jamais aperçu. Parfois aussi il a un effet
dyspeptique. Je trouve qu’il ne faut pas le prendre trop chaud. Nous
autres Anglais, nous buvons nos liqueurs trop chaudes. Ce n’est pas le
défaut des Français; non, certes. En France, dans l’intérieur du pays,
on ne peut avoir pour son déjeuner que du vin acide et des raisins;
c’est un autre extrême, et il m’a jadis terriblement éprouvé. Cependant
les acides ont également sur certaines personnes un effet agréable et
sédatif, la limonade surtout. Mais rien ne me va aussi bien que le thé.
Carlton, continua-t-il mystérieusement, connaissez-vous le remède
préventif de feu le docteur Baillie contre la flatulence que produit le
thé? Et vous, monsieur Sheffield?» Tous les deux répondirent
négativement.--Des fleurs de camomille: un peu de camomille, pas
beaucoup. Quelques personnes mâchent de la rhubarbe, mais un peu de
camomille dans le thé n’est pas perceptible. Ne faites pas la grimace,
monsieur Sheffield; je dis un peu; un peu de chaque chose, et c’est
parfait: _ne quid nimis_. Évitez les extrêmes. Ainsi en doit-il être du
sucre. Monsieur Reding, vous en mettez trop dans votre thé. J’établis
cette règle: le sucre ne devrait pas être un élément substantif dans le
thé, mais un adjectif; le thé a une âpreté naturelle: le sucre n’a pour
but que de la faire disparaître; son emploi est négatif. Quand il y
entre au delà, c’est trop. Eh bien, Carlton, il est temps que je voie
après mon cheval. Je crains que pour lui cette après-midi n’ait pas été
aussi agréable que pour moi. Je me suis fort amusé dans votre villa
suburbaine. Quelle délicieuse lune! mais j’ai un bout de chemin assez
dur à parcourir. Je n’ose pas galoper sur les ornières à cause des
carrières de sable qui sont près de la route. Monsieur Sheffield,
faites-moi le plaisir de me montrer le chemin de l’écurie. Au revoir,
Carlton; bonsoir, monsieur Reding.»

Lorsqu’ils furent seuls, Charles demanda à Carlton, s’il croyait
réellement que les chefs actuels du Mouvement d’Oxford fussent exempts
de l’esprit de parti. «Il ne faut pas vous méprendre sur mon opinion,
répondit le _tuteur_; je ne connais pas très-bien ces messieurs, mais je
sais que ce sont des hommes d’un grand mérite et d’un caractère élevé;
et je veux les juger avec toute la faveur possible. Ils sont attaqués
déloyalement, c’est un fait. Ainsi, ils sont accusés de vouloir faire de
la parade, de viser à l’influence et au pouvoir, d’aimer l’agitation, et
que sais-je? Je ne puis nier que certains de leurs actes n’aient une
apparence fâcheuse et ne donnent un caractère plausible à ces reproches.
Je voudrais qu’en certaines occasions ils eussent agi autrement. Je
pense, toutefois, qu’il est de toute justice de se dire que l’existence
des partis n’est pas leur faute. Ils ne font que revendiquer leurs
droits de naissance comme Protestants. Lorsque l’Église ne parle pas,
d’autres veulent parler à sa place; et les hommes instruits ont plus que
personne le droit de le faire. De même, lorsque des hommes instruits
prennent la parole, d’autres veulent les entendre; et c’est ainsi que la
formation d’un parti est plutôt le fait de ceux qui suivent, que de ceux
qui sont à la tête.»




CHAPITRE III.

Une conversion.


Sheffield avait quelques amis à Chalton, village voisin, chez un
_scholar_ de Saint-Michel, qui y possédait une petite cure et un
presbytère. L’un d’entre eux était également connu de Charles; c’était
notre ami White, qui préparait son examen, et qui, durant les six
derniers mois, s’était efforcé de regagner le temps qu’il avait gaspillé
pendant ses premières années à Oxford. Charles, depuis leur première
rencontre, l’avait perdu de vue, ou à peu près, et à cette époque de
leur vie, un temps si considérable ne pouvait s’écouler sans modifier
leurs caractères en bien ou en mal, peut-être aussi des deux manières à
la fois. Carlton et Charles, qui étaient souvent restés seuls à cause
des courses fréquentes de Sheffield à Chalton, rentraient un soir de
leur promenade, lorsqu’ils trouvèrent sur leur chemin White, qui
revenait d’Oxford, où il avait été faire une visite à M. Bolton. A peine
avaient-ils fait quelques pas qu’ils furent rejoints par Sheffield et le
ministre de Chalton, M. Barry; et la société se trouva alors composée de
cinq personnes.

«Ainsi vous allez perdre Upton? disait Barry à Reding; c’est un
excellent _tuteur_; vous aurez de la peine à vous en passer. Qui le
remplace?--Nous l’ignorons, répondit Charles; le Principal fera,
probablement, venir de l’intérieur du pays un des jeunes fellows.--Oh!
mais vous ne retrouverez pas un homme comme Upton, dit Carlton; il
connaissait si parfaitement sa matière! Son cours sur Agricola, de
l’avis de vos messieurs, aurait pu être publié. C’était un commentaire
magistral, minutieux et vif sur le texte, qu’il envisageait sous tous
les rapports.--Oui, c’était là qu’il brillait, reprit Charles; cependant
il ne surchargeait pas ses cours, et il ne disait rien qui ne fût utile
et nécessaire.--Il a obtenu un gros bénéfice, dit Barry, et de plus un
presbytère parfaitement approprié et tout neuf, qui n’est qu’à une heure
de Londres par le chemin de fer.--Et 500 livres sterling, ajouta White;
c’est ce que m’a dit M. Bolton, qui a été voir la cure. C’est dans le
voisinage de ma future résidence; le pays est fort beau, et il y a
plusieurs bonnes maisons aux alentours.--On dit qu’il va épouser la
fille du doyen de Selsey, reprit Barry; Miss Juliette, la treizième, une
fort jolie personne. Connaissez-vous la famille?--Oui, répondit White,
je les connais tous; c’est une famille charmante; madame Bland est une
délicieuse femme, pleine de distinction. C’est une bonne fortune pour
moi d’être sous la juridiction du doyen. Je pense que nous nous
entendrons.--C’est un homme instruit, ajouta Barry; ses discours sont
toujours bien écrits. En son temps, il avait un nom connu à
Cambridge.--Mais dites donc, White, s’écria Sheffield, est-ce qu’il n’a
pas écrit dernièrement contre vos amis d’Oxford?--Mes amis! répondit
White, qui voulez-vous dire? Il a écrit contre les partis et les chefs
de parti; et c’est avec raison, je pense. Oh! oui, il faisait allusion
au pauvre Willis et à certains autres.--Il y avait plus que cela, reprit
Sheffield; il s’est élevé contre certains discours et certaines
pratiques qui ont eu lieu à Sainte-Marie.--Eh bien, quant à moi,
franchement, je ne saurais approuver tout ce qu’on prêche du haut de
cette chaire, dit White. Je sais, comme un fait positif, que Willis se
plaît à rapporter à ce qu’il a entendu dans cette chapelle ses penchants
au Papisme.--Je voudrais que prédicateurs et auditeurs, reprit Barry,
s’en allassent tous ensemble une bonne fois; alors, nous aurions enfin
le calme nécessaire pour nous livrer aux véritables études de
l’Université.--Prenez garde à vos paroles, Barry, dit Sheffield; vous
exceptez sans doute les personnes présentes? Vous, White, vous êtes
bien, je pense, dans la catégorie des auditeurs?--Moi! s’écria White;
pas du tout. Je suis allé jadis, comme la plupart des étudiants, à
Sainte-Marie pour entendre le prédicateur; mais je crois qu’il est
souvent peu judicieux, qu’il frise même l’erreur. La tendance de ses
discours, c’est de nous faire prendre en aversion notre propre
Église.--Si ma mémoire ne me trompe, reprit Sheffield, il me semble
qu’un de mes amis m’a soutenu contre notre Église des propositions dix
fois aussi fortes qu’un prédicateur quelconque l’ait jamais fait dans
Oxford.--Vous voulez parler de moi, répliqua White avec chaleur; vous
m’avez très-mal compris. J’ai toujours été fort dévoué à l’Église
d’Angleterre. Vous ne m’avez jamais entendu dire la moindre chose qui ne
s’alliât pas avec l’attachement le plus ardent pour elle. C’est vrai, je
n’ai jamais nié les droits de l’Église romaine à être une branche de
l’Église catholique, je ne le nierai jamais; cela est tout à fait une
autre question; il y a bien des choses que nous pouvons emprunter avec
beaucoup d’avantage aux Papistes; mais j’ai toujours aimé et j’espère
vénérer toujours ma propre mère, l’Église de mon baptême.»

La figure de Sheffield prit une singulière expression, et personne ne
dit mot. White continua, tâchant de garder un air d’indifférence: «Il
est remarquable que M. Bolton, qui, quoique laïque et non théologien,
est un homme sensé, pratique et clairvoyant, n’a jamais aimé cette
chaire; il a toujours prophétisé qu’il n’en sortirait rien de bon.»
Comme le silence continuait, White se mit à attaquer Sheffield. «Je vous
défie, dit-il avec une affectation de gaieté, de prouver ce à quoi vous
avez fait allusion; c’est honteux! Il est aisé de parler contre les
autres, de les appeler des hommes peu judicieux, extravagants, et que
sais-je? Vous êtes la seule personne...--Bien, bien, très-bien, mon ami,
répliqua Sheffield; nous ne faisons que vous canoniser, et je représente
l’avocat du diable.»

Charles désirait avoir quelques renseignements sur Willis; il détourna
donc le courant des idées de White, en lui demandant, après s’être
approché de lui, s’il y avait quelque chose de vrai dans ce que Vincent
lui avait raconté plusieurs semaines auparavant. White avait-il eu
récemment des nouvelles de Willis? White ne savait presque rien de
positif sur ce jeune homme, et ne pouvait affirmer si ce bruit était
vrai ou faux. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que Willis était de retour
du continent et qu’il vivait dans sa famille. Il ne s’était donc pas
livré à l’Église de Rome, soit comme étudiant en théologie, soit comme
novice; mais White ne pouvait en dire davantage. Autre chose cependant:
il avait appris, et le fond d’une lettre qu’il avait reçue de Willis
lui-même corroborait ce rapport; il avait appris qu’il était
très-prononcé sur ce point, que l’Église de Rome et l’Anglicanisme
forment deux religions différentes; que ces deux religions, nous ne
pouvons les amalgamer ensemble; qu’il nous faut être ou Romains ou
Anglicans, mais que nous ne pouvons être ni Anglo-Romains, ni
Anglo-Catholiques. «Voilà ce qu’un ami m’a rapporté, continua White.
Quant à la lettre que Willis m’a écrite, je ne puis comprendre tout à
fait sa pensée; mais il y parle longuement de la nécessité de la foi
pour devenir catholique. Il dit que personne ne devrait passer à
l’Église de Rome pour ce seul motif, qu’il croit l’aimer davantage; que
lui, Willis, a vu par expérience que nul ne peut vivre rien que de
sentiment; que tout le système du culte dans l’Église romaine est
différent du nôtre; bien plus, que la véritable idée du culte, l’idée de
la prière, que la doctrine de l’intention elle-même, considérée dans
toutes ses parties, constitue une nouvelle religion. Il ne parle pas de
lui-même d’une manière positive; mais il dit, en général, que tout cela
pourrait être cause d’un grand découragement pour un converti et le
faire revenir sur ses pas. En somme, le ton de sa lettre est celui d’un
homme désappointé, et qu’on pourrait ramener aisément: au moins telle a
été mon impression.--J’admets bien qu’il est plus triste; mais il est
aussi plus sage, reprit Charles; j’ignorais qu’il eût en lui cette
qualité. Il y a dans tout cela plus de bon sens qu’une personne aussi
excitable qu’il me paraissait être ne peut ordinairement en montrer;
mais en même temps, il n’y a rien qui prouve de sa part le regret de
s’être converti.--Je vous l’ai accordé, répondit White; toutefois
l’effet de sa lettre est d’empêcher d’autres de le suivre, en mettant
des obstacles dans leur chemin; et d’ailleurs, il nous faut rattacher
tout ceci au fait de son retour dans sa famille.» Charles réfléchit un
instant. «Le témoignage de Vincent, reprit-il, est la confirmation ou la
simple exagération de ce que vous venez de dire; cela dépend de la
source où il a puisé ses renseignements.» Il se dit ensuite à lui-même:
«White, également, a plus de sagesse que je n’aurais cru; il a parlé de
Willis avec beaucoup de bon sens. Que lui est-il arrivé?»

Nos voyageurs parvinrent bientôt à un endroit où la route formait deux
sentiers, et tandis que les deux habitants de Chalton prenaient à
droite, Carlton et ses élèves tournèrent à gauche. Un peu plus loin, le
_tuteur_ se sépara de Charles et de Sheffield, et les deux amis
atteignirent leur cottage juste à temps pour voit le coucher du soleil.




CHAPITRE IV.

Le célibat dans l’Église anglicane.


Quelques jours après, Carlton, Sheffield et Reding s’entretenaient en
plein air, après le dîner, sur le compte de White. «Comme il est changé,
disait Charles, depuis que je l’ai vu pour la première fois!--Changé!
s’écria Sheffield; il était jadis enjoué comme un petit chat, il est
devenu triste et ennuyeux comme une vieille chatte.--Il est changé en
mieux, reprit Charles; sa conversation a maintenant quelque chose de
sensé et de ferme, mais il n’était guère sage il y a deux ans. Il étudie
aussi avec beaucoup d’ardeur.--Il a quelque raison de le faire, mon
cher, car il est terriblement en retard. Mais il y a une autre cause à
son ardeur; peut-être la connaissez-vous?--Moi? non, en vérité.--Je
croyais que vous la saviez, reprit Sheffield. Vous avez certainement
entendu dire qu’il est fiancé à une demoiselle d’Oxford!--Fiancé! quelle
absurdité!--Je ne vois pas cela du tout, mon cher Reding, repartit
Carlton. White en a bien le moyen; il a une bonne cure en perspective;
et, de plus, il ne perd pas son temps, de cette manière, ce qui est
important dans la vie, où on le prodigue si souvent. White se trouvera
bientôt établi, selon toute la force du mot, dans ses idées, dans sa
vie, dans sa carrière.».

Charles ne put s’empêcher d’exprimer sa surprise. Il se rappelait que
lors de sa première rencontre avec White, celui-ci s’était montré un
très-ardent défenseur du célibat ecclésiastique. Carlton et Sheffield se
mirent à rire. «Eh! pensez-vous, dit le premier, qu’un jeune homme de
dix-huit ans puisse avoir une opinion sur un tel sujet, ou qu’il se
connaisse assez pour prendre une résolution dans son propre cas? En
toute justice, peut-on regarder un homme comme invinciblement lié à
toutes les opinions et à toutes les paroles extravagantes qu’il a émises
au sortir de l’école?--White avait lu quelque livre exalté, reprit
Sheffield, où il avait vu quelque belle nonne sculptée sur le jubé d’un
sanctuaire, et il avait été séduit par le roman, comme d’autres l’ont
été et le sont encore.--Ne croyez-vous pas, dit Carlton, que tous ces
braves garçons qui, à cette heure, sont si pleins de «la pureté
sacerdotale», de la «béatitude angélique» et du reste, seront
tous, depuis le premier jusqu’au dernier, mariés d’ici à dix
ans?--J’accepterais le pari, reprit Sheffield, que l’un se prononcera de
bonne heure, un autre plus tard, mais qu’il y a un temps marqué pour
tous. Dix ou douze années écoulées, comme dit Carlton, et nous
trouverons A. B. dans un vicariat, l’heureux père de dix enfants; C. D.
faisant une cour assidue à un objet chéri, jusqu’à ce qu’un bénéfice lui
arrive; E. F. dans sa lune de miel; G. H. favorisé de deux jumeaux par
Mme H; I. K. tout transporté de bonheur, parce qu’il vient d’être
accepté; quant à L. M., il peut rester ce que Gibbon appelle «une
colonne au milieu des ruines», et colonne très-chancelante.--Croyez-vous
donc, répliqua Charles, que les hommes pensent si peu ce qu’ils
disent?--Vous prenez les choses trop au sérieux, Reding, repartit
Carlton; qui ne change pas d’opinions de vingt à trente ans? Un jeune
homme entre dans la vie avec les idées de son père ou de son _tuteur_;
mais il finit par les changer, tôt ou tard, pour les siennes propres.
Plus il est modeste et timide, plus il est crédule, et plus longtemps il
parle le langage des autres; mais la force des circonstances ou la
vigueur de son esprit l’oblige infailliblement, à la fin, à avoir un
esprit à lui, supposé qu’il ait quelque valeur.--Mais je soupçonne, dit
Reding, que la dernière génération, celle des pères comme celle des
_tuteurs_, n’avait pas des idées très-exaltées sur le célibat
ecclésiastique.--Souvent les circonstances, répondit Carlton, nous
imposent des opinions que nous suivons pendant un temps.--Eh bien,
j’honore les hommes qui portent leurs habits de famille; je ne respecte
pas du tout ceux qui commencent par les modes étrangères, et qui ensuite
les abandonnent.--Quelques années de plus, reprit Carlton en souriant,
rendront votre jugement moins sévère.--Je n’aime pas les bavards,
continua Charles; je crois, j’espère ne les aimer jamais.--Je sais bien
ce qu’il y a au fond de tout ceci, reprit Sheffield; mais je ne puis
rester plus longtemps; il faut que je rentre pour étudier. Reding aime
trop le commérage.--Qui bavarde autant que vous? répliqua Charles.--Mais
je parle vite, quand je bavarde, riposta Sheffield, et je fais beaucoup
de besogne; puis je me tais. Mais vous, vous parlez fastidieusement, et
vous rêvez, et vous soupirez, et vous parlez encore.» Ce disant, il les
quitta.

«Qu’est-ce que cela signifie?» demanda Carlton. Charles rougit un peu et
se mit à rire: «Carlton, répondit-il, vous êtes un homme à qui je confie
des choses que je ne dirais pas à d’autres; quant à Sheffield, il
s’imagine qu’il a trouvé cela de lui-même.» Son _tuteur_ le regarda
vivement et avec un air de curiosité. «Je suis honteux de moi-même,
continua Charles en riant et paraissant confus; je vous ai fait croire
que j’avais quelque chose d’important à vous communiquer, tandis que, en
réalité, je n’ai rien.--Alors, parlez ouvertement.--A dire vrai... Non,
réellement, c’est trop absurde. Je me suis moqué de moi-même.» Il fit
quelques pas pour s’en aller; puis il revint. «Eh bien, reprit-il, voici
le fait: Sheffield s’imagine que j’ai moi-même un secret penchant
pour... le célibat.--Un penchant pour qui? demanda le _tuteur_.--Un
penchant pour le célibat.» Il y eut un moment de silence, et la figure
de Carlton changea un peu. «Oh! mon cher ami, dit-il avec bienveillance,
vous êtes donc un des leurs; mais tout cela passera.--Peut-être,
répondit Charles: je n’insiste pas sur cette matière. C’est Sheffield
qui m’en a fait parler.» Une différence réelle de sentiments et de vues
venait évidemment d’être exprimée par les deux amis, très-sympathiques
d’ailleurs, et très attachés l’un à l’autre. Il y eut un silence de
quelques secondes.

«Vous êtes ordinairement un jeune homme très-sensé, Reding, reprit
Carlton; je suis surpris que vous adoptiez cette opinion.--Ce n’est pas
chez moi une opinion nouvelle, répondit Charles; vous allez sourire,
mais je l’avais dès l’école, n’étant encore qu’un enfant, et j’ai
toujours pensé depuis lors que je ne me marierais jamais; non que ce
sentiment n’ait pas eu d’intermittence, mais c’est l’état habituel de
mon esprit. Mes pensées, en général, sont tournées de ce côté-là. Si je
me mariais, je redouterais le châtiment de Thalaba[59].» Carlton mit sa
main sur l’épaule de Charles et la secoua doucement: «Reding, dit-il,
cela me surprend.» Puis, après un court silence: «J’ai toujours pensé
que le célibat et le mariage étaient bons chacun à sa manière. Dans
l’Église de Rome, je le vois, le célibat produit un grand bien; mais,
soyez-en convaincu, mon cher ami, vous faites une grosse bévue si vous
voulez introduire le célibat dans l’Église anglicane.--Il n’y a rien
contre le célibat dans le Prayer-Book, ni dans les Articles, répliqua
Charles.--C’est possible; mais l’esprit, l’organisation et le travail de
notre Église y sont entièrement contraires. Par exemple, nous n’avons
pas de monastères pour secourir les pauvres; et si nous en avions, je
pense que dans l’état où sont les choses, une femme de ministre serait,
par son utilité pratique et réelle, infiniment supérieure à tous les
moines qui ont jamais porté tonsure. Je vous l’avoue, je crois que
l’évêque d’Ipswich est presque justifié lorsqu’il établit que nul, sinon
les ministres mariés, n’aura, de sa part, des chances pour son
avancement. J’approuve aussi l’évêque d’Abingdon, qui s’est fait une
règle d’accorder en dot ses meilleurs bénéfices aux demoiselles les plus
vertueuses de son diocèse.» Carlton avait parlé avec plus d’énergie qu’à
l’ordinaire.

  [59] Dans un poëme de Southey intitulé _Thalaba_, ce héros trouve sa
    femme morte le jour même de ses noces.

Charles répondit qu’il n’avait pas envisagé l’à-propos ou la possibilité
de la chose, qu’il avait seulement songé à ce qui lui avait paru le
meilleur en soi, et à ce qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer. «Je n’ai
pas parlé du célibat ecclésiastique, fit-il observer, mais du célibat en
général.--Le célibat n’a pas de place dans nos idées ni dans notre
système de religion, croyez-moi, dit le _tuteur_. Il est indifférent
qu’il y ait quelque chose de contraire dans les Articles; la question ne
roule pas sur des règles formelles, mais sur ceci: l’esprit de
l’Anglicanisme n’est-il pas tout à fait en désaccord avec cette
discipline? L’expérience de trois siècles est certainement suffisante
comme preuve; si nous ne connaissons pas le caractère de notre religion
au bout de ce temps, quand le connaîtrons-nous? Il y a des formes de
religion dont toute l’existence n’a pas eu cette durée. Or, examinez les
cas de célibat par amour du célibat dans cette période, et quelle en
sera la somme totale? Il y a quelques exemples; mais Hammond lui-même,
qui mourut célibataire, fut sur le point de se marier pour répondre au
désir de sa mère. D’autre part, si vous cherchez les types de notre
Église, pouvez-vous en désigner de plus vrais que leurs excellences
mariées, le profond Hooker, le pieux Taylor et Bull le controversiste?
Le premier de tous les primats réformés était marié. Pole et Parker
personnifient d’une manière frappante les deux systèmes, le romain et
l’anglican.--Eh bien, répondit Charles, il me paraît qu’il est aussi
tyrannique de contraindre au mariage que d’obliger au célibat, et c’est
ce à quoi vous poussez réellement. Vous me dites que quiconque ne se
marie pas est une brebis noire.--Ce n’est pas pour vous une difficulté
pratique en ce moment; personne ne vous demande d’aller précisément, à
cette heure, entreprendre le voyage du _Célibataire_[60] avec Aristote
en main et la liste de classe[61] en perspective.--Excusez-moi, mon cher
Carlton, si je vous ai dit quelque folie; vous ne supposez pas que je
discute avec d’autres sur de pareils sujets.»

  [60] Roman anglais dont le héros court le monde à la recherche d’une
    femme.

  [61] La liste de classe (_class-list_) c’est-à-dire la liste de ceux
    qui ont réussi dans leur examen; elle est divisée en quatre
    catégories, selon le mérite des candidats reçus.




CHAPITRE V.

Le célibat est-il contre nature?


Tout en causant, ils étaient arrivés à l’habitation de Carlton, où se
trouvaient précisément les livres que Charles avait plus
particulièrement à étudier alors; et ils firent, avant d’entrer, deux ou
trois tours sous de beaux hêtres plantés devant la maison.
«Expliquez-moi, Reding, car je ne vous comprends pas, dit le _tuteur_,
quelles sont vos raisons pour admirer un état qui, évidemment, est
contre nature.--N’en parlons pas davantage, mon cher Carlton, répondit
Charles, j’arriverais à faire rire de moi. Laissons, je vous prie,
toutes choses en paix, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.» Il était
clair qu’un sentiment pénible s’agitait en lui; les paroles et le ton
étaient trop sérieux pour la circonstance. Carlton comprit également que
la question qui, tout d’abord, lui avait paru secondaire, était au fond
plus importante; sans cela, il n’y aurait pas mis tant d’insistance,
selon le désir de Charles. «Non, reprit-il; puisque nous sommes sur
cette matière, permettez-moi de connaître votre opinion. Il a été dit,
dès l’origine: «Croissez et multipliez»; donc le célibat est contre
nature.--Surnaturel, repartit Charles en souriant.--N’est-ce pas là un
mot vide de sens? objecta Carlton. Butler nous apprend qu’il y a une
analogie entre la nature et la grâce; autrement, vous pourriez comparer
le paganisme à la nature; et, partout où le paganisme lui est contraire,
soutenir qu’il est surnaturel. Les convulsions des Wesleyens sont en
dehors de la nature; pourquoi ne pas les appeler surnaturelles?--Je
crois, répliqua Charles, que nos théologiens, ou au moins quelques-uns
d’entre eux, sont ici pour moi: Jérémie Taylor, par exemple.--Vous ne
m’avez pas expliqué ce que vous entendez par le mot surnaturel, Charles,
j’ai besoin, vous le savez, de connaître votre pensée.--Il me paraît que
le christianisme, étant la perfection de la nature, lui ressemble et en
diffère en même temps; il lui ressemble là où il est le même et autant
qu’elle; il en diffère là où il est autant et plus qu’elle. J’entends
par surnaturel la perfection de la nature.--Donnez-moi des
exemples.--Des exemples, en voici: Notre-Seigneur dit: «Vous avez appris
qu’il a été dit des temps anciens... mais _moi_ je vous dis»; ce
contraste entre les deux membres de phrase indique la voie plus
parfaite, ou l’Évangile... «Il est venu non pour détruire la loi, mais
pour l’accomplir...» Je ne puis me rappeler tout de suite... Ah! voici
encore un cas applicable au sujet; Notre-Seigneur abolit la permission
qui avait été donnée aux Juifs à cause de la dureté de leurs cœurs.--Cet
exemple ne va pas tout à fait à la question, mon ami; car les Juifs,
dans leurs divorces, étaient tombés au-dessous de la nature.
«Que l’homme ne sépare pas...» telle fut la règle dans le
paradis.--Cependant, il est certain que l’idée d’un Apôtre non marié,
chaste, vivant dans le jeûne et le dénûment, et à la fin martyr, est une
idée plus haute que celle d’un des anciens Israélites, assis sous sa
vigne et son figuier, regorgeant de biens temporels, et entouré de ses
enfants et de ses petits-enfants. Je ne condamne ni Gédéon ni Caleb; je
développe saint Paul.--Le cas de saint Paul est un cas tout
particulier.--Mais il établit lui-même la maxime générale qu’il est
«bon» pour tout homme de demeurer comme il était lui-même.--Nous
arrivons maintenant à une question de critique: que veut dire le mot
«bon»? Je puis croire qu’il signifie «avantageux», et ce que dit
l’Apôtre touchant «les misères présentes» confirme cette
interprétation.--Je n’en viendrai pas à une question de critique, reprit
Charles; mais prenez ce texte: «Ma mère m’a conçu dans l’iniquité.» Ces
paroles ne montrent-elles pas que, en dehors et par-dessus la doctrine
du péché originel, il y a, pour ne pas dire pis, grand risque que le
mariage ne conduise au péché les personnes engagées dans cet état?--Mon
cher Reding, répondit Carlton étonné, vous donnez dans le
Gnosticisme.--Non pas sciemment. Comprenez ce que je veux dire; ce n’est
pas un sujet sur lequel je puisse parler; mais, sans vouloir soutenir
que les personnes mariées doivent pécher (ce qui serait du Gnosticisme),
il me paraît qu’il y a danger de pécher. Permettez-moi de ne rien
ajouter sur cette matière.

--J’ai toujours eu pour principe, reprit le _tuteur_, après avoir
réfléchi un moment, de considérer le Christianisme comme ayant pour fin
la perfection de l’homme tout entier, en tant que corps, âme et esprit.
Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Les Panthéistes disent
le corps et l’intelligence, laissant de côté le principe moral; mais,
moi, je dis l’esprit aussi bien que l’intelligence. L’esprit, principe
de la foi religieuse ou de l’obéissance, doit être le principe maître;
l’_hegemonicon_. A l’esprit sont soumis l’intelligence et le corps, mais
comme cette suprématie n’implique pas le mauvais usage, l’esclavage de
l’intelligence, elle n’implique pas non plus celui du corps;
l’intelligence et le corps doivent être bien traités.--Pour moi, au
contraire, répliqua Charles, je pense que cette suprématie implique,
dans un certain sens, l’esclavage de l’intelligence et celui du corps en
même temps. Qu’est-ce que la foi, sinon la soumission de l’intelligence?
Et, de même que «toute haute pensée est retenue captive», ainsi il nous
est expressément recommandé de réduire le corps en servitude.
L’intelligence et le corps sont bien traités, lorsqu’ils sont traités de
manière à devenir les instruments du principe souverain lui-même.--Voilà
ce qui, pour moi, est contre nature, dit Carlton.--Et c’est ce que
j’entends par surnaturel, répliqua Charles avec un peu de
vivacité.--Mais comment donc est-ce une chose surnaturelle, ou une
addition à la nature, que d’en détruire une partie? demanda Carlton.»
Charles était embarrassé. C’était, dit-il, une voie vers la perfection;
mais il croyait que la perfection n’aurait lieu qu’après la mort. Notre
nature ne pouvait être parfaite avec un corps corruptible; le corps
était traité ici-bas comme un corps de mort. «Eh bien, Charles, reprit
Carlton, d’après moi, vous faites du Christianisme une religion
très-différente de celle que notre Église admet.» Et il se tut un
moment.

«Voyez donc, continua-t-il, comment pouvons-nous nous réjouir dans le
Christ, comme ayant été rachetés par lui, si nous sommes dans cette
espèce d’état de tristesse et de pénitence? Que n’a pas dit saint Paul
sur la paix, l’action de grâces, la confiance, le bonheur, et le reste!
Les choses anciennes sont passées; la loi judaïque est détruite; le
pardon et la paix sont venus: voilà l’Évangile.--Ne pensez-vous donc
pas, dit Charles, que nous devons nous attrister pour les fautes dans
lesquelles nous sommes entraînés chaque jour, et pour les péchés plus
graves que nous pouvons avoir commis de temps à autre?--Sans doute;
c’est ce que nous faisons dans les prières du matin et du soir, et dans
le service de la communion.--Bien; mais supposez qu’un jeune homme,
comme il arrive si souvent, ait négligé ses devoirs religieux, et qu’il
ait en même temps sur la conscience tout un fardeau de péchés, de péchés
abominables; pensez-vous, lorsqu’il revient à un nouveau genre de vie et
qu’il va à la communion, qu’il soit pardonné tout de suite en disant
tout simplement son _Confiteor_, en le disant même avec cette contrition
que les grands pécheurs devraient avoir? Pensez-vous qu’il n’ait plus
rien à craindre touchant ses fautes passées?--Je dirais oui, répondit
Carlton.--Vraiment? reprit Charles tout pensif.--Il va sans dire, ajouta
Carlton, que je le suppose réellement contrit ou pénitent. Sa conduite
future prouvera s’il l’est ou s’il ne l’est pas.--Je ne puis en aucune
manière admettre ce sentiment; je pense que des hommes très-sérieux
s’affligeraient même pour une faute légère, et qu’ils ne croiraient pas
avoir obtenu leur pardon pour l’avoir simplement demandé.--Sans
doute; mais Dieu pardonne à ceux qui ne se pardonnent pas à
eux-mêmes.--C’est-à-dire, repartit Charles, à ceux qui n’éprouvent pas
tout de suite la paix, l’assurance et la consolation; à ceux qui ne
jouissent pas de la joie parfaite de l’Évangile.--Ces personnes
s’affligent, mais elles se réjouissent en même temps.--Mais, dites-moi,
Carlton, ce chagrin, ce trouble, cette crainte de se pardonner à
soi-même, tout cela est-il agréable à Dieu?--Assurément.--Donc une
pénitence volontaire pour le péché commis lui est agréable; et s’il en
est ainsi, qu’importe que la pénitence tombe sur l’âme ou sur le
corps?--Mais ce n’est pas proprement une pénitence volontaire, la
pénitence volontaire implique une intention; la douleur du péché est
quelque chose de spontané. Lorsque vous vous affligez vous-même à
dessein, vous vous éloignez sur-le-champ du pur Christianisme.--Eh bien,
je m’imaginais que le jeûne, l’abstinence, le travail et le célibat
pouvaient être regardés comme une expiation du péché. Ce n’est pas là
une idée extravagante; rappelez-vous le docteur Johnson, devenu homme,
se tenant à la pluie au milieu du marché de Lichfield, pour expier une
désobéissance de son jeune âge commise envers son père.--Mon cher
Reding, reprit Carlton, laissez-moi vous ramener à ce que vous disiez au
début de cet entretien, et à la réponse que je vous faisais: ce que vous
soutenez en ce moment ne sert qu’à rendre ma réponse plus exacte. Vous
avez commencé par dire que le célibat était une perfection de la nature;
maintenant, vous en faites une pénitence; d’abord c’est un état
excellent et glorieux, puis c’est un remède et une punition.--Peut-être,
la pénitence est-elle notre plus haute perfection en ce monde, répondit
Charles; mais, je l’ignore, je ne prétends pas avoir des idées claires
sur la question. J’ai parlé plus que je n’aime à le faire en général.
Renonçons enfin à ce sujet.»

Ils passèrent donc aux matières qui étaient en rapport avec les études
de Charles. Rentrés ensuite à la maison, ils travaillèrent sur Polybe.
On ne peut nier, toutefois, que le reste du jour les manières de Carlton
n’eussent quelque chose de singulier, comme s’il avait été contrarié. Le
lendemain matin, il avait repris son air habituel.




CHAPITRE VI.

Abdication du jugement privé.


Arrêter la marche de l’esprit est chose impossible. Pendant deux ans,
Charles avait éloigné ses pensées de controverses religieuses; vains
efforts: ses vues sur la religion avaient progressé tous les jours à son
insu. Cela devait être ainsi, supposé qu’il dût vivre d’une vie quelque
peu religieuse. S’il devait honorer son créateur et lui obéir, des actes
intellectuels, des conclusions et des jugements devaient accompagner ce
culte et cette obéissance. Il pouvait ne pas formuler sa propre croyance
jusqu’à ce que les questions lui eussent été posées; mais, le cas
échéant, une seule discussion avec un ami, comme par exemple celle qu’il
avait eue avec son _tuteur_, devait produire au jour ce qu’il regardait
comme sa propre opinion, préciser les limites de chaque opinion telle
qu’il la croyait, et déterminer les rapports de ces opinions entre
elles. Il n’avait pas encore donné de nom à ces opinions, encore moins
avaient-elles pris dans son esprit la forme scientifique; elles ne
pouvaient, non plus, dans son état, être exprimées dans le langage de la
théologie. Charles était tout simplement un jeune homme de vingt-deux
ans, qui professait, dans une heure de conversation avec un ami, ce qui
était réellement la doctrine et les usages du Catholicisme sur la
pénitence, le purgatoire, les conseils de perfection, la mortification
personnelle et le célibat ecclésiastique. Il n’était donc pas étonnant
que tout cela tourmentât Carlton, quoiqu’il ne vît, pas plus que
Charles, que tout ce Catholicisme était en fait caché sous les aveux de
son élève. Mais il sentait, dans les principes avancés par celui-ci, se
révéler une «chose très-différente de l’Église d’Angleterre», selon ses
propres expressions; une chose nouvelle pour lui, et peu agréable, qui
en même temps avait un corps, une vie, qui ne pouvait disparaître comme
un son vague et rapide, comme une nuée fugitive, mais qui, reposant sur
un fondement réel, se faisait sensiblement reconnaître et manifestait
son existence avec force.

Ici, nous voyons ce qu’une personne entend quand elle dit que le système
catholique va à son esprit, qu’il réalise ses idées sur la religion,
qu’il répond à ses sympathies, et autres choses semblables; et que
là-dessus elle se fait catholique. On dit souvent d’une telle personne
qu’elle procède par la voie du jugement privé, qu’elle choisit sa
religion d’après l’idée qu’elle s’est faite de sa nature. Or, on ne peut
nier que ceux qui sont étrangers à l’Église ne doivent commencer par le
jugement privé; ils s’en servent d’abord, mais ils s’en passeront plus
tard: comme un homme, dans la rue, se sert d’une lampe pendant une nuit
obscure et l’éteint en rentrant dans sa maison. Que penserait-on de lui,
s’il l’apportait tout allumée dans le salon? Que lui dirait l’heureuse
société de dames élégantes et de _gentlemen_ en grande toilette qui est
réunie là, devant un ardent foyer, et à la lumière des lustres
étincelants, s’il entrait dans la salle avec un gros paletot, le chapeau
sur la tête, un parapluie sous le bras, et une grande lanterne d’écurie
à la main? D’autre part, quelle idée donnerait-il de sa personne, s’il
allait en toilette de bal se jeter au milieu d’une nuit épouvantable et
des éléments de la nature en furie? «Lorsque le roi entra pour voir les
convives, il vit un homme qui n’avait pas la robe nuptiale»: il vit un
homme qui était déterminé à vivre dans l’Église comme il vivait avant de
lui être uni, qui voulait conserver ses priviléges, qui ne voulait pas
échanger la raison pour la foi, qui ne voulait pas harmoniser ses
pensées et ses actes à la scène glorieuse qui l’environnait, qui
cherchait à tâtons le trésor caché et fouillait pour trouver la perle de
prix dans le temple même du Dieu des armées, temple majestueux,
éclatant, tout orné de pierreries; un homme qui fermait ses yeux et
méditait, quand il pouvait les ouvrir et voir. Il n’y a donc pas
d’absurdité ni d’inconséquence dans une personne qui use d’abord du
jugement privé, et qui, ensuite, le condamne. Les circonstances changent
les devoirs.

Cependant, après tout, la personne dont il s’agit, à parler strictement,
ne juge pas avec ses propres idées le système extérieur qui lui est
offert; mais elle prend les données de ce système pour confirmer et pour
justifier des jugements privés, des sentiments personnels et des
dispositions déjà existantes. Charles, par exemple, éprouvait une
difficulté à déterminer comment et quand les péchés du chrétien sont
pardonnés; dans sa pensée, également, le célibat était un état meilleur
que le mariage. Certainement il n’était pas la première personne de
l’Église d’Angleterre qui eût eu de semblables idées; sans doute elles
s’étaient présentées à bon nombre d’autres avant lui; ces personnes,
toutefois, ayant regardé autour d’elles, n’avaient rien vu qui autorisât
leurs sentiments, et, en conséquence, ces sentiments s’étaient corrompus
ou éteints dans leurs cœurs. Mais lorsqu’un homme, dans cet état
d’esprit, vient à rencontrer autour de lui l’ombre du Catholicisme,
immédiatement le puissant Symbole produit son influence sur son âme. Cet
homme voit que ce Symbole justifie ses pensées, qu’il explique ses
sentiments; qu’en outre il les nombre, les corrige, les harmonise, les
complète; et il est amené à demander aussitôt sur quelle autorité
s’appuie cet enseignement étranger. Or, quand il découvre que cet
enseignement est celui qui était reçu autrefois en Angleterre, du nord
au sud, depuis les premiers temps où le Christianisme y avait fait son
apparition; que, en remontant aux souvenirs historiques les plus
anciens, Christianisme et Catholicisme sont synonymes; quand il voit que
cet enseignement forme encore la foi de la plus grande partie du monde
chrétien, tandis que la foi de son propre pays n’est admise que dans les
bornes de son territoire et dans celles de ses colonies; bien plus,
qu’il est difficile de dire quelle est la foi de l’Angleterre, ou même
si elle a une foi; quand cet homme, disons-nous, découvre ces vérités,
alors il se soumet à l’Église Catholique Romaine, non par la voie de la
critique, mais comme un disciple à son maître.

En parlant ainsi, sans doute, on ne peut nier, d’une part, qu’il peut y
avoir des hommes qui s’unissent à l’Église catholique sur des motifs
imparfaits ou par une route fausse; qui choisissent cette Église avec
l’esprit de critique, et qui, non subjugués par sa majesté ou sa grâce,
conservent ce malheureux esprit lorsqu’ils en sont déjà membres. Ces
hommes, s’ils persistent dans ce travers, et n’apprennent pas à être
humbles, courent le danger de retomber dans l’abîme. D’autre part, on ne
peut nier, non plus, que d’autres hommes non catholiques peuvent
choisir, par exemple, le Méthodisme, de la manière que nous avons
expliquée plus haut, et cela, parce qu’il confirme et justifie le
sentiment intérieur de leurs cœurs. Ceci est certainement possible
spéculativement, quoiqu’il soit embarrassant de dire ce qu’il y a de si
vénérable, de si imposant, de si surhumain dans les conférences
Wesleyennes pour persuader à quelqu’un de les accepter comme un
prophète; cependant, après tout, nous concevons que le fait repose sur
une autre base; savoir, que les Wesleyens et autres sectaires se placent
au-dessus de leur système; et quoiqu’ils puissent physiquement se
trouver «assis au-dessous» de leur prédicateur, néanmoins, par l’état de
leurs âmes, de leur esprit, de leur intelligence et de leur jugement,
ils sont élevés bien au-dessus de lui.

Mais revenons au héros de notre histoire. Quel mystère que l’âme
humaine! Voilà Charles occupé d’Aristote et d’Euripide, de Thucydide et
de Lucrèce, et toutefois, pendant ce travail, il s’avance toujours vers
l’Église, «vers la mesure de la plénitude de l’âge du Christ». Sa mère
lui avait dit qu’il ne pouvait échapper à sa destinée: c’était vrai,
quoique cette parole dût s’accomplir d’une manière qu’elle ne pouvait
imaginer, ni même rêver dans son cœur aimant. Il ne pouvait échapper à
la destinée de devenir un élu de Dieu; à cette sublime destinée que la
grâce de son Rédempteur avait imprimée dans son âme au baptême, que son
bon ange y avait vue tracée en caractères lumineux, et pour laquelle il
avait déployé un zèle ardent afin de la conserver pure et brillante;
cette destinée que sa propre coopération aux bénédictions du ciel avait
fortifiée en lui et mise hors de péril; il ne pouvait échapper à la
destinée, au temps marqué par Dieu, de devenir catholique. Ce temps sans
doute pouvait tarder encore, les anges pouvaient être inquiets, l’Église
aurait peut-être à supplier, comme si elle eût été frustrée de la
promesse qui lui annonçait un étranger de plus, un enfant déjà; mais le
fait devait s’accomplir: c’était écrit au ciel, et la marche lente du
temps le faisait avancer plus près à chaque minute. Et même avant cette
heure bénie, telle qu’une fleur éclose répand ses parfums en tout lieu,
ainsi des odeurs étranges, inconnues, délicieuses pour les uns,
désagréables pour d’autres, s’échappaient de sa personne sur les ailes
des vents, et l’on se demandait avec surprise la cause de ce phénomène
mystérieux, et l’on considérait Charles avec anxiété et inquiétude,
tandis que lui-même n’avait pas conscience de son propre état. Soyons
patients comme son Créateur est patient, et supportons qu’il fasse avec
lenteur un ouvrage qu’il fera bien.

Hélas! tandis que Charles s’était avancé d’un côté, Sheffield avait
marché dans une autre voie. Quelle route avait-il suivie? c’est ce que
nous verrons au chapitre suivant, dans une conversation qui eut lieu
entre les deux amis.




CHAPITRE VII.

Le symbole de saint Athanase interprété par l’Église anglicane.


Carlton avait ouvert pour la fête des Saints la petite église qu’il
desservait pendant les grandes vacances. N’étant pas à même d’y réunir
une assemblée, et l’église d’Horsley étant fermée toute la semaine, sauf
le dimanche, il avait demandé à ses élèves de l’y accompagner le jour de
Saint-Matthieu. Comme la saison était belle et la promenade agréable,
ils acceptèrent volontiers. Lorsque le service de l’église fut terminé,
Carlton eut à visiter un malade qui demeurait un peu plus loin, et les
deux jeunes gens revinrent ensemble.

«J’ignorais que Carlton fût un homme de parti si avancé, dit Sheffield,
est-ce que sa lecture du Symbole d’Athanase ne vous a pas frappé?--Ce
n’est pas une marque de parti, assurément, répondit Charles.--Lire ce
symbole dans des jours comme les nôtres est une marque de parti, je
pense; c’est marcher hors de la voie commune.» Charles ne voyait pas
comment ce pouvait être un acte de parti, que d’obéir, dans une matière
si évidente, à la direction formelle[62] du Prayer-Book. «La direction!
reprit Sheffield; mais la question est de savoir si cette direction
oblige maintenant. C’est le sentiment, l’interprétation de l’Église
d’aujourd’hui qui doit en déterminer l’obligation.--La vue _primâ facie_
de la matière, repartit Charles, est que ceux-là sont les plus éloignés
de l’esprit de parti, qui ne font que suivre les ordonnances du
Prayer-Book.--Pas du tout; l’adhésion stricte à des coutumes anciennes
peut certainement être la marque d’un parti. Il y a dix ans, avant que
l’étude de l’histoire ecclésiastique fût remise en vigueur, l’Arianisme
et l’Athanasianisme étaient complétement laissés dans l’oubli, ou, tout
au plus, étaient-ils regardés comme des questions de mots, au moins par
le plus grand nombre: l’un paraissait aussi bon que l’autre.--Je dirai
comme vous, en un sens; j’admettrai que bon nombre de personnes, par
exemple, les illettrés, qui vivaient dans les communautés ariennes
parlaient le langage arien, et cependant n’avaient pas d’intention
mauvaise. Je crois avoir entendu raconter qu’un ancien missionnaire des
Goths ou des Huns était arien.--Eh bien, je parlerai d’une manière plus
précise. Un savant d’Oxford, il y a environ dix ans, allait publier une
histoire du concile de Nicée. Le libraire lui proposa de mettre en tête
de son livre un portrait de saint Athanase, qu’il avait trouvé dans un
ancien volume; mais l’auteur en fut fortement dissuadé par un de ses
confrères ecclésiastiques qui parlait, non d’après son propre sentiment,
mais d’après ce motif, que saint Athanase était un nom très-impopulaire
parmi nous.--Une hirondelle ne fait pas le printemps.--Cet
ecclésiastique, continua Sheffield, était un ami des écrivains actuels
les plus dévoués à la Haute Église.--Il y a toujours eu dans notre
Église, répondit Charles, une école hétérodoxe, je ne l’ignore pas, mais
elle n’a jamais été puissante. Votre ami peu scrupuleux en était
membre.--Je ne le crois pas; il vivait en dehors de la controverse et
s’occupait de littérature; c’était un ministre accompli et un homme de
piété. Il n’exprima pas un sentiment personnel; il ne fit que témoigner
d’un fait, de l’impopularité du nom d’Athanase, fait que personne ne
conteste.--Qu’y a-t-il là d’étonnant? On connaissait si peu l’histoire.
Saint Athanase, vous le savez, n’a pas écrit le symbole qui porte son
nom. On peut bien penser que cet auteur exagère parfois, sans croire
cependant que le symbole soit erroné.--Ce n’est pas tout, reprit
Sheffield: vous connaissez le professeur de théologie nommé Beatson: on
ne l’appellera, en aucun sens, un homme de parti; ce sont les tories qui
l’ont nommé professeur, et jamais on ne l’a vu se compromettre par
aucune théorie libérale en matières théologiques. Or, un étudiant qui
assistait à ses cours particuliers m’a assuré qu’il avait dit à son
auditoire: «Je crois, messieurs, que l’ancienne interprétation du
Symbole par l’Église d’Angleterre a fini avec Bull. Après que Locke eut
pris la plume, la vieille phraséologie orthodoxe tomba en
discrédit.»--Peut-être voulait-il dire, répliqua Charles, que
l’érudition s’éteignait, ce qui est vrai. Le vieux langage théologique
est tout à fait un langage savant; naturellement on dut l’abandonner
quand on n’étudiait pas les Pères ni les scolastiques; mais lorsque les
études ont porté de nouveau sur ces auteurs, ce langage a été
ressuscité.--Non, non, Beatson s’est exprimé beaucoup plus clairement
dans une autre circonstance. Parlant des symboles et autres choses
semblables: «Je crois, a-t-il dit, que tous les laïques instruits de
notre Église sont en général Sabelliens.»

  [62] Il est prescrit aux ministres de l’Église anglicane de lire ou de
    chanter le Symbole d’Athanase dans treize des principales fêtes de
    l’année.

Charles était silencieux et savait à peine que répondre. Sheffield
continua: «Il y a quelques années, n’étant encore qu’un enfant,
j’assistais à une conversation dans laquelle un de mes précepteurs
communiquait un plan d’histoire des conciles à un théologien des plus
savants et des plus orthodoxes, à un homme dont le nom n’a jamais été
associé à aucun parti, et qui compte de hauts dignitaires dans sa
famille. Cet homme, bon et intelligent, écouta avec politesse, il
applaudit au projet; puis, il ajouta en riant: «Savez-vous bien que vous
avez choisi précisément le plus ennuyeux sujet de l’histoire de
l’Église?» Les conciles, en effet, commencent au Symbole de Nicée et
embrassent à peu près tous les points doctrinaux.--Mon cher Sheffield,
laissez-moi vous le dire, vous êtes tombé dans un cercle particulier ou
dans un parti d’hommes, très-respectables, excellents, je n’en doute
pas, mais qui ne sont pas précisément les purs modèles de notre
Église.--Je ne les cite pas comme des autorités, mais comme des
témoins.--Pourtant, je sais très-bien qu’à la fin du dernier siècle il
s’éleva entre certains savants et l’évêque Horsley une controverse dans
laquelle celui-ci expliqua, d’une manière claire, une partie au moins de
la doctrine d’Athanase.--Vous vous trompez, sa controverse n’était pas
une défense du Symbole d’Athanase, je le sais pertinemment; car ce sujet
s’est présenté au cours d’Upton sur les Articles. Ce fut avec Priestley
qu’il eut cette polémique. Mais, quoi qu’il en soit, nos théologiens se
contentent de penser que tout cela est très-beau, comme les sermons du
même auteur sur les prophéties. C’est une autre question de savoir s’ils
reconnaissent le mérite de l’un ou de l’autre de ces ouvrages. Ils
acceptent les termes scolastiques sur la Trinité, de la même manière
qu’ils acceptent la doctrine que le Pape est l’Antechrist. Lorsque
Horsley parle du Pape, ou de quelque chose de semblable, les bons vieux
ecclésiastiques s’écrient: «Certainement, certainement; oh! oui, c’est
la doctrine de l’ancienne Église d’Angleterre», croyant qu’il est bon de
maintenir cette idée, ou au moins d’en faire profession, lorsqu’il en
est question; mais s’en souciant fort peu eux-mêmes, et n’y pensant même
pas d’un bout de l’année à l’autre. Et ainsi en est-il de la doctrine
sur la Trinité. Ils disent: «le grand Horsley, le puissant Horsley», et
voilà tout. Ils ne discutent pas sa doctrine; ils ne s’en inquiètent
guère non plus; ils le regardent comme un preux champion, armé de pied
en cap, qui a terrassé son adversaire, qui a coupé la tête à quelque
insolent non protectionniste, à un chartiste insensé, où à quelque
novateur en religion, qui, sous le couvert de la théologie, avait fait
une charge contre les dîmes et les taxes pour l’entretien de l’Église.»

--Je ne puis avoir une si mauvaise idée de nos théologiens actuels,
repartit Charles. Je sais qu’ici même, à Oxford, il y a des écrivains
orthodoxes que personne ne peut appeler des hommes de parti.--Arrêtez,
mon ami, comprenez-moi bien, je ne parlais pas contre eux, je disais
seulement que ces idées anti-athanasiennes n’étaient pas rares. J’ai été
à même d’entendre bien des choses sur la matière chez mon précepteur
particulier, et j’ai toujours été sur mes gardes depuis mon arrivée à
Oxford. L’évêque de Derby était un ami de Sheen, mon précepteur. Lors de
sa promotion, je me trouvais avec celui-ci, et Sheen me confia que
l’évêque élu lui avait écrit à cette occasion: «Quel auteur lirai-je? je
ne connais rien en fait de théologie.» Je crois qu’on lui recommanda, ou
qu’on lui proposa de lire la Bible de Scott.--Il est facile de citer des
exemples, quand on a ses coudées franches. Ce que vous dites est
évidemment un exposé à votre manière.--Prenez encore Shipton, qui est
mort dernièrement, continua Sheffield; quelle magnifique position
n’avait-il pas dans l’Église? cependant tout le monde sait très-bien
qu’il regardait comme une erreur d’employer le mot «personne» dans la
doctrine sur la Trinité. Ce qui rend ceci plus étonnant, c’était sa
grande sévérité envers les ecclésiastiques (les Tractariens par
exemple), qui esquivaient le sens des Articles. Or, Shipton était
parfaitement équitable et juste; il méprisait l’argent; l’opinion
publique le préoccupait peu; et toutefois il était Sabellien. Aurait-il
mangé le pain de l’Église, comme on disait, même un seul jour, s’il
n’avait pas cru que ses opinions n’étaient pas incompatibles avec sa
charge de doyen de Bath et de Dorchester? N’est-il pas évident qu’il
croyait que la pratique de l’Église avait modifié, avait _réinterprété_
ses propres formulaires?--Cependant, mon cher ami, la pratique de
l’Église ne peut rendre noir ce qui est blanc, ni faire dire oui à un
texte qui dit non. Je ne nierai pas que les paroles sont souvent vagues
et incertaines dans leur sens, et qu’elles ont besoin fréquemment de
commentaires; à cet égard, l’enseignement du jour a une grande influence
pour fixer la valeur des termes; mais la question est de savoir si
l’enseignement opposé de chaque doyen, de chaque prébendier, de chaque
ecclésiastique, de chaque évêque dans notre Église, pourrait rendre
Sabellien le Symbole d’Athanase; pour moi, je ne le pense
pas.--Certainement, non, répondit Sheffield; mais les ecclésiastiques
dont je parle soutiennent simplement qu’ils ne sont pas tenus à tous les
détails du Symbole, mais seulement à la grande idée qu’il y a _une_
Trinité.--Grande idée! s’écria Charles, grande sottise! Un Unitaire ne
répudierait pas cette doctrine. N’admet-il pas le Père, le Fils et
l’Esprit-Saint, bien qu’il croie que le Fils est une créature et
l’Esprit une influence?--Eh bien, quant à moi, je ne vois pas pourquoi,
si le doyen Shipton fut un membre saint de l’Église, le docteur
Priestley ne l’aurait pas été également. Mais mon doute est de savoir,
si, supposé que les Tractariens n’eussent point paru, Priestley n’aurait
pas été, s’il avait vécu dans ce temps-ci, je ne dirai pas un membre
parfait, mais assez digne pour mériter des bénéfices dans notre
Église.--Si les Tractariens n’eussent point paru! c’est-à-dire si notre
Église était autre qu’elle n’est. Qu’est-ce que cette école, sinon un
enfantement, un produit de l’Église? Et si l’Église n’avait pas donné le
jour à un parti qui prît sa défense, elle en aurait fait naître
certainement un autre. Non, non, Charles; je vous garantis que la
vieille école doctrinale était tout à fait tombée, lorsque les
Tractariens parurent, et je vous avoue que j’aurais aimé qu’ils eussent
laissé les choses tranquilles. Il y avait encore, à cette époque, la
doctrine de la succession Apostolique; mais quelques bons vieux hommes
étaient ses seuls apôtres restants dans l’Église. Il leur arriva même,
dans une occasion, qu’un grand personnage se moqua complétement de leur
persistance à conserver ce point. Il leur soutint que leur doctrine s’en
allait avec les non-jureurs[63]. «Vous êtes si peu nombreux, leur
dit-il, que nous pouvons vous compter.»

  [63] Les _non-jureurs_ sont ceux qui soutiennent la doctrine primitive
    de l’Église anglicane, contenue dans les _Homélies_, sur
    l’obéissance passive et la non résistance, et qui adhèrent au
    premier rituel d’Édouard VI.

La conversation ne plaisait pas à Charles, et cela pour plusieurs
motifs. Il n’aimait pas ce qui lui paraissait une attaque de la part de
Sheffield contre l’Église d’Angleterre; et, d’ailleurs, il commençait à
éprouver des doutes et des craintes pénibles que cette attaque ne
reposât sur de solides fondements, craintes et doutes auxquels il ne
voulait pas être exposé. Il garda donc le silence, et, après un court
intervalle, il essaya de changer de sujet; mais Sheffield avait engagé
la partie, il ne voulait pas la perdre; il commença de nouveau: «J’ai
parlé, dit-il, du parti libéral de notre Église. Dans l’Église, il y a
quatre partis. Parmi eux, le vieux parti tory, ou le parti de la
campagne, qui évidemment est le plus nombreux, n’a pas du tout
d’opinion; il se contente d’accepter la théologie ou la non-théologie du
jour, et l’on ne peut pas dire proprement qu’il ait ce que le Symbole
appelle la foi Catholique.» Il ne la répudie pas; il peut être incroyant
à son insu; mais, en tout cas, il ne donne aucun signe positif qu’il ait
vraiment cette foi; il ne fait que la traiter avec respect. J’ose dire
qu’il n’y a pas dans tout ce parti un ministre de campagne, qui, d’un
bout de l’année à l’autre, fasse un seul jour ce que les Catholiques
appellent «un acte de foi», touchant le mystère spécial et très-distinct
contenu dans les clauses du Symbole d’Athanase.» Voyant que Charles
paraissait froissé, Sheffield ajouta: «Je ne parle pas de tel ou tel
ecclésiastique en particulier, mais de la grande majorité d’entre eux.
Après le parti tory vient le parti libéral, qui n’aime pas non plus le
Symbole d’Athanase, comme je vous l’ai déjà dit. En troisième lieu, nous
avons le parti évangélique. Je sais que vous possédez un des numéros des
_Traités_ sur la foi objective. Or, ce _Traité_ paraît prouver que les
évangéliques sont implicitement Sabelliens, et qu’ils tendent à avouer
cette croyance. La même marche a déjà été effectivement suivie par leurs
confrères du continent et de l’Amérique. Les protestants de Genève, de
Hollande, d’Ulster et de Boston sont tous devenus, je crois, Unitaires,
ou chose semblable. Le docteur Adam Clarke, le célèbre Wesleyen,
admettait, lui aussi, le principe distinctif du Sabellianisme, comme
Doddridge, dit-on, l’avait fait antérieurement. Toutes choses
considérées, je pense que j’ai bien prouvé ma thèse touchant ma première
assertion: savoir, qu’en ce temps-ci c’est une marque de parti que de
sortir de la voie commune pour lire le Symbole d’Athanase.--Je ne suis
nullement d’accord avec vous là-dessus, mon cher Sheffield; vous
discutez sans preuves suffisantes, et vous tirez de terribles
conclusions de bien faibles prémisses. Voilà, du moins, ce qu’il me
semble. Je voudrais aussi que vous n’eussiez pas parlé de prouver une
thèse, comme si de pareils sujets étaient de simples matières à
discussion. Je n’aime pas non plus que vous preniez le mauvais côté des
choses; c’est en général votre tendance.--Reding, je dis ce que je
pense, et il en sera toujours de même. Je ne veux pas être un homme de
parti. Je n’essaie pas, comme Vincent, de concilier les choses opposées.
Il est de tous les partis; je ne suis d’aucun. Je crois voir assez bien
le vide de tous.--O mon cher ami, s’écria Charles en détresse, songez à
ce que vous dites; vous n’avez pas certainement envie de maintenir vos
paroles. A vous entendre, on supposerait qu’à vos yeux la croyance au
Symbole d’Athanase n’est qu’une simple opinion de parti.» Sheffield
resta d’abord silencieux; il reprit ensuite: «Eh bien, je vous demande
pardon, si j’ai dit quelque chose qui pût vous contrarier, ou si je me
suis exprimé trop vivement; mais, évidemment, il n’est pas nécessaire de
croire ce que tant de gens ne croient pas, ou traitent avec
indifférence.»

La conversation tomba, et peu d’instants après Carlton vint à leur
rencontre sur un poney qu’il avait emprunté à la ferme.




CHAPITRE VIII.

Les XXXIX Articles mis en regard du symbole catholique.


Pendant deux ans environ, Reding avait banni ses doutes touchant les
Articles; mais c’était différer le paiement d’une dette: c’était un
sursis, et non une quittance. Les deux conversations que nous avons
rapportées, l’ayant fait s’expliquer sur des matières très-importantes,
d’abord avec l’un, ensuite avec l’autre de ses amis, tous deux également
liés par les Articles, lui rappelèrent tristement son obligation envers
l’Université et l’Église. L’époque d’ailleurs de son examen et de
l’obtention de ses grades, approchant de plus en plus, le fit penser que
le temps venait où il devrait être prêt à acquitter cette dette.

