Les petits vagabonds

By Jeanne Marcel

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Title: Les petits vagabonds

Author: Jeanne Marcel

Illustrator: E. Bayard

Release Date: February 3, 2006 [EBook #17670]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITS VAGABONDS ***




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                                    LES
                              PETITS VAGABONDS

                                    PAR
                              Mme JEANNE MARCEL

                         ILLUSTRÉS DE 25 VIGNETTES
                               PAR E. BAYARD

                             CINQUIÈME ÉDITION

                                   PARIS
                         LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
                      79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79






CHAPITRE PREMIER.

César, Aimée et leur compagnon Balthasar.


Il était une fois, mes petits lecteurs, deux enfants que Dieu avait
faits orphelins tout jeunes, et bien avant qu'ils fussent en état de
garder le souvenir des soins et de la tendresse que leur avait prodigués
leur pauvre maman.

A l'époque où commence notre histoire, l'aîné, un garçon, pouvait avoir
neuf ans, peut-être dix, et le plus jeune, une fille, huit ans à peine.
Il ne faut pas me demander s'ils étaient jolis; c'était chose fort
difficile à découvrir sous leurs haillons, et je ne saurais vraiment
vous répondre. Cela, du reste, leur importait si peu, qu'ils eussent
été eux-mêmes bien embarrassés de dire s'ils avaient le nez camard ou
aquilin; de la vie, ils ne s'étaient regardés dans un miroir.

Je n'essayerai pas non plus de vous vanter leur intelligence; ils en
avaient, sans doute, mais il n'y paraissait guère, car ils avaient
toujours vécu comme des sauvages et ne savaient encore ni lire, ni
écrire, ni prier. Ils ignoraient aussi tout ce qui concernait leur
première enfance, et ne connaissaient rien des parents qu'ils avaient
perdus, ni de l'époque ou du lieu où ils étaient nés. Aussi loin dans le
passé qu'ils pouvaient se reporter par le souvenir, ils se voyaient
du matin au soir errant sur le pavé de Paris; où ils offraient aux
promeneurs des bouquets de roses et de violettes qu'on leur achetait
trop rarement, et du soir au matin couchés côte à côte sur de misérables
paillasses dans le logis de leur tuteur Joseph Ledoux.

Lorsque César, qui avait par moment des idées vagues et confuses d'un
temps plus heureux, s'enhardissait assez pour questionner Joseph,
celui-ci répondait invariablement qu'ils n'étaient que de misérables
enfants trouvés. Enfants trouvés!... Cela les faisait réfléchir: ils se
représentaient tous deux abandonnés sous le porche d'une église, comme
ils entendaient dire qu'on trouvait quelquefois des enfants nouveau-nés,
ou bien perdus dans un chemin de traverse, au milieu des bois, tels
que César en voyait toujours la nuit dans ses rêves, bien qu'à sa
connaissance il n'eût jamais été à la campagne. Et c'était pour eux un
grand sujet de désolation!

Ah! si à défaut de parents, la Providence leur avait seulement donné
des amis! Mais l'amitié, douce au coeur des enfants comme au coeur des
hommes, leur faisait aussi défaut. Personne ne s'intéressait à eux
au delà de cette pitié passagère que leur grande jeunesse inspirait à
quelques promeneurs. De temps à autre ils entendaient qu'on disait en
passant près d'eux: »Pauvres petits!» Touchés jusqu'au fond de l'âme,
ils levaient sur la personne qui avait parlé ainsi leurs beaux yeux
pleins de reconnaissance, mais on leur donnait deux sous et puis c'était
fini. Ils étaient donc seuls au monde et abandonnés de tous, excepté de
Dieu, qui veille toujours sur ses créatures; mais ils ne connaissaient
point Dieu.

Si, je me trompe, César et Aimée avaient un ami. Un seul, il est vrai,
mais plus attaché et plus dévoué qu'on ne serait autorisé à l'exiger
d'un grand nombre. Il s'appelait Balthasar et n'était, hélas! qu'un
pauvre caniche aussi mal placé dans la hiérarchie des chiens que ses
maîtres dans celle des hommes. D'un extérieur peu fait pour inspirer la
confiance, il était horriblement malpropre et avait l'air de porter des
guenilles en guise de toison. De plus il avait le malheur d'être maigre
à lui tout seul autant que les sept vaches qu'un certain roi d'Égypte
vit en songe, comme il est expliqué dans la Bible. Mais cela ne fait
rien; ce ne sont pas toujours les caniches les plus gras et les mieux
soignés qui sont les meilleurs et les plus intelligents. Si Balthasar
était laid et chétif, en revanche, sa cervelle de chien était bien
organisée; il avait beaucoup de moyens, et, en outre, du coeur assez
pour faire honte à bien des hommes.

C'était vraiment une bonne et intelligente bête; et quand je songe aux
preuves d'attachement qu'il a données à ses jeunes maîtres, et à sa
conduite si sagement raisonnée en maintes circonstances, je me demande
comment il se trouve des gens assez hardis ou assez aveugles pour
refuser aux caniches la faculté de penser.

Croyez bien, mes petits lecteurs, que Balthasar ne ressemblait en rien
à ces chiens idiots qu'on voit tous les jours s'attacher au premier
venu qui veut bien se déclarer leur maître, et sont toujours prêts à
s'humilier devant la force. De tels chiens ne méritent seulement pas
qu'on daigne s'occuper d'eux. Quant à lui, il ignorait la bassesse et
n'avait point tant de servilité dans le coeur au service des hommes.

Son éducation avait été fort soignée; des maîtres habiles et bien
inspirés l'avaient doté de nombreux talents, dont Joseph Ledoux tirait
alors un parti assez avantageux. On ne savait pas en ce temps-là que
l'adversité obligerait un jour Balthasar à faire un gagne-pain des tours
d'adresse et de force qu'on lui avait enseignés pour charmer ses loisirs
et ceux de ses amis. Mais la vie est ainsi faite: personne ne peut
répondre de l'avenir. On voit tous les jours les gens les mieux partagés
sous le rapport des richesses passer de l'opulence à la misère avec une
rapidité bien faite pour donner à réfléchir!...

Quant à Balthasar, il n'était point tombé d'une hauteur vertigineuse;
c'était au milieu d'une honnête famille d'artisans, et non dans le
chenil d'un grand seigneur, que le sort l'avait fait naître.

Il n'en avait pas moins été très-dur pour lui de se trouver ensuite au
service d'un bateleur, et surtout d'un bateleur ivrogne et méchant comme
était Joseph Ledoux. Balthasar, vous le devinez bien, je pense, était un
chien savant, ou, si vous le préférez, un chien artiste.

Vous énumérer tous les tours qu'il exécutait serait fastidieux;
cependant, si cela peut lui procurer une meilleure place dans votre
estime, je vous apprendrai qu'il sautait à la corde presqu'aussi
bien que les plus habiles d'entre vous; disait l'heure au public avec
l'exactitude d'un cadran solaire; mettait bravement le feu à un petit
canon de poche, dont l'explosion ne le faisait même pas sourciller;
savait, rien qu'à l'inspection de la physionomie, distinguer au milieu
d'une foule d'enfants celui qui était le plus aimable et le plus docile,
et, de sa patte droite, battait la mesure avec une précision remarquable
lorsque son maître jouait du violon. Entre de meilleures mains que
celles de Joseph, il aurait pu très-certainement se faire connaître et
gagner beaucoup d'argent.

Mais je dois, pour être juste, déclarer que l'amour-propre et la
cupidité n'étaient point son fait, et que si c'eût été pour sa
satisfaction personnelle et par amour de l'or, jamais il n'eût consenti
à prendre une sébile entre ses dents et à la tendre humblement à des
spectateurs qui, le plus souvent, ne donnent leur centime qu'à regret,
et par respect humain plutôt que pour rétribuer honorablement le savoir
et l'adresse. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, il obéissait à
son devoir de préférence à ses goûts.

[Illustration: Il sautait à la corde.]

Tout naturellement César et Aimée chérissaient Balthasar, dont ils
connaissaient et appréciaient le dévouement. C'était un vieil ami qu'ils
avaient toujours vu près d'eux. Ils le soupçonnaient avec raison de
les avoir précédés dans la vie; et, parfois, lorsqu'il fixait sur leurs
jeunes visages ses pauvres yeux déjà ternis par l'âge, mais profonds et
comme tout chargés de souvenirs, ils s'imaginaient que le vieux chien
songeait à ce passé si obscur que César faisait de vains efforts pour
pénétrer. Malheureusement Balthasar était incapable de les consoler et
de les encourager; il ne pouvait que les aimer; c'était quelque chose
sans doute, mais ce n'était pas assez. Ils le voyaient fort peu,
d'ailleurs, car ils étaient obligés de se séparer de lui dès le matin
pour se rendre où les appelait leur occupation, et ne rentraient que le
soir presque toujours brisés de fatigue et poursuivis par le sommeil.

Quoi qu'il m'en coûte, mes petits lecteurs, je dois vous faire connaître
la véritable occupation de César et d'Aimée. Il est donc inutile de
vous le dissimuler, leur commerce de fleurs n'était qu'un prétexte pour
demander l'aumône; ils faisaient le honteux métier de mendiants!... Un
dur métier, croyez-moi, et qui procure tant de misères, d'ennuis et de
fatigues, que je me demande comment il se trouve des paresseux assez
mal inspirés pour le choisir volontairement. Quant à mes amis, ils ne
l'avaient point choisi, au contraire; c'était bien malgré eux et tout à
fait à leur corps défendant qu'ils s'y livraient. Que cette répugnance
les réhabilite à vos yeux et fasse qu'il se trouve pour eux une toute
petite place dans un coin de votre coeur.

[Illustration]




CHAPITRE II.

Où il est prouvé que la fortune nous arrive parfois à l'improviste, sans
être attendue, et qu'elle s'en va non moins vite.


Un jour, c'était vers la mi-avril, le temps était magnifique et tout le
monde était dehors. César et Aimée qui connaissaient les bons endroits,
étaient venus, dans l'espoir de faire une recette fabuleuse, se placer
à la grille des Tuileries qui ouvre sur la rue Castiglione. Mais à peine
s'y trouvaient-ils depuis un quart d'heure que, entraînés par les goûts
de leur âge, ils oublièrent la chasse des petits sous pour regarder les
enfants qui couraient dans le jardin. Les deux paniers de roses et
de muguet gisaient sans plus de façon sur le trottoir; quant à leurs
propriétaires, ils suivaient avec un vif intérêt les parties qui se
jouaient de l'autre côté de la grille. Ils étaient si complétement
absorbés dans leur contemplation qu'ils ne virent point descendre de
voiture, à quelques pas d'eux, une jeune et belle dame, laquelle vint
droit à César et lui dit en lui glissant quelque chose dans la main:
«Prenez ceci et priez Dieu pour qu'il rende la santé à un pauvre enfant
dont la mère ne pourrait supporter la perte.»

Mes amis (souffrez que je leur donne ce titre), mes amis stupéfaits
n'eurent pas même assez de présence d'esprit pour remercier la jeune
dame, qui, du reste, s'était promptement éloignée.

«Que t'a-t-elle donné, César? demanda Aimée.

--Tiens, fit César en ouvrant la main, voilà! Je crois bien que c'est
une pièce d'or.

--Une pièce d'or?

--Oui, comme on en voit chez les changeurs.

--Montre un peu.... Oh! que c'est joli une pièce d'or!... Mais elle est
bien petite, sais-tu?

--Oh! cela ne fait rien.

--Elle est bonne tout de même, n'est-ce pas?

--Parbleu!... On dirait une pièce de vingt francs.

--Vingt francs!... Montre encore!... Combien cela fait-il de sous, vingt
francs?

--Oh! je ne sais pas au juste, mais beaucoup, beaucoup, plein ton panier
peut-être!...

[Illustration: «Prenez ceci et priez Dieu».]

--Tant que cela?

--Pour le moins.

--Et que peut-on acheter avec un panier de sous?

--Tout ce qu'on veut, je pense.

--Vrai, César?... Alors nous sommes riches?

--Bien sûr que nous le sommes.... A moins pourtant que la dame ne se
soit trompée.

--Comment donc?

--Eh bien, oui, qu'elle ne nous ait donné cela pour une pièce de cinq
centimes.

--Le penses-tu?

--Dame! je ne sais pas.... mais cependant cela pourrait bien être.

--Comment faire alors?

--Chercher la dame et lui rendre la pièce.

--Oh! ce serait dommage.... J'étais déjà si contente d'être riche!...
D'ailleurs, comment veux-tu retrouver au milieu de tant de monde une
personne que tu n'as fait qu'entrevoir?

--Je la reconnaîtrai bien, que cela ne t'inquiète pas, viens.

--Allons!... puisque tu le veux.

--Et toi, tu ne le veux donc pas?

--Si fait.... Je serais heureuse de posséder beaucoup d'argent, mais je
ne voudrais pas garder une pièce d'or qui ne m'appartiendrait pas....

--A la bonne heure!»

Malgré une persévérance et une bonne volonté fort louables, les deux
enfants ne trouvèrent point la dame à la pièce d'or.

«Je l'avais bien dit, fit Aimée en se laissant tomber avec découragement
sur un banc de pierre dans la partie la plus déserte du jardin.

--Nous reviendrons demain, répondit César.

--Alors tu ne donneras pas la pièce à Joseph?

--Non. Et toi, Aimée, tu ne lui parleras pas de cela, à Joseph.

--Pourquoi?

--Ne le connais-tu donc pas? il prendrait les vingt francs et les
garderait sans s'assurer davantage qu'ils sont bien à lui.

--A propos, que t'a-t-elle dit, la dame?

--Elle m'a recommandé de prier Dieu pour qu'il rende la santé à un
enfant malade.

--Et tu le feras?

--Sans doute.

--Même avant de savoir si la pièce d'or est à nous?

--Qu'importe!

--Mais comment?

--Comment?

--Oui, que lui diras-tu, au bon Dieu? Comment t'y prendras-tu pour le
prier?

--Écoute, fit César comme en cherchant à se rappeler....

--Tu ne sais pas?

--Non, je ne sais plus prier le bon Dieu.

--Tu l'as donc su?

--Au fait, non, je ne l'ai jamais su;... qui me l'aurait appris?

--Dis-donc, où le voit-on, le bon Dieu?

--Dans les églises.

--Vrai?... Qui te l'a dit?

--Personne.... Mais c'est dans les églises, j'en réponds. Si tu veux,
nous irons voir demain?

--Pourquoi pas tout de suite?

--Il est trop tard. A cette heure l'église est déserte, il y fait sombre
et tu aurais peur.

--Tu as donc été dans une église, toi, César?

--Je ne m'en souviens pas.

--On le dirait. Moi, je trouve bien extraordinaire que tu te souviennes
comme cela de choses que tu n'as point vues.»

César et Aimée arrivèrent ce soir-là les premiers au logis; Joseph
s'était, selon toute apparence, oublié au cabaret. C'était si bien dans
ses habitudes qu'ils n'en parurent même pas surpris. N'ayant rien de
mieux à faire en attendant qu'il lui plût de rentrer, ils s'accroupirent
sur leurs talons dans un coin de la chambre, et là, dans l'obscurité,
s'occupèrent joyeusement à bâtir des châteaux en Espagne. Avec la
pièce d'or (en supposant qu'elle fût à lui et à Aimée) César achetait
immédiatement des livres, et allait à l'école où il travaillait si
bien qu'au bout de très-peu de temps, six mois au plus grand mot, il en
sortait le plus savant de toute la classe. Alors il apprenait un état
qui le faisait vivre honorablement, ainsi que sa soeur. Ce n'était
pas plus difficile que cela! Quant à Aimée, un magnifique bébé qu'elle
voyait depuis longtemps à l'étalage d'un marchand de jouets du boulevard
et qui avait des dents et des cheveux _pour de vrai_, fermait les yeux
pour dormir et les ouvrait en s'éveillant, demandait à manger lorsqu'il
avait faim et même lorsqu'il n'avait pas faim, appelait son papa et sa
maman selon qu'il lui plaisait de voir l'un ou l'autre, enfin un bébé
charmant qui souriait sans partialité à toutes les petites filles et
leur envoyait des baisers à travers la vitrine où il était exposé,
suffisait à son bonheur. César la trouvait bien raisonnable. Mais
quelque riche qu'on soit, il faut, si l'on veut être réellement heureux,
savoir borner ses désirs.

Ils en étaient là lorsque des pas inégaux se firent entendre dans
l'escalier; presque aussitôt la porte s'ouvrit avec fracas et Joseph
entra suivi de Balthasar. César cacha prudemment sa pièce d'or dans la
doublure de sa veste. C'était un misérable que Joseph, et un misérable
de toutes les façons; paresseux, ivrogne, méchant, voleur, il avait tous
les vices. Les enfants le craignaient et le détestaient, parce que pour
un oui, pour un non, il les battait comme plâtre, selon l'expression
des voisins, qui plus d'une fois étaient venus les arracher à sa fureur.
Balthasar, de son côté, lui témoignait beaucoup de froideur et ne lui
obéissait qu'en rechignant.

«Ah! vous voilà, vous autres, dit-il en découvrant mes amis dans un
coin de la chambre. La journée a dû être bonne par un temps comme cela.
Donnez-moi votre argent.»

Par malheur les pauvres petits, comme vous savez, avaient perdu une
partie de l'après-midi à regarder jouer les enfants et à chercher la
dame à la pièce d'or, et au lieu de deux francs que Joseph leur avait
fixés comme minimum de recette, ils ne rapportaient que trente sous. Il
allait se mettre en colère lorsque tout à coup il vit briller quelque
chose sur la poitrine de César. L'enfant ignorait que le dessus de son
habit, aussi clair que du canevas, permettait de voir la malheureuse
pièce de vingt francs qu'il avait cru si bien cacher.

Joseph était muet de surprise.

«Une pièce d'or! s'écria-t-il enfin. Comment César, tu as de l'or!... et
tu ne le dis pas tout de suite!... Voyons, donne-moi ça, mon garçon?

--Ce n'est pas à moi, dit César stupéfait.

--Aurais-tu la prétention de la garder?

--Je te dis qu'elle ne m'appartient pas; on me l'a donnée pour un sou;
je le crois du moins.

--C'est trop fort!... Es-tu donc devenu tout à fait imbécile? Si on te
l'a donnée, elle est à toi.

--Non, te dis-je....

--Allons! allons, pas tant de raisons. Si elle n'est pas à toi, elle est
à moi, j'en fais mon affaire.»

Et Joseph se jeta brutalement sur le pauvre César qui, appuyé par Aimée
et Balthasar, lui opposa d'abord une certaine résistance. Mais il n'est
pas difficile à un homme de venir à bout de deux enfants de cet âge.
Bientôt Joseph put s'emparer de la pièce de vingt francs, et il s'enfuit
laissant César et Aimée étendus deci delà comme des choses inertes sur
le plancher de la chambre. Certes ils étaient durs à la souffrance, leur
tuteur les y avait habitués, mais jamais encore il ne les avait traités
de la sorte et ils pensaient bien que cette fois, ils n'en reviendraient
pas.

Heureusement c'était une erreur, et vers le matin, comme le jour
commençait à poindre, ils reprirent un peu courage et se traînèrent sur
leurs petits lits où un sommeil profond et bienfaisant ne tarda pas à
s'emparer d'eux. Vous pensez bien qu'après une telle scène ils ne furent
pas bercés par des rêves positivement enchanteurs, mais enfin leurs
traits contractés par la terreur se détendirent un peu, et Dieu leur fit
la grâce de se reposer jusque longtemps après le lever du soleil.




CHAPITRE III.

Ce que pense le père Antoine sur la manière dont on doit gagner sa vie.


Ce jour-ci était un dimanche, le beau dimanche de Pâques, si j'ai
bonne mémoire; c'était fête partout, excepté dans le coeur de mes amis,
lesquels, tristement assis sur le carreau de leur chambre, songeaient
à leur misérable destinée, lorsque par la fenêtre--un châssis en
tabatière--que Joseph avait oublié de fermer le soir précédent, ils
remarquèrent que le ciel était pur et virent, pour la première fois
cette année-là, des hirondelles aller et venir tout affairées sur les
toits. Cela leur fit pronostiquer qu'on était enfin débarrassé des
frimats et que la belle saison était définitivement arrivée. Ce leur fut
une douce consolation, et bientôt l'espoir vint sécher leurs larmes
et leur montrer l'avenir sous un aspect plus heureux. Ils se vêtirent,
c'est-à-dire qu'ils rajustèrent tant bien que mal leurs habits sur leurs
épaules, puis, après s'être consultés, décidèrent qu'ils sortiraient
comme les autres jours, bien que Joseph n'eût point préparé leur
provision quotidienne de fleurs.

Ils se dirigèrent vers le centre de Paris, cheminant comme ils en
avaient l'habitude en se donnant la main. Balthasar les suivit. C'était
la première fois que le brave chien les accompagnait, et cela les
ravissait de le voir gambader autour d'eux; car dans sa joie, Balthasar
oubliant qu'il était vieux, sautait et folâtrait avec la fougue et
l'entrain de la jeunesse.

On descendit comme cela le jardin du Luxembourg, en faisant un détour
pour visiter la pépinière, où la végétation, plus hâtive que dans les
autres parties du jardin, offrait déjà aux yeux ravis de nos petits
promeneurs une assez grande variété de fleurs, que faisait admirablement
ressortir la verdure d'avril, si belle à voir en sa fraîcheur et sa
jeunesse. César et Aimée, d'ailleurs, se plaisaient au milieu de
ces arbustes presque tous indigènes, ou, du moins, qu'une longue
acclimatation nous a rendus familiers. Ils en savaient les noms;
c'étaient d'anciens amis. Ils aimaient aussi à voir les pêchers, les
poiriers, les cerisiers, les amandiers se couvrir de fleurs; puis à
considérer comment, en quelques mois, se formaient et mûrissaient les
belles grappes de raisin qu'on apercevait au milieu du feuillage épais
et dentelé de la vigne.

L'aspect de toutes ces choses, aussi belles qu'intéressantes, faisait
rêver César; il lui semblait toujours qu'il les connaissait de longue
date et pour les avoir vues ailleurs qu'à Paris.

Mes amis étaient fort au courant des différentes époques où mûrissaient
les fruits de la pépinière, car tous les matins ils venaient les
admirer, les convoiter peut-être, et juger des progrès qu'ils faisaient
d'un jour à l'autre.

Ils savaient aussi que l'hiver était proche quand les arbres, dépouillés
de leur récolte et n'ayant plus rien à abriter, laissaient tristement
tomber leurs feuilles. César et Aimée n'aimaient point à voir la terre
jonchée de ces débris de feuillages, que, contrairement aux autres
enfants, ils ne prenaient aucun plaisir à écraser en les faisant crier
sous la semelle de leurs souliers. Mais à l'époque dont je parle, le
printemps commençait à peine et les deux enfants ne songeaient point,
Dieu merci! aux dures gelées de décembre.

Ils prirent donc par la pépinière, s'arrêtant pour prodiguer aux
gazouillements vulgaires du pierrot et aux vocalises brillantes et
hardies du rossignol les mêmes applaudissements. Ils n'avaient pas assez
d'expérience pour juger et comparer, et trouvaient les chants de l'un
et de l'autre également admirables. En fait de jouissances, comme vous
pouvez croire, ils n'avaient point été gâtés; c'est pourquoi tout leur
semblait bon: ils n'étaient pas difficiles. N'importe, ils étaient
heureux et c'était le principal, n'est-ce pas?

Après s'être suffisamment promenés, à leur idée, ils sortirent du
Luxembourg par la grille de l'Odéon, et de là se dirigèrent tout
droit vers la rue _Saint-André-des-Arts_. C'était un chemin qu'ils
connaissaient de reste, car ils l'avaient fait plus d'une fois depuis
le commencement de l'hiver. Ils pensaient rencontrer, dans cette rue,
un brave et digne homme qui, par pitié, voulait bien leur porter quelque
intérêt. «Comme nous serions heureux si, à la place de Joseph, c'était
lui qui fût notre tuteur!» se disaient-ils souvent en admirant sa bonne
et honnête figure encadrée de cheveux gris que recouvrait invariablement
un bonnet de laine noir.

[Illustration: Il faisait rôtir et vendait des marrons.]

D'après cela, vous comprenez que ce n'était pas non plus un puissant
personnage. Non, bien sûr. On l'appelait le père Antoine, et, tant que
durait l'hiver, il faisait rôtir et vendait des marrons à la porte du
marchand de vin dont la boutique fait le coin de la rue _Saint-André
des-Arts_ et de la rue _Gît-le-Coeur_. César et Aimée avaient fait sa
connaissance un jour de détresse, un soir qu'ils avaient perdu leur
chemin et erraient par là comme de pauvres âmes en peine, aveuglés par
la neige et le grésil qui, tombant fin et dru, leur cinglaient le visage
comme eussent fait des aiguilles. Le père Antoine, dont l'âme était
bonne et accessible à la pitié parce que lui-même, dans sa jeunesse,
avait connu la misère, les fit entrer dans son échoppe et se mit
en devoir de les réchauffer et les consoler, leur promettant de les
remettre bientôt dans leur chemin et même de les reconduire, s'ils
craignaient encore de se perdre. Mais, tout en approchant leurs petites
mains du fourneau, le bonhomme découvrit qu'ils étaient dans un grand
état de faiblesse et qu'ils avaient encore plus besoin de nourriture
que de bonnes paroles. Pauvre lui-même, il fit ce qu'il put et les
réconforta de son mieux avec le reste de son déjeuner. Puis, en les
quittant, il leur fit promettre, si un tel accident se renouvelait, de
venir le trouver tout droit et sans hésitation. Je ne vous surprendrai
sans doute pas beaucoup, mes petits lecteurs, en vous disant qu'ils
auraient pu se rendre souvent à l'invitation du père Antoine. Joseph
oubliait deux ou trois fois par semaine, au moins, de leur donner à
dîner ou à déjeuner. D'un autre côté, il les avait tant et tant menacés
de les faire mettre en prison s'ils touchaient à l'argent de leur
recette, qu'ils n'osaient en distraire un sou pour acheter du pain.
Cependant, guidés par un sentiment de délicatesse instinctive, ils
mettaient beaucoup de discrétion dans leur conduite et ne venaient
trouver le brave homme qu'à la dernière extrémité.

Ils se dirigèrent donc vers la rue _Saint-André-des-Arts_, comme je vous
ai dit; mais hélas! un immense désappointement les y attendait: le
père Antoine n'était plus dans son échoppe. Ce qu'ils ressentirent
en présence de ce nouveau malheur est impossible à exprimer. Ils n'en
pouvaient croire ce qu'ils voyaient, et restaient là sans bouger, tout
droits sur leurs jambes et les yeux fixés sur cette pauvre petite
place où se tenait jadis leur Providence. Les pauvres innocents! ils
ne savaient point que, contrairement aux hirondelles, les marchands de
marrons émigrent dès les premiers beaux jours. Eux qui vivaient dans la
rue, et devaient, malgré leur jeune âge, y faire tant d'observations,
ils n'avaient point remarqué cela.

Le premier moment de stupeur passé, ils fondirent en larmes. C'était
navrant de les voir comme cela, rangés côte à côte sur le trottoir
qu'ils encombraient!

Balthasar, assis entre eux deux, fixait alternativement sur l'un et sur
l'autre des yeux si profondément attristés, qu'on eût dit qu'il pleurait
lui-même. Mais personne ne faisait attention à tant de désespoir;
c'était dimanche, comme vous savez; les bonnes gens pressés de se rendre
à la promenade ou de jouir de leur liberté, allaient et venaient sans
s'occuper les uns des autres. César et Aimée étaient là se désespérant
depuis un grand quart d'heure, lorsque le timbre d'une voix bien connue
vint frapper leur oreille; ils s'avancèrent et virent alors chez le
marchand de vin le père Antoine endimanché qui, un énorme morceau de
pain à la main, déjeunait de bon appétit, debout près du comptoir, en
causant avec la marchande. Lui, tout d'abord, ne les vit pas. Quant
à eux, un peu calmés à la vue inespérée du brave homme, mais tout
intimidés par les beaux habits dont il était revêtu, ils n'osaient lever
les yeux sur lui et se contentaient de le regarder en dessous. Antoine
avait fait cette superbe toilette parce qu'il se disposait à partir;
comme il était fier, il ne voulait pas en voyage être pris pour un
paresseux, un vaurien ou un homme sans ordre qui ne sait pas économiser
quelque argent pour se vêtir honorablement. Mais mes amis, qui
ignoraient tout cela, ne parvenaient point à s'expliquer cette belle
veste et ce beau pantalon de velours, et ces rustiques souliers auxquels
le cordonnier avait prodigué les clous, et cet ample chapeau de feutre
au lieu du bonnet des jours ordinaires. Cela ne dura pas longtemps
ainsi, parce que Balthasar, qui voyait sans doute ce qui se passait dans
l'esprit de ses jeunes maîtres, se mit à japper bruyamment et, tout de
suite, le père Antoine se retourna pour voir ce que c'était.

«A la bonne heure! s'écria-t-il en apercevant les deux enfants. Je me
disais bien que je ne pouvais quitter Paris et faire un bon voyage sans
avoir, auparavant, embrassé ces deux petites créatures-là!»

Il les fit entrer et partagea bravement son pain avec eux.

«Bon! fit-il, en répondant aux regards surpris de la marchande, j'en
avais quatre fois trop.... N'est-il pas honteux qu'un seul homme
engloutisse à son repas ce qui peut suffire à trois personnes?»

Puis s'adressant aux enfants:

«Çà, mes petits, leur dit-il avec bonhomie, nous allons nous séparer,
mais pas pour toujours. S'il plaît à Dieu, je reviendrai encore dans six
mois par ici vendre des marrons aux Parisiens. Mais, pour le moment, la
saison est close, et il me faut retourner au pays.... A l'été, moi, je
suis comme les grands seigneurs, et ne saurais vivre autre part que dans
les champs, avec nos bêtes et les oiseaux du bon Dieu. Que voulez-vous?
je ne suis pas subtil de mes dix doigts; et Paris, où tant d'autres
gagnent des cents et des mille, ne m'offre que la ressource de balayer
ses ordures. Merci! Je suis trop délicat pour accepter.... J'aime un
million de fois mieux sarcler nos champs ou faner au soleil l'herbe de
nos prairies, dont la bonne odeur, quand vient le soir, nous console des
fatigues du jour.»

Mes amis le regardaient avec admiration; jamais encore ils n'avaient
entendu si bien parler et dire de si belles choses.

«Mais je m'aperçois, reprit le père Antoine, que la joie me rend bavard
et égoïste.... C'est que vraiment on ne peut se défendre d'être heureux
à l'idée qu'on va revoir son vieux clocher; puis sa petite maison, un
trou, une cabane.... Dame! au point de vue de l'argent, ça ne vaut pas
grand'chose;... mais on y est né, et on rêve d'y mourir; puis les vieux
amis qu'on a laissés au départ, et qui vous attendent là-bas, et enfin
les petits-enfants, les enfants des enfants, quoi!... Il y en a de votre
taille, puis d'autres qui sont plus grands, et d'autres encore qui sont
plus petits. Ils sont là, je ne sais combien vraiment, de tous les
âges et de toutes les hauteurs, qui accourent à ma rencontre à qui sera
embrassé le premier. Moi, qui suis, pour certaines choses, plus faible
qu'une femme, ça me rend heureux et ça me fait pleurer.... On n'a pas
idée de ces choses-là quand on n'y a point passé.... Enfin! c'est en
souvenir de tout ce petit peuple que je me suis attaché à ces deux-là.»

Tout en causant, le brave homme regardait tour à tour la marchande et
les enfants; mais on voyait bien qu'il s'adressait surtout à lui-même.

«Vous ne pouvez pas me comprendre, vous autres, dit-il à mes amis.
Quant à la campagne, elle vous est inconnue. Qui donc vous aurait appris
combien il est bon de contempler tous les jours un ciel à perte de vue,
des bois, des champs, des prairies, des rivières, des chemins poudreux,
des berges gazonnées de pâquerettes que le bon Dieu prend la peine de
semer lui-même? Personne, n'est-ce pas?»

