L'oeuvre de John Cleland: Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir

By John Cleland

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Hill, femme de plaisir, by John Cleland

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Title: L'oeuvre de John Cleland: Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir
       Introduction, essai bibliographique par Guillaume Apollinaire

Author: John Cleland

Commentator: Guillaume Apollinaire

Illustrator: William Hogarth

Release Date: January 3, 2020 [EBook #61091]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DE JOHN CLELAND: ***




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  LES MAITRES DE L'AMOUR

  L'OEuvre
  de
  John Cleland

  Mémoires de Fanny Hill, Femme de plaisir

  _Avec des documents sur la vie à Londres au XVIIIe siècle,
  et notamment la Vie galante d'après les SÉRAILS DE LONDRES_

  INTRODUCTION, ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE
  PAR
  GUILLAUME APOLLINAIRE

  Ouvrage orné de six compositions d'après la suite gravée par
  WILLIAM HOGARTH:
  La Destinée d'une Courtisane

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
  4, RUE DE FURSTENBERG, 4
  MCMXIV




  = _Il a été tiré de cet ouvrage_ =
  10 exemplaires sur Japon Impérial
  ============ (1 à 10) ============
  25 exemplaires sur papier d'Arches
  ============ (11 à 25) ===========


  Droits de reproduction réservés
  pour tous pays, y compris la
  Suède, la Norvège et le Danemark




AVERTISSEMENT


Les six gravures de William Hogarth, dont nous publions en hors texte la
reproduction, nous ont paru être le commentaire le plus vivant de
l'oeuvre de John Cleland. Gravées en 1734, elles présentent, à vrai
dire, avec une agréable truculence, les étapes de la vie d'une
courtisane anglaise au XVIIIe siècle, depuis le jour où, simple fille de
campagne, elle est débauchée par une éloquente entremetteuse, jusqu'à
celui de ses funérailles.

Nos reproductions ont été faites d'après les gravures figurant dans les
collections de la Bibliothèque nationale, où elles sont accompagnées de
quelques explications, traduction ou plutôt interprétation des légendes
en anglais figurant au-dessous des gravures originales. Nous publions le
texte de ces explications, pour aider à la compréhension de certains
détails typiques.


Les Progrès d'une Garce

_d'après les dessins de M. Hogarth._


I. L'INNOCENTE TRAHIE

Voyez cette fille de campagne: que ses regards sont innocents! que ses
habits sont propres quoique unis! N'êtes-vous pas indigné de voir la
maquerelle qui n'oublie rien pour la débaucher? Elle couvre ses desseins
sous le voile de la piété et ne parle que de prières et de dévotions,
jusqu'à ce que la pauvrette soit vendue et livrée à Francisque.

Voyez ce vieux paillard, comme il lorgne la belle: il est l'emblème
véritable d'un satyre impudique.

Le curé de campagne arrive à la ville avec une méchante rosse. Jugez ce
qui l'amène: moins à faire et mieux payé.


II. UN JUIF L'ENTRETIENT SOMPTUEUSEMENT

Débauchée d'abord et chassée ensuite, c'est le sort de toutes les
putains de Francisque. La pauvre Polly (Polly est un nom de baptême
comme Margot) est obligée de battre du plâtre jusqu'à ce qu'elle
rencontre un juif opulent.

Le circoncis lui donne tout. Examinez-la dans toute sa splendeur.

Elle a un singe et un Maure qui la suit.

Qu'un homme est sot de s'imaginer jouir seul d'une femme! Car malgré
tout ce qu'il pourra lui donner, elle ne perdra pas une occasion
favorable pour baiser avec d'autres.

Polly donc avait son amant dans le lit quand l'Hébreu arriva sans être
attendu. Pour le faire évader, elle querelle le juif, donne un coup de
pied à la table, pendant que sa femme de chambre fait sortir le galant.


III. ELLE EST RÉDUITE À LA MISÈRE DANS SON LOGEMENT DE DRURY-LANE

Margot, renvoyée pour la deuxième fois, se loge dans l'allée de
Drury-Lane (célèbre à Londres par le grand nombre de filles de moyenne
sorte), tient boutique pour son compte et commerce avec toute la ville.
Pendant qu'on verse le thé, mademoiselle est occupée à regarder une
montre qu'elle avait prise par subtilité à son galant pendant la nuit.
On met sur une petite table, devant elle, du beurre enveloppé d'un
mandement de Monseigneur, une soucoupe, un couteau et du pain.

Sa cape est derrière elle, sur le dos d'une chaise; la chandelle est
fichée dans le trou d'une bouteille qui est auprès de la chaise percée.

Ne voyez-vous pas le chevalier Jean qui entre avec les archers pour
mener mademoiselle et sa suivante à l'hôpital, pour y battre du chanvre?

Au haut est écrit: «Boette à perruque de Jacques Datton».


IV. DANS LA MAISON DE CORRECTION À BATTRE LE CHANVRE

Si vous voulez voir la pauvre Margot, il faut aller à l'hôpital où elle
bat du ciment, sans que personne s'intéresse pour elle. L'inspecteur,
avec un regard de travers, lui lâche de temps en temps quelques coups de
bâton quand elle veut reposer.

Une vilaine garce, qui la voit en brocart, et avec une dentelle de
Flandres, lui tire la langue et lui fait la moue en clignotant des yeux.
Une autre salope, qui n'a que la moitié du nez, trousse sa méchante
jupe, se moque de son habit de travail et du regard sévère de celui qui
la fait travailler. Cator tue des poux.

Le chevalier Jean est dessiné sur un volet.

Au-dessus de celui qui fait travailler est écrit: «Il vaut mieux
travailler que se tenir ainsi.»


V. ELLE MEURT EN PASSANT PAR LE «GRAND REMÈDE»

Sortie de l'hôpital, Margot recommence de nouveau ses intrigues et ses
galanteries. Mais en connaissez-vous une seule d'entre ces créatures qui
ait échappé à la vérole?

Notre Margot avait mal sur mal; les élixirs, les pilules et l'émétique
l'avaient si fatiguée qu'elle était lasse de vivre.

Bref, elle crève dans la salivation; sa suivante, la voyant expirer, se
met à crier de toutes ses forces.

Les médecins se blâment l'un et l'autre. Meagre (nom d'un des médecins)
s'emporte de rage et de fureur, renverse la table et traite son camarade
de fou.--Ce sont vos pilules de Squab (nom de l'autre médecin) qui l'ont
tuée, et non mon élixir.

Pendant qu'ils se chamaillent, une vilaine garce fouille le coffre de
Margot.


VI. POMPE DE SES FUNÉRAILLES

La communauté de Drury-Lane s'assemble autour du cercueil. Mlle Priss
lève le couvercle pour dire adieu à la défunte. Cator, abattue de
chagrin, boit. Margot ferme ses poings et baisse la vue. Babet essuie
ses yeux, et Janeton s'ajuste devant le miroir.

La maquerelle, ruinée, ne fait que crier et boire. Madgee remplit les
verres, et le petit garçon ne songe qu'à faire aller sa toupie.

Le gantier a la vue attachée sur Suky en essayant ses gants; la belle,
l'ayant remarqué, lui prend ce qu'il a dans ses poches.

Le curé lorgne Nanette; auprès de laquelle il se campe, et laisse
répandre son vin, pendant qu'il a une main cachée quelque part.




INTRODUCTION


Le célèbre auteur des _Memoirs of a woman of pleasure_ naquit en 1707 ou
en 1709. Les biographes, qui ne sont pas d'accord sur ce point, ne
peuvent indiquer le lieu où il vit le jour.

Il était fils du colonel Cleland, qui, sous le nom de Will Honeycomb,
figure parmi les membres du _Spectator Club_, imaginé par Steele et
Addison.

Bien que laissé sans fortune par la mort de son père, le jeune John
Cleland reçut une bonne éducation à l'École de Westminster. Ses études
terminées, il fut, après 1722, nommé consul à Smyrne. En 1736, il entra
au service de la Compagnie des Indes et résida à Bombay, mais ce ne fut
pas pour longtemps, car, à la suite d'une affaire qu'on ignore, il fut
destitué et revint en Angleterre.

C'est alors que, sans emploi, il connut la misère, traînant de taverne
en taverne, au milieu des débauchés et des prostituées.

                   *       *       *       *       *

A cette époque, les rues de Londres étaient, le soir, pleines de filous
et de filles. La dépravation des Londoniens était à son comble. La
jeunesse dorée de la Noblesse et de la Bourgeoisie dissipait de grosses
sommes à courir les tavernes, les _Bagnios_ et les _Seraglios_ que l'on
venait d'ouvrir à Londres, sur le modèle de ces établissements parisiens
que l'on a appelés des _Temples d'Amour_.

                   *       *       *       *       *

Les tavernes étaient de diverses sortes. Il y en avait de fort ignobles
fréquentées par les misérables et les prostituées de bas étage. Dans
d'autres, au contraire, la Noblesse s'enivrait, jurait et faisait tapage
de la façon la plus grossière. La plupart des repas fins se donnaient à
la taverne. Et si les Anglais goûtaient peu les potages, ils faisaient
une honorable exception en faveur de la Soupe à la Tortue. Lorsqu'une
taverne en annonçait, il n'était point rare que les consommateurs
vinssent faire queue à la porte.

                   *       *       *       *       *

Cleland ne nous fournit guère de détails sur la chère que faisaient les
Anglais de son temps.

Voici la description d'un fin dîner anglais au mois de juin.

Un repas de cette sorte durait généralement plus de quatre heures, et le
plus souvent les convives étaient silencieux.

Pour le premier service, d'un côté, la table ronde était chargée d'un
jambon rôti, reposant mollement sur des fèves de marais. Un énorme
rosbif était de l'autre côté. Un plat de choux-fleurs ornait le milieu
de la table, flanqué de deux saucières, l'une de beurre, l'autre d'une
sauce au gingembre et aux herbes aromatiques. Dans une marmite se
trouvait du bouilli peu cuit, et, devant elle, un plat dans lequel se
pressaient quelques poulets que le beurre surbaignait.

Ensuite, on servait une oie grasse, une tortue, des petits pois sans
sauce, cuits dans l'eau bouillante, à découvert, pour conserver leur
couleur verte, et une sorte de tarte croquante bourrée de groseilles à
maquereau.

Les convives avaient devant eux des vidrecomes pour le vin commun et des
pots d'argent pour la bière, une assiette, une fourchette de fer à deux
branches, un couteau en sabre, arrondi par le bout pour servir de
cuiller. Les serviettes étaient inconnues.

Après le second service, la nappe enlevée, on servait le dessert: des
fraises, du melon, du fromage et cinq ou six sortes de vins. On
apportait alors les verres à la française et l'on portait les santés, en
commençant par celle du Roi. On continuait par celle des Dames.

On servait ensuite du punch, puis le café et le thé avec des tartines de
beurre.

Dans un coin de la salle était le pot à pisser, où chacun se soulageait
sans vergogne, et comme l'on tenait le plus souvent les fenêtres
fermées, les vapeurs de l'urine, se mêlant aux vapeurs de l'alcool et du
vin, rendaient l'atmosphère irrespirable pour d'autres que des Anglais.

                   *       *       *       *       *

A propos du sans-gêne qu'apportaient les Anglais dans la satisfaction de
leurs besoins naturels, il convient de citer un trait rapporté par
Casanova, qui visita Londres quelques années après la publication du
livre de Cleland:

«Tout à coup, aux environs de Buckingham-House, j'aperçus à ma gauche
cinq ou six personnes dans les broussailles qui satisfaisaient un besoin
impérieux et qui tournaient le derrière aux passants. Cette position me
parut d'une indécence révoltante et j'en témoignai mon dégoût à
Martinelli, en lui disant que ces déhontés devraient au moins tourner
leur face aux passants.

«--Nullement, s'écria-t-il, car alors on les reconnaîtrait peut-être, et
à coup sûr on les regarderait; tandis qu'en exposant leur postérieur,
ils ne courent point le danger d'être connus, et qu'en outre ils forcent
les gens tant soit peu délicats à se détourner.

«--J'approuve votre raisonnement, mon cher ami, mais vous trouverez
naturel que cela révolte un étranger.

«--Sans doute, car les usages s'enracinent comme des préjugés. Vous
aurez pu remarquer qu'un Anglais qui, dans la rue, a besoin de lâcher
ses écluses ne va pas, comme chez nous, se cacher dans une allée, se
coller contre une porte ou s'abriter contre une borne?

«--Oui, j'en ai vu qui se tournent vers le milieu de la rue; mais s'ils
évitent ainsi la vue des gens qui passent sur le trottoir ou qui sont
dans les boutiques, ils sont vus de ceux qui passent en voiture, et cela
n'est pas bien.

«--Qui oblige ceux qui passent commodément en voiture à regarder là?

«--C'est encore vrai.»

                   *       *       *       *       *

Les repas se passaient le plus souvent en silence, mais ce n'était pas
une règle, et, dans les bonnes compagnies, la conversation allait son
train. Faut-il ajouter que les hommes juraient volontiers et que les
Damnations, les Futitions, les Malédictions, le Ciel et l'Enfer
formaient dans ces exclamations irritées les plus étranges alliances de
mots qui contrastaient souvent avec un langage fort raffiné et
témoignant d'une profonde culture.

Ces imprécations étaient à la mode au point que les gens polis eux-mêmes
s'abordaient delà façon suivante:

«_Damn ye, I am glad to see you._ (_Soyez damné, je suis bien aise de
vous voir._)»

Ou bien:

«_Damn ye, you dog, how do you do?_ (_Soyez damné, chien, comment vous
portez-vous?_)»

Rencontrait-on un ami qu'on n'avait vu depuis longtemps, on lui disait:

«_You son of a whore, where have you been?_ (_Fils d'une putain, où
avez-vous été?_)»

Et les _damned_ revenaient sans cesse, envoyant au diable les hommes et
les choses.

                   *       *       *       *       *

Il serait trop long d'énumérer toutes les tavernes où l'on rencontrait
les prostituées ou bien où l'on pouvait les faire venir en chaise.

Les plus misérables ou les plus corrompues allaient à la _Tête de Turc_
à Bow Street, ou bien parfois dans la paroisse Saint-Gilles, où il
existait une taverne fameuse par le club que les filous y tenaient tous
les soirs.

Les couteaux et les fourchettes y étaient enchaînés aux tables et les
nappes y étaient clouées. Les filous y observaient un certain décorum.
Ils avaient des règlements et des chefs qui les appliquaient. On y
buvait et fumait, on y échangeait, on y vendait ce qui avait été
escamoté pendant la journée.

Non loin de cette taverne était un autre cabaret à eau-de-vie. Sur la
grande table, on lisait l'inscription que voici:

_Here you may get drunk for a penny, dead drunk for two pence, and get
straw for nothing._

(Ici on peut se saouler pour un _penny_, tomber ivre-mort pour deux
_pence_ et avoir de la paille par-dessus le marché.)

En effet, ceux qui tombaient ivres-morts étaient descendus dans les
caves, où on les étendait sur de la paille.

Une société mêlée fréquentait encore le _Lion Blanc_, une des dernières
des cent tavernes de Drury, si célèbres sous Charles II. La police
voulut une fois intervenir dans une orgie qui s'y faisait et l'on
trouva, mêlées à des filles de la plus basse catégorie, des dames de
qualité qui furent laissées en liberté, tandis que les autres étaient
menées en prison.

A la _Cave au Cidre_, près de Maiden Lane, on rencontrait de jolies
femmes et des gens d'esprit, des écrivains, des acteurs.

La _Rose Tavern_, dans Russel Street, n'était fréquentée que par les
membres de l'aristocratie. Ils venaient s'y enivrer en soupant avec des
femmes.

Mais l'établissement le plus élégant et le plus cher était celui à la
_Tête de Shakespeare_ et les courtisanes tenaient à honneur de figurer
sur la liste que Jack Harris, le gérant, tenait à la disposition des
gentlemen, ses clients.

C'est dans une de ces tavernes aristocratiques que je ne sais plus quel
écervelé, s'étant enivré, rencontra une fille qui lui plut au point
qu'il voulut boire du champagne dans son soulier, et il faut ajouter
qu'elle avait le pied bien fait et fort petit.

Le jeune Anglais ne se contenta pas de cela: il voulut manger le soulier
et le fit accommoder sur-le-champ.

La tige, qui était de damas, fut mise en ragoût, la semelle en hachis,
et les talons de bois, coupés en lamelles fines, furent frits au beurre
et servirent à garnir le plat, qui fut savouré amoureusement.

Cette folie fut renouvelée au XIXe siècle, à Saint-Pétersbourg, en
l'honneur de la Taglioni, dont un soir deux admirateurs dévorèrent les
chaussons de danse.

Il ne faut parler ici que pour mémoire des cabarets à bière (_Ale
houses_), où l'on ne voyait guère de femmes et où on ne donnait pas de
verres, toutes les personnes de la même compagnie buvant au même pot.
Quand le maître du cabaret servait lui-même, on l'invitait ordinairement
à boire le premier et il acceptait toujours, disant:

«_Your healths, gentlemen._ (_A vos santés, gentlemen_).»

Il enfonçait alors son nez dans l'écume qui s'élevait au-dessus du pot
et s'essuyait ensuite du revers de la main en faisant passer la bière de
droite à gauche. Et celui qui aurait témoigné de la répugnance à boire
après son voisin aurait été regardé de travers.

Il y avait aussi parmi les basses et crapuleuses tavernes quelques cafés
où les femmes allaient la nuit. Les plus nombreux de ces établissements
étaient semblables au café de Tom King.

Dans cette baraque en planches, accotée au marché, en face de Tavistock
Row, on trouvait toute la nuit de pauvres filles, parfois belles et
jeunes, mais bizarrement attifées et trop fardée, les yeux cernés à
l'encre de Chine, parées de colliers en verroteries de toutes couleurs,
de boucles d'oreilles, et dont le langage précieux et grossier était
mêlé de termes d'argot, de mythologie et de mots marins.

                   *       *       *       *       *

Casanova nous a laissé dans ses mémoires un grand nombre de précieuses
notes touchant la vie anglaise.

  «Rien en Angleterre, écrit-il, n'est comme dans le reste de l'Europe;
  la terre même a une nuance différente, et l'eau de la Tamise a un goût
  qu'on ne trouve à aucune autre rivière; tout Albion porte un caractère
  particulier; les poissons, les bêtes à cornes, les chevaux, les hommes
  et les femmes, tout a un type qu'on ne trouve que là. Il n'est pas
  étonnant que la manière de vivre, en général, ne ressemble en rien à
  celle des autres peuples, et surtout leur cuisine. Quant au trait
  principal de ces fiers insulaires, c'est l'orgueil national qui les
  fait se mettre fort au-dessus de tous les autres peuples. Il faut
  cependant connaître que ce défaut est commun à toutes les nations;
  chacune se met en première ligne, et au fait il n'y a que le second
  rang qui soit difficile à déterminer.

  «Ce qui attira d'abord mon attention, ce fut la propreté générale, la
  beauté de la campagne et de la bonne culture, la solidité de la
  nourriture, la beauté des routes, celle des voitures de poste, la
  justesse des prix des courses, la facilité de les payer avec un
  morceau de papier, la rapidité de leurs chevaux de trait, quoiqu'ils
  n'aillent jamais qu'au trot, enfin la construction de leurs villes, de
  Douvres à Londres, telles que Canterbury et Rochester, villes très
  populeuses, et qui pourraient être figurées par de vastes boyaux, car
  elles sont extrêmement longues et n'ont presque point de largeur.»

Voici ce que Casanova vit dans un café, le jour de son arrivée à
Londres:

  «Il était sept heures, et un quart d'heure après, voyant beaucoup de
  monde dans un café, j'y entrai. C'était le café le plus mal famé de
  Londres, celui où se réunissait la lie des mauvais sujets de l'Italie
  qui venaient à passer la Manche. J'en avais été informé à Lyon, et je
  m'étais fortement proposé de ne jamais y mettre les pieds. Le hasard,
  qui se mêle presque toujours de nous faire aller à gauche quand nous
  voulons aller à droite, me joua ce mauvais tour, bien à mon insu. Je
  n'y suis plus allé.

  «Étant allé m'asseoir à part et ayant demandé une limonade, un inconnu
  vint se placer près de moi, pour profiter de la lumière, et lire une
  gazette que je reconnus être imprimée en italien. Cet homme, muni d'un
  crayon, s'occupait à effacer certaines lettres et mettait la
  correction en marge; ce qui me fit juger que c'était un auteur. Une
  oisive curiosité m'ayant fait suivre cette besogne, je vis qu'il
  corrigeait le mot _ancora_, mettant un _h_ en marge, comme voulant
  faire imprimer anchora. Cette barbarie m'irritant, je lui dis que
  depuis quatre siècles on écrivait _ancora_ sans _h_.

  «--D'accord, me dit-il; mais je cite Boccace, et dans les citations il
  faut être exact.

  «--Je vous fais réparation d'honneur, monsieur, je vois que vous êtes
  homme de lettres.

  «--De la très petite espèce. Je m'appelle Martinelli.

  «--Alors vous êtes de la grande et non de la petite espèce. Je vous
  connais de réputation, et, si je ne me trompe, vous êtes parent de
  Calsabigi, qui m'a parlé de vous. J'ai lu quelques-unes de vos
  satires.

  «--Oserais-je vous demander à qui j'ai l'honneur de parler?

  «--Je me nomme Seingalt. Avez-vous achevé votre édition du
  _Décaméron?_

  «--J'y travaille encore et je tâche d'augmenter le nombre de mes
  souscripteurs.

  «--Si vous me voulez, je vous prie de me mettre du nombre.

  «--Vous me faites honneur.

  «Il me donna un billet, et voyant que ce n'était qu'une guinée, je lui
  en pris quatre, puis, me levant pour m'en aller, je lui dis que
  j'espérais le revoir au même café, dont je lui demandai le nom. Il me
  le dit, étonné que je l'ignorasse. Je fis cesser son étonnement en lui
  disant que je n'étais à Londres, pour la première fois, que depuis une
  heure.

  «--Vous serez, me dit-il, embarrassé de retourner chez vous;
  permettez-moi de vous accompagner.

  «Dès que nous fûmes sortis, il me prévint que le hasard m'avait
  conduit au café d'Orange, le plus décrié de Londres.

  «--Mais vous y allez!

  «--Moi, je puis y aller, escorté du vers de Juvénal:

      Cantabit vacuus coram latrone viator.

  Les fripons n'ont aucune prise sur moi; je les connais, ils me
  connaissent; nous ne nous parlons point.»

S'il ne retourna pas au café d'Orange, Casanova voulut connaître toutes
les tavernes.

  «J'allai dîner à toutes les tavernes de bon et de mauvais ton pour me
  faire aux moeurs de ces insulaires si grands et si petits.»

C'est dans les tavernes que l'on invitait à dîner ses amis.

  «A Londres, dit Casanova, on peut bien inviter un homme comme il faut
  à dîner en compagnie à la taverne, où il paye son écot, c'est
  l'habitude, mais non à sa propre table. Je fus un jour invité, au parc
  Saint-James, par un cadet du duc de Beaufort, à manger des huîtres et
  à boire une bouteille de champagne. J'acceptai, et arrivé à la taverne
  il commanda des huîtres et une bouteille de champagne. Mais nous en
  bûmes deux, et il me fit payer la moitié de la seconde. Telles sont
  les moeurs au delà de la Manche. On me riait au nez quand je disais
  que je mangeais chez moi, parce qu'aux tavernes on ne donnait pas la
  soupe:--Êtes-vous malade? me disait-on, car la soupe n'est bonne que
  pour les gens malades.» L'Anglais est souverainement carnivore; il ne
  mange presque pas de pain et se prétend économe, parce qu'il épargne
  la dépense de la soupe et du dessert, ce qui m'a fait dire que le
  dîner anglais n'a ni commencement ni fin. La soupe est considérée
  comme une grande dépense, parce que les gens de service même ne
  voudraient pas manger de la viande qui aurait servi à faire le
  bouillon. Ils prétendent que le bouilli n'est bon que pour être donné
  au chien. Au fait, le boeuf salé qui leur en tient lieu est excellent.
  Il n'en est pas de même de leur bière, à laquelle il me fut impossible
  de m'accoutumer, son amertume me paraissant insoutenable. Au reste, ce
  qui contribua peut-être à m'en dégoûter, ce furent les vins excellents
  de France que mon marchand de vin me fournissait; ils étaient très
  purs, mais très chers.»

Voici une autre visite de Casanova dans une taverne:

  «... J'allai dîner à Star-tavern, où l'on m'avait dit que l'on
  trouvait les filles les plus jolies et les plus réservées de Londres.
  C'était de lord Pembroke que je tenais cette nouvelle; il y allait
  fort souvent. En arrivant à la taverne, je demande un cabinet
  particulier, et le maître, s'apercevant que je ne parlais pas
  l'anglais, vint me tenir compagnie, m'aborda en français, ordonna ce
  que je voulais et m'étonna, par ses manières nobles, graves et
  décentes, au point que je n'eus pas le courage de lui dire que je
  désirais dîner avec une jolie Anglaise. Je lui dis à la fin, avec des
  détours très respectueux, que je ne savais pas si lord Pembroke
  m'avait trompé en me disant que je pourrais trouver chez lui les plus
  jolies filles de Londres.

  «--Il ne vous a point trompé, monsieur, et si vous en désirez, vous
  pouvez en avoir à souhait.

  «--Je suis venu dans cette intention.

  «Il appelle, et un garçon fort propre s'étant présenté, il lui ordonna
  de faire venir une fille pour mon service, du même ton qu'il lui
  aurait dit de m'apporter une bouteille de champagne. Le jeune homme
  sort et quelques minutes après je vois entrer une fille aux formes
  herculéennes.

  «--Monsieur, lui dis-je, l'aspect de cette fille ne me revient pas.

  «--Donnez un shilling pour les porteurs et renvoyez-la, On ne fait pas
  de façons à Londres, monsieur.

  «Ce propos m'ayant mis à mon aise, j'ordonnai qu'on donnât un shilling
  et qu'on m'en amenât une autre plus jolie. La seconde vint pire que la
  première, et je la renvoyai ainsi que dix autres qui vinrent à la
  suite, charmé de voir que mon goût difficile amusait le maître, qui me
  tenait toujours compagnie.

  «--Je ne veux plus de filles, lui dis-je; je ne veux que bien dîner.
  Je suis sûr que le pourvoyeur s'est moqué de moi pour faire plaisir
  aux porteurs.

  «--C'est très possible, monsieur, et cela leur arrive souvent, quand
  on ne leur donne pas le nom et la demeure de la fille que l'on veut.»

Casanova raconta à lord Pembroke sa mésaventure:

  «Il partit d'un grand éclat de rire quand je lui dis qu'à Star-tavern
  j'avais renvoyé une vingtaine de filles sans m'accommoder d'aucune, et
  qu'il était la cause de mon désappointement.

  «--Je ne vous ai pas dit le nom de celles que j'envoie chercher, et
  j'ai eu tort.

  «--Oui, vous auriez dû me le dire.

  «--Mais, ne vous connaissant pas, elles ne seraient pas venues, car
  elles ne sont pas à la disposition du pourvoyeur. Promettez-moi de les
  payer comme moi, et je vous donnerai des billets qui les feront venir.

  «--Pourrai-je aussi les avoir ici?

  «--A votre choix.

  «--Eh bien, cela me convient mieux, faites-moi des billets et donnez
  la préférence à celles qui parlent français.

  «--Voilà le mal; les plus belles ne parlent qu'anglais.

  «--Faites toujours; pour ce que je veux en faire, nous nous
  comprendrons.»

  «Il écrivit plusieurs billets à quatre et à six guinées; une seule
  était marquée douze.

  «--Celle-ci est donc le double plus belle? lui dis-je.

  «--Ce n'est pas précisément le cas, mais elle fait cocu un duc et pair
  de la Grande-Bretagne qui l'entretient et qui n'en use qu'une ou deux
  fois par mois.

  «... N'ayant rien à faire ce jour-là, j'envoyai Jarbe[1] chez l'une
  des belles que Pembroke avait taxées à quatre guinées, en lui faisant
  dire que c'était pour dîner tête à tête avec elle.

    [1] Le domestique nègre de Casanova.

  «Elle vint, mais, malgré l'envie que j'avais de la trouver aimable, je
  ne la trouvai bonne que pour badiner un instant après dîner. Elle ne
  devait pas s'attendre à quatre guinées que je ne lui avais pas fait
  gagner; aussi je la renvoyai fort contente en les lui mettant dans la
  main. La seconde, au même taux, soupa avec moi le lendemain; elle
  avait été fort jolie; elle l'était encore; mais je la trouvai triste
  et trop passive, de sorte que je ne pus me résoudre à la faire
  déshabiller.

  «Le troisième jour, n'ayant point envie d'essayer encore d'un
  troisième billet, j'allai à Covent-Garden, et m'étant trouvé face à
  face d'une jeune personne attrayante, je l'abordai en français, en lui
  demandant si elle voulait venir souper avec moi.

  «--Que me donnerez-vous au dessert?

  «--Trois guinées.

  «--Je suis à vos ordres.

  «Après le théâtre, je me fis servir un bon souper pour deux, et elle
  me tint tête comme je l'aimais. Quand nous eûmes soupé, je lui
  demandai son adresse, et je fus fort surpris quand je trouvai que
  c'était l'une de celles que lord Pembroke m'avait taxées à six
  guinées. Je jugeai qu'il fallait faire ses affaires par soi-même ou
  n'avoir pas de grands seigneurs pour agents. Les autres billets ne me
  procurèrent que des objets à peine dignes d'attention.

  «La dernière, celle de douze guinées, que je m'étais réservée pour la
  bonne bouche, fut celle qui me plut le moins. Je ne la trouvai pas
  digne d'un sacrifice et je ne me souciai point de cocufier le noble
  lord qui l'entretenait.»

Les parties que Casanova fit dans les tavernes londoniennes furent
parfois de véritables orgies, et voici le récit d'une de ces folies,
mais le célèbre aventurier ne fit qu'y figurer, triste qu'il était des
misères que lui faisait subir cette Charpillon, qui pendant une partie
du séjour de Seingalt en Angleterre fut son bourreau. Casanova voulait
se suicider; il fit rencontre du chevalier Edgard, _jeune Anglais,
aimable, riche_, qui le sauva:

  «--Fort bien, dit Edgard... je ne vous quitte pas; après la promenade
  nous irons au _Canon_. Je vais faire prévenir une jeune fille qui
  devait venir dîner avec moi de venir nous y joindre avec une jeune
  Française charmante, et nous ferons partie carrée.

  «Je lui donnai ma parole d'aller l'attendre au _Canon_...

  «Edgard revint bientôt et fut content de me retrouver...

  «Les discours sensés badins et toujours pleins de bienveillance que me
  tenait ce jeune homme me faisaient du bien; je commençais à le sentir,
  quand les deux jeunes folles arrivèrent, portant la gaieté sur leur
  charmante physionomie. Elles étaient faites pour le plaisir et la
  nature les avait largement pourvues de tout ce qui allume les désirs
  dans les plus froids des hommes. Je leur ai rendu toute la justice
  qu'elles méritaient, mais sans leur faire l'accueil auquel elles
  étaient accoutumées...

  «Nous eûmes un dîner à l'anglaise, c'est-à-dire sans l'essentiel, sans
  soupe; aussi je n'avalai que quelques huîtres avec du vin de Graves
  délicieux; mais je me sentais bien, car je trouvais du plaisir à voir
  Edgard occuper habilement les deux nymphes.

  «Dans le fort de la joie, ce jeune fou proposa à l'Anglaise de danser
  le _Rompaipe_ en costume de la mère Ève, et elle y consentit, pourvu
  que nous prissions le costume du père Adam et que l'on trouvât les
  musiciens aveugles...

  «On me dispensa des frais de toilette, à condition que si je venais à
  sentir l'aiguille de la volupté, je me dépouillerais comme les autres.
  Je promis. On alla chercher les aveugles, on ferma les portes, et les
  toilettes s'étant faites pendant que les artistes accordaient leurs
  instruments, l'orgie commença.

  «Ce fut un de ces moments dans lesquels j'ai connu beaucoup de
  vérités. Dans celui-là j'ai vu que les plaisirs de l'amour sont
  l'effet et non la cause de la gaîté. J'avais sous mes yeux trois corps
  superbes, admirables de fraîcheur et de régularité; leurs mouvements,
  leur grâce, leurs gestes et jusqu'à la musique, tout était ravissant,
  séduisant; mais aucune émotion ne vint m'annoncer que j'y fusse
  sensible. Le danseur conserva l'air conquérant, même pendant la danse,
  et je m'étonnais de n'avoir jamais fait cette expérience sur moi-même.
  Après la danse, il fêta les deux belles, allant de l'une à l'autre
  jusqu'à ce que l'effet naturel l'eût rendu inhabile en le forçant au
  repos. La Française vint s'assurer si je donnais quelque signe de vie;
  mais sentant mon néant, elle me déclara invalide.

  «L'orgie terminée, je priai Edgard de donner quatre guinées à la
  Française et de payer les frais, n'ayant que peu d'argent sur moi.»

                   *       *       *       *       *

Parmi les lieux fréquentés par les débauchés se trouvaient les bagnios.

Les _bagnios_ avaient été d'abord de véritables établissements de bains.

C'est dans un _bagnio_ que Tillotson, qui fut dans le XVIIe siècle le
plus profond théologien et le prédicateur le plus éloquent de la
Grande-Bretagne, eut l'aventure suivante, qui montre qu'il pouvait aussi
prétendre au titre d'homme le plus distrait de l'Angleterre.

Ayant donc été dans un _bagnio_, il s'y baigna, enfoncé dans ses
méditations; lorsqu'il se rhabilla, il oublia de mettre sa culotte et
sortit gravement dans la rue.

Tout le monde éclatait de rire en le regardant et une troupe d'enfants
le suivit. Finalement, il entra dans une boutique et demanda ce qui
causait tant de désordre. On lui en dit la cause et, plein de confusion,
Tillotson envoya chercher la culotte.

C'est encore Tillotson qui, discutant avec quelques savants, sentit une
mouche le piquer à la jambe. Il se mit à gratter la jambe de son voisin
qui le laissait faire. Tillotson, qui se sentait toujours piquer,
continua à gratter la jambe de son voisin en trouvant qu'il ne concevait
pas l'obstination de cette mouche qui le perçait jusqu'au sang...

                   *       *       *       *       *

Peu à peu, il arriva que les bagnios ne furent plus destinés qu'au
plaisir.

Ces maisons, qui existaient encore au commencement du XIXe siècle,
étaient montées avec magnificence. Ce n'étaient que tapis précieux,
meubles somptueux. On y trouvait tout ce qui pouvait flatter les sens,
dont aucun n'avait été oublié. Les Anglais s'y livraient à la débauche
la plus dispendieuse.

Un jeune homme de Southampton, qui n'avait jamais mis les pieds à
Londres, vint à perdre son père, qui le laissa maître d'une fortune de
40,000 livres sterling.

Notre héritier voulut visiter la capitale et, arrivé à Londres, il
descendit dans un _bagnio_ dont il ne voulut plus sortir. Peu accoutumés
à recevoir des gens aussi prodigues, les tenanciers du _bagnio_
résolurent de plumer le pigeon. On l'entoura de _good companions_, de
filles choisies parmi les plus jeunes, les plus belles et les plus
spirituelles. A ses frais, on lui donna de la musique, des banquets où
les vins les plus chers n'étaient pas épargnés. Cette orgie durait
depuis un mois, lorsque notre provincial se souvint d'un ami qu'il avait
à Londres. Il l'envoya chercher pour qu'il prît part à ses débauches.
Mais l'ami était un homme sérieux qui, non sans peine, décida le
séquestré volontaire à sortir du mauvais lieu.

Il fallut payer ce qui avait été dépensé, et la carte s'élevait à 12,000
livres sterling (environ 296,000 francs).

L'ami du provincial s'opposa à ce qu'on le dépouillât. On plaida, et le
tribunal jugea qu'un mois de plaisirs incessants dans un bagnio ne
valaient que 2,000 livres sterling, que l'habitant de Southampton fut
condamné à payer.

                   *       *       *       *       *

Le plus réputé parmi les _bagnios_ était celui de Molly King, au milieu
de Covent-Garden.

Il y avait aussi celui de la mère Douglas, connue sous le nom de _Mère
Cole_ et que Cleland a dépeinte sous ce nom, ainsi que le fit ensuite
Foote dans sa fameuse comédie, _la Bouquetière de Bath_.

Ses traits ont été fixés par Hogarth. C'était une femme maniérée,
rebondie, hypocrite, dévote et soularde. C'est encore elle qui inventa
la capeline.

Le _bagnio_ de Mrs. Gould était un des plus élégants et renommé pour les
liqueurs qu'on y servait.

Mrs. Stanhope tenait un _bagnio_ également fameux et connu sous le nom
de _Hellfire Stanhope_. Cette procureuse était la maîtresse du président
de l'_Hellfire-Club_ ou Club du feu d'enfer, où l'on se livrait aux
orgies cruelles et sataniques. Mrs. Stanhope était riche, et c'était
chez elle que l'on trouvait les plus belles filles. Il y avait encore le
_Saint-James-Bagnio_ et le _Key-Bagnio_.

Casanova ne manqua pas de visiter les _bagnios_.

  «Je voulus aussi, écrit-il, dès la première semaine, connaître les
  bains choisis, où un homme riche va souper, coucher et se baigner avec
  une catin de bon ton, espèce qui n'est pas rare à Londres. C'est une
  partie de débauche magnifique et qui ne coûte que six guinées.
  L'économie peut réduire la dépense à cent francs, mais l'économie qui
  gâte les plaisirs n'était pas de mon fait.»

Toutefois, plus loin, Casanova paraît se contredire, il semble qu'il ne
connut les _bagnios_ que plus tard et qu'il y fut mené par lord Pembroke
longtemps après son arrivée à Londres et pendant ses démêlés avec la
Charpillon.

  «Je passai le jour suivant avec l'aimable lord, qui me fit connaître
  le _bagnio_ à l'anglaise, partie de plaisir qui coûte fort cher et que
  je ne m'arrêterai pas à décrire, parce qu'elle est connue de tous ceux
  qui ont voulu dépenser six guinées pour se procurer cette jouissance.
  Nous eûmes, dans cette partie, deux soeurs fort jolies qu'on appelait
  les Garich.»

                   *       *       *       *       *

Il y avait aussi, à Londres, des maisons discrètes où l'on trouvait deux
ou trois filles. Mais le premier _seraglio_ venait à peine d'être ouvert
par Mrs. Goadby, qui mérita le surnom de la grande Goadby. C'est elle
qui donna à son établissement le nom de _seraglio_. Elle avait un grand
nombre de femmes à demeure, qui devaient boire ferme la nuit avec les
soupeurs, et, le jour, brodaient, jouaient de la guitare en buvant du
lait d'amandes. Les clients ne venaient guère qu'après la fermeture des
théâtres.

Les _seraglios_ se multiplièrent vite.

                   *       *       *       *       *

Voici réimprimées d'après un ouvrage rare, _Les Sérails de Londres_,
livre traduit de l'anglais, les descriptions des lieux de prostitution à
Londres, au XVIIIe siècle:

«Ce siècle d'avancement[2] et de perfection dans les arts, les sciences,
le goût, l'élégance, la politesse, le luxe, la débauche et même le vice,
devait être particulièrement distingué par le mode et les cérémonies
usités dans le culte rendu à la déesse de Cypris.

  [2] _Les Sérails de Londres ou les Amusements nocturnes, contenant les
    scènes qui y sont journellement représentées, les portraits et la
    description des Courtisanes les plus célèbres et les caractères de
    ceux qui les fréquentent. Traduit de l'anglais. Paris, 1801._ Ce
    livre, publié chez Barba, relate l'état de la galanterie londonienne
    bien avant la date où il fut publié à Paris, et traite des maisons
    de débauche de Londres, à peu près à partir de l'époque où parut le
    roman de John Cleland.

«Nos pères connaissaient si peu ce que l'on appelle aujourd'hui le _ton_
qu'ils regardaient infâme tout homme qui entretenait une maîtresse; les
saillies même de la jeunesse étaient inexcusables; il fallait, avant le
voeu matrimonial, observer très religieusement, des deux côtés, le plus
parfait célibat. L'adultère était alors jugé un des plus grands crimes
que l'on pût commettre; et lorsqu'une femme s'en rendait coupable,
fût-elle de la plus haute noblesse, on la bannissait de la société; ses
parents et ses amis ne la regardaient même pas. Aujourd'hui, la
véritable politesse, établie sur les principes les plus libéraux du
_savoir-vivre_, a pris la place de ces notions gothiques: la galanterie
s'est introduite graduellement jusqu'à ce qu'elle ait atteint son
présent degré de perfection.

«Ce fut sous le règne de _Charles II_ qu'elle commença à prendre
naissance. Ce monarque en établit l'exemple dans le choix et le nombre
de ses maîtresses pour ses courtisans et ses sujets; mais dès que
_Jacques_, ce prince moine et bigot (qui, comme l'avait observé _Louis
XIV_, perdit trois royaumes pour une messe), parvint au trône, la
galanterie fut alors bannie de ces royaumes.

«A l'avènement de _George Ier_, les dames reprirent leur pouvoir. La
gaieté et la familiarité établirent un commerce entre les deux sexes. Il
n'y avait point de partie complète sans les dames; ces parties devinrent
ensuite plus particulières et favorisèrent les desseins des amants.
L'intrigue commença alors à éviter les regards de la cour que le palais
avait favorisée; et les courtisans, pour mieux suivre leur passion, se
retirèrent dans les boudoirs.

«Sous le règne de _George II_, la galanterie se purifia; elle devint une
science pour ceux qui voulurent intriguer avec dignité. Les femmes
eurent alors tout pouvoir à Saint-James. On faisait plus sa cour à la
maîtresse d'un homme puissant qu'au premier ministre, et les dignitaires
de l'Église ne se croyaient pas déshonorés de solliciter les faveurs
d'une Laïs favorite.

«Le règne présent est celui où la galanterie et l'intrigue sont
parvenues au plus haut degré de perfection.

«Les divorces ne furent jamais si multipliés qu'ils le sont de nos
jours; il ne faut pas s'imaginer qu'ils sont occasionnés par aucune
affection réelle de l'une ou l'autre des parties, car si elles se sont
unies par l'intérêt ou l'alliance, de même elles se désunissent par
l'intérêt ou le caprice d'un autre mariage.

«Des femmes entretenues, nous passerons à celles que l'on peut se
procurer pour une somme stipulée. Avant l'institution des sérails, le
théâtre principal des plaisirs lascifs était dans le voisinage de
_Covent-Garden_. Il existe encore quelques libertines de ce temps qui
doivent se ressouvenir des amusements nocturnes de _Moll-king_, au
centre du marché de Covent-Garden. Ce rendez-vous était le réceptacle
général des prostituées et libertines de tous les rangs. A cette époque,
il y avait sous le marché un jeu public appelé _lord Mordington_.
Plusieurs familles ont dû leur ruine à cette association; elle était
souvent la dernière ressource du négociant gêné qui allait droit dans
cet endroit avec la propriété de ses créanciers, dans l'espérance de s'y
enrichir; mais il était entouré de tant d'escrocs qui, par leurs
artifices, le trompaient si adroitement que c'était un miracle lorsqu'il
retournait chez lui avec une guinée dans sa poche. De cet établissement
infernal, le joueur ruiné qui n'avait pas un schelling pour se procurer
un logement se rendait chez Moll-king pour y passer le reste de la nuit;
si par hasard il avait une montre ou une paire de boucles d'argent,
tandis qu'il dormait, les mains habiles de l'un et l'autre sexe
remplissaient les devoirs de leur vocation et la victime malheureuse de
la fortune devenait alors une victime plus malheureuse de Mercure et de
ses disciples.

«Lorsque Moll-king quitta ses rendez-vous nocturnes, elle se retira avec
une fortune très considérable, qu'elle avait amassée par les folies, les
vices et le libertinage du siècle.

«Vers le même temps, _la mère Douglas_, mieux connue sous le nom de
_mère Cole_, avait la plus grande réputation. Elle ne recevait dans sa
maison que des libertins du premier rang; les princes et les pairs la
fréquentaient, et elle les traitait en proportion de leurs dignités; les
femmes de la première distinction y venaient fréquemment incognito, le
plus grand secret était strictement observé, et il arrivait souvent que,
tandis que milord jouissait dans une chambre des embrassements de Chloé,
son épouse lui rendait la chance dans la pièce adjacente.

«Il y avait à cette époque, à l'entour de Covent-Garden, d'autres
endroits de marque inférieure. _Mme Gould_ fut la première en vogue,
après la mère Douglas. Elle jouait la dame de qualité; elle méprisait
les femmes qui juraient ou parlaient indécemment, et elle ne recevait
pas celles qui étaient adonnées à la débauche. Ses pratiques
consistaient en citoyens riches qui, sous le prétexte d'aller à la
campagne, venaient le samedi soir dans sa maison et y restaient jusqu'au
lundi matin; elle les traitait du mieux qu'il lui était possible; ses
liqueurs étaient excellentes, ses courtisanes très honnêtes, ses lits et
ses meubles du goût le plus élégant. Elle avait un cher ami dans la
personne d'un certain notaire-public, d'extraction juive, pour qui elle
avait un très grand penchant, en raison de ses rares qualités et de ses
grandes capacités.

«Près de cet endroit était une autre maison de plaisir, tenue par une
dame connue sous le nom de _Helle-Fire-Stanhope_; on l'appelait ainsi à
cause de la liaison intime qu'elle avait eue avec un gentilhomme à qui
on avait donné ce sobriquet, parce qu'il avait été président du _club de
Helle-Fire_. _Mme Stanhope_ passait pour une femme aimable et
spirituelle; elle avait généralement chez elle les plus belles personnes
de Covent-Garden et elle ne recevait que celles qui avaient le ton de la
bonne compagnie.

                   *       *       *       *       *

«Commençons ce chapitre en donnant une description de ces deux fameux et
infâmes endroits de rendez-vous nocturnes connus sous le nom de
_Weatherby_ et de _Margeram_.

«Le premier de ces endroits, où se réfugiaient les fripons, les
débauchés, les voleurs, les filous et les escrocs, fut, dans l'origine,
établi, il y a environ trente ans, par Weatherby, peu de temps après la
retraite de Moll-king. Son institution ne fut pas plus tôt connue qu'un
grand nombre de filles de Vénus, de tous les rangs et conditions, depuis
la maîtresse entretenue jusqu'à la barboteuse, se rendirent dans la
maison. Un méchant déshabillé était un passeport suffisant pour cet
endroit de libertinage et de dissipation. La malheureuse qui mourait de
faim, tandis qu'elle lavait sa seule et unique chemise, était sûre, en
entrant dans cet infâme lieu, d'y rencontrer un jeune apprenti qui la
régalait d'une tranche de mouton et d'un pot de bière; et, s'il avait un
peu d'argent, elle lui faisait payer pour dix-huit sols de punch et
l'engageait à passer le reste de la nuit avec elle.

«_Lucy Cooper_ avait coutume de venir fréquemment dans ce séjour de
prostitution: non qu'elle eût l'intention de disposer de ses charmes à
un prix aussi vil que celui de cet endroit, ni qu'elle y fût conduite
par la nécessité; car elle était alors élégamment entretenue par feu le
baronnet _Orlando Br...n_, un vieux débauché, qui était si enchanté de
ses reparties qu'il l'aurait épousée si elle n'eût pas eu la générosité
de refuser sa main, pour ne point couvrir sa famille de déshonneur.
Quoiqu'il ne lui laissât manquer de rien et qu'il eût pour elle tous les
soins imaginables, la voiture de Lucy était souvent pendant vingt-quatre
heures, et quelquefois plus, arrêtée à la porte de Weatherby. D'après ce
récit, le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qui la portait à
fréquenter cette maison de débauche, plutôt que de rester dans son
hôtel. La dissipation était sa devise; elle haïssait le baronnet, et
chez Weatherby elle était sûre d'y rencontrer _Palmer_ l'acteur, _Bet
Weyms_, _Alexandre Stevens_, _Derrick_ et autres esprits dont la
compagnie lui était agréable.

«A la retraite du vieux baronnet, les affaires de Lucy prirent une
tournure bien différente; elle ne donna plus de dîners au beau _Tracey_
ni au roi Derrick qui était dans la plus grande misère. Sa Majesté a
compté plus d'une fois les arbres du parc pour un repas; mais si quelque
connaissance amicale ne prenait pas compassion de lui et ne l'invitait
pas à se rendre à son logis, alors il faisait le tour de la cuisine de
Lucy ou de _Charlotte Hayes_. A cette époque, cette dernière dame était
entretenue par Tracey, un des hommes les plus dissipés du siècle par
rapport au beau sexe; il avait cinq pieds neuf pouces de haut; sa taille
était celle d'un Hercule et sa contenance tout à fait agréable;
l'extravagance de sa parure lui avait fait donner l'étiquette de beau
_Tracey_. Abstraction de ses qualités pour les femmes, c'était un homme
au-dessus du médiocre pour le bon sens et l'instruction; il était
écolier supportable, il avait une bibliothèque assez bien composée, il
aimait tellement les livres que, pendant que son perruquier arrangeait
ses cheveux, il lisait constamment quelque auteur estimé et il disait en
cette occasion «que tandis qu'on embellissait l'extérieur de sa tête, il
polissait toujours la région intérieure». Il serait à désirer que les
jeunes gens du siècle qui affectent le savoir suivissent la remarque
judicieuse d'un homme adonné à la dissipation et à la débauche, et qui,
quoiqu'il fût d'une forte constitution, détruisit, par ses vices, sa
santé avant d'avoir atteint sa trentième année; mais nos élégants du
jour n'ont que l'extérieur; ils n'ont d'expressions dans leur contenance
que celles que leur donnent leurs perruquiers et leurs parures.

«La pauvreté de Derrick était quelquefois si grande qu'il n'avait ni
souliers ni bas. Se trouvant un jour dans cette situation au café
Forrest, à Charing-Cross, il se retira plusieurs fois dans le temple
Cloacinien pour rajuster ses bas qui, méchamment, déployaient, à chaque
minute, des trous remarquables, ce qui mettait le roi hors de
contenance. Le docteur _Smollet_ était présent; il aperçut son embarras
et lui dit: «Il faut, Derrick, que vous soyez bien relâché pour aller si
souvent au cabinet.» Comme il n'y avait point d'étrangers dans le café,
Derrick pensa qu'il pourrait tirer avantage de l'observation et se
procurer une bonne paire de bas par une plaisanterie; exposant alors sa
pauvreté: «Il est vrai, docteur, répliqua-t-il, mais le relâchement est
dans mes talons, comme vous pouvez aisément le voir.»--«Sur mon honneur,
Derrick, reprit Smollet, je l'avais jugé de même, car vos pieds sentent
mauvais.» Le malheur fut que l'observation se trouva juste. Cependant le
docteur, pour lui faire réparation de la sévérité de sa raillerie,
l'emmena chez lui, lui donna un bon dîner et, à son départ, il lui remit
une guinée pour se procurer des bas et des souliers.

«Nous avons donné la description des amis de Lucy Cooper et des autres
personnes qui fréquentaient la maison Weatherby, dans le temps de sa
célébrité, afin de poursuivre historicalement notre narration. Bientôt
après, elle n'eut plus la même vogue; les disputes et les rixes qui
toutes les nuits avaient lieu dans cet endroit troublèrent à tel point
le voisinage que la maîtresse de ce logis, conformément aux peines de la
loi, fut emprisonnée et exposée sur le tabouret.

«La maison de Margeram était dans la même rue, directement opposée à
celle de Weartherby; elle était établie sur le même pied; on la
regardait comme la petite pièce d'un spectacle, ou, pour mieux dire, on
s'y rendait comme on passait autrefois du Vauxhall au Ranelagh,
c'est-à-dire que dès que l'on se trouvait fatigué des amusements d'un
endroit, on allait à l'autre et on y restait toute la soirée. Ce
rendez-vous ne dura pas longtemps après la suppression de l'autre.

«Après avoir ainsi parcouru dès sa naissance les progrès de l'intrigue,
de la galanterie et du libertinage dans ses différents établissements,
nous arrivons à l'époque où ces amusements nocturnes furent établis à
l'extrémité méridionale de la ville, sous une forme plus honnête et plus
agréable et sous la dénomination d'Institution des Sérails.

«Mme Goadby fut la première fondatrice de ces sortes de couvents, dans
sa maison de _Berwick-Street, Soho_. Elle avait voyagé en France et
avait été initiée dans les sérails des boulevards de Paris, sous la
direction des dames _Pâris_ et _Montigny_, deux anciennes abbesses qui
connaissaient parfaitement tous les mystères et les secrets de leur
profession. Ces deux endroits renfermaient un certain nombre des plus
belles prostituées de cette ville; elles étaient de différents pays et
de différentes religions; mais elles étaient toutes unies par la même
doctrine que l'on appelait la croyance de Paphos; elle consistait en peu
d'articles. Le premier, la plus grande soumission à la mère abbesse,
dont les décrets étaient irrévocables et la conduite jugée infaillible;
le second, le zèle le plus sincère pour les rites et les cérémonies de
la déesse de Cypris, l'attention la plus stricte à satisfaire leurs
admirateurs dans leurs fantaisies, leurs caprices et extravagances, et à
prévenir, par leurs soins assidus, leurs souhaits et leurs désirs;
enfin, à éviter les excès de la boisson et de la débauche, afin qu'elles
pussent toujours avoir un air de modestie et de décence, même au milieu
de leurs amusements. Ces articles et quelques autres formaient leur
constitution. Enfin, c'était un crime impardonnable de cacher à la mère
abbesse les présents et autres gratifications pécuniaires qu'elles
recevaient au delà des prix fixés du sérail, lesquels étaient très
modérés. Une nuit de plaisir avec une sultane, un bon souper et autres
dépenses se payait un louis d'or, somme qui aurait suffi à défrayer une
de nos dames de la perte de son temps, sans compter les rubans et autres
ajustements du soir, ni mentionner le souper, le vin de champagne
mousseux et autres dépenses de la maison.

«Ces dévotes de Vénus passaient ordinairement leur après-dîner jusqu'au
soir dans un grand salon; quelques-unes pinçaient de la guitare, tandis
que d'autres les accompagnaient de la voix; il y en avait qui brodaient
au tambour ou festonnaient; on leur interdisait l'usage des liqueurs,
excepté l'orgeat, le sirop capillaire et autres boissons innocentes,
afin que leurs esprits ne fussent point échauffés et qu'elles
observassent le plus strict décorum.

«L'amateur des dames se rendait dans ces endroits avant la comédie ou
l'opéra, et, semblable au grand seigneur, il jetait son mouchoir à la
sultane favorite de la nuit; si elle le ramassait, c'était une preuve
qu'elle acceptait le défi, et conformément aux lois du sérail; elle ne
voyait personne et elle lui était fidèle pour cette nuit.

«Mme Goadby, à son retour de France, commença à raffiner nos amusements
amoureux et à les établir d'après le système parisien: elle meubla une
maison dans le goût le plus élégant; elle engagea les filles de joie de
Londres les plus accréditées; elle prit un chirurgien pour examiner leur
salubrité et n'en recevait aucune qui, à cet égard, paraissait douteuse.
Ayant apporté avec elle une grande quantité d'étoffes de soie et de
dentelles des manufactures françaises, elle se trouva en état d'habiller
ses vestales dans le goût le plus recherché; elle y employa donc tous
ses soins; mais en suivant le plan des sérails parisiens, il y eut deux
articles qu'elle n'observa point, l'économie des prix et l'abolition des
liqueurs jusqu'au temps du souper. Mme Goadby ne recevait point les
bourgeois dans son sérail, mais les personnes de rang et de fortune,
dont les bourses s'ouvraient largement lorsqu'il s'agissait de
satisfaire leurs passions, et à l'extravagance desquelles elle
proportionnait toujours ses demandes; aussi elle amassa en peu de temps
une fortune considérable; elle acheta des terres et elle devint, par la
suite, une femme vertueuse de caractère et de réputation.

                   *       *       *       *       *

«Le succès de Mme Goadby dans sa nouvelle entreprise engagea plusieurs
personnes à l'imiter dans son plan. _Charlotte Hayes_, femme bien connue
par sa galanterie et ses intrigues, suivit son exemple; elle loua une
maison dans _King's-Place, Pall-mall_, elle la meubla magnifiquement et
parut sur ses rangs peu de temps après avec éclat.

«Charlotte Hayes, Lucy Cooper et _Nancy Jones_ sortirent vers ce temps
de leur obscurité et se montrèrent avec avantage dans les endroits
publics. Nous avons déjà parlé du caractère de Lucy. Quant à la pauvre
Nancy Jones, elle fut seulement le météore d'une heure; elle était une
des plus jolies grisettes de la ville, mais ayant eu la petite vérole,
cette cruelle maladie défigura tellement ses traits qu'il était
impossible de la reconnaître. Comme Nancy n'avait plus alors la moindre
prétention de captiver, que sa figure hideuse lui avait fait perdre ses
connaissances et l'empêchait d'entrer dans les séminaires amoureux,
comme elle avait été obligée de vendre ses meubles pour se faire soigner
pendant sa maladie, qu'elle n'avait plus ni voiture élégante ni
habillements magnifiques, qu'elle était, en un mot, dans la plus grande
détresse, elle se vit donc contrainte à parcourir les rues dans l'espoir
de rencontrer quelque citoyen ivre ou quelque apprenti endimanché qui
pût lui donner un méchant repas. Dans le cours de cette carrière
choquante, elle contracta une certaine maladie qui la força d'aller à
l'hôpital, où elle paya bientôt la dette de la nature.

«Quant à Lucy, ses affaires, après la mort du baronnet Orlando, prirent
une tournure très désagréable; elle avait, par son intempérance et sa
débauche, bien affaibli sa constitution; sa figure vive et tout à fait
agréable était bien changée, elle n'avait plus les charmes suffisants
pour captiver un homme, au point de la placer dans le même état de
splendeur dont elle avait joui pendant quelque temps. Il est vrai que
_Fett...ace_ la secourut autant qu'il le put, mais ses affaires étaient
tellement dérangées que, pour éviter l'impertinence de ses créanciers,
il fut obligé de partir pour le continent. Lucy, abandonnée de tous
côtés, après avoir disposé de sa vaisselle, de ses meubles et hardes
pour vivre, fut poursuivie par ses créanciers et enfermée jusqu'au
moment où elle fut mise en liberté par un acte d'insolvabilité.

«Après son élargissement, Lucy se vit contrainte de recommencer de
nouveau son état dans un temps où elle aurait dû assurer son sort pour
le reste de ses jours. Elle trouva cependant des amis qui l'aidèrent à
établir un séminaire à l'extrémité de _Bow-Street_, où elle fit assez
bien ses affaires pendant quelques mois, mais en peu de mois ses
débauches la réduisirent au tombeau.

«Charlotte avait pris tant d'empire sur le beau Tracey qu'il faisait ce
qu'elle lui commandait; nous avons déjà observé qu'il était devenu, par
la suite de ses débauches, un homme très faible pour les femmes; aussi
Charlotte le trompait notoirement; il le voyait et il n'osait lui en
faire de reproches. Quand elle se prenait d'inclination pour un homme
dont elle voulait jouir, elle lui donnait rendez-vous à Shakespeare ou à
la Rose, et là elle le régalait de la manière la plus somptueuse aux
dépens de Tracey, car il lui avait donné crédit dans ces deux maisons;
mais lorsqu'il croyait que la dépense ne devait se monter qu'à quatre ou
cinq livres sterling, il était étonné de la voir portée à trente ou
quarante. Quand Charlotte manquait d'argent, elle avait un moyen
ingénieux pour s'en procurer: elle s'habillait avec élégance et volupté,
elle allait chez Tracey, elle prétendait être dans le plus grand
embarras pour aller à la comédie ou aux autres spectacles, et quand, par
des artifices bien connus aux femmes de cette caste, elle avait émouvé
ses sens, elle ne demeurait pas un moment de plus, à moins qu'il ne lui
donnât une guinée, ce à quoi il se soumettait de bonne grâce pour jouir
de sa compagnie; elle ne restait pas avec lui plus d'une heure, mais
s'il voulait jouir une autre heure de la même faveur, encore une autre
guinée; ainsi elle lui faisait, de cette manière, si bien payer ses
courses qu'il aurait dépensé en peu de temps la plus grande fortune de
l'Angleterre; aussi à sa mort, qui arriva quelques mois après, ses
affaires se trouvèrent-elles dans le plus grand désordre.

«Charlotte avait, avant cet accident, rompu avec Tracey. Elle tâcha de
se procurer d'autres admirateurs, aussi complaisants que lui, ce qui
n'était pas facile à rencontrer; mais, après une variété de
vicissitudes, elle fut enfermée pour dettes. Pendant sa captivité elle
fit la connaissance particulière d'un comte qui, après avoir obtenu sa
liberté, lui procura la sienne. C'est alors que Charlotte forma son
établissement dans King's-Place; elle eut soin d'avoir des marchandises
choisies (telle était son expression). Ses nonnes étaient de la première
classe; elle leur apprenait les instructions nécessaires pour le culte
de la déesse de Cypris, elle en connaissait tous les mystères, elle
savait aussi fixer le prix d'une robe ou autres ajustements, celui d'une
montre, d'une paire de boucles d'oreilles ou autres menus bijoux. Elle
l'établissait en proportion de la nourriture, du logement et du
blanchissage des personnes; en surchargeant ainsi ses nonnes de dettes,
elle se les assurait; lorsque quelques-unes cherchaient à s'échapper,
elle les renfermait jusqu'à ce qu'elles se fussent acquittées envers
elle; alors ces malheureuses retournaient à leur devoir ou cédaient à
l'abbesse leurs vêtements, bijoux, etc., en un mot, tout ce qu'elles
possédaient, afin d'obtenir leur liberté. Tel était le pied sur lequel
elle avait établi sa maison.

                   *       *       *       *       *

«Les visiteurs du sérail de _Charlotte_ étaient des pairs débiles, qui
comptaient plus sur l'art et les effets des charmes femelles que sur la
nature; ils avaient usé leurs passions régulières, si on peut les
appeler telles; et ils étaient obligés d'avoir recours, non seulement à
la pharmacie, mais encore à l'aide factice de l'invention femelle; des
Aldermans impotents et autres Lévites riches, qui s'imaginaient que
leurs capacités amoureuses n'étaient pas en décadence, tandis qu'ils
manquaient de force et de zèle pour pouvoir sans secours remplir leurs
dévotions envers la déesse de Cypris. Charlotte considérait de telles
pratiques comme des amis choisis, qui, pour posséder des vierges,
oubliaient la valeur de l'or. Comme ces amoureux visaient à la jeunesse
et à la beauté, elle avait toujours un magasin de vestales qui, par
leurs embrassements innocents, leur procuraient un plaisir inexprimable.
_Kitty Young_ et _Nancy Feathers_ étaient de nouvelles figures que l'on
ne connaissait pas dans la ville et qui, avec une certaine préparation,
pouvaient aisément passer pour des vierges; elles jouèrent donc le rôle
de vestales et donnèrent, pendant plusieurs mois, des preuves de leurs
immaculées virginités.

«Voici, à cette occasion, un échantillon de l'état des prix et demandes
de ce sérail:

«_Dimanche, 9 janvier._

  «Une jeune fille pour l'Alderman _Drybones_.--_Nell
  Blossom_, âgée d'environ dix-neuf ans, qui, depuis
  quatre jours, n'a fréquenté personne et est dans son
  état de virginité.                                         20 guinées.

  «Une fille de dix-neuf ans, pas plus âgée, pour le
  baronnet _Harry Flagellam_.--_Nell Hardy_, de Bow-Street.
  --_Bet-Flourish_, de Berners-Street,--ou _Miss Birch_,
  elle-même, de Chapel-Street.                               10 guinées.

  «Une bonne réjouie pour _lord Spasm_.--_Black Moll_,
  de Hedge Lane, jouissant d'une santé vigoureuse.            5 guinées.

  «_Colonel Tearall_, une femme modeste.--La servante de
  _Mme Mitchell_, arrivant du pays et n'ayant point encore
  paru dans le monde.                                        10 guinées.

  «_Doctor Frettext_, après l'office, une jeune personne
  complaisante, affable, d'une peau blanche et ayant la
  main douce.--_Poll Nimblewrist_, d'Oxford Market ou
  _Jenny Speedydhand_ de May-Fair.                            2 guinées.

  «_Lady Loveit_, arrivant des eaux de Bath, trompée dans
  ses amours avec _lord Alto_, désire de rencontrer mieux
  et d'être bien montée cette soirée avant de se rendre sur
  la route de la duchesse de _Basto_.--Le capitaine
  _O'Thunder_ ou _Sawney Rawbone_.                           50 guinées.

  «Son Excellence le comte _Alto_,--une femme à la mode,
  pour la bagatelle seulement pendant une heure, _Mme
  O'Smirk_, arrivant de Dunkerque, ou _Miss Graeful_, de
  Paddington.                                                10 guinées.

  «_Lord Pyebald_, pour jouer une partie de piquet, prendre
  les tétons et autre chose, sans en venir à d'autre fin
  qu'à la politesse.--_Mme Tredrille_, de Chelsea.            5 guinées.