Un jour, c’était vers la fin des vacances, Charles se promenait avec
Carlton; tout en devisant, il avait été amené à parler du nombre des
opinions religieuses et des partis d’Oxford qui produisaient de si
mauvais effets, en donnant lieu à tant de discours, à tant de critiques,
et peut-être aussi à un peu de scepticisme. «Évidemment, dit-il ensuite,
tout cela est un mal dans une ville d’éducation; je craindrais
cependant, Carlton, que ce mal ne soit inévitable, si votre doctrine sur
les partis est vraie; car s’il était un lieu où les différences des
opinions religieuses doivent se produire, c’est bien au sein d’une
Université.--Je suis loin de le nier, répondit Carlton; mais tous les
systèmes ont leurs défauts: constitution politique, théologie, rituel,
rien n’est parfait. Un seul système vient directement et simplement du
ciel, c’est le système judaïque; encore même a-t-il été aboli à cause de
sa stérilité. Ceci n’est pas une atteinte à la perfection de la
Révélation divine, car cette stérilité provient du sujet sur lequel et
par lequel elle opérait.» Il y eut un moment de silence: «C’est le
défaut de la plupart des jeunes penseurs, continua Carlton, d’être
impatients, s’ils ne trouvent pas la perfection en toutes choses; ils
ont le zèle de tous les novices.» Autre silence. Il reprit de nouveau:
«Quelle forme de religion est moins controversable que la nôtre sous
tous les rapports? Vous voyez les inconvénients de notre propre système,
parce que vous les expérimentez, mais vous n’avez pas senti, vous ne
pouvez même connaître ceux des autres.» Charles ne répondait pas; il
marchait, arrachant et broyant les feuilles des arbustes et des buissons
à travers lesquels tournait le sentier. Rompant enfin son mutisme:
«Carlton, dit-il, laissez-moi vous faire une confidence que je ne ferais
pas à tout autre. Vous savez qu’il y a environ deux ans j’étais
très-inquiet par rapport aux Articles; réellement, je ne pouvais pas les
comprendre, et leur histoire ne faisait qu’aggraver la difficulté. Je
rejetai alors loin de moi ce sujet d’études; mais voici venir mon examen
et mon grade, et ces matières vont m’occuper encore.--Il faut que vous
ayez été admis de bonne heure au cours des Articles.--Peut-être
n’étais-je pas à la hauteur du sujet.--Loin de moi une pareille pensée;
mais quant à la chose elle-même, mon bon ami, sachez-le, c’est ce qui
arrive chaque jour, et spécialement aux jeunes gens réfléchis comme
vous. Cela ne devrait pas vous tourmenter.--Mais mon inquiétude, reprit
Charles, naît de la crainte que j’ai que mes anciennes difficultés ne
reviennent, et que je ne sois pas capable de les repousser.--Vous
devriez prendre toutes ces choses avec calme, répliqua Carlton; toutes
choses, comme je l’ai dit, ont leurs difficultés. Si vous attendez
jusqu’à ce que chaque objet soit comme il devrait être, ou pourrait être
d’après vos idées, vous ne ferez rien et vous perdrez votre temps. Le
monde moral n’est pas un pays de plaine; il a aujourd’hui ses points
tracés, sa géographie, ses routes. Vous ne pouvez marcher à travers
champs; si vous tentez un _steeple-chase_, Vous vous casserez le cou
pour vos peines. Les formes de religion sont des faits; elles ont
chacune leur histoire. Elles étaient avant vous, elles vous survivront.
Il vous faut faire un choix, vous ne pouvez créer.--Je sais que je ne
puis créer une religion; peut-être, non plus, ne puis-je en trouver une
meilleure que la mienne. Je n’ai pas besoin de tenter l’entreprise; mais
ma difficulté n’est pas là. Prenez votre propre figure. Je m’en vais au
petit trot, le long de ma route; tout à coup, voilà une haute barrière
solidement fermée à clef, et mon pauvre poney ne peut la franchir. Que
faire? Je ne me plains pas; mais tel est le fait, ou du moins tel il
peut être.--Le poney doit franchir la barrière, ou, s’il ne le peut, il
faut qu’il y ait une autre voie. Autrement, à quoi sert une route? En
religion, toutes les routes ont leurs obstacles; l’une a une porte
solide qui la coupe, l’autre se déroule à travers un marais. Ne doit-on
pas aller en avant? La religion doit-elle aboutir à une barrière
infranchissable? Le Christianisme doit-il s’éteindre? Mais où irez-vous?
Non pas certainement au Méthodisme ni à la Confraternité de Plymouth.
Quant à l’Église Papiste, je soupçonne qu’elle présente plus de
difficultés que la nôtre. Il _faut_ sacrifier son jugement privé.--Tout
cela est très-bien, reprit Charles; mais ce qui est très-utile peut
cependant être tout à fait impossible. Les plus belles paroles sur la
nécessité d’arriver à la maison avant la nuit ne rendront pas mon pauvre
petit poney capable de franchir la porte.--Non, certainement; mais si
vous aviez l’ordre de la part d’un prince bienveillant, votre souverain
et votre bienfaiteur, de suivre la route sans broncher jusqu’au soir, et
que vous dussiez le rencontrer au bout de votre voyage, vous seriez bien
sûr que celui qui vous a marqué la fin vous a également indiqué les
moyens. Et quant à la difficulté présente, vous devriez chercher un
expédient quelconque d’ouvrir la porte, ou de passer à travers la haie,
ou, d’une manière ou d’une autre, de trouver un chemin, en sorte que
vous pussiez tourner l’obstacle.»

Charles répondit qu’en aucun cas il n’aimait ce mode d’argumentation; il
lui semblait dangereux, il ne voyait ni où il menait, ni où il
aboutissait.--Eh! pourquoi, dit-il ensuite brusquement, pourquoi
pensez-vous qu’il y a plus de difficultés dans l’Église de
Rome?--Évidemment, il y en a davantage; s’il est difficile de mordre aux
Articles, ne l’est-il pas plus de digérer le Symbole du Pape Pie?--Le
Symbole du Pape Pie? Je ne le connais pas! Je suis peu versé dans cette
matière. Que dit ce symbole?--Oh! il parle d’infaillibilité, de
transsubstantiation, de culte des Saints, et que sais-je? je suppose
que vous ne pourriez souscrire complétement à toute cette
doctrine.--Pourquoi pas?... Tout dépend, reprit Charles avec lenteur, de
la valeur de l’autorité qui me la transmettrait.» Il s’arrêta, puis
continuant: «Naturellement, je pourrais y souscrire, si elle m’était
transmise par la même autorité qui m’enseigne la Sainte Trinité. Quant
aux Articles, ils ne me parviennent sur aucune autorité, ce sont des
vues particulières à des personnes du XVIe siècle; et d’ailleurs, il
n’est pas clair jusqu’à quel point ils sont ou ne sont pas modifiés par
les vues sans autorité du XIXe. Je suis donc obligé d’exercer mon propre
jugement, et je puis vous dire avec franchise que mon jugement est
au-dessous d’une si grande tâche. Au moins, c’est ce qui me trouble,
toutes les fois que ce sujet se présente à mon esprit; car je l’ai
rejeté loin de moi.--Alors, dit Carlton, recevez les Articles sur la
_foi_.--Vous voulez dire, repartit Charles, que je dois considérer notre
Église comme _infaillible_.» Carlton sentit la difficulté. «Non,
répondit-il; mais il vous faut agir _comme si_ elle était infaillible,
par un sentiment de devoir.» Charles sourit; puis, soudain devenant
grave, il resta immobile et baissa les yeux: «Si je _dois_ me créer une
Église infaillible, dit-il, si je _dois_ renoncer à mon jugement privé,
si je _dois_ procéder par la foi, il _existe_ une Église qui a sur nous
tous des droits plus grands que l’Église d’Angleterre.--Mon cher Reding,
répliqua Carlton avec émotion, où avez-vous pris ces idées?--Je
l’ignore; quelqu’un a dit qu’elles étaient dans l’air. Je n’en ai parlé
à personne. Il m’est arrivé seulement, la première année, d’avoir une ou
deux discussions sur cette matière. J’ai banni ce sujet de mon esprit,
mais quand une fois je commence, vous le voyez, je parle malgré moi.»

Ils se promenèrent un moment en silence. «Voulez-vous dire, reprit
Carlton, qu’il est très-difficile de comprendre et d’admettre les
Articles? Pour moi, ils sont assez clairs, et ils parlent le langage du
sens commun.--Eh bien, quant à moi, repartit Reding, il me semble
parfois qu’ils sont en contradiction avec eux-mêmes, d’autres fois avec
le Prayer-Book; de sorte que je les suspecte. Je ne sais ce que je vais
signer, quand il faudra poser cet acte. Cependant, je dois signer _ex
animo_. Une soumission aveugle, je pourrais la faire; mais une
déclaration aveugle, je ne puis la donner.--Citez-moi quelques
exemples.--Ainsi, les Articles admettent positivement la doctrine
luthérienne de la justification par la foi seule; et cette doctrine est
rejetée implicitement par le Prayer-Book dans chacun de ses offices. Ils
en appellent aux Homélies comme autorité; or, les Homélies parlent des
livres apocryphes comme étant inspirés; ce que nient implicitement les
Articles. Les Articles sur l’ordination sont contraires dans leur esprit
au service de l’ordination. Un article sur les sacrements exprime la
doctrine de Mélanchthon, un autre celle de Calvin. Tel Article parle de
l’autorité de l’Église dans les controverses de foi, tel autre fait de
l’Écriture un juge sans appel. Voilà les points qui, en ce moment, se
présentent à mon esprit.--Assurément beaucoup d’entre eux, reprit
Carlton, ne sont que de simples difficultés de mots; et toutes ces
difficultés apparentes peuvent être surmontées avec un peu de
peine.--D’autre part, continua Charles, ce qui m’a frappé, c’est que
l’Église de Rome est incontestablement conséquente dans ses formulaires;
c’est même le reproche que lui adressent quelques-uns de nos écrivains:
ils la trouvent trop systématique. Cela peut être un système dur, un
système de fer, mais il est logique.» Carlton ne voulut pas
l’interrompre, jugeant qu’il était mieux de l’entendre exposer sa
difficulté entière. Charles continua donc: «Lorsqu’un système est
logique, au moins il ne se condamne pas lui-même. La logique n’est pas
la vérité, mais la vérité est logique. Or, je ne suis pas capable, je
l’avoue, de décider si tel système est vrai, mais je puis bien juger
s’il est conséquent avec lui-même. Quand un oracle équivoque, il porte
avec lui sa propre condamnation. Je suis porté à croire qu’il y a dans
l’Écriture quelque chose sur ce sujet, une comparaison, sous ce rapport,
entre les prophéties païennes et les prophéties inspirées. Ce qui m’a
également frappé, c’est que saint Paul donne ce caractère de
l’hérétique, qu’il «se condamne lui-même», portant sa condamnation sur
sa figure. En outre, je me trouvais un jour dans la société de Freeborn
(que vous connaissez peut-être) et d’autres personnes du parti
évangélique, et ces messieurs démontrèrent, s’il fallait les en croire,
que Luther et Mélanchthon ne s’accordent pas sur le point capital de la
justification par la foi: circonstance qui ne nous a pas été expliquée
au cours des Articles. J’ai lu aussi quelque part, ou j’ai entendu
prêcher, que les anciens hérétiques étaient toujours inconséquents;
qu’ils ne pouvaient jamais exposer clairement leurs idées, encore moins
s’accorder entre eux; et ainsi, qu’ils le voulussent ou non, ils ne
pouvaient s’empêcher de faire connaître aux simples leur vrai caractère
par leur bavardage.»

Charles s’arrêta; puis continuant: «Ceci m’a encore frappé: Il n’y a pas
de prophète de la vérité sur la terre, ou bien l’Église de Rome est ce
prophète. Appelez-le apôtre, messager, maître, comme il vous plaira, il
est évident pour moi, d’après notre croyance à une Église visible, qu’il
existe encore un prophète; et le sens commun nous dit ce que doit être
le messager de Dieu. D’abord, il ne doit pas se contredire, comme je
viens de le soutenir. Secondement, un prophète de Dieu ne peut souffrir
de rival, mais il condamne tous ceux qui ont des prétentions
particulières, comme font les prophètes dans l’Écriture. Or, il est
impossible de dire si notre Église reconnaît ou non le Luthéranisme de
l’Allemagne, le Calvinisme de la Suisse, les sectes Nestoriennes et
Monophysites de l’Orient. Elle ne nous expose pas non plus, d’une
manière claire, sa pensée sur l’Église de Rome. Le seul endroit où elle
reconnaisse son existence, c’est dans les Homélies, et là, elle en parle
comme de l’Antechrist. La position de l’Église Grecque, non plus, n’est
pas bien définie dans la doctrine anglicane. D’autre part, l’Église de
Rome _primâ facie_ a cette marque d’un prophète, d’un prophète tel que
l’Écriture nous le dépeint: elle n’admet pas de rivaux, et anathématise
toute doctrine qui est contraire à la sienne propre. Autre chose: Un
prophète de Dieu est naturellement à l’aise avec son message; il n’est
pas impuissant et sans vie au milieu des erreurs et de la lutte des
opinions. Il sait ce qu’on lui a donné à faire connaître, jusqu’où
s’étend sa doctrine; il peut agir comme un arbitre; il est à la hauteur
des événements. Or, cela parle encore en faveur de l’Église de Rome. A
mesure que les siècles se déroulent, elle est toujours sur le qui-vive;
elle interroge tout nouveau venu; elle sonne l’alarme, brise toute
doctrine étrangère, revendique, détermine et perfectionne ce qui est
nouveau et vrai. L’Église de Rome m’inspire la confiance, je sens que je
puis me fier à elle. C’est une autre question de savoir si elle est
vraie: pour le moment, je ne prétends pas le décider. Mais je n’ai pas
la même confiance en notre propre Église. Je l’aime plus que je n’ai
confiance en elle: elle me laisse sans foi. Maintenant, vous voyez
l’état de mon esprit.» Il laissa échapper un profond soupir, comme s’il
se fût débarrassé d’un fardeau.

«Eh bien, dit Carlton, lorsque Charles eut cessé, tout cela est une
théorie fort belle; savoir si elle s’accorde avec les faits, c’est une
autre question. Pour nous, nous avons toujours cru jusqu’à présent que
Chillingworth avait raison quand il nous montre Papes contre Papes,
Conciles contre Conciles, et ainsi de suite. Soyez sûr, mon ami, que les
controversistes protestants ne vous laisseront pas admettre cette
parfaite harmonie de la doctrine papiste; ce qui est certain, c’est que
vous avez étudié fort peu, et que vous jugez de la vérité, non d’après
les faits, mais d’après des idées; je veux dire que pour vous c’est
assez si des idées se soutiennent mutuellement. Quoique vous ne vouliez
pas le reconnaître, cependant, en matière de faits, l’harmonie, à vos
yeux, est la vérité. Les faits répondent-ils aux théories, vous n’en
savez rien, et vous ne vous en informez pas. Je ne suis pas très-versé
dans le sujet; mais j’en sais assez pour être sûr que les Papistes
auraient plus de peine que vous ne vous l’imaginez à prouver
l’enchaînement logique de leur système. Par exemple, ils en appellent
aux Pères, et cependant ils placent le Pape au-dessus de ceux-ci; ils
maintiennent l’infaillibilité de l’Église et la prouvent par l’Écriture,
et puis ils prouvent l’Écriture par l’Église. Ils croient qu’un Concile
général est infaillible _lorsque_ le Pape l’a confirmé, mais pas _avant_
cette sanction. Bellarmin, il me semble, donne la liste des Conciles
généraux qui ont erré. Jamais, non plus, je n’ai pu m’expliquer la
doctrine de Rome sur les indulgences.» Charles réfléchit sur ces
paroles: «Peut-être avez-vous raison, dit-il ensuite; je devrais
connaître les faits plus exactement avant de porter un jugement sur ces
matières. Mais, mon cher Carlton, je vous proteste, et vous pouvez vous
imaginer avec quelle peine je vous fais cet aveu, je vous proteste que
si l’Église de Rome est aussi ambiguë dans son enseignement que la
nôtre, je serais en voie de devenir sceptique sur ce fondement, que je
n’ai pas d’autorité compétente pour me fixer ma croyance. L’Éthiopien
disait: «Comment puis-je le savoir, à moins que quelqu’un ne me
l’apprenne?» et saint Paul: «La foi vient par l’ouïe.» Si personne ne
réclame ma foi, comment puis-je l’exercer? Du moins, je courrai le
risque de devenir Latitudinaire; car si l’Écriture seule est mon guide,
évidemment il n’y a pas de Symbole écrit pour nous dans le livre
sacré.--Notre affaire, répondit Carlton, est de prendre le meilleur côté
des choses, et non le pire. Retenez bien ceci, Charles, c’est qu’il faut
vous mettre en garde contre toute vue forcée ou maladive des choses.
Soyez gai, soyez naturel, et tout sera facile.--Carlton, vous êtes
toujours bon et plein de bienveillance, repartit Charles; mais après
tout (et je voudrais pouvoir vous le faire comprendre), vous n’avez pas
un mot à dire relativement à ma difficulté sur la signature des
Articles. Comment dois-je sauter par-dessus le mur? Que m’importe, à
moi, que les autres communions aient aussi leurs murailles à franchir!»

Ils s’approchaient alors de la maison, et ils finirent leur promenade en
silence, chacun d’eux absorbé dans les pensées que la conversation avait
fait naître.




CHAPITRE IX.

Un système d’espionnage.


Cependant les vacances s’écoulaient avec une douce et charmante
rapidité. Les jours succédaient tranquillement aux jours; et dans leurs
occupations habituelles, nos deux étudiants ajoutaient insensiblement,
mais d’une manière certaine, à la somme de leurs connaissances et à leur
progrès intellectuel. Avant de les mettre de côté, ils avaient lu une
dernière fois historiens et orateurs; ils avaient approfondi la
philosophie, parcouru les commentaires, complété les analyses et les
résumés. Tout cela était un travail de solitude. Tandis que d’autres
peut-être voguaient de Londres à Bombay, ou à la Havane, et que les mois
pouvaient, rétrospectivement, leur paraître comme des années, pour
Reding et Sheffield la semaine était à peine commencée qu’elle touchait
à sa fin. Lorsque octobre arriva et qu’ils revirent leurs amis d’Oxford,
tout d’abord ils crurent qu’ils avaient bien des choses à leur raconter;
mais, dès leur première conversation, ils trouvèrent qu’ils n’avaient à
parler que de leurs études et de leurs affaires personnelles; ils furent
donc réduits au silence, malgré leur désir de causerie.

La saison avait changé. Ce changement leur rappela que Horsley convenait
à un séjour d’été et non à une habitation permanente. Déjà des
brouillards lourds et gris s’attachaient aux flancs de la colline; les
gros vents et les orages étaient venus; le gazon s’était flétri, et
lorsque Charles et son ami restaient dans le cottage, ils avaient
remarqué que les portes et les fenêtres ne fermaient pas bien, et que la
cheminée fumait. Vinrent ensuite ces fruits qui sont la fête funèbre de
l’année, la mûre et la noix; la noix, insipide et sans jus; la mûre,
noire, juteuse, mais âpre et moisie en même temps, comme si on la
cueillait sur la terre humide et non sur l’arbre. Ainsi ce lieu si
frais, s’étant dépouillé de ses charmes, semblait les inviter lui-même à
le quitter. Reding jeta un coup d’œil autour de lui, et se prépara au
départ comme un «_conviva satur_». Ces mots: «_Edisti satis, tempus
abire_» lui semblaient écrits sur tous les objets. Les hirondelles
étaient parties; les feuilles étaient pâles; le soleil effleurait à
peine l’horizon. Aux espérances du printemps, à la paix et au calme de
l’été avaient succédé les tristes réalités de l’automne. Charles allait
se précipiter au milieu d’un monde qui l’avait laissé tranquille sur la
montagne; là, il avait vécu sans querelles, sans distractions, sans
désappointements, et, à cette heure, toutes ces misères allaient faire
partie de son existence. Hélas! il n’était qu’un enfant d’Adam; Horsley
avait été seulement un répit; et il avait encore vivant dans sa mémoire
le grand revers qui l’avait frappé deux années auparavant: Quel été
enchanteur! Quel triste automne! Plein de ces pensées, il ramassa ses
livres et ses papiers, et se dirigea vers Saint-Sauveur.

Oxford aussi avait perdu à ses yeux presque tout son prestige. La
fraîcheur de son admiration pour cette ville était passée; maintenant,
il voyait des défauts là où d’abord tout lui avait paru bon, excellent;
le merveilleux des choses et des personnes s’était évanoui. Aussi bien,
il y avait des changements: parmi ses condisciples, les uns avaient déjà
pris leurs grades et étaient partis; d’autres étudiaient dans
l’intérieur du pays; d’autres habitaient de nouveaux colléges pour y
jouir d’un _Fellowship_. Une foule de figures plus jeunes se faisaient
remarquer au réfectoire et à la chapelle, et Charles savait à peine
leurs noms. Les chambres où autrefois il venait se récréer familièrement
étaient occupées aujourd’hui par des inconnus qui prétendaient avoir sur
elles le droit qui, dans sa pensée, ne pouvait appartenir qu’à leurs
anciens possesseurs. Le collége lui paraissait déchu; il y avait une
troupe remuante qui n’y était pas auparavant: un certain nombre de
petits garçons, une grande quantité de gamins.

Mais la vraie peine de Charles, ce qui devenait de plus en plus évident
à son cœur alarmé, c’était de voir que son intimité avec Sheffield était
un peu refroidie. Ils avaient bien passé leurs vacances ensemble, ils
avaient pu se connaître mieux que jamais; néanmoins, leur sympathie
mutuelle n’était plus aussi forte, ils ne partageaient ni les mêmes
goûts ni les mêmes répugnances; en un mot, leurs esprits n’étaient pas
aussi homogènes qu’ils l’avaient cru, alors qu’ils étaient étudiants de
première année. Il n’y avait pas autant d’abandon de cœur dans leurs
conversations, et ils souffraient plus aisément de se trouver séparés
l’un de l’autre. Ils étudiaient tous les deux pour les _honneurs_, ils
étudiaient ardemment; mais Sheffield était tout entier à son œuvre, et
la religion pour lui ne venait que sur le second plan. Il n’avait ni
doutes, ni difficultés, ni anxiétés, ni chagrins qui l’affectassent
beaucoup. Ce n’était pas la certitude de la foi qui ôtait le soleil de
son âme et qui dissipait chez lui les nuages de la faiblesse humaine;
disons mieux, il n’éprouvait pas le besoin de cette contemplation de
l’Invisible qui est la vie du chrétien. Sa réputation était pure, sa
conduite exemplaire; mais il se contentait de ce que lui offrait ce
monde périssable. Pour Charles, au contraire, son trait caractéristique,
peut-être au-dessus de tout, était un sentiment habituel de la présence
divine. Ce sentiment, sans doute, ne lui assurait pas une conformité
constante de pensées et d’actions: il était cependant la colonne de feu
qui marchait devant lui et lui servait de guide. Charles sentait qu’il
était la créature de Dieu, qu’il aurait un compte à lui rendre, qu’il
lui appartenait sans réserve. Il désirait beaucoup réussir dans son
examen; il ne pouvait y songer sans tressaillement; mais l’ambition
n’était pas sa vie; quelques minutes lui auraient suffi pour se remettre
d’un insuccès. Dans cet état de choses, les seuls objets sur lesquels
nos deux amis parlassent librement étaient ceux qui avaient rapport à
leurs études. Ils travaillaient ensemble, ils s’examinaient l’un
l’autre, ils se prêtaient leurs cahiers et se les corrigeaient
réciproquement, ils se résolvaient mutuellement leurs difficultés.
Peut-être Sheffield, quoique très-fin, s’aperçut-il à peine qu’il y
avait un certain relâchement dans leur intimité. La controverse
religieuse, dans sa nouveauté, avait été la nourriture de son
intelligence active; maintenant, elle avait perdu son charme, et les
livres l’avaient remplacée. Pour Reding, c’était le contraire; il avait
trouvé de l’intérêt aux questions religieuses pour l’amour
d’elles-mêmes, et lorsqu’il se les était interdites, il s’était imposé
un vrai sacrifice. Aujourd’hui donc qu’elles venaient de nouveau se
présenter forcément à son esprit, il ne pouvait espérer de Sheffield
cette assistance d’ami dont il avait un si grand besoin.

Une épreuve plus forte encore lui était réservée. Nous devons dire au
lecteur qu’il y avait à cette époque un système d’espionnage poursuivi
par différents hommes, bien intentionnés d’ailleurs, qui croyaient
rendre un véritable service à l’Université en signalant les jeunes
membres qui étaient enclins, comme on disait, au Papisme. Système
erroné. Ces messieurs ne s’apercevaient pas qu’une telle marche
renfermait le danger de disposer au Catholicisme ces esprits ardents en
leur faisant de faux rapports sur la religion romaine, et celui de les
forcer à aller plus loin ensuite, en leur montrant l’incompatibilité de
leurs opinions avec leur position dans l’Église Anglicane. Des idées qui
auraient reposé tranquilles dans leurs têtes, ou se seraient évanouies
tôt ou tard, étaient, par là même, fixées, définies, établies en eux; et
la crainte de la censure du monde ne servait plus à les retenir,
lorsqu’une fois elle avait été encourue. Quand Charles se rendit à la
soirée de Freeborn, c’était à la barre qu’on le traduisait. On l’admit
non-seulement pour lui faire la leçon, mais pour le soumettre à un
examen inquisitorial; et n’ayant pas promis d’être un sujet pour
l’impression spirituelle, il fut un sujet pour la censure spirituelle.
Il devint un homme signalé dans les cercles de Capel-Hall et de
Saint-Marc. Ses rapports avec Willis, les questions qu’il avait faites
au cours des Articles, quelques remarques isolées dans certaines
réunions; tout avait été recueilli et avait aggravé le cas contre lui.
Un jour, en rentrant dans son appartement, il trouva Freeborn, qui était
venu lui rendre visite, occupé à fouiller dans ses livres: un volume de
sermons de l’école du jour, emprunté à un ami pour éclaircir Aristote,
reposait sur sa table, et dans les rayons de sa bibliothèque un des plus
philosophiques «Traités pour le temps[64]» était placé entre un Hermann
_de Metris_ et un Thucydide. Un autre jour, la porte de sa chambre à
coucher était ouverte, et nº 2 de la réunion _au thé_ vit une gravure
religieuse d’Overbeck appendue à la muraille.

  [64] Série de publications dans lesquelles plusieurs des hommes qui
    ont créé le Mouvement Religieux d’Oxford traitaient des questions de
    doctrine et de discipline ecclésiastique. Voy. l’_Appendice_.

Les faits de ce genre étaient souvent rapportés au chef de la maison à
laquelle appartenaient les jeunes étudiants pris en flagrant délit.
Gardien vigilant de la pureté du Protestantisme de ses sous-gradués, le
chef recevait les informations avec reconnaissance; on dit même qu’il y
ajoutait parfois une invitation à dîner. Que, dans quelques cas, cette
manière d’agir ait réussi à effrayer et à refroidir ceux qui en étaient
l’objet, c’est ce qu’on ne saurait nier; ce fut ainsi qu’on put faire de
White un fils dévoué et un ministre utile de l’Église d’Angleterre; mais
c’était un remède propre à tuer ou à guérir, et il ne pouvait convenir à
des intelligences plus nobles et plus élevées. La suite nous apprendra
quel effet cette conduite produisit sur Charles. Il nous suffira pour le
moment de rapporter les entrevues qu’il eut à ce sujet avec le Principal
et le Vice-Principal de son collége.




CHAPITRE X.

La rustication, ou le renvoi temporaire.


Lorsque Charles se présenta chez le Vice-Principal, le révérend Josué
Jennings, pour lui demander la permission de loger dans un appartement
particulier, pendant les deux trimestres qui lui restaient jusqu’à
l’époque de son examen, il lui fut répondu par un refus courtois, mais
net. Sa surprise fut grande; il avait considéré cette démarche comme une
simple affaire de forme. Interdit, il resta un moment silencieux; puis
se levant, il allait se retirer. La rougeur colorait ses joues; un
pareil refus était une punition infligée seulement aux étudiants
paresseux, sur lesquels on ne pouvait pas compter dès qu’ils échappaient
à l’œil du doyen du collége.

Le Vice-Principal paraissait attendre que Charles lui demandât la raison
de ce procédé; comme le jeune étudiant, dans sa confusion, ne semblait
pas disposé à le faire, il condescendit à ouvrir lui-même la
conversation. Ce n’était pas, dit-il, qu’on voulût infliger un blâme à
la conduite morale de M. Reding, non; il avait toujours été un jeune
homme de mœurs irréprochables, et il avait soutenu la réputation qu’il
avait apportée de l’école; mais les chefs avaient des devoirs à remplir
à l’égard de la communauté, et parmi ces devoirs, l’un des plus
impérieux leur commandait de mettre les sous-gradués à l’abri de la
contagion des malheureux principes qui dominaient dans Oxford. La
surprise de Charles, s’il est possible, fut encore plus grande, et il
balbutia qu’il devait y avoir un malentendu, s’il avait été signalé à M.
le Vice-Principal comme ayant des rapports avec aucun soi-disant parti
de l’Université. «Par cette forme d’expression, monsieur Reding,
repartit l’autorité du collége, vous n’entendez pas nier qu’il
n’_existe_ des partis?» Jennings était un homme maigre et pâle, au nez
aquilin et portant lunettes: quoique libéral dans sa croyance, on l’eût
pris réellement pour un nourrisson de ce temps primitif de la Réforme,
où les Anabaptistes allumèrent les bûchers de Smithfield. Par son âge,
son talent exercé et sa position, il pouvait facilement déconcerter un
infortuné jeune homme qui avait encouru sa disgrâce, et quoique au fond
il eût un bon cœur, il usait assez souvent de son pouvoir. Charles ne
savait que répondre à sa question, et comme il se taisait, elle lui fut
répétée. A la fin, il dit que réellement, dans sa position, il n’avait
pas le droit de parler contre personne, et que s’il avait prononcé ces
paroles: «soi-disant parti», c’était afin de ne point paraître
irrespectueux envers certains hommes qui pouvaient être meilleurs que
lui. M. le Vice-Principal gardait le silence, sans être satisfait.
«Qu’appelez-_vous_ un parti, monsieur Reding? Quelle serait votre
définition de ce mot?» Charles réfléchit: «Les personnes, répondit-il,
qui de leur propre autorité se liguent ensemble pour la défense de vues
personnelles.--Et voulez-vous dire que ces messieurs n’ont pas des vues
qui leur soient propres? demanda M. Jennings. Charles fut de son avis.

«Quelles sont vos vues relativement aux Trente-neuf Articles? reprit le
Vice-Principal _ex abrupto_. «Mes vues! pensa Charles; que veut-il dire?
Mes vues sur les Articles! est-ce mon opinion des choses en général?
Veut-il demander s’ils sont en anglais ou en latin, longs ou courts,
bons ou mauvais, utiles ou dangereux, Catholiques ou non, Calvinistes ou
Érastiens?» Cependant Jennings tenait ses regards attachés sur le pauvre
étudiant, dont la confusion augmentait de plus en plus. «Je pense,
répondit Charles, faisant un effort suprême pour saisir les paroles de
l’autorité, je pense que les Articles contiennent une doctrine divine,
saine, et nécessaire pour ces temps-ci.»--C’est du second livre des
Homélies que vous parlez, monsieur Reding, et non des Articles?
D’ailleurs, j’ai besoin de connaître votre opinion sur la matière.»
Après un moment de silence, il continua: «Qu’est-ce que la
Justification?--La Justification...» répéta Charles d’un air réfléchi;
puis répondant d’après le texte des Articles: «Nous sommes, dit-il,
réputés justes devant Dieu par la foi, à cause seulement des mérites du
Christ, et non par nos bonnes œuvres et nos propres mérites.--Bien, dit
Jennings; mais vous n’avez pas répondu à ma question: Qu’est-ce que la
Justification?» La demande était ardue, car c’était précisément une des
difficultés de Charles de savoir en quoi consiste la Justification, vu
que les Articles ne la définissent pas plus que la foi. Il répondit, en
conséquence, que les Articles n’en donnent pas la définition. Le
Vice-Principal parut mécontent.

«Les Conciles généraux peuvent-ils errer?--Oui», répondit Charles.
C’était bien. «Qu’en disent les Catholiques Romains?--Ils pensent aussi
qu’ils errent.» Ceci était complétement faux. «Non, reprit Jennings; ils
les croient infaillibles.» Charles gardait le silence; Jennings essaya
de lui imposer sa décision. A la fin, Charles répondit qu’il n’y avait
que quelques Conciles généraux qui fussent admis comme infaillibles par
l’Église de Rome, et qu’il croyait que Bellarmin donnait une liste de
ceux qui avaient erré. Nouveau silence; le front de Jennings se couvrit
de nuages.

Il revint à son premier sujet: «Dans quel sens entendez-vous les
Articles, monsieur Reding?» demanda-t-il. C’était plus que Charles ne
pouvait dire; il désirait seulement beaucoup connaître leur vrai sens;
aussi s’efforça-t-il de trouver dans sa tête la réponse _admise_. «Dans
le sens de l’Écriture», dit-il. C’était vrai, mais insuffisant. «Ou
plutôt, reprit Jennings, vous entendez l’Écriture dans le sens des
Articles.» Par amour de la paix, Charles en convint. Mais cette
concession fut en pure perte; le Vice-Principal poursuivit son avantage:
«Ils ne doivent pas s’interpréter l’un l’autre, monsieur Reding,
autrement, vous roulez dans un cercle vicieux. Laissez-moi vous répéter
ma question: Dans quel sens interprétez-vous les Articles?--Je veux les
admettre, répondit Charles, dans le sens généralement reçu de notre
Église, comme les acceptent nos théologiens et nos évêques actuels.» Le
Vice-Principal parut satisfait. Charles ne put s’empêcher d’être
candide, et il ajouta d’un ton plus bas comme corollaire: «c’est-à-dire
sur la foi». Ceci dérangea tout encore; Jennings ne voulait pas admettre
ce mot; c’était une confiance aveugle, papiste. C’était très-bien de la
part de Charles, lorsqu’il vint pour la première fois à l’Université,
avant qu’il eût étudié les Articles, de les admettre sur parole; mais un
jeune homme qui avait eu tant d’avantages, qui avait passé trois années
à Saint-Sauveur et qui avait suivi le cours sur ces matières, devait
accepter l’interprétation reçue, non-seulement parce qu’elle était
reçue, mais comme la sienne propre, par un assentiment libre de son
intelligence. Il continua à lui demander par quels textes il prouvait la
doctrine protestante de la justification. Charles cita deux ou trois
passages avec tant de bonheur que le Vice-Principal commençait à se
calmer, lorsque malheureusement, en faisant une dernière question comme
chose de pure forme, il eut une réponse qui le confirma dans tous ses
premiers soupçons.

«Quelle est la doctrine de notre Église touchant l’intercession des
saints?» Charles répondit qu’il ne se rappelait pas qu’elle eût exprimé
une opinion sur ce sujet. Jennings l’invita à réfléchir; Charles
réfléchissait en vain. «Eh bien, quelle est votre opinion là-dessus,
monsieur Reding?» Charles, croyant que c’était un point tout à fait
libre, jugea qu’il serait sage d’imiter la modération «de notre Église».
«Il y a différentes opinions sur cette matière, dit-il: certaines
personnes croient qu’ils intercèdent pour nous, d’autres pensent le
contraire. Il est facile de se jeter dans les extrêmes, peut-être
serait-il mieux d’écarter de telles questions et de s’en tenir à
l’Écriture; le livre de la Révélation parle de l’intercession des
saints, mais il ne dit pas expressément qu’ils intercèdent pour nous,
etc., etc.» Jennings se redressa dans son fauteuil; la colère lui monta
au front. A la fin son visage s’assombrit complétement.--C’est là votre
opinion, monsieur Reding?--Charles commençait à être effrayé.--S’il vous
plaît, prenez le Prayer-Book et cherchez le 22e Article. Maintenant
lisez.--«La doctrine romaine, dit Charles, la doctrine romaine touchant
le purgatoire, le pardon, le culte et l’adoration tant des images que
des reliques, et également l’invocation des saints.»--Arrêtez-vous, dit
le Vice-Principal; relisez encore ces paroles.--«Et également
l’invocation des saints.»--A vous maintenant, monsieur Reding.» Charles
était embarrassé; il croyait avoir fait une bévue qu’il ne pouvait
découvrir, et il restait silencieux. «Eh bien, monsieur Reding?» Charles
hasarda une réponse; il dit qu’il pensait que M. le Vice-Principal avait
parlé de l’_intercession_ des saints. «C’est vrai, répondit
celui-ci.--Et le Prayer-Book, reprit Charles timidement, parle de
l’_invocation_.» Jennings fit un mouvement dans son fauteuil et rougit
un peu. «Eh! dit-il, donnez-moi le livre.» Il lut l’Article lentement,
et jeta un œil scrutateur sur la page qui précédait et sur celle qui
suivait le texte. Ce fut en vain. Il reprit: «Ainsi donc, monsieur
Reding, vous prétendez vous justifier par cette subtile distinction
entre l’invocation et l’intercession, comme si les Papistes
n’invoquaient pas les saints pour obtenir leur intercession, et comme
s’ils ne supposaient pas que ces bienheureux intercèdent pour répondre à
leur invocation? Les termes sont corrélatifs. L’intercession des saints,
au lieu d’être seulement un extrême, comme vous l’entendez, est une
abomination papiste. Je rougis pour vous, monsieur Reding; je suis peiné
de voir qu’un jeune homme d’un si bel avenir, de grands talents et d’une
moralité parfaite, ait commis la faute d’employer un faux-fuyant si
palpable pour éluder l’autorité des formulaires de notre Église; qu’il
soit coupable d’un tel outrage au sens commun, d’une violation si
grossière des termes sur lesquels seuls il lui a été permis d’inscrire
son nom sur les registres de ce collége. Je ne pouvais avoir une preuve
plus manifeste que votre esprit a été perverti, je dirai plus, pour me
servir de l’expression vraie, que votre esprit a été débauché par les
sophismes et le jésuitisme, qui, malheureusement, ont trouvé accès parmi
nous. Bonjour, monsieur Reding.»

Ainsi, c’était chose arrêtée: Charles devait être renvoyé chez lui. Le
bannissement était supportable.

Avant de descendre, il fit une visite de politesse au vieux Principal,
digne homme en son temps. Le docteur Bluett, en effet, avait créé jadis
une paroisse dans un lieu sauvage du pays; il avait instruit les
ignorants et nourri les pauvres; mais aujourd’hui, à la fin de sa
carrière, arrivant à des jours mauvais, on lui permettait, pour des
raisons impénétrables, de donner une preuve de ce malheureux levain
puritain, qui était un élément secret de sa religion. Il avait jusque là
témoigné de la bienveillance à Charles, et son air froid, dans cette
circonstance, fut très-sensible à notre ami. «Nous avions espéré,
monsieur Reding, dit-il, qu’un jeune homme aussi bien pensant que vous
l’étiez jadis aurait obtenu ici un _fellowship_, qu’il s’y serait
établi, et qu’il aurait été utile à son siècle, monsieur. Nous pensions
que vous auriez été une colonne, un arc-boutant de l’Église
d’Angleterre, monsieur. Eh bien, monsieur, voici mes vœux les plus
ardents pour vous, monsieur: lorsque vous reviendrez pour votre grade de
maître, monsieur... Non, je pense que c’est pour votre grade de
bachelier... Quel grade est-ce, monsieur Reding? Êtes-vous déjà
bachelier? Oh! je vois votre toge.» Charles répondit qu’il n’avait pas
encore passé son examen. «Eh bien, monsieur, lorsque vous reviendrez
pour votre examen, dis-je... pour votre examen..., nous espérons que
dans l’intervalle la réflexion et l’étude, et peut-être l’éloignement de
compagnons dangereux, vous auront ramené à une situation d’esprit plus
sage, monsieur Reding.» Charles était blessé du ton qu’on prenait à son
égard. «Réellement, monsieur, dit-il, si vous me connaissiez mieux, vous
comprendriez que je ne suis pas dans le cas ni d’éprouver ni de faire du
mal en restant ici jusqu’à Pâques.--Quoi! rester ici, monsieur, avec
tous les étudiants? s’écria le docteur Bluett stupéfié, avec tous nos
jeunes étudiants?» Charles ne trouvait pas un mot à répondre; il ne se
reconnaissait pas dans une situation si nouvelle. «Je ne puis
comprendre, monsieur, dit-il enfin, pourquoi je serais un compagnon
dangereux pour les habitants au collége.» Le menton du docteur Bluett
s’allongea, et ses yeux prirent un aspect sombre. «Vous corrompriez leur
esprit, monsieur, répondit-il; vous corrompriez leur esprit.» Puis il
ajouta d’une voix sépulcrale, qui vint des dernières profondeurs de ses
entrailles: «Vous les mèneriez, monsieur, à quelque subtil jésuite... à
quelque subtil jésuite, monsieur Reding.»




CHAPITRE XI.

La famille.


Cependant madame Reding s’était fixée auprès de vieux amis dans le
Devonshire. C’est là que Charles passa l’hiver et les premiers jours du
printemps avec elle et ses trois sœurs, dont l’aînée avait deux ans de
plus que lui.

«Allons, fermez enfin tous ces livres, Charles», disait Caroline, la
plus jeune des demoiselles, âgée seulement de quatorze ans; «faites
place pour le thé; certainement, vous avez assez étudié. Parfois vous
passez une heure entière sans prononcer un mot; au moins, vous devriez
nous dire ce que vous étudiez.--Ma chère Caroline, vous ne seriez pas
plus savante, si je vous le disais, répondit Charles; c’est de
l’histoire grecque.--Oh! reprit Caroline, j’en sais plus que vous ne
pensez; j’ai lu Goldsmith, une bonne partie de Rollin, et l’_Homère_ de
Pope en outre.--Bravo! eh bien, j’étudie l’histoire de Pélopidas;
savez-vous qui il était?--Pélopidas, je dois le connaître. Oh! je m’en
souviens; il avait une épaule d’ivoire.--Bien dit, Caroline; mais cela
ne me donne pas une idée exacte de sa personne. Était-ce une statue, ou
un homme en chair et en os, avec cette épaule dont vous parlez?--Oh! il
était en vie; quelqu’un le mangea, je crois.--Eh bien, était-ce un dieu,
ou un homme?--Je me suis trompée; c’était une déesse, aux pieds
d’ivoire... Non, c’était Thétis.--Ma chère enfant, dit madame Reding, ne
parlez pas ainsi au hasard; réfléchissez avant de parler; vous savez
mieux que vous ne dites.--Maman, elle a, reprit Charles, ce que M.
Jennings appellerait un esprit très-inexact.--Je m’en souviens très-bien
maintenant, s’écria Caroline; c’était un ami d’Épaminondas.--Quand
vivait-il?» demanda Charles. Caroline se taisait. «Oh! Caroline, reprit
Élisa, avez-vous donc oublié la mnémotechnie?--Jamais je n’ai pu
l’apprendre; je la déteste.--Je ne puis non plus la retenir, dit Marie;
donnez-moi les nombres naturels; ils sont doux et bons comme des fleurs
dans un carré; mais je n’aime pas les fleurs artificielles.--Mais,
évidemment, reprit Charles, la mnémotechnie aide à se rappeler un
très-grand nombre de dates dont, sans cela, on ne pourrait se
souvenir.--Ces noms baroques sont même plus difficiles à prononcer que
les nombres à apprendre, dit Caroline.--C’est parce que vous avez peu de
dates à retenir, répliqua Charles; mais l’écriture ordinaire elle-même
est une mnémotechnie.--Cela est au-dessus de l’intelligence de Caroline,
dit Marie.--Que sont les mots, sinon les signes artificiels des idées?
continua Charles; ils sont plus harmonieux, mais tout aussi arbitraires.
Il n’y a pas plus de raison pour que le son «chapeau» signifiât l’objet
particulier ainsi nommé que nous mettons sur la tête, qu’il n’y en a
pour que «abuldistof» s’écrivît pour 1520.--O mon cher enfant, s’écria
madame Reding, comme vous y allez! Ne soyez pas paradoxal.--Ma bonne
mère, répondit Charles en se rapprochant du feu, je ne veux pas être
paradoxal; c’est seulement une généralisation.--Gardez-la donc pour
votre examen, mon cher; j’ose dire que là elle vous sera utile,
continua-t-elle en travaillant à son ourlet; la pauvre Caroline sera
tout aussi embarrassée en logique qu’en histoire.»

--Me voilà entre deux feux, reprit Charles, en s’asseyant sur un petit
tabouret aux pieds de sa mère: Caroline m’appelle stupide si je garde le
silence et vous vous m’appelez paradoxal si je parle.--Le bon sens,
reprit sa mère, est la monnaie d’or.--Et qu’est-ce que le sens commun?
demanda Charles.--C’est la monnaie d’argent, reprit Élisa.--Bien trouvé,
dit Charles; c’est de la monnaie courante pour chaque heure.--Ou plutôt,
reprit Caroline, c’est de la monnaie de cuivre; car nous en avons besoin
pour distribuer sans cesse, comme des aumônes pour les pauvres. On m’en
demande toujours. Si je ne puis trouver quel était le père d’Isaac,
Marie me dit: «O Caroline, où est votre sens commun?» Si je sors, Élisa
court après moi: «Caroline, crie-t-elle, vous n’avez pas le sens commun;
votre châle est mis tout de travers.» Et lorsque je demande à maman de
prendre par les champs le plus court chemin pour aller à Dalton, elle me
dit: «Faites usage de votre sens commun, ma chère.»--Il n’est pas
étonnant que vous en ayez si peu, pauvre enfant, reprit Charles; il n’y
a pas de banque qui pût soutenir un pareil cours.--Pas ainsi, dit Marie;
cela rentre dans sa banque dix fois plus vite que ça n’en sort. Elle en
reçoit beaucoup de nous, et ce qu’elle en fait, personne ne peut le
comprendre; ou elle amasse, ou elle spécule.--Comme le grand Océan, qui
reçoit les fleuves, et qui n’est jamais plein, dit Charles.--Cela se
trouve quelque part dans l’Écriture, reprit Élisa.--Dans l’Ecclésiaste»,
répondit Charles; et il continua le texte: «Toutes les choses du monde
sont difficiles; l’homme ne peut les expliquer par ses paroles. L’œil ne
se rassasie point de voir, et l’oreille ne se lasse point d’écouter.»

Sa mère soupira. «Prenez ma tasse, mon enfant, dit-elle; je n’en veux
pas davantage.--Je sais pourquoi Charles aime tant l’Ecclésiaste, reprit
Marie; c’est parce qu’il est fatigué de l’étude: «De longues études sont
une lassitude pour la chair.» Je voudrais pouvoir vous aider,
Charles.--Mon cher enfant, je crois en vérité que vous travaillez trop,
dit sa mère; songez seulement au nombre d’heures que vous avez
consacrées à l’étude aujourd’hui. Vous êtes toujours levé deux heures
avant le soleil; et je ne pense pas que vous vous soyez promené de toute
la journée.--C’est si triste de se promener seul, chère mère; et quant à
la promenade avec vous, ou avec mes sœurs, c’est assez agréable, mais ce
n’est pas un exercice.--Mais, Charles, dit Marie, c’est absurde de votre
part; nous avons un temps délicieux et que nous ne pouvions pas espérer
à cette époque, vous devriez en profiter pour faire de longues
promenades. Pourquoi ne vous décidez-vous point à aller droit aux
plantations, ou sur les hauteurs de Hart-Hill, ou à faire une course
d’ici à Dun-Wood?--Parce que les bois ne sont plus verts, mais tristes
et sombres, chère sœur; ils inspirent la mélancolie.--Précisément la
plus belle époque de l’année, reprit sa mère; c’est généralement
reconnu; tous les peintres disent que l’automne est la saison pour voir
les paysages.--Tout est alors couleur or et rouge brun, ajouta
Marie.--Cela me rend triste, reprit Charles.--Quoi! le bel automne vous
rend triste, s’écria sa mère.--Oh! chère mère, Vous allez dire encore
que je suis paradoxal; je ne puis m’en défendre, j’aime le printemps;
mais l’automne m’attriste.--Charles parle toujours ainsi, reprit Marie;
il ne compte pour rien les riches couleurs dans lesquelles se
métamorphose le vert si calme; il aime l’ennuyeuse uniformité de
l’été.--Non, ce n’est pas cela; je n’ai jamais rien vu, par exemple, de
plus magnifique que le Water-Walk de la Madeleine, en octobre; c’est une
prodigieuse variété de couleurs. J’admire et je suis émerveillé; mais je
ne puis affectionner ni aimer ce spectacle. La raison en est que je ne
saurais séparer, dans mon esprit, la vue de ces choses de la fin
qu’elles présagent; cette riche variété n’est que le signal de la
maladie et de la mort.--Assurément, repartit Marie, les couleurs ont
leur beauté propre, intrinsèque; nous pouvons les aimer pour
elles-mêmes.--Non, non; nous ne procédons que par association d’idées;
autrement, pourquoi ne pas admirer un morceau de bœuf cru, ou un
crapaud, ou d’autres reptiles, qui sont aussi beaux et aussi brillants
que les tulipes et les cerises, et qui pourtant nous révoltent,
parce que nous considérons ce qu’ils sont et, non ce qu’ils
paraissent?--Quelle est cette nouvelle idée? dit sa mère, en levant les
yeux de dessus son ouvrage. Mon cher enfant, vous plaisantez en
comparant les cerises à de la viande crue ou à des crapauds.--Non, ma
bonne mère, répondit Charles en riant, non; je disais qu’ils paraissent
leur ressembler.--Un crapaud ressembler à une cerise, Charles! insista
madame Reding.--Oh! chère mère, je ne puis m’expliquer; mais réellement
je n’ai rien dit d’extraordinaire; Marie ne le pense pas.--Mais, reprit
celle-ci, pourquoi ne pas associer des pensées agréables avec
l’automne?--C’est impossible; chère sœur, l’automne, c’est la saison
malade et l’agonie de la nature. Je ne puis contempler avec plaisir le
dépérissement de la mère de tout ce qui vit. Les couleurs si variées du
paysage ne sont que les marques de la dissolution.--Charles, vous avez
une manière de voir outrée et peu naturelle, repartit Marie;
remuez-vous, et vous aurez de meilleures idées. N’aimez-vous pas à voir
un beau coucher de soleil? cependant c’est le moment où le soleil nous
quitte.» Charles demeura un moment silencieux, puis il dit: «Oui, mais
il n’y avait pas d’automne dans l’Éden; le Paradis avait ses levers et
ses couchers de soleil, mais les feuilles y étaient toujours vertes et
ne se fanaient point. Il s’y trouvait un fleuve pour les nourrir.
L’automne c’est la «chute».

«Ainsi, mon cher fils, reprit madame Reding, vous n’allez pas vous
promener par ces belles journées, parce qu’il n’y avait pas d’automne
dans l’Éden?--Oh! répondit Charles en riant, c’est cruel de me pousser
ainsi à bout. Ce que je voulais dire, c’est que mes études sont un
obstacle direct à la promenade, et que le beau temps ne me tente pas
assez pour me les faire quitter.--Je suis heureuse de vous posséder ici,
dit sa mère, car nous pouvons vous forcer à sortir de temps en temps; je
soupçonne qu’au collége vous ne vous promeniez pas du tout.--Ce n’est
que pour un certain temps, maman, répondit Charles; lorsque j’aurai subi
mon examen, je ferai des promenades aussi longues que celles que je
faisais avec Edward Gandy, l’hiver que je quittai l’école.--Ah! vous
étiez alors si gai, Charles! dit Marie; que vous étiez heureux de la
pensée d’aller à Oxford!--Mon cher, reprit madame Reding, vous vous
promènerez trop alors, comme aujourd’hui vous vous promenez trop peu.
Oui, Charles, vous êtes trop ardent en tout.--Ce n’est pas bien de lui
faire un reproche d’être laborieux, dit Marie: vous le savez, maman,
vous désirez qu’il étudie pour les honneurs, mais s’il doit les obtenir,
il faut qu’il étudie beaucoup.--C’est vrai, ma fille, répondit madame
Reding; Charles est un bon garçon, je le sais. Que nous serons heureuses
de le voir établi dans un bon vicariat!» Charles soupira. «Allons,
Marie, dit-il, faites-nous un peu de musique, maintenant le thé est
enlevé. Jouez-moi cet air si beau de Beethoven, celui que j’appelle «la
voix des morts».--Oh! Charles, vous donnez aux objets des noms si
tristes! s’écria Marie.--L’autre jour, reprit Élisa, comme nous nous
promenions, le vent nous apporta un délicieux parfum, et il l’appela
«l’esprit du passé»; il dit aussi que le son de la harpe éolienne est
«plein de remords».--Vous trouveriez tout cela fort joli, repartit
Charles, si vous le lisiez dans un poëte; mais vous l’appelez triste,
lorsque c’est moi qui le dis.--Sans doute, répondit Caroline, parce que
les poëtes ne pensent jamais ce qu’ils disent, et pourtant ils ne
seraient pas poëtes s’ils n’étaient mélancoliques.--Eh bien, dit Marie,
je vous ferai de la musique, Charles, mais à la condition que vous me
permettrez, un de ces matins, de vous donner une bonne leçon sur cette
mélancolie qui, je vous l’assure, se développe chez vous tous les
jours.»




CHAPITRE XII.

Confidence intime.


Les perplexités de Charles avaient bientôt pris une forme définie à son
arrivée dans le Devonshire. Le fait seul de sa présence dans sa famille,
et non à Oxford, où il aurait dû être, les avait ramenées dans son
esprit; l’approche du temps où il devait passer son examen et prendre
son grade justifiait sa préoccupation à cet égard. A dire vrai, ces
perplexités n’avaient pas acquis un développement plus grand que celui
que nous avons dépeint; mais elles n’étaient plus vagues ni
indistinctes; il les saisissait entièrement; il ne les croyait pas non
plus insurmontables, voyant alors d’une manière évidente les derniers
obstacles à vaincre. La forme particulière dans laquelle elles se
fixèrent, en se résumant, fut déterminée par les circonstances qui
surgirent pour lui, à cette époque. Il se demanda d’abord comment il
pourrait souscrire aux Articles _ex animo_, sans avoir une foi
quelconque dans son Église comme autorité ayant droit à les lui imposer;
et, en second lieu, comment il pourrait avoir foi dans son Église, vu
son histoire et sa situation présente. Le fait de ces difficultés était
une grande source de chagrins pour notre jeune ami. Ce qui aggravait son
état, c’est qu’il n’avait personne avec qui il pût parler ou sympathiser
sur cette matière. Le comble enfin de son malheur, c’était la nécessité
de garder devers lui un secret qu’il n’osait confier à d’autres, et qui
pourtant, d’après ses prévisions, devait être révélé un jour. Telles
étaient les causes cachées de l’abattement que ses sœurs remarquaient
dans Charles.

Un jour, il était assis tout pensif devant le feu, un livre à la main,
lorsque Marie entra. «Je voudrais, dit-elle, que vous m’apprissiez l’art
d’étudier le grec dans des charbons ardents.--Les pierres ont leur
langage, et il y a du bon en toutes choses, répondit Charles.--Vous
faites bien de vous comparer au mélancolique Jacques.--Non pas à
Jacques, mais au bon duc Charles, qui fut banni dans la forêt
verte.--C’est fâcheux pour nous, répliqua Marie, puisque nous sommes les
êtres sauvages avec lesquels vous êtes forcé de vivre. Mon bon Charles,
continua-t-elle, j’espère que la triste affaire qui a été la cause de
votre renvoi ne vous chagrine plus.--En vérité, Marie, il n’est pas
agréable, après avoir vécu dans les meilleurs termes avec tout le
collége, et en particulier avec le Principal et Jennings, d’être à la
fin chassé comme un mauvais étudiant qu’on envoie conduire la charrette.
Vous n’avez pas d’idée combien le vieux Principal et Jennings ont été
sévères.--Mon cher ami, vous ne devez plus vous en préoccuper, comme je
soupçonne que vous le faites.--Je ne sais pas où cela finira; le
Principal a dit expressément que mon avenir à l’Université était brisé.
Je suppose qu’ils ne voudraient pas me donner un certificat, si je
désirais un _fellowship_ partout ailleurs.--Oh! c’est une méprise
momentanée; je suis sûre que maintenant ils sont mieux informés. Aussi
bien c’est pour nous une si bonne fortune de vous avoir ici, que nous
leur en devons de la reconnaissance.--Je crois pourtant avoir agi avec
prudence, Marie; je ne suis jamais allé aux réunions du soir, ni aux
sermons des célèbres prédicateurs du jour. Je me demande ce qui a pu
leur mettre ces idées dans la tête. Au cours des Articles, je faisais de
temps en temps une question, mais c’était vraiment parce que je désirais
comprendre et saisir les matières. A mon entrée dans sa chambre,
Jennings tomba sur moi; je ne puis dire autrement. Il fut d’abord poli
dans ses formes, mais il y avait dans son regard quelque chose qui
m’annonçait l’orage. Il est étrange qu’un homme d’un caractère fort
comme lui n’ait pas su mieux dissimuler ses sentiments; j’ai toujours pu
deviner ses pensées.--Croyez-moi, Charles, vous aurez oublié tout cela
l’année prochaine. Ce sera comme un nuage d’été qui vient et
disparaît.--Et puis, cela me décourage, et interrompt forcément mes
études. J’y pense toujours, et c’est en vain que je veux fixer mon
esprit sur mes livres, je ne sais plus retrouver mon énergie. C’est
très-dur.--Marie soupira;--je voudrais pouvoir vous aider, dit-elle,
mais les femmes peuvent si peu! Allons, laissez-moi prendre le chagrin,
et gardez l’étude; ce sera un excellent partage.--Et d’ailleurs,
continua Charles, que va penser ma mère, quand la chose arrivera à ses
oreilles, et il faut bien qu’elle lui parvienne!--Laissez donc! ne
faites pas une montagne d’une taupinière. Vous reviendrez à Oxford, vous
prendrez votre grade, et personne ne saura rien de tout cela.--Non, il
n’en peut être ainsi», répondit Charles sérieusement. «Que voulez-vous
dire?--Ces choses ne se dissipent pas de cette manière; ce n’est pas un
nuage d’été: cela pourrait bien tourner à la pluie, à mon avis.»

Marie le regarda avec étonnement. «Je veux dire, reprit-il, que je n’ai
pas l’espoir qu’ils me laissent prendre mon grade, pas plus qu’ils ne
m’ont permis la résidence à Oxford.--C’est très-absurde, mon ami, voilà
ce que j’entends par se préoccuper d’enfantillages et faire des
montagnes de taupinières.--Ma bonne Marie, reprit-il en lui prenant la
main affectueusement, ma seule vraie confidente et mon unique
consolation, je voudrais vous faire encore une confidence, si vous
pouviez la supporter.» Marie était effrayée, et son cœur battait fort.
«Charles, répondit-elle en retirant sa main, souffrir une peine
quelconque me serait moins dur que de vous voir dans cet état. Il est
trop évident pour moi que quelque chose vous tourmente.» Charles mit ses
pieds sur le garde-feu, et baissa les yeux. «Je ne puis vous le
confier», dit-il enfin avec effort. Puis voyant à la physionomie de sa
sœur combien il l’affligeait, il ajouta, souriant à demi comme pour
atténuer l’effet de ses paroles: «Ma chère Marie, quand un pareil
témoignage est porté contre quelqu’un, on ne peut s’empêcher de craindre
qu’il n’ait été peut-être dicté par des motifs plausibles.--Impossible,
Charles: _vous_ corrompre les autres! _vous_ falsifier le Prayer-Book et
les Articles! Impossible.--Marie, de nous deux qui serait le meilleur
juge, si ma figure était sale et mon habit râpé, vous ou moi? Eh bien,
peut-être Jennings, ou au moins l’opinion publique, en sait plus sur ma
personne que moi-même.--Ne parlez pas ainsi, répliqua Marie très-émue;
vraiment, vous me faites de la peine en ce moment. Que voulez-vous
dire?» Charles couvrit son visage de ses mains: «Il n’y a rien à faire,
répondit-il, vous ne pouvez m’aider ici; je ne fais que vous chagriner.
Je n’aurais pas dû aborder ce sujet.» Il y eut un moment de silence.

«Mon bien-aimé Charles, reprit Marie avec tendresse, allons, je
supporterai tout tranquillement. Rien ne peut m’affliger autant que de
vous voir aller de ce train-là. Mais, en vérité, vous m’effrayez.--Eh
bien, répondit-il, quand plusieurs personnes viennent me dire qu’Oxford
n’est pas ma place, que ma position n’est pas là, qui sait, si elles ont
tort ou raison?--Mais, réellement, est-ce tout? et qui exige que vous
passiez votre vie à Oxford? Ce n’est pas nous, certainement.--Non, mais
Oxford implique la nécessité d’obtenir un grade... de prendre les
ordres.--Maintenant, mon cher ami, parlez d’une manière claire; ne me
donnez pas des demi-mots; faites-moi tout connaître.» Et elle s’assit,
le regard plein d’anxiété. «Eh bien, soit, dit-il faisant un effort;
cependant, je ne sais par où commencer. Tout ce que je puis dire, c’est
que bien des choses me sont arrivées de différentes manières pour me
montrer que je n’ai ni lieu, ni position, ni demeure; que je ne suis pas
fait pour l’Église d’Angleterre, que j’y suis un étranger.» Il y eut un
silence terrible; Marie devint très-pâle; puis, tirant précipitamment
une conclusion: «Vous voulez dire, Charles, reprit-elle avec vivacité,
que vous allez vous réunir à l’Église de Rome.--Non, ce n’est pas cela.
Vous m’avez mal compris; je ne veux dire que ce que j’exprime; je vous
ai tout révélé; ma confession est complète. Voici ma pensée entière: je
ne me sens pas à ma place.--Cela ne suffit point, vous devez m’en
révéler davantage; car, comme je l’appréhende, vous voulez dire ce que
j’ai exprimé moi-même, rien de moins.--Je ne saurais raconter les choses
avec suite: mais quelque part que j’aille, avec quelque personne que je
parle, je me sens une autre sorte d’homme que je ne suis. Je ne puis
vous communiquer ce sentiment intime; vous ne me comprendriez pas. La
meilleure idée de mon état véritable se trouve dans ces paroles du
Psalmiste: «Je suis un étranger sur la terre.» Nul ne pense et ne sent
comme moi. J’entends des sermons, je cause de sujets religieux avec des
amis, et tout le monde me condamne. Le collége enfin vient, lui aussi,
rendre son témoignage contre moi, et il me chasse hors de ses murs.--Oh!
Charles, reprit Marie, que vous êtes changé!» Et les larmes lui vinrent
aux yeux. «Vous étiez si gai, si heureux autrefois! Vous trouviez tant
de plaisir auprès de tout le monde et en toutes choses! Nous aimions
tant à rire et à répéter: «Les oies de Charles sont des cygnes.» Que
vous est-il arrivé?» Elle se tut. «Ne vous rappelez-vous pas,
continua-t-elle ensuite, ces paroles de l’_Année chrétienne_[65]? Je ne
puis les citer textuellement; nous vous les appliquions. Il s’agit de
l’espérance ou de l’amour «qui rend tous les objets radieux par son
sourire magique». Charles fut ému en se rappelant ce qu’il était trois
années auparavant. «Je suppose, dit-il, que je sors des ombres pour
entrer dans les réalités.--Il y a eu bien des choses pour vous
attrister, repartit Marie en soupirant; et maintenant ces vilains livres
vous fatiguent trop. Pourquoi concourir pour les _honneurs_? quel bien
en reviendra-t-il?» Nouveau silence.

  [65] Recueil de poésies religieuses par M. Keble. Il contient des
    hymnes et autres compositions pour chaque fête du calendrier
    anglican. L’auteur y célèbre, à la date du 25 mars, la bienheureuse
    mère de Dieu.

--Je voudrais vous rapporter, reprit Charles, le nombre des avis
indirects qui m’ont été donnés sur mon antipathie, comme on pourrait
l’appeler, pour les choses telles qu’elles vont. Ce qui, peut-être, m’a
le plus frappé, c’est un entretien que j’eus avec Carlton, ce tuteur
avec qui j’ai étudié pendant les dernières vacances; évidemment si je ne
pouvais m’entendre avec lui, ou plutôt s’il me condamnait comme les
autres, de qui devais-je attendre une parole en ma faveur? D’ailleurs,
je ne puis supporter le faste et les faux-semblants que je vois partout.
Je ne parle pas contre les individus; ce sont de très-bonnes personnes,
je le sais; mais, réellement, si vous voyiez Oxford tel qu’il est! les
chefs surtout avec leurs gros revenus, je ne sais trop ce que vous en
penseriez. Sans doute ces messieurs sont généreux, leurs femmes sont
souvent simples et modestes, on se plaît à le dire; elles font aussi
beaucoup de bien dans la ville, je me garderais de les attaquer sur ce
point; mais je parle du système. Reconnaît-on des ministres du Christ
dans des hommes qui jouissent de revenus énormes, qui vivent dans des
maisons richement meublées, qui ont femme et enfants, qui se font servir
par des sommeliers et de magnifiques valets en livrées, qui donnent des
dîners splendides, affectent des airs protecteurs et gracieux,
arrondissent leurs gestes, et mesurent leurs paroles comme s’ils étaient
la crème de la terre, mais qui n’ont rien de l’ecclésiastique, si ce
n’est l’habit noir et la cravate blanche? Puis viennent les évêques et
les doyens qui, eux aussi, traînent une femme au bras, et qui ne peuvent
entrer dans l’église sans être précédés d’un valet bien poudré, portant
un coussin et une peau de mouton chaude pour préserver leurs pieds du
froid des pierres.» Marie se mit à rire. «Eh bien, mon cher ami,
dit-elle, je ne croyais pas que vous eussiez vu tant d’évêques, de
doyens, de professeurs et de chefs d’établissements à Saint-Sauveur;
vous avez eu bonne compagnie.--Mes yeux sont constamment en éveil, et
les occasions ne m’ont pas manqué; je ne puis entrer dans les
détails.--Je crois que vous avez été sévère envers ces messieurs, reprit
Marie; quand un pauvre vieillard souffre d’un rhumatisme (et elle
soupira un peu), il serait dur qu’il ne pût garantir ses pieds du
froid.--Ah! Marie, je ne saurais vous expliquer tout! mais
pénétrez-vous, je vous prie, de ce que je dis, et ne critiquez pas mes
exemples ou mes paroles. Ce que je veux faire entendre, c’est qu’il y a
à Oxford une atmosphère mondaine qui est aussi éloignée que possible de
l’esprit de l’Évangile. Je n’accuse pas les _dons_ d’ambition ni
d’avarice; il n’en est pas moins vrai, toutefois, que la fin que se
proposent les chefs d’établissements, les _Fellows_ et tous ces
messieurs, c’est de jouir d’abord de la terre, et puis de servir Dieu.
Sans doute ils font du ciel l’objet final de leurs désirs; mais leur
objet immédiat, c’est d’être dans l’aisance, de se marier, d’avoir de
beaux revenus, une position, de _l’honorabilité_, une maison commode,
une campagne agréable et un aimable voisinage. Il n’y a rien de
surnaturel chez eux. Je l’avoue, je crois que les Puséistes sont les
seules personnes de l’endroit qui aient des vues élevées; je devrais
dire les seules personnes qui en fassent profession, car je ne les
connais pas assez pour en parler.» Il pensait à White. «Vous
m’entretenez là de choses que j’ignore, Charles, mais je ne pense pas
que toute cette jeunesse intelligente d’Oxford ne recherche que ses
aises et le bien-être; je ne crois pas non plus que dans l’Église de
Rome l’argent ait toujours été employé à la meilleure fin.--Je ne disais
rien de l’Église Romaine, pourquoi me la nommer? C’est tout à fait une
autre question. Mon unique pensée, c’est qu’il y a à Oxford une
atmosphère mondaine que je ne puis souffrir. Je n’emploie pas le mot
«mondaine» dans sa plus mauvaise acception. Les gens y sont religieux et
charitables; mais (je n’aime pas à citer des noms propres), mais je
connais plusieurs _dons_ qui ne paraissent pas faire entrer dans le
caractère de leur religion, à eux, la notion de la pauvreté évangélique,
le danger des richesses, l’abandon de toutes choses pour le Christ:
idées qui sont les premiers principes de l’Écriture telle que je la lis
et la comprends. Je l’avoue, je crois que c’est la raison pour laquelle
les Puséistes sont si impopulaires.--Eh bien, repartit Marie, je ne vois
pas pourquoi vous êtes si dégoûté du monde, ainsi que de la place et des
devoirs que vous devez y remplir, parce qu’il s’y trouve des hommes
mondains.

