Le braconnier de la mer

By Jean Mauclère

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Title: Le braconnier de la mer


Author: Jean Mauclère

Release date: February 13, 2024 [eBook #72954]

Language: French

Original publication: Paris: Collection des romans populaires, 1923

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  COLLECTION DES ROMANS POPULAIRES--Nº 130

  Jean MAUCLÈRE

  Le Braconnier de la Mer


  PARIS, 5, RUE BAYARD




ROMANS A BON MARCHÉ

Mensuels

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Les numéros suivants sont encore en vente:

    107.--La troisième génération, par J. Dannemarie.
    108.--Soldat et paysan, par Clément d’Othe.
    109.--Le secret de Joliette, par H.-A. Dourliac.
    110.--Transplantée, par Henri Franz.
    111.--Un Mystère au village, par Pierre Gourdon.
    112.--Guillemette, par Victor d’Enserune.
    113.--Par le Creuset, par H. Martial.
    114.--Cœurs chevaleresques, par O’Neyes.
    115.--La Reverdie, par Jean Mauclère.
    116.--Un Terrien, par Gaspard de Weede.
    117.--Sur la brèche, par Jean de Belcayre.
    118.--Au pays des Soviets, par Roger des Fourniels.
    119.--Un cri dans les ténèbres, par Angel-Flory.
    120.--Le drame de Maison-Dieu, par Gouraud d’Ablancourt.
    121.--La Vierge aux ruines, par Abel Sibrès.
    122.--L’espion de la citadelle, par Marcel de Tancourt.
    123.--L’eau qui dort, par Jean Mauclère.
    124.--Forces perdues, par Edmond Coz.
    125.--L’exil de Bénédicte, par Jean de Belcayre.
    126.--La Bonne de mon Oncle, par Charles Dodeman.
    127.--Entre l’or et lui, par Clément d’Othe.
    128.--C’est la France, par H.-A. Dourliac.
    129.--L’appel du foyer, par Charles Péronnet.
    130.--Le braconnier de la mer, par Jean Mauclère.

En préparation:

    131.--Une fleur sur les ruines, par Pierre Gourdon.

5, RUE BAYARD, PARIS, ET DANS TOUTES LES GARES




Le Braconnier de la Mer




PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE PREMIER


Un éboulis granitique avançant dans la mer, en une langue effilée
terminée par un amoncellement de rochers énormes, superposés et
distincts, qu’un géant, dirait-on, se serait amusé à empiler: c’est la
pointe des Corbeaux, limitant au Sud l’île d’Yeu, ce grain détaché du
chapelet des îles bretonnes, et ancré, tout seul au large, à près de dix
milles du continent.

Certaine tradition assure que ce promontoire doit son nom à deux
corbeaux qui y auraient niché fort longtemps, et ne permettaient à aucun
animal de leur espèce d’y séjourner. Si vieux soit-il, aucun Islais ne
se peut vanter d’avoir connu ces oiseaux insociables; mais leur départ
n’a pas fait moins sauvage ce coin perdu qui reste l’un des plus désolés
de l’île. En venant du village de la Croix, tout blanc et coquet, habité
par quelques laboureurs et des pêcheurs homardiers dont les barques, au
repos, somnolent sur les grèves des anses voisines, le triangle de
terre, qui va s’amenuisant sous l’étreinte bleue de la mer, ne présente
plus que des champs dont le maigre sol est parfois crevé d’un bloc
chauve de roc, et où des vaches mélancoliques, attachées par une corne,
paissent avec application l’herbe rare. Ce n’est pas encore la mer,
devant qui la falaise oppose son mur, comme fait l’étrave d’un navire,
ce n’est déjà plus la terre, avec l’agitation de ses hommes et le chant
de ses clochers; c’est la lande, la lande aride et nue, grillée par le
soleil, brûlée par l’embrun, desséchée par les vents du large. Nulle
trace humaine ne s’y révèle, sauf une cahute informe et misérable,
verrue des guérets pelés, et qui est la demeure du braconnier de la mer.

Imaginez, à quelques centaines de mètres de la défunte enceinte du Sud,
dont le menhir central et sa cour de pierres rangées en cercle ne sont
plus qu’un semis irrégulier de brunâtres débris mégalithiques sans
forme, imaginez une étroite construction aux assises puissantes, au toit
gravement injurié par les colères de l’océan, qui mugit à cinquante pas,
en contre-bas de la falaise. Un chemin, sinuant entre deux haies de
tamaris à la fine chevelure, relie ce fruste abri à la route de
Saint-Sauveur, qui, en ce point, n’est plus qu’un mauvais chemin mangé
par l’herbe, entre des broussailles de ronces. L’endroit est rude et
âpre à souhait pour l’habitat d’un homme jouissant dans l’île d’une
réputation légitimement gagnée de merveilleux pêcheur et de farouche
mécréant.

Or, ce matin, 26 mai, un rayon de soleil, glissant par un trou de la
muraille, qui, à la rigueur, pouvait être compté comme une fenêtre, vint
éveiller Damase Valmineau sur le tas de varech bourré dans un vieux sac
qu’il appelait son lit. Le bonhomme consulta une grosse montre achetée
en 1880, l’année de la grande pêche, et dont le boîtier d’or disait
assez que le propriétaire de ce pauvre logis était un misanthrope bien
plutôt qu’un miséreux. Ayant constaté qu’il avait une heure encore avant
que de commencer sa longue journée, le pêcheur alluma sa bonne pipe et
se prit à songer,--tout comme le lièvre en son gîte.

Soixante ans qu’il allait avoir, aux prochaines marées d’équinoxe, et il
était là, tout seul, pis qu’un homard dans un trou de la côte! Tout seul
qu’il se trouvait, depuis que sa femme était trépassée du chagrin que
lui avait causé la mort de ses fils, deux beaux matelots noyés lors d’un
coup de vent de Norouet qui avait précipité au fond la barque, et le
train de pêche, et les gars... Tout seul qu’il se trouverait toujours,
puisque sa fille, la Josine, avait mal tourné, ayant délaissé la mer et
l’île pour aller épouser un métayer du continent, qu’elle avait connu
tandis qu’il faisait son service au 93e, du temps qu’il y avait encore
des pantalons rouges au fort de Pierre-Levée. Souvent, elle avait écrit,
la Josine; mais jamais, bien sûr, il n’avait ouvert ses lettres!

Quand il pensait à son sloop, avec lequel jadis il avait tant couru la
mer, le père Damase éprouvait une amère sensation d’orgueil
rétrospectif. En avait-il pris, de ces sardines au corps d’argent qu’on
empilait, par couches saupoudrées de sel, dans les panières plates!
Même, une année, un 8 mai, il avait ravi au père Mathé, un spécialiste
qui y tenait fort, la gloire de rapporter à Port-Joinville la première
sardine de l’année. Tout cela était fini,--fini comme la vie de ses
fils. Obstiné dans sa douleur, têtu dans son chagrin, qui peu à peu
s’était mué en une sourde rancune contre la mer, contre les hommes,
contre l’univers tout entier, Damase Valmineau n’était plus, il ne
voulait plus être, qu’un pêcheur langoustier bricolant dans les anses
avec son bateau-vivier, et faisant indistinctement main basse sur tous
les crustacés qu’il piégeait avec un art dont il n’était pas peu fier,
sans s’inquiéter s’ils avaient ou non la taille réglementaire. Ce pour
quoi le solitaire de la pointe des Corbeaux, admiré de quelques-uns,
évité par chacun, était connu dans l’île entière pour être le braconnier
de la mer.

--Bon sang! Qu’est-ce que je rêvasse, à cette heure? Il s’en va temps de
se lever, si je veux profiter du flot.

La pipe était vide et déjà refroidie. Valmineau fit une toilette
sommaire, dépêcha un chanteau de pain accompagné d’une poignée de
patelles, et sortit sur la lande, où courait un air jeune et vif
imprégné de marines senteurs, dont l’Islais gonfla délicieusement sa
poitrine.

Tournant le dos au phare qui avait clos son petit œil rouge devant la
splendeur du jour, Damase gagna l’anse des Corbeaux; c’était là que,
dédaignant l’abri du modeste pierré construit non loin, dans l’anse des
Vieilles, à l’usage des pêcheurs de homards, Valmineau tirait sa barque
à la pleine mer, l’amarrant à l’un des rochers qui hérissent la grève
exiguë. Le bateau attendait, noir et court, un peu plus large que les
canots sardiniers, à cause du vivier que recélaient ses flancs, et se
balançant au bout de son amarre, comme un chien qui s’agite à l’attache.
Valmineau enleva ses sabots, retroussa sa culotte, et, enjambant le
bordage, en un instant fut chez lui,--plus à son aise que dans la cabane
de la lande. Le bateau eut un frémissement d’accueil; aussitôt, le
braconnier de la mer se pencha sur son vivier. Tout y était en ordre;
les six hôtes qu’il avait laissés la veille se trouvaient là, toujours
bien vivants, et se déplaçant dans l’étroit espace à brusques secousses
de leurs queues détendues comme des ressorts. C’étaient de belles
langoustes, ou du moins ce qu’à l’île d’Yeu on appelle ainsi: des
homards noirs-bleus à grosses pattes, à pinces puissantes et
savoureuses. La véritable langouste, qui a la carapace rougeâtre et les
membres plus fins, est dénommé homard rouge ou rélangoust; en 1520,
Garcie Ferrande, capitaine à Saint-Gilles, l’appelait avec respect le
roylangoust.

--On va voir à relever les casiers, déclara le solitaire, qui à défaut
d’interlocuteurs se plaisait assez à parler tout seul. Et puis après, la
compagnie, en route pour l’hôtel!

Damase hissa la voile, saisit la barre d’une poigne solide. Avec une
prodigieuse adresse, le pêcheur dirigea son fragile esquif entre les
brisants. Laissant sur sa droite un groupe de roches cachées par la
pleine mer, mais dont une large surface d’eau battue, savonneuse,
décelait la dangereuse présence, il mit le cap sur la tour noire qui,
depuis le naufrage de l’_Ernestine_, surmonte les récifs de l’extrême
pointe. Et bientôt le bonhomme se trouva hors de la zone périlleuse, sur
l’eau verte que le gai soleil du matin irisait d’or.

Pendant une bonne heure, il releva ses casiers, allant, en quelques
bordées, de l’un à l’autre des flotteurs de liège qui dansaient sur les
lames, jouant à cache-cache derrière leurs crêtes mouvantes. Un coup de
gaffe pour crocher le filin, et la nasse se montrait, quelquefois vide,
le plus souvent habitée par un ou deux prisonniers dont les pinces
s’agitaient dans le vide, à gestes comiques et rageurs. Une belle pièce
parut ainsi, et plusieurs homardeaux guère plus gros que ces
langoustines, d’ailleurs exquises, dont la queue se croque en trois
bouchées; le braconnier de la mer les considéra avec une moue:

--Euh! grogna-t-il, vous n’êtes point gros, mes gaillards! Bast! tout
fait ventre! En route pour le chaudron!