Pendant que le père Antoine achevait son frugal repas, la boutique
du marchand de vin s'était remplie. Toutes les connaissances du brave
homme, tenant à lui souhaiter un bon voyage, étaient venues lui serrer
la main avant son départ. Tous avaient un souvenir et un souhait pour
le pays. On parlait des vieux amis; de ceux qui vivaient toujours et de
ceux qui n'étaient plus.

«Tu reverras Martial, disait l'un; est-il bien vieilli? a-t-il beaucoup
de petits-enfants? son fils est-il soldat?....

--Et le père Léonard, disait un autre, comment porte-t-il ses
quatre-vingts ans?

--Et Jean! disait encore un autre, est-ce que tu verras Jean? On dit
qu'il fait du charbon dans la forêt de Fontainebleau.

--Ah! oui, Jean, répétait-on en choeur, quel bon camarade il faisait
dans le temps!... Si tu vas le voir en passant, donne-lui donc une bonne
poignée de main de ma part,» etc., etc.

Balthasar, ému sans doute de voir tous ces braves gens réunis, allait de
l'un à l'autre, leur prodiguant les avances et les amitiés. On lui fit
fête sans se demander à qui il appartenait ni d'où il venait. Sa bonne
et intelligente physionomie lui tenait lieu de passe-port. Enhardi par
ce bienveillant accueil, et sans doute aussi pour montrer aux amis du
père Antoine que leurs caresses ne s'égaraient point sur un caniche
ingrat, il se mit joyeusement, et sans y être invité, à exécuter
quelques-uns de ses tours les plus simples, comme de se ramasser en
boule et de rouler sur lui-même à l'imitation des clowns qui font la
culbute; de s'étendre tout de son long sur le parquet pour contrefaire
le mort; de courir, en allongeant précieusement les jambes, et bondir
par-dessus des obstacles--obstacles imaginaires, puisque Joseph n'était
pas là pour lui en tendre de réels--comme un cheval de course
qui franchit des barrières. On avait pris goût à ces jeux et on y
applaudissait, ce qui encourageait et animait Balthasar; il se sentait
apprécié. A la fin, tout essoufflé et la poitrine haletante, il
disparut, mais pour reparaître presque aussitôt une assiette entre les
dents. Alors, entraîné sans doute par l'habitude, ou poussé par tout
autre motif que j'ignore, il fit le tour de la salle en s'arrêtant
respectueusement devant chacune des personnes présentes. Il recueillit
environ cinquante centimes qu'il s'empressa de rapporter à ses jeunes
maîtres; lesquels, n'osant se montrer devant tout ce monde, se cachaient
timidement derrière le père Antoine.

«Çà, leur dit le brave homme, ce chien est-il donc à vous!

--Oui, répondit Aimée en caressant le caniche, c'est notre ami Balthasar
et nous l'aimons bien.

--Il le mérite; je ne crois pas avoir jamais vu un chien si habile,
et je pense que vous pourrez en tirer de l'argent; mais si vous m'en
croyez, c'est autrement que vous chercherez à gagner votre vie. Le
métier que vous faites là, voyez-vous, c'est un métier de mendiants.

--D'ordinaire, Balthasar ne nous suit pas; ce n'est pas avec nous qu'il
travaille, mais avec Joseph.

--Qui ça, Joseph?

--Notre tuteur ... Notre métier, à nous, c'est de vendre des fleurs dans
la rue....

--Oui, oui, je sais. Mais ce n'est pas encore là ce qu'il faudrait
faire.... Écoute, César, à ton âge, j'allais aux champs garder les
chèvres et les moutons de nos voisins. J'y gagnais mon pain quotidien et
cent sols par mois. C'était peu, mais j'en faisais assez. Avec cela,
tu penses, je n'avais pas souvent des culottes neuves, et comme ma
belle-mère,--j'avais une belle-mère, moi,--ne me raccommodait jamais
les vieilles, il n'y avait pas de danger qu'on me prît pour un fils de
millionnaire. Mais des vêtements déchirés, c'était la moindre des choses
et j'allais avec cela comme à vide. Seulement, mon petit, ici s'arrêtait
mon insouciance; quoique bien jeune, j'aurais eu honte de mendier. Au
pays, on regarde cela comme un déshonneur, et on a raison; car un coeur
bien placé ne se résigne pas aisément à vivre aux dépens d'autrui....
Oh! quand on ne peut pas faire autrement, quand on est infirme, je ne
dis pas.... N'importe, c'est toujours un malheur!... Mais pour un homme
solidement établi et qui possède ses membres au grand complet,... c'est
le dernier des derniers; on ne peut descendre plus bas,... à mon sens,
du moins. Ce que j'en dis n'est pas pour moi,--il ne m'appartient pas de
me proposer en exemple,... je ne serais d'ailleurs qu'un triste modèle à
imiter, car je n'ai point fait fortune,--mais pour vous, qu'il me peine
de voir traîner une si misérable existence. Je sais bien, mon Dieu, que
mes paroles sont inutiles pour le moment;... à votre âge, on ne peut
rien par soi-même, et votre tuteur ne me paraît pas homme à écouter
mes raisons.... N'importe, je suis d'avis qu'on fait bien, lorsque
l'occasion s'en présente, de laisser tomber quelque semence dans une
terre fertile peut-être, quoique mal préparée, et qui sans cela pourrait
demeurer à jamais improductive. La bonne saison venue, Dieu aidant,
il lèvera toujours quelques touffes de bon grain, et c'est autant de
gagné.... Mais nous reparlerons de cela dans six mois. En attendant,
priez Dieu pour qu'il ne vous abandonne pas, et tâchez de conserver les
bonnes qualités qu'il vous a données.»

Ce disant, le brave homme boucla sa valise et la mit sur son dos comme
un sac de soldat; puis, ayant embrassé les deux enfants, il prit dans
un coin de la boutique son bâton de voyage et partit en faisant résonner
sur le pavé les nombreux clous de ses souliers. Nos amis, et Balthasar
avec eux, debout sur le seuil, le regardaient tristement s'éloigner;
mais au détour d'une rue, il disparut, et tous trois se retrouvèrent
cette fois réellement seuls et abandonnés.




CHAPITRE IV.

César et Aimée devant l'église Saint-Séverin.


Le père Antoine leur avait dit de prier Dieu; c'était la deuxième fois
depuis deux jours que la même recommandation leur était faite, et cela
les préoccupait beaucoup, parce qu'ils ne savaient pas prier. Pourtant,
après s'être consultés ils prirent congé de la marchande de vin,
qui s'était montrée bonne pour eux, et se rendirent à l'église
Saint-Séverin. Mais retenus par une extrême timidité, ils s'arrêtèrent
devant le portail, et là, le visage collé sur les barreaux de la grille,
regardèrent en silence les fidèles qui entraient et sortaient, leur
livre de messe à la main; puis un mendiant assis sur un escabeau près
de la porte, et une mendiante, sa femme sans doute, qui se tenait sur
un autre escabeau. L'homme était aveugle,... d'après un écriteau qu'il
portait sur la poitrine, mais nous n'oserions affirmer qu'il le fût
réellement. La femme avait les poignets retournés; ce qui ne l'empêchait
point de secouer avec une persistance effrontée, sous le nez des gens
qui passaient devant elle, un large gobelet d'étain dans lequel deux
ou trois gros sous faisaient un tapage agaçant. L'homme gardait une
immobilité de statue.

Nos amis étaient là depuis quelques minutes, lorsque leur extérieur
misérable excita la compassion de deux dames, lesquelles glissèrent dans
la main d'Aimée une légère aumône.

«Qu'est-ce que c'est, demanda l'homme en se détournant, on nous fait de
la concurrence?

--Si vous ne partez pas, ajouta la femme aux poignets retournés, je vous
tire les oreilles! Qui est-ce qui vous a donné la permission de vous
planter là et de recevoir les aumônes qui nous sont destinées?... Ça ne
va pourtant pas déjà si bien, ajouta-t-elle en regardant son compagnon.

--Attendons la sortie de la grand'messe; toutes les dames du quartier y
sont entrées.

--Peuh! qu'est-ce que tout cela?

--Le beau temps va les disposer en notre faveur et leur faire délier les
cordons de leurs bourses.

[Illustration: «Si vous ne partez pas, je vous tire les oreilles!».]

--Laisse-moi donc tranquille!... Elles vont rester là des heures à
causer, à secouer leurs jupes, à encombrer le portail de telle façon que
les bonnes gens qui nous assistent les autres dimanches ne nous verront
seulement pas.

--C'est pas tout ça!... Il y a déjà cent fois que je te le dis et te le
répète, ce sont les quêteuses de l'intérieur qui nous font du tort.

--On en fourre partout, c'est vrai,... et des enjôleuses!... Faut les
entendre dire avec leur petite voix flûtée, «Pour les pauvres!...» On
croirait qu'il s'agit de leurs propres intérêts, parole d'honneur! Avec
tout ça, les sous qu'on leur donne ne tombent point dans nos gobelets.

--C'est une injustice, une indignité!...

--Je le sais aussi bien que toi....

--Ça devrait être défendu!...

--Quand tu me chanteras toujours la même histoire!... Est-ce que j'y
peux quelque chose, moi?

--Que veux-tu? on dit ce qu'on pense.

--Oui, mais c'est aux oreilles de M. le curé qu'il faudrait corner ça.»

En ce moment passait une dame; la mendiante secoua son gobelet.

«Combien t'a-t-elle donné? demanda l'homme.

--Deux centimes!... tout cela!

--Elle fait ce qu'elle peut, c'te femme.

--Parbleu! c'est gênée....

--Tous les dimanches tu as son offrande.

--Elle est jolie, l'offrande.... Ça dépense trop pour sa toilette. Quand
on n'a pas le moyen de donner plus de deux centimes, on ne porte pas de
robes de soie.

--Qu'est ce que ça te fait?

--A moi? Rien; je m'en moque.... Mais ça vous révolte de voir ces
choses-là.»

Il sortait un monsieur qui donnait le bras à une charmante jeune fille.
La mendiante s'enfonçant sous sa capeline et mettant ses poignets en
évidence, prit un air piteux et dit d'une voix larmoyante:

«Ayez pitié d'une pauvre femme qui ne peut se servir de ses mains; et
d'un pauvre homme que le feu du ciel a rendu aveugle!»

A votre âge, mes petits lecteurs, on doit sympathiser avec toutes les
infortunes; pour rien au monde, je ne voudrais vous froisser dans vos
sentiments de charité, ou vous mettre en garde contre la sensibilité
si naturelle de votre coeur d'enfant. C'est pourquoi je vous prie
instamment de ne pas juger des malheureux qui vous tendront une main
suppliante d'après les êtres indignes d'intérêt qu'à mon grand regret,
je viens de vous présenter. Du reste, les enfants qui voudraient que
leur pitié ne fût pas surprise quelquefois, devraient se résigner à ne
jamais faire l'aumône, ce qui serait triste pour eux et cruel pour les
pauvres. Donnez donc votre sou. Si par hasard un doute vous traversait
l'esprit, dites-vous qu'il vaut mieux se tromper dix fois que de laisser
un seul instant une misère vraie sans être secourue. Encore un mot:
parmi les misérables, il en est qui sont jeunes et auxquels l'avenir
promet de nombreuses années. A ceux-là, il ne suffit pas de donner votre
sou; il faut encore les aider à sortir de la misère. C'est difficile.
Cependant on y réussit quelquefois en s'adressant à leur intelligence,
en leur indiquant les ressources qu'ils peuvent trouver en eux-mêmes;
en leur inspirant de la confiance en Dieu et en leur destinée. Et,
croyez-moi, vous aurez plus de mérite à cela qu'à les combler d'aumônes
jusqu'à la fin de leurs jours.

Le monsieur et la jeune demoiselle qui sortaient de l'église laissèrent
tomber quelque menue monnaie dans le gobelet de l'aveugle et dans celui
de sa compagne; puis, mes amis, avec leur mine à la fois craintive et
sauvage, attirèrent l'attention de la jeune fille.

«Et ces pauvres enfants, mon père, dit-elle, ne leur donnerez-vous rien?
Voyez comme ils ont l'air timide!»

Le monsieur donna cinquante centimes à César, qui, au lieu de dire
merci! se prit à rougir. L'enfant avait encore toutes fraîches dans
l'esprit les paroles du père Antoine.

«Ah! çà, vous autres, s'écria la mendiante lorsque le monsieur et la
jeune fille se furent éloignés, allez-vous bientôt partir, avec votre
air timide?

--Nous sommes venus pour la messe, dit Aimée, et non pour vous faire du
tort.

--Il y paraît!... Pour la messe!... Vous l'entendez d'ici, la messe,
n'est-ce pas?... Allons, allons, quittez la place tout de suite, et
faites en sorte qu'on ne vous revoie plus,... ou bien vous aurez de mes
nouvelles.»

Ce disant, elle s'était levée. Mes amis, effrayés, se sauvèrent en
emportant le regret de n'avoir pu pénétrer dans l'église et prier Dieu
pour l'enfant de la dame à la pièce d'or.




CHAPITRE V.

Fuite de mes amis.


Ils marchèrent longtemps à l'aventure et par des chemins qu'ils ne
connaissaient pas. C'était Balthasar qui les conduisait.... Enfin ils se
trouvèrent dans la campagne. Alors, effrayés de leur audace et fatigués,
ils s'assirent sur le bord d'un fossé pour se reposer et réfléchir.

Quand je dis qu'ils se trouvaient dans la campagne c'est une manière de
parler, car vous savez aussi bien que moi qu'on ne peut appeler ainsi
que par complaisance les quelques champs qu'on rencontre, au sortir de
Paris, entourés de maisons blanchâtres, de fabriques et de carrières
de moellons. Mais, pour Aimée, c'était nouveau et elle s'extasiait sur
toutes ces abominations avec une bonne foi qui vous eût fait sourire.
Elle rappelait, moins la suffisance et la fatuité, le rat de la fable
lorsqu'il sort de son trou pour la première fois.

«Voilà donc, s'écriait-elle, les champs, les bois, le ciel dont nous
parlait le père Antoine!... Que tout cela est beau! n'est-ce pas, César?

--La campagne que je vois dans mes rêves, répondait César, est bien
autrement belle et imposante que celle-ci: figure-toi, Aimée, de grands
espaces, aussi loin que ta vue peut s'étendre et bien au delà encore,
entièrement couverts de verdure, où, de distance en distance, des
troupeaux de boeufs et de moutons paissent de l'herbe dont les fleurs
sont roses et presque aussi parfumées que nos violettes; puis des bois
dont on ne découvre jamais la fin, des montagnes de rochers entassés les
uns sur les autres jusqu'au ciel, et au bas de ces rochers des ravins si
profonds qu'on ne peut y jeter les yeux sans avoir le vertige.

--Il n'y a donc pas de maisons?

--Oh! si, mais toutes petites et non pas blanches comme celles-ci; de
loin on n'en découvre que le toit qui sort des arbres.... N'est-ce pas,
Aimée, que c'est bien extraordinaire de rêver toujours de ces choses-là?

--Oui, bien sûr....

--Et toujours les mêmes. Rien ne change; c'est toujours les bois, les
champs et les montagnes, que je te dis. Puis, dans ces bois, où par
endroits l'ombre est si épaisse qu'on dirait qu'il y fait nuit, même au
milieu du jour, des hommes, à l'aide de grosses cordes, tirent, pour
les faire tomber, sur des arbres dont on a coupé les racines et qui sont
encore plus hauts que les plus hautes maisons de Paris. Plus loin, dans
les montagnes, d'autres hommes fendent les roches et les divisent en
fragments comme ces pavés que tu vois entassés ici près de nous. A un
certain moment, les ouvriers prennent leur repas, ils sont tous réunis
sur une plate-forme gazonnée, non loin de leur travail; un d'entre eux,
un seul, est assis sur un rocher à côté d'une jeune femme;... tout à
coup l'homme et la femme disparaissent dans un nuage d'épaisse fumée,
on entend une explosion terrible, et de tous côtés partent des cris
d'effroi.... puis....

--Puis?

--Puis je ne sais plus. Lorsque j'en suis là de mon rêve, j'étouffe, il
me semble que je veux crier aussi; mais je ne le puis, et les efforts
que je fais m'éveillent....

--Toujours au même endroit?

--Toujours.»

Balthasar s'était approché des enfants et avait écouté ce qu'ils
disaient avec une attention singulière; puis il se mit, lorsque son
jeune maître eut cessé de parler, à pousser des hurlements plaintifs.

«Fais-le donc taire, dit Aimée; cela me fait pleurer, moi, de l'entendre
gémir de la sorte!

--Oh! fit César avec stupeur, il me semble que Balthasar y était!... Dis
donc, Aimée, si tout cela était arrivé?...

--On le dirait....

--Mais non, c'est impossible, puisque nous sommes des enfants trouvés!

--C'est Joseph qui dit cela.

--Qu'en penses-tu, toi, Aimée?

--Moi! je n'en pense rien, je ne sais pas....»

[Illustration: On entend une explosion terrible.]

C'est en causant ainsi que mes amis, sans s'arrêter autrement que pour
s'asseoir et se reposer quelques minutes lorsqu'ils se sentaient trop
fatigués, firent plusieurs lieues et gagnèrent un endroit appelé Orly.
Jusque-là ils avaient marché sans inquiétude; le grand air leur
donnait des forces, et ils ne songeaient point que la nuit pouvait les
surprendre dans la campagne. Cependant, depuis qu'ils étaient hors de
Paris, le soleil n'avait cessé de descendre; en ce moment, il semblait
presque toucher la terre; encore quelques instants et il allait
disparaître. Mais César et Aimée ne s'en préoccupaient point; ils
étaient frappés par le spectacle inattendu qui s'offrait à leurs yeux:
devant eux, tout à fait à l'horizon et dans une immense étendue, le ciel
paraissait incendié, tandis qu'un orage, que le vent avait chassé de
l'ouest à l'est, plongeait dans l'obscurité tout l'horizon opposé.
Au levant c'était presque la nuit, au couchant c'était une clarté
admirable, indescriptible et qui convertissait tout en or: la toiture
des maisons, les feuilles des arbres, les vitraux d'une église qu'on
apercevait au loin, l'eau des fossés qui bordaient la route et la
poussière des chemins. Mes amis, qui jusqu'alors avaient cru que le
soleil était couché lorsque les hautes maisons de la rue de Rivoli le
dérobaient aux yeux des Parisiens, trouvaient ce spectacle si beau
que pour le contempler plus à l'aise ils s'assirent sur une berge, les
jambes pendantes parce qu'ils étaient fatigués, et le corps orienté de
telle façon qu'ils pussent, rien qu'en détournant la tête et sans se
déranger autrement, regarder à l'ouest et à l'est. Mais tout doucement
le jour s'éteignit, et la nuit les surprit comme ils admiraient encore
une ligne rosée qui semblait fermer le ciel à l'endroit où le soleil
venait de disparaître. Aussi, lorsqu'ils reportèrent leurs yeux éblouis
sur d'autres objets, furent-ils saisis par une soudaine frayeur.
L'obscurité glaçait d'épouvante ces pauvres enfants qui n'avaient jamais
vu la nuit ailleurs qu'à Paris et éclairée par des milliers de becs de
gaz.

Bien qu'ils eussent l'espoir d'atteindre en moins d'un quart d'heure
les premières maisons d'un village qu'ils avaient vu sur leur droite
lorsqu'il faisait encore jour, ils se remirent en marche avec moins de
confiance et d'ardeur qu'auparavant Balthasar, au lieu de vagabonder
comme il avait fait toute la journée, s'était rapproché d'eux, et, comme
s'il eût été lui-même sous l'influence de la crainte, il marchait d'un
pas tranquille et jetait à droite et à gauche des regards furtifs
qu'il ramenait sans cesse à ses jeunes maîtres. Tous trois gardaient un
silence qui ne contribuait pas peu à les effrayer; ils ne savaient point
que, pour chasser la peur, il suffit souvent de faire du bruit soi-même.

Ils se taisaient donc. Cependant la journée n'était point finie; on
entendait encore au loin des voix qui se répondaient et des éclats de
rire que l'écho de la vallée répétait d'une façon enfantine. C'étaient
des gamins qui jouaient dans la rue de quelque village voisin. On
entendait aussi par intervalle les aboiements féroces des bouledogues
qu'on lâche la nuit dans les châteaux et les fermes pour monter la
garde et courir sus aux malfaiteurs. Balthasar y répondait par de sourds
grognements; il aboyait tout bas. Le brave et fidèle animal distinguait
bien dans tout ce tapage plus d'une provocation à son adresse; mais en
sa qualité d'étranger au pays, il ne voulait point engager de discussion
où il se sentait vaincu d'avance. Allez donc, lorsque vous n'êtes qu'un
pauvre caniche maigre et efflanqué, lutter de verve et de poumons avec
de telles gens, et donner la réplique à des individus qui mènent une
vie de pacha et sont nourris comme des rentiers. Et puis, qui sait?...
Peut-être ne voulait-il pas compromettre les malheureux enfants en
attirant sur eux l'attention de quelque garde-champêtre attardé dans la
campagne?

Un moment ils entendirent marcher derrière eux; la même crainte les
saisit tout à coup; ils s'imaginèrent que Joseph les poursuivait, et,
instinctivement, ils se jetèrent sur le côté de la route. Un homme
passa tout tranquillement sans leur adresser la parole, sans les voir
peut-être. Mais toutes ces vaines frayeurs leur donnaient la fièvre,
et, s'il vous eût été permis de leur appuyer votre main sur la
poitrine, vous eussiez senti leur pauvre petit coeur qui battait à coups
précipités, absolument comme celui de ces malheureux oiseaux qu'il vous
arrive quelquefois de tenir captifs entre vos mains naïvement cruelles.
Heureusement ils entraient dans un village et la vue des gens qui
allaient et venaient les rassura un peu. Mais cela ne suffisait pas; ils
étaient fatigués et ne savaient point encore s'ils trouveraient un abri
pour se reposer où s'ils devaient dormir à la belle étoile.




CHAPITRE VI.

Florentin et Florentine.


Ils passaient devant une de ces petites et jolies maisons de campagne
comme il s'en rencontre tant aux environs de Paris. Une petite fille
accompagnée d'une servante, en sortait; mes amis s'arrêtèrent pour
admirer sa gracieuse tournure et le joli visage qu'à la lueur d'une
lanterne elle montrait sous une capeline en soie bleue.

«Oh, ciel! fit cette jolie demoiselle avec une petite voix maniérée, que
font là ces enfants? Les connaissez-vous, Marie?

--Voyons, dit la fille, en leur mettant la lanterne sous le nez.... Oh!
pour ça non, mam'zelle, ils ne sont pas du village.

--Ne les éclairez plus, Marie; ils ont de trop vilaines physionomies; on
dirait de petits brigands.

--Le fait est qu'ils sont loin d'inspirer de la confiance. Je sais bien
qui ne leur donnerait pas sa bourse à garder, moi.

--Que font-ils par ici?

--Pardine! ça cherche à voler.

--Vous croyez, Marie?

--Ah! bien, si je le crois? Mais j'en suis sûre, mam'zelle. Et il n'est
pas déjà si rassurant de les voir rôder comme cela autour de la maison.

--Renvoyez-les au plus vite, alors.

--C'est ce que je vais faire.»

Puis, s'adressant aux enfants qui n'avaient pas l'air d'entendre:

«Allons, allons, portez vos méditations ailleurs, vous autres.

--Ils ne vous comprennent point.

--C'est possible; alors je vais leur parler un meilleur français. Çà,
cria-t-elle, on vous prie de déguerpir, si vous ne le faites pas tout de
suite, vous aurez affaire à moi.

--Nous ne vous gênons pas, dit Aimée, qui, plus décidée que César,
prenait la parole dans les occasions critiques.

--Voyez, mam'zelle, comme ils ne comprennent point. Et ça ose
répondre!... On ne saurait croire jusqu'où peut aller l'audace de ces
petits misérables; on ne ferait que son devoir en les souffletant.

--Assez, Marie, assez, ne les frappez point, donnez-leur quelque argent,
et ils s'éloigneront peut-être. Il faut en finir, je ne puis passer ma
soirée ici.»

La servante jeta dix centimes au visage de César et disparut avec son
impertinente maîtresse. Quant à mes amis, sans essayer de chercher les
dix centimes, qu'il eût, du reste, été impossible de trouver, tant la
nuit était devenue épaisse, ils continuèrent à marcher dans la rue,
plongeant dans les maisons dont les volets étaient encore ouverts, des
regards profondément découragés.

Ils se demandaient si aucune de ces demeures ne voudrait s'ouvrir pour
les recevoir, et s'ils étaient condamnés à passer la nuit dehors. Il
fallait cependant bien peu de chose pour ramener la sécurité dans leur
pauvre coeur et à en chasser toutes les appréhensions et toutes les
angoisses que la peur y avait fait naître: le coin le plus obscur
d'une de ces grandes cuisines où l'on voyait des chats et des chiens se
prélasser aux meilleures places, se chauffer le ventre et le museau à
la flamme joyeuse et turbulente du foyer, en compagnie de vieillards et
d'enfants qui jouaient et devisaient entre eux! Tout doucement César
et Aimée se faufilèrent le long des maisons pour mieux voir ce qui s'y
passait. C'était indiscret, mais ils n'en savaient rien; et, d'ailleurs,
tout cela était si nouveau, et tous ces logis si différents de celui
de Joseph!... Une fenêtre plus vivement éclairée que les autres captiva
bientôt exclusivement leur attention. Par cette fenêtre on pouvait
explorer dans tous ses recoins une de ces grandes salles qui, dans les
maisons de paysans, tiennent lieu tout à la fois de cuisine, de salle à
manger et de chambre à coucher. Une femme jeune encore, les manches et
la jupe retroussées, tenait un poêlon sur le feu, pendant qu'un petit
garçon et une petite fille, du même âge à peu près que mes amis,
promenaient à tour de rôle, en le dodelinant sur leurs bras, un gros
marmot de sept à huit mois qu'on avait déjà habillé pour la nuit.
Quand ce bébé manifestait quelque impatience, le frère et la soeur lui
faisaient toutes sortes de mines, lui chantaient une belle chanson, ou
bien lui disaient de ces riens qui n'ont aucun sens, mais qui font tant
rire les bébés de cet âge. César et Aimée ayant compris tout de suite
que c'étaient là de braves enfants, prenaient un plaisir extraordinaire
à les voir se promener de long en large dans la chambre. Mais, à
plusieurs reprises, leur regard se croisa avec celui de la maman,
laquelle, ne devinant pas ce que c'était, dit à ses enfants:

«Voyez donc un peu ce qui fait de l'ombre à la fenêtre!»

Mes amis, qui avaient entendu, s'éloignèrent de quelques pas.

«Rien, maman, il n'y a rien,» répondirent les petits villageois, après
avoir jeté un coup d'oeil dans la rue.

Un peu après, elle prit le bébé pour le faire souper et dit encore:

«Pour sûr, il y a quelqu'un à la fenêtre. Allez dehors, vous pousserez
les volets.»

César et Aimée songèrent à fuir, mais je ne sais quoi les tenait cloués
là, près de cette maison.

Quant aux petits villageois, ils entr'ouvrirent la porte avec
précaution, et aussitôt la refermèrent vivement.

«Quoi donc? fit la mère.

--Maman, répondirent-ils d'une voix étouffée, il y a un homme.

--Bon! faut-il avoir peur pour cela? C'est sans doute votre père;
ouvrez-lui.»

Il fallut bien s'exécuter. Cette fois, ils sortirent tout à fait, mais
rentrant presque aussitôt:

«Maman, ma chère maman, s'écrièrent-ils, venez donc voir, c'est un petit
garçon et une petite fille.»

La maman sortit.

«C'est ma foi vrai! fit-elle comme en se parlant à elle-même. Et à cette
heure.... Comment cela se fait-il?... Ils me font l'effet de petits
poussins qui se seraient perdus dans l'herbe en courant après les
insectes et n'auraient pu retrouver le nid de leur mère. Ah! ça, petits,
leur dit-elle, approchez donc un peu qu'on vous voie!»

César et Aimée, suivis de Balthasar, vinrent se placer dans la clarté
que le feu envoyait jusque dans la rue par la porte toute grande
ouverte. Ils ne brillaient point, je vous assure, dans cette lumière à
la Rembrandt.

«Dieu du ciel! comme ils sont faits! s'écria la jeune femme en
découvrant de quelle misérable façon ils étaient vêtus. Et dire que
ce sont là de petites créatures du bon Dieu!... Allons, entrez tout de
même, on verra....»

Nos amis, comme vous pensez bien, ne se firent point prier.

La villageoise leur assigna pour s'asseoir un banc de l'autre côté de la
table, où elle-même avait pris place avec le bébé.

Quant aux enfants, ils vinrent se poster tous deux en face de César et
d'Aimée, et là, les mains derrière le dos, se mirent à examiner mes amis
en silence et avec cette curiosité naïve et indiscrète particulière aux
enfants à qui l'éducation n'a pas appris à vivre selon l'usage du monde.
Puis, de temps en temps, ils se regardaient en se faisant des signes
avec les yeux pour se communiquer leurs impressions. Mes amis, de leur
côté, leur rendaient la pareille et les examinaient aussi, mais plus
timidement, un peu en dessous, il faut bien le dire, ce qui ne les
empêchait point de voir combien tous deux étaient gentils, la petite
fille surtout.

[Illustration: «Allons, entrez tout de même, on verra.».]

Elle avait de bonnes joues rondes et fermes que le grand air avait
légèrement brunies, et une forêt de cheveux blonds qui s'échappaient
de son petit bonnet, tout autour de la tête, par centaine de boucles,
rangées les unes de ci, les autres de là, au caprice du vent, sans ordre
et sans art. Oui, certes, elle était gentille, et vous n'auriez pas dit
le contraire si, comme César et Aimée, vous aviez pu admirer sa petite
bouche qui souriait avec tant de finesse et de naïveté, et ses grands
yeux si expressifs qu'on eût dit qu'ils parlaient, et son nez en l'air,
et le petit bout de ses jolies oreilles où étaient accrochés de beaux
pendants d'or en forme de poires; puis sa belle robe de tartanelle,
puis son beau tablier de mérinos, puis son joli bonnet des dimanches!...
Après cela, peut-être que vous n'aimez que les petites demoiselles
qui ont le teint trop pâle, les traits trop délicats et la taille trop
effilée.... Je ne veux point nier qu'elles soient intéressantes et n'ai
point la prétention de contester la légitimité de votre goût; mais enfin
vous conviendrez qu'il y a des beautés de plusieurs sortes, et que les
enfants dont la santé est robuste, la mine appétissante et l'humeur
aimable, ne sont pas à dédaigner.

«Voyons, dit la maman lorsque le bébé fut couché, vous allez me dire qui
vous êtes et pourquoi nous vous avons trouvés à pareille heure dans la
grand'rue de notre village?»

César raconta tant bien que mal comment ils avaient quitté Paris.

«Dieu du ciel! s'écriait la jeune femme que la brutalité de Joseph
faisait frémir, est-il possible que la terre nourrisse des monstres
comme cela?»

Elle résolut de garder chez elle jusqu'au lendemain ces pauvres
abandonnés, et se mit sur-le-champ à préparer le repas du soir, car elle
voyait bien qu'ils étaient exténués et ne pourraient, sans souffrir,
rester plus longtemps sans prendre de nourriture.

Alors entra un homme âgé de trente-cinq ans à peu près. Il était grand
et bien pris dans ses membres, qu'il portait cependant avec une certaine
lourdeur, comme les individus que les rudes travaux des champs ont de
bonne heure courbés sur la terre. Le petit garçon et la petite fille
coururent à sa rencontre, il les embrassa avec effusion. César comprit
qu'il était le maître du logis. C'était un bon père et un honnête homme,
on le voyait bien; et malgré la pesanteur de sa démarche, on lisait
dans son maintien comme sur son visage la dignité naturelle des gens qui
n'ont de comptes à rendre et de grâces à demander qu'à Dieu.

Il s'en alla jeter un coup d'oeil sur le bébé qui dormait paisiblement
dans un petit berceau rustique, puis il offrit à sa femme de l'aider
dans ses occupations de ménagère.

«Voici, lui dit-elle en montrant César et Aimée, deux enfants que
j'ai recueillis dans la rue. Vont-ils se mettre à table avec nous pour
souper?