--A propos, je parlais de Carlton, reprit Charles. Certes c’est un
excellent garçon que j’aime, que j’admire et que je respecte beaucoup;
eh bien, savez-vous qu’il a posé en axiome qu’un ecclésiastique de
l’Église d’Angleterre doit se marier? Il disait que le célibat peut être
chose très-bonne dans d’autres communions, mais qu’un homme se rendait
ridicule et n’était pas du siècle, s’il restait célibataire dans notre
Église.» Le pauvre Charles était si sérieux, et la proposition qu’il
énonçait était si monstrueuse, que Marie, malgré sa profonde tristesse,
ne put s’empêcher de rire aux éclats: «Je ne puis m’en défendre,
dit-elle. En vérité, c’était une assertion très-extraordinaire. Mais,
mon cher ami, ne craignez-vous pas que Carlton ne vous enlève un beau
jour par violence, et qu’il ne vous marie à quelque gentille demoiselle
avant que vous sachiez où vous en êtes?--Ne parlez pas sur ce ton,
Marie, répliqua Charles; à cette heure, je ne puis supporter la
plaisanterie. Ce que je veux dire, c’est que, considérant le bon sens de
Carlton et son coup d’œil si juste en toutes choses, je restai convaincu
que l’Église d’Angleterre est réellement, d’après les déclarations
implicites de mon répétiteur, une forme de religion très-différente de
celle des Apôtres.»

Ces paroles rendirent Marie sérieuse. «Hélas! dit-elle, nous voici sur
un nouveau terrain, il s’agit maintenant, non de ce que l’Église pense
de vous, mais de ce que vous pensez de notre Église.» Il y eut un moment
de silence. «Je soupçonnais que cela reposait au fond, continua-t-elle;
je n’ai jamais pu croire qu’une poignée de gens, dont quelques-uns
n’étaient rien pour vous, venant vous dire que vous n’étiez pas à votre
place, vous auraient fait penser ainsi, à moins que vous, le premier,
n’eussiez eu ces sentiments. Voilà la vérité réelle; et puis vous
interprétez dans votre sens ce que les autres viennent vous dire.» Il y
eut encore un moment de silence pénible. «Je vois, reprit-elle, comment
tout cela ira. Quand vous prenez une chose à cœur, Charles, je sais bien
que vous ne l’abandonnez plus. Oui, vos idées sont déjà arrêtées. Nous
vous verrons Catholique Romain.--Marie, répliqua le frère avec
tristesse, voulez-vous, vous aussi, vous élever contre moi?» Elle vit sa
méprise. «Non, Charles; tout ce que je dis, c’est que cela dépend de
vous, et non des autres. Si votre esprit l’a résolu, il n’y a plus rien
à faire. Ce ne sont pas les autres qui vous mènent, qui s’élèvent contre
vous; mon cher ami, ne vous méprenez pas sur mes paroles, et ne vous
faites pas illusion. Vous avez une volonté de fer.»

En ce moment, Caroline entra dans la chambre. «Je ne pouvais m’imaginer
où vous étiez, Marie, dit-elle; il y a une éternité que Perkins vous
demande. Il s’agit de quelque chose pour le dîner; je ne sais quoi. Nous
avons cherché en haut et en bas, sans pouvoir deviner que vous aidiez
Charles dans ses études.» Marie poussa un profond soupir et sortit de la
chambre.




CHAPITRE XIII.

Perplexités d’une bonne sœur.


L’entretien que nous venons de rapporter n’avait donné aucune
satisfaction ni aucun soulagement aux anxiétés du frère et de la sœur.
«Je ne puis trouver nulle part de sympathie, se disait Charles. Marie ne
me comprend pas plus que les autres. Je ne puis manifester mes pensées
et mes sentiments; et si j’essaie de le faire, mes propositions et mes
arguments me paraissent absurdes à moi-même. Ç’a été un grand effort de
me confier à elle; et, en un sens, c’est autant de gagné, car c’est une
épreuve surmontée; mais autrement je n’ai rien obtenu par mon
initiative, et j’aurais aussi bien fait de me taire. Je n’ai réussi qu’à
la chagriner sans soulager mon cœur. Par parenthèse, elle est partie
croyant le cas deux fois plus grave qu’il ne l’est. J’allais la remettre
dans le vrai, lorsque Caroline est entrée. Ma seule difficulté regarde
les ordres, et elle croit que je vais me faire Catholique Romain. Quelle
absurdité! Mais les femmes vont vite en besogne; donnez-leur un pouce,
et elles prennent une aune. Je ne connais pas les Catholiques Romains.
Toute la question est de savoir si je m’attacherai au barreau ou à
l’Église. J’avoue que je me suis exagéré beaucoup les choses à moi-même;
j’aurais dû commencer par ceci avec elle: «Savez-vous, aurais-je dû lui
dire, que j’ai sérieusement envie d’étudier le droit?» J’ai tout
embrouillé.

La pauvre Marie, de son côté, était dans un trouble d’esprit et de cœur
aussi pénible que nouveau pour elle; cependant les affaires du ménage et
ses devoirs obligés envers ses plus jeunes sœurs détournèrent un moment
ses pensées. A dire vrai, elle avait été prise au mot; elle s’attendait
peu à ce qui allait lui arriver, quand elle s’était engagée à accepter
le chagrin, tandis qu’elle laissait les livres à Charles. La douleur,
elle l’avait connue naguère; mais jusqu’alors, elle ne connaissait pas
l’anxiété. L’état de l’esprit de son frère avait été pour elle jusque là
un simple sujet d’étonnement; mais dès que cet état lui eut été
manifesté clairement, elle en fut effrayée et révoltée. C’était comme si
Charles avait perdu son identité et se fût changé en un autre homme;
c’était comme si jusque là il avait trompé sa confiance. Elle avait vu
dans les journaux qu’il s’agissait beaucoup du «parti d’Oxford» et de
ses actes. Dans différents lieux où elle avait été en visite, elle avait
entendu parler d’églises qui suivaient la nouvelle mode, et
d’ecclésiastiques accusés, en conséquence, de Papisme, reproche dont
elle s’était moquée. Mais maintenant on lui apprenait dans sa maison
même qu’il y avait quelque chose de vrai dans ces bruits. La chose
toutefois restait incompréhensible à son esprit, et elle savait à peine
où elle en était. Et que, de toutes les personnes du monde, son frère,
son propre Charles, avec qui de tout temps elle n’avait fait qu’un cœur
et qu’une âme, que ce frère, jadis si aimable, si religieux, si bon, si
sensé, si prudent, pût être le premier qui jetât sur sa voie les
nouvelles opinions; cela la mettait hors d’elle-même.

Et où Charles avait-il puisé ses idées? Des idées! elle ne pouvait les
appeler de ce nom; il n’avait rien à donner pour excuse; c’était un
enivrement. Lui, si intelligent, d’un esprit si perçant, comment! il
n’avait rien de mieux pour sa justification que de dire que la femme de
l’évêque de Monmouth était trop jolie, et que le vieux docteur Stock
s’asseyait sur un coussin! Oh! tout cela était bien triste, en vérité!
Et comment se faisait-il qu’il fût insensible aux bienfaits de son
Église, bienfaits dont il avait joui toute sa vie! Que lui manquait-il?
Pour elle, tout était selon ses désirs: aller à l’église faisait son
bonheur. Elle aimait à entendre les leçons et les collectes revenant
chaque année et marquant les différentes saisons. Les livres historiques
et les prophètes, en été; la collecte: «Levez-vous» pour annoncer
l’Avent; les belles collectes de l’Avent lui-même avec les leçons
d’Isaïe, qui se prolongent jusque dans le temps de l’Épiphanie: tout cet
ensemble était une vraie musique à son oreille. Les psaumes, à leur
tour, variant tous les dimanches, étaient pour son cœur une consolation
perpétuelle, toujours ancienne, et cependant toujours nouvelle. Les
additions de circonstance aussi: le Symbole d’Athanase, le _Benedictus_,
le _Deus misereatur_ et l’_Omnia opera_, que son père avait coutume de
lire aux grandes fêtes; et la belle litanie; toutes ces choses
n’étaient-elles pas ravissantes? Que pouvait-il désirer de plus? où
pourrait-il en trouver autant? C’était un mystère pour sa raison, et
elle ne pouvait que se sentir pénétrée de reconnaissance de n’être pas
exposée aux tentations, quelles qu’elles pussent être, qui avaient agi
sur l’esprit si solide de ce frère bien-aimé!

Puis, elle s’était bercée de la douce pensée de voir Charles ministre et
de l’entendre prêcher; d’avoir quelqu’un à qui elle aurait le droit
d’adresser des questions, de demander des conseils quand elle le
désirerait. Ce rêve était fini; elle ne pouvait plus compter sur son
frère; il avait fait à sa confiance une blessure que le temps ne
pourrait cicatriser: cette confiance avait disparu pour toujours.
Charles était le seul homme de la famille; il était son seul soutien,
maintenant que le père était mort. Qu’allaient-elles devenir, elles
pauvres femmes? Être délaissée par son propre frère, oh! que c’était
dur!

Et comment allait-elle préparer sa mère à ce coup terrible? Car il
fallait bien que, tôt ou tard, cette triste affaire fût connue. Elle ne
pouvait se faire illusion; elle connaissait assez son frère pour être
sûre que lorsqu’il s’était mis réellement une chose en tête, il ne
l’abandonnait point sans des raisons convaincantes, et elle ne voyait
pas celles qui pourraient le détourner de ces idées s’il avait des
motifs pour les garder. Le moyen de résoudre le problème confondait
toute raison, tout calcul. Mais enfin, comment devait-elle apprendre ce
malheur à sa mère? Valait-il mieux le lui laisser soupçonner et le lui
faire arriver ainsi, ou fallait-il attendre jusqu’à l’accomplissement du
fait? La question était trop difficile à résoudre pour le présent, et
elle préféra l’abandonner.

Telle fut la situation de Marie pendant plusieurs jours jusqu’à ce que
l’excitation de son esprit se changeât en un état dont une anxiété
triste était l’élément latent et habituel. Cette anxiété la quittait
d’ordinaire à l’heure de ses occupations, mais elle se trahissait de
temps à autre par des soupirs subits et profonds, ou par l’égarement de
ses pensées. Ni le frère ni la sœur, tout en s’aimant autant que jamais,
n’avaient cette douceur et cette égalité de caractère qui leur étaient
naturelles; il fallait maintenant veiller sur soi, et, sans qu’on pût en
dire la cause, le cercle du soir était plus triste qu’autrefois, Charles
était plus attentif envers sa mère; pour être davantage avec elle, il
n’apportait plus ses livres dans le salon. Il faisait la lecture à haute
voix, mais il causait peu; aussi Élisa et Caroline désiraient que son
examen fût passé, afin qu’il pût reprendre sa gaîté naturelle.

Quant à Mme Reding, ses observations allaient simplement à constater que
son fils était un étudiant intrépide, et qu’il se refusait une promenade
ou une course à cheval, quelque beau temps qu’il fît. C’était une
personne douce et tranquille, aux sentiments vifs et aux habitudes
réglées, mais d’un esprit peu observateur. Elle avait vécu toute sa vie
à la campagne, et jusqu’à sa récente infortune ayant à peine connu le
chagrin, elle était entièrement incapable de comprendre comment les
choses peuvent marcher, sinon d’une seule manière. Charles ne lui avait
pas dit le motif réel de son séjour à la maison pendant l’hiver, jugeant
que c’eût été l’affliger en pure perte; encore moins avait-il songé à la
fatiguer par l’exposé de ses difficultés religieuses, qu’elle n’aurait
pu apprécier; c’eût été, également, sans résultat positif. Quant à sa
sœur, il essaya de lui donner une explication de sa conversation
antérieure, dans la pensée d’adoucir les craintes extrêmes qu’il avait
fait naître dans son esprit. Marie reçut l’explication avec
reconnaissance, et déclara qu’elle était consolée. Mais le coup était
porté, le soupçon était profondément entré dans son âme; c’était
toujours Charles, son bien-aimé Charles comme auparavant, mais elle ne
pouvait bannir de son esprit le cruel pressentiment qu’elle avait
exprimé dans son entretien.




CHAPITRE XIV.

Les nouvelles réformes.


Un matin on vint annoncer à Charles qu’une personne, qu’on avait fait
entrer dans la salle à manger, le demandait. En ouvrant la porte, il se
trouva en face du long et maigre Bateman, qui, promu aux ordres, venait
d’être nommé ministre d’une paroisse voisine. Charles ne l’avait pas vu
depuis dix-huit mois, et il lui serra la main avec beaucoup d’affection,
en le félicitant sur sa cravate blanche qui, comme il le lui dit, le
transformait plus qu’il ne s’y serait attendu. Évidemment les manières
de Bateman étaient changées; cela pouvait être le fait de la
circonstance, mais il ne paraissait pas à son aise; peut-être était-ce
le résultat de sa présence dans une maison étrangère et de la
préoccupation de ce qu’il allait vraisemblablement être présenté à des
dames qu’il n’avait jamais vues. L’épreuve devait bientôt commencer pour
le jeune ministre; car Charles l’invita au même moment à venir voir sa
mère et à dîner ensuite avec eux. «Le ciel est pur, ajouta-t-il, et il y
a un excellent sentier entre Boughton et Melford.» Bateman répondit
qu’il ne pouvait accepter la dernière invitation, mais qu’il serait
heureux d’être présenté à madame Reding. Il suivit donc Charles dans le
salon, et peu d’instants après il était en conversation avec la mère et
ses filles.

«Quel charmant coup d’œil on a de la maison, madame! dit Bateman. Du
dehors on ne croirait pas à une vue si spacieuse.--Non, elle est cachée
par les arbres, répondit madame Reding. Le flanc de la colline change si
fort sa direction que, dans le principe, je croyais que le point de vue
devait être des fenêtres opposées.--Quelle est cette haute colline?
demanda Bateman.--C’est Hart-Hill, répondit Charles; il y a un camp
romain sur le sommet.--Nous pouvons apercevoir huit clochers de nos
fenêtres, reprit madame Reding. Sonnez pour le lunch, ma chère.--Ah!
madame Reding, repartit Bateman, nos ancêtres songeaient plus que nous à
bâtir des églises, ou pour mieux dire, plus que nous ne l’avons fait;
car, en ce moment, on exécute des travaux prodigieux pour ajouter à nos
constructions ecclésiastiques.--Nos ancêtres ont également fait
beaucoup, reprit madame Reding. Ma chère, combien d’églises furent
bâties dans Londres, sous la reine Anne? Saint-Martin en était
une.--Cinquante, répondit Élisa.--Cinquante étaient projetées, reprit
Charles.--Oui, madame, dit Bateman; mais par ancêtres j’entends les
saints évêques et autres membres de notre Église Catholique,
antérieurement à la Réforme. Car, quoique la Réforme ait été un grand
bienfait (et il jeta un coup d’œil vers Charles), cependant, nous ne
pouvons, sans injustice, oublier ce qui a été accompli avant cette
époque par les Catholiques Anglais.--Ah! les pauvres gens, reprit madame
Reding, ils ont fait une bonne chose, en bâtissant des églises; cela
nous a épargné beaucoup de peine.--Restaure-t-on beaucoup d’églises dans
ce pays? demanda Bateman, un peu déconcerté.--Ma mère ne fait que
d’arriver ici, comme vous, répondit Charles; oui, on en restaure
quelques-unes; l’église de Barton que vous connaissez, ajouta-t-il en
s’adressant à Marie.--Avez-vous poussé vos promenades jusqu’à Barton?
demanda celle-ci à Bateman.--Pas encore, miss Reding, pas encore; sans
doute, on enlève les bancs.--On en fait des siéges, dit Charles, et même
d’un très-joli modèle.--Les bancs sont détestables, reprit Bateman;
toutefois, la dernière génération des titulaires les supportait sans se
plaindre; c’est étonnant!»

Un silence très-naturel succéda à ces paroles. Charles le rompit en
demandant au jeune ministre s’il se proposait de faire quelques
améliorations à Melford. Bateman prit un air modeste. «Rien d’important,
dit-il, quelques petites choses ont été déjà faites. Malheureusement,
j’ai un recteur de la vieille école, un pauvre homme, qui est l’ennemi
de toute espèce de nouveauté.» Ce fut avec un sentiment de malice, par
suite de son attaque contre le clergé du dernier siècle, que Charles
engagea son ami à faire un exposé de ses réformes. Eh bien, continua
Bateman, il faut beaucoup de prudence dans ces matières, sans cela on
fait autant de mal que de bien: on marche dans l’eau chaude avec tout le
monde, les marguilliers, le comité paroissial, les vieux recteurs, la
_gentry_ de l’endroit, et l’on ne satisfait personne. C’est pour cette
raison, que je n’ai pas encore essayé d’introduire le surplis dans la
chaire, excepté aux grandes fêtes, me proposant de familiariser peu à
peu mes paroissiens avec ce costume. Cependant, je mets l’écharpe ou
l’étole, et j’ai eu soin qu’elle fût de deux pouces plus large qu’à
l’ordinaire. Je porte aussi, toujours, la soutane dans ma paroisse.
J’espère que vous approuvez la soutane, madame Reding?--C’est un costume
très-froid, monsieur, à mon avis, quand elle est de soie ou d’alépine;
elle habille aussi très-mal, quand elle est portée seule.--Spécialement
par derrière, dit Charles, la soutane est tout à fait difforme.--J’ai
remédié à cela, reprit Bateman. Vous avez remarqué miss Reding, j’en
suis sûr, la soutane courte de l’évêque. Elle ne vient qu’aux genoux, et
paraît être une continuation du gilet, le frac étant porté comme
toujours. Eh bien, mademoiselle, j’ai adopté le même costume avec ma
longue soutane; je mets mon habit par-dessus.» Marie eut de la peine à
s’empêcher de rire; Charles éclata. «Impossible, Bateman, s’écria-t-il;
vous ne voulez pas dire que vous portez votre habit français à basques
par-dessus votre longue soutane qui descend jusqu’aux chevilles??--Mais,
oui, répondit Bateman d’un ton grave: j’ai par là avisé à la chaleur et
à l’apparence extérieure, et je suis sûr que tous mes paroissiens me
reconnaissent. Je pense que c’est un grand point, miss Reding. Quand je
passe, j’entends les petits enfants se dire: Voilà le ministre!--Je le
crois bien! reprit Charles.--En vérité, s’écria madame Reding, oubliant
sa dignité habituelle, qui jamais entendit choses semblables?» Bateman
la regarda avec surprise et stupeur.

«Vous alliez parler de vos améliorations dans l’église, reprit Marie,
voulant détourner l’attention du jeune ministre des paroles de sa
mère.--Ah! c’est vrai, miss Reding, c’est vrai, répondit Bateman. Je
vous remercie de me le rappeler; j’ai fait une digression sur mon
costume... J’aurais voulu abattre les galeries et diminuer la hauteur
des bancs; mais je n’ai pu exécuter ce projet. J’ai cependant abaissé de
six pieds la chaire à prêcher. Or, en faisant ainsi, d’abord j’ai donné
dans ma personne l’exemple de la condescendance et de l’humilité que je
voudrais inspirer à mes paroissiens. Mais ce n’est pas tout; comme
conséquence de cet abaissement de la chaire, nul dans les galeries ne
peut me voir ni m’entendre prêcher; et cela est un avantage que j’ai
l’air d’accorder aux auditeurs de la nef.--Évidemment, c’est une idée
heureuse, dit Charles.--Mais c’est aussi un avertissement pour les
auditeurs eux-mêmes de la nef, continua Bateman; car on ne peut me voir
ni m’entendre dans les bancs, jusqu’à ce que les côtés en soient
diminués--Une seule chose vous manque encore, ajouta Charles avec un air
d’amabilité, de crainte d’aller trop loin; puisque vous avez une haute
taille, il vous faut prêcher à genoux, sans quoi vous détruiriez vos
propres perfectionnements.» Bateman parut satisfait. «Je vous ai
prévenu, mon ami; je prêche assis. Il est plus conforme à l’antiquité et
à la raison, d’être assis que d’être debout.--Avec ces précautions, je
pense que vous pourriez arriver à mettre le surplis tous les dimanches.
Vos paroissiens sont-ils contents?--Oh! pas du tout, loin de là, mais
ils n’ont rien à dire: le changement est si simple!--Y a-t-il encore
autre chose?--Rien en ce qui regarde l’architecture; mais j’ai opéré une
réforme dans les observances. J’ai été assez heureux pour recueillir un
très-bel exemplaire de Jewell en lettres gothiques, et je l’ai placé
dans l’église, en l’attachant à la muraille avec une chaîne; il servira
aux personnes pauvres qui voudront le lire. Notre église est proprement
«l’église du pauvre», madame Reding.--Eh bien, se dit Charles à part
lui, je soutiendrai toujours les vieux ministres contre les jeunes, si
telle doit être la réforme de ceux-ci.

Puis il reprit à haute voix: «Allons, Bateman, il faut que vous voyiez
notre jardin; prenez votre chapeau, et faisons un petit tour de
promenade. Nous avons au bout du jardin une jolie terrasse.» Après avoir
ainsi fait poser Bateman pour l’amusement de sa mère et de ses sœurs,
Charles l’emmena, et bientôt ils se trouvèrent sur la terrasse,
l’arpentant en long et en large, et livrés à une conversation des plus
chaleureuses.

«Reding, mon cher ami, dit le jeune ministre, que signifient les bruits
qui courent en tout lieu sur votre compte?--Je n’en sais rien, répondit
Charles brusquement.--Eh bien, voici, reprit Bateman; mais je désire
toucher à ce sujet avec toute la délicatesse possible. Ne me répondez
pas, si cela vous plaît ainsi, ou ne me répondez que ce que vous
voudrez: veuillez toutefois excuser un vieil ami. On dit que vous allez
quitter l’Église de votre baptême pour l’Église de Rome.--Ce bruit
est-il bien répandu? demanda Charles froidement.--Oh! oui, je l’ai
appris à Londres: une lettre d’Oxford m’en faisait également mention, et
un de mes amis l’a entendu raconter dans le pays de Galles comme une
chose positive, à un dîner qui se donnait à l’occasion de la visite de
l’évêque.»--Ainsi, pensa Charles, vous venez à votre tour porter
témoignage contre moi. «Eh bien, mon bon Reding, continua Bateman,
pourquoi gardez-vous le silence? Est-ce vrai?--Quoi donc? que je suis
catholique romain? Oh! certainement; ne comprenez-vous pas que c’est
pour cela que je prépare mon examen avec tant d’ardeur?--Allons, parlez
sérieusement, Reding; voulez-vous m’autoriser à contredire ce bruit,
et à le nier jusqu’à un certain point, ou sous tous les
rapports?--Sans doute, contredisez-le de toute manière, contredisez-le
entièrement.--Puis-je y donner un démenti absolu, sans réserve, sans
condition, catégorique, net?--Sans doute, sans doute.» Bateman ne
pouvait pénétrer la pensée de Charles, et il ne se figurait pas à quel
point il le tourmentait. «Je ne sais comment vous déchiffrer», dit-il.
Ils se promenèrent en silence.

Bateman reprit de nouveau. «Vous voyez, Charles, que ce serait un si
prodigieux aveuglement qu’une telle démarche, un aveuglement tout à fait
inexcusable, dans un homme comme vous, qui avez connu ce que c’est que
l’Église d’Angleterre; vous, qui n’êtes ni un dissident, ni un laïque
illettré; mais qui avez vécu à Oxford, qui avez fréquenté tant d’hommes
supérieurs, qui avez vu ce que peut être l’Église d’Angleterre, sa
beauté grave, son activité réglée et convenable; vous qui avez vu les
églises décorées comme elles devraient l’être avec des chandeliers, des
ciboires, des prie-Dieu, des lutrins, des _antependium_[66], des
piscines, des jubés et des _sedilia_; vous qui, dans le fait, avez vu le
service de l’église parfaitement célébré, et qui ne pouvez rien désirer
au delà. Dites-moi, mon cher Reding, continua-t-il en le prenant par sa
boutonnière, que vous manque-t-il? Qu’est-ce? Dites.» Que vous alliez
vous promener, aurait répondu Charles s’il avait parlé d’après sa
pensée; mais il se contenta de dire qu’il ne désirait rien, sinon qu’on
le crût quand il affirmait qu’il n’avait pas l’intention de quitter son
Église. Bateman restait incrédule et croyait à un secret. «Peut-être
ignorez-vous, reprit-il, jusqu’à quel point sont connues les
circonstances de votre renvoi. Le vieux Principal était tout préoccupé
de cette affaire.--Eh bien! probablement qu’il en a parlé à tout le
monde?--Oh! oui, répondit Bateman; un de mes amis, qui le connaît et qui
lui fit visite peu de temps après votre départ, a appris toute
l’histoire de sa bouche. Le Principal parla de vous avec beaucoup de
bienveillance et dans les termes les plus flatteurs; mais il ajouta que
c’était déplorable de voir combien votre esprit avait été perverti par
les opinions du jour, et qu’il n’aurait pas été étonné si vous eussiez
fini par être catholique romain, même pendant votre séjour à
Saint-Sauveur; qu’en tout cas, vous le deviendriez certainement tôt ou
tard, parce que vous souteniez que les Saints qui règnent avec le Christ
intercèdent pour nous dans le ciel. Mais ce qui est plus étrange, c’est
que lorsque cette histoire se répandit au dehors, Sheffield assura qu’il
n’en était pas surpris, qu’il avait toujours prévu ce résultat.--Je lui
en suis très-reconnaissant.--Cependant vous m’autorisez à contredire la
nouvelle (ainsi l’ai-je compris), à la contredire péremptoirement? cela
me suffit. C’est un grand soulagement, une grande satisfaction, pour mon
esprit. Mais il faut que je vous quitte.--Je ne voudrais pas avoir l’air
de vous renvoyer, reprit Charles; mais, évidemment, vous devez partir,
si vous voulez arriver chez vous avant la nuit. J’espère que vous ne
sentez pas trop la solitude, ou que vous n’avez pas trop d’occupation
dans votre paroisse. Quand vous vous ennuierez, où que vous serez
fatigué, venez sans cérémonie dîner avec nous; nous pouvons même vous
offrir un lit, si cela vous convient.»

  [66] Devants d’autel.

Bateman le remercia, et ils se dirigèrent vers la porte d’entrée. Au
moment de sortir, le jeune ministre s’arrêta: «Je désirerais vous prêter
quelques livres, dit-il. Permettez-moi de vous envoyer Bramhall,
Thorndike, Barrow sur l’unité de l’Église, et les dialogues de Leslie
sur la Religion romaine. Je pourrais vous en nommer d’autres, mais je me
contente de ceux-ci pour le présent. Ils traitent parfaitement leur
matière; vous ne pourrez vous empêcher d’être convaincu. Je n’ajoute pas
un mot; adieu, au revoir.»




CHAPITRE XV.

Les corruptions de l’Église romaine.


Quoique Charles estimât et aimât beaucoup la société de sa mère et de
ses sœurs, il n’était pas fâché d’avoir des relations d’hommes; aussi
accepta-t-il avec plaisir une invitation que lui envoya Bateman de venir
dîner à Melford. Il désirait également montrer à son ami, ce que ses
protestations ne pouvaient faire, combien étaient exagérés jusqu’à
l’absurde les bruits qui couraient sur son compte; et comme Bateman,
malgré le manque complet de sens commun, était, au fond, très instruit
et très-versé dans les théologiens anglais, Charles pensait qu’il
pourrait par occasion recueillir auprès de lui quelques idées dont il
ferait son profit. Lorsqu’il arriva à Melford, il y trouva un M.
Campbell, qu’on avait invité à son intention. C’était un jeune homme
sorti de Cambridge, et actuellement recteur d’une paroisse voisine; il
professait les mêmes sentiments religieux que Bateman, et, bien qu’un
peu positif, il se faisait remarquer par l’éclat de son intelligence et
la vigueur de son esprit.

Nos deux invités et leur hôte avaient été voir l’église, et
naturellement au dîner, la conversation roula sur la renaissance de
l’architecture gothique, événement qu’ils accueillaient tous avec une
vraie satisfaction. Le sujet aurait été épuisé presque aussitôt que mis
sur le tapis, à cause de leur parfait accord sur cette matière, si par
bonheur Bateman n’avait déclaré, d’un ton très-affirmatif, que, s’il le
pouvait, il n’y aurait pas d’autre architecture que la gothique dans les
églises d’Angleterre, ni d’autre musique que le chant grégorien. La
thèse était bonne, clairement posée, et elle fournissait carrière à une
très-jolie discussion. Reding commença par dire que tous ces accessoires
du culte, soit musique, soit architecture, étaient nationaux; que
c’était le mode dans lequel les sentiments religieux se traduisaient
dans des temps et dans des lieux particuliers. D’après lui, sans doute,
il n’était pas défendu de diriger l’expression extérieure de la religion
dans un pays, mais on ne pouvait la rendre obligatoire, et à ses yeux,
il était aussi déraisonnable d’imposer au peuple une seule forme de
culte, qu’il l’était de le contraindre à s’amuser d’une seule manière.
«Les Grecs, continua-t-il, se coupaient les cheveux en signe de deuil,
les Romains les laissaient croître; les Orientaux voilaient leur tête
quand ils priaient, les Grecs la découvraient; les Chrétiens ôtent leur
chapeau dans l’église, les Mahométans leurs souliers; un long voile est
une marque de modestie en Europe, d’immodestie en Asie. On peut aussi
bien essayer de changer la taille d’un peuple que les formes de son
culte. Bateman, laissez-nous vous raccourcir d’un pied, et puis vous
commencerez vos réformes ecclésiastiques.--Mais assurément, mon digne
ami, répondit l’amphitryon, vous ne voulez pas dire qu’il n’y a pas de
connexion naturelle entre un sentiment intérieur et son expression
extérieure, de sorte qu’une forme ne soit pas meilleure qu’une
autre?--Non, loin de là; mais laissez ceux qui restreignent leur musique
au chant grégorien élever des crucifix sur les grandes routes. Chaque
forme est la représentation d’une localité ou d’une époque
particulière.--C’est ce que je dis du frac et de la longue soutane de
notre ami, reprit Campbell; c’est une confusion de temps différents, de
l’ancien et du moderne.--Ou d’idées différentes, ajouta Charles; la
soutane est catholique, le frac est protestant.--C’est l’inverse,
repartit Bateman; la soutane est l’habit anglican du vieux Hooker, le
frac vient de la France catholique.--En tout cas, c’est ce que M. Reding
appelle une confusion d’idées, dit Campbell; et c’est la difficulté que
j’éprouve à unir ensemble le gothique et le grégorien.--Oh! pardon,
répliqua Bateman, c’est une même idée; elles sont toutes les deux
éminemment catholiques.--Vous ne pouvez pas être plus catholique que
Rome, je suppose, repartit Campbell; pourtant il n’y a pas de gothique
dans cette ville.--Rome est une ville à part, répondit Bateman. En
outre, mon cher ami, si nous nous rappelons seulement que Rome a
corrompu la pure doctrine apostolique, pouvons-nous être surpris qu’elle
ait corrompu son architecture?--Pourquoi donc s’adresser à Rome pour le
grégorien? répliqua Campbell; car ce chant, sans doute, tire son nom de
Grégoire Ier, évêque de Rome, que les Protestants regardent comme le
premier spécimen de l’Antechrist.--Eh! que nous importe ce que pensent
les Protestants.--Ne nous disputons pas pour des mots, Bateman; nous
pensons l’un et l’autre que Rome a corrompu la foi, qu’elle soit
l’Antechrist ou non. C’est ce que vous venez de dire vous-même.--C’est
vrai; mais je fais une petite distinction. L’Église de Rome n’a pas
_corrompu_ la foi, mais elle a _admis_ des corruptions dans son
sein.--Cela ne suffit pas; croyez-le, nous ne pouvons avoir une base
solide dans la controverse, à moins que dans nos cœurs nous ne pensions
mal de l’Église de Rome.--Eh! que nous importe Rome? nous descendons de
l’ancienne Église Britannique; nous ne nous occupons pas de Rome, et
nous désirons que Rome ne s’occupe pas de nous; mais cela ne fait pas
son affaire.--Eh bien, reprit Campbell, lisez seulement une page de
l’histoire de la Réforme, et vous y verrez que l’âme du mouvement était
cette doctrine, que le Pape est l’Antechrist.--Pour les
ultra-Protestants, et non pour nous, repartit Bateman.--Oui, des
ultra-Protestants comme ceux qui ont écrit les Homélies. Mais, je le
répète, je ne dispute pas pour des mots. Voici ma pensée: de même que
cette doctrine était la vie de la Réforme, de même la croyance, commune
à nous deux, qu’il y a quelque chose de mauvais, de corrompu et de
dangereux dans l’Église de Rome; qu’elle renferme un esprit
d’Antechrist, vivant en elle, l’animant et la dirigeant; cette croyance,
dis-je, est nécessaire pour être bon Anglican. Il vous faut croire cela,
ou vous devez vous réunir à l’Église de Rome.--Impossible! mon cher ami;
nous avons toujours soutenu que Rome et nous, nous sommes deux Églises
sœurs.--Je dis, reprit Campbell, que sans cette forte répulsion, vous ne
pouvez écarter les droits nombreux, l’attraction puissante de l’Église
de Rome. Elle est notre mère... Oh! quel mot!... Notre puissante mère!
Elle ouvre ses bras. Quel parfum s’exhale de son sein! Elle est pleine
de grâces. Je le sens, je l’ai senti depuis longtemps. Pourquoi ne me
précipité-je pas dans ses bras? Parce que je sens aussi qu’elle est
conduite par un esprit qui n’est pas elle. Mais si cette méfiance que
j’éprouve à son égard et si la certitude que j’ai de sa corruption
m’étaient démontrées fausses, j’irais demain m’unir à sa communion.»
Ceci n’est pas une doctrine édifiante pour Reding, pensa Bateman. «Mon
bon Campbell, dit-il, vous êtes paradoxal aujourd’hui.--Pas le moins du
monde; nos Réformateurs ont compris que le seul moyen de rompre le lien
de fidélité qui nous unissait à Rome, c’était de l’accuser d’une
profonde corruption. Il en est de même pour nos théologiens. S’il est
une doctrine sur laquelle ils se trouvent d’accord, c’est que Rome est
l’Antechrist ou un Antechrist. Croyez-le bien, cette doctrine est
nécessaire pour légitimer notre position.»

--Je ne comprends pas tout à fait ce langage, que je vois aussi employé
dans différentes publications, dit Reding. Il fait supposer que la
controverse est un jeu, et que les adversaires ne cherchent pas la
vérité, mais des arguments.--Il ne faut pas vous méprendre sur mes
paroles, monsieur Reding, repartit Campbell; ma pensée est que vous ne
pouvez pas jouer avec votre conviction que Rome est antichrétienne, si
telle est votre croyance; car si _c’est_ ainsi, il faut _parler_ ainsi.
Un poëte a dit: «Parlez _doucement_ de la chute de notre sœur.» Non, si
c’est une chute, nous ne devons pas en parler doucement. Tout d’abord on
s’écrie: «Une si grande, Église! eh, qui suis-je pour parler contre
elle?» Oui, vous le devez, si c’est vrai. «Dites la vérité, et
moquez-vous du diable.» Rappelez-vous que vous n’employez pas vos
propres paroles; vous avez la sanction et l’appui de tous nos
théologiens. Vous le devez; sans cela, vous ne pouvez donner des raisons
suffisantes pour rester en dehors de l’Église de Rome. Vous devez
proclamer haut, non ce que vous ne pensez pas, mais ce que vous pensez,
si réellement vous avez une conviction.» «Voici au moins une doctrine,
se dit Charles à lui-même, c’est placer la controverse dans une coque de
noix.» Bateman répliqua: «Mon cher Campbell, vous n’êtes pas du progrès.
Nous avons renoncé à toutes ces criailleries contre Rome.--Dès lors, le
parti n’est pas aussi habile que je le croyais, repartit Campbell.
Soyez-en sûr, ceux qui ont renoncé à leurs protestations contre Rome,
ont déjà leurs regards tournés vers elle, ou n’ont pas d’yeux pour
voir.--Tout ce que nous disons, reprit Bateman, c’est que, comme je l’ai
déjà exprimé, nous ne voulons pas nous occuper de Rome. _Nous_ ne disons
pas: Anathème à Rome! mais Rome _nous_ anathématise.--Cela ne suffit
point; ceux qui sont résolus à rester dans notre Église, et qui
emploient des paroles douces à l’égard de Rome seront repoussés sur leur
propre terrain, en dépit d’eux mêmes, et n’obtiendront pas de
remercîments pour leurs peines. «Nul ne peut servir deux maîtres»:
unissez-vous à Rome, ou condamnez-la. Quant à moi, j’avoue que l’Église
Romaine a d’excellentes choses que je ne puis nier; mais en pensant de
la sorte, et tout en l’admirant dans certains points, je ne saurais
vraiment m’empêcher de parler comme je le fais. Cela ne serait ni loyal,
ni logique.»

«Il a mieux fini qu’il n’avait commencé», pensa Bateman; et il parla
dans le même sens. «Oh! oui, c’est vrai, trop vrai; c’est pénible à
voir, mais il y a dans l’Église de Rome bien des choses contre
lesquelles doit nécessairement s’élever tout homme raisonnable, tout
lecteur des Pères et de l’Écriture, tout membre véritable de l’Église
Anglo-Catholique.» Ces paroles couronnèrent la discussion, et le reste
du dîner se passa très-agréablement, sinon d’une manière
très-spirituelle.




CHAPITRE XVI.

Du chant grégorien et de l’architecture gothique.


Après le dîner, nos convives se rappelèrent qu’ils n’avaient fait
qu’effleurer la question du grégorien et du gothique. «Comment cela
s’est-il fait? demanda Charles.--En tout cas, nous y voilà de nouveau,
dit notre hôte; et je vous l’avoue, Campbell, j’aimerais à entendre ce
que vous avez à dire sur la matière.--A vrai dire, Bateman, répondit
celui-ci, je suis fatigué du sujet; tout le monde me paraît exagéré. A
quoi bon discuter là-dessus? vous ne serez pas d’accord avec moi.--Je ne
vois pas ça du tout, répliqua Bateman; on croit souvent être en
désaccord, simplement parce qu’on n’a pas le courage de s’expliquer.»
«Excellente remarque, pensa Charles; quel dommage que Bateman, avec tant
de bonnes idées, ait si peu de sens commun!» «Eh bien, donc, dit
Campbell, mon objection au gothique et au grégorien réunis, c’est qu’ils
représentent, non pas une, mais deux idées. Ayez de la musique dans les
églises gothiques, et gardez pour les basiliques le grégorien.--Mon bon
Campbell, repartit Bateman, vous paraissez oublier que les hymnes et les
chants grégoriens ont toujours accompagné les nefs, les chapes, les
mitres et les calices gothiques.--Nos ancêtres faisaient ce qu’ils
pouvaient, reprit Campbell; ils étaient grands en architecture, petits
en musique. Ils ne pouvaient employer ce qui n’était pas encore inventé.
Ils chantaient le grégorien, parce qu’ils n’avaient point
Palestrina.--Paradoxe! paradoxe, s’écria Bateman.--On ne peut le nier,
continua Campbell: il y a une étroite relation entre l’origine et la
nature de la basilique et celles du chant grégorien. Tous les deux
existaient avant le Christianisme; tous les deux sont d’origine païenne;
et plus tard l’Église s’en est emparée pour les consacrer à son
service.--Pardon, dit Bateman; le grégorien est juif et non païen.--Je
vous l’accorde par égard pour l’argumentation, répondit Campbell; mais,
au moins, ils n’étaient pas d’origine chrétienne. D’ailleurs, l’ancienne
musique et l’ancienne architecture étaient simples et limitées dans
leurs moyens de montrer leur art respectif. On ne voit pas un vaste
temple grec, on ne trouve pas un seul long _Gloria_ grégorien.--Pas un
seul! s’écria Bateman, et le pauvre Willis, qui se plaignait sans cesse
de l’ennui que lui causaient sur le continent les vieux chants
grégoriens!--Je m’explique mal, reprit Campbell; naturellement, on peut
rendre un morceau de plain-chant aussi long que l’on veut, mais
simplement par addition et non pas en développant la mélodie. On peut en
mettre deux ensemble et en avoir ainsi un deux fois plus long que
l’autre; mais je parle d’une pièce musicale qui, évidemment, doit être
le développement naturel d’idées arrêtées et dont toutes les parties
s’enchaînent. Pareillement, on peut faire un temple ionique deux fois
aussi long et aussi large que le Parthénon; mais on perd la beauté des
proportions en agissant ainsi. Voici donc ma pensée sur l’architecture
et la musique primitives: c’est qu’elles atteignent vite leurs bornes,
qu’elles sont bientôt épuisées et qu’elles ne peuvent rien au delà.
Tenter davantage, c’est forcer un instrument musical au delà de ses
moyens.

«Bateman, ajouta Reding, essayez seulement de faire jouer des quadrilles
à un violoncelle, et vous verrez ce qu’on veut dire par forcer un
instrument.--Eh bien, repartit notre hôte, j’ai entendu Lindley jouer
toutes sortes d’airs légers sur son violoncelle, et c’est fort
extraordinaire.--Extraordinaire, c’est bien le mot, reprit Charles;
c’est fort extraordinaire. Vous dites: «Comment peut-il produire cet
effet? c’est prodigieux pour une basse», mais, avouez-le, ce n’est pas
agréable en soi. De même, j’éprouve toujours une sensation pénible
lorsque monsieur tel ou tel se présente pour faire bêler et braire sa
délicieuse flûte comme un hautbois; c’est forcer le pauvre instrument à
faire ce pourquoi il ne fut pas créé.--C’est vrai à la lettre en ce qui
regarde le chant grégorien, dit Campbell; les instruments qui existaient
primitivement ne pouvaient pas jouer autre chose. Mais je parle sauf
correction. Monsieur Reding, vous paraissez posséder le sujet mieux que
moi.--J’ai toujours ouï dire, comme vous l’affirmez, répondit Charles,
que la musique moderne n’a pris naissance qu’après que l’on a connu la
puissance du violon. Corelli lui-même, qui écrivait il n’y a pas encore
deux siècles, a traité à peine du démanché. Le piano, également, je l’ai
entendu assurer, a presque donné naissance à Beethoven.--La musique
moderne ne pouvait donc exister dans les temps anciens, faute
d’instruments, reprit Campbell; et, de même aussi, l’architecture
gothique ne pouvait exister avant que la construction des voûtes n’eût
atteint à la perfection. De grandes inventions mécaniques ont eu lieu,
soit en architecture, soit en musique, depuis l’époque des basiliques et
du grégorien; et chaque science y a gagné.--C’est assez curieux, dit
Reding: une chose que j’ai souvent répétée s’applique parfaitement à
votre opinion. Quand des gens qui ne sont pas musiciens ont accusé
Haendel et Beethoven de n’être pas _simples_, j’ai toujours répondu: Et
l’architecture gothique est-elle _simple_? Une cathédrale exprime une
idée, mais variée à l’infini et travaillée dans toutes ses parties; il
en est de même d’une symphonie ou d’un quatuor de Beethoven.

--Évidemment, Bateman, reprit Campbell, vous devez tolérer
l’architecture païenne, ou il vous faut logiquement exclure le
grégorien, qu’il soit païen ou juif; vous devez tolérer la musique ou
réprouver les fenêtres à style flamboyant.--Et pour quoi optez-vous?
demanda notre hôte; pour le gothique avec Haendel, ou pour
l’architecture romaine avec le grégorien?--Pour tous les deux à leur
place. Je préfère de beaucoup l’architecture gothique à la classique. A
mes yeux, elle est un vrai produit et une expansion du Christianisme;
mais je ne voudrais pas, pour cette raison, exclure le style païen qui a
été sanctifié par dix-huit siècles, par l’amour exclusif de plusieurs
pays chrétiens, et par la sanction d’une foule de saints personnages. Je
suis pour la tolérance. Faites dominer le gothique, mais ayez du respect
pour le classique.»

La conversation se ralentit. «Quoique j’aime la musique moderne, reprit
Charles, je ne saurais cependant aller jusqu’à la dernière conséquence
où me conduirait votre doctrine. Je ne puis m’empêcher d’aimer Mozart,
mais assurément sa musique n’est pas religieuse.--Je n’ai pas pris la
défense de compositeurs particuliers, répliqua Campbell; la musique peut
être bonne, et Mozart et Beethoven étaient inadmissibles. Pareillement,
vous ne supposez pas, parce que je tolère l’architecture romaine, que
j’aime à voir des cupidons tout nus représenter des chérubins, et des
femmes mollement couchées figurer les vertus cardinales.» Il s’arrêta.
«D’ailleurs, reprit-il, comme vous venez de le dire, nous devons
consulter le génie de notre pays et les appréciations religieuses de
notre époque.--Eh bien, dit Bateman, je pense que la perfection de la
musique sacrée, c’est le grégorien combiné avec l’harmonie; on a ainsi
les célèbres chants d’autrefois et un peu de la richesse moderne.--Et
moi, je pense que ce serait le pire de tout, repartit Campbell; c’est un
mélange de deux choses dont chacune est bonne en soi, mais qui sont
incompatibles. C’est le mélange du premier et du second service à table.
C’est comme l’architecture de la façade de Milan, moitié gothique,
moitié grecque.--C’est, je crois, ce qui a toujours lieu, dit
Charles.--Nous ne devons pas lutter contre notre siècle, continua
Campbell; ce serait absurde. Je parlais seulement de ce qui est bien ou
mal d’après les principes généraux; et, à vrai dire, je ne saurais
moi-même ne pas aimer le mélange, quoique je manque de bonnes raisons
pour le défendre.»

Bateman sonna pour le thé; ses amis désiraient retourner chez eux de
bonne heure; on était au mois de janvier, saison peu favorable pour les
promenades après dîner. «Eh bien, Campbell, dit notre hôte, vous êtes
plus indulgent pour le siècle que pour moi; vous lui permettez d’ajouter
une basse chiffrée aux tons grégoriens, et vous riez de moi si je mets
un frac par-dessus ma soutane.--Il n’y a pas de gloire, repartit
Campbell, à être l’auteur d’un type mixte.--Un type mixte! s’écria
Bateman; c’est plutôt un état de transition.--A quel état passez-vous?
demanda Charles.--A propos de transition, dit Campbell, savez-vous que
votre ami Willis (je ne connais pas son collége, celui qui s’est fait
catholique) demeure dans ma paroisse, et que j’ai l’espérance de lui
voir faire une nouvelle transition, en arrière.--L’avez-vous vu? demanda
Charles?--Non, j’ai été pour lui faire visite; malheureusement il était
sorti. J’ai appris qu’il va encore à la messe.--Mais où trouve-t-il une
chapelle? reprit Bateman.--A Seaton.--A sept bons milles de chez vous,
dit Charles.--Oui, répondit Campbell, et il fait à pied cette longue
course, tous les dimanches.--Cela ne ressemble pas à une transition, fit
observer Charles, sinon qu’elle est physique.--Il faut bien aller
quelque part, repartit Campbell; je pense qu’il a continué de fréquenter
notre église jusqu’à la semaine où il s’est fait catholique.--Terribles
sont ces défections, reprit Bateman; mais c’est très-consolant, c’est
une satisfaction triste (jetant un coup d’œil à Charles) que les
victimes de l’illusion soient enfin recouvrées.--C’est très-triste, en
vérité, dit Campbell. Je crains qu’il ne nous faille en attendre bien
d’autres encore.--Pour moi, je ne sais qu’en penser, reprit Charles. Le
droit que l’Église a sur notre esprit est si puissant; c’est un si cruel
tourment de la quitter, que je ne puis m’imaginer qu’un lien de parti
fasse agir contre elle. Humainement parlant, il est, croyez-moi,
infiniment plus difficile de retenir ces hommes que de les
ramener.--Oui, s’ils changeaient par esprit de parti, reprit Campbell;
mais tel n’est pas le cas. Ils ne changent pas simplement parce que
d’autres changent; mais, les malheureux! parce qu’ils ne peuvent s’en
empêcher... Bateman, auriez-vous l’obligeance de dire qu’on avance ma
voiture devant la porte?... Comment peuvent-ils s’en empêcher?
continua-t-il, en se levant devant le feu; leurs principes catholiques
les poussent, et il n’y a rien pour les faire revenir à nous.--Pourquoi
leur amour pour notre Église, qui est la leur, ne le ferait-il pas? dit
Bateman; c’est déplorable, c’est impardonnable.--Ils s’en iront l’un
après l’autre, à mesure qu’ils seront mûrs, reprit Campbell.--Avez-vous
entendu dire (je ne crois pas beaucoup moi-même à ce bruit) que Smith a
des tendances vers Rome? dit Charles.--Ce n’est pas possible, répondit
Campbell tout pensif.--Impossible, tout à fait impossible, s’écria
Bateman; un tel triomphe pour nos ennemis! je n’y croirai que lorsque je
le verrai de mes yeux.--Ce n’est pas impossible, répéta Campbell tout en
boutonnant et en arrangeant sa redingote; Smith a changé sa manière de
voir...» On annonça la voiture. «Monsieur Reding, je crois que je puis
vous épargner une partie de la route, si vous voulez accepter une place
dans mon cabriolet.» Charles ne refusa pas l’invitation, et peu
d’instants après Bateman se trouvait seul.




CHAPITRE XVII.

Questions pour celui à qui il appartient.


Campbell laissa son compagnon de voyage à mi-chemin de Melford à
Boughton. Après avoir remercié son nouvel ami de son obligeance, Charles
franchit une barrière sur le côté de la route, et fut tout de suite
engagé dans l’ombre d’un taillis, le long duquel se déroulait le
sentier. C’était par un beau clair de lune. Au bout de quelques
instants, il se trouva en vue d’une grande croix de bois. En des jours
meilleurs, cette croix avait été un emblème religieux, mais elle avait
servi, dans les derniers temps, à marquer la limite entre deux paroisses
contiguës. La lune l’éclairant en face, le symbole sacré se dessinait
majestueusement sur le ciel pâle, qui se reflétait dans une nappe d’eau,
vénérée encore dans le voisinage pour sa vertu miraculeuse. Charles, à
sa grande surprise, vit distinctement un homme à genoux sur un petit
monticule d’où s’élançait la croix; il entendit même des coups. Armé
d’une discipline, cet homme frappait ses épaules nues, en récitant des
paroles qui parurent à Reding être une prière. Notre jeune ami s’arrêta,
ne voulant pas l’interrompre, embarrassé toutefois pour passer outre;
mais l’étranger avait entendu le bruit de sa marche, et en quelques
secondes il disparut. Charles fut frappé d’une émotion soudaine qu’il ne
put maîtriser. «O temps béni, s’écria-t-il, alors que la foi était une!
O heureux pénitent, admirable chrétien, qui avez une croyance, qui savez
comment obtenir votre pardon, et qui pouvez commencer là ou d’autres
finissent! Me voici, moi, avec mes vingt-deux ans, incertain sur tout,
parce que je ne sais à quoi donner ma confiance.» Il se rapprocha de la
croix, ôta son chapeau, mit un genou en terre, baisa le bois sacré, et
il pria un instant afin que quelles que fussent les conséquences, quelle
que fût l’épreuve, quel que fût le sacrifice, il obtînt la grâce d’aller
partout où Dieu l’appellerait. Puis il se leva et s’approcha de la
source froide; il prit un peu d’eau dans le creux de sa main et la but.
Il se sentit disposé à prier le saint, protecteur de cette fontaine
(saint Thomas martyr, croyait-il), d’intercéder pour lui et de l’aider
dans la recherche de la vraie foi, mais quelque chose lui murmura à
l’oreille: «C’est mal»; et il réprima ce désir. Remettant donc son
chapeau, il passa outre, et il continua son chemin d’un pas rapide.

Sa mère et ses sœurs s’étaient retirées pour dormir, et il monta sans
délai à sa chambre. En passant dans son cabinet, il trouva sur sa table,
sans timbre de poste, une lettre qu’on lui avait apportée pendant son
absence. Il en brisa le cachet; c’était un écrit anonyme qui commençait
ainsi:

«_Questions pour celui à qui il appartient._

»1. Qu’entend-on par l’Église une dont parle le Symbole?»

«C’est trop pour cette nuit, se dit Charles, il est déjà tard.» Il
replia la lettre et la jeta sur sa toilette. «C’est sans doute quelque
personne bien intentionnée, qui pense me connaître.» Il remonta sa
montre, bâilla et mit ses pantoufles. «Qui, dans le voisinage, peut
m’adresser cet écrit?» Il rouvrit la lettre. «Cela vient certainement
d’un catholique», continua-t-il. Son esprit se porta sur la personne
qu’il avait vue au pied de la croix; peut-être alla-t-il plus loin. Il
s’assit, et lut le papier _in extenso_.

«_Questions pour celui à qui il appartient._

»1. Qu’entend-on par l’Église une dont parle le Symbole?

»2. Est-ce une généralisation ou une réalité?

»3. Appartient-elle à l’histoire du passé ou au temps présent?

»4. L’Écriture n’en parle-t-elle pas comme d’un royaume?

»5. Et comme d’un royaume qui doit durer jusqu’à la fin?

»6. Qu’est-ce qu’un royaume? Et que veut dire l’Écriture lorsqu’elle
appelle l’Église un royaume?

»7. Est-ce un royaume visible ou invisible?

»8. Un royaume peut-il avoir deux gouvernements, surtout agissant dans
des directions contraires?

»9. L’identité des institutions, des opinions ou de la race est-elle
suffisante pour faire de deux nations un seul royaume?

»10. La forme de l’Épiscopat, la hiérarchie, ou le Symbole des Apôtres
est-il suffisant pour faire une seule Église des Églises de Rome et
d’Angleterre?

»11. Là où il y a des parties, l’unité ne demande-t-elle pas l’union, et
une unité visible ne requiert-elle pas une union visible?

»12. Comment peuvent-elles être les mêmes, deux Religions qui ont un
culte tout à fait différent et des idées différentes sur le culte?

»13. Deux religions peuvent-elles n’en former qu’une, lorsque ce que
l’une regarde comme l’acte le plus sacré et le plus caractéristique de
son culte est appelé par l’autre un mensonge blasphématoire et une
tromperie dangereuse?

»14. L’Église _une_ du Christ n’a-t-elle pas la foi _une_?

»15. Une Église qui n’a pas la foi _une_ peut-elle appartenir au Christ?

»16. Qu’est-ce qu’une Église qui se contredit dans ses formulaires?

»17. Et dans différents siècles?

»18. Et dans ses formulaires comparés avec ses théologiens?

»19. Et dans ses théologiens et dans ses membres comparés les uns aux
autres?

»20. Quelle est la foi de l’Église d’Angleterre?

»21. Combien de conciles admet l’Église d’Angleterre?

»22. L’Église d’Angleterre considère-t-elle les Églises actuelles des
Nestoriens et des Jacobites comme étant sous l’anathème, ou comme
formant une partie de l’Église visible?

»23. Est-il nécessaire ou possible de croire quelqu’un, sinon un
véritable envoyé de Dieu?

»24. L’Église d’Angleterre est-elle un envoyé de Dieu? Revendique-t-elle
ce titre?

»25. Nous enseigne-t-elle la vérité, ou nous ordonne-t-elle de la
chercher?

»26. Si elle laisse à nous-mêmes de rechercher la vérité, les membres de
l’Église d’Angleterre la cherchent-ils avec cette ardeur que l’Écriture
nous prescrit?

»27. Est-elle en état de sécurité une personne qui vit sans foi,
quoiqu’elle paraisse avoir l’espérance et la charité?»

Charles était accablé de sommeil avant d’arriver à la vingt-septième
question. «Cela ne suffit pas, se dit-il; je perds seulement mon temps.
Ces questions paraissent bien posées; mais elles doivent rester là.» Il
déposa le papier, dit ses prières, et fut bien vite endormi.

Le lendemain, en s’éveillant, le sujet de la lettre se présenta à son
esprit, et pendant quelque temps il se prit à y réfléchir. Certainement,
dit-il, je désire beaucoup être fixé soit dans l’Église d’Angleterre,
soit partout ailleurs. Je voudrais savoir ce que c’est que le
Christianisme; je suis prêt à ne reculer devant aucune difficulté pour
le chercher; si je le trouvais, je l’accepterais avec empressement et
reconnaissance. Mais c’est une œuvre de temps; tous les arguments écrits
du monde sont insuffisants pour donner à quelqu’un une vue claire des
choses en un quart d’heure. Il doit y avoir une marche à suivre; on peut
l’abréger, comme la médecine abrége la marche de la nature, mais on doit
en subir la nécessité. Je me rappelle comment tous mes doutes religieux
et mes théories s’évanouirent à la mort de mon pauvre père. Ils ne
faisaient pas partie de moi, et ils ne purent supporter l’orage. La
conviction est la vue de l’esprit et non une conclusion déduite de
prémisses; c’est Dieu qui la travaille, et ses opérations sont lentes.
Au moins, en est-il ainsi pour moi. Je ne puis croire tout d’un coup; si
je l’essaye, je prendrai des mots pour des choses, et je suis sûr de
m’en repentir. Si j’agis autrement, je marcherai droit, simplement par
hasard. Je dois me mouvoir dans la voie qui semble celle de Dieu; je ne
puis que me mettre sur la route; une puissance plus haute doit
m’atteindre et me pousser en avant. Maintenant, j’ai vis-à-vis de moi un
devoir direct que mon père m’a laissé à remplir, c’est de faire de
bonnes études. C’est là le sentier du devoir. Je n’abandonnerai pas mes
recherches, mais je les ferai marcher dans ce sens. Dieu peut bénir mes
études, et m’y faire trouver la lumière spirituelle, aussi bien qu’en
toute autre chose. Saül cherchait les ânesses de son oncle, et il trouva
un royaume. Tout vient en son temps. Quand j’aurai pris mon premier
grade, ce sujet me reviendra à propos.» Il soupira. «Mon grade! ces
odieux Articles! plutôt, quand j’aurai passé mon examen. Mais à quoi bon
rester ici.» Et il se leva à la hâte de son lit, tout en faisant sur lui
le signe de la croix. Ses yeux rencontrèrent la lettre. «Elle est bien
écrite; mieux que Willis ne pourrait le faire; non, elle n’est pas de
Willis. Il y a quelque chose que je ne puis comprendre par rapport à ce
jeune homme. Je voudrais bien savoir comment il s’entend avec sa mère.
Je ne pense pas qu’il ait des sœurs.»




CHAPITRE XVIII.

L’Église anglicane et l’Église romaine ne font-elles qu’une seule et
même Église?


Campbell avait été enchanté de Reding, et son intérêt pour ce jeune
homme n’avait pas diminué, quoique Bateman lui eût fait entendre que
l’attachement de Charles pour l’Église d’Angleterre était en péril. Peu
de temps après, il lui fit une visite et l’invita à dîner. Lorsque
Charles lui eut rendu la même politesse, il commença à s’établir entre
le recteur de Sutton et la famille de Boughton une liaison qui devint de
l’intimité avec le temps. Campbell était un vrai _gentleman_, qui avait
beaucoup voyagé: d’une intelligence vive, d’un esprit ardent, d’une
franchise loyale, il était versé dans la théologie anglicane et plein de
dévouement pour son Église; quant à sa position matérielle, il jouissait
d’une grosse cure dont les revenus faisaient de lui presque un
dignitaire de l’Établissement. Marie était charmée de cette
connaissance, parce qu’elle plaçait son frère sous l’influence d’un
esprit qu’il ne pouvait point ne pas estimer; d’ailleurs, comme Campbell
avait une voiture, naturellement il épargnerait à Charles, en venant
lui-même à Boughton, la perte d’une journée d’étude et la fatigue d’une
promenade dans la boue pour aller au presbytère. Il arriva ainsi que
Campbell venait deux fois chez madame Reding, tandis que Charles
n’allait qu’une fois à Sutton. Mais quel que fût le résultat de ces
visites, rien de particulier ne mérite d’en être noté dans notre récit;
nous n’en parlerons donc pas.

Un jour Charles allait voir Bateman. A son entrée dans le salon, il fut
étonné de trouver son ami et Campbell occupés à leur collation et
s’entretenant avec un troisième personnage. Il y eut un moment de
surprise et d’hésitation à son arrivée. En jetant les yeux sur
l’étranger, il sentit lui-même un léger embarras qu’il ne put maîtriser.
C’était Willis, et, selon toute probabilité, on travaillait à le
reconvertir. Charles, évidemment, était de trop; mais il n’y avait rien
à faire; il échangea donc une poignée de main avec Willis, et accepta la
pressante invitation que lui fit Bateman de se mettre à table et de
partager leur pain et leur fromage.

Charles s’assit en face de Willis, et pendant quelque temps il ne put le
quitter des yeux. Tout d’abord, il eut quelque peine à croire qu’il eût
devant lui ce jeune homme impétueux qu’il avait connu deux ans et demi
auparavant. Dans une société nombreuse, Willis avait toujours gardé le
silence; mais à cette heure, il était complétement changé en cela comme
en tout le reste. Il ne parlait pas plus qu’il ne fallait, mais sa
parole était libre et aisée. Le changement toutefois le plus remarquable
était dans son air et ses manières. Il avait perdu son teint de
fraîcheur et de jeunesse; l’expression de sa figure était à la vérité
plus douce qu’auparavant et très-calme, mais on remarquait une légère
contraction de chaque côté de la bouche; ses joues étaient maigries, et
il avait l’air d’un homme de trente ans. Quand il entra en conversation
et qu’il fut animé, l’ancien Willis reparut.