«Cet échantillon de prix donnera une idée de la manière dont Charlotte
conduisait ses affaires. On sera peut-être embarrassé de savoir comment
elle s'y prit pour procurer, dans le même temps, à chacune de ses
pratiques, un appartement suffisant pour les satisfaire conformément à
leurs différents amusements favoris. Elle était trop bonne directrice de
sa maison pour que ses amis ne fussent pas assortis relativement à leurs
prix. Le _Doctor_ fut donc placé au troisième; Lady Loveit eut la
chambre dans laquelle il y avait un sopha et un lit de camp; l'Alderman
_Drybones_, la chambre des épreuves, qui, quoique petite, était élégante
et ne servait que pour ces sortes de cérémonies; le baronnet _Harry
Flagellum_, la salle des mortifications, qui était pourvue de tout ce
qui était nécessaire à cet effet; _Lord Spasm_, la chambre française à
coucher; le _Colonel_ passa dans le parloir; le _Comte_ alla dans le
salon de chasteté, et _lord Pyebald_ dans la salle de jeu. Tandis que
Charlotte faisait toutes ses dispositions, elle fut interrompue par
l'arrivée d'un jeune gentilhomme qui venait souvent dans la maison et à
qui elle avait donné la plus grande satisfaction à ses amusements. Il
entra avec sa gaieté ordinaire; il demanda à Charlotte une bouteille de
vin de champagne; il la pria de lui faire compagnie et de boire avec
lui; elle y consentit et lui dit qu'étant dans ce moment très occupée,
elle espérait qu'il ne la retiendrait pas longtemps. Après avoir porté
deux ou trois santés constitutionnelles, conformément à la charte du
séminaire, il dit à Charlotte qu'il venait pour une affaire très
importante, dans laquelle elle devait être le principal agent. «J'allai,
la nuit dernière, chez _Arthur_, et, par un malheur inexprimable, je fus
enragé de voir que mon partenaire était mon rival heureux au jeu et au
lit. Je gageai avec lui mille guinées que, dans le mois, il attraperait
une certaine maladie à la mode.

«--Eh bien! milord, dit Charlotte, comment puis-je vous aider dans cette
affaire?

«--Je vous dirai, répliqua-t-il, qu'à ma connaissance, mon rival a une
liaison criminelle avec ma femme. Procurez-moi donc, pour demain soir,
une personne qui ait grandement cette maladie, afin que je sois
complètement en état de me venger de l'infidélité de ma femme et de la
bonne fortune de mon rival.

«--Dieux! s'écria Charlotte, qui s'imaginait qu'il voulait l'insulter et
jeter du discrédit sur sa maison. Vous m'étonnez, milord, et me traitez
bien mal, moi qui ai toujours pris le plus grand soin de votre santé. Je
ne connais point et ne reçois point chez moi de cette espèce.»

«Il était temps pour milord d'en venir à une explication plus
particulière; pour la convaincre de la vérité, il tira de sa poche son
portefeuille et lui présenta un billet de banque de trente livres
sterling. Cette espèce d'avocat fit sur Charlotte son effet ordinaire:
elle l'écouta avec plus d'attention, et promit de lui procurer un objet
conforme à ses souhaits. Le lendemain, la consommation heureuse
s'ensuivit, et, au bout de quinze jours, le mari injurié fut convaincu
que la double inoculation avait eu tout l'effet qu'il en avait désiré.
Quelque temps après, l'associé de son lit parut en public; milord lui
demanda le prix de sa gageure, qu'il paya immédiatement afin de ne pas
entrer en discussion sur cette affaire.

«Nous voyons dans quelle variété de services Charlotte était obligée de
s'engager; elle était nécessitée de produire des vierges qui, depuis
longtemps ne l'étaient plus; des femelles disposées à satisfaire de
toutes les manières possibles le caprice imaginaire de la chair; des
maîtres de poste pour les dames, capables de donner les leçons les plus
sensibles à la garantie d'une minute près.

«Vers les neuf heures du soir, Charlotte, après avoir arrangé tout son
monde, était occupée à préparer un bon souper, lorsqu'une des servantes,
en allant chercher de la bière, laissa imprudemment la porte de la rue
ouverte. Le capitaine Toper, la tête un peu échauffée, sortait de la
taverne; il entre sans être attendu, il monte, il ouvre la porte de la
chambre des postes: le capitaine O'Thunder, par un oubli national, avait
oublié de mettre le verrou, et Lady Loveit était trop pressée pour avoir
pensé à une pareille bagatelle. Le capitaine Toper aperçoit sur le sopha
O'Thunder et la dame en défi amoureux; elle était entièrement livrée à
ses désirs passionnés et ressemblait beaucoup à la Vénus de Médicis.
Leur surprise fut extrême de voir entrer Toper qui, au lieu de se
retirer, fixait avec ravissement les charmes de la dame et s'écria avec
extase; «C'est un ange, grand dieux!» M. O'Thunder, quoique Irlandais,
était si confondu et si honteux qu'il ne savait que dire ni que faire; à
la fin, il s'écrie: «Il est impertinent d'interrompre ainsi les gens
dans leurs amusements particuliers.» En disant ces mots, il saute en bas
du sopha, il saisit Toper par le col et l'assomme d'une grêle de coups
de poing. La dame jette des cris affreux; chacun, effrayé du bruit, sort
avec précipitation de sa retraite; le docteur Frettext court ou plutôt
roule en bas des escaliers avec sa culotte à moitié déboutonnée et sa
chemise à moitié pendante; Poll Nimblewrist, sans fichu et ses jupons à
moitié relevés; l'alderman Drybones paraît avec un torrent de tabac qui
ruisselait de son nez dans sa bouche. Le comte Alto exprime sa surprise
en disant: «Diantre! quel fracas pour une maison si «bien réglée.» Le
lord Pyebald vient avec ses cartes dans sa main, grandement mortifié
d'avoir perdu son coup, quoiqu'il ne jouât rien. Le colonel Tearall,
avec sa modeste dame, paraissent presque _in puris naturalibus_, croyant
que le feu est dans la maison. Le lord Spasm tremble comme la feuille,
et, n'ayant point de force, s'appuie sur Lady Loveit. La pauvre
Charlotte s'évanouit, elle craint que sa maison et la réputation de Lady
Loveit ne souffrent de ce scandale.

«Il fut aussitôt résolu, par toutes les parties, que le capitaine Toper
serait invité de sortir et, dans le cas de refus, que l'on l'y
forcerait. O'Thunder se chargea de cet emploi s'il en était nécessaire;
mais le capitaine Toper, qui était roué de coups, ne balança pas à se
retirer.

                   *       *       *       *       *

«Pour varier le sujet, nous allons transporter la scène dans la maison
de Madame Mitchell; son principal commerce était moins avec la noblesse
qu'avec les bourgeois et souvent avec leurs épouses; elle avait le plus
grand soin de leur donner des marchandises choisies; elle considérait
que la réputation de sa maison dépendait de cette circonstance; elle
était constamment à l'affût des jeunes personnes qui se dégoûtaient de
la rigueur de leurs parents ou qui, par un faux pas irréparable, se
réfugiaient chez leurs amis et abandonnaient le sentier de la chasteté
pour prendre le chemin de la destruction...

                   *       *       *       *       *

«_Sam Foote_ (le fameux comédien), _Chace Price_ et _George Sel...n_,
étant au café de Saint-James, M. Price leur dit qu'il venait de lui
tomber entre les mains une relation curieuse du couvent de Charlotte
Hayes et que, s'ils voulaient, il leur en ferait la lecture.»
Volontiers», s'écrièrent _Samuel_ et _George_. Il lut comme il suit:

«--Relation authentique du monastère de Sainte-Charlotte.

«--Plusieurs institutions importantes et louables sont ignorées par
l'effet d'une timidité qui accompagne toujours la vertu et la modestie,
tandis que des entreprises de moindre importance sont recommandées à
l'attention du public par l'impudence et la présomption; car c'est
ordinairement en proportion du mérite supposé des candidats que l'on en
impose.

«--Il est de mon devoir de devenir le défenseur d'une institution qui a
ses avantages politiques et civils. Les parents et les tuteurs ne seront
plus en peine d'envoyer leurs filles ou leurs pupilles dans les couvents
de Saint-Omer ou de Lille, lorsqu'ils seront assurés de trouver ici tous
les avantages de leur éducation, en les plaçant dans un séminaire fondé
par une de nos compatriotes, dans la partie la plus agréable de la
capitale. On n'y adopte point les préjugés ni les erreurs étrangères, et
tandis que l'on inspirera à ce sexe aimable les sentiments de la liberté
anglaise, nos trésors alors ne sortiront point de notre île et ne
passeront point dans d'autres royaumes. Cette institution est
actuellement en activité et est située près de Pall-mall.

«--Cet établissement fut fondé par une sainte qui existe encore et dont
il porte le nom. A en juger par les miracles qu'elle a déjà opérés et
qu'elle fait, journellement, il n'y a point de doute qu'elle ne soit
incessamment canonisée et que son nom ne soit inséré dans le calendrier,
ce dont le lecteur conviendra d'après la lecture suivante:

«--Liste des miracles opérés et faits journellement par sainte
Charlotte:

«--Elle change en un instant les guinées en vins de champagne, de
Bourgogne ou punch.

«--Elle guérit le mal d'amour et par sa touche apprivoise le coeur le
plus sauvage.

«--Elle fait passer la beauté des dames et donne de la beauté et des
grâces à celles qui n'en ont point.

«--Elle donne aux vieillards qui se croient gais la vigueur de la
jeunesse et elle change les jeunes gens en vieillards.

«--Elle a un spécifique particulier pour porter une femme à haïr son
mari et à faire un prompt divorce.

«--Elle administre l'absolution dans les cas les plus désespérés, sans
confession.

«--Elle possède la pierre philosophale et, au grand étonnement de ses
visiteurs, elle change _la forme la plus grossière_ en _l'or le plus
pur_, par un procédé aussi vif qu'inexprimable, lequel a échappé à la
découverte de tous nos chimistes, alchimistes, etc.

«--Ayant ainsi démontré ses pouvoirs miraculeux qui lui donnent tant de
droits pour être rangée au nombre des saints modernes, nous allons
maintenant parler des lois, constitution, règlements et moeurs de ce
séminaire.

«--Toute soeur qui prend le voile doit être ou jeune ou belle; si elle
réunit ces deux qualités, le sacrifice de sa personne en est mieux
considéré par la _déesse Vénus_, à qui cette institution est dédiée.
Elle ne doit pas beaucoup connaître le monde et si elle n'y a pas eu de
grande intimité, l'abbesse la juge digne d'être admise au rang des
candidates.

«--Elle ne doit pas être mariée, ni avoir aucun amant favori; si par
hasard il lui restait dans le coeur quelque tendre attachement, elle
doit aussitôt se soumettre à la touche miraculeuse, afin d'en obtenir
une parfaite guérison.

«--Comme les frères des séminaires adjacents viennent visiter leurs
soeurs de la manière amicale qui convient à leurs caractères, dans le
dessein de les convertir et d'apporter du soulagement à leur âme, de
même les soeurs, en pareilles occasions, doivent ouvrir leurs seins et
ne rien cacher à ces dignes frères.

«--Comme les richesses de ce monde sont au-dessous de l'attention des
dévotes qui se sont séquestrées dans ce cloître, la digne patronne,
sainte Charlotte, s'approprie, à cet effet, tous les présents, dons et
possessions des soeurs, d'une manière tout à fait édifiante, afin de ne
pouvoir exciter en elles la vanité ou l'ambition.

«--Sainte Charlotte, en formant cet établissement glorieux et vertueux,
ayant en horreur les infidèles et leurs lois, n'en admet aucun dans le
couvent; elle n'aime point les coutumes des Turcs qui défendent de boire
du vin; elle en permet, au contraire, l'usage, surtout dans les instants
où l'on sacrifie à la déesse; ces moments devant être regardés, par la
communauté, comme des jours de fêtes qui doivent être distingués en
lettres rouges dans le calendrier du séminaire.

«--Sa sévérité ne s'étend point à priver les soeurs de la jouissance des
plaisirs raisonnables et innocents; sous ce rapport, elle considère les
représentations dramatiques de toute espèce; elle leur permet de visiter
souvent les théâtres et même l'opéra. Elle a loué à cet effet, dans
chacun de ces endroits, une loge particulière, sous la dénomination de
séminaire de _Sainte-Charlotte_. Comme les jésuites irlandais et autres
prêtres de ce pays sont en grand nombre dans cette capitale et que ces
prêtres sont connus pour être pauvres et dans le besoin, elle avertit
particulièrement les soeurs de ne point se confesser à aucun des frères
de ce royaume, excepté le prieur du monastère qui, quoique natif
d'Irlande, vient souvent, pour des raisons particulières, faire
l'instruction dans son couvent.

«--Comme la dévotion fervente des nonnes est un objet de la plus grande
attention, elles ne doivent, sous aucun prétexte quelconque, en être
détournées par leurs autres soeurs, ni par les domestiques de la maison.

«--Si quelque frère essayait d'enlever quelque soeur du couvent, il doit
aussitôt subir sur le pupitre le châtiment le plus exemplaire et être
chassé à perpétuité du séminaire.

«--Il est jugé convenable pour le bon ordre et le règlement de la
société que les soeurs ne communiquent point avec celles des autres
communautés.

«--Aucune femme ou demoiselle ne peut être admise dans la communauté
sans avoir des lettres de recommandation sur leur chaste moralité et
leurs vertueuses dispositions; ces lettres doivent être écrites par les
personnes qui ont donné des preuves incontestables de leur attachement à
ce séminaire.

«--Sainte Charlotte, qui considère l'exercice très nécessaire à la
santé, visite fréquemment les endroits publics et se promène fort
souvent dans les rues de la capitale avec deux ou trois de ses nonnes.
Ces exemples de beauté naissante, dévouée à la vertu et à la vie
monastique; la satisfaction et la gaieté exprimées dans leur aimable
contenance lui procurent un grand nombre de jeunes personnes qui,
édifiées de ses bons principes, se sacrifient à la déesse dont elle est
la prêtresse.

«--Lorsque le temps ne permet pas les promenades à pied, alors elle sort
toujours accompagnée de quelques-unes de ses vestales, dans un brillant
équipage appartenant au couvent, afin d'attirer constamment l'attention
des passants.

«--Les heures des soeurs pour le coucher et le lever sont différentes;
elles sont relatives aux vigiles qu'elles doivent observer et au nombre
des saints qu'elles doivent fêter: car, à cet égard, sainte Charlotte
est très rigide et dans le cas de quelque manque ne leur fait pas de
rémission. Dans les jours non fêtés, la plus grande régularité et le
décorum le plus strict sont observés; alors les nonnes se trouvent
toutes réunies aux heures réglées du couvent.

«--Ces vigiles et ces prières étant considérées comme le principal
établissement de cette institution, rien ne peut donner de plus grande
satisfaction à sainte Charlotte que de trouver dans chaque soeur cette
ferveur et dévotion qui caractérisent particulièrement cet ordre; mais
comme l'approbation de leurs confesseurs est, dans ces occasions,
généralement témoignée par une croix en diamants ou quelques autres
présents de prix, alors il est permis à chacune des nonnes, tant qu'elle
reste dans le séminaire, de porter ces croix, en forme de collier, sur
le sein.

«--Comme cette institution n'est pas trop rigide et qu'on n'y envisage
que l'éducation agréable du sexe, on n'y interdit point la musique et la
danse; au contraire, il y a des maîtres attachés au couvent qui
enseignent ces deux arts, dont la plupart des soeurs ont tiré le plus
grand avantage: on y joue à chaque instant de la guitare et on y exécute
des cotillons et même le menuet de la cour avec une réputation sans
pareille.

«--Il y a un docteur attaché au monastère qui, suivant l'occasion, agit
doublement comme médecin et confesseur; il ne prend point d'honoraires.

«--En un mot, tous les plaisirs innocents d'une vie agréable et la
félicité sociale règnent, sans mélange, dans ce séminaire qui n'a rien
de cette austérité ni rigueur monacale des couvents étrangers.»

«Dès que M. Price eut fini sa lecture, toute la compagnie, le croyant
l'auteur de cette composition facétieuse, le remercia du plaisir qu'il
lui avait procuré. Il fut ensuite résolu d'aller, le soir même, faire
une visite à sainte Charlotte et à ses nonnes; et nous ne manquerons pas
d'accompagner les trois Génies dans le séminaire.

                   *       *       *       *       *

«Les trois Génies se rendirent donc au temps prescrit dans la maison de
Charlotte qui les reçut avec beaucoup de politesse. Après les
compliments de part et d'autre, Samuel Foote dit à Mme Hayes que ses
amis et lui étaient venus d'après la lecture qu'on leur avait faite des
règles et lois de son séminaire, qui lui paraissaient extrêmement
judicieuses et heureusement calculées pour l'avancement de la décence,
du décorum et du bon ordre. L'abbesse le remercia poliment de son
honnêteté. Samuel Foote lui ayant demandé à voir quelques-unes de ses
nonnes, elle lui dit que _Clara Ha.w.d_ finissait sa toilette et allait
paraître dans le moment; que _Miss Sh...ly_ avait prié avec tant
d'ardeur ce matin, que pour rétablir ses sens agités elle prenait du
repos; que _Miss Sh..d.m_ était en ce moment confessée par un vieux
baronnet qui, constamment, la visitait deux fois par semaine, et que
_Miss W..ls_ et _Miss Sc..tt_ étaient allées à la comédie; mais que si
elles n'y rencontraient pas quelques frères, elles reviendraient
aussitôt que la pièce serait achevée...

«... Alors Clara entra; et comme M. Price avait suffisamment satisfait
sa curiosité, la conversation changea. On pria donc Miss Ha..yv..d de
chanter, ce qu'elle fit à la satisfaction générale de toute la
compagnie. Mme Hayes dit que Clara était une excellente actrice; Foote
la pria de lui réciter quelques morceaux; après quelque hésitation, elle
déclama avec tant d'art une scène de la _Belle Pénitente_ que _Samuel_,
surpris et enchanté de son talent, jura qu'elle jouerait sur son théâtre
si cette proposition lui paraissait agréable. Clara crut que c'était une
pure raillerie de sa part, et elle ne lui répondit que par une
révérence; mais peu de temps après, elle fut engagée au théâtre de
Hay-Market, où elle eut le plus grand succès, et passa ensuite, à la
recommandation de Foote, à celui de Drury-Lane, où elle obtint les
applaudissements les plus avantageux.

«_Miss Sh..d..m_ descendit: on la pria de chanter; elle répondit qu'elle
était si fatiguée de son opération avec Sir Harry Flagellum qu'elle
demandait un petit moment de répit pour remettre ses esprits. «J'ai été,
dit-elle, deux grandes heures avec lui et j'ai eu plus de peine à faire
passer dans ses veines la ferveur que nous avons vouée à la déesse que
nous servons, que si j'eusse fouetté la plus obstinée de toutes les
mules des Alpes.»

«Chace Price dit qu'il s'étonnait que la fertile imagination de
Charlotte n'eût pas encore inventé une machine propice à ces sortes
d'oeuvres pieuses; qu'il lui était venu dans l'idée d'en construire une
dans le genre de celle qui fut inventée, il y a quelques années, pour
raser cent personnes à la fois; et que, d'après un pareil procédé, on
pourrait satisfaire, dans le même temps, les souhaits ardents de
quarante Flagellums.

«Foote fut de cet avis; puis, tournant le projet à l'avantage national,
il pensa que ces machines devraient être construites par autorisation de
patentes et qu'attendu le rapport énorme qu'en retireraient les
propriétaires, il jugeait nécessaire que le Parlement mît un droit
considérable sur chacune de ces machines.

«George S..l..n s'informa ensuite de la virginité des nonnes. L'alderman
_Portsoken_ l'avait assuré hier, à la Taverne de Londres, qu'il avait
passé la nuit d'auparavant au couvent de Charlotte avec une nonne
véritablement vierge, mais qu'il ne pouvait pas concevoir comment
l'_hymen_ pouvait être préservé des assauts perpétuels auxquels il était
continuellement livré.

«Charlotte parut un peu déconcertée; mais le champagne agissant en ce
moment avec beaucoup de force sur sa personne, elle crut convenable de
soutenir la dignité de sa maison et elle lui répliqua très
injudicieusement:--Que son opinion était qu'une femme pouvait perdre sa
virginité cinq cents fois et paraître toujours vierge; que le _Dr
O'Patrick_ l'avait assuré que la virginité pouvait être rétablie de la
même manière que l'on fait le boudin; qu'elle l'avait éprouvé elle-même
et que, quoiqu'elle eût perdu la sienne mille fois et qu'elle eût été ce
matin même sous la direction du docteur, elle se croyait une vierge
aussi bonne qu'une vestale. Que, quant à l'_hymen_, elle avait toujours
entendu dire que c'était un dieu et que, par conséquent, il ne faisait
point partie de la formation de la femme; qu'elle hasardait donc de dire
qu'elle avait maintenant dans son séminaire autant de virginités qu'il
en fallait pour contenter toute la cour des Aldermans et la Chambre des
communes par-dessus le marché; qu'elle avait une personne, nommée _Miss
Su..y_, arrivant justement de la Comédie avec le conseiller _Pliant_,
qui, dans une semaine, avait fait trente-trois éditions de virginalité;
que _Miss Su..y_, étant la fille d'un libraire et ayant travaillé sous
l'inspection de son père, connaissait la valeur des éditions nouvelles.»

«Charlotte ayant ainsi conclu cette narration curieuse, qui était un
composé d'ignorance, de sophismes irlandais et de faux esprit, but un
verre de vin de champagne, afin de remettre ses esprits. Foote proposa à
ses amis de se retirer; il paya le mémoire, qui était assez bien chargé;
il donna un rendez-vous pour le lendemain matin à Clara Ha..y.d, afin de
l'engager pour son théâtre; ensuite les trois Génies prirent congé de
Mme Charlotte et se rendirent joyeusement à _Bedford-arms_.

                   *       *       *       *       *

«Après avoir rendu une assez longue visite à Charlotte et après avoir
parlé avantageusement de son couvent, nous allons maintenant donner
quelques notions sur celui de sa voisine.

«Mme Mitchell, qui demeurait à côté de Charlotte, fut probablement la
première dame abbesse qui, pour s'attirer des chalands, en leur
recommandant la bonté de ses marchandises, mit une devise latine
au-dessus de sa porte; sur une plaque de cuivre était inscrit:

«_In medio tutissimus_.

«La nouveauté de la pensée lui attira un nombre prodigieux de pratiques;
elle ne manquait pas de leur procurer les meilleures marchandises et de
leur prouver la vérité de sa devise. Elle avait parmi ses nonnes _Miss
Émilie C..lth..st_. Comme cette dame a fait et fait beaucoup de bruit
dans le monde, nous allons donner quelques notions sur sa personne et sa
vie.

«Son père tient un magasin considérable dans Piccadilly; elle était un
jour dans la boutique lorsque le comte de L...n y vint pour acheter
différentes marchandises: le lord fut grandement frappé des charmes
d'Émilie. De retour chez lui, il pensa aux moyens de la posséder; il
informa son valet de chambre, qui était son confident et son mercure, de
l'impression que cette jeune personne avait faite sur lui; il lui promit
une récompense considérable s'il pouvait la lui procurer: l'appât était
très séduisant; il lui répondit qu'il allait tout employer pour
l'accomplissement de ses souhaits; il commença son attaque par lui
adresser une lettre dans laquelle il lui marquait: «qu'il avait souvent
contemplé ses charmes avec ravissement; qu'il s'était flatté de pouvoir
vaincre sa passion, mais qu'il s'apercevait qu'il lui était impossible
de lui cacher plus longtemps son amour; qu'il se jetait à ses pieds et
implorait sa miséricorde; que son destin était entre ses mains et qu'il
la conjurait de décider, à son gré, de son sort; qu'il préférait la mort
à une vie de tourments perpétuels, que la belle main de l'aimable Émilie
pouvait seule adoucir.» La jeune personne lut cette épître avec émotion;
d'un côté, sa vanité était en quelque sorte satisfaite d'avoir fait la
conquête d'un beau jeune homme qu'elle savait venir dans le magasin de
son père; de l'autre part, sa pitié et sa compassion la portaient à
plaindre son tourment: elle consulta donc une dame en qui elle avait
confiance pour savoir comment elle devait agir dans une pareille
circonstance. Le valet de chambre du lord L...n n'était pas à mépriser;
il était le grand favori de son maître; rien ne se faisait dans la
maison que par ses ordres; il dirigeait tout et même milord par-dessus
le marché. Comme milord avait beaucoup de crédit à la cour, Émilie ne
doutait point qu'il ne procurât un fort bon emploi à son valet de
chambre: dans tous les événements, elle serait bien mariée et c'était la
principale des choses qu'elle désirait depuis longtemps. Elle lui fit,
en conséquence, une réponse qui, quoique équivoque, donnait assez
d'espérance pour poursuivre cette affaire avec succès, ce qu'il ne
manqua d'exécuter; il introduisit auprès d'elle une femme qu'il faisait
passer pour sa soeur et qu'Émilie regardait déjà comme la sienne propre;
elle lui ouvrit donc les secrets de son coeur qui furent aussitôt
rapportés au frère supposé. Il lui proposa d'aller à la comédie, et
comme la soeur, en apparence, devait être de la partie, Émilie ne vit
point de danger d'accepter la proposition. Chacun fut très satisfait du
spectacle jusqu'à la conclusion du drame, lorsque malheureusement, ou
plutôt heureusement pour le valet de chambre de milord, la pluie tomba
avec une force si prodigieuse qu'il lui fut impossible d'avoir une
voiture; il fallait cependant prendre une résolution: son avis fut de se
rendre dans une taverne voisine et d'y souper jusqu'à ce que la pluie
cessât ou que l'on pût se procurer une voiture. Émilie frémit d'abord au
nom de taverne, mais elle n'eut plus de scrupules lorsque sa compagne
lui représenta qu'en pareille circonstance sa délicatesse était hors de
saison, surtout étant en leur compagnie. On fit venir une bouteille de
vin de Madère, et, en attendant que le souper fût prêt, on but à la
ronde. Le valet de chambre n'avait pas oublié de préparer son hameçon,
ni d'introduire une bouteille de vin de champagne bien renforcée
d'eau-de-vie. La soirée était très humide, et, comme on sortait d'un
endroit extrêmement chaud, un autre verre de vin ne pouvait point faire
de mal, telle était la doctrine du valet de chambre, et du second on
passa au troisième et ainsi de suite. Pendant ce temps, les yeux
d'Émilie étaient plus animés que jamais; cette agréable boisson ajoutait
à ses charmes et à sa gaieté. Le souper achevé, il pleuvait toujours, et
point de voiture. Le temps parut alors favorable pour le grand coup du
valet de chambre. Il avait apporté avec lui de l'opium qu'il infusa
adroitement dans un verre de vin et qu'Émilie but. L'effet n'en fut pas
long, car Morphée s'empara aussitôt de ses sens. Émilie étant ainsi
livrée au sommeil, le valet de chambre et la soeur prétendue se
retirèrent, lorsque milord, qui attendait dans une chambre voisine
l'issue de l'affaire, entra et se livra sans beaucoup de difficultés à
ses désirs brûlants. Émilie s'éveilla et s'aperçut trop sensiblement de
sa situation; elle connaissait milord; elle vit qu'elle était perdue.
Milord s'efforça de l'apaiser, il lui dit que sa passion pour elle était
si forte qu'il n'était plus le maître de sa raison, qu'il l'adorait,
l'idolâtrait, qu'il lui donnait carte blanche sur les conditions qu'elle
lui imposerait pour vivre avec lui; une voiture, une maison élégante,
cinq cents livres sterling, etc., étaient des tentations auxquelles peu
de femmes ne résistent pas. Ces propositions plaidèrent tellement en sa
faveur qu'elle s'abandonna donc entièrement à sa discrétion. Il la mit
aussitôt en possession de ce qu'il lui avait promis. Mais, hélas! la
satiété des complaisances répétées du même objet fort souvent nous
ennuie. Après la révolution de plusieurs mois, milord s'aperçut que sa
passion était bien diminuée; sous le prétexte de la jalousie, il lui
chercha donc une querelle qui rompit leur liaison.

«Une jeune personne âgée tout au plus de vingt ans et ayant les charmes
d'Émilie a rarement la prudence suffisante pour profiter du présent et
amasser pour l'avenir. Imaginez-vous une taille majestueuse, une figure
aimable et remplie de grâces, les traits les plus réguliers, les yeux
les plus séduisants, des lèvres qui appellent le baiser, une belle
bouche ornée de deux rangées d'ivoire qui, par leur régularité et leur
blancheur, enchantent la vue; imaginez-vous, dis-je, une telle personne
et ne vous étonnez pas si le miroir fidèle d'Émilie lui disait qu'elle
avait de justes prétentions à la conquête universelle; que si milord
l'avait adorée, les autres pairs devaient par conséquent rendre hommage
à ses charmes; avec de pareils sentiments pouvait-elle se former l'idée
d'un besoin à venir; mais les vicissitudes de cette vie sont si
extraordinaires et si peu attendues qu'elle se trouva, en peu de temps,
dans cette situation. Elle se vit contrainte, pour vivre, de vendre ses
bijoux, ses bagues, ses diamants et la plus grande partie de ses
ajustements; elle ne trouva plus d'admirateurs, elle se trouva enfin
forcée de se soumettre à ces moyens infâmes auxquels la nécessité
contraint souvent le sexe; enfin Mme Mitchell ayant appris sa situation
l'invita à venir demeurer chez elle et la persuada qu'elle y serait
regardée comme une amie. Émilie avait paru avec éclat dans le grand
monde, et elle était appelée le _Phaéton femelle_ par rapport à un
accident qui lui arriva au spectacle: un jour qu'elle se trouvait au
théâtre de Hay-Market, la hauteur de son chapeau n'étant pas calculée à
celle des girandoles, le feu y prit avec tant de violence que cet
accident lui serait devenu funeste ainsi qu'aux dames qui étaient dans
la même loge et qui craignaient le même événement pour leurs têtes, si
_M. Gl...n_ ne fût venu galamment à son secours et n'eût éteint le feu.
Il préserva, au risque de sa personne, les charmes et les ajustements
d'Émilie de la proie des flammes, et elle se rendit ensuite dans
King's-Place.

«Émilie est en une si haute estime pour sa beauté et la douceur de son
caractère qu'elle peut exiger la somme qu'elle désire; elle a refusé
plus d'une fois un billet de banque de vingt livres sterling, parce
qu'elle n'aimait point les personnes qui les lui offraient. Un certain
juif très riche, qui était très passionné de la chair chrétienne, lui
proposa de l'entretenir et de l'établir très avantageusement; mais comme
elle avait la plus grande aversion pour la circoncision, elle rejeta sa
demande. Un certain lieutenant de marine, qui n'est pas très délicat
dans ses attachements pour le sexe et qui avait déjà vendu sa femme à un
riche baronnet, offrit à Émilie de l'épouser; mais, soit qu'elle
soupçonnât que sa première femme était encore vivante, soit qu'elle
craignît qu'il eût l'intention de la traiter comme sa première épouse,
elle refusa le mariage, quoique la personne du capitaine lui convînt
beaucoup. En général, Émilie est une _fille de joie_, mais elle n'en a
point les sentiments; elle peut servir d'exemple aux soeurs de la
communauté et leur inspirer de la dignité dans l'exercice de leur
profession.

                   *       *       *       *       *

«... Dans les alentours de King's-Place, nous sommes restés assez
longtemps, et nous allons faire une petite excursion à Curzon-Street,
May-Fair. Dans cet endroit demeurait _Mme B...nks_, femme intelligente,
assidue et polie, qui, ayant assez de bon sens pour se convaincre
qu'elle n'avait plus de charmes suffisants pour captiver les adorateurs,
résolut de tourner à son avantage les talents que la nature lui avait
accordés, en bénéficiant sur la beauté et les attraits des jeunes
personnes de son sexe. Dans cette vue, elle rechercha la connaissance
des belles voluptueuses de la ville. Les femmes galantes qui ne
désiraient que satisfaire leur passion amoureuse étaient sûres, par son
agence, de trouver chez elle des coureurs forts et nerveux, qui ne
manquaient jamais de donner les preuves les plus convaincantes de leur
connaissance et habileté. Quant à celles qui étaient dans l'indigence et
qui se trouvaient forcées de faire un métier de leurs charmes, elle
avait toujours pour elles un magasin constant des meilleurs marchands
des alentours de Saint-James et autres endroits. Charlotte Hayes avait
été longtemps sa directrice; elle avait fait chez elle un apprentissage
régulier, et, aidée de ses conseils, elle parvint à acquérir les
connaissances qui sont nécessaires dans cet état critique et important;
en un mot, _B...nks_, ayant amassé une somme d'argent dans sa louable
vocation, pensa qu'il était temps pour elle de fonder, à son tour, une
abbaye; en conséquence, elle prit une maison fort agréable dans
Curzon-Street. _Clara Ha....d_ fit son premier noviciat public dans ce
séminaire, quoiqu'elle allât dans la suite dans celui de Charlotte.
_Miss M...d...s_ fut la seconde qui fut enregistrée sur la liste de ses
nonnes; elle se rendit célèbre par ses charmes transcendants, qui
étaient si puissants qu'ils captivèrent le savant Dr. B...nks. Miss
Sally _H...ds..n_ était la troisième en date; elle fut si prudente et si
économe qu'elle amassa deux cents livres sterling et devint bientôt une
abbesse. La turbulente Mme _C...x_ était aussi inscrite sur la liste de
Mme B...nks. Ses liaisons avec un jeune Écossais, fils de Mars, lui
donnent le droit, sous d'autres rapports, de choisir sa compagnie; mais
elle n'écoute point les propositions de tout homme qui lui offre moins
de cinq guinées. Il vient constamment dans ce séminaire un autre
gentilhomme calédonien qui, par des questions politiques, s'est
distingué dans le monde littéraire. On crut d'abord que Mme C...x était
l'objet de ses attentions; mais cette erreur fut bientôt rectifiée,
lorsqu'on vit clairement que Mme B...nks occupait seule ses pensées et
régnait en impératrice sur son coeur, malgré son visage hommasse et sa
figure commune; il disait à cette occasion qu'elle avait ce _je ne sais
quoi_, auquel tout homme sensible ne peut résister. _Miss Betsey
St..n..s..n_ exerce la fonction d'une nonne lorsqu'il y a un trop grand
courant d'affaires et que toutes les autres soeurs se trouvent en
exercice, et ce dans la vue de ne point mécontenter un visiteur et de ne
point le forcer d'aller dans un séminaire; mais sa vocation générale est
celle d'assister Mme B..ks; et dans cette circonstance, elle déploie la
plus grande connaissance et industrie. La fatigue de l'action, dans ce
double emploi, l'oblige généralement à prendre les eaux dans la saison
du printemps, afin de donner du relâchement à sa constitution. Mme
_W..ls.n_ a un embonpoint désagréable que les plaisirs de la table lui
ont donné; mais ses jolis yeux et sa bouche ravissante commandent
toujours l'admiration. Mme _Br....n_, généralement connue sous la
dénomination de _The Constable_, étant un excellent moule pour les
grenadiers, devrait être pensionnée par le gouvernement pour recruter
les forces de Sa Majesté. Mme _F..gs..n_, la dernière sur la liste, a
une main très utile et de très bon accord avec tout le monde; soyez
chrétien ou païen, brun ou blond, court ou long, de travers ou droit,
elle ne s'en met pas en peine, pourvu que l'argent ne soit pas léger;
mais, pour ne pas être trompée, elle portait constamment une paire de
balances pour peser l'or: malgré le grand nombre d'admirateurs de
différentes complexions et nations que cette dame a eus, ses passions
amoureuses ne sont pas encore absorbées, comme peut l'attester un
certain gentilhomme irlandais, grand et à larges épaules, qui, il est
vrai, est forcé de faire avec elle un devoir très dur, ce dont ne
peuvent disconvenir les personnes qui connaissent Mme F..gs..n.. qui
(pour me servir de ses propres expressions) lorsqu'elle tient dans ses
bras l'homme qu'elle aime, _s'abandonne tout à fait_. Marie Br...n a été
pareillement engagée dans ce séminaire...

                   *       *       *       *       *

«Rendons une dernière visite à Charlotte Hayes, avant qu'elle ne quitte
King's-Place; cependant, comme elle était résolue avant de se retirer du
commerce de faire quelques coups d'éclat, elle commença d'abord par
recruter de deux manières différentes de nouvelles nonnes toutes
fraîches pour son séminaire; la première, par la visite des registres
d'offices; la seconde, par les avertissements insérés dans les papiers
publics. Nous allons donner une idée de ces deux opérations.

«Charlotte s'habilla d'une manière simple et, ressemblant, par sa mise
et son maintien, à la femme d'un honnête négociant, elle alla dans les
différents bureaux des registres d'offices, aux alentours de la ville,
demandant une jeune personne âgée de vingt ans, pleine de santé, dont le
principal emploi serait de servir une dame qui demeurait chez elle au
premier étage; quelquefois elle jugeait convenable de rendre sa
locataire malade au point de garder le lit; d'autres fois, elle la
rendait vaporeuse; mais les gages étaient forts et bien au-dessus du
prix ordinaire. Afin d'amener son plan à exécution, elle prit des
logements et même des petites maisons agréablement meublées dans les
différents quartiers de la ville, de crainte que le caractère de son
séminaire, si on fût venu prendre des renseignements dans le voisinage,
n'eût donné de l'alarme et n'eût empêché l'accomplissement de son
dessein. Lorsque quelque fille honnête, d'une figure jolie et annonçant
la santé, se présentait à elle, elle la retenait toujours pour la dame
qui demeurait au premier étage, qui était très mal et qu'elle ne pouvait
pas voir; mais elle lui disait qu'il fallait que la servante couchât
auprès d'elle, parce que ses infirmités étaient si grandes qu'il était
important qu'elle eût, pendant toute la nuit, une personne pour la
veiller.

«Les préliminaires furent ainsi établis; comme les servantes vont
généralement le soir prendre possession de leurs places, la fille
innocente, qui s'était présentée à elle, fut conduite dans une chambre
très sombre, parce que les yeux de la dame étaient dans un si triste
état qu'ils ne pouvaient pas supporter la lumière. A dix heures, toute
la maison était tranquille, et chacun paraissait être livré au sommeil;
mais, avant de se livrer au repos, on avait eu un bon souper. On accorda
à la fille, qui avait fort bon appétit, la permission de souper avec
_Mme Charlotte_; on lui donna de la forte bière et, pour lui montrer
qu'elle serait bien traitée, on la favorisa d'un verre de vin; les
esprits de _Nancy_ étant ainsi animés, elle se coucha dans le lit qui
était dressé auprès de celui de sa vieille maîtresse supposée. Quand,
hélas! la pauvre innocente fille se trouve dans son premier sommeil
entre les bras du lord _C...n_, du lord _B...ke_ ou du colonel _L..._,
elle se plaint de la supercherie; les cris qu'elle jette n'apportent
aucun soulagement à sa situation, et, voyant qu'il lui est inévitable
d'échapper à son sort, elle cède probablement. Le lendemain matin, elle
se trouve seule avec quelques guinées et la perspective d'avoir une
nouvelle robe, une paire de boucles d'argent et un mantelet de soie
noire. Ainsi trompée, il n'y a plus de grandes difficultés de l'engager
à quitter cette maison et de se rendre dans le séminaire établi dans
King's-Place, afin de faire place à une autre victime qui doit être
sacrifiée de la même manière.

«Quand ces ressources ne remplissaient pas suffisamment les projets de
Charlotte, elle avait recours aux avertissements qu'elle faisait insérer
dans les papiers du jour, qui souvent lui produisaient l'effet désiré et
lui procuraient, pour la prostitution, un grand nombre de jolies nonnes
innocentes et confiantes. La plupart de ces avertissements étaient d'une
nature sérieuse et portaient avec eux, pour toutes les jeunes personnes
qui se proposaient d'entrer en service, toutes les apparences de la
vérité, de la sincérité et le témoignage dl la bonté du lieu;
quelquefois Charlotte enjolivait son style en donnant à entendre que
l'on serait chez elle sur le pied d'amie, et par ces publications
badines elle trompait ainsi l'innocence confiante. Voici un
avertissement qu'elle fit paraître il y a quelque temps et qu'elle
adressa à George S...n:

«--On a besoin d'une jeune personne de vingt ans, tout au plus, d'une
bonne famille, qui ait eu la petite vérole et qui n'ait, en aucune
manière, servi dans la capitale; elle doit savoir tourner ses mains à
toute chose, vu qu'on se propose de la mettre sous un cuisinier habile
et très expérimenté; elle doit entendre le repassage et connaître la
boulangerie, ou du moins en savoir assez pour faire soulever la pâte;
elle doit avoir également assez de connaissances pour conserver le
fruit. On lui donnera de bons gages et de grands encouragements si elle
devient habile et si elle conçoit facilement et profite des instructions
qui lui seront faites pour son avantage.»

«Tout badin que puisse paraître cet avertissement, il produisit
néanmoins son effet et il procura au moins une demi-douzaine de jeunes
personnes qui, en conséquence, se présentèrent pour entrer au service et
qui profitèrent bientôt des instructions qui leur étaient données.

«Charlotte, par ses ruses, avait initié dans les secrets de son
séminaire une douzaine de jeunes filles, belles, florissantes et saines;
elle commença d'abord par leur faire apprendre un nouveau genre
d'amusement pour divertir ses nobles et honorables convives, et, après
leur avoir fait subir, deux fois par jour et pendant une quinzaine,
leurs exercices, elle envoya, après ce laps de temps, une circulaire à
ses meilleures pratiques, dont voici le contenu:

«--Mme Hayes présente ses compliments respectueux à lord ...; elle prend
la liberté de l'informer que demain soir, à sept heures précises, une
douzaine de belles nymphes, vierges et sans taches, ne respirant que la
santé et la nature, exécuteront les célèbres cérémonies de Vénus, telles
qu'elles sont pratiquées à _Otaïti_, d'après l'instruction et sous la
conduite de la reine Oberea, dans lequel rôle Mme Hayes paraîtra.»

«Afin que le lecteur puisse se former une idée compétente de leurs
exercices, nous allons donner la citation suivante, tirée du voyage de
Cook, et écrite par le célèbre docteur Hawkesworth:

«--Telles étaient nos matines...» En parlant des cérémonies religieuses
exécutées dans la matinée par les Indiens, il dit: «Nos Indiens
jugeaient convenable de célébrer leurs vêpres d'une manière toute
différente: un jeune homme de six pieds de haut et une petite fille
d'environ onze à douze ans faisaient un sacrifice à Vénus, devant
plusieurs personnes de leur pays et un grand nombre de leur nation, sans
se douter nullement de leur conduite indécente, comme il le paraissait
d'après la conformité parfaite de la coutume de leur endroit. Au nombre
des spectateurs se trouvaient plusieurs femmes d'un rang supérieur,
particulièrement Oberea, qui, l'on peut dire, avait assisté à toutes
leurs cérémonies, car les Indiens lui donnèrent à ce sujet les
instructions nécessaires pour bien exécuter sa partie dans un temps où
elle était trop jeune pour connaître les importances de ce culte.»

«Le lecteur ne sera certainement pas mécontent du commentaire du docteur
Hawkesworth sur l'exécution de ces cérémonies, d'autant qu'elles sont
plus que curieuses et vraiment philosophiques. Il dit:

  «--Cet événement n'est pas mentionné comme un objet de curiosité
  oisive, mais il mérite au contraire d'être considéré et de déterminer
  ce qui a été longtemps débattu en philosophie, si la honte qui
  accompagne certaines actions, qui, de tous les côtés, sont reconnues
  être en elles-mêmes innocentes, est imprimée par la nature ou cachée
  par la coutume: si elle a son origine dans la coutume, quelque
  générale qu'elle soit, il sera difficile de remonter jusqu'à sa
  source; si c'est dans l'instinct, il ne sera pas moins difficile de
  découvrir pour quel sujet elle fut surmontée par ce peuple dans les
  moeurs duquel on n'en trouve pas la moindre trace.»

  «_Voyage de Hawkesworth, v. 2, p. 128_.

«Mme Hayes avait certainement consulté ce passage avec une attention
toute particulière, et elle conclut que la honte en pareille occasion
«était seulement cachée par la coutume». Ayant donc assez de philosophie
naturelle pour surmonter tous les préjugés, elle résolut non seulement
d'apprendre à ses nonnes toutes les cérémonies de Vénus telles qu'elles
sont observées à Otaïti, mais aussi de les augmenter de l'invention,
imagination et caprice de l'_Arétin_. C'était donc à cet effet que dans
les répétitions qu'elle avait fait faire à ses nouvelles actrices, elle
avait assigné à chacune d'elles les gestes et postures dans lesquels
elles étaient déjà très expérimentées.

«Il se trouva à cette fête lubrique vingt-trois visiteurs, de la
première noblesse, des baronnets et cinq personnages de la Chambre des
Communes.

«L'horloge n'eut pas plus tôt sonné sept heures que la fête commença.
Mme Hayes avait engagé douze jeunes gens les mieux taillés dans la forme
athlétique qu'elle avait pu se procurer: quelques-uns d'entre eux
servaient de modèles dans l'Académie royale, et les autres avaient les
mêmes qualités requises pour le divertissement. On avait étendu sur le
carreau un beau et large tapis, et on avait orné la scène des meubles
nécessaires pour les différentes attitudes dans lesquelles les acteurs
et actrices dévoués à Vénus devaient paraître, conformément au système
de l'Arétin. Après que les hommes eurent présenté à chacune de leur
maîtresse un clou au moins de douze pouces de longueur, en imitation des
présents reçus en pareilles occasions par les dames d'Otaïti qui
donnaient à un long clou la préférence à toute autre chose, ils
commencèrent leurs dévotions et passèrent avec la plus grande dextérité
par toutes les différentes évolutions des rites, relativement au mot
d'ordre de _santa Charlotta_, en conservant le temps le plus régulier au
contentement universel des spectateurs lascifs, dont l'imagination de
quelques-uns d'eux fut tellement transportée qu'ils ne purent attendre
la fin de la scène pour exécuter à leur tour leur partie dans cette fête
cyprienne, qui dura près de deux heures et obtint les plus vifs
applaudissements de l'assemblée. Mme Hayes avait si bien dirigé sa
troupe qu'il n'y eut pas une manoeuvre qui ne fût exécutée avec la plus
grande exactitude et la plus grande habileté.

«Les cérémonies achevées, on servit une belle collation et on fit une
souscription en faveur des acteurs et actrices qui avaient si bien joué
leurs rôles. Les acteurs étant partis, les actrices restèrent; la
plupart d'elles répétèrent la partie qu'elles avaient si habilement
exécutée avec plusieurs des spectateurs. Avant que l'on se séparât, le
vin de champagne ruissela avec abondance. Les présents faits par les
spectateurs et l'allégresse des actrices ajoutèrent à la gaieté de la
soirée.

«Vers les quatre heures du matin, chaque actrice, accompagnée d'un
sacrificateur, se retira dans sa chambre. Bientôt après, Charlotte se
jeta dans les bras du comte... pour mettre en pratique une partie de ce
dont elle était si grande maîtresse en théorie.

«Nous allons les laisser jusqu'à midi, l'heure du déjeuner, attendu que
les fatigues de la soirée doivent leur avoir imposé la taxe nécessaire
du sommeil jusqu'à ce moment.

                   *       *       *       *       *

«... La maison de Mme Hamilton...[3] peut proprement être regardée
plutôt comme une maison d'intrigue qu'un séminaire. Les plus belles
femmes galantes de cette capitale la fréquentent très souvent. Mme
Hamilton n'avait point le caractère mercenaire des autres mères
abbesses: elle aimait mieux traiter d'une partie joyeuse, agréable et
amusante que de recevoir des personnes tristes, flegmatiques et
ennuyantes, qui chassent la bonne humeur en proportion de l'argent
qu'elles dépensent. Les hommes instruits, gais, divertissants et
aimables se rassemblaient dans sa maison, moins pour satisfaire aucune
passion lascive que pour jouir du plaisir d'être dans une bonne
compagnie et pour passer quelques heures dans une agréable société.

  [3] Miss Nelly Éliott avait adopté le nom de Mme Hamilton.

«D'après ce genre d'amis et de connaissances de Mme Hamilton, le lecteur
est en état de se former une idée du motif qui attirait les visiteurs
dans sa maison; en parlant ainsi, nous ne prétendons point dire qu'elle
est la région de l'amour platonique. Non, il n'est point de femmes plus
sensuelles dans la passion amoureuse que Nelly. Il est vrai qu'elle a un
homme qu'elle aime ou plutôt qu'elle est la favorite d'un homme de
grands moyens et qui a des liaisons avec les théâtres, mais nous ne
voulons pas assurer que pendant son absence elle est aussi chaste que
Pénélope: non, Nelly est trop sincère pour prétendre à la parenté de
Diane; elle vise seulement à garder les apparences et à soutenir la
dignité d'une femme honnête...

                   *       *       *       *       *

«... Mme Nelson est une dame qui, dans les premières années de sa vie,
fut considérée comme une beauté du plus grand mérite; elle céda à la fin
à l'influence de ses passions et se jeta dans les bras du capitaine
_W....n_ qui lui fut constant pendant quelque temps, mais qui, ayant
rencontré une autre personne agréable, abandonna cette dame et lui
laissa prendre son essor; elle se livra bientôt au premier venu; mais
lorsqu'elle s'aperçut que ses charmes déclinaient, que sa constitution
était en quelque sorte dérangée par les irrégularités de sa conduite et
par les visites trop fréquentes auxquelles elle se livrait, elle écouta
alors les avis de M. Nelson, qui lui donna à entendre qu'il serait
prudent pour elle de se retirer de la vie publique, de prendre son nom
et de devenir mère abbesse. Il ajouta qu'il avait quelque crédit chez un
tapissier et qu'il jugeait, d'après la connaissance et l'expérience
qu'elle avait obtenues dans le cours régulier de sa profession, et
d'après l'étude et le jugement approfondi qu'il avait faits de la vie
réelle et d'une variété de vocations qu'il avait poursuivies, que le
plan était non seulement très praticable, mais pouvait avoir la plus
grande réussite.

«Mme Nelson admira son plan et y donna sa sanction; ils louèrent une
maison agréable dans le Wardour-Street, Soho, au coin de Holland-Street,
qu'ils arrangèrent en très peu de temps et qu'ils meublèrent de la
manière la plus élégante. Il était préalablement nécessaire de se
procurer un assortiment nécessaire de nonnes qui furent aussitôt prises
dans les différents quartiers de la capitale, et nous vîmes bientôt que
Nancy Br...n, Maria S....s, Lucy F...scher et Charlotte M...rtin
s'étaient aussitôt engagées dans ce séminaire: elles étaient toutes des
filles très agréables, quoique quelques-unes d'elles eussent paru dans
la ville pendant un assez long temps; il était alors urgent de se
pourvoir de religieuses pour le service présent; mais comme Mme Nelson
se proposait d'être délicate dans le choix, en attendant elle saisissait
toutes les jeunes personnes qui se présentaient.

«Son secrétaire et mari matrimonial était employé à écrire des lettres
circulaires aux nobles et aux riches qui étaient connus pour visiter le
séminaire de Mme Goadby, etc., etc., ce qui procura à Mme Nelson un
nombre considérable de visiteurs. Le lord M....h, le lord D....ne, le
lord B....ke, le duc de D....t, le comte H....g, le lord F....th, le
lord H....n et une quantité estimable de membres des Communes vinrent la
voir; mais, en général, ils se plaignirent tous que les marchandises
n'étaient pas de fraîche date, de sorte quelle était fréquemment obligée
d'envoyer chercher d'autres dames, afin de satisfaire ses pratiques, ce
qui diminuait beaucoup ses profits et faisait perdre à sa maison le
crédit et la réputation dont elle paraissait jouir. Mme Nelson, voulant
donc rétablir la renommée de son séminaire, se servit de son génie, qui
était fertile dans l'art de la séduction, pour obtenir de véritables
vierges dont elle pourrait demander un prix considérable; elle alla donc
visiter constamment tous les registres d'offices; elle se rendit dans
les auberges où les diligences, les carrosses ou autres voitures
publiques étaient attendus, et là, par ses insinuations adroites et sous
prétexte de procurer des places aux jeunes filles de campagne et autres
demoiselles qui se proposaient de servir, elle obtint bientôt un joli
assortiment des marchandises les plus fraîches que l'on pût trouver dans
Londres.

«Mme Nelson triompha alors de ses rivales. Mme Goadby, en son
particulier, devint si jalouse d'elle que, dans le dessein d'établir son
séminaire sur le même pied que celui de Mme Nelson, elle fit le tour de
l'Angleterre et fut assez heureuse pour amener avec elle une jolie
provision de nouvelles marchandises, qu'elle se proposa de présenter à
ses convives lors de la rentrée du Parlement.

«Mme Nelson n'eut pas plus tôt appris le but du départ de sa rivale que
cette nouvelle, loin de la décourager, excita dans son coeur l'émulation
la plus forte de surpasser les projets de Mme Goadby; elle mit une fois
de plus son génie imaginatif en marche; elle avait une légère
connaissance de la langue française, elle avait appris dans sa jeunesse
à travailler à l'aiguille; ayant donc lu dans les papiers un
avertissement pour être gouvernante dans une école de jeunes filles,
elle fit en conséquence les démarches nécessaires pour avoir cet emploi,
et fit tant que par son habileté elle en obtint la place. Comme son
dessein n'était pas d'exercer longtemps cette fonction, elle n'essaya
point d'améliorer l'éducation des jeunes demoiselles en leur enseignant
les bonnes moeurs; au contraire, elle s'efforça de corrompre leur esprit
en leur parlant des plaisirs agréables que l'on goûtait dans les
caresses d'un beau jeune homme, et en leur donnant à entendre que
c'était folie et préjugé de croire qu'il y avait du crime à céder à
leurs passions sensuelles. Dans cette vue, elle leur mit entre les mains
tous les livres qu'elle jugea convenables à éveiller leur inclination
lascive et à leur faire naître les idées les plus impudiques. Les
_Mémoires d'une fille de joie_ et autres productions du même genre leur
furent secrètement communiqués; elles les lisaient avec avidité. Quand
elle vit qu'elle avait suffisamment animé leurs passions et qu'elle
avait fait passer dans leurs sens le désir invincible de la flamme
amoureuse, un jour, sous le prétexte de prendre l'air, elle se rendit
avec deux des plus belles filles de l'école dans sa maison située dans
Wardour-Street. Ces deux jeunes demoiselles, qui s'appelaient _Miss
W...ms_ et _Miss J..nes_, étaient âgées d'environ seize à dix-sept ans
et appartenaient à de très bonnes familles.

«Mme Nelson avait antérieurement prévenu le lord _B..._ et _M. G..._ de
se tenir prêts à recevoir ces aimables personnes. Elles ne furent pas
plus tôt entrées dans cette maison qu'elles trouvèrent une collation
servie; il y avait des fruits et des confitures en abondance. Mme Nelson
informa les jeunes demoiselles qu'elles étaient chez une de ses parentes
et qu'elle les priait d'agir librement et sans cérémonie; en
conséquence, Miss W...ms et Miss J..nes se livrèrent à leur appétit avec
beaucoup de satisfaction; on les engagea à boire un ou deux verres de
vin, ce qui anima leur esprit. Mme Nelson jugea alors qu'il était temps
d'introduire les gentilshommes; et quoiqu'ils fussent déjà dans la
maison, un coup à la porte annonça leur arrivée; en entrant dans
l'appartement, ils demandèrent excuse du trouble qu'ils causaient; les
jeunes demoiselles furent d'abord alarmées mais la politesse des
gentilshommes dissipa bientôt leurs craintes, et on parla agréablement
de différentes choses.

«Il commençait déjà à se faire tard, et les jeunes personnes étaient en
quelque sorte inquiètes de savoir comment elles pourraient regagner la
pension, qui était au-delà de Kensington; lorsque l'on fit entrer la
musique et que l'on proposa de danser; elles étaient si passionnées de
la danse qu'elles oublièrent aussitôt leurs craintes et même le temps
qui s'écoulait tandis qu'elles se divertissaient; en un mot, elles
continuèrent de danser jusqu'à minuit; pendant ce temps, on leur fit
boire différentes liqueurs pour augmenter l'effervescence de leur
passion. Les assiduités de leurs danseurs les empêchèrent de prévoir
leur danger et presque leur destruction prochaine.

«Il était deux heures du matin lorsqu'elles se retirèrent pour se
coucher; tandis qu'elles se déshabillaient, elles ne purent s'empêcher
de parler de la tournure, de l'élégance, de la conduite honnête de leurs
danseurs. Miss W...ms avoua qu'elle désirait posséder pendant la nuit le
lord B..... dans ses bras, et Miss J..nes déclara qu'elle se croirait
complètement heureuse si M. G..... était dans son lit avec elle; les
amants, qui étaient aux écoutes, entrèrent sur-le-champ dans leur
chambre, en disant qu'il était impossible de refuser des invitations
aussi tendres et qu'ils se croiraient plus que des mortels si, après
avoir entendu de pareilles déclarations, ils n'offraient pas leurs
services.

«Les jeunes demoiselles étaient toutes les deux sur le point de se
mettre au lit, et elles n'avaient en ce moment d'autres vêtements que
leur chemise, lorsque M. G..., prenant Miss J..nes dans ses bras, la
porta sur un lit qui était dans une chambre adjacente, et laissa le lord
B..... maître de la personne de Miss W...ms. Elles s'étaient trop
avancées pour reculer, et leur destin devint alors inévitable.

«Nous supposons que les amants et les belles nymphes furent aussi
heureux que leur situation l'exigeait et qu'ils goûtèrent jusqu'au
lendemain un bonheur sans mélange.

«Mais le lendemain, comment retourner à leur école? comment excuser leur
absence? Elles prièrent Mme Nelson de les reconduire à leur maîtresse et
de donner elle-même quelque raison plausible en leur faveur; elles la
supplièrent, les larmes aux yeux, de les accompagner, mais le jeu de Mme
Nelson était trop beau; elle avait entièrement les cartes entre les
mains; elle en avait déjà joué un _sans prendre_ et avait gagné deux
cents guinées; elle espérait avec de telles dames en avoir encore
quelques mille. Mais, en peu de temps, les parents des jeunes
demoiselles apprirent l'endroit où elles étaient retenues; ils obtinrent
du juge voisin un ordre de les rendre et intentèrent un procès contre
Mme Nelson.

                   *       *       *       *       *

«Les démarches rigoureuses que les parents de Miss W...ms et de Miss
J..nes prirent envers Mme Nelson pour la citer en justice la forcèrent
de décamper: le bruit que cette affaire fit dans le voisinage engagea
plusieurs voisins à porter plainte contre cette maison de débauche, et
si Mme Nelson eût continué plus longtemps son commerce, elle aurait
probablement monté à la tribune, non pas pour prêcher, mais pour prier
la populace de ne pas la régaler d'oeufs durs.

«Au bout de quelques mois Mme Nelson, ayant vu qu'il n'y avait point de
poursuite contre elle, prit un autre séminaire dans Bolton-Street,
Piccadilly. Elle résolut de jouer à un jeu plus assuré que celui qu'elle
avait joué dans Wardour-Street; dans cet endroit, elle avait été trop
loin, avait trop risqué et avait presque tout perdu; elle jugea alors
qu'il était prudent de ne pas s'élever au-dessus des filles de joie sur
le haut ton.

«Au nombre de ses nonnes, dans la dernière classe, étaient _Mme
Marsh...l_, _Mme Sm...th_, _Mme B...ker_, _Mlle Fisher_ et _Mlle
H...met_.

«La première de ces dames était la fille d'un chapelain qui lui donna
une bonne éducation et qui s'efforça de fortifier son esprit par les
sentiments de la religion et de la morale. Elle est d'une figure
agréable et bien faite. Se trouvant par la mort de son père dans la plus
grande détresse, elle écouta les sollicitations du colonel _W...n_, et
elle résigna sa vertu et non pas son coeur à ces propositions; au
colonel succéda un homme qu'elle aimait sincèrement, mais elle découvrit
trop tard qu'il était engagé dans le mariage, et peu de semaines après
il la quitta; elle fut donc alors forcée de rôder pour pourvoir à ses
besoins, et maintenant, suivant les occasions, elle rend des visites à
_Mme W...ston_, à Mme Nelson et dans les autres séminaires.

«Mme Sm...th est une femme fort jolie, quoique pas remarquablement
belle; elle est très ignorante, et elle fut trompée par un acteur
ambulant, dont elle a adopté le nom. Pour ne point mourir de faim avec
lui dans un grenier, ou pour ne pas être envoyée à la maison de
correction comme une vagabonde (car elle est très impétueuse, quoique
toute sa science se borne à lire une chanson et à prononcer les mots
tout de travers), elle se fit inscrire sur la liste des grisettes; étant
donc entrée chez Mme Nelson comme une nouvelle figure, elle y a gagné
une somme considérable d'argent, et maintenant elle figure avec éclat au
Ranelagh, à Carlisle-House et au Panthéon.

«Mme B...ker est une dame qui, pendant longtemps, a été très connue au
théâtre. Quoiqu'elle ait paru souvent ici dans le caractère d'une
déesse, nous ne pensons pas qu'elle ait quitté les planches; elle a de
justes prétentions à ce titre; elle vécut pendant deux ans avec le comte
_H...g_; mais le comte, au bout de ce temps, ayant remarqué que ses
affaires étaient très embarrassées et ayant donc en conséquence refusé
de satisfaire aux demandes pécuniaires de Mme B..ker, elle visite
maintenant les séminaires pour y rencontrer un administrateur temporaire
et pour se mettre au-dessus du besoin; elle va également dans les
mascarades et autres endroits publics.

«Miss Fisher a adopté ce nom parce qu'elle s'imagine ressembler beaucoup
à la célèbre Kitty Fisher, qui était, il y a quelques années, la Laïs du
bon ton la plus admirée; on ne peut refuser qu'il y ait beaucoup de
rapport entre elles; mais en vérité, nous ne pouvons pas dire que la
présente Fisher possède les qualités personnelles et spirituelles de
Kitty; néanmoins elle est une fille très agréable, elle a plusieurs
admirateurs, au nombre desquels se trouvent des personnes du premier
rang.

«Miss H...met a la prétention de se croire petite parente de Mme
Les...ham, mais nous croyons que la consanguinité est imaginaire; il est
certain qu'il y a quelque légère ressemblance de traits entre elles,
elle imite cette dame autant qu'elle le peut dans son jeu, et comme Miss
H...met est très vive, elle se flatte d'être engagée l'année prochaine à
un des théâtres.

«Nous allons maintenant parler d'une dame qui unit le jeûne et la
débauche, la religion et le vice dans un degré d'hypocrisie dont il y a
peu d'exemples. _Mme P......_ est ou prétend être la femme d'un
prédicateur ambulant qui, depuis quelque temps, est enfermé par ordre de
la justice; elle est si extrêmement dévote qu'elle considère comme un
péché mortel de mettre le moindre morceau de chair dans sa bouche; mais
nous ne dirons pas qu'elle l'abhorre aussi complètement que de ne jamais
en goûter d'une autre manière et aussi abondamment et aussi
voluptueusement que possible; elle a, par sa rigide pénitence, obtenu le
titre de _système végétal_... Sa dévotion est égale à son péché. Si elle
doit se coucher à cinq heures avec l'amant le plus athlétique que l'on
puisse décrire, elle n'a aucune sorte d'objection pour ne pas éprouver
la vigueur de son camarade de lit; mais aussitôt qu'elle entend la
cloche de sept heures, qui appelle à la prière, elle se jette alors à
bas du lit, elle s'habille promptement et elle vole à l'église ou à la
chapelle pour faire des dévotions; l'office achevé, elle revient à son
cher amoureux, elle se déshabille et elle se remet au lit pour achever
les cérémonies de Vénus qu'elle avait auparavant commencées; cette
conduite exemplaire, jointe à sa stricte abstinence de la chair dans un
sens ou à son système végétal, doit certainement la placer dans le vrai
chemin du ciel dans lequel elle ne doit pas trouver d'obstacles pour
empêcher le progrès de son voyage céleste.

«Par ces secours agréables et religieux, Mme Nelson trouve les moyens de
satisfaire le goût et les dispositions de chacun de ses visiteurs.
Est-il philosophe, casuiste ou métaphysicien? Mme M...rshall peut
disputer des sciences occultes avec le logicien le plus subtil des
écoles. Le vrai sensualiste trouvera une ample gratification dans la
personne de Mme Sm..th, d'autant que l'unique étude à laquelle elle
s'est toujours appliquée est celle d'une agréable courtisane. Mme B..ker
peut ravir par son chant et vous faire croire qu'elle est presque une
déesse, comme elle l'était autrefois sur le théâtre. Si la pompe et
l'affection doivent avoir quelques charmes aux yeux d'un adorateur, Miss
Fisher peut prendre tous les airs d'une femme de qualité du plus haut
ton. Si un amoureux désire entendre Desdemona ou autres personnages
furieux, Miss H..met peut en remplir le caractère avec autant de grâce
qu'Othello lui-même. Si le puritain fanatique paraît animé de l'esprit
de la chair, Mme P... jeûnera et priera avec lui aussi longtemps qu'il
le désirera, _excepté au lit_.