--Pourquoi pas?» répondit simplement le jeune homme, qui était laconique
dans tout ce qu'il disait et semblait avare de ses paroles, comme les
individus habitués à vivre et à travailler dans la solitude.

Le dîner était frugal, une soupe au lait et des oeufs; mais mes amis
n'avaient peut-être jamais fait un repas si délicat, et, tout bas, ils
se disaient que c'était là pour sûr un festin de roi.

Quant à Balthasar, promptement familiarisé avec les habitudes de la
maison, côte à côte avec le chat du logis, il mangeait proprement la
part qu'il s'était adjugée d'un copieux reste de potage.

Après le dîner, les petits villageois, qu'on appelait Florentin et
Florentine, se mirent à genoux pour faire leur prière du soir. César et
Aimée les imitèrent d'instinct, sans trop savoir ce qu'ils faisaient,
et joignant les mains tant bien que mal, répétaient à voix basse
les paroles que les autres prononçaient tout haut; mais ils n'en
comprenaient point le sens.

La jeune femme qui les regardait, devina aisément qu'ils ne savaient
point leurs prières. Alors elle résolut de leur montrer au moins à faire
le signe de la croix.

«Quand on ne sait pas prier, leur recommanda-t-elle, on dit tout
simplement: Mon Dieu, ayez pitié de moi!

--Et quand on veut prier pour d'autres, demanda Aimée, doit-on lui dire
la même chose au bon Dieu?

--Pour qui donc veux-tu prier?»

César dit comment une jeune et belle dame lui avait donné une pièce d'or
à la grille des Tuileries.

«Et cette dame s'appelle?

--Je l'ignore, répondit César.

--C'est que nous-mêmes, nous connaissons à Paris un enfant qui est
très-malade en ce moment; un beau petit garçon que j'ai nourri il y a
sept ans en même temps que Florentine. Sa mère, Mme de Senneçay, qui est
la soeur de M. Lebègue....»

Ici s'interrompant tout à coup:

«Le connaissez-vous, M. Lebègue? demanda la jeune femme, qui croyait
naïvement que les notabilités de son village étaient connues du monde
entier.

--Non, dit Aimée.

--Un riche propriétaire de ce pays-ci. C'est à lui qu'appartient le beau
domaine des Granges, vous savez, sans doute, là, sur la gauche, à une
lieue d'Orly?... Il est fâcheux que vous ne connaissiez pas M. Lebègue,
car c'est un digne homme et il aurait pu vous être utile. Mme de
Senneçay, je vous disais donc, doit conduire mon petit Abel cette
semaine à Fontainebleau, où je me rendrai presqu'aussitôt pour le
soigner. Elle est si bonne et si charitable que j'ai pensé tout d'abord
que c'était elle qui vous avait donné la pièce de vingt francs!»

Puis, s'adressant à son mari:

«Dis donc, Étienne, si c'était Mme de Senneçay? demanda-t-elle.

--Cela n'est pas impossible, répondit Étienne.

--Quoi qu'il en soit, recommanda la villageoise à mes amis, n'oubliez
pas de prier Dieu pour la dame au louis d'or.»

Avec un matelas, qu'on posa dans un coin de la chambre sur de la paille
fraîche, et des draps propres, on fit un lit pour César et Aimée,
lesquels ne demandaient pas mieux, après une telle journée, que de se
reposer et dormir. Mais ils étaient trop fatigués; ils ressentaient
une sorte de fièvre qui les tint éveillés assez longtemps pour qu'ils
eussent le loisir de se communiquer leurs impressions.

«Vois donc, Aimée, disait César, combien il est bon d'être couché dans
une belle chambre comme celle-ci, où l'on a des parents qui dorment
à côté de vous. Pour moi, quand je regarde ce lit et ce berceau dans
l'alcôve, puis la table avec ses deux bancs, l'armoire à l'autre bout de
la pièce, le buffet orné d'assiettes à fleurs, le seau plein d'eau posé
sur une escabelle près de la fenêtre, et le feu, non encore éteint,
éclairant vaguement tout cela lorsque tout le monde est endormi, il me
semble avoir vu ces choses ailleurs qu'ici; et si je devais continuer à
demeurer dans cette maison, je croirais volontiers que le temps que nous
avons passé chez mon oncle Joseph n'a été qu'un abominable rêve.»

[Illustration: Je ne vous dirai point avec quelle joie ils
s'habillèrent.]

Le lendemain, il faisait grand jour et le soleil était levé depuis
longtemps lorsque mes amis se réveillèrent. La première chose qu'ils
aperçurent en ouvrant les yeux, fut des vêtements neufs étalés sur le
pied de leur lit. Quand je dis neufs, je me trompe; ils étaient vieux
et usés, beaucoup usés même; mais rapiécés aussi, et de plus, propres à
donner envie de se les mettre sur les épaules. Ils sentaient bons, et,
quoique la couleur en fût singulièrement effacée par endroits, César
et Aimée les trouvaient si beaux qu'ils ne se rassasiaient point de les
regarder. Pour eux véritablement ils étaient neufs. Je ne vous dirai
point avec quelle joie ils s'habillèrent; ces choses-là ne sauraient se
dépeindre. Non moins heureux, Florentin et Florentine les aidaient; on
se mettait à trois pour attacher une agrafe ou faire entrer un bouton,
et cela n'allait pas encore très-bien parce que de part et d'autre on
était trop ému.

Étienne regardait d'un air songeur.

«Si l'on était riche, dit-il tout à coup, et comme en se parlant à
lui-même, envoyer ces enfants à l'école, et leur donner ensuite un bon
état pour qu'ils devinssent d'honnêtes ouvriers, serait une bonne action
à faire. Que vont-ils devenir à présent?

--Nous voulons gagner notre vie, dit César.

--Je souhaite que vous rencontriez d'honnêtes gens assez riches pour
vous prendre sous leur protection. Mais enfin cela peut ne pas se
trouver tout de suite, et en attendant, il faudra vivre. Quoi qu'il
arrive, César, n'oublie pas qu'il est moins honteux de demander un
morceau de pain que de le prendre.

--Pour ça, dit César en rougissant, nous n'avons jamais rien pris à
personne.

--C'est bien. Mais il faut se méfier de la misère. On dit parmi nous que
celui qui prend le grain prendra aussi la farine; cela signifie qu'un
voleur ne redevient jamais honnête homme. Ce que j'en dis n'est pas
pour vous affliger, mais pour vous mettre en garde contre les mauvaises
pensées et les mauvais conseils, car on se laisse aisément tenter
lorsqu'on est malheureux.

--Écoute, Étienne, dit en s'approchant la femme qui jusqu'alors avait
gardé le silence, tout cela est très-bien, mais je pense, moi, que nous
ne pouvons pas laisser partir ces enfants comme cela.

--Que veux-tu faire?

--Par moi-même, rien; je sais que nous ne pouvons pas leur assurer un
sort meilleur. Mais il y a Mme de Senneçay. Je l'ai vue bien souvent
s'intéresser à des enfants qu'elle connaissait à peine; qui sait si
elle ne consentirait point à faire quelque chose pour ceux-ci. Si elle
pouvait les retirer pour toujours à ce Joseph et les placer, les mettre
à l'école?

--Il faudrait voir.

--On ne peut aller la tourmenter maintenant; Abel est encore trop
malade. Mais je la verrai à Fontainebleau.

--Et en attendant?

--Nous garderons ces enfants avec nous.

--Non, cela ne se peut pas; il est possible que Mme de Senneçay refuse
de s'occuper d'eux, qu'en ferais-tu, alors?

--Nous aviserons.

--Ta bonté t'égare.

--Écoute, je réponds de Mme de Senneçay.

--N'importe! nous ne pouvons les garder. Si nous n'avions pas d'enfants,
à la bonne heure!

--Crains-tu donc qu'ils gâtent les nôtres? Ils ont l'air si honnête!

--C'est vrai, mais nous ne les connaissons pas. Ils n'ont qu'une chose
à faire, retourner avec leur tuteur.... Je voudrais les y reconduire
moi-même. Je verrais ce que c'est au juste.

--Eh bien, fais-le.

--Malheureusement, c'est impossible; je laboure les terres d'un voisin.
C'est un marché, je dois avoir fini dans trois jours.»

Pendant que le mari et la femme s'occupaient ainsi de César et d'Aimée,
ceux-ci achevaient leur toilette.

«Viens ici, César,» dit Étienne.

L'enfant s'approcha.

«Voici ce qui se passe, mon garçon. Ma femme ne veut pas que vous alliez
comme ça courir les grands chemins, où il ne saurait vous arriver rien
de bon. Elle connaît une dame, Mme de Senneçay, qu'elle veut intéresser
à votre sort. Mais pour ça, il faut que vous retourniez chez votre
tuteur.

--Joseph! qu'est-ce qu'il va dire? s'écria César effrayé.

--Rien, si tu lui portes de l'argent. Voici deux francs; tu lui
remettras cela comme si c'était le produit de ta journée.... D'ailleurs
peu lui importe où tu l'aies gagné. Ma femme verra Mme de Senneçay la
semaine prochaine; moi, j'irai jeudi voir comment ça va chez vous....
Nous ne vous laisserons pas longtemps avec votre tuteur; il ne s'agit
que de deux semaines au plus. Si on s'occupe de vous, il faut que
de votre côté vous fassiez quelques sacrifices. Allons, mes enfants,
promettez-moi de retourner chez Joseph?

--Nous ferons ce que vous voudrez, dit César.

--C'est bien, voilà les deux francs. A jeudi.»

Sur ce, on se sépara.




CHAPITRE VII.

A la ferme des Granges.--Les gendarmes.


Comme ils étaient venus de Paris, on avait pensé, chez Étienne, qu'ils
sauraient y retourner. Il n'en était rien, et leur embarras fut grand
lorsqu'il s'agit pour eux de s'orienter. César, qui avait comme une
vague idée du chemin à prendre, se disait bien qu'il fallait remonter
le village et suivre toujours la grande route en regardant vers le nord;
mais Balthasar penchait visiblement pour le midi.... Pour se donner le
temps de réfléchir et de ne pas risquer de se tromper en se décidant
trop légèrement, ils prirent au hasard le premier sentier qui se
présenta, et bientôt se trouvèrent en pleine campagne. Alors l'idée
leur vint de compter leur trésor: cela faisait, en tout, trois francs
trente-cinq centimes, une assez jolie somme vraiment, et au moyen de
laquelle on pouvait espérer se faire bien recevoir de Joseph.

Cependant le temps passait; il fallait enfin partir.

«Le chemin pour aller à Paris, madame? demanda Aimée à une bonne femme
qui revenait des champs courbée sous un lourd fagot d'herbe.

--Le chemin de Paris, répondit la vieille paysanne en appuyant, pour
se reposer, ses deux mains sur une canne qu'elle portait attachée à son
poignet par une petite courroie, c'est la grande route dont vous voyez
d'ici les deux rangées d'ormes. Retournez sur vos pas et suivez toujours
tout droit. Comme vous avez de bonnes jambes, vous y arriverez avant
le soleil couché.... Il ne faudrait pas, par exemple, me demander d'en
faire autant, j'ai bien assez de retourner comme ça à la maison.

--Voulez-vous que je porte votre fardeau? demanda César.

--Non, je ne le veux pas. Mais je te remercie de ton offre et te tiens
pour un bon enfant. On ne peut en dire autant de tous les garçons de ton
âge.... Allons, bien le bonjour! Si vous allez à Paris, que le bon Dieu
vous y garde.»

Et la vieille femme s'éloigna.

Mes amis, encouragés par ce bon souhait, se décidèrent à partir. Mais
Balthasar s'était enfui; on le voyait qui courait au loin dans une
direction tout à fait opposée à celle que ses maîtres voulaient prendre.
Il fallut courir après lui pour le ramener. Il s'enfuit de nouveau....
Une partie de la journée se passa dans cet exercice. Dès que mes amis
voulaient prendre le chemin de Paris, Balthasar s'enfuyait d'un autre
côté. On eût pu croire qu'il en faisait un jeu; mais on reculait au
lieu d'avancer, et les pauvres enfants durent renoncer pour ce jour-là à
tenir la promesse qu'ils avaient faite de retourner chez Joseph.

Il pouvait être quatre heures de l'après-midi, lorsqu'ils s'arrêtèrent à
la lisière d'un champ où un certain nombre d'ouvriers étaient occupés à
détruire de la mauvaise herbe. César les compta; ils étaient dix, parmi
lesquels deux enfants d'une douzaine d'années. Le travail auquel ils se
livraient paraissait des plus simples et des plus faciles, et mes amis
se dirent qu'ils en feraient bien autant si on voulait seulement les
mettre à l'épreuve et leur donner des outils. Alors, enhardis par la
confiance qu'ils avaient en eux-mêmes et leur désir de gagner leur pain
comme le père Antoine, ils s'approchèrent d'un vieillard qui s'était
redressé pour allumer sa pipe.

«Monsieur, lui demanda César, êtes-vous le maître de ces hommes qui
travaillent avec vous?

--Moi? répondit l'homme, non, je ne le suis point. Mais je voudrais bien
l'être, savez-vous,--c'était un Belge,--car je ne me donnerais pas tant
de peine et prendrais mon temps pour allumer c'pipe et l'fumer tout à
mon aise! Mais on doit se consoler de n'être pas maître, n'est-ce pas,
lorsqu'on voit autour de soi tant de braves gens qui ne sont aussi
que des ouvriers. Il faut bien qu'il y ait plus de soldats que de
capitaines, savez-vous?... Bast, les choses vont toujours bien lorsqu'on
a du coeur à la besogne. Mais, à propos du maître, avez-vous une
commission pour lui?

--Nous voudrions, dit César, lui demander de l'ouvrage.

--De l'ouvrage? fit l'homme entre deux bouffées de fumée, il faut aller
voir; s'il en a, il vous en donnera. C'est un brave maître, savez-vous?

--Où donc demeure-t-il?

--Là-bas, fit le Belge en montrant une fort belle maison, située à un
demi-kilomètre environ.

--Au château?

--Justement, c'est là qu'il demeure, savez-vous? Mais, si vous n'osez
pas y entrer au château, allez à la ferme; vous demanderez Robert, le
régisseur, et vous lui conterez votre affaire.»

Les enfants hésitaient.

«M. Robert n'est pas méchant, savez-vous? leur dit le brave homme en
forme d'encouragement.... Allons, bonne chance!»

Mes amis suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. C'était un étroit
sentier dans lequel ils étaient obligés de marcher à la file, Balthasar
devant comme toujours.

La campagne qu'ils traversaient était riche, fertile, et, sinon
pittoresque, du moins accidentée dans les proportions gracieuses
particulières à tous les paysages qui entourent Paris. Ce n'était point
grandiose et nullement fait pour étonner ou terrifier le touriste, mais
bien plutôt pour le séduire et le charmer.

Les yeux se promenaient en souriant de ces plaines richement cultivées à
ces coteaux peuplés de villas et boisés de parcs anglais que séparaient,
de distance en distance, de gros villages dont les maisons s'étageant
à mi-côte semblaient regarder, les unes par-dessus les autres, la Seine
qui coulait placidement au milieu de la vallée et, de ci, de là, faisait
un détour pour s'en aller arroser le pied d'une autre colline également
verdoyante et jolie.

Aimée, qui, en se haussant sur ses petits pieds, parvenait à dépasser
de toute la tête un épais champ de seigle dont les tiges minces et
flexibles venaient lui caresser le visage, cherchait à voir le plus
possible de toutes ces choses.

«C'est donc là, César, demanda-t-elle, la campagne que tu vois dans tes
rêves?

--Non, Aimée, non, ce n'est pas cela.

--C'est encore plus beau?

--Je ne sais pas si c'est plus beau, mais c'est différent. Les bois y
sont plus épais, les maisons moins nombreuses, la solitude plus complète
et le silence plus profond. Enfin je ne sais comment te dire cela,
moi; c'est moins riant, moins en fête qu'ici, et il me semble que je ne
pourrais en voir la réalité sans être ému.»

Ils étaient arrivés. Mais alors, la timidité naturelle de leur caractère
prenant le dessus, au lieu d'entrer ils s'assirent au pied d'un arbre,
juste en face du château que, pour se donner du courage sans doute,
ils se mirent à examiner minutieusement, s'amusant à en compter les
fenêtres, les persiennes, les girouettes, les paratonnerres, enfin tout
jusqu'aux marches du perron et aux caisses de fleurs dont elles étaient
ornées.

[Illustration: «Non, Aimée, non, ce n'est pas cela.».]

La ferme, située sur la gauche, se trouvait à peu près masquée par un
bouquet d'arbres; ce qui faisait qu'au premier abord on ne la voyait
point. Il fallait, pour s'y rendre, quitter la route et prendre un joli
chemin qui semblait se perdre dans le bois. Mais il était facile de la
deviner au mouvement, au va et vient qui régnaient de ce côté. C'était
sans cesse des chevaux attelés à des charrettes ou à des tombereaux
qu'on dirigeait par là; puis une volée de poussins qui venaient,
conduits par leur mère, picoter quelques grains de blé tombés sur la
route, ou une bande de canetons courant se baigner effrontément dans
la magnifique pièce d'eau qu'on voyait briller devant le château et
réfléchir le ciel et les arbres avec la transparence d'un miroir.

César et Aimée, n'ayant plus rien à compter, prirent enfin le parti de
se rendre à la ferme. Ils allaient entrer dans la cour, cour immense
et entourée d'un si grand nombre de bâtiments qu'on eût dit un village,
lorsque Balthasar rebroussa chemin et vint, l'oreille basse, se cacher
craintivement derrière ses maîtres, qui, eux-mêmes, reculèrent tout à
coup saisis d'épouvante: un énorme cerbère, un boule-dogue de taille
colossale bondissant de fureur à la vue du caniche, s'élançait en
poussant des aboiements féroces sur les barreaux de fer de sa loge.
Heureusement un jeune homme qui venait derrière mes amis apaisa d'un mot
le chien de garde.

«Silence donc, Matamore!» dit-il sévèrement.

Matamore se tut, mais de mauvaise grâce et en montrant sous un rictus
qui n'était rien moins que rassurant, des crocs d'ivoire luisants et
affilés comme des poignards.

Balthasar, malgré l'exemple que lui donnaient ses maîtres en suivant le
monsieur qui avait tant d'influence sur Matamore, jugea convenable de
rester dehors.

«Qui cherchez-vous, mes enfants? demanda le jeune homme.

--Le régisseur.

--Et qu'avez-vous à lui dire, au régisseur?

--Dame! répondit César passablement embarrassé, voici ce que c'est: ma
soeur et moi nous voudrions travailler.

--Bah! vraiment? Mais vous êtes trop jeunes.

--Oh! ça ne fait rien.

--Voyons! que savez-vous faire?

--Ce que vous voudrez.

--C'est un peu vague.... N'importe, si la bonne volonté y est; les
travaux des champs n'exigent pas un long apprentissage.

--Moi, d'abord, dit Aimée, je puis conduire aux champs tous ces jolis
moutons que je vois là.»

Elle montrait une troupe de deux à trois cents agneaux, lesquels n'ayant
rien de mieux à faire pour le moment, gambadaient dans la cour et se
livraient à des courses folles, comme font les enfants qui jouent à
cache-cache et aux barres.

«Et moi, dit César, je puis très-bien labourer la terre et conduire les
chariots de grains.

--Je saurais bien aussi ramasser les oeufs, dit Aimée, ou donner à
manger aux petits poussins, ou même faire la cuisine, si cela vous
plaît.»

Il faut convenir qu'Aimée s'avançait un peu; mais son zèle l'emportait.

«Si vous avez un jardin, je le cultiverai, reprit César. Je sais comment
on plante les fleurs et à quelle époque il faut tailler la vigne.»

Le jeune homme, qui n'était autre que le régisseur et qu'on appelait M.
Robert, comprit tout de suite que mes amis ne savaient rien faire; mais,
en même temps, il leur voyait tant de courage et de bonne volonté qu'il
ne voulut pas les affliger par un refus brutal.

«Venez avec moi,» leur dit-il.

Et il les conduisit dans une vaste pièce qui servait de salle à manger
aux gens de la ferme et qu'on appelait le réfectoire. Là, une jeune
et alerte servante nommée Victoire leur servit un goûter, ainsi
qu'à Balthasar, qui avait trouvé, sans éveiller de nouveau les
susceptibilités du boule-dogue, le moyen d'entrer non-seulement dans la
cour, mais encore dans la maison, et cela juste à point pour partager le
repas de ses maîtres.

Tous trois mangeaient de bon appétit, et M. Robert, à qui cela faisait
plaisir, les regardait en souriant, lorsque tout à coup le galop de deux
chevaux et un cliquetis de ferraille appela leur attention.

«Tiens! s'écria Victoire en regardant par la fenêtre, voici les
gendarmes!»

Certes, mes amis savaient ce que c'était que des gendarmes; à Paris,
ils en rencontraient à chaque instant et n'en avaient jamais eu peur;
cependant, soit pressentiment, soit conscience de leur état d'enfants
abandonnés, ce fut avec un véritable déplaisir qu'ils virent entrer dans
le réfectoire ces deux braves serviteurs de l'ordre public; lesquels,
pour remplir un devoir de politesse envers M. Robert et sa compagnie,
portèrent militairement au front le revers de la main droite.

La compagnie de M. Robert, c'était César et Aimée, puis la servante,
qui, allant et venant de la cuisine au réfectoire, servait nos amis et
les encourageait avec toutes sortes de bonnes paroles.

«Pauvres petits! disait-elle; là, voyez comme ils ont faim!... Mangez
ceci, puisqu'on vous le donne... C'est de bon coeur, allez!... On dirait
pourtant qu'ils craignent d'y toucher!... Faut pas comme ça faire des
façons.... N'ayez donc pas peur!... quand on vous dit qu'il en reste
encore pour les autres.»

Les gendarmes avaient chaud (à la campagne les gendarmes ont souvent
chaud); ils déposèrent leurs chapeaux sur un buffet, ce qui permit à
César et à Aimée de constater que les gendarmes n'ont pas la physionomie
plus rébarbative que les autres hommes, et que la sévérité qu'on serait
tenté de leur supposer au premier abord ne réside le plus souvent que
dans leur grosse moustache et leur grand chapeau.

On peut dire que c'étaient là des observations rassurantes; pourtant
César et Aimée n'étaient point du tout rassurés.

«Victoire, dit M. Robert à la servante, prenez une bouteille de vin
blanc et versez à boire à messieurs les gendarmes.»

Messieurs les gendarmes se firent un peu prier, mais seulement pour la
forme, car ils avaient grand'soif (à la campagne, ayant souvent chaud,
il se trouve qu'ils ont toujours soif).

«Monsieur Robert et la compagnie, dirent-ils en faisant de nouveau le
salut militaire, à la vôtre!»

Puis l'un d'eux prit la parole pour expliquer l'objet de leur visite. La
servante voulait leur verser à boire de nouveau, mais ils remercièrent
honnêtement.

«Il nous faut tout notre sang-froid, monsieur Robert, dit celui qui
avait déjà pris la parole; nous avons une mission à remplir, et.... vous
comprenez, n'est-ce pas?

--Oui, vous sentez, fit l'autre.

--Le devoir d'abord, reprit le premier.... après.... Eh bien! après, si
vous le permettez....

--Si cela vous convient, dit le second, qui semblait avoir pour fonction
de répéter ce que disait son camarade.

--Pour en venir tout de suite au fait, voici la chose, monsieur Robert:
nous sommes à la recherche des individus qui ont mis le feu cette nuit à
Villeneuve-le-Roi. N'auriez-vous point reçu ou vu passer des rôdeurs ou
des vagabonds à mine suspecte?... Il faut nous dire cela.

--Non, répondit M. Robert, nous n'avons vu personne.

--Ah! fit le gendarme en jetant de côté un coup d'oeil expressif sur nos
amis, qui, la fourchette en l'air et la bouche béante, écoutaient avec
une sorte de stupeur.

--Les pertes sont-elles considérables? demanda M. Robert.

--A l'heure qu'il est, plus de vingt ménages sont dans la rue.... Il y
aura de la misère.... Voyez-vous, c'est affreux ces choses-là; on ne s'y
habitue jamais. Les granges, les maisons qui s'écroulent; les bestiaux
qu'on veut sauver et qui, effrayés par le feu, refusent de sortir des
étables où la fumée les étouffe; les vieillards qui ont peur de périr,
les hommes qui pleurent, les femmes qui deviennent folles, les petits
enfants qu'on oublie dans les chambres que dévore l'incendie!... Puis
les cris de la foule, le tambour, le tocsin, le désordre!... les flammes
qui se font des trouées et se jettent sur les malheureux qui veulent les
éteindre!... Oui, allez, monsieur Robert, c'est épouvantable!...

--Moi, dit la servante avec une naïveté féroce, ce qui me touche le plus
dans tout cela c'est les bêtes.... Quand je pense que nos vaches et nos
moutons pourraient brûler comme ça, tout vivants.... ça me donne froid
dans le dos.

--Et les hommes, n'est-ce pas encore cent fois plus malheureux?

--C'est malheureux, je ne dis pas le contraire; mais de pauvres et
innocentes bêtes qui ne savent ni parler, ni demander du secours, c'est
pis encore.

--Taisez-vous, Victoire, dit M. Robert, les propos que vous tenez là
sont insensés.... Avez-vous des soupçons sur quelqu'un, messieurs les
gendarmes?

--On accuse des saltimbanques qui ont quitté Villeneuve cette nuit, sans
payer leur dettes, pendant que tout le monde courait au feu.

--Il est facile de retrouver leurs traces!

--Pas tant que cela. Ils se sont séparés, paraît-il, pour suivre des
directions différentes. On nous a rapporté qu'ils avaient pris, les uns
un chemin de traverse, les autres un sentier, et les autres encore
la grand'route. Et, entre nous, ça m'étonne bien que vous n'ayez vu
personne de la bande, car on m'a signalé deux de leurs enfants qui se
sont dirigés par ici.

--En fait d'enfant, dit M. Robert, je n'ai vu que ceux que vous-mêmes
pouvez voir en ce moment.

--Lesquels donc, monsieur?

--Mais ces deux petits qui sont à table près de vous.»

A ces mots, César et Aimée furent saisis d'un tel effroi que la servante
eut pitié d'eux.

«Pour ça, dit-elle, ce n'est pas eux, j'en réponds. N'est-ce pas,
petits, que ce n'est pas vous?

--Quoi donc? fit César troublé.

--Qui avez mis le feu.

--Le feu?

--Oui, le feu.... Est-il assez borné! On te demande si c'est toi qui
as mis le feu. C'est simple comme bonjour, tu n'as qu'à répondre que ce
n'est pas toi.

--Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.... Je ne sais pas,
moi....

--Comment tu ne sais pas? Et qui donc le saura, si ce n'est toi,
imbécile!»

Le pauvre César était interdit et, pour le moment, tout à fait incapable
de faire une réponse raisonnable. Mais Aimée ne s'intimidait pas si
facilement.

[Illustration: Les enfants ne surent que répondre.]

«Ce n'est pas nous, dit-elle, qui avons fait ce que vous dites, et je ne
pense pas que nous soyons des saltimbanques.»

Si messieurs les gendarmes avaient quelque peu réfléchi, il leur eût
été facile de comprendre que ces enfants n'étaient pas ceux qu'ils
cherchaient; mais il est de leur état de voir partout des coupables.

«Quoi, dit Victoire à Aimée, tu n'as pas à cet égard plus de certitude
que cela? Alors comment veux-tu que les autres en soient sûrs? En voilà
une jolie manière de se défendre!

--Assez, la fille, dit gravement le gendarme, laissez l'autorité faire
son devoir. Si ces enfants sont coupables, rien ne nous empêchera de les
arrêter.

--Rien ne nous empêchera de les arrêter, répéta, selon sa coutume,
l'autre gendarme.

--Nous arrêter! s'écria Aimée, nous arrêter!... entends-tu, César, pour
nous mettre en prison!...

--Comme des voleurs, fit César en pleurant.

--Bon, dit la servante en haussant les épaules, les voilà maintenant qui
se mettent à crier avant qu'on ne les écorche, comme les anguilles de
Melun.

--Allons! Victoire, retirez-vous,» dit M. Robert sévèrement.

Victoire passa, en maugréant, dans la pièce voisine, et le gendarme
sortit de sa poche des papiers, des plumes et un encrier pour dresser le
procès-verbal.

«Qui êtes-vous?» demanda-t-il.

Les enfants ne surent que répondre.

«Ils ne veulent point se nommer. Écrivez cela, dit-il à son camarade.

Puis, s'adressant de nouveau aux enfants: «Quel âge avez-vous?»
demanda-t-il.

César et Aimée, qui ne savaient point quel âge ils avaient, gardèrent le
silence.

«Mettez, qu'ils n'ont point dit leur âge, dit le gendarme qui
interrogeait à celui qui écrivait.

--D'où êtes-vous?» demanda-t-il encore.

Les pauvres petits n'en savaient rien.

«Où êtes-vous nés?»

Force fut encore de se taire.

«En quelle année?»

Silence.

«Écrivez qu'ils ne veulent point divulguer le nom de leur famille ni le
lieu de leur naissance.»

Puis il continua:

«Que font vos parents, où demeurent-ils? Comment les appelle-t-on?»

A ce déluge de questions, les pauvres enfants étourdis fondirent en
larmes. M. Robert eut pitié d'une si grande douleur.

«Voyons, leur dit-il doucement, calmez-vous.

[Illustration: Sur ces entrefaites un cavalier....]

On ne veut pas vous faire du mal. Remettez-vous et répondez à M. le
gendarme qui vous interroge. Dites-lui ce que vous savez.

--Nous ne savons rien, nous, fit César avec désespoir.

--Cela n'est pas possible. Vous voulez tromper la justice, dit le
gendarme; on sait toujours qui on est... Si vous ne me répondez pas, il
faudra pourtant que je vous arrête.

--Là! fit tout à coup la servante qui avait écouté à la porte, ces
pauvres enfants! il me fait mal de les voir en cet état. Ce n'est pas
eux qui ont fait le coup; j'en répondrais sur ma tête. Il faut être
aveugle pour ne pas voir qu'ils sont innocents.

--Pourquoi donc alors qu'ils s'obstinent à garder le silence?

--Ah! pourquoi? Je n'en sais rien, moi; mais soyez certains que s'ils
étaient coupables, ils répondraient. Les criminels ont réponse à tout.

--C'est vrai, fit observer M. Robert. Voyons, mes enfants, un peu de
courage, et avouez si vous savez qui a mis le feu.

--Comment, répondit enfin César, pourrions-nous savoir cela, puisque
nous ne connaissons pas le village que vous dites?

--Eh bien! reprit le gendarme, dites-nous seulement ce que font vos
parents?

--Ces enfants sont orphelins, fit M. Robert.

--Alors ils ont des oncles, des tantes, un tuteur, quelqu'un enfin qui
doit s'occuper d'eux et à qui nous allons les reconduire.»

César et Aimée, que l'idée d'être ramenés par les gendarmes à Joseph
Ledoux effrayait au delà de toute expression, ne desserrèrent point les
dents.

«Vous vous taisez? Il va donc falloir se décider à nous suivre. Qui
que vous soyez, on ne peut vous laisser comme ça courir les chemins.
Ce n'est pas pour rien qu'on a inventé les colonies agricoles et
pénitentiaires.»

Sur ces entrefaites, un cavalier qui était entré dans la cour avec la
vitesse d'un ouragan, mit lestement pied à terre et pénétra dans la
salle.

«Qu'est-ce donc, messieurs les gendarmes? demanda-t-il.

--C'est ces deux petits rôdeurs que nous arrêtons, monsieur Richard.»

M. Richard, qui avait alors une douzaine d'années, était un fort beau
garçon dont la physionomie intelligente et gracieuse inspirait tout
d'abord de la confiance et de la sympathie. On se sentait disposé à
l'aimer même avant de le connaître. César et Aimée, qui, à travers leurs
larmes, pouvaient à peine le voir, devinèrent tout de suite que c'était
un ami, et se reprirent à espérer.




CHAPITRE VIII.