«Voilà un plat qui doit nous étonner tous dans cette saison, dit Charles
en se servant de crème, car aucun de nous n’appartient au
Devonshire.--Cette crème n’est pas particulière à ce comté, répondit
Campbell; on la trouve sur le continent. A Rome, il y a une espèce de
crème ou de fromage qui y ressemble et qui est très-commune.--Comment le
beurre et la crème peuvent-ils se conserver dans un climat si chaud?
demanda Charles; je croyais qu’on y substituait l’huile.--Il ne fait pas
à Rome aussi chaud que vous vous l’imaginez, repartit Willis, excepté
pendant l’été.--L’huile? c’est vrai, dit Campbell; c’est pourquoi
l’Écriture nous parle de la multiplication de l’huile et de la farine,
qui semblent répondre au pain et au beurre. A Rome, l’huile est
excellente, très-limpide et très-claire; on peut la prendre comme du
lait.--Elle a, je suppose, un goût particulier, dit Charles.--Tout
d’abord, répondit Campbell; mais on s’y accoutume bientôt. Les
substances telles que le lait, le beurre, le fromage et l’huile ont dans
le principe un goût spécial que l’usage fait disparaître. Le beurre de
la fertile Guernesey est trop fort pour les étrangers, tandis que les
Russes savourent l’huile de baleine. La plupart de nos goûts sont
artificiels jusqu’à un certain point.--C’est certainement ainsi par
rapport aux légumes, dit Willis; dans mon enfance, je ne pouvais manger
les fèves, les épinards, les asperges ni les panais.--C’est pourquoi,
reprit Campbell, votre menu d’ermite est non-seulement le plus naturel,
mais le seul naturellement agréable: «une croûte de pain et de l’eau du
torrent», je suppose.--Ou les pois chiches du Clerc de Copmanhurst, dit
Charles.--Le macaroni et les raisins de Naples sont tout aussi naturels
et plus agréables au goût, reprit Willis.--C’est plutôt du luxe, dit
Bateman.--Non, répondit Campbell, ce n’est pas du luxe; le luxe, dans
son idée vraie, est quelque chose de recherché. Ainsi Horace parle de la
_peregrina lagoïs_. Ce que la nature produit _sponte suâ_ autour de
nous, quoique délicieux, n’est pas du luxe. Les canards sauvages ne sont
pas du luxe dans votre ancien voisinage, au milieu de vos marais
d’Oxford, Bateman; il en est de même des raisins à Naples.--Alors,
repartit notre hôte, les vieilles femmes d’ici donnent dans le luxe pour
leur six _pence_ de thé, car ce produit vient de la Chine.» Campbell se
tut un instant. Ni lui ni Bateman ne paraissaient à leur aise; on les
eût dit également gênés l’un vis-à-vis de l’autre; cela pouvait provenir
de l’arrivée inattendue de Charles, ou de tout autre incident survenu
auparavant. A la fin, Campbell répondit que les bateaux à vapeur et les
chemins de fer opéraient d’étranges changements; que le temps et
l’espace disparaissaient, et que bientôt le prix serait la seule mesure
du luxe.

«Le prix paraît être également la mesure du _grasso_ et du _magro_ en
Italie, dit Willis; car je crois qu’il y a des dispenses pour la viande
de boucher en carême, à cause de la cherté du pain et de l’huile.--Cela
prouve, remarqua Campbell, que le siècle de l’abstinence et du jeûne est
passé; car il est absurde de faire le carême avec du bœuf ou du
mouton.--Oh! Campbell, que dites-vous? s’écria Bateman: Passé!
sommes-nous liés par leurs pratiques relâchées d’Italie?--Eh bien, quant
à moi, mon cher, je crois que le jeûne ne convient pas à notre siècle,
en Angleterre comme à Rome.» «Prenez-y garde, mes bons amis, pensa
Charles; serrez vos rangs, ou votre prisonnier vous échappe.» «Quoi!
s’écria Bateman, ne pas jeûner le vendredi! Nous observions toujours
cette loi très-sévèrement à Oxford.--Cela vous fait honneur, répliqua
Campbell, mais je suis de Cambridge.--Mais que pensez-vous des Rubriques
et du Calendrier? reprit Bateman.--Ils n’obligent pas, répondit
Campbell.--Ils obligent, riposta Bateman.» Il y eut un moment de
silence, comme parmi les spectateurs d’un combat de boxeurs. Charles
s’interposa: «Bateman, donnez-moi un morceau de votre excellent pain,
fait ici, je suppose?--Mille pardons! Reding... Ils n’obligent pas?...
S’il vous plaît, Willis, passe-le-lui, Oui, il vient de la ferme, la
porte voisine. Je suis heureux que vous l’aimiez... Je le répète, ils
obligent, Campbell.--Singulière obligation, quand ils n’ont jamais
obligé, repartit celui-ci; ils existent depuis deux ou trois cents ans;
quand ont-ils été mis en vigueur?--Mais ils se trouvent dans le
Prayer-Book.--Oui, et laissez-les-y reposer, et ne les en faites jamais
sortir; ils y resteront jusqu’à la fin de l’histoire.--Oh! fi donc! vous
devriez venir en aide à votre mère dans ses difficultés, et ne pas
ressembler au prêtre et au lévite.--Ma mère ne désire point être
aidée.--Quel langage! que ferai-je? que peut-on faire? s’écria le pauvre
Bateman.--Que faire? Rien, répondit Campbell; n’est-ce pas ici comme une
loi tombée en désuétude? Or, une loi ne cesse-t-elle pas d’obliger quand
on n’en presse pas l’accomplissement? J’en appelle à M. Willis.» Willis,
ainsi interpellé, répondit qu’il n’était pas un théologien de morale;
mais il avait assisté à quelques cours, et il croyait que c’était la
règle catholique, que lorsqu’une loi, après sa promulgation, n’était pas
observée par la majorité, si le législateur, connaissant cet état de
choses, gardait le silence, il était censé révoquer la loi _ipso facto_.
«Quoi! dit Bateman à Campbell, vous en appelez à l’Église de Rome?--Non,
répondit celui-ci; j’en appelle à toute l’Église catholique, dont, pour
ce cas particulier, Rome, par hasard, a exposé la doctrine. C’est un
principe de sens commun, que, si une loi n’est pas pressée dans son
exécution, à la fin elle cesse d’obliger. Autrement, ce serait une vraie
tyrannie; nous ne saurions plus où nous en sommes. L’Église de Rome ne
fait qu’exprimer cette donnée du sens commun.--Eh bien donc, reprit
Bateman, j’en appellerai également à l’Église Romaine. Rome est une
partie de l’Église Catholique, aussi bien que notre Église; puis donc
que l’Église de Rome a toujours maintenu les jeûnes, la loi n’est pas
abolie; «la plus grande partie» de l’Église Catholique l’a toujours
observée.--Mais elle ne l’observe pas, répliqua Campbell; aujourd’hui,
elle dispense du jeûne, vous l’avez entendu.»

Willis s’interposa pour faire une question. «Voulez-vous donc dire,
Bateman, que l’Église d’Angleterre et l’Église de Rome ne font qu’une
même Église?--Très-certainement, répondit notre hôte.--Est-ce possible?
dit Willis; quel sens attachez-vous au mot _une_?--Je le prends en tout
sens, excepté celui d’inter-communion.--C’est-à-dire, je suppose,
qu’elles sont une, excepté qu’elles n’ont aucun rapport entre elles.»
Bateman en convint. Willis continua: «Pas de rapport, c’est-à-dire pas
de relations sociales, pas de consultations ni d’entente, pas de
commandement ni d’obéissance, pas de support mutuel, en un mot pas
d’union visible.» Bateman approuva encore. «Eh bien, voici ma
difficulté, ajouta Willis: je ne puis comprendre comment deux parties
peuvent faire un seul corps visible, si elles ne sont pas visiblement
unies; l’unité implique l’_union_.--Je ne vois pas cela du tout repartit
Bateman; je ne le vois pas du tout. Non, Willis; ne vous attendez pas à
ce que je vous cède là-dessus; c’est un de nos principes. Il n’y a
qu’une seule Église visible, et c’est pourquoi les Églises d’Angleterre
et de Rome en forment toutes deux des parties.»

Campbell vit clairement que Bateman s’était jeté dans une difficulté, et
il vint lui porter secours à sa façon. «Il nous faut poser le cas,
dit-il, d’une manière plus définie. Un royaume peut être divisé, il peut
être déchiré par des partis, par des dissensions, et cependant être
encore un royaume. Telle est, je le comprends, la condition réelle de
l’Église, et c’est de la sorte que les Églises d’Angleterre, de Rome et
de Grèce n’en forment qu’une.--Je suppose que vous m’accorderez,
répondit Willis, que plus un parti rebelle est fort, plus l’unité du
royaume est menacée; et si la rébellion triomphe, ou si les partis, dans
une guerre civile, s’entendent pour partager entre eux l’autorité et le
territoire, alors sur-le-champ, au lieu d’un royaume, vous en avez deux.
Il y a quelques années, la Belgique était une partie du royaume des
Pays-Bas; l’appelleriez-vous encore maintenant une partie de ce même
royaume? Or, tel paraît être le cas pour les Églises de Rome et
d’Angleterre.--Mais un royaume peut être en état de décadence, répliqua
Campbell; voyez l’Empire Turc en ce moment. L’union entre les parties
séparées est si faible, que chaque pacha peut être appelé souverain;
pourtant, c’est un seul royaume.--Donc l’Église, en ce moment, objecta
Willis, est un royaume qui tend à sa dissolution?--Certainement.--Et
elle finira par tomber?--Sans doute: lorsque la fin arrivera, selon la
parole de Notre-Seigneur: «Quand le Fils de l’Homme viendra,
trouvera-t-il la foi sur la terre?» Précisément comme dans le cas du
peuple élu: le sceptre sortit de Juda quand vint le Messie.--Eh bien,
j’ose l’affirmer, répliqua Willis, l’Église a déjà failli _avant_ la
fin, d’après l’idée que vous vous faites de sa chute. Peut-il y avoir
une séparation plus complète que celle qui existe aujourd’hui entre
l’Église de Rome, celle de Grèce et celle d’Angleterre?--Elles
pourraient s’excommunier l’une l’autre, repartit Campbell.--Vous voulez
donc assigner à l’avance quelque chose de défini dont l’accomplissement
constituera une séparation réelle.--Ne faites pas cela, Campbell, dit
Reding, c’est dangereux. Ne vous jetez pas dans une question morale; car
alors, si la chose spécifiée arrivait, il deviendrait difficile de voir
notre chemin.--Non, reprit Willis; vous seriez certainement dans
l’embarras; mais vous vous retrouveriez, je le sais. Dans ce cas, vous
choisiriez un autre _ultimatum_ pour votre marque de schisme. Ce serait,
ajouta-t-il avec une certaine émotion, dans le plus profond abîme un
abîme plus profond encore.»

Ces dernières paroles étaient loin de s’harmoniser avec le ton de la
conversation qui avait régné jusque-là, et elles firent éclater notre
hôte, qui, pendant quelque temps, était resté auditeur impatient. «En
vérité, Campbell, votre marche est dangereuse, dit-il; je ne puis vous
suivre. Il ne sera jamais bien de dire que l’Église va à sa chute; non
l’Église ne peut faillir. Elle est toujours forte, pure, et parfaite,
selon le langage des prophètes. Voyez ses cathédrales, les églises de
ses abbayes et les autres sanctuaires; voilà le type de l’Église.--Mon
cher Bateman, répondit Campbell, je veux, comme vous, maintenir
l’accomplissement des prophéties faites à l’Église; mais il nous faut
admettre le _fait_ que les branches de l’Église sont _divisées_, tout en
soutenant la doctrine que l’Église doit être une.--Je ne suis pas de
votre avis, mon cher ami. Non, il n’est pas nécessaire d’admettre cela.
Il n’y a pas plusieurs Églises; il n’y a en tous lieux qu’une seule
Église, et elle n’est pas divisée. Ce sont simplement les formes
extérieures, les apparences, les manifestations de l’Église qui sont
différentes. L’Église est une autant que jamais. C’est comme dans le
pain consacré, la substance matérielle est brisée, mais la présence du
Christ reste une et la même. «Cette doctrine n’est pas admissible»,
répondit Campbell; et il se leva devant le feu, évidemment mal à l’aise.
«La nature ne vous a pas créé controversiste, mon cher Bateman», se
dit-il à lui-même. «C’est comme je le pensais, reprit Willis; Bateman,
vous décrivez une Église invisible. C’est l’indéfectibilité de l’Église
invisible, et non celle de l’Église visible, que vous soutenez.»

«Les voilà embourbés, pensa Charles; mais je ferai de mon mieux pour
sortir de là ce pauvre Bateman.» «Non, reprit-il; Bateman veut dire
qu’une Église présente dans quelques points particuliers une apparence
différente d’une autre Église: mais il ne s’ensuit pas que dans le fait
elles n’aient pas aussi un accord visible. Toute différence implique un
accord; les Églises d’Angleterre et de Rome s’accordent visiblement et
diffèrent de même. Songez, Willis, aux différents styles d’architecture,
et vous verrez quelle est sa pensée. Une église est une église partout;
elle est visiblement une et la même, et cependant que de différences il
y a d’église à église! Nos églises sont gothiques, celles du Midi sont
grecques. Quelle différence entre une basilique et la cathédrale d’York!
Pourtant elles s’accordent visiblement ensemble. Personne ne les
prendra, ni l’une ni l’autre, pour une mosquée ou un temple juif. Mais
on peut discuter pour savoir quel est le meilleur style; l’un aime la
basilique, l’autre appelle ce style _païen_.--C’est mon opinion, dit
Bateman.--Un peu d’exagération, comme de coutume, reprit Campbell. La
basilique est belle en son lieu. Il y a deux choses que le gothique ne
peut produire, la ligne ou la forêt de colonnes rondes et polies, et le
dôme gracieux s’arrondissant sur la tête du spectateur comme le bleu
firmament.»

Tout le monde fut satisfait de cette diversion à la controverse
religieuse. On continua donc avec beaucoup d’entrain la conversation
plus légère qu’on venait d’ouvrir. «Je dois l’avouer, dit Willis; les
églises de Rome ne m’impressionnent pas comme les églises gothiques; je
les respecte, elles me pénètrent d’une sainte terreur, mais j’aime
l’arcade gothique, sa vue me fait plaisir.--Il y a d’autres raisons de
ce sentiment, reprit Campbell; à Rome, les églises sont incomplètes et
malpropres. Rome est une ville de ruines; les temples chrétiens sont
bâtis sur des ruines, et ils sont eux-mêmes, en général, délabrés ou
près de s’écrouler; ce sont, passez-moi l’expression, des ruines de
ruines.» Campbell était sur un sujet plus facile que celui de
l’Anglo-Catholicisme, et, comme personne ne l’interrompait, il continua
à son aise: «A Rome, d’énormes et hauts contre-forts remplacent les
colonnes, et sont revêtus de plâtre froid ou de peintures, au lieu de
marbre, ce qui donne aux églises un air indescriptible d’abandon.»
Willis ajouta qu’il s’était souvent demandé ce qui pouvait amener à Rome
tant d’étrangers, c’est-à-dire tant de Protestants. «C’est une ville si
solitaire, si triste! continua-t-il? Qu’y trouve-t-on, en effet? Un amas
de décombres, un terrain inégal, des chaussées droites, enfermées dans
de hautes et monotones murailles; les monuments antiques se perdant au
milieu de solitudes immenses; des palais ternis par le temps, des arbres
sans verdure, des rues où l’on enfonce dans la boue jusqu’à la cheville,
d’épais nuages de poussière et de paille qui vous aveuglent et vous
étouffent, un climat très-variable, l’air du soir très-dangereux. Naples
est bien un paradis terrestre, mais Rome n’est qu’une ville de foi.
Chercher les reliquaires qu’elle contient serait une vraie pénitence,
comme cela doit être pour un vrai Chrétien. Je comprends l’attrait des
Catholiques pour cette ville; mais je suis surpris d’y voir des
Protestants.--Il y a un charme auprès des _limina Apostolorum_, dit
Reding, Saint-Pierre et Saint-Paul ne sont pas là pour rien.--Il y a une
raison plus palpable, reprit Campbell; c’est que cette ville est un
rendez-vous universel de toutes les parties du monde. Il n’y a pas de
société aussi variée que celle de Rome. Vous allez à un bal; votre hôte,
que vous saluez dans le premier salon, est Français; vous avancez, vos
yeux aperçoivent la petite fille de Masséna en conversation avec
Mustapha-Pacha; bientôt vous vous trouvez assis entre un chargé
d’affaires yankee et un colonel russe; et en face de vous un Anglais se
fait remarquer par son excentricité.»

Ici Campbell, après avoir regardé sa montre, jeta un coup d’œil à
Willis, qu’il avait amené à Melford pour rendre sa visite à Bateman. Il
était temps pour eux de partir, s’ils ne voulaient être surpris par la
nuit. Notre hôte, qui se trouvait fort mécontent depuis qu’il avait
parlé, c’est-à-dire depuis environ un quart d’heure, n’était pas
d’humeur à faire des instances pour les retenir, non plus que Reding; il
se trouva donc bientôt seul. Il approcha son fauteuil du feu. Pendant
quelques instants, il n’éprouva que le sentiment d’un profond dégoût. A
la fin, pourtant, ses pensées commencèrent à se dérouler, et elles
prirent la forme suivante: «C’est dommage, c’est dommage, se dit-il;
Campbell est un homme très-habile, bien plus habile que moi; c’est même
un homme instruit; mais il n’a pas de tact. C’est déplorable; l’arrivée
de Reding a été un malheur; nous aurions pu, toutefois, la faire tourner
à notre avantage; mais employer les arguments dont il s’est servi!
Comment pouvait-il espérer de le convaincre? Il nous a rendus simplement
la risée des autres... Comment s’est-il tiré d’affaire? Il a dit que les
Rubriques ne lient pas. Qui jamais entendit pareil langage, au moins de
la part d’un Anglo-Catholique? Comment prétendre être bon Catholique
avec de telles idées? Mieux vaudrait s’appeler Protestant ou Erastien
tout d’un coup; on saurait au moins à quoi s’en tenir. Quelle fâcheuse
impression cela doit avoir faite sur Willis! Je m’en suis bien aperçu;
il avait de la peine à contenir un sourire; mais Campbell n’a aucun
tact. Il va, il va son chemin, jetant ses pensées, qui sont
très-subtiles, très-originales, certainement, mais il ne tient jamais
compte de la société présente. Et puis, il est si positif, si tranchant;
c’est très-désagréable, je ne sais parfois comment je puis supporter
tout cela. Oh! voici une cruelle affaire, l’effet doit en être
désastreux. Pauvre Willis! je suis certain que nous ne l’avons pas fait
avancer d’un pouce. Il m’a paru même, à un moment, qu’il riait de moi...
Qu’a-t-il dit ensuite? Il y avait quelque autre chose, je le sais. Ah!
je me souviens. L’Église Catholique est en ruines, elle est brisée en
morceaux!... Quel paradoxe! qui le croira, si ce n’est lui? J’avoue que
je suis si vexé, que je ne sais que faire.» Il se leva brusquement et se
mit à se promener en long et en large. «Et tout cela, parce que les
évêques n’interviennent point. On ne peut le dire, et c’est ce qu’il y a
de plus triste, mais ils sont au fond la cause du mal. Ils n’auraient
qu’à montrer leur petit doigt et à rendre obligatoires les Rubriques,
dès lors toute controverse serait finie... Mais je croyais qu’il y avait
encore autre chose. Eh! oui, il a dit qu’il n’était pas nécessaire de
jeûner! Mais les étudiants de Cambridge sont toujours singuliers, ils
ont toujours quelque caprice. Il aurait dû venir à Oxford; nous en
aurions fait un homme. On ne peut le nier, il a plusieurs bons
principes; mais il court les théories, caresse sa marotte et pousse les
conséquences à l’extrême.»

Notre hôte fut interrompu au milieu de ses réflexions par son clerc, qui
venait lui dire que John Tims avait juré que sa femme ne ferait pas ses
relevailles à l’église devant l’assemblée, et qu’il était presque décidé
à faire baptiser son enfant par les Méthodistes. Cet incident donna une
nouvelle direction aux pensées de Bateman.




CHAPITRE XIX.

De quelques pratiques religieuses.


L’hiver avait été en général sec et agréable. En février et en mars, les
pluies furent si abondantes et les vents si forts que Bateman ne vit
guère Charles ni Willis. Il n’avait pas renoncé, pourtant, à ses projets
sur ce dernier, mais le difficile pour lui était de trouver le meilleur
moyen de les faire réussir. Quant à Campbell, il était résolu à
l’exclure de toute participation à son œuvre; il hésitait, au contraire,
à l’égard de Charles. Il l’avait trouvé beaucoup moins catholique romain
qu’il ne s’y attendait, et il pensait qu’en se confiant à lui, et en le
faisant son agent auprès de Willis, il parviendrait peut-être à lui
donner une direction anglicane. En conséquence, il lui fit part de sa
sollicitude pour ramener Willis à «l’Église de son baptême». Charles lui
conseilla de laisser les choses en paix, ajoutant qu’il pourrait réussir
à éloigner de Rome le jeune converti sans le ramener à l’Anglicanisme.
Cet avis ne découragea pas Bateman. Le temps s’étant amélioré, celui-ci
les invita tous deux à dîner, un des derniers dimanches du carême. Il
voulait ce jour-là livrer bataille, et, dans ce dessein, il avait lu
avec soin les ouvrages les plus populaires contre l’Église de Rome.
Après y avoir beaucoup réfléchi, il se décida à diriger son attaque sur
quelques-uns des «maux pratiques», d’après lui, «de l’Église Romaine»,
comme étant plus faciles à prouver que des points de doctrine ou
d’histoire; matières d’ailleurs dans lesquelles Willis pouvait bien être
plus versé que lui à cette époque. Il considérait, en outre, que si
Willis avait jamais été ébranlé dans sa nouvelle foi sur le continent,
c’était par les exemples pratiques qu’il avait eus sous les yeux du
résultat des doctrines particulières de sa croyance, lorsqu’elles
étaient librement suivies. Enfin, à dire vrai, notre ami n’avait pas une
idée très-claire du nombre des principes qui lui étaient communs avec
l’Église de Rome, ni du point où il devait s’arrêter dans les différents
détails du Symbole du pape Pie. C’est pourquoi il était évidemment plus
sûr de borner son attaque à des matières de pratique.

«Vous voyez, Willis, dit-il quand ils furent à table, que je vous ai
servi du maigre, ignorant si vous avez une dispense. Nous ferons gras,
nous autres; mais ne pensez pas que nous ne jeûnions à certains jours.
Je ne suis nullement de l’avis de Campbell; toutefois nous ne jeûnons
pas le dimanche. Telle est notre règle, et je crois qu’elle remonte aux
premiers siècles.» Willis répondit qu’il ignorait les usages de la
primitive Église: «mais je pense, ajouta-t-il, que tout le monde admet
que les matières de discipline peuvent être modifiées par l’autorité
compétente.--Sans doute, repartit Bateman, pourvu que tout soit d’accord
avec le texte inspiré de l’Écriture»; et il s’arrêta, dévoré du désir
d’aborder quelque grand sujet, si c’était possible. Ne sachant comment
s’y prendre, il vit qu’il devait se jeter _in medias res_, et il ajouta:
«Tout ce qu’on trouve dans les églises du continent ne s’accorde pas, je
présume, avec le texte inspiré.--Vous voulez parler, je suppose, dit
Willis innocemment, des _antependia_, des _dorsals_, des autels de
pierre, des chapes et des mitres; sans doute, ces choses ne se trouvent
pas dans l’Écriture.--C’est vrai, dit Bateman; mais quoiqu’elles ne se
trouvent pas dans l’Écriture, ces choses ne sont pas en contradiction
avec la Bible. Elles sont toutes très-légitimes; mais le culte des
Saints, spécialement celui de la Sainte Vierge, le culte des Reliques,
les prières marmottées dans une langue inconnue, les Indulgences et les
Communions rares sont, je le crois, en contradiction directe avec
l’Écriture.--Mon cher Bateman, repartit Willis, vous paraissez vivre
dans une atmosphère de controverse; c’est comme à Oxford, il y avait
toujours chez vous quelque argument sur le tapis. La religion nous est
octroyée pour jouir de ses charmes, et non pour en faire un objet de
dispute. Donnez-moi une autre tranche de ce gigot.--Oui, Bateman, ajouta
Reding, laissez-nous savourer votre dîner. Willis le mérite, car je
crois qu’il a fait une bonne promenade aujourd’hui. N’avez-vous pas été
à pied à Seaton? Une route de quatorze milles, et un terrain accidenté.
En certains endroits, le chemin doit être encore boueux.--C’est vrai,
dit Bateman. Prenez un verre de ce vin, Willis; il est bon; c’est du
madère que j’ai reçu d’une de mes tantes.--Willis nous fait honte,
reprit Charles, à nous qui n’avons eu qu’un pas à faire de notre chambre
jusqu’à l’église, tandis que, lui, il a fait un pèlerinage à la
sienne.--Je n’attaque pas notre ami, répondit Bateman; il s’agissait
seulement d’un point sur lequel je le croyais d’accord avec moi; savoir,
qu’il y a bien des corruptions de culte dans les églises du continent.»
Voyant que son silence commençait à être remarqué, Willis répondit qu’il
pensait que les personnes non catholiques ne peuvent indiquer ce qui est
corruption et ce qui ne l’est pas. Ici la controverse s’arrêta encore;
Willis ne paraissait pas d’humeur à la poursuivre, peut-être aussi
était-il trop fatigué. Ils mangèrent donc et ils burent, se contentant
d’assaisonner le repas de quelques lieux communs, jusqu’à ce que la
nappe fût levée. Le dîner fini, on recula un peu la table, et les trois
amis se placèrent devant le feu que Bateman ranima. Deux d’entre eux au
moins avaient mérité quelque relâche, et c’était précisément les deux
qui, se posant en mutuels adversaires, allaient se battre dans la
prochaine controverse. L’un avait fait une longue course; l’autre avait
eu deux services entiers, un baptême et un enterrement. L’armistice dura
un grand quart d’heure. Charles et Willis employèrent ce temps à une
causerie amicale. Bateman, de son côté, profita de ce répit pour
combiner ses moyens d’attaque. Se trouvant enfin prêt pour l’assaut, il
l’ouvrit selon les règles.

«Allons, mon cher Willis, dit-il, je ne puis vous lâcher de la sorte; je
suis sûr que ce que vous avez vu sur le continent vous a scandalisé.»
L’attaque était presque grossière: Willis répondit que s’il eût été
protestant, il aurait été facilement choqué; mais il était catholique;
et un soupir presque imperceptible s’échappa de sa poitrine. D’ailleurs,
s’il avait été tenté de se scandaliser, il se serait souvenu qu’il
appartenait à une Église qui ne peut errer dans aucune matière
importante. Il ne s’était pas joint à l’Église pour critiquer, mais pour
apprendre. «J’ignore, ajouta-t-il, ce qu’on entend quand on dit que nous
devons avoir la foi, que la foi est une grâce, que la foi est le moyen
de notre salut, s’il n’y a aucun point sur lequel nous ayons à
l’exercer. La foi marche contre la vue: donc, à moins qu’il n’y ait des
choses qui vous heurtent, il n’y a rien contre quoi vous ayez à
marcher.» Bateman cria au paradoxe. «S’il en est ainsi, répliqua-t-il,
pourquoi ne pas nous faire Mahométans? Nous aurions alors assez de
matières pour exercer notre foi.»

--Eh bien, repartit Willis, supposons que votre ami, homme honorable,
est accusé de vol, et que les apparences lui sont contraires;
admettriez-vous de prime abord l’accusation? Ce serait une belle épreuve
pour votre foi en lui; et si par la suite il était en mesure de montrer
son innocence, je ne crois pas qu’il vous fût très-reconnaissant, dans
le cas où vous auriez attendu son explication pour prendre son parti; la
connaissance que vous aviez de sa personne ne vous permettait pas de le
suspecter. Si donc, je m’unis à l’Église ayant foi en elle, quoi que je
puisse voir qui me surprenne, ce n’est qu’une épreuve pour ma
foi.--C’est vrai, dit Charles; mais la foi doit avoir un fondement; nous
ne pouvons pas croire sans raison; et la question est de savoir si
certains actes de l’Église ne sont pas un sujet légitime de former un
jugement en sa faveur, ou contre elle.--Un catholique, comme je l’étais
sur le continent, répondit Willis, a déjà trouvé ses motifs de
crédibilité, car il croit; mais pour celui qui ne l’est pas, un
protestant par exemple, je tiens pour certain qu’il aura probablement
des idées fausses touchant le culte catholique. Il peut facilement
arriver qu’il ne le comprenne pas.--Cependant il y a des gens qui ont
autrefois été convertis par la seule vue de ce culte, objecta
Reding.--Certainement, répondit Willis; Dieu opère de mille manières.
Dans le culte catholique, il y a bien des choses capables de frapper un
protestant, mais il y en a aussi beaucoup qui doivent l’embarrasser; par
exemple, la dévotion à la Sainte Vierge, dont parlait notre ami.

--Vous ne pouvez le nier, reprit Bateman; cela est évident; il est
impossible que le culte rendu par les Catholiques Romains à la Sainte
Vierge ne porte pas atteinte à la suprême adoration due au Créateur
seul.--Voilà précisément un exemple de ce que je disais, répondit
Willis, vous jugez _a priori_; vous ne connaissez pas la chose par
expérience, mais vous dites: «Cela doit être, il ne peut en être
autrement.» Telle est la manière dont un protestant juge et tire ses
conclusions; mais un catholique, qui pratique et ne s’en tient pas à des
idées spéculatives, sent la vérité du contraire.--Il est des choses,
repartit Bateman, qui ressemblent tellement à des axiomes qu’elles
dispensent de l’épreuve. D’ailleurs, l’usage journalier est très-propre
à cacher au peuple le mal réel de certaines pratiques.--Étrange
aveuglement que le vôtre! répliqua Willis; vous ne voyez pas que cet
argument est celui-là même que les différentes sectes emploient contre
vous autres Anglicans. L’Unitaire, par exemple, dit que la doctrine de
l’Expiation _doit_ nous conduire à considérer le Père, non comme un Dieu
d’amour, mais seulement comme un Dieu de vengeance; et il appelle
immoral le dogme de l’éternité des peines. De même le Wesleyen ou le
Baptiste déclare qu’il est absurde de supposer qu’un homme puisse
admettre la doctrine de la régénération baptismale et être en même temps
un homme spirituel, et il dit que cette doctrine _doit_ avoir un effet
engourdissant sur l’esprit et détruire sa simple confiance dans
l’expiation du Christ. Je prendrai un autre exemple. Beaucoup
d’excellents Catholiques, qui n’ont jamais vu d’Anglicans, sont aussi
incapables de se faire une idée exacte de votre position que vous
l’êtes, vous, de vous représenter la leur. Ils ne peuvent s’expliquer
comment vous êtes assez illogiques que de ne pas marcher en avant ou
reculer. Bien plus, ils soutiennent que l’état de votre esprit, tel que
vous le manifestez, est impossible; ils ne croient pas à sa réalité.
Quant à moi, je puis déplorer votre état; je puis croire que vous êtes
illogiques, et quelque chose de pis; mais je sais que c’est un état qui
existe. De même donc que j’admets qu’une personne peut reconnaître une
Église Catholique, sans croire cependant que cette Église est celle de
Rome; de même, je vous demande, sous forme d’_argumentum ad hominem_, si
vous ne devez pas croire que nous pouvons honorer la Sainte Vierge comme
la première des créatures, sans porter atteinte à l’honneur dû à Dieu.
Tout au plus, devriez-vous nous appeler illogiques; mais vous ne devriez
pas nier que nous faisons ce que nous vous affirmons.--J’établis une
distinction, repartit Bateman: il est bien possible, je vous l’accorde,
qu’un Catholique instruit mette une différence entre la dévotion à la
Sainte Vierge et le culte rendu à Dieu; mais je soutiens seulement que
la multitude ne fera pas cette différence.--Je sais que c’est votre
pensée, répondit Willis; et cependant, je le répète, vous parlez, non
d’après l’expérience, mais sur une raison _a priori_. Vous ne dites pas:
«Cela est ainsi», mais, «Cela doit être ainsi.»

Il y eut un moment de silence; puis Bateman reprit la parole. «Vous nous
donnerez peut-être quelque peine, dit-il en riant, mais nous sommes
résolus de vous ramener à nous, mon bon Willis. Or, je vous le demande,
à vous qui aimez la vérité: vient-elle du ciel cette Église qui enseigne
des mensonges?--Il nous faut définir les mots _vérité_ et _mensonge_,
répondit Willis en riant aussi. Mais cette définition nous étant à tous
deux connue, je n’ai pas de peine à déclarer comme proposition évidente
qu’une Église qui enseigne des mensonges ne vient pas du
ciel.--Naturellement, vous ne pouvez nier la proposition, reprit
Bateman; eh bien, donc, n’est-il pas certain qu’à Rome même il y a des
reliques que rejettent aujourd’hui tous les hommes instruits, et
lesquelles cependant sont encore vénérées comme reliques? Par exemple,
Campbell m’a dit que les têtes réputées de saint Pierre et de saint
Paul, dans une des grandes basiliques de Rome, ne sont pas certainement
celles des apôtres, puisque la tête de saint Paul fut trouvée avec son
corps, après l’incendie qui, il y a quelques années, dévora son
église.--Je ne connais pas ce cas particulier, mon cher ami; mais vous
posez une vaste question, qui ne peut être résolue en quelques mots. Si
je devais parler, voici comment j’établirais ma thèse. Je commencerais
par cette proposition, que l’existence des reliques n’est pas
invraisemblable; m’accordez-vous ce point?--Je n’accorde rien;
continuez.--Eh bien, il y a un grand nombre de reliques païennes que
vous admettez. Qu’est-ce que Pompéi et tout ce qu’on y trouve, sinon un
immense reliquaire païen? Pourquoi n’y aurait-il pas, à Rome et
ailleurs, des reliques chrétiennes, comme il y en a de païennes?--C’est
juste.--Bien; et les reliques peuvent avoir un caractère d’authenticité.
On voit encore de nos jours le tombeau des Scipion, sur lequel se lisent
les noms de ces grands hommes. Supposez qu’on y eût trouvé des cendres,
n’admettriez-vous pas que ce sont les cendres d’un Scipion?--A la
question! Plus vite.--Saint Pierre, continua Willis, parle de David
«dont le tombeau est au milieu de vous jusqu’à ce jour». Il n’y a donc
rien d’étonnant qu’une relique sacrée soit conservée onze siècles et
reconnue pour être telle, lorsqu’une nation se fait un devoir de la
garder.--Vous battez les buissons, s’écria Bateman avec impatience;
allez plus vite.--Laissez-moi suivre ma route; donc, il n’y a rien
d’invraisemblable, en considérant que les chrétiens ont toujours traité
avec soin les monuments des choses sacrées...--Vous ne l’avez pas
prouvé, repartit Bateman, qui craignait une manœuvre cachée sous ces
paroles.--Eh bien, reprit Willis, vous n’en doutez pas, je suppose, au
moins depuis le quatrième siècle, alors que sainte Hélène apporta de la
Terre Sainte les monuments de la Passion de Notre-Seigneur et les
enferma à Rome dans la basilique, qui, pour ce motif, fut appelée
Santa-Croce. Quant aux temps antérieurs à l’époque de la persécution,
les chrétiens eurent naturellement peu d’occasions de montrer une
dévotion semblable, et les souvenirs historiques y sont moins nombreux;
toutefois, l’existence de ce respect est aussi sûre et aussi certaine
qu’aucun fait de l’histoire. On ramassa les os de saint Polycarpe,
disciple de saint Jean, après qu’il eut été brûlé, comme on avait fait
de ceux de saint Ignace avant lui, après son exposition aux bêtes; et
l’on en fit autant des os et du sang de tous les martyrs. Personne ne
doute de ce fait; je n’ai jamais rencontré de dissidence sur ce point.
De même encore, les disciples prirent le corps de saint Jean-Baptiste
(et il serait bien étrange qu’ils ne l’eussent pas fait), et ils
l’ensevelirent «dans _le_ tombeau», selon l’expression de saint Marc,
qui en parle comme d’une chose connue. Or, pourquoi n’aurait-on pas de
la même manière, et même à plus forte raison, pris soin des corps de
saint Pierre et de saint Paul, quand ce n’eût été que pour les ensevelir
avec décence? Mais si l’on a pris soin de ces corps au moment de leur
martyre, est-il étonnant qu’on les ait ensuite conservés?--Mais ils
ne peuvent se trouver en deux endroits à la fois, objecta
Bateman.--Écoutez-moi, mon ami: s’il existe une tradition que dans un
certain lieu se trouve une relique d’un apôtre, de prime abord il y a
une probabilité qu’elle est là; la présomption est en sa faveur.
Pouvez-vous le nier? Eh bien, si l’on dit que la même relique se trouve
en deux endroits, alors l’une ou l’autre des deux traditions est fausse,
et _prima facie_ leur valeur respective en est affaiblie. Cela, je
l’admets, mais je me garderai bien de rejeter ces deux traditions à la
fois; chacune d’elles a encore sa valeur, quoique individuellement
diminuée. Or, supposez qu’il existe des circonstances qui confirment
l’une, l’autre s’en trouve d’autant plus affaiblie, et à la fin la
probabilité de sa vérité peut disparaître; et quand, un long temps
s’étant écoulé, les témoignages lui restent toujours contraires, alors
cette tradition est complétement abandonnée. Mais tout cela est l’œuvre
du temps. D’ailleurs ce n’est pas plus une objection contre la doctrine
et la pratique de la vénération des reliques d’entendre dire qu’un corps
se trouve dans deux endroits, que ce n’est une accusation contre
l’histoire profane de voir, à propos de Charles Ier, certains historiens
nous soutenir qu’il fut enseveli à Windsor, et d’autres à Westminster;
problème qui a été résolu dans ces derniers temps[67]; c’est une
question de témoignage, et elle doit être traitée comme telle.--Mais si
la tête de saint Paul a été trouvée sous l’église qui porte son nom,
repartit Bateman, il est assez clair qu’elle n’a pas été conservée dans
l’autre basilique.--C’est vrai; mais les questions graves de ce genre ne
peuvent se décider en un instant. Quant à moi, j’ignore les
circonstances de ce fait, et je ne prends que votre relation. Il faut
donc prouver que c’est la tête de saint Paul qu’on a trouvée avec son
corps; car, puisqu’il fut décapité, la tête et le corps ne sauraient
être joints ensemble. Voilà une question; et combien d’autres
surgiraient! Il n’est pas facile d’établir une question d’histoire. On
voit tous les jours revivre des controverses de ce genre qui semblaient
résolues. C’est très-bien pour des historiens profanes de renoncer tout
d’un coup à une tradition ou à un témoignage, et pour une génération de
s’en moquer; mais l’Église ne peut faire ainsi. Elle a une
responsabilité religieuse, et elle doit procéder lentement. Supposez
qu’il arrive que les têtes qui se trouvent à Saint-Jean de Latran sont,
après tout, celles des Apôtres, et que l’Église les ait rejetées; est-ce
admissible? On voit tous les jours revivre des questions historiques,
disais-je. Walpole ne prouva-t-il pas admirablement que les deux petits
princes assistaient à la procession du couronnement du roi Richard?
Cependant, il y a quelques années, deux squelettes d’enfants furent
trouvés dans la Tour à la place même où l’on disait que les enfants
d’Édouard avaient été assassinés et enterrés par le duc de Gloucester.
Je parle de mémoire, mais le fait général que je cite est incontestable.
Ussher, Pearson et Voss prouvèrent que les petites Épîtres de saint
Ignace étaient authentiques; et aujourd’hui, après un laps de deux
siècles, la question est encore débattue d’une manière assez plausible.»

  [67] Il est parfaitement établi maintenant que Charles Ier a été
    enseveli au château de Windsor, dans la magnifique chapelle de
    Saint-George. C’est en 1813 que les doutes sur la sépulture de ce
    roi ont été éclaircis. La cérémonie de l’exhumation eut lieu sous
    les yeux de George IV et d’un petit nombre de témoins.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel Bateman réfléchit à ses
faits et à ses arguments; mais rien ne se présentait pour l’heure.
Willis continua: «Vous devez remarquer aussi que les reliques comme
celles que vous avez mentionnées sont ordinairement sous la garde de
corps religieux. Or, naturellement, ceux-ci sont jaloux de toutes les
tentatives faites pour prouver qu’elles sont fausses, et, dans un esprit
de corps bien pardonnable, ils les défendent de toute leur puissance et
soulèvent des obstacles contre toute décision opposée. C’est ainsi que
votre société défend, à très-juste titre, la réputation de sa
fondatrice, la reine Boadicée. Si un jugement était porté contre elle
par tous les tribunaux du pays, votre brave et loyal président
l’abandonnerait-il? Non. Un pareil fait briserait son cœur magnanime, et
comme un preux chevalier il voudrait mourir au service de sa dame. Donc,
et d’après le devoir religieux et d’après le sentiment humain, c’est une
chose très-difficile de faire désavouer une relique reconnue.--Eh bien,
reprit notre hôte, d’après mon pauvre jugement, il me semble que c’est
une honte de conserver, par exemple, des inscriptions que tout le monde
sait être fausses.--Mon cher Bateman, répliqua Willis, vous tournez dans
un cercle vicieux; _tout_ le monde ne sait pas cela; c’est un point qui
est en voie d’être établi, mais qui ne l’est pas encore. Vous pouvez
dire que des _individus_ l’ont établi, ou qu’il _peut_ être établi,
mais, je le répète, il ne l’est pas encore. Des cas semblables arrivent
fréquemment en matières civiles, sans que pour cela personne parle mal
des individus ou des corps existants. Jusque dans ces dernières années,
le Monument de Londres[68] portait une inscription attestant que cette
ville avait été brûlée par nous, pauvres Papistes. Déjà, il y a un
siècle, Pope, le poëte, appelait la colonne «un grand matamore» qui
«relève sa tête pour mentir»; et cependant l’inscription n’a été enlevée
que depuis peu de temps. Ce fut, je crois, à l’époque de la restauration
du Monument. L’occasion était favorable pour faire disparaître une
calomnie sur laquelle jusqu’alors on ne s’était pas prononcé
définitivement, et sur laquelle on ne se prononça pas, non plus, par
égard _primâ facie_ pour l’autorité de la relation contemporaine de la
calamité que la colonne rappelait. Il n’y a jamais un point fixe du
temps où l’on puisse dire: Maintenant la tradition est prouvée fausse.
Lorsqu’une croyance reçue a été ostensiblement exposée, la question
reste dormante jusqu’à ce que l’on trouve de nouvelles preuves. Si
aucune ne se produit, une cause accidentelle, comme la restauration d’un
monument, la fait à la fin disparaître.»

  [68] Voy. la note E.

«Nous sommes un peu sortis du sujet», pensa Bateman; et il s’agitait sur
sa chaise tâchant de rattraper le fil de son raisonnement. Reding fit
une objection. Il dit que personne ne connaissait l’inscription du
Monument, ni ne s’en inquiétait, tandis que l’on rendait un culte
religieux aux deux têtes qui se trouvent à Saint-Jean de Latran. «C’est
cela, s’écria notre hôte, c’est précisément ce que j’allais dire.--Eh
bien, répondit Willis, quant à ce cas particulier, rappelez-vous que
j’accepte votre relation, puisque j’ignore le fait. Mais considérons
l’étendue de cette erreur. On ne doute nulle part qu’au moins ce ne
soient des têtes de martyrs. La seule et l’unique question est donc
celle-ci: Sont-elles les véritables têtes des Apôtres? Depuis un temps
immémorial elles ont été conservées sur ou sous l’autel comme les têtes
de saints ou de martyrs; et il suffit d’une légère connaissance des
antiquités chrétiennes pour être parfaitement certain qu’elles sont
réellement de saintes reliques, lors même qu’elles seraient inconnues.
La seule erreur, donc, est que les Catholiques ont vénéré, sous un faux
nom, ce qui, après tout, était digne de vénération. Peut-être en ont-ils
attendu des miracles, confiance bien légitime; peut-être encore ont-ils
été les témoins de ces miracles, et cette hypothèse est bien naturelle,
vu que, quoiqu’on se trompât sur leur vrai nom, ces reliques étaient
néanmoins des reliques de saints; mais enfin tout cela n’est
certainement pas une si grande affaire.--Vous avez avancé gratuitement
trois propositions, répliqua Bateman: 1º qu’on n’a placé sous les autels
que des reliques de saints; 2º que ces reliques ont toujours été là;
3º... Je sais qu’il y avait un troisième point; voyons...--C’est
très-vrai, repartit Willis en l’interrompant, et je vous aiderai encore
pour quelques autres. J’ai avancé qu’il y a dans le monde des Chrétiens
appelés Catholiques; de plus, qu’ils pensent que c’est bien de vénérer
les reliques; mais, mon cher Bateman, ces propositions étaient les
principes et non le sujet de notre discussion, et si l’on devait les
démontrer, il faudrait une controverse particulière; je pense,
toutefois, que nous avons assez de controverse pour aujourd’hui.--Oui,
Bateman, reprit Charles; il se fait tard. Je dois songer à mon retour.
Donnez-nous du thé, et laissez-nous partir.--Partir? s’écria Bateman;
mais nous venons à peine de dîner, et nous n’avons encore rien fait
jusqu’à présent. J’avais beaucoup de choses à dire.» Il sonna cependant
pour le thé, et la table fut dégarnie.




CHAPITRE XX.

Un beau mouvement d’enthousiasme inattendu et communicatif.


La conversation se ralentit. Bateman était encore affairé avec sa
mémoire, et il devenait, aussi, impatient. Le temps s’écoulait, et aucun
coup n’avait été frappé. Willis, de son côté, commençait à bâiller, et
Charles paraissait désireux d’en finir. «Ces Papistes, se disait Bateman
à part lui, établissent leurs propositions d’une manière fort plausible,
mais de très-mauvaise foi certainement; on doit être à la hauteur de
leurs ruses. J’ose le dire, si la vérité était connue, on saurait que
Willis a pris des leçons; il paraît si grave; je suis convaincu qu’il
tient en réserve bien des choses, et qu’il se joue de mon ignorance. Qui
sait? Peut-être est-ce un jésuite déguisé...» Cette pensée était
terrible, et elle arrêta pendant quelques secondes le cours de ses
réflexions. «Si je pouvais savoir ce qu’il pense réellement! Il est si
difficile de les déchiffrer! Ils ne disent rien de ce qui se passe chez
eux, et ils sont sous l’obéissance. On ne sait quand il faut les croire.
Je soupçonne qu’il a été cruellement désappointé par le Romanisme; il
est si maigre... Mais naturellement il ne l’avouera pas. Un tel aveu
blesse l’amour-propre, et il veut être conséquent. Il ne veut pas qu’on
se moque de lui, il tire donc le meilleur parti des choses. Je voudrais
savoir comment il faut le traiter. J’ai eu tort d’inviter Reding;
évidemment Willis ne peut être expansif devant un tiers. Il ressemble au
renard qui a perdu sa queue. J’ai manqué de tact en cela, je le vois
maintenant. Chose très-importante que d’avoir du tact! Ceci en demande
beaucoup. J’avais tant de choses à lui dire sur les indulgences, et sur
la rareté des communions! Je pense que je dois lui parler de la messe.»
Ainsi se tourmentait notre hôte intérieurement, tout en faisant le thé.
Il tenta enfin son dernier assaut.

«Eh bien, Willis, dit-il, nous vous ramènerons parmi nous à la Noël
prochaine. Je ne puis vous accorder un plus long terme; je suis certain
de mon fait; cela demande du temps, cela ira avec lenteur, mais c’est
sûr. Quelle joie alors! je ne sais pas ce qui vous arrête. Vous ne
faites rien à cette heure; vous êtes relégué dans un coin; vous dissipez
votre existence. Qu’est-ce qui vous retient?» Willis, prenant un air
étrange, répondit simplement: «Ce qui me retient? La grâce.» Bateman fut
ébahi de cette réponse, mais il se remit bientôt: «Me préserve le ciel,
reprit-il, de traiter ces choses à la légère, ou de m’occuper de vous
indûment! Je sais, mon cher ami, que vous êtes un jeune homme sérieux;
mais, dites-moi, je vous prie, avec quelles raisons vous justifiez la
messe telle qu’on la célèbre sur le continent. Comment peut-on l’appeler
un «culte raisonnable», alors que tous les prêtres conspirent pour la
marmotter au galop, comme s’il ne leur importait absolument pas qu’on y
assistât, ou qu’on en comprît le sens? Parlez, mon brave, parlez,
ajouta-t-il en le frappant doucement sur l’épaule.--Ce sont des
questions difficiles, répondit Willis; dois-je m’expliquer? Des
questions très-difficiles, répéta-t-il d’un ton plus animé et
s’échauffant à mesure qu’il parlait; je veux dire qu’on les considère
très-diversement. Il est difficile de faire passer dans l’esprit d’une
personne l’idée d’une autre. L’idée du culte, dans l’Église Catholique,
est différente de celle que vous en avez dans votre Église; car, en
vérité, les religions sont différentes. Ne vous y trompez pas, mon cher
Bateman, continua-t-il avec douceur, notre religion n’est pas la vôtre
un peu plus ou un peu trop développée, comme il vous plaît de le dire.
Non, elles diffèrent dans l’espèce et non pas dans la valeur. La
religion Romaine est une religion, l’Anglo-Catholicisme en est une
autre. Et quand le temps viendra (et il viendra) pour vous, étranger
comme vous êtes aujourd’hui, de vous soumettre au joug aimable du
Christ, alors, mon cher ami, ce sera la _foi_ qui vous rendra capable de
supporter les manières et les usages des Catholiques, lesquels sans cela
pourraient vous surprendre. Autrement, vos habitudes dès longtemps
contractées, les rapports de certains actes extérieurs avec les vrais
actes intérieurs de dévotion pourraient vous embarrasser, lorsque vous
auriez à vous conformer à d’autres habitudes et à vous créer d’autres
associations d’idées. Mais cette foi dont je parle, le grand bienfait de
Dieu, vous rendra capable alors de vous surmonter vous-même, de
soumettre votre jugement, votre volonté, votre raison, vos affections,
vos goûts et vos penchants aux règles et aux usages de l’Église. Ah!
pourquoi faut-il que la foi soit nécessaire en une telle matière, et que
ce qui est si naturel et si évident quand on est catholique ait besoin
d’une explication! Quant à moi, je vous le déclare», et il joignit ses
mains sur ses genoux, et, le regard fixe, comme s’il se fût parlé à
lui-même, il dit: «Quant à moi, rien ne me paraît si consolant, si
touchant, si saisissant, si capable de subjuguer l’âme entière que la
messe telle qu’on la célèbre parmi nous. Je pourrais y assister toute
une longue vie, sans éprouver jamais de fatigue. La messe, elle n’est
pas une simple forme de paroles; c’est une grande action, la plus grande
action qui puisse être accomplie sur la terre. C’est, non une pure
invocation, mais, si j’ose employer le mot, l’évocation même de
l’Éternel. Il descend sur l’autel en chair et en sang, Celui devant qui
les anges s’inclinent et les démons tremblent. C’est ce majestueux
événement qui est la fin et l’explication de toutes les parties de la
solennité. Des paroles sont nécessaires, non comme fin, mais comme
moyen; ce ne sont pas de simples supplications au trône de la grâce, ce
sont les instruments de ce qui est beaucoup plus haut, de la
consécration, du sacrifice. Comme si elles étaient impatientes
d’accomplir leur mission, elles se hâtent. Elles se suivent rapidement;
car toutes sont des parties d’une action intégrale. Rapidement elles
vont; car elles sont les paroles terribles du sacrifice, elles sont une
œuvre trop grande pour s’y appesantir; selon ce qui fut dit au
commencement: «Ce que vous faites, faites-le rapidement.» Rapidement
elles passent; car le Seigneur Jésus va avec elles, comme il passa sur
le lac aux jours de sa vie terrestre, appelant vite d’abord l’un, puis
l’autre. Rapidement elles passent, parce que tel l’éclair brille d’un
bout à l’autre du ciel, telle est la venue du Fils de l’Homme.
Rapidement elles passent; car elles sont comme les paroles de Moïse,
lorsque le Seigneur descendit dans la nue, appelant le nom du Seigneur
quand il passait: «Le Seigneur, le Seigneur Dieu, miséricordieux et
aimable, patient et riche en bonté et en vérité.» Et comme Moïse sur la
montagne, nous aussi «nous nous hâtons, nous inclinons nos têtes, et
nous adorons». Et de même encore, tous rangés autour de l’autel, chacun
à sa place, nous tenons nos yeux fixés sur le grand avénement,
«attendant l’agitation de l’eau»; chacun à sa place, avec son cœur, ses
besoins, ses pensées, son intention, ses prières; chacun à sa place,
attentif à l’action qui s’opère, attentif à ses progrès, s’unissant à sa
consommation. C’est ainsi que, du commencement à la fin, suivant sans
peine et d’un cœur plein d’espoir des prières magnifiques et suaves,
nous formons comme un concert de divers instruments qui concourent à une
douce harmonie, dont le prêtre de Dieu est l’âme et le soutien. Là se
trouvent des petits enfants et des vieillards; des laboureurs au cœur
simple et des lévites du sanctuaire; des prêtres qui se préparent pour
cet auguste sacrifice, et d’autres faisant leurs actions de grâces; là
sont des vierges pures et des hommes pénitents. Mais de toutes ces âmes
s’élève une seule hymne eucharistique, dont la grande action est la
mesure et l’essor. Et vous me demandez, mon cher Bateman, ajouta-t-il en
se tournant vers lui, si un tel culte n’est pas de pure forme et
déraisonnable! Il est merveilleux, ce culte! s’écria-t-il en se levant,
prodigieusement merveilleux!!! Quand donc ce cher et bon peuple
sera-t-il éclairé? _O Sapientia, fortiter suaviterque disponens omnia, o
Adonaï, o Clavis David et Exspectatio gentium, veni ad salvandum nos,
Domine Deus noster._»

Il n’y avait plus à se tromper sur Willis. Bateman était immobile, et
presque effrayé de cet élan d’enthousiasme auquel il était loin de
s’attendre. «Eh bien, mon ami, dit-il, ce n’est donc pas vrai, alors, ce
qu’on nous a rapporté sur vos hésitations dans votre attachement à
l’Église de Rome? Je vous en prie, excusez-moi. Pour rien au monde, je
ne vous aurais tourmenté, si j’avais connu la vérité.--La figure de
Willis était encore animée, et il paraissait aussi jeune et aussi
radieux qu’il l’était deux années auparavant. Il n’y avait rien de dur
dans sa vivacité; un sourire, de la joie presque, était sur son visage.
On eût dit toutefois qu’il était honteux de son propre enthousiasme;
mais cela n’ôtait rien à la sincérité évidente de ses paroles. Il prit
les deux mains de Bateman avant que celui-ci s’en aperçût, le souleva de
son siége, et, approchant sa bouche de son oreille, il lui dit à voix
basse: «Plût à Dieu que non-seulement vous, mais tous ceux qui
m’entendent en ce jour fussiez tout à fait tels que je suis, à la
réserve de ces chaînes!» Puis rappelant à son hôte que leur controverse
s’était prolongée fort tard, et lui souhaitant une bonne nuit, il sortit
avec Charles.

Quand la porte fut fermée, Bateman resta quelques minutes le dos tourné
vers le feu, et il se laissa aller au cours de ses pensées. «En vérité,
s’écria-t-il, Willis est tout à fait un homme; il m’a presque touché
moi-même. Quels moyens ont ces gens-là en leur pouvoir! Je l’avoue, son
contact a fait battre mon cœur: que l’enthousiasme est contagieux! Tout
autre que moi aurait été ébranlé. C’est vraiment un excellent garçon;
quel dommage que nous ne l’ayons pas gagné! c’est précisément l’homme
qu’il nous faudrait. Il aurait fait un Anglican admirable; il aurait
converti la moitié des dissidents de ce pays. Eh bien, nous les aurons
un jour; il ne faut pas perdre patience. Mais cette idée de parler de
_me_ convertir! «complétement», selon sa parole! A propos, que
voulait-il dire par ces mots «à la réserve de ces chaînes»? Il s’assit,
réfléchissant sur cette difficulté. D’abord il fut porté à croire
qu’après tout son ami pourrait bien avoir quelque crainte sur sa
position; puis il pensa que peut-être il avait un cilice ou une
chaînette sur le corps. Il finit par conclure que Willis n’avait voulu
rien dire du tout, et qu’il n’avait fait que terminer la citation du
texte[69].

  [69] Act. des Ap. XXVI, 29.

Après avoir passé quelque temps dans cet état, il jeta les yeux sur la
théière, se versa une dernière tasse de thé et mangea un morceau de
rôtie. Il retira ensuite le charbon du feu, éteignit une des bougies,
et, s’emparant de l’autre, il quitta le salon et se précipita, comme un
vélocipède, au haut du rude escalier tournant qui conduisait à sa
chambre.

Cependant Willis et Charles s’avançaient vers leurs demeures
respectives. Pendant quelque temps ils parcoururent en silence le même
sentier. Charles avait été beaucoup plus ému que Bateman, ou, pour mieux
dire, il avait été touché de l’enthousiasme de son ami. Il avait
toutefois gardé en lui ses impressions, éprouvant de la difficulté à
exprimer ses sentiments, et craignant d’être emporté hors des bornes.
Quand ils furent sur le point de se séparer, Willis lui dit avec
douceur: «Vous irez bientôt à Oxford, mon très-cher Reding; oh! si vous
étiez un des nôtres! Vous avez cela en vous. J’ai souvent pensé à vous
pendant la messe. Notre vénéré pasteur a célébré l’auguste sacrifice à
votre intention. Oh! mon cher ami, ne rejetez pas la grâce; écoutez sa
voix. Vous avez reçu des bienfaits que d’autres n’ont pas eus. Ce qui
vous manque, c’est la foi. Je pense que vous avez assez de preuves pour
être converti. Mais la foi est un don; priez pour obtenir ce grand
bienfait, sans lequel vous ne pouvez vous unir à l’Église, sans
lequel...» Et il s’arrêta, «vous ne pouvez marcher droit quand vous
appartiendrez à notre communion. Et maintenant, adieu; hélas! nos
sentiers se divisent. Tout est facile à celui qui croit: que Dieu vous
accorde ce don de la foi, comme il me l’a accordé à moi-même! Adieu
encore; qui sait quand et où je vous reverrai! Fasse le Seigneur que
cela soit dans le sein de la Jérusalem véritable, de la reine des élus,
de la sainte Église Romaine, de notre mère à tous!» Il attira Charles
vers lui, l’embrassa, et il était déjà loin avant que celui-ci eût pu
trouver une parole.

Charles pourtant n’aurait point parlé, quand même il l’aurait pu, tant
son émotion était forte! Il s’éloigna d’un pas rapide, abattant avec sa
canne les ronces et les petites branches que le pâle crépuscule lui
montrait dans son chemin. On eût dit que le baiser de son ami avait fait
couler dans son âme l’enthousiasme de ses paroles. Il se sentait
possédé, sans savoir comment, par un pouvoir supérieur et surnaturel qui
semblait le rendre capable de transporter les montagnes et de marcher à
travers l’Océan. Avec l’hiver autour de lui, il éprouvait dans tout son
être comme un parfum de printemps, alors que tout est nouveau et
radieux. Il voyait qu’il avait trouvé ce qu’il n’avait vraiment jamais
cherché, parce qu’il n’en avait pas même soupçonné l’existence, l’objet
toutefois dont il avait toujours éprouvé le besoin: une âme sympathique
à la sienne. Il sentait qu’il n’était plus seul en ce monde, quoiqu’il
perdît cette âme vraiment sœur de son âme au moment même qu’il l’avait
trouvée. «Est-ce là, se demanda-t-il, la communion des Saints? Hélas!
comment cela se pourrait-il, étant, moi, dans une communion et Willis
dans une autre? O puissante Mère!» Ces mots s’échappèrent de ses lèvres,
et il précipita davantage sa marche, escaladant les montées rudes et
courant dans les vallées qui le séparaient encore de Boughton. «O
puissante Mère!» répéta-t-il sans trop avoir conscience de ses paroles.
«O puissante Mère! je viens, ô puissante Mère! je viens; mais je suis
loin de la demeure. Épargnez-moi un peu; je viens aussi vite que je
puis, mais mon pied est lourd; je ne suis pas comme d’autres, ô
puissante Mère!» Cependant il avait marché deux milles dans cet état
d’excitation physique et mentale, et naturellement il se sentit
très-fatigué. Il ralentit son pas, et peu à peu il revint à lui; mais il
continua, comme machinalement, à répéter: «O puissante Mère!» «Mais,
quoi donc! s’écria-t-il soudain, où ai-je appris ces paroles? Willis ne
les a pas employées. En vérité, je dois être en garde contre ces voies
étranges: Tout homme peut être enthousiaste; l’enthousiasme n’est pas la
vérité... O puissante Mère! Hélas! je sais où est mon cœur! mais il faut
marcher par la raison. O puissante Mère!»




CHAPITRE XXI.

L’examen.


Le temps arriva enfin où Charles devait retourner à Oxford. Mais pendant
le dernier mois, des scrupules s’étaient élevés dans son esprit:
pouvait-il consciencieusement, dans l’état où il se trouvait, se
présenter même pour son examen? On n’avait pas, il est vrai, de
signature à donner pour subir cette épreuve, mais il comprenait que les
honneurs de la liste de classe n’étaient destinés qu’à ceux qui
adhéraient _bonâ fide_ à l’Église d’Angleterre. Il fit part de son
embarras à Carlton, qui s’efforça de connaître à fond l’état de son
esprit. Or, telles furent les données qui semblèrent résulter pour
celui-ci de ses observations: Charles n’avait aucune intention de
s’unir, présentement ni plus tard, à l’Église de Rome. Il sentait qu’en
ce moment il ne pourrait prendre une pareille décision sans commettre
une faute évidente; s’il le faisait, il agirait simplement contre sa
conscience. Dieu l’appelait-il autre part? il n’en avait pas la
certitude. Il comprenait que rien ne pouvait justifier un acte si
sérieux, si ce n’est la conviction qu’il lui était impossible de se
sauver dans l’Église à laquelle il appartenait; et cette conviction, il
ne l’avait point. Il n’avait pas de preuves suffisantes ni définies
contre son Église pour la quitter, ni aucune idée arrêtée en faveur de
l’Église de Rome, comme étant la seule Église du Christ. Cependant il ne
pouvait s’empêcher de soupçonner qu’un jour il penserait autrement. Il
concevait qu’un jour pouvait venir, qu’il viendrait même, où il aurait
cette conviction qu’à présent il n’avait pas, et d’après laquelle il
agirait naturellement, en quittant l’Église d’Angleterre pour celle de
Rome. Il ne pouvait dire clairement pourquoi il anticipait ainsi, sinon
parce qu’il y avait dans l’Église de Rome bien des choses qu’il croyait
vraies, et d’autre part dans l’Église d’Angleterre bien des choses qu’il
croyait fausses; et puis encore, parce que, plus il avait eu l’occasion
d’entendre et de voir, plus il avait eu de motifs d’admirer et de
vénérer le système de Rome, et d’être mécontent, au contraire, de celui
de son Église. Telles furent les remarques de Carlton à l’égard de son
jeune ami. Après avoir sérieusement étudié le cas, il conseilla à
Charles de se présenter pour son examen. Il agit ainsi, d’abord, parce
qu’il savait les changements qui s’opèrent dans l’esprit de la jeunesse,
et la difficulté pour Reding de prédire quel serait l’état de ses idées
deux années plus tard. Il prévoyait, en second lieu, qu’un avis
contraire eût été le moyen infaillible de tourner en conviction ses
doutes actuels sur le peu de solidité de l’Anglicanisme.