Damase revint à l’anse, tira son canot sur le sable lisse, dur, net
comme une glace, que le jusant venait de découvrir; puis saisissant par
derrière, à la nuque, comme il disait, ses prises qui se débattaient
violemment, il les entassa dans une hotte qu’il bourra avec des paquets
de fucus. Enfin, ayant assuré sans efforts sa charge sur son dos
robuste, le pourvoyeur de l’hôtel des Étrangers se dirigea allégrement
vers Port-Joinville.

                   *       *       *       *       *

Ce même matin, un dundee faisait voile sur l’île; le fait, on s’en
doute, n’offre rien de saillant, et ne mériterait pas que nous en
informions nos lecteurs, n’était le chargement insolite de ce petit
bâtiment. Sur le pont, dans la cale, et visible par les écoutilles,
s’entassait une cargaison composée surtout de ces caisses multiformes
dans lesquelles on enferme les meubles livrés au péril d’une traversée;
des matelas arrondissaient à l’arrière leurs courbes molles, une caisse
défoncée, soigneusement arrimée à plat pont, laissait voir la glace
d’une armoire, riant au soleil, et reflétant les allées et venues du
gui, qui oscillait latéralement au gré du vent gonflant la grand’voile.
L’ensemble de ce déménagement en escapade au large était étrange et
pittoresque, combien différent de ceux qu’on voit bringueballer
lamentablement au long de nos routes!

A l’avant du dundee, là où l’eau inlassablement partagée gifle la proue
qui avance entre deux rangs de vaguelettes bordées d’écume, deux
voyageurs étaient debout, admirant la plaine vivante d’où parfois
jaillissaient, contre l’étrave, des jets écumeux, quand la houle était
plus forte ou la course plus vive. C’était un homme de cinquante-cinq
ans, peut-être, en pleine vigueur encore, qui haussait un large front
d’érudit; auprès de lui, une jeune femme d’une trentaine d’années,
grande et blonde, avec un de ces visages réguliers et calmes qui ne sont
jamais très parés des grâces de l’adolescence, mais que le temps
respecte mieux qu’il ne fait pour les traits à l’expression plus mutine.
Tous deux étaient en deuil.

Le passager déclara soudain, en laissant errer un regard pensif sur
l’eau parsemée de moirures lentement mouvantes, ocellée de reflets:

--Vois-tu, Madeleine, à cela près que je reviens dans mon île natale, et
que je n’ai malheureusement rien de monastique, je me fais penser à
saint Martin de Vertou, s’en venant, avec son ami saint Hilaire, évêque
de Poitiers, évangéliser l’antique Oïa, au temps de la domination
romaine.

--Mais, père, ils n’arrivaient pas, je pense, par Fromentine, comme
nous?

--Fromentine, à cette époque, ne devait guère exister qu’en puissance,
comme dit si volontiers mon collègue Charost, en sa qualité de
professeur de mathématiques. Mais il est probable que ces saints
personnages embarquèrent à Notre-Dame-de-Monts, puisque c’est de là que
part le pont d’Yeu.

--Ce pont de galets dont tu me parlais tout à l’heure? Je n’ai pas su le
voir...

--Parce qu’il ne se montre qu’au reflux, en temps de vives eaux; il se
découvre alors sur une longueur de trois kilomètres. La légende assure
que cette jetée est le résultat d’un défi porté par saint Martin à
Satan, et dans lequel celui-ci eut le dessous, comme il convenait.

--Ne dit-on pas aussi que dans les temps anciens cette sorte de chaussée
réunissait l’île à la terre ferme?

--Euh! On dit tant de choses!

Reprenant son idée, Madeleine poursuivait déjà:

--Ce n’est pas davantage au quai de la Tour, à Port-Joinville,
qu’atterrirent les deux pèlerins?

--Sans doute. Les premiers apôtres de l’île prirent pied au fond du
golfe alors formé par le ruisseau qui se jette dans l’anse du Moulin. Ce
fut en face de ce point que se construisit le monastère, où saint
Hilaire appela d’Irlande les moines blancs de Bangor.

Le voyageur se tut. Devant eux, l’île se rapprochait, corbeille de
fleurs posée sur l’eau calme: au vert tendre des blés se mariait
l’incarnat des champs de trèfle, et les pois offraient le pointillement
de leurs pétales neigeux. Alors le passager étendit la main et prononça
simplement, d’une voix chargée d’émotion:

--Mon pays, Madeleine.

On arrivait à l’île, ourlée, sur cette face, par les grèves blondes de
la Conche et de Ker-Châlon, et que domine le clocher de Saint-Sauveur,
dont le lanternon rond guide les marins. La mer se piquetait de voiles
claires, devant une estacade aux lignes hautes et grêles, qui, déjà très
distinctes, semblaient les longs bras d’un faucheux étendus sur l’eau
bleue. La passagère, songeuse, regardait en silence cette terre maritime
qui avait été le berceau de sa famille paternelle, et où la ramenait,
définitivement sans doute, la volonté du ciel.

                   *       *       *       *       *

En arrivant sur les quais où l’hôtel des Étrangers dresse sa façade
blanchie à la chaux, comme toutes celles de la petite ville, Damase
Valmineau connut à l’instant qu’une curiosité agitait les Islais flânant
le long du port. Le solitaire s’étonna, en déballant ses homards:

--Y a-t-il du nouveau, à ce matin?

--Six, huit, dix... répondit le garçon de l’hôtel. Eh! eh! ils ne sont
pas du gabarit, les derniers! On braconne donc toujours?

--Si vous n’en voulez point... grogna le bonhomme.

--Là, là, ne vous fâchez pas, père Damase. Histoire de parler, ce que
j’en dis. Et pour ce qui est du nouveau, c’est ce dundee qui prend les
passes, devant nous.

Le pêcheur redressa sa haute taille délivrée du poids de la hotte, et,
la main en auvent, considéra un instant le voilier parvenu devant le
musoir rouge du brise-lames.

--Faut que je vas voir ça, déclara-t-il.

Et il s’avança, indifférent au froid accueil qu’on lui faisait dans les
groupes. A son passage, les bérets se rapprochaient en des conciliabules
où il n’avait point de part, et Mortimprez, un camarade d’enfance
pourtant, fit mine de ne pas le reconnaître. Celui-là était propriétaire
et patron d’un beau sardinier; jouissant de la considération générale,
il ne voulait plus rien avoir de commun avec le braconnier de la mer.

Une mauvaise lueur durcit encore le regard du solitaire; il s’approcha
d’une vieille poissonnière, ridée, sous sa fanchon noire, comme une
pomme de l’autre année:

--Qu’est-ce que c’est, qui arrive? C’est-y l’homme aux chevaux de bois?

--Non, répondit la femme, c’est des gens du continent qui viennent
habiter dans l’île. Un déménagement, quoi!

Le dundee abordait à quai, auprès de la _Grive_, le courrier de
Fromentine, à qui ses jolies lignes de vapeur de plaisance donnaient des
airs de bibelot égaré parmi ces bateaux de pêche, frustes travailleurs
assortis à leur rude besogne. Damase se perdit dans le remous des
curieux qui affluaient; il eut la surprise d’entendre un Parisien,
debout à l’avant du dundee, interpeller un Islais:

--Hé là! Cossard, tu ne me reconnais donc pas?

L’homme se retourna, surpris:

--Pour vous dire...

--Voyons, Lemarquier! Le fils de Lemarquier, de la Meule! Tu ne te
rappelles pas notre aventure à Risque-de-Vie, où le canot a failli se
perdre, et nous avec, il y quarante années? Et toi, n’es-tu pas Legrand?
Comme tu ressembles à ton père!... On tire toujours des tourterelles,
aux passages de mai et de septembre, dans le bois de la Citadelle?

Le voyageur avait sauté à terre; autour de lui, un cercle s’était formé;
des mains se tendaient, des exclamations montaient. Et l’étranger reprit
d’une voix franche ombrée de mélancolie:

--Oui, mes amis, me voilà revenu dans notre île, et j’y finirai mes
jours. Rien ne vaut le coin natal, pour y jeter l’ancre après les
tempêtes... après celles de la vie, comme après les autres!

Avec un regard indifférent sur cet étranger qui lui était inconnu,
Valmineau passa.




CHAPITRE II


Dans le cabinet de travail de la cure, ouvert sur la paix ensoleillée
d’une grande cour que bordent les écoles libres et qu’ombragent des
vernis du Japon, l’abbé Parand s’occupait à préparer le prochain numéro
de la _Croix de l’Ile-d’Yeu_. C’était une idée touchante qu’il avait
eue, le curé doyen de l’île esseulée, en fondant cette menue feuille où
sa tendresse paternelle recueillait, deux fois par mois, tout ce qui
concernait la vie de ce petit morceau d’univers perdu au sein des flots,
et dont la direction morale lui était confiée. Aux pages composées par
une vieille dame, qu’un zèle ardent avait portée à se faire imprimeur,
éditeur, voire colporteur, on trouvait de tout: naissances, mariages et
décès, tempêtes et grandes marées, comptes rendus de ces cérémonies
mi-religieuses, mi-maritimes, si particulièrement florissantes à Yeu,
nouvelles des longs-courriers islais. Et nul ne s’étonnait d’y lire les
réflexions sur l’inconstance de la sardine ou les mœurs des langoustes,
puisque c’est de la pêche que vit la population.

--Ouvrez!

La gouvernante de M. le doyen lui tendait une carte de visite bordée de
noir; l’abbé y porta les yeux:

    Edmond LEMARQUIER
    _Professeur honoraire d’histoire au lycée d’Orléans._

Un crayon rapide avait ajouté:

    et Mlle LEMARQUIER.

--Faites entrer, ma bonne, dit le prêtre en abaissant sa barrette sur un
front que coupait une ligne de hâle.

Un instant après, les passagers du dundee pénétraient dans la pièce; M.
Lemarquier présenta avec aisance sa fille et lui-même, puis ajouta tout
aussitôt:

--Vous dirais-je, Monsieur le Curé, que je vous reconnais?

--J’en suis flatté, Monsieur; mais je me trouve à Port-Joinville depuis
dix années à peine, et j’avoue ne pas me souvenir de vous avoir jamais
rencontré.

--Mes paroles m’ont trahi: je reconnais en vous, non pas l’homme
lui-même, mais, si j’ose dire, le curé doyen de notre rocher perdu.
Monsieur l’abbé Marchand, un esprit entre tous éminent, fut jadis le
doyen de l’île d’Yeu; vous continuez à mes yeux sa haute et sainte
figure. C’en est assez pour que j’aie tenu à venir vous assurer de notre
respect, au moment où nous nous fixons définitivement dans l’île, ma
fille et moi.

L’abbé s’inclina légèrement.

--Je vais donc avoir la joie de vous compter, Monsieur, parmi mes
paroissiens?

--Oui, Monsieur le Curé; indirectement, tout au moins. Mon père, médecin
que sa profession avait beaucoup fatigué, s’était de bonne heure retiré
à la Meule, J’y fus élevé moi-même; j’y reviens après ma carrière
faite... Hélas! le nid est toujours là, mais la famille est
incomplète...

Il eut un soupir; une ombre flottait dans le sourire de Madeleine, à
l’abri de son chapeau de crêpe. Discrètement, l’abbé prononça:

--La douleur est fille du ciel...