M. Richard Lebègue.--Mes amis travaillent.


«Peut-on savoir, messieurs, demanda-t-il, de quoi sont accusés ces
enfants?

--Tout porte à croire, monsieur Richard, qu'ils ont des accointances
avec les incendiaires de Villeneuve-le-Roi, ou du moins qu'ils les
connaissent.

--Ou qu'ils les connaissent, répéta l'autre avec la fidélité d'un écho.

--Vous vous trompez, messieurs, les incendiaires sont arrêtés.

--Que m'apprenez-vous là, monsieur Richard? Ils sont arrêtés!... En
êtes-vous bien sûr?

--Mon père donne en ce moment l'ordre de les diriger sur Versailles, où
ils seront jugés.

--Eh bien, tant mieux!... J'en suis bien aise, c'est une charge de moins
pour ces enfants.

--A qui vous allez rendre la liberté, n'est-ce pas?

--Je le voudrais, monsieur Richard, puisque cela paraît vous faire
plaisir, mais je ne le puis. Vous les voyez ici en flagrant délit de
vagabondage, et M. le maire, votre papa, me blâmerait si je ne les
ramassais pas.

--Savez-vous qu'ils n'ont pas du tout l'air de grands criminels.... Si
je me chargeais d'eux, messieurs les gendarmes?...

--Votre protection ne saurait leur suffire; si c'était M. Lebègue, votre
papa, qui les prît sous la sienne, à la bonne heure!... Mais il ne le
ferait pas; il a bien assez des pauvres du pays. Ainsi, monsieur, nous
vous disons au revoir.

--Mon père va venir, attendez au moins que vous l'ayez vu.

--Oui, dit à son tour la servante, M. Richard a raison; attendez que
M. Lebègue ait vu ces pauvres enfants.... Il me fait peine, à moi, de
songer qu'ils vont partir comme cela.»

En ce moment, M. Lebègue entrait; mes amis, malgré leur trouble,
comprirent que c'était un personnage tout-puissant aux Granges, car à sa
vue, la servante avait délicatement ramené le coin droit de son tablier
sur la hanche gauche, et M. Robert s'était levé; quant aux gendarmes,
ils se tenaient au port d'arme et faisaient en sorte de ne point perdre
un pouce de leur dignité. Intérieurement ils se disaient: M. Lebègue,
qui est maire de Villeneuve, qui est membre du conseil général, qui a le
sous-préfet dans sa manche gauche, le préfet dans sa manche droite, sans
compter le député, le ministre, le gouvernement et tout le tremblement,
verra fort bien que les gendarmes Poulain et Benoist ont une excellente
tenue et sont parfaitement à leur affaire, et alors, en sa qualité
de père de ses administrés, il ne pourra se dispenser de faire nommer
lesdits gendarmes Poulain et Benoist, brigadiers dans quelque localité
plus importante que Villeneuve-le-Roi.

«Et vos incendiaires, mon père, sont-ils déjà sur la route de
Versailles? demanda Richard.

--Non, ceux que nous prenions pour des incendiaires sont d'honnêtes
ouvriers qui, cette nuit, étaient encore à Paris. Contrarié de la
méprise dont ils ont été victimes, je les ai fait remettre immédiatement
en liberté.»

Cette nouvelle surprit péniblement Richard, ainsi que Victoire et M.
Robert. Quant à mes amis, ils en furent atterrés.

M. Lebègue, était, en homme, le vivant portrait de Richard. Beaucoup
de gens l'appelaient M. Lebègue du Coudray, et lorsqu'un flatteur lui
écrivait, il ne manquait pas de mettre sur l'adresse, à M. le vicomte
du Coudray. Il était prouvé qu'à la dernière croisade, un vicomte du
Coudray avait fait des prodiges de valeur et occis tant de Sarrasins
qu'il s'était trouvé, après la bataille, momentanément paralysé des deux
bras. Ce héros, de retour en France, épousa une haute et puissante
dame, et il s'en suivit une longue lignée de vicomtes, de barons et de
chevaliers du Coudray, qu'on voit jusqu'à la Révolution apparaître de
temps à autre, au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles, pour tâcher
de recueillir, en obtenant quelque emploi à la cour et à l'armée, une
faible partie des biens et des honneurs qu'ils pensaient leur avoir été
acquis à eux et à leurs descendants, jusqu'à la fin des siècles et même
au delà, par le bras solide et le sabre bien affilé de leur ancêtre,
Pierre du Coudray. Ces du Coudray disparurent à la Révolution, mais le
grand-père de M. Lebègue ayant épousé une demoiselle Ducoudray, dont le
père était procureur au Châtelet de Paris, des amis persuadèrent à ce
brave homme que sa femme descendait de l'illustre famille de ce nom.
Des parchemins furent trouvés, et il se fâcha plus d'une fois pour faire
consentir son fils à porter le titre de vicomte, ce que celui-ci refusa
constamment. Le père de Richard n'était pas non plus d'un caractère
à s'affubler d'une vicomté si peu certaine; mais le monde est plein
d'officieux et de flatteurs toujours prêts à spéculer sur la vanité des
gens riches ou influents. Heureusement pour lui, M. Lebègue n'était pas
la dupe de ces gens-là; il savait fort bien que s'il n'avait été qu'un
pauvre diable, personne n'eût songé à lui persuader qu'il était le
descendant de Pierre du Coudray.

Si vous voulez devenir des hommes, mes petits lecteurs, faites comme
lui; ne souffrez pas qu'on vous trompe, et ne cherchez point à tromper
les autres. On va peut-être dire que je risque, en vous parlant ainsi,
de dessécher votre coeur. Entendons-nous: je serais désolée de détruire
les illusions qui doivent charmer votre jeunesse, mais que doit-on
comprendre par des illusions, si ce n'est l'amour de tout ce qui est
véritablement noble, grand, généreux, élevé. Eh bien! ces illusions-là,
ayez-les, et faites en sorte qu'elles deviennent des réalités. Pour
votre part, croyez au bien et faites-le, aimez les sentiments élevés,
les passions généreuses, et soyez vous-mêmes susceptibles de
grandeur d'âme et de dévouement; c'est un sûr moyen de n'être jamais
désillusionné. Mais sont ce des illusions bien enviables que de se
tromper volontairement sur soi et sur les autres? Et y a-t-il jamais
nécessité de croire qu'un flatteur est un homme sincère ou qu'on soit un
héros, parce qu'il se pourrait qu'on eût parmi ses ancêtres un individu
qui ait cassé la tête à vingt-trois Sarrasins en un seul jour; à prendre
enfin le mal pour le bien, le faux pour le vrai, et l'injuste pour le
juste?

Réfléchissez à cela, et dites ce que vous en pensez.

Quant à M. Lebègue, disons, pour finir, que c'était un brave et digne
homme plein de coeur et d'intelligence; mais qu'il n'avait aucun préfet
dans sa manche, et ne jouissait auprès de l'administration que du crédit
qu'obtient ordinairement un homme distingué et dépourvu d'ambition qui
veut se rendre utile à ses concitoyens. Il faisait valoir ses biens
lui-même, quoique sa fortune fût assez considérable pour lui
procurer une oisiveté opulente. Mais il n'aimait point le vide et le
désoeuvrement que traîne inévitablement avec elle la vie oisive et
purement mondaine.

D'un autre côté, il s'était dit qu'il pouvait rendre quelques services
à ses semblables et à son pays en utilisant sa grande fortune à
expérimenter les nouvelles découvertes en agriculture, et à les faire
adopter lorsqu'elles seraient lucratives et susceptibles d'améliorer
le sort des pauvres cultivateurs. Et voyez comme la Providence favorise
ceux qui font le bien avec intelligence: à ce métier, M. Lebègue n'avait
point diminué ses revenus; il ne les avait pas augmentés non plus, par
exemple. Mais cela lui importait peu; il n'entrait point dans ses vues
de spéculer.

Maintenant, revenons à César et à Aimée. M. Lebègue fut frappé de leur
désespoir.

«Qu'est-ce qui afflige donc si fort ces enfants?» demanda-t-il.

Le gendarme expliqua leur affaire.

«Qu'ils se rassurent, dit M. Lebègue, ils ne seront pas arrêtés comme
incendiaires. Ce sont bien certainement les saltimbanques qui ont mis
le feu,--on a des preuves--et parmi leurs enfants, il n'en est aucun qui
ressemble à ce petit garçon et à cette petite fille.

--A la bonne heure! s'écria Richard.

--Cependant, comme on ne peut laisser deux enfants courir les grands
chemins et vagabonder de village en village, je dois les faire arrêter,
et si personne ne les réclame, on les enverra dans quelque maison de
correction.

--Il paraît, dit Richard, qu'ils étaient venus pour demander à M. Robert
de les occuper.

--C'est une excellente note pour eux.

--Pensez-vous, mon père, qu'ils soient capables de travailler?

--Mais sans doute, pourquoi pas? Ils peuvent à cette époque de l'année
rendre dans les champs les mêmes services que les autres enfants de leur
âge.

--Alors, mon père, si vous leur donniez de l'ouvrage?

--C'est impossible, mon ami, il n'y en a pas pour eux ici.

--Mais si je vous priais de leur en créer.

--Il me faudrait te refuser; j'ai encore dans le village deux ou trois
enfants pauvres qui ne sont pas occupés, et auxquels garder ceux-ci
serait nuire. D'ailleurs, mon ami, je ne puis donner asile à des enfants
qui ne veulent pas se faire connaître.

César, se doutant bien que c'était là le M. Lebègue dont avaient parlé
les paysans d'Orly, se décida à raconter ce qui leur était arrivé, à lui
et à sa soeur, depuis la rencontre de la dame aux vingt francs, et ne
cacha point l'effroi que leur avait causé la perspective d'être ramenés
chez Joseph par les gendarmes.

M. Lebègue prit enfin le parti de garder les deux enfants à la ferme. Il
devait voir Mme de Senneçay le surlendemain, et comptait s'entendre avec
elle sur ce qu'il convenait de faire pour eux. En attendant, M. Robert
fut chargé de prendre des informations sur Joseph, et Richard, remontant
immédiatement le petit cheval gris pommelé qui l'attendait dans la
cour,--et qui était un arabe pur-sang,--se rendit à Orly, pour demander
à Florentin et à Florentine, avec qui il avait joué plus d'une fois chez
Mme de Senneçay, ce qu'ils savaient de ses protégés.

Les gendarmes, n'ayant plus rien à faire aux Granges, jugèrent
convenable de se retirer, non sans avoir toutefois vidé une seconde
fois leurs verres et salué militairement, en gendarmes bien appris, M.
Lebègue, M. Richard et leur compagnie.

A votre place, mes petits lecteurs, je croirais certainement que César
et Aimée en ont fini avec leur vie de misère, et qu'ils vont mener
désormais une existence paisible et laborieuse aux Granges, sous la
protection de Richard et de son père. Mais, il ne faut pas nous le
dissimuler, tout est surprise pour nous dans la vie, et presque
toujours la Providence, qui a des vues opposées aux nôtres, déjoue nos
combinaisons les mieux établies, et empêche nos projets les plus chers
de se réaliser.

Victoire se chargea de César et d'Aimée pour le reste de la journée. La
bonne fille était enchantée d'avoir ces deux enfants qui la suivaient
partout et l'aidaient avec empressement dans les soins du ménage. Le
soir, elle les fit coucher dans une chambre, à côté de la sienne, et le
lendemain, dès cinq heures, elle les réveillait pour leur faire prendre
tout de suite les habitudes salutaires de la campagne, où tout le monde
est sur pied au petit jour. Seulement, comme il y avait une forte
rosée, on dut attendre jusqu'à huit heures pour se rendre aux champs.
Il s'agissait d'énieller les jeunes blés. C'était un travail charmant et
des plus simples; à l'aide d'une toute petite bêche, qui n'a pas plus
de cinq à six centimètres de large, on coupe la plante, qu'on ramasse
ensuite pour s'assurer qu'elle est bien détruite. Aux granges, il
fallait rapporter toutes les nielles ou nigelles, si vous le préférez, à
M. Robert, qui jugeait du travail que chacun avait fait par la quantité
de plantes qu'il lui rapportait.

César et Aimée, à laquelle Victoire avait donné un grand chapeau de
paille à cause du soleil, qui, à la mi-avril, est déjà très-chaud,
partirent donc à huit heures en compagnie de six enfants de leur âge que
dirigeaient deux vieilles femmes. Ils furent bientôt au courant de ce
travail élémentaire et, pour contenter M. Robert, s'y livrèrent
avec ardeur. Ce n'était pas l'affaire des autres, qui n'en prenaient
ordinairement qu'à leur aise; mais cependant la matinée se passa bien.
A midi, ils revinrent à la maison pour dîner. M. Lebègue leur fit
compliment, et Richard, qui se trouvait là, leur remit une petite pièce
de cinq francs à compte sur leur travail. Hélas! c'était trop de bonheur
à la fois!... Balthasar, sans montrer un enthousiasme excessif, se
faisait fort bien à ce nouveau genre de vie; d'autant mieux que
Matamore le voyait maintenant d'un très-bon oeil et lui faisait un
petit grognement amical chaque fois qu'il passait devant sa loge.
L'intelligent caniche allait sans cesse de la ferme aux champs, où il
regardait ses maîtres travailler, et des champs à la ferme, où il avait
entrepris de se rendre utile en empêchant les poules de venir picoter le
petit blé qu'on donnait aux brebis. Certes, l'emploi que s'était
adjugé Balthasar n'était pas une sinécure; il fallait, pour le remplir
consciencieusement, dépenser beaucoup d'instinct et une surveillance
de tous les instants; mais Victoire, qui le voyait monter la garde ou
courir tout haletant au grand soleil, le récompensait et l'encourageait
en lui donnant de temps à autre une tasse de lait.

Les choses durèrent ainsi deux jours; le troisième au matin, rien encore
ne faisait prévoir qu'elles dussent changer. Seulement, à midi, les
enfants apprirent de Victoire que M. Robert était absent pour une partie
de la journée et que M. Lebègue et Richard montaient en voiture pour se
rendre chez Mme de Senneçay. Nos amis savaient que c'était pour eux
que M. Lebègue s'absentait; néanmoins leur coeur se serra en apprenant
qu'ils allaient rester toute une après-midi sans voir leurs protecteurs.
Vous savez, mes petits lecteurs, que leurs camarades, dès le premier
jour, leur avaient montré de la mauvaise humeur. On leur en voulait
parce qu'ils travaillaient bien. D'un autre côté, on les regardait
comme des intrus qui étaient venus faire du tort aux enfants du village.
Jusqu'alors on s'était contenté de leur montrer les dents parce qu'on
craignait M. Lebègue et M. Robert; mais aussitôt qu'on sut ces messieurs
absents, on organisa une cabale pour obliger mes amis à quitter les
Granges le jour même. Parmi les six enfants qui travaillaient avec eux,
il y avait quatre garçons; ces quatre s'étaient renforcés de deux autres
qui étaient venus censément en amateurs, parce qu'ils trouvaient que
c'était une heureuse manière d'employer leur congé du jeudi. C'était ce
qu'ils disaient du moins, mais la vérité est que les autres les avaient
été chercher. A une heure, au lieu de se mettre à l'ouvrage, on resta
sur la route à jouer aux billes. César et Aimée, suivis des deux
vieilles femmes, travaillèrent comme de coutume. Les gamins voulurent
les forcer à jouer avec eux; mes amis résistèrent; une bataille
s'engagea. Ces mauvais sujets n'eurent point honte de leur nombre, six
contre deux, et frappèrent comme des lâches qui se sentent en force.
Les deux autres petites filles et les vieilles femmes, tranquillement
assises sur leurs paniers, regardaient cette lutte sauvage d'un oeil
calme et, disons-le, presque content; ces créatures bornées, croyant que
les habitants du village, seuls, avaient droit à la bienfaisance de M.
Lebègue, voyaient avec humeur ces étrangers qui la partageaient avec
eux. Balthasar, qui était accouru au secours de ses maîtres, mordait à
belles dents au hasard dans le bataillon ennemi; il atteignit enfin un
mollet plus tendre ou plus sensible que les autres; le gamin blessé se
retourna et appuya si cruellement son pied, grossièrement chaussé d'un
sabot, sur la patte du malheureux chien, qu'on put la croire broyée. Le
pauvre Balthasar en perdit presque connaissance. César le prit dans ses
bras, et laissant sur la place sa bêche et son panier, s'enfuit à toutes
jambes avec Aimée qu'il tenait par la main. Ils voulaient retourner
aux Granges, mais les autres s'arrangèrent de manière à leur couper
le chemin. Les pauvres enfants se sauvèrent comme ils purent à travers
champs pendant plus d'une heure, jusqu'à ce qu'enfin ils eussent perdu
leurs ennemis de vue.

[Illustration: Balthasar mordait à belles dents.]

Le soir, Victoire témoigna une grande surprise en ne les voyant point
rentrer. «Il est inutile de les attendre, dirent les vieilles femmes.
Ce sont de petits paresseux; comme il les ennuyait de travailler
assidûment, ils ont planté là le panier et la bêche, et se sont enfuis
avec leur chien.

--Il y a quelque chose là-dessous, dit la bonne Victoire tout attristée;
mais si vous ne dites pas la vérité, M. Lebègue saura bien la découvrir.

--M. Lebègue? Il verra combien il a eu tort de s'intéresser à des
enfants qu'il ne connaissait point, à des étrangers, à des vagabonds
qu'il n'aurait pas même dû garder chez lui une heure. N'y a-t-il pas
d'ailleurs assez de monde dans la commune pour faire son ouvrage?»

Quand M. Robert rentra, tout le monde à la ferme était couché depuis
longtemps; il était trop tard pour envoyer à la recherche de mes
malheureux amis. M. Lebègue revint aux Granges le lendemain soir
seulement. Le samedi, dès le matin, il envoya des courriers dans toutes
les directions pour savoir ce qu'étaient devenus les enfants; mais on ne
les rencontra point; personne n'avait entendu parler d'eux.




CHAPITRE IX.

En flânant.--Une nouvelle connaissance.


Encore une fois César et Aimée se retrouvèrent seuls. Il est vrai
qu'ils avaient maintenant de quoi vivre, mais ce n'était qu'une chétive
consolation. Croyez bien, mes petits lecteurs, qu'ils auraient abandonné
de bon coeur leur belle petite pièce de cinq francs pour demeurer
toujours auprès du jeune M. Richard, qui s'était montré si bon pour eux.
Mais, hélas! il est bien rare qu'en ce bas monde on obtienne comme cela,
tout de suite et sans effort, les choses qu'on désire le plus. Il n'est
donné à personne de régler sa destinée.

Je ne veux point les suivre pas à pas, cela manquerait d'intérêt. Ils
allaient, ils allaient!... suivant Balthasar, qui, bien qu'il n'eût
que trois pattes à sa disposition, se montrait infatigable. Ils se
nourrissaient comme ils pouvaient, mangeant la plupart du temps du pain
dont ils partageaient la mie avec les oiseaux.

Quoiqu'ils eussent un regret profond de ne plus demeurer à la ferme des
Granges, où ils avaient trouvé en Victoire une si excellente amie, ils
vécurent comme cela deux jours dans la paix et l'insouciance, abusant
un peu, pour jouer et courir, de cette liberté qu'ils goûtaient pour
la première fois. Quand Balthasar les voyait occupés à construire des
maisons avec les pierres de la route, ou bien à creuser des canaux
en travers d'un chemin pour mettre en communication des fossés pleins
d'eau, il s'asseyait sur son derrière, et, sérieux comme un quaker, il
montrait par sa mine grave et impassible que ces jeux ne lui plaisaient
pas. Mais les enfants n'y prenaient point garde et, comme si de rien
n'était, continuaient de perdre agréablement le temps. D'autres fois le
brave chien impatienté prenait le parti de s'enfuir pour les arracher
à ces occupations oiseuses. Cela réussissait toujours; dès qu'ils
apercevaient Balthasar au loin, ils s'empressaient de courir pour le
rattraper; le caniche satisfait y mettait de la complaisance et revenait
sur ses pas. Et l'on marchait ensuite pendant une heure ou deux sans
songer à jouer.

Une après-midi que le temps était à l'orage, ils s'étaient encore
arrêtés, et sans souci des heures qui fuyaient, s'attardaient à
l'édification d'une jolie maison bourgeoise. Cela marchait tout à fait
bien: le rez-de-chaussée était solide et sagement distribué. On avait
fait un plancher comme on avait pu, avec quelques tiges de sureau vert
et des brindilles de hêtres ramassées au pied d'une pile de fagots. Ce
n'était pas, à vrai dire, d'une élégance recherchée; mais on pouvait
fort bien s'en contenter, surtout si l'on avait des goûts modestes;
quant au deuxième étage, il montait; encore un peu, et mes amis, se
faisant charpentiers, allaient poser la toiture, une série de petites
lattes qu'ils avaient taillées dans des copeaux, lorsqu'ils s'aperçurent
que Balthasar n'était plus là. Ils se trouvaient à quelques centaines
de pas d'un village appelé Viry. Alors, et sans se soucier d'achever
une oeuvre qui devait cependant leur donner de grandes satisfactions
d'amour-propre, ils se mirent, sans perdre une minute, à courir dans la
direction du village. Mais comme ils étaient sur le point de s'engager
dans la rue principale, ils se rencontrèrent avec une troupe de paysans
qui en sortaient, tous armés de fourches, de brocs, de serpes et
marchant à la poursuite de quelque chose que mes amis virent passer
devant eux, comme un point blanc qui fuyait avec une rapidité
vertigineuse. Derrière les hommes, des femmes et des enfants accouraient
en poussant des clameurs: «Au chien enragé! au chien enragé! criait-on,
fermez vos portes!» César et Aimée, effrayés comme les autres,
regardèrent en avant pour comprendre un peu de quoi il s'agissait.
Hélas! mes bons petits lecteurs, le point blanc c'était Balthasar!... à
ce qu'ils pensèrent du moins, mais il était si loin déjà qu'on pouvait
s'y tromper.... A leur tour, ils crièrent: «Si c'est Balthasar, ne lui
faites pas de mal; il n'est pas méchant.»

Mais les paysans n'entendaient point et couraient toujours. Enfin tout
le monde s'arrêta, et un profond silence régna au milieu de cette foule
qui tout à l'heure poussait des cris de forcené. Une lutte s'engagea
entre un des hommes et le chien; lutte effroyable, car l'homme, un jeune
garçon de dix-huit ans, n'avait pour toute arme qu'une fourche à dents
de fer.

Je vous laisse à penser si l'anxiété était vive parmi les spectateurs,
au milieu desquels se trouvait la mère du jeune garçon. Par moment on se
flattait que tout était fini; mais tout à coup le chien, qu'on avait
cru terrassé, reparaissait bondissant d'un autre côté, et la pauvre
mère gémissait à fendre l'âme. Cela dura ainsi deux ou trois minutes qui
parurent des siècles.

[Illustration: Le jeune homme souleva avec sa fourche le cadavre du
chien.]

Enfin le jeune homme, demeuré vainqueur, souleva avec sa fourche le
cadavre du chien qu'il montra à la foule. Cette vue opéra un soulagement
immense, et tous les coeurs se dilatèrent. Ce fut à qui se précipiterait
pour féliciter le jeune héros et s'assurer qu'il n'était pas blessé.
Plus le danger avait été grand, plus on se montra joyeux. Les enfants
du village couraient, chantaient et dansaient dans la rue. Les grandes
personnes, elles-mêmes, parlaient et riaient avec une verve qui
ressemblait à de la frénésie.

Après s'être bien assuré que le monstre était mort, on creusa dans un
guéret une fosse profonde de plusieurs pieds; on y jeta le cadavre qu'on
recouvrit de terre, et tout fut fini. Mais alors César et Aimée, à qui
l'idée que c'était leur ami qu'on venait d'enterrer là ne laissait aucun
repos, se mirent à appeler Balthasar à grands cris. Ce qu'entendant
les petits paysans, ils ramassèrent des cailloux sur la route et
poursuivirent les deux pauvres enfants fort loin à coups de pierres, et
leur auraient fait un mauvais parti, s'il ne s'était rencontré un bois
où les malheureux se réfugièrent.

Là ils s'accroupirent sur l'herbe et se livrèrent tout entiers à
la douleur d'avoir perdu Balthasar. C'en était donc fait! Ils
ne reverraient plus leur fidèle et dévoué compagnon!... Et ils
pleuraient!.. On n'a pas l'idée d'un tel désespoir. Aimée, le visage
enfoui dans son tablier et la tête appuyée sur ses genoux, sanglotait
à faire pitié. César, en homme qu'il était déjà, pleurait plus
silencieusement: mais son chagrin, pour être plus calme, n'en était pas
moins profond!...

Par moment, cependant, ils cessaient de pleurer; une voix intérieure, un
pressentiment leur disaient que Balthasar était vivant; que ce n'était
pas lui que le jeune paysan avait tué. Et d'ailleurs pourquoi ces gens
auraient-ils fait mourir Balthasar, qui était si doux et si inoffensif?
Un chien enragé!... Si leur ami eût été frappé d'un tel malheur, n'en
auraient-ils point remarqué quelques symptômes?... Mais Balthasar se
portait bien;... le matin même il avait déjeuné de bon appétit avec
eux.... Ce chien qu'on avait enterré et qui ressemblait si fort à
Balthasar, ils ne l'avaient point vu de près; pourquoi n'en serait-ce
pas un autre?...

Oui, sans doute, ce pouvait être un autre chien; mais pourquoi aussi
Balthasar ne se montrait-il pas, s'il était vivant? Pourquoi ne
venait-il pas rassurer ses maîtres et leur dire, ne vous désolez plus;
me voici?... Ah! mon Dieu! ces pressentiments n'étaient-ils donc que de
faux espoirs destinés à faire paraître la réalité plus amère encore. Une
telle incertitude était intolérable.... Mais Balthasar était mort;
il n'en fallait plus douter! Et les pauvres enfants se remettaient à
pleurer.

Combien de temps demeurèrent-ils en cet état? Nous ne saurions le dire;
ni eux non plus, bien certainement. Néanmoins, il est permis de supposer
que cela durait depuis plus de deux heures, parce que la clarté du
jour était sensiblement diminuée, lorsqu'ils furent, pour ainsi dire,
réveillés, rappelés à la vie par un léger bruit, une espèce de froufrou
qui se produisit dans le feuillage épais du fourré, à quelques pas
d'eux. Ils relevèrent la tête; quelque chose rampait dans l'herbe en
se dirigeant de leur côté. Or ce quelque chose, mes petits lecteurs,
c'était Balthasar!... Balthasar encore tout tremblant et tout effrayé,
mais joyeux cependant. D'un bond, il sauta sur les genoux d'Aimée, qui
l'embrassa comme un enfant; puis sur ceux de César, qui l'examina avec
attention pour s'assurer qu'il n'était pas blessé. Balthasar n'avait
aucune trace de blessure sur sa petite personne. Définitivement, ce
n'était pas lui que le jeune paysan avait transpercé d'une fourche. Tout
cela était fort heureux, et on avait lieu de s'en réjouir. Mais pourquoi
M. Balthasar avait-il causé tant d'inquiétudes à ses maîtres, en
demeurant si longtemps loin d'eux après ce qui s'était passé?... Si
Balthasar avait pu répondre, il leur aurait appris qu'on avait fait
un véritable massacre de chiens à Viry, et que jusqu'à cette heure il
n'aurait pu, sans risquer sa vie, sortir de la retraite qu'il avait
heureusement trouvée dans la demeure qu'un renard s'était jadis creusée
sous une meule de foin.

César et Aimée, absorbés par la joie d'avoir retrouvé leur fidèle
serviteur, n'avaient point remarqué que le temps s'était couvert au
coucher du soleil, et que la nuit s'avançait sombre et effrayante comme
ils ne l'avaient encore jamais vue. Une pluie fine et glacée vint leur
rappeler qu'il était temps de chercher un gîte. Un gîte!... Ce mot les
jeta dans des appréhensions terribles. Sans être des logiciens d'une
force remarquable, ils raisonnaient suffisamment pour comprendre qu'il
serait imprudent d'aller avec Balthasar demander un gîte aux habitants
de Viry. Après le drame de l'après-midi, ces braves gens ne devaient pas
voir d'un bon oeil des chiens étrangers dans leur village.

Après s'être consultés, mes amis se dirigèrent d'un autre côté, et
malgré une obscurité, devenue tout à coup épaisse, se mirent à marcher
d'un bon pas, espérant atteindre en peu d'instants un hameau, une ferme,
une maisonnette, quelque chose enfin où on voulût bien leur permettre de
passer la nuit.

La pluie, comme je vous ai dit, tombait fine, serrée, froide, et le
vent, qui soufflait avec violence, gémissait tristement dans les arbres
et courait dans la plaine en poussant des hurlements de bêtes fauves.
C'était lugubre. D'un autre côté, comme mes amis recevaient ce vent et
cette pluie en plein visage, leur marche était pénible, ils n'avançaient
que difficilement et se fatiguaient beaucoup. Aimée, pour se garantir
les mains et la figure, avait relevé sa jupe sur sa tête. Quant à César,
habitué depuis longtemps aux intempéries et moins sensible qu'Aimée, il
marchait héroïquement sous la pluie, ne la sentant presque pas, tant il
avait hâte d'arriver et de procurer un abri à sa soeur.

Mais il est des jours où une fatalité malheureuse semble nous
poursuivre, et où l'on dirait, si on n'était chrétien, que la Providence
a cessé de veiller sur nous. Ces jours-là, nos efforts demeurent
inutiles, nos espoirs les mieux fondés nous trompent, et le but que nous
voulons atteindre nous échappe ou recule à mesure que nous avançons,
comme ces mirages que voient, dit-on, fuir devant eux les voyageurs qui
traversent le désert. Vous, mes petits lecteurs, vous savez que ce sont
là des jours d'épreuve que le bon Dieu nous envoie pour affermir notre
courage et fortifier notre âme. Mais César et Aimée n'étaient en réalité
ni chrétiens, ni païens, et n'avaient point la douce consolation de se
recommander à la bonté divine. Si tout récemment ils avaient appris
à réciter quelques prières, ce n'étaient pour eux que des mots sans
signification et dont le sens leur échappait.--Les pauvres enfants
avaient beau marcher, rien ne leur apparaissait; c'était à croire que
le chemin qu'ils avaient pris ne conduisait à aucune habitation. Le
découragement allait s'emparer de leur esprit, lorsque tout à coup une
lueur, une sorte d'éclair passa à côté d'eux, non loin de la route.

«Chienne de pluie! fit en même temps une voix odieusement éraillée,
quoique fort jeune encore; elle est cause que mes allumettes ne veulent
pas mordre et que je ne pourrai fumer ce soir. Comme c'est gai de
passer une jolie soirée comme celle-ci en tête à tête avec son propre
répertoire!... Et pas seulement un billard!... C'est-il sciant!... Vrai,
ce pays n'est pas habitable, on s'y croirait dans le grand désert....
Aïe! ratée! encore une!... Elles y passeront toutes!... Décidément, je
n'y prolongerai pas mon séjour, et demain, avant le lever de l'aurore,
je secoue la poussière de mes sandales et dirige mes pas vers des
contrées plus hospitalières!»

Balthasar, comme réveillé en sursaut par ce monologue, ne fit qu'un bond
du chemin dans les terres.

«Ah! ah! reprit aussitôt la voix, qu'est-ce que c'est que cela? Un
camarade? Hé! l'ami, on n'entre pas ainsi chez les gens bien élevés,
sans crier gare!... On se fait annoncer, que diable!... Qu'es-tu? chien,
renard, tigre, panthère?... Pristi! mon cher, fais donc entendre un peu
ta voix pour que je sache au moins qui j'ai l'honneur de recevoir?

--Balthasar, Balthasar! appelaient mes amis.

--Est-ce que c'est toi qu'on appelle Balthasar? Viens un peu me dire
cela!»

Tout en parlant, le propriétaire de la voix éraillée avait réussi à
faire prendre une allumette.

«Bah! dit-il à Balthasar lorsqu'il l'eut examiné, tu n'es qu'un simple
caniche, et un caniche mouillé, ce qui ne rehausse pas d'un centimètre
ta position sociale. N'importe! tu as l'air intelligent, et l'esprit est
de toutes les conditions.»