«Il n'est donc point surprenant que les visiteurs de Mme Nelson fussent
de tous les rangs et dénominations, depuis le duc jusqu'au méthodiste
qui accable ses paroissiens d'une abondance de damnation pour l'autre
monde, afin de pouvoir jouir, sans trouble, des douceurs et félicités de
cette sphère mondaine dans les bras de sa Laïs.

«Ayant, comme nous le présumons, rendu un triste hommage à Mme Nelson,
nous jugeons qu'il est temps de renouveler nos visites à nos anciennes
amies de King's-Place.

                   *       *       *       *       *

«Nous revenons maintenant au grand endroit d'amour, de plaisir et de
bonheur, au célèbre _sanctum sanctorum_, ou King's-Place. Pendant nos
dernières excursions à May-Fair et à Newman-Street, il arriva une
révolution très considérable dans ces séminaires. Charlotte Hayes se
retira du commerce. Mme Mitchell ruina un gentilhomme irlandais,
extrêmement riche, et la négresse Harriot fut volée et pillée par ses
domestiques. Mais comme nous rencontrons cette dame chez Mme Dubéry,
nous allons présentement parler d'elle comme d'un caractère
extraordinaire.

«_État présent et exact des séminaires dans King's-Place, donné d'après
les meilleures autorités:_

«_Mme Adams._

«_Mme Dubéry._

«_Mme Pendergast._

«_Mme Windsor._

«_Mme Mathews._

«Avant de parler des belles nonnes de ces séminaires, nous allons donner
une petite description de la négresse _Harriot_, tandis qu'elle demeure
encore dans un de ces endroits voluptueux.

«Harriot habitait les côtes de la Guinée; elle était extrêmement jeune
lorsqu'elle fut conduite avec d'autres esclaves à la Jamaïque. Arrivée
là, elle fut exposée en vente, suivant la coutume ordinaire, et achetée
par un riche colon de Kingston. A mesure qu'elle avança en âge, on
découvrit en elle un génie vif et une intelligence supérieure à la
classe ordinaire des Européens dont les esprits ont été cultivés par
l'instruction. Son maître la distingua bientôt de ses camarades; il prit
en elle une confiance particulière et il la fit l'intendante de ses
négresses; il lui fit apprendre à lire, à écrire, à compter, afin de
tenir ses registres et régler ses comptes domestiques. Comme il était
veuf, il l'admettait très souvent dans son lit; cet honneur était
toujours accompagné de présents, qui bientôt attestèrent qu'elle était
sa favorite; elle resta dans cet état près de trois années, pendant
lequel temps elle eut deux enfants. Ses affaires l'appelèrent alors en
Angleterre; Harriot l'y accompagna. Malgré les beautés qui, dans cette
île, fixaient son attention, elle demeura constamment et sans rivalité
l'objet chéri de ses désirs, et cela n'était pas en quelque sorte
extraordinaire, car, quoique son teint ne fût pas aussi engageant que
celui des belles filles d'Albion, elle possédait plusieurs charmes qui
ne sont pas ordinairement rencontrés dans le monde femelle qui s'adonne
à la prostitution. Harriot était fidèle à son maître, soigneuse de ses
intérêts domestiques, exacte dans ses comptes, et elle n'aurait point
souffert que personne le trompât, et à cet égard elle lui épargna par an
quelques centaines de livres sterling. La personne d'Harriot était très
attrayante; elle était grande, bien faite et gentille. Pendant son
séjour en Angleterre, elle avait orné son esprit par la lecture de bons
ouvrages et, à la recommandation de son maître, elle avait acheté
plusieurs livres utiles, agréables et convenables aux femmes. Elle avait
par là considérablement perfectionné son jugement et elle avait acquis
un degré de politesse qui se trouve à peine chez les Africaines.

«Telle fut sa situation pendant plusieurs mois; mais, malheureusement
pour elle, son maître, ou plutôt son ami, qui n'avait jamais eu la
petite vérole, attrapa cette maladie, qui lui devint si fatale qu'il
paya le tribut de la nature. Harriot possédait une assez belle
garde-robe et quelques bijoux; elle avait toujours agi d'une manière si
généreuse et si équitable qu'à la mort de son maître elle n'avait pas
amassé en argent une somme de cinq livres sterling, quoiqu'elle eût pu,
aisément et sans mystère, devenir la maîtresse de mille louis.

«La scène fut bientôt changée: de surintendante d'une table splendide,
elle se trouva réduite à une très mince pitance, et même cette pitance
n'aurait pas duré longtemps si elle n'eût pas avisé aux moyens de venir
promptement au secours de ses finances presque épuisées.

«Nous ne pouvons pas supposer que Harriot eut quelques-uns de ces
scrupules délicats et consciencieux qui constituent ce que l'on appelle
ordinairement la chasteté et ce que d'autres nomment la vertu. Les
filles de l'Europe, aussi bien que celles de l'Afrique, en connaissent
rarement la signification dans leur état naturel. La nature dirigea
toujours Harriot, quoiqu'elle eût lu des livres pieux et remplis de
morale; elle trouva qu'il était nécessaire de tirer un parti avantageux
de ses charmes et, à cet effet, elle s'adressa à _Lovejoy_, pour qu'il
la produisît convenablement en compagnie. Elle était, dans le vrai sens
du mot, une figure tout à fait nouvelle pour la ville et un parfait
phénomène de son espèce. Lovejoy dépêcha immédiatement un messager au
lord S..., qui s'arracha aussitôt des bras de _Miss R...y_ pour voler
dans ceux de la beauté maure. Le lord fut tellement frappé de la
nouveauté des talents supérieurs de Harriot, auxquels il ne s'attendait
pas, qu'il la visita plusieurs jours de suite et ne manqua jamais de lui
donner chaque fois un billet de banque de vingt livres sterling.

«Harriot roula alors dans l'or; trouvant donc qu'elle avait des attraits
suffisants pour s'attirer la recommandation et l'applaudissement d'un
connaisseur aussi profond que l'était milord dans le mérite femelle,
elle résolut de vendre ses charmes au plus haut taux possible, et elle
conclut que le caprice du monde était si grand que la nouveauté pouvait
toujours commander le prix.

«Dans le cours de peu de mois, elle pouvait classer sur la liste de ses
admirateurs quarante pairs et cinquante membres de la Commune qui ne se
présentaient jamais chez elle qu'avec un doux papier appelé communément
billet de banque. Elle avait déjà réalisé près de mille livres sterling,
outre le linge, la garde-robe immense, la vaisselle d'argent, les beaux
ameublements et les bijoux qu'elle s'était achetés. Un de ses amis lui
conseilla, alors de saisir l'occasion favorable qui se présentait à elle
de succéder à _Mme Johnson_ dans King's-Place; elle écouta cet avis et
employa presque sa petite fortune à ce nouvel établissement.

«Harriot eut pendant quelque temps un succès prodigieux, mais ayant pris
un caprice pour un certain officier des gardes qui n'avait que sa paye
pour se soutenir, elle refusa d'accepter les offres de tout autre
adorateur; étant donc, pendant ce temps, obligée de délier les cordons
de sa bourse en faveur de ce fils de Mars, elle trouva bientôt un grand
déficit dans l'état de ses recettes. Elle alla la saison dernière, avec
ses nonnes, à Brightelmstoue; les domestiques, à qui elle avait laissé
la charge et la conduite de sa maison, profitèrent de son absence: ils
augmentèrent non seulement le montant de ses dettes en prenant à crédit
dans toutes les boutiques du voisinage, mais ils lui dérobèrent
plusieurs choses de valeur, qu'elle ne put pas ravoir. Elle ne voulut
pas les poursuivre, quoiqu'ils terminèrent la scène de sa ruine, car
Harriot fut et est encore enfermée pour dettes.

«Nous allons donc la laisser où elle est pour rendre visite aux autres
abbesses. Nous commencerons par Mme Adams, à l'extrémité septentrionale
de la constellation des séminaires, chez qui nous trouvons l'aimable
Émily, les beaux yeux de Ph..y et la jolie Coleb..ke.

«Cette Émily n'est point Émily C..l..th..st, dont nous avons déjà parlé,
mais Émily R..berts, qui descendait d'une famille toute différente. Son
père était un rémouleur très fameux, et peu d'artistes dans ce genre ont
eu autant de réputation que lui; cependant, malgré son état et la
considération dont il jouissait, il ne pouvait donner à son Émily aucune
fortune capitale, ce qui la contraignit d'entrer au service; elle se
plaça donc chez un marchand respectable et vécut pendant quelque temps
dans l'état de l'innocence. A la fin, le fils de son maître la débaucha,
les fruits de leur correspondance devinrent bientôt visibles et elle se
vit forcée d'abandonner la maison. Dès qu'elle eut donné au monde le
gage de son indiscrétion, elle n'eut plus d'inclination pour le service.
Le panneau de sa chasteté étant donc démoli, il lui fut aisé de se
persuader que ses charmes la maintiendraient dans cet état d'aisance, de
dissipation et de plaisir pour lequel elle était si naturellement
portée. Il faut avouer qu'Émily était, dans le sens du mot reçu de
King's-Place, une très bonne marchandise; il est impossible d'être plus
aimable qu'elle... Son frère travaille toujours dans l'humble état de
rémouleur ambulant, comme successeur de son père. Mais si Émily n'a pas
avancé son frère dans quelque autre dignité, elle a, du moins, augmenté
son petit commerce en lui procurant les pratiques de tous les séminaires
de Ring's-Place, où il travaille presque tous les jours de sa vocation.

«Miss Ph..y est célèbre et remarquable par le brillant et la vivacité de
ses yeux; elle est, à d'autres égards, une fille fort gentille et très
agréable; elle fut mise en apprentissage chez une lingère dans
Bond-Street et elle fut séduite par le lord P...., qui bientôt
l'abandonna et la mit dans la nécessité d'aller exposer ses charmes dans
ce marché général de la beauté.

«Miss Coleb..ke est fort jolie et se distingue par sa vivacité et ses
reparties. M. R....., l'acteur, eut l'honneur d'être le premier sur la
liste de ses adorateurs; elle fut la dupe d'un avertissement qu'il lui
adressa au sujet de sa belle figure théâtrale; en conséquence de cet
avertissement, elle eut un rendez-vous avec lui. M. R..... lui promit de
lui enseigner l'art dramatique et de la présenter au directeur du
théâtre; il lui dit qu'il ne doutait point qu'elle ne devînt, en peu de
temps, l'ornement de la scène et qu'elle n'obtînt un traitement
considérable; il lui donna quelques leçons dramatiques; mais dans une
des scènes tendres, il joua si bien son rôle qu'elle fut forcée de
reconnaître ses talents et de céder à ses conseils, et qu'elle réalisa
les descriptions les plus amoureuses de nos poètes.

                   *       *       *       *       *

«Après avoir pris congé de Mme Adams, nous approchâmes de l'équinoxe et
nous fîmes voile vers le midi, où, après avoir touché le port suivant,
nous entrâmes dans la baie Dubery, où nous sommes assurés d'être très
bien ravitaillés et d'y être pourvus des vins et autres liqueurs
nécessaires pour poursuivre notre voyage à travers les détroits de
King's-Place.

«Mme Dubery est une femme du monde, et quoiqu'elle n'ait jamais lu les
_Lettres de Chesterfield_, elle peut découper une pièce avec autant
d'adresse et de dextérité que milord lui-même. En effet, aucune femme ne
fait les honneurs de la table avec autant de propreté et d'élégance
qu'elle. Quoiqu'elle ait reçu une éducation d'école et que ses moeurs
furent un peu viciées par de mauvais exemples et par la lecture des
_Bijoux indiscrets_, ses manières sont si polies qu'elle paraît en
quelque sorte une femme de ton; elle abhorre tout ce qui est vulgaire et
ne se sert jamais d'expressions qui choquent la bienséance; elle a
quelque teinture de la langue française; elle parle un peu italien, et,
par le secours de ces langues, elle peut accommoder les seigneurs
étrangers aussi bien que les sénateurs anglais: c'est pour cette raison
que les ministres étrangers visitent souvent son séminaire et trouvent
toute la satisfaction qu'ils désirent.

Le comte de B..., M. de M..p..n, le baron de N......, M. de D......, le
comte de M...... et le comte H... conviennent tous que les traités de
cette maison sont dignes du corps diplomatique. En un mot, tout le
département du Nord vient, suivant l'occasion, y faire sa visite, et Mme
Dubery n'est pas sans les plus grandes espérances que le département
méridional suivra bientôt leur exemple.

«Il ne faut cependant pas s'imaginer que les visiteurs de Mme Dubery
étaient tous des membres du corps diplomatique; non, assurément...

                   *       *       *       *       *

«... Avant de rendre une visite en forme au séminaire de Mme Pendergast,
qui, après la maison de Mme Dubery, est le plus voisin dans
King's-Place, nous ne pouvons refuser l'invitation que nous avons reçue
de nous rendre chez la célèbre _Mme W...rs_; une dame entièrement sur le
haut ton, qui tient une maison de rendez-vous pour les _femmes galantes_
et les _beaux garçons_ de classe supérieure et qui s'est acquis une
grande réputation par sa capacité à accoupler les deux sexes; aussi, par
ces moyens honorables et industrieux, elle roule dans un brillant
équipage et soutient une maison considérable, consistant en personnes de
presque chaque dénomination.

«Nous y trouvâmes des beaux et des belles, des auteurs, des artistes,
des musiciens et des chanteurs. A notre première entrée, le groupe était
formé du lord P...y, du colonel Bo...den, de M. A...ns..d et de M.
C...b...d. Les dames étaient Mme H...n, Mme P...y, la marquise de C...n,
Mme Gr...r et Mmes J...s... Il vint bientôt après d'autres visiteurs des
deux sexes. Nous goûtâmes dans cette respectable compagnie le plaisir le
plus agréable, d'autant que l'esprit et la beauté y régnaient à plus
d'un titre. Comme il est ordinaire dans les compagnies mélangées de
jouer aux cartes, on fit deux quadrilles...

«... On pria M. L...ni de chanter; il se rendit de la manière la plus
agréable au désir de la compagnie; son ami l'accompagna de la flûte, et
ils reçurent les applaudissements qu'ils méritaient.

«Le lord _P.f.t._, ayant tiré à part notre petit cercle du reste de la
compagnie, ne put s'empêcher de donner carrière à sa veine sarcastique;
il nous dit: «Je suis disciple de _Pythagoras_, et je crois fermement à
la métempsycose. Tandis que M. L...ni chantait, je ruminais quelle
serait la transmigration la plus probable des âmes des dames présentes;
je pensais que celle de Lady H...s passerait dans le corps d'une chèvre
de l'espèce la plus vicieuse; que celle de Mme P...y animerait peut-être
un hoche-queue; que celle de la marquise de _C...n_ pourrait, comme un
serpent, se plier et se replier dans la figure d'un _B...h_ orgueilleux;
que celle de _Mme Gr......_ occuperait certainement le corps petit, mais
chaud, d'une grenouille, d'autant que l'on assure que cet animal est de
toutes les créatures vivantes le plus long dans l'acte de coïtion; que
celle de la pauvre _Mme H...x_, que je plains de tout mon coeur, se
réfugierait dans celui d'une brebis innocente, comme étant jugée une
victime; quant à celles de _Mmes J..._, je pense que rien ne pourrait
mieux leur convenir que les corps d'une vipère, d'un crapaud ou d'un
serpent à sonnettes.» Le lord, après avoir ainsi donné un libre essor à
son imagination sur la transmigration des âmes des dames, fut interrompu
par M. L...ni qui chanta un air favori auquel chacun prêta la plus
sérieuse attention et pour lequel il reçut les applaudissements réitérés
de toute la compagnie.

                   *       *       *       *       *

«En nous éloignant de King's-Place, nous allons rendre une visite
amicale à une ancienne connaissance, dans _Queen-Anne's-Street_. Nous
serions en effet inexcusables de ne pas nous trouver à un rendez-vous
aussi important que celui qui nous est assigné par Mme Br...dshaw. Nous
aurions dû, à la vérité, nous présenter chez elle plus tôt, mais le fait
est que nous n'étions par informé, du moins en partie, des anecdotes
suivantes.

«Nous ne prétendons pas tracer avec une exactitude biographique la
généalogie de _Miss Fanny Herbert_. Cette dame, que nous avons
rencontrée d'abord dans un séminaire, dans Bow...-Street, commença,
bientôt après cette époque, à travailler pour son compte et tint une
maison très renommée au coin du passage de la Comédie, dans la même rue,
où elle demeura longtemps.

«C'était une belle femme, grande et bien faite, ayant un beau teint, des
yeux vifs et expressifs et les dents très blanches et très régulières.
Nous croyons qu'elle n'avait point recours à l'art supplémentaire
qu'emploient presque toutes les nymphes du jardin. Sa maison était
élégamment meublée; une bonne table servie en vaisselle d'argent
séduisait l'oeil de ses visiteurs: ses nymphes, en général, étaient des
marchandises supportables. Un riche citoyen était son ami le plus assidu
et peut-être le principal soutien de sa maison; mais quoiqu'elle ne fût
pas prodigue de ses faveurs, elle n'était pas insensible à la rhétorique
persuasive d'un beau jeune homme de vingt-deux ans, à larges épaules et
très bien taillé. Le capitaine _H...._, _M. B......_, _M. W....._ et
plusieurs autres personnes qui vinrent se ranger sous son étendard
furent, en diverses occasions, très bien accueillis dans la compagnie
particulière; il faut cependant avouer qu'elle n'avait point l'âme
mercenaire: par conséquent, ces messieurs, qui étaient tous _beaux
garçons de profession_, au lieu d'augmenter ses revenus, contribuaient
plutôt à les diminuer, d'autant que la plus grande partie d'entre eux se
trouvaient ruinés.

«A la fin, elle trouva un gentilhomme d'une fortune considérable qui fut
si passionné de ses charmes qu'il pensa que le seul moyen de la
posséder, à lui tout seul, était de l'épouser; il lui offrit donc sa
main, dans une intention honorable, et pour la convaincre que sa
proposition était sérieuse, il prit une maison agréable dans
Queen-Anne's-Street (où elle demeure actuellement); il la fit meubler
d'une manière élégante et fixa le jour de leurs noces; mais il tomba
subitement malade; ses médecins lui conseillèrent, pour sa santé, de se
rendre aux eaux de _Bath_; il y fut à peine rendu qu'il y paya, avant la
célébration de leurs épousailles, la grande dette de la nature. Miss
Fanny Herbert, en entrant dans la maison qu'il lui avait meublée dans
Queen-Anne's-Street, y ayant pris son nom, l'a toujours porté depuis.

«Miss Fanny Herbert se trouvant par cette mort inattendue dans un
embarras extrême, ne sut, pendant quelque temps, quel parti prendre.
Comme elle n'avait point entièrement abandonné sa maison dans
Bow-Street, elle continua toujours son ancien train de prostitution
variée; bientôt après, elle suivit une route honnête, elle quitta sa
maison de Covent-Garden et se retira entièrement dans celle de
Queen-Anne's-Street.

«Sa maison devint alors un des séminaires les plus policés pour
l'intrigue élégante, car aucune femme, quand elle le voulait, ne se
comportait avec plus d'honnêteté que Fanny; elle a l'esprit enjoué et
emploie à propos l'équivoque; à cet égard, on peut la regarder comme une
seconde Lucie Cooper; en effet, Fanny l'imite trop, et quelquefois sans
succès, mais en général, elle est une compagne vive et agréable, et
quoiqu'elle ne soit plus dans son printemps, elle n'en est pas moins une
personne digne encore de recherches.

«Miss Fanny Butler reçoit souvent dans sa maison l'agréable _Miss M..n_,
la capricieuse _Mme W......n_ et l'aimable _Miss T....h_. Ces dames
fréquentent alternativement King's-Place et les autres séminaires. Mais
elles ne trouvent dans aucun de ces endroits de compagnie plus conforme
à leur esprit que dans Queen-Anne's-Street.

«La première de ces dames est beaucoup courtisée par le chevalier
_P...o_ et _M. M...r_, Portugais. _M. Pis....ni_, résident vénitien, a
pris un caprice pour Mme W...n. Quant à Miss T.....h, elle est devenue
l'intime amie de _M. d'Ag...o_, ministre de Genève.

«Nous pouvons pareillement introduire dans la maison de Mme Br...dsh..w
tout le corps diplomatique du département méridional, à l'exception de
l'ambassadeur espagnol; nous allons prendre congé de ces messieurs, pour
parler d'un nouveau visiteur, le lord Champêtre...

                   *       *       *       *       *

«Ce fut chez Mme Br...dsh..w que le lord Champêtre vit d'abord Mme
Armst..d. C'est l'opinion générale que le lord eut un tendre penchant
pour Fanny et qu'il passa dans ses bras de doux moments; mais il est
certain qu'il rendait de fréquentes visites particulières à Mme
Br...dsh..w, toutes les fois qu'il n'avait point d'autre objet
ostensible d'attachement, et que l'on a vu cette dame se promener dans
sa voiture dans les environs de la ville et sur les différents chemins
qui conduisent à _Richmond_, _Putney_ et _Hampstead_. Il dirigea bientôt
sa chaude artillerie sur Mme Armst..d qui venait souvent chez Mme
Br...dsh..w; il la pressa de si près qu'elle céda bientôt, d'après une
_carte blanche_ qui lui fut offerte par manière de capitulation. Il lui
accorda tous les honneurs de la guerre amoureuse, et elle céda _tambour
battant, mèche allumée_. Nous prions le lecteur de ne pas mal
interpréter cette dernière expression et de croire qu'il n'y avait point
la moindre raison de soupçonner _un tison_ de l'un ou de l'autre côté.

«Plusieurs personnes pensent que le lord continue toujours d'avoir un
tendre penchant pour Fanny, quoiqu'elle ait presque cinquante ans et
qu'il partage ses affections entre elle et Mme Armst..d. Que ce soit
assuré ou non, il n'en est pas moins vrai que les dames vivent dans le
plus parfait accord et qu'il ne paraît pas y avoir entre elles la
moindre apparence de jalousie.

«Comme nous avons donné un détail particulier de la conduite de Fanny
jusques et y compris sa situation présente, nous allons avoir la même
attention pour Mme Armst..d.

«Nous sommes informés que Mme Armst..d n'est point d'une famille
illustre et qu'elle est la fille d'un cordonnier; qu'étant abandonnée de
ses parents et que n'ayant aucun moyen de vivre, elle jugea prudent de
mettre ses charmes à prix, et que l'excellente négociatrice, Mme Goadby,
ayant entrepris d'en faire la vente, en informa un marchand juif. Il
paraît qu'à cette époque elle avait tout au plus quinze ans; elle était
bien faite, ses traits étaient parfaits et sa physionomie était tout à
fait agréable. Il est prouvé que le lord L....n fut, après le juif, le
second admirateur à qui Mme Goadby la présenta: mais comme les finances
du lord n'étaient pas à ce temps dans un état aussi florissant qu'il
aurait pu le désirer, Mme Armst..d trouva que ses moyens pécuniaires
n'étaient pas pour elle une connaissance avantageuse, et elle crut alors
convenable d'accorder sa compagnie au duc de _A..._, mais leur
correspondance ne dura que quelques mois, parce qu'il découvrit bientôt
son infidélité; quelque temps après, elle passa dans les bras du noble
_Cr...kter_; cela paraîtra singulier en considérant sa liaison future
avec lady Champêtre; mais on peut dire, en cette occasion, que le duc et
le lord changèrent de danseuses dans le même cotillon.

«Bientôt après, le lord Champêtre forma cette correspondance avec Mme
Armst..d; il lui loua une petite maison de campagne près de Hampstead;
cette dame et Fanny passèrent la plus grande partie de l'été dernier
dans cette retraite champêtre, allant dans la voiture du lord se
promener dans les endroits voisins.

«Cette liaison est maintenant si bien établie et le lord garde si peu le
moindre secret de son attachement pour ses deux dames qu'il y a raison
de croire qu'elle durera longtemps; il est successivement occupé à
satisfaire ses passions amoureuses dans les bras de Fanny _He..be..t_ et
de Mme Armst..d. Fanny, outre les visites du lord Champêtre, est
fréquemment favorisée de la compagnie du colonel _B...._, du baronnet
_Thomas L...._, du lord _B...._ et de plusieurs des membres de chez
_Arthur_ et de _Bootle_. Les dames qui fréquentaient ordinairement la
maison de Mme Br...dsh..w étaient _Charlotte Sp...r_, qui prit ce nom de
sa liaison avec le lord _Sd....r_, _Miss G...lle_, _Miss Mas...n_, _Mme
T....r_ et _Mme L...ne_.

«La première de ces dames a, pendant quelques années, figuré sur la
liste des courtisanes du haut ton; quoiqu'elle soit toujours dans son
printemps et qu'elle soit de la figure la plus agréable, elle est très
difficile dans le choix de ses amants, et, quoiqu'elle en ait plusieurs,
elle préfère toujours ses anciennes connaissances aux nouvelles. Le lord
B... est très amoureux de Charlotte, malgré qu'il la connaisse depuis
six ans passés. Le lord n'est plus actuellement le gai, _le beau garçon_
de vingt-deux ans, comme l'était _Ned H..._ quand il fit la conquête
d'une certaine duchesse à _Tunbridge_; il trouve qu'il y a plus de peine
à attacher un friand morceau que d'en venir à une action avec une dame
d'expérience qui est libre d'accès et disposée à soutenir le siège,
quoiqu'il ne soit peut-être pas aussi vigoureux que si c'était une
attaque de jeunesse.

«Comme l'aventure du lord B.... à Tunbridge fut à la fois heureuse et
bizarre, nous pensons que le lecteur ne sera pas fâché d'en trouver ici
le détail. A cette époque, les appartements, dans cet endroit, étaient
loués par _M. Toy_, qui, sur le récit d'une hésitation dans sa voix et
commençant tous ses mots par _Tit Tit_ (n'importe l'interprétation que
l'on donne à ce premier mot), fut surnommé _Tit Tit_[4]. Mme la duchesse
de M.... était dans cette saison à prendre les eaux; se promenant un
jour dans les jardins, elle aperçut, à travers un buisson, une plante
sensitive qui lui parut si extraordinaire qu'après l'avoir bien
remarquée elle la reconnut pour être celle d'un _Tit Tit_. Elle fut si
frappée de sa longueur et de sa grosseur qu'elle résolut d'en avoir la
possession; dans ce dessein, elle alla jusqu'à offrir sa main au Toy;
mais malheureusement il se trouvait engagé et ne pouvait pas accepter
l'honneur qui lui était proposé; cependant Toy s'intéressant au vif
désir de Son Altesse et s'étant aperçu aussitôt qu'elle avait envisagé
avec transport la plante sensitive, voulant en outre rendre service à
son ami Ned, il informa Mme la duchesse de M.... que ce gentilhomme
possédait une plante encore plus belle et plus sensitive que lui. Son
Altesse fut tellement enchantée de cet avis qu'en peu de temps Ned fut
en pleine possession de sa... _fortune_.

  [4] «N'ayant point employé dans le cours de cet ouvrage aucune
    expression obscène, je me flatte que le lecteur suppléera à la
    traduction de ce premier mot.»

    (_Note du traducteur_.)

«Miss G...lle, la seconde personne sur la liste des visiteurs femelles
de Mme Br...dsh..w, est grande et d'une figure agréable; elle a tout au
plus dix-huit ans; sa contenance douce et expressive indique la bonté
naturelle de son caractère: elle est la fille d'un chapelain qui mourut
pendant qu'elle était très jeune et qui ne lui laissa d'autre soutien
qu'une fondation faite au profit, soulagement, entretien et éducation
des fils et des filles des ecclésiastiques; elle fut donc, par les fonds
de cet établissement, placée apprentie chez une couturière; elle demeura
chez cette dame une partie de son apprentissage, mais le clerc d'un
avocat lui fit la cour; elle l'écouta favorablement, s'imaginant que ses
desseins étaient honorables; elle consentit de passer avec lui en
Écosse. Lorsqu'ils furent en route, le clerc employa si bien la
rhétorique amoureuse qu'il lui persuada d'antidater la cérémonie. Après
deux nuits de pleine satisfaction, il la quitta; elle se vit alors
obligée de revenir comme elle put, se trouvant grandement mortifiée
d'avoir été abusée. La nécessité où elle se trouvait la contraignit de
gagner sa vie. Ayant donc cédé toutes ces prétentions à la chasteté et
étant présentée chez Mme Nelson, on lui persuada aisément de suivre les
avis de cette dame; elle commença alors un nouvel apprentissage dans
cette maison.

«Miss Mas..n descend d'une famille qui vivait au delà de ses revenus et
qui s'imaginait qu'il n'était point nécessaire de lui amasser une dot,
d'autant qu'elle avait, aux yeux de ses parents, des charmes suffisants
pour se procurer un mari de rang et de fortune; mais, hélas! les hommes
de ce siècle pensent que la beauté doit toujours être achetée quand elle
est accompagnée de la pauvreté, et cette jeune personne est un exemple
frappant de la vérité de cette observation.

«Mme Tur..r est la fille d'un gros marchand de drap qui, à sa mort, lui
laissa une fortune assez considérable; elle vécut pendant quelque temps
dans l'abondance, mais malheureusement elle fit la connaissance de M.
Tur..r (qui était un des chasseurs les plus accrédités de fortune et qui
avait déjà trompé plusieurs femmes crédules de la même manière qu'il en
usa avec cette dame) qui lui offrit de l'épouser; elle céda en peu de
temps à ses tendres sollicitations: les noces se firent. A peine le
premier mois de mariage était-il écoulé que M. Tur..r décampa, après
s'être emparé de l'argent comptant, des billets de banque et effets
précieux de sa femme, en un mot de tout ce qu'elle possédait; elle
apprit, mais trop tard, qu'avant de l'épouser il avait au moins une
demi-douzaine de femmes existantes qu'il avait également traitées. Dans
son désespoir, elle résolut d'user de représailles envers tout le sexe
masculin et de lever des contributions sur toutes les personnes qui
s'adresseraient à elle; elle a si bien réussi à cet égard qu'après avoir
travaillé dans sa vocation présente pendant dix-huit mois consécutifs
elle a réalisé une somme de 1,500 livres sterling.

«Mme L...ne est une fort jolie femme, elle a des yeux noirs très
expressifs et de superbes cheveux; elle est âgée d'environ vingt-cinq
ans; elle a demeuré pendant quelque temps dans New-Compton-Street, nº
10. Nous avouons que nous n'avons pas eu de renseignements sur sa vie,
mais nous croyons qu'elle a été pendant quelque temps chez une marchande
de modes, près de Leicester-Fields. Elle n'a point l'âme mercenaire,
mais elle est très voluptueuse et très agréable.

«Telles sont les principales personnes qui viennent chez Mme Bradshaw,
de laquelle nous prenons congé, après lui avoir fait une aussi longue
visite.

                   *       *       *       *       *

«La maison de Mme Pendergast est située dans le centre de King's-Place
et a, jusqu'à présent, conservé sa dignité, d'après les règlements de
cette abbesse judicieuse. La plupart des belles nymphes, sous la
dénomination de filles de joie, ont figuré dans ce séminaire et ont
contribué aux plaisirs de la première noblesse...

                   *       *       *       *       *

«... Une ressemblance de nom entre Mme Windsor et une autre dame, qui ne
demeure pas à un mille de Wardour-Street, Soho, a empêché plusieurs de
ses amis, bien pensants, de venir dans son séminaire, d'après les bruits
qui avaient couru de toutes parts que cette dernière dame était encline
à un vice qui révolte la nature humaine et dont l'idée seule fait
frémir. Mme Windsor ferait bien de changer de nom, afin que ses amis et
ses visiteurs n'imputassent plus à sa maison un pareil genre
d'amusements.

«Nous trouvons chez Mme Windsor plusieurs belles personnes, au nombre
desquelles _Betsy K...g_, une belle et rayonnante fille de dix-neuf ans,
que l'on peut regarder comme la Laïs la plus attrayante qui soit dans
les séminaires aux alentours de King's-Place. On peut comparer sa
personne à son caractère qui est complètement aimable; et si l'on
pouvait, pour un moment, oublier qu'elle est forcée par la nécessité de
prostituer sa douce personne, on s'imaginerait voir en elle un ange.
Betsy K...ng fut séduite, étant à l'école, par la négresse Harriot qui
était dans ce temps dans toute sa gloire; mais il faut avouer qu'elle
n'employa pas envers elle les mêmes artifices dont _Santa Charlotta_ se
servit à l'égard de Miss M....e, de B....L...., ou Mme Nelson à l'égard
de Miss W....ms et Miss J...nes. Il est vrai que la négresse Harriot fut
la négociatrice du traité entre Betsy K...g et le lord B....e; mais il
faut convenir aussi que Betsy fit presque la moitié des avances, car
elle déclara qu'elle était fatiguée d'être à moitié innocente, puisque
d'après les pratiques de ses camarades d'école, elle avait acquis une
telle connaissance dans l'art de la masturbation qu'elle satisfaisait
ses passions presque à l'excès; mais ce moyen, au lieu de lui faire
négliger les pensées du bonheur réel, la portait au contraire à désirer
avec plus d'empressement la véritable jouissance d'un bon compagnon. Le
lord B....e lui fut présenté dans ce point de vue; comme il possédait de
toutes les manières tout ce qu'il faut pour rendre une femme
complètement heureuse, elle céda à la première entrevue à ses
embrassements. Sa fuite jeta l'alarme dans l'école. Lorsque son oncle,
qui était son plus proche parent existant, découvrit qu'elle était
débauchée et qu'elle résidait dans un des séminaires de King's-Place
(pour nous servir d'une phrase vulgaire), il se lava les mains et dit
qu'elle ne lui était plus rien. La passion du lord B....e n'ayant pas
duré longtemps, elle se trouva dans la nécessité de prostituer ses
charmes et d'admettre en sa compagnie une variété d'amants.

«Miss N..w..m est une autre Laïs favorite du séminaire de Mme Windsor.
Cette jeune dame est grande et gentille, ses yeux sont très expressifs;
elle a les plus beaux cheveux du monde qui n'exigent d'autres arts que
de les arranger à son avantage. Un marchand dans Lothbury la visite
fréquemment et lui donne un assez joli revenu qui peut lui procurer une
aisance honnête; mais l'ambition de briller et un goût insatiable pour
la parure et les amusements à la mode la jettent dans une compagnie
qu'elle méprise et qui, quelquefois, lui devient à charge: mais comme
l'argent est pour Mme N..w..m un argument tout-puissant, elle ne peut
pas résister aux charmes de sa tentation toutes les fois qu'il se trouve
dans sa route un _Soubise_ ou le petit _Isaac_ de _Saint-Mary Axe_, elle
se rend aussitôt à leur apparition et elle dit qu'elle ne voit pas plus
de péché à céder à un maure ou à un juif qu'à un chrétien, ou à toute
autre personne, n'importe sa croyance.

«Mme Windsor a fait dernièrement une très grande perte en la personne de
_Miss Mere..th_, une jeune dame gauloise qui attirait chez elle le
baronnet _V..tk..ns_, le baronnet _W....w_, le lord _B....y_ et la
plupart des gentilshommes gaulois qui venaient passer quelque temps à
Londres; elle était entièrement formée dans le genre des anciennes
Bretonnes; et il est généralement reconnu que les dames de ce pays sont
modelées différemment des dames anglaises et qu'elles vous procurent un
degré supérieur de jouissances auquel nos compatriotes femelles n'ont
encore pu atteindre...

                   *       *       *       *       *

«Nous croyons devoir entretenir nos lecteurs du séminaire de Mme
R..ds..n, près de Bolton-Street, Piccadilly. Cette dame joue le _bon
ton_ au suprême degré; elle n'admet point dans sa maison les femmes qui
fréquentent les séminaires, ni celles que l'on peut se procurer à la
minute par un messager de _Bedford Arms_ ou de _Maltby_. Ses amies
femelles sont des dames grandement entretenues ou des femmes mariées qui
viennent, incognito, s'amuser avec un _beau garçon_ et gagner, par leurs
exploits multipliés, des couronnes de laurier pour en ceindre le front
de leurs chers, doux et impotents maris...

«... Mme R...ds...n prend ordinairement soin de rassembler chez elle des
parties suivant qu'elle les juge satisfaisantes aux deux sexes, mais
elle a été quelquefois fautive d'erreur dans son jugement (comme il est
arrivé à l'infortuné _Byng_); et quoiqu'elle ait reçu mille compliments
avantageux du côté mâle et une multiplicité de réprimandes et d'abus de
la part des dames, elle a toujours eu le bonheur de s'en tirer avec
avantage, malgré les fréquentes et sévères mortifications que ses
erreurs lui ont attirées et lui font essuyer journellement.

«Le duc de A... vint un soir avec plusieurs de ses amis dans ce
séminaire; ils pensèrent que les dames devaient être contraintes de
capituler sur leurs conditions; ils se trouvèrent tous trompés dans leur
attente; ils se retirèrent, à l'exception d'un seul qui crut qu'en leur
absence il pourrait vaincre Miss L...n qui passait pour une prude et
qui, au rapport de plusieurs personnes, n'avait jamais cédé à aucun
homme, malgré qu'elle fréquentât la maison de Mme R..ds..n. Il commença
d'abord par railler sa prétendue modestie et lui dit qu'il voulait la
convaincre qu'il n'y avait rien de moins réel dans le monde femelle que
la chasteté; il assura qu'il avait scrupuleusement étudié le sexe
pendant plusieurs années, ses artifices, ruses, stratagèmes,
affectations, hypocrisie et dissimulation; il ajouta qu'afin de
raisonner avec précision sur ce sujet, il avait, avec beaucoup de
travail et d'assiduité, formé une échelle des passions amoureuses du
sexe femelle et de leur continence prétendue, laquelle il se proposait
de présenter à la Société royale et pour laquelle il recevrait, comme il
n'en doutait point, son approbation et ses remerciements; en disant
cela, il tira de sa poche un papier qui était intitulé:


«_Échelle d'incontinence et de continence femelle._

«Nous supposerons le plus haut degré être un _trente et un_ et lorsque
le jeu est avec certitude porté à une ouverture, le calcul doit être
ainsi trouvé:

   1  _Furor uterinus_                           31    2 en   100
   2  Un pouce au-dessous de _Furor_             30    4 en   100
   3  Pour être complètement satisfaite          29    6 en    40
   4  Passions extravagantes                     28   10 en    50
   5  Désirs insurmontables                      27   12 en    60
   6  Palpitations enchanteresses                26    6 en    20
   7  Chatouillement déréglé                     25    8 en    30
   8  Frénésies d'occasion                       24    9 en    17
   9  Langueurs perpétuelles                     23    5 en    18
  10  Affections violentes                       22    3 en    12
  11  Appétits incontestables                    21    6 en    25
  12  Démangeaisons lubriques                    20    1 en     3
  13  Désirs déréglés                            19    3 en     4
  14  Sensations voluptueuses                    18    1 en     1
  15  Caprices vicieux et opiniâtres             17    4 en    11
  16  Idées séduisantes                          16    4 en     5
  17  Émissions involontaires et secrètes        15    2 en     4
  18  Jeunes filles frustrées et agitées
      des pâles couleurs                         14    1 en   100
  19  Masturbation dans les écoles               13   12 en    13
  20  Jouissances en perspective                 12 toutes.
  21  Sur le bord de la consommation             11   14 en    15
  22  Lenteur fatale                             10    1 en    11
  23  Espérances séduisantes                      9    1 en     2
  24  Mûre pour la jouissance                     8 toutes
                                                 au-dessus de 14.
  25  Penchant de jeunesse                        7 toute demois.
                                                      à tout âge.
  26  Plaisirs antidatés                          6    4 en     5
  27  Espérances flatteuses et attentes agitées   5    3 en     9
  28  Lubricité temporaire                        4    3 en     4
  29  Pruderie judicieuse                         3    1 en    20
  30  Chasteté à contrôler                        2    4 en  1000
  31  [5] Insensibilité glaciale et froide        1    1 en 10000

  [5] «Le lecteur s'apercevra que nous avons pris cette échelle du haut
    en bas et de bas en haut, ayant envisagé l'Arétin dans chaque
    particularité.»

                   *       *       *       *       *

«... Miss Fa..kl..d, une des plus belles personnes de Soho square,
débuta dans la vie galante à l'âge de 15 ans. Elle fut remarquée à cette
époque par un major des _Black-guards_ qui l'enleva et la tint pendant
quelque temps prisonnière dans son château du Somershire. Mais le
tempérament de Messaline dont elle était douée fut la cause de sa
rupture avec son protecteur, qui, l'ayant un jour surprise dans les bras
de son jardinier, s'empressa de la renvoyer à Londres, non sans lui
avoir royalement garni la bourse pour acheter son silence. A Londres,
elle mena joyeuse vie; elle ne négligea aucun des plaisirs capables
d'assouvir les différentes passions de son âme; préférant donc les
plaisirs de Cypris aux dons de Plutus, elle rejeta les offres
avantageuses qu'on lui faisait journellement; elle se forma une société
de jeunes gens roués et vigoureux qui, tour à tour, répondaient à ses
désirs lascifs. Sa maison, en un mot, était devenue le palais enchanteur
de la volupté; elle traitait avec la plus grande magnificence les
favoris de ses plaisirs; elle récompensait le zèle de ceux qui n'étaient
pas fortunés. Ce genre de vie sensuelle, auquel Mme W..p..le contribuait
beaucoup par la gaieté et la vivacité de son imagination, l'entraînait
dans des dépenses considérables; chaque jour elle voyait diminuer les
dons du feu lord; elle s'aperçut bientôt que toujours dépenser et ne
rien recevoir était le vrai moyen de se ruiner; elle résolut donc de
réparer le déficit de ses finances, sans cependant renoncer à ses
plaisirs; elle forma alors le dessein d'établir un sérail dans un genre
différent des autres séminaires; elle fit part de son projet à Mme
W..p..le, qui l'approuva et lui donna des avis à ce sujet. Pour mettre
son plan à exécution, elle vendit une grande partie de ses bijoux. Elle
loua dans Saint-James's-Street trois maisons qui se touchaient les unes
aux autres; elle les fit meubler dans le goût le plus élégant; les
appartements étaient ornés de glaces qui réfléchissaient de tous côtés
les objets; elle fit pratiquer des escaliers de communication pour
passer d'une maison dans l'autre. Elle appelle ces trois maisons les
temples de l'_Aurore_, de _Flore_ et du _Mystère_. L'entrée principale
du sérail de Miss Fa..kl..d est par la maison du milieu, que l'on
intitule le temple de Flore; la maison à gauche est le temple de
l'Aurore, et celle à droite se nomme le temple du Mystère.

«Le _Temple de l'Aurore_ est composé de douze jeunes filles, depuis
l'âge de onze ans jusqu'à seize; lorsqu'elles entrent dans leur seizième
année, elles passent aussitôt dans le temple de Flore, mais jamais avant
cette époque; celles qui sortent du temple de l'Aurore sont remplacées
sur-le-champ par d'autres jeunes personnes, pas plus âgées de onze ans,
afin de ne pas faire de passe-droit; de manière que cette maison, que
Miss Fa..kl..d appelle le premier noviciat du plaisir, est toujours
composée du même nombre de nonnes.

«Ces jeunes personnes sont élégamment habillées et bien nourries; elles
ont deux gouvernantes qui ont soin d'elles et ne les quittent point. On
leur enseigne à lire et à écrire si elles ne le savent pas, ainsi qu'à
festonner et à broder au tambour; elles ont un maître de danse pour
donner à leur corps un maintien noble et aisé; elles ont également à
leur disposition une bibliothèque de livres agréables, au nombre
desquels sont _La Fille de joie_ et autres ouvrages de ce genre, qu'on
leur fait lire principalement, afin d'enflammer de bonne heure leurs
sens; les gouvernantes sont même chargées de leur insinuer, avec une
sorte de mystère, pour leur donner plus de désir, les sensations et les
plaisirs qui résultent de l'union des deux sexes dans les divers
amusements dont il est fait mention dans ces sortes de livres. On leur
défend entre elles la masturbation; les gouvernantes les surveillent
strictement à cet égard et les empêchent de se livrer à cette mauvaise
habitude que l'on contracte malheureusement dans les écoles; elles ne
sortent jamais; elles sont cependant libres de ne point demeurer dans
cette maison, si elles ne peuvent pas s'accoutumer à ce célibat, mais
elles sont si bien fêtées et si bien choyées qu'elles ne songent pas à
la privation de leur liberté.

«Cet établissement, qui, dans le principe, a beaucoup coûté à Miss
Fa..kl..d, lui est maintenant d'un grand rapport; elle s'assure, par cet
arrangement, des jeunes personnes vierges qui, lorsqu'elles ont atteint
l'âge prescrit pour être initiées dans le temple de Flore, lui
produisent un bénéfice considérable. Cependant ces petites nonnes ont
quelques visiteurs attitrés qui, à la vérité, sont hors d'état de
préjudicier à leur vestalité. On ne peut être introduit dans ce noviciat
que par Miss Fa..kl..d; il faut avoir, pour y être admis, plus de
soixante ans ou faire preuve d'impuissance. Le lord Cornw..is, le lord
Buck...am, l'alderman B..net et M. Simp..n sont les paroissiens les plus
fervents de ce temple. Leur occupation consiste à jouer au maître
d'école et à la maîtresse de pension avec ces jeunes personnes; pendant
le cours des leçons, les gouvernantes ont seules le droit d'aller faire
des visites dans les appartements qui servent de classe aux maîtres et
aux écolières, afin d'observer si ces paroissiens paillards
n'outrepassent pas les règles de l'ordre. Il est expressément défendu
aux nonnes qui ne sont pas en exercice d'aller épier la conduite de
leurs camarades. Ces jeunes personnes n'ont point de profits, les
présents de leurs visiteurs suffisent à peine pour leur entretien et
leur éducation.

«_Le Temple de Flore_ est composé du même nombre de nonnes, qui sont
toutes jeunes, jolies et fraîches comme la déesse dont cette maison
porte le titre. Elles ont au premier abord un air de décence qui vous
charme; mais dans le tête-à-tête elles sont d'une vivacité, d'une
gaieté, d'une complaisance et d'une volupté inconcevables; elles sont
également si affables, si spirituelles et si enjouées que les visiteurs
sont souvent incertains sur leur choix; elles vivent ensemble de bonne
union et sans rivalité. Miss Fa..kl..d pour entretenir entre elles la
meilleure intelligence et pour ne point les rendre jalouses les unes des
autres par le plus ou moins de visiteurs à leur égard, a établi pour loi
fondamentale de leur ordre d'apporter en bourse commune les
gratifications que leur font les visiteurs au delà du prix convenu,
lesquelles sont, au fur et à mesure, inscrites sur un registre, versées
ensuite dans un coffre destiné à cet usage, et partagées entre elles,
par portions égales, le premier de chaque mois; si par hasard l'une
d'entre elles (ce qui n'est pas encore arrivé) se trouvait convaincue
d'avoir frustré la somme ou même une partie de la somme qui lui aurait
été remise, elle serait sur-le-champ renvoyée par Miss Fa..kl..d, et
tous les bénéfices qu'elle a reçus depuis le moment où elle est entrée
dans ce temple jusqu'à cette époque lui seraient confisqués par Miss
Fa..kl..d et partagés, sous ses yeux, entre ses camarades. Cette loi
rigoureuse qu'elles jurent, lors de leur admission dans le sérail, de
remplir scrupuleusement, établit parmi elles la franchise la plus
sincère et les exempte de reproches et explications de préférence
qu'elles pourraient continuellement se faire.

«Ces nonnes sont entièrement libres de quitter le sérail lorsqu'il leur
plaît. Miss Fa..kl..d ne suit point, à leur égard, la règle commune des
autres abbesses des séminaires, qui leur font payer les frais de leur
entretien, de leur nourriture et qui leur retiennent, par nantissement,
leurs habillements et le peu qu'elles possèdent, et les forcent même de
demeurer malgré elles, jusqu'à ce qu'elles se soient acquittées de leur
dépense. Miss Fa..kl..d les exempte de toute charge quelconque; elle
pousse le désintéressement jusqu'à faire don à celles qui ont été
élevées dans le temple de l'Aurore de tous les ajustements dont elles
sont parées dans le sérail; mais toutes celles qui abandonnent la maison
ne peuvent plus y rentrer sous aucun prétexte quelconque. Elles sont si
bien traitées par Miss Fa..kl..d qu'elles ne songent point à s'en aller;
d'ailleurs, les bénéfices de cette maison sont si considérables qu'elles
sont assurées de s'amasser, en plusieurs années, une petite fortune.

«Miss Fa..kl..d est si généralement connue par ses égards, son
attachement, son affabilité et son désintéressement envers ses nonnes
qu'elle reçoit perpétuellement la visite de jeunes personnes de la plus
grande beauté qui se présentent chez elle dans le dessein de se faire
religieuses de son ordre; mais, s'étant fait une loi inviolable d'avoir
toujours le même nombre de personnes et de ne jamais en renvoyer aucune,
à moins qu'elle ne s'y trouve contrainte par de grands motifs ou que ses
nonnes ne s'en aillent d'elles-mêmes, elle n'accepte point leurs offres,
mais elle les enregistre dans le cas de place vacante.

«Des douze nonnes destinées au service du temple de Flore, six ont été
élevées dans celui de l'Aurore. Ces jeunes personnes étant dans ce
séminaire depuis l'âge de onze ans, nous n'en donnerons aucun détail;
les six autres s'appellent Miss Edw..d, Miss Butler, Miss Roberts, Miss
Johns..n, Miss Bur..et et Miss Bid..ph.

«Miss Edw..d est une brune piquante de vingt et un ans; elle est la
fille d'un bon marchand. Son père, homme très rigide et très intéressé,
avait formé le projet de la marier à un négociant âgé de cinquante-deux
ans, très riche à la vérité, mais qui joignait à une figure très
désagréable un esprit caustique et avaricieux. Miss Edw..d représenta en
vain la disproportion d'âge. Son père lui enjoignit expressément de se
conformer à ses volontés. Cette jeune fille, se voyant sacrifiée à
l'intérêt, résolut de se soustraire à une union qui révoltait son âme;
elle s'en alla de la maison paternelle la surveille du jour fixé pour
ses noces et se réfugia chez sa marchande de modes qui, craignant que le
père de la jeune demoiselle ne lui fît un mauvais parti s'il apprenait
qu'elle était chez elle, la conduisit chez Miss Fa..kl..d, à qui elle la
recommanda. Cette dame, à cette époque, commençait l'établissement de
son sérail; elle la reçut avec affection et l'initia aussitôt dans les
mystères de son séminaire auxquels elle se livre aujourd'hui avec une
ferveur surprenante.

«Miss Butler, jolie blonde, de la figure la plus voluptueuse, âgée de
dix-neuf ans: elle entra chez Miss Fa..kl..d le jour même que Miss
Edw..d. Elle perdit son père dans l'âge le plus tendre; sa mère est
revendeuse à la toilette. Miss Butler était tous les jours occupée à
raccommoder les dentelles, mousselines, gazes et autres effets que sa
mère achetait d'occasion dans les ventes. Mme Butler, pour se délasser,
le soir, des fatigues de son petit négoce, se dédommageait de son
veuvage avec M. James, qui était son compère et le parrain de sa fille.
M. James ne manquait pas de venir tous les jours souper avec sa commère.
Après le repas, Mme Butler ordonnait à sa fille de se retirer dans sa
chambre, qui n'était séparée de la sienne que par une cloison de
planches couvertes en papier peint; elle prenait le prétexte de chercher
quelque chose dans la chambre de sa fille pour examiner si elle dormait;
elle retournait ensuite auprès de son compère; elle jasait avec lui;
leur conversation devenait alors si vive, si animée, elle était
tellement accompagnée d'exclamations divines que Miss Butler, curieuse
d'entendre leur baragouinage, auquel son jeune coeur prenait déjà part,
sans en connaître encore le véritable sens, se levait doucement,
s'approchait sur la pointe du pied de la cloison, approchait son oreille
de la muraille planchéiée, afin d'entendre plus distinctement le sujet
sur lequel ils se disputaient avec tant d'ardeur; elle enrageait de ne
rien voir et de ne pouvoir pas bien comprendre l'agitation dont ils
étaient animés; les mots entrecoupés, joints aux soupirs poussés de part
et d'autre pendant l'intervalle de ces exclamations, portaient dans ses
sens un feu brûlant dont elle cherchait à se rendre compte. Chaque soir,
la même scène se répétait, et Miss Butler n'était pas plus instruite. Ne
pouvant résister plus longtemps au désir de connaître particulièrement
ce qui se passait entre sa mère et son parrain, elle fit un trou
imperceptible à la muraille; elle découvrit alors le motif de leurs
ébats et de leurs vives agitations; elle soupira, elle envia la
jouissance d'une pareille conversation. Le surlendemain de sa découverte
(elle entrait alors dans sa seizième année), sa mère lui dit qu'elle ne
rentrerait que le soir et lui recommanda d'avoir bien soin de la maison.
M. James vint dans la matinée de ce jour pour voir sa commère; Miss
Butler lui dit que sa mère ne serait pas au logement de la journée; elle
l'engagea à se reposer, elle lui fit mille prévenances dont il fut
enchanté. Le rusé parrain, qui depuis quelque temps convoitait les appas
naissants de sa filleule et qui cherchait l'occasion de les admirer de
plus près, la complimenta d'abord sur ses charmes; il la prit en
badinant sur ses genoux, il la serra avec transport entre ses bras, il
l'accabla de mille baisers qu'elle lui rendit avec la même ardeur et
comme par forme de reconnaissance. M. James, animé par ses douces
caresses et brûlant d'avoir avec sa filleule la même conversation qu'il
avait journellement avec sa commère, lui dit qu'il désirait s'entretenir
avec elle d'un sujet qui demandait de sa part la plus grande discrétion.
Miss Butler, qui lisait d'avance dans ses yeux le préambule de son
discours, lui jura le plus grand secret. M. James, enhardi par sa
promesse et par les préliminaires de sa harangue à laquelle sa filleule
avait l'air de prendre la plus vive attention et qu'elle se gardait bien
d'interrompre, poursuivit aussitôt la conversation d'une manière forte
et vigoureuse; Miss Butler soutint de même sa réplique; elle alla même,
dans la chaleur de l'action, jusqu'à lui pousser trois arguments de
suite auxquels il lui fallut répondre; elle avait tant à coeur de
prendre la défense d'un sujet aussi beau qu'elle voulut passer à un
quatrième argument; mais le parrain, n'ayant plus d'objections valables
à lui présenter, s'avoua vaincu; cependant on finit amicalement par un
baiser de part et d'autre la dispute, que l'on se proposa de reprendre
le lendemain, à l'insu de sa mère. M. James prit donc congé de sa
filleule et revint à son heure ordinaire voir sa commère qui, dès que sa
fille fut couchée, reprit la même conversation de la veille; mais la
bonne dame avait beau exciter son compère à lui répondre, il ne pouvait
s'exprimer; la parole lui manquait; elle fut d'autant plus surprise de
son silence, auquel elle ne s'attendait pas, qu'elle n'avait jamais eu
tant envie de causer; elle fut donc obligée, à son grand mécontentement,
d'abandonner la conversation. Miss Butler, qui observait tout ce qui se
passait et qui, comme sa mère, avait la démangeaison de parler, se
promit bien d'empêcher le lendemain son parrain d'avoir une grande
conférence avec elle; en effet, elle s'y prit si bien qu'elle le mit
hors d'état de soutenir le moindre argument, ce qui désespéra tellement
sa mère qu'elle crut qu'il était attaqué de paralysie. Cependant, Mme
Butler, ennuyée de ne pouvoir plus tirer une parole favorable de son
compère, commença à le soupçonner d'indifférence à son égard: elle
remarqua que M. James lui demandait depuis quelques jours si elle avait
bien des courses à faire le lendemain; ses questions réitérées et les
prévenances de sa fille pour son parrain lui firent augurer qu'il y
avait de l'intelligence entre eux; elle voulut donc s'en convaincre;
pour cet effet, elle dit un soir à sa fille, devant M. James, qu'elle
sortirait le lendemain de bonne heure et qu'ayant de grandes courses à
faire, elle dînerait en route. A cette nouvelle, le parrain et la
filleule se regardèrent d'un oeil de satisfaction, ce qui la confirma
dans ses soupçons. Mme Butler s'en alla donc de bon matin, comme elle
l'avait annoncé la veille; elle se plaça en sentinelle dans un café peu
éloigné de sa maison, d'où elle pouvait tout épier; elle vit bientôt M.
James qui, d'un air joyeux, se rendait chez elle; elle suivit peu de
minutes après ses pas; elle ouvrit doucement sa porte, entra brusquement
dans la chambre de sa fille, où elle la trouva en grands pourparlers
avec son parrain, car nos gens conversaient dans ce moment avec tant de
chaleur qu'ils n'avaient pas entendu rentrer cette dame. A cette vue,
Mme Butler se jeta avec rage sur sa fille; elle l'accabla de
malédictions, elle la traîna par les cheveux et la chassa inhumainement
de chez elle. M. James voulut prendre sa défense, mais inutilement. Miss
Butler, tout éplorée, allait sans savoir où se réfugier, lorsqu'elle
rencontra Mme Walp...e qui, émerveillée de sa beauté, lui demanda le
sujet de son chagrin, la consola et l'amena chez Miss Fa...kl..d.

«Miss Robert, âgée de vingt-deux ans, est de la figure la plus
intéressante; elle perdit ses père et mère dès l'âge le plus tendre;
elle fut élevée sous la tutelle de son oncle qui, ayant dissipé toute sa
fortune au jeu, sacrifia la sienne de la même manière. Elle avait à
peine quinze ans que son oncle devint éperdument amoureux d'elle. M.
Roberts, non satisfait d'avoir perdu la légitime fortune de sa nièce qui
était considérable, jura la perte de son innocence. Pour venir à ses
fins, il commença par lui prodiguer des caresses qu'elle prenait pour
les marques sincères de son amitié et que, par conséquent, elle lui
rendait dans la même intention. Au lieu de respecter l'attachement
simple et naturel de cette jeune personne qui répondait à ses
prévenances et à ses attentions, il poussa la scélératesse jusqu'à ravir
l'honneur de cette créature faible et sans défense. M. Roberts n'eut pas
plus tôt consommé son crime qu'il vit l'abîme infernal ouvert sous ses
pieds; sans argent, sans crédit, perdu de réputation, couvert d'infamie,
accablé de dettes et de remords, il ne vit d'autre moyen d'échapper au
glaive de la justice que d'anéantir lui-même son existence; il se brûla
donc la cervelle. Miss Roberts se trouvant alors sans parents, sans
fortune, sans expérience, s'abandonna aux conseils d'une amie avec qui
elle avait été élevée dans la même pension. Cette amie, dont nous allons
donner la description, puisqu'elle figure dans ce séminaire, était liée
avec la marchande de modes de Miss Fa...kl..d; elle lui vanta, d'après
les récits de ladite marchande de modes, les agréments et les plaisirs
dont on jouissait dans la maison de cette dame; elle l'engagea d'y
entrer avec elle; Miss Roberts, qui était dénuée de ressources et qui
était enchantée de se retrouver avec son amie, consentit à ce qu'elle
voulut: elles se rendirent, en conséquence, chez la marchande de modes,
qui les présenta à Miss Fa...kl..d.

«Miss Ben...et est justement cette amie de Miss Edw...d et qui entra
avec elle dans le séminaire de Miss Fa...kl..d; elle a vingt et un ans
et elle est de bonne famille; il n'est point de figure plus
enchanteresse que la sienne; ses parents, pour qui les plaisirs bruyants
du monde avaient plus de charmes que les agréments d'un ménage paisible,
envoyèrent de bonne heure leur fille en pension, afin de s'épargner
l'embarras de son éducation. Entièrement livrés à la dissipation, ils
épuisèrent leurs santés en passant la plupart des nuits dans les
divertissements et ils mangèrent leur fortune qui était immense. La
misère et les infirmités, suite ordinaire d'une pareille existence, les
accablèrent de leur poids; épuisés par les veilles, les plaisirs et les
chagrins, ils ne purent soutenir le fardeau pénible de l'indigence, et
ils avancèrent, par leur folle extravagance, le terme de leur dette à la
nature. Miss Ben...et venait à peine de retourner à la maison paternelle
lorsqu'elle perdit, dans le même temps, ses parents. Orpheline et dénuée
de fortune, elle chercha à se placer; elle s'adressa pour cet effet à la
marchande de modes de sa mère qui était aussi celle de Miss Fa...kl..d.
Cette femme lui vanta tant les agréments de la maison de cette dame que,
portée par tempérament aux plaisirs, elle se décida à entrer dans ce
séminaire et engagea Miss Edw...d à y venir avec elle.

«Miss J...ne, superbe brune âgée de vingt-deux ans; toute sa personne
est un assemblage de volupté; elle est la fille d'une femme entretenue
qui, dépensant d'un côté tout ce qu'elle gagnait de l'autre, se trouvait
sans cesse dans le besoin: voyant qu'elle n'avait plus d'attraits pour
captiver les coeurs, elle ne trouva d'autre ressource pour exister que
de se faire succéder dans son infâme négoce par sa fille qui avait à
peine quatorze ans; mais les recettes ne répondant point à ses désirs,
elle fut condamnée, par sentence, à être enfermée pour dettes. Miss
J...ne se vit alors contrainte à se placer dans quelque maison; ayant
entendu parler du nouvel établissement de Miss Fa...kl..d, elle se
présenta chez cette dame, où elle est toujours demeurée jusqu'à présent.

«Miss Bid...ph, blonde séduisante, âgée de vingt ans. Le jour de sa
naissance fut celui de la mort de sa mère. Son père, qui est un artisan
et qui n'a point d'attachement pour elle, la laissa de bonne heure
courir avec les enfants: elle prit tant de goût à jouer à la maîtresse
d'école qu'ennuyée à la longue du peu de zèle des petits garçons, elle
s'attacha particulièrement à l'instruction des jeunes gens, qui, suivant
elle, avaient des dispositions plus heureuses. Elle gagna tant
d'embonpoint dans son travail qu'elle se vit obligée, à l'âge de quinze
ans, de quitter son père qui la maltraitait; elle se réfugia chez une
sage-femme qui, après l'avoir débarrassée du gain de son école et voyant
qu'elle ne voulait plus retourner à la maison paternelle, la recommanda
à Miss Fa...kl..d.

«Les visiteurs abonnés de ce temple sont le lord Sh..ri..an, le lord
Gr...y, le lord Hamil.on, le lord Bol..br..ke, MM. Sm..let, Vaub..gh,
Sh..l..k, W...son, etc.

«Le _Temple du Mystère_ n'est consacré qu'aux intrigues secrètes. Les
nonnes du Temple de Flore, ni celles des autres séminaires, n'y sont
point admises. Miss Fa..kl..d et son amie Mme Walp..e mettent tant
d'adresse, d'honnêteté et de réserve dans ces sortes de négociations
qu'elles retirent un produit considérable de ce genre d'affaires. Ne
voulant point trahir le secret de ce temple, nous nous abstiendrons de
nommer les personnes que le zèle de la dévotion y attire avec
affluence...»

                   *       *       *       *       *

Dans ces _bagnios_, dans ces _seraglios_, on n'ignorait pas la
flagellation. Des particuliers même la pratiquaient chez eux. Le curieux
ouvrage intitulé _The Cries of London_, dont il a été donné une
réimpression accompagnée d'une traduction parfois insuffisante sous le
titre: _Les Cris de Londres au XVIIIe siècle_ (Paris, 1893), nous montre
un petit marchand de verges parcourant les rues, en criant: «_Come buy
my little Tartars, my pretty little Jemmies; no more than a half penny a
piece._ (_Venez, achetez-moi mes petites cannes, mes jolies petites
verges; je ne les vends qu'un demi-penny pièce_.)» Le mot _Tartars_ est
sans doute une allusion aux Russes, à cause du knout dont ils usent. Les
Anglais ont toujours eu un penchant déclaré pour la fustigation, et l'on
a conservé le nom du vieux Buckhorse, vendeur de cannes et de verges que
l'on ne destinait pas toujours à corriger les méchants enfants, mais qui
servaient parfois les desseins de gentlemen aux sens égarés et aux
moeurs corrompues.

Cependant, ce n'est que plus tard qu'il y eut des _seraglios_ aménagés
en vue de la flagellation. Le premier fut installé sous George IV, par
_Miss Collett_, à Tavistock-Court, Covent-Garden. Ensuite elle alla dans
les environs de Portland-Place et finalement à Bedford-Street,
Russel-Square, où elle mourut. Mais ce ne fut qu'en 1828 que la reine de
cette profession, Mrs. Teresa Berkeley, inventa le chevalet à
flagellation appelé _Berkeley-Horse_ et, paraît-il, encore en usage.