--Mme Lemarquier, continua le professeur, nous a été enlevée après une
très longue maladie. Ma fille a refusé tous les partis qui se sont
présentés, pour l’entourer de soins dont je ne puis assez vous dire
l’intelligence et le dévouement... Si, si, mignonne, il faut que M. le
curé te connaisse... Maintenant la voici seule avec son vieux père, et
si la blessure de mon cœur se doit un peu calmer, c’est sa main qui la
pansera...

--N’avez-vous pas d’autres enfants? interrogea le prêtre.

--J’avais deux fils, Monsieur le curé. L’un est tombé pour la France
dans le bled marocain, au cours de cette période que les journaux
appelèrent, d’une formule exagérément optimiste, la pénétration
pacifique. L’autre est marié, fixé dans les mines du Nord où il est
ingénieur; il n’a plus besoin de moi. Alors, je reviens mourir sur ma
terre natale, avec mon Antigone.

--Mourir! protesta l’abbé Parand. Pas avant que je n’aie profité de vos
bonnes visites! Vous devez à Dieu des années encore de services
éclairés.

--Vous avez raison, Monsieur le curé, fit Madeleine en se forçant à
sourire. Que deviendrais-je sans ce cher père?

Le veuf secoua la tête.

--En réalité, je ne songe pas à m’enliser dans une tristesse morne et
stérile. J’arrive ici avec un grand projet.

--Vraiment?

--Je prépare depuis longtemps un volume sur les monastères du
Bas-Poitou; je veux étudier de près, et en détail, les ruines et les
souvenirs que Yeu présente dans cet ordre d’idées.

--Ah répondit l’abbé, avec une lumière dans le regard, la belle, la
grande pensée! Le monastère de saint Hilaire, plus tard celui de saint
Étienne, ont tenu une haute place dans la vie morale de l’île; seulement
leur étude vous coûtera mainte peine, Monsieur.

--Je crois qu’il n’en reste pas grand’chose, fit Madeleine.

--A peu près rien, Mademoiselle. Du moustier de saint Étienne ne
demeurent que quelques substructions envahies par les ronces et les
yèbles: quant à celui de saint Hilaire, je crois bien qu’il n’en
subsisterait à peu près que le souvenir, si M. Turbé, en défrichant une
de ses terres, sur l’emplacement de la chapelle, n’avait mis à découvert
trente-six squelettes, dont un reposait dans une auge de pierre blanche.

--Celui d’un prieur, sans doute, remarqua le professeur. Il faudra que
je voie tout cela... Pensez-vous, Monsieur le curé, que la documentation
me soit facile?

--Je crains que non. L’établissement des Bénédictins de Cluny, dont
l’essaim était placé sous la protection de saint Étienne, fut
entièrement dévoré en 1564 par le feu qui, ayant pris subitement dans
une salle, anéantit en un instant le fruit de cinq siècles et demi de
laborieux efforts; et notre plus ancien registre officiel n’est que de
1629. Pour les disciples de saint Hilaire, c’est pire encore: saccagé
par les Sarrasins au commencement du règne de Louis le Débonnaire, ce
couvent fut incendié par les Normands en 846. Et dame, dans ce
temps-là...

Une moue significative compléta la pensée du prêtre; M. Lemarquier
objecta:

--Mais il y a la charte du transfert à Noirmoutier de l’abbaye
cistercienne sise à l’îlot du Pilier, transfert exécuté par Pierre de la
Garnache, seigneur de l’Insula de Oïa, en 1206. On trouverait peut-être
quelques détails dans ce document.

--Oh! oh! fit l’abbé Parand, je vois, Monsieur, que vous êtes un
véritable archéologue, nos vieilles pierres n’ont qu’à se bien tenir!...
Et vous, Mademoiselle, seriez-vous versée également dans cette science
vénérable?

--Je seconde parfois mon père pour ses recherches, Monsieur le doyen,
c’est ma fierté et mon plaisir. Mais je compte surtout cueillir des
plantes destinées à soigner les bonnes gens de la Meule, dans des cas
très simples; j’espère aussi que M. le curé de Saint-Sauveur voudra bien
accepter le secours de ma bonne volonté pour les enfants du
catéchisme...

--La couvée n’est malheureusement pas nombreuse, Mademoiselle, une
vingtaine de petites âmes en tout; mais je m’empresse d’accepter au nom
de mon confrère votre offre si chrétienne, et je me félicite infiniment
de la précieuse recrue que nos œuvres vont trouver en vous.

L’abbé souriait, paternel; Mlle Lemarquier lui répondit par un regard où
se reflétait la candeur de son cœur pur.

Le village de la Meule--206 habitants avec les hameaux annexes--est sans
contredit le site le plus attrayant de l’île d’Yeu. Plus exactement,
c’est le seul où la nature déploie du charme et de la grâce, entre
l’aridité sévère des landes granitiques et la sauvage splendeur des
falaises battues par une mer dont la colère grondante est toujours
aiguisée sur les pointe des «basses» sous-marines, qui, sans trêve,
déchirent la robe verte de l’océan. Après un frais vallon où serpentent
un ruisseau et des routes sinueuses jouant à cache-cache sous les
ormeaux du Bois-d’Amour, la Meule est un groupe de maisons blanches, une
auberge, deux petites fermes et trois villas. Et le paysage est borné
derrière le port minuscule qui s’enfonce dans les terres, par de
puissantes masses rocheuses, dont les frustes assises bossuent le sol
jusqu’aux premières habitations. Les qualifier de montagnes, comme font
les habitants, est une exagération évidente; il demeure qu’elles créent
un aspect de fjord norvégien en miniature, tout entouré d’arbres et de
jardins fleuris. La chapelle votive a grand air, qui domine le village à
gauche, tout en haut du mur nu, quasi à pic de la falaise, et
agenouillée sous sa toiture basse, en face du plus merveilleux horizon
maritime qui se puisse rêver, où elle prie depuis cinq siècles pour les
Islais au péril de la mer.

A ses pieds, la villa de M. Lemarquier était un étroit mais coquet
logis, assis derrière ses plates-bandes égayées de rouges pélargoniums.
Depuis le balcon de bois courant devant le premier étage on apercevait
le petit havre, peuplé d’une trentaine de canots, grées en sloops,
tirant sur leur corde à marée haute, échoués à basse mer. De la grande
voisine dont la voix profonde s’effilochait dans le vent, par-dessus les
falaises, on ne voyait rien, les roches du goulet, très hautes, se
resserrant, puis tournant brusquement à gauche. C’était bien l’asile qui
convenait à ce savant voué à l’étude des antiquités chrétiennes de son
île, à cette jeune femme qui consacrait à la charité tout le temps que
lui laissait libre le dévouement dont elle entourait son père.

Ils avaient chacun une bicyclette, indispensable dans un pays aussi peu
favorisé des conquêtes de la civilisation. Et ils s’en allaient par les
routes cahoteuses, crevées d’affleurements granitiques, où jamais ne se
risquèrent bandages d’automobiles; moins d’une lieue de chemin, entre
les terres dénudées, les menait à Port-Joinville, capitale de ce petit
monde insulaire dont M. Lemarquier rapprenait avec joie à connaître tous
les détours.

Aussitôt que fut terminée l’installation de la petite villa, le
professeur commença ses travaux. Le premier des monastères, celui qui
avait fleuri du VIe au IXe siècle, attira son attention tout d’abord.
L’archéologue se rendait, entre Ker-Borny et Port-Joinville, au vallon
de Saint-Hilaire; là, parmi les prairies arrosées d’un mince ruisseau
bordé de saules, et qu’enjambe un pont rustique, le savant se penchait
aux pierrailles éparses dans le Champ du Cloître. Il étudiait avec piété
les derniers vestiges de l’asile des hommes qui avaient doté cette terre
alors inculte, et presque inhabitée, d’un vallon fertile, en édifiant
près de l’anse une digue qui, coupant la communication avec la mer,
avait peu à peu réduit le golfe à un étier sur lequel ils établirent un
moulin. Car il ne suffisait pas aux pieux ermites d’attirer par leurs
prières les bénédictions célestes sur la terre, leur industrie savait
rendre plus propices au séjour de l’homme les lieux rudes où les
appelait leur mission.

De son côté, Madeleine, sa boîte d’herborisation à la hanche, s’en
allait cueillir les simples dont elle constituait une petite pharmacie à
l’intention des habitants du village. La jeune fille s’aperçut vite que,
sur cet avant-poste de l’Europe, brûlé de soleil, saturé d’air marin, la
flore n’est pas riche, dont on peut amasser une bienfaisante récolte;
cependant, elle recueillit de la violette, du tussilage et des mauves,
spécifiques des rhumes; dans ses bocaux, la racine du chiendent
rafraîchissant fraternisa avec la dépurative pensée sauvage. Et sur les
talus qui bordent les champs, concurremment avec ces murets en pierre
sèche dont la présence ne contribue pas à égayer le plateau central de
l’île, Mlle Lemarquier, en prévision des maux de gorge, put cueillir
ample moisson d’une petite ronce de curieuse espèce, aux buissons bas,
serrés et non traçants.

Les habitants de la Meule apprirent tôt à estimer les voisins que leur
envoyait le continent. La vieille femme qui servait les nouveaux
arrivants ne se priva point de publier partout combien ils étaient
plaisants et honnêtes; et les enfants ne tardèrent pas à entourer
gaiement, dès qu’ils l’apercevaient, la demoiselle qui savait
miraculeusement guérir les coups de froid pris en barbotant dans les
anses... et parer d’attraits insoupçonnés l’étude du catéchisme.

Cette sympathie générale était douce à M. Lemarquier, à Madeleine
surtout. Une seule ombre à ce tableau, insuffisante à l’obscurcir, mais
fâcheuse aux yeux de la jeune fille, qui se donnait toute à son œuvre de
charité. Lorsqu’elle herborisait sur la côte ouest, recherchant, parmi
la maigre végétation des dunes, la centaurée qui traite les maladies de
la bouche et du pharynx, et le silène officinal souvent desséché par la
rude haleine du large, il n’était pas rare que Mlle Lemarquier sentît
peser sur elle le regard dur d’un pêcheur, immergeant des nasses devant
les récifs, ou poursuivant, à marée basse, dans les bâches, les crabes
aux bras armés. C’était le braconnier de la mer, dont la sourde
hostilité s’amassait autour de l’intruse qui osait violer la solitude de
son domaine.




CHAPITRE III


--Je vas-t’y prendre le large, à matin?

Damase Valmineau, grimpé sur un roc de l’anse des Corbeaux, examinait
l’océan à ses pieds. La mer n’était pas démontée sans doute, mais la
journée s’annonçait dure; un ciel ardoisé, ainsi qu’il arrive après de
chaudes périodes estivales, chargeait l’eau d’une teinte plombée. La
surface liquide, sans écume, était tout entière comme couverte de papier
gaufré à petites frisures, qui ne s’effaçaient qu’à l’arête des
vaguelettes entre-heurtées. Point de houle, à vrai dire; mais le soleil
qui, parfois, entre deux nuages, risquait une coulée d’or timide, avait
un éclat pâle auquel un familier des choses maritimes ne se pouvait
tromper.

--Ça ira mal d’ici une paire d’heures, grommela Valmineau. Faut voir à
mettre le canot en lieu sûr.