L’examen de Charles eut donc lieu en son temps. Les candidats étaient
nombreux. Il s’en tira d’une manière honorable, et son succès fut
regardé comme assuré. Sheffield vint après lui, et il subit son épreuve
avec éclat. On produisit la liste: Sheffield était au premier rang,
Charles au second. Dans ces sortes d’épreuves, il y a nécessairement
toujours du hasard; mais dans le cas actuel, on peut expliquer la
différence du succès des deux amis. Charles avait perdu quelque temps
par suite de la mort de son père et des affaires de famille qui en
avaient été la conséquence. Puis son renvoi de l’Université pendant les
six derniers mois, renvoi fort peu déshonorant, lui avait fait beaucoup
de tort. En outre, quoiqu’il eût étudié avec soin et persévérance, il
n’avait pas concouru pour les honneurs avec le même zèle que Sheffield.
Ses difficultés religieuses, particulièrement son indécision pour savoir
s’il se présenterait, n’avaient pas été sans exercer une grande
influence sur son application et son énergie. Comme le succès n’avait
pas été le premier désir de son cœur, la non-réussite ne lui causa pas
non plus une très-grande peine. Il aurait sans doute préféré le succès;
mais il jugea et sentit bientôt qu’il pouvait très-bien s’en passer.

Ensuite se présenta la question de ses grades, qu’il ne pouvait prendre
sans souscrire aux Articles. Il consulta Carlton. Il n’y avait pas
nécessité pour l’heure de devenir bachelier ès-arts; que pourrait-il y
gagner? Il valait mieux différer cette démarche. Il n’avait qu’à partir
et à ne pas en parler; personne n’en saurait rien; et si, au bout de six
mois, comme Carlton le prédisait avec confiance, il se trouvait dans un
état d’esprit plus calme, alors il n’avait qu’à revenir et à poursuivre
son but.

Qu’allait-il faire de sa personne à présent? Il n’y avait pas là une
grande difficulté, pour l’un comme pour l’autre, d’émettre un avis. On
décida qu’il serait mieux pour Charles d’étudier avec un ecclésiastique
dans l’intérieur du pays. De cette manière, il pourrait à la fois se
préparer aux ordres et s’éclairer sur les points qui le troublaient. Il
aurait par là, en outre, l’occasion de remplir quelques devoirs du
ministère, ce qui aurait pour résultat de tranquilliser et de calmer son
âme. Quant aux livres qu’il devait étudier, naturellement le choix en
appartiendrait à l’ecclésiastique qui serait chargé de sa direction,
mais, quant à lui, ajoutait Carlton, il ne lui recommandait pas les
ouvrages ordinaires de controverse avec Rome, ces ouvrages pour lesquels
l’Église Anglicane est si célèbre. Il lui conseillait plutôt ceux qui
étaient d’un caractère positif, qui traitaient les sujets au point de
vue de la philosophie, de l’histoire ou de la doctrine, et qui
développaient les principes particuliers à cette Église; ainsi, par
exemple: le grand ouvrage de Hooker, ou la _Defensio_ et l’_Harmonia_ de
Bull, ou les _Vindiciæ_ de Pearson, ou le magnifique travail de Jackson
sur le Symbole. A ces auteurs, il pourrait ajouter Laud sur la
Tradition, quoique ce dernier eût adopté la forme de controverse. Il
pourrait encore lire avec fruit les _Antiquités_ de Bingham, Waterland
sur l’usage de l’Antiquité, Wall sur le Baptême des enfants, et Palmer
sur la Liturgie. Il ne devait pas non plus négliger les auteurs
pratiques et traitant de la dévotion, tels que les évêques Taylor,
Wilson et Horne. Mais le point le plus important restait à résoudre: où
devait-il se fixer? connaissait-il dans le pays un ecclésiastique qui
voulût le recevoir dans sa maison comme ami et élève? Charles pensa à
Campbell, avec qui il était dans les meilleurs rapports. Carlton
approuva; il connaissait assez de réputation ce ministre pour être
certain que Charles ne pouvait se placer en des mains plus sûres.

Reding, en conséquence, fit la proposition au recteur de Sutton, et elle
fut acceptée. Dès lors il ne lui restait plus qu’à payer quelques
comptes, à emballer des livres laissés chez un ami, et à dire adieu, au
moins pour un temps, aux cloîtres et aux délicieux ombrages de
l’Université. Il partit au mois de juin, à cette époque où toute la
nature étale cette beauté fraîche et suave dont les charmes avaient ravi
son cœur au commencement de son séjour à Oxford, trois années
auparavant.




TROISIÈME PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.

La cruelle séparation.


Nous allons franchir un assez long espace de temps. Déjà, une fois, nous
avons pris la liberté d’omettre deux années de la vie du héros de notre
histoire; nous nous permettons de nouveau de laisser dans l’oubli une
triste période non moins longue, et le lecteur doit se transporter à
l’automne de la deuxième année après celle où Charles passa son examen,
sans prendre son grade[70].

  [70] Le grade est conféré dans une cérémonie distincte de l’examen.

A cette époque, notre intérêt se trouve tout entier à Boughton et au
presbytère de Sutton. Quant à Melford, l’ami Bateman l’avait quitté pour
l’administration d’une église dans une ville manufacturière dont le
district avait 10,000 âmes, et sur ce nouveau théâtre il travaillait à
faire accepter à son troupeau le surplis et les chandeliers dorés.
Willis avait également suivi sa voie: il avait dit adieu à sa mère et à
son frère, peu de temps après que Charles fut parti pour passer son
examen, et à cette heure il était dans le couvent des Passionnistes à
Pennington, sous le nom de Père Louis de _Sancta-Cruce_.

Un soir, vers la fin de septembre, Campbell était en visite à Boughton,
et il se promenait dans le jardin avec miss Reding. «En vérité, Marie,
lui disait-il, je ne pense pas que ce soit un bien de le retenir. Les
meilleures années de sa vie passent, sans que, humainement parlant, il y
ait espoir de lui voir changer ses idées, au moins jusqu’à ce qu’il ait
fait un essai de l’Église de Rome. Il est très-possible que l’expérience
le fasse revenir sur ses pas.--Terrible situation, répondit Marie!
Comment pouvons-nous, même indirectement, lui permettre de faire une
telle démarche?--C’est un brave et excellent jeune homme, répliqua
Campbell; c’est un caractère d’or. Tout le temps qu’il est resté avec
moi, il n’a fait aucune difficulté; il a lu entièrement les livres que
je lui ai recommandés et d’autres encore. Je l’ai trouvé toujours docile
à ma parole. Vous savez que je l’ai employé dans ma paroisse; il a
enseigné le catéchisme aux enfants et m’a servi d’aumônier. Pauvre jeune
homme! déjà sa santé en souffre; il voit qu’il n’y a pas de fin à tout
ceci: l’espérance différée rend le cœur malade.--Il est si pénible de
donner un appui quelconque à une démarche qu’on juge mauvaise! dit
Marie.--Mais qu’y faire? il n’est pas nécessaire que nous lui donnions
notre appui. Charles pourtant ne peut rester toujours à la lisière;
d’autant plus que nous avons fait une espèce de compromis. Il voulait
aller en avant dès la fin de la première année; je ne crus pas devoir
alors vous tourmenter à ce sujet; je me contentai de le retenir. Nous
transigeâmes de cette manière: il retira son nom des registres du
collége, car il n’y avait pas la moindre chance de lui faire jamais
signer les Articles, et il consentit à attendre encore une année.
Aujourd’hui, ce temps est plus qu’écoulé, et l’impatience le gagne.
Ainsi ce n’est pas nous qui favoriserons sa démarche, c’est bien lui qui
nous quittera.--Mais c’est si effrayant, repartit Marie; et ma pauvre
mère! Je crains vraiment que cela ne cause sa mort.--Ce sera un coup
écrasant, il n’y a pas de doute à cet égard; qu’en sait-elle
maintenant?--Je ne pourrais guère vous le dire. Elle en a été
positivement informée, il y a un an; mais comme elle voit Charles si
fréquemment, et toujours le même en apparence, je crains qu’elle n’ait
pas pris cela au sérieux. Elle ne m’en a jamais parlé. J’imagine qu’elle
pense que, dans mon frère, c’est une affaire de scrupule, d’inquiétude
sans doute, mais que cela passera.--C’est à moi à le lui annoncer,
Marie.--Eh bien, je crois qu’il faut le faire, repartit miss Reding en
soupirant; et puisque c’est ainsi, vous me rendrez vraiment un grand
service, en m’épargnant une tâche pour laquelle je me sens incapable.
Mais ayez auparavant un entretien avec Charles. Quand viendra le moment
décisif, il peut être arrêté par plus de difficultés qu’il ne l’a
supposé d’abord.» Tel fut le plan convenu; et Campbell revint à Sutton,
tout préoccupé de la double mission qu’il avait à remplir.

Le pauvre Charles était assis devant une fenêtre ouverte, et contemplait
le paysage d’alentour, lorsque Campbell entra dans sa chambre. Le point
de vue était magnifique: de hautes collines se perdaient dans le
lointain, et à deux pas une rivière roulait ses flots rapides. Campbell
entra sans être aperçu. Mettant la main sur l’épaule de son jeune ami,
il lui demanda le sujet de ses réflexions; Charles se retourna et le
regarda avec un sourire plein de tristesse: «Je suis comme Moïse voyant
la terre de la promesse, dit-il. O mon cher Campbell, quand viendra donc
la fin?--Mon ami, naturellement, ce n’est pas à moi de le
décider.--Depuis longtemps, l’année est terminée: puis-je enfin suivre
ma voie?--Vous ne pouvez vous attendre, Charles, à ce que ni moi, ni
aucun de nous, nous vous donnions un appui, même indirect, pour une
démarche que, malgré toute notre affection pour vous, nous considérons
comme une faute.--C’est me dire: Agissez par vous-même. Eh bien, j’y
consens.» Campbell ne répliqua pas d’abord; puis il dit: «Je devrai
annoncer cette résolution à votre pauvre mère; Marie pense que cela va
la tuer.» Charles se cacha la figure dans ses mains. «Non, dit-il;
j’espère que ma mère et nous tous, nous serons soutenus dans cette
circonstance.--Je l’espère aussi de tout mon cœur; car ce sera un coup
bien terrible pour vos sœurs. Mon cher ami, ne tiendrez-vous aucun
compte de tout cela? Considérez sérieusement la peine réelle que vous
causez pour un bien qui n’est pas certain.--Croyez-vous que je n’y aie
pas déjà réfléchi, Campbell? N’est-ce rien pour un cœur comme le mien de
briser ses liens d’affection, et de perdre l’estime et la tendresse de
tant de personnes aimées? Oh! ç’a été une pensée des plus cruelles; mais
je l’ai épuisée, je l’ai bue jusqu’à la lie. Je me suis rendu familière
cette perspective, et maintenant je suis tranquille: Oui, j’abandonne ma
famille, j’abandonne tous ceux qui m’ont connu, aimé, estimé, tous ceux
qui me voulaient du bien. Je le sais, je me rends la risée du monde et
je deviens proscrit.--Oh! mon cher ami, mettez-vous en garde contre une
tentation très-captieuse qui peut s’offrir à vous dans cette
circonstance. Déjà, avant cette heure, j’avais eu la pensée de vous en
avertir. La grandeur du sacrifice vous aiguillonne; vous le faites,
parce qu’il vous en coûte beaucoup.» Charles sourit. «Que vous me
connaissez peu! dit-il. Si telle eût été la disposition de mon cœur,
aurais-je attendu patiemment plus de deux années? Pourquoi ne me
serais-je pas précipité en avant, comme d’autres? Vous ne pouvez nier
que je n’aie agi d’une manière raisonnable et avec une volonté soumise.
Mille fois j’ai écarté ce sujet de mon esprit, mais il est toujours
revenu.--Je ne veux pas vous faire de la peine ni vous offenser,
Charles; mais c’est la plus malheureuse des illusions. Je voudrais vous
mettre dans l’esprit qu’il se peut que vous vous abusiez.--Ah! Campbell,
quel oubli est le vôtre! Ne savez-vous pas que cette pensée est
précisément celle qui m’a retenu le plus longtemps? Je me disais:
Peut-être suis-je le jouet d’un rêve. Oh! si je pouvais trouver un moyen
sûr de sortir de mon sommeil! Vous savez quelles espérances j’avais
fondées sur le changement de mes idées à la mort de mon cher père; ce
que j’avais pris auparavant pour des convictions s’évanouit alors comme
un nuage. Peut-être, me disais-je, celles-ci s’évanouiront-elles
également. Mais non; «les nuages reviennent après la pluie»; ils sont
revenus, revenus sans cesse, plus lourds que jamais. C’est une
conviction enracinée en moi; et elle se soutient, malgré la perspective
de perdre une mère et des sœurs. Je me consume ici dans l’inaction,
alors que je pourrais rendre ma vie utile. Et pourquoi? parce que cette
démarche m’épouvante. Dernièrement, cette conviction s’est décuplée en
moi. Vous allez rire, mais laissez-moi vous faire une confidence;
dernièrement j’avais peur de monter à cheval, de me baigner, ou de faire
tout autre exercice de ce genre, dans la crainte qu’il ne m’arrivât un
accident, et que je ne fusse emporté de ce monde, en laissant un grand
devoir non accompli. Oui, maintenant j’ai éprouvé que c’est une
conviction vraie, réelle. Ma croyance à l’Église de Rome fait partie de
moi-même; je ne puis agir contre cette croyance sans agir contre
Dieu.--C’est une situation des plus déplorables, certainement, répondit
Campbell, qui se promenait en long et en large dans la chambre. C’est
une illusion, j’en suis convaincu. Peut-être le découvrirez-vous au
moment même que vous aurez accompli cette démarche. Vous vous lierez
solennellement à un symbole étranger, et à peine l’engagement sera-t-il
sorti de votre bouche, que le nuage s’évanouira de devant vos yeux, et
que la vérité se montrera. C’est une pensée terrible!--J’ai également
songé à cette possibilité, repartit Charles, et elle a beaucoup influé
sur moi. Elle m’a fait reculer. Mais aujourd’hui, je crois que cet
obstacle ressemble à ces fantômes hideux qui, dans les contes de fées,
obsèdent les preux chevaliers lorsqu’ils veulent s’introduire de force
dans un palais enchanté. Rappelez-vous les paroles de Thalaba: «Le
talisman, c’est la _foi_.» Si j’ai des motifs raisonnables pour croire,
la croyance est pour moi un devoir. Dieu prendra soin de son œuvre. Je
ne serai pas délaissé au jour du besoin suprême. La foi commence
toujours avec une chance à courir, et elle est récompensée par la vue
claire de la vérité.--Oui, mon cher ami, mais la question est de savoir
si vos motifs _sont_ fondés. Ma pensée est que, _puisqu’ils ne le sont
pas_, ils ne vous serviront de rien dans l’épreuve. Vous trouverez
alors, trop tard malheureusement, qu’ils étaient illusoires.--Campbell,
répliqua Charles, d’après moi, toute raison vient de Dieu. Nos motifs
peuvent, tout au plus, être imparfaits, mais si, après avoir prié,
s’être livré à des recherches, avoir obéi, attendu, en un mot, si après
avoir de notre côté rempli notre tâche, ils paraissent suffisants, c’est
la voix de notre Père qui nous appelle. Dans ce cas, c’est lui-même qui
nous donne la conviction. Je suis entre ses mains. La seule question qui
reste est: Que veut-il que je fasse? Je ne puis me refuser à une
conviction qui me domine. La semaine dernière encore elle s’est emparée
de moi tout autrement qu’elle ne l’avait jamais fait; et, en ce moment,
elle est si forte qu’attendre plus longtemps c’est résister à Dieu. Ma
soumission à l’Église de Rome n’est plus, à cette heure, qu’une simple
affaire de temps. Je veux, mon cher Campbell, vous quitter en paix et
rester toujours votre ami. Consentez donc à me laisser partir.--Que je
vous laisse partir! sans doute, si vous alliez vous réunir à l’Église
Catholique, il ne serait pas nécessaire de me faire cette demande; mais
«vous laisser partir», comment pouvez-vous l’attendre de nous, quand
nous ne pensons pas ainsi? Songez à notre position, Charles, aussi bien
qu’à la vôtre; entrez dans nos sentiments. Quant à moi, je crois
fermement (et je ne vous ai jamais caché que telle est ma conviction),
je crois fermement que l’Église de Rome est antichrétienne. Elle a dans
son sein mille grâces, et sous plusieurs rapports elle est supérieure à
la nôtre; mais elle renferme quelque chose qui gâte tout. Je n’ai pas
_confiance_ en elle. Or, tel étant le cas, comment puis-je vous
permettre de vous unir à cette Église? Non; c’est comme si l’on disait:
Laissez-moi aller me pendre; laissez-moi aller dormir dans un endroit
fiévreux; laissez-moi sauter dans un puits, et vous voulez que je vous
permette de partir?--Oh! dit Charles, c’est en cela que nous différons
d’une manière terrible; nous ne pouvons nous trouver en plus grand
désaccord. Pour moi, l’Église de Rome est le prophète de Dieu; tandis
que pour vous, c’est le suppôt de Satan.--Je l’avoue, telle est ma
conviction. Si vous accomplissez cette démarche, vous vous trouverez
dans les mains d’une Circé qui vous transformera et fera de vous une
brute.» Charles rougit légèrement. «Je ne continuerai pas, ajouta
Campbell; je vous fais de la peine; et puis, cela ne sert à rien;
peut-être ne fais-je qu’aggraver le mal.» Ils ne dirent plus un mot
pendant quelques instants. A la fin, Charles se leva et se dirigea vers
le jeune ministre, lui prit la main et l’embrassa. «Pendant deux ans,
Campbell, vous avez été pour moi un ami dévoué et désintéressé, dit-il;
vous m’avez abrité sous votre toit; et nous voilà sur le point d’être
unis par des liens plus intimes. Que Dieu vous récompense; mais
laissez-moi partir, car le jour se lève.--C’est donc sans espoir! Ah! du
moins, séparons-nous amis. Mais il faut que j’annonce cette triste
nouvelle à votre mère.»

Dix jours après cette conversation, Charles était prêt pour son voyage:
sa chambre était remise en ordre, sa valise fermée, et à la porte
l’attendait le cabriolet qui devait le conduire jusqu’à la première
diligence. Il devait passer par Boughton. Campbell et Marie avaient
arrêté ensemble que le mieux pour lui serait de ne voir sa mère qu’au
moment de la séparation, à laquelle, au reste, elle avait été préparée
par Campbell lui-même. C’eût été pour la mère comme pour le fils une
peine inutile de se trouver plus tôt en présence l’un de l’autre.

Charles descendit de voiture le cœur ému, et il courut à la chambre de
sa mère. Madame Reding était assise près du feu et travaillait lorsqu’il
entra. Elle lui tendit froidement la main; Charles s’assit. Ils ne se
dirent rien durant quelques instants. Puis, sans discontinuer son
ouvrage, la mère commença: «Eh bien, Charles, dit-elle, vous allez donc
nous quitter. Où et comment pensez-vous vivre, lorsque vous serez entré
dans votre nouvelle carrière?» Charles répondit qu’il n’avait songé
jusque là qu’à l’importante démarche d’où dépendait tout le reste. Il y
eut de nouveau un moment de silence. La mère reprit: «Nulle part,
Charles, vous ne trouverez des amis comme ceux que vous aviez à la
maison.» Elle continua: «Vous avez eu tout à souhait, Charles: vous avez
reçu du ciel des talents, les avantages d’une bonne éducation, une
heureuse position de fortune. Que d’efforts doivent faire bien des
jeunes gens de mérite pour arriver où vous en êtes!» Charles répondit
qu’il avait le sentiment profond de ce qu’il devait à la Providence dans
les choses temporelles, ajoutant que c’était seulement par un ordre
divin qu’il les abandonnait. «Nous mettions en vous notre espoir,
Charles: peut-être avions-nous trop compté sur vous. Eh bien, que Dieu
vous protége! Vous avez choisi vous-même votre voie.» Le pauvre Charles
assura que personne ne saurait comprendre ce qu’il lui en coûtait pour
abandonner des objets qui étaient si chers à son cœur et qui faisaient
partie de lui-même: sur la terre, il n’estimait rien tant que le foyer
de famille. «Mais alors, pourquoi nous quitter? reprit la mère vivement;
il faut que vous fassiez votre volonté! Vous agissez ainsi, je suppose,
parce que cela vous plaît.--Oh! ma mère, ma bonne mère! si vous pouviez
voir au fond de mon cœur! Rappelez-vous ce que vous avez lu dans
l’Écriture; comment, au temps des Apôtres, on était obligé de tout
quitter pour le Christ.--Nous sommes donc des païens? Merci, Charles, je
vous suis obligée pour ces paroles.» Et elle laissa tomber une larme.
Charles était presque hors de lui-même; il ne savait que répondre. Il se
leva et, appuyant son coude sur la cheminée, il cacha sa tête dans ses
mains. «Eh bien, Charles, ajouta-t-elle en continuant à travailler,
peut-être viendra-t-il un jour...» Sa voix trembla. «Votre cher père...»
Elle déposa son ouvrage. «C’est nous faire inutilement du chagrin,
reprit Charles. Pourquoi resterais-je ici? Adieu pour le présent, chère
mère. Je vous laisse en de bonnes mains, non pas plus dévouées, mais
meilleures que les miennes; vous me perdez, moi, vous gagnez un autre
fils. Adieu pour le présent; nous nous reverrons quand vous le voudrez,
quand vous m’appellerez: quel heureux jour que celui-là!» Il se jeta à
ses pieds, et posa sa tête sur ses genoux. La mère ne put résister plus
longtemps: elle se pencha sur lui et se mit à caresser ses cheveux,
comme elle faisait quand il était petit enfant. A la fin, un torrent de
larmes s’échappa de ses yeux; elles inondèrent la figure et le cou de
son fils. Un moment, Charles les supporta; puis, se levant tout à coup,
il embrassa sa mère avec précipitation, et s’élança hors de la chambre.
Quelques secondes après, il avait vu ses sœurs, s’était arraché à leurs
embrassements, était remonté dans son cabriolet à côté de son
flegmatique conducteur, et, doucement balancé dans tous les sens, il se
dirigeait vers Collumpton.




CHAPITRE II.

Deux nouveaux mariés déjà connus sous un autre aspect.


Le lecteur demandera peut-être où allait Charles. Question
embarrassante. Car notre jeune ami lui-même n’avait évidemment qu’une
idée très-vague de ce qu’il deviendrait, du lieu même où il fixerait ses
pas, et, semblable au patriarche, «il partit ne sachant où il allait».
Il n’avait jamais vu de prêtre catholique, qu’une seule fois dans son
enfance, en entrant dans une église de la communion romaine; dans le
monde entier, il ne connaissait aussi qu’un seul catholique, et encore
ignorait-il où il était en ce moment. Mais il savait que les
Passionnistes avaient un couvent à Londres, et il était assez naturel
que, tout en ignorant si le jeune père Louis se trouvait là ou ailleurs,
il tournât ses pas vers San Michaele.

Cependant, par un sentiment de sollicitude pour Marie et le reste de sa
famille, il ne voulut pas avoir l’air de se rendre directement à
Londres. Il résolut donc d’aller à Oxford s’adresser à Carlton, et de
lui demander son avis sur ce qu’il y avait à faire dans sa position
présente. Il semblait également que cette démarche serait pour les siens
comme une dernière chance d’éloigner ce qui leur était une calamité si
cruelle.

C’est donc vers Oxford qu’il se dirigea. Comme il avait certaines
affaires à régler à Bath, il s’y arrêta pour la nuit, se proposant de
continuer son voyage le lendemain matin. Il avait, entre autres choses,
à se procurer «le Jardin de l’Ame» et deux ou trois autres livres
semblables qui pourraient lui l’être d’un grand secours dans l’acte
solennel qu’il allait accomplir à son arrivée à Londres. Dans cette
pensée, il entra dans une librairie religieuse de _Danvers street_.
Pendant qu’il était occupé dans l’arrière-magasin à feuilleter quelques
ouvrages catholiques, qui, pour le public religieux, avaient moins
d’attrait que les brillants volumes évangéliques et anglo-catholiques
mis en étalage, il entendit la porte d’entrée s’ouvrir, et, en jetant un
coup d’œil, il aperçut un visage connu. C’était un jeune ministre ayant
au bras une jolie femme dont la toilette annonçait une mariée de fraîche
date. L’amour était dans leurs yeux, la joie dans leurs paroles; leur
démarche et leur mise annonçaient la richesse. Charles se sentit pris
d’un grand malaise, à peu près comme un homme qui, atteint du mal de
mer, entendrait un des passagers demander des côtelettes de porc. Il se
cacha derrière une pile de gros registres et d’autres articles de
papeterie. Cela ne put toutefois l’empêcher d’entendre de temps en temps
les notes douces et harmonieuses de la conversation qui s’échangeait
entre les deux nouveaux venus.

«Avez-vous reçu quelques-uns des bons ouvrages réimprimés dernièrement à
Oxford? dit au commis le jeune marié qui n’était autre que White.--Oui,
monsieur; mais quels sont ceux que vous désirez? Le Recueil des anciens
Théologiens, ou bien, «les Nouvelles Adaptations Catholiques?»--Oh! non;
pas les Adaptations; c’est un ouvrage extrêmement dangereux. Je demande
la vraie théologie de l’Église d’Angleterre: Bull, Patrick, Hooker et
les autres.» Le commis alla chercher ces auteurs.--Je pense, mon chéri,
que c’est contre ces Adaptations que l’évêque nous a prévenus, dit la
jeune dame.--Non, pas l’évêque, Louisa, mais sa fille.--Oh! miss
Primrose, c’est vrai. Elle nous a aussi recommandé un livre; vous
rappelez-vous lequel?--Vous vous trompez, mon amour, c’était un
discours: celui de M. O’Ballaway à Exeter Hall; mais je pense qu’il ne
serait pas entièrement de notre goût.--Non, non, Henri, c’était bien un
livre, mais je ne puis m’en rappeler le titre.--Vous voulez dire,
peut-être, «la Nouvelle Réfutation du Papisme» du docteur Grow; mais
celui-là, c’est l’évêque qui nous l’a recommandé.»

Le commis revint. «Oh! quelle délicieuse figure! s’écria la jeune dame,
en regardant le frontispice d’un petit volume qu’elle tenait; voyez, mon
cher Henri, qui cela vous rappelle-t-il?--Eh bien, on a voulu
représenter saint Jean-Baptiste.--Il ressemble à la petite Angelina
Primrose; ce sont ses cheveux. Je suis étonnée que cette ressemblance ne
vous frappe pas.--Oui, oui, elle me frappe, mon bijou, dit White en
souriant. Mais il se fait tard, vous ne pouvez rester plus longtemps
exposée au grand air: vous n’avez rien pour couvrir votre cou. J’ai
choisi mes livres, tandis que vous admiriez le petit saint Jean.--Je ne
puis me rappeler qui lui ressemble si fort... oh! je l’ai trouvé: c’est
la tante d’Angélina, lady Constance.--Venez, Louisa, les chevaux
pourraient également avoir à souffrir, retournons chez nos amis.--Ah!
mais je voulais avoir un livre; j’ai oublié lequel. Nommez-le-moi,
Henri, je serais si fâchée de ne l’avoir pas acheté!--Est-ce le nouvel
ouvrage sur le chant grégorien?--Ah! c’est vrai, j’en ai besoin pour les
enfants de l’école; mais ce n’est pas celui-là.--Est-ce «le Presbytère
Catholique?» «les Chants des Apôtres?» «l’Église d’Angleterre plus
ancienne que celle de Rome?» «l’Anglicanisme des martyrs primitifs?»
«les Aveux d’un Perverti?» «Eustache Beville?» «le Célibat
modifié?»--Non, non, non; mon Dieu! quelle sotte mémoire!--Eh bien,
Louisa, vous reviendrez un autre jour; ne restez pas plus longtemps, ma
chère; cela suffit.--Oh! je m’en souviens; ce sont «les Abbayes et les
Abbés». J’ai besoin de quelques idées pour la restauration des fenêtres
du presbytère, lorsque nous reviendrons à la maison; et puis, notre
église, vous le savez, manque d’un porche pour les pauvres. Ce livre est
rempli de dessins.» On trouva le livre, et il fut ajouté aux autres, qui
avaient déjà été portés dans la voiture. «Maintenant, Louisa...--Eh
bien, mon chéri, nous avons encore une course à faire. Dites à John de
nous conduire chez Sharp. Nous pouvons nous y rendre par la Pépinière.
Ce n’est qu’à deux pas de notre route. J’ai besoin de dire un mot à cet
homme relativement à notre serre. Il n’y a pas de bon jardinier dans
notre voisinage.--A quoi bon y aller maintenant? Louisa, nous ne
reviendrons pas chez nous avant un mois»; et ce disant, White, avec une
humble résignation, ordonna au cocher de les conduire chez le
pépiniériste que Louisa désirait voir; il fit en même temps entrer sa
femme dans la voiture, et y monta après elle.

Dès qu’ils furent sortis, Charles respira librement. Un texte sévère de
l’Écriture lui vint à l’esprit, mais il réprima tout sentiment de
censure, toute pensée peu charitable, et il ne songea plus qu’aux
devoirs difficiles qu’il avait à accomplir.




CHAPITRE III.

L’apostasie.


Le lendemain, Charles arriva à Steventon, sans aucun incident digne
d’être cité. L’après-midi étant magnifique, il laissa son porte-manteau
à l’omnibus, et continua la route à pied. Il fallait un certain courage
pour oser, dans une circonstance si importante, affronter l’ennui de
voyager seul; ennui que ne pouvait guère adoucir la perspective de
revoir une personne et un lieu qui lui étaient si chers, Carlton et
Oxford.

Il avait traversé Bagley Wood, lorsque les flèches et les tours de
l’Université s’offrirent tout à coup à ses yeux. Que d’aimables
souvenirs elles éveillèrent en lui! Après avoir vécu loin d’elles deux
années entières, il lui était enfin donné de les revoir, mais, ô
malheur! c’était pour les perdre de nouveau et sans retour. Devant lui
était le vieil Oxford avec ses collines et ses prairies aussi gracieuses
et aussi vertes que jamais. A la première vue de ce lieu tant aimé, il
s’arrêta, croisant les bras sur sa poitrine et incapable d’avancer. Il
reconnaissait chaque collége et chaque église à son toit et à ses
tourelles. L’Isis argenté, les saules au feuillage gris, les plaines
immenses, les bois sombres, Shotover dans le lointain, le charmant
village où il avait vécu avec Carlton et Sheffield: forêt, eau, pierres,
toutes ces choses si calmes, si brillantes, il aurait pu les posséder,
mais hélas! il fallait leur dire adieu. Quelques avantages qu’il dût
obtenir en se faisant catholique, il allait néanmoins perdre tous ces
riches et ineffables trésors. Quoique le but auquel il aspirait fût sans
doute plus élevé et plus parfait, cependant il ne pouvait espérer de
retrouver ailleurs rien de semblable à ce qu’il avait maintenant sous
les yeux. Il ne pourrait avoir un autre Oxford, il ne pourrait, parmi
les amis de son enfance et de sa jeunesse, faire un choix pour son âge
mûr.--Il arriva à cette porte si connue qui est sur la gauche, et
descendit dans la plaine. Personne n’était là pour le saluer, pour
sympathiser avec lui; personne qui pût croire seulement qu’il avait
besoin de sympathie, ni qu’il avait fait le sacrifice entier de toutes
choses; personne pour s’intéresser à lui, pour lui montrer de la
compassion; personne pour le défendre. Il avait beaucoup souffert, mais
qui croyait seulement à ses souffrances? Le monde l’aurait plutôt accusé
d’affliger les autres, mais nul n’aurait cru à ses peines. En eût-il
parlé lui-même, on lui aurait répondu durement que chacun suit son bon
plaisir, et que s’il avait quitté Oxford, c’était pour une fantaisie
qu’il avait plus à cœur que le reste. Mais loin de là, nul ne le
connaissait; il avait été absent environ trois années; trois années!
c’est tout une génération. Oxford avait été sa résidence, et ce lieu si
cher l’avait oublié. Il se souvenait de son respect et de son
enthousiasme lors de son arrivée à l’Université; il y était venu comme
on s’approche d’un reliquaire vénéré. Il se souvenait des espérances
qui, de temps à autre, lui avaient souri. Il se rappelait qu’il avait
parfois rêvé un titre de résidence dans une des anciennes fondations. Un
soir, il était monté à une tour avec un de ses amis pour observer les
étoiles, et, tandis que son compagnon était activement occupé aux
aiguilles, lui, jeune homme terrestre, il regardait les sombres cours
que le gaz éclairait à ses pieds et se demandait s’il serait jamais
fellow de tel ou tel collége qu’il distinguait de la masse des bâtiments
académiques. Toutes ces choses étaient passées comme un songe, et il
n’était plus qu’un étranger là où il avait espéré établir son foyer.

Cependant il s’approchait d’Oxford. Il vit, le long de la route, passer
deux à deux des jeunes gens qui, d’un pas léger, finissaient leur
modeste promenade quotidienne et arrivaient aux portes de la ville. Un
objet, qui, à un mille de distance, lui avait paru une voiture à deux
chevaux, vint s’offrir à ses yeux privé de son cheval conducteur.
Bientôt se présentèrent dans le lointain une toque et une robe
solennelles. Charles était arrivé à la grand’route avant que cette
apparition fût passée à côté de lui: c’était un tuteur de collége que
jadis il avait vu quelquefois. Il s’attendait à être reconnu; mais le
professeur continua sa marche, après lui avoir jeté un regard vague,
incertain, qui semblait dire: Je vous ai vu quelque part, mais pourtant
vous m’êtes tout à fait étranger. Charles avait traversé Folly Bridge;
des cavaliers passèrent à ses côtés; montés sur leurs chevaux et causant
à haute voix, ils reconduisaient leurs montures à leurs écuries
respectives. Il se dirigea vers Christ-Church, et pénétra à Peckwater.
Le crépuscule n’avait pas entièrement disparu, et le gaz s’allumait. Des
groupes d’étudiants stationnaient çà et là, le plus grand nombre en
chapeau, quelques-uns avec la toque, un ou deux avec leur toge par
surcroît; d’autres appelaient leurs compagnons penchés aux fenêtres d’un
second étage. On voyait courir des domestiques chargés de dîners
délicats, et des garçons pâtissiers portant des desserts. Des individus
vêtus misérablement flânaient, accompagnés de leurs _blenheims_[71],
sous _Canterbury Gate_. Plusieurs regardèrent Charles fixement, mais
personne ne le reconnut. Il se hâta d’arriver à Oriel Lane. Soudain il
fut très-surpris de recevoir le salut d’un passant. Il chercha de qui
lui venait cette politesse; c’était un décrotteur en retraite de son
collége, à qui il avait donné parfois un schelling d’étrennes. Il
atteignit _High Street_, et se dirigea vers l’hôtel de l’Ange. Mais qui
s’avançait vers lui? C’était l’ombre d’un Censeur. Charles éprouva un
frissonnement instinctif; mais le fantôme passa outre sans lui faire de
mal. Semblable à Kehama, il vivait sous l’influence d’un charme. Il
était enfin arrivé à son hôtel, où il trouva son porte-manteau tout
préparé. Il choisit immédiatement une chambre, et après s’y être
complétement installé, il songea à son dîner.

  [71] Espèce d’épagneuls.

Notre jeune ami ne voulait pas perdre de temps, et désirait, si c’était
possible, se diriger vers Londres le lendemain matin. A ses yeux, ce
serait un grand point de terminer son voyage assez tôt dans la semaine
pour que, le dimanche, dans le cas où il en serait jugé digne, il pût
offrir ses actions de grâces dans l’immense et sainte communion de
l’Église universelle, pour les bienfaits qu’il avait reçus. Il se décida
en conséquence à faire une tentative ce soir même auprès de Carlton. Il
espérait, s’il se rendait à son logement entre sept et huit heures, le
trouver de retour du réfectoire. Dans cette pensée, il sortit tout de
suite. Arrivé au collége de son ancien tuteur, il frappa à la porte,
entra, passa outre et franchit les roides degrés du vieil escalier de
bois. La porte extérieure était fermée. Il descendit et trouva un
domestique, qui lui apprit que M. Carlton donnait un dîner au
réfectoire, mais que le repas touchait à sa fin. Notre visiteur se
décida à attendre.

Le domestique alluma les bougies dans le salon, et Charles s’assit
auprès du feu. Un instant, il se livra à ses réflexions; puis il regarda
autour de lui pour trouver un sujet qui l’occupât. Ses yeux tombèrent
sur un journal d’Oxford, daté seulement de quelques jours. «Voyons
comment les choses vont ici», se dit-il à lui-même en le prenant. Il
parcourut un article après l’autre; il regardait quels étaient les
prédicateurs de l’Université pendant la semaine, quels étudiants avaient
pris leurs grades, quels étaient les examinateurs publics, etc., etc...
lorsque son attention fut éveillée par le paragraphe suivant:

UNE APOSTASIE DANS L’ÉGLISE.--«Nous apprenons qu’une nouvelle victime
vient de s’ajouter à la liste de celles que le poison des principes
Tractariens a précipitées dans le sein de la Sorcière de Rome. M. Reding
de Saint-Sauveur, fils d’un respectable ecclésiastique de
l’Établissement, qui est mort après avoir mangé toute sa vie le pain de
l’Église, vient enfin de se déclarer le sujet et l’esclave d’un évêque
italien. Des mécomptes dans son examen ont été, dit-on, la cause
déterminante de cet acte insensé. Le bruit court que des mesures légales
sont préparées pour infliger les amendes du statut du _præmunire_ à tous
les apostats. Une proposition est également arrêtée pour demander à Sa
Majesté de consacrer l’argent ainsi obtenu à l’érection d’un «monument
commémoratif des Martyrs[72]» chez la sœur de notre Université.»

  [72] Ce monument existe réellement à Oxford. Il a été érigé en 1841.
    C’est une glorification de Ridley, Latimer et Cranmer, trois hommes
    que le protestant Cobbett range à la tête de ceux dont il a dit:
    «C’étaient tous sans exception ou des apostats, ou des parjures, ou
    des voleurs publics.» Nous l’avouons, ce monument est celui qui nous
    a le plus péniblement impressionné à Oxford.

«Ainsi, pensa Charles, le monde, comme toujours, prend les devants sur
moi.» Il se prit à chercher d’où ce bruit pouvait provenir, et il avait
presque oublié qu’il attendait Carlton.




CHAPITRE IV.

Une conversation d’actualité.


Tandis que Charles apprenait, dans le salon de son ami, jusqu’à quel
point le monde s’intéressait à sa position et à ses actes, il servait au
même moment de sujet de conversation à la société réunie dans le
réfectoire voisin. Le thé et le café avaient déjà été servis, et les
convives, s’étant levés de table, formaient un cercle autour du feu.
«Quel est ce M. Reding dont il est parlé dans la Gazette de la semaine
dernière?» demandait un petit monsieur, tiré à quatre épingles, qui
buvait son thé à petites gorgées et se levait sur la pointe des pieds,
tout en parlant. «Vous n’irez pas chercher loin la réponse», répondit
son voisin, qui, se tournant vers leur hôte, ajouta: «Carlton, qui est
ce M. Reding?--Un très-aimable et fort honnête garçon. Plût à Dieu que
nous fussions tous aussi bons! Il a travaillé avec moi durant une de ses
grandes vacances; c’est un excellent étudiant, et il doit avoir réussi
dans son examen. Je n’ai plus entendu parler de lui depuis quelque
temps.--Il a d’autres amis ici», dit un nouvel interlocuteur: «Je
pense», se tournant vers un jeune Fellow de Leicester, «que vous,
Sheffield, avez été intimement lié avec lui.--Oui, répondit Sheffield;
Vincent le connaît aussi. C’est un jeune homme de premier mérite. Je le
connais parfaitement. L’assertion de la Gazette sur son compte est
fausse. Je n’ai jamais vu un étudiant qui se préoccupât moins de ses
succès. C’était là son plus grand défaut.--Pourtant il y a du vrai dans
cette nouvelle, ajouta un autre convive. Hier, j’ai rencontré à un dîner
M. Malcolm, qui paraît avoir des relations avec la famille de M. Reding;
il m’a dit que les idées religieuses de ce jeune homme l’ont jeté hors
de la voie et ont gâté ses études.»

La conversation n’était pas générale; elle se morcela en plusieurs
groupes, selon que les convives se trouvaient réunis. Le sujet, non
plus, n’était pas du goût de tous; il était même plutôt pénible et
désagréable à toute la société, à l’exception de deux ou trois individus
curieux et difficiles, qui vivaient d’opposition au Catholicisme. En
outre, à cette époque, il arrivait souvent dans de semblables réunions
qu’on ne connaissait pas exactement les idées de son voisin sur cette
question majeure, et qu’il s’y trouvait aussi, comme dans le cas actuel,
des amis de la personne accusée ou calomniée. Puis, d’ailleurs, on avait
le noble sentiment et la conviction profonde du sacrifice accompli par
ces hommes qui se séparaient de l’Église d’Angleterre, ce qui empêchait
d’en parler avec malveillance.

«Croyez-vous avoir beaucoup à faire pour les examens de ce trimestre?
dit un convive à un autre.--Je l’ignore. Nous avons deux étudiants qui
s’en vont, deux bons élèves.--Qui vient à la place de Stretton?--Jackson
de King.--Jackson? vraiment? il est, je crois, très-fort en
philosophie.--Oui, très-fort.--Nos étudiants connaissent bien leurs
livres, mais je ne dirais pas que la philosophie soit leur
vocation.--Leicester en présente quatre.--Ce sera une belle liste de
classe, d’après ce que j’entends.--Ah! oui; à la Saint-Michel, la liste
est toujours bien fournie.»

Cependant dans un autre groupe la conversation roulait sur le pauvre
Charles. «Non, croyez-moi, l’article de la Gazette est plus fondé que
vous ne pensez. En général, il y a beaucoup de mécomptes au fond de tous
ces changements.--Pauvres diables! ils n’en peuvent mais, dit un autre à
son voisin, à voix basse.--Heureuse délivrance, après tout, repartit
celui-ci; nous aurons un peu de paix, enfin.--Eh bien, dit le premier
des deux, en s’étirant et parlant en l’air, comment un homme bien élevé
peut-il...?» Sa voix fut couverte par la parole grave d’un petit homme
qui jusque là avait gardé le silence, et qui, passant sa tête entre les
deux interlocuteurs, s’adressa d’un ton décisif à un groupe qui était
plus loin: «Tout cela, dit-il, est l’effet du rationalisme; le mouvement
tout entier est rationaliste. D’ici à trois ans, tous ces hommes qui
viennent d’apostasier seront infidèles.» Personne ne répondit. A la fin,
un autre membre de la réunion s’avança vers l’ami de M. Malcolm et lui
dit d’un ton mesuré: «Peut-être ne savez-vous pas qu’il y a _là_ quelque
chose de dérangé dans M. Reding (et il toucha son front d’une manière
significative); on m’a assuré que c’était un mal de famille.» Une voix
profonde, puissante, et résonnante comme «la grande cloche de Bow»,
s’éleva d’un coin de la salle, comme pour mettre fin à la conversation:
«Je respecte infiniment Reding, dit-elle brusquement; j’ai une grande
estime pour lui. C’est un honnête homme; je voudrais que d’autres lui
ressemblassent. S’il en était ainsi, de même que les Puséistes se font
Catholiques, peut-être verrions-nous le vieux Brownside et sa clique
devenir Unitaires. Mais ces messieurs préfèrent ne pas bouger.»

La plupart des personnes présentes sentirent la vérité de cette
remarque, et il y eut un moment de silence. Il fut interrompu par un
individu à la voix claire et glapissante. «Avez-vous jamais ouï dire,
demanda-t-il en balançant sa tête ou plutôt tout son corps, vous est-il
jamais arrivé, Sheffield, d’entendre dire que ce _gentleman_, votre ami
M. Reding, lorsqu’il était étudiant de première année, avait eu une
conversation avec quelque attaché de la chapelle papiste dans cette
ville, à la porte même de cette chapelle, après le départ des étudiants
pour les vacances?--Impossible, Fusby, dit Carlton en riant.--C’est
très-vrai, reprit Fusby; je le tiens du sous-maréchal, qui passait en ce
moment. Depuis plusieurs années j’ai les yeux sur M. Reding.--Ce rapport
paraît exact, répliqua Sheffield, car cela aurait eu lieu, au moins,
voyons, il y a cinq ou six ans.--Oh! continua Fusby, vous en verrez
encore deux ou trois suivre Reding.--Eh bien, Fusby, dit Vincent, qui
avait entendu par hasard et qui s’avança vers eux, vous ressemblez aux
trois vieilles femmes de la Fiancée de Lammermoor qui voulaient soigner
le cadavre du seigneur de Ravenswood.» Fusby s’inclina, mais ne répondit
point. «Pas tous les trois à la fois, j’espère, reprit Sheffield.--Oh!
c’est tout à fait une concentration, une quintessence du sentiment
protestant, répondit Vincent; je me considère comme un bon Protestant;
mais le plaisir que vous avez à pourchasser ces messieurs est
complétement sensuel, Fusby.» Le domestique du réfectoire entra en ce
moment et annonça tout bas à Carlton qu’un étranger l’attendait chez
lui.

«Quand pensez-vous que vos jeunes gens vous arrivent? demanda Sheffield
à Vincent.--Samedi prochain.--Ils viennent toujours tard, reprit le
premier.--Oui, le collége de _Christ-Church_ s’est ouvert la semaine
dernière.--Celui de Saint-Michel s’est également ouvert, dit Sheffield:
nous aussi, nous avons commencé nos cours.--Nous avons un motif pour
commencer un peu plus tard; plusieurs de nos étudiants viennent du Nord
et de l’Irlande.--Ce n’est pas une raison, avec les chemins de
fer.--J’apprends qu’on a commencé le nôtre, dit Vincent, je croyais que
l’Université s’y opposait.--Le Pape a cédé, reprit Sheffield; nous
pouvons bien faire de même.--Ne me parlez pas du Pape, repartit Vincent;
j’en suis dégoûté, du Pape.--Le Pape? demanda Fusby, qui venait de
saisir ce mot, avez-vous entendu dire que sa sainteté vient en
Angleterre?--Oh! oh! s’écria Vincent, le Pape venir en Angleterre! Je ne
puis résister à cela, il faut que je parte. Bonsoir, Carlton: où est ma
toge?--Je crois que le domestique du réfectoire l’a appendue à la
muraille dans le couloir; mais vous devriez rester et me protéger contre
Fusby.» Vincent ne l’écouta pas. Fusby, non plus, ne profita pas de
l’avertissement; de sorte que le pauvre Carlton, avec la certitude qu’on
l’attendait chez lui, eut à soutenir une bonne demi-heure de tête-à-tête
avec ce dernier, qui lui parlait _in extenso_ du pape Grégoire XVI, des
jésuites, des hommes suspects de l’Université, de Mède sur l’Apostasie,
du _relief Bill_ des Catholiques, du traité du docteur Pusey sur le
Baptême, de la Justification, et de la nomination des professeurs de
l’établissement Taylor.

A la fin, cependant, Carlton fut libre. Il traversa la cour à pas
précipités, monta rapidement son escalier, ouvrit la porte avec
empressement et se dirigea vers son salon. En ce moment, une personne se
levait pour venir à sa rencontre: Impossible! et pourtant c’était vrai.
«Quoi! Reding! s’écria-t-il. Qui l’aurait cru? Quel bonheur! nous étions
précisément... Quel vent vous amène ici?» ajouta-t-il d’une voix émue;
puis, d’un ton grave: «Reding, où en êtes-vous?--Pas encore Catholique»,
répondit Charles. Il y eut un moment de silence. Cette réponse disait
beaucoup: c’était un soulagement, mais aussi un avis indirect.
«Asseyez-vous, mon cher Reding; désirez-vous prendre quelque chose?
Avez-vous dîné? Quel plaisir de vous revoir, mon vieil ami! Est-il donc
vrai que nous allons vous perdre?» Ils furent bientôt en conversation
sur le grand sujet.




CHAPITRE V.

La conclusion pratique.


«Si votre résolution est prise, Reding, dit Carlton, il est inutile de
parler de cela. Puissiez-vous trouver le bonheur quelque part que vous
soyez! Vous serez toujours vous-même; oui, quoique Catholique Romain,
vous serez toujours Charles Reding.--Je sais, Carlton, que j’ai en vous
un ami dévoué et sympathique. Vous m’avez toujours écouté; jamais je
n’ai reçu de vous des paroles dures, à moins que je ne les méritasse.
Vous me connaissez mieux que personne. Campbell a les plus aimables et
les meilleures qualités de cœur. Bientôt il aura un titre de plus à mon
affection; car (je vous le confie sous le sceau du secret) il va épouser
ma sœur. Il m’a souffert chez lui pendant ces deux dernières années;
jamais il n’a été dur envers moi; au contraire, je l’ai toujours trouvé
prêt quand j’ai eu besoin de causer avec lui. Et pourtant, Carlton, il
n’a pas le talent d’ouvrir mon cœur comme vous. Parfois vos opinions ont
différé des miennes, mais vous m’avez toujours compris.--Merci pour vos
bonnes paroles, Charles; mais, quant à moi, c’est un vrai mystère que
votre séparation d’avec nous. J’entre dans vos raisons, et malgré cela
je vous jure que je ne vois pas comment vous arrivez à une conclusion
semblable.--Eh bien, quant à moi, Carlton, c’est aussi clair que deux et
deux font quatre. Vous, au contraire, vous dites deux et deux font
cinq, et vous vous étonnez ensuite que nous ne soyons pas
d’accord.--Abandonnons ces choses à une puissance plus haute. J’espère,
Reding, que nous ne serons pas moins amis, quand vous appartiendrez à
une autre communion. Nous nous connaissons l’un l’autre; les choses
extérieures ne nous changeront pas.» Reding soupira; il voyait
clairement que sa conversion, lorsqu’elle serait un fait accompli,
produirait sur Carlton les mêmes effets que sur ses autres amis. Il ne
pouvait en être autrement: car lui-même était sûr d’avoir d’autres
sentiments à l’égard de son ancien tuteur.

Quelques instants après, celui-ci reprit avec douceur: «Est-il donc tout
à fait impossible, Reding, de vous retenir encore à la onzième heure?
Quels sont vos motifs?--Ne discutons pas, mon cher Carlton; j’en ai fini
avec les arguments. Cependant, si je dois parler pour vous satisfaire,
qu’il me suffise de vous dire que j’ai accompli vos désirs. Vous m’aviez
engagé à lire les théologiens de l’Église Anglicane. Je les ai lus; je
leur ai même consacré beaucoup de temps, et maintenant je vais embrasser
ce Symbole qui seul est le centre vers lequel ils convergent dans leur
enseignement séparé; le Symbole qui soutient la divinité de la tradition
avec Laud, l’accord des Pères avec Beveridge, une Église visible avec
Bramhall, un tribunal pour les décisions dogmatiques avec Bull,
l’autorité du Pape avec Thorndike, la pénitence avec Taylor, les prières
pour les morts avec Ussher; le célibat, l’ascétisme et la discipline
ecclésiastique avec Bingham. Je cherche l’Église qui, dans ces points
comme dans une infinité d’autres, se rapproche le plus de l’Église
Apostolique; qui soit la continuation de cette Église des Apôtres, si
toutefois celle-ci a été continuée. Or, en _voyant_ que cette Église que
je choisis est semblable à celle des Apôtres, je _crois_ que réellement
c’est la _même_. La raison a marché la première, la foi doit suivre.»

Il s’arrêta, et Carlton ne répliqua point; il y eut un moment de
silence. «Je vous le répète, reprit enfin Charles, il est inutile de
discuter; c’est une résolution prise après de longues et mûres
réflexions. Je l’ai annoncée à ma mère, et je lui ai fait mes adieux.
Tout est arrêté; je ne puis revenir sur mes pas.--Est-ce là un bon
sentiment? répliqua Carlton d’un air de demi-reproche.--Comprenez-moi,
répondit Charles; j’en suis venu à cette résolution après y avoir
gravement réfléchi. Elle est restée dans mon esprit à l’état de simple
conclusion intellectuelle, pendant une ou deux années. Évidemment, à
cette heure, je puis, sans encourir de blâme, changer cette conclusion
en une résolution pratique. Mais nul d’entre nous ne peut assurer qu’au
milieu du tourbillon du monde et des intérêts de toute espèce dont il
sera assailli, il conservera toujours devant sa conscience ces
convictions habituelles et déterminantes, d’après lesquelles c’est notre
devoir d’agir. C’est pourquoi je dis que le temps des arguments est
passé. J’agis d’après une conclusion déjà tirée.--Mais comment
savez-vous, Charles, si vous n’avez pas été influencé à votre insu, pour
arriver à ce résultat? Une idée s’est emparée de vous, et vous n’avez
pas été capable de la bannir. La seule preuve, la preuve nécessaire de
la réalité de vos convictions serait, d’après moi, de vous les voir
conserver au milieu des agitations de la vie.--Mais ces convictions ne
me quittent point; elles me dominent en tout temps et en tout
lieu.--Oui, seulement, à certaines heures, comme vous l’avez avoué
vous-même. Sans doute vous devez avoir une conviction profonde pour agir
malgré les fâcheux effets causés par une démarche de ce genre.
Considérez dans combien d’esprits vous jetez le trouble; quel triomphe
vous fournissez aux ennemis de toute religion! quel encouragement à ceux
qui pensent qu’il n’y a pas de vérité! Songez combien vous affaiblissez
notre Église! Eh bien, d’après moi, il faut que vous ayez des
convictions très-fortes pour aller en avant malgré tout cela.--Je
reconnais, je soutiens, reprit Charles, que le seul motif suffisant pour
justifier une telle démarche, c’est la conviction que le salut en
dépend. Or, je vous parle avec sincérité, mon cher Carlton, en vous
disant que je ne pense pas être sauvé si je reste dans l’Église
d’Angleterre.--Voulez-vous dire que le salut n’est pas possible dans
notre Église? répliqua Carlton un peu froidement...--Non; je ne parle
que de moi-même; ce n’est pas à moi de juger les autres. Je dis
seulement: Dieu _m’appelle_, et je dois marcher au risque de mon
âme.--Dieu vous _appelle_! qu’est-ce que cela signifie? Je n’aime pas ce
langage; c’est celui d’un dissident.--Vous n’ignorez pas que c’est le
langage de l’Écriture.--Oui; mais dans l’Écriture personne ne _dit_: Je
suis appelé. La vocation est un acte du dehors, l’acte d’autrui, et non
un sentiment intérieur.--Mais, mon cher Carlton, comment peut-on, à
notre époque, arriver à la vérité, alors qu’il ne peut y avoir aucun
appel du dehors?--Dans ce cas, il me paraît que c’est un avertissement
indirect, que nous devons rester où la Providence nous a fait
naître.--Voilà précisément un des points de la doctrine de l’Église
Anglicane que je ne puis bien comprendre. Mais pour combien d’autres
sujets n’est-ce pas ainsi? je vous le demande, Carlton: Les membres de
l’Église d’Angleterre doivent-ils chercher la vérité, ou l’ont-ils reçue
depuis le commencement? La cherchent-ils eux-mêmes, ou la vérité leur
est-elle transmise?»

Carlton réfléchit un moment et parut hésiter; il répondit ensuite que
nous devions chercher la vérité. C’était une partie de nos épreuves
morales que d’aller à cette recherche. «Dès lors ne me parlez pas de
notre position, reprit Charles. Cette réponse, je l’attendais à peine de
votre part; mais c’est ce que la majorité des membres de l’Église
d’Angleterre proclame. On nous dit de chercher, on nous donne des règles
pour faire cette recherche, on nous fait exercer notre jugement privé;
mais arrivons-nous à une conclusion différente, on fait volte-face, et
on nous parle de notre «position providentielle». Il y a plus:
Dites-moi, en supposant que nous devions tous chercher la vérité,
croyez-vous que les membres de l’Église d’Angleterre la cherchent de la
manière que l’Écriture l’ordonne? Songez combien l’Écriture insiste sur
la difficulté de trouver la vérité, sur le zèle à la chercher, sur le
devoir d’en être altérés. Non, je ne puis croire que la masse du clergé
anglais, la masse des résidents d’Oxford, chefs des établissements et
Fellows des colléges (malgré leurs bonnes qualités, que je me plais à
reconnaître), ait jamais cherché la vérité. Ils ont accepté ce qu’ils
ont trouvé établi, et n’ont absolument pas exercé leur jugement privé;
ou s’ils en ont fait usage, ç’a été de la manière la plus vague et la
plus superficielle. Admettons qu’ils aient consulté l’Écriture: dans
quel but l’ont-ils fait? seulement pour y trouver des preuves en faveur
de ce qu’ils devaient souscrire, à l’époque où, étant sous-gradués, ils
ont assisté au cours des Articles. Puis, après dîner, en prenant un
verre de vin, ils parlent de tel ou tel ami qui s’est séparé de
l’Église, et ils le condamnent; bien plus (jetant un coup d’œil sur le
journal placé sur la table), ils prétendent indiquer les motifs de sa
conduite. Cependant, après tout, qui vraisemblablement doit avoir
raison? Est-ce cet homme qui a passé, peut-être, des années entières à
la recherche de la vérité, qui constamment a demandé au ciel sa
direction divine, et qui a pris tous les moyens en son pouvoir pour
arriver à la lumière? ou bien, sont-ce «les _gentlemen_ de l’Angleterre
qui restent tranquillement chez eux au sein de leur comfort?» Non, non;
ils peuvent parler de la recherche de la vérité, du jugement privé,
comme d’un devoir, mais ils n’ont jamais cherché, jamais ils n’ont
exercé leur jugement. Ils restent là où ils sont, non parce que c’est la
vérité, mais parce qu’ils s’y trouvent, parce que c’est «leur position
providentielle», et position assez agréable par-dessus le marché.»

Reding s’était un peu animé, étant sous l’influence pénible de l’article
de la Gazette. Mais, sans tenir compte de ce fait, il y avait dans sa
situation assez de causes pour jeter son esprit hors de son état
habituel. Il se trouvait dans la crise d’une épreuve particulière qu’il
faut avoir sentie pour la comprendre: peu d’hommes vont de sang-froid à
la bataille, ou se préparent avec calme à une opération chirurgicale.
Carlton, d’autre part, était un homme doux et modéré qui ne prononçait
pas une parole de vivacité une fois l’an. La conversation tomba. A la
fin, Carlton reprit: «J’espère, Reding, que vous n’allez pas vous réunir
à l’Église de Rome simplement parce qu’il y a des gens égoïstes et
déraisonnables dans l’Église d’Angleterre.» Charles comprit qu’il ne se
montrait pas à son avantage, et que, relativement aux motifs de sa
conversion, il donnait lieu à des conjectures qu’il voulait détourner.
«Il est triste, dit-il comme s’il se fût adressé un reproche, d’employer
nos derniers instants en discussions. Pardonnez-moi, Carlton, si j’ai
dit quelque chose de trop fort ou de trop vif.» Carlton le pensait
ainsi; il le croyait dans un état de surexcitation; mais à quoi bon le
lui dire? Il se contenta de serrer affectueusement la main que Charles
lui tendait, et il ne répondit pas.

Il dit ensuite brusquement et d’un ton sec: «Charles, connaissez-vous
quelque catholique romain?--Non; je me trompe, je connais Willis; mais
je ne l’ai pas vu depuis deux ans. Ça été entièrement l’œuvre de mon
esprit.» Carlton ne répliqua pas tout d’abord; puis, d’un ton aussi sec
et aussi brusque qu’auparavant: «Je pense donc, dit-il, que vous aurez
beaucoup à souffrir quand vous connaîtrez ces gens-là.--Que voulez-vous
dire?--Vous verrez, je le crains, que ce sont des hommes sans
éducation.--Que savez-vous sur leur compte?--Je le soupçonne
ainsi.--Mais qu’est-ce que cela fait à mon but?--C’est une chose à
laquelle vous devriez penser. Un ecclésiastique anglican est un
_gentleman_; vous pourrez avoir à souffrir plus que vous ne croyez,
lorsque vous vivrez avec des hommes d’un esprit peu cultivé ou de
manières communes.--Mon cher Carlton, ne parlez-vous pas de choses que
vous ignorez complétement?--Soit; mais vous devriez y penser, vous
devriez prendre la chose en considération. J’en juge par leurs lettres
et leurs discours qu’on lit dans les journaux.» Charles réfléchit un
moment: «Certainement, répondit-il ensuite, je n’aime pas bien des
choses qui sont faites et dites par des catholiques romains; mais tout
cela, à mes yeux, n’est qu’une épreuve et une croix; je ne vois pas
comment ce fait touche à la grande question.--Non, si ce n’est que vous
pourriez vous trouver comme un poisson hors de l’eau. Vous pourrez vous
trouver dans une position où il vous sera impossible de vous entendre
avec personne, où vous serez mis entièrement de côté.--Eh bien, reprit
Charles, quant au fait, je l’ignore; il peut arriver qu’il soit tel que
vous le dites; mais, pour moi, la valeur de votre preuve est presque
nulle. Dans toutes les communions, la lie est à la surface. Ce qui me
choque dans les actes publics des catholiques ne doit pas être la
mesure, que dis-je? ne peut être la mesure de l’esprit intérieur du
Catholicisme. Je ne voudrais pas juger de l’Église Anglicane par
Exeter-Hall, ni même d’après les mandements des évêques. Nous voyons
l’intérieur de notre propre Église, et nous ne connaissons que
l’extérieur de celle de Rome. La comparaison n’est pas équitable.--Mais
voyez leurs livres de piété, continua Carlton, ils ne savent pas écrire
en anglais.» Reding sourit, et secouant doucement la tête: «Ils écrivent
l’anglais, je suppose, répondit-il, d’une manière aussi classique que
saint Jean écrivait le grec.» Ici encore, la conversation fit une halte,
et pendant quelques instants on n’entendit plus rien que le
bouillonnement de la cafetière.

De la discussion ne devait sortir aucun bien, comme on pouvait en juger
dès le principe. Chacun avait sa manière de voir, et cette vue
particulière était le commencement et la fin de la controverse. Charles
se leva. «Eh bien, mon cher Carlton, dit-il, il faut nous séparer; il
doit être près de onze heures.» Il tira de sa poche un petit livre,
«l’_Année chrétienne_». «Vous m’avez vu souvent ce volume entre les
mains, continua-t-il; acceptez-le en souvenir de moi. En mon absence, ce
gage vous dira que je ne vous oublie point, mais que je pense toujours à
vous.» Il s’arrêta très-ému. «Oh! c’est très-dur de vous quitter tous
pour aller vers des étrangers, reprit-il; je ne le désirais pas, mais je
ne puis m’en empêcher; je suis appelé, j’y suis contraint.» Il s’arrêta
encore; les larmes coulaient le long de ses joues. «Ce n’est rien,
dit-il en se remettant un peu, ce n’est rien; mais elle est dure, cette
heure: à peine un ami qui s’intéresse à moi; des regards sombres, des
paroles amères... Je me satisfais moi-même, en suivant ma propre
volonté... Bien...» Et il se mit à regarder ses doigts et à se frotter
doucement les mains. «Cela doit être, se dit-il tout bas à lui-même, il
faut aller au royaume, à travers les tribulations, semer dans les larmes
pour moissonner dans la joie.» Autre silence, et un nouveau cours de
pensées se présenta: «Oh! reprit-il, je crains tant, je crains si fort
que vous tous qui n’allez pas en avant ne retourniez en arrière! Vous ne
pouvez rester fixes là où vous êtes. Pendant un temps vous croirez qu’il
en est ainsi; puis, vous nous ferez de l’opposition, et vous croirez
encore que vous conservez votre terrain, parce que vous emploierez les
mêmes mots qu’auparavant; mais et votre croyance et vos opinions
déclineront. Vous serez moins fermes. Viendra enfin un jour où ceci vous
frappera: c’est que, tout en différant des Protestants, vous discutez
seulement sur des mots. On nous appelle Rationalistes; prenez garde de
tomber dans le Libéralisme. Et maintenant, mon cher Carlton, vous, le
seul de mes amis d’Oxford qui se soit montré patient et affectueux
envers moi, adieu. Puissions-nous nous retrouver bientôt dans la paix et
dans la joie! Je ne puis aller à vous; il faut que vous veniez à moi.»
Ils s’embrassèrent avec affection. Une minute après, Charles descendait
l’escalier en courant.




CHAPITRE VI.

Le rail-way.