César et Aimée, guidés par la lumière, avaient suivi Balthasar, et
étaient entrés dans une de ces petites huttes en terre, comme en élèvent
à peu de frais les paysans pour se faire un abri et resserrer les outils
qui leur servent aux travaux des champs. Là, ils trouvèrent Balthasar en
compagnie d'un jeune garçon qui allumait gravement une grosse pipe.

«Tiens, Balthasar, fit ce garçon, voici tes maîtres qui viennent te
réclamer. Disons-nous adieu.»

Mais Balthasar ne bougeait. César et Aimée étourdis, stupéfiés et comme
ahuris par le vent, la pluie et la fatigue, restaient bouche béante,
regardant sans voir et écoutant sans entendre.

«Tu ne comprends donc pas, Balthasar? dit le garçon à la pipe; adieu,
mon pauvre ami!»

Mais tous trois, le caniche et ses maîtres, gardèrent la même
immobilité.

«Tiens, tiens! s'écria le jeune garçon en riant, c'est drôle, ça, tout
de même! Dites donc, vous autres, est-ce que vous n'allez pas bientôt
partir?»

Les enfants étaient timides, ils n'osèrent répliquer.

«Viens, Balthasar, allons-nous-en,» dit César avec découragement.

Balthasar fit comme s'il n'avait pas entendu.

«Bon! fit le jeune garçon, je vois ce que c'est. Toi, mon Balthasar, tu
es un chien d'esprit; tu te dis en toi-même: assez comme cela de pluie,
de vent et de crotte; au tour des autres si le coeur leur en dit! Moi,
je suis bien ici et j'y reste. C'est-y pas vrai, hein, mon vieux, que tu
te dis cela?»

Et il passa la main sur le dos du caniche.

«Et ces enfants qui sont nos maîtres, allons-nous donc les laisser
partir comme cela?

--Nous ne partirons pas sans lui, dit Aimée, qui reprenait peu à peu
possession de ses idées.

--Et le papa? et la maman qui nous attendent en faisant le feu et en
préparant la soupe aux choux?... Ah! mais non, vous ne resterez pas
ici.... C'est moi qui n'entends point ainsi les choses!... On viendrait
vous y chercher.... ça me dérangerait.... Pas d'imprudence, mes mignons;
ne compromettez pas les honnêtes gens qui laissent le prochain dormir en
paix.

--Personne ne nous attend, dit César.

--Pas possible! Et où allez-vous donc comme cela?

--Nulle part....

--Tiens! c'est ça qui est commode!... Alors si je vous offrais
l'hospitalité dans ma résidence aussi champêtre que modeste,
accepteriez-vous?

--Si cela ne vous gêne pas, répondit naïvement César.

--Comment donc, fit l'autre, d'un ton cérémonieux, enchanté de vous
faire plaisir!... Et d'ailleurs, vous savez, où il y a de la place pour
un il y en a pour quatre!... en se serrant un peu...»

Puis changeant de ton:

«C'est moi que ça embêtait de passer la nuit comme ça tout seul au
milieu des champs!... A présent, nous allons rire, pas vrai? Pour
commencer, faisons du feu; j'ai vu du bois par ici.... Voilà une
heureuse idée d'avoir entassé des fagots dans ce coin!...

--Cette maison est donc à vous? demanda César.

--A moi? Ah çà, d'où sors-tu donc, toi? A moi?... Parbleu! si elle est à
moi!

--Je n'ai pas dit cela pour vous fâcher.

--C'est bon, je ne suis pas susceptible;... voyons, voulez-vous vous
approcher du feu et sécher vos habits?

--Ce n'est pas de refus, dit César en faisant placer commodément Aimée;
après quoi il s'approcha à son tour, et tous trois, ou plutôt tous
quatre, car Balthasar était de la partie, se chauffèrent joyeusement.»

A la lueur du foyer, mes amis purent examiner leur hôte: c'était, au
premier abord, un enfant d'une douzaine d'années, mais, en réalité, il
en avait quatorze, peut-être quinze. Ses vêtements étaient ceux d'un
ouvrier; seulement il portait des souliers vernis,--misérablement
éculés, par exemple!--et avait la main fine et blanche, sinon propre,
des gens qui ont vécu dans l'oisiveté. En somme, c'était un
assez singulier personnage; et sa physionomie encore plus maligne
qu'intelligente ne plaisait qu'à moitié à mes amis. Mais, vous le savez,
on n'a pas toujours la liberté de choisir son hôte.

Le feu était bon et brûlait bien; le prétendu maître du logis
n'épargnait point le bois. De plus, la hutte n'était point, comme vous
pourriez le croire, encombrée de fumée, car le jeune garçon avait eu
l'esprit de faire le feu sous une espèce de lucarne percée au levant,
laquelle, ce soir-là, remplit fort bien l'office d'une excellente
cheminée. César et Aimée furent bientôt réchauffés; intérieurement ils
en remerciaient leur hôte, et, malgré le peu de sympathie qu'il leur
inspirait, se sentaient tout pleins de bons sentiments à son égard.
Petit à petit, ils reprirent de l'assurance, et bientôt, quittant
l'attitude d'oiseaux effrayés qu'ils avaient en arrivant, ils
hasardèrent un coup d'oeil autour d'eux pour voir comment était faite
leur demeure momentanée.

«Dame! fit le jeune garçon qui avait suivi leur regard, c'est moins
somptueux que le palais des Tuileries.... Mais s'il manque par ci par
là quelques dorures, du moins les toiles d'araignées abondent.... Bast!
c'est toujours assez bon pour un jour de pluie....»

Puis il reprit après un court moment de silence:

«A propos, n'est-il pas l'heure de souper.... Qui est-ce qui soupe ici?»

Nos amis sortirent de leur poche un morceau de pain rassis, qu'ils se
mirent bravement à manger.

«Si le coeur vous en dit, nous le partagerons avec vous? proposèrent-ils
honnêtement à leur nouveau camarade.

--Bon! fit celui-ci, c'est là tout ce que vous avez à offrir?... Comme
on se fait des idées.... Moi, je vous aurais crus mieux approvisionnés
que ça.»

Alors, furetant de tous cotés dans la hutte, il finit par découvrir deux
ou trois sacs de pommes de terre qu'on avait cachés sous de la paille.
Ouvrir un sac, en choisir une douzaine, rejetant celles qui n'étaient
pas assez fraîches pour garder les plus saines et les plus belles, et
les disposer convenablement sous les cendres chaudes, fut l'affaire d'un
instant.

«Que faites-vous là? demanda César.

--Ce que je fais?... Parbleu! avec ça que c'est difficile à comprendre.
Ne vois-tu pas, jeune sauvage, que je prépare un souper excellent avec
des pommes de terre que j'ai empruntées à mon propriétaire?

--Elles ne vous appartiennent donc pas?

--Peuh!... Il y a du pour et du contre....

--Je croyais que tout ici vous appartenait?

--Ah çà, vas-tu me chicaner pour quelques méchantes pommes de terre que
le propriétaire de cette cabane a peut-être volées à son voisin?

[Illustration: Le feu était bon et brûlait bien.]

--Si elles ne sont pas à vous, dit César, qui se rappelait ce qu'on
lui avait recommandé à Orly, vous avez tort d'en prendre. Pourquoi ne
voulez-vous pas de notre pain?

--Voilà qui est fort!... Vas-tu me faire poser bien longtemps comme
cela, et te mettre sur le pied de faire ta tête à mes dépens? Voyez un
peu ce Don Quichotte en herbe qui se donne le genre de défendre le bien
d'autrui!... De quoi te mêles-tu, gros innocent?... Après tout, futur
garde-champêtre, rien ne t'oblige à partager mon souper. Je me sens, du
reste, assez d'appétit pour en venir à bout tout seul.»

Tout en parlant, le jeune garçon soignait ses pommes de terre, les
tournant et retournant avec amour.

Elles furent bientôt cuites à point. Il en ouvrit une et aussitôt un
arôme qui devait être sensible à des palais peu blasés vint frapper
l'odorat de mes amis. Les pauvres enfants avaient encore faim et leurs
yeux brillèrent de convoitise. César regretta presque de s'être montré
si fier; l'autre s'en aperçut, mais se garda bien de renouveler son
offre.... Allez, mes petits lecteurs, il ne faut pas que les heureux de
ce monde se montrent trop sévères pour ceux qui souffrent; il est pour
certains enfants quelquefois bien difficile de rester honnêtes,.... et
si la Providence ne les aidait pas un peu!... Enfin!...

Mes amis se couchèrent sur une botte de paille, leur camarade en fit
autant, et tous trois dormirent profondément parce que tous trois
étaient accablés de fatigue. Mais le lendemain, au petit jour, César et
Aimée furent éveillés par leur compagnon. Il s'agissait de quitter la
place, avant que le maître de la hutte n'arrivât à son champ, si par
hasard il lui prenait fantaisie d'y venir.

On se leva vivement; en un tour de main, les bottes de paille furent
rattachées et replacées où on les avait prises, puis on sortit. Le jour
naissant étendait sur la campagne une lueur blafarde qui permettait de
distinguer les objets. Le ciel était encore étoilé, mais ce n'était plus
la nuit, et mes amis, se sentant le coeur aussi dispos et l'esprit aussi
libre que le soir précédent ils les avaient troublés, marchaient d'un
pas alerte et ferme. Il faisait beau d'ailleurs; et, sans la rosée qui
leur mouillait les jambes, ils ne se fussent pas rappelé qu'il avait plu
la veille.

Petit à petit l'horizon s'empourpra. César et Aimée, qui n'étaient
pas encore habitués aux effets grandioses d'un beau lever du soleil,
s'étonnaient avec une naïveté pleine d'admiration. Balthasar, comme ivre
de joie, se roulait dans l'herbe mouillée, courait, jappait, grattait
la terre avec ses ongles, la creusait avec son museau, enfin faisait
un millier de folies; on eût dit qu'il fêtait le retour d'un ami absent
depuis trop longtemps.

Et plus j'y pense, mes petits lecteurs, plus je me persuade que c'était
là, en effet, le secret de son bonheur. Balthasar retrouvait dans le
spectacle du soleil qui s'élevait lentement et majestueusement au-dessus
de la terre, en dispersant les vapeurs de la nuit, un des heureux
souvenirs de sa jeunesse. Quant au compagnon de ses jeunes maîtres, il
haussait dédaigneusement les épaules et bourrait sa pipe avec les
gestes et la mine d'un homme blasé depuis longtemps sur les plus beaux
spectacles de la nature, et que plus rien en ce genre ne peut émouvoir
désormais.




CHAPITRE X.

Monsieur Sabin et sa noble famille.--Un festin de Sardanapale.


Il se peut, mes petits lecteurs, que vous soyez surpris de voir mes
amis cheminer en compagnie de ce mauvais sujet dont ils connaissaient
maintenant le nom, et qu'ils appelaient Môssieur Sabin, gros comme le
bras. C'est que Môssieur Sabin était un habile homme pour son âge. Comme
il avait, tout porte à le croire, de secrètes raisons pour redouter
les gendarmes, les gardes-champêtres, les messiers, enfin tout ce qui
portait un sabre ou un tricorne, la compagnie de ces deux enfants, qui
avaient l'air si candide, s'était tout de suite présentée à son esprit
comme une sorte de protection. Il avait bien dans son sac un certificat
où il était expliqué que lui, Sabin, s'en allait à Fontainebleau pour
rejoindre ses parents; mais deux sûretés valent mieux qu'une; et il se
promettait d'ajouter sur le papier en question qu'il voyageait avec son
frère et sa soeur. Les choses étant ainsi arrangées, il lui semblait
impossible d'être inquiété à l'avenir; il se disait qu'il pourrait
voyager au grand jour et sur les grands chemins, au lieu de se cacher
comme il avait fait depuis le commencement de la semaine.

Il faut dire aussi qu'il avait guigné les coins du mouchoir de César, et
flairé quelque aubaine par là.

Il entreprit alors de faire la cour à mes amis, lesquels malheureusement
n'étaient que trop faciles à séduire.

On cheminait donc de compagnie, Sabin racontant des histoires de
sa composition, et César et Aimée croyant tout cela comme parole
d'Évangile. Tout à coup Sabin se mit à se frotter le ventre et à faire
toutes sortes de grimaces.

«Pristi! s'écria-t-il, que j'ai faim! il n'est rien de tel, pour vous
creuser l'estomac, que de respirer l'air vif du matin après avoir soupé
la veille de pommes de terre cuites sous la cendre. C'est pas pour dire,
mais si j'étais dans ma respectable famille, il régnerait sur ma table
une abondance qui me fait joliment faute pour le moment.

--Vous avez donc une famille? demanda naïvement Aimée.

--Bon!... Eh bien, pour qui donc me prends-tu?

--Où demeurent-ils, vos parents? fit César à son tour.

--Je crois, petits sauvages, il les appelait ainsi par amitié, répondit
Sabin, que vous vous permettez de me questionner. C'est hardi de votre
part et inconvenant au possible. Ignorez-vous donc que les inférieurs
sont tenus d'attendre, pour parler, que leurs supérieurs aient daigné
leur adresser la parole? or, je suis votre supérieur par l'âge,
l'expérience et l'éducation. Mais je veux être bon prince et vous
répondre comme si c'était conforme aux usages.»

Ici le jeune garçon fit une pause assez longue pendant laquelle il
alluma sa pipe avec une sorte de suffisance (Sabin fumait toujours, même
en parlant), puis il raconta l'histoire que voici:

«Mon père, jeunes sauvages, demeure partout.... partout où il y a des
grands chemins. Il s'est construit lui-même pour son usage et celui de
sa famille un palais qu'il fait, selon sa fantaisie, transporter du
Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, ou dans toute autre direction qu'il lui
plaît. Oui, petits, un palais roulant. Vous n'avez jamais vu cela, vous
autres? Un manoir qui nous conduit, nous et notre fortune, d'une ville
dans une autre, au gré de notre caprice. A la sécurité du colimaçon
qui peut rentrer dans sa coquille à la moindre alerte, nous joignons
la liberté des oiseaux que vous voyez voltiger d'arbre en arbre et de
buisson en buisson. Aussi, comme les hirondelles, qui, les mauvais
jours venus, s'en vont chercher fortune en des climats plus doux, nous
émigrons sans cesse d'un pays pauvre ou épuisé dans un autre où nous
savons trouver la vie facile et abondante. Nous sommes comme ces
pasteurs orientaux dont on raconte de si belles histoires; nous plantons
notre tente et faisons paître nos troupeaux là où les pâturages nous
semblent plus verts et plus tendres. Vous comprenez bien, petits, que
c'est une manière de parler, car notre tente est un château comme j'ai
déjà eu l'honneur de vous le dire, et en fait de troupeaux nous ne
possédons qu'un pauvre vieux cheval qui a usé sa jeunesse au service de
son ingrate patrie.»

Ici, le jeune garçon s'interrompit pour proposer à nos amis de déjeuner
au village de Ris dont on approchait. Ils acceptèrent sans difficulté
aucune; Sabin avait le don de les charmer.

[Illustration: «Mon père, jeunes sauvages, demeure partout...»]

«Et votre cheval? fit Aimée.

--Fidèle! voici: à l'âge réglementaire on l'a rayé brutalement des
cadres de l'armée et mis hors de service sans lui faire un centime
de pension. C'est d'une petitesse!... d'une petitesse!... crasseuse,
n'est-ce pas? Heureusement qu'un monsieur retiré du commerce de la
passementerie avec des rentes par-dessus la tête eut l'idée de l'acheter
pour lui faire un sort.... et pour l'atteler à une demi-fortune. A la
mort de cet homme généreux, Fidèle passa aux mains d'un huissier de
province, et, de chute en chute, tomba jusqu'à celles d'un chaudronnier
ambulant. C'est de ce dernier que mon père le tient. Pauvre vieux
cheval! je ne lui connais que deux défauts, mais là deux vrais défauts,
deux défauts tels qu'on pourrait les appeler des vices.

--Est-ce qu'il mord? demanda Aimée.

--Lui? Oh! non, par exemple; et avec quoi mordrait-il? il n'a plus de
dents. Non, oh! non, il ne mord pas; je ne veux point le calomnier.

--Lesquels, alors?

--Son grand âge d'abord, puis un appétit qui revient tous les jours avec
une régularité désespérante.... On a beau le nourrir copieusement la
veille, il a encore faim le lendemain; c'est un guignon, on dirait qu'il
ne vit que pour manger. Les maîtres qui l'ont laissé contracter cette
mauvaise habitude ont manqué de prévoyance et se sont rendus bien
coupables envers lui. Mais n'importe! si nous ne lui donnons pas
tous les jours autant d'avoine qu'il en pourrait souhaiter, les bons
traitements ne lui font pas défaut, et il est dans la famille sur un
pied d'intimité fort enviable.»

A dire vrai, mes petits lecteurs, nos amis ne comprenaient pas toujours
ce beau langage, et profitaient de toutes les interruptions pour ramener
le narrateur au fait.

«Quel est donc, demanda César, le métier que fait votre père?

--Un métier, mal-appris? Sachez, jeunes sauvages, que mon père exerce
une profession libérale!... Voué par une vocation impérieuse au culte
des arts et des lettres, il s'est donné pour mission d'éclairer les
peuples en les initiant aux beautés de la littérature dramatique....
Mais ceci est tout à fait au-dessus de la portée de votre intelligence
et ne vous intéressera pas.

--Si fait, fit César, vous voulez dire que votre père est comédien.

--Bravo! tu n'es pas si bête qu'on pourrait le croire. Apprends donc
alors que dans son palais portatif il a réuni tout ce qui est nécessaire
pour établir en quelques instants un théâtre bien conditionné. D'un
autre côté, il possède une troupe d'acteurs.... Oh! mais d'acteurs....
Il faut voir ça, mon cher. A la vérité, une bonne part de leurs succès
revient à mon père et à ceux d'entre nous qui leur donnent la voix et le
mouvement; car ce ne sont que des marionnettes, et des marionnettes,
si bien douées qu'elles fussent, ne sauraient parler ni se mouvoir
d'elles-mêmes, vous pensez bien.

--Oh! je sais, dit Aimée; je connais l'homme qui fait parler celles du
théâtre de Guignol, au Luxembourg.

--Oui-da!... Mais ce n'est pas du tout la même chose, ma belle. Guignol
est un théâtre pour les enfants, et sur lequel on ne joue que des
niaiseries, tandis que notre théâtre, à nous, est d'un genre sérieux et
tout à fait relevé. Nous représentons des tragédies, des drames et des
comédies pour de vrai, en deux actes, en trois actes, en six actes,
en douze actes,... en autant d'actes que nous jugeons à propos, enfin!
Tantôt c'est _la jeune et innocente Esther chez le farouche sultan
Assuérus_, de M. Molière, un bon, celui-là; tantôt le _Ruy Blas_, de M.
Corneille, encore un bon, ma petite, ou bien _les amours de l'infortuné
Didier et de la malheureuse Marion Delorme_, par M. Racine; on ne joue
que ça aux Français. Mon père a refait ces pièces à l'usage de ses
acteurs et de son public. Il en a supprimé tous les personnages dont les
rôles ne sont pas indispensables, puis les tirades, les longueurs, enfin
tout ce qui est ennuyeux ou peu intéressant; je vous prie de croire que
ce n'était pas là une besogne d'écolier, et que pour l'accomplir il ne
fallait pas être un idiot. Par exemple, il tient à ce que son nom soit
sur l'affiche à côté de celui de ces messieurs. Ainsi, nous mettons: _la
jeune et belle Esther_, etc., _de M. Racine, revue et corrigée par M.
Dussault_. C'est justice, n'est-ce pas?»

Depuis un moment Sabin parlait tout seul, faisant les questions et les
réponses à sa fantaisie; nos amis étaient trop illettrés pour lui tenir
tête sur un pareil sujet, mais ils devinaient qu'il s'agissait de choses
d'une grande importance, et se gardaient bien d'interrompre.

«Mais, continua le jeune Sabin, nous avons encore d'autres cordes
à notre arc. Dans les contrées où les populations ne sont pas assez
éclairées pour prendre du plaisir à voir représenter ces chefs-d'oeuvre,
nous donnons un autre genre de spectacle; mes frères aînés sont
athlètes.

--Athlètes, demanda Aimée, qu'est-ce que cela?

--Athlètes, petite sauvage, cela signifie habile dans les exercices du
corps. Les athlètes sautent, font des tours de force et enlèvent à bras
tendus ou bien avec leurs dents, des poids qu'un homme ordinaire ne
saurait changer de place même avec l'aide de tous ses membres, voilà ce
que c'est que des athlètes....

--Et vous?

--Moi, je suis jongleur et équilibriste; c'est cela un art! A la bonne
heure!... Donnez-moi seulement une douzaine d'oranges et un bilboquet
et je vous en ferai voir!... J'aurais déjà débuté, si j'avais voulu,
au cirque Napoléon; mais il est trop finaud, le directeur, il voulait
lésiner avec moi, et marchander sur les appointements, donner d'une
main et reprendre de l'autre.... Ah! non, par exemple, non.... Avec les
artistes, il faut faire les choses carrément; c'est tant, c'est tant.
Voilà!... Maintenant, s'il en veut, il en demandera.... Mon intention, à
moi, est de lui tenir la dragée haute.

--Combien donc en avez-vous, de frères?...

--Cinq, trois grands et deux petits; deux petits, pas plus haut que ça;
l'un a sept ans et l'autre cinq.... et drôles! Il faut les voir tourner
autour du théâtre sur leurs jambes et leurs bras tendus comme les ailes
d'un moulin.... Mais le plus magnifique, c'est lorsqu'à nous sept, nous
formons, grimpés les uns sur les autres, une pyramide dont mon père est
la base et mon plus jeune frère le sommet. Enfin j'ai une soeur. Ah!
voilà, petits, une femme!... Elle renverse un homme d'un seul coup de
poing et fait des armes comme un professeur d'escrime. Elle fait aussi
des exercices de haute voltige sur le dos de Fidèle et danse sur la
corde avec la grâce d'une déesse.... Enfin c'est une fille charmante!...
Aussi, nous n'épargnons rien pour sa toilette; l'or, le velours et la
soie lui sont prodigués. A la ville, elle porte des robes longues de ça!
et des falbalas comme une princesse.... C'est à qui parmi nous la gâtera
le plus!...»

Ce portrait d'une personne remarquable à tant de titres faisait ouvrir
de grands yeux à Aimée. Elle n'aurait jamais cru que tant de perfections
pussent se trouver réunies chez une seule femme.

«Et votre mère, demanda-t-elle, danse-t-elle aussi sur la corde?

--Ma mère a pour mission, répondit Sabin, de recevoir le prix des places
à la porte du théâtre. Puis, lorsque l'occasion s'en présente, elle
tire les cartes et prédit le _passé_, _le présent_, _et l'avenir_
aux individus qui l'honorent de leur confiance. Mais, tout cela, sans
préjudice de ses occupations domestiques; car c'est une remarquable
ménagère, et vous saurez, jeunes sauvages, que dans les jours de
détresse, personne autant qu'elle n'est habile à trouver une gibelotte
ou un civet dans la peau d'un angora.

«Et maintenant, reprit-il après avoir gardé un instant le silence,
afin de permettre à mes amis d'admirer à leur aise combien étaient
précieusement doués tous les membres de sa respectable famille,
maintenant que je vous ai si complaisamment édifiés sur les miens,
j'espère que vous m'accorderez assez de confiance pour venir déjeuner
avec moi à l'hôtel de _l'Éléphant d'or_, où je suis parfaitement connu,
et traité comme le fils de la maison?

[Illustration: Elle renverse un homme d'un seul coup de poing.]

--Faut-il beaucoup d'argent pour déjeuner à l'hôtel? demanda Aimée.

--Ne vous occupez pas de cela; j'en fais mon affaire.»

L'hôtel de _l'Éléphant d'or_ était une assez triste auberge où
s'arrêtaient les rouliers qui n'avaient pas assez d'argent pour se
permettre de dîner au _Cheval noir_, un autre restaurant dont le maître
avait des prétentions à la bonne cuisine et passait pour le Véfour de la
localité.

Lorsque mes amis, conduits par Sabin et suivis de Balthasar, pénétrèrent
dans la grande salle de _l'Éléphant d'or_, qui en était en même temps
la cuisine, deux ou trois hommes en blouse et la casquette sur la tête,
déjeunaient gloutonnement le nez dans leur assiette et les coudes sur la
table.

De temps à autre, ils interpellaient la maîtresse de la maison ou la
servante en disant d'une voix rauque:

«Eh! la bourgeoise, par ici!»

Ou bien:

«La cuisinière, apportez-nous donc ceci, servez-nous donc cela!

--Eh! la fille, cria comme les autres M. Sabin en s'asseyant à une table
mal essuyée, venez un peu qu'on vous parle.»

La fille obéit.

«Tiens! c'est M. Sabin, fit-elle en découvrant, par un large rire, deux
belles rangées de dents qui n'eussent point déshonoré la bouche d'un
jeune poulain.

--Oui, charmante Maritorne, c'est lui-même, avec son jeune frère César
et sa petite soeur Aimée; deux enfants fort aimables que je vous engage
à traiter de votre mieux.»

César et Aimée, à qui la leçon avait été faite, ne démentirent point
Sabin; et la servante crut ce qu'il lui dit.

«Maintenant, détaillez-nous la carte du jour? demanda le jeune
saltimbanque.

--Du lapin?

--Non merci! trop connu!

--De la tête de veau?

--Point de vinaigrette; j'ai mal dîné hier.

--Une omelette?

--Pas assez substantiel.

--De la fricassée de poulet?

--Trop bégueule!

--Ah! dame! C'est que vous êtes joliment difficile!... Eh bien, des
côtelettes de porc frais?

--Bravo! à la sauce Robert; c'est tout à fait grand genre! Combien vous
faut-il de temps pour préparer cela?

--Un quart d'heure.

--Allez. En attendant donnez-nous, pour nous faire prendre patience, une
miche, un cervelas et une bouteille de cacheté.»

Au premier service, les choses allaient déjà très-bien; mais au
second!... Ah! au second, elles allèrent bien mieux encore. M. Sabin,
tout à fait en verve, était pétillant d'esprit.... Il se livrait à tant
et tant d'aimables folies que la grosse servante s'écriait en se tordant
de rire:

«Est-il drôle, ce M. Sabin! Mon Dieu, est-il drôle!»

Quant à mes amis, entraînés par l'exemple, et aussi par un appétit
féroce, ils avaient bu et mangé en un seul repas, plus qu'ils ne
faisaient d'ordinaire en trois jours. Mais ces excès devaient leur
coûter cher; le quart d'heure de Rabelais arriva: il fallut payer toute
cette goinfrerie.

«C'est cent sous, dit la fille en additionnant sur ses doigts.

--Cent sous, fit M. Sabin, c'est un peu cher; mais comme tout cela était
bon et cuit à point, je ne te rabattrai rien.»

M. Sabin avait si bien déjeuné qu'il tutoyait la servante.

«Paye, César,» dit-il.

César et Aimée étaient interdits à tel point qu'ils ne trouvèrent
pas une objection à faire. Ce fut avec un tremblement de honte qu'ils
dénouèrent le coin du mouchoir où était serrée la jolie pièce d'or de M.
Richard. César la mit sur la table, Sabin s'en empara vivement.

«Je croyais que c'était dix francs, dit-il en la tournant et la
retournant.... Tiens, Maritorne,» fit-il en la présentant délicatement
à la servante, qui refaisait son compte, toujours sur ses doigts, en
disant: dix sous d'une part, un franc de l'autre, etc., etc. «Eh bien!
c'est encore vingt-cinq centimes que vous me devez, ajouta-t-elle enfin.

--Bon! fit Sabin, ça passera comme cela.

--Non pas; il me faut mes cinq sous.»

Sabin fit mine de chercher dans ses poches.

«Je n'ai pas de monnaie, dit-il.

--Ta, ta, ta! Mes cinq sous tout de suite!

--Fais-nous crédit sur notre bonne mine.

--Non, j'aurais trop peur de perdre.

--Mal-apprise!

--Allons, allons, mes cinq sous ou je vais chercher les gendarmes.»

A cette menace, mes pauvres amis s'empressèrent de donner leurs
dernières ressources, qu'un moment, hélas! ils avaient cru pouvoir
sauver du naufrage.

Il n'y avait que vingt centimes. La fille hocha la tête.

«Et pour moi? dit-elle.

--Tiens, voilà!» fit Sabin en l'embrassant bruyamment sur les deux
joues.

Elle s'enfuit en riant, et mes amis cruellement désappointés et le coeur
plus gros qu'une montagne, sortirent tristement de la fatale auberge.

Tout d'abord Sabin, qui paraissait enchanté de lui, roula une cigarette
et la fuma délicatement, du bout des lèvres, en pirouettant sur ses
talons, en prenant des poses toutes plus élégantes les unes que les
autres, enfin en faisant le joli garçon; puis après il bourra sa grosse
pipe et se mit à fumer sérieusement.

Quant à mes amis, pour commencer, ils crurent, tant ils avaient bien
déjeuné, qu'ils n'auraient plus jamais faim. Mais avant que deux heures
ne se fussent écoulées, les choses avaient changé d'aspect et l'avenir
leur apparaissait déjà plus dégagé d'illusions.

Certes, ils ne songeaient point encore à dîner, mais ils marchaient
piteusement côte à côte et pleuraient. Leur ami, M. Sabin, les voyait
s'essuyer de temps en temps les yeux du revers de la main.

«Ah! çà, leur dit-il enfin, vous êtes de singuliers personnages, vous
autres!... Qui diable aurait supposé que vous aviez la digestion
si lugubre? On vous fait déjeuner comme des princes, et au lieu de
remercier les gens en vous montrant aimables, vous pleurez comme deux
imbéciles.

--C'est nos cinq francs! dit naïvement Aimée.

--Leurs cinq francs!...

--A présent, il nous faudra mendier.

--Peuh!...

--Dame! si nous ne trouvons pas d'ouvrage?

--Ah! ah! ah! s'écria le gamin en se tordant de rire, de l'ouvrage!...
C'est ça qui est joli! de l'ouvrage! Mais ils sont drôles au possible,
ces petits sauvages!

--Riez, si bon vous semble, mais mon frère et moi nous voulons
travailler.

--Laissez-moi donc tranquille!» fit Sabin avec un geste d'épaules
intraduisible. Puis reprenant son sérieux: «Travailler, dit-il, cela
vous gâte les mains et vous prive de votre liberté!... Travailler! comme
des manoeuvres, n'est-ce pas? Pour quelques méchantes pièces de monnaie,
se mettre à la merci d'un individu qui se croit votre maître et vous
traite en esclave!... Pour gagner convenablement sa vie, je ne connais
que deux moyens, moi: se faire artiste, comme nous autres, ou domestique
dans des maisons où il n'y ait rien à faire. Si le sort ne m'avait
pas fait naître d'une honorable famille de comédiens, j'aurais brigué
l'honneur de figurer derrière un de ces magnifiques carrosses qu'on
voit à Paris monter l'avenue des Champs-Élysées au trot rapide de
quatre superbes chevaux anglais; ou encore de passer mes journées
paresseusement étendu sur les banquettes moelleuses d'une antichambre
princière. C'est ça, des positions! Du galon sur toutes les coutures
comme un maréchal de France les jours de gala! ou bien habillé de noir
et cravaté de blanc comme un gentleman qui se rend au bal!... Seulement,
je n'aurais pas été assez bel homme; on ne veut que des beaux hommes
pour remplir ces offices importants.... Ça se comprend.... Quand on est
riche et qu'on peut payer.... C'est dommage, car j'aurais eu la vocation
et toutes les qualités de l'emploi. Mais toi, César, qui me parais
destiné à devenir grand et fort, si tu m'en crois, c'est là que tu
chercheras fortune, au lieu de t'abîmer le corps et l'âme pour vous
nourrir misérablement, ta soeur et toi.... A moins que tu ne préfères
t'enrôler parmi nous et mener en notre compagnie une vie joyeuse et
indépendante, une petite existence en dehors du monde, et qui nargue
tout à la fois vos lois et vos gendarmes. Voilà, mon bonhomme, ce que
tu feras, si tu as pour un centime de jugement. Ne me parlez donc plus
d'ouvrage!... Travailler! c'est bon pour des lourdauds.