                   *       *       *       *       *

Les précédentes digressions nous ont éloignés de notre acteur. Pendant
sa jeunesse, Cleland avait connu ces prostituées qui, un masque sur le
visage, parcouraient les rues en voiture, à cheval, se montraient nues
aux fenêtres. Mais il ne s'est pas donné la tâche de décrire cette
époque. Il nous peint dans son livre la prostitution vers 1740. Et le
début des _Memoirs_ rappelle le premier tableau du _Harlot's Progress_,
de Hogarth; une vieille maquerelle accoste une jeune fille de la
campagne. Cette fille, arrivée à Londres pour être couturière, ou
modiste, vient de descendre de la diligence d'York devant l'auberge de
la _Cloche_, à Wood-Street, dans le quartier de Cheapside. La pauvre
fille ne sait pas la vie misérable qui l'attend dans les _Cavernes
d'iniquité_ du quartier de _Flesh-Market_, où logent les prostituées...

Cleland fréquenta aussi les bals et les jardins publics. Il errait dans
les rues populeuses, observant les moeurs, écoutant les refrains
populaires et chantonnant, comme faisaient les servantes, des refrains
de chansons connues:

«_Gentle shepherd tell me where, where, where, where_, etc. (_Gentil
berger, dites-moi où, où, où, où_, etc.)»

Le jour, Londres présentait un spectacle aussi intéressant que pendant
la nuit. Cleland ne nous a pas laissé la description de l'animation de
la ville. C'est à peine s'il nous parle de l'impression que les belles
boutiques produisent sur les campagnards. Il n'a pas fixé l'aspect
pittoresque des petits artisans, des petits marchands qui parcouraient
la capitale en jetant leurs cris rythmés. Le gagne-petit promenait sa
meule en chantant: _Knives to grind, razors or scissors to grind!_
C'est-à-dire: _Couteaux à repasser, rasoirs et ciseaux à repasser!_

Le marchand de paillassons criait: _Buy a mat; a door mat or a bed mat!_
(_Achetez un paillasson, un paillasson pour devant de porte ou une
descente de lit!_)

Le marchand de tournebroches en fil de fer tordu répétait sans cesse:
_Buy a roasting Jack!_ (_Achetez un tourne-broche!_)

Le chaudronnier chantait: _Any pots, or pans, or kettles to mend? Any
work for the tinker?_ (_Avez-vous des chaudrons, des casseroles, des
bouilloires à raccommoder? Avez-vous de l'ouvrage pour le
chaudronnier?_)

La marchande de ces sortes de petits poudings aux raisins secs, appelés
_dumplings_, les annonçait bizarrement: _Diddle, diddle, diddle,
dumplings, o! hot! hot!_ et les petits garçons qui couraient après elle
pour en acheter répétaient en l'imitant: _Diddle, diddle, diddle
dumplings! tout chauds, tout chauds_.

Des juifs sordides, marchands d'habits, passaient en poussant leur appel
lamentable: _Old clothes to sell? Any shoes, hats or old clothes?_
(_Vieux habits à vendre? Chaussures, chapeaux ou vieux habits?_)

Le marchand de sablon, accompagné de son âne, criait: _Sand o! sand o,
any sand below, maids?_ (_Du sable, oh! du sable, oh! vous faut-il du
sable, servantes?_)

Était-ce le vendredi saint? Le marchand de Hot-Cross Buns, sortes de
brioches que l'on mangeait chaudes et sur lesquelles une croix était
dessinée, les annonçait: _One a penny, two a penny, Hot-Cross Buns_
(_Une pour un penny, deux pour un penny, des Hot-Cross Buns!_)

Avait-on un soufflet endommagé? On attendait que le cri de celui qui les
réparait retentît: _Bellows to mend; maids your bellows to mend?_
(_Soufflets à réparer, servantes, avez-vous des soufflets à réparer?_)

L'été, c'était la marchande de groseilles à maquereau: _Ready-pick'd
green gooseberries, eight pence a gallon!_ (_Groseilles vertes, fraîches
cueillies, huit pence le gallon._) Les ménagères en achetaient souvent
pour préparer une sorte de marmelade qui consistait en un mélange de
groseilles, de lait et de sucre recouvert d'une légère pâte.

Le charbonnier n'était pas le moins bruyant: _Small coal; maids, do you
want, any small coal?_ (_Charbon de bois! Servantes, vous faut-il du
charbon de bois?_)

En avril, de jeunes paysannes vendaient des primevères; _Primroses,
primroses! Buy my spring flowers._ (_Primevères, primevères? Achetez-moi
des fleurs de printemps._) Ou bien: _Cowflips and spring flowers, a
half-penny a bunch!_ (_Primevères, fleurs de printemps, un demi-penny le
bouquet._)

Un des plus bizarres, parmi ces petits marchands, était celui qui
vendait les _pigs_ ou cochons, gâteaux emplis de compote de pruneaux. Il
criait: _A pig and plum sauce. Who buys my pig an plum sauce?_ (_Un
cochon et de la compote de pruneaux, qui m'achète du cochon et de la
compote de prunes?_)

Au moment des petits pois, on en vendait dans la rue, et l'on estimait
surtout les _rowley powlies_. Les Anglais préparaient les pois en les
faisant bouillir et en versant dessus du beurre fondu sur lequel on
posait une tranche de lard fumé. Le cri du marchand de petits pois était
long: _Green Hastings, hastings, O! come here's your large rowley
powlies, no more than six pence a peck!_ (_Pois verts nouveaux, pois
verts! Voilà vos grands rowley powlies, je ne les vends que six pence le
peck!)_

Les peaux de lapins ou de lièvres se vendaient comme de nos jours. Déjà,
sans doute, on falsifiait les fourrures précieuses. Lorsque les
servantes entendaient: _Hare skins, or rabbit skins!_ (_Peaux de
lièvres, peaux de lapins à vendre!_) elles se hâtaient de porter à la
marchande les dépouilles des rongeurs qu'elles avaient soigneusement
mises de côté. Une peau de lapin se vendait quatre pence et une peau de
lièvre huit pence.

Les marchandes de homards vivants disaient d'une voix de tête: _Buy a
lobster, a large live lobster_. (_Achetez-moi un homard, un gros homard
vivant._) Ces crustacés coûtaient bon marché et il s'en faisait une
grande consommation. On les mangeait bouillis, assaisonnés d'huile, de
vinaigre, de sel et de poivre.

Voici un cri particulièrement mélodieux: _Ground ivy, ground ivy, come
buy my ground ivy; come buy my water cresses._ (_Lierre terrestre,
lierre terrestre, venez m'acheter du lierre terrestre, venez m'acheter
du cresson._)

La marchande d'allumettes chantonnait: _Matches, maids! my picked
pointed matches!_ (_Allumettes, servantes! mes allumettes bien
pointues!_)

Le vendeur de trappes en portait tout un assortiment qu'il annonçait
ainsi: _Buy a mouse trap, or a trap for you rats_. (_Achetez une trappe
à souris ou une trappe pour prendre vos rats._)

En automne, on vendait des noisettes: _Jaw-work, jaw-work, a whole pot
for a half-penny, hazelnuts!_ (_Ouvrage pour mâchoires, ouvrage pour
mâchoires, une mesure pleine pour un demi-penny, noisettes!_)

Les crabes s'annonçaient brièvement: _Crab! Crab! Will you crab?_
(_Crabe! crabe! Voulez-vous des crabes?_)

Le pauvre homme qui recueillait les débris de verre, les tessons de
bouteilles, les demandait humblement: _Any fluit glass or broken bottles
for a poor man today?_ (_Avez-vous du cristal, des bouteilles cassées
pour un pauvre homme aujourd'hui?_)

C'étaient encore les fèves vantées allégrement: _Windsor beans: a groat
a peck, broad Windsors._ (_Fèves de Windsor, un groat le peck, les
belles fèves de Windsor._)

D'autres marchands de fruits annonçaient: _Nice peaches or nectarines;
rare ripe plums_ (_Belles pêches, beaux brugnons, prunes mûres et de
qualité rare_), ou encore: _A groat a pound large Filberts, a groat a
pound, full weight, a groat a pound_. (_Un groat la livre de belles
avelines, un groat la livre, bonne mesure, un groat la livre._) Ou bien:
_Wheh you will for a half-penny, golden rennets._ (_Choisissez celle que
vous voudrez pour un demi-penny, les reinettes dorées_.)

De Chelsea, d'Hoxton, de Battersea, les maraîchers apportaient leurs
légumes: _Carotts, cabbages, fine Savoys, nice curious Savoys_.
(_Carottes, choux, beaux choux de Milan, choux de Milan
extraordinaires!_)

Le marchand de lapins les portait dépouillés et pendus à une perche, en
criant: _Rabbits, o! a fine Rabbit._ (_Lapins! Oh! un beau lapin!_)

Le gingembre était déjà une épice dont les Anglais étaient très friands,
et faisait le fond d'une sorte de pain d'épice que l'on vendait chaud
dans les rues: _Hot spice gingerbread, all hot!_ (_Du pain d'épice
chaud, tout chaud!_) Le plus renommé était débité par un marchand qui se
tenait aux alentours de Saint-Paul où il installait chaque matin un
petit four en fer-blanc.

Les pommes cuites faisaient le régal des gamins qui en achetaient en se
rendant à l'école: _Hot bak'd Pippins, nice and hot!_ (_Pommes cuites et
chaudes, belles et chaudes!_)

Le marchand de volaille criait, d'une voix rauque: _Buy a chicken, or a
fine fat fowl!_ (_Achetez, un poulet ou une belle poule grasse!_)

Les servantes qui voulaient récurer les marmites, les bouilloires et les
ustensiles de diverses sortes se précipitaient lorsque retentissait le
cri bien connu: _Any brickdust below, maids? Maids, do you want any
brickdust?_ (_Vous faut-il de la poudre de brique, là en bas, les
servantes? Servantes, avez-vous besoin de poudre de brique?_)

Malgré qu'il soit un aliment indigeste, le concombre avait ses gourmands
et c'est pour eux que l'on criait: _Nice green cucumbers! O! two for
three halfpence!_ (_De beaux concombres verts! Oh! deux pour trois
demi-pences!_)

Pour les chats et pour les chiens, on vendait les aliments qu'ils
préfèrent: _Buy my found liver or lights for your cat!_ (_Achetez-moi du
foie bien frais ou du mou pour votre chat!_)

Le cordier annonçait mélodieusement sa marchandise: _Buy a jack-line or
a clothesline!_ (_Achetez une corde pour le tournebroche ou pour étendre
le linge!_)

Les mandarines, que l'on appelait oranges de Chine, étaient un fruit
fort apprécié: _China oranges; one a penny, two a penny, nice China!_
(_Oranges de Chine; une pour un penny, deux pour un penny, les belles
oranges de Chine!_)

La marchande d'éperlans allait en acheter à Billingsgate et toute la
journée elle marchait, criant de rue en rue: _Sprats, o! Sprats, o!
Fresh live sprats!_ (_Les éperlans, oh! Les éperlans frais vivants!_)

Quand venait l'automne et jusqu'en hiver, les noix ornaient souvent la
table. On les mangeait trempées dans un verre de vin; aussi était-il
prospère le commerce de la petite marchande qui poussait sa brouette en
criant: _Walnuts, nice walnuts; ten a penny, fine cracking walnuts!_
(_Les noix, les belles noix; dix pour un penny, les belles noix
croquantes!_)

Le marchand de lacets les portait au bout d'une perche, en ventant la
qualité de sa marchandise multicolore: _Long and strong, long and
strong; come buy my garters and laces, long and strong!_ (_Longs et
solides, longs et solides, venez m'acheter des jarretières et des lacets
longs et solides!_)

Le marchand de canards sauvages trouvait de nombreux chalands pour son
gibier: _Buy a wild duck, or a wild fowl!_ (_Achetez un canard sauvage
ou une poule sauvage!_)

Le maquereau avait des amateurs décidés qui donnaient à ce poisson une
place privilégiée à côté du turbot, proclamé roi des poissons: _New
mackerel, nice mackerel!_ (_Le maquereau nouveau, le beau maquereau!_)

Quand l'été ramenait les cerises et quand les premières apparaissaient,
on entendait la voix de la marchande qui vendait des bâtonnets sur
lesquels elle avait attaché une demi-douzaine de cerises: courte-queue,
cerises de Kent ou bigarreaux: _A half-penny a stick, Duke cherries;
round and found, no more than a half-penny a stick!_ (_Un demi-penny le
bâton, les griotes; rondes et saines, un demi-penny le bâton
seulement!_)

Un paquet de jonc sur le dos, le rempailleur criait: _Old chairs to
mend; any old chairs to mend?_ (_Vieilles chaises à réparer, avez-vous
des vieilles chaises à réparer?_)

Pendant les mois en R, on vendait dans des brouettes les bonnes huîtres
de Colchester, de Wainfleet, de Melton: _Oysters, o! Fine Wainfleet
oysters!_ (_Des huîtres, oh! de belles huîtres de Wainfleet!_)

Les fraises se vendaient dans de petits paniers longs: _Nice
strawberries, or hautboys!_ (_Les belles fraises, les grosses fraises!_)

Les oiseaux chanteurs, le linot, l'alouette accompagnaient de leurs
trilles leur marchand qui chantait: _Buy my singing, singing birds!_
(_Achetez-moi les oiseaux chanteurs, les oiseaux chanteurs!_)

Il y avait aussi un marchand de boules de bois (la nature et l'utilité
de sa marchandise m'échappent), qui s'en allait par les rues en faisant
des jeux de mots dans le genre du suivant: _My old soul, will you buy a
bowl?_ Cela rime en anglais, mais non plus en français: _Ma vieille âme,
voulez-vous m'acheter une boule?_

Le tonnelier criait: _Any work for the cooper?_ (_Avez vous de l'ouvrage
pour le tonnelier?_)

Un des métiers les plus fatigants et les moins lucratifs était celui qui
consistait à errer le jour et même le soir en criant: _Buy a fire-stone,
cheeks for you stoves!_ (_Achetez une pierre de foyer, des briques pour
vos fourneaux._)

Des pêcheurs parcouraient les rues avec des poissons, flondes ou
carrelets dans un panier sur la tête en chantant: _Buy my flounders,
live flounders!_ (_Achetez-moi des flondes, des flondes vives!_)

Le cireur se promenait, un petit panier à la main: _Black your shoes,
Your Honour! Black, sir! black, sir!_ (_Faites noircir vos souliers,
Votre Honneur! Noircir, monsieur! noircir, monsieur!_)

Il sollicitait ainsi les élégants et choisissait de préférence les
allées malpropres où les _beaux_ ne s'aventuraient pas sans se salir.

A ce propos Casanova remarque:

  «Un homme en costume de cour n'oserait aller à pied dans les rues de
  Londres sans s'exposer à être couvert de boue par une vile populace,
  et les gentlemen lui riraient au nez.»

Ajoutons que l'accent de la plupart des cireurs indiquait une origine
irlandaise. Dans leur panier, ils portaient un trépied pour placer le
pied du client, des brosses, des linges et du cirage, ce fameux cirage
anglais qui n'est connu en France que depuis la moitié du XIXe siècle.
Il faut ajouter que les petits cireurs faisaient encore métier de
surveiller les prostituées pour le compte des maquerelles ou des
logeuses, et tout en brossant à tour de bras, ils donnaient discrètement
l'adresse de quelque maison fournie de jolies femmes comme était celle
de Mme Cole, dans le roman de Cleland.

La marchande d'anguilles portait sur la tête son baquet plein de sable
où se lovaient les anguilles. Elle allait ainsi depuis Old-Shadwell
jusqu'au Strand en criant: _Buy my eels; a groat a pound live eels!_
(_Achetez-moi des anguilles; un groat la livre d'anguilles vives!_)

Rien d'étonnant à ce que le poisson soit abondant en Angleterre. Les
poissonniers ont toujours été les plus nombreux des petits marchands qui
parcourent les rues de Londres. Et tels de ces pêcheurs que guignaient
les racoleurs pour la marine au seuil des cabarets vendaient des
poissons chers et estimés: _Buy my maids, and fresh soles!_
(_Achetez-moi des anges de mer et des soles fraîches!_)

De robustes laitières apportaient, dès le matin, le lait de leurs vaches
dans certaines rues de différents quartiers. King-Street surtout en
était encombré et retentissait de leurs cris: _Any milk below, maids?_
(_Vous faut-il du lait, là en bas, les servantes?_)

La marchande de riz au lait s'installait avec son attirail et sa chaise
au coin des rues populeuses, les enfants pauvres, les décrotteurs, les
ramoneurs se délectaient de la friandise qu'elle leur servait dans une
tasse sale avec une cuillère plus sale encore: _Hot rice milk!_ (_Du riz
au lait tout chaud!_)

La marchande d'almanachs en vendait de toutes sortes en criant: _New
almanacks, news! Some lies, and some true. Buy a new almanack!_
(Almanachs nouveaux, nouveaux! Il y en a qui mentent, d'autres qui
disent vrai. Achetez un almanach nouveau!)

L'almanach contenait les renseignements les plus utiles, des
prédictions, les jeûnes, les fêtes, les jours fériés, les changements de
la lune, la table pour calculer l'intérêt, la liste des rois, l'époque
où commencent et finissent les termes, etc.

Les pommes de terre, dans certaines provinces, forment la base de la
nourriture des pauvres gens; dans le Connaught, dans le Cheshire, ils
dévoraient avec joie les pommes de terre et le lait caillé et se
passaient le plus souvent de viande. A Londres même, les pommes de terre
coûtaient bon marché. _Potatoes! o! Two pound a penny! five pound two
pence!_ (_Les pommes de terre! oh! Deux livres pour un penny! cinq
livres pour deux pence!_) Mais ce mets était réputé grossier et réservé
aux gens du commun.

Les servantes avaient comme petits profits le produit de la vente des
peaux de lièvres, de lapins, les graisses, le suif qui coulaient des
chandelles. Elles vendaient ces résidus aux vieilles femmes qui
criaient; _Any kitchenstuff?_ (_Avez-vous des restes de graisse à
vendre?_) Quand ces servantes étaient jeunes et jolies, la mégère avait
toujours quelques bons conseils à leur donner, comme d'aller trouver
telle dame, dans telle rue de tel quartier, qui fournissait gratis, tant
elle était bonne, des atours aux jeunes filles et s'occupait de leur
fortune, pour peu qu'elles voulussent être aimables avec de vieux
gentlemen prêts à les épouser, et la vieille citait des noms de
servantes devenues des grandes dames pour l'avoir écoutée, et elle se
retirait se promettant de revenir bientôt afin de connaître l'effet de
ses paroles habiles dans l'âme des jeunes filles innocentes et naïves.

Dans les après-midi pluvieuses, quand on ne pouvait aller prendre le thé
à la jolie et agréable colline de White-Conduit, le jeune homme de la
Cité donnait à sa maîtresse l'illusion de cette promenade en achetant un
pain de White-Conduit qu'on vendait dans les rues et qu'on allait manger
dans une taverne. _A hot loaf! A White-Conduit loaf!_ (_Un pain tout
chaud! un pain de White-Conduit!_) L'abus du thé était déjà un sujet de
railleries de la part des écrivains de l'époque. White-Conduit était un
de ces jardins publics, nommés _tea-gardens_, parce qu'on y prenait
surtout du thé. Les plus fameux de ces jardins qui favorisèrent la
débauche londonienne au XVIIIe siècle furent ceux de _Vauxhall_ et de
_Ranelagh_, qui étaient situés hors des barrières de Londres.

Les autres étaient dans la ville. Dans tous, la société était mêlée. La
plupart étaient agréablement plantés et bien dessinés. Presque déserts
pendant la semaine, ils étaient pleins le dimanche, et c'était surtout,
ainsi que le dit une description du temps, «de petite bourgeoisie,
d'ouvriers et d'ouvrières, de servantes requinquées et de demoiselles,
_toutes filles d'honneur comme il plaît à Dieu.»_

On dînait, on soupait, et le plus grand nombre parmi les visiteurs se
bornaient à prendre du thé, à boire de la bière ou encore du cidre dans
des tonnelles aménagées autour du jardin. Faisait-il mauvais temps? On
allait dans les salles du café, où un orgue jouait les airs en vogue. Au
demeurant, on pouvait se promener sans rien prendre. Un des jardins les
plus fréquentés était le _Dog' and Duck_, situé dans _Saint-George's
fields_, à portée des trois ponts. On allait aussi à _White-Conduit
Hill_, à _Bagnigge Wels_, au Belvédère, à _Bermondsey Spas_, au
_Cromwell_, au _New Tumbridge_, à la _Florida_, au _Rumbolo_, à
_Hihgbury barn_.

Situés hors de Londres, les jardins de Ranelagh et de Vauxhall
attiraient, le soir surtout, un grand concours de cette population mêlée
où ne manquaient ni les débauchés, ni les mignons, ni les filles de
mauvaise vie.

Voici la description du _Ranelagh_, d'après un ouvrage du temps:
_Londres et ses environs ou Guide des voyageurs curieux et amateurs dans
cette partie de l'Angleterre... ouvrage fait à Londres_ par M. D. S. D.
L.

  «_Ranelagh_ est agréablement situé sur les bords de la Tamise, à deux
  milles de Londres; c'est un des endroits d'amusements publics les plus
  à la mode, tant pour la beauté que pour la grande compagnie qu'on y
  trouve les soirées du printemps et partie de l'été. Afin que
  _Ranelagh_ continue d'être le rendez-vous de la meilleure compagnie,
  on ne l'ouvre qu'au commencement d'avril et il finit en juillet, qui
  est le temps où les familles distinguées partent pour leurs terres.

  «On paie à la porte une demi-_crown_ (un petit écu). En traversant le
  bâtiment, on trouve un escalier qui conduit dans les jardins; mais,
  dans les temps froids ou pluvieux, on entre tout de suite dans la
  rotonde par un passage couvert, bien éclairé, qui met à l'abri de
  l'inclémence des saisons.

  «_Ranelagh-House_ appartenait au comte de Ranelagh. A sa mort, il fut
  acheté par des particuliers dans l'intention d'en faire une place
  d'amusements publics. En conséquence, M. William Jones, architecte de
  la Compagnie des Indes, dessina le plan de la présente _rotonde_ ou
  _amphithéâtre_. Comme la dépense aurait été énorme pour la construire
  en pierre, les propriétaires se déterminèrent à la faire en bois et
  sous l'inspection de M. Jones; elle fut commencée et finie en 1740.

  «Le bâtiment est circulaire et a quelque ressemblance avec le Panthéon
  de Rome. L'architecture du dedans est analogue à celle du dehors. Le
  diamètre extérieur est de cent quatre-vingt-cinq pieds et l'intérieur
  de cent cinquante. On y entre par quatre portiques opposés les uns aux
  autres; ils sont de l'ordre dorique et le premier étage est rustique.
  Dans tout le tour, en dehors, règne une arcade et une galerie
  au-dessus, dont l'escalier aboutit aux portiques. La compagnie entre
  dans les premières loges par cette galerie, au-dessus de laquelle sont
  les croisées.»

A l'époque où parut _Fanny Hill_, l'orchestre était élevé au centre de
la rotonde.

Les musiciens et les chanteurs étaient nombreux et bien choisis. Le
concert commençait à sept heures et finissait à dix. Autour de la
rotonde se trouvaient cinquante-deux loges ayant chacune une table sur
laquelle on servait le thé et le café _gratis_. Les loges avaient
chacune un escalier menant dans les jardins. Elles pouvaient contenir
sept ou huit personnes. Au-dessus se trouvait une galerie à balustrade,
qui contenait la même quantité de loges qu'en bas, ayant chacune son
escalier dérobé. Une loge était réservée à la famille royale. Toute la
pièce était bien éclairée. On y donnait des déjeuners publics, qui, plus
tard, furent interdits par un acte du Parlement. La rotonde était plus
élevée que les jardins. Reprenons la description de _Londres et ses
environs_:

  «La partie de derrière est entourée d'une allée sablée, éclairée avec
  des lampes, et l'extrémité de cette espèce de terrasse est plantée
  d'arbustes en massifs. De là, on descend sur un beau lapis de gazon,
  de forme octogone, terminé par une allée sablée, ombragée par des
  ormes et des ifs. On entre tout de suite dans des allées serpentantes,
  qui sont éclairées le soir par des lampes qui font un effet agréable
  vues au travers des arbres.

  «Mais la promenade la plus généralement admirée est celle qui est au
  sud de _Ranelagh-House_ et qui conduit au fond du jardin: c'est une
  allée sablée bordée de deux tapis de gazon, ombragée d'ormes et d'ifs
  et éclairée par vingt lampes.

  «Sur une éminence, tout à fait au bout, est un temple circulaire du
  dieu Pan, et la statue d'un de ses faunes est sur le dôme; il est
  peint en blanc et le dôme est supporté par huit piliers.

  «A la droite de ces jardins est un beau canal où il y a une grotte.
  Des deux côtés sont des allées éclairées par douze lampes. A droite
  sont deux allées: la plus près de l'eau a douze lampes; et l'autre,
  qui est très longue, en a trente-quatre. Les arbres y sont très
  grands. Au bout de cette allée sont vingt lampes, qui forment trois
  arches triomphales et offrent un charmant coup d'oeil le soir.

  «Les jardins hauts sont très aérés et bien plantés. Au bout est un
  édifice avec un fronton supporté par dix colonnes. Plusieurs personnes
  vont voir les jardins le matin. On voit aussi la rotonde; il n'en
  coûte qu'un schelling.»

Casanova rapporte à propos du Ranelagh une histoire qui montre bien ce
qu'était ce fameux jardin et nous fait juger de la liberté des moeurs
des dames anglaises du bon ton, en ce temps-là:

  «Le soir, étant allé me promener au parc Saint-James, je me rappelai
  que c'était jour de Ranelagh, et, voulant connaître cet endroit, je
  pris une voiture et, seul, sans domestique, je m'y rendis dans le
  dessein de m'y amuser jusqu'à minuit et d'y chercher quelque beauté
  qui me plût.

  «La rotonde du Ranelagh me plut; je m'y fis servir du thé, j'y dansai
  quelques minutes; mais point de connaissances; quoique j'y visse
  plusieurs filles et femmes fort polies, de but en blanc je n'osais en
  attaquer aucune. Ennuyé, je prends le parti de me retirer; il était
  près de minuit; j'allai à la porte, comptant y trouver mon fiacre que
  je n'avais point payé; mais il n'y était plus et j'étais fort
  embarrassé. Une très jolie femme, qui était sur la porte en attendant
  sa voiture, s'apercevant de mon embarras, me dit en français que, si
  je ne demeurais pas loin de Vaux-Hall, elle pourrait me conduire à ma
  porte. Je la remercie et, lui ayant dit où je demeurais, j'accepte
  avec reconnaissance. Sa voiture arrive, un laquais ouvre la portière
  et, s'appuyant sur mon bras, elle monte, m'invite à me placer à côté
  d'elle et ordonne qu'on arrête devant chez moi.

  «Dès que je fus dans la voiture, je m'évertuai en expressions de
  reconnaissance et, lui disant mon nom, je lui témoignai le regret que
  j'éprouvais de ne l'avoir point vue à la dernière assemblée de
  Soho-Square.

  «--Je n'étais pas à Londres, me dit-elle, je suis revenue de Bath
  aujourd'hui.

  «Je me loue du bonheur que j'avais de l'avoir rencontrée, je couvre
  ses mains de baisers, j'ose lui en donner un sur la joue, et, ne
  trouvant, au lieu de résistance, que la douceur et le sourire de
  l'amour, je colle mes lèvres sur les siennes et, sentant la
  réciprocité, je m'enhardis et bientôt je lui ai donné la marque la
  plus évidente de l'ardeur qu'elle m'avait inspirée.

  «Me flattant que je ne lui avais pas déplu, tant je l'avais trouvée
  douce et facile, je la suppliai de me dire où je pourrais aller pour
  lui faire une cour assidue pendant tout le temps que je comptais
  passer à Londres; mais elle me dit: «Nous nous reverrons encore et
  soyez discret.» Je le lui jurai et ne la pressai pas. L'instant
  d'après la voiture s'arrête, je lui baise la main et me voilà chez moi
  fort satisfait de cette bonne fortune.

  «Je passai quinze jours sans la revoir, lorsqu'enfin je la retrouvai
  dans une maison où lady Harington m'avait dit d'aller me présenter à
  la maîtresse de sa part. C'était une lady Betty Germen, vieille femme
  illustre. Elle n'était pas au logis, mais elle devait rentrer en peu
  de temps et je fus introduit au salon pour l'attendre. Je fus
  agréablement surpris en y apercevant ma belle conductrice du Ranelagh,
  occupée à lire une gazette. Il me vint dans l'esprit de la prier de me
  présenter. Je m'avance vers elle et à la question que je lui fais, si
  elle voudrait bien être mon introductrice, elle répond d'un air poli
  qu'elle ne pouvait pas, n'ayant pas l'honneur de me connaître.

  «--Je vous ai dit mon nom, madame, est-ce que vous ne me remettez pas?

  «--Je vous remets fort bien, mais une folie n'est pas un titre de
  connaissance.

  «Les bras me tombèrent à cette singulière réponse. Elle se remit
  tranquillement à lire sa gazette et ne m'adressa plus la parole
  jusqu'à l'arrivée de lady Germen.

  «Cette belle philosophe passa deux heures en conversation, sans faire
  le moindre semblant de me connaître, me parlant cependant avec
  beaucoup de politesse lorsque l'à-propos me permettait de lui adresser
  la parole. C'était une lady de haut parage et qui jouissait à Londres
  d'une belle réputation.»

On trouve aussi dans _Londres et ses environs_ une description détaillée
des jardins de Vaux-Hall qui avaient été rouverts en 1732.

  «Ils sont situés sur la Tamise, dans la paroisse de Lambeth, à deux
  milles de Londres. On ouvre ces jardins tous les jours, à 6 h. 1/2 du
  soir, excepté le dimanche, depuis mai jusqu'à la fin d'août;
  l'admission est d'un schelling.

  «En entrant par la grande porte, le premier objet qui se présente est
  une allée de 900 pieds de longueur, plantée des deux côtés d'ormes qui
  forment une arche, à l'extrémité de laquelle on a le plus beau
  paysage, terminée par un obélisque gothique où on monte par un petit
  escalier. La base est décorée de festons de fleurs et aux coins sont
  peints des esclaves enchaînés. Au-dessus est cette inscription:

  Spectator
  Fastidiosus
  Sibi Molestus

  «En avançant quelques pas, on trouve, à droite, un quadrangle planté
  en bosquet. Au milieu est un orchestre de construction gothique, très
  orné de sculpture, niches, etc. Le dôme est surmonté de plumes
  blanches qui sont les armes des princes de _Wales_. Tout cet édifice
  est en bois peint en blanc et couleur de chêne. Les ornements sont en
  _plaistic_, composition particulière qui ressemble un peu au plâtre de
  _Paris_, mais qui n'est connue que de l'architecte. Les beaux jours,
  la musique se fait dans cet orchestre, dont les musiciens, tant pour
  la partie vocale qu'instrumentale, sont bien choisis. Le concert
  commence à huit heures et finit à onze.

  «Sur une grande pièce de bois est un paysage qu'on appelle _The
  Day-Scene_. On l'ôte à la chute du jour pour découvrir une cataracte
  en transparent, dont l'effet est très brillant. Il est curieux de voir
  comment toute la compagnie court en foule, au son d'une cloche qui
  sonne à neuf heures pour avertir du moment où cette cascade est
  visible. On la recouvre au bout de dix minutes.

  «Dans la partie du bosquet, en face de l'orchestre, sont placés
  quantité de tables et de bancs, et un grand pavillon de l'ordre
  composite, qui fut construit pour le dernier prince de _Wales_, dans
  lequel son petit-fils a soupé souvent les années dernières. On monte
  dans ce pavillon par un escalier double à balustrades. Le front est
  supporté par des pilastres de l'ordre dorique. Dans le plafond sont
  trois petits dômes, avec des ornements dorés d'où descendent trois
  lustres.

  «Il y a dans cette pièce plusieurs tableaux, par _M. Hayman_, tirés
  des pièces historiques de _Shakespeare_. Ils sont admirés
  généralement, tant pour le dessin que pour le coloris et l'expression.

  «Le premier, en entrant dans les jardins, est une représentation de la
  tempête dans la tragédie de _Lear_.

  «Le second est le moment de la tragédie d'_Hamlet_, où le roi, la
  reine de _Danemark_, au milieu de leur cour, donnent audience.

  «Le troisième est la scène d'_Henri V_, qui précède la fameuse
  bataille d'_Azincourt_: elle se passe devant la tente du roi; son
  armée est à quelque distance, et le héraut français, accompagné d'un
  trompette, vient lui demander s'il veut composer pour sa rançon.

  «Le dernier est la scène de _la Tempête_ où _Miranda_ aperçoit, pour
  la première fois, _Ferdinand_: elle est à lire sous un arbre; le livre
  lui tombe des mains; _Ferdinand_ est à ses genoux et exprime
  l'agréable surprise qu'il éprouve. _Prospero_, dans sa robe magique,
  affecte de la colère...

  «... L'espace entre le pavillon et l'orchestre est le rendez-vous
  général de la compagnie qui s'y rassemble pour entendre le chant.
  Lorsqu'une ariette est finie, elle se disperse dans les jardins. Le
  bosquet est illuminé par 2,000 lampes qui font un charmant effet au
  milieu des arbres. Sur la face de l'orchestre, elles forment trois
  arches triomphales; le tout est allumé avec une rapidité surprenante.

  «Lorsque le temps est mauvais, le concert se donne dans la grande
  salle ou rotonde qui a 70 pieds de diamètre...

  «... La première allée du jardin, en sortant de la rotonde, est pavée
  de carreaux de Flandres, afin d'éviter l'humidité que contracte le
  sable quand il a plu. Le reste du bosquet est entouré d'allées
  sablées. Il y a une quantité de pavillons ou alcôves décorées de
  peintures, d'après les dessins de _MM. Hayman_ et _Hogarth_. Chaque
  pavillon a une table et peut tenir huit personnes...

  «... Les peintures des pavillons sont:

  «1º Deux Mahométants regardant avec étonnement toutes les beautés de
  ces lieux;

  «2º Un berger qui joue du flageolet pour attirer une bergère dans le
  bois;

  «3º La nouvelle rivière d'_Islington_ avec une famille qui se promène;
  une vache qu'on trait et des cornes fixées sur la tête du mari;

  «4º Une partie de quadrille et un service de thé;

  «5º Un concert;

  «6º Des enfants faisant des châteaux de cartes;

  «7º Une scène du _Médecin malgré lui_;

  «8º Un paysage;

  «9º Une contredanse de villageois autour d'un mai;

  «10º Enfilez mon aiguille;

  «11º Un vol de cerf-volant;

  «12º Le moment du roman de _Paméla_, où elle annonce à la femme de
  charge le désir qu'elle a de retourner chez ses parents;

  «13º Une scène du _Diable à payer_ entre _Jobson Nell_ et le sorcier;

  «14º Des enfants jouant à la cachette;

  «15º Une chasse;

  «16º _Paméla_ sautant par la fenêtre pour s'échapper de chez lady
  _Davers_;

  «17º La scène des _Merry Wives de Windsor_ où _Sir John Falstaff_ est
  mis dans la corbeille au linge sale;

  «18º Un combat naval entre les Espagnols et les Maures;

  «Les peintures finissent ici; mais les pavillons continuent et
  conduisent à une colonnade de 500 pieds de longueur, dans la forme
  d'un demi-cercle...

  «Après avoir traversé ce demi-cercle, on trouve d'autres pavillons qui
  mènent dans la grande allée.

  «Dans le dernier de ces pavillons est peinte _Suzanne aux yeux
  pochés_, lorsqu'elle vient dire adieu à son doux _William_, qui est à
  bord de la flotte qui va partir...

  «En retournant au bosquet, les pavillons derrière l'orchestre ont les
  peintures suivantes:

  «1º Difficile à plaire;

  «2º Des glisseurs sur la glace;

  «3º Des joueurs de musette et de hautbois;

  «4º Un feu de joie à _Charing-Cross_ et autres réjouissances. Le coche
  de _Salisbury_ versé;

  «5º Le jeu de _Colin-Maillard_;

  «6º Le jeu des lèvres de grenouilles;

  «7º Une hôtesse de _Wapping_, avec des matelots qui débarquent;

  «8º Le jeu des épingles, et le mari grondé par sa femme qui lui
  enfonce des épingles dans le menton.»

La description continue, énumérant longuement les peintures, les allées,
les statues, les cyprès, les ifs, les cèdres, les tulipiers et la belle
«prairie défendue par un _haha_ pour empêcher qu'on n'y entre».

A la fin on donne:

  «le prix des denrées qu'on peut avoir dans ces jardins.

                                      Schelling  Pence
  Une bouteille de bourgogne                  7  6
  Une de champagne                           10  6
  De Frontignac                               7  0
  De Claret[6]                                7  0
  De vieux _hock_                             6  0
  De madère                                   5  0
  Du Rhin                                     3  0
  De Sheres[7]                                3  6
  De Montagne                                 3  0
  De Port[8]                                  2  6
  De Lisbonne                                 2  6
  Une bouteille de cidre                      1  0
  Une d'arrack                                8  0
  Deux livres de glace                        1  0
  La petite bière                             0  6
  Un poulet                                   3  0
  Un plat de jambon                           1  0
  Un de boeuf                                 1  0
  Un de boeuf roulé                           1  0
  Un pigeon préservé dans le beurre           1  0
  Une laitue                                  0  6
  Une petite mesure d'huile                   0  5
  Un citron                                   0  3
  Une tranche de pain                         0  1
  Un petit pain de beurre                     0  2
  Un biscuit                                  0  1
  Une tranche de fromage                      0  2
  Une tarte                                   1  0
  Une custard[9]                              0  4
  Un gâteau de fromage                        0  4
  Un plat d'anchois                           1  0
  Un d'olives                                 1  0
  Un concombre                                0  6
  Une gelée                                   0  6
  Les bougies                                 1  4»

  [6] Vin de Bordeaux.

  [7] Vin de Xérès que les Anglais nomment Sherry.

  [8] Vin de Porto.

  [9] Pot de crème.

L'entrée au Vauxhall coûtait un schelling.

Casanova observe:

  «Pour entrer au Vauxhall, on payait la moitié moins que pour l'entrée
  du Ranelagh, et malgré cela on pouvait s'y procurer les plaisirs les
  plus variés, tels que bonne chère, musique, promenades obscures et
  solitaires, allées garnies de mille lampions, et l'on y trouvait
  pêle-mêle les beautés les plus fameuses de Londres, depuis le plus
  haut jusqu'au plus bas étage.»

                   *       *       *       *       *

Perdu de dettes, John Cleland fut mis en prison, et c'est pour se
libérer que, sur la proposition d'un libraire, il écrivit les _Memoirs
of a woman of pleasure_, autrement _Fanny Hill_, oeuvre remarquable;
libre, mais délicate. Elle lui fut payée 20 guinées.

On ne sait pas bien si la première édition des _Memoirs_ parut en 1747,
1748, 1749 ou 1750. On pense que l'éditeur en fut le libraire Griffiths,
qui publiait _The Monthly Review_. Cela paraît probable, car dès 1760
Griffith publia, sous le titre de _Memoirs of Fanny Hill_, une édition
publique, mais très adoucie de l'ouvrage de Cleland, et le _Monthly
Review_ fit l'éloge d'un ouvrage dont la publication clandestine et le
texte expurgé, mais publié ouvertement, lui rapportèrent 10,000 guinées.

Poursuivi pour l'avoir écrit, Cleland allégua sa pauvreté comme excuse,
et le Président qui le jugeait et qui était le comte Granville lui fit
une pension de 100 livres sterling par an. La seule condition était de
ne plus écrire d'ouvrages libres. Cleland observa cette condition et
toucha sa pension jusqu'à la fin de sa vie. Il vécut dans l'étude, à
l'écart de la société qui ne lui pardonnait pas d'avoir écrit les
_Memoirs_. Cleland était un épicurien très doux, très cultivé. Il vivait
dans la retraite, ne voyant que quelques amis, qu'il charmait par son
érudition aimable et inépuisable. Il avait une bibliothèque pleine de
livres rares et précieux.

Il mourut tranquillement le 23 janvier 1789.

                   *       *       *       *       *

Cleland écrivit, outre les _Memoirs of a woman of pleasure_, plusieurs
romans qui ne manquent pas d'intérêt:

_The Memoirs of a Coxcomb_ (1767, in-18) ou _Mémoires d'un fat_;
_Surprises of Love_ ou _Surprises d'amour_ (Londres, 1765, in-12); _The
Man of Honour_ ou _l'Homme d'honneur_ (Londres, 3 vol. in-12).

Il composa des pièces: _Titus Vespasian_, 1755 (in-8º), drame; _Timbo
Chiqui or the american Savage_, 1758 (in-8º), drame en 3 actes.

On lui doit quelques essais de philologie _celtomaniaque_ sans grande
valeur: _The way to thing by words, and to words by thing_, et en 1768,
_Specimen of an etimological vocabulary, or essay, by means of the
analytic method, to retrieve the antient Celtic_, ouvrage auquel il
donna l'année suivante un supplément sous le titre d'_Additionnal
articles to the Specimen_, etc.

Cleland donna aussi des articles dans des périodiques tels que le
_Public Advertiser_, où il signa tantôt _Modestus_ et tantôt _A.
Briton_.

                   *       *       *       *       *

Gay, dans la _Bibliographie des principaux ouvrages relatifs à l'amour_,
etc., dit, en parlant du fameux pamphlet en vers (parodie de l'_Essai
sur l'homme_, de Pope), intitulé _Essay on woman_ ou _Essai sur la
femme_, et qui est de John Wilkes: «D'après une note insérée dans un
catalogue d'autographes vendus à Londres par Sotheby, en 1829, le
véritable auteur de cet Essai serait Cleland, l'auteur de _The woman of
pleasure_.»

Dans le _Bulletin du Bouquiniste_ (mars 1861), M. Charles Nodier releva
vivement cette assertion:

«Il ne faut pas, disait-il, laisser se propager cette erreur en France,
et il est probable même qu'elle a dû être signalée depuis longtemps en
Angleterre.

«Wilkes est bien le véritable auteur de l'_Essai sur la femme_; il n'est
permis à aucun égard de le révoquer en doute...»

                   *       *       *       *       *

Le seul ouvrage qui garde de l'oubli le nom de John Cleland, c'est le
roman de Fanny Hill, la soeur anglaise de Manon Lescaut, mais moins
malheureuse, et le livre où elle paraît a la saveur voluptueuse des
récits que faisait Chéhérazade.

G. A.




ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE


_Memoirs of ********** ** ***********._ Vol. I. [II] London: Printed for
G. FENTON, in the Strand.

  2 vol. in-12, 228-252 pages [s. d.]. Cette édition a paru en 1747 ou
  1748.

_Memoirs of a woman of pleasure._ Vol. I., [II] London: Printed for G.
Fenton, in the Strand, M. DCC. XLIX.

  2 vol. in-12, 227-266 pages.

_Memoires of a woman of pleasure_: London, printed for G. Fenton, in the
Strand, M. DCC. XLIX.

  2 vol. in-12, 172-187 pages. Cette édition est ornée de gravures, dont
  quelques-unes ne se rapportent pas au sujet.

_Memoirs of Fanny Hill..._

  In-12 publié en 1760 par le libraire Griffiths, éditeur de la _Monthly
  Review_. Cette édition expurgée des _Memoirs of a woman of pleasure_,
  fut annoncée avec éloge dans la _Monthly Review_. Les _Memoirs of
  Fanny Hill_, reliés en veau, se vendaient 3 shillings. On suppose que
  le même Griffiths a également publié les premières éditions des
  _Memoirs of a woman of pleasure_.

_Memoirs of a woman of pleasure_, from the original corrected edition,
with a set of elegant engravings.

  2 vol. in-8º (s. l. n. d.), 152-162 pages. Édition signalée par
  Pisanus Fraxi: «Bien qu'ancienne sans aucun doute, écrit ce
  bibliographe, cette édition n'est évidemment pas la première; elle est
  d'ailleurs complète et contient un passage qui n'existe pas dans les
  éditions de 1749 ou de 1784, ni, en fait, dans aucune des
  réimpressions subséquentes que j'ai eu l'occasion d'examiner.» Ce
  passage, formé de deux paragraphes, forme la conclusion de l'aventure
  dans laquelle Fanny eut l'occasion d'assister à des badinages lascifs
  entre deux jeunes gens. A ce propos, Isidore Liseux fait cette
  remarque: «Ces deux paragraphes sont probablement une interpolation,
  étrangère à Cleland.»

_Memoirs of Fanny Hill by John Cleland._ A new and genuine édition from
the original text (London, 1749). [Marque de Liseux.] Paris, Isidore
Liseux, 19, passage Choiseul, 1888.

  In-8º, XI-325 pages, titre en rouge et noir. La couverture imprimée
  porte seulement sur le premier plat et au dos le mot _Cleland_. Les
  premières pages sont consacrées à une _Notice of Cleland_ qui est
  d'Isidore Liseux.

_Memoirs of a woman of pleasure (Fanny Hill)_, by John Cleland. A new
and genuine édition (from the original text London, 1749). [Marque de
Liseux.] Paris, Isidore Liseux, 19, rue Radziwill, 1890.

  In-8º, VII-319 pages, titre en rouge et noir. La couverture imprimée
  porte seulement sur le premier plat et au dos le mot _Cleland_. Les
  premières pages sont consacrées à une _Notice of Cleland_ qui est
  d'Isidore Liseux. Il y a une contrefaçon parue en 1894, _Paris, chez
  tous les libraires_. Elle comporte aussi la notice et a été divisée en
  deux volumes.

  Pisanus Fraxi, dans son _Index librorum prohibitorum_ (London, 1877,
  signale «une suite d'illustrations pour Fanny Hill par quelqu'un de
  peut-être aussi grand que Hogarth». Ces illustrations se
  trouvent-elles dans une édition de nous inconnue ou ont-elles été
  tirées à part, Pisanus Fraxi ne s'explique point là-dessus, du moins
  dans son _Index_. Au rapport de Liseux, Pisanus Fraxi s'est étendu sur
  la bibliographie des _Memoirs of a woman of pleasure_: «La
  bibliographie d'un ouvrage de ce genre, dont les impressions sont
  souvent sans date, ou antidatées, ou contrefaites, est toujours
  obscure et presque impossible: celle de _Fanny_ existe cependant,
  aussi étendue qu'on peut le désirer, dans le dernier recueil de
  Pisanus Fraxi: _Catena librorum tacendorum_, London, 1885, in-4º. On y
  trouvera, en outre des éditions anglaises, l'indication des prétendues
  traductions françaises. Ces traductions, toutes du siècle dernier,
  sont tellement abrégées qu'elles font l'effet de simples analyses et
  n'ont d'autre valeur que celle des gravures bonnes ou mauvaises qui
  les accompagnent.»

_La Fille de joye_, ouvrage quintessencié de l'anglais. A Lampsaque,
1751.

  In-8º, 1 page de titre et 172 pages. Titre rouge et noir, avec une
  marque formée de lettres entrelacées. C'est une traduction abrégée par
  Lambert, fils d'un banquier de Paris.

_Apologie de la fine galanterie de Mlle Françoise de la Montagne_,
traduit de l'anglais. A Todion, chez Barnabas Condomine, 1756.

  Pet. in-8º. A partir de la page 97, le titre courant est: _La fille de
  joie_. C'est une réimpression, avec un titre différent, de l'ouvrage
  précédent.

_La Fille de joie ou Mémoires de Miss Fanny, écrits par elle-même._ A
Paris, chez Madame Gourdan. MDCCLXXXVI.

  In-8º, 235 pages, plus 2 feuillets pr titre et faux titre, et 33
  planches libres. Belle édition.

_Nouvelle traduction de «Woman of pleasure ou Fille de Joie». Par M.
Cleland, contenant les Mémoires de Mademoiselle Fanny, écrits par
elle-même._ Avec figures. Première [Seconde] partie. A Londres, chez G.
Fenton, dans le Strand. M. DCC. LXXVI.

  2 vol. in-16. 119-131 pages plus 5 planches pour la 1re partie et 9
  pour la 2e.

_La Fille de joie ou Mémoires de Mademoiselle Fanny, écrits par
elle-même._ Nouvelle édition, avec figures. Tome premier. [Second.] A
Londres, 1790.

  2 vol. in-16, 2 f. titre et faux titre et 143 pp. pr le tome premier.
  2 f. titre et faux titre et 142 pages pr le tome second. Les gravures
  sont contrefaites de celles qui accompagnent la traduction de M. DCC.
  LXXVI.

_La Fille de joie ou Mémoires de Miss Fanny, écrits par elle-même._ Tome
Premier. [Deux.] Londres, Imprimerie de la Société cosmopolite,
MDCCCLXXX.

  In-8º; 2 tomes en 1 vol., titre en rouge et noir, papier vergé, 230
  pages.

_Mémoires de Fanny Hill_, par John Cleland (XVIIIe siècle). Entièrement
traduits de l'anglais pour la première fois par Isidore Liseux. [Marque
de Liseux]. Imprimé à cent soixante-cinq exemplaires pour Isidore Liseux
et ses amis, Paris, 1887.

  In-8º, X-327 pages. Titre en noir et rouge. Couverture mobile,
  imprimée en noir, contenant sur le premier plat le titre, plus un
  _Avis aux libraires_, sur le second plat l'indication d'imprimerie:
  _Typ. Ch. Unsinger_; le dos est aussi imprimé. Les premières pages
  sont remplies par une _Notice sur Cleland_, par Isidore Liseux.

_Mémoires de Fanny Hill_, par John Cleland (XVIIIe siècle). Entièrement
traduits de l'anglais par Isidore Liseux. Tome I [II]. Réimpression
textuelle de l'édition de Paris, 1887. MIMVI.

  Petit in-4º illustré de 12 héliogravures libres hors texte (il y a
  deux éditions faites par un éditeur, H.....; dans la première, les
  gravures sont plus petites. Un médaillon donne le portrait de Cleland.
  Il existe aussi une contrefaçon du second tirage avec les grandes
  héliogravures, mais sans le portrait.)

  Tome I, 6 f. titre et faux titre, 157 p. et 4 f.

  Tome II, --  --         --        166 p. et 4 f.

  Couverture bleue repliée, papier de soie pour, garantir les gravures.

  Cette édition est la première qui contienne la traduction des deux
  paragraphes interpolés dans l'édition signalée par Pisanus Fraxi,
  reproduits en anglais et en note par Liseux.

Il y a des traductions italiennes et une adaptation sous le titre _La
Meretrice_ (Cosmopoli) publiée à Venise vers 1764 et attribuée par le
marquis de Paulmy au comte Carlo Gozzi, dernier défenseur de la
_Commedia dell' Arte_.

On connaît une traduction allemande dans le 1er vol. des _Priapische
Romane_.




MÉMOIRES D'UNE FEMME DE PLAISIR


LETTRE PREMIÈRE

MADAME,

Je vais vous donner une preuve indubitable de ma complaisance à
satisfaire vos désirs et, quelque mortifiante que puisse être la tâche
que vous m'imposez, je me ferai un devoir de détailler avec fidélité les
périodes scandaleuses d'une vie débordée, dont je me suis enfin tirée
heureusement, pour jouir de toute la félicité que peuvent procurer
l'amour, la santé et une fortune honnête; étant d'ailleurs encore assez
jeune pour en goûter le prix et pour cultiver un esprit qui
naturellement n'était pas dépravé, qui, même parmi les dissipations où
je me vis entraînée, ne laissa point de former des observations sur les
moeurs et sur les caractères des hommes, observations peu communes aux
personnes de l'état où j'ai vécu, lesquelles, ennemies de toute
réflexion, les bannissent pour jamais, afin d'éviter les remords qu'un
retour sur elles-mêmes ferait naître dans leurs coeurs.

Haïssant aussi mortellement que je le fais toute préface inutile, je ne
vous ferai point languir par un exorde ennuyeux; je dois seulement vous
avertir que je retracerai toutes mes actions avec la même liberté que je
les ai commises.

La vérité, la vérité toute nue guidera ma plume. Je ne prendrai même pas
la peine de couvrir de la plus légère gaze mes crayons; je peindrai les
choses d'après nature, sans crainte de violer les lois de la décence,
qui ne sont pas faites pour des personnes aussi intimement amies que
nous. D'ailleurs, vous avez une connaissance trop consommée des plaisirs
réels pour que leur peinture vous scandalise. Vous n'ignorez pas que les
gens d'esprit et de goût ne se font nul scrupule de décorer leurs
cabinets de nudités de toute espèce, quoique, par la crainte qu'ils ont
de blesser l'oeil et les préjugés du vulgaire, ils n'aient garde de les
exposer dans leurs salons.

                   *       *       *       *       *

Passons à mon histoire. On m'appelait, étant enfant, Frances Hill[10].
Je suis née de parents pauvres, dans un petit village près de Liverpool,
dans le Lancashire, de parents extrêmement pauvres et, je le crois
pieusement, très honnêtes.

  [10] _Frances_, Françoise; le diminutif de _Frances_ est _Fanny_,
    c'est-à-dire Fanchonon, Fanchonette; _Hill_ signifie colline, et
    l'édition de 1756 de la traduction abrégée par Lambert des _Memoirs
    of a woman of pleasure_ est intitulée _Apologie de la fine
    galanterie de Mlle Françoise de la Montagne_. Mais les traducteurs
    ne francisent plus les noms propres.

Mon père, qu'une infirmité empêchait de travailler aux gros ouvrages de
la campagne, gagnait, à faire des filets, une très médiocre subsistance,
que ma mère n'augmentait guère en tenant une petite école de filles dans
le voisinage. Ils avaient eu plusieurs enfants dont j'étais restée seule
en vie.

Mon éducation, jusqu'à l'âge de quatorze ans passés, avait été des plus
communes. Lire ou plutôt épeler, griffonner et coudre assez mal, faisait
tout mon savoir. A l'égard de mes principes de vertu, ils consistaient
dans une parfaite ignorance du vice et dans une sorte de retenue et de
timidité naturelles à notre sexe, dans la première période de la vie, où
les objets vous effrayent surtout par leur nouveauté; mais alors nous ne
guérissons de la peur que trop tôt aux dépens de notre innocence,
lorsque nous nous habituons peu à peu à ne plus voir, dans l'homme, une
bête féroce prête à nous dévorer.

Ma pauvre mère avait toujours été tellement occupée de son école et des
petits embarras du ménage qu'elle n'avait employé que bien peu de temps
à m'instruire. Au reste, elle était trop ignorante du mal pour être en
état de me donner des leçons qui pussent m'en garantir.

J'étais entrée dans ma quinzième année, lorsque les chers et
regrettables auteurs de ma vie moururent de la petite vérole, à quelques
jours l'un de l'autre. Mon père mourut le premier, entraînant ma mère
dans la tombe. Je me trouvai, par leur mort, une malheureuse orpheline
sans ressources et sans amis, car mon père, qui était du comté de Kent,
s'était établi par hasard dans le village. Je fus aussi attaquée de
cette contagieuse maladie, mais fort légèrement; je fus bientôt hors de
danger et (avantage dont j'ignorais alors la valeur) sans qu'il m'en
restât aucune marque. Je passe sur le chagrin, la véritable affliction
où cette perte me plongea. Le temps et l'humeur volage de la jeunesse
n'en effacèrent que trop tôt de ma mémoire la triste et précieuse
époque. Mais ce qui contribua surtout à me la faire oublier, ce fut
l'idée, qu'on me mit tout à coup dans la tête, d'aller à Londres
chercher une place. Une jeune femme, nommée Esther Davis, alors dans
notre village, devait retourner incessamment à Londres, où elle était en
service; elle me proposa de l'y suivre, m'assurant de m'aider de ses
avis et de son crédit pour me faire placer.

Comme il n'y avait personne au monde qui se mît en peine de ce que je
deviendrais et que la femme qui avait pris soin de moi après la mort de
mes parents m'encourageait plutôt dans mon nouveau dessein, j'acceptai
sans hésiter l'offre qu'on me faisait, résolue d'aller à Londres et d'y
tenter fortune; tentative qui, soit dit en passant, est plus funeste
qu'avantageuse aux aventuriers de l'un et l'autre sexe, émigrés de leur
province.

J'étais enchantée des merveilles qu'Esther Davis me contait de Londres;
il me tardait d'y être pour voir les Lions de la Tour, le Roi, la
Famille royale, les mausolées de Westminster, la Comédie, l'Opéra, enfin
toutes les jolies choses dont elle piquait ma curiosité par ses
agréables récits et dont le tableau détaillé me tourna complètement la
tête.

Je ne puis non plus me rappeler sans rire la naïve admiration, mêlée
d'une pointe d'envie, avec laquelle nous autres pauvres filles, dont les
habits du dimanche étaient tout au plus des chemises de grosse toile et
des robes d'indienne, nous regardions Esther avec ses robes de satin
luisant, ses chapeaux bordés d'un pouce de dentelle, ses rubans aux
vives couleurs brochés d'argent; toutes choses qui, pensions-nous,
poussaient, naturellement à Londres et qui entrèrent pour beaucoup dans
ma détermination d'y aller afin d'en prendre ma part.

Quant à Esther, son seul et unique motif pour se charger de moi pendant
le voyage était d'avoir en route la société d'une compatriote. Nous
allions dans une ville où, comme elle me disait dans son langage et avec
ses gestes:

«Nombre de pauvres campagnardes ont trouvé moyen, par leur bonne
conduite, de s'enrichir elles et les leurs. Bien des filles _vartueuses_
ont épousé leurs maîtres, qui les font aujourd'hui rouler en carrosse.
On en connaît même quelques-unes qui sont devenues duchesses. La chance
fait tout et nous y pouvons prétendre aussi bien que les autres.»

Et un tas de propos pareils qui me faisaient griller d'envie
d'entreprendre cet heureux voyage. Que devais-je quitter d'ailleurs? un
village où j'étais née, il est vrai, mais où je n'avais personne à
regretter; un endroit qui m'était devenu insupportable, depuis qu'à des
témoignages de tendresse avaient succédé des airs froids de charité,
dans la maison même de l'unique amie dont je pouvais attendre soins et
protection. Cette femme, toutefois, se conduisit honnêtement. Elle fit
argent des petites choses qui me restaient et me remit, les dettes et
les frais d'enterrement acquittés, toute ma fortune, à savoir: huit
guinées et dix-sept schellings. J'empaquetai ma modeste garde-robe dans
une boîte à perruque et mis mon argent dans une boîte à ressort. Je
n'avais jamais vu tant de richesse et ne pouvais concevoir qu'il fût
possible de la dépenser; ma joie de posséder un tel trésor était si
réelle que je fis très peu d'attention à une infinité de bons avis qui
me furent donnés, par surcroît.

Nous partîmes par la voiture de Chester. Je laisse de côté la petite
scène des adieux, où je versai quelques larmes de chagrin et de joie. Ma
conductrice me servit de mère pendant la route, en considération de quoi
elle jugea à propos de me faire payer son écot jusqu'à Londres. Elle
fit, à la vérité, les choses en conscience et ménagea ma bourse comme si
c'eût été la sienne. Je ne m'arrêterai pas au détail insignifiant de ce
qui m'arriva en route, comme, par exemple, les regards que d'un oeil
humide de liqueur me lançait le postillon, le manège de tel ou tel des
voyageurs à mon adresse, déjoué par la vigilance de ma protectrice
Esther.

                   *       *       *       *       *

Ce ne fut qu'assez tard, un soir d'été, que nous arrivâmes à la ville,
dans notre pesant équipage traîné cependant par deux forts chevaux.
Comme nous passions par les grandes rues qui menaient à notre auberge,
le bruit des voitures, le tumulte, la cohue des piétons, bref, tout ce
nouveau spectacle des boutiques et des maisons me plaisait et m'étonnait
à la fois.

Lorsque nous fûmes arrivées à l'auberge et que nos bagages furent
descendus, Esther Davis, sur la protection de qui je comptais plus que
jamais, me pétrifia par une froide harangue dont voici la substance:

«Loué soit Dieu, nous avons fait un bon voyage. Ça, je m'en vais vite
dans ma place; songez à vous mettre en service le plus tôt que vous
pourrez; n'appréhendez pas que les places vous manquent; il y en a ici
plus que de paroisses. Je vous conseille d'aller au bureau de placement.
Pour moi, si j'entends parler de quelque chose, je vous en donnerai
avis. Vous ferez bien, en attendant, de prendre une chambre. Je vous
souhaite beaucoup de bonheur... J'espère que vous serez toujours brave
fille et ne ferez point tort à vos parents.»

Après cette belle exhortation, elle me fit une courte révérence et prit
congé de moi, me laissant pour ainsi dire confiée à moi-même, aussi
légèrement que je lui avais été confiée.

Je sentis avec une amertume inexprimable la cruauté de son procédé. Elle
n'eut pas les talons tournés que je fondis en larmes, ce qui me soulagea
un peu, mais point assez pour me tranquilliser l'esprit sur l'embarras
où je me trouvais. Un des garçons de l'hôtellerie vint mettre le comble
à mes inquiétudes en me demandant si je n'avais besoin de rien. Je lui
répondis naïvement que non, mais que je le priais de me faire avoir un
logement pour cette nuit. L'hôtesse parut et me dit sèchement, sans être
touchée de l'état où elle me voyait, que j'aurais un lit pour un
schelling, et que ne doutant pas que je n'eusse des amis dans la ville
(ce qui me fit, hélas! pousser un grand soupir), je pourrais me pourvoir
le lendemain matin.

Dès que je me vis assurée d'un lit, je repris courage et résolus
d'aller, le jour suivant, au bureau de placement dont Esther m'avait
donné l'adresse sur le revers d'une chanson.

J'espérais trouver dans ce bureau l'indication d'une place convenable
pour une campagnarde telle que moi et qui me permettrait d'épargner le
peu que je possédais. Quant à un certificat de bonne conduite, Esther
m'avait souvent répété qu'elle se chargeait de m'en procurer un; or, si
affectée que je fusse de son abandon, je n'avais pas cessé de compter
sur elle. En bonne fille que j'étais, je commençais à croire qu'elle
avait agi tout naturellement et que si j'en avais mal jugé d'abord,
c'était par ignorance de la vie.

L'impatience où j'étais de mettre mon projet à exécution me rendit
matinale. Je mis à la hâte mes plus beaux atours de village, et laissant
l'hôtesse dépositaire de ma petite malle, je m'en fus droit au bureau
qui me fut indiqué.

Une vieille matrone tenait cette maison. Elle était assise devant une
table avec un gros registre, où paraissait griffonné par ordre
alphabétique un nombre infini d'adresses.

J'approchai de cette vénérable personne les yeux respectueusement
baissés, passant à travers une foule prodigieuse de peuple, tous
rassemblés pour la même cause. Je lui lis une demi-douzaine de
révérences niaises, en lui bégayant ma très humble requête.

Elle me donna audience avec toute la dignité et le sérieux d'un petit
ministre d'État, et m'ayant toisée de l'oeil, elle me répondit, après
m'avoir fait au préalable lâcher un schelling, que les conditions pour
femmes étaient fort rares, et surtout pour moi qui ne paraissais guère
propre aux ouvrages de fatigue; mais qu'elle verrait pourtant sur son
livre s'il y avait quelque chose qui me convînt, quand elle aurait
expédié quelques-unes de ses pratiques.

Je me retirai tristement en arrière, presque désespérée de la réponse de
cette vieille médaille. Néanmoins, pour me distraire, je hasardai de
promener mes regards sur l'honorable cohue dont je faisais partie, et
parmi laquelle j'aperçus une lady (car, dans mon extrême ignorance, je
la crus telle): c'était une grosse dame à trogne bourgeonnée, d'environ
cinquante ans, vêtue d'un manteau de velours au coeur de l'été, tête
nue. Elle avait les yeux fixés avidement sur moi, comme si elle eût
voulu me dévorer. Je me trouvai d'abord un peu déconcertée et je rougis,
mais un sentiment secret d'amour-propre me faisait interpréter la chose
en ma faveur; je me rengorgeai de mon mieux et tâchai de paraître le
plus à mon avantage qu'il me fût possible. Enfin, après m'avoir bien
examinée tout son saoul, elle s'approcha d'un air extrêmement composé et
me demanda si je voulais entrer en service. A quoi je répondis que oui,
avec une profonde révérence.

«Vraiment, dit-elle, j'étais venue ici à dessein de chercher une
fille... Je crois que vous pourrez faire mon affaire, votre physionomie
n'a pas besoin de répondant... Au moins, ma chère enfant, il faut bien
prendre garde; Londres est un abominable séjour... Ce que je vous
recommande, c'est de la soumission à mes avis et d'éviter surtout la
mauvaise compagnie.» Elle ajouta à ce discours mainte autre phrase plus
que persuasive pour enjôler une innocente campagnarde, qui se croyait
trop heureuse de trouver une telle condition, car je me figurais avoir
affaire à une dame fort respectable.

Cependant, la vieille teneuse de livre, à la vue de qui notre accord
s'était passé, me souriait de façon que je m'imaginai sottement qu'elle
me congratulait sur ma bonne chance: mais j'ai découvert depuis que les
deux gueuses s'entendaient comme larrons en foire et que cette honnête
maison était un magasin d'où Mistress Brown, ma maîtresse, tirait
souvent des provisions neuves pour accommoder ses chalands. Elle était
si contente que, de peur que je lui échappasse, elle me jeta
immédiatement dans un carrosse, et ayant été retirer ma boîte de mon
auberge, nous fûmes à une boutique dans _Saint-Paul's-Churchyard_, où
elle acheta une paire de gants qu'elle me donna; puis elle nous fit
conduire et descendre droit à son logis, dans ... Street!