Jambes nues, se piétant comme une sorte de triton puissant et farouche,
l’homme tira à sec, sans effort apparent, son embarcation dont la petite
étrave creusait un sillon dans le sable friable, jamais atteint par la
mer, de la grève supérieure. Le poil mouillé, mais à peine essoufflé,
l’homme amarra solidement sa barque à un écueil, visita le vivier, pour
n’y laisser aucun crustacé. Puis il regarda encore la mer; des panaches
blancs commençaient de fuser, pressés, contre la pointe du Gibbas, faite
de roches détachées et éparses qui prolongent l’île vers le Sud. Damase
hocha sa tête grise:

--Riche temps pour la loubine, qu’aime l’eau bien brassée! Espère un
peu, que j’aille voir ça à l’anse des Vieilles!

C’étaient deux kilomètres à parcourir, et le lieu n’est pas des
meilleurs pour la pêche; mais le ciel menaçant n’incitait pas le
bonhomme à se rendre jusqu’à la presqu’île du Châtelet, dont le grand
bar hante si volontiers les abords tourmentés aux noms expressifs:
Tourne-Cul, Pierre-Fourchue, Père-Nère (pierre-noire). Et quant aux
postes de pêche des Corbeaux même, le solitaire de la pointe leur
conservait une rancune, depuis que, sur l’écueil de la Mouclière, ainsi
nommé à cause des colonies de moules qui y prospèrent, il avait été
recouvert et roulé par les plis glacés d’une lame de fond, ne devant son
salut qu’à une crête de rocher à laquelle, par miracle, il avait pu
s’agripper.

Valmineau gagna sa cabane, en poussa du pied la porte branlante. Il prit
la longue gaule d’un seul tenant que trois crampons rouillés fixaient au
mur velouté de jaunes pariétaires, auquel elle faisait comme une antenne
unique pointant vers le large. Puis, ayant mis au fond de son sac son
attirail de pêcheur, au-dessus d’une miche, d’une chopine et d’un
saucisson, le braconnier de la mer s’en fut vers l’anse des Vieilles,
qu’il atteignit par la route courant sur la falaise. Ce faisant, il ne
rencontra d’autres êtres vivants qu’un vieux cheval qui paissait,
entravé, et Madeleine Lemarquier en tournée d’herborisation, à laquelle,
au passage, Damase jeta un mauvais regard.

L’anse des Vieilles était jadis fréquentée par les nombreux capitaines
des barques appartenant au village de la Croix; celles-ci s’abritaient
derrière une jetée, le Fort des Dames, dont ne subsistent plus que des
restes unis par un ciment rouge; maintenant trop ouverte, par suite des
assauts répétés de la mer, cette anse ne présente pas une grande
sécurité; seuls les caboteurs peuvent s’y réfugier l’hiver, quand les
vents du Nord-Est, voire du Nord-Ouest, jettent à la côte la colère des
flots démontés. Pour les touristes, c’est une plage sablonneuse à pente
assez forte, encadrée par des falaises hautes de douze mètres environ,
d’une coloration rougeâtre due à des filons importants d’eurite à teinte
d’aventurine, qui forment dans le granit, à mi-hauteur, de curieuses
bandes stratifiées. Au centre de la grève, deux murailles parallèles
érigent leurs roches grisâtres, fendillées comme du vieux bois abandonné
aux intempéries, ou ridées ainsi que des visages de vieilles femmes.
D’où, peut-être, le nom de l’anse.

Le braconnier de la mer descendit sur le sable, huma l’air vif qui
accourait du large, porté par le dos glauque des longues houles qui,
d’heure en heure, se creusaient davantage:

--Va bien, grogna-t-il. Je vas laisser mon fourbi dans un trou pour
attendre la mer à baisser; et puis, en route pour le lieu de pêche!

A l’Ouest, la falaise présente quatre ouvertures successives, qu’on ne
saurait appeler des grottes, sur une côte où s’ouvrent des excavations
comme le trou aux Pigeons qui mesure vingt-quatre mètres de profondeur,
ou la grotte des Soux, qui en compte soixante. A l’anse des Vieilles, ce
sont simplement, dans la muraille de pierre, des failles triangulaires,
semblant nées d’une partie de terre qui se serait vidée. Leur sol est
tapissé d’un éboulis de galets brassés par la mer, et fleuris d’algues
luisantes. Ce fut là que Valmineau déposa son sac et ses bottes,
délogeant des crabes noirs et verts qui s’évanouirent dans le sable
humide des flaques. Un regard de vérification au moulinet de sa gaule,
une allumette à sa bonne pipe, et le pêcheur, ayant pris ses appâts,
gagna un récif que, de trois côtés, la mer baignait de lames vives et
sournoises.

La pêche de la loubine est entre toutes captivante. Debout sur un roc
avancé, à tout instant inondé, où les orteils nus doivent se crisper
pour éviter la glissade toujours périlleuse, souvent mortelle, dans le
bouillonnement qui s’agite aux flancs de l’écueil, le pêcheur, d’un
puissant coup de reins, lance au loin sa ligne. Ensuite, il attend; il
attend que morde le grand bar ponctué, long parfois de près d’un mètre,
pesant de sept à huit kilos, et dont les muscles puissants se jouent des
flots tourbillonnant en furie, qu’il recherche au milieu des brisants.
Le poisson est-il ferré? Rien n’est fini, tout commence au contraire: la
loubine a de terribles défenses, et c’est un duel sans merci qui s’ouvre
entre la prise et le chasseur.

Damase Valmineau s’en aperçut bien quand, une demi-heure plus tard, son
hameçon fut happé par une proie invisible sous les plaques d’écume, sans
cesse déchirée, sans cesse renaissante. La gaule ploya si brusquement
qu’elle faillit échapper à la main de l’homme, tandis que le moulinet se
dévidait avec un bourdonnement soudain de rouet. Le braconnier, qui
pourtant en avait vu de toutes sortes, depuis un demi-siècle qu’il
vivait de la mer, mâcha un cri de surprise:

--Tonnerre! un particulier de vingt livres, que c’est!

Mais il n’en dit pas davantage, car le moment n’était vraiment pas aux
discours. Sans même songer à rallumer sa pipe éteinte, Damase, arc-bouté
sur la roche, la main au moulinet, se mit en devoir de fatiguer la bête
qui imprimait au bras du pêcheur de furieuses secousses.

Pendant un bon quart d’heure les choses se passèrent normalement; puis,
tout à coup, la situation devint tragique. D’un rapide écart la loubine
s’évada sur la droite; pour empêcher que sa ligne ne fût sciée aux
arêtes des récifs, Valmineau voulut suivre sa prise, sur l’étroit banc
de roches où il se tenait. Mais la chaussée était inégale, creusée de
trous, mangée de crevasses; sollicité par la tension à laquelle était
soumis son bras, l’homme avança le pied au hasard: un instant plus tard
il s’étendait en rageant sur la roche, une douleur aiguë à la cheville.
La ligne fuyait dans les embruns, suivie de la gaule, qui rebondissait à
bruits secs sur les rochers.

--Malheur de malheur! Ma gaule, ma loubine, tout qu’est perdu!

Le braconnier tenta de se relever. Un élancement, cinglant comme un coup
de fouet, le rejeta sur la roche déclive, où il se cala avec un
grognement de sanglier forcé:

--V’là que j’ai la patte touchée! Faut-il en voir, tout de même! Qué que
je vas faire?

Il tâta, précautionneux, sa cheville: déjà elle enflait. Damase connut
toute la gravité de sa situation: seul, blessé, il lui était
matériellement impossible de regagner son logis de la Pointe, voire même
de quitter cet écueil. Et la mer, qui bientôt rendrait impraticable le
chemin du retour, avant deux heures, se jouerait librement au-dessus de
la «plate» sur laquelle lui, Valmineau, était écroulé. Il fallait
appeler au secours, quoi qu’en dût souffrir la vanité du braconnier de
la met; il fallait réclamer l’aide de cette humanité dont il avait
coutume de mépriser les offices... Mais, quand on sent vous courir sur
l’échine le frisson de la petite mort, bien des choses apparaissent sous
un angle nouveau; le solitaire se redressa du mieux qu’il put, et,
appuyé sur les bras un peu à la façon des pingouins, se mit à héler de
toute la force de ses poumons robustes, dans le vent qui emportait son
appel au loin sur la falaise.

                   *       *       *       *       *

M. Lemarquier s’était rendu pour quelques jours sur le continent, afin
de chercher au pays d’Herbauges des traces de saint Amand, le pieux
visiteur du moustier de Saint-Hilaire, qui naquit dans cette contrée.
Profitant de l’absence de son père, Madeleine était, de grand matin,
partie en tournée d’herborisation. Après avoir traversé l’île, la jeune
fille avait rejoint la côte à l’anse de la Grande-Conche, et elle s’en
revenait lentement vers la Meule, quand, à la hauteur des marais de la
Croix, elle avait rencontré le sauvage habitant de la Pointe, sa gaule à
loubine sur l’épaule.

Mlle Lemarquier venait de cueillir un pied d’_erodium_, blanchâtre et
velu, étalant sa rosette à courts rayons autour d’une jolie fleur rose
pâle; la fille du professeur admirait la perfection délicate des œuvres
du Créateur, même dans leurs plus menus spécimens, lorsqu’un cri, long,
poignant, fit retomber la main qui déjà ouvrait la boîte
d’herborisation.

--Holà! oh... oh!

Cela courait sous le ciel gris, plainte impérieuse et sinistre, mêlée au
grondement de la mer qui roulait des galets au pied des écueils battus
par les lames. C’était si lugubre, si pressant aussi, que d’un bond la
jeune fille, le cœur ballant, se trouva debout au bord de la falaise,
scrutant du regard la côte déchiquetée qui s’étirait à ses pieds. Et
d’un coup d’œil elle comprit.

Là-bas, sur un rocher de l’anse des Vieilles, il y avait une forme
étendue. Un homme, blessé ou malade, qui appelait à l’aide, et que
l’implacable marée allait cerner, puis engloutir, si on ne le secourait
au plus vite.

La jeune fille prit sa course dans le vent qui plaquait ses vêtements à
son corps. En quelques minutes, elle arriva à l’anse, descendit sur la
grève; alors elle reconnut le braconnier de la mer, et en même temps
elle comprit que le sauvetage serait difficile: déjà, sur le banc des
Vieilles, un peu plus loin, les vagues écumaient, rageuses, incessantes,
couvrant à chaque minute les trois têtes chauves et noires de ce
dangereux brisant.

Madeleine ignorait l’hésitation stérile, comme aussi la fausse pruderie.
Enlevant en un tournemain ses chaussures et ses bas, elle releva sa jupe
qu’elle épingla haut sur ses jambes; et, dans l’eau plus loin que les
chevilles, que glaçait le sournois contact, elle marcha bravement vers
le blessé, qui la regardait approcher en silence.

Quand elle fut près de lui:

--C’est pas trop tôt que vous voilà, déclara l’Islais. Un peu plus, vous
m’auriez laissé noyer comme les bêtes qu’on jetait dans les temps par le
trou de la Grande Charte.

--Je suis venue dès que je vous ai entendu. Où souffrez-vous?

Le bonhomme montra sa jambe:

--J’ai glissé sur c’te faillie roche, en pêchant la loubine. Ah! c’est
pas un métier de riche, pour sûr!