--Si je savais? fit César comme en se consultant.

--Quoi?

--Que ce soit comme vous dites?

--Et pourquoi ne le serait-ce pas?

--C'est juste!... Et on vous donne de l'argent pour ça?

--Si on vous en donne?... Parbleu!

--Et Aimée, que deviendra-t-elle?

--Nous lui trouverons une place de femme de chambre.

--Que fait-on quand on est femme de chambre? demanda Aimée.

--Ah! voilà! fit Sabin avec importance; chez les bourgeoises on est
accablé de besogne, chez les grandes dames on ne fait rien.

--Rien du tout?

--Rien du tout. Et comme sa maîtresse, on porte des robes de soie et des
chapeaux. Le tout est de bien choisir.

--Mon choix est fait; je me placerai femme de chambre où il n'y a rien à
faire.

--Cela, petite sauvage, prouve en faveur de ton intelligence.

--Mais, dit César, je ne suis pas encore grand; si on ne prend que des
beaux hommes on ne voudra pas de moi.

--Tu peux, en attendant, faire un très-joli groom.

--Qu'est-ce que cela?

--Quoi! jeune sauvage, tu ne sais pas ce que c'est qu'un groom? N'as-tu
donc jamais vu un monsieur quelconque conduisant un grandissime cheval
attelé à un tilbury si léger qu'il en paraît aérien?

[Illustration: Cet enfant, c'est un groom .]

--Si fait, j'ai vu cela.

--Et à côté de ce monsieur, qui entasse plusieurs coussins sous lui pour
donner à penser qu'il est un homme superbe, n'as tu jamais remarqué un
enfant de ton âge assis un pied plus bas que son maître afin de paraître
encore plus petit qu'il n'est réellement?

--Oui, je sais....

--Eh bien! cet enfant, c'est un groom.

--Et qu'a-t-il à faire?

--Rien du tout, par exemple! toujours dans les bonnes maisons, qu'à
se promener en tilbury avec son maître.... Il me semble que tu peux
t'acquitter de cela aussi bien que n'importe qui!...

--Si ce n'est pas plus difficile que vous dites.

--Sans compter qu'on y gagne plus d'argent qu'à faire n'importe quel
état.... Ne rien faire, et être bien nourri, bien logé, bien habillé et
bien payé!... Est-ce assez joli, hein?

--Mais comment pourrais-je me placer groom?

--Laisse-moi faire, je te procurerai cela. Sur notre route, se trouve le
château de Rochemoussue, qui appartient au prince de Rochemoussue.
J'y suis parfaitement connu; le prince, qui est le meilleur et le
plus généreux des princes, me protége et fait tout ce qu'il peut pour
m'obliger; je lui parlerai, et la chose s'arrangera tout de suite.... En
attendant, pour vous récompenser d'être si sages, je vais m'occuper de
vous gagner un bon dîner et un bon gîte.»




CHAPITRE XI.

Sabin à Essonne.--Mes amis à Chantemerle.


On arrivait à Essonne, il était deux heures de l'après midi. Sabin
s'arrêta près d'un cabaret borgne, où il entra seul.... Moins de cinq
minutes après, il reparaissait aux yeux de mes amis dans un maillot
couleur de chair, et n'ayant pour tout vêtement qu'un petit caleçon
rouge orné de paillettes d'or; des bottines également rouges et
pailletées d'or, lui maintenaient gracieusement le pied, et un cercle
d'or lui ceignait la tête.

Mes amis furent éblouis, ces splendeurs les fascinèrent au point que le
jeune saltimbanque leur semblait un fils de roi.

Il partit, jouant du fifre à travers les rues et faisant porter par
César, que cette marque de confiance honorait infiniment, le sac que
vous connaissez. Aimée suivait avec Balthasar. Cela faisait un effet
prodigieux; tout le monde se mettait aux portes et aux fenêtres pour les
voir passer; bientôt les gamins, accourant de tous côtés, leur formèrent
en moins d'un instant une escorte des plus satisfaisantes. Tout cela,
emboîtant le pas derrière Sabin et marchant aux sons du fifre, parcourut
le bourg dans tous les sens, et, après être monté jusqu'en haut de
la rue principale, redescendit pour venir s'arrêter sur le pont où un
cercle d'une certaine importance se forma autour du jeune saltimbanque,
lequel, prenant une pose olympienne, fit alors son boniment:

«Mesdames et messieurs, dit-il avec une galanterie de bon goût, j'ai
l'honneur de vous présenter en ma personne le fils de l'illustre
Lucifer, qui vous a honorés l'année dernière de sa visite, et n'a pas
dédaigné d'exécuter dans vos murs les tours merveilleux qui ont fait sa
fortune et porté son nom victorieux dans les six parties du monde!...
Vous êtes trop au courant des progrès de la civilisation, mesdames et
messieurs, pour ignorer que depuis la découverte de la Californie
le monde se divise en six parties.--(Murmures dans l'auditoire qui
signifient: Parbleu! si on sait cela!) L'accueil qu'il reçut de vous,
reprit Sabin, l'appréciation supérieurement intelligente que vous fîtes
de ses talents vous ont rendus chers à son coeur. Et, aujourd'hui qu'il
se repose sous des lauriers si noblement acquis, parmi ses nombreux
souvenirs celui qu'il évoque avec le plus de plaisir, c'est le vôtre!
Il aime à se dire que nulle part dans ce vaste univers qu'il a parcouru
dans tous les sens, ainsi que nos planètes (grande admiration dans
l'auditoire pour ce voyageur intrépide), il n'a rencontré des hommes
plus courageux, plus intelligents, plus hospitaliers, plus généreux,
plus instruits et plus forts, oui, plus forts, que dans cette charmante
petite ville, qui mériterait bien d'en être une grande. _Lui_, qu'on a
surnommé l'Hercule moderne, il a rencontré ici pour la première fois des
hommes qui lui ont tenu tête et qu'il n'a pu vaincre qu'après une lutte
de quelques secondes!!!... (Tous les hommes présents se regardent en
ayant l'air de se dire les uns aux autres: est-ce que c'est toi?)
Quant à moi, mesdames et messieurs, la nature m'ayant refusé les dons
nécessaires pour marcher sur les nobles traces de mon illustre père,
ce n'est donc pas par les mêmes moyens que j'essayerai de vous charmer,
non; c'est tout simplement par des exercices de précision et d'adresse
que je veux enlever vos suffrages.... Avez-vous des oranges?--Qui
d'entre vous me donne six, douze et même quinze oranges?... Personne n'a
d'orange?... Alors, mesdames et messieurs, je vais m'en passer; il faut
savoir se contenter de ce qu'on possède et tirer parti de ses propres
ressources.»

Sabin joua encore du fifre, puis, sans doute pour donner aux
retardataires le temps d'arriver, il perdit quelques minutes à disposer
sur le sol un tapis en serge verte. Enfin se décidant à commencer,
il jongla d'abord avec des balles recouvertes d'un métal si brillant
qu'Aimée pensait qu'elles étaient en argent massif. Il commença par en
prendre deux seulement, puis quatre, puis six, puis dix; il les envoyait
et les recevait d'abord avec les mains, puis elles lui tombèrent sur
l'avant-bras, sur les épaules, sur les cuisses, sur la poitrine, sur la
tête, il en était environné; c'était vraiment merveilleux, et la
foule applaudissait de bon coeur. Après cet exercice, vint le tour du
bilboquet. Il joua d'abord avec une seule bille, puis avec deux, puis
avec trois, puis avec quatre.... Il abandonna ces premières qui étaient
petites pour en prendre de plus grosses, lesquelles furent délaissées
à leur tour pour de plus grosses encore. Enfin, avec une adresse
étonnante, incompréhensible, il jongla sans même se faire une
égratignure, avec une demi-douzaine de petits poignards pointus et
affilés comme des stylets. Malgré tant de savoir-faire et l'enthousiasme
de la foule, il ne tomba que quelques sous sur le tapis de serge,
vingt-cinq au plus.... Sabin déçu fit entendre un juron formidable,
et traita tout haut d'imbécile ce bon public qu'il flattait en si bons
termes quelques minutes auparavant. Heureusement pour lui, tout le monde
était parti et nos amis seulement l'entendirent.

[Illustration: Il jongla avec une demi-douzaine de poignards.]

«Bast, dit-il enfin pour se consoler, nous recommencerons demain, et
la recette sera meilleure. Il n'y avait là que des femmes et des
vieillards; un tas d'infirmes qui n'entendent rien aux distractions de
l'esprit, et s'imaginent que je suis encore trop heureux de les avoir
amusés. Mais qu'importe! vingt-cinq sous, c'est toujours du pain pour ce
soir. Nous coucherons où nous pourrons.»

Il replia bagage et on retourna au cabaret, mais silencieusement et
ayant au fond le coeur assez triste.

Il me serait difficile, mes petits lecteurs, de vous dire bien au juste
ce qu'éprouvaient César et Aimée dans la société de M. Sabin, et
les pensées qui occupaient leur jeune esprit. Malgré la perspective
enivrante de devenir domestiques dans des maisons où il n'y aurait rien
à faire, ils n'étaient peut-être pas complétement rassurés sur l'avenir.
Quant au présent, ils avaient lieu de s'en plaindre, mais ils n'en
avaient pas le temps; Sabin les étourdissait. Cependant, quoiqu'ils
fussent peu aptes à réfléchir, il leur était déjà venu à l'esprit que
le père Antoine n'approuverait pas qu'on fît société avec ce garçon qui
avait, à l'endroit du travail, une manière de voir si originale, et ne
professait qu'un respect excessivement médiocre pour le bien d'autrui.

Balthasar, vu son âge sans doute, avait le jugement plus sûr et
plus formé, et jusqu'alors il s'était tenu à distance de Sabin;
malheureusement le pauvre caniche adorait les paillettes et le
clinquant,--on n'est pas parfait!--et à peine eut-il aperçu le jeune
saltimbanque dans son costume de théâtre qu'il lui fit toutes sortes
d'amitiés. Pauvre Balthasar! cette faiblesse devait lui coûter cher!...

Le lendemain, faute d'argent, il fallut se passer de déjeuner. Mes amis,
pour tuer le temps, se mirent à errer dans les environs d'Essonne. Le
hasard les conduisit du côté de Chantemerle, où sont réunies un grand
nombre d'usines appropriées aux productions les plus diverses; telles
que fabriques de tissus de fil et de coton, impressions sur étoffe,
laminoirs, fonderies, etc., etc. Ils se rencontrèrent avec des enfants
qui jouaient sur la route et s'arrêtèrent pour les regarder. Lorsque la
partie fut achevée, un de ces enfants s'approcha d'eux.

«Qu'est-ce que vous faites, vous? leur demanda-t-il.

--Rien.... pour le moment.

--Alors, vous cherchez votre pain?

--Oh! non....

--Ne mentez pas; ça se voit, vous mendiez.

--Pour ça non, dit César, nous ne mendions pas et nous ne voulons pas
mendier.

--Vous avez donc des rentes?

--Non.

--Non? Eh bien, comment vivez-vous donc?

--Nous cherchons de l'ouvrage.

--Est-ce bien vrai, ça?

--Mais oui, c'est bien vrai.

--Alors vous voulez travailler?

--Sans doute.

--Sans doute? Vous ne dites pas cela avec beaucoup d'ardeur....
C'est égal, on entre à la fabrique, venez voir un peu. Je gagne
soixante-quinze centimes par jour pour six heures de travail, moi qui
n'ai pas encore dix ans. Le reste du temps, j'apprends à lire et je joue
dans un vaste préau que je vais vous montrer. Nous sommes comme cela
plus de cinquante occupés à transporter des bobines d'un endroit dans un
autre. Ce n'est pas difficile; vous pouvez en faire autant presque sans
apprentissage. Si cela vous convient, vous verrez le contre-maître;
il vous casera tout de suite, car on a besoin d'enfants. Attention! et
suivez-moi. Pour qu'on vous laisse entrer, je vais dire que vous êtes
mon cousin et ma cousine de Petit Bourg.... Seulement, pas de bêtises;
on ne touche à rien ici.»

Mes amis suivirent le jeune ouvrier. L'aspect de ces vastes bâtiments,
de ces hautes cheminées, de tout ce monde, le bruit des machines en
mouvement, l'ordre qui régnait au milieu d'une activité étourdissante,
l'immensité des salles, le nombre incalculable des métiers leur fit
d'abord perdre la tête; ils ne voyaient rien à force de regarder.

«C'est ici qu'on file le lin et le chanvre, leur disait leur cicérone,
là qu'on les tisse, plus loin on fait de la toile ouvrée. Dans ce grand
bâtiment, où nous nous rendons en ce moment, on fabrique des tissus de
coton, à côté on les imprime.»

Lorsque le jeune ouvrier les fit entrer dans la salle où il travaillait,
ils éprouvèrent une sorte de déception. La vue de ces enfants, mal vêtus
pour la plupart, qui se livraient à un travail sérieux et gagnaient
consciencieusement leurs soixante-quinze centimes, ne leur dit rien à
l'imagination; l'idée d'être domestiques dans des maisons où il n'y a
rien à faire les flattait bien davantage.

«Moi, dit Aimée, je trouve que ça sent mauvais ici!

--Si tu y tiens, fit en riant le jeune ouvrier, on parfumera la salle
avec de l'essence de rose.»

Le mot de mijaurée fut prononcé par quelques gamins.

Mes amis, sur la proposition de leur introducteur, s'arrêtèrent près
d'un métier pour voir comment se faisait la toile; mais cela ne les
intéressa point. Ils n'y comprenaient rien.

«Retire-toi donc, retire-toi donc, Aimée, cria tout à coup César. Il y a
de l'huile après toutes ces mécaniques, et tu en mets à ton tablier.»

Tous les jeunes garçons qui se trouvaient dans la salle se retournèrent.
On commença à regarder mes pauvres amis de travers.

«Allons-nous-en, César, dit enfin Aimée; il y a trop de poussière
ici, nous n'y saurions durer. Décidément j'aime mieux que nous soyons
domestiques dans des maisons où il n'y ait rien à faire.

--Fallait donc le dire tout de suite! s'écria le jeune ouvrier en
colère. Vous voulez être _larbins_, vous autres?... Alors qu'on détale,
et plus vite que ça!»

A ce mot de larbin, un haro s'éleva dans la salle.

«T'as d'ça dans ta famille, toi? s'écriait-on.

--Non pas. S'ils étaient de ma famille je les renierais; mais ils n'en
sont point, Dieu merci! Ils étaient sur la route et se disaient sans
ouvrage. Je leur ai proposé d'entrer ici, ils ont accepté. Pour qu'on ne
leur fît pas de difficultés, je les ai fait passer pour mes parents de
_Petit-Bourg_. Voilà tout!»

Les pauvres enfants ne savaient comment échapper aux moqueries de ces
gamins qu'ils avaient offensés sans le vouloir.

«Vous n'avez donc pas de sang dans les veines? disait l'un.

--Ni de moelle dans les os? ajoutait l'autre.

--_Madame_ craint de gâter ses habits!

--Monsieur veut porter perruque!

--Je comprends ça, moi.

--Ça tient chaud l'hiver?

--D'abord. Et puis ça vous pose!... quand on a de l'ambition.»

Un contre-maître dut protéger la sortie de mes pauvres amis, qui étaient
tout à fait incapables de se défendre et ne comprenaient rien à l'avanie
qu'on leur faisait subir.

Ils rentrèrent tristement à l'auberge où Sabin faisait répéter
Balthasar. Sabin avait découvert que Balthasar était un artiste comme
lui, et il voulait connaître tout son savoir-faire pour en tirer parti
dans l'intérêt de la communauté. Le caniche voyant ses maîtres affligés,
quitta tout pour les caresser.

«Bon! qu'y a-t-il?» demanda Sabin.

Ils racontèrent leur mésaventure.

«Laissez-les dire, fit le jeune saltimbanque, avec ça qu'ils sont jolis
et qu'ils ont bonne mine!... Vous faire ouvriers de manufacture, comme
ce serait spirituel!... Qu'ils viennent tout à l'heure sur la place, et
je leur montrerai, moi, la bonne manière de gagner sa vie.»

A midi et quelques minutes, le fils de l'illustre Lucifer, ou de M.
Dussault, selon l'occasion, jouant du fifre, se promena comme la veille,
suivi de César, qui portait toujours le précieux sac, d'Aimée, de
Balthasar, et de tous les vagabonds de la localité. C'était justement
l'heure du repas pour les fabricants qui étaient tous sortis, excepté
les enfants qu'on obligeait à jouer dans le préau. En moins de cinq
minutes, une foule compacte entoura nos aventuriers. Sabin répéta le
même boniment et les mêmes exercices que la veille; puis Balthasar à son
tour paya de sa personne.

La recette fut magnifique! Sabin, de retour à l'auberge, commanda un
déjeuner copieux. Nos amis, qui avaient grand'faim, mangèrent encore
sans retenue; et le soir, comme il n'y avait déjà plus d'argent, on
coucha dans une étable entre deux vaches et un âne.

C'est ainsi qu'ils vécurent pendant une semaine. On s'arrêtait
tantôt dans une ville, tantôt dans un village, pour y donner des
représentations plus ou moins lucratives, et toujours on cassait le pot
après avoir mangé le beurre, comme disent les bonnes gens de la campagne
en parlant des imprévoyants qui dépensent l'argent à mesure qu'ils le
gagnent.

César et Aimée s'accoutumaient assez bien à ce genre de vie. De temps à
autre, cependant, il leur passait comme un nuage dans l'esprit; c'était
le souvenir de ce qu'avait dit le père Antoine.... mais le père
Antoine était si loin!... Vous le dirai-je, mes petits lecteurs? César
maintenant dormait d'un sommeil profond et ne rêvait plus des choses qui
occupaient si fortement son jeune esprit dans ses jours de misère; la
campagne, cette belle campagne que le bon Dieu lui faisait voir, ou
revoir en dormant pour le consoler, ne l'intéressait plus, il n'y
pensait jamais. Comme Sabin, il considérait maintenant toute chose au
point de vue de la recette et disait avec son ami:

«Ici, il n'y a que des paysans; pas de chance!»

Ou bien:

«Voici une ville, bonne aubaine!»

Puis on bâtissait des châteaux en Espagne pour les temps fortunés où
l'on serait domestique dans une maison où il n'y aurait rien à faire.
D'un autre côté, on ne craignait plus les gendarmes; le papier de leur
compagnon mettait nos vagabonds en sûreté. Ils se protégeaient les uns
les autres....

Et les jours se passaient!...

Quant à Balthasar, ces détails lui importaient peu. Il marchait toujours
en avant, prenant le chemin qui lui plaisait, quitte à revenir sur ses
pas lorsque Sabin voulait aller d'un autre côté; ce qui n'avait lieu
que rarement, car le chemin du saltimbanque paraissait être celui du
caniche. Pourtant il arrivait bien quelquefois qu'on était obligé,
pour se procurer de l'argent, de se détourner à droite ou à gauche;
Balthasar, malgré une opposition sérieuse, qui se manifestait
comme toujours par des fuites plus ou moins prolongées, finissait
infailliblement par céder. Sabin avait appris à mes amis que ce n'était
là qu'une feinte de la part du caniche, et leur avait démontré qu'il n'y
avait pas lieu de s'en préoccuper. L'expérience lui avait donné raison.
C'est ainsi qu'on perdit une semaine à Corbeil, à Melun et à Milly; mais
nos aventuriers n'étaient pas gens pressés. La vie leur apparaissait
si longue, si longue! et ils voyaient devant eux un si grand nombre
d'années, qu'ils pensaient bien avoir le droit de gaspiller un peu
le temps présent. Et, d'ailleurs, pourquoi se seraient-ils pressés
ou inquiétés, puisque Sabin devait les placer chez son ami intime, le
prince de Rochemoussue?... Leur sort n'était-il pas fixé?




CHAPITRE XII.

Au château de Rochemoussue.


C'était vers les quatre heures de l'après-midi, on avait dépassé le
village de Chailly depuis quelques minutes lorsque apparut dans le
lointain la masse grandiose des bois de Rochemoussue. Sabin, qui
connaissait le pays, abandonna la grande route pour s'engager dans
un joli chemin, propre et uni comme un parquet. On était déjà sur le
domaine de Rochemoussue. On marcha comme cela un quart d'heure environ.
César était troublé; il lui semblait connaître, mais vaguement, ces
vastes prairies où paissaient en liberté les petites vaches bretonnes du
prince. L'aspect général de la campagne était sévère; aussi loin que la
vue pouvait s'étendre, l'horizon était boisé.

«Reconnais-tu donc tout cela, César? demanda Aimée.

--Je ne sais pas,» répondit le jeune garçon.

Et ils continuèrent d'avancer.

Enfin au delà d'une magnifique pelouse d'un vert tendre, entre deux
massifs de haute futaie, se découvrit le château de Rochemoussue.

«Les prairies et les bois, dit César à Aimée, je croyais les
reconnaître; mais ce château, je ne l'ai jamais vu.»

On n'était encore que dans la première quinzaine de mai, seulement le
printemps était si beau cette année-là qu'on eût dit que le climat de
l'Italie était devenu celui de la France.

«Voilà, dit Sabin à mes amis en leur montrant le château (une imposante
construction édifiée dans le style du dix-septième siècle), voilà où
désormais vous passerez votre vie dans la paix et l'abondance!»

On côtoyait de magnifiques potagers et des jardins qui n'étaient séparés
de la route que par un large fossé. Nos aventuriers pouvaient tout
à l'aise admirer les serres monumentales, toutes grandes ouvertes au
soleil de mai, et exposant aux regards des promeneurs, les nuances
vives, tendres ou riches de ces rhododendrons célèbres, de ces azalées
merveilleuses qui tous les ans remportaient le prix au concours
d'horticulture. Ils pouvaient encore admirer la savante disposition des
serres-chaudes où étaient cultivées des primeurs devenues des types dans
le monde horticole, puis une melonnière unique au monde pour la saveur
et la variété de ses espèces. Mais ce qui ravissait surtout mes amis,
dont les goûts étaient encore simples, c'était trois petits chalets, à
toiture de chaume et aux murs recouverts de lierre, disséminés dans les
jardins et sans doute destinés à loger les jardiniers.

«Que je voudrais demeurer là! disait Aimée.

--Peuh! faisait Sabin avec ce dédain des petites choses qui lui était
particulier, c'est malsain au possible.... sans compter les autres
désagréments. Les lézards y font leur nid, c'est infesté de souris et
les rats s'y promènent comme des gens qui sont chez eux.

--Du moment que les rats s'y promènent.... C'est égal, je voudrais bien
avoir une petite maison comme cela.»

Sabin entra chez le concierge du château, et demanda M. Prosper, un
valet de pied attaché au service de M. Maxime de Rochemoussue, le plus
jeune fils du prince, un enfant qui n'avait encore que cinq ans et demi.

Nos amis avaient cru que Sabin s'adresserait au prince lui-même. Ils
furent quelque peu déçus, mais ils se consolèrent promptement en
voyant arriver M. Prosper qui était un fort beau garçon et représentait
énormément avec son habit bleu de roi, sa culotte courte, ses superbes
mollets et ses souliers à boucles.

Sabin, qui avait connu M. Prosper au temps où le jeune domestique
n'était encore qu'un petit paysan du Berry, lui dit quelques mots à voix
basse. Le valet de chambre s'absenta, mais revint presque aussitôt.

«Vous pouvez demeurer ici jusqu'à demain,» leur dit-il.

Alors tous trois entrèrent suivis de Balthasar que tant de grandeur
n'embarrassait point.

Il était cinq heures; la nouvelle que des saltimbanques étaient
au château pénétra jusqu'au salon, et bientôt on vint chercher nos
aventuriers de la part du prince et de la princesse, qui voulaient,
puisque l'occasion s'en présentait, donner le spectacle à leurs enfants.

Sabin suivit M. Prosper avec l'aplomb d'un mérite qui ne s'ignore pas;
ce que voyant César et Aimée, ils suivirent Sabin, et Balthasar suivit
tout le monde.

Le prince et la princesse, entourés de leurs enfants, étaient au jardin
sous un immense platane qui les protégeait de son ombre, sans leur
dérober la vue splendide de la vallée de la Seine qui se déroulait
devant eux.

[Illustration: Le prince et la princesse, entourés de leurs enfants,
étaient au jardin.]

Sabin avait tant parlé du prince et de la princesse de Rochemoussue, il
les avait tant exaltés que mes amis s'attendaient à voir des personnages
de taille surhumaine, ou, tout au moins, autrement faits que les autres
mortels, et ils ne laissaient pas que d'être troublés. Mais ils ne
tardèrent point à se rassurer; le prince et la princesse ressemblaient à
tout le monde, et avaient été taillés sur le patron banal qu'ont fourni
au genre humain tout entier Adam et Ève nos premiers parents. Ils
paraissaient peut-être meilleurs ou plus intelligents que bien d'autres;
mais cela tenait évidemment aux qualités intérieures et toutes morales
dont ils étaient doués, et à l'éducation qu'ils avaient reçue.

La princesse était une gracieuse petite femme à la physionomie douce
et fine. Elle était jolie, mais elle avait dû l'être encore davantage,
autrefois, dans le temps, lorsqu'elle était toute jeune; seulement,
comme mes amis ne l'avaient pas connue dans ce temps-là, ils la
trouvaient charmante. Ils n'avaient jamais rien vu, du reste, de
gracieux et d'encourageant comme son sourire, ni rien entendu d'émouvant
comme le son de sa voix; elle avait l'air de parler du coeur, et son
regard, si tendre et si pénétrant, semblait dire aux pauvres gens:
«Rassurez-vous, ayez confiance; je vous comprends, moi, et je sais ce
qu'il vous faut!» Elle était vraiment l'incarnation de la bonté et de la
charité.

Certes, il y avait loin de cette douce princesse, qui savait si bien
se mettre à la portée de tous, des riches comme des pauvres, à ces
altières, hautaines et impertinentes créatures qu'on a si longtemps
représentées comme les types les plus achevés de la noblesse. Mais à
votre sens, mes petits lecteurs, ne valait-elle pas mieux?

Le prince était un homme de cinquante-cinq ans, environ, mais qui n'en
paraissait pas beaucoup plus de quarante-cinq; il avait la tournure et
la physionomie d'un militaire, quoiqu'il n'eût jamais fait partie de
l'armée. Mais sous des dehors brusques, il cachait un coeur droit
et juste, et sa parole, bien que brève, n'était jamais ni dure ni
blessante. Il semblait, au contraire, que sa brusquerie n'eût d'autre
objet que de dissimuler ses bonnes actions. Ainsi, par exemple,
lorsqu'on lui rapportait que de pauvres gens allaient être expropriés
faute d'argent pour payer le loyer d'une misérable chaumière, il
ordonnait à son intendant de payer pour eux du même ton dont il eût
ordonné de les fusiller. Si un obligé dans sa reconnaissance venait le
trouver pour le remercier et protester de son dévouement, il lui disait:
«Qu'on ne m'ennuie plus de ces choses-là.»

C'était un travers sans doute, mais un tout petit travers.... Et quand
on pense combien il serait aisé aux princes d'avoir de gros défauts, on
est bien près de leur souhaiter beaucoup de travers comme celui-là.

Dès qu'il eut appris l'arrivée au château de nos trois aventuriers,
le prince avait dit, toujours sur le même ton: «Qu'on me les amène de
suite!» et tout naturellement on s'était empressé d'obéir.

Nous devons, pour être juste, avouer qu'il imposait énormément à nos
amis. Tout dans sa personne, sa grosse et rude moustache, ses favoris
épais, ses cheveux taillés en brosse et la mobilité de son oeil vif et
clair les embarrassait outre mesure. Aussi pendant que Sabin, excité
par le haut rang de ses spectateurs, se livrait aux inspirations de son
génie, reportaient-ils de préférence sur la princesse leur regard timide
et curieux.

M. et Mme de Rochemoussue, comme nous l'avons dit, étaient entourés de
leurs enfants: un grand et beau garçon de dix-huit ans qu'on appelait
Ludovic, une charmante fille de seize ans nommée Luce, une autre de dix,
appelée Marthe, et le petit Maxime qui n'avait encore, comme vous savez,
que cinq ans et demi.

Tous les quatre prirent un plaisir très-vif au spectacle improvisé que
leur donnaient Sabin et Balthasar, qui, lui aussi, se surpassa. Le brave
caniche fut bien récompensé par ces beaux enfants du plaisir qu'il leur
avait procuré, car ils le comblèrent de caresses et de bonbons, et
ne dédaignèrent point de passer leurs mains fines et blanches dans sa
toison peu soignée. Jamais Balthasar ne s'était trouvé à pareille fête,
et il se montrait fort sensible à l'honneur qu'on lui faisait. Cependant
il sut y répondre fort dignement et il n'eut point, tant s'en faut,
la mine plate et impudente que prit Sabin pour recevoir les vingt-cinq
francs dont le prince crut devoir payer leur savoir-faire et leur
habileté.

Vingt-cinq francs! c'était une somme fabuleuse dans le ménage des trois
aventuriers. Sabin était comme fou de joie, et mes amis pensaient
que leur fortune était faite. Tous trois, sur la recommandation de
la princesse, se rendirent à l'office où le maître d'hôtel leur donna
quelques friandises afin qu'ils pussent, sans trop souffrir de la
faim, attendre le dîner, qui n'avait lieu qu'à huit heures pour les
domestiques.

Après une collation comme ils ne soupçonnaient même pas qu'on en pût
faire, ils montèrent, toujours accompagnés de M. Prosper, à leurs
chambres respectives, situées sous les combles du château. Là, César et
Aimée trouvèrent chacun un costume complet qui leur était donné par
la princesse. Tout y était, depuis les souliers jusqu'au bonnet. Ils
s'empressèrent, sur l'invitation de M. Prosper, de quitter leurs vieux
habits et de mettre les neufs; puis ils redescendirent à l'office où
tous deux firent assez bonne figure, l'un avec sa blouse de retors
coquettement serrée sur les hanches par une large ceinture de cuir,
l'autre avec sa robe, et son tablier de cotonnade, ses souliers lacés,
son châle noué en sautoir et son petit bonnet de soie noire, derrière
le bavolet duquel ses cheveux bien peignés et bien brossés frisaient
en queue de canard. Sabin les examinait de la tête aux pieds, et, les
prenant par la main, les faisait tourner à droite, tourner à gauche, et
affectait de ne les point reconnaître. Cela les amusait, et ils riaient
de bon coeur.

Ils pensaient bien, du reste, que si la princesse leur avait donné tant
de belles choses, c'était parce que Sabin lui avait dit ou fait dire un
mot en leur faveur. Mais c'est égal, ils avaient remarqué qu'il était
moins lié avec le prince qu'il n'avait toujours prétendu.

Après dîner, le prince, la princesse et leurs enfants, accompagnés des
précepteurs et des institutrices, montèrent dans de belles voitures pour
se rendre chez un autre prince du voisinage, où l'on devait danser
et jouer des charades une partie de la nuit. Ce fut alors au tour des
domestiques de se mettre à table. Ils étaient là plus de vingt!...
C'était jour de gala; on profitait de l'absence du prince pour fêter
tranquillement à ses dépens l'anniversaire de l'un d'entre eux. On avait
dressé un couvert splendide: les fleurs, l'argenterie et les cristaux
étincelaient sur la table au feu d'une profusion de bougies. Le
maître-d'hôtel d'un côté, et la femme de charge de l'autre, occupaient
les places d'honneur; les autres convives venaient à la suite, chacun
selon son âge ou le rang qu'il croyait tenir dans la maison. Aux deux
extrémités étaient placés Sabin et le dernier des marmitons, puis César
et Aimée.

Les hommes avaient quitté la livrée pour prendre l'habit noir, et les
dames étaient en robes de soie. Cela présentait vraiment un joli coup
d'oeil. Par exemple, les vins manquaient, non par la quantité, mais
par la variété, et les convives, chose désolante, n'avaient pas plus
de trois verres devant leur assiette. Pourtant la cave du prince
était célèbre, mais le sommelier, un ancien militaire, un homme sans
_éducation_, un rustre enfin, ne faisait point partie de la domesticité.
Il était incorruptible et n'entendait point raillerie sur la question de
probité. Il avait donc fallu se contenter du bourgogne ordinaire et
du madère de cuisine. Quelques bouteilles de champagne, adroitement
dérobées dans la bagarre d'une grande soirée, complétèrent le festin.
C'était peu!... mais tant de gens sont encore obligés de se contenter à
moins!...