Elle m'avait, durant la route, amusée par toutes sortes d'histoires plus
croyables les unes que les autres, sans laisser échapper une syllabe
d'où je pusse rien conclure, sinon que, par le plus heureux des hasards,
j'étais tombée dans les mains de la meilleure maîtresse, pour ne pas
dire la meilleure amie, qu'il me fût possible de trouver en ce bas
monde. En conséquence, je franchis le seuil toute confiante et joyeuse,
me promettant, aussitôt installée, d'informer Esther Davis de ma rare
bonne fortune.

L'apparence du lieu, le goût et la propreté des meubles ne diminuèrent
rien de la bonne opinion que j'avais conçue de ma place. Le salon où je
fus introduite me parut magnifiquement meublé; car, en fait de salon, je
ne connaissais encore que les salles d'auberge où j'avais passé sur ma
route; il y avait deux trumeaux dorés et un buffet garni de quelques
pièces d'argent bien en évidence qui m'éblouirent. Je ne doutai pas que
je ne fusse dans une maison des mieux famées.

Aussitôt mon installation faite, ma maîtresse débuta par me dire que son
dessein était que nous vécussions familièrement ensemble, qu'elle
m'avait prise moins pour la servir que pour lui tenir compagnie et que,
si je voulais être bonne fille, elle ferait plus pour moi qu'une
véritable mère. A quoi je répondis niaisement en faisant deux ou trois
ridicules révérences:

«Oui, oh! que si, bien obligée, votre servante.»

Un moment après elle sonna et une grande dégingandée de fille parut:

«Martha, lui dit Mistress Brown, je viens d'arrêter cette jeune personne
pour prendre soin de mon linge; allez, montrez-lui sa chambre. Je vous
ordonne surtout de la regarder comme une autre moi-même; car je vous
avoue que sa figure me plaît à un point que je ne sais pas ce que je
serais capable de faire pour elle.»

Martha, qui était une rusée coquine des mieux stylées au métier, me
salua respectueusement et me conduisit au second étage, dans une chambre
sur le derrière, où il y avait un fort bon lit, que je devais partager,
à ce qu'elle m'apprit, avec une jeune dame, une cousine de Mistress
Brown. Après quoi elle me fit le panégyrique de sa bonne et chère
maîtresse, m'assurant que j'étais fort heureuse d'être si bien tombée;
qu'il n'était pas possible de mieux rencontrer; qu'il fallait que je
fusse née coiffée; que je pouvais me vanter d'avoir fait un excellent
hasard. En un mot, elle me dit cent autres platitudes de cette espèce,
capables de me faire ouvrir les yeux si j'avais eu la moindre
expérience.

On sonna une seconde fois; nous descendîmes et je fus introduite dans
une salle où la table était dressée pour trois. Ma maîtresse avait alors
avec elle sa prétendue parente, sur qui les affaires de la maison
roulaient. Mon éducation devait être confiée à ses soins, et, suivant ce
plan, on était convenu que nous coucherions ensemble.

Ici je subis un nouvel examen de la part de Miss Phoebe Ayres, ma
tutrice, qui eut la bonté de me trouver aussi de son goût. J'eus
l'honneur de dîner entre ces deux dames, dont les attentions et les
empressements alternatifs me ravissaient l'âme, et, simple que j'étais,
je ne cessais d'appeler Mistress Brown Sa _Seigneurie_.

Il fut arrêté que je garderais la chambre pendant qu'on me ferait des
habits convenables à l'état que je devais tenir auprès de ma maîtresse;
mais ce n'était qu'un prétexte. Mistress Brown ne voulait pas que
personne de ses clients ou de ses _biches_, comme elle appelait les
filles de sa maison, me vît jusqu'à ce qu'elle eût trouvé acheteur pour
ma virginité, trésor que, selon toute apparence, j'avais apporté au
service de Sa _Seigneurie_.

Depuis le dîner jusqu'au soir, il ne se passa rien qui mérite d'être
rapporté. Après souper, l'heure de la retraite étant arrivée, nous
montâmes chacune à notre appartement. Miss Phoebe, qui s'aperçut que
j'avais de la honte à me déshabiller en sa présence, m'enleva dans la
minute mouchoir de cou, robe et cotillons. Alors, rougissant de me voir
ainsi nue, je me fourrai comme un éclair entre les draps, où la commère
ne tarda pas à me suivre en riant aux éclats. Phoebe avait environ
vingt-cinq ans et en paraissait dix de plus par ses longs et fatigants
services et l'usage des eaux chaudes; ce qui l'avait réduite au métier
d'appareilleuse avant le temps.

L'égrillarde ne fut pas plus tôt à mon côté qu'elle m'embrassa avec une
ardeur incroyable. Je trouvai ce manège aussi nouveau que bizarre; mais
l'imputant à la seule amitié, je lui rendis de la meilleure foi et le
plus innocemment du monde baisers pour baisers. Encouragée par ce petit
succès, elle promena ses mains sur mon corps et ses attouchements
m'émurent et me surprirent davantage qu'ils me scandalisèrent.

Les éloges flatteurs dont elle assaisonnait ses caresses contribuèrent à
me gagner; ne connaissant point le mal, je n'en craignais aucun,
d'autant plus qu'elle m'avait démontré qu'elle était femme en portant
mes mains sur une paire de seins flasques et pendants dont le volume
était plus que suffisant pour faire la distinction des deux sexes,
surtout pour moi qui n'en connaissais point d'autre.

Je demeurai donc aussi docile qu'elle put le désirer, ses privautés ne
faisant naître dans mon coeur que l'émotion d'un plaisir, d'autant plus
vif et plus pénétrant que je l'avais ignoré jusqu'alors. Un feu subtil
se glissa dans mes veines et m'embrasa pour ainsi dire jusqu'à l'âme. Ma
gorge naissante, ferme et polie, irritant de plus en plus ses désirs,
l'amusèrent un moment, puis Phoebe porta la main sur cette imperceptible
trace, ce jeune et soyeux duvet éclos depuis quelques mois et qui
promettait d'ombrager un jour le doux siège des plus délicieuses
sensations, mais qui jusqu'alors avait été le séjour de la plus
insensible innocence. Ses doigts en se jouant s'exerçaient à tresser les
tendres scions de cette charmante mousse, que la nature a fait croître
autant pour l'ornement que pour l'utilité.

Mais, non contente de ces préludes, Phoebe tenta le point principal, en
insinuant par gradations son index jusqu'au vif, ce qui m'aurait sans
doute fait sauter hors du lit et crier au secours si elle ne s'y était
pas prise aussi doucement qu'elle le fit.

Ses attouchements avaient allumé dans tout mon corps un feu nouveau, qui
s'était principalement concentré dans le point central, où des mains
étrangères s'égarèrent pour la première fois, tantôt me pinçant, tantôt
me caressant, jusqu'à ce qu'un hélas! profond eût fait connaître à
Phoebe qu'elle touchait à ce passage étroit et inviolé, qui lui refusait
une entrée plus libre.

Enfin cette libertine triompha. Je restai entre ses bras dans une espèce
d'anéantissement si délectable que j'aurais souhaité qu'il ne cessât
jamais.

«Ah! s'écriait-elle en me tenant toujours serrée, que tu es une aimable
enfant!... quel sera le mortel assez heureux pour te rendre femme!...
Dieu! que ne suis-je homme!...»

Elle interrompait ces expressions entrecoupées par les baisers les plus
brûlants et les plus lascifs que j'aie reçus de ma vie...

J'étais si transportée, mes sens étaient tellement confondus, que je
serais peut-être expirée si des larmes délicieuses, qui m'échappèrent
dans la vivacité du plaisir, n'eussent en quelque manière calmé le feu
dont je me sentais dévorée.

Phoebe, l'impudique Phoebe, à qui tous les genres et toutes les formes
de plaisirs étaient connus, avait pris, selon toute apparence ce goût
bizarre en éduquant de jeunes filles. Ce n'était pas néanmoins qu'elle
eût de l'aversion pour les hommes, qu'elle ne les préférât à notre sexe,
mais un penchant insupportable pour les plaisirs les lui faisait prendre
indistinctement, de quelque façon qu'ils se présentassent. Rien, en un
mot, n'étant capable de la rassasier, elle jeta tout à coup le drap au
pied du lit et je me trouvai la chemise au-dessus des épaules, sans que
j'eusse la force de me dérober à ses regards. Il faut dire que ma
brûlante rougeur provenait plutôt du désir que de la modestie. Cependant
la chandelle brûlant encore, à coup sûr, non sans dessein, jetait sa
pleine lumière sur tout mon corps.

«Non, me disait-elle, ma chère poulette, il ne faut pas songer à me
dérober tous ces trésors. Il faut que je satisfasse ma vue aussi bien
que le toucher... je veux dévorer des yeux cette gorge naissante...
Laisse-la-moi baiser... Je ne l'ai point assez considérée... Que je la
baise encore une fois!... Ciel! quelle chair douce et ferme! quelle
blancheur!... Quels contours délicats!... Oh! le charmant duvet!... De
grâce, souffre que je voie tout. C'en est trop... je n'en puis plus...
Il faut, il faut...»

Ici elle se saisit de ma main et la porta à l'endroit que l'on sait.
Mais que les mêmes choses sont quelquefois différentes! Une épaisse et
forte toison couvrait une énorme solution de continuité. Je crus que je
m'y perdrais tout entière. Cependant, après s'être bien démenée, son
ardeur se ralentit: elle soupira profondément, et, me tenant toujours
étroitement serrée entre ses bras, elle semblait, par ses baisers
redoublés, attirer nos âmes sur nos lèvres brûlantes et collées
ensemble. Ensuite, elle lâcha mollement prise, se remit à mon côté,
éteignit la chandelle et retira sur nous la couverture.

J'ignore le plaisir dont elle jouit; mais je sais bien que je goûtai
cette nuit, pour la première fois, les transports de la nature; que les
premières idées de la corruption s'emparèrent de mon coeur et que
j'éprouvai, en outre, que la mauvaise compagnie d'une femme n'est pas
moins fatale à l'innocence que la séduction des hommes. Mais,
continuons... Lorsque la passion de Phoebe fut assouvie et qu'elle
goûtait un calme dont je me trouvais bien éloignée, elle me sonda
artificieusement sur tous les points qu'elle crut de l'intérêt de sa
vertueuse maîtresse et conçut, par mes réponses, par mon ignorance et
par la chaleur de mon tempérament, les espérances les plus flatteuses.

Après un dialogue assez long, ma compagne de lit me laissa à moi-même;
si bien que, fatiguée par les violentes émotions que j'avais souffertes,
je m'endormis sur-le-champ, et, dans un de ces songes lubriques que les
feux du plaisir font naître, je réalisai mes transports à peine
inférieurs pour la jouissance à ceux de l'acte réel dans l'état de
veille.

Je m'éveillai le matin à dix heures, très gaie et parfaitement reposée.
Phoebe, debout avant moi, eut soin de ne faire aucune allusion aux
scènes de la nuit. A ce moment, la servante apporta le thé et je
m'empressai de m'habiller. Quand Mistress Brown entra en se dandinant,
je tremblais qu'elle ne me grondât de m'être levée si tard; mais tout au
contraire, elle me mangea de caresses et me dit les choses du monde les
plus flatteuses. Nous déjeunâmes, et le thé à peine desservi, on se mit
à m'équiper promptement pour me faire paraître avec décence devant un
des chalands de la maison, qui attendait déjà que je fusse visible.
Imaginez combien mon coeur dut s'enfler de joie à la vue d'un taffetas
blanc broché d'argent, qui avait, à la vérité, subi un nettoyage, d'un
chapeau en dentelle de Bruxelles, de bottines brodées, et le reste à
l'avenant. Je puis dire sans vanité que, malgré tous les soins que l'on
prit à me parer, la nature faisait mon plus grand ornement. J'étais
d'une taille avantageuse et faite au tour; j'avais les cheveux blonds
cendrés luisants, qui flottaient sur mon cou en boucles naturelles; la
peau était d'un blanc à éblouir, les traits du visage un peu trop coloré
avaient de la délicatesse et de la régularité; j'avais de grands yeux
noirs pleins de langueur plutôt que de feu, si ce n'est en de certaines
occasions où, disait-on, ils lançaient des éclairs. J'avais au menton
une fossette qui était loin de produire un effet désagréable; mes dents,
desquelles j'avais toujours eu grand soin, étaient petites, égales et
blanches; ma poitrine était haute et bien attachée, on pouvait y voir la
promesse plutôt que la réalité de ces seins ronds et fermes qui, avant
peu, devaient justifier cette promesse. En un mot, toutes les conditions
le plus généralement requises pour la beauté, je les possédais, ou, du
moins, ma vanité m'empêchait de contredire la décision de nos souverains
juges, les hommes qui tous, à ma connaissance, se prononçaient hautement
en ma faveur. Dans mon sexe même, je rencontrai des femmes d'un
caractère trop élevé pour me refuser cette justice, tandis que d'autres
me louaient encore bien plus sûrement en essayant de m'enlever ce que
j'avais de mieux dans ma personne et sur mon visage... En voilà trop, je
l'avoue, beaucoup trop, en fait d'éloge de moi-même; mais je serais
ingrate envers la nature, envers une beauté à laquelle je dois de si
extraordinaires avantages, en tant que plaisirs et fortune, si
j'omettais, par fausse modestie, de mentionner des biens si précieux.

Aussitôt ma toilette achevée, nous descendîmes et Mistress Brown me
présenta à un vieux cousin de sa propre création, un gentleman, qui,
après m'avoir saluée, m'appuya sur la bouche un baiser dont je l'aurais
volontiers dispensé. En effet, on ne pouvait guère voir une plus
désagréable figure. Que l'on se représente un homme de soixante ans
passés, petit et contrefait, de couleur de cadavre, avec de gros yeux de
boeuf, une bouche fendue jusqu'aux oreilles, garnie de deux ou trois
défenses au lieu de dents, une haleine pestilentielle, enfin un monstre
dont le seul aspect faisait horreur.

C'était là le gentleman à qui ma bienfaitrice, son ancienne pourvoyeuse,
me destinait. Suivant ce beau projet, elle me fit tenir droite devant
lui, me tourna tantôt d'une façon, tantôt de l'autre, et, détachant mon
mouchoir, lui fit remarquer les mouvements, la forme et la blancheur de
ma gorge.

Quand on crut le bouc suffisamment prévenu par cet échantillon de mes
charmes, Phoebe me reconduisit à ma chambre, et, ayant fermé la porte,
elle me demanda mystérieusement si je ne serais pas bien aise d'avoir un
aussi beau gentleman pour mari. (Je suppose qu'on lui donnait le titre
de beau parce qu'il était chamarré de dentelles.) Je répondis naïvement
que je ne songeais point au mariage, mais que si jamais j'avais un choix
à faire ce serait parmi les gens de ma sorte, me figurant que tous les
_beaux gentlemen_ étaient faits sur le modèle de ce hideux animal.

Tandis que Phoebe employait sa rhétorique à me persuader en sa faveur,
Mistress Brown, ainsi que j'ai ouï dire depuis, l'avait taxé à cinquante
guinées pour la seule permission d'avoir un entretien préliminaire avec
moi, et à cent de plus au cas qu'il obtînt l'accomplissement de ses
désirs, le laissant maître de me récompenser comme il le jugerait à
propos. Le marché fut à peine conclu qu'il prétendit qu'on lui livrât la
marchandise sur-le-champ. On eut beau lui représenter que je n'étais pas
encore préparée à une pareille attaque, qu'il fallait tâcher de
m'apprivoiser avant de brusquer les choses; que, timide et jeune comme
je l'étais, on risquerait de m'effaroucher et de me rebuter par trop de
précipitation. Discours inutiles; tout ce qu'on put obtenir de lui fut
qu'il patienterait jusqu'au soir.

Pendant le dîner, mes deux embaucheuses ne cessèrent d'exalter le
merveilleux cousin:

«J'avais eu le bonheur de le rendre sensible dès la première vue... il
me ferait ma fortune si je voulais être bonne fille et ne point écouter
mes caprices... que je pouvais compter sur son honneur... que je serais
au niveau des plus grandes dames... j'aurais un carrosse pour me
promener...»

Elles ajoutèrent à ces fastidieux propos maintes autres bêtises capables
de tourner la tête d'une pauvre innocente telle que moi, si l'aversion
insurmontable que j'avais pour lui n'eût rendu leur babil sans effet. La
bouteille aussi allait grand train, afin, je suppose, de trouver un
auxiliaire dans la chaleur de mon tempérament pour l'assaut qui se
préparait.

La séance fut si longue qu'il était environ sept heures quand nous
sortîmes de table. Je montai à ma chambre; le thé fut bientôt servi;
notre vénérable maîtresse entra, escortée de mon effroyable satyre.
L'introduction faite, on prit le thé, puis lorsqu'il fut desservi elle
me dit qu'une affaire de la dernière importance la forçait de nous
quitter, que je l'obligerais sensiblement de vouloir bien tenir
compagnie à son cher cousin jusqu'à son retour.

«Pour vous, monsieur, ajouta-t-elle, songez, par vos attentions et vos
bonnes manières, à vous rendre digne de l'affection de cette aimable
enfant. Adieu, ne vous ennuyez point.»

En proférant ces derniers mots, la perfide était déjà presque au bas de
l'escalier. Je m'attendais si peu à ce départ précipité, que je tombai
sur le canapé comme pétrifiée. Le monstre se mit aussitôt près de moi et
voulut m'embrasser; son haleine infecte me fit évanouir. Alors,
profitant de l'état où j'étais, il me découvrit brusquement la gorge,
qu'il profana de ses regards et de ses attouchements impurs. Encouragé
par cet heureux début, l'infâme m'étendit de mon long et eut l'audace de
glisser une de ses mains sous mes jupes; cette outrageante tentative me
rappela à la vie. Je me relevai avec promptitude et le suppliai, fondant
en larmes, de ne me faire aucune insulte.

«--Qui, moi, ma chère? dit-il, vous faire insulte! Ce n'est pas mon
intention; est-ce que la vieille madame ne vous a pas appris que je vous
aime? que je suis dans le dessein de...»

«--Je sais cela, monsieur, interrompis-je; mais je ne saurais vous
aimer, sincèrement je ne le puis... De grâce, laissez-moi... Oui, je
vous aimerai de tout mon coeur si vous voulez me laisser et vous en
aller.»

C'était parler en l'air. Mes pleurs ne servirent qu'à l'enflammer
davantage; il m'étendit de nouveau sur le canapé et après avoir jeté mes
jupes par-dessus la tête, le vilain fit, en soufflant et mugissant comme
un taureau, des efforts qui se terminèrent par une libation
involontaire. Ce bel exploit achevé, il me vomit, dans sa rage, toutes
les horreurs imaginables, disant «qu'il ne me ferait pas l'honneur de
s'occuper davantage de moi; que la vieille maquerelle pouvait chercher
un autre pigeon..., qu'il ne serait plus ainsi dupé par une bégueule de
campagnarde...; qu'il pensait bien que j'avais donné mon pucelage à
quelque manant de mon pays et que je venais vendre mon petit lait à la
ville». J'écoutai toutes ces insultes avec d'autant plus d'indifférence
que je me flattais de n'avoir rien à redouter de ses brutales
entreprises.

Cependant, les pleurs qui coulaient de mes yeux, mes cheveux épais (mon
bonnet était tombé dans la lutte), ma gorge nue, en un mot, le désordre
attendrissant où j'étais, ranimèrent sa luxure. Il radoucit le ton et me
dit que si je voulais me prêter de bonne grâce avant que la vieille
revînt, il me rendrait son affection; en même temps il se mit en devoir
de m'embrasser et de porter la main à mon sein; mais, la crainte et la
haine me tenant lieu de force, je le repoussai avec une violence
extrême, et m'étant saisie de la sonnette, je la secouai tant que la
servante monta voir ce qu'il y avait, si le gentleman demandait quelque
chose.

Quoique Martha fût accoutumée dès longtemps aux scènes de cette espèce,
elle ne put me voir ensanglantée et chiffonnée comme je l'étais sans
émotion. De sorte qu'elle le pria immédiatement de descendre et de me
laisser reprendre mes sens, lui promettant que Mistress Brown et Phoebe
rajusteraient les choses à leur retour... qu'il n'y aurait rien de perdu
pour laisser respirer un peu la pauvre petite... qu'en son particulier
elle ne savait que penser de tout ceci, mais qu'elle ne me quitterait
pas que sa maîtresse ne fût rentrée. Le vieux singe, voyant qu'il serait
inutile de persister, sortit de la chambre, plein de rage, et me délivra
de son abominable figure.

Après son départ, Martha jugea, au pitoyable état où j'étais, que
j'avais besoin de repos et m'offrit en conséquence quelques gouttes
d'ammoniaque et de me mettre au lit; ce que je refusai par la crainte
que me donnait le retour du monstre qui venait de me quitter. Cependant,
Martha me persuada si bien que je me couchai, en proie au plus vif
chagrin et agitée par la cruelle inquiétude d'avoir déplu à Mistress
Brown, dont je redoutais la vue, tant était grande ma simplicité, car ni
la vertu ni la modestie n'avaient eu aucune part dans la défense que
j'avais faite: elle provenait uniquement de l'aversion que m'avait
inspirée la brutalité de l'horrible séducteur de mon innocence.

Les deux appareilleuses rentrèrent à onze heures du soir, et sur le
récit que ma libératrice leur fit des procédés brutaux du faux cousin à
mon égard, les perfides employèrent tous les soins imaginables pour me
rassurer et me tranquilliser l'esprit. Cependant elles se flattaient que
ce n'était que partie remise, et que je leur ferais gagner tôt ou tard
le restant du marché; mais heureusement je n'eus que la peur. Le
lendemain au soir j'appris, avec une joie extrême, que l'homme en
question, nommé Mr Crofts, et qui était un marchand des plus
considérables, venait d'être arrêté par ordre du roi, sous l'inculpation
de s'être indûment approprié près de quarante mille livres par des
opérations de contrebande. Ses affaires étaient, disait-on, si
désespérées que, en eût-il encore le goût, il n'avait plus le moyen de
poursuivre ses vues sur moi, car on venait de le jeter en prison et il
n'était pas probable qu'il en sortirait de sitôt. Mistress Brown,
persuadée par le mauvais succès de cette première épreuve qu'il fallait,
avant de faire de nouvelles tentatives, essayer d'adoucir mon humeur
sauvage, crut que le plus sûr moyen était de me livrer aux instructions
d'une troupe de filles qu'elle entretenait à la maison. Conformément à
ce beau projet, elles eurent toute liberté de me voir.

En effet, l'air délibéré de ces folles créatures, leur gaieté, leur
étourderie, me gagnèrent tellement le coeur, qu'il me tardait d'être
agrégée parmi elles. La timide retenue, la modestie, la pureté de moeurs
que j'avais apportées de mon village se dissipèrent en leur compagnie
comme la rosée du matin disparaît aux rayons du soleil.

Mistress Brown me gardait pourtant toujours sous ses yeux jusqu'à
l'arrivée de lord B... de Bath, avec qui elle devait trafiquer de ce
joyau frivole qu'on prise tant et que j'aurais donné pour rien au
premier crocheteur qui aurait voulu m'en débarrasser; car dans le court
espace que j'avais été livrée à mes compagnes, j'étais devenue si bonne
théoricienne qu'il ne me manquait plus que l'occasion pour mettre leurs
leçons en pratique. Jusque-là je n'avais encore entendu que des
discours; je brûlais de voir des choses; le hasard me satisfit sur cet
article lorsque je m'y attendais le moins.

Un jour, vers midi, que j'étais dans une petite garde-robe obscure,
séparée de la chambre de Mistress Brown par une porte vitrée, j'entendis
je ne sais quel bruit qui excita ma curiosité. Je me glissai doucement
et je me postai de telle façon que je pouvais tout voir sans être vue.
C'était notre Révérende Mère Prieure elle-même, suivie d'un jeune
grenadier à cheval, grand, bien découplé, et, selon les apparences, un
héros dans les joyeux ébats.

Je n'osais faire le moindre mouvement, ni respirer, de peur de manquer,
par mon imprudence, l'occasion d'un spectacle fort intéressant; mais la
paillarde avait l'imagination trop pleine de son objet présent pour que
toute autre chose fût capable de la distraire. Elle s'était assise sur
le pied du lit, vis-à-vis de la garde-robe, d'où je ne perdis pas un
coup d'oeil de ses monstrueux et flasques appas. Son champion avait
l'air d'un vivant de bon appétit et expéditif. En effet, il posa sans
cérémonie ses larges mains sur les effroyables mamelles, ou plutôt sur
les longues et pesantes calebasses de la mère Brown. Après les avoir
patinées quelques instants avec autant d'ardeur que si elles en avaient
valu la peine, il la jeta brusquement à la renverse et couvrit de ses
cotillons sa face bourgeonnée par le brandy. Tandis que le drôle se
débraillait, mes yeux eurent le loisir de faire la revue des plus
énormes choses qu'il soit possible de voir et qu'il n'est pas aisé de
définir. Qu'on se représente une paire de cuisses courtes et grosses,
d'un volume inconcevable, terminée en haut par une horrible échancrure,
hérissée d'un buisson épais de crin noir et blanc, on n'en aura encore
qu'une idée imparfaite.

Mais voici ce qui occupa toute mon attention. Le héros produisit au
grand jour cette merveilleuse et superbe pièce qui m'avait été inconnue
jusqu'alors et dont le coup d'oeil sympathique me fit sentir des
chatouillements presque aussi délectables que si j'eusse dû réellement
en jouir. Puis le drille se laissa tomber sur la dame. Aussitôt les
secousses du lit, le bruit des rideaux, leurs soupirs mutuels
m'annoncèrent qu'il avait donné dans le but.

La vue d'une scène si touchante porta le coup de mort à mon innocence.

Pendant la chaleur de l'action, glissant ma main sous ma chemise,
j'enflammai le point central de ma sensibilité et je tombai tout à coup
dans cette délicieuse extase où la nature, accablée de plaisir, semble
se confondre et s'anéantir.

Quand j'eus assez repris mes sens pour être attentive au reste de la
fête, j'aperçus la vieille dame embrassant comme une forcenée son
grenadier qui paraissait en cet instant plus rebuté que touché de ses
caresses. Mais une rasade d'un cordial qu'elle lui fit avaler et certain
mouvement officieux lui rendirent bientôt son premier état. Alors j'eus
tout le loisir de remarquer le mécanisme admirable de cette partie
essentielle de l'homme. Le sommet écarlate de l'instrument, ses
dimensions, un buisson qui en ombrageait la racine, joint au vaste
gousset qui l'accompagnait, tout fixa mon attention et augmenta mes
transports, qui ne firent que s'accroître par l'aspect des plaisirs d'un
second combat, que ma position me fit voir distinctement.

Avant de congédier son gars, Mistress Brown lui mit trois ou quatre
pièces de monnaie dans la main.

Le drôle était non seulement son favori, mais celui de toute la maison.

Elle avait eu grand soin de me tenir cachée, de crainte qu'il n'eût pas
la patience d'attendre l'arrivée du lord à qui mes prémices étaient
destinées, car on ne se serait point avisé de lui disputer son droit
d'aubaine.

Aussitôt qu'ils furent descendus, je volai à ma chambre, où, m'étant
enfermée, je me livrai intérieurement aux douces émotions qu'avait fait
naître en mon coeur le spectacle dont je venais d'être témoin. Je me
jetai sur mon lit dans une agitation insupportable, et ne pouvant
résister au feu qui me dévorait, j'eus recours à la triste ressource du
manuel des solitaires; mais malgré mon impatience, la douleur causée par
l'attouchement intérieur m'empêcha de poursuivre jusqu'à ce que Phoebe
m'eût donné là-dessus de plus amples instructions.

Quand nous fûmes ensemble, je la mis sur cette voie en faisant un récit
fidèle de ce que j'avais vu.

Elle me demanda quel effet cela avait produit sur moi. Je lui avouai
naïvement que j'avais ressenti les désirs les plus violents, mais qu'une
chose m'embarrassait beaucoup.

«Et qu'est-ce que c'est, dit-elle, que cette chose?

«Eh! mais, répondis-je, cette terrible machine. Comment est-il possible
qu'elle puisse entrer sans me faire mourir de douleur, puisque vous
savez bien que je ne saurais y souffrir que le petit doigt?... A l'égard
du bijou de ma maîtresse et du vôtre, je conçois aisément, par leurs
dimensions, que vous ne risquez rien. Enfin, quelque délectable qu'en
soit le plaisir, je crains d'en faire l'essai.»

Phoebe me dit en riant qu'elle n'avait pas encore ouï personne se
plaindre qu'un semblable instrument eût jamais fait de blessures
mortelles en ces endroits-là et qu'elle en connaissait d'aussi jeunes et
d'aussi délicates que moi qui n'en étaient pas mortes... qu'à la vérité
nos bijoux n'étaient pas tous de la même mesure; mais qu'à un certain
âge, après un certain temps d'exercice, cela prêtait comme un gant;
qu'au reste, si celui-là me faisait peur, elle m'en procurerait un d'une
taille moins monstrueuse.

«Vous connaissez, poursuivit-elle, Polly Philips; un jeune marchand
génois l'entretient ici. L'oncle du jeune homme est immensément riche et
très bon pour lui. Il l'a envoyé ici en compagnie d'un marchand anglais,
son ami, sous le prétexte de régler des comptes, mais en réalité pour
complaire au désir qu'il avait de voyager et de voir le monde. Il a
rencontré Polly par hasard dans une société, en est devenu amoureux, et
il la traite assez bien pour mériter qu'elle s'attache à lui. Il vient
la voir deux ou trois fois par semaine. Elle le reçoit dans le cabinet
clair du premier étage; on l'attend demain. Je veux vous faire voir ce
qui se passe entre eux, d'une place qui n'est connue que de Mistress
Brown et de moi.»

Le jour suivant, Phoebe, ponctuelle à remplir sa promesse, me conduisit
par l'escalier dérobé dans un réduit obscur où l'on mettait en réserve
de vieux meubles et quelques caisses de liqueurs et d'où nous pouvions
voir sans être vues. Les acteurs parurent bientôt, et après de mutuelles
embrassades de part et d'autre, il la conduisit jusqu'au lit de repos,
en face de nous; tous deux s'y assirent, et le jeune Génois servit du
vin avec des biscuits de Naples sur un plateau; puis, après quelques
questions qu'il fit en mauvais anglais, il la déshabilla jusqu'à la
chemise; Polly, à son exemple, en fit autant avec toute la diligence
possible. Alors, comme s'il eût été jaloux du linge qui la couvrait
encore, il la mit en un clin d'oeil toute nue et exposa à nos regards
les membres les mieux proportionnés et les plus beaux qu'il fût possible
de voir. La jeune fille, qui était, je le suppose, très habituée à ce
procédé, rougit, il est vrai, mais pas autant que moi-même lorsque je
pus la contempler debout et toute nue, avec sa chevelure noire dénouée
et flottante sur un cou et des épaules d'une blancheur éblouissante,
tandis que la carnation plus foncée de ses joues prenait graduellement
un ton de neige glacée; car telles étaient les teintes variées et le
poli de sa peau.

Polly n'avait pas plus de dix-huit ans. Les traits de son visage étaient
réguliers, délicats et doux, sa gorge était blanche comme la neige,
parfaitement ronde et assez ferme pour se soutenir d'elle-même sans
aucun secours artificiel; deux charmants boutons de corail, distants
l'un de l'autre, pointés en sens divers, en faisaient remarquer la
séparation.

Au-dessous se profilait la délicieuse région du ventre, terminée par une
section à peine perceptible qui semblait fuir par modestie et se cachait
entre deux cuisses potelées et charnues; une riche fourrure de zibeline
la recouvrait; en un mot, Polly était un vrai modèle de peintre et le
triomphe des nudités.

Le jeune Italien (encore en chemise) ne pouvait se lasser de la
contempler; ses mains, aussi avides que ses yeux, la parcouraient en
tous sens. En même temps, le gonflement de sa chemise faisait juger de
la condition des choses qu'on ne voyait pas: mais il les montra bientôt
dans tout leur brillant, en se dépouillant à son tour du linge qui les
cachait. Ce jeune étranger pouvait avoir alors environ vingt-deux ans;
il était grand, bien fait, taillé en hercule, et, sans être beau, d'une
figure fort avenante. Son nez inclinait du Romain, ses grands yeux
étaient noirs et brillants et sur ses joues un incarnat paraissait qui
avait bien sa grâce; car il était de complexion très brune, non de cette
couleur foncée et sombre qui exclut l'idée de fraîcheur, mais de ce
teint clair d'un luisant olivâtre qui dénote la vie dans toute sa
puissance et qui, s'il éblouit moins que la blancheur, plaît cependant
davantage, lorsqu'il lui arrive de plaire. Ses cheveux, trop courts pour
être noués, tombaient sur son cou en boucles petites et légères; aux
environs des seins apparaissaient quelques brindilles d'une végétation
qui ornait sa poitrine, indice de force et de virilité. Son compagnon
sortait avec pompe d'un taillis frisé; ses dimensions me firent
frissonner de crainte pour la tendre petite partie qui allait souffrir
ses brusques assauts; car il avait déjà jeté la victime sur le lit et
l'avait placée de façon que je voyais tout à mon aise le centre
délectable, dont le pinceau du Guide[11] n'aurait pu imiter le coloris
vermeil.

  [11] Il faut noter que les traducteurs français du XVIIIe siècle ont
    toujours remplacé ici le nom du Guide par celui de Rubens.

Alors Phoebe me poussa doucement et me demanda si je croyais l'avoir
plus petit. Mais j'étais trop attentive à ce que je voyais pour être
capable de lui répondre. Le jeune gentleman, en ce moment, s'approchait
du but, ne menaçait pas moins que de fendre la charmante enfant, qui lui
souriait et semblait défier sa vigueur. Il se guida lui-même et après
quelques saccades l'aimable Polly laissa échapper un profond soupir, qui
n'était rien moins qu'occasionné par la douleur. Le héros pousse, elle
répond en cadence à ses mouvements; mais bientôt leurs transports
réciproques augmentent à un tel degré de violence qu'ils n'observent
plus aucune mesure. Leurs secousses étaient trop rapides et trop vives,
leurs baisers trop ardents pour que la nature y pût suffire; ils étaient
confondus, anéantis l'un dans l'autre.

«Ah! ah! je n'y saurais tenir... c'en est trop... je m'évanouis...
j'expire... je meurs...» C'étaient les expressions entrecoupées qu'ils
lâchaient mutuellement dans cette agonie de délices. Le champion, en un
mot, faisant ses derniers efforts, annonça, par une langueur subite
répandue dans tous ses membres, qu'il touchait au plus délicieux moment.
La tendre Polly ajouta qu'elle y touchait aussi en jetant ses bras avec
fureur de côté et d'autre, les yeux fermés avec une sorte de soupir
sangloté à faire croire qu'elle expirait.

Quand il se fut retiré, elle resta quelques instants encore sans
mouvements... Elle sortit à la fin de son évanouissement et, sautant au
cou de son ami, il parut, par les nouvelles caresses que la friponne lui
prodigua, que l'essai qu'elle venait de faire de sa vigueur ne lui avait
point déplu.

Je n'entreprendrai pas de décrire ce que je sentis pendant cette scène,
mais de cet instant adieu mes craintes, et j'étais si pressée de mes
désirs que j'aurais tiré par la manche le premier homme qui se serait
présenté, pour le supplier de me débarrasser d'un brimborion qui m'était
désormais insupportable.

Phoebe, quoique plus accoutumée que moi à de semblables fêtes, ne put
être témoin de celle-ci sans être émue. Elle me tira doucement de ma
place d'observation et me conduisit du côté de la porte. Là, faute de
chaise et de lit, elle m'adossa contre le mur et alla reconnaître cette
partie où je sentais de si vives irritations. Elle fit un effet aussi
prompt que celui du feu sur la poudre. Alors, nous revînmes à notre
poste.

Le jeune étranger était assis sur le lit, vis-à-vis de nous; Polly,
assise sur un de ses genoux, le tenait embrassé; l'extrême blancheur de
sa peau, contrastait délicieusement avec le brun doux et lustré de son
amant, leurs langues enflammées, collées l'une contre l'autre,
semblaient vouloir pomper le plaisir dans sa source la plus pure.

Pendant ce tendre badinage, le champion avait repris une nouvelle vie.
Tantôt la folâtre Polly le flattait, tantôt elle le pressait et le
serrait.

Le jeune homme, de son côté, après avoir épuisé, en la caressant, toutes
les ressources de la luxure, se jeta tout à coup à la renverse et la
tira sur lui. Elle demeura ainsi quelques instants, jouissant de son
attitude. Mais bientôt l'aiguillon du plaisir les embrasant de nouveau,
ce ne fut plus qu'une confusion de soupirs et de mots mal articulés.

Il la serre étroitement dans ses bras, elle le presse dans les siens, la
respiration leur manque et ils restent tous deux sans donner aucun signe
de vie, plongés et absorbés dans une extase mutuelle.

J'avoue qu'il ne me fut pas possible d'en voir davantage: cette dernière
scène m'avait tellement mise hors de moi-même, que j'en étais devenue
furieuse. Je saisis Phoebe comme si elle avait eu de quoi me satisfaire.
Elle eut pitié de moi et, me faisant signe de la suivre, nous nous
retirâmes dans notre chambre.

La première chose que je fis fut de me jeter sur le lit; ma compagne s'y
étant mise aussi me demanda si je me sentais maintenant l'humeur
guerrière, ayant eu le temps de reconnaître l'ennemi. Je ne lui répondis
qu'en soupirant. Elle me prit alors la main et la conduisit à l'endroit
où j'aurais voulu rencontrer le véritable objet de mes désirs; mais, ne
trouvant qu'un terrain plat et creux, je me serais retirée brusquement
si je n'avais pas craint de la désobliger. Je me prêtai donc à son
caprice et lui laissai faire de ma main ce qu'il lui plut. Quant à moi
je languissais désormais pour quelque chose de plus solide et n'étais
pas d'humeur à me contenter de ces amusements insipides, si Mistress
Brown n'y pourvoyait bientôt. Je sentais même qu'il me serait difficile
de différer jusqu'à l'arrivée de mylord B..., quoiqu'on l'attendît
incessamment. Par bonheur, je n'eus pas besoin ni de lui ni de ses
dépens; l'Amour en personne, lorsque je l'espérais le moins, disposa de
mon sort.

Deux jours après l'aventure du cabinet, m'étant levée, par hasard, plus
matin qu'à l'ordinaire et tout le monde dormant encore, je descendis
pour prendre le frais dans un petit jardin dont l'entrée m'était
interdite quand il y avait des chalands au logis. Je fus extrêmement
surprise, en voulant traverser un salon, de voir un jeune gentleman qui
dormait profondément dans un fauteuil. Ses insouciants compagnons
l'avaient laissé là après l'avoir enivré et s'étaient retirés chacun en
compagnie d'une maîtresse. Sur la table restaient encore le bol de punch
et les verres, dans tout le désordre imaginable après une orgie
nocturne. Je m'approchai, par un mouvement naturel aux femmes, pour voir
sa physionomie. Mais, ô ciel! quel spectacle! il n'est pas possible
d'exprimer l'impression subite que fit sur moi cette charmante vue. Non,
cher et doux objet de mes tendres inclinations, je n'oublierai jamais
cet instant fortuné où mes yeux émerveillés t'adorèrent pour la première
fois... Il me semble que je te revois encore dans la même attitude.

Figurez-vous, madame, un blond adolescent de dix-huit à dix-neuf ans, la
tête inclinée sur un coin du fauteuil, les cheveux épais en boucles
légères ombrageant à demi un visage où la jeunesse dans toute sa fleur
et les grâces viriles se réunissaient pour fixer mes yeux et mon coeur:
la langueur même et la pâleur de ce visage, où, par suite des excès de
la nuit, le lys triomphait momentanément sur la rose, imprimaient une
indicible douceur aux plus beaux traits qu'on pût imaginer; ses yeux
clos de sommeil ne laissaient voir que les tranches de leurs paupières
réunies, délicieusement bordées de longs cils; au-dessus deux arcs, tels
que le crayon n'en saurait dessiner de plus réguliers, ornaient son
front, haut, blanc et lisse; enfin, une paire de lèvres vermillonnées,
saillantes et gonflées comme si une abeille venait de les piquer,
semblaient me porter, au nom de ce charmant dormeur, un défi que
j'allais accepter, si la modestie et le respect inséparables dans les
deux sexes d'une véritable passion n'avaient arrêté ce premier
mouvement.

Mais, en voyant son col de chemise déboutonné et sa poitrine découverte,
plus blanche qu'une nappe de neige, le plaisir de la contempler ne fut
pas assez puissant pour me le faire prolonger, aux risques d'une santé
qui devenait tout d'un coup le souci de ma vie. L'amour qui me rendait
timide me rendit tendre aussi. Je lui pris doucement la main et
l'éveillai. Il parut d'abord étonné et tressaillit en me regardant d'un
air égaré; mais, après m'avoir considérée, il me demanda quelle heure il
était. Je le lui dis et j'ajoutai que je craignais qu'il ne s'enrhumât
en restant ainsi exposé à l'air. Il me remercia avec une douceur qui
répondait admirablement à celle de ses yeux. Il ne doutait pas que je ne
fusse une des pensionnaires du bercail et que je ne vinsse pour lui
offrir mes services. Néanmoins, soit qu'il craignît de m'offenser, soit
que sa politesse naturelle le retînt dans les bornes de l'honnêteté, il
me parla le plus civilement du monde et me donnant un baiser, il me dit
que si je voulais passer une heure avec lui je n'aurais pas lieu de m'en
repentir. Quoique mon amour naissant m'y invitât, la crainte d'être
surprise par les gens de la maison me retenait.

Je lui dis que, pour des motifs que je n'avais pas le loisir de lui
expliquer, je ne pouvais rester plus longtemps en sa compagnie et que
peut-être je ne le reverrais de mes jours; ce que je ne pus proférer
sans laisser échapper un soupir du fond du coeur. Mon conquérant, qui, à
ce qu'il m'a avoué depuis, n'avait pas moins été frappé de ma figure que
moi de la sienne, me demanda précipitamment si je voulais qu'il
m'entretînt, ajoutant qu'il me mettrait en chambre sur-le-champ et
payerait ce que je devais dans la maison. Quelque folie qu'il y eût à
accepter une pareille offre de la part d'un inconnu, qui était trop
jeune pour qu'on pût avec prudence se lier à ses promesses, le violent
amour dont je me sentais éprise pour lui ne me laissa pas le temps de
délibérer. Je lui répondis, toute tremblante, que je me jetais entre ses
bras et m'abandonnais aveuglément à lui, soit qu'il fût sincère ou non.
Il y avait déjà quelque temps que, pour ne pas courir les mauvais
hasards de la ville, il cherchait une fille qui lui convînt; ma bonne
fortune voulut qu'il me trouvât à son gré et que nous fissions
immédiatement le marché qui fut scellé par un échange de baisers, dont
il se contenta dans l'espoir de jouissances plus continues.

Jamais, du reste, garçon n'eut plus que lui, dans sa figure, de quoi
tourner la tête à une fille et lui faire passer par-dessus toutes les
considérations pour le plaisir de suivre un amant.

En effet, à toutes les perfections de beauté masculine qui se trouvaient
réunies dans sa personne, il ajoutait un air de bon ton et de noblesse,
une certaine élégance dans la manière de porter sa tête, qui le
distinguait encore davantage; ses yeux étaient vifs et pleins
d'intelligence; ses regards avaient en eux quelque chose de doux à la
fois et d'imposant; sa complexion brillait des aimables couleurs de la
rose, tandis que sur ses joues un rose tendre et vif, indéfinissable, le
prémunissait victorieusement contre le reproche de manquer de vie,
d'être lymphatique et mou, qu'on adresse ordinairement aux jeunes gens
d'un blond aussi prononcé qu'était le sien.

Notre petit plan fut que je m'échapperais le jour suivant, vers les sept
heures du matin (chose que je pouvais promettre, car je savais où
trouver la clef de la porte donnant sur la rue), et lui m'attendrait
dans un carrosse au bout de la rue. Je lui recommandai ne pas donner à
connaître qu'il m'eût vue, pour des raisons que je lui dirais à loisir.
Ensuite, de peur de faire échouer notre projet par indiscrétion, je
m'arrachai de sa présence et remontai sans bruit à ma chambre. Phoebe
dormait encore; je me déshabillai promptement et me remis au lit, le
coeur rempli de joie et d'inquiétude.

Cependant le seul espoir de satisfaire ma flamme dissipa petit à petit
toutes mes craintes. Mon âme était tellement occupée de cet adorable
objet que j'aurais versé tout mon sang pour le voir et jouir de lui un
instant. Il pouvait faire de moi ce qu'il voulait: ma vie était à lui,
je me serais, crue trop heureuse de mourir d'une main si chère.

Je passai dans de semblables réflexions ce jour-là, qui me parut une
éternité. Combien de fois ne me prit-il pas envie d'avancer la pendule,
comme si ma main eût pu en hâter le temps? Je suis surprise que les gens
de la maison ne remarquèrent pas alors quelque chose d'extraordinaire en
moi, surtout lorsqu'à dîner on vint à parler de cet adorable mortel qui
avait déjeuné au logis:

«Ah! s'écriaient mes compagnes, qu'il est beau, complaisant, doux et
poli!»

Elles se seraient arrachées le bonnet pour lui. Je laisse à penser si de
pareils discours diminuaient le feu qui me consumait. Néanmoins
l'agitation où je fus toute la journée produisit un bon effet. Je dormis
assez bien jusqu'à cinq heures du matin; je me glissai incontinent hors
du lit, et m'étant habillée en un clin d'oeil, j'attendis avec autant
d'impatience que de crainte le moment heureux de ma délivrance. Il
arriva enfin, ce délicieux moment. Alors, encouragée par l'amour, je
descendis sur la pointe des pieds et gagnai la porte, dont j'avais
escamoté la clef à Phoebe.

Dès que je fus dans la rue, je découvris mon ange tutélaire, qui
m'attendait. Voler comme un trait à lui, sauter dans le carrosse, me
jeter au cou de mon ravisseur, et fouette cocher, tout cela ne fit
qu'un.

Un torrent de larmes, les plus douces que j'aie versées de ma vie, coula
immédiatement de mes yeux. Mon coeur était à peine capable de contenir
la joie que je ressentais de me voir entre les bras d'un si beau jeune
homme. Il me jurait, chemin faisant, dans les termes les plus
passionnés, qu'il ne me donnerait jamais sujet de regretter la démarche
où il m'avait embarquée. Mais, hélas! quel mérite y avait-il dans cette
démarche? N'était-ce pas mon penchant qui me l'avait fait faire?

En quelques minutes (car les heures n'étaient plus rien pour moi), nous
descendîmes à Chelsea[12], dans une fameuse taverne réputée pour les
parties fines. Nous y déjeunâmes avec le maître de la maison, qui était
un réjoui du vieux temps et parfaitement au fait du négoce. Il nous dit
d'un ton gai et en me regardant malicieusement qu'il nous souhaitait une
satisfaction entière; que, sur sa foi, nous étions bien appariés; que
grand nombre de _gentlemen_ et de _ladies_ fréquentaient sa maison, mais
qu'il n'avait jamais vu un plus beau couple; qu'il jurerait que j'étais
du fruit nouveau; que je paraissais si fraîche, si innocente, et qu'en
un mot mon compagnon était un heureux mortel. Ces éloges, quoique
grossiers, me plurent infiniment et contribuèrent à dissiper la crainte
que j'avais de me trouver seule à la discrétion de mon nouveau
souverain; crainte où l'amour avait plus de part que la pudeur. Je
souhaitais, je brûlais d'impatience de me trouver seule avec lui, je
serais morte pour lui plaire, et pourtant je ne sais comment ni pourquoi
je craignais le point capital de mes plus ardents désirs. Ce conflit de
passions différentes, ce combat entre l'amour et la modestie me firent
pleurer de nouveau. Dieu! que de pareilles situations sont intéressantes
pour de vrais amants!

  [12] Faubourg qui est à l'ouest de Londres et situé sur la rive gauche
    de la Tamise.

Après le déjeuner, Charles (c'était le nom du précieux objet de mes
adorations), avec un sourire mystérieux, me prit par la main et me dit
qu'il me voulait montrer une chambre d'où l'on découvrait la plus belle
vue du monde. Je me laissai conduire dans un appartement, dont le
premier meuble qui me frappa fut un lit qui semblait garni pour une
reine.

Charles, ayant fermé la porte au verrou, me prit entre ses bras et, la
bouche collée sur la mienne, m'étendit, toute tremblante de plaisir et
d'effroi, sur cette pompeuse couche. Son ardeur impatiente ne lui permit
pas de me déshabiller! il se contenta de me délacer et de m'ôter mon
mouchoir.

Alors ma gorge nue, qu'une respiration embarrassée et mes soupirs
brûlants faisaient lever, offrit à ses yeux deux seins fermes et durs
tels qu'on se les peut figurer chez une fille de moins de seize ans,
nouvellement arrivée de la campagne et qui n'avait jamais connu
d'hommes. Leur rondeur parfaite, leur blancheur, leur fermeté, n'étant
pas capables de fixer ses mains, elles eurent bientôt raison de mes
jupes, et il découvrit le centre d'attraction. Cependant, après une
petite résistance tout instinctive, je le laissai maître du champ de
bataille.

Comme je n'avais pas fait, en cette conjoncture, toutes les façons
qu'exige la bienséance, il s'imagina que je n'étais rien moins qu'une
novice et que je ne possédais plus ce frivole joyau que les hommes ont
la folie de rechercher avec tant d'ardeur.

Néanmoins cette idée désavantageuse ne ralentit point son empressement;
il tira l'engin ordinaire de ces sortes d'assauts et le poussa de toutes
ses forces, croyant le lancer dans une voie déjà frayée. Mais quelle fut
sa surprise quand, après maintes vigoureuses attaques, qui me causèrent
une douleur des plus aiguës, il vit qu'il ne faisait pas le moindre
progrès.

«Ah! lui disais-je tendrement, je ne puis le souffrir... Non, en vérité,
je ne le puis... il me blesse... il me tue.»

Charles ne crut autre chose, sinon que la difficulté venait de sa
dimension (car peu d'hommes auraient pu lutter avec lui sous ce rapport)
et que peut-être n'avais-je pas eu affaire à personne aussi fortement
outillé que lui: quant à se douter que ma fleur virginale était intacte,
c'était chose qui ne pouvait entrer dans sa tête, et il eût cru perdre
son temps et ses paroles s'il m'avait questionnée là-dessus; car il ne
pouvait pas se persuader que je fusse encore pucelle.

Il fît inutilement une seconde tentative qui me causa plus d'angoisses
qu'auparavant; mais, de peur de lui déplaire, j'étouffais mes plaintes
de mon mieux. Enfin, ayant essuyé plusieurs semblables assauts sans
succès, il s'étendit à côté de moi hors d'haleine, et séchant mes larmes
par mille baisers brûlants, il me demanda avec tendresse si je ne
l'avais pas mieux souffert des autres que de lui. Je lui répondis d'un
ton de simplicité persuasive qu'il était le premier homme que j'eusse
jamais connu. Charles, déjà disposé à me croire par ce qu'il venait
d'éprouver, me mangea de caresses, me supplia, au nom de l'amour,
d'avoir un peu de patience, et m'assura qu'il ferait tout son possible
pour ne point me faire de mal.

Hélas! c'était assez que je susse lui faire plaisir pour consentir à
tout avec joie, quelque douleur que je prévisse qu'il me fît souffrir.

Il revint donc à la charge; mais il mit auparavant une couple
d'oreillers sous mes reins pour donner plus d'élévation au but où il
voulait frapper. Ensuite, il marque du doigt sa visée, et s'élançant
tout à coup avec furie, sa prodigieuse raideur brise l'union de cette
tendre partie et pénètre justement à l'entrée. Alors, s'apercevant du
petit progrès, il force le détroit, ce qui me causa une douleur si
cuisante que j'aurais crié au meurtre si je n'avais appréhendé de le
fâcher. Je retins mon haleine, et serrant mes jupes entre mes dents, je
les mordais pour faire diversion au mal que je souffrais. A la fin, les
barrières délicates ayant cédé à de violents efforts, il pénétra plus
avant. Le cruel, en cet instant, ne se possédant plus, se précipite avec
ivresse; il déchire, il brise tout ce qu'il rencontre et, couvert et
fumant de sang virginal, il parvient au bout de sa carrière... J'avoue
qu'alors la force me manqua: je criai comme si l'on m'eût égorgée et
perdis entièrement connaissance.

Quelques moments après, quand j'eus repris mes sens, je me trouvai au
lit toute nue entre les bras de mon adorable meurtrier. Je le regardai
languissamment et lui demandai, par manière de reproche, si c'était là
la récompense de mon amour. Charles, à qui j'étais devenue plus chère
par le triomphe qu'il venait de remporter, me dit des choses si
touchantes que le plaisir de voir et de penser que je lui appartenais
effaça, dans la minute, jusqu'au moindre souvenir de mes souffrances.

L'accablement où je me trouvais ne me permettant pas de me lever, nous
dînâmes au lit. Néanmoins, une aile de poulet, que je mangeai d'assez
bon appétit, et deux ou trois verres de vin me remirent en état de
supporter une nouvelle épreuve. Mon ami ne tarda pas à s'en apercevoir,
par les transports et la tendre fureur avec lesquels je me livrai à ses
embrassements. Mon bel adolescent étant collé à moi dans tous les plis
et replis où nos corps pouvaient s'enlacer, incapable de refréner la
fureur de ses nouveaux désirs, lâche la bride de son coursier et
couvrant ma bouche de baisers humides et brûlants, il me livra un nouvel
assaut; poussant, perçant, déchirant, il se fraye sa route à travers ces
tendres défilés déjà ravagés, non sans me faire encore beaucoup
souffrir; mais j'étouffai mes cris et supportai l'opération en véritable
héroïne. Cependant, quelques soupirs languissants qui lui échappèrent,
ses joues d'un rouge plus foncé, ses yeux convulsés comme dans
l'ivresse, un doux frisson qui le prit, m'annoncèrent qu'il touchait au
souverain plaisir, que la douleur toujours trop cuisante m'empêchait de
partager.

Ce ne fut qu'un peu plus tard que je ressentis pleinement le bonheur
d'amour qui me fit passer de l'excès des douleurs au comble de la
félicité. Je commençai alors à partager ces plaisirs suprêmes, à goûter
ces transports délicieux, ces sensations trop vives et trop ardentes
pour qu'on puisse y résister longtemps. Heureusement la nature a pourvu,
par ces dissolutions momentanées, à ce délire et à ce tremblement
universel qui précèdent et accompagnent le plaisir et l'épanchement de
la liqueur divine.

C'est dans de pareils passe-temps que nous gagnâmes l'heure du souper.
Nous mangeâmes à proportion du fatigant exercice que nous avions fait.
Pour moi, j'étais si transportée de joie, en comparant mon bonheur
actuel avec l'insipide genre de vie que j'avais mené ci-devant, que je
n'aurais pas cru l'avoir acheté trop cher quand sa durée n'eût été que
d'un moment. La jouissance présente était tout ce qui remplissait ma
petite cervelle. Enfin la nature, qui avait besoin de réparation, nous
ayant invités au repos, nous nous endormîmes. Mon sommeil fut d'autant
plus délectable que je le passai dans les bras de mon amant.

Quoique je ne m'éveillasse le lendemain que fort tard, Charles dormait
encore profondément. Je me levai le plus doucement que je pus et me
rajustai de mon mieux. Ma toilette achevée, je m'assis au bord du lit
pour me repaître du plaisir de contempler mon Adonis. Il avait sa
chemise roulée jusqu'au cou; mes deux yeux n'étaient de trop pour jouir
pleinement d'une vue si ravissante. Oh! pourrai-je vous peindre sa
figure, telle que je la revois en ce moment, présente encore à mon
imagination enchantée! Le type parfait de la beauté masculine en pleine
évidence! Imaginez-vous un visage sans défaut, brillant de toute
l'efflorescence, de toute la verdoyante fraîcheur d'un âge où la beauté
n'a pas de sexe: à peine le premier duvet sur la lèvre supérieure
commençait-il à faire distinguer le sien.

L'interstice de ses lèvres (une double bordure de rubis) semblait
exhaler un air plus pur que celui qu'il respirait: ah! quelle violence
ne dus-je pas me faire pour m'abstenir d'un baiser si tentant!

Son cou exquisement modelé, qu'ornait par derrière et sur les côtés une
chevelure flottante en boucles naturelles, attachait sa tête à un corps
de la forme la plus parfaite et de la plus vigoureuse contexture; toute
la force de la virilité s'y trouvait cachée, adoucie en apparence par la
délicatesse de sa complexion, le velouté de sa peau et l'embonpoint de
sa chair.

La plate-forme de sa poitrine blanche comme la neige, déployée dans de
viriles proportions, présentait, au sommet vermillonné de chaque
mamelon, l'idée d'une rose prête à fleurir.

La chemise ne m'empêchait pas non plus d'observer cette symétrie de ses
membres, cette régularité de sa taille dans sa chute vers les reins, là
où finit la ceinture et où commence le renflement arrondi des hanches;
où sa peau luisante, soyeuse et d'une éblouissante blancheur s'étendait
sur la chair abondante, ferme, dodue et mûre, qui frissonnait et se
plissait à la moindre pression et sur laquelle le doigt, incapable de se
poser, glissait sur la surface de l'ivoire le plus poli.

Ses jambes, finement dessinées, d'une rondeur florissante et lustrée,
s'amoindrissaient par degrés vers les genoux et semblaient deux piliers
dignes de supporter un si bel édifice. Ce ne fut pas sans émotion, sans
quelque reste de terreur qu'à leur sommet je fixai mes yeux sur
l'effrayant engin qui, peu de temps auparavant, m'avait causé tant de
douleur. Mais qu'il était méconnaissable alors! il reposait
languissamment retiré dans son béguin et paraissant incapable des
cruautés qu'il avait commises. Cela complétait la perspective et formait
sans conteste le plus intéressant tableau qui fût au monde, infiniment
supérieur, à coup sûr, à ces nudités que la peinture, la sculpture ou
d'autres arts nous font payer des prix fabuleux. Mais la vue de ces
objets, dans la vie réelle, n'est guère bien goûtée que par les rares
connaisseurs doués d'une imagination de feu, qu'un jugement sain porte à
l'admiration des sources, des originaux de beauté, incomparables
créations de la nature que nul art ne saurait imiter, que nulle richesse
ne saurait payer à leur prix.

Je ne pus m'abstenir de considérer sur moi-même la différence qu'il y a
entre une vierge et une femme.

Tandis que j'étais occupée à cet intéressant examen, Charles s'éveilla
et, se tournant vers moi, me demanda avec douceur comment je m'étais
reposée; et, sans attendre la réponse, il m'imprima sur la bouche un
baiser tout de feu. Incontinent après, il me troussa jusqu'à la
ceinture, pour se récréer à son tour du spectacle de mes charmes et se
donner la satisfaction d'examiner les dégâts qu'il avait faits. Ses yeux
et ses mains se délectaient à l'envi. La délicieuse crudité et la dureté
de mes seins naissants et non encore mûrs, la blancheur et la fermeté de
ma chair, la fraîcheur et la régularité de mes traits, l'harmonie de mes
membres, tout paraissait le confirmer dans la bonne idée qu'il avait de
son acquisition. Mais, bientôt, curieux de connaître le ravage qu'il
avait fait la veille, il ne se contente pas d'explorer de ses mains le
centre de son attaque: il glisse sous moi un oreiller et me place dans
une position favorable à ce singulier examen. Oh! alors, qui pourrait
exprimer le feu dont brillaient ses yeux et dont brûlaient ses mains!
Des soupirs de volupté, de tendres exclamations, c'était en fait de
compliments tout ce qu'il pouvait proférer. Cependant son athlète,
levant fièrement la tête, reparut dans tout son éclat. Il le considère
un instant avec complaisance, ensuite il veut me le mettre en main;
d'abord un reste de honte me fit faire quelque difficulté de le prendre;
mais mon inclination était plus forte... Je rougissais et ma hardiesse
augmentait à proportion du plaisir que je ressentais à ce contact. La
corne ne pouvait être plus dure ni plus raide et le velours cependant
plus doux ni plus moelleux au toucher. Il me guida ensuite à cet endroit
où la nature et le plaisir prennent de concert leurs magasins, si
convenablement attachés à la fortune de leur premier ministre.

La douce chaleur de ma main rendit bientôt mon amant intraitable; et
prenant avantage de ma commode position, il fit tomber l'orage à
l'endroit où je l'attendais presque impatiemment et où il était sûr de
toucher le but. Je ne sentis presque plus de douleur. Bien chez lui
désormais, il me rassasia d'un plaisir tel, que j'en étais réellement
suffoquée, presque à bout d'haleine. Oh! les énervantes saccades! Oh!
les innombrables baisers. Chacun d'eux était une joie inexprimable et
cette joie se perdait dans une mer de délices plus enivrantes encore.
Ces folâtreries, cependant, ces joyeux ébats avaient si bien pris la
matinée, que force nous fut de ne faire qu'un du déjeuner et du dîner.

L'excès de la jouissance ayant à la fin calmé nos transports, nous nous
mîmes à parler d'affaires. Charles m'avoua naïvement qu'il était né d'un
père qui, occupant un modeste emploi dans l'administration, dépensait
quelque peu au delà de son revenu. Le jeune homme n'avait eu qu'une bien
médiocre éducation, il n'avait été préparé à aucune profession et son
père se proposait seulement de lui acheter une commission d'enseigne
dans l'armée, à cette condition toutefois qu'il pût en réaliser l'argent
ou trouver à l'emprunter; ce qui, d'une façon ou de l'autre, était plus
à souhaiter qu'à espérer pour lui. Voilà, néanmoins, le beau plan sur
lequel comptait ce jeune homme de haute promesse parvenu jusqu'à l'âge
d'homme dans une si parfaite oisiveté qu'il n'avait jamais eu la pensée
de prendre aucun parti. De plus, il n'avait jamais eu la pensée de le
prémunir par les plus simples avis contre les vices de la ville et les
dangers qui y attendent les jeunes étourdis sans expérience. Il vivait à
la maison et à discrétion avec son père, qui lui-même entretenait une
maîtresse; quant au surplus, pourvu que Charles ne lui demandât pas
d'argent, il avait pour lui une grande indulgence. Il pouvait découcher
quand il lui plaisait; la moindre excuse était suffisante et ses
réprimandes même étaient si légères qu'elles faisaient supposer une
sorte de connivence dans la faute, plutôt qu'une volonté sérieuse de
contrôle ou de répression.

Mais Charles, dont la mère était morte, avait sa grand'mère du côté
maternel qui l'entretenait dans cette vie oisive, par une complaisance
aveugle pour ses fantaisies. La bonne femme jouissait d'un revenu
considérable et économisait schelling à schelling pour ce cher enfant,
fournissait amplement à ses besoins; moyennant quoi il se trouvait en
état de supporter les dépenses d'une maîtresse. Le père, qui avait des
passions que la médiocrité de sa fortune l'empêchait de satisfaire,
était si jaloux du bien que cette tendre parente faisait à son fils,
qu'il résolut de s'en venger et n'y réussit que trop, comme vous le
verrez bientôt.

Cependant Charles, qui voulait sérieusement vivre avec moi sans trouble,
me quitta l'après-dîner pour aller concerter, avec un avocat de sa
connaissance, des moyens d'empêcher Mistress Brown de nous inquiéter.
Sur le récit qu'il lui fit de la manière dont elle m'avait séduite, le
jurisconsulte trouva que loin de chercher à s'accommoder, il fallait en
exiger satisfaction. La chose arrêtée, ils se transportèrent chez cette
mère Abbesse. Les filles de la maison, qui connaissaient Charles et
croyaient qu'il leur amenait quelqu'un à plumer, le reçurent avec toutes
les démonstrations de civilité requises en pareil cas; mais elles
changèrent bientôt de ton lorsque l'avocat, d'un air austère, déclara
qu'il voulait parler à la vieille, avec laquelle il disait avoir une
affaire à régler.

Suivant sa requête, Madame parut et les demoiselles se retirèrent.
Aussitôt l'homme de loi lui demanda si elle n'avait pas connu, ou, pour
mieux dire, trompé une jeune fille, nommé Fanny Hill, sous prétexte de
la louer en qualité de servante. La Brown, dont la conscience n'était
pas des plus nettes, fut effrayée à cette question inattendue et surtout
quand les termes de justice de paix _newgate_, de old Bayley[13] de
pilori, de fouet, de poursuite pour tenue d'une maison mal famée, de
promenade en tombereau, etc., frappèrent son oreille. Enfin, pour
abréger l'histoire, elle crut en être quitte à bon marché en leur
remettant en main ma boîte et mes petits effets, non sans leur offrir
gratuitement un bol de punch avec le choix de ce qu'il y avait de plus
attrayant dans le logis. Mais ils refusèrent ces gracieusetés.

  [13] Prisons de Londres.