Les doigts légers de Madeleine tâtaient le membre enflé, la jeune fille
annonça:

--Une foulure seulement. Vous avez de la chance.

--De la chance! maugréa Damase. Y en a qui n’ont pas peur! Comment que
je rallierai mon mouillage, avec la mer qui vient?

--Je vais vous faire un pansement de fortune, et vous pourrez marcher un
peu.

Déjà elle déchirait son mouchoir, le nouait au foulard du braconnier.
Comme il fallait se hâter, elle plaça un bandage rapide, indifférente en
apparence aux grognements du patient. Une fois seulement, celui-ci ayant
proféré un juron malsonnant, la bonne Samaritaine leva sur lui son
regard pur:

--Si vous vous taisiez, je pourrais aller plus vite, et cela vaudrait
mieux pour nous deux.

Du coup, le blessé dompté ne souffla plus mot.

Lorsque la cheville fut solidement bandée, Madeleine se redressa:

--Là... Levez-vous. Bien. Pas trop de mal?

--Euh!... Si, pour sûr.

--Il faudrait pourtant marcher... Appuyez-vous bien.

--Sur quoi, que je m’appuierais?

Elle eut un rire jeune:

--Sur moi, naturellement.

--Mais...

--Allons, dépêchons. Je suis forte, et la place est mauvaise.

Ainsi l’infirmière improvisée ramena son blessé sur la plagette; tous
deux furent largement éclaboussés, mais en somme ils atteignirent sains
et saufs le sable sec. Là, elle demanda:

--Vous n’aviez rien avec vous?

--Mon sac et mes bottes. Dans le second trou, que je les ai mis.

--Restez-là, je vous les apporte.

Deux minutes plus tard, Mlle Lemarquier reparaissait, chaussée, prête au
rude effort qu’elle devait encore accomplir. Et ensemble, lentement, ils
regagnèrent la maison des Corbeaux; le braconnier marchait appuyé sur
l’épaule de sa compagne: il était maussade encore, mais ne grognait
plus.

Devant la porte de sa cabane, Valmineau, cherchant sa clé aux poches de
sa vareuse, éprouva un sourd besoin d’excuses, ou peut-être un hargneux
désir de bravade:

--Vous savez, fit-il, c’est point trop beau chez moi.

--Il ne s’agit pas de cela. Jetez-vous sur votre lit, pour que je vous
fasse un pansement plus sérieux.

Madeleine, en un clin d’œil, eut mis la main sur le pichet égueulé où le
bonhomme gardait son eau douce; elle rafraîchit avec précaution le pied
que la marche avait gonflé. Damase se laissait faire, moralement
recroquevillé en une défensive naturelle à sa mentalité de porc-épic,
mais à qui l’inaltérable douceur de la demoiselle livrait de rudes et
singuliers assauts. Elle se releva enfin:

--Voilà. Cinq ou six jours de repos complet, et il n’y paraîtra plus.

--Cinq ou six jours! gronda le pêcheur. Nom de...

--Chut!

Madeleine le regardait, un doigt levé, les yeux attristés; le braconnier
de la mer, qui ne craignait pas grand’chose, s’arrêta tout net. Il
reprit sur un autre ton:

--Mais, Demoiselle, comment que vous voulez que je fasse, pour mon
manger? Je n’ai point de domestique, moi...

--Je viendrai vous panser deux fois par jour; et j’apporterai tout ce
qu’il faudra.

Ça, c’était plus fort que de pêcher des langoustes avec une nasse
percée. Le vieux sanglier crut voir vaciller autour de lui les parois de
sa tanière; il murmura:

--Vous, Demoiselle!... Mais, vous ne pensez pas... depuis la Meule!

Elle eut encore son sourire demeuré si jeune, malgré la fuite de ses
vingt ans:

--Avec ma bicyclette ce n’est rien du tout. Il ferait beau voir un
médecin abandonner son malade avant la guérison! Seulement, il faut me
promettre d’être sage!

--Dame oui, répondit l’autre, je serai sage; mais je vas m’embêter
bougrement!

--Je vous apporterai de la lecture. Et puis vous direz votre chapelet;
cela vous aidera à avoir de la patience. Vous ne l’avez pas oublié?

La demande était si naturelle, le regard si clair, qu’une réponse
négative vraiment était impossible. D’ailleurs, en cherchant bien... Le
solitaire avala sa salive avec effort, et assura tout en grattant
frénétiquement son crâne grisonnant:

--Bien sûr, Demoiselle, ça ne s’oublie pas!




CHAPITRE IV


M. Lemarquier travaillait dans la chambre qu’il avait élue pour y mettre
au jour son étude sur les monastères de l’île d’Yeu. Sa fenêtre donnait
sur le village blotti au pied des falaises; la blancheur des maisons
étagées parmi la verdure, le brun lavé de gris de l’énorme muraille
limitant le miroir du petit port, formaient, avec le bleu du ciel, un
tableau reposant de chantantes harmonies, qui était doux à l’homme
meurtri par les tourmentes de la vie. Auprès de lui, sa fille, diligente
et silencieuse, s’activait à une layette promise à une voisine qui
attendait son dixième enfant.

Quelques mois d’étude avaient permis au professeur de réunir et de
classer tous les documents relatifs au moustier de Saint-Hilaire, et aux
premiers temps de sa bienfaisante existence. Maintenant, l’archéologue
se penchait sur le souvenir du plus illustre des visiteurs de l’île,
saint Amand, et le vénérable évêque allait revivre à son évocation.

--Si tu savais, Madeleine, dit soudain le savant en déposant sa plume,
quelle attachante personnalité que celle de ce Saint! J’ai pu la
reconstituer en détail. En veux-tu un aperçu?

--Mieux qu’un aperçu, père, je t’en prie.

--Non; pas davantage, pour le moment. Ton temps est précieux,
fillette..., et le mien aussi. Donc, saint Amand naît, probablement dans
le troisième quart du VIe siècle, en Armorique, _in territorio
namnetensi_, où le nom de Sévère, que portait son père, est encore
commun, j’ai pu m’en rendre compte l’autre jour. Il vient en 609
chercher à l’île d’Oïa--notre île--un refuge contre les bruits du monde;
sa barque, pénétrant dans le golfe du Moulin, que les travaux des moines
n’avaient pas complètement asséché encore, suit un chenal qui le mène
jusqu’au mur même de l’abbaye, soit au Passou de Ker-Borny.

Le pieux visiteur se forme auprès des moines de Bangor à la vie
religieuse, et bientôt il édifie toute la communauté par ses vertus.
Mais la règle des Pères, si dure soit-elle, semble encore trop douce à
cette âme dévorée d’un saint désir de mortification. Tout près du
monastère, dont les offices lui étaient précieux, Amand creuse de ses
mains la grotte où il entend passer son temps dans la prière.

--Ah! fit Madeleine, ce trou, assez difficile à découvrir, que tu m’as
montré lundi dernier, du côté de Ker-Borny?

--Justement. J’en ai pris un croquis. Regarde.

Le professeur tendait à sa fille un feuillet qu’elle considéra avec
intérêt. C’était, au flanc d’un bloc granitique, une excavation
artificielle, assez petite et sans grand caractère; la paroi sombre
était éclaircie par le reflet d’une fontaine minuscule, que l’on
prendrait pour un bénitier, si elle ne coulait continuellement, et
n’offrait un trop-plein.

Madeleine rendit le dessin à son père:

--C’est tout à fait cela, père... Et saint Amand demeura longtemps dans
ce fruste ermitage?

--Jusqu’à ce qu’il sente en soi une âme mûre pour les lointaines
missions. Le pauvre prêtre armoricain a entendu parler, au fond de sa
solitude, de l’inconduite à laquelle s’abandonne le roi des Francs,
Dagobert Ier, en son palais de Metz. Intrépide, l’ermite traverse en
modeste équipage les forêts sauvages de la Gaule; plus intrépide encore,
il ose reprocher ses débordements au monarque. Et si grande est la
puissance de la vertu, que, malgré ces reproches, à cause d’eux
peut-être même, le souverain tient absolument à ce qu’Amand soit le
parrain de son fils Sigebert, le futur roi d’Austrasie. Dès lors, les
honneurs arrivent en foule à l’humble prêtre, qui ne les accepte que
pour l’influence qu’ils ajoutent à son inlassable activité. Évêque de
Maëstricht, vers 635, il prêche les Suèves et les Wascons, et mérite de
porter devant la postérité le titre d’apôtre des Flandres, de la Frise
et du Hainaut. Dures années d’incessant labeur au cours desquelles le
Saint regretta souvent l’ermitage de la tranquille Oïa, où, exempt des
terrestres soucis, il était libre de faire monter sans trêve sa prière
vers le ciel, «comme un encens d’une agréable odeur». Enfin, chargé
d’ans et de vertus, le saint évêque meurt aux environs de Tournay, dans
un monastère qui depuis a porté son nom, et que...

M. Lemarquier se tut. Des bruits de contestations se faisaient entendre
depuis un moment à la cuisine, et leur diapason allait s’élevant.

--Qu’arrive-t-il donc, Madeleine?

--Je vais voir, père.

Comme la jeune fille se levait, la bonne parut sur le seuil, rouge de
colère:

--Mademoiselle, c’est le braconnier qui veut entrer à toute force, avec
sa hotte qui goutte! Il va mettre de l’eau plein ma salle!

--C’est peut-être pas c’te vieille carène qui va m’empêcher de voir la
demoiselle! grommelait en coulisse une voix rude.

Au même moment, sous l’effort d’une main vigoureuse, la brave Islaise
pirouettait avec des piaillements de cormoran, tandis que dans la porte
apparaissait la puissante carrure de Damase Valmineau.

--Les femmes, pour des riens, faut que ça piaule comme des simounelles
dans la tempête! constata-t-il en manière d’excuses.

Et il ajouta poliment, son béret à la main:

--Bien le bonjour, Monsieur, Demoiselle et la compagnie.

De fait, la hotte pleurait fâcheusement sur le parquet. Le professeur
s’informa:

--Qu’est-ce qui vous amène, Valmineau?

A quoi le bonhomme répondit, sans prendre garde aux signes de Madeleine:

--C’est la chose que votre fille m’a tout bonnement sauvé la vie, M.
Lemarquier. Alors, moi, je vous ai pêché des langoustes, et je vous les
apporte... dame, c’est du beau, foi de braconnier!

D’un tour d’épaule, Damase faisait glisser les courroies de la hotte, et
la posait à terre. On entendit d’impressionnants cliquetis d’armures
froissées. Le savant sourit:

--Vous exagérez, mon brave. Ma fille a simplement pansé une entorse que
vous vous étiez faite sur la falaise, où elle se trouvait par hasard,
m’a-t-elle dit.

Une lueur brilla sous les sourcils broussailleux du solitaire:

--Ah! c’est ce qu’elle vous a dit, la demoiselle? Et bien! moi, je vas
parler autrement, à cette heure, et je suis bien sûr qu’elle ne me
démentira point!

--Père Damase...