Il fallait entendre tout ce monde singeant maladroitement ses maîtres;
les femmes minaudant, et les hommes jouant aux gentlemen!

On disait princesse à la femme de chambre de Mme de Rochemoussue, et
prince au valet de chambre de monsieur! Comme le jeune Ludovic portait
le titre de comte de Montgeron, son domestique se faisait appeler
Montgeron tout court. «Mon cher Montgeron, lui disait-on, goûtez donc
de ces conserves d'ananas.» Deux invités, qui servaient dans un
château voisin, avaient pris le titre de marquis et marquise du Breuil.
«Marquise, disaient les dames, vos yeux sont ravissants; vous êtes ce
soir tout à fait en beauté!»

Mais au dessert, grâce au cliquot du prince, le naturel reparut, les
langues s'aiguisèrent, et nos amis apprirent en moins d'une demi-heure
les secrets le plus intimes de la famille de Rochemoussue. On raconta
avec beaucoup de malice et de sous-entendus, comme pour donner à penser
que ce n'était pas tout, que le prince avait trois fausses dents, que la
princesse portait de faux cheveux, que M. Ludovic était myope, que Mlle
Luce avait une jambe de travers, que Mlle Marthe serait bossue et que le
petit Maxime deviendrait épileptique. On sut aussi que M. le marquis de
Breuil était un sot, un bellâtre qui se teignait les moustaches et les
favoris, et la marquise une fine mouche qui le faisait tourner comme le
vent un coq de clocher.

Puis on s'égaya aux dépens de la principauté de Rochemoussue,
principauté de fraîche date, achetée à Rome par le père du prince
actuel, un financier peu scrupuleux, qui était censé l'avoir obtenue
en reconnaissance de services rendus au gouvernement pontifical; et on
affirma que la princesse n'avait point tant sujet de faire la sucrée,
puisque son grand-père avait tout bonnement gagné son immense fortune en
faisant fabriquer des tissus à Mulhouse.

Nous devons ajouter que le prince, la princesse et toutes les personnes
de leur monde le plus intime étaient désignés par des surnoms: l'un,
qui était fort et trapu, était appelé le taureau; l'autre, qui avait
les jambes trop longues, le lévrier. Mais, plus généralement, le noms
étaient pris dans la mythologie: il y avait Jupiter, Mars, Bacchus, puis
Junon, Diane, Vénus, Proserpine, etc., etc.

[Illustration: Elle chanta avec un brio renversant.]

A dix heures, on décida qu'il serait tout à fait charmant de finir la
soirée par un bal et un peu de musique. Prosper jouait délicieusement du
violon. Annette chantait agréablement, et Jean touchait passablement du
piano. On monta au salon qui servait de salle d'étude aux enfants. M.
Jean se mit au piano et Mlle Annette charma d'abord la société par deux
ou trois innocentes chansonnettes, puis elle aborda la grande musique et
chanta avec un brio renversant un morceau du _Prophète_, que Mlle Luce
apprenait depuis quelque temps et dont elle n'était pas encore parvenue
à vaincre toutes les difficultés. M. Prosper, un ténor élégant et joli
garçon comme tous les ténors, après s'être un peu fait prier, consentit
à chanter, en s'accompagnant avec son violon, cet air fameux et
difficile: _O Richard, ô mon roi!_... que M. Ludovic répétait sans trop
de succès depuis plus de six mois.... C'était tout bonnement divin!

On s'arracha à ces délices pour se livrer au plaisir de la danse. Les
dames, ayant jugé à propos de changer de toilette, avaient emprunté à
la garde-robe de leurs maîtresses des robes de tulle de la plus grande
fraîcheur et sortant des ateliers d'une faiseuse célèbre. C'était
simple, mais de bon goût. Avec cela, une fleur, un ruban, un rien dans
les cheveux, et l'on n'avait pas la tournure de tout le monde!

César et Aimée, relégués dans un coin sur un canapé pendant que Sabin,
faisant sa partie dans l'orchestre, jouait du fifre avec une ardeur de
possédé, admiraient toutes ces merveilles et pensaient de bonne foi,
tant leurs idées étaient confuses et embrouillées, que dans les maisons
où il n'y a rien à faire ce sont les domestiques qui sont les maîtres.

Enfin cette société de singes se sépara et mes amis furent reconduits à
leurs chambres, de jolies chambres meublées chacune d'un lit de fer, de
deux chaises, d'un lavabo et d'un miroir. C'était du luxe, mais hélas!
c'était aussi la première fois que les pauvres enfants couchaient dans
des chambres différentes! et eux qui dormaient si bien sur la paille
pourvu qu'ils y fussent côte à côte, purent à peine fermer l'oeil sur
ces matelas confortables et dans ces draps blancs et parfumés à l'iris.
Il faut bien le dire, du reste, ils avaient encore la tête pleine du
bal et de la musique; puis ils avaient bu du punch et cela les agitait.
Sabin, plus habitué à supporter les plaisirs du monde, était monté à sa
chambre gris comme deux Polonais, et cependant on l'entendait ronfler à
travers la cloison.




CHAPITRE XIII.

Mes amis font une rencontre aussi heureuse qu'inattendue.


En mai, le soleil se lève de grand matin; il était cinq heures à peine
et déjà il faisait grand jour. César et Aimée, ne parvenant pas à
goûter un sommeil paisible, résolurent de s'habiller, puis de faire
en compagnie de Balthasar une promenade dans ce beau parc dont on
découvrait une partie de leurs fenêtres. Ils pensaient qu'il n'y
avait pas de mal à prendre, pour ainsi dire, possession de ces lieux
privilégiés où ils comptaient bien passer leur vie désormais.... Certes,
ils étaient ravis de courir dans ces allées si soigneusement entretenues
qu'il eût fallu avoir recours à une loupe pour y découvrir un brin
d'herbe, de s'enfoncer sous ces futaies si hautes et si épaisses que le
jour y pénétrait à peine, d'admirer les magnifiques saules pleureurs
qui baignaient, avec une grâce remplie de tristesse et de nonchalance,
l'extrémité de leurs branches dans l'eau transparente des lacs. Oui,
ils trouvèrent bon de se reposer sur le gazon à l'ombre des marronniers
d'Inde ou des gigantesques platanes.... Mais on s'habitue si vite aux
grandeurs!... Ils avaient parcouru dans tous les sens cet admirable
domaine, auprès duquel le paradis terrestre n'eût semblé qu'un marécage
inculte, et joué dans des allées bordées de rosiers trois fois hauts
comme leurs petites personnes, d'ébéniers dont les grappes leur
retombaient sur la tête et de toutes sortes d'arbustes aux fleurs
éclatantes et parfumées.

Eh bien! mes petits lecteurs, vous me croirez si vous voulez, en moins
de trois heures, ils s'étaient familiarisés avec toutes ces merveilles,
qui déjà ne leur semblaient point de trop pour eux, et ils pensaient
bien qu'ils pourraient en jouir largement lorsque César serait groom
dans cette maison, où, comme ils avaient pu s'en assurer la veille,
il n'y avait rien à faire qu'à s'amuser. Quant à Balthasar, toutes ces
choses lui étaient indifférentes, et à tous moments il témoignait son
impatience par des allées et des venues, des aboiements et des caresses
auxquels César et Aimée ne comprenaient rien. Enfin on se trouva en
présence d'une grille ouverte et il put sortir; force fut bien à mes
amis de le suivre. Il courait, il courait, sans se soucier de la fatigue
qu'il imposait aux jambes de ses maîtres, et en moins d'un quart d'heure
on se trouva sur la route de Rochemoussue à Fontainebleau. De loin
César et Aimée voyaient que le caniche caressait un homme, et cela les
intriguait prodigieusement, car Balthasar n'était point d'un naturel
familier. Ils hâtèrent le pas. Mais jugez, mes petits lecteurs, quelle
fut leur surprise lorsqu'ils reconnurent le père Antoine!... le père
Antoine? Comment cela se faisait-il? Lui qui devait être dans son pays,
pourquoi nos amis le rencontraient-ils comme cela, à l'improviste,
sur la route de Rochemoussue? Leur imagination était aux champs. Bien
souvent le sort se plaît à nous jouer de ces surprises qui ressemblent
à des coups de théâtre et nous déconcertent tant elles sont inattendues.
On se demande comment cela s'est fait et on n'est pas loin de supposer
que des créatures d'un autre ordre, des génies, des esprits, se mêlent à
notre insu de notre destinée et gouvernent nos affaires, les emmêlant
et les débrouillant à leur fantaisie, sans prendre seulement la peine de
nous demander si cela nous plaît. Il ne s'en faut alors de presque rien
qu'on prenne pour des êtres réels les créatures charmantes qui peuplent
les contes de fées. Mais César et Aimée, qui ne savaient point lire,
ne connaissaient point de féeries.... C'est égal! je ne suis pas
très-éloigné de croire que s'ils avaient été en état de supposer que des
fées et des génies pussent se mêler de leurs affaires, ils auraient, en
cette circonstance, trouvé leur intervention rien moins qu'agréable.

«Ah çà, dit le père Antoine, qui vous a amenés par ici, et que diable y
faites-vous?»

Ils racontèrent leur histoire et dirent consciencieusement, parce
qu'ils ne savaient point mentir, ce qui leur était arrivé depuis trois
semaines. Mais à partir du moment où ils avaient rencontré Sabin, le
brave homme ne cessa de hocher la tête à tout ce qu'ils disaient. On
voyait bien que cette odyssée n'était point de son goût.

«Et maintenant qu'allez-vous devenir? demanda le brave homme.

--Sabin va nous faire placer domestiques au château de Rochemoussue.
C'est une grande maison, et où il n'y a rien à faire, dit naïvement
Aimée.

--Domestiques, fit le bonhomme en hochant toujours la tête... soit!...
si cela vous convient; servir ses semblables est un métier aussi
honorable qu'un autre.... lorsqu'il est exercé honorablement. Ne
sommes-nous pas tous, d'ailleurs, les serviteurs les uns des autres en
ce bas monde?

[Illustration: Ils reconnurent le père Antoine.]

Faire rôtir des marrons pour le public ou pour un particulier, n'est-ce
pas toujours faire rôtir des marrons? L'essentiel est que les marrons
soient rôtis à point.... Moi, il me semble que si je m'étais mis en
condition, j'aurais pu faire un brave et honnête serviteur. Après cela,
peut-être que je m'abuse.... et que c'est plus difficile que je ne
pense. Mais l'idée ne m'en serait jamais venue.... Ce n'est pas que
je sois plus fier qu'un autre, oh! non!... Seulement je n'y ai point
pensé.... Sois donc domestique puisque ça te plaît, mon garçon. Mais
entendons-nous; sois-le dans une maison où il y ait de l'ouvrage, et
non où il n'y ait rien à faire. Il faut avoir du coeur, mon bonhomme,
et gagner le pain qui te fera vivre. Quoi donc! est-ce que le travail
te ferait peur?... On me dira que ceux qu'on paye pour ne rien faire
gagnent leur argent en ne faisant rien. Cela les regarde.... et aussi
les bourgeois qui les prennent à leur service. Mais, c'est égal,
vois-tu, parader derrière un carrosse ou fainéanter toute la journée
dans une antichambre en disant du mal de ses maîtres, ça ne peut pas
être un bon état. Tiens, César, veux-tu te mettre en condition et en
même temps devenir un homme, apprends l'état de jardinier. Si ton ami
Sabin a quelque influence dans la maison, qu'il t'y fasse entrer comme
aide-jardinier. Pour commencer tu ne gagneras que ta nourriture, mais
bientôt on te donnera des appointements, et un jour tu pourras occuper
une place de maître jardinier. Mais pour cela il faut être intelligent
et travailleur.... Tâte-toi. Allons, te sens-tu capable de cela?...
Domestique dans une maison où il n'y a rien à faire. N'est-ce pas une
honte d'avoir songé à prendre un pareil métier!... Allons, va retrouver
Sabin et ramène-le ici; je veux causer avec ce garçon-là et voir un peu
ce qu'il est.»

César et Aimée retournèrent au château et gravirent assez piteusement
les trois étages qui conduisaient à leurs mansardes. Celle de Sabin
était vide!... Ils cherchèrent partout le fameux sac; point de sac!...
tout avait disparu. Ils descendirent à l'office, et demandèrent des
nouvelles de leur camarade; on ne l'avait point vu. Le coeur serré par
un pressentiment pénible, ils revinrent près d'Antoine qui les attendait
sur la route.

«Et Sabin, demanda le brave homme.

--On ne sait ce qu'il est devenu.

--Ah! on ne sait ce qu'il est devenu! Eh bien, je vais vous le dire,
moi, ce qu'il est devenu. Il est parti avec les vingt-cinq francs dont
la moitié vous appartenait à cause de Balthasar, et, d'après le portrait
que vous m'en faites, ce doit être l'espèce de vaurien qui est passé
près de moi il n'y a pas plus d'une heure et demie, comme j'étais assis
sur la route.... Vous voilà bien! maintenant, vos places s'en vont à
vau-l'eau!... Ce n'est, ma foi, pas malheureux; il vous fallait une
bonne leçon, vous en aviez besoin, vraiment.... Je me demande comment
vous avez pu croire qu'un semblable garnement avait du crédit auprès
d'un homme comme le prince de Rochemoussue, et comment vous n'avez pas
vu tout de suite qu'il n'était qu'un mauvais sujet et un voleur....
Il était temps qu'il vous quittât, car vous alliez devenir deux petits
fainéants comme lui.... Ah çà, qu'est-ce qui vous fait pleurer?

--Nous n'avons plus d'argent!

--Voilà-t-il pas une belle affaire! On dirait vraiment que c'est la
première fois que cela vous arrive!

--Les gendarmes vont nous arrêter et nous reconduire chez Joseph.

--Écoutez, ça dépend de vous; si vous voulez travailler, suivez-moi et
vous n'entendrez jamais parler de Joseph. Sinon, je vous abandonne,
et, ma foi! je ne sais pas ce qu'il adviendra de vous. Allons,
choisissez....

--Nous voulons travailler, s'empressèrent de dire les deux enfants.

--Alors partons. Seulement ne marchez pas trop vite parce que je viens
de faire une maladie; et mes jambes ne sont pas encore bien solides.»

Les pauvres enfants s'empressèrent auprès d'Antoine, et lui demandèrent
ce qu'il avait eu.

«Oh! presque rien, répondit le brave homme; un refroidissement, une
fluxion de poitrine, je ne sais pas au juste comment le médecin appelle
ça. J'avais fait un détour pour voir un ami à moi qui demeure près
d'ici. Je ne m'étais jusqu'alors ressenti de rien; mais chez lui je me
sens pris tout à coup de frissons, de fièvre.... et j'y suis resté près
de trois semaines; à présent ça va mieux, je me rendais tout doucement
à la gare lorsque vous m'avez rencontré; car maintenant il faut que je
prenne le chemin de fer, je ne suis pas assez fort pour retourner à pied
au pays.... Bast! il ne faut plus parler de cela; le bon Dieu qui sait
bien mieux que nous comment il faut conduire nos affaires, voulait sans
doute que je me trouvasse par ici en même temps que vous autres pour
venir à votre secours et vous aider à sortir d'un mauvais chemin....»

Après une heure de marche on était en pleine forêt, César était devenu
songeur, et Balthasar humait l'air en poussant de petits cris de joie,
puis il s'en allait flairer les arbres et se roulait dans l'herbe avec
une sorte de frénésie.

«Est-ce que ça te déplaît de venir avec moi, César? demanda le père
Antoine.

--Oh non! répondit l'enfant.

--N'aimerais-tu point la forêt? craindrais-tu d'y avoir peur?

--Peur!... Non, pour ça, je n'y ai point peur; il me semble, au
contraire, que j'y ai vécu et que je la connais.

--A la bonne heure!»




CHAPITRE XIV.

Mes amis chez le père Jean.


On atteignit un endroit où le taillis avait été coupé l'année
précédente. Le bois de corde et la corps des gros arbres étaient
enlevés, mais il restait encore des bourrées empilées sur la lisière
des chemins d'exploitation, et de gros tas de bois à charbon qu'on
apercevait au milieu des jeunes pousses. Il était bientôt midi, l'air
était lourd, le soleil brûlant et la chaleur devenait accablante dans
ces sables dépourvus d'ombrage. Aimée ne pouvait plus avancer.

«Nous y voilà, lui disait le père Antoine. Allons, encore un effort!»

Et il montrait aux enfants une épaisse fumée qui s'échappait d'une
clairière à cinquante pas de là.

Enfin on arriva et nos amis se trouvèrent en présence d'un homme qui,
assis sur le gazon, mangeait tranquillement son pain en regardant
brûler le fourneau qu'il venait d'allumer. Au premier abord les enfants
pensèrent que c'était un nègre.

«C'est mon ami Jean, leur dit le père Antoine, un compatriote à moi qui
est venu s'établir charbonnier par ici.»

Jean détourna la tête et reconnut son ami.

«C'est encore moi, dit celui-ci.

--Il n'y a pas de reproche, fit Jean en lui tendant sa main noire.

--Je le sais!

--Ça ne va pas?

--Pas bien fort.... Mais ce n'est pas là ce qui me ramène; je viens te
demander un service?

--Parle?

--Voici deux petits.... c'est malheureux comme les pierres,... la
misère, quoi!... Mais c'est bon; je les connais depuis longtemps, j'en
réponds. Ils étaient exploités par un misérable; ils se sont échappés.
Comment? ils te le diront.... Enfin, les voilà.... Si je les abandonne
sur les grands chemins, on les ramasse et on les envoie l'un d'un côté,
l'autre d'un autre, dans quelque maison de correction.... Faut pas
laisser faire ça, ce serait les perdre; prends-les avec toi.... à eux
deux ils valent bien le garçon qui t'a quitté.... Ils travailleront et
tu les nourriras.... tu trouveras une petite place pour les loger....
Enfin tu feras pour le mieux. Il est bien possible que l'état ne leur
plaise pas; s'ils trouvent mieux, ils le prendront. Fais comme s'ils
t'appartenaient.

[Illustration: «C'est mon ami Jean,» leur dit le père Antoine.]

--C'est bien, dit Jean avec gravité, il sera fait comme tu désires.

--Merci! mon vieux.

--Bon! il n'y a pas de quoi! Ne faut-il pas s'entr'aider en ce bas
monde?

--Çà, venez ici, vous autres, dit le père Antoine en prenant les deux
enfants par la main, voilà votre maître ou plutôt votre père, car c'est
un bon et brave homme que mon ami Jean. Il faut lui obéir et bien
faire la besogne qu'il vous commandera. Dame! ce n'est pas un métier
de muscadin; avant huit jours vous serez aussi noirs que lui. Mais cela
importe peu, si vous êtes aussi honnêtes.... Sur ce, au revoir et bon
courage! S'il plaît à Dieu, je repasserai par ici au mois d'octobre.»

Le brave homme embrassa les deux enfants, serra encore une fois la main
de son ami et partit tout à fait.

Jean conduisit les deux enfants dans sa maisonnette, une espèce de hutte
en terre dans laquelle était installé son ménage de solitaire. Cela
se composait d'un lit de feuilles sèches, d'un bahut, d'un fourneau
portatif, de deux marmites en terre, de quelques assiettes, d'une
demi-douzaine de cuillers et fourchettes en étain et d'une cruche en
grès pour aller puiser de l'eau à la fontaine.

«Voici ma demeure, dit-il à mes amis. Dame! ce n'est pas beau!... Mais
on y est bien tout de même.... Toi, petite, comment t'appelles-tu?

--Aimée.

--Toi, petite Aimée, tu seras notre ménagère; je ne veux pas que tu
touches au charbon. A nous deux, ton frère et moi, nous suffirons à la
besogne.... Vois-tu, tu gouverneras la maison, tu tremperas la soupe,
tu feras la lessive, tu raccommoderas notre linge. Ce sera bientôt fait,
va, sois tranquille: il n'y en a pas beaucoup. Sais-tu coudre?

--Non, répondit Aimée en rougissant.

--Bon! c'est pas la peine de rougir, je te montrerai, moi... puis aussi
à savonner nos hardes. Si tu as de la bonne volonté, tout ira bien.»

Jean qui avait amassé une provision de feuilles sèches à quelques pas de
sa demeure, leur en apporta suffisamment pour dresser deux lits; puis il
exigea que mes amis quittassent les beaux habits que leur avait donnés
la princesse de Rochemoussue, et reprissent les vieux que César avait
apportés sur son épaule au bout d'un bâton.

«Il faut garder cela pour les dimanches et les jours fériés, disait
Jean, on ne peut pas travailler lorsqu'on est en toilette.»

Et il avait bien raison.

Le soir, après la journée de travail, il les conduisit à Arbonne, où il
acheta un dé à coudre, des ciseaux, des aiguilles et du fil pour Aimée,
qui ne s'attendait pas à tant de générosité. Elle était reconnaissante,
et cela faisait plaisir à Jean, qui s'amusait de voir combien elle était
fière de pouvoir enfin, comme toutes les fillettes de son âge, porter
des ciseaux attachés par un ruban à la ceinture de son tablier, et
coudre ses robes s'il en était besoin.

César était toujours songeur; Balthasar galopait comme un fou dans
les rues du village, entrait dans toutes les cours et mettait le nez à
toutes les portes.

«Qu'est-ce qu'il a donc?» disait Jean.

Tout à coup il disparut; César inquiet partit devant pour le chercher,
Aimée le suivit. On entendait le caniche qui aboyait dans une cour au
fond de laquelle se trouvait une maison toute basse et toute petite dont
les deux uniques chambres avaient leurs fenêtres encore ouvertes. César
entra. Les bonnes gens soupaient.

«Qu'as-tu donc? demanda Aimée à son frère, pourquoi es-tu si pâle?»

On ne voyait point Balthasar, mais on l'entendait toujours.

«Madame, dit poliment César à la maîtresse du logis, notre chien est
dans votre jardin, voulez-vous nous permettre d'aller le chercher?

--Attendez; il faut que je vous ouvre la porte.

--Ne vous dérangez pas; nous l'ouvrirons bien.

--Si vous savez comment on s'y prend, allez.... Mais voyez donc comme
les animaux sont subtils! Il a fallu pour entrer dans le jardin, que
celui-ci montât au grenier, et qu'il en descendît par l'échelle qui est
appuyée sur la lucarne. Un homme n'aurait pas trouvé ça!»

Les enfants se rendirent au jardin. Balthasar était fourré dans une
petite loge en maçonnerie, on eut de la peine à l'en faire sortir, il
fallut l'emporter.

«Viens, dit César à Aimée, que je te montre comme il y a de belles roses
par ici.»

Et il contourna un avancement que formait le four sur le jardin. Les
roses étaient superbes en effet. C'étaient des mille-feuilles, mais
elles commençaient seulement à s'ouvrir. Mes amis, qui n'osaient en
cueillir, se contentaient d'en respirer le parfum.

«Tiens! vous saviez donc qu'il y avait là des rosiers? dit la femme qui,
ne voyant pas ressortir les enfants, était venue pour voir ce qu'ils
faisaient. Ils ont été plantés par ceux qui possédaient la maison avant
nous. De braves gens qui sont morts bien malheureusement.... Vous en
avez peut-être entendu parler?...»

César n'eut pas la force de répondre; il se sauva parce qu'il avait
envie de pleurer. Dehors, il put donner cours à ses larmes, et son coeur
fut soulagé.

«Qu'a-t-il donc, ton frère? demanda la femme à Aimée, pourquoi se
sauve-t-il comme cela?

--C'est sans doute parce qu'il ne veut pas faire attendre notre maître
qui est dans la rue.

--Votre maître? Ah! mon Dieu! est-ce que vous êtes déjà en condition?

--Oui,» répondit Aimée, en fermant la porte. Puis elle ajouta: «Je vous
remercie, madame.

--Il n'y a pas de quoi, ma petite, dit obligeamment la femme.... A une
autre fois, si l'occasion se représente.»

Aimée sortit, et trouva Jean qui questionnait César.

«Voilà ce que c'est, dit la petite fille, dans le temps que nous étions
à Paris, il rêvait toujours de la campagne, de bois, de villages, de
rochers, enfin de tout ce qu'on voit par ici, n'est-ce pas, César?...
C'est bien singulier, allez, cette petite maison et ce jardin, on eût
dit qu'il les connaissait, n'est-ce pas? dis donc, César?»

Le pauvre enfant sanglotait.

«Nous ne reviendrons plus par ici, va, calme-toi,» lui disait Jean, qui
ne savait que penser de cet accès de douleur.

On rentra tout attristé à la maison; cependant le lendemain dès le matin
César se mit courageusement à l'ouvrage, il était fort et ne s'épargnait
pas la peine. Jean l'encourageait.

Quant à Aimée elle rangeait, lavait et balayait comme une petite femme.
Jean lui avait appris comment il fallait faire, et elle s'acquittait
déjà bien de sa tâche. Puis il lui montra à coudre.

Il fallait voir le bonhomme assis sur l'herbe, les jambes croisées à la
façon des tailleurs, tenant d'une main une grosse aiguille dans laquelle
était passée une aune d'un gros fil noir.

On mettait des bouts de manches à une blouse de laine. Jean cousait en
surjet. Ce n'était pas fin, oh! non, mais cela tenait bien, car le fil
était solide.

Il disait à Aimée:

«Vois-tu bien, petite, regarde comme cela se fait: on attache un bout
de l'étoffe à sa ceinture, on tient le reste ferme et bien tendu avec sa
main gauche, de la droite on passe l'aiguille comme cela, on la tire de
l'autre côté et le point se trouve fait. Essaye un peu à ton tour, pour
voir si tu réussiras.»

[Illustration: «Essaye un peu à ton tour pour voir.»]

Aimée prenait la manche et essayait; mais elle ne réussissait pas
toujours. Pour un point qui pouvait rester, il y en avait dix qu'il
fallait défaire. Tout lui causait de l'embarras; c'était son dé qui
tombait, le fil qui se bouclait, l'aiguille qui se défilait.... Que
sais-je encore?... Puis elle prenait trop d'étoffe:

«Ne mords pas tant, petite, ne mords pas tant,» disait le brave homme.

Enfin, à chaque instant elle se piquait les doigts, mais ce n'était
qu'un menu détail, elle ne s'en plaignait point.

César, accroupi devant elle, disait:

«Pas si loin, le point sera trop grand.»

Ou bien:

«Un peu plus à droite, un peu plus à gauche.»

Il lui ramassait son dé et enfilait les aiguilles.

Après quelques leçons, Aimée était aussi forte que son maître, qui, dans
sa joie, imagina de tailler dans de vieux vêtements à lui, une blouse et
un pantalon de fatigue pour César. Il prit la peine de bâtir toutes
les coutures, Aimée fut chargée de les coudre. Elle s'en acquitta à
la satisfaction générale. Dame! vous pensez bien que les points se
laissaient voir; d'autant plus que le fil noir étant venu à manquer,
on avait été obligé d'en employer du blanc; mais Jean trouvait cela
superbe, c'était le principal, n'est-ce pas? Et puis deux jours après il
n'y paraissait plus; tout était de même couleur.

Certes, on ne menait pas une vie molle et oisive dans la hutte du
charbonnier, et le soir chacun se couchait sur son lit de feuilles
sèches, sans demander que la journée fût plus longue; mais enfin on
avait fait son devoir et on s'endormait le coeur satisfait.

Balthasar prenait un goût tout particulier à ce genre de vie. Il allait
et venait à sa guise, courant dans le bois toute la journée, mais se
trouvant toujours à la maison à l'heure des repas pour manger, et la
nuit pour monter la garde. Nos amis le laissaient faire. Il paraissait
d'ailleurs si bien connaître les chemins qu'il n'y avait pas lieu de se
préoccuper de ses absences; pourtant un soir il ne rentra pas à l'heure
ordinaire. On fut inquiet. Le lendemain César remarqua que le caniche
avait du sang au cou et des égratignures aux oreilles.

«Il se sera battu à la chasse,» dit Jean.

Et les choses en restèrent là.

Deux jours plus tard il n'était pas encore rentré à l'heure du souper;
on n'y fit point attention; on se coucha même sans l'attendre. Mais
cette fois il ne revint pas. Jean et mes amis s'en allèrent dans tous
les villages des environs pour demander si on ne l'avait point vu.

«Il est venu tous les jours de la semaine passée, leur dit la maîtresse
de la petite maison d'Arbonne. Mais, depuis deux ou trois jours, nous ne
le voyons plus.»

Il était donc perdu ou bien, qui sait, mort dans quelque fossé loin de
ceux qui l'aimaient.

Les pauvres enfants ne pouvaient se consoler de ce malheur, ils en
avaient perdu le sommeil et l'appétit et faisaient pitié à Jean qui
cherchait tous les moyens de les distraire.




CHAPITRE XV.

César et Aimée à la comédie.


Enfin on gagna le vingt-cinq mai. C'était un dimanche, et à l'occasion
de nous ne savons plus quel événement, il y avait fête à Fontainebleau.
Jean leur promit de les y conduire; on avança la besogne le samedi, et
le lendemain dès huit heures tous trois étaient prêts à partir. Il les
fit passer par les bois de Franchard afin qu'ils pussent contempler
ces gorges et ces rochers sauvages qui font l'admiration des touristes.
Aimée n'avait jamais rien soupçonné de pareil; il n'en était pas de même
de César qui se détourna pour voir la roche qui pleure et la grotte
de l'ermite. Près de la maison du garde, un nuage lui passa devant les
yeux, il chancela.

«Qu'est-ce encore? demanda Jean qui l'observait.

--Tout à coup, répondit l'enfant, il s'est présenté à mon esprit comme
une vision d'homme et de femme mutilés!... mais ce n'est plus rien.»

Tous trois cheminaient d'un bon pas; ils voulaient arriver assez
tôt pour entendre la messe. Jean, qui savait lire, portait son gros
paroissien sous le bras. Il l'ouvrit à l'église et suivit l'office avec
un recueillement admirable: se mettant à genoux, s'asseyant ou se tenant
debout selon qu'on était à l'Évangile, au Credo ou à l'Élévation.
Dans ce beau livre,--objet d'une grande admiration de la part de mes
amis,--dans ce beau livre, qui avait été imprimé à Limoges en dix-huit
cent huit, plusieurs passages étaient notés, Jean les psalmodiait
naïvement à haute voix, et sans s'inquiéter le moins du monde de la
cacophonie que cela formait avec le plain-chant romain qu'on psalmodiait
au lutrin.

Quant à mes amis, bien lavés, bien peignés, ils lui faisaient honneur
par leur gentillesse et leur bonne tenue, et se contentaient de répéter
à voix basse les prières qu'il leur avait apprises. Après la messe, on
mangea un morceau sur le pouce en se promenant dans le parc, où toute la
belle société s'était donné rendez-vous. A deux heures, on décida qu'on
irait à la comédie.

Il y avait sur la place du marché une demi-douzaine de baraques qui
faisaient rage avec leurs parades. La foule qui les regardait était
épaisse, mais Jean savait se faire de la place, et, grâce à lui, les
deux enfants se trouvèrent bientôt au premier rang. Après avoir écouté
pendant quelque temps la musique de forcenés et les sottises que les
saltimbanques débitaient au public, César et Aimée se décidèrent pour
une baraque où un individu costumé en diable, et un autre en pierrot,
jouaient du fifre et de la grosse caisse, pendant qu'une assez belle
fille en spencer de velours et en jupe de tulle, exécutait un pas de
fantaisie, qu'elle interrompait à chaque instant pour venir souffleter
le pierrot, lequel, sous prétexte de lui faire des compliments, lui
disait de malicieuses naïvetés. Nos amis, et la foule avec eux, riaient
de bon coeur de la façon comique dont le pierrot recevait le soufflet,
et des grimaces qu'il faisait en affectant d'avoir la mâchoire
disloquée. Pendant qu'ils s'amusaient aux _bagatelles_ de la porte,
Jean étudiait la toile au milieu de laquelle était représentée toute la
troupe faisant la pyramide; de chaque côté on voyait les saltimbanques
sautant par-dessus un magnifique cheval alezan brûlé, et de l'autre, la
belle fille aux soufflets dansant sur la corde. Tout à fait en haut sur
une large bande nouvellement ajoutée on lisait la réclame suivante:

«Exhibition d'un chien savant élevé et dressé par le roi d'Astrakhanie,
Mithridate soixante-quinze?» Cette inscription, qui tirait l'oeil de la
foule, donnait à penser à Jean; et sans rien dire à mes amis, le brave
homme les fit entrer les premiers dans la baraque. Ils n'avaient que
des places de seconde classe, mais cela ne faisait rien; on y était bien
tout de même, et d'ailleurs ils ne tenaient point à briller au premier
rang.