Charles, enchanté d'avoir terminé si heureusement ce procès, revint
entre mes bras recevoir la récompense des peines qu'il s'était données.

Nous passâmes encore une dizaine de jours à Chelsea et ensuite il me
loua un appartement garni, composé de deux chambres et d'un cabinet
moyennant une demi-guinée par semaine et situé dans D...-Street,
quartier de Saint-James[14]. La maîtresse du logis, Mistress Jones, nous
y reçut, et, avec une grande volubilité de langue étonnante, nous en
expliqua toutes les commodités. Elle nous dit «que la servante nous
servirait avec zèle..., que des gens de la première qualité avaient logé
chez elle..., qu'un secrétaire d'ambassade et sa femme occupaient le
premier..., que je paraissais une lady bien aimable...»

  [14] Quartier où se trouve le Palais du Roi, dans le West-End de
    Londres.

Charles avait eu la précaution de dire à cette babillarde que nous
étions mariés secrètement; ce qui, je crois, ne l'inquiétait guère,
pourvu qu'elle louât ses chambres, mais ce mot de _lady_ me fit rougir
de vanité.

Pour vous donner une légère esquisse de son portrait, c'était une femme
d'environ quarante-six ans, grande, maigre, rousse, de ces figures
triviales que l'on rencontre partout. Elle avait été entretenue dans sa
jeunesse par un gentleman qui, à sa mort, lui avait laissé quarante
livres sterling de rente en faveur d'une fille qu'il en avait eue et
qu'elle avait vendue à l'âge de dix-sept ans. Indifférente naturellement
à toute autre plaisir qu'à celui de grossir son fonds à quelque prix que
ce fût, elle s'était jetée dans les affaires privées; en quoi, grâce à
son extérieur modeste et décent, elle avait fait souvent d'excellents
hasards; il lui était même arrivé de faire des mariages. En un mot, pour
de l'argent, elle était ce qu'on voulait, prêteuse sur ses gages,
receleuse, entremetteuse. Quoiqu'elle eût dans les fonds une grosse
somme, elle se refusait le nécessaire et ne subsistait que de ce qu'elle
écorniflait à ses logeurs.

Pendant que nous fûmes sous les griffes de cette harpie, elle ne laissa
pas échapper une seule petite occasion de nous tondre; ce que Charles,
par son indolence naturelle, aima mieux souffrir que de prendre la peine
de déloger.

Quoi qu'il en soit, je passai dans cette maison les plus délicieux
moments de ma vie; j'étais avec mon bien-aimé; je trouvais en sa
compagnie tout ce que mon coeur pouvait souhaiter. Il me menait à la
comédie, au bal, à l'opéra, aux mascarades; mais dans ces brillantes et
tumultueuses assemblées, je ne voyais que lui. Il était mon univers et
tout ce qui n'était pas lui n'était rien pour moi.

Mon amour enfin était si excessif qu'il en venait à annihiler tout
sentiment, toute étincelle de jalousie. Une première idée de ce genre me
fit, en effet, si cruellement souffrir que, par amour-propre et de peur
d'un accident pire que la mort, je renonçai pour toujours à m'en
préoccuper. L'occasion, du reste, ne s'en présenta pas; car si je vous
racontais plusieurs circonstances dans lesquelles Charles me sacrifia
des femmes beaucoup trop haut placées pour que j'ose faire la moindre
allusion (ce qui, vu sa beauté, n'était pas si surprenant), je pourrais,
en vérité, vous donner une preuve convaincante de sa constance; mais,
alors, ne m'accuseriez-vous pas de caresser de nouveau une vanité qui
devrait être depuis longtemps satisfaite?

Lorsque nous donnions quelque relâche à la vivacité de nos plaisirs,
Charles s'en faisait un de m'instruire selon l'étendue de ses
connaissances. Je recevais comme des oracles toutes les paroles qui
sortaient de son adorable bouche et j'en gravais dans mon coeur
jusqu'aux moindres syllabes; la seule interruption que je ne pouvais pas
me refuser, c'étaient ses baisers de ses lèvres, d'où s'exhalait un
souffle plus agréable que les parfums de l'Arabie.

Je peux dire sans vanité que ses soins ne furent pas infructueux. Je
perdis en moins de rien mon air campagnard et mon mauvais accent, tant
il est vrai qu'il n'est pas de meilleur maître que l'amour et le désir
de plaire.

Quant à l'argent, quoiqu'il m'apportât régulièrement tout ce qu'il
recevait, ce n'était pas sans peine qu'il me le faisait mettre dans mon
bureau; s'il me donnait de la toilette, je l'acceptais uniquement pour
lui plaire, pour être plus à son goût, et telle était ma seule ambition.
Je me serais fait un plaisir du plus rude travail; j'aurais usé mes
doigts jusqu'aux os, avec joie, pour le faire vivre. Jugez alors si je
pouvais admettre l'idée de lui être à charge. Et ce désintéressement de
ma part était si peu affecté, il partait si directement de mon coeur,
que Charles ne pouvait manquer de s'en apercevoir; s'il ne m'aimait pas
autant que je l'aimais (ce qui était le constant et unique sujet de nos
tendres discussions), il s'arrangeait, tout au moins, pour me donner la
satisfaction de croire que nul homme au monde ne pouvait être plus
aimant, plus sincère, plus fidèle qu'il ne l'était.

Comme je ne sortais jamais sans mon amant et que je restais le plus
souvent au logis, la Jones me faisait de fréquentes visites. La
pénétrante commère ne fut pas longtemps à découvrir que nous avions
frustré l'Église de ses droits, ce qui ne lui déplut pas, eu égard aux
desseins qu'elle ne trouva que trop l'occasion d'exécuter, car elle
avait une commission de l'un de ses clients et qui était, soit de me
débaucher, soit de me séparer de mon amant à tout prix.

Je vivais depuis huit mois avec cette chère idole de mon âme et j'étais
grosse de trois, lorsque le coup funeste et inattendu de notre
séparation arriva. Je passerai rapidement sur ces particularités, dont
le seul souvenir me fait frissonner et me glace le sang.

J'avais déjà langui deux jours, ou plutôt une éternité, sans entendre de
ses nouvelles, moi, qui ne respirais, qui n'existais qu'en lui et qui
n'avais jamais passé vingt-quatre heures sans le voir. Le troisième
jour, mon impatience et mes alarmes augmentèrent à un tel degré que je
n'y pus tenir plus longtemps. Je me jetai aux genoux de Mme Jones, la
suppliant d'avoir pitié de moi et de me sauver la vie, en tâchant au
plus tôt de découvrir ce qu'était devenu celui qui pouvait seul me la
conserver. Elle alla, pour cet effet, dans un _Public-House_ du
voisinage, où il demeurait, et envoya chercher la servante du logis dont
je lui avais donné le nom et qui était à proximité dans une des rues qui
rayonnent sur Covent-Garden. Cette fille vint immédiatement et Mme Jones
lui ayant demandé si Charles était en ville, elle répondit que son père,
pour le punir d'être avec sa grand-mère en meilleurs termes qu'il
n'était lui-même, l'avait envoyé dans un comptoir des mers du Sud,
héritage (un riche marchand, son propre frère, venait de mourir) dont il
venait de recevoir l'avis.

Le barbare, d'intelligence avec un capitaine de vaisseau, avait si bien
concerté ses mesures, que le pauvre malheureux, étant allé à bord du
navire, y avait été arrêté comme un criminel, sans pouvoir écrire à
personne.

La servante ajouta que, bien sûr, cet éloignement de son jeune et gentil
maître causerait la mort de sa grand'mère, ce qui se vérifia en effet,
car la vieille dame ne survécut pas d'un mois à la fatale nouvelle, et,
comme sa fortune était en viager, elle ne laissa rien d'appréciable à
son petit-fils chéri, mais elle refusa absolument de voir son père avant
de mourir.

L'artificieuse Jones revint incontinent après me plonger le poignard
dans le sein, en me disant qu'il était parti pour un voyage de quatre
ans et que je ne devais pas m'attendre à le revoir jamais. Avant qu'elle
eût proféré ces dernières paroles, je tombai dans une faiblesse, suivie
de convulsions si terribles que je perdis avant terme, en me débattant,
l'innocent et déplorable gage de mon amour. Je ne conçois pas, quand je
me le rappelle, que j'aie pu résister à tant de calamités et de
douleurs. Quoi qu'il en soit; à force de soins, on me conserva une
odieuse vie, qui, à la place de cette félicité inexprimable dont j'avais
joui jusqu'alors, ne m'offrit tout à coup que des horreurs et de la
misère.

Je restai pendant six semaines appelant en vain la mort à mon secours.
Ma grande jeunesse et mon tempérament robuste prirent insensiblement le
dessus; mais je tombai dans un état de stupidité et de désespoir qui
faisait croire que je devinsse folle. Néanmoins le temps adoucit petit à
petit la violence de mes peines et en émoussa le sentiment.

Mon obligeante hôtesse avait eu soin, pendant tout cet intervalle, que
je ne manquasse de rien; et quand elle me crut dans une condition à
pouvoir répondre à ses vues, elle me félicita sur mon heureux
rétablissement en ces termes:

«Grâce à Dieu, Miss Fanny, votre santé n'est pas mauvaise à présent.
Vous êtes la maîtresse de rester chez moi tant qu'il vous plaira. Vous
savez que je ne vous ai rien demandé depuis longtemps; mais,
franchement, j'ai une dette à laquelle il faut que je satisfasse sans
différer.»

Et après ce bref exorde, elle me présenta un arrêté de compte pour
logement, nourriture, apothicaire, etc., somme totale: vingt-trois
livres sterling dix-sept schellings et six pence; ce que la perfide, qui
connaissait le fond de ma bourse, savait bien que je ne pouvais pas
payer; en même temps elle me demanda quels arrangements je voulais
prendre. Je lui répondis, fondant en larmes, que j'allais vendre le peu
de hardes que j'avais et que si je ne pouvais faire toute la somme,
j'espérais qu'elle aurait la bonté de me donner du temps. Mais mon
malheur favorisant ses lâches intentions, elle me répondit froidement
que, quoi qu'elle fût touchée jusqu'au fond de l'âme de mon infortune,
l'état actuel de ses affaires la mettrait dans la cruelle nécessité de
m'envoyer en prison. A ce mot de prison, tout mon sang se glaça, et je
fus tellement épouvantée que je devins aussi pâle qu'un criminel à la
vue du lieu de son exécution.

Cette méchante femme, qui craignait que ma frayeur ne ruinât ses
desseins, en me faisant retomber malade, commença à se radoucir et me
dit que ce serait ma propre faute si elle en venait à de semblables
extrémités, mais que l'on pouvait trouver un honnête homme dans le
monde, assez généreux pour terminer cette affaire à notre satisfaction
mutuelle, et qu'il viendrait un très honorable gentleman cette
après-dîner prendre le thé avec nous, qui sûrement serait fort aise de
me rendre ce service.

A ces mots, je restai muette, confondue. Cependant, Mme Jones ayant
ainsi arrangé son plan, jugea à propos de ma laisser quelques moments à
mes réflexions. Je demeurai près d'une heure abîmée dans les idées les
plus horribles que la crainte, la tristesse et le désespoir puissent
causer. La scélérate revint à la charge, et feignant d'être touchée de
mes malheurs, elle me dit qu'elle voulait me présenter au gentleman,
qui, par ses sages avis, me fournirait les moyens de me tirer
d'embarras. Après quoi, sans se mettre en peine que je l'approuvasse ou
non, elle sort et rentre immédiatement, suivie du gentleman, dont elle
avait été en mainte occurrence, comme en celle-ci, l'empressée
pourvoyeuse.

Il me fit une profonde révérence, à laquelle je répondis aussi
froidement qu'il est naturel de répondre aux civilités de quelqu'un
qu'on ne connaît point. Mme Jones, prenant sur elle de faire les
honneurs de cette première entrevue, lui présenta une chaise et en prit
une pour elle-même; cependant pas un mot ni de part ni d'autre. Un
regard stupide et effaré était l'interprète de la surprise où m'avait
jetée cette étrange visite. On servit le thé. Ma digne hôtesse, enfin,
ne voulant pas perdre son temps, rompit le silence:

«Allons, Miss Fanny, dit-elle dans un style aussi rude que familier et
d'un ton d'autorité, levez la tête, mon enfant, ne laissez point
détruire un si joli minois par le chagrin. Au bout du compte, le chagrin
ne doit pas être éternel; allons, un peu de gaîté. Voici un honorable
gentleman qui a entendu parler de vos malheurs et veut vous faire
plaisir. Croyez-moi, ne refusez pas sa connaissance, et, sans vous
piquer d'une délicatesse hors de saison, faites un bon marché tandis que
vous le pouvez.»

Mon inconnu, qui vit aisément qu'une aussi impertinente harangue était
moins propre à me persuader qu'à m'irriter, lui fit signe de se taire.
Alors, prenant la parole, il me dit qu'il partageait bien sincèrement
mon affliction; que ma jeunesse et ma beauté méritaient un meilleur
sort; qu'il ressentait depuis longtemps une violente passion pour moi;
mais que, connaissant mes engagements secrets avec un autre, il les
avait respectés aux dépens de son repos, jusqu'à ce que la nouvelle de
mon désastre, en réveillant son respectueux amour, l'avait enhardi à
venir m'offrir ses services, à peine arrivé de La Haye, où il avait dû
se rendre pour affaire urgente au début de ma maladie, et que la seule
faveur qu'il exigeât de moi était que je daignasse les agréer. Tandis
qu'il me parlait ainsi, j'eus le temps de l'examiner. Il me parut un
homme d'environ quarante ans, vêtu d'un costume simple et uni, avec un
gros diamant à l'un de ses doigts, dont l'éclat frappait mes yeux
lorsqu'il agitait sa main en parlant et me donnait une plus haute idée
de son importance; bref, il pouvait passer pour ce qu'on appelle
communément un bel homme brun, avec un air de distinction naturel à sa
naissance et à sa condition.

Je ne lui répondis qu'en versant un torrent de larmes, et ce fut un
bonheur pour moi que mes sanglots étouffassent ma voix, car je ne savais
que lui dire.

Quoi qu'il en soit, la situation attendrissante où il me vit le frappa
jusqu'au fond du coeur. Il tira précipitamment sa bourse et paya, sans
différer, jusqu'au dernier farthing, tout ce que je devais à Mme Jones.
Il en prit une quittance en bonne forme, qu'il me força de garder. Cette
infâme racoleuse n'eut pas plus tôt touché son argent qu'elle nous
laissa seuls.

Cependant le gentleman, qui n'était rien moins que neuf dans de
pareilles affaires, s'approcha d'un air officieux et du coin de son
mouchoir m'essuya les pleurs qui me baignaient le visage; après quoi il
s'aventura à me donner un baiser. Je n'eus pas le courage de faire la
moindre résistance, me regardant dès lors comme une marchandise qui lui
était dévolue par le déboursé qu'il venait de faire. Insensiblement il
me mania la gorge. Enfin, me trouvant docile au delà de ses espérances,
il fit de moi tout ce qu'il voulut. Quand il eut assouvi sa brutalité
sans nul respect pour ma déplorable condition, mes yeux se dessillèrent
et je gémis (trop tard à la vérité) de la honteuse faiblesse à laquelle
je venais de succomber. Je m'arrachais les cheveux, je me tordais les
mains, je me frappais la poitrine comme une folle. Si quelqu'un m'eût
dit quelques instants auparavant que je serais infidèle à Charles,
j'aurais été capable de lui cracher au visage. Mais, hélas! notre vertu
et notre fragilité ne dépendent que trop souvent des circonstances où
nous nous trouvons. Séduite comme je le fus à l'improviste, trahie par
un esprit accablé sous le poids de ses afflictions, saisie des plus
grandes frayeurs à l'idée seule de prison, ce sont des conjonctures bien
délicates; et sans chercher à m'excuser, il n'en est guère qui pût
répondre de ne pas commettre la même faute dans un cas pareil. Au reste,
comme il n'y a que le premier pas qui coûte, je crus que je n'étais plus
en droit de refuser ses caresses après ce qui s'était passé. Suivant
cette réflexion, je me regardai comme lui appartenant.

Néanmoins, il eut la complaisance de ne pas tenter si tôt la répétition
d'une scène à laquelle je ne m'étais prêtée que machinalement et par un
sentiment de gratitude. Content de s'être assuré ma jouissance, il
voulut désormais s'en rendre digne par ses bons procédés et ne devoir
rien à la violence.

La soirée étant déjà avancée, on vint mettre le couvert et j'appris avec
joie que la Jones, dont l'aspect m'était devenu insupportable, ne serait
pas des nôtres.

Pendant le souper, qui était fin et soigné, avec une bouteille de
bourgogne et les accessoires sur un plateau, le gentleman, après avoir
employé les discours les plus persuasifs que la tendresse puisse
suggérer pour adoucir mes ennuis, me dit qu'il s'appelait H..., frère du
comte de L..., que mon hôtesse l'avait engagé à me voir et que, m'ayant
trouvée extrêmement aimable, il l'avait priée de lui procurer ma
connaissance; qu'en un mot il s'estimait trop heureux que la chose eût
réussi selon ses désirs, et qu'il me protestait que je n'aurais jamais
sujet de me repentir des complaisances que j'aurais pour lui.

Pendant qu'il me parlait ainsi, j'avais mangé deux ailes de perdrix et
bu trois ou quatre verres de vin. Mais, soit qu'on y eût mêlé quelque
drogue ou que sa vertu restaurative eût naturellement opéré sur mes
sens, je me trouvai plus à mon aise et je commençai à ne plus regarder
M. H... avec tant de froideur, quoique tout autre à sa place, dans de
semblables circonstances, eût été le même pour moi.

Les afflictions ici-bas ont leurs bornes et ne sauraient être
éternelles. Mon coeur, accablé jusqu'alors sous le poids des chagrins,
se dilata par degrés et s'ouvrit à un faible rayon de contentement. Je
répandis quelques larmes, elles me soulagèrent; je soupirai, mes soupirs
me rendirent la respiration plus libre; je pris, sans être gaie, un air
serein, une contenance plus aisée et moins sérieuse. M. H... était trop
expert pour ne pas profiter de cet heureux changement. Il recula
adroitement la table, et approchant sa chaise de la mienne, il m'imprima
vingt baisers sur la bouche et sur la gorge. Je fis si peu de résistance
qu'il crut pouvoir tenter davantage. Le téméraire, en effet, glissant
avec dextérité une de ses mains sous mes jupes jusqu'au-dessus de la
jarretière, essaya de regagner le poste qu'il avait surpris peu de temps
auparavant. Alors je lui dis d'un ton languissant que je ne me trouvais
pas bien, que je le suppliais de me laisser. Comme il vit à merveille
qu'il y avait dans ma prière plus de grimace et de cérémonie que de
sincérité, il consentit à en rester là, mais à la condition que je me
mettrais au lit sur-le-champ, ajoutant qu'il sortait pour une demi-heure
et qu'il osait espérer qu'à son retour je serais plus traitable. Quoique
je ne répondisse rien, l'air dont je reçus sa proposition lui fit
connaître que je ne me croyais plus assez ma maîtresse pour refuser de
lui obéir.

Un instant après qu'il m'eut quittée, la servante m'apporta un bol en
argent plein de ce qu'elle appelait une «potion nuptiale». Je l'eus à
peine avalée qu'un feu subtil se glissa dans mes veines; je brûlais, peu
s'en fallait que je ne demandasse un homme quel qu'il fût.

La fille n'était pas encore au bas de l'escalier que M. H... rentra en
robe de chambre et en bonnet de nuit, armé de deux bougies allumées. Il
ferma la porte au verrou. Quoique je m'attendisse bien à le revoir, sa
rentrée me causa quelque frayeur. Il s'avance sur la pointe du pied,
tâche de me rassurer par de douces paroles, et quittant en hâte sa robe,
il s'approche du lit, m'enlève en un clin d'oeil et me renverse nue sur
un tapis placé près du feu. Là, à genoux, il s'occupe quelque temps à
parcourir, avec un regard avide, une gorge ferme, élastique et que la
jouissance n'avait pas encore altérée; de là, passant à une taille
élégante, à une chute de reins merveilleuse; chaque contour était baisé
tour à tour, puis il me fit sentir tout à coup son pouvoir qui,
ressuscitant mes esprits animaux, me contraignit à goûter des plaisirs
que mon coeur désavouait.

Quelle différence, hélas! de ces plaisirs purement mécaniques à ceux que
produit la jouissance d'un amour mutuel où l'âme, confondue avec les
sens, se noie pour ainsi dire dans une mer de volupté!

Cependant M. H... ne cessa de me donner des preuves de sa vigueur qu'à
la pointe du jour, où nous nous endormîmes d'un profond sommeil.

Vers les onze heures, Mme Jones nous apporta deux excellents potages,
que son expérience en ces sortes d'affaires lui avaient appris à
préparer en perfection. M. H..., qui s'était aperçu que j'avais changé
de couleur à son arrivée, me dit, lorsqu'elle nous eût quittés, que pour
me donner une première preuve de son tendre attachement, il voulait me
changer de maison et que je n'avais pas à m'impatienter jusqu'à son
retour. Il s'habilla et sortit, après m'avoir remis une bourse contenant
vingt-deux guinées, en attendant mieux.

Dès qu'il fut dehors, je réfléchis sur ma condition actuelle et sentis
la conséquence du premier pas que l'on fait dans le chemin du vice; car
mon amour pour Charles ne m'avait jamais paru criminel. Je me regardai
comme quelqu'un qui est entraîné par un torrent sans pouvoir regagner le
rivage. Le sentiment effroyable de la misère, la gratitude, le profit
réel que je trouvais dans cette connaissance avaient en quelque manière
interrompu mes chagrins, et si mon coeur n'eût point été engagé, M. H...
l'aurait vraisemblablement possédé tout entier; mais la place étant
occupée, il ne devait la jouissance de mes charmes qu'aux tristes
conjectures où le sort m'avait réduite.

Il revint à six heures me prendre pour me conduire dans un nouveau
logis, chez un boutiquier, lequel, par intérêt, était entièrement à la
dévotion de M. H... Il lui louait le premier étage, très galamment
meublé, pour deux guinées par semaine, et j'y fus aussitôt installée
avec une fille pour me servir.

M. H... resta encore toute la soirée avec moi; on nous apporta d'une
taverne voisine un souper succulent, et quand nous eûmes mangé, la fille
me mit au lit, où je fus bientôt suivie par mon champion, qui, malgré
les fatigues de la veille, se piqua, comme il me dit, de faire les
honneurs de mon nouvel appartement. Insensiblement je m'habituai aux
bonnes façons de M. H... et j'avoue que si ses attentions et ses
libéralités (soieries, dentelles, boucles d'oreilles, colliers de
perles, montre en or, etc.) ne m'inspirèrent point d'amour, au moins me
forcèrent-elles à lui vouer une véritable estime et l'amitié la plus
reconnaissante.

Je me vis alors dans la catégorie des filles entretenues, bien logée, de
bons appointements, et nippée comme une princesse.

Néanmoins, le souvenir de Charles me causant quelquefois des accès de
mélancolie, mon bienfaiteur, pour m'amuser, donnait fréquemment de
petits soupers chez moi à ses amis et à leurs maîtresses. Je fus ainsi
lancée dans un cercle de connaissances, qui me débarrassa bientôt de ce
que mon éducation de villageoise m'avait laissé de pudeur et de
modestie.

Nous nous rendions les unes chez les autres et singions dans ces visites
de cérémonie les femmes de qualité qui ne savent comment gaspiller leur
temps, quoique parmi ces femmes entretenues (et j'en connaissais un bon
nombre, sans compter quelques estimables matrones qui vivaient de leurs
relations avec elles), j'en connusse à peine une seule qui ne détestât
parfaitement son entreteneur et, naturellement, eût le moindre scrupule
de lui être infidèle si elle le pouvait sans risques. Je n'avais encore,
quant à moi, aucune idée de faire du tort au mien.

Il y avait déjà six mois que nous vivions tous deux du meilleur accord
du monde, lorsqu'un jour, revenant de faire une visite, j'entendis
quelque rumeur dans ma chambre. J'eus la curiosité de regarder à travers
le trou de la serrure. Le premier objet qui me frappa fut M. H...
chiffonnant ma servante Hannah, qui se défendait d'une manière aussi
gauche que faible, et criait si bas qu'à peine pouvais-je l'entendre:

«Fi donc, monsieur, cela convient-il? De grâce, ne me tourmentez point.
Une pauvre fille comme moi n'est point faite pour vous. Seigneur! si ma
maîtresse allait venir!... Non, en vérité, je ne le souffrirai pas; au
moins je vous avertis, je m'en vais crier.»

Ce qui pourtant n'empêcha point qu'elle se laissât tomber sur le lit de
repos, et mon homme ayant levé ses cotillons, elle crut inutile de faire
une plus longue résistance. Il monta dessus, et je jugeai à ses
mouvements nonchalants qu'il se trouvait logé plus à l'aise qu'il ne
s'en était flatté. Cette belle opération finie, M. H... lui donna
quelque monnaie et la congédia.

Si j'avais été amoureuse, j'aurais certainement interrompu la scène et
tapage; mais mon coeur n'y prenant aucun intérêt, quoique ma vanité en
souffrît, j'eus assez de sang-froid pour me contenir et tout voir
jusqu'à la conclusion. Je descendis cinq ou six degrés sur la pointe du
pied et remontai à grand bruit, comme si j'arrivais à l'instant même.
J'entrai dans la salle, où je trouvai mon fidèle berger se promenant en
sifflant, d'un air aussi flegmatique que s'il ne s'était rien passé.
J'affectai d'abord un air si serein et si gai que l'hypocrite fut ma
dupe en croyant que j'étais la sienne. La grosse récréation qu'il venait
de prendre l'avait sans doute fatigué, car il prétexta quelques affaires
pour n'être pas obligé de coucher avec moi cette nuit-là, et sortit
incontinent après.

A l'égard de ma servante, mon intention n'étant pas de l'associer à mes
travaux, au premier sujet de mécontentement qu'elle me donna, je la mis
à la porte.

Cependant mon amour-propre ne pouvant digérer l'affront que M. H...
m'avait fait, je résolus de m'en venger de la même façon. Je ne tardai
pas longtemps. Il avait pris, depuis environ quinze jours, à son
service, le fils d'un de ses fermiers. C'était un jeune garçon de
dix-huit à dix-neuf ans, d'une physionomie fraîche et appétissante,
vigoureux et bien fait. Son maître l'avait créé le messager de nos
correspondances. Je m'étais aperçue qu'à travers son respect et sa
timide innocence, le tempérament perçait. Ses yeux, naturellement
lascifs, enflammés par une passion dont il ignorait le principe,
parlaient en sa faveur le plus éloquemment du monde, sans qu'il s'en
doutât.

Pour exécuter mon dessein, je le faisais entrer lorsque j'étais encore
au lit ou lorsque j'en sortais, lui laissant voir, comme par mégarde,
tantôt ma gorge nue, tantôt la tournure de la jambe, quelquefois un peu
de ma jambe, en mettant mes jarretières. En un mot, je l'apprivoisais
petit à petit par des familiarités.

«Eh bien, mon garçon, lui demandai-je, as-tu une maîtresse?... est-elle
plus jolie que moi?... Sentirais-tu de l'amour pour une femme qui me
ressemblerait?».

Et ainsi du reste. Le pauvre enfant répondait d'un ton niais et honnête,
selon mes désirs.

Quand je crus l'avoir assez bien préparé, un jour qu'il venait, à son
ordinaire, je lui dis de fermer la porte en dedans. J'étais alors
couchée sur le théâtre des plaisirs de M. H... et de ma servante, dans
un déshabillé fait pour inspirer des tentations à un anachorète, pas de
corset, pas de cerceaux. J'appelai le jeune gars, et le tirant près de
moi par sa manche, je le contemplai. Il était d'une santé brillante, sa
chevelure, d'un noir brillant, se jouait sur ses tempes en boucles
naturelles et se resserrait par derrière dans un noeud élégant; sa
culotte de peau de bouc, parfaitement collante, laissait voir le galbe
d'une cuisse dodue et bien tournée, des bas blancs, une livrée garnie de
dentelles, des noeuds d'épaule, tout cela complétait le coquet
personnage... Je lui donnai, pour le rassurer, deux ou trois petits
coups sous le menton et lui demandai s'il avait peur des dames. En même
temps je me saisis d'une de ses mains, que je serrai contre mes seins,
qui tressaillaient et s'élevaient comme s'ils eussent recherché ses
attouchements. Ils étaient maintenant bien remplis et ferme en chair.
Bientôt, tous les feux de la nature étincelèrent dans ses yeux; ses
joues s'enluminèrent du plus beau vermillon. La joie, le ravissement et
la pudeur le rendirent muet; mais la vivacité de ses regards, son
émotion parlèrent assez pour m'apprendre que je n'avais pas perdu mon
étalage; mes lèvres, que je lui présentai de façon qu'il ne pût éviter
de les baiser, le fascinèrent, l'enflammèrent et l'enhardirent. Alors,
portant mes yeux sur la partie essentielle de son costume, j'y remarquai
très distinctement de la turgescence et de l'émoi; et comme j'étais trop
avancée pour m'arrêter en si beau chemin, comme d'ailleurs il m'était
impossible de me contenir davantage ou d'attendre qu'il eût surmonté sa
modestie de jeune fille (c'était réellement le mot), je fis semblant de
jouer avec ses boutons, que la force active de l'intérieur était sur le
point de faire sauter. Ceux de la ceinture et du pont lâchèrent
facilement prise et _le voici_ à l'air... non pas une babiole d'enfant,
ni le membre commun d'un homme, mais un engin d'une si énorme taille
qu'on l'aurait pris pour celui d'un jeune géant. Ce prodigieux meuble me
fit frissonner à la fois de frayeur et de plaisir. Ce qu'il y avait de
surprenant, c'est que le propriétaire d'un si noble joyau ne savait pas
la manière de s'en servir, tellement que c'était mon affaire de le
guider au cas que j'eusse assez de courage pour en risquer l'épreuve;
mais il n'y avait plus à reculer.

Le jeune gars, transporté, hors de lui-même, s'aventura, par instinct
naturel, à me caresser, et lisant dans mes yeux le pardon de son audace,
il gagna au hasard le centre inconnu de ses désirs. Je ne l'eus pas plus
tôt senti que ma crainte s'évanouit et je lui laissai le champ libre.
Alors la châsse fut découverte. Il se mit sur moi; je me plaçai le plus
avantageusement qu'il me fut possible pour le recevoir, mais borgne, son
cyclope se dirigeait seul, frappant toujours à faux. Je le conduisis
dextrement et lui donnai la première leçon de plaisir. Cependant,
quoiqu'un tel monstre ne fût pas fait pour un logis aussi modeste, je
parvins à en loger la tête, et mon écolier, en s'efforçant à propos, en
fit entrer quelques pouces de plus; je sentis aussitôt un mélange de
plaisir et de douleur indéfinissable. Je tremblais à la fois qu'il ne me
tuât en allant plus avant ou en se retirant, ne pouvant le souffrir ni
dedans ni dehors. Quoi qu'il en soit, il poursuivit avec tant de raideur
et de rapidité que je poussai un cri. Ce fut assez pour arrêter ce
timide et respectueux enfant. Il se retira, également pénétré du regret
de m'avoir fait mal et d'être contraint de déloger d'une place dont la
douce chaleur lui avait donné l'avant-goût d'un plaisir qu'il mourait
d'envie de satisfaire.

Je n'étais pourtant pas trop contente qu'il m'eût tant ménagée et que
mon indiscrétion l'eût fait quitter prise. Je le caressai pour
l'encourager à la charge et me mis en posture de le recevoir encore à
tout événement. Il l'insinua de nouveau, ayant l'intention de modérer
ses coups. Petit à petit, l'entrée s'élargit, se prêta et le reçut à
moitié. Mais tandis qu'il tâchait de passer outre, la crise le surprit,
et, malheureusement pour moi, la douleur aiguë que je souffrais
m'empêcha de l'attendre.

Je craignis, avec raison, qu'il ne se retirât. Grâce à ma bonne fortune,
cela n'arriva point. L'aimable jeune homme, plein de santé et regorgeant
de suc, fit une courte pause, après quoi il se mit à piquer derechef.
Alors, favorisé par mes mouvements adroits, il gagna peu à peu le
terrain et nos deux corps n'en firent qu'un. Les délicieuses, les
ravissantes agitations qu'il me causa intérieurement me devinrent
insupportables. Je m'aperçus, à sa respiration embarrassée, à ses yeux à
demi clos, qu'il approchait du suprême instant. Je me dépêchai d'y
arriver avec lui. Nous nous rencontrâmes enfin, et, plongés tous deux
dans un abîme de joie, nous demeurâmes quelques instants anéantis, sans
aucun sentiment, excepté dans ces parties favorites de la nature où nos
âmes, notre vie et toutes nos sensations étaient alors entièrement
concentrées.

La crise étant à peu près passée, le jeune homme retira ce délicieux
instrument de sa vengeance à laquelle je ne songeais plus d'ailleurs,
l'idée en ayant été noyée dans le plaisir. Il avait fait autant de
ravages que s'il avait triomphé d'une seconde virginité.

C'était une scène bien douce pour moi de voir avec quels transports il
me remerciait de l'avoir initié à de si agréables mystères. Il n'avait
jamais eu la moindre idée de la marque distinctive de notre sexe. Je
devinai bientôt, par l'inquiétude de ses mains qui s'égaraient, qu'il
brûlait de connaître comment j'étais faite. Je lui permis tout ce qu'il
voulut, ne pouvant rien refuser à ses désirs. Il me leva les jupes et la
chemise. Je me plaçai moi-même dans l'attitude la plus favorable pour
exposer à ses regards le centre des voluptés et le coup d'oeil luxuriant
du voisinage. Extasié à la vue d'un spectacle si nouveau pour lui, il
n'abusa cependant pas longtemps de ma complaisance. Son phénix étant
ressuscité se percha au centre de la forêt enchantée qui décore de ses
ombrages la région des béatitudes. Je sentis derechef une émotion si
vive qu'il n'y avait que la pluie salutaire dont la nature bienfaisante
arrose ces climats favorisés qui pût me sauver de l'embrasement.

J'étais tellement abattue, fatiguée, énervée, après une semblable
séance, que je n'avais pas la force de remuer.

Néanmoins, mon jeune champion, ne faisant pour ainsi dire qu'entrer en
goût, n'aurait pas sitôt quitté le champ de bataille si je ne l'eusse
averti qu'il fallait battre en retraite. Je l'embrassai tendrement, et,
lui ayant glissé une guinée dans la main, je le renvoyai avec promesse
de le revoir dès que je pourrais, pourvu qu'il fût discret.

Étourdie et enivrée de ce plaisir bu à si longs traits, j'étais encore
couchée, étendue sur le dos, dans une délicieuse langueur répandue par
tous mes membres, m'applaudissant de m'être ainsi vengée sans réserve,
d'une façon si absolument conforme à celle dont la prétendue injure
m'avait été faite, et sur le lieu même. Je n'avais pas la moindre
préoccupation des conséquences et je ne me faisais pas le moindre
reproche d'avoir ainsi débuté dans une profession plus décriée que
délaissée. J'aurais cru être ingrate envers le plaisir que j'avais reçu
si je m'en étais repentie, et, puisque j'avais enjambé la barrière, il
me semblait, en plongeant tête baissée dans le torrent, y noyer tout
sentiment de honte ou de réflexion.

A peine était-il sorti que M. H... arriva. La manière agréable dont je
venais d'employer le temps depuis mon lever avait répandu tant d'éclat
et de feu sur ma physionomie qu'il me trouva plus belle que jamais;
aussi me fit-il des caresses si pressantes que je tremblai qu'il ne
découvrît le mauvais état actuel des choses. Heureusement j'en fus
quitte pour prétexter une migraine. Il donna dans le panneau, et,
refrénant malgré lui ses désirs, il sortit en me recommandant de me
tranquilliser.

Vers le soir, j'eus le soin de me procurer un bain chaud, composé de
fines herbes aromatiques, dans lequel je me lavai, et m'égayai si bien
que j'en sortis voluptueusement rafraîchie de corps et d'esprit. Je me
couchai d'abord et m'endormis jusqu'au lendemain, quoique très en peine
du dégât que le furieux champion de mon cher Will pouvait avoir causé.
Je m'éveillai avec cette inquiétude et mon premier soin fut un examen
sérieux de la partie offensée. Mais quelle fut ma joie lorsque j'eus
reconnu que ni le duvet, ni l'intérieur même n'offraient aucun vestige
des assauts qui s'y étaient donnés la veille, quoique la chaleur
naturelle du bain en eût dû élargir les parois. Pleinement convaincue de
l'inanité de mes craintes, je n'en fis que rire; charmée de savoir que
je pouvais désormais jouir de l'homme le mieux fourni, je triomphai
doublement par la revanche que j'avais prise et par les délices que
j'avais éprouvées.

L'esprit agréablement occupé par de nouveaux projets de jouissance, je
m'étendais mollement sur mon lit; Will, mon cher Will, entra avec un
message de la part de son maître, ferma la porte à mon invitation,
s'approcha de mon lit où j'étais dans la situation la plus voluptueuse,
et, les yeux remplis de l'ardeur la plus tendre, il baisa mille fois une
main que je lui avais abandonnée.

Une chose me frappa tout d'abord: c'est que mon jeune mignon s'était
paré avec autant de recherche que le permettait sa condition. Ce désir
de plaire ne pouvait m'être indifférent, puisque c'était une preuve que
je lui plaisais, et ce dernier point, je vous l'assure, n'était pas
au-dessous de mon ambition.

Sa chevelure élégamment arrangée, du linge propre et surtout une bonne
figure de campagnard robuste, frais et bien portant, en faisaient pour
une femme le plus joli morceau du monde à croquer, et j'aurais tenu pour
tout à fait sans goût celle qui aurait dédaigné un pareil régal offert
par la nature à une gourmande de plaisir.

Et pourquoi déguiserais-je ici les délices que me faisait éprouver cet
être charmant avec ses regards si purs, ses mouvements si naturels,
d'une sincérité qui se lisait dans ses yeux; avec cette fraîcheur et
cette transparence de peau qui laissait voir, au travers, courir un sang
coloré; avec même cet air rustique et vigoureux qui ne manquait pas d'un
charme particulier? Oh! me direz-vous, ce garçon était de condition trop
basse pour mériter tant d'attentions! D'accord, mais ma propre
condition, à bien considérer, était-elle donc d'un cran plus élevée, ou
bien, en supposant que je fusse réellement au-dessus de lui, la faculté
qu'il avait de procurer un plaisir si exquis ne suffisait-elle pas à
l'élever et à l'ennoblir, pour moi tout au moins? A d'autres d'aimer,
d'honorer, de récompenser l'art du peintre, du statuaire, du musicien,
en proportion de l'agrément qu'ils y trouvent; mais à mon âge, avec mon
goût pour le plaisir, l'art de plaire dont la nature avait doué une
jolie personne était pour moi le plus grand des mérites. M. H..., avec
ses qualités d'éducation de fortune, me tenait sous une sorte de
sujétion et de contrainte fort peu capables de produire de l'harmonie
dans le concert d'amour, tandis qu'avec ce garçon je me trouvais à
l'aise sur le pied d'égalité, et c'est ce que l'amour préfère. Je
pouvais sans peur ni contrainte folâtrer à mon aise et réaliser telle
fantaisie qui me viendrait dans la tête.

Will, à genoux à côté de mon lit, m'accablait de caresses; ce n'était
pas assez; après quelques questions et réponses souvent interrompues par
de tendres baisers, je lui demandai s'il voulait passer avec moi et
entre mes draps le peu de temps qu'il avait à rester? C'était demander à
un hydropique s'il voulait boire. Aussi, sans plus de façon, il quitta
ses habits et sauta sur le lit que je tenais ouvert pour le recevoir.

Will commença par les préliminaires accoutumés, préludes intéressants,
qui sont autant de gradations délicieuses, dont peu de personnes savent
jouir, par leur précipitation à courir à cet instant précieux qui
équivaut à une éternité.

Lorsqu'il eut suffisamment préparé les voies à la jouissance en me
baisant, en me provoquant, mon jeune sportsman, maniant mes seins à
présent ronds et potelés, s'enhardit à me mettre dans la main sa vigueur
elle-même; sa tension, sa roideur étaient étonnantes; c'était un
inestimable coffret de joyaux chéris des femmes, un merveilleux étalage
de riches et belles choses, en vérité! Mais le drôle, que je maniai,
augmentait de superbe et d'insolence et se mutinait.

Je me hâtai donc, pour être de moitié dans le bonheur de mon jeune
homme, de placer sous moi un coussin qui servit à élever mes reins, et
dans la position la plus avantageuse, j'offris à Will le séjour des
béatitudes où il s'insinua. Notre ardeur croissant, je lui passai alors
mes deux jambes autour des reins et le serrai de mes bras de façon que
nos deux corps confondus ne semblaient respirer que l'un par l'autre et
qu'il ne pût se bouger sans m'entraîner avec lui. Dans cette luxurieuse
position, Will eut bientôt atteint le moment suprême; je me ranimai donc
pour parvenir au même but et me servis de tous les expédients que la
nature put me fournir pour qu'il m'aidât à combler mes désirs. Je
m'avisai enfin de caresser et presser les tendres globules de ce
réservoir du nectar radical. Ce magique attouchement eut son effet
instantané: je sentis aussitôt les symptômes de cette douce agonie, de
cette crise de dissolution où le plaisir meurt par le plaisir, et je me
noyai dans des flots de délices. Nous passâmes quelques moments dans une
langueur voluptueuse et comme anéantis par le plaisir. A la fin je me
débarrassai de ce cher enfant et lui dis que l'heure de sa retraite
était venue; il reprit en conséquence ses habits, non sans me donner de
temps en temps les baisers les plus tendres et sans me parcourir encore
des yeux et des mains avec une ardeur aussi vive que s'il ne m'avait vue
que pour la première fois. Avant de le congédier, je le forçai (car il
avait assez de tact pour refuser) à prendre de quoi s'acheter une montre
en argent, ce grand article de luxe pour le petit monde; il l'accepta
enfin, comme un souvenir qu'il aurait soin de garder de mon affection.
Ensuite il partit, quoique à regret, et me laissa en proie à cette
tranquillité qui suit les plaisirs sacrés de la nature.

Et ici, madame, je devrais m'excuser de ce menu détail de choses qui
firent sur ma mémoire une si forte impression; mais, outre que cette
intrigue occasionna dans ma vie une révolution que la vérité historique
m'interdit de vous cacher, ne suis-je pas en droit de prétendre qu'il
serait injuste d'oublier un tel plaisir, par la raison que je l'ai
trouvé dans un être de condition inférieure? C'est pourtant là, soit dit
en passant, qu'on le rencontre plus pur, moins sophistiqué, qu'au milieu
de ces faux et ridicules raffinements dont les grands laissent nourrir
et tromper leur orgueil. Les grands! Y a-t-il, dans ce qu'ils appellent
le vulgaire, beaucoup de gens plus ignorants de l'art de vivre qu'ils en
sont eux-mêmes? La plupart, au contraire, laissent de côté ce qui ne
tient pas à la nature même du plaisir et leur objet capital est de jouir
de la beauté partout où ils trouvent ce don inestimable, sans
distinction de naissance ou de position.

L'amour n'avait jamais eu de part dans mon commerce avec cet aimable
garçon et la vengeance avait cessé d'en avoir une. Le seul attrait de la
jouissance était maintenant le lien qui m'attachait à lui: car, bien que
la nature l'eût si favorablement doté d'avantages extérieurs, il lui
manquait néanmoins quelque chose pour m'inspirer de l'amour. Will avait
assurément d'excellentes qualités: gentil, traitable et par-dessus tout
reconnaissant; silencieux, même à l'excès, parlant très peu, mais avec
chaleur, et, pour lui rendre justice, jamais il ne me donna la moindre
raison de me plaindre, soit d'aucune tendance à abuser des libertés que
je lui accordais, soit de son indiscrétion à les divulguer. Il y a donc
une fatalité dans l'amour, ou je l'aurais aimé, car c'était réellement
un trésor, un morceau pour la _bonne bouche_[15] d'une duchesse, et à
dire le vrai, mon goût pour lui était si extrême qu'il fallait y
regarder de fort près pour décider que je ne l'aimais pas.

  [15] En français dans le texte.

Quoi qu'il en soit, mon bonheur avec lui ne fut pas de longue durée. Une
imprudence interrompit bientôt un si tendre commerce et nous sépara pour
toujours lorsque nous y pensions le moins. Un matin, étant à folâtrer
avec lui dans mon cabinet, il me vint en tête d'éprouver une nouvelle
posture. Je m'assis et me mis jambe de-çà, jambe de-là sur les bras du
fauteuil, lui présentant à découvert la marque où il devait viser.
J'avais oublié de fermer la porte de ma chambre et celle du cabinet ne
l'était qu'à demi, M. H..., que nous n'attendions pas, nous surprit
précisément au plus intéressant de la scène.

Je jetai un cri terrible en abattant mes jupes. Le pauvre Will, comme
frappé d'un coup de foudre, demeura interdit et aussi pâle qu'un mort.
M. H... nous regarda quelque temps l'un et l'autre, avec un visage où la
colère, le mépris et l'indignation paraissaient dans leur plus haut
degré, et, reculant en arrière, se retira sans dire un mot. Toute
troublée que j'étais, je l'entendis fermer la porte à double tour.

Pendant ce temps-là, le malheureux complice de mon infidélité agonisait
de frayeur, et j'étais obligée d'employer le peu de courage qui me
restait pour le rassurer. La disgrâce que je venais de lui causer me le
rendait plus cher. Je lui baignais le visage de mes pleurs, je le
baisais, je le serrais dans mes bras; mais le pauvre garçon, devenu
insensible à mes caresses, ne remuait pas plus qu'une statue.

M. H... rentra un moment après, et nous ayant fait venir devant lui, il
me demanda d'un ton flegmatique à me désespérer ce que je pouvais dire
pour justifier l'affront humiliant que je venais de lui faire. Je lui
répondis en pleurant, sans aggraver mon crime par le style audacieux
d'une courtisane effrontée, que je n'aurais jamais eu la pensée de lui
manquer à ce point s'il ne m'en avait, en quelque manière, donné
l'exemple, en s'abaissant jusqu'aux dernières privautés avec ma
servante; que toutefois je ne prétendais pas excuser ma faute par la
sienne; qu'au contraire, j'avouais que mon offense était de nature à ne
pas mériter de pardon, mais que je le suppliais d'observer que c'était
moi qui avais séduit son valet dans un esprit de vengeance. Enfin,
j'ajoutai que je me soumettais volontiers à tout ce qu'il voudrait
ordonner de moi, à condition qu'il ne confondît point l'innocent et le
coupable.

Il sembla un peu déconcerté quand je lui rappelai l'aventure de ma
servante; mais, s'étant remis bientôt, il me répondit à peu près en ces
termes:

«Madame, j'avoue à ma honte que vous me l'avez bien rendu et que je n'ai
que ce que je mérite. Nous nous sommes cependant trop offensés tous deux
pour continuer à vivre désormais ensemble. Je vous accorde huit jours
pour chercher un autre logement. Ce que je vous ai donné est à vous.
Votre hôte vous paiera de ma part cinquante guinées et vous délivrera
une quittance générale de tout ce que vous lui devez. Je me flatte que
vous conviendrez que je ne vous laisse pas dans un état pire que celui
où je vous ai prise, ni au-dessous de ce que vous méritez. Ne vous en
prenez point à moi si je ne fais pas mieux les choses.»

Alors, sans attendre ma réponse, il s'adressa à Will:

«Quant à vous, beau freluquet, je prendrai soin de votre personne pour
l'amour de votre père. La ville n'est pas un séjour qui convient à un
pauvre idiot tel que vous; demain vous retournerez à la campagne.»

A ces mots, il sortit. Je me prosternai à ses pieds pour tâcher de le
retenir. Ma situation parut l'émouvoir; néanmoins il suivit son chemin,
emmenant avec lui son jeune valet, qui sûrement s'estimait fort heureux
d'en être quitte à si bon marché.

Je me trouvai encore une fois abandonnée à mon sort par un homme dont je
n'étais pas digne; et toutes les sollicitations que j'employai pendant
la semaine qu'il m'avait accordée pour chercher un logis ne purent
l'engager à me revoir une seule fois.

Will fut renvoyé immédiatement à son village, où, quelques mois après,
une grosse veuve, qui tenait une bonne hôtellerie, l'épousa: il y avait
tout au moins, je puis le jurer, une excellente raison pour qu'ils
vécussent heureux ensemble.

J'aurais été charmée de le voir avant son départ, mais M. H... avait
prescrit certaines mesures qui rendaient la chose impossible. Autrement,
j'aurais sans aucun doute essayé de le retenir en ville, et je n'aurais
épargné ni offres ni dépenses pour me procurer la satisfaction de le
garder avec moi. J'avais pour lui une inclination qui ne pouvait être
aisément détruite ni remplacée; quant à mon coeur, il était hors de
question; toutefois, j'étais contente que rien de pis ne lui fût arrivé,
et, en fait, d'après la tournure que prirent les choses, il ne pouvait
lui arriver rien de meilleur.

Quant à M. H..., quoique par certaines considérations de convenance
j'eusse d'abord cherché à regagner son affection, j'étais assez légère,
assez insouciante pour me consoler de mon accident un peu plus vite que
je ne l'aurais dû. Mais, comme je ne l'avais jamais aimé et que sa
rupture me donnait une sorte de liberté qui avait fait souvent l'objet
de mes voeux, je fus promptement réconfortée; et me flattant qu'avec le
fonds de jeunesse et de beauté que j'apportais dans les affaires je ne
pouvais guère manquer de réussir, ce fut plutôt avec plaisir qu'avec la
moindre idée de découragement que je me vis contrainte à compter
là-dessus pour tenter fortune.

Sur ces entrefaites, plusieurs des femmes entretenues que je
connaissais, ayant bien vite eu vent de ma déconvenue, accoururent me
prodiguer l'insulte de leurs malicieuses consolations. La plupart
enviaient depuis longtemps le luxe et la splendeur qui m'environnaient;
et quoique, parmi elles, il y en eût à peine une seule qui méritât le
même sort et qui, tôt ou tard, ne dût le partager, il était facile
pourtant de remarquer, à travers leur feinte compassion, leur secret
plaisir de me voir ainsi congédiée, et leur chagrin secret de ce qu'il
ne m'arrivât rien de pire. Incompréhensible malice du coeur humain et
qui n'est pas confinée à la classe dont ces femmes faisaient partie.

Mais le temps approchait où il me fallait prendre une résolution. Tandis
que je cherchais autour de moi où je pourrais bien fixer ma résidence,
Mme Cole, une sorte de femme discrète et de moyen âge que j'avais connue
par une des demoiselles en question, apprenant l'état où je me trouvais,
vint m'offrir ses avis loyaux et ses services; et comme je l'avais
toujours préférée à toutes mes autres connaissances féminines, je n'en
fus que mieux disposée à écouter ses propositions. D'après ce qui en
résulta, je ne pouvais tomber, dans tout Londres, en pires ou en
meilleures mains; en pires, car, tenant une maison galante, il n'y eut
pas de raffinements de luxure qu'elle ne me suggérât pour accommoder ses
clients, pas de façon lascive, ni même d'effrénée débauche qu'elle ne
prît plaisir à m'enseigner; en meilleures, car personne n'ayant plus
qu'elle l'expérience du libertinage de la ville n'était mieux placé pour
me conseiller et me préserver des dangers inhérents à notre profession.
Et, chose rare parmi ses pareilles, elle se contentait, pour son
industrieuse assistance et ses bons offices, d'un profit modéré, sans
rien partager de leurs habitudes rapaces. C'était réellement une femme
bien née et bien élevée, mais que des revers de fortune avaient lancée
dans cette industrie, qu'elle continuait, moitié par nécessité, moitié
par goût; car jamais femme ne se montra si active dans son commerce et
n'en comprit mieux tous les mystères et toutes les finesses. Elle était,
sans contredit, à la tête de sa profession et n'avait affaire qu'à des
clients de qualité. Pour satisfaire à leurs demandes, elle entretenait
constamment un bon stock de ses _filles_: ainsi appelait-elle les jeunes
personnes que leur jeunesse et leurs charmes recommandaient à son
adoption, et dont plusieurs, grâce à son appui et à ses conseils,
réussirent très bien dans le monde.

Cette utile matrone, à la protection de qui je m'abandonnais, avait ses
raisons, relativement à M. H..., pour ne point paraître s'occuper trop
de mes affaires; aussi envoya-t-elle une de ses amies, le jour fixé pour
mon déménagement, me prendre et me conduire à mon nouveau logement, chez
un brossier de _R...-Street_, Covent-Garden, juste à côté de sa propre
maison, où elle n'avait pas de quoi me recevoir elle-même. Ce logement
s'étant trouvé occupé depuis longtemps par des femmes galantes, le
propriétaire était familiarisé avec leurs allures; et pourvu qu'on payât
le loyer, on avait pour le reste toutes les aises et toutes les
commodités qu'on pouvait désirer.

Les cinquante guinées que m'avait promises M. H..., lors de notre
rupture, m'ayant été dûment payées, mes effets d'habillement et tout ce
qui m'appartenait emballés et chargés sur une voiture de louage, je les
y suivis bientôt, après avoir pris congé du propriétaire et de sa
famille. Je n'avais pas vécu avec eux dans un degré de familiarité
suffisant pour regretter de m'en séparer, et cependant le fait seul que
c'était une séparation me fit verser des pleurs. Je laissai aussi une
lettre de remerciements pour M. H..., que je croyais à tout jamais perdu
pour moi, comme il l'était en effet.

J'avais congédié ma servante la veille, non seulement parce que je la
tenais de M. H..., mais parce que je la soupçonnais d'avoir été pour
quelque chose dans sa découverte; elle s'était peut-être vengée de ce
que je ne lui avais pas confié mon intrigue.

Nous fûmes vite arrivées à mon logement, qui, sans être aussi richement
meublé ni aussi beau que le précédent, était, en somme, aussi
confortable et à moitié prix, quoique au premier étage. Mes malles,
descendues en bon état, furent déposées dans mon appartement, où
m'attendaient Mme Cole et mon propriétaire, auquel elle me présenta sous
les couleurs les plus avantageuses, c'est-à-dire comme une locataire sur
qui l'on pouvait compter pour le payement régulier de son loyer: elle
m'aurait attribué toutes les vertus cardinales, que cela n'eût pas eu la
moitié du poids de cette recommandation toute seule.

J'étais donc installée dans un logement à moi, laissée à ma seule
conduite dans cette grande ville, pour m'y noyer ou surnager, suivant
que je saurais manoeuvrer avec le courant. Quelles en furent les
conséquences, et quelles aventures m'arrivèrent dans l'exercice de ma
nouvelle profession, c'est ce qui fera l'objet d'une autre lettre, car
il est bien temps, je le crois, de mettre un point à celle-ci.

Je suis, Madame,

Votre, etc., etc.,

XXX.




LETTRE DEUXIÈME


MADAME,

Si j'ai différé la suite de mon histoire, ç'a été simplement pour me
permettre de respirer un peu: j'espérais aussi, je l'avoue, qu'au lieu
de me presser, vous m'auriez plutôt dispensée de poursuivre une
confession au cours de laquelle mon amour-propre a tant de blessures à
souffrir.

Je m'imaginais, en vérité, que vous auriez été rassasiée et fatiguée de
l'uniformité d'aventures et d'expressions inséparable d'un sujet de
cette sorte, dont le fond, dans la nature des choses est éternellement
le même: quelle que puisse être, en effet, la variété de formes et de
modes dont les situations sont susceptibles, il est impossible d'éviter
entièrement la répétition des mêmes images, des mêmes figures, des mêmes
expressions. Au dégoût qui en résulte s'ajoute encore cet inconvénient,
que les mots de _jouissance_, _ardeur_, _transport_, _extase_ et le
reste de ces termes pathétiques si utilisés dans la _pratique du
plaisir_, s'affadissent et perdent beaucoup de leur saveur et de leur
énergie par leur emploi fréquent, indispensable dans un récit dont cette
pratique forme à elle seule la base tout entière. Je dois, en
conséquence, m'en rapporter à votre indulgence, pour le désavantage que
j'ai forcément sous ce rapport, et à votre imagination, à votre
sensibilité, pour l'agréable tâche d'y porter remède là où mes
descriptions faiblissent ou manquent de coloris: l'une vous mettra
instantanément sous les yeux les tableaux que je vous présente, l'autre
donnera de la vie aux couleurs ternes ou affaiblies par un trop fréquent
usage.

Ce que vous me dites, par manière d'encouragement, de l'extrême
difficulté d'écrire un si long récit dans un style tempéré avec goût,
aussi éloigné du cynisme d'expressions grossières et vulgaires que du
ridicule de métaphores affectées et de circonlocutions alambiquées est
non moins raisonnable que bienveillant: vous justifiez ainsi, dans une
grande mesure, ma complaisance pour une curiosité qui ne saurait être
satisfaite qu'à mes dépens.

Je reviens maintenant au point où j'en étais en terminant ma précédente
lettre. La soirée était assez avancée lorsque j'arrivai à mon nouveau
logement, et Mme Cole, après m'avoir aidée à ranger mes affaires, passa
tout le reste du temps avec moi dans mon appartement où nous soupâmes
ensemble. Elle me donna alors d'excellents avis et instructions
concernant cette nouvelle phase de ma profession où j'entrais
maintenant: de prêtresse privée de Vénus, j'allais devenir publique; il
fallait me perfectionner en conséquence et m'entourer de tout ce qui
pouvait faire valoir ma personne, soit pour l'intérêt soit pour le
plaisir, soit pour les deux ensemble. «Mais alors,» ajouta-t-elle,
«comme j'étais une nouvelle figure dans la ville, c'était une règle
établie, un secret du commerce, de me faire passer pour une pucelle et
de me présenter comme telle à la première bonne occasion, sans
préjudice, bien entendu, des distractions que je pourrais rencontrer
dans l'intérim, car il n'y avait personne qui détestât plus qu'elle de
perdre du temps. Elle ferait de son mieux pour me trouver le client et
se chargerait de diriger cette délicate entreprise, si je voulais bien
accepter son aide et ses avis; et je n'aurais qu'à m'en féliciter
puisque, en perdant un pucelage fictif, j'en recueillerais autant
d'avantages que s'il s'agissait d'un véritable.»

Une excessive délicatesse de sentiments n'étant pas, à cette époque, le
trait distinctif de mon caractère, j'avoue à ma honte que j'acceptai un
peu trop vite cette proposition; elle répugnait sans doute à ma candeur
et mon ingénuité; mais pas assez pour me faire contrarier les intentions
d'une personne à qui j'avais entièrement laissé le soin de ma conduite.
Mme Cole, en effet, je ne sais comment, peut-être par une de ces
inexplicables et invincibles sympathies qui n'en forment pas moins les
liens les plus solides, surtout entre femmes, avait pris de moi pleine
et entière possession. De son côté, elle affectait de trouver dans mes
traits une ressemblance frappante avec une fille unique qu'elle avait
perdue à mon âge et c'était, disait-elle, son premier motif pour me
porter une si vive affection. C'était possible: il existe ainsi de
frivoles motifs d'attachement qui, se fortifiant par l'habitude, font
souvent des amitiés plus solides et plus durables que si elles étaient
fondées sur de sérieuses raisons. Mais je sais une chose: c'est que,
sans avoir eu avec elle d'autres relations que lors de ses visites,
quand je vivais avec M. H..., à propos de menus objets de toilette
qu'elle voulait me vendre, elle avait si bien gagné ma confiance que je
m'étais aveuglément mise dans ses mains et en étais venue à la
respecter, à l'aimer, à lui obéir en tout; et, pour lui rendre justice,
je ne trouvai jamais chez elle qu'une sincère tendresse et un soin de
mes intérêts extraordinairement rares chez les personnes de sa
profession. Nous nous séparâmes ce soir-là parfaitement d'accord sur
tous les points et, le lendemain matin, Mme Cole vint me prendre et
m'emmena chez elle pour la première fois.

Ici, à première vue, je trouvai partout un air de décence, de modestie
et d'ordre.

Dans le salon de devant ou, pour mieux dire, dans la boutique étaient
assises trois jeunes femmes, tranquillement occupées à des ouvrages de
mode qui couvraient un trafic de choses plus précieuses. Mais il était
difficile de voir trois plus belles créatures: deux d'entre elles
étaient extrêmement blondes, la plus âgée ayant à peine dix-neuf ans; la
troisième, à peu près de cet âge, était une brune piquante dont les yeux
noirs et brillants, les traits et la taille en parfaite harmonie ne lui
laissaient rien à envier à ses blondes compagnes; leurs toilettes
étaient d'autant plus recherchées qu'elles paraissaient moins l'être,
grâce à leur cachet de propreté correcte et d'élégante simplicité.
Telles étaient les filles composant le petit troupeau domestique que Mme
Cole régissait avec un ordre et une habileté surprenants, étant donnée
la légèreté naturelle de jeunes personnes qui ont jeté leurs bonnets
par-dessus les moulins. Mais aussi elle n'en gardait dans sa maison
aucune qui, après un certain noviciat, se montrât intraitable, et
refusât d'en observer les règles. Elle avait ainsi formé peu à peu une
petite famille d'amour dont les membres trouvaient si bien leur compte
dans une rare alliance de plaisir et d'intérêt d'une part et de décence
extérieure de l'autre, avec une liberté secrète illimitée que Mme Cole,
qui les avaient choisies autant pour leur caractère que pour leur
beauté, les gouvernait sans peine à son propre contentement et au leur.

Elle me présenta donc à ces élèves de choix, qu'elle avait d'ailleurs
prévenues, comme une nouvelle pensionnaire qui allait être immédiatement
admise dans toutes les intimités de la maison; sur quoi ces charmantes
filles m'accueillirent à bras ouverts, laissant voir que mon extérieur
leur plaisait parfaitement. Ceci devait m'étonner et je ne m'y serais
guère attendue de personnes de mon sexe, mais elles étaient réellement
dressées à sacrifier toute jalousie, toute compétition de charmes, dans
l'intérêt commun; elles me considéraient comme une associée qui
apportait un bon stock de marchandises dans le commerce de la maison.
Elles s'empressèrent autour de moi, m'examinèrent de toutes parts, et,
comme mon admission dans cette joyeuse troupe était l'occasion d'une
petite fête, on laissa de côté l'ouvrage de parade. Mme Cole, après
quelques recommandations spéciales, m'abandonna à leurs caresses et
sortit pour ses affaires.

La parité de sexe, d'âge, de profession et de vues créa bientôt entre
nous une familiarité et une intimité aussi grandes que si nous nous
connaissions depuis des années. Elles me firent voir la maison, leurs
appartements respectifs remplis de meubles confortables et luxueux et,
surtout, un spacieux salon où une société joyeuse et choisie se
réunissait d'ordinaire en parties de plaisir: les filles y soupaient
avec leurs galants, laissant libre carrière à leur licence; la crainte,
la modestie, la jalousie leur étaient formellement interdites; c'était,
en effet, un des principes de la société que ce qui pouvait manquer en
fait de plaisir de sentiment fût compensé, dans une large mesure, pour
les sens, par une variété piquante et par tous les charmes de la
volupté. Les auteurs et les soutiens de cette secrète institution
pouvaient à bon droit, dans leur enthousiasme, se proclamer les
restaurateurs de l'âge d'or et de sa simplicité de plaisir, plutôt que
de voir leur innocence si injustement flétrie des mots de crime et de
honte.

Le soir venu et les volets de la boutique fermés, l'académie fit son
ouverture. Toutes les filles, jetant leur masque de fausse modestie, se
livrèrent à leurs galants respectifs pour le plaisir ou l'intérêt, et il
convient d'observer que tout représentant du sexe mâle n'était pas
indistinctement admis, mais seulement ceux dont Mme Cole avait éprouvé
d'avance le caractère et la discrétion. Bref, c'était la maison galante
de la ville la plus sûre, la mieux tenue et, en même temps, la plus
confortable; tout y était conduit de telle sorte que la décence ne gênât
en rien les plaisirs les plus libertins, et, dans la pratique de ces
plaisirs, les familiers de la maison d'élite avaient trouvé le secret si
rare et si difficile de concilier les raffinements du goût et de la
délicatesse avec les exercices de la sensualité la plus franche et la
plus prononcée.

Le lendemain, après une matinée consacrée aux caresses et aux leçons de
mes compagnes, nous nous mîmes à table pour dîner, et alors Mme Cole,
qui présidait, me donna la première idée de son adresse à diriger ces
filles et à leur inspirer pour elle-même de si vifs sentiments d'amour
et de respect. Il n'y avait, dans ce petit monde, ni raideur, ni
réserve, ni airs de pique, ni jalousies: tout y était gai sans
affectation, joyeux et libre.

Après le dîner, Mme Cole, avec l'assistance des jeunes demoiselles, me
prévint qu'il y aurait ce soir même un chapitre à tenir en forme, pour
la cérémonie de ma réception dans la confrérie: sous réserve de mon
pucelage qui devait, à la première occasion, être servi tout chaud à un
amateur, il me fallait subir un cérémonial d'initiation qui, elles en
étaient sûres, ne me déplairait pas.