Charles se coucha avec un violent mal de tête. A son réveil, il
souffrait encore plus fort. Il ne lui restait plus rien à faire qu’à
demander sa note et à partir pour Londres. Il ne put cependant quitter
Oxford sans dire un dernier adieu à cette ville chérie. Il se leva vers
sept heures, et tandis que les étudiants sortaient de leurs chambres et
se rendaient à leurs chapelles respectives, il fit un tour à _Magdalen
Walk_ et à _Christ Church Meadow_. Quelque part qu’il allât, il ne
pouvait rencontrer personne, ou, du moins, peu de monde. Les arbres de
_Water-Walk_ étaient diaprés des mille couleurs de la saison et
formaient des berceaux sur sa tête, tout en l’abritant sur le côté. Il
atteignit _Addison’s Walk_, promenade qu’il avait vue, la première fois,
avec son père, à son arrivée à l’Université, six années auparavant, jour
pour jour. Il continua sa course plus loin encore, jusqu’à ce qu’il
arrivât en vue de la belle tour[73], qui enfin se dressa majestueusement
au-dessus de sa tête. La matinée était froide, et une légère couche de
gelée couvrait le sol: les feuilles voltigeaient çà et là; tout était en
harmonie avec ses sentiments. Étant rentré dans les bâtiments
monastiques, il ne rencontra que des servants avec des baquets de
cendres, et des vieilles femmes qui emportaient les restes de la
cuisine. Il traversa le _Meadow_ et se dirigea vers le confluent du
_Cherwell_ et de l’_Ists_; puis il revint sur ses pas. Une pensée
traverse son esprit! Hélas! c’est pour la dernière fois!!! Personne ne
pouvait le voir; il jeta ses bras autour des saules qu’il affectionnait
tant et les baisa. Ayant ensuite arraché quelques-unes de leurs feuilles
noires, il les mit dans sa poitrine. «Je suis comme Ondine, dit-il, qui
tue avec un baiser. Nul ne s’intéresse à moi; à peine une personne qui
me connaisse[74].» Il se rapprocha encore de _Long Walk_. Soudain, en
jetant les yeux dans cette allée, il vit une toque et une toge; il
regarda avec anxiété: c’était Jennings, il n’y avait pas à s’y tromper,
et le Vice-Principal se dirigeait vers lui. Charles avait toujours eu de
l’estime pour Jennings, malgré sa sévérité, mais il n’aurait pas voulu
le rencontrer pour tout au monde. Que faire? Il se mit derrière un gros
orme et le laissa passer, puis il s’éloigna d’un pas rapide. Quand il
eut gagné un peu de terrain, il se hasarda à tourner la tête; mais, par
cette espèce de fatalité ou de sympathie qui est si commune en pareil
cas, il vit en même temps Jennings qui se tournait aussi vers lui.
Charles pressa sa marche et se retrouva bientôt à son hôtel.

  [73] La tour du collége de la Madeleine.

  [74] Pour comprendre cette scène, il faut avoir visité Oxford. Sans
    être anglais, on sent que l’atmosphère de cette ville, au parfum
    antique et religieux, est faite pour pénétrer l’âme d’une profonde
    impression magique qui ne saurait jamais plus s’effacer. «Il faut
    plaindre l’Anglais dont la jeunesse se passe loin d’un tel séjour.
    Il faudrait plaindre surtout celui qui, après y avoir vécu, se
    souviendrait, sans émotion, de ces voûtes, de ces cloîtres, de ces
    ombrages, de ces chants religieux.» (Comte de Montalembert, _De
    l’avenir politique de l’Angleterre_.)--Nous avons vu nous-même un
    _converti_, ex-fellow de l’un des plus beaux colléges de
    l’Université, laisser couler de grosses larmes sur son visage mâle,
    à la lecture de la scène que le lecteur a maintenant sous les yeux.
    Ces larmes en disaient plus que de longs livres et sur le charme
    irrésistible d’Oxford, et sur le sublime sacrifice de ces hommes
    généreux qui, pour répondre au cri de la conscience, n’ont pas
    craint de s’arracher à tout ce qu’ils admirèrent et aimèrent aux
    beaux jours de leur jeunesse.

Chose étonnante! quoique Charles eût aussi bien réussi que Carlton, dans
«le rude assaut de leurs intelligences», la veille au soir, néanmoins
cet entretien avait produit un certain malaise dans son esprit. Le temps
de l’action était venu; l’argument était passé, comme il le disait
lui-même; et revenir à la discussion c’était seulement obscurcir la
claire perception qu’il avait de la vérité. Il commença à se demander si
réellement il avait assez de motifs clairs et puissants pour faire la
démarche qu’il allait accomplir, et la pensée lui vint qu’il perdrait le
monde d’ici-bas sans gagner le monde futur. Évidemment, Carlton le
croyait dans un état de surexcitation; et si c’était vrai! Peut-être,
après tout, ses convictions étaient-elles un rêve; sur quoi
reposaient-elles? Il essaya, mais en vain, de se rappeler ses meilleures
raisons. Qui sait? ce qu’on appelle la vérité, est-ce quelque chose de
réel? Une chose n’est-elle pas aussi bonne qu’une autre? Dans tous les
cas, n’aurait-il pas pu bien servir Dieu dans la famille où il avait été
placé par sa naissance? Il se rappela quelques lignes des Éthiques
d’Aristote, empruntées par le philosophe à un poëte ancien, dans
lesquelles le pauvre Philoctète, abandonné, déplore le stupide
empressement officieux, comme il l’appelle, qui a été la cause de ses
infortunes. Charles se demandait s’il ne s’était pas trop occupé, lui
aussi, de ce qui ne le regardait point. Ne pouvait-il pas laisser les
choses comme elles étaient? Des hommes meilleurs que lui avaient vécu et
étaient morts dans le sein de l’Église d’Angleterre. Et puis d’ailleurs,
si, comme Campbell le lui avait dit, ses prétendues convictions
s’évanouissaient au moment qu’il s’unirait à l’Église Romaine, ainsi que
déjà cela lui était arrivé à la mort de son père? Il commença à porter
envie à Sheffield. Tout avait bien tourné pour son ami: un brillant
succès dans son examen, une place de fellow; et cela simplement parce
qu’il avait pris les choses comme elles se présentaient, et qu’il
n’avait pas couru après des visions. Charles se sentit violemment tenté,
mais il ne fut ni abandonné ni vaincu. Son bon sens, disons mieux, son
bon ange vint à son secours. Évidemment il n’était pas en état
d’argumenter ni de juger à cette heure. Des conclusions pesées pendant
plusieurs années ne devaient pas être mises à néant par les pensées d’un
instant de trouble. Faisant donc un effort sur lui-même pour rejeter
toutes ces préoccupations, il ne songea plus qu’à son voyage.

Comment il arriva à Steventon, il aurait eu de la peine à le dire. Mais
peu à peu il se remit, et il se trouva dans une voiture de première
classe sur le chemin de fer du _Great-Western_, s’avançant rapidement
vers Londres. Il regarda autour de lui pour reconnaître ses compagnons
de voyage. Le compartiment de devant était plein de voyageurs qui
paraissaient former une seule société, causant ensemble avec beaucoup de
volubilité et d’entrain. Des trois siéges du compartiment où il se
trouvait, un seul, en face de lui; était occupé. En considérant
l’étranger, il vit que c’était un homme grave, atteignant ou ayant passé
l’âge mûr. Sa figure avait cette expression fatiguée ou plutôt
tourmentée que même une légère souffrance physique, si elle est
habituelle, donne à tous les traits, et ses yeux étaient pâles,
probablement par suite de longues études. Charles crut qu’il avait déjà
vu cette figure, mais il ne put se rappeler en quel lieu ni à quelle
époque. Ce qui l’intéressa davantage, ce fut le costume de l’inconnu,
dont il avait rarement vu le pareil dans ses voyages. Ce costume avait
un cachet étranger. Cela, joint à un petit livre d’offices que le
voyageur tenait dans ses mains, fit comprendre à notre jeune ami qu’il
était en présence d’un ecclésiastique romain. Son cœur commença à
battre, et il fut tenté de quitter son siége; il se sentit malade et
près de s’évanouir. Peu à peu, il devint plus calme, et il voyagea
quelque temps en silence, désirant et craignant toutefois de prendre la
parole. A la fin, dans un moment d’arrêt à une station, il adressa
quelques mots en français à l’étranger. Celui-ci parut surpris, il
sourit, et d’une voix hésitante et un peu mélancolique répondit qu’il
était Anglais. Charles s’excusa assez gauchement, et il y eut un nouveau
silence. Parfois leurs yeux se rencontraient, et puis ils les
détournaient lentement l’un de l’autre, comme deux personnes qui tâchent
de se reconnaître. Mais l’étranger crut qu’il avait interrompu trop
brusquement la conversation, et après quelques paroles vagues pour la
rouvrir: «Probablement, monsieur, dit-il, je vous reconnais mieux que
vous ne pouvez me reconnaître moi-même. A votre air, vous êtes un
étudiant d’Oxford.» Charles en convint. «Bachelier?» Il était tout près
de passer maître. Son compagnon de voyage, qui n’était pas en veine de
causer, continua à lui adresser différentes questions de politesse sur
l’Université: «Quels colléges nomment les censeurs cette année? Les
professeurs de l’établissement Taylor sont-ils choisis? Sont-ce des
membres de l’Église d’Angleterre? Le nouvel évêque de Bury a-t-il
conservé son rang de Principal? etc., etc.» Après ces questions, la
conversation roula sur des lieux communs qui n’aboutirent à rien.
Charles avait tant de choses à demander! Mille pensées s’agitaient en
lui; son esprit en était plein. Là, en sa présence, se trouvait un
prêtre catholique prêt à pourvoir aux besoins de son âme, et cependant
cette occasion allait probablement passer sans résultat aucun. Après une
ou deux tentatives infructueuses, il abandonna la partie et se rejeta
dans son coin. Son compagnon de voyage commença, aussi tranquillement
qu’il le put, à dire son office. Le temps s’écoulait; déjà plusieurs
stations avaient été franchies, et le convoi s’approchait de Londres.
Cependant, l’ecclésiastique avait terminé son bréviaire, et son livre
avait disparu dans une de ses poches.

Un moment après, Charles demanda tout à coup: «Comment avez-vous supposé
que je suis un étudiant d’Oxford?--Non pas précisément par votre air ni
par vos manières, mais je vous ai vu descendre de l’omnibus à Steventon,
et avec ce renseignement il est impossible de s’y méprendre.--J’ai
entendu d’autres personnes dire la même chose; cependant, je ne puis
m’expliquer à quoi un étudiant d’Oxford peut se reconnaître.--Pas
seulement les étudiants d’Oxford, mais ceux de Cambridge même se
laissent deviner à leurs manières. Soldats, légistes, bénéficiers,
chaque classe porte des indications extérieures auxquelles on peut la
reconnaître.--Je sais des personnes qui croient que l’écriture indique
la profession et le caractère.--Je n’en doute pas. La démarche est une
autre indication; mais tout le monde ne peut pas comprendre un langage
si caché. Cependant, c’est un langage aussi réel que des hiéroglyphes
sur un obélisque.--C’est une pensée terrible, dit Charles en soupirant,
que nous nous manifestions, pour ainsi dire, chaque fois que nous
respirons.» L’étranger en convint. «L’être moral de l’homme, dit-il, est
concentré dans chaque instant de sa vie; cet être moral se trahit depuis
le bout des doigts jusqu’à la pointe des pieds. Peu de chose suffit pour
indiquer ce qu’est un homme.»

«Je pense que je parle à un prêtre catholique?» reprit Charles. Ayant
obtenu une réponse affirmative, il demanda, avec une sorte d’hésitation,
si ce qu’ils avaient dit ne démontrait pas l’importance de la foi. «De
prime abord, continua-t-il, on ne voit pas comment il est rationnel de
soutenir qu’il est si important d’admettre telle ou telle doctrine, d’en
avoir un peu plus ou un peu moins, à moins que ce ne soit comme
critérium du cœur.» La physionomie de son compagnon s’éclaircit. Il fit
observer pourtant, que la foi ne se mesure pas par «le plus ou le
moins»; que, ou nous croyons toute la parole révélée, ou réellement nous
n’en croyons aucune partie; que nous devons croire sur la parole de
l’Église ce que l’Église nous propose. «Mais assurément, répliqua
Charles, les soi-disant Évangéliques croient plus que les Unitaires, et
les ecclésiastiques de la Haute Église plus que les Évangéliques.--La
question, reprit son compagnon de voyage, est de savoir si l’on soumet
sa raison, implicitement, à ce qu’on a reçu comme la parole de Dieu.»
Charles en convint. «Voudriez-vous donc dire, continua le prêtre, que
l’Unitaire croit réellement comme la parole de Dieu tout ce qu’il
professe accepter, alors qu’il ne tient aucun compte de tant de
choses qui se trouvent dans cette parole sacrée et qu’il les
rejette?--Certainement, non.--Et pourquoi?--Parce qu’il est évident que,
pour l’Unitaire, le dernier régulateur de la vérité est, non pas
l’Écriture, mais, à son insu, quelque vue particulière de son esprit
dont il fait la mesure du livre divin.--Dès lors il se croit lui-même,
si l’expression est permise, dit le prêtre, et il ne croit pas la parole
extérieure de Dieu.--Sans doute.--Eh bien, pareillement, continua-t-il,
pensez-vous qu’une personne ait une foi réelle en ce qu’elle regarde
comme la parole de Dieu, si elle néglige, sans essayer de les
comprendre, des passages tels que ceux-ci: «L’Église, colonne et soutien
de la vérité»; «Celui à qui vous pardonnerez les péchés, ils lui seront
pardonnés»; «Si quelqu’un est malade, qu’il appelle les prêtres de
l’Église, et qu’ils l’oignent d’huile»?--Oui, repartit Charles; mais
dans le fait, nous ne professons pas d’avoir foi seulement au texte de
l’Écriture. Vous savez, monsieur, ajouta-t-il en hésitant, que d’après
la doctrine anglicane nous interprétons l’Écriture par l’Église. C’est
pourquoi nous avons foi, comme les catholiques, non simplement dans
l’Écriture, mais dans toute la parole confiée à l’Église, parole dont
l’Écriture elle-même fait partie.» Son compagnon sourit. «Combien y en
a-t-il qui professent cette doctrine? demanda-t-il. Mais n’insistons pas
sur cette question. Je comprends la pensée d’un catholique lorsqu’il dit
qu’il se guide par la voix de l’Église. Cela signifie pratiquement, par
la voix du premier prêtre qu’il rencontre. En matière de doctrine, il a
foi à la parole de tout prêtre. Mais quelle est-elle? où est-elle cette
«parole» de l’Église, dans laquelle croient les personnes dont vous
parlez? Quand exercent-elles leur croyance? Bien loin que tous les
anglicans s’accordent ensemble sur la foi, n’est-ce pas un fait
incontestable que ce que l’un affirme, l’autre le nie? Ainsi, un
anglican, alors même qu’il le voudrait, ne peut avoir foi dans ses
ministres, et nécessairement, bon gré mal gré, il fait un choix parmi
eux. Comment donc la foi a-t-elle place dans la religion d’un
anglican?--Eh bien, répondit Charles, je vous assure, monsieur, que j’ai
vu beaucoup de personnes (et, si vous connaissiez l’Église d’Angleterre
comme moi, il ne serait pas nécessaire de vous le dire) qui, d’après la
science qu’elles possèdent des Évangiles, ont une conviction absolue et
le sentiment intime de la réalité des faits sacrés qui y sont contenus.
Appelez cette conviction la foi, ou donnez-lui un autre nom, il n’en est
pas moins vrai qu’elle est assez puissante pour influencer toute leur
vie, régler leur cœur et diriger leur conduite aussi bien que leur
imagination. Je ne puis croire que ces personnes soient déshéritées de
la faveur de Dieu, cependant, d’après vous, elles n’ont pas la
foi.--Pensez-vous que ces personnes croient et pratiquent tout ce qui
leur est rapporté comme étant dans l’Écriture? demanda le prêtre.--Sans
doute, répondit Charles, autant qu’un homme puisse en juger.--Alors,
peut-être, pratiquent-elles la vertu de foi. S’il y a des passages de
l’Écriture auxquels elles demeurent insensibles, comme par rapport aux
Sacrements, à la Pénitence, à l’Extrême-Onction, au siége de Pierre, je
devrais charitablement penser que ces passages n’ont jamais été offerts
ni développés à leur esprit et à leur conscience; de même qu’il peut
arriver qu’une bulle du Pape reste inconnue pendant quelque temps à une
contrée lointaine de l’Église. Elles peuvent être dans une ignorance
involontaire[75]. Cependant je crains qu’en prenant la nation en masse,
il ne s’en trouve bien peu de ce genre.» Charles répliqua que cette
réponse ne résolvait pas pleinement la difficulté. La foi, dans la
position de ces personnes, n’est pas du moins la foi dans la parole de
l’Église. Son compagnon de voyage ne voulut pas en convenir, il dit que
ces personnes reçoivent l’Écriture Sainte sur le témoignage de l’Église,
et qu’au moins elles croient la parole de Dieu et ce qui s’ensuit.

  [75] Errantes invincibiliter circa aliquos articulos, et credentes
    alios, non sunt formaliter hæretici, sed habent fidem
    supernaturalem, quâ credunt veros articulos, atque adeo ex eâ
    possunt procedere actus perfectæ contritionis, quibus justificentur
    et salventur.--DE LUGO, _de Fide_, p. 169.

«C’est pour moi un grand mystère, reprit Charles, que le retour à la
vraie foi de tout le peuple anglais, en tant que nation. Les preuves en
faveur de la foi sont-elles assez évidentes?» Son nouvel ami parut
surpris et assez peu satisfait. «Sans doute, répondit-il. En fait, un
homme peut avoir plus de preuves pour croire à la mission divine de
l’Église qu’il n’en a pour croire à la divinité des quatre Évangiles. Si
donc, il croit déjà à ces livres sacrés, pourquoi ne croirait-il pas à
l’Église?--Mais la croyance aux Évangiles est une croyance
traditionnelle, répliqua Charles; cela fait toute la différence. Je ne
vois pas comment une nation telle que l’Angleterre, qui a perdu la foi,
peut jamais la recouvrer; car, en matière de conversion, la Providence
n’a généralement visité que des nations simples et barbares.--Les
convertis du peuple romain formaient, je suppose, une grande
exception.--Néanmoins, cela me paraît une immense difficulté. Je ne vois
pas comment, lorsque l’édifice dogmatique a été renversé, on peut le
rebâtir de nouveau. Il me semble qu’il y a dans la _Révolution
française_ de Carlyle un passage qui va à notre sujet. L’auteur déplore
la folie des hommes qui détruisaient ce qu’ils ne pouvaient rétablir, ce
qui demanderait des siècles et une combinaison de circonstances
heureuses pour se réédifier, en un mot, un symbole extérieur reçu de
tous. Je ne nie pas, Dieu m’en préserve! l’objectivité de la Révélation,
ni ce dicton, que la foi est une espèce d’illusion heureuse et utile;
mais, vraiment, l’évidence de la doctrine révélée est tellement établie
sur des probabilités que je ne vois pas ce qui doit l’introduire dans
une société civilisée, où la raison a été cultivée au plus haut point,
et où la discussion est la pierre de touche de la vérité. Bien des
hommes disent: «Oh! que je voudrais avoir reçu une éducation
catholique!» mais, cette éducation, ils ne l’ont pas eue; et ils se
trouvent incapables de croire, malgré leur bon désir, parce que
l’évidence n’est pas assez grande à leurs yeux pour soumettre leur
raison. Qu’est-ce qui doit les faire croire?» Depuis quelque temps son
compagnon de voyage donnait des signes de déplaisir. Lorsque Charles
s’arrêta, le prêtre se contenta de dire brièvement, mais avec calme: «Ce
qui doit les faire croire? la _volonté_, leur _volonté_.»

Reding hésitait. Le prêtre continua: «S’il y a assez de preuves pour
croire à l’Écriture, et nous voyons, je le répète, que c’est ainsi, il y
en a également plus qu’il ne faut pour croire à l’Église. L’évidence ne
manque pas. Tout ce qu’elle réclame, c’est d’être présentée à l’esprit
ou de s’y imprimer. Si, donc, la croyance ne suit pas, la faute en est à
la volonté.--Eh bien, dit Charles, je pense qu’il y a un sentiment
général parmi les anglicans instruits, que les droits de l’Église
Romaine ne reposent pas sur une base suffisamment intellectuelle; que
les preuves, ou _notes_, étaient assez bonnes pour un siècle grossier,
mais non pas pour le siècle des lumières. C’est ce qui me fait
désespérer du progrès du Catholicisme.» Son compagnon le regarda avec
curiosité, et lui dit tranquillement: «Sachez-le, il y a assez
d’évidence pour une _conviction morale_ que l’Église Catholique ou
Romaine, et nulle autre, est la voix de Dieu.--Voulez-vous dire, reprit
Charles, dont le cœur battait avec violence, qu’avant la conversion un
homme ne peut arriver à une conviction présente, inébranlable, actuelle
de cette vérité?--Je ne sais, répondit le prêtre; mais, au moins, il
peut avoir une _certitude morale_ habituelle, c’est-à-dire une
conviction et une seule, une conviction ferme, sans rivale, ou même sans
doute raisonnable, qui se présente à lui dans ses heures de solitude
alors qu’il est le plus calme: et qui, dans le tumulte du monde, lui
apparaît, de temps en temps, comme à travers des nuages; une conviction
ainsi formulée: «L’Église Catholique Romaine est la seule et unique voix
de Dieu, le seul et unique chemin du salut.»--Alors vous pensez, dit
Charles avec une émotion croissante, que cet homme n’est pas obligé
d’attendre de plus éclatantes lumières?--Il n’en aura pas, il ne peut en
attendre d’autres avant sa conversion. La certitude, dans son sens le
plus élevé, est la récompense de ceux qui, par un acte de leur volonté,
embrassent la vérité, lorsque la nature recule lâchement. Il faut se
hasarder. La foi est une chance à courir avant qu’on soit catholique;
c’est une grâce ensuite. On s’approche de l’Église par la voie de la
raison, on y vit dans la lumière de l’Esprit.»

Charles exprima la crainte que bien des hommes excellents et fort
instruits ne fussent tentés de trouver en défaut l’évidence du
Catholicisme et de cesser toutes recherches, sur ce prétexte qu’il y a
des arguments de part et d’autre. «Ce n’est pas une certaine catégorie
d’hommes, répondit le prêtre, ce sont tous les Anglais qui donnent dans
ce fâcheux travers. Les Anglais sont heureusement doués sous bien des
rapports, mais ils n’ont pas la foi. D’autres nations, qui leur sont
inférieures à beaucoup d’égards, ont cette foi. Cependant rien ne peut
la remplacer: ni le sentiment de la beauté, de la majesté, ou de
l’antiquité du Catholicisme; ni l’appréciation de sa miséricorde envers
les pécheurs; ni l’admiration pour les martyrs; ni l’estime pour les
anciens Pères et pour leurs écrits. Quelques individus peuvent avoir des
mœurs douces et aimables, ou un esprit de droiture qui mérite notre
respect; cependant, jusqu’à ce qu’ils aient la foi, ils n’ont pas de
fondement, et leur édifice s’écroulera. Ils ne seront pas bénis, ils ne
feront rien en matière religieuse, jusqu’à ce qu’ils commencent à croire
sans réserve à la parole de Dieu, quelle qu’elle soit; jusqu’à ce qu’ils
se renoncent eux-mêmes; jusqu’à ce qu’ils cessent de faire de quelqu’une
de leurs idées leur propre symbole; jusqu’à ce qu’ils obligent leur
volonté à perfectionner ce qui pour leur raison peut être suffisant,
mais reste néanmoins incomplet. Et lorsqu’ils reconnaîtront cette lacune
en eux, et qu’ils tâcheront d’y remédier, alors ils verront beaucoup
plus loin, ils seront bientôt sur la route du Catholicisme.»

Dans tout cela, il n’y avait rien de bien nouveau pour Charles; mais il
était heureux de l’apprendre de la bouche d’un autre, et surtout d’un
prêtre. Il avait donc trouvé de la sympathie et une autorité: il se
sentit rendu à lui-même. La conversation s’arrêta. Un moment après, il
confia à son nouvel ami le motif qui le conduisait à Londres. Cette
déclaration, après ce que Charles avait déjà dit, ne pouvait beaucoup
surprendre son compagnon de voyage. Celui-ci connaissait le supérieur de
_San Michaele_, et donnant sa carte à Reding, il y écrivit quelques
paroles pour lui servir d’introduction auprès du bon père. Cependant ils
avaient atteint Paddington, et avant que le convoi fût complétement
arrêté, le prêtre, ayant pris son sac de nuit de dessous son siége et
s’étant enveloppé d’un manteau, était sorti de voiture et s’éloignait
d’un pas rapide.




CHAPITRE VII.

Deux irvingites, une plymouthiste et un néo-juif assiégeant une pauvre
chambre.


Charles désirait naturellement accomplir son importante démarche avec
tout le calme possible; et il avait pris, à son avis du moins, les
mesures les plus convenables pour atteindre ce but. Mais de semblables
combinaisons tournent souvent d’une manière bien différente de ce que
l’on avait espéré. C’est ce qui arriva à notre jeune ami.

Le couvent dès Passionnistes était situé à l’est de Londres; jusque là,
c’était bien. Or, Charles connaissait dans le voisinage un honnête
éditeur de publications religieuses avec lequel son père avait eu des
relations, et il lui avait écrit pour retenir une chambre dans sa
maison. Il voulait y passer le peu de jours qu’il croyait devoir lui
suffire pour préparer sa réception. Ce qui lui adviendrait ensuite, il
le laissait à la sagesse de ceux entre les mains desquels il allait se
trouver. C’était le mercredi; il comptait avoir deux jours pour se
disposer à la confession et se présenter ensuite à ceux qui devaient
recevoir son abjuration. Le meilleur plan eût été de se rendre
directement à la maison des religieux, où sans doute les bons Pères, en
le logeant, l’auraient mis à l’abri de toute importunité, et lui
auraient donné les avis les plus sages sur ce qu’il avait à faire. Mais
nous devons lui pardonner si, en accomplissant un si grand acte, il aime
à le faire à sa façon, et nous ne devons pas être sévères à son égard,
quoiqu’il n’ait pas choisi la meilleure voie.

En arrivant à sa destination, Charles vit au maintien de son hôte que
non-seulement sa venue était attendue, mais qu’on en comprenait aussi le
motif. Probablement l’article de la _Gazette d’Oxford_ avait été copié
par les journaux de Londres. Autre contre-temps, qui ne servit pas peu à
augmenter désagréablement sa surprise. En se rendant à sa chambre, il
vit que le digne libraire avait un cabinet de lecture attenant à sa
boutique, voisinage bien plus dangereux pour sa retraite qu’une salle de
café. Il ne fut cependant pas obligé de se mêler aux différentes
sociétés qui paraissaient fréquenter ce lieu, et il résolut autant que
possible de ne pas sortir de sa chambre. Le reste de la journée, il
l’employa à écrire à ses amis. Sa conversation du matin l’avait
tranquillisé. Il se coucha calme et heureux, dormit profondément, se
leva tard, et, dispos d’esprit et de corps, il tourna ses pensées vers
les devoirs sérieux de la journée.

Le déjeuner fini, il consacra un temps assez long à des exercices pieux;
puis, ouvrant son pupitre, il se mit au travail. Il commençait à peine,
lorsque se présenta le propriétaire de la maison, lequel, après beaucoup
d’excuses sur son importunité, et des protestations qu’il ne voulait pas
être indiscret, s’aventura à demander si M. Reding était catholique. La
question lui avait été posée à lui-même, et il pensait qu’il pouvait
solliciter une réponse de la personne la plus capable de fournir un
renseignement authentique. Pour Charles, une pareille interruption était
désagréable en soi, et embarrassante par la forme dans laquelle la
demande avait été faite. Dire qu’il était sur le point de se faire
catholique aurait été absurde; aussi répondit-il négativement d’un ton
bref. M. Mumford lui apprit ensuite que deux de ses amis désiraient
s’entretenir quelques instants avec M. Reding. Charles ne pouvait faire
d’objection à cette requête: il n’eût pas été compris; et un moment
après, on frappa à la porte de sa chambre[76].

  [76] Après avoir consacré les précédents chapitres à réfuter l’Église
    Anglicane et les principales sectes qui ont eu quelque rapport avec
    le mouvement qu’il décrit, le R. P. Newman a voulu, avant de finir,
    montrer en peu de mots l’absurdité de certaines opinions, plus ou
    moins importantes, qui ont aussi leurs partisans en Angleterre. De
    là cette espèce de mise en scène de divers personnages qui viennent
    successivement passer devant les yeux du lecteur. Leur accorder une
    plus large place dans son ouvrage, eût paru à l’auteur leur faire un
    trop grand honneur. Quant aux importunités dont Charles est la
    malheureuse victime, à la veille de son abjuration, elles ne sont,
    croyons-nous, que trop réelles; et plus d’un converti pourrait nous
    apprendre là-dessus des choses fort curieuses.

«Entrez», dit-il, et deux individus se présentèrent, tous les deux lui
paraissant inconnus. Cette circonstance fut pour lui une espèce de
soulagement; car des craintes vagues et des soupçons avaient commencé à
traverser son esprit relativement aux visages qu’il allait voir. Le plus
jeune des deux visiteurs, aux joues arrondies, au nez retroussé vers
l’œil droit, et à la voix perçante, s’avança avec assurance; il semblait
espérer d’être reconnu. Charles se souvint de l’avoir vu jadis, mais en
quel lieu, il ne pouvait se le rappeler. «Je crois vous avoir vu quelque
part, dit-il.--Oui, monsieur Reding, répondit l’individu à qui ces
paroles s’adressaient, vous devez vous souvenir de m’avoir vu au
collége.--Ah! je me souviens; vous êtes Jack, le marmiton de
Saint-Sauveur.--Précisément, monsieur. Je vins au collége lorsque le
jeune Tom obtint la place de Dennis.» Et puis avec un signe de tête
solennel, notre jeune interlocuteur ajouta: «Moi aussi, j’ai obtenu de
l’avancement.--Il me le semble, Jack; mais que faites-vous?--Ah!
monsieur, répondit l’ancien marmiton, nous ne devons parler sur ce sujet
qu’avec beaucoup de gravité.» Et il ajouta d’une voix complétement
inarticulée, ses lèvres ne paraissant pas vouloir se réunir: «Monsieur,
en ce moment, je suis presque un ange.--Quoi! un ange? s’écria Charles;
oh! je sais; il s’agit de quelque secte, des Sandemaniens.--Les
Sandemaniens, reprit Jack, nous les avons en abomination. Ce sont des
niveleurs; ils apportent avec eux le désordre et toute espèce de
mauvaises œuvres.--Pardon, mais il s’agit d’une secte, quoique je ne me
rappelle pas laquelle. J’en ai entendu parler. Eh bien, dites-moi, Jack,
qu’êtes-vous?--Je suis, répondit Jack, comme s’il se fût confessé au
tribunal du Propréteur, je suis membre de la sainte Église
Catholique.--Bien, Jack, mais ce n’est pas assez clair. Nous en sommes
tous, de cette Église; tout le monde en dit autant.--Écoutez-moi
jusqu’au bout, monsieur Reding, reprit Jack en agitant sa main;
écoutez-moi, monsieur, et puis frappez. Je vous le répète, je suis
membre de la sainte Église Catholique qui se réunit à _Huggermugger
Lane_.--Ah! je vois; c’est le nom que les «Dieux» vous donnent, mais que
font les hommes?--Les hommes, répondit Jack, sans comprendre toutefois
l’allusion, les hommes nous appellent des Chrétiens, professant les
opinions de feu le révérend Edward Irving, bachelier en
théologie.--Maintenant je vous comprends très-bien: vous êtes des
Irvingites; je me rappelle.--Non, monsieur, pas des Irvingites; nous
n’acceptons aucun homme pour guide; nous allons partout où nous mène
l’Esprit; nous avons renoncé au _don des langues_. Mais je dois vous
présenter mon ami, qui est plus qu’un ange, ajouta-t-il avec modestie,
qui possède plus que la parole des hommes et des anges, puisqu’il n’est
rien moins qu’un apôtre. Monsieur Reding, voici le révérend Alexandre
Highfly; monsieur Highfly, M. Reding[77].»

  [77] L’exposé des doctrines, fait ici par Jack et M. Highfly, est bien
    le résumé des opinions des _Irvingites_, secte qui s’appelle
    emphatiquement: L’_Église catholique et apostolique_. Il est
    probable cependant que les Irvingites, dernière expression du
    Méthodisme, ont subi encore des modifications; et c’est sans doute
    pour cela que l’auteur fait dire à Jack qu’ils ont renoncé au _don
    des langues_. Car, dans le principe, les partisans d’_Irving_
    tenaient beaucoup à ce grand privilége, de parler _subito_, sous
    l’impulsion irrésistible de l’Esprit, _une langue inconnue_. On
    aura, enfin, compris tout ce qu’il y avait de ridicule et de
    scandaleux dans toutes ces extases, convulsions et inspirations
    désordonnées.

M. Highfly était un homme aux manières et à l’air distingués. Son
langage était raffiné, et ses procédés délicats. Aussi Charles, en lui
parlant, changea de ton tout de suite. Il venait, dit tout d’abord M.
Highfly, trouver M. Reding par un sentiment de devoir; et il n’y eut
rien dans sa conversation qui ne s’accordât avec cette déclaration. Il
lui exposa qu’il avait entendu dire que M. Reding n’était pas fixé sur
ses vues religieuses, et il n’avait pas voulu perdre l’opportunité de
rattacher un homme d’un aussi grand mérite à la cause à laquelle il
s’était dévoué lui-même. «Je vois, répondit Charles en souriant, que je
suis sur la place.--C’est le marché de Glaucus et de Diomède, répliqua
M. Highfly, puisque je vous demande votre coopération. Je vous range
dans la société des Apôtres.--Je me souviens, dit Charles. C’est un des
caractères de votre corps, d’avoir un ordre d’Apôtres outre les évêques,
les prêtres et les diacres.--Ou plutôt, reprit le _gentleman_, c’est
notre trait spécialement caractéristique; car nous admettons les ordres
de l’Église d’Angleterre. Nous ne faisons que compléter le système de
l’Église, en rétablissant le Collége des Apôtres.--Ce que je vous
reprocherais, dit Charles, si j’étais porté le moins du monde à écouter
vos réclamations, ce seraient les vues très-différentes que les
différents membres de votre corps mettent en avant.--Il faut vous
rappeler, reprit M. Highfly, que nous sommes sous un enseignement divin,
et que la vérité n’est communiquée à l’Église que graduellement. Nous ne
garantissons pas quelle sera demain notre croyance par celle que nous
soutenons aujourd’hui.--Certainement, répliqua Charles, il m’a été dit
par vos maîtres des choses que je dois regarder comme de simples
opinions privées, quoiqu’elles me paraissaient avoir un plus haut
caractère.--Je disais donc, reprit M. Highfly, qu’en ce moment nous
rétablissons l’Apostolat des Gentils. L’Église d’Angleterre a des
évêques, des prêtres et des diacres, mais l’Église, d’après l’Écriture,
à davantage: il est clair qu’elle doit avoir des Apôtres. Or, d’après ce
livre divin les Apôtres exerçaient la suprême autorité, et les trois
ordres anglicans leur étaient inférieurs.--Je suis disposé à être
d’accord avec vous sur ce point, dit Charles.--M. Highfly parut surpris
et satisfait.--Nous ramenons l’Église, ajouta-t-il, à un état plus
conforme à l’Écriture. Peut-être alors, pouvons-nous compter sur votre
coopération pour ce but? Nous ne vous demandons pas de vous séparer de
l’Établissement, mais de reconnaître l’autorité apostolique, à laquelle
tous doivent se soumettre.--Mais cela ne vous frappe-t-il pas, monsieur
Highfly, repartit Charles, qu’il existe un corps de Chrétiens, et
très-important certes, qui maintient avec vous, et, qui plus est, a
toujours parfaitement conservé cette vraie succession apostolique dans
l’Église; un corps, veux-je dire, qui croit que, outre l’épiscopat, il y
a un rang plus élevé que cette dignité, et auquel il donne le nom
d’Apostolat?--Au contraire, répondit M. Highfly, je pense que nous
rétablissons ce qui est resté comme mort depuis le temps de saint Paul.
Bien plus, je dirai que c’est un ordre qui n’a jamais été en vigueur,
quoiqu’il fut dans les desseins du Christ dès le commencement. Vous
voudrez bien vous rappeler que les Apôtres étaient juifs; mais il n’y a
jamais eu d’Apostolat des Gentils. Saint Paul, il est vrai, était Apôtre
des Gentils, mais le dessein providentiel commencé en lui a été
interrompu jusqu’à ce jour. Il s’en alla à Jérusalem contre l’avis
solennel de l’Esprit. Maintenant, nous arrivons, nous, pour compléter
cette œuvre de l’Esprit qui avait été arrêtée par l’inadvertance du
premier Apôtre.»

Jack intervint dans la controverse: «Je serais très-heureux, dit-il, de
savoir quelle communion religieuse, outre la nôtre, a, selon M. Reding,
toujours maintenu la succession des Apôtres comme une chose distincte de
l’Épiscopat.--Il est évident, répondit Charles, que je veux parler des
Catholiques. La Papauté est le véritable Apostolat; le Pape est le
successeur des Apôtres, particulièrement de saint Pierre.--Nous sommes
très-bien disposés envers les Catholiques Romains, reprit M. Highfly
avec un peu d’hésitation. Nous avons adopté une grande partie de leur
rituel; mais nous ne pensons pas que nous leur ressemblons en ce qui est
notre principe, caractéristique et fondamental.--Permettez-moi de vous
dire, monsieur Highfly, répliqua Charles, que c’est une raison pour tout
Irvingite (je veux dire pour tout homme qui partage vos convictions) de
se faire catholique. Votre propre sens religieux vous a appris qu’il
doit y avoir un Apostolat dans l’Église. Vous reconnaissez que
l’autorité des Apôtres n’était pas temporaire, mais essentielle et
fondamentale. Quelle était cette autorité, c’est ce que nous voyons dans
la conduite de saint Paul envers saint Thimothée. Il l’établit sur le
siége d’Éphèse, il lui confia une charge et, dans le fait, il était son
surveillant ou évêque. Saint Paul avait le soin de toutes les Églises.
Or, tel est précisément le pouvoir que le Pape réclame, qu’il a toujours
réclamé, et qu’il a, d’ailleurs, revendiqué comme étant le _successeur_
des Apôtres, quoique les Évêques puissent l’être aussi, mais dans un
sens plus général[78]. C’est pourquoi les Catholiques l’appellent le
Vicaire du Christ, l’Évêque des Évêques, et lui donnent d’autres noms
analogues. Je pense, en outre, qu’ils le considèrent d’une manière
spéciale, comme l’unique pasteur ou gouverneur de l’Église, la source de
la juridiction, le juge des controverses et le centre de l’unité, parce
qu’il a les pouvoirs des Apôtres, et particulièrement ceux de saint
Pierre.» M. Highfly garda le silence. «Ne pensez-vous pas, dès lors,
continua Charles, que, avant de venir me convertir, vous devriez vous
rattacher d’abord à l’Église Catholique? Au moins, vous me présenteriez
votre doctrine avec plus d’autorité, si vous veniez à moi comme un de
ses membres. Je vous avouerai même franchement qu’il vous serait plus
facile de me convertir au Catholicisme qu’à votre opinion actuelle.»
Jack jeta un coup d’œil à M. Highfly, comme s’il avait attendu une
réplique décisive à ce qui était pour lui un nouveau point de vue; mais
M. Highfly fut d’un avis différent: «Eh bien, monsieur, dit celui-ci, je
ne vois pas quel bien résulterait d’une entrevue plus longue. Votre
dernière remarque, toutefois, me conduit à vous faire observer que le
_prosélytisme_ n’était pas l’objet de notre visite. Nous nous proposions
seulement de vous informer qu’une grande œuvre se forme, afin d’appeler
votre attention de ce côté-là, et pour vous inviter à y coopérer. Nous
ne faisons pas de controverse. Nous ne désirions que vous donner notre
témoignage, et puis laisser la matière à vos réflexions. Je crois, par
conséquent, qu’il n’est pas nécessaire d’abuser plus longtemps de vos
moments précieux.» Ce disant, il se leva ainsi que Jack, et tout en
faisant force gracieux saluts et sourires, auxquels Charles répondit de
son mieux, les deux visiteurs gagnèrent la porte.

  [78] Successores sunt, sed ita ut potius Vicarii dicendi sint
    Apostolorum quam successores; contra, Romanus Pontifex, quia verus
    Petri successor est, non nisi per quemdam abusum ejus Vicarius
    diceretur.--ZACCAR. _Antifebr._, p. 130.

«Eh bien, il aurait pu m’arriver pis, pensa Charles. Vraiment, ils sont
gentils; ce sont des animaux bien dressés, après tout. J’aurais pu
tomber sous la griffe des bêtes farouches d’Exeter-Hall. Mais,
maintenant à l’ouvrage... Qu’est-ce donc?» ajouta-t-il. Hélas! c’était
un petit coup modeste, mais bien distinct, frappé à sa porte; il n’y
avait pas à s’y tromper.

«Qui est là? Entrez», s’écria-t-il. A ce mot, la porte s’ouvrit
doucement, et une jeune dame, assez avenante et mise avec recherche, se
présenta. Charles, contrarié, se leva précipitamment; mais il n’y avait
pas moyen de fuir. Il fut obligé d’offrir une chaise; puis il attendit,
tout oreilles, ou plutôt tout impatience, que l’inconnue l’informât de
sa mission. Un instant la jeune dame ne parla pas. La tête penchée de
côté, elle regardait le bout de son parasol, avec lequel elle décrivait
lentement une circonférence sur le tapis. A la fin elle demanda, sans
lever les yeux, s’il était vrai (et elle parlait doucement et de ce ton
qu’on appelle spirituel), s’il était vrai, comme on le lui avait appris,
que M. Reding à qui elle avait l’honneur de s’adresser fût à la
recherche d’une religion plus sympathique à son cœur que celle de
l’Église d’Angleterre.» Charles, contenant avec peine sa mauvaise
humeur, répondit brièvement qu’il ne pouvait lui donner un renseignement
sur le sujet de sa demande. La question, continua-t-elle, pouvait
paraître impertinente; mais elle avait ses raisons. Quelques-unes de ses
sœurs s’occupaient de l’organisation d’un nouveau corps religieux, et
l’acquisition de M. Reding, son assistance, ses conseils leur seraient
particulièrement précieux, vu surtout qu’elles n’avaient pas encore
parmi elles de _gentleman_ élevé à l’Université. «Puis-je vous demander,
dit Charles, le nom de la société que vous voulez fonder?--Le nom,
répondit-elle, n’est pas déterminé; et c’est là vraiment un des points
pour lesquels nous ambitionnerions le privilége de l’avis d’un homme
aussi capable que M. Reding, afin qu’il nous assistât dans nos
délibérations.--Et quels sont vos principes, madame?--Ici encore,
répliqua-t-elle, il y a beaucoup à faire: les principes ne sont pas
fixés, non plus; c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’esquissés, et nous
priserions beaucoup vos inspirations. Bien plus, naturellement vous
auriez l’occasion, comme vous en auriez le droit, d’indiquer la doctrine
à laquelle vous vous sentez particulièrement enclin.» Charles ne savait
que répondre à une offre aussi large. Elle continua: «Peut-être
serait-il à propos, monsieur Reding, de vous dire quelque chose de
particulier sur mon compte personnel. Je suis née dans la communion de
l’Église d’Angleterre; un moment j’ai été membre de la nouvelle
Connexion, et à présent, ajouta-t-elle, d’une voix languissante et d’un
ton de psalmodie, en laissant tomber sa tête, à présent je suis un frère
de Plymouth.» Ceci devenait trop absurde; et Charles, qui, pendant
quelques instants, s’en était amusé, commença à n’avoir qu’une pensée:
par quel moyen il pourrait la mettre à la porte.

Évidemment la conversation était abandonnée à la jeune dame; elle
continua: «Nous sommes tous pour une religion pure.--D’après ce que vous
me dites, reprit Charles, je conclus que chaque membre de votre nouvelle
communauté a le droit de désigner une ou deux doctrines de son
choix.--Nous sommes tous pour l’Écriture, monsieur, et c’est pourquoi
nous ne faisons qu’un. Nous pouvons différer, mais nous restons
d’accord. Cependant, c’est comme vous dites, monsieur Reding. Je tiens,
moi, pour l’élection et l’assurance du salut; une de mes dignes amies
est pour la perfection, et une autre bonne sœur pour le second
avénement. Mais nous désirons accueillir parmi nous toutes les âmes
altérées du fleuve de vie, quelles que soient leurs vues personnelles.
Je crois que vous tenez pour les sacrements et les cérémonies?» Charles
essaya de couper court à l’entrevue, en niant qu’il eût une religion à
chercher, ou une résolution à prendre; mais il était plus facile de
terminer la conversation que de mettre fin à la visite. Désespéré, il se
rejeta en arrière dans sa chaise, les yeux à demi fermés: «Oh! ces bons
Irvingites, pensa-t-il, braves gens qui viennent pour protester et qui
s’évanouissent à la première parole d’opposition. Voilà trois quarts
d’heure que celle-ci m’assomme, et je ne vois pas de raison pour qu’elle
ne reste pas ici jusqu’à la fin des siècles, puisqu’elle est déjà restée
si longtemps. Vraiment elle n’a pas dans sa personne les éléments du
progrès ni de la décadence. Elle ne mourra jamais: que deviendrai-je
alors?»

La jeune dame, en effet, n’était pas destinée à une mort naturelle; car,
alors que le cas semblait désespéré, on entendit un bruit dans
l’escalier, et, à peine le coup frappé à la porte, parut un homme
grossier et niais, qui s’écria en entrant: «J’espère, monsieur, qu’il
n’y a pas encore de marché fait; j’espère que ce n’est pas trop tard.
Congédiez cette jeune femme, monsieur Reding, et permettez-moi de vous
enseigner la vérité ancienne, qui n’a jamais été abrogée.» Il ne fut pas
nécessaire de renvoyer notre sœur de Plymouth. Car avec la même bonté
qu’elle avait mise à se dilater et à s’épanouir au soleil de la
tolérance de Charles, ainsi elle se retira et disparut soudain, sans
qu’on pût dire de quelle manière, devant les rudes accents de
l’importun; et Reding se trouva tout à coup entre les mains d’un autre
bourreau. «C’est intolérable», se dit-il à lui-même; et se levant
debout: «Monsieur, s’écria-t-il, excusez-moi, je suis particulièrement
occupé ce matin, et je dois vous demander de décliner l’honneur de votre
visite.--Que dites-vous, monsieur?» repartit l’étranger; et tirant de sa
poche un portefeuille et un crayon, il se mit à regarder Charles en face
et à noter ses paroles, disant à demi-voix comme il l’écrivait: «Il
décline l’honneur de ma visite.» Puis, il le regarda de nouveau, tenant
son crayon sur son papier: «Maintenant, monsieur?» dit-il. Charles
s’avança vers lui, et étendant son bras comme un homme qui conduit un
troupeau d’oies ou de moutons, il répéta tout en regardant la porte:
«Réellement, monsieur, je sens tout l’honneur de votre visite; un autre
jour, monsieur, un autre jour. C’est trop, c’est trop.--C’est trop?
s’écria l’importun; et moi qui ai attendu si longtemps au bas de
l’escalier! Cette bégueule est restée près d’une heure ici, et vous ne
pouvez maintenant me donner cinq minutes, monsieur!--Eh bien, monsieur,
répondit Charles, je suis sûr que vous venez pour un message qui sera
aussi infructueux que celui de cette dame, d’ailleurs, je suis fatigué
de toutes ces discussions religieuses, j’ai besoin d’être seul. Veuillez
vous épargner une plus longue peine.» «Fatigué des discussions
religieuses», se dit l’étranger à lui-même, notant ces paroles dans son
portefeuille. Charles ne daigna pas faire attention à cette action
impertinente, ni expliquer ses propres paroles; il se prépara à lui
indiquer la porte. Son bourreau reprit: «Peut-être désirez-vous savoir
mon nom? Je suis Zorobabel.»

Quoique vexé, Reding comprit qu’il ne devrait pas rejeter l’ennui de la
visite précédente sur l’importun actuel; il fit donc un effort pour
répondre: «Zorobabel! vraiment! et Zorobabel est-il votre prénom,
monsieur, ou votre nom de famille?--L’un et l’autre, monsieur Reding, ou
plutôt, je n’ai pas de nom de baptême, et Zorobabel est ma seule
désignation juive.--Vous venez donc voir s’il y a quelque apparence que
je me fasse juif.--Il peut arriver des choses plus étranges, monsieur;
par exemple, j’étais moi-même autrefois diacre de l’Église
d’Angleterre.--Vous n’êtes donc pas juif?--Je suis juif par choix. Après
bien des prières et une longue étude de l’Écriture, je suis arrivé à
cette conclusion que, puisque le Judaïsme fut la première religion, il
doit aussi être la dernière. A mes yeux, le Christianisme n’est qu’un
épisode de l’histoire de la Révélation.--Il n’est pas probable que vous
ayez beaucoup de sectateurs avec une telle doctrine. Nous sommes tous
pour le progrès, à cette heure, et non pour le mouvement rétrograde.--Je
ne suis pas de votre avis, monsieur Reding. Voyez ce que l’Établissement
vient de faire; il a envoyé un évêque à Jérusalem.--Oui, mais c’est dans
la pensée de rendre les Juifs Chrétiens, plutôt que pour convertir les
Chrétiens au Judaïsme.--Zorobabel écrivit: «Il pense que l’évêque de
Jérusalem doit convertir les Juifs»; il dit ensuite: «Je ne partage pas
votre opinion, monsieur. Au contraire, j’imagine que l’excellent évêque
se propose de faire revivre la distinction entre les Juifs et les
Gentils, ce qui est un premier pas vers la suprématie de ceux-là. Car si
les Juifs ont jamais une place dans le Christianisme, comme Juifs, ce
doit être nécessairement la première.» Charles pensa qu’il valait mieux
le laisser parler à son aise. Zorobabel continua donc: «Le bon évêque en
question sait bien que le Juif est le frère aîné du Gentil, et c’est sa
mission spéciale de rétablir un épiscopat juif sur le siége de
Jérusalem. La succession juive a été interrompue depuis le temps des
Apôtres. Et maintenant, vous voyez la raison de ma visite chez vous,
monsieur Reding. On dit que vous penchez vers l’Église Catholique. Je
voudrais vous suggérer que vous vous trompez sur le centre de l’unité.
C’est le siége de Jacques à Jérusalem qui est le vrai centre, et non le
siége de Pierre à Rome. Le pouvoir de Pierre est une usurpation sur
Jacques. Pour moi, le vrai Pape c’est l’évêque actuel de Jérusalem. Les
Gentils ont été au pouvoir trop longtemps. A cette heure, c’est le tour
des Juifs.--Vous paraissez admettre, répliqua Charles, qu’il doit y
avoir un centre d’unité et un Pape.--Certainement, et un rituel aussi,
mais il doit être juif. Je cherche des souscriptions pour rebâtir le
Temple sur le mont Moriah. J’espère, également, négocier un emprunt, et
nous aurons un capital du Temple donnant au moins, d’après nos calculs,
quatre pour cent.--Jusqu’ici on a regardé comme un péché, répliqua
Reding, la tentative de reconstruire le Temple. D’après vous, Julien
l’Apostat aurait pris le meilleur chemin pour atteindre le but.--Son
motif était coupable, monsieur, mais l’acte était bon. Le moyen de
convertir les Juifs, c’est d’accepter d’abord leurs rites. Ceci est une
des grandes découvertes de notre siècle. Nous devons faire le premier
pas vers eux. Quant à moi, j’ai admis tout ce que l’état actuel de leur
religion rend possible; et je ne désespère pas de voir le jour où les
sacrifices sanglants seront offerts sur la montagne du Temple, comme
anciennement.» Ici notre étrange visiteur s’arrêta. Voyant que Charles
ne répliquait pas, il ajouta d’un ton dégagé et à la hâte: «Ne puis-je
pas espérer que vous souscrirez à ce projet religieux, et que vous
adopterez l’ancien rituel? Celui des Catholiques est d’hier comparé au
nôtre.» Charles répondant d’une manière négative, Zorobabel coucha sur
son portefeuille: «Il refuse de prendre part à notre projet», et il
quitta la chambre aussi vite qu’il y était entré.




CHAPITRE VIII.

Le siége continué par un membre de la société de la vérité et par un
fanatique d’Exeter-Hall.


Charles n’était pas au bout de ses épreuves. Nous craignons qu’à cette
nouvelle le lecteur ne frissonne, parce qu’il a, dans cette affaire, sa
bonne part d’ennui. Toutefois le lecteur trouve cet adoucissement à sa
position: il lit cette histoire dans un moment d’oisiveté, et Charles en
subissait la réalité à une heure d’action et d’inquiétude. Il s’était
donc écoulé peu de temps depuis le départ de Zorobabel, lorsque le
propriétaire de la maison se présenta de nouveau à la porte. Il assura à
M. Reding que ce n’était pas sa faute si les deux dernières personnes
lui avaient fait visite. La jeune dame s’était faufilée à son insu, et
le _gentleman_ avait forcé le passage. Mais, cette fois, il venait
solliciter réellement une entrevue pour un personnage à grandes
prétentions littéraires, avec qui il avait eu quelques rapports, et qui
était venu du quartier Ouest de Londres pour le seul honneur de
s’entretenir avec M. Reding. Charles gémit, mais une seule réponse était
possible. La journée d’ailleurs était déjà perdue, et avec une espèce de
résignation triste, il donna la permission d’introduire l’étranger.

C’était un homme à la face pâteuse, d’environ trente-cinq ans, qui, tout
en parlant, relevait ses sourcils et avait un sourire particulier. Il
commença par exprimer la crainte que M. Reding n’eût été fatigué par ces
visiteurs impertinents et inutiles, gens sans intelligence, dont le
fanatisme aveugle ne pouvait inspirer que le mépris. «Je connais assez
les Universités, continua-t-il, pour déclarer qu’il ne peut exister
aucune affinité entre leurs membres et la masse des sectaires religieux.
Vous avez eu parmi vous, à Oxford, des hommes très-éminents, appartenant
à des écoles très-différentes; cependant c’étaient tous des hommes
capables, qui se sont fait distinguer par leur zèle pour la vérité,
quoiqu’ils soient arrivés à des opinions contradictoires.» Reding,
ignorant où il voulait en venir, resta dans une attitude expectante.
«J’appartiens, continua le nouveau visiteur, à une société qui s’est
consacrée à étendre parmi toutes les classes la recherche de la vérité.
Tout esprit philosophique, monsieur Reding, doit avoir senti un intérêt
profond pour votre parti, à l’Université. Notre société, dans le fait,
vous considère comme un des agents les plus remarquables de cette œuvre
si importante, et je ne puis vous offrir, individuellement, un
compliment plus flatteur, à vous dont le nom a paru naguère d’une
manière si honorable dans les journaux, qu’en vous nommant membre de
notre Société de la Vérité. Voici votre diplôme, ajouta-t-il eu lui
remettant une feuille de papier.» Charles y jeta un coup d’œil. C’était
une feuille, partie gravée, partie imprimée, partie manuscrite. Un
emblème de la vérité occupait le centre. Ce n’était pas un soleil
radieux, ni une étoile brillante, comme on aurait pu l’attendre, mais la
lune dans une éclipse totale, environnée des têtes de Socrate, de
Cicéron, de Julien, d’Abailard, de Luther, de Benjamin Franklin et de
lord Brougham, en guise de chérubins. Puis venaient quelques phrases
disant que l’Association de la branche de Londres, faisant partie de la
Société Britannique et Étrangère de la Vérité, ayant la preuve du zèle
déployé dans la poursuite de la vérité par Charles Reding, Esq., membre
de l’Université d’Oxford, l’avait admis à l’unanimité dans son sein, et
lui avait assigné la haute et importante mission de membre associé et
correspondant. «Je remercie beaucoup la Société de la Vérité, dit
Charles lorsqu’il arriva au bout de la feuille, pour cette marque de son
bon vouloir; je regrette, toutefois, d’avoir quelque scrupule à
l’accepter jusqu’à ce qu’on ait fait disparaître quelques-uns des
protecteurs dont les têtes couronnent le diplôme. Par exemple, je n’aime
pas fort me trouver à l’ombre de l’empereur Julien.--Vous respecteriez
cependant son amour de la vérité, je présume, dit M. Batts.--Pas
beaucoup, je le crains, monsieur, en voyant que cet amour ne l’a pas
empêché d’embrasser sciemment l’erreur.--Non, non, pas l’erreur,
d’embrasser ce qu’il _croyait_ être la vérité; et Julien, à mon avis, ne
peut être accusé d’avoir déserté la vérité, puisque dans le fait il fut
toujours à sa recherche.--Je crains qu’il n’y ait sur ce point une
différence très-marquée entre vos principes et les miens.--Ah! mon cher
monsieur, un peu d’attention à nos principes ferait disparaître cette
différence. Permettez-moi de vous offrir cette petite brochure, dans
laquelle vous trouverez établies quelques vérités fondamentales, sous la
forme d’aphorismes. J’appelle particulièrement votre attention sur la
page 8.» Reding chercha cette page, et lut ce qui suit:

«_De la poursuite de la vérité._

»1. Il est incertain que la vérité existe.

»2. Il est certain qu’on ne peut la trouver.

»3. C’est une folie de se vanter de la posséder.

»4. Le travail et le devoir de l’homme, comme homme, consistent non pas
à la posséder, mais à la chercher.

»5. Son bonheur et sa véritable dignité consistent à la poursuivre.

»6. La poursuite de la vérité est une fin; on doit s’y engager par amour
d’elle-même.

»7. Comme la philosophie est l’amour, et non la possession de la
sagesse, ainsi la religion est l’amour, et non la possession de la
vérité.

»8. De même que le Catholicisme commence par la foi, de même le
Protestantisme finit par l’examen.

»9. Comme il y a du désintéressement à chercher, ainsi il y a de
l’égoïsme à réclamer la possession.

»10. Le martyr de la vérité est celui qui meurt en déclarant qu’elle est
une ombre.

»11. C’est le martyre de toute la vie que de changer toujours.

»12. La crainte d’errer est la ruine de l’examen.»

Charles ne poussa pas plus loin sa lecture; ce qui suivait avait le même
caractère. Il rendit la brochure à M. Batts. «J’ai vu suffisamment,
dit-il, les opinions de la Société de la Vérité pour admirer leur
originalité et leur franchise; mais, excusez-moi, je ne saurais y
trouver du bon sens. Il est impossible que je souscrive à ce qui est si
clairement opposé au Christianisme.» M. Batts parut contrarié. «Nous ne
voulons pas, répliqua-t-il, nous opposer au Christianisme; nous désirons
seulement que le Christianisme ne s’oppose pas à nous. Il est
très-fâcheux que nous ne puissions pas aller notre chemin, quand nous
permettons aux autres de suivre le leur. A mes yeux, il est imprudent,
dans un siècle comme le nôtre, de représenter le Christianisme comme
hostile au progrès de l’esprit, et de faire des ennemis de la Révélation
de ceux qui désirent sincèrement «vivre tranquilles et laisser vivre les
autres».--Mais les contradictions ne peuvent être vraies, repartit
Charles. Si le Christianisme affirme que la vérité peut se trouver, ce
doit être une erreur de soutenir qu’on ne peut la trouver.--Il y a de
l’intolérance dans votre Christianisme, je le crois, monsieur. Vous
m’accorderez, je suppose, que le Christianisme n’a rien à faire avec
l’astronomie ou la géologie. Et dès lors pourquoi se mêlerait-il de
philosophie?» C’eût été inutile de prolonger la discussion. Charles
réprima la réponse qui lui venait sur les lèvres, de l’alliance
essentielle de la philosophie avec la religion. Il y eut un silence de
plusieurs minutes, et M. Batts, à la fin, comprit cet avis indirect, car
il se leva d’un air désappointé et souhaita le bonjour à notre infortuné
ami.

Après la fatigue et l’agitation causées par ces conversations
successives, peu importait maintenant à Charles qu’on le laissât ou non
livré à lui-même, car il ne se sentait plus en état d’appliquer son
esprit aux sujets dont il s’était promis de s’occuper le matin. Au
départ de M. Batts, il ne fit donc aucun effort pour travailler. Il se
contenta de s’asseoir devant le feu, triste, abattu, et en danger de
retomber dans les pensées de trouble dont l’avait fait sortir son
compagnon du chemin de fer. Lors donc qu’au bout d’une demi-heure un
nouveau coup se fit entendre à la porte, il admit le postulant avec une
indifférence calme, comme si la fortune avait épuisé ses plus cruelles
rigueurs et qu’il n’eût plus rien à craindre. L’individu qui se présenta
était un homme d’un âge mûr, au teint luisant et aux membres dodus. Il
paraissait se trouver dans des conditions favorables qu’il avait su
mettre à profit. Son habit noir lustré contrastait avec la couleur rose
de son visage et de son cou, que n’emprisonnait pas un faux col. Son
maintien était roide et solennel. Tout cela ajouté à un débit rapide
lorsqu’il parlait, lui donnait un grand air de dindon de basse-cour, qui
aurait frappé Reding, s’il eût été moins las qu’il ne l’était en ce
moment de voir de nouvelles figures. Cet étrange visiteur, en entrant
dans la chambre, jeta autour de lui un coup d’œil investigateur. «Votre
très-humble, dit-il d’un ton brusque. Vous paraissez abattu, mon cher
monsieur; mais asseyez-vous, monsieur Reding, et permettez-moi de
profiter de l’occasion pour vous donner quelques bons avis. Vous pouvez
deviner qui je suis à mon aspect: mon air parle de soi; je ne dirai pas
davantage, je puis vous être utile. Monsieur Reding, continua-t-il, en
rapprochant sa chaise de lui et en étendant sa main, comme s’il allait
le secouer, n’avez-vous pas fait une méprise, en pensant qu’il était
nécessaire de vous adresser à l’Église de Rome pour l’apaisement de vos
difficultés religieuses?--Je ne vous ai pas encore informé, monsieur,
répondit Charles gravement, que j’eusse des difficultés. Excusez-moi si
je suis brusque; j’ai eu bien des personnes qui m’ont fait visite pour
le même objet. C’est très-obligeant de votre part, mais je n’ai pas
besoin d’avis. Quelle sottise que de venir ici!--Bien, mon cher monsieur
Reding; mais écoutez-moi, reprit son persécuteur, en étendant les doigts
de sa main droite et en ouvrant de grands yeux. J’ai raison, je crois
d’appréhender que votre motif de quitter l’Établissement est que vous ne
pouvez introduire le surplis dans la chaire et les chandeliers sur la
table de communion. Or, n’en faites-vous pas plus qu’il ne faut? Pardon,
mais vous ressemblez à un homme qui ferait passer la Tamise sur sa
maison, lorsqu’il a simplement besoin de nettoyer les marches de sa
porte. Pourquoi vous adresser au Papisme, quand vous pouvez arriver à
votre but par une voie plus facile et à meilleur marché? Établissez-vous
pour votre propre compte, mon cher monsieur; agissez pour vous-même;
formez une nouvelle communion, six _pence_ y suffiront; et vous aurez
alors votre surplis et les chandeliers au gré de vos désirs, sans renier
l’Évangile, ou sans vous jeter dans les horribles abominations de la
Grande Prostituée...» Et il se redressa sur sa chaise, les mains
appuyées sur ses genoux écartés, considérant avec un air de satisfaction
l’effet de ses paroles sur Reding.