Mes amis étaient fort émus de tout ce qu'ils allaient voir, car, malgré
les descriptions merveilleuses que Sabin s'était plu jadis à leur faire,
ils ne pouvaient en avoir qu'une faible idée. Sabin, du reste, avait une
façon de raconter qui présentait mal les choses à des esprits simples et
neufs comme eux.

Enfin, le spectacle commença. Deux garçons qui n'avaient pas plus de
huit ans, firent la culbute sur une vieille couverture qui servait de
tapis; ils se prenaient par le bout du pied et se retournaient à tour de
rôle comme des sacs de son. Après ces enfants, on amena un pauvre vieux
cheval dont les reins affaissés, les jambes vacillantes, le garrot tendu
et la tête morne ne disaient que trop les fatigues. Tous les hommes de
la troupe,--ils étaient huit,--sautèrent assez lestement par-dessus en
s'aidant de la main. Puis la belle fille dansa sur la corde. Il y eut
ensuite un entr'acte pendant lequel la danseuse fit une quête.

Alors l'individu costumé en diable vint annoncer que la seconde
partie du spectacle se composait des exercices de M. Sabin, le célèbre
jongleur, qui n'avait pas encore douze ans révolus, et dépassait de cent
coudées en adresse et en habileté le célèbre Z..., du _Cirque de Paris_.
Mes amis, à l'idée de revoir leur compagnon d'aventures, se sentirent
quelque peu troublés. Le diable annonça en outre l'exhibition du chien
savant, et, pour clore le spectacle, le grrrand tableau de la pyramide!

Sabin s'avança et fit un beau salut aux spectateurs.

«Sabin, demanda Jean, n'est-ce pas ainsi que s'appelait votre voleur?

--Oui, répondit César, et c'est le même que vous voyez là.»

Sabin était véritablement habile; de plus, il possédait au suprême degré
l'art de se rendre sympathique à la foule, qu'il savait émouvoir et dont
il s'attirait l'admiration par l'aisance, la sûreté, la hardiesse et
l'ardeur qu'il mettait à ses exercices. Il était, du reste, le seul de
la bande qui fût réellement artiste. Aussi, dès qu'il se présentait,
était-il toujours bien accueilli!

Lorsqu'il eut achevé ses exercices accoutumés, on lui apporta un petit
chien dont le pelage était si singulier qu'il semblait teint.

Mais alors l'illustre Lucifer jugea convenable de faire un speech aux
spectateurs pour les préparer aux merveilles qu'ils étaient admis à
contempler.

«Mesdames et messieurs, dit-il gracieusement, le chien que nous avons
l'honneur de vous présenter ne se trouve plus qu'en Astrakhanie, un
royaume qui est situé, géographiquement parlant, entre la Chine et
l'Hindoustan. Mais ce sont là des choses que vous savez aussi bien que
moi.... si ce n'est mieux.» (Approbation du public à cette flatterie
délicate.)

César et Aimée étaient tout yeux et tout oreilles.

«Depuis des siècles, reprit Lucifer, cette race au pelage brun, tacheté
de feu, comme vous voyez, est disparue de notre vieille Europe.--Vous
pouvez, si cela vous plaît, consulter le travail qu'a fait sur ce
sujet l'illustre Cuvier, un savant français, un de nos compatriotes,
messieurs.--Cette race est donc disparue de notre vieille Europe; vous
verrez aussi dans les ouvrages de l'illustre naturaliste que je viens de
vous nommer, qu'elle est antédiluvienne. Il y est également prouvé que
les individus en sont plus intelligents que ceux de toutes les autres.
Et ce, par la raison toute simple qu'ils ont le cerveau plus développé
d'un tiers.... au moins. Regardez le crâne de celui-ci!... Du reste,
pour que vous ne conserviez aucun doute à ce sujet, monsieur Sabin (les
artistes aiment à se donner mutuellement le titre de monsieur),
monsieur Sabin aura l'honneur de faire circuler Nador dans la salle....
Maintenant, mesdames et messieurs, je dois, pour rendre hommage à la
vérité et justice à qui de droit, déclarer que ce chien a été dressé
par mon auguste maître.... et ami, le roi d'Astrakhanie, Mithridate
soixante-quinze, en personne; un grand roi, messieurs, qui aime ces
charmantes bêtes avec la même passion qu'avait jadis pour elles le roi
de France, Henri III, surnommé le dernier des Valois, à cause de son
courage et de sa valeur, comme vous savez tous.... Si je vous donne tous
ces détails, mesdames et messieurs, c'est parce que je ne voudrais pas
que vous crussiez...»

Cet imparfait du subjonctif fit bondir un titi (il y a des titis
partout) qui s'écria:

«As-tu bientôt fini de nous ennuyer avec ton chien! Avec ça qu'on ne
voit pas que c'est un caniche et que tu l'as teint toi-même!

--Puisque t'as un cuvier, cria un autre, tu feras bien de le mettre
dedans avec une forte lessive pour lui rendre sa couleur naturelle.»

A ces propos le public (le public est inconstant dans ses admirations,
hélas!), le public se mit à rire bruyamment.

Lucifer était mécontent.

«Voyons, fit le premier titi, assez de _blague_ comme ça... Ça devient
_embêtant_. Montre-nous ce qu'il sait faire, ton caniche, et passons à
autre chose!»

On rit de nouveau. Seuls mes amis étaient sérieux. Lorsqu'on se fut
calmé, Sabin présenta au chien un cerceau en papier en lui disant pour
l'encourager.

«Holà! Nador, holà!»

Mais Nador humait l'air de tous côtés et ne regardait point le cerceau.

César et Aimée étaient tout debout sur leur banc.

«Balthasar! s'écrièrent-ils en même temps, ici, Balthasar!»

Le chien s'élança, mais Sabin eut le temps de le retenir.

«Balthasar! c'est Balthasar! criaient les deux enfants; ici, ici,
Balthasar!»

Le chien mordit Sabin pour se débarrasser de lui, et d'un bond franchit
l'espace qui le séparait de mes amis.

Cela fit émeute dans la baraque. Tous les spectateurs s'étaient levés;
on criait, on gesticulait, on interpellait Lucifer et Sabin. Tout le
monde demandait des explications. Alors Jean réclama le silence d'une
voix forte, et, avec l'assurance que donne le bon droit, il dit en
montrant Lucifer et Sabin:

«Ces gens sont des misérables; ils ont volé ce chien à mes enfants
adoptifs; César et Aimée, que voilà.

--Vous en avez menti! s'écria Sabin furieux. Ce chien est à moi. Ici,
Nador!»

Mais Nador fit la sourde oreille.

«Vous voyez!» dit Jean au public.

Mais comme toujours, mes petits lecteurs, il se trouva des soutiens pour
la mauvaise cause, et les deux saltimbanques furent en un clin d'oeil
entourés de gens qui criaient:

«Prouvez, prouvez donc que ce chien est à vous?

--Oui, oui, donnez des preuves, répétaient Lucifer et Sabin, auprès de
qui toute la troupe était accourue.

--Pour preuve, dit Jean, je donne ma parole!

--Ce n'est pas une preuve, ça!...

--Comment ce n'est pas une preuve!

--Allons, allons, mon brave homme, rendez Nador à Lucifer, qui en est le
véritable propriétaire.»

La belle fille et sa mère,--une horrible vieille, ridée et
maquillée,--toutes deux le poing sur la hanche, apostrophaient Jean en
termes aussi violents que grossiers.

«Si vous ne rendez pas Nador, nous allons vous conduire au poste,
disaient les amis de Lucifer.

--Faites!» répondait Jean toujours calme.

César et Aimée tremblaient comme les feuilles des arbres pendant
l'orage.

«Faites! dites-vous? Eh bien! nous allons voir!»

Et ces individus qui n'avaient aucune raison de préférer Lucifer à Jean,
mais qui cherchaient tout simplement à donner carrière à leur
humeur batailleuse, s'apprêtaient à tomber sur le brave homme à bras
raccourcis, lorsqu'un gendarme, qu'on avait été chercher, entra dans la
baraque. Aussitôt trois enfants, deux jeunes garçons et une fillette,
coururent à sa rencontre.

«Monsieur le brigadier, dit le plus âgé, il faut que vous fassiez rendre
justice à ces enfants. Ce chien leur appartient. Ils l'avaient avec eux
lorsqu'ils étaient aux Granges, chez mon père.

--Soyez tranquille, monsieur Richard, répondit le brigadier.

--Mais vous-même, monsieur le brigadier, vous l'avez vu le jour où vous
les avez rencontrés à la ferme.

--Je ne m'en souviens pas, monsieur Richard.

--Quoi! vous ne vous en souvenez pas? Mais regardez-les donc.

--Eux, je les reconnais, mais le chien....

[Illustration: César et Aimée tremblaient.]

--Monsieur le brigadier, je vous donne ma parole, moi, qu'il est à eux!

--Bien, monsieur Richard.

--Demandez à Florentin et à Florentine, si vous doutez encore.

--Non, monsieur Richard, je ne doute pas....

--Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est, s'écriait-on autour de
Lucifer. Un gendarme qui reçoit des ordres d'un enfant? Qu'est-ce que
M. Richard vient faire ici? Nous ne connaissons pas M. Richard, nous
autres....

--Monsieur le brigadier, dit Lucifer avec le calme d'un honnête homme,
faites votre devoir; rendez-nous Nador et chassez ces imposteurs!»

A vous dire vrai, mes petits lecteurs, le brigadier était fort
embarrassé. Il ne doutait point que les saltimbanques ne fussent des
coquins, mais toutes les apparences d'honnêteté étaient pour eux.

«A bas le brigadier qui ne fait pas son devoir! cria-t-on dans la foule.

--A bas le brigadier!» répétèrent des voix nombreuses.

On ne s'imagine pas combien de gens sont heureux de crier à bas
quelqu'un ou à bas quelque chose!

En attendant, Lucifer, qui était habile et ne voulait pas avoir l'air
d'encourager les mutins, fit taire ses partisans.

«Monsieur le brigadier, dit-il poliment, croyez que personne plus
que moi ne respecte la justice et l'autorité dont vous êtes le digne
représentant. Obtenez seulement que ce brave homme et ces enfants, que
je veux bien croire victimes d'une erreur, lâchent Nador, qu'ils serrent
dans leurs bras comme s'ils voulaient l'étouffer, faites qu'ils
lui rendent sa liberté. Il va de suite revenir avec M. Sabin, et le
spectacle pourra continuer.»

Mes amis tenaient en effet Balthasar serré avec force contre leur
poitrine, et se défendaient courageusement contre les agressions des
jeunes saltimbanques qui voulaient le reprendre.

«Allons, allons, brigadier, faites votre devoir!» disait-on autour de
Lucifer.

Richard indigné vint s'asseoir avec Florentin et Florentine auprès de
César et d'Aimée pour les soutenir et les encourager.

Le brigadier, tout en imposant silence à la foule, réfléchissait à la
conduite qu'il devait tenir. Quelque chose lui disait que Lucifer
était le voleur; il avait comme un vague souvenir d'avoir rencontré ces
saltimbanques, et il cherchait quel compte ils avaient à régler avec
la justice. Mais où les avait-il vus!... A Villeneuve? Peut-être bien.
Seulement, comme il n'en était pas certain, il ne pouvait rien faire. On
n'arrête pas les gens sur de simples soupçons.

Sabin, lui, ne perdait point le temps en réflexions; il connaissait
parfaitement la vérité que cherchait le bon gendarme; mais son intérêt
n'était point de la divulguer. Il s'était approché traîtreusement des
enfants, et là, un morceau de sucre entre les dents, un autre dans
chaque main, il attendit que l'occasion se montrât propice. Elle ne
tarda point. Les plus jeunes enfants de Lucifer faisaient tout leur
possible pour battre mes amis; ceux-ci, obligés de repousser leurs
attaques, ouvrirent imprudemment les bras. Au même instant Sabin enleva
Balthasar qui, s'enlaçant après lui, se mit à lui lécher la figure et
les mains. Le pauvre animal, qui jeûnait souvent depuis qu'il était
devenu le pensionnaire de Lucifer, dévorait le sucre que Sabin avait
entre les dents. Alors le bon public, celui qui jusque-là avait soutenu
César et Aimée, tourna du côté de Lucifer, pour qui la partie était
gagnée, et aussitôt un haro s'éleva contre mes malheureux amis et contre
Jean, leur père adoptif.

«A la porte, les escrocs! criait-on de tous côtés, au poste les
voleurs!... etc., etc....

--Je n'en demande pas tant, dit le généreux et prudent Lucifer, qu'ils
s'en aillent et qu'on n'en entende plus parler.»

On les expulsa sur-le-champ de la baraque, et Jean lui-même, le brave
Jean dont la probité n'avait auparavant jamais reçu d'atteinte, dut
chercher dans la retraite un refuge contre les mauvais propos qui lui
arrivaient de toute part.

«J'espère, dit-il en sortant, que la justice prendra bientôt sa revanche
et que votre triomphe ne sera pas de longue durée.»

La représentation continua. La faim faisait faire à Balthasar des choses
qui devaient singulièrement répugner à sa conscience de chien honnête.

«C'est égal, dit un titi en sortant du spectacle, je ne suis pas encore
convaincu, moi, car ce chien n'était qu'un caniche déguisé. Et il me
semble qu'il n'est pas besoin du discernement de Salomon pour savoir où
est le bon droit dans tout ça.»

Richard, ainsi que Florentin et Florentine, incapables d'abandonner des
amis dans la défaite, avaient suivi César et Aimée, et leur proposaient,
pour les consoler, de les conduire chez Mme de Senneçay, où devait se
trouver M. Lebègue.

«Venez, disait Richard, mon père vous fera rendre Balthasar.

--Non, monsieur Richard, non, répondit Jean; vous êtes bien honnête,
mais nous ne pouvons accepter votre offre. Madame votre tante ne nous
connaît pas; aller comme cela chez elle serait lui causer de l'embarras
et peut-être du désagrément. Nous préférons retourner à la maison.
Parlez de nous à monsieur votre papa, et, s'il le désire, nous irons
le voir. Tout le monde sait que c'est un digne homme. Vous lui direz,
monsieur Richard, que nous sommes à ses ordres.»




CHAPITRE XVI.

L'histoire que raconte le vieux Cyprien. La fin de tout cela.


Et Jean emmena César et Aimée, qui fondaient en larmes. Ils
rencontrèrent sur la place quelques _anciens_ d'Arbonne qui se
préparaient à reprendre le chemin de leur village. Quand on est vieux,
on en a bientôt assez du tumulte des fêtes; le bruit, les tambours, les
spectacles, les danses, la musique, tout cela vous étourdit et ne vous
dit plus rien à l'imagination. On lui préfère cent fois le silence
des bois, qui permet à l'esprit de se recueillir; l'ombrage des
vieux arbres, où l'on est si bien pour deviser du temps passé, et la
contemplation de la campagne, qui réjouit le coeur en lui parlant sans
cesse d'avenir.

Ils arrêtèrent Jean, qui se préparait à passer outre.

«Ne voulez-vous donc point que nous fassions route ensemble, père Jean?
demandèrent-ils.

--Pour moi, répondit Jean, je ne demande pas mieux, et si cela vous
convient?...

--Venez, mon brave. Un honnête homme de plus ne gâtera pas notre
société.... Mais vous emmenez trop tôt ces pauvres enfants; ils auraient
voulu rester pour voir le feu d'artifice.... C'est sans doute ce qui les
fait pleurer.

--Non, répondit Jean; ils sont plus raisonnables que cela, Dieu
merci!... S'ils pleurent, c'est qu'ils en ont réellement sujet.»

Et il raconta, en peu de mots, leur affaire et l'histoire de Balthasar.

«Balthasar, dit un vieillard comme en cherchant dans ses souvenirs, où
donc ai-je connu un chien qui s'appelait Balthasar?»

Le désespoir de mes amis se calmait dans la société de ces braves gens,
qui les regardaient avec une attention singulière.

«Est-ce qu'ils sont à vous, ces enfants-là, père Jean, demanda l'un
d'entre eux en relevant la tête de César pour le regarder en face.

--Non.»

Et Jean dit comment ils lui étaient arrivés.

«C'est singulier tout cela.»

On continua de marcher.

«C'est étrange, reprit le même vieillard, plus je regarde ces enfants et
plus il me semble les avoir déjà vus.

--Et moi de même, dit un autre.... Mais ce n'est pas étonnant; le
garçon a dans le tour du visage un faux air de ressemblance avec ton
petit-fils.

--C'est donc cela!... Ne trouves-tu pas aussi que la fille a quelque
chose dans les traits qui rappelle ta petite-fille?... La nature est
bizarre dans ses rapprochements. S'ils étaient d'Arbonne, ce ne serait
pas étonnant; tous les habitants y sont plus ou moins parents les uns
des autres.... Mais des enfants qui sont nés on ne sait où, à l'autre
bout de la France, peut-être.»

On repassa près de Franchard. César, ému de nouveau, contint son
émotion. Pas assez cependant pour n'être pas remarqué du vieux paysan
qui l'observait.

«Pourquoi donc, mon garçon, que tu deviens si pâle? demanda-t-il;
serais-tu malade?

--Non, répondit César, je vous remercie....»

Et il partit en avant avec sa soeur pour échapper aux questions
qu'on pourrait lui faire encore, et auxquelles il était embarrassé de
répondre.

«Ah! père Jean, reprit le vieillard, je ne passe jamais ici sans être
ému par le souvenir d'un malheur dont notre famille y a été frappée....
il y a juste six ans, jour pour jour.... On était au lundi, mais c'était
le 25 de mai, comme aujourd'hui.... Étiez-vous déjà dans le pays, il y a
six ans, père Jean?

--Non, à la Saint-Pierre, il n'y aura encore que cinq ans.

--N'importe! vous avez dû en entendre parler....

«La femme était ma nièce.... C'était une toute jeune personne, puisqu'il
fallait encore aller jusqu'à la Saint-Denis pour qu'elle eût ses
vingt-quatre ans accomplis.... Son mari était plus âgé de quelques
années.... Nous les avions mariés cinq ans auparavant dans la semaine de
Pâques.... Il y a onze ans de cela; mais qu'est-ce que onze ans pour un
vieillard? Je m'en souviens comme d'aujourd'hui!...

«Son père, mon propre frère, qui était le plus jeune de sept garçons,
est mort le premier. Il a donné le signal; les autres l'ont rapidement
suivi; il ne reste plus aujourd'hui que François, mon compagnon de
route, et moi le plus âgé de tous.... Ma nièce perdit sa mère peu de
temps après. La pauvre petite devint orpheline dès son bas âge, au
moment où les soins de ses parents lui étaient le plus indispensables.
Elle nous restait donc sur les bras à sept ans avec un tout petit bien;
une maison et un jardin que vous avez pu voir à l'entrée du village du
côté de la forêt. A quatorze ans, elle savait lire, écrire et compter
mieux que pas un autre enfant de l'école. Nous lui fîmes alors apprendre
l'état de couturière, afin qu'elle pût gagner sa vie et se tirer
d'affaire sans le secours d'autrui... A dix-huit ans elle parla de se
marier; elle avait fait la connaissance d'un carrier qui lui plaisait.
Un carrier, ça ne nous convenait pas trop à nous autres.... Nous sommes
tous cultivateurs dans la famille, et nous aurions voulu lui voir
épouser un homme qui fût aussi cultivateur.... Et puis, les carriers
sont moins bien vus; ça gagne de l'argent, mais ça s'amuse.... Et
d'ailleurs ils ne tiennent pas au sol comme nous autres, dont quelques
familles ont des racines qui remontent à plus de deux cents ans dans
le pays. Ils sont changeants, et, pour un rien, une contrariété, un
caprice, transportent leur nid dans les quatre coins de la France. Je
craignais de voir un jour ma nièce partir comme cela.... Mais ça lui
plaisait, il fallut bien la laisser faire!... C'était, du reste, un bon
garçon; il se conduisait bien et la rendait heureuse.... Ils avaient
deux enfants, deux chérubins, deux petites têtes blondes; un garçon
et une fille. Enfin on pouvait croire que c'était un ménage béni d'en
haut.... Dans nos familles on est solidaire les uns des autres! on
partage les mêmes joies et on s'afflige des mêmes peines: nous étions
heureux de son bonheur, et nous avions lieu d'espérer qu'il serait
durable, lorsqu'un jour, il faisait beau comme aujourd'hui, mais c'était
dans la matinée, on vint me chercher pour me conduire dans la forêt où
ma nièce m'attendait, disait-on. Je voyais bien qu'il y avait quelque
chose; on me donnait à entendre qu'un malheur était arrivé.... Mais
lequel? Moi, je ne devinais pas. Qui aurait pu supposer cela?...
Pourtant, j'avais prié François de m'accompagner. Notre guide nous
conduisit à l'abbaye de Franchard. A la porte je vis les deux petits
enfants; ils étaient assis à l'ombre avec les enfants du garde. L'aîné,
qui avait déjà quatre ans, se tenait immobile et comme stupéfié. Il ne
pleurait pas, mais il était frappé. Mon frère et moi, nous fûmes saisis
de le voir en cet état.--«Père Cyprien, me dit mon guide, il faut
demander à Dieu de vous donner du courage.»

«Nous entrâmes. Oh! père Jean, que le bon Dieu vous préserve de voir
jamais ce que nous vîmes alors!... Ma nièce, ma pauvre nièce! une enfant
que j'avais élevée! Une jeune et belle femme tout à l'heure pleine
de vie et de santé.... Elle gisait là sur un lit de sangle, mutilée,
sanglante, les membres hachés!--Et elle vivait; le coeur n'avait pas
été atteint!... La pauvre enfant, elle poussait des cris!... Oh! ces
cris-là, ils ne me sortiront jamais de la mémoire, il me semble que je
les entendrai encore dans l'éternité. Son mari se mourait sur un autre
lit à côté d'elle.... Et elle voyait cela!... On ne peut rien imaginer
de plus affreux!... Les malheureux, on avait, sans les prévenir, mis
le feu à une roche sur laquelle ils s'étaient assis pour prendre leur
repas.... J'avais alors soixante-dix ans; dites, père Jean, n'était-ce
pas pitoyable d'être arrivé jusqu'à cet âge pour voir de telles choses!»

Comme je vous l'ai dit, mes petits lecteurs, César et Aimée marchaient
en avant; ils n'avaient donc pu entendre cette douloureuse histoire.
Mais Jean l'avait écoutée attentivement; et à l'aide de certains
rapprochements, il cherchait à convertir en certitude les soupçons qui
n'avaient cessé de le poursuivre depuis la première visite de mes amis à
Arbonne.

«Et les enfants? demanda-t-il au vieux Cyprien.

--Les enfants? Ah! voici: Le frère du mari de ma nièce, un monsieur qui
était établi marchand à Paris les emmena chez lui. C'était leur oncle et
leur plus proche parent; il en avait le droit. Il fallut, pour aider à
les élever, vendre la petite maison qui ne rapportait presque rien et en
placer l'argent sur l'État. Ce nous fut un gros crève-coeur, car c'était
la maison où nous étions tous nés et où nos parents étaient morts. Si
j'avais eu de l'argent alors, je l'aurais achetée; mais j'avais déjà
donné mon bien à mes enfants; eux, de leur côté, obligés de me faire une
rente et d'élever leur famille, avaient trop de charges pour mettre là
deux ou trois billets de mille francs. François se trouvait alors dans
une position absolument semblable à la mienne.

--Mais, reprit Jean, absorbé par ses propres pensées, vous les avez
revus depuis!

--Les enfants? Non; ce monsieur de Paris n'était pas disposé à frayer
avec de petites gens comme nous....

--Mais vous lui avez écrit pour demander de leurs nouvelles?

--Oui certes; mais jamais il ne nous a répondu. Mon gendre a même
fait le voyage de Paris exprès pour les voir; mais M. Joseph Ledoux ne
demeurait plus à l'adresse qu'il nous avait donnée.

--Et vous n'en avez plus entendu parler?

--Si.... on a fait courir des bruits sur son compte; on a dit qu'il
était ruiné, et que les enfants....

--Que les enfants?...

--Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, père Jean. Si M. Ledoux avait
été ruiné, ne nous aurait-il pas rendu nos petits-neveux?

[Illustration: Elle poussait des cris!...]

--Hum! fit Jean; on ne sait pas!...»

Le père Cyprien était visiblement inquiet. On touchait aux premières
maisons d'Arbonne.

«C'est là-bas, dit-il, que demeurait ma pauvre nièce. Mais voyez donc,
père Jean, que de monde rassemblé devant la porte! Serait-il encore
arrivé un malheur?...»

Jean hâta le pas. Comme il arrivait, il vit César et Aimée qui tenaient
Balthasar. Le brave caniche s'était enfin échappé des mains de M. Sabin
et de Lucifer. Les habitants d'Arbonne voulaient savoir d'où venait ce
singulier chien.

«C'est le caniche de ces pauvres enfants, disait la maîtresse de la
maison. Ce pauvre animal! Je ne sais qui l'a mis en cet état, mais il en
est tout honteux.

--Oui, c'est Balthasar, dit Jean. Enfin il nous est revenu!... le
voilà!... Pauvre vieil ami!... Il ne nous quittera plus maintenant.

--Balthasar? fit Cyprien. C'est ma nièce qui avait un chien de ce
nom....»

César avait pris la main de Jean et était entré dans la maison.
Surexcité outre mesure, il allait d'une pièce dans l'autre, montrant les
meubles, ouvrant les portes....

«Rien n'est changé!» dit-il enfin.

Puis il s'évanouit.

«Rien n'est changé? répéta Cyprien, qui avait suivi l'enfant. Que
veut-il dire, votre garçon, père Jean?»

En ce moment une calèche et deux cavaliers s'arrêtaient devant la
maison. C'étaient M. Richard et M. Lebègue, puis Mme de Senneçay,
accompagnée de Florentin et de Florentine.

Aussitôt, avec la rapidité de la foudre, le bruit se répandit dans le
village que les enfants de Hubert Ledoux étaient revenus à Arbonne.
En moins d'un instant toutes les maisons furent désertes, et les
vieillards, les grandes personnes, les enfants, toute la population
enfin se trouva réunie devant la maison qui avait appartenu à la nièce
du vieux Cyprien. Le village tout entier voulait adopter les orphelins.
C'était à qui les verrait le plus tôt et les embrasserait le premier. On
se racontait leurs épreuves, et on frémissait au récit de leur misère.

«Ils mendiaient sur la voie publique, s'écriait Cyprien, et nous ne
le savions pas!... Est-il possible, mon Dieu! que vous ayez permis
cela!...»

[Illustration: Lucifer et sa noble famille.]

Comme vous vous y attendez bien, mes petits lecteurs, M. Lebègue et Mme
de Senneçay, qu'ils reconnurent pour la dame à la pièce d'or, étaient
venus pour réclamer nos amis. On les consulta, ils voulaient bien
rester avec le vieux Cyprien et tous les habitants du village, mais ne
demandaient pas mieux que de suivre M. Richard, ainsi que Florentin et
Florentine. Seulement ils ne voulaient à aucun prix se séparer de Jean.
Le brave homme, qui riait et pleurait d'attendrissement derrière la
foule, se chargea de leur faire entendre raison. Il s'engagea à leur
écrire souvent, mais à condition qu'eux mêmes, lorsqu'ils seraient à
Fontainebleau chez leur protectrice, Mme de Senneçay, ils viendraient
voir leurs vieux oncles à Arbonne, et continueraient leur promenade
jusque dans la forêt du côté où lui, Jean, aurait établi ses fourneaux.

Le soir même, Lucifer et sa noble famille étaient reconnus pour les
incendiaires de Villeneuve-le-Roi, et le brigadier Poulain, que vous
avez rencontré aux Granges lorsqu'il n'était encore que simple gendarme,
avait enfin la satisfaction de les arrêter. Balthasar ne devait plus
rien avoir à craindre de Sabin désormais.

Peut-être bien, mes petits lecteurs, que vous vous demandez si César
et Aimée avaient réellement la vocation de domestiques.... _dans des
maisons où il n'y a rien à faire_? Non, rassurez-vous. M. Lebègue et
Mme de Senneçay les ont fait élever à la ferme des Granges, où la
bonne Victoire, heureuse de les voir enfin fixés près d'elle, leur a
constamment donné les soins d'une mère. L'excellente fille, pour ne
point se séparer d'eux, a renoncé à se marier. Jusqu'à ce qu'ils eussent
atteint leur quinzième année, mes amis, qui, je l'espère, sont un peu
devenus les vôtres, ont été à l'école avec Florentin et Florentine.
Ensuite M. Lebègue et M. Robert mirent tous leurs soins à faire de César
un agriculteur distingué, et Mme de Senneçay voulut achever elle-même
l'éducation d'Aimée. Elle lui a donné la raison, le bon sens élevé,
la dignité modeste qu'on voudrait rencontrer chez toutes les femmes en
général, mais plus encore, peut-être, chez celles qui sont destinées à
mener une existence laborieuse, soit aux champs, soit dans les villes.

Dernièrement un double mariage avait lieu à Orly. C'était César qui
épousait Florentine, et Aimée qui épousait Florentin. Les témoins des
époux étaient M. Lebègue et M. Robert, d'un côté, et de l'autre le
père Antoine et son ami Jean. On me disait hier que César et sa femme
allaient partir avec M. Richard pour assainir et mettre en culture une
immense propriété que M. Lebègue vient d'acheter en Sologne. Il s'agit
d'un millier d'hectares au moins; mais la tâche n'effraye ni César ni M.
Richard, qui tous deux sont actifs, intelligents et courageux.

Quant à Aimée et à Florentin, ils demeurent à Orly auprès de leurs
parents.

Parmi mes petits lecteurs, il s'en trouvera peut-être quelques-uns qui
se diront que nos héros n'ont point fait une assez grande fortune. Je
ne m'y suis pas opposée, quant à moi; seulement il n'entre point dans le
caractère de César et d'Aimée de chercher le bonheur dans la possession
des richesses ou des grandeurs. Ils ont toutes les qualités voulues pour
faire l'un et l'autre, un bon père et une bonne mère de famille ... Mais
ils ne sont encore qu'au début de la vie, et nous ne savons point ce que
la Providence leur réserve.


FIN.



TABLE.

  Chapitres.

  I.    César, Aimée et son compagnon Balthasar.
  II.   Où il est prouvé que la fortune nous arrive parfois à
l'improviste, sans être attendue, et   qu'elle s'en va non moins
        vite.
  III.  Ce que pense le père Antoine sur la manière dont on doit gagner
sa vie.
  IV.   César et Aimée devant l'église Saint Séverin.
  V.    Fuite de mes amis.
  VI.   Florentin et Florentine.
  VII.  A la ferme des Granges.
  VIII. M. Richard Lebègue. Mes amis travaillent.
  IX.   En flânant. Une nouvelle connaissance.
  X.    Monsieur Sabin et sa noble famille.--Un festin de Sardanapale.
  XI.   Sabin à Essonne. Mes amis à Chantemerle.
  XII.  Au château de Rochemoussue.
  XIII. Mes amis font une rencontre aussi heureuse que inattendue.
  XIV.  Mes amis chez le père Jean.
  XV.   César et Aimée à la comédie.
  XVI.  L'histoire que raconte le vieux Cyprien. La fin de tout cela.

FIN DE LA TABLE.








End of the Project Gutenberg EBook of Les petits vagabonds, by Jeanne Marcel

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITS VAGABONDS ***

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***