Lancée comme je l'étais et, de plus, captivée par la séduction de mes
compagnes, j'étais trop bien disposée en faveur d'une proposition
quelconque qu'elles me pouvaient faire, pour hésiter à accueillir
celle-ci. Je leur donnai, en conséquence, _carte blanche_[16], et je
reçus d'elles toutes force baisers et compliments pour ma docilité et
mon bon caractère: «J'étais une aimable fille... je prenais les choses
de bonne grâce... je n'étais pas bégueule... je serais la perle de la
maison...», etc.

  [16] En français dans le texte.

Ce point arrêté, les jeunes femmes laissèrent Mme Cole me parler et
m'expliquer les choses. Elle m'apprit alors que «je serais présentée, ce
soir même, à quatre de ses meilleurs amis, l'un desquels, suivant les
coutumes de la maison, aurait le privilège de m'engager dans la première
partie de plaisir»; elle m'assurait, en même temps, que «c'étaient tous
de jeunes gentlemen, agréables de leur personne et irréprochables sous
tous les rapports; qu'unis d'amitié et liés ensemble par la communauté
des plaisirs, ils formaient le principal soutien de sa maison et se
montraient fort libéraux envers les filles qui leur plaisaient et les
amusaient: de sorte qu'à vrai dire, ils étaient les fondateurs et les
patrons de ce petit sérail. Elle avait sans doute, en certaines
occasions, d'autres clients avec lesquels elle mettait moins de formes;
mais avec ceux-là, par exemple, il n'y avait pas moyen de me faire
passer pour pucelle: ils étaient d'abord trop connaisseurs, trop au fait
de la ville pour mordre à un tel hameçon; puis ils étaient si généreux
pour elle qu'elle eût été impardonnable de vouloir les tromper».

Malgré la joie et l'émotion que cette promesse de plaisir, car c'est
ainsi que je la prenais, excitait en moi, je restai assez femme pour
affecter un peu de répugnance, de façon à me donner le mérite de céder à
la pression de ma patronne. En outre, je crus devoir observer que je
ferais peut-être bien d'aller chez moi m'habiller, pour produire au
début une meilleure impression.

Mais Mme Cole, s'y opposant, m'assura «que les gentlemen auxquels je
devais être présentée étaient, par leur éducation et leur goût, fort
loin d'être sensibles à cet apparat de toilettes et de parures dont
certaines femmes peu sensées écrasent leur beauté, croyant la faire
ressortir; que ces voluptueux expérimentés les tenaient dans le plus
profond mépris, eux pour qui les charmes naturels avaient seuls du prix
et qui seraient toujours prêts à planter là une duchesse pâle, mollasse
et fardée, pour une paysanne colorée, saine et ferme en chair; que, pour
ma part, la nature avait assez fait en ma faveur pour me dispenser de ne
rien demander à l'art». Enfin elle concluait que, dans la présente
occasion, la meilleure toilette était de n'en pas avoir.

Ma gouvernante me semblait trop bon juge en ces matières pour ne pas
m'imposer son opinion. Elle me prêcha ensuite, en termes très
énergiques, la doctrine de l'obéissance passive et de la complaisance
pour tous ces goûts arbitraires de plaisir, que les uns appellent des
raffinements et les autres des dépravations; en décider n'était pas
l'affaire d'une simple fille, intéressée à plaire: elle n'avait qu'à s'y
conformer.

Tandis que je m'édifiais à écouter ces excellentes leçons, on servait le
thé, et les jeunes personnes revinrent nous tenir compagnie.

Après une conversation pleine d'entrain et de gaîté, l'une d'elles,
observant que l'heure de l'assemblée était encore assez éloignée,
proposa que chacune de nous fît à la compagnie l'historique de cette
période critique de sa vie où elle était, pour la première fois, de
fille devenue femme.

Mme Cole approuva l'idée, à condition qu'on m'en dispensât à cause de ma
prétendue virginité et aussi qu'on l'excusât elle-même à cause de son
âge. La chose ainsi réglée, on pria Émily de commencer. C'était une
fille blonde à l'excès et dont les membres étaient, si c'est possible,
trop bien faits, car leur plénitude charnue préjudiciait plutôt à cette
délicatesse de forme requise par les meilleurs juges de la beauté; ses
yeux étaient bleus, d'une inexprimable douceur, et il n'y avait rien de
plus joli que sa bouche et ses lèvres qui se fermaient sur des dents
parfaitement blanches et égales.

«Ma naissance et mes aventures, dit-elle, ne sont point assez
considérables pour que vous imputiez à la vanité, de ma part, l'envie de
vous faire mon histoire. Mon père et ma mère étaient et sont encore, je
crois, fermiers à quarante milles de Londres. Leur aveugle tendresse
pour un frère et leur barbarie à mon égard me firent prendre le parti de
déserter la maison à l'âge de quinze ans. Tout mon fonds était de deux
guinées, que je tenais de ma grand'mère, de quelques schellings, d'une
paire de boucles de souliers en argent et d'un dé de même métal. Les
hardes que j'avais sur le corps composaient mon équipage. Je rencontrai,
chemin faisant, un jeune blond, vigoureux, sain et rougeaud de
carnation, d'environ seize ou dix-sept ans, qui allait aussi chercher
fortune à la ville. Il trottait en sifflant derrière moi, avec un paquet
au bout d'un bâton. Nous marchâmes quelque temps à la queue l'un de
l'autre sans nous rien dire. Enfin nous nous joignîmes et convînmes de
faire la route ensemble. Quand la nuit approcha, il fallut songer à nous
mettre à couvert quelque part. L'embarras fut de savoir ce que nous
répondrions en cas qu'on vînt nous questionner. Le jeune homme leva la
difficulté, en me proposant de passer pour sa femme. Ce prudent accord
fait, nous nous arrêtâmes à une auberge borgne où l'on logeait à pied.
Mon compagnon de voyage fit apprêter ce qui se trouva et nous soupâmes
en tête à tête. Mais quand ce fut l'heure de nous retirer, nous n'eûmes
ni l'un ni l'autre le courage de détromper les gens de la maison, et ce
qu'il y avait de comique, c'est que le gars paraissait plus intrigué que
moi pour trouver le moyen de coucher seul.

«Cependant l'hôtesse, une chandelle à la main, nous conduisit au bout
d'une longue cour, à un appartement séparé du corps de logis. Nous la
suivîmes sans souffler mot, et elle nous laissa dans un misérable bouge,
où il n'y avait pour tout meuble qu'un grand vilain grabat et une chaise
de bois toute démantibulée. J'étais alors si innocente que je ne pensais
pas faire plus de mal en couchant avec un garçon qu'avec une de nos
servantes, et peut-être n'avait-il pas eu lui-même d'autres idées,
jusqu'à ce que l'occasion lui en inspirât de différentes. Quoi qu'il en
soit, il éteignit la lumière avant que nous fussions entièrement
déshabillés. Lorsque j'entrai dans le lit, mon acolyte y était déjà et
la chaleur de son corps me fit d'autant plus de plaisir que la saison
commençait à être froide. Mais que l'instinct de la nature est
admirable! Le jeune homme me passant un bras sous les reins se serra
contre moi, comme si c'eût été seulement à dessein d'avoir plus chaud.
Je sentis fermenter, pour la première fois, dans mes veines un feu que
je n'avais jamais connu. Encouragé, je le pense, par ma docilité, il se
hasarda de me donner un baiser, que je lui rendis innocemment, sans
penser que cela tirât à conséquence. Bientôt ses doigts agirent et il me
fit toucher ce que je ne connaissais point. Je lui demandai, avec
surprise, ce que c'était: il me dit que je le saurais si je voulais; et
n'attendant point ma réponse, il monta immédiatement sur moi. Je me
trouvai alors tellement entraînée par un pouvoir dont j'ignorais la
cause que je le laissai faire en paix jusqu'à ce qu'il m'arrachât les
hauts cris; mais il n'y avait plus à reculer, le maquignon était trop
bien en selle pour le désarçonner; au contraire, les efforts que je fis
ne lui servirent que mieux. Le chemin une fois frayé, nous veillâmes le
plus agréablement du monde jusqu'au jour. Il serait inutile de vous
ennuyer par un plus long récit; c'est assez que vous sachiez que nous
vécûmes ensemble tant que la misère nous sépara et me fit embrasser la
profession.»

Suivant l'ordre de la situation, c'était à Harriett à nous faire son
histoire. Parmi les beautés de son sexe que j'avais vues avant et depuis
elle, il en est bien peu qui puissent se flatter d'égaler les siennes:
elles n'étaient pas délicates, mais la délicatesse même incarnée, tant
avaient de symétrie ses membres petits, mais exactement proportionnés.
Sa complexion, blonde comme elle l'était, paraissait encore plus blonde
grâce à deux yeux noirs dont l'éclat donnait à son visage plus de
vivacité que n'en comportait sa couleur; un léger coloris animait ses
joues pâles et diminuait insensiblement pour se fondre dans la blancheur
générale. Ses traits d'une finesse de miniature achevaient de lui donner
un air de douceur que ne démentait pas son caractère, porté à
l'indolence, à la langueur et aux plaisirs de l'amour. Pressée de
parler, Harriett sourit, rougit et commença en ces termes:

«Mon père, qui fut meunier près de la ville de York, ayant perdu ma mère
peu de temps après ma naissance, confia mon éducation à une de mes
tantes, vieille veuve sans enfants et qui était alors gouvernante ou
ménagère chez mylord N..., à sa campagne de ..., où elle m'éleva avec
toute la tendresse possible.

«Ayant déjà passé de deux années cet âge que trois lustres
accomplissent, plusieurs bons partis s'empressaient de me prouver leur
amour, en me procurant des plaisirs frivoles. J'ignorais encore ceux qui
tiennent à l'union des coeurs, quand la nature et la liberté, d'accord
avec le penchant, les voient éclore. Si le tempérament me laissa
méconnaître ses vives impressions jusqu'à ce terme, bientôt il me
dédommagea avec profusion de ce que j'avais ignoré. Heureux moments!

«Deux ans se sont écoulés depuis que, endoctrinée par l'amour, je
perdis, plus tôt qu'on ne devait s'y attendre, ce joyau si difficile à
garder, et voici comment: j'étais accoutumée, lorsque ma bonne tante
faisait sa méridienne, de m'aller récréer en travaillant sous un berceau
que côtoyait une petite rivière, qui rendait ce lieu fort agréable
pendant les chaleurs de l'été. Une après-midi que, suivant mon habitude,
je m'étais placée sur une couche de roseau, que j'avais fait mettre à ce
dessein dans le cabinet, la tranquillité de l'air, l'ardeur
assoupissante du soleil, et, plus que tout cela peut-être, le danger qui
m'attendait, me livrèrent aux douceurs du sommeil; un panier sous ma
tête me servait d'oreiller; la jeunesse et le besoin méprisent les
commodités du luxe.

Il y avait au plus un quart d'heure que je dormais, quand un bruit assez
fort, qui se faisait dans la rivière dont j'ai parlé plus haut, dérangea
mon sommeil et m'éveilla en sursaut. Imaginez-vous ma surprise lorsque
j'aperçus un beau jeune homme, nu comme la main, qui se baignait dans
l'onde qui coulait à mes pieds. Ce jeune Adonis était, comme je l'ai su
depuis, le fils d'un gentleman du voisinage, qui m'était inconnu
jusqu'alors.

«Les premières émotions que me causa la vue de ce jeune homme tout nu
furent la crainte et la surprise; et je vous assure que je me serais
esquivée, si une modestie fatale n'eût retenu mes pas; car je ne pouvais
gagner la maison sans être vue du jeune drôle. Je demeurai donc agitée
par la crainte et la modestie, quoique la porte du cabinet où je me
trouvais étant fermée, je n'avais nulle insulte à appréhender. La
curiosité anima cependant à la fin mes regards; je me mis à contempler
par un trou de la cloison le beau garçon qui s'ébattait dans l'onde. La
blancheur de sa peau frappa d'abord mes yeux, et parcourant
insensiblement tout son corps, je parvins à discerner une certaine place
couverte d'une mousse noire et luisante au milieu de laquelle je voyais
un objet rond et souple, qui m'était inconnu et se jouait en tous sens
au moindre mouvement de l'eau; mais malgré ma modestie je ne pus
détourner mes regards. Enfin toutes mes craintes firent place à des
désirs et à des transports, qui semblaient me ravir. Le feu de la
nature, qui avait été caché si longtemps, commença à développer son
germe; et je connus pour la première fois que j'étais fille.

«Cependant le jeune homme avait changé de position. Il nageait
maintenant sur le ventre, fendant l'eau de ses jambes et de ses bras, du
modelé le plus parfait qui se pût imaginer; ses cheveux noirs et
flottants se jouaient sur son cou et ses épaules, dont ils rehaussaient
délicieusement la blancheur. Enfin le riche renflement de chair, qui, de
la chute des reins, s'étendait en double coupole jusqu'à l'endroit où
les cuisses prennent naissance, formait, sous la transparence de l'eau
ensoleillée, un tableau tout à fait éblouissant.

«Pendant que je résumais en moi-même les sentiments qui agitaient mon
jeune coeur, la vue toujours fixée sur l'aimable baigneur, je le vis se
plonger au fond de l'eau aussi rapidement qu'une pierre. Comme j'avais
souvent entendu parler de la crampe et des autres accidents que les
nageurs ont à craindre, je m'imaginai qu'une telle cause avait
occasionné sa chute. Pleine de cette idée et l'âme remplie de l'amour le
plus vif, je volai, sans faire la moindre réflexion sur ma démarche,
vers le lieu où je crus que mon secours pouvait être nécessaire. Mais ne
voyant plus nulle trace du jeune homme, je tombai dans une faiblesse qui
doit avoir duré longtemps, car je ne revins à moi que par une douleur
aiguë qui ranima mes esprits vitaux et ne m'éveilla que pour me voir,
non seulement entre les bras de l'objet de mes craintes, mais tellement
prise, qu'il avait complètement pénétré au-dedans de moi-même, si bien
que je n'eus ni la force de me dégager ni le courage de crier au
secours. Il acheva donc de triompher de ma virginité. Immobile, sans
parler, couverte du sang que mon séducteur venait de faire couler et
prête à m'évanouir de nouveau, par l'idée de ce qui venait de m'arriver,
le jeune gentleman voyant l'état pitoyable où il m'avait réduite, se
jeta à mes genoux, les yeux remplis de larmes, en me priant de lui
pardonner et en me promettant de me donner toute la réparation qu'il
serait en son pouvoir de me faire. Il est certain que si mes forces
l'avaient permis dans cet instant, je me serais portée à la vengeance la
plus sanglante, tant me parut affreuse la manière dont il avait
récompensé mon ardeur à le sauver; quoique à la vérité il ignorât ma
bonne volonté à cet égard.

«Mais avec quelle rapidité l'homme ne passe-t-il point d'un sentiment à
un autre? Je ne pus voir sans émotion mon aimable criminel fixé à mes
pieds et mouiller de larmes une main que je lui avais abandonnée et
qu'il couvrait de mille tendres baisers. Il était toujours nu, mais ma
modestie avait reçu un outrage trop cruel pour redouter désormais la
contemplation du plus beau corps qu'on puisse voir, et ma colère s'était
tellement apaisée que je crus accélérer mon bonheur en lui pardonnant.
Cependant je ne pus m'empêcher de lui faire des reproches; mais ils
étaient si doux! J'avais tant de soin de lui épargner l'amertume et mes
yeux exprimaient si bien cette langueur délicieuse de l'amour qu'il ne
put douter longtemps de son pardon; cependant il ne voulut jamais se
lever que je ne lui eus promis d'oublier son forfait; il obtint
facilement sa demande et scella son pardon d'un baiser qu'il prit sur
mes lèvres et que je n'eus pas la force de lui refuser.

«Après nous être réconciliés de la sorte, il me conta le mystère de mon
désastre. M'ayant trouvée, lorsqu'il ressortait de l'eau, couchée sur le
gazon, il crut que je pouvais m'être endormie là, sans quelque dessein
prémédité. S'étant donc approché de moi et restant en suspens de ce
qu'il devait croire, de cette aventure, il me prit à tout hasard entre
ses bras pour me porter sur le lit de joncs qui se trouvait dans le
cabinet, dont la porte était entr'ouverte. Là, il essaya, selon qu'il me
le protesta, tous les moyens possibles pour me rappeler à moi-même, mais
sans le moindre succès. Enfin, enflammé par la vue et l'attouchement de
tous mes charmes, il ne put retenir l'ardeur dont il brûlait, et les
tentations plus qu'humaines que la solitude et la sécurité ne faisaient
qu'accroître l'animant de plus en plus, il me plaça alors selon son gré
et disposa de moi à sa fantaisie jusqu'à ce que, tirée de mon
assoupissement par la douleur qu'il me causait, je vis moi-même le reste
de son triomphe. Mon vainqueur, ayant fini son discours et découvrant
dans mes yeux les symptômes de la réconciliation la plus sincère, me
pressa tendrement contre sa poitrine en me donnant les consolations les
plus flatteuses et l'espérance des plaisirs les plus sensibles. Pendant
ce temps, mes yeux ne manquaient pas d'entrevoir l'instrument du
forfait, et son possesseur employa tant de précautions tendres, il
procéda d'une façon si séduisante que, succombant, les feux du désir se
ranimèrent dans mon coeur; une seconde fois, je goûtai pleinement les
délices de cet instant fortuné.

«Quoique, selon notre accord, je doive ici mettre fin à mon discours, je
ne puis cependant m'empêcher d'ajouter que je jouis encore quelque temps
des transports de mon amant, jusqu'à ce que des raisons de famille
l'éloignèrent de moi et que je me vis obligée de me jeter dans la vie
publique. J'ai donc fini.»

Louise, la brunette piquante et dont je crois inutile de retracer ici
les charmes, se mit alors en devoir de satisfaire la compagnie:

«Selon mes louables maximes, dit-elle, je ne vous, révélerai point la
noblesse de ma famille, puisque je ne dois la vie qu'à l'amour le plus
tendre, sans que les liens du mariage eussent jamais joint les auteurs
de mes jours. Je fus la rare production du premier coup d'essai d'un
garçon ébéniste avec la servante de son maître dont les suites furent un
ventre en tambour et la perte de sa condition. Mon père, quoique fort
pauvre, me mit cependant en nourrice chez une campagnarde jusqu'à ce que
ma mère, qui s'était retirée à Londres, s'y mariât à un pâtissier et me
fît venir comme l'enfant d'un premier époux qu'elle disait avoir perdu
quelques mois après son mariage. Sur ce pied je fus admise dans la
maison et n'eus pas atteint l'âge de six ans que je perdis ce père
adoptif, qui laissa ma mère dans un état honnête et sans enfant de sa
façon. Pour ce qui regarde mon père naturel, il avait pris le parti de
s'embarquer pour les Indes, où il était mort fort pauvre, ne s'étant
engagé que comme simple matelot. Je croissais donc sous les yeux de ma
mère, qui semblait craindre pour moi le faux pas qu'elle avait fait,
tant elle avait soin de m'éloigner de tout ce qui pouvait y donner lieu.
Mais je crois qu'il est aussi impossible de changer les passions de son
coeur que les traits de son visage.

«Quant à moi, l'attrait du plaisir défendu agissait si fortement sur mes
sens qu'il me fut impossible de ne point suivre les lois de la nature.
Je cherchai donc à tromper la vigilante précaution de ma mère. J'avais à
peine douze ans que cette partie dont elle s'étudiait tant à me faire
ignorer l'usage me fit sentir son impatience. Cette ouverture
merveilleuse avait même déjà donné des signes de sa précocité par la
pousse d'un tendre duvet, qui, si j'ose le dire, avait pris sa
croissance sous ma main et sous mes yeux. Ces sensations délicates et
les chatouillements que je sentais souvent m'avaient fait assez
comprendre que c'était là le centre du vrai bonheur, sentiment qui me
faisait languir avec impatience après un compagnon de plaisir et qui me
faisait fuir toute société où je ne croyais pas rencontrer l'objet de
mes voeux, pour m'enfermer dans ma chambre, afin d'y goûter, du moins en
idées, les délices après lesquelles je soupirais.

«Mais toutes ces méditations ne faisaient qu'accroître mon tourment et
augmenter le feu qui me consumait. C'était bien pis encore lorsque,
cédant aux irritations insupportables qui me tourmentaient, je tentais
de les guérir. Quelquefois, dans la furieuse véhémence du désir, je me
jetais sur le lit et semblais y attendre le soulagement désiré, jusqu'à
ce que, convaincue de mon illusion, je me laissais aller aux
consolations misérables de la solitude. Enfin, la cause de mes désirs,
par ses impétueux trémoussements et ses chatouillements internes, ne me
laissait nuit et jour aucun repos. Je croyais cependant avoir beaucoup
gagné lorsque, me figurant qu'un de mes doigts ressemblait à mon
souhait, je m'en servis avec une agitation délicieuse entremêlée de
douleur, car je me déflorais autant qu'il était en mon pouvoir, et j'y
allais de si bon coeur que je me trouvais souvent étendue sur mon lit,
dans une véritable pâmoison amoureuse.

«Mais l'homme, comme je l'avais bien conçu, possédait seul ce qui
pouvait me guérir de cette maladie; cependant, gardée à vue de la
manière que je l'étais, comment tromper la vigilance de ma mère et
comment me procurer le plaisir de satisfaire ma curiosité et de goûter
une volupté délicieuse et inconnue jusqu'alors à mes sens?

«A la fin, un accident singulier me procura ce que j'avais désiré si
longtemps sans fruit. Un jour que nous dînions chez une voisine, avec
une dame qui occupait notre premier, ma mère fut obligée d'aller à
Greenwich. La partie étant faite, je feignis, je ne sais comment, un mal
de tête que je n'avais pas; ce qui fit que ma mère me confia à une
vieille servante de boutique, car nous n'avions aucun homme dans la
maison.

«Lorsque ma mère fut partie, je dis à la servante que j'allais me
reposer sur le lit de la dame qui logeait chez nous, le mien n'étant pas
dressé, et que, n'ayant besoin que d'un peu de repos pour me remettre,
je la priais de ne point venir m'interrompre. Lorsque je fus dans la
chambre, je me délaçai et me jetai à moitié nue sur le lit. Là je me
livrai de nouveau à mes vieilles et insipides coutumes; la force de mon
tempérament m'excitant, je cherchai partout des secours que je ne
pouvais trouver; j'aurais mordu mes doigts de rage, de ce qu'ils
représentaient si mal la seule chose qui pût me satisfaire, jusqu'à ce
que, assoupie par mes agitations, je m'endormis légèrement pour jouir
d'un rêve qui, sans doute, devait m'avoir fait prendre les positions les
plus séduisantes.

«A mon réveil, je trouvai avec surprise ma main dans celle d'un jeune
homme qui se tenait à genoux devant mon lit et qui me demandait pardon
de sa hardiesse. Il me dit qu'il était le fils de la dame qui occupait
la chambre; qu'il était monté sans avoir été aperçu par la servante, et
que, m'ayant trouvée endormie, sa première résolution avait été de
retourner sur ses pas, mais qu'il avait été retenu par un pouvoir
irrésistible.

«Que vous dirai-je? Les émotions, la surprise et la crainte furent
d'abord chassées par les idées du plaisir que j'attendais de cette
aventure. Il me sembla qu'un ange était descendu du ciel à dessein; car
il était jeune et bien tourné, ce qui était plus que je n'en demandais;
l'homme était ce que mon coeur désirait de connaître. Je crus ne devoir
ménager ni mes yeux, ni ma voix, ni aucune avance pour l'encourager à
répondre à mes désirs. Je levai donc la tête, pour lui dire que sa mère
ne pouvant revenir que vers la nuit, nous ne devions rien craindre de sa
part; mais je vis bientôt que je n'avais pas besoin de l'encourager et
qu'il n'était pas si novice que je le croyais, car il me dit que si
j'avais connu ses dispositions, j'aurais eu plus à espérer de sa
violence qu'à craindre de son respect.

«Voyant que les baisers qu'il imprimait sur ma main n'étaient pas
dédaignés, il se leva, et collant sa bouche sur mes lèvres brûlantes, il
me remplit d'un feu si vif que je tombai doucement à la renverse et lui
avec moi. Les moments étaient trop précieux pour les perdre en vaines
simagrées; mon jeune garçon procéda d'abord à l'affaire principale,
pendant qu'étendue sur mon lit je désirais l'instant de l'attaque, avec
une ardeur peu commune à mon âge. Il leva mes jupes et ma chemise.
Cependant, mes désirs augmentant à mesure que je voyais les obstacles
s'évanouir, je n'écoutai ni pudeur, ni modestie, et chassant au loin la
timide innocence, je ne respirai plus que les feux de la jouissance; une
rougeur vive colorait mon visage, mais insensible à la honte, je ne
connaissais que l'impatience de voir combler mes désirs.

«Jusqu'alors je m'étais servie de tous les moyens qui m'avaient paru
propres à soulager mes tourments; mais quelle différence de ces
attouchements à mon insipide manuélisation!

«Enfin, après s'être amusé quelque temps avec ma petite fente, qui
palpitait d'impatience, il déboutonne son gilet et son haut-de-chausse,
et montre à mes regards avides l'objet de tous mes soupirs, de tous mes
rêves et de tout mon amour. Je le parcours des yeux avec délices... mais
bientôt je l'accueillis avec ravissement.

«Rien ne me paraissait préférable à la jouissance que j'allais goûter,
de sorte que, craignant que la douleur n'empêchât le plaisir, je joignis
mes secousses à celles de mon athlète. A peine poussai-je quelques
tendres plaintes.

«Extasiée, je me livrai à ses transports corps et âme, puis je restai
quelque temps accablée par la fatigue et le plaisir.

«C'est ainsi que je vis s'accomplir mes plus violents désirs et que je
perdis cette babiole dont la garde est semée de tant d'épines; un
accident heureux et inopiné me procura cette occasion, car ce jeune
gentleman arrivait à l'instant du collège et venait familièrement dans
la chambre de sa mère, dont il connaissait la situation pour y avoir été
souvent autrefois, quoique je ne l'eusse jamais vu et que nous ne nous
connussions que d'ouï-dire.

«Les précautions du jeune athlète, cette fois et plusieurs autres, que
j'eus le plaisir de le voir, m'épargnèrent le désagrément d'être
surprise dans mes fréquents exercices. Mais la force d'un tempérament
que je ne pouvais réprimer, et qui me rendait les plaisirs de la
jouissance préférables à ceux d'exister, m'ayant souvent trahie par des
indiscrétions fatales à ma fortune, je tombai à la fin dans la nécessité
d'être le partage du public, ce qui, sans doute, eût causé ma perte, si
la fortune ne m'eût fait rencontré ce tranquille et agréable refuge.»

A peine Louisa avait-elle cessé de parler qu'on nous avertit que la
compagnie était réunie et nous attendait.

Là-dessus, Mme Cole, me prenant par la main, avec un sourire
d'encouragement, me conduisit en haut précédée de Louisa qui nous
éclairait avec deux bougies, une dans chaque main.

Sur le palier du premier étage, nous rencontrâmes un jeune gentleman,
extrêmement bien mis et d'une jolie figure: c'était lui qui devait le
premier m'initier aux plaisirs de la maison. Il me salua avec beaucoup
de courtoisie et, me prenant par la main, m'introduisit dans le salon,
dont le parquet était couvert d'un tapis de Turquie et le mobilier
voluptueusement approprié à toutes les exigences de la luxure la plus
raffinée; de nombreuses lumières l'emplissaient d'une clarté à peine
inférieure, mais peut-être plus favorable au plaisir que celle du grand
jour.

A mon entrée dans la salle, j'eus le plaisir d'entendre un murmure
d'approbation courir dans toute la compagnie, qui se composait
maintenant de quatre gentlemen, y compris mon _particulier_ (c'était le
terme usité dans la maison pour désigner le galant temporaire de telle
ou telle fille), les trois jeunes femmes, en simple déshabillé, la
maîtresse de l'académie et moi-même. Je fus accueillie et saluée par des
baisers tout à la ronde; mais je n'avais pas de peine à sentir, dans la
chaleur plus intense de ceux des hommes, la distinction des sexes.

Émue et confuse comme je l'étais à me voir entourée, caressée et
courtisée par tant d'étrangers, je ne pus sur-le-champ m'approprier cet
air joyeux et de belle humeur qui dictait leurs compliments et animait
leurs caresses.

Ils m'assurèrent que j'étais parfaitement de leur goût, si ce n'est que
j'avais un défaut, facile d'ailleurs à corriger: ma modestie. Cela
pouvait passer pour un attrait de plus, si l'on avait besoin de ce
piment; mais pour eux, c'était une impertinente mixture qui empoisonnait
la coupe du plaisir. En conséquence, ils considéraient la pudeur comme
leur ennemie mortelle et ne lui faisaient aucun quartier lorsqu'ils la
rencontraient. Ce prologue n'était pas indigne des débats qui suivirent.

Au milieu des badinages auxquels se livrait cette joyeuse bande, on
servit un élégant souper; mon galant du jour s'assit à côté de moi, et
les autres couples se placèrent sans ordre ni cérémonie. La bonne chère
et les vins généreux ayant bientôt banni toute réserve, la conversation
devint aussi libre qu'on pouvait le désirer, sans tomber toutefois dans
la grossièreté: ces professeurs de plaisir étaient trop avisés pour en
compromettre l'impression et la laisser évaporer avec des mots, avant
d'en venir à l'action. Des baisers toutefois, étaient pris de temps en
temps et si un mouchoir autour du cou interposait sa faible barrière, il
n'était pas scrupuleusement respecté; les mains des hommes se mettaient
à l'oeuvre avec leur pétulance ordinaire. Enfin, les provocations des
deux côtés en vinrent à ce point que mon _particulier_ ayant proposé de
commencer les _danses villageoises_, l'assentiment fut immédiat et
unanime: il présumait, ajouta-t-il en riant, que les instruments étaient
bien au ton. C'était le signal de se préparer: sur quoi la complaisante
Mme Cole, qui comprenait la vie, prit sur elle de disparaître; n'étant
plus apte au service personnel et satisfaite d'avoir réglé l'ordre de
bataille, elle nous laissait le champ libre pour y combattre à
discrétion.

Aussitôt son départ, on transporta la table du milieu de la salle sur
l'un des côtés et l'on mit à sa place un sopha. Mon _particulier_, à qui
j'en demandai le motif, m'expliqua que, «cette soirée étant spécialement
donnée en mon honneur, les associés se proposaient à la fois de
satisfaire leur goût pour les plaisirs variés et, en me rendant témoin
de leurs exercices, de me voir dépouiller cet air de réserve et de
modestie qui, à leur sens, empoisonnait la gaieté; bien qu'à l'occasion
ils prêchassent le plaisir et vécussent conformément à leurs principes,
ils ne voulaient pas se poser systématiquement en missionnaires: et il
leur suffisait d'entreprendre l'instruction pratique de toutes les
jolies femmes qui leur plaisaient assez pour motiver leur genre et qui
montraient du goût pour cette instruction. Mais comme une telle
ouverture pouvait être violente, trop choquante pour une jeune novice,
les anciens devaient donner l'exemple, et il espérait que je le suivrais
volontiers, puisque c'était à lui que j'étais dévolue pour la première
expérience. Toutefois, j'étais parfaitement libre de refuser: c'était,
dans son essence, une partie de plaisir qui supposait l'exclusion de
toute violence et de toute contrainte».

Ma contenance exprimait sans doute ma surprise, et mon silence mon
acquiescement. J'étais embarquée désormais et parfaitement décidée à
suivre la compagnie dans n'importe quelle aventure:

Les premiers qui ouvrirent le bal furent un jeune guidon des gardes à
cheval et cette perle des beautés olivâtres, la voluptueuse Louisa.
Notre cavalier la poussa sur le sopha, où il la fit tomber à la renverse
et s'y étendit avec un air de vigueur qui annonçait une amoureuse
impatience. Louisa s'était placée le plus avantageusement possible; sa
tête, mollement appuyée sur un oreiller, était fixée vis-à-vis de son
amant et notre présence paraissait être le moindre de ses soucis. Ses
jupes et sa chemise levées nous découvrirent les jambes les mieux
tournées qu'on pût voir et nous pouvions contempler à notre aise
l'avenue la plus engageante bordée et surmontée d'une agréable toison
qui se séparait sur les côtés. Le galant était débarrassé de ses habits
de dentelles et nous montrait sa virilité à son maximum de puissance et
prête à combattre; mais, sans nous donner le temps de jouir de cette
agréable vue, il se jeta sur son aimable antagoniste, qui le reçut en
véritable héroïne. Il est vrai que jamais fille n'eut comme elle une
constitution plus heureuse pour l'amour et une vérité plus grande dans
l'expression de ce qu'elle ressentait. Nous remarquâmes alors le feu du
plaisir briller dans ses yeux, surtout lorsqu'elle fut aiguillonnée par
l'instrument plénipotentiaire. Enfin, les irritations redoublèrent avec
tant d'effervescence qu'elle perdit toute autre connaissance que celle
de la jouissance qu'elle éprouvait. Alors elle s'agita avec une fureur
si étrange qu'elle remuait avec une violence extraordinaire, entremêlant
des soupirs enflammés à la cadence de ses mouvements et aux baisers de
tourterelles, aux pénétrantes et inoffensives morsures qu'elle
échangeait avec son amant, dans une frénésie de délices. Enfin, ils
arrivèrent l'un et l'autre à la période délectable. Louisa, tremblante
et hors d'haleine, criait par mots entrecoupés:

«Ah! monsieur, mon cher monsieur..., je vous... je vous prie... ne
m'épar... gnez... ne m'épargnez pas... ah!... ah!...»

Ses yeux se fermèrent langoureusement à la suite de ce monologue et
l'ivresse la fit mourir pour renaître plus tôt sans doute qu'elle
n'aurait voulu.

Lorsqu'il se trouva désarçonné, Louisa se leva, vint à moi, me donna un
baiser et me tira près de la table, où l'on me fit boire un verre de
vin, accompagné d'un toast honnêtement facétieux de l'invention de
Louisa.

Cependant, le second couple s'apprêtait à entrer en lice; c'étaient un
jeune baronnet et la tendre Harriett. Mon gentil écuyer vint m'en
avertir et me conduisit vers le lieu de la scène.

Harriett fut donc menée sur la couche vacante. Rougissant lorsqu'elle me
vit, elle semblait vouloir se justifier de l'action qu'elle allait
commettre et qu'elle ne pouvait éviter.

Son amant (car il l'était véritablement) la mit sur le pied du sopha et,
passant ses bras autour de son cou, préluda par lui donner des baisers
savoureusement appliqués sur ses belles lèvres, jusqu'à ce qu'il la fît
tomber doucement sur un coussin disposé pour la recevoir, et se coucha
sur elle. Mais, comme s'il avait su notre idée, il ôta son mouchoir et
lui découvrit la poitrine. Quels délicieux manuels de dévotion
amoureuse! Quel fin et inimitable modelé! petits, ronds, fermes et d'une
éclatante blancheur, le grain de la peau si doux, si agréable au toucher
et leurs tétins, qui les couronnaient, de véritables boutons de rose!
Après avoir régalé ses yeux de ce charmant spectacle, régalé ses lèvres
de baisers savoureux imprimés sur chacun de ces délicieux jumeaux, il se
mit en devoir de descendre plus bas.

Il leva peu à peu ses jupes et exposa à notre vue la plus belle parade
que l'indulgente nature ait accordée à notre sexe. Toute la compagnie
qui, moi seule exceptée, avait eu souvent le spectacle de ces charmes,
ne put s'empêcher d'applaudir à la ravissante symétrie de cette partie
de l'aimable Harriett, tant il est vrai que ces beautés admirables
étaient dignes de jouir d'une éternelle nouveauté. Ses jambes étaient si
délicieusement façonnées qu'avec un peu plus ou un peu moins de chair,
elles eussent dévié de ce point de perfection qu'on leur voyait. Et le
gentil sillon central était chez cette fille en égale symétrie de
délicatesse et de miniature avec le reste de son corps. Non, la nature
ne pouvait rien offrir de plus merveilleusement ciselé. Enfin un ombrage
épais répandait sur ce point du paysage un air de fini que les mots
seraient impuissants à rendre et la pensée même à se figurer.

Son cher amant, qui était resté absorbé par la vue de ces beautés,
s'adressa enfin au maître de ces ébats et nous le montra qui par sa
taille méritait le titre de héros aux yeux d'une femme. Il se plaça et
nous aperçûmes toutes les gradations du plaisir; les yeux humides et
perlés de la belle Harriett, le feu de ses joues annoncèrent le bonheur
auquel elle était près d'atteindre. Elle resta quelque temps immobile,
jusqu'à ce que, les aiguillons du plaisir se dirigeant vers le point
central, elle ne pût retenir davantage ses transports; ses mouvements,
d'accord avec ceux de son vainqueur, ne faisaient que s'accroître; les
clignotements de leurs yeux, l'ouverture involontaire de leurs bouches
et la molle extension de tous les membres firent enfin connaître à
l'assemblée contemplative l'extase suprême.

L'aimable couple garda dans le silence cette dernière situation, jusqu'à
ce qu'enfin un baiser langoureux donné et repris marqua le triomphe et
la joie du héros qui venait de vaincre.

Dès qu'Harriett fut délivrée, je volai vers elle et me plaçai à son
côté, lui soulevant la tête, ce qu'elle refusa en reposant son visage
sur mon sein, pour cacher la honte que lui donnait la scène passée,
jusqu'à ce qu'elle eût repris peu à peu sa hardiesse et qu'elle se fût
restaurée par un verre de vin, que mon galant lui présenta pendant que
le sien rajustait ses affaires.

Cependant le partenaire d'Émily l'avait invitée à prendre part à la
danse; la toute blonde et accommodante créature se leva aussitôt. Si une
complexion à faire honte aux lis et aux roses, des traits d'une extrême
finesse et cette fleur de santé qui donne tant de charme aux
villageoises pouvaient la faire passer pour une beauté, elle l'était
assurément et l'une des plus éclatantes parmi les blondes.

Son galant s'occupa d'abord, tandis qu'elle était debout, de dégager ses
seins et de leur rendre la liberté, ce qui n'était pas difficile, car
ils n'étaient retenus que par le corsage. A peine se montrèrent-ils que
la salle nous parut éclairée d'une nouvelle lumière, tant leur blancheur
avait d'éclat. Leur rondeur était si parfaite, si bien remplie qu'on eût
dit de la chair solidifiée en marbre; ils en avaient le poli et le
lustré, mais le marbre le plus blanc n'eût pas égalé les teintes vives
et claires de leur peau, nuancée dans sa blancheur de veines bleuâtres.
Comment se défendre de séductions aussi pressantes? Il toucha légèrement
ces deux globes, et la peau brillante et lisse éluda sa main qui glissa
sur la surface; il les comprima, et la chair élastique qui les
remplissait, ainsi creusée de force, rebondit sous sa main, effaçant
aussitôt la trace de la pression. Telle était, du reste, la consistance
de tout son corps, dans ces parties principalement où la plénitude de la
chair constitue cette belle fermeté qui est si attrayante au toucher.

Après quelque temps employé à ces caresses, il lui releva la jupe et la
chemise, qu'il enroula sur la ceinture, de sorte qu'ainsi troussée elle
était nue de toute part. Son charmant visage se couvrit alors de
rougeur, et ses yeux, baissés vers le sol, semblaient demander grâce
quand elle avait, au contraire, tant de raisons de s'enorgueillir de
tous les trésors de jeunesse et de beauté qu'elle étalait si
victorieusement. Ses jambes étaient bien faites, et ses cuisses, qu'elle
tenait serrées, si blanches, si rondes, si substantielles et si riches
en chair, que rien n'était plus capable de provoquer l'attouchement.
Aussi ne s'en priva-t-il point. Ensuite, écartant doucement sa main, qui
dans le premier mouvement d'une modestie naturelle s'était portée là, il
nous fit entrevoir ce mignon défilé qui descendait et se perdait entre
ses cuisses. Mais ce que nous pouvions pleinement contempler, c'était
au-dessus la luxuriante crépine de boucles d'un brun clair, dont la
teinte soyeuse tranchait sur la blancheur des environs et s'en trouvait
elle-même rehaussée. Il la conduisit au pied du sopha, et là, approchant
un oreiller, il lui inclina doucement la tête qu'elle y appuya sur ses
mains croisées, si bien que, le corps en saillie, elle présentait une
pleine vue d'arrière de sa personne nue jusqu'à la ceinture. Son
postérieur charnu, lisse et proéminent formait une double et luxuriante
nappe de neige animée qui remplissait glorieusement l'oeil et suivant la
pente de ses blanches collines, dans l'étroite vallée qui les séparait,
s'arrêtait et s'absorbait dans la cavité inférieure; celle-ci, qui
terminait ce délicieux tableau, s'entr'ouvrait légèrement, grâce à la
posture penchée, de sorte que l'agréable vermillon de l'intérieur se
laissait apercevoir et, rapproché du blanc qui éclatait tout autour,
donnait en quelque sorte l'idée d'un oeillet rose découpé dans un satin
blanc et lustré.

Le galant, qui était un gentleman d'environ trente ans et quelque peu
affecté d'un embonpoint qui n'avait rien de désagréable, choisit cette
situation pour exécuter son projet. Il la plaça donc à son gré, et
l'encourageant par des baisers et des caresses, il choisit une direction
convenable, et tenant ses mains autour du corps de la jeune fille, il en
jouait avec ses seins enchanteurs. Lorsqu'elle le sentit chez elle,
levant la tête et tournant un peu le cou, elle nous fit voir ses belles
joues, teintes d'un écarlate foncé, et sa bouche, exprimant le sourire
du bonheur, sur laquelle il appliqua un baiser de feu. Se retournant
alors, elle s'enfonça de nouveau dans son coussin, et resta dans une
situation passive, aussi favorable que son amant pouvait le désirer.
Puis ils se laissèrent aller sur la couche, et ils y restèrent encore
quelque temps, et dans la plus pure extase de la volupté.

Aussitôt qu'Émily fut libre, nous l'entourâmes pour la féliciter sur sa
victoire; car il est à remarquer que, quoique toute modestie fût bannie
de notre société, l'on y observait néanmoins les bonnes manières et la
politesse; il n'était pas permis ni de montrer de la hauteur, ni de
faire aucuns reproches désobligeants sur la condescendance des filles
pour les caprices des hommes, lesquels ignorent souvent le tort qu'ils
se font en ne respectant pas assez les personnes qui cherchent à leur
plaire.

La compagnie s'approcha ensuite de moi, et mon tour étant venu de me
soumettre à la discrétion de mon amant et à celle de l'assemblée, le
premier m'aborda et me dit, en me saluant avec tendresse, qu'il espérait
que je voudrais bien favoriser ses voeux; mais que si les exemples que
je venais de voir n'avaient pas encore disposé mon coeur en sa faveur,
il aimerait mieux se priver de ma possession que d'être en aucune façon
l'instrument de mon chagrin.

Je lui répondis sans hésiter ou sans faire la moindre grimace que si
même je n'avais pas contracté un engagement formel avec lui, l'exemple
d'aussi aimables compagnes suffirait pour me déterminer; que la seule
chose que je craignais était le désavantage que j'aurais après la vue
des beautés que j'avais admirées, et qu'il pouvait compter que je le
pensais comme je venais de le dire.

La franchise de ma réponse plut beaucoup et mon galant reçut les
compliments de félicitations de toute la compagnie.

Mme Cole n'aurait pu me choisir un cavalier plus estimable que le jeune
gentleman qu'elle m'avait procuré; car indépendamment de sa naissance et
de ses grands biens, il était d'une figure des plus agréables et de la
taille la mieux prise; enfin il était ce que les femmes nomment un fort
joli garçon.

Il me mena vers l'autel où devait se consommer notre mariage de
conscience et, comme je n'avais qu'un petit négligé blanc, je fus
bientôt mise en jupon et en chemise qui, d'accord aux voeux de toute la
compagnie, me furent encore ôtés par mon amant; il défit de même ma
coiffure et dénoua mes cheveux, que j'avais, sans vanité, fort beaux.

Je restai donc devant mes juges; dans l'état de pure nature et je dois
sans doute leur avoir offert un spectacle assez agréable, n'ayant alors
qu'environ dix-huit ans. Mes seins, ce qui dans l'état de nudité est une
chose essentielle, n'avaient alors rien de plus qu'une gracieuse
plénitude, ils conservaient une fermeté, une indépendance du corset ou
de tout autre support qui incitait à les palper. J'étais d'une taille
grande et déliée, sans être dépourvue d'une chair nécessaire. Je n'avais
point abandonné tellement la pudeur naturelle, que je ne souffrisse une
horrible confusion de me voir dans cet état; mais la bande joyeuse
m'entoura et, me comblant de mille politesses et de témoignages
d'admiration, ne me donna pas le temps d'y réfléchir beaucoup; j'étais
trop orgueilleuse, d'ailleurs, d'avoir été honorée de l'approbation des
connaisseurs.

Après que mon galant eut satisfait sa curiosité et celle de la
compagnie, en me plaçant de mille manières, la petitesse du point
capital me faisant passer pour une vierge, mes précédentes aventures
n'avaient fait là qu'une brèche insignifiante. Les traces d'une trop
grande distension étaient vite disparues à mon âge et puis la nature
m'avait faite étroite. Mon antagoniste, animé d'une noble fureur, défit
tout à coup ses habits, jeta bas sa chemise et resta nu, exposant au
grand jour mon ennemi. Il était d'une grandeur médiocre, préférable à
cette taille gigantesque qui dénote ordinairement une défaillance
prématurée. Collé contre mon sein, il fit entrer son idole dans la
niche. Alors, fixé sur le pivot je jetai mes bras autour de son cou et
nous fîmes trois fois le tour du sopha sans nous quitter. M'y ayant
déposée, il commença à moudre du blé et nous atteignîmes bientôt la
période délicieuse, mais comme mon feu n'était éteint qu'à demi, je
tâchai de recommencer; mon antagoniste me seconda si bien que nous nous
plongeâmes dans une mer de délices. Me rappelant alors les scènes dont
j'avais été spectatrice et celle que je représentais moi-même en ce
moment, je ne pus retenir mes irritations et je fus prête à le
désarçonner par les mouvements violents que je me donnai. Après être
resté quelque temps dans une langueur délectable, jusqu'à ce que la
force du plaisir fût un peu modérée, mon amant se dégagea doucement, non
sans m'avoir témoigné auparavant sa satisfaction par mille baisers et
mille protestations d'un amour éternel.

La compagnie, qui pendant notre sacrifice avait gardé un profond
silence, m'aida à remettre mes habits et me complimenta de l'hommage que
mes charmes avaient reçu, comme elle le disait, par la double décharge
que j'avais subie dans une seule conjonction. Mon galant me témoigna
tout son contentement et les filles me félicitèrent d'avoir été initiée
dans les tendres mystères de leur société.

C'était une loi inviolable, dans cette société, de s'en tenir chacun à
la sienne, surtout la nuit, à moins que ce ne fût du consentement des
parties, afin d'éviter le dégoût que ce changement pouvait causer.

Il était nécessaire de se rafraîchir; on prit une collation de biscuits
et de vin, de thé, de chocolat; ensuite la compagnie se sépara à une
heure après minuit et descendit deux à deux. Mme Cole avait fait
préparer pour mon galant et pour moi un lit de campagne, où nous
passâmes la nuit dans des plaisirs répétés de mille manières
différentes. Le matin, après que mon cavalier fût parti, je me levai et
comme je m'habillais, je trouvai dans une de mes poches une bonne bourse
de guinées, que j'étais occupée à compter quand Mme Cole entra. Je lui
fis part de cette aubaine et lui offris de la partager entre nous; mais
elle me pressa de garder le tout, m'assurant que ce gentleman l'avait
payée fort généreusement. Après quoi elle me rappela les scènes de la
veille et me fit connaître qu'elle avait tout vu par une cloison, faite
exprès, qu'elle me montra.

A peine Mme Cole eut-elle fini que la troupe folâtre des filles entra et
renouvela ses caresses à mon égard; j'observai avec plaisir que les
fatigues de la nuit précédente n'avaient en aucune façon altéré la
fraîcheur de leur teint; ce qui venait, à ce qu'elles me dirent, des
soins et des conseils que notre bonne mère abbesse leur donnait. Elles
descendirent dans la boutique, tandis que je restai dans ma chambre à me
dorloter jusqu'à l'heure du dîner.

Le repas fini, il me prit un léger mal de tête, qui me fit résoudre à me
mettre quelques moments sur mon lit. M'étant couchée avec mes habits et
ayant goûté environ une heure les douceurs du sommeil, mon galant vint,
et me voyant seule, la tête tournée du côté de la muraille et le
derrière hors du lit, il défit incontinent ses habits, puis levant mes
vêtements, il mit au jour l'arrière-avenue de l'agréable recoin des
délices. Il m'investit ainsi derrière et je sentis sa chaleur naturelle,
qui m'éveilla en sursaut; mais ayant vu qui c'était, je voulus me
tourner vers lui, lorsqu'il me pria de garder la posture que je tenais.
Après que j'eus resté quelque temps dans cette position, je commençai à
m'impatienter et à me démener, à quoi mon ami m'aida de si bon coeur que
nous finîmes bientôt.

Je fus assez heureuse pour conserver mon amant jusqu'à ce que des
intérêts de famille et une riche héritière qu'il épousa, en Irlande,
l'obligèrent à me quitter. Nous avions vécu à peu près quatre mois
ensemble, pendant lesquels notre petit conclave s'était insensiblement
séparé. Néanmoins Mme Cole avait un si grand nombre de bonnes pratiques
que cette désertion ne nuisit en nulle manière à son négoce. Pour me
consoler de mon veuvage, Mme Cole imagina de me faire passer pour
vierge; mais je fus destinée, comme il le semble, à être ma propre
pourvoyeuse sur ce point.

J'avais passé un mois dans l'inaction, aimée de mes compagnes et chérie
de leurs galants, dont j'éludais toujours les poursuites (je dois dire
ici que ceci ne s'applique pas au baronnet qui était bientôt parti
emmenant Harriett), lorsque, passant un jour, à cinq heures du soir,
chez une fruitière dans Covent-Garden, j'eus l'aventure suivante.

Tandis que je choisissais quelques fruits dont j'avais besoin, je
remarquai que j'étais suivie par un jeune gentleman habillé très
richement, mais qui, au reste, n'avait rien de remarquable, étant d'une
figure fort exténuée et fort pâle de visage. Après m'avoir contemplée
quelque temps, il s'approcha du panier où j'étais et fit semblant de
marchander quelques fruits. Comme j'avais un air modeste et que je
gardais le décorum le plus honnête, il ne put soupçonner la condition
dont j'étais. Il me parla enfin, ce qui jeta un rouge apparent de pudeur
sur mes joues, et je répondis si sottement à ses demandes qu'il lui fut
plus que jamais impossible de juger de la vérité; ce qui fait bien voir
qu'il y a une sorte de prévention dans l'homme, qui, lorsqu'il ne juge
que par les premières idées, le mène souvent d'erreur en erreur, sans
que sa grande sagesse s'en aperçoive. Parmi les questions qu'il me fit,
il me demanda si j'étais mariée. Je répondis que j'étais trop jeune pour
y penser encore. Quant à mon âge, je jugeai ne devoir me donner que
dix-sept ans. Pour ce qui regardait ma condition, je lui dis que j'avais
été à Preston, dans une boutique de modes, et que présentement
j'exerçais le même métier à Londres. Après qu'il eut satisfait avec
adresse, comme il le pensait, à sa curiosité et qu'il eut appris mon nom
et ma demeure, il me chargea des fruits les plus rares qu'il put trouver
et partit fort content, sans doute, de cette heureuse rencontre.

Dès que je fus arrivée à la maison, je fis part à Mme Cole de l'aventure
que j'avais eue; d'où elle conclut sagement que s'il ne venait point me
trouver il n'y avait aucun mal; mais que s'il passait chez elle, il
faudrait examiner si l'oiseau valait bien les filets.

Notre gentleman vint le lendemain matin dans sa voiture et fut reçu par
Mme Cole, qui s'aperçut bientôt que j'avais fait une trop vive
impression sur ses sens pour craindre de le perdre, car, pour moi,
j'affectais de tenir la tête baissée et semblais redouter sa vue. Après
qu'il eut donné son adresse à Mme Cole et payé fort libéralement ce
qu'il venait d'acheter, il retourna dans son carrosse.

J'appris bientôt que ce gentleman n'était autre chose que Mr. Norbert,
d'une fortune considérable, mais d'une constitution très faible, et
lequel, après avoir épuisé toutes les débauches possibles, s'était mis à
courir les petites filles. Mme Cole conclut de ces prémisses qu'un tel
caractère était une juste proie pour elle; que ce serait un péché de
n'en point tirer la quintessence, et qu'une fille comme moi n'était que
trop bonne pour lui.

Elle fut donc chez lui à l'heure indiquée. C'était un hôtel du quartier
de la Cour de justice. Après avoir admiré l'ameublement riche et
luxurieux de ses appartements et s'être plainte de l'ingratitude de son
métier, elle fit que la conversation tomba insensiblement sur moi.
Alors, s'armant de toutes les apparences d'une vertu rigide, louant
surtout mes charmes et ma modestie, elle finit par lui donner
l'espérance de quelques rendez-vous, qui ne devaient cependant pas,
disait-elle, tirer à conséquence.

Comme elle craignait que de trop grandes difficultés ne le dégoûtassent,
ou que quelque accident imprévu ne fît éventer notre mèche, elle fit
semblant de se laisser gagner par ses promesses, ses bonnes manières,
mais surtout par la somme considérable que cela lui vaudrait.

Ayant donc mené ce gentleman par les différentes gradations des
difficultés nécessaires pour l'enflammer davantage, elle acquiesça enfin
à sa demande, à condition qu'elle ne parût entrer pour rien dans
l'affaire qu'on tramait contre moi. Mr. Norbert était naturellement
assez clairvoyant et connaissait parfaitement les intrigues de la ville,
mais sa passion, qui l'aveuglait, nous aida à le tromper. Tout étant au
point désiré, Mme Cole lui demanda trois cents guinées pour ma part et
cent pour récompenser ses peines et ses scrupules de conscience qu'elle
avait dû vaincre avec bien de la répugnance. Cette somme devait être
comptée claire et nette à la réception qu'il ferait de ma personne, qui
lui avait paru plus modeste et plus charmante encore pendant quelques
moments que nous nous vîmes chez notre ambassadrice, que lorsque nous
parlâmes chez la fruitière, du moins l'assurait-il. Je dois dire qu'il
est singulier combien peu j'avais eu à forcer mon air de modestie
naturelle pour avoir l'air d'une véritable vierge.

Lorsque tous les articles de notre traité furent pleinement conclus et
ratifiés et que la somme eût été payée, il ne resta plus qu'à livrer ma
personne à sa disposition. Mais Mme Cole fit difficulté de me laisser
sortir de la maison et prétendit que la scène se passât chez nous,
quoiqu'elle n'aurait point voulu, pour tout au monde, comme elle le
disait, que ses gens en sussent quelque chose--sa bonne renommée serait
perdue pour jamais et sa maison diffamée.

La nuit fixée, avec tout le respect dû à l'impatience de notre héros,
Mme Cole ne négligea ni soins ni conseils pour que je me tirasse avec
honneur de ce pas, et que ma prétendue virginité ne tombât point à faux.
La nature m'avait formé cette partie si étroite que je pouvais me passer
de tous ces remèdes vulgaires, dont l'imposture se découvre si aisément
par un bain chaud; et notre abbesse m'avait encore fourni pour le besoin
un spécifique qu'elle avait toujours trouvé infaillible.

Toutes choses préparées, Mr. Norbert entra dans ma chambre à onze heures
de la nuit, avec tout le secret et tout le mystère nécessaires. J'étais
couchée sur le lit de Mme Cole, dans un déshabillé moderne, et avec
toute la crainte que mon rôle devait m'inspirer; ce qui me remplit d'une
confusion si grande qu'elle n'aida pas peu à tromper mon galant. Je dis
galant, car je crois que le mot dupe est trop cruel envers l'homme dont
la faiblesse fait souvent notre gloire.

Aussitôt que Mme Cole, après les singeries que cette scène demandait,
eut quitté la chambre, qui était bien éclairée à la réquisition de Mr.
Norbert, il vint sautiller vers le lit, où je m'étais cachée sous les
draps et où je me défendis quelque temps avant qu'il pût parvenir à me
donner un baiser, tant il est vrai qu'une fausse vertu est plus capable
de résistance qu'une modestie réelle; mais ce fut pis lorsqu'il voulut
venir à mes seins; car j'employai pieds et poings pour le repousser; si
bien que, fatigué du combat, il défit ses habits et se mit à mes côtés.

Au premier coup d'oeil que je jetai sur sa personne, je m'aperçus
bientôt qu'il n'était point de la figure ni de la vigueur que l'assaut
d'un pucelage exige.

Quoiqu'il eût à peine trente ans, il étalait cependant déjà sa précoce
vieillesse et se voyait réduit à des stimulants que la nature secondait
très peu. Son corps était usé par les excès répétés du plaisir charnel,
excès qui avaient imprimé sur son front les marques du temps et qui ne
lui laissaient au printemps de l'âge que le feu et l'imagination de la
jeunesse, ce qui le rendait malheureux et le précipitait vers une mort
prématurée.

Lorsqu'il fut au lit, il jeta bas les couvertures et je restai exposée à
sa vue. Ma chemise lui cachant mon sein et l'antre secret des voluptés,
il la déchira du haut en bas, mais en usa du reste avec toute la
tendresse et tous les égards possibles, tandis que de mon côté je ne lui
montrai que de la crainte et de la retenue, affectant toute
l'appréhension et tout l'étonnement qu'on peut supposer à une fille
parfaitement innocente et qui se trouve pour la première fois au lit
avec un homme nu. Vingt fois je repoussai ses mains de mes seins qu'il
trouva aussi polis et aussi fermes qu'il pouvait le désirer, mais
lorsqu'il se jeta sur moi et qu'il voulut me sonder avec son doigt, je
me plaignis de sa façon d'agir:

«J'étais perdue.--J'avais ignoré ce que j'avais fait.--Je me lèverais,
je crierais au secours.»

Au même moment, je serrai tellement les jambes qu'il lui fut impossible
de les séparer. Trouvant ainsi mes avantages et maîtresse de sa passion
comme de la mienne, je le menai par gradations où je voulus. Voyant
enfin qu'il ne pouvait vaincre ma résistance, il commença par
m'argumenter, à quoi je répondis avec un ton de modestie «que j'avais
peur qu'il ne me tuât,--que je ne voulais pas cela, que de mes jours je
n'avais été traitée de la sorte,--que je m'étonnais de ce qu'il ne
rougissait pas pour lui et pour moi».

C'est ainsi que je l'amusai quelques moments, mais peu à peu je séparai
enfin mes jambes. Cependant, comme il se fatiguait vainement pour faire
entrer, je donnai un coup de reins et je jetai en même temps un cri,
disant qu'il m'avait percée jusqu'au coeur, si bien qu'il se trouva
désarçonné par le contre-coup qu'il avait reçu de ma douleur simulée et
avant d'être entré. Touché du mal qu'il crut m'avoir fait, il tâcha de
me calmer par de bonnes paroles et me pria d'avoir patience. Étant donc
remonté en selle, il recommença ses manoeuvres, mais il n'eut pas plus
tôt touché l'orifice que mes feintes douleurs eurent de nouveau lieu.

«--Il me blessait,--il me tuait,--j'en devais mourir.»

Telles étaient mes fréquentes interjections. Mais après plusieurs
tentatives réitérées, qui ne l'avançaient en rien, le plaisir gagna
tellement le dessus qu'il fit un dernier effort qui lui donna assez
d'entrée pour que je sentisse qu'il avait connu le bonheur à la porte du
paradis et j'eus la cruauté de ne pas lui laisser achever en cet
endroit, le jetant de nouveau bas, non sans pousser un grand cri, comme
si j'étais transportée par le mal qu'il me causait! C'est de la sorte
que je lui procurai un plaisir qu'il n'aurait certainement pas goûté si
j'avais été réellement vierge. Calmé par cette première détente, il
m'encouragea à soutenir une seconde tentative et tâcha, pour cet effet,
de rassembler toutes ses forces en examinant avec soin toutes les
parties de mon corps. Sa satisfaction fut complète, ses baisers et ses
caresses me l'annoncèrent. Sa vigueur ne revint néanmoins pas sitôt, et
je ne le sentis qu'une fois frapper au but, encore si faiblement que
quand je l'aurais ouvert de mes doigts, il n'y serait pas entré; mais il
me crut si peu instruite des choses qu'il n'en eut aucune honte. Je le
tins le reste de la nuit si bien en haleine qu'il était déjà jour
lorsqu'il se liquéfia pour la seconde fois à moitié chemin, tandis que
je criais toujours qu'il m'écorchait et que sa vigueur m'était
insupportable. Harassé et fatigué, mon champion me donna un baiser, me
recommanda le repos et s'endormit profondément. Alors je suivis le
conseil de la bonne Mme Cole et donnai aux draps les prétendus signes de
ma virginité.

Dans chaque pilier du lit, il y avait un petit tiroir, si
artificieusement construit qu'il était impossible de le discerner et qui
s'ouvrait par un ressort caché. C'était là que se trouvaient des fioles
remplies d'un sang liquide et des éponges, qui fournissaient plus de
liquide coloré qu'il n'en fallait pour sauver l'honneur d'une fille.
J'usai donc avec dextérité de ce remède et je fus assez heureuse pour ne
pas être surprise dans mon opération, ce qui certainement m'aurait
couverte de honte et de confusion.

Étant à l'aise et hors de tout soupçon de ce côté-là, je tâchai de
m'endormir, mais il me fut impossible d'y parvenir. Mon gentleman
s'éveilla une demi-heure après, et, ne respectant pas longtemps le
sommeil que j'affectais, il voulut me préparer à l'entière consommation
de notre affaire. Je lui répondis en soupirant «que j'étais certaine
qu'il m'avait blessée et fendue,--qu'il était si méchant!»

En même temps je me découvris et, lui montrant le champ de bataille, il
vit les draps, mon corps et ma chemise teints de la prétendue marque de
virginité ravie; il en fut transporté à un point que rien ne pouvait
égaler sa joie. L'illusion était complète; il ne put se former d'autre
idée que celle d'avoir triomphé le premier de ma personne. Me baisant
donc avec transport, il me demanda pardon de la douleur qu'il m'avait
causée, me disant que le pire était passé, je n'aurais plus que des
voluptés à goûter. Peu à peu je le souffris, ce qui lui donna l'aisance
de pénétrer plus avant. De nouvelles contorsions furent mises en jeu et
je ménageai si bien l'introduction qu'elle ne se fit que pouce à pouce.
Enfin, par un coup de reins à propos, je le fis entrer jusqu'à la garde,
et donnant, comme il le disait, _le coup de grâce_[17] à ma virginité,
je poussai un soupir douloureux, tandis que lui, triomphant comme un coq
qui bat de l'aile sur la poule qu'il vient de fouler, poursuivit
faiblement sa carrière, et j'affectai d'être plongée dans une
langoureuse ivresse en me plaignant de ne plus être fille.

  [17] En français dans le texte.

Vous me demanderez peut-être si je goûtai quelque plaisir. Je vous
assure que ce fut peu ou point, si ce n'est dans les derniers moments où
j'étais échauffée par une passion mécanique que m'avait causée ma longue
résistance, car au commencement j'eus de l'aversion pour sa personne et
ne consentis à ses embrassements que dans la vue du gain qui y était
attaché, ce qui ne laissait pas de me faire de la peine et de
m'humilier, me voyant obligée à de telles charlataneries qui n'étaient
point de mon goût.

A la fin, je fis semblant de me calmer un peu par les caresses
continuelles qu'il me prodiguait et je lui reprochai alors sa cruauté,
dans des termes qui flattaient son orgueil, disant qu'il m'était
impossible de souffrir une nouvelle attaque, qu'il m'avait accablée de
douleur et de plaisir. Il m'accorda donc généreusement une suspension
d'armes et, comme la matinée était fort avancée, il demanda Mme Cole, à
qui il fit connaître son triomphe et conta les prouesses de la nuit,
ajoutant qu'elle en verrait les marques sanglantes sur les draps du lit
où le combat s'était donné.

Vous pouvez aisément vous imaginer les singeries qu'une femme de la
trempe de notre vénérable abbesse mit en jeu dans ce moment. Ses
exclamations de honte, de regret, de compassion ne finirent point: elle
me félicitait surtout de ce que l'affaire se fût passée si heureusement;
et c'est en quoi je m'imagine qu'elle fut bien sincère. Alors elle fit
aussi comprendre que, comme ma première peur de me trouver seule avec un
homme était passée, il valait mieux que j'allasse chez notre ami pour ne
point causer de scandale à sa maison; mais ce n'était réellement que
parce qu'elle craignait que notre train de vie ordinaire ne se découvrît
aux yeux de Mr. Norbert, qui acquiesça volontiers à sa proposition,
puisqu'elle lui procurait plus d'aisance et de liberté sur moi.