--Laissée, laisser, Demoiselle! La vérité, je ne connais que ça!
Monsieur, cette petite dame, qu’a l’air de rien, elle est venue me
chercher sur un failli rocher où que j’étais pour périr, vu que la mer
montait, et que je ne pouvais plus bouger la patte. Elle m’a pansé là,
elle m’a soutenu et quasiment porté, sur la route de la falaise, jusqu’à
mon cabanon. Pis que ça, cinq jours de temps elle est venue me soigner
et me nourrir comme un gosse, que j’en aurais pleuré, si j’avais pas
égaré mon cœur dans les trous de la côte, depuis que je vis seul comme
un rat!

Le vieux s’arrêta pour souffler. M. Lemarquier se tourna avec émotion du
côté de sa fille qui, confuse, baissait la tête vers un mignon bonnet
qu’elle avait campé sur son poing fermé.

--Elle a fait tout cela? murmura le savant.

--Foi de Valmineau, Monsieur, c’est la vérité vraie! Et en plus, la
demoiselle m’a rappris mon chapelet, que j’avais comme qui dirait un peu
perdu de vue, à force de bourlinguer à la braconne.

--C’est très bien, mon brave, mais... cela ne m’étonne pas d’elle,
conclut M. Lemarquier en regardant son enfant avec tendresse.

--Père, n’était-ce pas très simple? Je me trouvais là: j’ai été
l’instrument de la Providence, voilà tout!

--Je ne sais point au juste de quoi vous avez été l’instrument,
Demoiselle, reprit Damase, se mettant en devoir d’exhiber le contenu de
sa hotte, mais pour aujourd’hui je vous apporte des langoustes comme ils
n’en ont pas à la table du préfet, qui n’est qu’un terrien du continent!
Et je tenais à vous dire aussi qu’entre vous et le braconnier de la mer,
c’est à la vie, à la mort. Si on peut faire quelque chose de bien du
vieux sauvage des Corbeaux, c’est vous qui le ferez, vu qu’il vous doit
l’air qu’il respire!

Ayant dit, avec un fruste élan qui ne manquait pas de grandeur, Damase
Valmineau commença d’aligner sur le bureau du professeur des homards
énormes et pleins de pétulance, devant lesquels M. et Mlle Lemarquier
n’eurent que le temps de garer les précieux feuillets où s’évoquait la
vie de saint Amand, évêque de Maëstricht et ermite d’Oïa.

Le culte respectueux et discret voué par le pêcheur à la «demoiselle»
qui l’avait sauvé se manifesta comme il se pouvait faire, c’est-à-dire
que la villa de la Meule se vit fréquemment pourvue de ces divers
crustacés abondants sur la côte ouest de l’île, et dont le même Garcie
Ferrande, de qui nous avons parlé déjà, écrivait en son savoureux
langage du temps de Ronsard:

«Il y a sur lesdits rochers grosse garde, tant de jour que de nuyct, et
les gardes dudit lieu sont gros raviers palliers, abjans, hyrainnes de
mer, roylangousts, langoustes et grandes mâcres, et grosses jambes, et
sont par-dessus tous les gros burgaulx avec leurs corps courant jusqu’à
la symme desdits rochers, et illec font le guet.»

Souvent, quand Madeleine herborisait sur la lande, le braconnier
apparaissait, surgissant par quelqu’un des invraisemblables sentiers qui
escaladent la muraille rocheuse. Il mettait la jeune fille en garde
contre les périls des falaises, périls nombreux, insoupçonnés des
nouveaux venus dans l’île, et qu’il connaissait mieux, lui, qu’être au
monde. Et il la guidait pour la recherche des simples: il en ignorait la
classification et le nom savant, mais il avait dès longtemps remarqué
leurs vertus; c’est ainsi que, grâce à lui, Mlle Lemarquier put
recueillir dans quelques grottes de robustes échantillons d’_asplenium
marinum_, belle fougère, qui nulle part n’est abondante. Les enfants de
la Meule eurent tôt fait d’en apprendre les qualités bienfaisantes.

Un jour d’automne, Valmineau rencontra Madeleine près de l’anse du
Nicou-Coulon, où la mer, perpétuellement démontée, même par les temps
les plus calmes, fouaille les brisants avec une fureur toujours
renaissante. De là on domine la pointe de l’île, lande rissolée par
l’été finissant, et où le logis du braconnier de la mer s’érigeait tout
seul, au bout de son allée de tamaris. Mlle Lemarquier observa:

--Nous ne sommes pas loin de chez vous, père Damase.

--Mais non, Demoiselle; et encore moins des Corbeaux, où que je vas de
ce pas. Si j’osais...

Le vieux se tut, intimidé.

--Allons, osez, je vous écoute.

--J’aimerais bien vous montrer ma barque; je viens de la calfater à
neuf, elle est faraude comme une mariée!

--Conduisez-moi, père Damase: je veux la voir!

Sur la grève, le canot de Valmineau reposait, exhalant une forte odeur
de goudron frais; sa joue s’appuyait contre des pierrailles, ses flancs
noirs brillaient sous la caresse tiède du soleil d’octobre.

--Y luit comme une chaussure vernie, constata le propriétaire avec un
légitime orgueil.

--Il est très beau, votre bateau! admira Madeleine. Et quel ouvrage vous
vous êtes donné là!

--Ah dame! c’est pas fait à moitié! Et puis, j’ai rafistolé le vivier,
tant que j’y étais. Voyez voir.

L’Islais montrait, enfermée dans la coque, une réserve assez large; des
trous pratiqués à travers le bordage y assuraient l’entrée et le
renouvellement de l’eau de mer. Et comme Mlle Lemarquier regardait,
intéressée, il s’enhardit:

--Demoiselle, si ça pouvait vous faire plaisir...

Derechef, le solitaire se tut; il n’était pas timide, mais, foi de
Valmineau! sa hardiesse naturelle le quittait toute, quand il se
trouvait en présence de la jeune femme qui lui avait sauvé la vie, par
une espèce de miracle à quoi il ne pouvait songer sans être rempli d’un
émerveillement rétrospectif.

--Peut-être, père Damase, si je savais de quoi il s’agit.

--Je serais si heureux... si honoré, Demoiselle, de vous emmener faire
un tour en barque! Un jour que la mer serait «planche», s’entend.

--Avec vous, j’aurai toute confiance, sourit Madeleine. D’ailleurs, le
patron de votre bateau nous protégera.

--Le patron?

--Oui, comment se nomme-t-elle, votre barque?

Damase soupira: il avait compris. Se grattant la tête énergiquement,
pour dissimuler son embarras, il énonça, avec le sentiment pénible que
ce nom, dont il était si fier, pourrait bien représenter une sottise:

--Le _Vive-la-République-Universelle_, qu’il s’appelle, mon canot.

Les yeux de Madeleine s’agrandirent, et dans leur eau bleue, un peu
pâlie, passa une stupeur:

--Le _Vive-la_... comment dites-vous, père Damase?

--_La République-Universelle_, Demoiselle.

--Ce n’est pas un nom chrétien, cela, mon pauvre ami.

--Je ne dis pas... murmura le terrible braconnier de la mer, qui, à cet
instant, eût bien donné sa belle montre pour être enfermé, innocent
homardeau, dans le vivier de l’esquif en question.

Madeleine reprit, inquiète:

--Père Damase, je suis sûre que votre bateau n’est pas baptisé!

--Demoiselle, je... je vas vous dire...

--Et vous croyez que je veux embarquer sur un canot qui brave le bon
Dieu en naviguant comme un païen?

--Oh! ça non, bien sûr... convint le bonhomme, qui de son pied grattait
le sable, à la façon d’une mule entravée et pensive.

--Alors, savez-vous ce qu’il faut faire? demanda Mlle Lemarquier en se
rapprochant. Nous allons réparer cet oubli. Une jolie fête au Port, un
de ces dimanches, avant l’hiver... Je serai marraine, naturellement...
cela vous va?

--Ah! Demoiselle, si ça me va!

--Et mon père se fera un plaisir d’être parrain. Nous mettrons la barque
sous la protection de ma patronne... _la Sainte-Madeleine_, qu’en
dites-vous?

A quoi le braconnier, le mécréant montré du doigt aux petits enfants par
les matrones de l’île, et qui ne savait même plus discerner l’un de
l’autre le glas et l’angélus, répondit convaincu:

--Demoiselle, c’est bien de l’honneur que vous me faites, et sainte
Madeleine aussi. C’est-il pas trop beau de penser qu’elle s’intéressera
à un vieux crabe comme je suis?




CHAPITRE V


--Savez-vous la nouvelle, mère Pavin?

--Non là, qu’est-ce qu’il y a?

--Le braconnier de la mer fait baptiser son bateau!

--Ça se peut-il bien?

--Comme je vous le dis! Si vous ne me croyez pas, allez voir au port.

--Sur que j’y vas! Vous parlez d’un miracle, alors!

L’information courut rapidement la capitale, depuis la rue de
l’Argenterie jusqu’à celle du Secret, mal nommée pour une fois, en
passant par la Grande-Rue qui, malgré les prétention de son nom, est
tout juste un chemin de village, sans pavés ni trottoirs. Comme la
population maritime était au complet, les équipages des thoniers,
profitant de ce radieux début de novembre pour préparer la campagne
d’hiver au chalut, un flot de bérets bleus et de fanchons noires ne
tarda guère à rouler vers les quais pour constater _de visu_ le prodige
annoncé.

Le canot de Damase Valmineau se balançait au port, près des ormeaux de
la place La Pylaie, dont le sol était jonché des premières feuilles
mortes, gaufrées comme des beignets roux. Il était en grande toilette de
baptême, c’est-à-dire qu’il portait en tête de mât un gros bouquet de
bruyères, patiemment recueillies par le solitaire de la Pointe.
Au-dessous flottaient, dans la brise encore tiède, le pavillon national,
puis une longue flamme blanche offerte par Mlle Lemarquier, et sur quoi
se découpait en lettres bleues le nom de _Sainte-Madeleine_. Le même nom
s’inscrivait à l’avant du bateau, en caractères blancs tout neufs, avec
l’indication réglementaire exigée par la marine, I-D (île d’Yeu).

A côté, sur le quai, Damase Valmineau attendait auprès de M. et Mlle
Lemarquier. Pour la circonstance rasé de frais, son torse robuste moulé
dans une vareuse neuve, le braconnier de la mer avait vraiment--qui
l’eût dit?--figure d’homme civilisé. On le constatait avec surprise
parmi les groupes, qui demeuraient à distance respectueuse, car on
savait, par expérience, le solitaire prompt aux coups de boutoir.

Un remous dans l’assistance, des bérets qui se lèvent: c’est l’abbé
Parand qui arrive, suivi de son vicaire; derrière eux les enfants de
chœur, le sacristain portant les vêtements sacerdotaux. M. Lemarquier se
découvre; Valmineau se tient tout raide, comme au temps où l’amiral
passait les hommes en revue sur le pont de l’_Invincible_, frégate de
première classe, voile et vapeur.

Aidé par le jeune abbé, M. le doyen revêt le surplis et l’étole; puis,
d’un organe souple et grave qui détache en vigueur les syllabes latines,
il entonne l’_Ave maris Stella_:

    Ave maris Stella,
    Dei mater alma
    Atque semper virgo...