«J’en ai eu assez de tout cela, répondit le pauvre Charles. En vérité,
vous n’êtes qu’un de plus, monsieur, et je voudrais vous dire que vous
n’avez rien de commun avec les autres; mais je ne puis m’empêcher de
vous regarder comme la cinquième, sixième, ou septième personne (je ne
puis plus les compter) qui est venue ce matin me donner, avec les
meilleures intentions sans doute, des avis que je n’avais pas demandés.
Je ne vous connais pas, monsieur; vous ne m’avez pas été présenté; vous
ne m’avez pas même dit votre nom. Il n’est pas d’usage de discourir sur
des sujets personnels avec des étrangers. Permettez-moi donc de vous
remercier de votre bonté à me faire visite, et puis, de votre nouvelle
bonté à sortir.» Et Charles se leva.

Son persécuteur ne parut pas disposé à se mouvoir, ni à faire attention
à ces paroles. Il attendit un moment, déploya son mouchoir avec beaucoup
de délibération et se moucha; il dit ensuite: «Kitchens est mon nom,
monsieur; le docteur Kitchens. L’état de votre esprit, monsieur Reding,
ne m’est pas inconnu: vous êtes présentement sous l’influence du vieil
Adam, et, en vérité, dans une triste voie. Je m’y attendais. Aussi ai-je
mis dans ma poche un petit traité que je vous presserai d’accepter avec
toute la sollicitude chrétienne qu’un frère peut montrer envers un
frère. Le voici. J’ai la plus grande confiance dans sa vertu. Peut-être
en avez-vous entendu parler. Il est connu sous la dénomination de
l’_Élixir spirituel de Kitchens_. L’Élixir a éclairé des millions
d’âmes; et je prendrai sur moi de vous dire qu’il vous convertira dans
les vingt-quatre heures. Son action est douce et agréable, et ses effets
merveilleux, prodigieux, quoiqu’il ne consiste qu’en huit pages in-12.
Voici une liste des témoignages donnés pour quelques-uns des cas les
plus remarquables. J’ai connu moi-même cent deux cas, dans lesquels il a
opéré un changement salutaire en six heures; soixante-dix-neuf, dans
lesquels son effet s’est produit en trois heures seulement; et
vingt-sept où la conversion a eu lieu immédiatement après sa lecture.
D’un seul coup, de pauvres pécheurs qui, cinq minutes auparavant,
ressemblaient aux démoniaques de l’Évangile, reparaissaient «vêtus et
sains d’esprit». Ainsi je suis au-dessous de la vérité, monsieur Reding,
lorsque j’affirme que je vous garantis un changement chez vous dans
l’espace de vingt-quatre heures. Je n’ai jamais connu qu’un seul cas
dans lequel il ait paru impuissant. C’était un méchant vieillard, qui le
garda dans sa main toute une journée, et en silence, sans aucun effet
visible. Mais ici _exceptio probat regulam_, car, après plus ample
information, nous découvrîmes que ce vieux pécheur ne savait pas lire.
Aussi le _Traité_ lui fut-il administré doucement par une autre
personne, et avant que la lecture en fût terminée, je vous le jure,
monsieur Reding, il tomba dans un sommeil profond et salutaire,
transpira abondamment, et se réveilla, au bout de douze heures, créature
nouvelle, parfaitement nouvelle, et mûr pour le ciel, où il monta dans
le courant de la semaine. En ce moment, nous faisons des expériences
plus larges sur son action, et nous trouvons que même les feuilles
séparées du _Traité_ ont un effet relatif. Et, ce qui vaut encore mieux
par rapport à vous, c’est un spécifique admirable dans le cas de
Papisme. Il attaque directement la matière peccante; et toute la
pourriture des sacrements, des saints, de la pénitence, du purgatoire et
des bonnes œuvres est évacuée de l’âme d’un seul coup.»

Charles restait silencieux et grave, et semblait disposé à accomplir
quelque grand acte d’énergie, plutôt que d’écouter un plus long
bavardage. Le docteur Kitchens continua: «Avez-vous assisté à quelque
discours contre la Babylone mystique, ou à une des controverses
publiques qui ont eu lieu dans un grand nombre de villes? M. Makanoise,
un de mes bons amis, a lutté sur dix points avec trente jésuites, une
bonne moitié de ceux de Londres, et il les a battus sur toutes les
matières. Ne connaissez-vous aucune des lumières d’Exeter-Hall?
N’avez-vous jamais entendu M. Gabb? c’est un _Boanerges_, un vrai
Niagara de paroles: quelle vie dans sa diction! quelle véhémence! quelle
force! Sa voix seule suffit pour terrasser un homme. Il peut parler sept
heures durant sans fatigue. L’année passée, il a parcouru l’Angleterre,
débitant dans tout le pays, en long et en large, une seule, mais
terrible protestation contre la sorcière apocalyptique d’Endor. Il
commença à Devenport et finit à Berwick, et il se surpassa lui-même à
chaque meeting. A Berwick, lieu de sa dernière représentation, l’effet
fut complétement formidable. Un de mes amis l’y a entendu. Il m’a
assuré, quelque incroyable que la chose paraisse, que la voix de M. Gabb
avait brisé des vitres dans une maison voisine, et que deux prêtres de
Baal, qui étaient à leur école d’externat, à un quart de mille environ,
avaient été si maltraités par le seul écho, que l’un d’eux alla se
coucher sur-le-champ, et que l’autre a marché avec des béquilles depuis
lors.» Il s’arrêta un moment, puis il reprit: «Et quelle est la cause,
croyez-vous, monsieur Reding, qui a produit sur eux cet effet? C’était
la connaissance que possédait M. Gabb, relativement au signe de la bête
dont parle la Révélation: il prouva, monsieur Reding, et ce fut le coup
le plus original de son discours, il prouva que ce signe était la croix,
la croix matérielle.»

Le moment était enfin venu; Reding ne pouvait plus y tenir, et, par
bonheur, l’injure de ce cruel intrus lui fournissait les moyens aussi
bien que le motif de le punir. «Oh! dit-il soudain, alors je suppose,
docteur Kitchens, que vous ne pouvez tolérer la croix?--Oh! non; la
tolérer! mais c’est l’Antechrist!--Vous ne pouvez en supporter la vue,
je le soupçonne, docteur Kitchens?--Je ne puis la supporter, monsieur;
quel vrai Protestant le pourrait?--Alors, regardez!» dit Charles, tirant
de son pupitre un petit crucifix qu’il mit devant les yeux du docteur
Kitchens. Celui-ci, tout d’un coup, se dressa sur ses pieds, et,
reculant: «Qu’est-ce que cela?» s’écria-t-il; et son visage rougit et
pâlit tour à tour: «Qu’est-ce que cela? c’est la chose elle-même»; et il
fit un mouvement pour la saisir. «Retirez-la, monsieur Reding, c’est une
idole; je ne puis la supporter; retirez-la.--Elle a vraiment, se dit
Charles à lui-même, un pouvoir magique sur lui»; et il la présenta
encore au fougueux sectaire, tout en la tenant hors de ses atteintes.
«Retirez-la, monsieur Reding, je vous en supplie!» s’écria le docteur en
reculant toujours, tandis que Charles continuait à le presser.
«Retirez-la, c’est trop fort. Oh! oh! épargnez-moi, épargnez-moi,
monsieur Reding!... Nohestan[79]... une idole!... Oh! jeune Antechrist,
démon!... C’est lui, c’est lui... Torture!... Grâce, monsieur Reding!»
Et le misérable docteur commença à s’agiter, toujours regardant le signe
sacré et l’écartant de devant ses yeux. Charles, à cette heure, tenait
la victoire dans ses mains. Il y avait sans doute quelque difficulté à
diriger vers la porte cet impertinent visiteur de l’endroit où il était
assis, mais un seul effort suffit; arrivé là, il ouvrit avec violence
l’un des battants, se précipita dans l’escalier, et se mit à enjamber
deux ou trois marches à la fois. Oubliant tout alors, sauf l’objet de sa
terreur, il vint fondre d’un seul trait sur deux personnes qui se
disputaient pour monter, et tandis qu’il jetait l’un contre la rampe, il
fit bravement rouler l’autre au bas de l’escalier.

  [79] On lit au IVe L. des Rois, ch. 18. v. 4: «... Il (Ézéchias) fit
    mettre en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fait, parce que
    les enfants d’Israël lui avaient brûlé de l’encens jusqu’alors, et
    il l’appela _Nohestan_»--C’est-à-dire d’après d’Allioli, petit
    airain, petit cuivre, vil cuivre.




CHAPITRE IX.

Le dernier assaut.


Charles se jeta sur sa chaise et enferma le crucifix dans sa poitrine.
Il était fatigué de cette longue épreuve et de l’effort par lequel elle
s’était soudain terminée. Un bruit se fit entendre à la porte, et les
coups se succédèrent nombreux. Il n’y fit pas attention, et se contenta
de poser ses pieds sur le garde-feu en cachant son visage dans ses
mains. La sommation, tout d’abord, ne venait évidemment que d’un seul
individu, mais le retard de Charles à répondre donna à un second le
temps d’arriver, et bientôt il y eut une succession rapide de coups
alternatifs de deux personnes. Charles les laissait frapper. A la fin,
un des deux candidats rivaux à la présentation, plus hardi que l’autre,
ouvrit doucement la porte. Le second, qui, après sa chute, avait grimpé
en courant au haut de l’escalier, se précipita dans la chambre avant
lui, en s’écriant: «Un seul mot pour la Nouvelle Jérusalem[80].--Par
charité, répondit Charles, sans changer d’attitude, par charité,
laissez-moi tranquille! Votre intention est bonne, mais je n’ai pas
besoin de vous, monsieur, je n’en ai pas besoin. J’ai eu déjà, ici,
l’Ancienne Jérusalem et les Apôtres juifs; les Apôtres gentils et le
libre examen; une religion de fantaisie et Exeter-Hall. Quel est donc
mon crime? Ne puis-je mourir en paix? Mon cher monsieur, sortez: je ne
puis vous recevoir; je suis épuisé.» Il se leva alors et s’avança vers
le nouvel intrus. «Revenez une autre fois, mon cher monsieur, si vous
êtes résolu à me parler; mais, excusez-moi, j’en ai eu réellement assez
pour une journée. Ce n’est pas votre faute, mon cher monsieur, si vous
êtes le sixième ou le septième.» Et il lui ouvrit la porte. «Un fou
vient de me renverser comme je montais, reprit avec émotion la personne
à qui Charles s’était adressé.--Mille pardons pour sa grossièreté, mon
cher monsieur, mille pardons, mais permettez-moi...» Et en le saluant,
il le poussa hors de la chambre. Il se tourna ensuite vers l’autre
étranger, qui se tenait auprès de lui en silence: «Et vous aussi,
monsieur...? Est-ce possible!» Une extrême surprise se peignit sur son
visage; C’était M. Malcolm. Les pensées de Charles prirent un nouveau
cours, et ses persécuteurs furent oubliés sur-le-champ.

  [80] Ces seuls mots indiquent un partisan du visionnaire Swedenborg.

L’histoire de la visite de M. Malcolm était toute simple. Amateur de
bouquins, il avait souvent mis à contribution le fonds du propriétaire
de Charles pour augmenter sa bibliothèque. Or, en passant par Londres
pour se rendre au chemin de fer des comtés de l’Est, il était entré par
hasard dans la boutique; et, comme le digne libraire était à la hauteur
de son cabinet de lecture pour le bavardage, M. Malcolm avait appris de
lui que M. Reding, qui était sur le point de quitter l’Établissement, se
trouvait, en ce moment, à l’étage supérieur. M. Malcolm avait donc
attendu avec impatience la fin de la visite du docteur Kitchens, et peu
s’en était fallu même, ce qui l’eût fort contrarié, qu’il ne fût dépassé
par le bon Swedenborgien.

«Comment vous portez-vous, Charles?» dit-il enfin, avec un peu de
roideur dans ses manières. Notre jeune ami, de son côté, n’était pas
moins embarrassé dans son accueil. «Vous avez eu, ce matin, un petit
lever, paraît-il. Je croyais que je n’arriverais jamais à vous voir.
Asseyez-vous; asseyons-nous, et laissez-moi vous dire quelques mots.»
Malgré les épreuves diverses que Charles venait de subir de la part
d’étrangers, il n’y avait peut-être personne qu’il désirât moins voir
que M. Malcolm. Il ne pouvait s’empêcher de l’associer, dans son esprit,
avec l’image de son père. Toutefois, il ne se sentait pas disposé à lui
ouvrir son cœur ni à tenir compte de ses jugements. Ses sentiments
étaient un mélange de crainte par droit de prescription et de
disposition amicale en même temps. C’était un attachement né d’anciens
souvenirs, et un désir de rester en bons rapports avec cette vieille
connaissance de sa famille, mais ce n’était ni confiance, ni amitié
réelle. Il rougit comme s’il se fût senti coupable, sans comprendre
clairement pourquoi. «Eh bien, Charles Reding, dit M. Malcolm, je
pensais que nous nous connaissions assez l’un l’autre pour que j’aie
droit à être averti de ce qui vous concerne.» Charles répliqua qu’il lui
avait écrit la veille au soir. «Ah! lorsqu’il n’y avait plus de temps
pour répondre à votre lettre.» Charles repartit qu’il voulait épargner à
un si bon ami... Il bégaya et ne put finir sa phrase. «Un ami, qui,
naturellement, ne pouvait donner de conseils, répliqua sèchement M.
Malcolm. Ces messieurs, continua-t-il, étaient-ce quelques-uns de vos
nouveaux amis qui vous rendaient visite? Ils m’ont tenu trois quarts
d’heure dans la boutique, et le dernier, qui vient de sortir, a failli
me jeter par-dessus la rampe.--Non, monsieur; je ne les connais pas du
tout. C’étaient les plus fâcheux des importuns.--Comme un autre paraît
l’être», ajouta M. Malcolm. Charles fut vivement blessé de ces paroles,
et d’autant plus qu’il n’avait rien à répondre. «Eh bien, Charles,
reprit M. Malcolm sans le regarder, je vous ai connu grand comme ça;
même quand vous étiez à la mamelle. Vous étiez jadis un garçon franc et
ouvert, j’ignore ce qui vous a gâté. Ces jésuites, peut-être... Ce
n’était pas ainsi du vivant de votre père.--Mon cher monsieur, répondit
Charles, vos paroles me fendent le cœur. Vous avez toujours été très-bon
pour moi. Si j’ai erré, ç’a été une erreur de jugement, j’en suis
désolé, et j’espère que vous me le pardonnerez. J’ai agi pour le mieux;
mais je me suis trouvé, comme il vous le faut comprendre, dans une
situation très pénible. Il y a un an que ma mère sait ce que je
méditais.--Situation pénible! Sornette! Que me parlez-vous de situation?
Je vous aurais raconté mille histoires sur ces Catholiques. J’en sais
long sur eux. Une erreur de jugement! vous vous moquez. Je sais bien
comment arrive tout cela. Pareils faits ne me sont pas inconnus;
seulement, je vous croyais un jeune homme plus sensé. Faut-il vous citer
le jeune Dalton de Sainte-Croix? Il va sur le continent et rencontre un
prêtre doucereux, qui persuade au pauvre niais que l’Église Catholique
est l’ancienne et la véritable Église d’Angleterre, la seule religion
digne d’un _gentleman_. On le présente au comte un tel, à la marquise
une telle, et Dalton nous revient catholique. Il y en avait un autre.
Comment s’appelait-il? j’ai oublié son nom. Il appartenait à une famille
du Berkshire. Celui-ci est séduit par un joli minois. Désormais rien ne
peut le satisfaire s’il n’épouse la jeune personne qui a charmé son
cœur. Mais elle est catholique et ne peut se marier à un hérétique.
Aussi, ma foi, il renonce et à la faveur de son oncle et à son avenir
dans le pays pour sa belle Juliette. Il y avait encore un autre
exemple... mais, inutile de les citer tous. Et maintenant, je me demande
quel motif vous a poussé vous-même...»

Tout cela était la meilleure justification du silence de Charles envers
M. Malcolm. Ce brave homme avait ses trente ou quarante années
d’expérience et, comme quelques grands philosophes, il faisait de cette
expérience personnelle le critérium suprême du possible et du vrai. «Je
les connais, continua-t-il, je les connais: une bande d’hypocrites et
d’escrocs! Je pourrais vous raconter d’étranges histoires que j’ai vues
de mes yeux sur le continent. Ces prêtres ne méritent aucune confiance.
Avez-vous jamais connu quelque prêtre?--Non.--Avez-vous jamais vu une
chapelle papiste?--Non.--Connaissez-vous quelque chose des livres
catholiques, de la doctrine catholique, de la morale catholique? Ah! je
vous le garantis, vous ne savez pas grand’chose de tout cela.» Charles
paraissait fort mal à son aise. «Eh bien, alors qu’est-ce qui vous
pousse vers eux?» Charles ne savait que dire. «Pauvre sot! continua M.
Malcolm, vous n’avez pas un mot à me donner en votre faveur. Tout ceci
est une affaire de pure imagination. Vous allez comme l’oiseau au
chasseur.»

Reding commença à se remettre. Il comprit qu’il devait dire enfin
quelque chose, sans quoi son silence l’eût condamné. «Mon cher monsieur,
répondit-il, il n’est rien qu’on ne puisse tourner contre une personne
quand on le veut. Or, voyez. Si j’avais connu un prêtre quelconque, vous
vous seriez écrié sur-le-champ: «Ah! il vous a fasciné.» Si j’avais
fréquenté les chapelles catholiques, «j’aurais été séduit par la musique
ou l’encens». Que pouvais-je faire de mieux que de me confier à
moi-même, de marcher sous l’étendard de ma raison éclairée, de consulter
les amis que je trouvais autour de moi, comme je l’ai fait, et
d’attendre avec patience jusqu’à ce que je fusse sûr de mes
convictions?--Ah! voilà votre manière, à vous, jeunes gens, reprit M.
Malcolm: vous vous croyez tous infaillibles. Vous pensez, et c’est à
ravir, que des têtes plus âgées ne sont rien à côté de vous. Eh bien,
continua-t-il, en mettant ses gants, je vois que je ne suis pas capable
de vous persuader. Pauvre et cher petit Charles, j’en suis fâché pour
vous. Qu’eût dit votre pauvre père, s’il avait vécu pour être témoin de
ceci? Pauvre Reding! quel terrible coup lui a été épargné! Mais
peut-être cela n’aurait point eu lieu. Je sais quel en sera le résultat
définitif. Vous nous reviendrez; oui, j’en suis certain et sûr. Nous
vous verrons revenir, jeune insensé, après que vous aurez couru à
travers champs, la bride sur le cou. Bien, bien! cela vaut mieux que de
vivre sans frein. Il faut que vous ayez votre dada. Ç’aurait pu être
pire; vous auriez pu manger votre fortune. Mais peut-être la
donnerez-vous, comme tant d’autres, à quelque prêtre artificieux. C’est
cruel, bien cruel: voire éducation perdue, votre avenir ruiné, votre
pauvre mère et vos sœurs abandonnées à elles-mêmes... Et vous ne me
dites pas un mot.» Il devint rêveur. «Quel monde de tribulations! Adieu,
Charles. Maintenant vous êtes haut et puissant; vous voguez à pleines
voiles: peut-être reviendrez-vous, un jour, avec d’autres sentiments,
vers l’ami de votre père. Adieu.» Le cœur de Charles était plein, mais
sa tête se trouvait fatiguée et troublée, son esprit abattu: il n’eut
donc pas un mot à répondre, de sorte qu’il parut à M. Malcolm stupide ou
très-réservé. Il ne put que presser chaleureusement la main que celui-ci
lui abandonnait à contre-cœur, et accompagner le brave homme jusqu’à la
porte de la rue.




CHAPITRE X.

Le couvent des Passionnistes.


«Cela ne finira donc jamais! se dit Charles, en fermant la porte et en
remontant l’escalier. Voilà une journée complétement perdue; et en
vérité, je ne saurais dire avec lesquels de ces importuns, étrangers ou
amis, mon temps a été le moins gaspillé. J’aurais dû aller directement
au couvent.» Cette dernière pensée frappa son esprit, et il se plaça
devant le feu, en y réfléchissant. «Oui, dit-il, je ne différerai pas
davantage. Quelle heure peut-il être? Déjà quatre heures!» Il réfléchit
de nouveau: «Je vais aller dîner, et puis, je me sauverai bien vite chez
mes bons Passionnistes.»

Le restaurant où Charles se rendit était à une certaine distance. Il ne
lui fut donc possible d’arriver au couvent que vers les six heures. Ce
monastère était une simple construction en briques. Les ressources étant
très-restreintes, on avait dû sacrifier l’extérieur, afin de pourvoir
aux dépenses de l’intérieur. L’édifice était également incomplet. Une
grande église avait été construite, mais ses murailles étaient nues; et,
à part les autels qu’on y avait élevés, elle ne se faisait remarquer que
par ses proportions bien prises, un sanctuaire large, de bonnes orgues
et un chœur convenable. Un corps de bâtiments adjacents pouvait loger
environ une demi-douzaine de Religieux; mais la grandeur de l’église
demandait un établissement plus vaste. Depuis lors sans doute les choses
ont bien changé, mais nous remontons ici aux premiers efforts de cette
communauté anglaise, à une époque où elle avait à peine cessé de lutter
pour son existence, et où les amis et les membres ne faisaient que
commencer à y arriver.

Dix années seulement s’étaient écoulées alors, depuis que le plus sévère
des ordres modernes avait été introduit en Angleterre. Au milieu de la
tiédeur et de l’égoïsme du XVIIIe siècle; deux cents ans après l’époque
mémorable où saint Philippe et saint Ignace, laissant de côté les
austérités corporelles, dont toutefois ils étaient personnellement de si
grands maîtres, avaient prêché la mortification de la volonté et de la
raison comme plus nécessaire à un âge de civilisation, le père Paul de
la Croix fut divinement poussé à la fondation d’une communauté plus
ascétique, sous certains rapports, que les premiers ermites et les
ordres du moyen âge. Quoique le jeûne, la pauvreté et le silence fussent
au nombre des pratiques de mortification les plus strictement imposées à
la nouvelle congrégation, c’était surtout par la rigueur de ses
pénitences corporelles qu’elle se distinguait. Dans la cellule de son
vénérable fondateur, sur le mont Célien, on voit encore aujourd’hui un
fouet de fer, garni de clous, qui est un souvenir, non-seulement des
souffrances du père Paul lui-même, mais aussi de celles de sa famille
italienne. L’objet de ces mortifications n’était pas moins remarquable
que leur intensité. La pénitence sans doute est, à un certain point de
vue, la fin de toute mortification, mais dans l’esprit des Passionnistes
l’usage de la discipline est spécialement destiné au profit du prochain.
Ils appliquent leurs souffrances au soulagement des âmes du purgatoire,
ou bien ils se les infligent pour réveiller la ferveur d’un auditoire
inattentif. Dans leurs missions, quand leurs discours semblent ne
produire aucun effet, on les a vus parfois découvrir soudain leur
poitrine et leurs épaules, et se frapper de couteaux aiguisés ou de
rasoirs, en criant à leur auditoire terrifié qu’ils ne feraient point
miséricorde à leur chair, jusqu’à ce que ceux à qui ils s’adressaient
eussent pitié de leurs âmes. Cette charité dévorante ne s’arrêta pas aux
frontières de leur patrie. Poussé peut-être par un souvenir attaché à sa
maison, pendant bien des années, le cœur du père Paul se dirigea vers
une nation du Nord avec laquelle, humainement parlant, il n’avait aucun
rapport. En face de Saint-Jean et Saint-Paul, maison des Passionnistes
sur le mont Célien, s’élèvent l’ancienne église et le monastère de San
Gregorio, la source pure d’où le Christianisme de l’Angleterre est
sorti. Là avait vécu le grand pape qui est appelé notre Apôtre, et qui
plus tard monta sur la chaire de saint Pierre. De là partirent aussi,
pendant et après son pontificat, Augustin, Paulin, Juste et les autres
saints qui convertirent nos barbares ancêtres. Leurs noms, qui
aujourd’hui sont inscrits sur les colonnes du portique, sembleraient
s’être manifestés au vénérable Paul, avoir traversé son esprit et s’y
être fixés. Car, chose étrange! la pensée de l’Angleterre se mêlait à
ses prières habituelles, et dans les dernières années de sa vie, après
une vision qu’il eut pendant la messe, comme s’il eût été Augustin ou
Mellitus, il parlait de ses enfants d’Angleterre.

Il était assez surprenant qu’un seul Italien, au cœur de Rome, eût à
cette époque l’ambitieuse pensée de faire des novices ou des convertis
dans notre patrie. Mais après la mort du vénérable fondateur, l’intérêt
spécial que celui-ci avait montré pour notre île lointaine se manifesta
dans un autre membre du même ordre. Sur les Apennins, près de Viterbe,
vivait, au commencement de ce siècle, un petit berger, dont l’esprit
s’était de bonne heure tourné vers le ciel. Un jour qu’il priait devant
l’image de la Madone, il eut le pressentiment qu’il était destiné à
prêcher l’Évangile dans une région du Nord. Il n’était guère probable
qu’un paysan romain pût jamais être missionnaire; plus tard, il est
vrai, le jeune pâtre devint frère, et puis religieux dans la
congrégation des Passionnistes; mais cela ne semblait pas augmenter pour
lui les probabilités d’une mission lointaine. Cependant Dieu avait ses
vues, et quoique les moyens extérieurs ne se produisissent pas, peu à
peu l’impression de son enfance, restée toujours vivante, prit une forme
plus caractérisée, et au lieu du Nord en général, ce fut le nom de
l’Angleterre qui se grava dans son cœur. Chose étonnante! après un
certain nombre d’années, sans faire aucune démarche, puisqu’il vivait
sous l’obéissance, notre paysan se trouva, à la fin, sur le bord de
cette mer orageuse du Nord, d’où César, jadis, aspirait à la conquête
d’un nouveau monde. Mais il était toujours aussi peu probable
qu’auparavant qu’il traversât le détroit. Néanmoins cela n’était pas
impossible; aurait-il cru autrefois qu’il verrait jamais cette plage du
grand Océan?... Et arrêté sur le rivage, le bon religieux aimait à
contempler les vagues agitées, et à se demander si jamais viendrait le
jour où elles le porteraient vers cette Angleterre tant désirée. Ce jour
arriva, non pas toutefois par suite d’aucune détermination de sa part,
mais par le soin de cette même Providence qui, trente années auparavant,
le lui avait fait pressentir.

A l’époque de notre récit, le père Domenico de Matre Dei était déjà
familiarisé avec l’Angleterre. Il avait eu bien des peines, d’abord par
manque d’argent, et puis, plus encore, par manque de sujets. Les années
s’écoulaient, et soit que la crainte de la sévérité de la règle (quoique
ce fût sans fondement, puisqu’elle avait été mitigée pour l’Angleterre),
soit que les droits acquis des autres corps religieux en fussent la
cause, sa communauté ne grandissait pas. Il se sentait presque
découragé. Mais chaque œuvre vient en son temps. Enfin, les difficultés
diminuèrent peu à peu, et l’on vit quelques hommes pleins de zèle, les
uns nobles de naissance, d’autres distingués par leurs talents, entrer
dans la communauté. Parmi eux, nous devons citer notre ami Willis, qui,
à cette époque, avait reçu la prêtrise. Quoique né bien loin de Londres,
il n’était pas le dernier venu. Et maintenant, lecteur, vous connaissez
mieux les Passionnistes que Reding lui-même, au moment où il se
dirigeait vers leur monastère[81].

  [81] A ces détails si intéressants donnés par l’auteur, nous croyons
    devoir ajouter quelques mots.

    Le R. P. Dominique de la Mère de Dieu naquit à Viterbe, le 4 août
    1793. Il fit sa profession dans l’ordre des Passionnistes à l’âge de
    22 ans. C’est seulement en 1840 qu’il quitta l’Italie avec trois de
    ses confrères pour venir s’établir à Boulogne, en France. Mais le
    gouvernement d’alors qu’épouvantait tout habit de moine ne permit
    pas à ces quatre religieux de vivre tranquillement au fond de leurs
    cellules. Obligés de sortir de la France, ils allèrent se réfugier à
    Ere, près Tournai (Belgique), et ils y fondèrent une maison. Deux
    ans plus tard, le P. Dominique touchait enfin à ce sol d’Angleterre
    si ardemment désiré. C’était le 17 février 1842. Depuis cette époque
    jusqu’au 27 août 1849, jour où il est mort subitement, cet admirable
    religieux a opéré un bien immense sur ce nouveau théâtre de son
    zèle. Ses vertus éminentes, surtout sa charité intelligente et
    douce, ont attiré à la Foi un grand nombre de protestants, parmi
    lesquels on compte l’auteur lui-même de _Perte et Gain_.

    Ce pieux serviteur de Dieu a laissé de nombreux écrits, dont un
    seul, croyons-nous, a été traduit jusqu’à présent. C’est un ouvrage
    intitulé: _Excellence de Marie et de son culte_, en 2 vol. in-12.

Le premier objet qui se présenta à Charles fut la porte de l’église.
Comme elle était ouverte, il y entra. Les fidèles arrivaient pour un
office. Lorsqu’il eut passé le vestibule, la personne qui le précédait
immédiatement lui présenta le bout de ses doigts qu’elle avait trempés
dans un bassin d’eau placé à l’entrée. Charles ignorant le but de cette
action, et se sentant embarrassé de cette ignorance, se retira de côté,
et chercha un coin pour s’y réfugier; mais tout l’espace était ouvert,
il n’y avait pas moyen de se cacher. Cependant, chacun paraissait occupé
de soi. Nul ne fit attention à lui, et il se sentit ainsi plus à l’aise.
Il se tint debout près de la porte, et promena ses regards dans
l’église. Un grand nombre de cierges s’allumaient sur le maître-autel,
situé au centre d’une abside semi-circulaire. Il y avait environ une
demi-douzaine d’autels latéraux. La plupart n’étaient pas éclairés. On y
voyait malgré cela quelques adorateurs solitaires. Sur l’un d’entre eux
était un grand crucifix antique, aux pieds duquel brûlait une lampe, et
celui-là était visité par une suite non interrompue de personnes. Elles
s’y arrêtaient chacune cinq minutes, lisaient quelques prières dans un
tableau attaché à la balustrade, et passaient outre. A un autre autel,
qui se trouvait dans une chapelle au bout de l’un des bas-côtés et qui
était surmonté d’une image, brûlaient six longs cierges. En regardant
avec attention, Charles reconnut que c’était une image de Notre-Dame, et
que le petit Enfant Jésus tenait un rosaire. Là était déjà réunie une
assemblée, ou plutôt on y célébrait un office qui lui était inconnu.
C’était rapide, alternatif, monotone. Comme cet exercice pieux
paraissait interminable, Charles tourna ses yeux ailleurs. Il vit deux
confessionnaux, chacun environné d’un petit groupe de personnes à genoux
qui attendaient leur tour pour se présenter au sacrement de Pénitence;
les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Au bas de l’église étaient
trois rangées de bancs mobiles avec dossiers et agenouilloirs. Le reste
de l’espace était ouvert et rempli de chaises. Mais l’objet qui attirait
surtout l’attention en ce moment, c’était le maître-autel. Cependant
chaque fidèle, en entrant, prenait une chaise et, s’agenouillant
derrière, se mettait à prier. L’église finit par se remplir. Riches et
pauvres, artisans, jeunes élégants et ouvriers irlandais, mères et
enfants, tous étaient confondus, sans autre distinction que la
séparation des femmes d’avec les hommes. Une troupe de garçons et de
petits enfants, mêlés à quelques vieilles femmes, avaient pris
possession de la balustrade du chœur, et la secouaient avec des
mouvements convulsifs comme dans l’attente de quelque chose.

Quoique Reding fût resté debout, nul n’aurait fait attention à lui; mais
il vit que le temps était venu de s’agenouiller. Il alla se mettre au
coin du banc le plus rapproché. A peine avait-il pris place, qu’une
procession avec des cierges passa de la sacristie à l’autel. Vint
ensuite quelque chose qu’il ne put comprendre, et soudain commença un
chant qu’il reconnut être une litanie, aux paroles _Miserere_ et _Ora
pro nobis_. Une hymne suivit. L’attention de l’assemblée était si
profonde, sa dévotion si ardente, que Reding pensa qu’il n’avait jamais,
jusqu’à ce jour, assisté à un véritable acte de culte. Ce qui le frappa
particulièrement, ce fut que, tandis que dans l’Église anglicane le
ministre ou l’orgue est tout et le peuple rien, sauf le clerc qui le
représente, ici c’était précisément l’inverse. Le prêtre parlait à peine
ou du moins presqu’à voix basse; mais tous, dans l’assemblée, comme un
immense instrument ou _Panharmonicon_, ne formaient qu’une seule voix,
tout en paraissant n’agir, chacun, que d’après sa propre inspiration.
Ils ne semblaient avoir besoin d’aucune impulsion étrangère ni d’aucune
direction, quoique dans la litanie le chœur chantât alternativement. Les
paroles étaient en latin, mais on eût dit que tous en comprenaient la
valeur, et qu’ils offraient leurs prières à la Sainte-Trinité, au
Sauveur incarné, à la puissante Mère de Dieu et aux Saints glorifiés,
avec une ardeur égale à l’énergie de leurs cantiques. Près de Charles se
trouvaient un petit enfant et une pauvre femme qui chantaient de toute
la force de leurs poumons. Il n’y avait pas à s’y méprendre, Reding se
dit à lui-même: «Voilà une religion populaire.» Il jeta de nouveau un
regard dans l’église. Comme nous l’avons dit, elle était très-simple, et
l’on voyait qu’elle n’était pas finie; mais le Temple vivant qui s’y
manifestait n’avait besoin ni de sculptures délicates ni de marbres
somptueux pour la parachever, «car la gloire de Dieu l’avait éclairée,
et l’Agneau en était la lumière». «Que c’est étrange! se dit Charles à
lui-même, on appelle ce culte un culte de pure forme, et cependant il
paraît comprendre indistinctement toutes les classes: enfants et
vieillards, gens d’éducation et peuple, hommes et femmes; c’est l’œuvre
du même Esprit en tous, qui d’un grand nombre ne fait qu’un seul corps.»

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, il y eut un changement dans l’office.
Un prêtre, ou un assistant, était monté quelques secondes sur l’autel et
y avait pris un calice ou un vase qui s’y trouvait; Charles ne pouvait
voir d’une manière distincte. Un nuage d’encens s’éleva vers la voûte.
Soudain tous les fronts s’inclinèrent jusqu’à terre. Que signifiait cet
acte? La vérité brilla aux yeux de Reding d’une manière terrible, mais
douce pourtant: c’était le Seigneur incarné qui reposait sur l’autel, et
qui était venu pour visiter et bénir son peuple; c’était l’auguste
présence qui fait d’une église catholique un sanctuaire unique; qui en
fait ce qu’aucun autre lieu ne saurait être, un lieu saint... A cette
époque, les offices du bréviaire n’étaient plus inconnus à notre jeune
ami, et au moment où il se prosterna sur le pavé, dans un mouvement
subit d’anéantissement et de joie, quelques paroles de ces grandes
antiennes, dont Willis, dans une circonstance, avait cité quelques
phrases, lui vinrent sur les lèvres: «_O Adonaï, et Dux domûs Israel,
qui Moysi in rubo apparuisti; O Emmanuel, Exspectatio gentium et
Salvator earum, veni ad salvandum nos, Domine Deus noster._»

Après cette cérémonie, l’office ne dura plus longtemps. En relevant la
tête, Charles vit que l’assemblée s’écoulait avec rapidité et qu’on
éteignait les lumières. Il comprit qu’il fallait se hâter. Il se dirigea
donc vers un frère convers, qui attendait pour fermer les portes, et le
pria de le conduire au supérieur. Le bon frère craignait que celui-ci ne
fût occupé en ce moment. Toutefois, il conduisit Charles dans une petite
chambre bien propre, où notre ami, laissé à lui-même, eut le temps de
rassembler ses pensées. A la fin, le supérieur parut. C’était un homme
au-dessus de l’âge mûr, d’un maintien à la fois grave et bienveillant.
Les sentiments de Reding étaient indicibles, mais tous pleins de charme.
Son cœur battait fort, non de crainte ni d’anxiété, mais d’un
frémissement de plaisir, en pensant qu’il était sous le toit d’une
communauté catholique et en face d’un de ses prêtres. En un moment son
trouble disparut, et il se sentit enivré de joie. A peine pouvait-il
dominer son émotion; il craignait d’être pris pour un fou. Il présenta
la carte de son compagnon de voyage. Le bon Père sourit, en voyant le
nom de l’ecclésiastique; mais ce fut avec une satisfaction toute
particulière qu’il lut les paroles aimables que celui-ci avait tracées
au crayon. Charles ne tarda pas à s’entendre avec le supérieur. Grâce à
Willis, il était déjà connu dans le couvent. Il fut arrêté qu’il
logerait tout de suite chez ses nouveaux amis, et qu’il y resterait tant
que cela lui conviendrait. La première chose à faire, c’était de se
préparer à la confession, et l’on espérait qu’ainsi il pourrait être
reçu, le dimanche suivant, dans la communion catholique. Après cet acte
solennel, il aurait à se présenter à l’évêque, au moment convenable,
pour lui demander le sacrement de Confirmation. Peu de temps lui suffit
pour faire transporter ses bagages au couvent, et une heure après son
entrevue avec le supérieur, il était assis seul, avec plumes, papier,
livres, et devant un feu joyeux, dans une cellule de sa nouvelle
habitation.




CHAPITRE XI.

Le beau jour.


Quelques mots vont nous conduire à la fin de notre récit. C’était le
dimanche matin vers les sept heures; Charles avait été admis dans la
communion de l’Église Catholique depuis une heure environ. Il était
encore à genoux dans l’église des Passionnistes, devant le tabernacle,
jouissant d’une paix profonde et d’une sérénité d’esprit qu’il n’aurait
pas crues possibles sur la terre. C’était plus que le calme qui affecte
sensiblement l’oreille, lorsqu’une cloche s’arrête après avoir tinté
longtemps, ou lorsqu’un vaisseau, après le ballottement des vagues, se
trouve dans le port. C’était une sensation si douce, qu’il se croyait
reporté par le souvenir à ses plus tendres années, qu’il lui semblait
recommencer l’existence. Mais il y avait plus que le bonheur de
l’enfance dans son âme: il lui paraissait sentir un roc sous ses pieds;
c’était _soliditas Cathedræ Petri_. Il continua à rester à genoux, comme
s’il eût été déjà dans le ciel, ayant le trône de Dieu en face, et les
anges tout autour de lui; comme si, en se remuant, il dût perdre cette
immense faveur.

A la fin, il sentit une main légère sur son épaule, et une voix lui dit:
«Reding, je vais partir; laissez-moi vous dire adieu auparavant.» Il se
retourna, c’était Willis, ou plutôt le père Louis, dans son costume
sombre de Passionniste, sur lequel se dessinait un cœur blanc du côté
gauche de la poitrine. Willis le conduisit de l’église à la sacristie.
«Quelle joie, Reding! s’écria-t-il quand la porte fut fermée; quel jour
de joie! La fête de saint Édouard, jour doublement béni désormais. Mon
supérieur m’a permis d’assister à la cérémonie; vous ne m’avez pas vu,
mais j’ai été présent à tout.--Oh! reprit Charles, que dirai-je?... la
face de Dieu! Comme j’étais à genoux, il me semblait que je ne désirais
plus rien que de répéter avec le vieillard Siméon: «Maintenant,
laissez-moi mourir, puisque j’ai vu votre face.»--Pour vous, cher
Reding, vous sentez dans votre âme toute l’ardeur et tout l’enthousiasme
d’un néophyte; quant à moi, ces sentiments sont déjà émoussés par
l’habitude.--Non, Willis, non; vous avez pris la meilleure part de bonne
heure, tandis que j’ai temporisé. Trop tard, je t’ai connue, Vérité
ancienne; trop tard je t’ai trouvée, première et unique Beauté!--Tout
est bien, mon cher ami, excepté ce que le péché rend mauvais. Si vous
avez à pleurer la perte du temps avant votre conversion, j’ai à déplorer
aussi de l’avoir perdu après la mienne. Vous parlez de délai: ne dois-je
pas parler de précipitation? Un Dieu bon gouverne toutes choses... Mais
il faut que je vous quitte. Vous rappelez-vous mes dernières paroles,
lorsque nous nous séparâmes dans le Devonshire? J’y ai souvent pensé
depuis cette époque; elles étaient trop vraies alors. Je vous disais:
«Nos voies se divisent.» Aujourd’hui elles restent encore différentes,
et cependant désormais elles seront les mêmes. Nous reverrons-nous
ici-bas? qui le sait? mais encore un peu de temps, et il y aura une
réunion éternelle devant le trône de Dieu, à l’ombre de sa Mère bénie et
de tous les saints. «_Deus manifestè veniet, Deus noster et non
silebit._» Charles prit la main du père Louis et la baisa. S’étant jeté
à genoux, il reçut la bénédiction du jeune prêtre. Puis le bon père
disparut par la porte de la sacristie; et le nouveau converti rentra
dans sa cellule temporaire, si heureux dans le présent qu’il ne songeait
ni au passé ni à l’avenir...


FIN.




  APPENDICE.

  SOUVENIRS PERSONNELS
  DU
  MOUVEMENT D’OXFORD,
  AVEC DES EXTRAITS
  DE PERTE ET GAIN DU DOCTEUR NEWMAN.

  CONFÉRENCE
  DONNÉE
  (AU MOIS DE MAI 1856) AU CLUB POPULAIRE ET CATHOLIQUE D’ISLINGTON
  (A LONDRES)

  PAR
  FRÉDÉRIC OAKELEY,
  Maître ès-arts de l’Université d’Oxford, curé de Saint-Jean
  l’Évangéliste à Islingten, chanoine du chapitre métropolitain, et
  ex-_fellow_ du collége de Balliol à Oxford.


L’origine, le développement et les résultats du grand Mouvement
Religieux qui a pris naissance à l’Université d’Oxford, il y a environ
un quart de siècle, et qui en moins de douze ans a donné à la Sainte
Église Catholique plusieurs centaines de convertis, ont été si
complétement expliqués par le docteur Newman, dans ses célèbres
«Conférences sur les difficultés de l’Anglicanisme», que ce serait une
témérité coupable de ma part de toucher à un sujet sur lequel, après
l’illustre écrivain, on ne pourrait que divaguer ou dire des choses
superflues. C’est pourquoi, dans le titre de ma Conférence de ce jour,
j’ai eu soin de me renfermer dans des bornes qui me missent moi-même à
l’abri de toute tentation ambitieuse, et qui vous épargnassent, à vous,
mes amis, un désappointement. Mon simple dessein est de vous présenter
les souvenirs personnels d’une époque de ma vie qui, après avoir donné
lieu et à des regrets et à de la reconnaissance, a été couronnée par des
résultats qui sont pour nous tous un sujet commun de joie. Je dois
cependant, dès le début, vous mettre en garde contre la supposition qui
pourrait vous faire attendre de moi un article d’autobiographie, ou ce
qu’un de nos adversaires appellerait les «Aveux d’un converti». Ce n’est
pas aujourd’hui mon but. Je ne viens pas non plus vous faire «l’Histoire
du Tractarianisme». Ce que je me propose, c’est de me placer dans la
position d’un témoin étranger aux faits qu’il raconte, et de considérer
à mon point de vue les matières d’Oxford et les événements qui en sont
sortis. Si, en traitant ce sujet, je suis obligé de rapporter des
circonstances auxquelles j’ai pris part, c’est une nécessité que je dois
subir; mais je ferai de mon mieux pour remplir ma tâche avec le moins de
partialité ou d’amour-propre possible.

Mes plus anciens «souvenirs personnels», relativement au premier coup
porté aux vieilles habitudes religieuses d’Oxford, remontent au
professorat royal du docteur Charles Lloyd, qui, vers l’année 1827,
reçut de feu le ministre sir Robert Peel, dont il avait été précepteur,
la charge de l’évêché d’Oxford. Le docteur Lloyd était un ecclésiastique
très-instruit et de talents hors ligne. Il appartenait à ce petit nombre
d’hommes qui, sous un système corrompu, se sentent assez forts pour se
choisir un terrain à eux et combattre sans peur les préjugés du jour.
Ayant passé une partie de son adolescence dans la société de prêtres
français, il s’était formé, d’après leur conversation et leur conduite,
une idée des doctrines et de la vie des Catholiques bien différente de
celle qui est généralement reçue parmi les Protestants. Sans doute, sa
première éducation et ses rapports avec l’Université en avaient fait un
protestant ferme; mais en prenant la fonction si délicate de professeur
de Théologie, et en se trouvant disposer de l’influence que sa science
et ses talents, joints à une facilité remarquable pour gagner
l’affection des élèves, lui donnaient sur les étudiants de sa classe, il
chercha à se débarrasser, autant qu’il put, des entraves de sa position
et à se jeter, comme on dirait à Oxford, «dans une nouvelle voie». Il
choisit donc, pour sujet de son cours de Théologie l’histoire et la
forme du _Prayer-Book_ anglican, sujet qui l’amena, et ses élèves avec
lui, à examiner le Missel et le Bréviaire comme étant les sources d’où
ont été tirées les principales matières de ce livre de prières. Tout à
coup, sans aucune cause connue, on pria M. Booker de _New Bond Street_
de fournir aux étudiants d’Oxford tous les livres de liturgie et
d’office que contenait son magasin. M. Booker était trop bon catholique
pour traiter une telle demande comme une simple affaire de commerce, et,
n’osant pas espérer un miracle, il crut prudemment à un complot. Par une
singulière coïncidence, il arriva que j’étais le seul protestant que M.
Booker connût à Oxford, et que le seul catholique que je connusse
moi-même c’était M. Booker. Aussi je crois que ce fut grâce à moi que
ses craintes furent dissipées et que la libre importation des missels et
des bréviaires eut lieu à Oxford. Cependant, les leçons du docteur Lloyd
continuaient avec un succès soutenu; et j’ai, ou, pour mieux dire, j’ai
eu naguère entre les mains un _Prayer-Book_ anglican avec des feuillets
intercalés qui contenaient des renvois aux autorités catholiques,
d’après lesquelles le maître prouvait d’une manière triomphante les
larges emprunts faits par les Réformateurs anglais à l’ancienne Église.
Le pauvre docteur Lloyd, à qui je ne puis penser sans qu’il s’éveille en
moi des sentiments d’attachement et de gratitude, tomba, bientôt après,
victime de son zèle dans la cause de «l’Émancipation Catholique».
Soudain on le vit changer sa politique dans cette question brûlante, et
voter avec son patron, sir Robert Peel, lorsque le ministère, en 1829,
adopta ce projet de loi. Cette conduite indisposa contre lui le roi
ainsi que son propre clergé. Un jour qu’il siégeait dans la Chambre des
Lords (car à cette époque il était évêque), il fut pris d’une fièvre
dont il mourut au bout de trois semaines, laissant à Oxford un vide qui,
jusqu’à présent, n’a pu être bien comblé. Avec cet illustre professeur
disparut l’étude des liturgies; et les volumes suspects, qui avaient été
importés dans un lieu si étrange et qui s’accordaient si mal avec les
ouvrages des librairies d’Oxford, furent vendus ou cachés dans les
rayons des bibliothèques, au moins pour un temps. La semence, toutefois,
avait certainement pris racine, et elle devait porter ses fruits au
moment opportun. Aux leçons du docteur Lloyd assistaient John-Henry
Newman et Edward Pusey, quoique plus âgés que la majorité de la classe.
Parmi ceux qui étaient un peu plus jeunes, on remarquait M. Wilberforce
l’ex-archidiacre, M. Froude, feu l’évêque de Salisbury et plusieurs
autres, au nombre desquels je me trouvais.

Dans toute la classe, il n’y avait personne sur qui ces leçons fissent
une impression plus profonde que sur feu Richard Hurrell Froude. Bien
différent de la plupart des hommes de son parti, M. Froude ne vacilla
jamais dans son adhésion aux principes catholiques, ou, dans tous les
cas, à des principes religieux qui étaient prodigieusement en avant de
son époque. L’enseignement du docteur Lloyd, relativement aux matières
de liturgie, trouva dans ce jeune homme de vingt et un ans un esprit
déjà mûr pour recevoir des impressions favorables même à l’Église de
Rome, et fortement contraires à la Réforme. Pendant sa vie si courte,
les impressions de M. Froude devinrent chaque année plus profondes, et
elles s’étaient transformées en convictions fermes et très-énergiques
par le moyen d’austérités personnelles, de la retraite, de l’étude et de
la prière; lorsque enfin (comme toutes les convictions réelles et
mûries) elles commencèrent à produire leur effet sur le monde. Ce qui,
dans le docteur Lloyd, n’était que de simples «vues», se changeait en
motifs dans M. Froude; et ce qui, pour beaucoup d’élèves de l’illustre
professeur, aurait vécu et serait mort comme une simple mode, prit de
larges racines, grâce à l’influence de M. Froude, et germa dans la suite
en quelque chose d’intimement et d’efficacement pratique. En effet, cela
se passait à peu près à l’époque que M. Froude fit la conquête de M.
Newman.

Plusieurs années après le temps auquel je me reporte, les «Traités
d’Oxford» firent leur apparition[82] dans les circonstances et pour le
but que le docteur Newman a pleinement développés dans ses «Difficultés
de l’Anglicanisme». Cependant, le reste d’entre nous, quoique fixés à
Oxford et plus ou moins liés ensemble, nous allions chacun dans notre
propre direction, qui de ce côté, qui de celui-là; quelques-uns
s’éloignant de toute pratique religieuse, d’autres embrassant une
religion très-étrangère à notre éducation et à notre caractère naturel.
De toutes les erreurs les plus accréditées touchant la controverse
d’Oxford, il n’en est pas de plus palpable que celle qui suppose une
ligue, ou une union préméditée entre ceux qui finirent plus tard par se
faire catholiques. Chacun de nous, je puis vous l’assurer, nous avions
nos vues individuelles qui, comme autant de lames aiguës, s’opposaient à
toute vraie combinaison. Il résultait de là que, sur beaucoup de
questions importantes, on nous trouvait dans des camps opposés. Nous
avions tous nos occupations particulières, nos propres intérêts, des
réunions différentes; et lorsque les hommes dont les noms sont
généralement les plus mêlés au Mouvement d’Oxford se rencontraient dans
un salon, il y avait une certaine réserve froide et une crainte mutuelle
de collision; ce qui loin de favoriser, gênait plutôt les rapports entre
nous. Aussi beaucoup des plus sincères partisans des opinions régnantes
se rendaient-ils dans des sociétés où ils trouvaient sans doute moins
d’essor à leur enthousiasme, mais aussi moins de danger d’être en
désaccord.

  [82] Le premier de ces _traités_ parut en 1833.

Pendant ce temps, toutefois, le levain de la vraie religion montait sous
la surface. Les hommes (et ils étaient nombreux) qui traitaient toute
l’affaire avec mépris, et qui pensaient sérieusement que cette _furore_
catholique était une simple fantaisie du jour, qui aurait son temps et
qui s’évanouirait aussi vite et aussi complétement que l’intérêt d’un
nouvel opéra; ces hommes, dis-je, connaissaient peu l’étendue et la
force de la puissance qu’ils avaient à combattre. Ils ne savaient pas
quels phénomènes s’accomplissaient dans les chefs de la controverse, ces
savants qui étaient, et non pas nous, la vie et l’âme de tout. Ils
ignoraient quelles clartés des études patientes apportaient, chaque
jour, à leur intelligence; quelle vigueur la mortification corporelle
imprimait à leur âme; quelle maturité une marche solide donnait à leurs
principes, et surtout combien le dénoûment se précipitait sous
l’influence de leurs prières persévérantes. Ces observateurs bien
intentionnés, mais à courte vue, tiraient leurs arguments d’opposition
de ce qui, dans de semblables mouvements, se fait le plus remarquer, je
veux dire des folies et des extravagances des disciples. Ceux-ci, je le
crois, agirent souvent comme des aveugles providentiels, destinés à
détourner l’attention de ce qu’il y avait de positif dans l’œuvre. De
temps à autre, il est vrai, une circonstance venait montrer qu’il y
avait, sous cette agitation, un principe plus profond et une force plus
réelle qu’on ne le pensait; mais Oxford est habitué à des troubles de ce
genre, et rarement on les y a vus survivre aux grandes vacances. La
controverse Hampden, la controverse Faussett, et je ne sais combien
d’autres d’une moindre importance, étaient là pour prouver que les
hommes qu’on avait sottement supposés morts, enterrés et oubliés,
étaient, en réalité, pleins de vigueur et prêts à l’action au moment
voulu. Mais le grand corps universitaire ne voyait que peu à peu, et ne
voulait pas se convaincre que le cheval de bois qui s’avançait si
pesamment et si majestueusement était rempli de guerriers armés de pied
en cap pour la lutte. A la fin, parut le célèbre Traité XC[83]. Ce fut
lui qui véritablement donna l’alarme, en proposant une interprétation
des XXXIX Articles qui aurait permis de les signer en conscience aux
personnes déjà fort avancées dans la voie du Catholicisme. L’esprit
académique s’en émut, et il trouva, mais trop tard, que le danger
imminent ne pouvait désormais être écarté par un sermon de circonstance
à Sainte-Marie, ni par le renvoi d’un sous-gradué suspect. Le
malencontreux Traité reçut de l’_Hebdomadal Board_[84] une flétrissure
qui fut pour lui un _imprimatur_ plutôt qu’un stigmate; car le produit
énorme de sa vente permit à son auteur de rassembler, sous la forme
d’une excellente bibliothèque de théologie, des matériaux pour étendre
le mal. Cependant la thèse de ce Traité trouva des défenseurs, et, il
faut l’avouer, ceux-ci exagérèrent sa théorie touchant la signature des
Articles. Ils y firent entrer toute «la doctrine romaine» (avec la plus
grande pureté d’intention, j’aime à le croire) par la porte qui avait
été ouverte pour admettre simplement la partie élevée de l’Anglicanisme;
et ils bâtirent sur la base du docteur Newman des conclusions que
celui-ci rejetait, mais qu’il ne pouvait ostensiblement attaquer sans
faire encourir à l’Établissement un danger plus immédiat que celui qu’il
lui créait par son silence.

  [83] On trouve une excellente analyse de ce traité dans l’ouvrage de
    M. J. Gondon, intitulé: _du Mouvement religieux en Angleterre_.--Ce
    traité XC parut en 1841.

  [84] L’_Hebdomadal Board_ est un comité formé de tous les chefs des
    établissements d’Oxford.

Il est difficile de parler de ces incidents sans vous amener à penser,
mes chers auditeurs, que le docteur Newman, l’auteur de ce célèbre
Traité, agissait dans un esprit d’astuce et d’insubordination. Rien ne
saurait être plus loin de la vérité. Le docteur Newman croyait, d’une
conviction ferme, que les Articles de l’Église d’Angleterre pouvaient
être interprétés, en conscience, de la manière qu’il l’établissait, et
qu’ils l’avaient été par des hommes de mérite de cette communion depuis
le commencement de son histoire. Il agissait aussi entièrement en vue du
système établi, et (si les autorités d’Oxford avaient connu leur
véritable intérêt) en vue de l’Université elle-même. Il savait mieux que
ces messieurs la profondeur et la réalité des aspirations vers Rome; il
savait également que le moyen d’encourager ces tendances, c’était
d’arrêter, sans nécessité, l’interprétation des Trente-neuf Articles.
J’avoue, néanmoins, qu’il était impossible de faire la tentative de
donner à ce formulaire une interprétation nouvelle, quoique vraie, sans
qu’il y eût un semblant de subtilité de la part de l’auteur et la
certitude d’un malentendu. Mais en encourant ces conséquences, le
docteur Newman faisait ce qu’il s’est montré toujours prêt à faire: il
se sacrifiait à un devoir public manifeste. Si les autorités d’Oxford
avaient eu assez d’esprit pour se laisser guider par le docteur Newman,
et si elles avaient permis au Traité XC d’atteindre son but sans lui
chercher querelle, je ne dis pas qu’elles eussent empêché les
conversions subséquentes à l’Église, mais elles les auraient retardées
indéfiniment. Grâces soient rendues à Dieu qui en a ordonné d’une autre
manière! Si le docteur Newman veut me permettre de lui offrir le
témoignage d’une connaissance de près de trente années, relativement à
un côté de son caractère, je dirai que si jamais il y eut un homme qui
agît simplement en vue de l’objet placé devant lui, et qui fût dépouillé
de ce qu’on peut appeler l’esprit _diplomatique_, cet homme c’est lui.
Qu’un homme de ce genre pût être mal compris du monde, c’est un fait qui
n’est ni nouveau ni inexplicable.--Il n’est pas inexplicable, parce
qu’il n’y a rien qui ennuie le monde (si je puis user de cette
expression familière) comme la simplicité, surtout quand il la trouve
jointe à une profondeur à laquelle n’atteint pas sa pénétration; il
n’est pas nouveau, parce que ce fut le lot de saint Paul et de ses
compagnons d’être regardés «comme des séducteurs, quoique sincères[85].»

  [85] II Cor. VI, 8.

Tandis qu’Oxford faisait son œuvre à sa manière, un effort du même
genre, quoique indépendant, se poursuivait dans une petite chapelle qui
«n’est pas à plusieurs milles» de _Cavendish square_[86]. Cette
chapelle, qu’on a poétiquement dédiée à sainte Marguerite, ne devait
certainement pas son nom à une sainte quelconque, mais à une dame
titrée; et je puis l’assurer, en 1839, alors que je la connus pour la
première fois, ses antécédents et son caractère révélaient un tout autre
calendrier que celui de l’Église. C’était le champ le plus stérile qu’on
pût imaginer pour faire un essai de Catholicisme. Son origine était
protestante au dernier degré, allant se perdre dans un siècle de
ténèbres très-rapproché de nous, et pire encore que la Réforme. Le
représentant de ses traditions et le type de son caractère (encore
avait-il pour lui l’avantage de l’antiquité) était un vieux clerc, à
perruque brune, qui avait connu l’édifice «homme et enfant», presque
depuis son origine. Cet édifice avait été construit vers l’époque de la
Révolution française, et avait été d’abord une espèce de temple du
déisme. Après une ou deux phases de transition, il devint une chapelle à
la mode, et sa chaire fut successivement occupée par des défenseurs de
l’Établissement, de l’Irvingisme, de l’Anglicanisme et d’une espèce de
Tractarianisme modifié. Sous la dernière administration, ce temple était
presque désert. Dans cet état de choses, l’évêque jugeait complétement
inutile de remplacer le ministre sortant, lorsqu’il accepta, non sans
quelque crainte, je pense, une offre que lui fit Oxford d’y mettre un
homme de son choix.

  [86] A Londres.

Toute l’histoire de Margaret-Chapel se retrouvait dans sa construction
et dans son arrangement. Des galeries garnissaient les murailles; les
bancs fermaient l’espace. Naturellement, il n’y avait pas de sanctuaire;
mais immédiatement en face de la table de communion, et de manière à la
masquer, s’élevait une énorme chaire, d’où le pupitre et le banc du
clerc se détachaient et venaient finir dans le corps du bâtiment en
échelle décroissante de proportion. Telle était Margaret-Chapel,
lorsqu’elle passa sous l’administration d’un ecclésiastique d’Oxford,
dont la principale qualité pour cette charge était une ferme résolution,
dût-il échouer, d’appliquer les principes religieux qu’il avait appris
d’hommes qui lui étaient bien supérieurs en science et en talents.

Ces principes, on ne peut le nier, se montrèrent assez vrais et assez
forts pour tenir bon contre des obstacles sérieux. Le champ de l’action,
quelque désavantageux qu’il fût, donna libre carrière à des essais
religieux différents de ce qu’on aurait pu tenter, même à Oxford; et
cela, tout en suivant les principes de cette ville, et surtout celui de
ces principes qui a été défendu en théorie comme en pratique par le
véritable fondateur de cette école, le docteur Newman. L’ordre et la
beauté qu’on introduisit dans le culte divin étaient choses nouvelles
pour le Londres protestant, mais l’expérience prouva combien cette
innovation était en rapport avec les besoins de la nature humaine. La
chapelle elle-même, malgré sa difformité, ne se montra pas aussi
contraire qu’on aurait pu l’attendre à l’introduction des cérémonies.
Grâce à des conseils judicieux et à de généreuses offrandes, l’intérieur
de l’édifice prit un nouvel aspect. La chaire et le pupitre furent
enlevés de leur ancienne position; et le pauvre clerc prit place, à
contre-cœur, dans le corps de là chapelle, sans pouvoir, toutefois,
réussir jamais à chanter son _amen_ d’un ton convenablement soumis. La
table de communion, qualifiée maintenant du nom d’autel, était couverte
d’un tapis cramoisi, sur lequel reposaient une croix et des chandeliers,
dont les cierges non allumés restaient comme un signe permanent de
l’inflexibilité épiscopale et comme l’emblème d’une espérance patiente.
Les cierges, cependant, ne demeurèrent pas toujours éteints; car
périodiquement la nuit remplaça le jour, et parfois la nature vint nous
favoriser d’un brouillard propice.

Tout ceci, mes amis, doit vous paraître quelque chose d’infiniment
absurde. J’en conviens, je ne saurais justifier ces cierges non allumés,
et encore moins cet attachement excessif pour des brouillards. Mais, à
part quelques extravagances de ce genre, toute cette réforme, je vous
l’assure, avait son côté sérieux et sa réalité, comme l’ont prouvé, vous
l’admettez, je pense, ses résultats auxquels on ne songeait pas même
alors: Margaret-Chapel a donné quelques vingtaines de convertis à
l’Église Catholique, en y comprenant quatre de ses ministres successifs;
et cela, alors qu’on ne se proposait autre chose que de travailler à
l’avancement de l’Église d’Angleterre. Cette chapelle a continué son
œuvre, après que je l’ai eu quittée. A cette heure elle est devenue une
des plus magnifiques églises du royaume, et elle est appelée, j’en suis
convaincu, à poursuivre encore sa mission. D’après quelles idées ou
d’après quels principes elle a été administrée depuis mon départ, c’est
ce que j’ignore; mais je sais que celui qui m’a succédé dans
l’administration, et qui est encore son ministre actuel, est un homme
d’une vie irréprochable, d’une très-haute probité, du plus aimable
caractère et d’intentions très-droites. Aussi ne douté-je pas qu’il ne
sorte beaucoup de bien des efforts sincères d’un tel ecclésiastique,
quoique je ne puisse pas voir présentement de quelle manière. Il me sera
plus facile de dire quelle pensée présidait à l’administration de
Margaret-Chapel, lorsque j’en étais chargé. Notre principal objet était
d’élever le caractère moral et religieux de notre troupeau, par le moyen
d’un enseignement aussi catholique que le permettait une loyale
interprétation des formulaires reçus. Nous étions persuadés que, puisque
l’Église d’Angleterre était historiquement et positivement une Église
nationale, il y avait place dans son sein pour toutes les phases de la
religion protestante qu’on pourrait faire entrer dans ses formulaires,
évidemment latitudinaires de l’aveu de tous; et, de plus, qu’il s’y
trouvait aussi de la place pour cette forme extrême d’Anglicanisme,
Protestante seulement jusque-là qu’elle n’est pas Romaine. Je ne veux
pas, pour l’heure, défendre cette manière de voir; mais quelque absurde
et peu justifiable qu’elle puisse paraître aujourd’hui, je crois (et
c’est la seule excuse que j’apporterai en sa faveur) que c’était là, au
fond, une _honnête_ méprise. Quant à la partie liturgique de la
question, nous étions convaincus que, comme les Articles de l’Église
d’Angleterre donnaient une grande latitude, en ce qui touche à la vraie
doctrine; ainsi ses rubriques donnaient, également, une latitude non
moins grande en ce qui regarde les cérémonies. Mais il est évident que
cette interprétation de l’objet dont il s’agit, quoique vraie en thèse
générale, était renversée, dans les deux cas, par ce Protestantisme
d’_esprit_ qui anime toute l’Église et toute la nation d’Angleterre:
Protestantisme qui, après tout, et non pas la lettre des formulaires,
est le vrai signe distinctif du caractère de la religion nationale. Le
_génie_ de l’Église Catholique s’harmonise avec ses doctrines et ses
pratiques de dévotion. C’est là le véritable secret de notre force et de
nos succès. La doctrine et les observances catholiques sont en tout
point opposées aux maximes et à l’esprit du monde. Laissées à
elles-mêmes, sans union, sans rapports visibles, sans traditions, et,
par-dessus tout, sans secours surnaturels, cette doctrine et ces
observances n’auront jamais de chance de succès dans la lutte avec les
puissances des ténèbres. «La doctrine romaine» sans autorité, et les
pratiques catholiques sans fondement, ne peuvent avantageusement lutter
contre les comités paroissiaux, les Parlements et les Conseils privés.
Il n’est pas nécessaire d’avoir l’œil prophétique pour prévoir que
l’histoire des vingt dernières années de l’Église anglicane sera
l’histoire des vingt années à venir, seulement avec une répétition plus
marquée des mêmes traits. Les sentiments catholiques se développeront à
l’ombre de la tolérance, et ils se répandront grâce à la lutte. Les
évêques anglicans n’agiront pas jusqu’à ce qu’ils y soient contraints;
mais ils trouveront la punition de leurs délais dans la résistance
vigoureuse de l’œuvre qu’ils auront à renverser. On doit les plaindre,
et non pas les blâmer. La tâche qu’ils ont à remplir aurait défié les
forces d’un Athanase ou d’un Ambroise. Pour des hommes tranquilles,
produits de temps de calme, c’est déjà une besogne assez dure que de
détruire seulement l’empire du mal; et, cependant, les autorités de
l’Église d’Angleterre ont entrepris une œuvre plus rude encore,--elles
luttent avec l’Esprit de Dieu.