Me laissant alors à moi-même pour goûter un repos dont j'avais besoin,
Mr. Norbert sortit de la maison sans être aperçu. Après que je me fus
éveillée, Mme Cole vint me louer de ma bonne manière d'agir, et refusa
généreusement la part que je lui offris de mes trois cents guinées, qui,
jointes à ce que j'avais déjà épargné, ne laissaient pas que de me faire
une petite fortune honnête.

J'étais donc de nouveau sur le ton d'une fille entretenue et j'allais
ponctuellement voir Mr. Norbert dans sa chambre, toutes les fois qu'il
me le faisait dire par son laquais, que nous eûmes toujours soin de
recevoir à la porte pour qu'il ne vît jamais ce qui pouvait se passer
dans l'intérieur de la maison.

Si j'ose juger de ma propre expérience, il n'y a point de filles mieux
payées, ni mieux traitées que celles qui sont entretenues par des hommes
vieux ou par de jeunes énervés qui sont le moins en état d'user de
l'amour, assurés qu'une femme doit être satisfaite d'un côté ou de
l'autre; ils ont mille petits soins et n'épargnent ni caresses, ni
présents pour remédier autant qu'il est possible au point capital. Mais
le malheur de ces bonnes gens est qu'après avoir essayé les
raffinements, les tracasseries, pour se mettre en train, sans pouvoir
accomplir l'affaire, ils ont tellement échauffé l'objet de leur passion
qu'il se voit obligé de chercher dans des bras plus vigoureux un remède
satisfaisant au feu qu'ils ont allumé dans ses veines et de planter sur
ces chefs usés un ornement dont ils sont fort peu curieux; car, quoi que
l'on en dise, nous avons en nous une passion contrariante, qui ne nous
permet pas de nous contenter de paroles et de prendre la volonté pour le
fait.

Mr. Norbert se trouvait dans ce cas malheureux; car quoiqu'il cherchât
tous les moyens de réussir, il ne pouvait cependant parvenir à son but,
sans avoir épuisé toutes les préparations nécessaires, qui m'étaient
aussi désagréables qu'inflammatoires. Quelquefois il me plaçait sur un
tapis, près du feu, où il me contemplait des heures entières et me
faisait tenir toutes les postures imaginables. D'autres fois même ses
attouchements étaient si particulièrement lascifs qu'ils me
remplissaient souvent d'une rage, qu'il ne pouvait jamais calmer, car
même quand sa pauvre machine avait atteint une certaine érection, elle
s'anéantissait d'abord par lente distillation, ou une effusion
prématurée qui ne faisaient qu'accroître mon tourment.

Un soir (je ne puis m'empêcher de le rappeler à ma mémoire), un soir que
je retournais de chez lui, remplie du désir de la chair, je rencontrai,
en tournant la rue, un jeune matelot. J'étais mise de manière à ne point
être accrochée par des gens de la sorte; il me parla néanmoins et me
jetant les bras autour du cou, il me baisa avec transport. Je fus fâchée
au commencement de sa façon d'agir; mais l'ayant regardé et voyant qu'il
était d'une figure qui promettait quelque vigueur, d'ailleurs bien fait
et fort proprement mis, je finis par lui demander avec douceur ce qu'il
voulait. Il me répondit franchement qu'il voulait me régaler d'un verre
de vin. Il est certain que si j'avais été dans une situation plus
tranquille, je l'aurais refusé avec hauteur; mais la chair parlait, et
la curiosité d'éprouver sa force et de me voir traitée comme une
coureuse de rue me fit résoudre à le suivre. Il me prit donc sous le
bras et me conduisit familièrement dans la première _taverne_ où l'on
nous donna une petite chambre avec un bon feu. Là, sans attendre qu'on
nous eût apporté le vin, il défit mon mouchoir et mit à l'air mes seins
qu'il baisa et mania avec ardeur; puis, ne trouvant que les trois
vieilles chaises, qui ne pouvaient supporter les chocs du combat, il me
planta contre le mur et, levant mes jupes, agit avec toute l'impétuosité
qu'un long jeûne de mer pouvait lui fournir. Puis changeant d'attitude
et me courbant sur la table, il allait passer à côté de la bonne porte
et frappait désespérément à la mauvaise, je me récrie:

«Peuh! dit-il, ma chère, tout port est bon dans la tempête.»

Cependant il changea de direction et prit celle qu'il fallait avec un
entrain et un feu que, dans la belle disposition où je me trouvais,
j'appréciai au point de prendre l'avance sur lui.

Après que tout se fut passé et que je fus devenue un peu plus calme, je
commençai à craindre les suites funestes que cette connaissance pouvait
me coûter, et je tâchai en conséquence de me retirer le plus tôt
possible. Mais mon inconnu n'en jugea pas ainsi; il me proposa d'un air
si déterminé de souper avec lui, que je ne sus comment me tirer de ses
mains. Je fis pourtant bonne contenance et promis de revenir dès que
j'aurais fait une commission pressante chez moi. Le bon matelot, qui me
prenait pour une fille publique, me crut sur ma parole et m'attendit
sans doute au souper qu'il avait commandé pour nous deux.

Lorsque j'eus conté mon aventure à Mme Cole, elle me gronda de mon
indiscrétion et me remontra le souvenir douloureux qu'elle pourrait me
valoir, me conseillant de ne pas ouvrir ainsi les cuisses au premier
venu. Je goûtai fort sa morale et fus même inquiète pendant quelques
jours sur ma santé. Heureusement mes craintes se trouvèrent mal fondées;
je suspectais à tort mon joli matelot: c'est pourquoi je suis heureuse
de lui faire ici réparation.

J'avais vécu quatre mois avec Mr. Norbert, passant mes jours dans des
plaisirs variés chez Mme Cole et dans des soins assidus pour mon
entreteneur, qui me payait grassement les complaisances que j'avais pour
lui et qui fut si satisfait de moi qu'il ne voulut jamais chercher
d'autre amusement. J'avais su lui inspirer une telle économie dans ses
plaisirs et modérer ses passions, de façon qu'il commençait à devenir
plus délicat dans la jouissance et à reprendre une vigueur et une santé
qu'il semblait avoir perdues pour jamais; ce qui lui avait rempli le
coeur d'une si vive reconnaissance, qu'il était près de faire ma
fortune, lorsque le sort écarta le bonheur qui m'attendait.

La soeur de Mr. Norbert, Lady..., pour laquelle il avait une grande
affection, le pria de l'accompagner à Bath, où elle comptait passer
quelque temps pour sa santé. Il ne put refuser cette faveur et prit
congé de moi, le coeur fort gros de me quitter, en me donnant une bourse
considérable, quoiqu'il crût ne rester que huit jours hors de ville.
Mais il me quitta pour jamais et fit un voyage dont personne ne revient.
Ayant fait une débauche de vin avec quelques-uns de ses amis, il but si
copieusement qu'il en mourut au bout de quatre jours. J'éprouvai donc de
nouveau les révolutions qui sont attachées à la condition de femme de
plaisir et je retournai en quelque manière dans le sein de la communauté
de Mme Cole.

Je restai vacante quelque temps et me contentai d'être la confidente de
ma chère Harriett, qui venait souvent me voir et me contait le bonheur
suivi qu'elle goûtait avec son baronnet, qui l'aimait tendrement,
lorsqu'un jour Mme Cole me dit qu'elle attendait dans peu, en ville, un
de ses clients, nommé Mr. Barville, et qu'elle craignait ne pouvoir lui
procurer une compagne convenable, parce que ce gentleman avait contracté
un goût fort bizarre, qui consistait à se faire fouetter et à fouetter
les autres jusqu'au sang; ce qui faisait qu'il y avait très peu de
filles qui voulussent soumettre leur postérieur à ses fantaisies et
acheter, aux dépens de leur peau, les présents considérables qu'il
faisait. Mais le plus étrange de l'affaire, c'est que le gentleman était
jeune; car passe encore pour ces vieux pécheurs, qui ne peuvent se
mettre en train que par les dures titillations que le manège excite.

Quoique je n'eusse en aucune façon besoin de gagner à tel prix de quoi
subsister et que ce procédé me parût aussi déplacé que déplorable dans
ce jeune homme, je consentis et proposai même de me soumettre à
l'expérience, soit par caprice, soit par une vaine ostentation de
courage. Mme Cole, surprise de ma résolution, accepta avec plaisir une
proposition qui la délivrait de la peine de chercher ailleurs.

Le jour fixé, Mr. Barville vint, et je lui fus présentée par Mme Cole,
dans un simple déshabillé convenable à la scène que j'allais jouer: tout
en linge fin et d'une blancheur éblouissante, robe, jupon, bas et
pantoufles de satin, comme une victime qu'on mène au sacrifice. Ma
chevelure, d'un blond cendré tirant au châtain, tombait en boucles
flottantes sur mon cou et contrastait agréablement par sa couleur avec
celle du reste de la toilette.

Dès que Mr. Barville m'eut vue, il me salua avec respect et étonnement,
et demanda à mon interlocutrice si une créature aussi belle et aussi
délicate que moi voudrait bien se soumettre aux rigueurs et aux
souffrances qu'il était accoutumé d'exercer. Elle lui répondit ce qu'il
fallait, et lisant dans ses yeux qu'elle ne pouvait se retirer assez
tôt, elle sortit, après lui avoir recommandé d'en user modérément avec
une jeune novice.

Tandis que Mr. Barville m'examinait, je parcourus avec curiosité la
figure d'un homme qui, au printemps de l'âge, s'amusait d'un exercice
qu'on ne connaît que dans les écoles.

C'était un garçon joufflu et frais, excessivement blond, taille courte
et replète, avec un air d'austérité. Il avait vingt-trois ans, quoiqu'on
ne lui en eût donné que vingt, à cause de la blancheur de sa peau et de
l'incarnat de son teint qui, joints à sa rondeur, l'auraient fait
prendre pour un _Bacchus_, si un air d'austérité ou de rudesse ne se fût
opposé à la parfaite ressemblance. Son habillement était propre, mais
fort au-dessous de sa fortune; ce qui venait plutôt d'un goût bizarre
que d'une sordide avarice.

Dès que Mme Cole fut sortie, il se plaça près de moi et son visage
commença à se dérider. J'appris par la suite, lorsque je connus mieux
son caractère, qu'il était réduit, par sa constitution naturelle, à ne
pouvoir goûter les plaisirs de l'amour avant que de s'être préparé par
des moyens extraordinaires et douloureux.

Après m'avoir disposée à la constance par des apologies et des
promesses, il se leva et se mit près du feu, tandis que j'allais prendre
dans une armoire voisine les instruments de discipline, composés de
petites verges de bouleau liées ensemble, qu'il mania avec autant de
plaisir qu'elles me causaient de terreur.

Il approcha alors un banc destiné pour la cérémonie, ôta ses habits, et
me pria de déboutonner sa culotte et de rouler sa chemise par-dessus ses
hanches; ce que je fis en jetant un regard sur l'instrument pour lequel
cette préparation se faisait. Je vis le pauvre diable qui s'était, pour
ainsi dire, retiré dans son ermitage, montrant à peine le bout de sa
tête, tel que vous aurez vu au printemps un roitelet qui élève le bec
hors de l'herbe.

Il s'arrêta ici pour défaire ses jarretières, qu'il me donna, afin que
je le liasse par ses jambes sur le banc; circonstance qui n'était
nécessaire, comme je le suppose, que pour augmenter la farce qu'il
s'était prescrite. Je le plaçai alors sur son ventre, le long du banc
avec un oreiller sous lui, je lui liai pieds et poings et j'abattis sa
culotte jusque sur ses talons; ce qui exposa à ma vue deux fesses dodues
et fort blanches qui se terminaient insensiblement vers les hanches.

Prenant alors les verges, je me mis à côté de mon patient et lui donnai,
suivant ses ordres, dix coups appliqués de toute la force que mon bras
put fournir; ce qui ne fit pas plus d'effet sur lui que la piqûre d'une
mouche n'en fait sur les écailles d'une écrevisse. Je vis avec
étonnement sa dureté, car les verges avaient déchiré sa peau, dont le
sang était prêt à couler, et je retirai plusieurs esquilles de bois sans
qu'il se plaignît du mal qu'il devait souffrir.

Je fus tellement émue à cet aspect pitoyable que je me repentais déjà de
mon entreprise et que je me serais volontiers dispensée de faire le
reste; mais il me pria de continuer mon office, ce que je fis jusqu'à ce
que, le voyant se démener contre le coussin, d'une manière qui ne
dénotait aucune douleur, curieuse de savoir ce qui en était, je glissai
doucement la main sous le jeune homme, et je trouvai les choses bien
changées à mon grand étonnement; ce que je croyais impalpable avait pris
une consistance surprenante et des dimensions démesurées quant à la
grosseur, car pour la taille, elle était fort courte. Mais il me pria de
continuer vivement ma correction, si je voulais qu'il atteignît le
dernier stage du plaisir.

Reprenant donc les verges, je commençai d'en jouer de plus belle, quand
après quelques violentes émotions et deux ou trois soupirs, je vis qu'il
restait sans mouvement. Il me pria alors de le délier, ce que je fis au
plus vite, surprise de la force passive dont il venait de jouir et de la
manière cruelle dont il se la procurait; car lorsqu'il se leva, à peine
pouvait-il marcher, tant j'y avais été de bon coeur.

J'aperçus alors sur le banc les traces de son plaisir et je vis que son
paresseux s'était déjà de nouveau caché, comme s'il avait été honteux de
montrer sa tête, ne voulant céder qu'à la fustigation de ses voisines
postérieures, qui ainsi souffraient seules de son caprice.

Mon gentleman ayant repris ses habits se plaça doucement près de moi, en
tenant hors du coussin une de ses fesses trop meurtrie pour qu'il pût
s'y appuyer même légèrement.

Il me remercia alors de l'extrême plaisir que je venais de lui donner,
et voyant quelques marques de terreur sur mon visage, il me dit que si
je craignais de me soumettre à sa discipline, il se passerait de cette
satisfaction; mais que si j'étais assez complaisante pour cela, il ne
manquerait pas de considérer la différence du sexe et la délicatesse de
ma peau. Encouragée ou plutôt piquée d'honneur de tenir la promesse que
j'avais faite à Mme Cole, qui, comme je ne l'ignorais point, voyait tout
par le trou pratiqué pour cet effet, je ne pus me défendre de subir la
fustigation.

J'acceptai donc sa demande avec un courage qui partait de mon
imagination plutôt que de mon coeur; je le priai même de ne point
tarder, craignant que la réflexion ne me fît changer d'idée.

Il n'eut qu'à défaire mes jupes et lever ma chemise, ce qu'il fit;
lorsqu'il me vit à nu, il me contempla avec ravissement, puis me coucha
sur la banquette, posa ma tête sur le coussin. J'attendais qu'il me
liât, et j'étendais même déjà en tremblant les mains pour cet effet; il
me dit qu'il ne voulait pas pousser ma constance jusqu'à ce point, mais
me laisser libre de me lever quand le jeu me déplairait.

Toutes mes parties postérieures étaient maintenant à sa merci; il se
plaça au commencement à une petite distance de ma personne et se délecta
à parcourir des yeux les secrètes richesses que je lui avais
abandonnées; puis, s'élançant vers moi, il les couvrit de mille tendres
baisers; prenant alors les verges, il commença à badiner légèrement sur
ces masses de chair frissonnante, mais bientôt il me fustigea si
durement que le sang perla en plus d'un endroit. A cette vue, se
précipitant sur moi, il baisa les plaies saignantes, en les suçant, ce
qui soulagea un peu ma douleur. Il me fit poser ensuite sur mes genoux,
de façon à montrer cette tendre partie, région du plaisir et de la
souffrance, sur laquelle il dirigea ses coups, qui me faisaient faire
mille contorsions variées, dont la vue le ravissait.

Toutefois je supportai tout sans crier et ne donnai aucune marque de
mécontentement, bien résolue néanmoins à ne plus m'exposer à des
caprices aussi étranges.

Vous pouvez bien penser dans quel pitoyable état mes pauvres coussins de
chair furent réduits: écorchés, meurtris et sanglants, sans d'ailleurs
que je sentisse la moindre idée de plaisir, quoique l'auteur de mes
peines me fît mille compliments et mille caresses.

Dès que j'eus repris mes habits, Mme Cole apporta elle-même un souper
qui aurait satisfait la sensualité d'un cardinal, sans compter les vins
généreux qui l'accompagnèrent. Après nous avoir servi, notre discrète
abbesse sortit sans dire un mot ni sans avoir souri, précaution
nécessaire pour ne point me remplir d'une confusion qui aurait nui à la
bonne chère.

Je me mis à côté de mon boucher, car il me fut impossible de regarder
d'un autre oeil un homme qui venait de me traiter si rudement, et
mangeai quelque temps en silence, fort piquée des sourires qu'il me
lançait de temps en temps.

Mais à peine le souper fut-il fini que je me sentis possédée d'une si
terrible démangeaison et de titillations si fortes qu'il me fut pour
ainsi dire impossible de me contenir; la douleur des coups de verges
s'était changée en un feu qui me dévorait et qui me remuait et me
tortillait sur ma chaise, sans pouvoir, dissiper l'ardeur de l'endroit
où s'étaient concentrés, je crois, tous les esprits vitaux de mon corps.

Mr. Barville, qui lisait dans mes yeux la crise où j'étais et qui, par
expérience, en connaissait la cause, eut pitié de moi. Il tira la table,
essaya de ranimer ses esprits et de les provoquer, mais ils ne voulurent
pas céder à ses instances: sa machine était comme ces toupies qui ne
tiennent debout qu'à coups de fouet. Il fallut donc en venir aux verges,
dont j'usai de bon coeur et dont je vis bientôt les effets. Il se hâta
de m'en donner les bénéfices.

Mes pauvres fesses ne pouvant souffrir la dureté du banc sur lequel Mr.
Barville me clouait, je dus me lever pour me placer la tête sur une
chaise; cette posture nouvelle fut encore infructueuse, car je ne
pouvais supporter de contact avec la partie meurtrie. Que faire alors?
Nous haletions tous deux, tous deux nous étions en furie, mais le
plaisir est inventif: il me prit tout d'un coup, me mit nue, plaça un
coussin près du feu et, me tournant sens dessus dessous, il entrelaça
mes jambes autour de son cou, si bien que je ne touchais à terre que par
la tête et les mains. Quoique cette posture ne fût point du tout
agréable, notre imagination était si échauffée et il y allait de si bon
coeur qu'il me fit oublier ma douleur et ma position forcée. Je fus
ainsi délivrée de ces insupportables aiguillons qui m'avaient presque
rendue folle, et la fermentation de mes sens se calma instantanément.

J'avais donc achevé cette scène plus agréablement que je n'avais osé
l'espérer et je fus surtout fort contente des louanges que Mr. Barville
donna à ma constance et du présent magnifique qu'il me fit, sans compter
la généreuse récompense que Mme Cole en obtint.

Je ne fus cependant pas tentée de recommencer aussitôt ces expédients
pour surexciter la nature; leur action, je le conçois, se rapproche de
celle des mouches cantharides; mais j'avais plutôt besoin d'une bride
pour retenir mon tempérament que d'un éperon pour lui donner plus de
feu.

Mme Cole, à qui cette aventure m'avait rendue plus chère que jamais,
redoubla d'attention à mon égard et se fit un plaisir de me procurer
bientôt une bonne pratique.

C'était un gentleman d'un certain âge, fort grave et très solennel, dont
le plaisir consistait à peigner de belles tresses de cheveux. Comme
j'avais une tête bien garnie de ce côté-là, il venait régulièrement tous
les matins à ma toilette, pour satisfaire son goût. Il passait souvent
plus d'une heure à cet exercice, sans se permettre jamais d'autres
droits sur ma personne. Il avait encore une autre manie: c'était de me
faire cadeau d'une douzaine de paire de gants de chevreau blanc, à la
fois; il s'amusait à les tirer de mes mains et à en mordre les bouts des
doigts. Cela dura jusqu'à ce qu'un rhume, le forçant à garder la
chambre, m'enleva cet insipide baguenaudier, et je n'entendis plus
parler de lui.

Je vécus depuis dans la retraite, et j'avais toujours si bien su me
tirer d'affaire que ma santé ni mon teint n'avaient encore souffert
aucune altération. Louisa et Émily n'en usaient pas si modérément; et
quoiqu'elles fussent loin de se donner pour rien, elles poussaient
néanmoins souvent la débauche à un excès qui prouve que quand une fille
s'est une fois écartée de la modestie, il n'y a point de licence où elle
ne se plonge alors volontairement. Je crois devoir rapporter ici deux
aventures pleines de singularité, et je commencerai par l'une dont Emily
fut l'héroïne.

Louisa et elle étaient allées un soir au bal, la première en costume de
bergère, Emily en berger; je les vis ainsi costumées avant leur départ,
et l'on ne pouvait imaginer un plus joli garçon qu'Emily, blonde et bien
faite comme elle était. Elles étaient restées ensemble quelque temps,
lorsque Louisa, rencontrant une vieille connaissance, donna très
cordialement congé à sa compagne, en la laissant sous la protection de
son habit de garçon, ce qui n'était guère, et de sa propre discrétion,
ce qui était ce semble encore moins. Emily, se trouvant seule, erra
quelques minutes sans idée précise, puis, pour se donner de l'air et de
la fraîcheur, ou pour tout autre motif, elle détacha son masque et alla
au buffet. Elle y fut remarquée par un gentleman, en très élégant
domino, qui l'accosta et se mit à causer avec elle. Le domino, après une
courte conversation où Emily fit montre de bonne humeur et de facilité
plus que d'esprit, parut tout enflammé pour elle; il la tira peu à peu
vers des banquettes à l'extrémité de la salle, la fit asseoir près de
lui, et là il lui serra les mains, lui pinça les joues, lui fit
compliment et s'amusa de sa belle chevelure, admira sa complexion: le
tout avec un certain air d'étrangeté que la pauvre Emily, n'en
comprenant pas le mystère, attribuait au plaisir que lui causait son
déguisement. Comme elle n'était pas des plus cruelles de sa profession,
elle se montra bientôt disposée à parlementer sur l'essentiel; mais
c'est ici que le jeu devint piquant: il la prenait en réalité pour ce
qu'elle paraissait être, un garçon quelque peu efféminé. Elle, de son
côté, oubliant son costume et fort loin de deviner les idées du galant,
s'imaginait que tous ces hommages s'adressaient à elle en sa qualité de
femme; tandis qu'elle les devait précisément à ce qu'il ne la croyait
pas telle. Enfin, cette double erreur fut poussée à un tel point
qu'Emily, ne voyant en lui autre chose qu'un gentleman de distinction,
d'après les parties de son costume que le déguisement ne couvrait pas,
échauffée aussi par le vin qu'il lui avait fait boire et par les
caresses qu'il lui avait prodiguées, se laissa persuader d'aller au bain
avec lui; et ainsi, oubliant les recommandations de Mme Cole, elle se
remit entre ses mains avec une aveugle confiance, décidée à le suivre
n'importe où. Pour lui, également aveuglé par ses désirs et mieux trompé
par l'excessive simplicité d'Emily qu'il ne l'eût été par les ruses les
plus adroites, il supposait sans doute qu'il avait fait la conquête d'un
petit innocent comme il le lui fallait, ou bien de quelque mignon
entretenu, rompu au métier, qui le comprenait parfaitement bien et
entrait dans ses vues. Quoi qu'il en soit, il la mit dans une voiture, y
monta avec elle et la mena dans un très joli appartement, où il y avait
un lit; mais que ce fût une maison de bains ou non, elle ne pouvait le
dire, n'ayant parlé à personne qu'à lui-même. Lorsqu'ils furent seuls et
que son amoureux en vint à ces extrémités qui ont pour effet immédiat de
découvrir le sexe, elle remarqua ce qu'aucune description ne pourrait
peindre au vif, le mélange de pique, de confusion et de désappointement
dans sa contenance, accompagné de cette douloureuse exclamation: «Ciel!
une femme!» Il n'en fallut pas plus pour lui ouvrir les yeux, si
stupidement fermés jusque-là. Cependant, comme s'il voulait revenir sur
son premier mouvement, il continua à badiner avec elle et à la caresser;
mais la différence était si grande, son extrême chaleur avait si bien
fait place à une civilité froide et forcée qu'Emily elle-même dut s'en
apercevoir. Elle commençait maintenant à regretter son oubli des
prescriptions de Mme Cole de ne jamais se livrer à un étranger; un excès
de timidité succédait à un excès de confiance et elle se croyait
tellement à sa merci et à sa discrétion qu'elle resta passive tout le
temps de son prélude. Car à présent, soit que l'impression d'une si
grande beauté lui fît pardonner son sexe, soit que le costume où elle
était entretînt encore sa première illusion, il reprit par degrés une
bonne part de sa chaleur; s'emparant des chausses d'Emily, qui n'étaient
pas encore déboutonnées, il les lui abaissa jusqu'aux genoux, et la
faisant doucement courber, le visage contre le bord du lit, il la plaça
de telle sorte que la double voie entre les deux collines postérieures
lui offrait l'embarras du choix, il s'engageait même dans la mauvaise
direction pour faire craindre à la jeune fille de perdre un pucelage
auquel elle n'avait pas songé. Cependant, ses plaintes et une résistance
douce, mais ferme, l'arrêtèrent et le ramenèrent au sentiment de la
réalité: il fit baisser la tête à son coursier et le lança enfin dans la
bonne route, où, tout en laissant son imagination tirer parti, sans
doute, des ressemblances qui flattaient son goût, il arriva, non sans
grand vacarme, au terme de son voyage. La chose faite, il la reconduisit
lui-même, et après avoir marché avec elle l'espace de deux ou trois
rues, il la mit dans une chaise; puis, lui faisant un cadeau nullement
inférieur à ce qu'elle avait pu espérer, il la laissa, bien recommandée
aux porteurs, qui, sur ses indications, la ramenèrent chez elle.

Dès le matin, elle raconta son aventure à Mme Cole et à moi, non sans
montrer quelques restes, encore empreints dans sa contenance, de la
crainte et de la confusion qu'elle avait ressenties. Mme Cole fit
remarquer que cette indiscrétion procédant d'une facilité
constitutionnelle, il y avait peu d'espoir qu'elle s'en guérît, si ce
n'est par des épreuves sévères et répétées. Quant à moi, j'étais en
peine de concevoir comment un homme pouvait se livrer à un goût non
seulement universellement odieux, mais absurde et impossible à
satisfaire, puisque, suivant les notions et l'expérience que j'avais des
choses, il n'était pas dans la nature de concilier de si énormes
disproportions. Mme Cole se contenta de sourire de mon ignorance et ne
dit rien pour me détromper: il me fallut pour cela une démonstration
oculaire qu'un très singulier accident me fournit quelques mois après.
Je vais en parler ici, afin de ne plus revenir sur un si désagréable
sujet.

Projetant de rendre une visite à Harriett, qui était allée demeurer à
Hampton-Court, j'avais loué un cabriolet, et Mme Cole avait promis de
m'accompagner; mais une affaire urgente l'ayant retenue, je fus obligée
de partir seule. J'étais à peine au tiers de ma route que l'essieu se
rompit et je fus bien contente de me réfugier, saine et sauve, dans une
auberge d'assez belle apparence, sur la route. Là, on me dit que la
diligence passerait dans une couple d'heures; sur quoi, décidée à
l'attendre plutôt que de perdre la course que j'avais déjà faite, je me
fis conduire dans une chambre très propre et très convenable, au premier
étage, dont je pris possession pour le temps que j'avais à rester, avec
toute facilité de me faire servir, soit dit pour rendre justice à la
maison.

Une fois là, comme je m'amusais à regarder par la fenêtre, un tilbury
s'arrêta devant la porte et j'en vis descendre deux jeunes gentlemen, à
ce qu'il me parut, qui entrèrent sous couleur de se restaurer et de se
rafraîchir un peu, car ils recommandèrent de tenir leur cheval tout prêt
pour leur départ. Bientôt, j'entendis ouvrir la porte de la chambre
voisine où ils furent introduits et promptement servis; aussitôt après,
j'entendis qu'ils fermaient la porte et la verrouillaient à l'intérieur.

Un esprit de curiosité, fort loin de me venir à l'improviste, car je ne
sais s'il me fit jamais défaut, me poussa, sans que j'eusse aucun
soupçon ni aucune espèce de but ou dessein particulier, à voir ce qu'ils
étaient et à examiner leurs personnes et leur conduite. Nos chambres
étaient séparées par une de ces cloisons mobiles qui s'enlèvent à
l'occasion pour, de deux pièces, n'en faire qu'une seule et accommoder
ainsi une nombreuse société; et, si attentives que fussent mes
recherches, je ne trouvais pas l'ombre d'un trou par où je puisse
regarder, circonstance qui n'avait sans doute pas échappé à mes voisins,
car il leur importait fort d'être en sûreté. A la fin, pourtant, je
découvris une bande de papier de même couleur que la boiserie et que je
soupçonnais devoir cacher quelque fissure; mais alors elle était si haut
que je fus obligée, pour y atteindre, de monter sur une chaise, ce que
je fis aussi doucement que possible. Avec la pointe d'une épingle de
tête je perçai le papier d'un trou suffisant pour bien voir; alors, y
collant un oeil, j'embrassai parfaitement toute la chambre et pus voir
mes deux jeunes gens qui folâtraient et se poussaient l'un l'autre en
des ébats joyeux et, je le croyais, entièrement innocents.

Le plus âgé pouvait avoir, autant que j'en pus juger, environ dix-neuf
ans; c'était un grand et élégant jeune homme, en frac de futaine
blanche, avec un collet de velours vert et une perruque à noeuds.

Le plus jeune n'avait guère que dix-sept ans; il était blond, coloré,
parfaitement bien fait, et, pour tout dire, un délicieux adolescent; à
sa mise aussi on voyait qu'il était de la campagne: c'était un frac de
peluche verte, des chaussures de même étoffe, un gilet et des bas
blancs, une casquette de jockey, avec des cheveux blonds, longs et
flottants en boucles naturelles.

Le plus âgé promena d'abord tout autour de la chambre un regard de
circonspection, mais avec trop de hâte sans doute pour qu'il pût
apercevoir la petite ouverture où j'étais postée, d'autant plus qu'elle
était haute et que mon oeil, en s'y collant, interceptait le jour qui
aurait pu la trahir; puis il dit quelques mots à son compagnon, et la
face des choses changea aussitôt.

En effet, le plus âgé se mit à embrasser le plus jeune, à l'étreindre et
à le baiser, à glisser ses mains dans sa poitrine et à lui donner enfin
des signes si manifestes d'amoureux désirs, que celui-ci ne pouvait
être, selon moi, qu'une fille déguisée. Je me trompais, mais la nature
aussi avait certainement fait erreur en lui imprimant le cachet
masculin.

Avec la témérité de leur âge et impatients comme ils étaient d'accomplir
leur projet de plaisir antiphysique, au risque des pires conséquences,
car il n'y avait rien d'improbable à ce qu'ils fussent découverts, ils
en vinrent maintenant à un tel point que je fus bientôt fixée sur ce
qu'ils étaient[18].

  [18] Une édition anglaise s. l. n. d., mais sans doute postérieure à
    1874, donne ici deux paragraphes, interpolés dans l'oeuvre de
    Cleland. Ces paragraphes, reproduits en anglais, en note, par
    Liseux, ont été traduits et de nouveau interpolés par l'éditeur de
    la réimpression illustrée du texte de Liseux (1906); on en redonne
    ici une traduction:

    _«Sans perdre un instant, le plus âgé déboutonna son camarade et le
    caressa. Ces avances furent reçues par le jeune garçon sans autre
    opposition qu'un air de pruderie boudeuse, dix fois plus provocante
    qu'un assentiment passif; après quoi il le fit tourner sur lui même
    et le conduisit vers une chaise qui se trouvait à proximité.
    Devinant sans peine, supposai-je, ce qu'on l'on attendait de lui, le
    Ganymède inclina docilement la tête sur le dossier. Son compagnon
    démasqua alors ses batteries et les proportions qu'il fit paraître,
    et qui certainement méritaient un meilleur usage, me firent douter
    un moment qu'il pût parvenir à ses fins._

    _«Cependant, il écarta ce qui sur le jeune homme pouvait le gêner et
    découvrit ces éminences qu'à Rome on nomme communément les
    Monts-Plaisants et qui furent exposées à ses coups. Ce n'est pas
    sans frémir que je le vis prendre ses dispositions pour l'attaque et
    je pus juger de tout, non seulement par l'action du plus âgé, mais
    encore par les mouvements du jeune patient et les plaintes doucement
    murmurées qui sortaient de ses lèvres. Puis les premières
    difficultés vaincues, tout sembla marcher à souhait sans difficulté
    ni résistance comme sur un chemin tapissé. Il passa son bras autour
    de la taille de son mignon, témoignant par un geste que celui ci,
    s'il ressemblait à sa mère par derrière, était l'égal de son père
    par devant. Et pendant que d'une main il s'amusait ainsi, de l'autre
    il folâtrait avec les longs cheveux du jeune garçon, puis se
    penchant sur son dos il attira vers lui sa face juvénile couverte de
    boucles dénouées, que l'enfant secoua pour lui laisser prendre un
    baiser passionné qui ne finit qu'avec cette action brillante._»

La scène criminelle qu'ils exécutèrent, j'eus la patience de l'observer
jusqu'au bout, simplement pour recueillir contre eux plus de faits et
plus de certitude en vue de les traiter comme ils le méritaient. En
conséquence, lorsqu'ils se furent rajustés et qu'ils se préparaient à
partir, enflammée comme je l'étais de colère et d'indignation, je sautai
à bas de la chaise pour ameuter contre eux toute la maison; mais, dans
ma précipitation, j'eus le malheur de heurter du pied un clou ou quelque
autre rugosité du plancher qui me fit tomber la face en avant, de sorte
que je restai là quelques minutes sans connaissance avant qu'on ne vînt
à mon secours; et les deux jeunes gens, alarmés, je le suppose, du bruit
de ma chute, eurent tout le temps nécessaire pour opérer leur sortie.
Ils le firent, comme je l'appris ensuite, avec une hâte que personne ne
pouvait s'expliquer; mais, revenue à moi et retrouvant la parole, je fis
connaître aux gens de l'auberge toute la scène dont j'avais été témoin.

De retour au logis, je racontai cette aventure à Mme Cole. Elle me dit,
avec beaucoup de sens, «que ces mécréants seraient un jour ou l'autre,
sans aucun doute, châtiés de leur forfait, encore qu'ils échappassent
pour le moment; que si j'avais été l'instrument temporel de cette
punition, j'aurais eu à souffrir beaucoup plus d'ennuis et de confusion
que je m'imaginais; quant à la chose elle-même, le mieux était de n'en
rien dire. Mais au risque d'être suspecte de partialité, attendu que
cette cause était celle de tout le sexe féminin, auquel la pratique en
question tendait à enlever plus que le pain de la bouche, elle
protestait néanmoins contre la colère dont je faisais montre et voici la
déclaration que lui inspirait la simple vérité: «Quelque effet qu'eût pu
avoir cette infâme passion en d'autres âges et dans d'autres contrées,
c'était, ce semblait-il, une bénédiction particulière pour notre
atmosphère et notre climat, qu'il y avait une tache, une flétrissure
imprimée sur tous ceux qui en étaient affectés, dans notre nation tout
au moins. En effet, sur un grand nombre de gens de cette espèce, ou du
moins universellement soupçonnés de ce vice, qu'elle avait connus, à
peine en pouvait-elle nommer un seul dont le caractère ne fût, sous tous
les rapports, absolument vil et méprisable; privés de toutes les vertus
de leur sexe, ils avaient tous les vices et toutes les folies du nôtre;
enfin, ils étaient aussi exécrables que ridicules dans leur monstrueuse
inconscience, eux qui haïssaient et méprisaient les femmes, et qui, en
même temps, singeaient toutes leurs manières, leurs airs, leurs
afféteries, choses qui tout au moins siéent mieux aux femmes qu'à ces
demoiselles mâles ou plutôt sans sexe.»

Mais ici je m'en lave les mains et je reprends le cours de mon récit, où
je puis, non sans à-propos, introduire une terrible équipée de Louisa,
car j'y eus moi-même quelque part et je me suis engagée d'ailleurs à la
relater comme pendant à celle de la pauvre Emily. Ce sera une preuve de
plus, ajoutée à mille autres, de la vérité de cette maxime: que
lorsqu'une femme s'émancipe, il n'y a point de degrés dans la licence
qu'elle ne soit capable de franchir.

Un matin que Mme Cole et Emily étaient sorties, Louisa et moi nous fîmes
entrer dans la boutique un gueux qui vendait des bouquets. Le pauvre
garçon était insensé et si bègue qu'à peine pouvait-on l'entendre. On
l'appelait dans le quartier «_Dick le Bon_», parce qu'il n'avait pas
l'esprit d'être méchant et que les voisins, abusant de sa simplicité, en
faisaient ce qu'ils voulaient. Au reste, il était bien fait de sa
personne, jeune, fort comme un cheval et d'une figure assez avenante
pour tenter quiconque n'aurait point eu de dégoût pour la malpropreté et
les guenilles.

Nous lui avions souvent acheté des fleurs par pure compassion; mais
Louisa, qu'un autre motif excitait alors, ayant pris deux de ses
bouquets, lui présenta malicieusement une demi-couronne à changer. Dick,
qui n'avait pas le premier sou, se grattait l'oreille et donnait à
entendre, par son embarras, qu'il ne pouvait fournir la monnaie d'une si
grosse pièce. «Eh bien! mon enfant, lui dit Louisa, monte avec moi, je
te paierai.» En même temps elle me fit signe de la suivre et m'avoua,
chemin faisant, qu'elle se sentait une étrange curiosité de savoir si la
nature ne l'avait pas dédommagé, par quelque don particulier du corps,
de la privation de la parole et des facultés intellectuelles. La
scrupuleuse modestie n'ayant jamais été mon vice, loin de m'opposer à
une pareille lubie, je trouvai cette idée si plaisante que je ne fus pas
moins empressée qu'elle à m'éclaircir sur ce point. J'eus même la vanité
de vouloir être la première à faire la vérification des pièces. Suivant
cet accord, dès que nous eûmes fermé la porte, je commençai l'attaque en
lui faisant des petites niches et employant les moyens les plus capables
de l'émouvoir. Il parut d'abord, à sa mine honteuse et interdite, à ses
regards sauvages et effarés, que le badinage ne lui plaisait pas; mais
je fis tant par mes caresses que je l'apprivoisai et le mis
insensiblement en humeur. Un rire innocent et niais annonçait le plaisir
que la nouveauté de cette scène lui faisait. Le ravissement stupide où
il était, l'avait rendu si docile et si traitable qu'il me laissa faire
tout ce que je voulus. J'avais déjà senti la douceur de sa peau à
travers maintes déchirures de sa culotte et m'étais, par gradation,
saisie du véritable et glorieux étendard en si bel état, que je vis le
moment où tout allait se rompre sous ses efforts. Je détortillai une
espèce de ceinture déchiquetée de vieillesse, et rangeant une loque de
chemise qui le cachait en partie je le découvris dans toute son étendue
et toute sa pompe. J'avoue qu'il n'était guère possible de rien voir de
plus superbe. Le pauvre garçon possédait manifestement à un très haut
degré la prérogative royale, qui distingue cette condition d'ailleurs
malheureuse de l'idiot et qui a donné lieu au dicton populaire:
«_Marotte de fou, amusement de femme._» Aussi ma lascive compagne, ravie
en admiration et domptée par le démon de la concupiscence, me l'ôta
brusquement; puis tirant, comme on fait à un âne par le licou, Dick vers
le lit, elle s'y laissa tomber à la renverse, et sans lâcher prise le
guida où elle voulait. L'innocent y fut à peine introduit que l'instinct
lui apprit le reste. L'homme-machine enfonça, déchira, pourfendit la
pauvre Louisa, mais elle eut beau crier, il était trop tard. Le fier
agent, animé par le puissant aiguillon du plaisir, devint si furieux
qu'il me fit trembler pour la patiente. Son visage était tout en feu,
ses yeux étincelaient, il grinçait des dents; tout son corps, agité par
une impétueuse rage, faisait voir avec quel excès de force la nature
opérait en lui. Tel on voit un jeune taureau sauvage que l'on a poussé à
bout renverser, fouler aux pieds, frapper des cornes tout ce qu'il
rencontre, tel le forcené Dick brise, rompt tout ce qui s'oppose à son
passage. Louisa se débat, m'appelle à son secours et fait mille efforts
pour se dérober de dessous ce cruel meurtrier, mais inutilement; son
haleine aurait aussitôt calmé un ouragan, qu'elle aurait pu l'arrêter
dans sa course. Au contraire, plus elle s'agite et se démène, plus elle
accélère et précipite sa défaite. Dick, machinalement gouverné par la
partie animale, la pince, la mord et la secoue avec une ardeur moitié
féroce et moitié tendre. Cependant Louisa à la fin supporta plus
patiemment le choc, et bientôt gorgée du plus précieux morceau qu'il y
ait sur terre[19], le sentiment de la douleur faisant place à celui du
plaisir, elle entra dans les transports les plus vifs de la passion et
seconda de tout son pouvoir la brusque activité de son chevaucheur. Tout
tremblait sous la violence de leurs mouvements mutuels. Agités l'un et
l'autre d'une fureur égale, ils semblaient possédés du démon de la
luxure. Sans doute ils auraient succombé à tant d'efforts si la crise
délicieuse de la suprême joie ne les eût arrêtés subitement et n'eût
arrêté le combat.

  [19] Gorg'd with the dearest morsel of the earth (Shakespeare).

C'était une chose pitoyable et burlesque ou plutôt tragi-comique à la
fois de voir la contenance du pauvre insensé après cet exploit. Il
paraissait plus imbécile et plus hébété de moitié qu'auparavant. Tantôt,
d'un air stupéfait, il laissait tomber un regard morne et languissant
sur sa flasque virilité; tantôt il fixait d'un oeil triste et hagard
Louisa et semblait lui demander l'explication d'un pareil phénomène.
Enfin, l'idiot ayant petit à petit repris ses sens, son premier soin fut
de courir à son panier et de compter ses bouquets. Nous les lui prîmes
tous et les lui payâmes le prix ordinaire, n'osant pas le récompenser de
sa peine, de peur qu'on ne vînt à découvrir les motifs de notre
générosité.

Louisa s'esquiva quelques jours après de chez Mme Cole avec un jeune
homme qu'elle aimait beaucoup, et depuis ce temps je n'ai plus reçu de
ses nouvelles.

Peu après qu'elle nous eut quittées, deux jeunes seigneurs de la
connaissance de Mme Cole et qui avaient autrefois fréquenté son académie
obtinrent la permission de faire, avec Emily et moi, une partie de
plaisir dans une maison de campagne située au bord de la Tamise, dans le
comté de Surrey[20] et qui leur appartenait.

  [20] Banlieue sud-ouest de Londres, rive droite de la Tamise.

Toutes choses arrangées, nous partîmes une après-midi pour le
rendez-vous et nous arrivâmes sur les quatre heures. Nous mîmes pied à
terre près d'un pavillon propre et galant, où nous fûmes introduites par
nos cavaliers et rafraîchies d'une collation délicate, dont la joie, la
fraîcheur de l'onde et la politesse marquée de nos galants rehaussaient
le prix.

Après le thé, nous fîmes un tour au jardin, et l'air étant fort chaud
mon cavalier proposa, avec sa franchise ordinaire, de prendre ensemble
un bain, dans une petite baie de la rivière, auprès du pavillon, où
personne ne pouvait nous voir ni nous distraire.

Emily, qui ne refusait jamais rien, et moi, qui aimais le bain à la
folie, acceptâmes la proposition avec plaisir. Nous retournâmes donc
d'abord au pavillon qui, par une porte, répondait à une tente dressée
sur l'eau, de façon qu'elle nous garantissait de l'ardeur du soleil et
des regards des indiscrets. La tenture, en toile brochée, figurait un
fourré de bois sauvage, depuis le haut jusqu'aux bas côtés, lesquels, de
la même étoffe, représentaient des pilastres cannelés avec leurs espaces
remplis de vases de fleurs, le tout faisant à l'oeil un charmant effet
de quelque côté qu'on se tournât.

Il y avait autant d'eau qu'il en fallait pour se baigner à l'aise; mais
autour, de la tente on avait pratiqué des endroits secs pour s'habiller
ou enfin pour d'autres usages que le bain n'exige pas. Là se trouvait
une table chargée de confitures, de rafraîchissements et de bouteilles
de vins et des cordiaux nécessaires contre la maligne influence de
l'eau. Enfin mon galant, qui aurait mérité d'être l'intendant des menus
plaisirs d'un empereur romain, n'avait rien oublié de tout ce qui peut
servir au goût et au besoin.

Dès que nous eûmes assurés les portes et que tous les préliminaires de
la liberté eurent été réglés de part et d'autre, l'on cria: «Bas les
habits!» Aussitôt nos deux amants sautèrent sur nous et nous mirent dans
l'état de pure nature. Nos mains se portèrent d'abord vers l'ombrage de
la pudeur, mais ils ne nous laissèrent pas longtemps dans cette posture,
nous priant de leur rendre le service que nous venions de recevoir
d'eux, ce que nous fîmes de bon coeur.

Mon «particulier» fut bientôt nu et il voulut sur-le-champ me faire
éprouver sa force; mais, plutôt pressée du désir de me baigner, je le
priai de suspendre l'affaire et donnant ainsi à nos amis l'exemple d'une
continence qu'ils étaient sur le point de perdre, nous entrâmes main à
main dans l'onde, dont la bénigne influence calma la chaleur de l'air et
me remplit d'une volupté amoureuse.

Je m'occupai quelque temps à me laver et à faire mille niches à mon
compagnon, laissant à Emily le soin d'en agir avec le sien à sa
discrétion. Mon cavalier, peu content à la fin de me plonger dans l'eau
jusqu'aux oreilles et de me mettre en différentes postures, commença à
jouer des doigts sur ma gorge, sur mes fesses et sur tous les _et
cætera_ si chers à l'imagination, sous prétexte de les laver. Comme nous
n'avions de l'eau que jusqu'à l'estomac, il put manier à son aise cette
partie si prodigieusement étanche qui distingue notre sexe. Il ne tarda
pas à vouloir que je me prêtasse à sa volonté, mais je ne voulus pas,
parce que nous étions dans une posture trop gênante pour que j'y
goûtasse du plaisir; aussi je le priai de différer un instant afin de
voir à notre commodité les débats d'Emily et de son galant, qui en
étaient au plus fort de l'opération. Ce jeune homme, ennuyé de jouer à
l'épinette, avait couché sa patiente sur un banc où il lui faisait
sentir la différence qu'il y a du badinage au sérieux.

Il l'avait premièrement mise sur ses genoux et la caressait, lui
montrant une belle pièce de mécanique prête à se mettre en mouvement,
afin de rendre les plaisirs plus vifs et plus piquants.

Comme l'eau avait jeté un incarnat animé sur leur corps, dont la peau
était à peu près d'une même blancheur, on pouvait à peine distinguer
leurs membres, qui se trouvaient dans une aimable confusion. Le champion
s'était pourtant, à la fin, mis à l'ouvrage. Alors, plus de tous ces
raffinements et de ces tendres ménagements. Emily se trouva incapable
d'user d'aucun art, et de quel art en effet aurait-elle usé tandis
qu'emportée par les secousses qu'elle éprouvait elle devait céder à son
fier conquérant, qui avait fait pleinement son entrée triomphale?
Bientôt, cependant, il fut soumis à son tour, car l'engagement étant
devenu plus vif, elle le força de payer le tribut de la nature, qu'elle
n'eût pas plus tôt recueilli que, semblable à un duelliste qui meurt en
tuant son ennemi, la belle Emily, de son côté, nous donna à connaître,
par un profond soupir, par l'extension de ses membres et par le trouble
de ses yeux, qu'elle avait atteint la volupté suprême.

Pour ma part, je n'avais point vu toute cette scène avec une patience
bien calme; je me reposais avec langueur sur mon galant, à qui mes yeux
annonçaient la situation de mon coeur. Il m'entendit et me montra son
membre de telle raideur que, quand même je n'aurais pas désiré de le
recevoir, c'eût été un péché de laisser crever le pauvre garçon dans son
jus, tandis que le remède était si près.

Nous prîmes donc un banc, pendant qu'Emily et son ami buvaient à notre
bon voyage, car, comme ils l'observaient, nous étions favorisés d'un
vent admirable. A la vérité, nous eûmes bientôt atteint le port de
Cythère. Mais comme l'opération ne comporte pas beaucoup de variétés, je
vous en épargnerai la description.

Je vous prie aussi de vouloir excuser le style figuré dont je me suis
servie, quoiqu'il ne puisse être mieux employé que pour un sujet qui est
si propre à la poésie qu'il semble être la poésie même, tant par les
imaginations pittoresques qu'il enfante que par les plaisirs divins
qu'il procure.

Nous passâmes le reste de la journée et une partie de la nuit dans mille
plaisirs variés et nous fûmes reconduites en bonne santé chez Mme Cole
par nos deux cavaliers, qui ne cessèrent de nous remercier de l'agréable
compagnie que nous leur avions faite.

Ce fut ici la dernière aventure que j'eus avec Emily, qui, huit jours
après, fut découverte par ses parents, lesquels, ayant perdu leur fils
unique, furent si heureux de retrouver une fille qui leur restait qu'ils
n'examinèrent seulement pas la conduite qu'elle avait tenue pendant une
si longue absence.

Il ne fut pas aisé de remplacer cette perte, car, pour ne rien dire de
sa beauté, elle était d'un caractère si liant et si aimable que si on ne
l'estimait pas on ne pouvait se passer de l'aimer. Elle ne devait sa
faiblesse qu'à une bonté trop grande et à une indolente facilité, qui la
rendait l'esclave des premières impressions. Enfin elle avait assez de
bon sens pour déférer à de sages conseils lorsqu'elle avait le bonheur
d'en recevoir, comme elle le montra dans l'état de mariage qu'elle
contracta peu de temps après avec un jeune homme de sa qualité, vivant
avec lui aussi sagement et en si bonne intelligence que si elle n'eût
jamais mené une vie si contraire à cet état uniforme.

Cette désertion avait néanmoins tellement diminué la société de Mme Cole
qu'elle se trouvait seule avec moi, telle qu'une poule à qui il ne reste
plus qu'une poulette; mais quoiqu'on la priât sérieusement de recruter
son corps, ses infirmités et son âge l'engagèrent à se retirer à temps à
la campagne pour y vivre du bien qu'elle avait amassé; résolue de mon
côté d'aller la joindre dès que j'aurais goûté un peu plus du monde et
de la chair et que je me serais acquis une fortune plus honnête.

Je perdis donc ma douce préceptrice avec un regret infini; car, outre
qu'elle ne rançonnait jamais ses chalands, elle ne pillait non plus en
aucune façon ses écolières et ne débauchait jamais de jeunes personnes,
se contentant de prendre celles que le sort avait réduites au métier,
dont, à la vérité, elle ne choisissait que celles qui pouvaient lui
convenir et qu'elle préservait soigneusement de la misère et des
maladies où la vie publique mène pour l'ordinaire.

A la séparation de Mme Cole, je louai une petite maison à
Marylebone[21], que je meublai modestement, mais avec propreté, où je
vivotais à mon aise des huit cents livres que j'avais épargnées.

  [21] Banlieue ouest de Londres.

Là, je vécus sous le nom d'une jeune femme dont le mari était en mer. Je
m'étais d'ailleurs mise sur un ton de décence et de discrétion qui me
permettait de jouir ou d'épargner selon que mes idées en disposeraient,
manière de vivre à laquelle vous reconnaîtrez aisément la pupille de Mme
Cole.

A peine fus-je cependant établie dans ma nouvelle demeure que, me
promenant un matin à la campagne, accompagnée de ma servante, et me
divertissant sous les arbres, je fus alarmée par le bruit d'une toux
violente. Tournant la tête, je vis un gentleman d'un certain âge, très
bien mis, qui semblait suffoquer par une oppression de poitrine, ayant
le visage aussi noir qu'un nègre. Suivant les observations que j'avais
faites sur cette maladie, je défis sa cravate et le frappai dans le dos,
ce qui le rendit à lui-même. Il me remercia avec emphase du service que
je venais de lui rendre, disant que je lui avais sauvé la vie. Ceci fit
naturellement naître une conversation, dans laquelle il m'apprit sa
demeure, qui se trouvait fort éloignée de la mienne.

Quoiqu'il semblait n'avoir que quarante-cinq ans, il en avait néanmoins
plus de soixante, ce qui venait d'une couleur fraîche et d'une
excellente complexion. Quant à sa naissance et à sa condition, son père,
qui était mécanicien, mourut fort pauvre et le laissa aux soins de la
paroisse, d'où il s'était mis dans un comptoir à Cadix, où, par son
active intelligence, il avait non seulement fait sa fortune, mais acquis
des biens immenses, avec lesquels il retourna dans sa patrie, où il ne
put jamais découvrir aucun de ses parents, tant son extraction avait été
obscure. Il prit donc le parti de la retraite et vivait dans une
opulence honnête et sans faste, regardant avec dédain un monde dont il
connaissait parfaitement les détours.

Comme je veux vous écrire une lettre particulière touchant la
connaissance que je fis avec cet ami estimable, je ne vous en dirai ici
qu'autant qu'il en faut pour servir de connexion à mon histoire et pour
obvier à la surprise que cette aventure vous causera.

Notre commerce fut fort innocent au commencement, mais il se familiarisa
peu à peu et changea enfin de nature. Mon ami possédait non seulement un
air de fraîcheur, mais il avait aussi tout l'enjouement et toute la
complaisance de la jeunesse. Il était outre cela excellent connaisseur
du vrai plaisir et m'aimait avec dignité; ce qui faisait oublier toutes
ces idées dégoûtantes que la vue d'un vieux galant fait naître
ordinairement.

Pour couper court, ce gentleman me prit chez lui, et je vécus pendant
huit mois fort contente, lui donnant de mon côté toutes les marques
d'amour et de respect qu'il pouvait prétendre; ce qui me l'attacha de
telle sorte que, mourant peu de temps après d'un froid qu'il gagna en
courant de nuit à un incendie du voisinage, il me nomma son héritière et
exécutrice de ses dernières volontés.

Après lui avoir rendu les derniers devoirs de la sépulture, je regrettai
sincèrement mon bienfaiteur, dont le tendre souvenir ne sortira jamais
de ma mémoire et dont je louerai toujours le bon coeur.

Je n'avais pas encore dix-neuf ans, j'étais belle, j'étais riche. De
tels avantages devraient être plus que suffisants pour satisfaire
quiconque les possède; néanmoins, semblable au malheureux Tantale, je
voyais mon bonheur sans pouvoir y goûter. Tandis que je vivais chez Mme
Cole, le délire de la débauche avait en quelque sorte suspendu mes
regrets et banni de mon coeur le souvenir de ma première passion. Mais
dès que je me vis rendue à moi-même, affranchie de la nécessité de me
prostituer pour vivre, Charles reprit son empire sur mon âme; son image
adorable me suivit partout, et je sentis que s'il n'était témoin de ma
félicité, s'il ne la partageait pas, je ne pourrais jamais être
heureuse. J'avais appris, pendant mon séjour, à Marylebone, que son père
était mort et que ce précieux objet de ma tendre affection devait
revenir incessamment en Angleterre. Je vous laisse à penser, ma chère
amie, vous qui connaissez ce que c'est que le véritable amour, avec quel
excès de joie je reçus cette nouvelle, et avec quelle impatience
j'attendis le fortuné moment où nous devions nous revoir. Agitée comme
je l'étais, il n'était pas possible que je demeurasse tranquille; aussi,
pour me distraire et charmer mes inquiétudes, je résolus de faire un
voyage dans mon pays natal, où je me proposais de démentir Esther Davis,
qui avait fait courir le bruit qu'on m'avait envoyée aux colonies. Je
partis, accompagnée d'une femme convenable et discrète, avec tout
l'attirail d'une dame de distinction. Un orage affreux m'ayant surprise
à douze milles de Londres, je jugeai à propos de m'arrêter dans
l'hôtellerie la plus voisine que je trouvai sur ma route. J'étais à
peine descendue de carrosse qu'un cavalier, contraint comme moi de
chercher un abri, arriva au galop. Il était mouillé jusqu'à la peau. En
mettant pied à terre, il pria le maître de la maison de lui prêter de
quoi changer, pendant qu'on ferait sécher ses habits. Mais, ô! destin
trop heureux, quel son enchanteur frappa tout à coup mon oreille, et de
quel ravissement ne fus-je point saisie lorsque je l'envisageai! Une
large redingote dont le capuchon lui enveloppait la tête, un grand
chapeau par-dessus, dont les bords étaient baissés, en un mot, plusieurs
années d'absence ne m'empêchèrent pas de le reconnaître. Eh! comment
aurais-je pu m'y méprendre? Est-il rien qui puisse échapper aux regards
pénétrants de l'amour? L'émotion où j'étais me faisant oublier toute
retenue, je m'élançai comme un trait entre ses bras, lui passant les
miens au cou, et l'excès de la joie m'ôtant la liberté de la parole, je
m'évanouis en prononçant confusément deux ou trois mots, tels que: «Mon
âme... ma vie... mon Charles...» Quand je fus revenue à moi-même, je me
trouvai dans une chambre, entourée de tout le monde du logis, que cet
événement avait rassemblé, et mon adorable à mes pieds, qui, me tenant
les mains serrées dans les siennes, me regardait avec des yeux où
régnaient à la fois la surprise, la tendresse et la crainte. Il resta
quelques moments sans pouvoir proférer une syllabe. Enfin, ces douces
expressions sortirent de sa divine bouche: «Est-ce bien vous, mon
aimable, ma chère Fanny? après un si long espace de temps!... après une
si longue absence! M'est-il permis de vous revoir encore?... N'est-ce
point une illusion?...» Et dans la vivacité de ses transports, il me
dévorait de caresses et m'empêchait de lui répondre par les baisers
qu'il imprimait sur mes lèvres. Je me trouvais de mon côté dans un état
si ravissant, que j'étais effrayée de mon bonheur, et je tremblais que
ce ne fût un songe. Cependant, je l'embrassais avec une fureur extrême,
je le serrais de toutes mes forces, comme pour l'empêcher de m'échapper
de nouveau. «Où avez-vous été? m'écriai-je... Comment... comment
pûtes-vous m'abandonner? Êtes-vous toujours mon amant?... M'aimez-vous
toujours?... Oui, cruel, je vous pardonne toutes les peines que j'ai
souffertes en faveur de votre retour.» Le désordre de nos questions et
de nos réponses, le trouble, la confusion de nos discours étaient
d'autant plus éloquents qu'ils parlaient du coeur et que le seul
sentiment nous les dictait.

Tandis que nous étions plongés dans cette délicieuse ivresse, que nos
âmes étaient absorbées dans la joie, l'hôtesse apporta des hardes à
Charles; je voulus avoir la satisfaction de le servir et de l'aider de
mes mains, et je pus observer la vigueur et la complexion toujours
vivace de son corps.

Après avoir calmé nos transports, mon amant m'apprit qu'il avait fait
naufrage sur les côtes d'Irlande et que ce qui causait son désespoir
c'était l'impossibilité où ce désastre le mettait de pouvoir désormais
me faire aucun bien. L'aveu naïf de son infortune m'attendrit et
m'arracha des larmes. Néanmoins je ne pus m'empêcher de m'applaudir
secrètement de me trouver dans la situation de réparer ses malheurs.

Il serait inutile de vous retracer ce qui se passa entre nous cette
nuit-là, vous le devinez aisément. Le voyage que j'avais projeté dans la
province était désormais hors de question. Le lendemain nous revînmes à
Londres.

Pendant la route, le tumulte de mes sens étant suffisamment calmé, je me
sentis la tête assez froide pour lui raconter avec mesure le genre de
vie où j'avais été engagée après notre séparation. Si tendrement peiné
qu'il en fût comme moi-même, il n'en était que peu surpris, eu égard aux
circonstances dans lesquelles il m'avait laissée.

Je lui fis ensuite connaître l'état de ma fortune, avec cette sincérité
qui, dans mes rapports avec lui, m'était si naturelle et en le priant de
l'accepter aux conditions qu'il fixerait lui-même. Je vous semblerais
peut-être trop partiale envers ma passion si j'essayais de vous vanter
sa délicatesse. Je me contenterai donc de vous assurer qu'il refusa
catégoriquement la donation sans réserve, sans conditions que je lui
offrais avec instance; enfin, je dus céder à sa volonté, et il ne fallut
pour cela rien de moins que l'absolue autorité dont l'amour
l'investissait sur moi. Je cessai donc d'insister sur la remontrance que
je lui avais très sérieusement faite: à savoir qu'il se dégraderait et
encourrait le reproche, si injuste fût-il, d'avoir, pour un intérêt
d'argent, sali son honneur dans l'infamie et la prostitution, en faisant
sa femme légitime d'une créature qui devait se trouver trop honorée
d'être simplement sa maîtresse.

                   *       *       *       *       *

L'amour triomphait ainsi de toute objection et Charles, entièrement
gagné par la tendresse de mes sentiments dont il pouvait lire la
sincérité dans mon coeur toujours ouvert pour lui, m'obligea à recevoir
sa main. J'avais, de la sorte, parmi tant d'autres bonheurs, celui
d'assurer une filiation légitime à ces beaux enfants que vous avez vus,
fruits de la plus heureuse des unions.

C'est ainsi qu'enfin j'étais arrivée au port. Là, dans le sein de la
vertu, je savourais les seules incorruptibles délices; regardant
derrière moi la carrière du vice que j'avais parcourue, je comparais ses
infâmes plaisirs avec les joies infiniment supérieures de l'innocence;
et je ne pouvais me retenir d'un sentiment de pitié, même au point de
vue du goût, pour ces esclaves d'une sensualité grossière, insensibles
aux charmes si délicats de la VERTU, cette grande ennemie du VICE, mais
qui n'en est pas moins la plus grande amie du PLAISIR. La tempérance
élève les hommes au-dessus des passions, l'intempérance les y asservit;
l'une produit santé, vigueur, fécondité, gaieté, tous les biens de la
vie; l'autre n'enfante que maladies, débilité, stérilité, dégoût de
soi-même, tous les maux qui peuvent affliger l'humaine nature.

                   *       *       *       *       *

Vous riez, peut être, de cet épilogue moral que me dicte la vérité,
après des expériences comparées; vous le trouvez sans doute en désaccord
avec mon caractère; peut-être aussi le considérez-vous comme une
misérable finasserie destinée à masquer la dévotion au vice sous un
lambeau de voile impunément arraché de l'autel de la Vertu; je
ressemblerais alors à une femme qui, dans une mascarade, se croirait
complètement déguisée, parce qu'elle aurait, sans plus changer de
costume, simplement transformé ses souliers en pantoufles ou à un
écrivain qui prétendrait excuser un libelle du crime de lèse-majesté,
parce qu'il y aurait inséré, en terminant, une prière pour le roi. Mais,
outre que vous avez, je m'en flatte, une meilleure opinion de mon bon
sens et de ma sincérité, permettez-moi de vous faire observer qu'une
telle supposition serait plus injurieuse pour la vertu que pour
moi-même; en effet, en toute candeur et bonne foi, elle ne peut reposer
que sur la plus fausse des craintes, à savoir que les plaisirs de la
vertu ne sauraient soutenir la comparaison avec ceux du vice. Eh bien!
qu'on ose montrer le vice sous son jour le plus attrayant, et vous
verrez alors combien ses jouissances sont vaines, combien grossières,
combien inférieures à celles que la vertu sanctionne. Et celle-ci non
seulement ne dédaigne pas d'assaisonner le plaisir des sens, mais elle
l'assaisonne délicieusement, tandis que les vices sont des harpies qui
infectent et souillent le festin. Les sentiers du vice sont parfois
semés de roses, mais toujours aussi infestés d'épines et de vers
rongeurs; ceux de la vertu sont uniquement semés de roses, et ces roses
ne se fanent jamais.

Donc, si vous me rendez justice, vous me trouverez parfaitement en droit
de brûler de l'encens pour la vertu. Si j'ai peint le vice sous ses
couleurs les plus gaies, si je l'ai enguirlandé de fleurs, ce n'a été
que pour en faire un sacrifice plus digne et plus solennel à la vertu.

                   *       *       *       *       *

Vous connaissez Mr. C..... O...., vous connaissez sa fortune, son
mérite, son bon sens: pouvez-vous, oserez-vous prononcer que lui, du
moins, avait tort lorsque, préoccupé de l'éducation morale de son fils
et voulant le former à la vertu, lui inspirer un mépris durable et
raisonné du vice, il consentait à se faire son maître de cérémonies et à
le conduire par la main dans les maisons les plus mal famées de la
ville, pour le familiariser avec toutes ces scènes de débauche si
propres à révolter le bon goût? L'expérience, direz-vous, est
dangereuse. Oui, sur un fou; mais les fous sont-ils dignes de tant
d'attention?

Je vous verrai bientôt; en attendant, veuillez-moi du bien et croyez-moi
pour toujours,

Madame,

Votre, etc., etc.

XXX.


FIN





End of the Project Gutenberg EBook of L'oeuvre de John Cleland: Mémoires de
Fanny Hill, femme de plaisir, by John Cleland

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DE JOHN CLELAND: ***

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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
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The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
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