Et voici qu’une houle semble passer sur les fronts de ces chrétiens
assemblés, qui s’inclinent. Puis leur chant répond, tous accents unis:
timbres mâles des hommes, voix pures et fortes des Islaises, guidées par
celle plus disciplinée de Madeleine Lemarquier:

    Monstra te esse matrem,
    Sumat per te preces,
    Qui pro nobis natus...

C’est l’hymne qui sait le mieux jeter l’âme croyante aux bras maternels
de Marie, l’appel filial de ceux que menace la tourmente, et qui
implorent la protection d’en haut. Qui plus que les pêcheurs est de
ceux-là? Les périls, ils les affrontent chaque jour, et dans quelles
conditions tragiques! Aussi le chant jaillissait-il avec conviction des
lèvres rudes, et le braconnier, agité par une sourde émotion,
s’appliquait à cette tâche vénérable et nouvelle, à laquelle il mettait
tout son cœur.

Le dernier verset s’évanouit au ciel clair: l’abbé Parand asperge d’eau
bénite les diverses parties de la barque; ensuite il répand sur chaque
côté de la _Sainte-Madeleine_, à sa poupe et à sa proue, le sel et le
froment bénits, l’un, signe de conservation et de longue vie; l’autre,
d’abondance et de prospérité. La foule, qui a de longtemps pénétré le
sens profond de ces symboles, regarde avec respect; Damase éprouve
confusément que quelque chose le travaille: pour la première fois il est
frappé de cette pensée qu’il y a mieux que de vivre en sauvage, comme
une bête, ainsi qu’il faisait depuis des années.

Après la bénédiction vient, conclusion naturelle de la cérémonie, ce que
quelques mauvaises têtes seraient tentées de considérer comme sa partie
principale. M. Lemarquier a fait apporter un vaste panier, précieusement
confié aux flanc arrondis du canot. Riant, criant, se bousculant un peu,
les enfants de chœur écartent le couvercle d’osier: des gâteaux, des
dragées apparaissent, et aussi de belles bouteilles ventrues coiffées
d’or; on acclame le parrain, Valmineau proteste:

--C’est trop, Monsieur Lemarquier, beaucoup trop! Quasiment autant que
pour la bénédiction du dundee _Fraternité_ en 1908...

--Mon brave, nous allons trinquer. Je me suis laissé dire que dans
l’île, maintenant comme dans ma jeunesse, il n’y a pas de solennité qui
ne se termine ainsi! Allons, les enfants qui veut des bonbons?

Les petites mains se tendent; ensuite, Madeleine, souriante, distribue
des coupes à la ronde. Pour les dragées versicolores comme pour le vin
doré qui pétille au soleil, les amateurs sont nombreux; et il semble
infatigable le geste solennel par lequel Valmineau dispense aux Islais
ses frères le sang généreux des coteaux de Champagne.

M. Lemarquier lève sa coupe:

--Mes amis, je porte la santé de notre cher doyen!

Des acclamations s’élèvent:

--Oui! oui! bravo!

--Vive Monsieur le curé!

--Mes bons enfants, répond le vénérable prêtre, aussi ému de ces
manifestations d’affection que s’il ne les avait pas largement méritées
par le plus paternel des apostolats, mes bons enfants, remercions avant
tout le Seigneur qui nous accorde cette journée de joie; et
recommandons-lui, puisque c’est en leur honneur que nous sommes réunis
ici, la _Sainte-Madeleine_ et son patron.

--Vive Damase! Vive le braconnier!

Valmineau s’agite. Il trouve que ce titre, dont il a pendant des années
conçu un farouche orgueil, est malséant à rappeler là, comme ça, tout de
go, devant la demoiselle, qui ne doit pas en être favorablement
impressionnée. Il intervient:

--C’est vive la demoiselle, qu’il faut dire! Vive la marraine de la
_Sainte-Madeleine_!

Les poignées de dragées volent, savoureux confettis; les bouchons
sautent, parmi les échos d’une gaieté qui va s’affirmant générale.
Là-haut, à la pomme du mât, les bruyères de novembre exhalent leur
petite âme dans le vent marin; et la longue flamme blanche et bleue, qui
sera l’ornement et l’orgueil du logis des Corbeaux, bat doucement, à
bruit léger, comme si les ailes de la Sainte planaient, invisibles,
autour de l’esquif qui se place sous sa protection...

                   *       *       *       *       *

Quand la voix grave de Notre-Dame-du-Port appela pour les Vêpres l’abbé
Parand et son vicaire, qui s’éloignèrent escortés par la foule des
fidèles, Valmineau soupira:

--J’irais bien avec vous, mais si je veux rejoindre la pointe avant la
nuit, faut que je mette à la voile...

--Nous aussi, nous sommes obligés de retourner à la Meule, annonça M.
Lemarquier. Sans adieu, mon brave.

--Oh! fit le braconnier avec une ombre dans son regard couleur de mer,
c’est bien vite se quitter, un jour comme aujourd’hui... Si je vous
ramenais par la côte?

Le professeur hésitait; Damase continua timidement:

--La demoiselle voudra peut-être bien embarquer à cette heure... puisque
le canot est baptisé!

Ce fut Madeleine qui répondit:

--Certainement, père Damase, et bien volontiers; mais c’est un vrai
voyage!

--Que non, Demoiselle, fit le bonhomme qui déjà s’affairait à caler une
planche peur installer du mieux possible ses passagers. Sept ou huit
milles tout au plus, et avec cette jolie brise, on sera vite rendus.

Madeleine et son père embarquèrent.

--En route pour la Meule! annonça le pêcheur.

Un coup de gaffe pour déborder, les voiles rousses qui se tendent dans
le grincement des poulies... le petit sloop tourna le nez vers le
chenal, et, laissant sur sa gauche le phare minuscule dont la lanterne
se pose sans façons au sommet d’un escalier de quelques marches, il eut
bientôt quitté le port.

C’était un après-midi exquis; la mer, caressée par un soleil automnal,
s’étendait, silencieuse, lourde de toute la vie fourmillant sous son
manteau d’émeraude. A droite de la chaloupe, l’île déroulait ses
paysages que la course modifiait rapidement: Port-Joinville dominé par
la citadelle, les ruines du Fort-Neuf perdu au milieu des sables de la
Conche, les premiers récifs de la pointe Sud... Et le vent qui
arrondissait les voiles fleurait bon les algues, la fraîcheur et l’eau,
dont les senteurs réunies forment l’haleine du large, plus douce encore
que l’air aux poumons des marins.

Madeleine murmura, laissant pendre sa main dans l’eau qui, jaseuse,
caressait le bordage:

--Qu’il fait bon! Il semblerait que cette saison délicieuse doive durer
toujours...

--N’y comptez pas, Demoiselle, riposta Valmineau dans un rire, l’hiver
vient même vite! Regardez ce qui passe là.

Du pouce, il indiquait une masse blanchâtre teintée de vert, faite de
millions de corps qui s’épaulaient, se bousculaient, se poursuivaient
entre deux eaux, avec de brefs éclairs d’argent:

--Des maquereaux?

--Non, Monsieur, des merlans. Quand on les voit comme ça arriver dans
les parages de Vendée, c’est signe que les froids ne sont pas loin. Ceux
du Port peuvent préparer leurs chaluts: regardez voir: y en a-t-il!

On venait de doubler la pointe des Corbeaux; le solitaire eut un regard
amical pour sa maisonnette, tapie sur la dune, et il se mit en devoir de
longer la côte sauvage, expliquant, tout en maintenant sa barre, ce qui
se déroulait sous leurs yeux:

--Tenez, Monsieur, voici l’anse des Vieilles, où je devais périr sans la
demoiselle... La grotte des Aplatis, découverte par M. l’abbé Caille, et
qui comprend trois cavernes successives... Le roc des Bélions, là s’est
perdu un bateau espagnol, l’_Isabella_; ça, c’est une triste histoire...

--Dites-la-nous, père Damase...

--Si vous voulez, Demoiselle. Quand ce bateau a été à la côte, les
habitants des villages des Fontaines et des Chauvitellières l’ont pillé,
malgré les supplications du capitaine; ils ont été frappés d’une peste
terrible: tous sont morts, sauf une vieille femme qui n’avait rien
volé... Il y a de cela deux cents ans...

--C’était une punition du ciel, remarqua le professeur.

--Quelque chose comme ça, faut croire. Le reste de l’île fut préservé
par un cordon sanitaire que fit établir la généralité; et on a fait
brûler les villages pour faire périr le mal avec eux: il n’en demeure
plus que des pierrailles sur la lande.

--Je sais, murmura Madeleine attristée, je les ai vues.

Un silence pesa, que bientôt le pêcheur rompit.

--Demoiselle, vous voilà chez vous. C’est la Meule.

--La Meule? répéta la jeune fille surprise. Où cela?

--Droit devant.

--Je vois bien la chapelle là-haut, sur la falaise; mais l’entrée du
port?...

Le braconnier de la mer eut un rire silencieux. Devant le canot se
dressait une énorme muraille de rochers où ne se révélait aucun passage;
le bonhomme expliqua:

--Cette espèce de digue, elle avait, dans les temps, une ouverture à
chaque bout. Celle de droite, la Gueule de Chien, a été fermée par une
forte maçonnerie; celle de gauche...

Damase donna un brusque coup de barre. En un virage savant qui fit
claquer le foc sur ses écoutes raidies, la _Sainte-Madeleine_ embouqua
le goulet encaissé. On eût dit, au grincement près, l’un de ces drakkars
calfatés de poil de vache, rentrant au pays des Scandinaves, rois de
mer, par le chenal d’un fjord aux murailles surplombant, abruptes, les
profondeurs de l’eau chantante.




CHAPITRE VI


Le soir du samedi 6 janvier 1912, le guetteur du vieux sémaphore, à la
pointe du But, dit à sa femme, en allant gagner son poste de garde:

--Louise, couche les enfants à bonne heure. Y aura peut-être du travail
pour toi au télégraphe, cette nuit.

--La mer est mauvaise, Jean-Pierre?

--Surtout, elle ne sera point bonne de soirée. Et avec le brouillard qui
s’apèse...[1]

  [1] Qui s’alourdit et pèse sur le sol. (Terme local.)

Soucieux, l’homme s’enroula dans son caban, et sortit. Parvenu au sommet
de la tour carrée au-dessus de laquelle le vent sifflait dans les agrès
des signaux, Fernou considéra l’étendue commise à sa vigilance.

Devant lui, la pointe allongeait sa langue basse, mangée par le
crépuscule, qui ne laissait distinguer qu’un bouillonnement blanc
moussant sur des récifs. Les courants vers ce cap sont toujours
violents; aujourd’hui, ils se révélaient terrifiants. En face et sur la
droite, à un mille peut-être, émergeait le plateau des Chiens-Perrins,
dominé par une tour-balise, depuis la perte de la _Mathilde_. Là brûle,
à quinze mètres au-dessus des plus hautes mers, un feu fixe qui apparaît
vert de Château-Maugarni aux Trupailles, et blanc de ce point à la basse
Flore; sa portée normale est de huit milles: ce soir, près comme il
l’était, Fernou le percevait à peine.