Me proposant de vous donner une juste idée du célèbre récit du docteur
Newman, autour duquel je veux grouper toutes les observations de ma
Conférence de ce jour, il m’est nécessaire de vous parler encore
quelques instants de la partie _esthétique_ (ou de fantaisie) du
Mouvement. Il est certain que parmi les hommes d’un esprit raffiné, mais
d’une éducation superficielle, comme il s’en trouve à nos deux grandes
universités, plusieurs voulaient embrasser le côté facile du
Catholicisme et repousser le côté pénible; suivre cette religion comme
sentiment, et ne pas en tenir compte comme règle. Toute une coterie de
ces _amateurs_ catholiques venait de paraître, et, soit dit en passant,
je ne nierai pas que beaucoup d’entre nous ne fussent, plus ou moins, en
danger de tomber dans cette grande erreur. Les uns s’attachèrent à
l’architecture; d’autres aux cérémonies, selon la pente de leur goût
naturel, selon les sociétés, locales ou étrangères, avec lesquelles ils
étaient le plus en rapport. La manie de l’architecture était, à bien des
égards, plus élevée, plus honorable et plus populaire que l’autre; et
pour cette raison, peut-être, elle n’était pas moins dangereuse. C’est
une bonne fortune pour la cause de la vérité, lorsque l’erreur se trahit
elle-même. Or, tel fut précisément le cas dans les excès qui se
rapportaient aux cérémonies religieuses. Des révérends furent accusés,
avec assez de vraisemblance, de brûler de l’encens en guise de
pastilles; et «les fleurs sur l’autel» furent défendues avec un zèle qui
aurait fait honneur à un confesseur de la foi. On racontait aussi que
certains ministres avaient fait des génuflexions devant des évêques,
malgré les protestations de ceux-ci, que d’autres s’étaient inopinément
présentés à eux en surplis ou en chapes. On disait (et sans doute par
plaisanterie, mais des plaisanteries de ce genre témoignent de
réalités), on disait que la doctrine de l’intercession des saints avait
été fondée sur la «prière de saint Chrysostome» qu’on trouve dans le
service du matin. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le «louez le Seigneur»
avait suggéré l’introduction des neuf alléluia chantés en chœur. Un
second avantage, c’est que, relativement à ces extravagances, les
Catholiques Anglais, comme les étrangers, nous étaient visiblement
opposés. Mais le contraire de tout cela était vrai en ce qui regarde
l’engouement architectural. Le goût des cérémonies n’est nullement
anglais. Tous les préjugés de la nation devaient donc s’élever contre
cette nouveauté. Mais il n’en est pas de même de l’alliance du
Catholicisme avec l’art. Nos magnifiques cathédrales, dont l’origine
catholique est un fait d’histoire, tandis que leur destination
protestante n’est qu’un simple fait de possession, sont des liens
naturels entre l’ancienne religion et l’esprit national, et ce n’est pas
évidemment sans raison qu’on les regardait, avec les idées qu’elles font
naître, comme une base commune sur laquelle Protestants, Anglicans et
Catholiques pourraient signer leur union. La grande société Camden, à
Cambridge, comptait parmi ses membres des dignitaires de
l’Établissement, et même un évêque. Ces messieurs, cependant, ne se
proposaient qu’une renaissance religieuse. Il y a plus: les Catholiques
Anglais, qui restèrent toujours en dehors des sympathies de
«l’Anglo-Catholicisme», furent regardés avec faveur à cause de leur
intérêt bien connu pour _cette_ face du grand prodige Tractarien. Tout
cela, naturellement, et pendant un certain temps, paraissait un
avantage; mais le docteur Newman, il n’y avait pas à s’y tromper, ne put
jamais voir avec la moindre satisfaction ce résultat particulier de son
œuvre, qu’il avait, au reste, prédit clairement. Il vit, dès le
principe, ce que le fait prouva bientôt, que la phase architecturale du
Mouvement était aussi vide que celle du rituel; et cela, pour les
raisons que nous venons de donner, et pour d’autres peut-être. Il avait
toujours dit que ce serait un jour malheureux pour la cause de la vérité
que celui où l’idée de la beauté extérieure de la Religion prendrait le
pas sur l’idée de sa sévérité. Or, cela fit que les hommes (à la tête
desquels se trouvait le docteur Newman) qui regardaient les cérémonies
de la religion comme une expression de la majesté, de la beauté et de
l’ordre divins, s’efforcèrent, à la même époque, avec plus ou moins de
succès, de témoigner par leurs actes publics de l’importance d’une
Religion sérieuse. On craignait que, une fois dépouillé du caractère
particulièrement moral de l’enseignement d’Oxford, l’intérêt pour la
grande œuvre manquât d’un contre-poids salutaire.

Ce qui protégea surtout Oxford contre les notions mal comprises ou
superficielles, ce furent les sermons que le docteur Newman donnait,
toutes les semaines, du haut de la chaire de Sainte-Marie. Ces
admirables discours étaient suivis par tous ceux qui prenaient intérêt à
la grande controverse, et ils fournissaient l’aliment spirituel aussi
bien qu’intellectuel qui soutenait le religieux Oxford dans
l’intervalle. Les esprits les plus profonds, alors même qu’ils n’en
goûtaient pas encore entièrement les doctrines, y trouvaient, au moins,
matière à faire des recherches. Les plus simples et les moins instruits
des étudiants eux-mêmes n’y assistaient jamais sans en emporter quelque
leçon inappréciable de sagesse et de vérité pratiques. Non-seulement la
doctrine, mais le culte anglican aussi trouvait à Sainte-Marie une vie
et une puissance nouvelles. La majesté calme et le pathétique touchant
qu’on savait y répandre lui donnaient presque le cachet de vraies
cérémonies. Je vois encore, à cette heure, le maintien recueilli des
assistants qui annonçait des cœurs pénétrés jusqu’au fond du sentiment
de leur acte religieux; j’entends encore, avec ses chutes plaintives et
ses pauses saisissantes, le chant mélodieux qui devenait pour les
paroles sacrées un commentaire admirable, et qui donnait au narré de
l’Écriture l’intérêt le plus haut et la réalité la plus vivante. Telles
furent donc, parmi les influences rassurantes, celles qui préservèrent
Oxford en grande partie d’une fausse direction.

Mais revenons à notre sujet. Les résultats de cet engouement pour
l’architecture et pour les cérémonies avaient, dans les deux cas, le
même cachet d’excentricité, lorsqu’ils manquaient de ces puissants
correctifs moraux et religieux. Ce qui correspond proprement à l’art du
moyen âge, non moins qu’aux cérémonies (comme tout le monde l’admettra),
c’est le culte catholique et pas un autre; aussi les églises bâties,
d’après les modèles catholiques, pour le service protestant, sont de
tous les charlatanismes le plus grotesque, parce que c’est le plus
pompeux. Cependant, vers cette époque, le grand Mouvement d’Oxford,
celui qui était basé sur des principes vraiment solides, et qui était
environné à son centre des réalités les plus sérieuses, devait se voir
accuser faussement de toutes ces applications extravagantes. Les folies
des disciples zélés, mais indiscrets, ne voulurent pas s’éteindre avec
les cierges, ni s’évaporer avec l’encens: elles aspirèrent à vivre sur
le bronze séculaire et la pierre impérissable. Des autels sans
sacrifice, des jubés qui ne cachaient pas de mystères, des niches de
saints, des bas-côtés sans processions, et des sanctuaires sans la
très-sainte Présence donnaient un corps à ces brillantes illusions et
les perpétuaient. Des piscines ouvertes appelaient, mais en vain, les
restes des éléments, casuel ordinaire du clerc. On construisait des
bénitiers qui devenaient le réceptacle de la poussière et des toiles
d’araignée; des anges sculptés se trouvaient logés dans des demeures
surprises de les voir; et des démons à face hideuse s’échappaient, comme
en fuyant, des porches du temple, tandis que, pour une raison contraire,
ils auraient bien pu continuer à y habiter en toute sécurité.

Nous devons toutefois ajouter, en bonne justice, que les essais de
Catholicisme se faisaient aussi dans une sphère plus haute. A la même
époque, plusieurs établissements religieux poursuivaient leur marche
avec succès, au profit de chacun de leurs membres en particulier, comme
de la communauté en général; et cela, malgré tous les désavantages
effrayants du système protestant. Parmi ces maisons se faisait
remarquer, au premier rang, sous tous les rapports, le collége fondé par
le docteur Newman à Littlemoor[87], près d’Oxford. Si je ne me trompe,
feu le R. P. Dominique, autorité de poids en ces matières, a dit, à
cette époque, dans le _Tablet_[88], que cette institution lui rappelait
les monastères catholiques de la plus rigoureuse observance. Il m’a été
donné plusieurs fois de passer quelques jours dans cette aimable
retraite avec le docteur Newman, et, j’aime à le proclamer, celui qui se
rappelle le sentiment de calme religieux que l’âme y éprouvait; la
bibliothèque avec son vrai parfum d’ouvrages théologiques; les lecteurs
studieux qu’on voyait dans cette salle, chacun assis à une table séparée
avec son in-folio; le silence de ce lieu, rendu sensible par le
mouvement monotone de la pendule placée sur la cheminée; celui encore
qui a toujours partagé le repas frugal et silencieux de la communauté,
dans un réfectoire bien pauvre, ou qui a assisté aux Heures dans la
sombre petite chapelle, remarquable par son grand rideau rouge, son
crucifix et son air de solitude impénétrable;--celui-là, dis-je, qui a
été témoin de ce spectacle, doit reconnaître forcément qu’il n’y avait
pas là de «charlatanisme.» Disons-le, c’était l’ascétisme du désert qui
conduit au Christ. Et qu’un établissement si remarquable à tous les
points de vue, si magistral dans sa conception, si habilement dirigé, si
dépourvu, selon toutes les apparences, de tout ce qui pouvait faire
naître le désir d’un changement ou l’espoir d’une amélioration; qu’un
tel établissement pût tomber tout à coup, sans pression extérieure et
sans décadence intérieure, c’était là peut-être la preuve la plus
évidente pour ses hôtes qu’ils n’avaient pas de «cité permanente»[89]
hors de l’Église de Dieu.

  [87] C’est dans cette maison de retraite que le père Newman a fait son
    abjuration avec deux de ses disciples, le 9 octobre 1848.

  [88] Journal anglais catholique.

  [89] Héb. XIII, 14.

Cependant l’état florissant et la régularité habituelle des
établissements de ce genre ne devaient être ni une garantie ni une
sauvegarde contre les accidents qui, comme le canon d’alarme, servaient
à réveiller les plus calmes de leur sommeil, et à indiquer que quelque
chose de désastreux ou de triste se passait dans le lointain. Chaque
maison religieuse a besoin d’une certaine classe de personnes, qu’il
était singulièrement difficile de gouverner dans l’état de choses que je
décris, je veux parler des frères lais. On ne pouvait attendre de ces
braves garçons qu’ils se tirassent d’affaire avec le même bonheur que
leurs supérieurs en âge et en mérite; et parfois ils devaient rabaisser
le caractère de l’institution la plus florissante, mettre sa stabilité
en péril par un simple acte de gaucherie, résultat naturel de leur
fausse position. L’histoire suivante, qui se rapporte à ce sujet, est un
fait littéralement vrai. Dans un certain établissement qui affectait la
vie religieuse, c’était la coutume des supérieurs d’admettre à leur
table les jeunes gens qui les servaient comme des espèces de «frères
lais»; et, je vous l’assure, ce n’était pas sans un acte de
mortification de part et d’autre. Un jour frère Isaac (c’est le nom que
nous donnerons à notre héros) chercha très-naturellement à échapper à la
cage dans laquelle on le retenait, avec les plus pures intentions sans
doute, mais avec une prudence contestable; il voulut se marier avec une
personne qui demeurait de l’autre côté de la rue. L’objet de ses
affections se trouvant appartenir à un rang de la société un peu plus
élevé que le sien, il devint nécessaire pour lui de rassembler et de
montrer, à son plus grand avantage, toutes les preuves qui pouvaient
établir qu’il était «un _gentleman_». Or, parmi les nombreuses
recommandations qu’il produisit en sa faveur se trouvait celle-ci, que
«dans la famille au sein de laquelle il avait le bonheur de résider, ce
jeune homme vivait dans les rapports les plus intimes avec les personnes
de la maison, et qu’il avait l’habitude d’être un de leurs convives au
dîner».

Il y avait encore une autre forme d’illusion innocente, dont quelques
esprits étaient préoccupés, et qui dépassait toutes les autres dans son
absurdité presque incroyable. Il vous faut donc savoir, mes amis, que
l’idée de conversion à l’Église Catholique, que plusieurs personnes
encourageaient à cette époque, était, non pas celle d’une soumission
partielle à son autorité, mais bien celle d’une union entre l’Église
Catholique et l’Établissement, ce qu’on appelait alors, les «Églises
d’Angleterre et de Rome». Ce plan, s’il eût été exécutable, avait sans
doute plusieurs avantages sur celui des conversions séparées: il faisait
moins de violence à tous les sentiments nationaux, sociaux, domestiques,
ou personnels; il nous promettait la conversion en masse de
l’Angleterre, au lieu de sa conversion en détail. Vous me direz,
peut-être, que parmi d’autres avantages, ce plan nous aurait permis, à
nous ecclésiastiques, de garder nos bénéfices. Je crois toutefois que ce
point particulier en sa faveur n’eût rien ajouté auprès d’aucun de nous
à ce qu’il offrait par lui-même d’attrayant.

Je vous présente ce projet sous son côté le plus beau, parce que je suis
obligé de vous avouer qu’il avait conquis un corps respectable de
partisans. Au reste, si vous étiez trop disposés à le critiquer, il faut
que vous sachiez une chose qui rectifiera vos idées à cet égard, et qui
vous empêchera de lancer toute la bordée de votre vertueuse indignation
contre les pauvres Puséistes. Le fait donc est que ce grand et
intéressant dessein trouva une certaine faveur auprès d’excellents
catholiques. Il en eut un, cependant, qui, malgré sa profonde
sollicitude pour ramener au bercail les chercheurs d’Oxford, ne voulut
jamais l’encourager, ne fût-ce que pour une heure; je veux parler du
docteur Wiseman, qui désapprouva, dès le principe, toute idée d’unité
catholique basée sur un pacte entre l’Église et l’Établissement. C’était
toutefois une manière de voir qui, en tant qu’elle n’impliquait pas le
sacrifice d’une doctrine ou d’un principe fondamental, pouvait être
embrassée par tout catholique, et que quelques catholiques éminents, en
effet, étaient disposés, pour un certain temps, à regarder avec faveur,
ou, au moins, avec indulgence. Aussi, lorsque, d’après la tournure que
ce projet prit dans la pratique, je l’appelle absurde, je désire que
l’on comprenne que je ne fais pas allusion à l’idée elle-même, mais à
quelques-unes des conséquences que renfermait le plan lui-même.

Or, d’une manière ou d’une autre, il nous arriva de ne pas songer, chose
merveilleuse! que, pour le succès de tout projet d’union, le
consentement des deux parties est nécessaire. Comme l’Irlandais dans ses
plans de mariage, nous avions «notre propre consentement» dans
l’affaire: mais nous oubliions qu’il y en avait un autre à demander.
Tout était pour le mieux... d’un seul côté. Non-seulement les termes
d’union étaient rédigés, mais ils étaient déjà acceptés (en
imagination); et l’on se représentait l’Angleterre, en idéal, comme une
dépendance volontaire et florissante de l’Église! Nous n’avions pas à
élever des cathédrales, car elles étaient sous la main, et elles
comptaient au rang des plus riches et des plus belles; sous leurs
voûtes, le culte catholique devait se trouver dans son lieu naturel. Les
abbayes en ruine pourraient être facilement restaurées et devenir
l’instrument de la charité envers les pauvres; elles seraient (comme on
l’a dit spirituellement) des «_workhouses_ d’union» d’une nouvelle
espèce. La réforme du personnel de l’Établissement présentait une
difficulté plus grande, mais non insurmontable, pourtant. Les chapitres
aussi reprendraient naturellement leur forme normale de sociétés ou de
colléges religieux; et personne ne pouvait positivement prédire quel ne
serait pas l’effet moral d’une mitre, d’une crosse et d’une chape, même
sur l’archevêque de Cantorbéry. La grande difficulté, toutefois, était
bien moins avec les dignitaires qu’avec leurs femmes. Mais si les bons
sentiments de ces dames ne les amenaient pas à désirer une séparation de
biens, l’obstacle pourrait être levé, en suspendant pour un temps la loi
du célibat ecclésiastique. Tout cela, il faut l’avouer, était un château
en Espagne bâti sur une échelle gigantesque; et je sens, tout en vous
faisant cette description, combien il est impossible pour moi de vous
persuader que je ne plaisante point. Mais je vous l’assure, sans la
moindre équivoque, une bonne partie de ce que je viens de vous dire a
été proposé sérieusement; et ce qui, dans mon discours, a été
naturellement ridiculisé charge fort peu le tableau de l’Église
Utopique, que plus d’un fut tenté de réaliser dans l’ardeur de son jeune
zèle.

Maintenant, mes amis, je vous ai mis en état, je l’espère, de goûter mon
premier extrait de «Perte et Gain», livre qui, sans une certaine
connaissance des temps auxquels il se rapporte, doit être absolument
incompréhensible. Je n’ai pas besoin de vous dire que «Perte et Gain»,
quoique encore sans nom d’auteur[90], a été publiquement reconnu, comme
étant son œuvre, par le docteur Newman, qui a ainsi justifié le jugement
qui fit prononcer, tout de suite, à ceux qui connaissaient
personnellement l’écrivain, que ce livre, d’après ses caractères
intrinsèques, devait sortir de sa plume. Car dans cette peinture
magistrale des personnages, dans ces esquisses si vraies de la nature
humaine, dans cette plaisanterie élégante et enjouée, dans cette pureté
si bien sentie de pensée et d’expression, dans cette modestie de
l’auteur à passer sous silence la part qu’il a prise aux événements
qu’il raconte, dans ce savoir et cette puissance d’argumentation; de
plus, ajouterai-je, dans cette bonté exubérante du cœur et dans cette
charité de jugement qui distinguent cet ouvrage, ils ne tardèrent pas à
reconnaître l’esprit qui naguère avait brillé d’un si vif éclat du haut
de la chaire de Sainte-Marie, et la voix qui, dans le réfectoire
d’Oriel, ravisait ses auditeurs, tenant, par mille charmes, dans une
captivité volontaire de confiance et d’amitié, tout ce qu’Oxford
renfermait d’hommes d’élite.

  [90] _Perte et Gain_, en effet, est sans nom d’auteur dans les trois
    éditions anglaises; mais le R. P. Newman a eu l’extrême bonté de
    nous permettre de placer son nom en tête de notre traduction.

Je vous exposais, il n’y a qu’un instant, mes amis, les résultats
produits par le «Mouvement d’Oxford» sur quelques-uns de ses disciples
les moins sagaces et les moins prudents; je vous prie de vous rappeler
ce que je vous ai dit là-dessus et de me permettre, en même temps, de
vous faire assister à la conversation suivante, qui a lieu entre deux
jeunes gens et deux demoiselles, qui s’étaient laissé prendre à ce qu’on
appelle communément «le Puséisme», par le côté le plus stérile et le
moins estimable. Et ici, laissez-moi vous dire, une fois pour toutes,
que j’emploie ce mot «Puséisme», simplement pour ma commodité, et non
parce que je l’aime. Car, d’abord, il est irrespectueux à l’égard d’un
excellent homme, qui n’a jamais désiré ni mérité d’être regardé comme le
fondateur de l’école de religion que ce mot désigne; et, en second lieu,
il proclame une injustice vis-à-vis d’une grande et sainte œuvre,
accomplie en dehors de l’Église, en la représentant, ce qu’elle ne fut
jamais de la part de la généralité de ses chefs, comme une simple
entreprise calculée d’avance et faite avec un esprit de sectaire.

La scène se passe à Oxford, un jour de fête, entre 10 et 11 heures du
matin. Les deux jeunes gens, White et Willis, ont déjeuné chez un de
leurs amis, et, trouvant sur leur chemin une église ouverte, ils y
entrent.

--Ici M. le chanoine Oakeley cite le passage qui commence par ces mots:
_Une vieille femme nettoyait les bancs..._ Jusqu’à ceux-ci: _carmélites
de la réforme de sainte Thérèse_. V. p. 56.--Puis il continue:

L’auteur nous a dit que ces demoiselles «ne se connaissaient pas
elles-mêmes»; et peut-être quelques-uns d’entre vous suspectent déjà que
l’intérêt de ces jeunes personnes, sans qu’elles s’en doutassent, ne se
rapportait pas à un objet purement ecclésiastique. Supposant que tel
soit le cas, ce que je me garderai bien d’affirmer, on était alors,
évidemment, arrivé à un point où cet intérêt devait prendre un caractère
d’inquiétude et même de tristesse. Et c’est là sans doute la raison qui
fait dire à notre auteur que, tandis que la conversation s’était jusque
là tenue sur la limite de la plaisanterie et du sérieux, elle prit en ce
moment «un ton plus réfléchi et plus doux».

--M. le chanoine Oakeley continue la citation ci-dessus et la poursuit
jusqu’à ces mots: «_tant de choses étranges, extravagantes arrivent à
mes oreilles!_--Il ajoute ensuite:

On doit reconnaître qu’au moins dans cet exemple, les deux demoiselles
avaient quelque chose à dire en leur faveur. Mais un des plus malheureux
effets du «Mouvement», lorsqu’il était mal compris des personnes
ignorantes, c’était de soulever la jeunesse contre les pères et les
mères, ainsi que contre les «pasteurs et les maîtres spirituels». Aussi
le but de notre auteur, dans ce brillant passage, est sans doute de nous
montrer que le bien ne saurait venir que des personnes qui cherchent la
lumière au milieu de leurs perplexités d’esprit, tout en accomplissant
leur devoir, avec humilité et patience, dans «l’état de vie où il a plu
à Dieu de les placer». Ne soyons donc pas surpris que ni White ni miss
Bolton ne deviennent pas catholiques dans la suite de l’histoire. Au
contraire, nous les voyons reparaître, au chapitre 2 de la IIIe partie,
comme mari et femme, dans une position opulente et avec des vues
modifiées. Willis, le moins loquace des deux amis, se fait catholique
d’une manière abrupte et peu satisfaisante, mais il finit par devenir
Passionniste. Quant à miss Charlotte, la plus jeune des sœurs, elle
quitte la scène, sans même qu’on fasse allusion à son avenir.

Notre auteur n’est rien moins que sévère, relativement à son ancienne
communion. Dans les personnes de Campbell et de Carlton, il montre les
principes de l’Église d’Angleterre sous leur jour le plus favorable.
Dans une sphère moins élevée, M. et madame Reding (leur fille Marie
appartient à une classe plus haute), et même notre amie madame Bolton
nous reproduisent avec honneur les effets de leur éducation. Tous ces
personnages déploient plus ou moins les vertus calmes de famille, unies
à un sentiment très-réel et très-pratique de la religion, ces vertus qui
sont un résultat assez ordinaire de l’enseignement de l’Église
Anglicane. Mais le caractère éminent du récit est celui de son héros, de
Charles Reding. Franc, pur d’intention et plein de confiance, ce jeune
homme passe du sein d’une famille chérie et de la solitude de sa
paisible demeure, dans le tourbillon d’Oxford, à l’époque où le grand
«Mouvement Religieux» est à son apogée. Il entre à l’Université avec un
esprit candide, pensant bien de toute autorité constituée et prêt à
recevoir l’instruction de toute main. Bientôt il trouve qu’au lieu de
cette vérité unique qu’il est disposé à recevoir, il a à choisir entre
une foule d’opinions, toutes soutenues avec une égale assurance, sans
qu’aucune puisse produire une sanction de quelque valeur. Il trouve que
les oracles de l’Université, lorsqu’on les interroge sur les points
principaux de leur enseignement, ne peuvent donner que des réponses
douteuses et renvoyer l’étudiant investigateur au jugement privé, dont
celui-ci cherche précisément à secouer le fardeau. C’est ainsi que du
rôle de disciple, qui est naturel à son âge et à son caractère, Charles
Reding est investi brusquement de celui de juge, malgré ses répugnances
et son inhabileté. Cependant, quoique très-circonspect dans ses
démarches et très-consciencieux dans sa conduite, il se trouve tout à
coup l’objet d’un espionnage et la victime d’un soupçon. Ses plus
innocentes remarques sont recueillies à son préjudice, et les
explications qu’il en donne ne servent qu’à le jeter davantage dans le
discrédit. Sans qu’il le sache, on lui fait la réputation d’un «homme de
parti»; ses espérances sont brisées et son arrêt scellé. Tourmenté, mal
compris, et «jeté hors de la synagogue», il se trouve, sans effort et
presque sans l’avoir voulu, un enfant de la sainte Église, tel qu’un
pauvre orphelin qui, longtemps le jouet des étrangers, se réveillerait
tout à coup dans les bras d’une nouvelle mère. Le docteur Newman nous
dit, et avec vérité, que son récit «ne repose pas sur un fait». Charles
Reding est un caractère qui, tout autant que je puis me le rappeler, n’a
pas eu son modèle vivant au temps auquel il se rapporte; mais, bien
certainement, il représente une classe véritable de caractères, et son
histoire, quoique une fiction, témoigne d’une vérité. Il y a eu, à notre
époque, des conversions qui ont fait voir le bien sortant du mal d’une
manière plus éclatante que celles qui étaient le résultat naturel de
dispositions meilleures. Il y a eu des cas dans lesquels (si nous
considérons la loi ordinaire de la conduite de Dieu), on ne trouve
d’autres préliminaires naturels ni d’autres prédispositions à une si
grande faveur, qu’une intention droite. Il y en a eu d’autres,
peut-être, qui, selon toute apparence, avaient à peine cette sauvegarde
contre une illusion possible. Eh bien, Dieu a tout ordonné selon sa
miséricordieuse Providence; fortifiant ce qui était bon, corrigeant ou
purifiant ce qui était mauvais ou erroné; abandonnant, hélas! dans un
petit nombre de cas, le péché d’un esprit orgueilleux à son châtiment
naturel, et punissant un changement trop précipité par une apostasie
malheureuse. Le prophète Osée semble parler de ces exemples funestes,
lorsqu’il dit: «Ils ont semé du vent et ils moissonneront des tempêtes;
il n’y demeurera pas un épi debout; son grain ne rendra point de farine,
et s’il en rend, les étrangers la mangeront[91].

  [91] Osée, VIII, 7.

Mais il y avait aussi des cas différents de ceux dont Charles Reding est
un exemple. Il y avait des hommes de dispositions simples, innocentes,
véritables éléments caractéristiques du Catholicisme. Ces hommes
n’avaient ni désir, ni aspiration au delà de la sphère où la Providence
les avait placés, jusqu’à ce que le terrain sur lequel ils paraissaient
se tenir debout vînt à leur manquer, et qu’ils fussent poussés en avant
par le simple instinct de leur propre conservation. Ils aimaient leurs
verts cottages et leur belle terre natale. Les pays étrangers avec leur
esprit remuant et leur culte étrange n’avaient pas d’attraits pour eux.
Là où ils avaient toujours été, c’est là qu’ils désiraient rester
toujours. A leurs yeux, les joies de l’enfance étaient celles de l’âge
mûr. Mais ce n’est que dans l’Église Catholique que la réalité de la vie
répond aux rêves du jeune âge; seule, l’Église peut remplir d’un bonheur
plus grand encore ces vides que le temps fait nécessairement dans le
sanctuaire de nos premières joies. Avez-vous jamais lu les vers si beaux
et si touchants de Cooper «sur la réception du portrait de sa mère»? Qui
ne comprend la consolation qu’un homme aussi sensible eût trouvé dans la
contemplation de la sainte Vierge! Eh bien, il y avait des âmes tendres,
affectueuses et souples, qui aspiraient après quelque chose de meilleur
et de plus durable que ce monde ou que les espérances d’ici-bas. Or,
comment le Protestantisme, même dans sa forme la meilleure, satisfit-il
jamais à ce besoin? Par des vues terrestres, moins belles, mais non
moins fugitives que celles qui s’étaient évanouies, ou par des rêves
plus beaux sans doute, mais tout aussi vaporeux. «_Mais_», nous dit le
docteur Newman, «_lorsqu’un homme..._» (citation jusqu’à ces paroles:
«_comme un disciple à son maître._» V. pag. 169.)--Après quoi M. le
chanoine Oakeley ajoute:

La première des citations suivantes vous montrera Charles au sein de sa
famille; la seconde, au milieu de ses perplexités d’Oxford; la
troisième, dans son état de transition; la dernière, enfin, dans son
état de quiétude.

--Ici, premier extrait à partir de ces mots: «_Charles était un fils
affectueux..._» jusqu’à ceux-ci: «_j’aurai de l’énergie au jour venu._»
V. pag. 85.--M. le chanoine Oakeley ajoute:

Le vague soupçon exprimé ici par Charles, que l’espèce de bonheur qui
l’environne ne réponde pas complétement aux besoins de son être
immortel, est admirablement développé dans la suite de l’histoire. La
visite de M. Malcolm, «un ami de la famille», sert à donner à ce
sentiment de crainte une forme un peu définie; et ce sentiment se
dessine encore mieux dans quelques conversations touchantes de Charles
avec sa sœur Marie. Bientôt après, le père de Charles meurt, et alors
viennent tous les tristes accessoires d’un deuil de famille. Ainsi sont
brisés pour Charles les liens qui l’attachent à sa maison terrestre.
Différents événements qui lui arrivent à Oxford agissent dans le même
sens. Le principal de ces événements, c’est le soupçon d’excentricité
religieuse auquel il se trouve exposé, et qui bientôt se termine par un
fait décisif, comme l’auteur va nous le raconter.

--Extrait, depuis ces mots: «_Nous devons dire au lecteur..._» jusqu’à
ceux-ci: «_bannissement était supportable._» V. p. 189.--M. le chanoine
Oakeley ajoute:

Je ne vous raconterai pas, mes chers auditeurs, les démarches, qui, au
reste, ne sont ni nombreuses ni difficiles, par lesquelles Charles est
amené jusque sur le seuil de l’Église Catholique. Maintenant, il n’a
plus qu’une épreuve à surmonter; mais aussi c’est la plus terrible,
quoique ce ne soit pas la dernière.

--Extrait, depuis ces mots: «_Charles descendit..._» jusqu’à ceux-ci:
«_vers Collumpton._» V. p. 273.--M. le chanoine Oakeley continue:

Charles avait encore un bien rude temps à affronter avant de se trouver
sain et sauf dans le port. Cependant, comme je ne me propose pas de vous
donner une analyse de «Perte et Gain», ni même une critique de cet
ouvrage; mais comme mon unique but en vous le citant, c’est d’éclairer
le sujet que je traite, je m’en vais au plus tôt débarrasser notre jeune
étudiant de toutes ses misères.

--Citation du dernier chap. de la IIIe partie. M. le chanoine Oakeley
termine sa conférence par ces réflexions:

Ces deux amis sont arrivés à l’Église catholique par des voies et à des
heures différentes. Willis s’y est réuni dès le début de sa carrière. Sa
démarche ne porte pas le cachet d’une délibération bien mûrie; on la
dirait le fruit de la volonté propre. Charles, qui est du même âge que
le jeune converti, et qui se trouve dans les mêmes circonstances et dans
les mêmes occasions, use de sa pleine liberté tout le temps de sa
préparation. Il passe au crible de sa raison tout argument qu’il
rencontre, et épuise toutes les alternatives. Puis il se jette dans le
sein de l’Église, non-seulement sans un acte de choix, mais à peine avec
un effort de volonté, tel qu’une grappe mûre qui tomberait d’elle-même
dans les mains de celui qui la cueille. La première pensée de Charles,
comme nous venons de le voir, c’est qu’il a tardé trop longtemps; la
crainte de Willis, après de sérieuses réflexions, c’est que, peut-être,
il a agi avec trop de précipitation. Il est certain qu’on peut arriver à
faire une bonne action par une fausse voie; et des juges différents,
tout en se réjouissant avec Charles et Willis de leurs conversions,
jugeront d’une manière différente la marche respective par laquelle ces
jeunes gens sont arrivés, chacun à sa façon, au Catholicisme. Certaines
personnes disent parfois que la seule faute que commettent les
convertis, c’est de ne pas se convertir plus tôt; d’autres, au
contraire, après avoir étudié des conversions particulières, les croient
trop précipitées et évidemment trop peu mûries.

Les paroles que notre auteur met dans la bouche de Willis peuvent être
prises, il me semble, comme exprimant sa pensée sur cette question:
«Tout est bien, dit-il, excepté ce que le péché rend mauvais.» Une
conversion à l’Église est l’acte le plus grand de la faveur divine sur
la terre, à part le don de la persévérance; et Dieu accorde cette grâce
à qui il veut, de la manière qu’il lui plaît, au temps qui lui convient.
Les uns, il les appelle à la première heure, d’autres à la onzième. Il
peut arriver que celui qui s’est converti de bonne heure ait été
téméraire, et que celui qui s’est converti tard ait temporisé avec la
grâce; et s’il en est ainsi, il y a un péché (plus ou moins grand) dans
la conduite, quoique le résultat témoigne de la bénédiction divine. Mais
dans aucun des deux cas, la faute n’a été assez considérable pour
provoquer le retrait de cette grâce divine; grâce, permettez-moi de vous
le rappeler, qui apporte avec elle, parmi d’autres priviléges, celui
d’obtenir le pardon de tout péché commis dans la voie même que Dieu
avait marquée. Soyons donc toujours plus disposés, en jugeant les
conversions individuelles, à applaudir au bienfait reçu qu’à critiquer
les fautes que l’on peut avoir commises au moment où Dieu accordait ce
bienfait.

Les mêmes considérations qui nous portent à juger charitablement des
conversions individuelles nous font également apprécier avec indulgence
le grand «Mouvement Religieux» lui-même. Pour tout catholique qui en
ignore l’origine, qui ne sait pas le caractère et les intentions de ses
chefs, ce Mouvement doit avoir présenté sans doute un spectacle
inexplicable et peu satisfaisant. Il doit être très-difficile de
comprendre pourquoi des hommes qui s’avançaient si loin n’allaient pas
plus loin encore. Et de là il est arrivé que les mêmes personnes
auxquelles les Protestants reprochaient d’être infidèles à leur Église,
étaient accusées, au contraire, par les Catholiques de lui être trop
servilement attachées. Cette anomalie, toutefois, était parfaitement
intelligible pour ceux qui étaient plus rapprochés du théâtre de
l’action. Ils comprenaient que le désir de rendre justice à l’Église
Catholique s’accordait très-bien, jusqu’à un certain point, avec
l’attachement le plus respectueux à la communion qui _primâ facie_ avait
droit à la soumission de ses membres comme étant celle qui les avait vus
naître, qui les avait élevés et qui avait été pour eux, évidemment, le
canal de bien des grâces. Les chefs et les disciples du Mouvement
d’Oxford (ou du moins ceux à qui je fais directement allusion)
désiraient seulement connaître la volonté de Dieu envers eux; et ils
tâchaient de la connaître par la seule voie légitime, celle du devoir.
Le grand problème, dont ils acceptaient par anticipation les
conséquences, fut résolu non par eux, mais pour eux; et lorsque la voix
de Dieu parla à leurs cœurs de manière à ne pas s’y méprendre, ils se
levèrent et ils obéirent. Qu’ils lui aient obéi lorsqu’ils l’ont fait,
c’est une preuve qu’ils étaient prêts à obéir dès le commencement. Les
conversions, donc, viennent nous donner le véritable commentaire et
l’interprétation du Mouvement. «C’est à leurs fruits que vous les
connaîtrez.» Oui, ce n’a pu être que l’œuvre de Dieu qui a donné à son
Église des centaines d’enfants fidèles et dévoués comme résultat direct
de ce Mouvement, et des milliers comme son résultat indirect. Et
cependant _il est probable que nous ne cueillerons de nos jours que les
premiers fruits de cette grande moisson_. Je le répète, les conversions,
si nombreuses et si multiformes, si indépendantes dans leur origine et
si semblables dans leur résultat; les conversions impliquant
l’assujettissement de tant de puissantes intelligences, la soumission de
tant de volontés opiniâtres, le sacrifice de tant de rapports aimés,
l’immolation de tant d’attachements terrestres: voilà, mes amis, ce qui
explique la crise religieuse d’où elles sont sorties; comme, aussi,
elles sont expliquées, à leur tour, par cette crise elle-même.
L’importance du Mouvement nous est une garantie que nous pouvons compter
sur ces conversions; le nombre et la valeur des conversions nous sont
des preuves manifestes de la profonde réalité du Mouvement.




NOTES.


A

«Les Universités et les colléges d’Angleterre sont des institutions tout
à fait distinctes. Nécessité donc de se dépouiller tout d’abord de
l’idée que réveille naturellement chez nous l’Université telle que nous
l’avons en France.

»L’origine des Universités anglaises est de date fort reculée. Elles
furent dans le principe instituées pour l’enseignement de tous, sans
distinction de classes. L’origine des colléges est bien différente. Ces
établissements sont dus à des fondateurs qui les ont dotés de propriétés
foncières, dont la possession et la transmission se font en vertu de
chartres de corporation, données à ces établissements. Mais les
fondateurs les ont institués avec une destination déterminée, ou
abandonnée au choix de celui qui était appelé à les diriger. Dans ces
colléges, les étudiants se préparaient à recevoir plus tard le haut
enseignement des Universités. Mais on vit ces derniers établissements
être à peu près abandonnés, et les colléges recevoir presque
exclusivement le soin d’instruire la jeunesse. Sous Henri VIII, il fut
décidé que pour être admis dans les Universités, il fallait avoir
d’abord été reçu dans l’un des colléges établis près d’elles. Or, les
colléges étant des institutions privées, où une certaine classe, un
certain nombre de personnes pouvaient seules être admises, les
Universités elles-mêmes, d’institutions publiques, devinrent des
institutions privilégiées.

»On vit plus tard, sous la reine Elisabeth, le grand sénéchal de
l’Université d’Oxford décréter qu’il faudrait, pour être admis dans les
colléges, jurer les trente-neuf Articles qui constituent les dogmes du
culte anglican. Le bienfait de l’instruction était déjà devenu le
privilége des nobles et des riches; il devint alors celui d’une secte,
et cet état de choses s’est continué jusqu’à nos jours.

»Les Universités ont conservé leurs professeurs titulaires qui jouissent
d’énormes revenus; mais ces messieurs, laissant aux colléges le soin de
faire le cours, possèdent à peu près des sinécures. Ce sont aujourd’hui
les colléges qui enseignent; les Universités constatent seulement la
science, en faisant subir les examens et conférant les différents
grades. Ces établissements sont tout à fait indépendants du
gouvernement, qui n’exerce pas même sur eux un droit de surveillance.

»L’Université de Londres, fondée il y a peu d’années, est établie sur
des bases plus libérales. Elle diffère de celles d’Oxford et de
Cambridge, en ce qu’elle n’est pas exclusivement anglicane: elle est
ouverte à toutes les croyances.

»L’Université fondée à Dublin par Elisabeth, quoique basée sur les
principes protestants des Universités d’Oxford et de Cambridge, est
cependant moins intolérante que celles-ci, car elle admet les étudiants
catholiques aussi bien que les dissidents à venir recevoir l’instruction
chez elle. Mais on s’imagine aisément avec quelle répugnance des parents
catholiques, en Irlande surtout, se décident à confier l’éducation de
leurs enfants à des maîtres anglicans. Les Catholiques peuvent
non-seulement y recevoir l’instruction, mais ils sont autorisés à
habiter l’Université, et à y prendre des grades. Toutefois, ils ne
peuvent devenir ni _fellows_ ni _scholars_.

»A Cambridge, les Catholiques peuvent habiter les colléges et suivre les
cours, mais on ne leur donne pas de grades. A Oxford, l’intolérance est
absolue: les Catholiques ne peuvent ni y être instruits, ni y habiter.

»Voilà les trois systèmes aujourd’hui en vigueur dans les Universités
anglaises. Il serait difficile de donner une explication satisfaisante
et raisonnable de ces différences. On ne comprend pas que la présence
des Catholiques Romains puisse être dangereuse à Oxford, tandis qu’elle
ne l’est pas à Cambridge; et comment on leur donne plus de liberté à
Dublin qu’en Angleterre, lorsque, vu leur nombre et leur influence en
Irlande, on devrait se méfier d’eux bien davantage qu’à Cambridge ou à
Oxford.» _Du Mouvement Religieux en Angleterre_, par J. GONDON.

_N. B._ Depuis que M. Jules Gondon a écrit ces lignes, deux grands faits
se sont accomplis: ils méritent d’être indiqués.

1º Après bien des efforts, dignes de succès, l’Irlande a enfin son
Université Catholique, à Dublin même. L’inauguration de cet
établissement a eu lieu au mois de novembre de l’année 1854. C’est grâce
à l’énergie des évêques du pays et à la générosité des braves Irlandais
que cette magnifique institution a pu être fondée. Jusqu’à présent,
toutefois, l’Université n’est pas complète, puisqu’elle n’a que trois
pédagogies; mais encore un peu de temps, et elle embrassera toutes les
branches des sciences humaines.

Dans la création d’une Université catholique en Irlande, nous ne pouvons
nous empêcher de reconnaître la main divine; mais où le fait
providentiel nous frappe surtout, c’est dans le choix de la personne à
qui a été confiée une œuvre si colossale. Qui, en effet, mieux que le
révérend père Newman, pouvait connaître les besoins si étendus d’une
institution semblable? qui, mieux que lui, pouvait donner la vie à cet
immense corps après l’avoir créé? Quel autre eût possédé, au même degré,
cet ascendant du génie et de la vertu qui inspire la confiance, attire
le talent, féconde les œuvres, leur assure le succès, la gloire, une
stabilité pour des siècles? Que d’événements, enfin, n’ont pas dû
s’accomplir, pour que le savant et pieux ex-_fellow_ d’Oriel devînt le
_premier_ Recteur d’une Université _Catholique_ en _Irlande_? A l’époque
de la conversion de son illustre ami, le docteur Pusey écrivit ces
lignes dans une lettre devenue célèbre: «Et y avait là (dans le docteur
Newman) un homme destiné à être un _grand instrument de Dieu_, propre
par toutes ses qualités à réaliser de _grandes_ choses... Il nous a
quittés sans se douter de sa valeur. Il me semble qu’il a été
transplanté dans une autre partie du vignoble où toute l’énergie de son
puissant esprit pourra être employée, tandis qu’elle ne l’était pas chez
nous.» C’est maintenant surtout que ces belles paroles se
réalisent.--Qu’on nous permette de le dire, en passant: après tout ce
qui a eu lieu depuis dix ans en Angleterre, la conduite du docteur Pusey
reste une énigme mystérieuse; ses anciens amis eux-mêmes ne savent
comment expliquer la position que garde le savant professeur.
Puisse-t-il, enfin, voir la lumière!

Quel est l’avenir réservé à l’Université Catholique de Dublin? Le
révérend père Newman va lui-même répondre: «Je vous félicite, messieurs,
de la noble entreprise que vous avez si heureusement commencée. Pour
moi, qui ne l’ai connue qu’après son autorisation par le Saint-Siége, je
n’ai jamais, un seul instant, douté de son succès, parce qu’elle nous
vient de Rome. Je ne vivrai peut-être pas assez pour être témoin de ses
résultats; mais cet avenir n’altère en rien ma confiance; car je sais
que dans une œuvre aussi importante que la vôtre, l’exécution est
laborieuse, et que plus les bienfaits sont grands, plus grandes sont les
difficultés.» (Discours d’inauguration, 14 nov. 1854).

Les espérances du R. P. Newman paraissent devoir se réaliser plus vite
qu’on ne l’avait pensé. La première année scolaire, qui vient de finir,
a eu un succès qu’on n’osait pas attendre; outre les Irlandais,
l’Université Catholique a vu dans son sein des Anglais, des Écossais et
des Français. Toutes les classes de la société y ont été représentées,
depuis la pairie jusqu’aux humbles _scholars_. Nous faisons les vœux les
plus ardents pour que cette grande œuvre atteigne le but que se sont
proposé les bons évêques d’Irlande en la créant. Nous lui souhaitons les
succès de la nouvelle Université de Louvain, qui continue avec tant
d’éclat la gloire de sa devancière.--Quand le clergé, en France,
_aura-t-il son Université catholique_?

2º Le Parlement a aboli, cette année (1856), les serments qui fermaient
aux Catholiques les portes de l’Université d’Oxford. A la première vue,
cet acte semble consacrer une grande liberté de plus; mais, qu’on ne s’y
trompe pas, dans le _fait_, l’accès de l’_Alma Mater_ sera interdit
comme auparavant à tout vrai Catholique. Car l’acte du Parlement ne
changera rien à l’enseignement, aux pratiques et aux usages
traditionnels des colléges académiques: l’atmosphère restera la même,
elle sera anglicane. On peut juger de ce qui aura lieu à Oxford par ce
qui se passe à Cambridge. Ici, en effet, tous les jeunes Catholiques qui
désirent suivre les cours de l’Université sont absolument soumis aux
mêmes règlements que les Protestants: ils doivent assister aux mêmes
exercices religieux, entendre prêcher constamment une doctrine
hérétique, faire depuis le matin jusqu’au soir des actes contraires à
leur croyance.

Quel est, après cela, le Catholique, digne de ce nom, qui oserait
envoyer son fils à l’Université d’Oxford? Recevoir l’enseignement, à de
pareilles conditions, n’est-ce pas apostasier?

Au reste, bien des personnes ont une fausse idée des écoles mixtes du
Royaume-Uni. On croit généralement, que parce qu’une école ouvre ses
portes à tout le monde sans exception, l’enseignement religieux qui y
est donné est tel qu’il puisse s’accommoder à toutes les croyances; cela
est une erreur. Pratiquement, chaque école a ses principes religieux
qu’elle tâche d’inculquer à son auditoire. Si l’école mixte est créée
par l’État, elle est tout à fait anglicane; si elle appartient aux
Wesleyens, elle enseigne le Méthodisme; si elle doit sa fondation aux
Anabaptistes, elle prêche les doctrines des Anabaptistes, et ainsi de
toutes les autres.

C’est ne pas connaître l’esprit des sectaires, c’est surtout ne pas
connaître le caractère anglais, que de supposer qu’il puisse en être
autrement. L’Université de Londres, créée seulement depuis quelques
années, semble faire exception: là, l’enseignement religieux est
purement négatif. Mais pour bien apprécier cet état de choses, il faut
tenir compte de deux observations qui diminuent infiniment l’importance
que quelques hommes, à un point de vue très-dangereux, voudraient
attribuer à l’existence de cette Université.

La première de ces observations est relative aux colléges annexés. Ces
colléges, en effet, ont le droit d’élever chez eux les jeunes gens qui
vont plus tard se présenter à Londres pour prendre leurs grades. Ils
peuvent donc donner l’enseignement religieux qui leur convient, sans que
l’Université ait rien à y voir. Le magnifique collége catholique
d’Oscott est dans ce cas.

La seconde observation est relative à l’Université de Londres elle-même.
L’enseignement religieux de cette université est purement négatif, c’est
vrai; mais c’est aussi un fait de notoriété publique, que les
Protestants, qui ont une croyance définie, ne permettent pas à leurs
enfants d’aller suivre des cours dont les professeurs peuvent impunément
enseigner des doctrines antichrétiennes. Ces cours ne sont fréquentés
que par des jeunes gens dont les parents vivent dans une complète
indifférence en matière de religion.


B

«A Oxford, ce qu’il y a de plus rare, C’est un bâtiment qui ne soit pas
historique. Toutes ces longues murailles entrecoupées de tourelles, ces
toits surmontés de dômes, ces porches en ogives, ce sont des rois et des
reines, des cardinaux, des ministres ou des princes qui les ont bâtis:
on dirait que les simples bourgeois ont été bannis lors de la
construction de la ville savante. Le voyageur est comme étourdi des
grands noms que lui redit son guide, en le promenant à travers tous les
magnifiques colléges. A celui de _Sainte-Madeleine_ (car la protestante
Université d’Oxford a conservé toutes les anciennes dénominations
catholiques de colléges de _Tous saints_, de _Toutes âmes_; de _Corpus
Christi_, etc., etc.), on vous montre le tombeau du fondateur Waynflete,
chancelier du malheureux Henri VI. Au _Queen’s college_, on vous cite
Robert d’Eglesfield, confesseur de la reine Philippa d’Espagne, femme
d’Édouard III. A _University college_, c’est Alfred, roi troubadour et
guerrier, qui le premier rassembla dans ce lieu quelques enfants de la
harpe et de la science.

»Plus loin, à _Oriel college_, vous entendez le nom d’Edward II.
_Balliol college_ redit celui de son fondateur, Jean Balliol, père de
Balliol, roi d’Écosse.

»Puis vous entendez citer les patrons, les saints de la réformation
protestante, le chaste Henri VII, la vierge-reine Elisabeth et le
cardinal Wolsey.

»Dans ces vastes et nobles colléges, les chapelles attirent toujours
l’attention des voyageurs; c’est la partie la plus soignée. Pas une
pierre ne manque à leurs voûtes, pas une feuille à leurs corniches; les
statues mêmes de ces saints que l’on n’y vénère plus sont réparées avec
un soin extrême. Nous avons remarqué des têtes nouvelles remises sur les
corps de sainte Ursule et de sainte Brigitte. En vérité, si, comme je le
crois, le Catholicisme rentre un jour dans ses vieilles églises
d’Angleterre, il n’aura à y rapporter que des tabernacles et des
confessionnaux...

»Parmi les édifices sacrés de l’Université, l’église de _New college_
est ce qu’il y a de plus cité: c’est là que nous avons admiré de beaux
vitraux... On nous a montré dans le sanctuaire de cette chapelle la
crosse de Wikeham, évêque de Winchester. Ce bâton pastoral est en
vermeil et orné de pierres précieuses incrustées, et a sept pieds de
haut; il porte dans sa partie recourbée la figure du saint fondateur du
collége. Il me semble que cette crosse doit faire un singulier effet
entre les mains d’un évêque protestant.

»A _Jesus college_, on fait voir aux visiteurs une montre qui a
appartenu à Charles Ier. Qui n’aurait cru autrefois que la montre d’un
roi ne devait lui indiquer que des heures heureuses!... Et cependant
cette montre lui a fait voir le 29 janvier 1648, sa dernière heure,
celle de son exécution!

»Ce collége a conservé aussi un énorme étrier qui servait jadis à
Elisabeth, et un bol en vermeil qui contient dix gallons et pèse 278
onces...

»Dans différents endroits nous avons vu de ces vases énormes où les
Anglais aiment à faire brûler le punch pour leurs grands jours de fête
et de réjouissance.

»Au musée Ashmoléen (_the Ashmolean museum_) fondé par Elias Ashmole, et
bâti par sir Christopher Wren, il y a une foule de choses curieuses que
bien des gens appellent vieilleries, entre autres:

»Un amulette, jadis porté par Alfred le Grand; d’un côté est la figure
de saint Cuthbert, et de l’autre une fleur grossièrement taillée. Les
ornements sont d’or, et sur une plaque on lit en lettres saxonnes:
«_Alfred m’a fait faire._»

»L’épée offerte par Léon X à Henri VIII!... Le livre qui explique toutes
ces curiosités dit que ce qu’il y a de plus curieux dans cette épée,
c’est la poignée qui est de cristal et d’argent. Ce qui nous a semblé le
plus curieux, à nous, c’est de voir cette épée donnée au défenseur de la
foi par les mains d’un pape, précieusement conservée par le prince
apostat!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Le collége de _la Trinité_ possède un magnifique calice en vermeil,
jadis de l’abbaye de Saint-Alban...

»Le collége de _Christ-Church_ déploie une belle façade de plus de
quatre cents pieds; la porte principale, flanquée de quatre tourelles,
est surmontée d’une haute tour terminée en dôme. C’est au fameux
Christopher Wren que l’on doit la régularité et la majesté de ce
monument. La grande salle ou le réfectoire, l’escalier, le vestibule, sa
voûte surtout, sont très-remarquables.

»Le réfectoire a 115 pieds de long, 40 de large et 50 de haut. Comme
l’honneur de recevoir les rois d’Angleterre appartient à _Christ-Church
college_, cette vaste salle a bien des fois reçu des convives couronnés:
Henri VIII, en 1533; la reine-vierge, en 1566; Jacques Ier le bel
esprit, en 1591, et, plus tard, son infortuné fils.

»En 1814, on vit sous ces nobles voûtes une bien illustre assemblée:
George IV, alors prince régent; Alexandre, empereur de toutes les
Russies; François, empereur d’Allemagne et roi des Romains; Guillaume,
roi de Prusse; le feu duc d’York, la grande duchesse d’Oldenbourg...
Oxford se souvient avec fierté de cette visite, de cet hommage rendu aux
muses par des empereurs et des rois qui s’honorèrent de recevoir des
diplômes de membres de son Université...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Dans la chapelle de _Christ-Church college_, on montre la châsse de
sainte Frideswide; elle est surmontée d’un dais de pierre à petits
pinacles gothiques d’un travail précieux...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Les dix-neuf colléges réunis de l’Université, et les cinq halls
comptent près de cinq mille étudiants...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Dans cette Angleterre, que certaines gens nous citent sans cesse comme
la terre classique de la liberté, les étudiants des Universités ne sont
pas indistinctement confondus. Nous avons vu dans les réfectoires des
places privilégiées pour les jeunes nobles (_sons of noblemen_). Le fils
d’un noble, d’un homme titré a deux habits: celui des grands jours est
de soie violette damassée, richement orné de galons d’or; celui des
jours ordinaires est une toge de soie noire.

»Après ces fils d’hommes titrés viennent les _gentlemen commoners_, qui
ont deux toges de soie: l’une unie, et l’autre chargée de glands de soie
noire.

»Les simples _commoners_ ont la toge en laine et sans manches. Les
nobles ont la toque de velours avec le gland d’or; les _gentlemen_, en
velours, mais avec un gland de soie, et les _commoners_, en drap noir
avec une touffe de soie...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Le premier dignitaire de l’Université est le chancelier; on a toujours
soin de le choisir dans les hauts rangs de la Société; il faut qu’il ait
été élevé à Oxford, car on veut que ce protecteur aime l’Université avec
tous les souvenirs de son jeune âge.

»Le vice-chancelier, nommé par le chancelier, est tenu à résidence;
c’est lui qui, de concert avec quatre pro-vice-chanceliers, surveille
tous les colléges et les _halls_, y maintient la discipline et
l’observance des anciens statuts...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»La bibliothèque Bodleyenne[92] fondée par sir Thomas Bodley, est la
plus riche et la plus remarquable de toutes les bibliothèques des
différents colléges d’Oxford. Tout membre gradué a droit d’y venir
étudier. On y voit un grand nombre de manuscrits orientaux: elle compte
430,000 volumes...

  [92] En parcourant cette belle bibliothèque, l’année dernière, nous
    n’avons pas été peu surpris de voir parmi les nombreux portraits
    dont elle est ornée, celui d’un prêtre catholique en surplis. Notre
    étonnement a cessé, lorsque nous avons lu sur le catalogue le nom du
    personnage que cette toile représente; c’est le père Le Courayer, si
    tristement célèbre. Il doit l’honneur de se trouver dans une place
    si étrange à son ouvrage, intitulé: _Dissertations sur la validité
    des ordinations anglicanes_.

»Je vous ai parlé du chancelier...; mais il faut que je vous cite encore
une autre charge que les temps auraient pu supprimer, et que
l’Université a conservée, celle de barbier ou _tonsor_. Le barbier est
encore un personnage, les dignitaires lui doivent les égards de la
_fraternité_, et lui donnent à souper une fois par an dans les grands
appartements. Il ne frise ni ne poudre plus, il rase rarement; mais il
n’en est pas moins _incorporé_ et immatriculé.» _Lettres sur
l’Angleterre_, par M. le vicomte WALSH, 1829. _Lettre X_.)


C

Le _Prayer-Book_ (livre de prières) est un recueil qui renferme les
prières du matin et du soir, le service de la Cène, les règles
liturgiques pour le Baptême, la Confirmation et le Mariage, un
catéchisme anglican et les XXXIX Articles. C’est sous Charles II que
l’usage de ce livre, dans sa forme actuelle, fut ordonné par la
Convocation (grand conseil ecclésiastique). Le Parlement l’a enregistré
dans ses actes. Aux yeux des Anglicans purs, le _Prayer-Book_ est une
autorité, c’est l’enseignement même de l’Église; mais les esprits qui
sont conséquents avec le principe du jugement privé demandent sur quoi
l’on s’appuie pour donner une si grande valeur à ce livre. Les questions
que ceux-ci soulèvent sur ce point ne sont pas faciles à résoudre;
disons mieux, elles sont insolubles (Voy. la lettre de Froude à M.
Kèble); et le _Prayer-Book_ comme la Bible elle-même, est un livre que
chacun interprète à sa façon.


D

Les _Halls_ (salles) jouissent des mêmes priviléges que les colléges;
mais ces établissements ne sont pas incorporés à l’Université. Chacun
d’eux vit sous l’administration particulière d’un principal. De ces
anciennes et nombreuses maisons, il n’en reste plus que cinq, savoir:

1º _Hall_ de Saint-Edmond (_St. Edmond Hall_). Elle tire son nom de
saint Edmond, archevêque de Cantorbéry, qui vivait sous le règne de
Henri III, au XIIIe siècle.

2º _Hall_ de Sainte-Marie (_St. Mary Hall_), bâtie en 1333, par Édouard
II.

3º _Hall_ du Nouvel Hôtel (_New Inn Hall_), bâtie en 1349, par Jean
Trilleck, évêque d’Hereford.

4º _Hall_ de Saint-Alban (_St. Alban’s Hall_), érigée sous le règne du
roi Jean. Elle tire son nom de Robert de Saint-Alban, qui probablement
la fit bâtir pour en faire son habitation.

5º _Hall_ de la Madeleine (_Magdalen Hall_). Le bâtiment qui porte
aujourd’hui ce nom a été construit en 1820. L’ancienne Hall du même nom
se trouvait à côté du beau collége de la Madeleine. Il a fallu un acte
du Parlement pour pouvoir opérer le transfert.


E

Le _Monument_, à Londres, est une colonne dorique, élevée en 1671, par
ordre du Parlement, en mémoire de l’incendie de 1666, qui consuma
presque toute la Cité. Cette colonne a 66 mètres de hauteur; une
balustrade entoure son chapiteau, et des flammes de cuivre brillent sur
son sommet.

A l’époque où eut lieu l’incendie, la haine populaire attribua cette
calamité aux _Papistes_. On prétendit qu’ils avaient voulu exterminer
les Anglicans, rétablir le dogme catholique et plonger la nation dans la
servitude. Une calomnie si révoltante fut gravée sur le piédestal du
_Monument_, et elle y resta jusqu’en 1829, année de l’émancipation des
Catholiques.




TABLE DES MATIÈRES


                                                                  Pages.
  Avertissement de l’auteur                                            I
  Préface du traducteur                                              III

  PREMIÈRE PARTIE.
  Chap. Ier. L’éducation                                              43
        II. Les deux amis et un bachelier amateur d’architecture
          gothique                                                    17
        III. Un cœur ouvert et aimant.--Un homme _à vues_             26
        IV. Le charlatanisme en religion                              31
        V. Oxford: une vue d’intérieur par un vieux _don_             36
        VI. Un déjeuner assez sérieux                                 41
        VII. Une controverse entre un évangélique, un
          néo-catholique, l’homme _à vues_ et le bachelier            46
        VIII. Les temps nouveaux.--Le bon vieux temps                 55
        IX. Le sermon assez élastique du docteur Brownside            63
        X. L’homme du juste milieu et les partis d’Oxford             70
        XI. Une rencontre                                             80
        XII. Le pressentiment                                         85
        XIII. Un assaut chaleureux mais prématuré                     94
        XIV. Rentrée au collége peu agréable                         102
        XV. Les XXXIX Articles                                       108
        XVI. M. Freeborn, un vrai évangélique, expose sa nébuleuse
          doctrine                                                   118
        XVII. Une réunion discordante d’évangéliques                 126
        XVIII. Le deuil de famille                                   132

  DEUXIÈME PARTIE.
  Chap. Ier. Les partis politiques                                   137
        II. Partis religieux                                         144
        III. Une conversion                                          153
        IV. Le célibat dans l’Église anglicane                       157
        V. Le célibat est-il contre nature?                          162
        VI. Abdication du jugement privé                             167
        VII. Le symbole de saint Athanase interprété par l’Église
          anglicane                                                  171
        VIII. Les XXXIX Articles mis en regard du symbole
          catholique                                                 178
        IX. Un système d’espionnage                                  186
        X. La rustication, ou le renvoi temporaire                   191
        XI. La famille                                               197
        XII. Confidence intime                                       202
        XIII. Perplexités d’une bonne sœur                           210
        XIV. Les nouvelles réformes                                  214
        XV. Les corruptions de l’Église romaine                      220
        XVI. Du chant grégorien et de l’architecture gothique        225
        XVII. Questions pour celui à qui il appartient               230
        XVIII. L’Église anglicane et l’Église romaine ne
          font-elles qu’une seule et même Église?                    234
        XIX. De quelques pratiques religieuses                       244
        XX. Un beau mouvement d’enthousiasme inattendu et
          communicatif                                               298
        XXI. L’examen                                                262

  TROISIÈME PARTIE.
  Chap. Ier. La cruelle séparation                                   267
        II. Deux nouveaux mariés déjà connus sous un autre aspect    275
        III. L’apostasie                                             278
        IV. Une conversation d’actualité                             282
        V. La conclusion pratique                                    286
        VI. Le rail-way                                              293
        VII. Deux irvingites, une plymouthiste et un néo-juif
          assiégeant une pauvre chambre                              304
        VIII. Le siége continué par un membre de la société de la
          vérité et par un fanatique d’Exeter-Hall                   345
        IX. Le dernier assaut                                        324
        X. Le couvent des Passionnistes                              329
        XI. Le beau jour                                             336

  Appendice.--Souvenirs personnels du Mouvement d’Oxford, avec des
    extraits de _Perte et Gain_ du docteur Newman.--Conférence par
    Frédéric Oakeley                                                 339
  Notes                                                              363


FIN DE LA TABLE.


Imprimerie DE BEAU, à Saint-Germain-en-Laye.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PERTE ET GAIN: HISTOIRE D'UN CONVERTI ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.