En janvier, la nuit tombe vite; celle-ci s’aggravait, nous l’avons dit,
d’un brouillard venu avec le prime flot: une buée lourde et terne
montait de l’horizon, noyant les découpures de la côte, matelassant de
ouate le sommet des lames glauques. Le regard se heurtait à ce mur
impénétrable et mou; en peu de temps plus rien ne fut visible, et le
guetteur, pelotonné dans sa logette, tous ses sens tendus, ne
distinguait que deux bruits qui se répondaient en un duo sinistre: le
grondement des vagues sur les brisants, et le cri rythmé, déchirant,
horrible, de la sirène de l’île, suppléant, pour les navires, aux phares
aveuglés par la brume.

Vers 7 heures du soir, le vent s’éleva brusquement, secouant avec fureur
les bâtiments du sémaphore. Fernou connut qu’une immense pitié
l’envahissait pour les malheureux qui naviguaient sous cette bourrasque,
et, cherchant son chapelet en sa poche, il les recommanda à Celui qui
seul peut maîtriser la folie des tempêtes. Puis, les dents serrées, les
poings crispés à son garde-fou, le guetteur usa ses yeux à fouiller la
nuit, qui bientôt serait délivrée du brouillard chassé par la rafale. Et
quand il put deviner... entrevoir... distinguer quelque chose,
Jean-Pierre Fernou eut un frémissement d’horreur.

A trois milles peut-être dans l’Ouest, un beau yacht à vapeur, gréé en
goélette, fuyait à la cape vers le Sud. Il avançait péniblement, tous
les efforts du barreur s’appliquant évidemment à ne pas être jeté à la
côte; mais le salut du bâtiment était plus que problématique, maintenant
qu’il avait manqué à ranger le rivage oriental de l’île, qui lui eût
assuré un abri relatif contre la tourmente surgie des profondeurs de
l’Atlantique.

En trombe, le guetteur se rua dans la salle, où la lampe vacilla à son
centrée. Sa femme, toute pâle sous la fanchon noire, marchait déjà au
transmetteur.

--Y a un malheur?

--Télégraphie: «vapeur en détresse, Ouest, route Sud». Moi je vas tirer
le canon pour qu’ils arment le canot de sauvetage sans perdre une
minute.

L’homme sortit dans l’ouragan qui le prenait au corps. Il se pencha sur
la petite pièce, la traîna à son poste de tir; une flamme jaillit,
accompagnée d’une détonation puissante que le vent allait porter,
là-bas, à ceux de Port-Joinville. Dans la salle basse, sous les doigts
appliqués de la femme, le tac-tac régulier du Morse appelait au secours
pour ceux qui allaient mourir; à côté, blottis sous leurs couvertures
comme des oiselets au nid, les enfants dormaient, un sourire aux lèvres.

Le syndic des gens de mer achevait de lire les nouvelles du
continent--tout le monde ne peut pas habiter l’île!--quand un bruit
sourd frappa son oreille. Il leva la tête, inquiet: ne serait-ce pas le
canon d’alarme? Au même moment, le message du sémaphore l’atteignit.
Immédiatement, il envoya son aîné, une cloche à la main, rappeler par la
ville au canot de sauvetage. Lui-même, prenant tout juste le temps
d’allumer un falot, se dirigea vers le port: là, à l’amorce du
brise-lames et de la jetée, attend l’humble bâtiment qui sauva tant de
vies humaines: c’était à l’époque le _Gabion-Charon Nº 1_, bénit par M.
le doyen en octobre 1901.

Quand le syndic arriva au hangar, des lanternes dansaient déjà dans les
rues sombres, où des sabots claquaient parmi les mugissements de la
tempête. En dix minutes les hommes se furent rassemblés, achevant qui de
boutonner son caban, qui d’assujettir son suroît. Et tandis que
d’équipage s’activait à faire glisser sur le plan incliné la baleinière
vers la mer, heureusement haute, le syndic montra la dépêche au barreur,
Sébastien Mortimprez.

--N’ayez crainte, Monsieur le syndic, fit le pêcheur en lui rendant le
feuillet que ma tempête secouait aux doigts des deux hommes, pour les
empêcher, semblait-il, d’apporter aux hommes en péril le secours qui se
préparait, n’ayez crainte, on va faire de son mieux, pour sauver ces
chrétiens.

--Comment vas-tu t’y prendre?

--Les vents sont Nord-quart-Ouest, juste dans l’axe de l’île. Ce bateau
suit la côte occidentale, moi, je me trouve sur l’autre. Je vas faire
voile vers la pointe des Corbeaux, pour sûr que je le rencontrerai par
là.

--Combien de temps, pour t’y rendre?

--Le 19 novembre 1910, quand le patron Devaud a sauvé l’équipage de
cette goélette de Ré, qui courait s’échouer devant Saint-Gilles, nous
avons mis de 11 h. 1/2 à 4 heures du matin pour gagner les Corbeaux.
C’était un temps à peu près comme aujourd’hui...

--Alors, vous y serez vers minuit.

--C’est ce que je compte... Mais excusez, Monsieur le syndic, reprit
Mortimprez qui suivait avec attention le travail de ses hommes, les gars
y sont.

Les douze canotiers, sur leurs bancs, étaient prêts à la manœuvre. Le
barreur enjamba la coque, cala sous son bras la longue barre, puis
interrogea, la voix grave:

--Parés, les hommes?

--Parés!

--A Dieu vat!

La barque de salut glissa d’un souple élan, s’équilibra à la lame, et
gagna le chenal en un instant. A ses mâts courts montèrent les triangles
des petites voiles tannées, et la rafale, s’y engouffrant, donna une
allure de vertige à la baleinière râblée, qu’appuyait l’effort des
avirons, enfoncés dans la masse glauque tigrée d’écume.

Or, la tempête, secouant les faîtières du toit, qui jamais n’avait connu
la bienfaisante visite du couvreur, éveilla Damase Valmineau sur son
grabat. La chose, fréquente, n’avait jamais eu, jusqu’à présent, d’autre
résultat que d’inciter le braconnier de la mer à se retourner sur son
tas de varech, en pestant contre le ciel, les éléments, l’univers,
conjurés pour troubler son repos. Cette fois, une autre pensée s’imposa
à l’esprit du bonhomme.

Sur les récifs de la pointe voisine, un grand bateau, le _Colbert_,
naguère, avait touché. Les matelots, suant d’angoisse et glacés par
l’embrun, s’étaient toute la nuit cramponnés à la peur noire, jetant des
cris qui se perdaient au fracas de la tempête; on n’avait pu qu’au matin
leur porter un secours bien tardif... la grappe d’hommes s’était égrenée
sous l’assaut furieux des vagues, la moitié des malheureux avaient lâché
prise... S’il survenait un malheur semblable cette nuit? Et si on
pouvait sauver des hommes en péril? La demoiselle l’avait bien réchappé,
lui, qui n’était qu’un pas grand’chose...

Le braconnier déjà avait chaussé ses hautes bottes. Se raidissant dans
l’obscurité pour faire tête à la rafale, giflé par une pluie violente,
il se dirigea vers les Corbeaux. Et tout en marchant, Damase prêtait
l’oreille au tumulte de l’ouragan, guettant un appel ou ce craquement,
aussi lugubre qu’un cri humain, qui est le râle du navire agonisant.

Au moment où le pêcheur arrivait à la pointe extrême de la falaise, les
nuages noirs, tordus par la bourrasque, précipitèrent leur chevauchée,
et des trous s’étirèrent dans leur masse déchiquetée. Des pinceaux de
lune coururent, blancs sur les vagues blanches, accrochant des ombres
fantomales aux joncs à feuilles piquantes qui poussent jusque dans la
mer. Valmineau d’un regard circulaire embrassa tout l’espace, et ce
qu’il vit le fit frémir.

A peu de distance, sur ces rochers du Corbeau que sans répit balayent
les lames, un navire était fiché, comme un fruit aux dents d’une scie.
C’était un yacht de moyen tonnage, un de ces petits bâtiments bien
construits, de cinquante mètres de long à peine, sur lesquels on peut
aussi bien faire le tour du monde que remonter la Loire jusqu’à Nantes.
Conçu pour le plaisir des hommes, il périssait dans l’horreur et
l’épouvante, cloué sur cette roche depuis quelque temps sans doute, car
nulle activité ne se manifestait plus à bord: l’équipage était-il en
fuite, ou noyé? Seul un corps gisait sur le pont, écroulé, la tête dans
une flaque sombre, vraisemblablement assommé par la chute de la misaine
venue en bas sous un coup de vent.

Perplexe, le braconnier considérait de loin l’épave, quand la bourrasque
lui apporta une rumeur infime, diluée dans le vacarme des éléments en
fureur et qui revêtait tout son tragique de cette faiblesse, de cet
isolement mêmes. C’était léger, aigu et plaintif comme le cri d’un
goéland blessé; cela sombrait parfois, épuisé, pour reprendre avec une
insistance douloureuse, l’instant d’après; cela venait du yacht, qui
lentement commençait de se disloquer sous l’effort des lames de fond. Et
c’était un cri d’enfant.

Derechef, mais avec, cette fois, une angoisse étrange tendant son vieux
cœur, Damase fouilla d’un coup d’œil l’horizon. N’y avait-il donc pas de
secours à espérer? Et voilà que, sur le fantastique moutonnement des dos
glauques crêtés d’écume, une petite voile brune apparaissait à gauche,
terriblement cahotée, mais intrépide. Elle sembla hésiter trois
secondes, puis mit le cap sur le cadavre du yacht blanc.

--V’là ceux du Port, grogna le braconnier; vrai, c’est pas dommage!
Seulement, ils ne sont pas là encore, vu que maintenant ils ont le vent
deboute!

En effet, dépassé la pointe des Tamarins qui précède immédiatement les
Corbeaux, le canot de sauvetage avait viré pour remonter au Nord vers
l’épave; le bateau fit chapelle aussitôt les voiles plaquées aux mâts.
Mortimprez donna l’ordre de les ferler, et, assurant plus solidement à
leurs poignets les manches des longs avirons, les sauveteurs se mirent
en devoir de nager droit au yacht, distant de deux encablures au plus.
Mais à cette extrémité Sud de l’île, les remous, accrus par la tempête,
ballottaient comme un jouet la modeste embarcation, qui n’avançait que
péniblement.

Avec fracas une partie du bordage d’arrière s’écroula soudain dans la
mer; du pont ravagé, l’appel montait toujours. Brusquement, Valmineau
gronda:

--Y a pas, faut que j’y aille! Je tiens plus, amarré sur la côte! C’est
pas que la _Sainte-Madeleine_ est bien faite pour sortir par ce temps de
chien, mais tant pis!

D’un geste, le pêcheur arracha sa veste, avec laquelle il obtura
hâtivement les trous du vivier. Puis, indifférent aux ondées qui le
cinglent par intervalles, au vent qui colle à son torse la grosse
chemise mouillée de pluie et de sueur, Damase, à grands efforts, pousse
à la mer son canot. Celui-ci, dès qu’il est à flot, se cabre comme un
cheval rétif; il ne faut pas penser à hisser un pouce de toile, et l’on
risque de chavirer dix fois pour une sur un méchant raffiot qui n’a ni
pont ni caissons à air. N’importe! la mer, le danger, les bourrasques,
cela connaît le braconnier. Avec un grand signe de croix, et songeant
confusément qu’à cette heure la demoiselle serait contente de lui,
l’Islais se lance dans le tourbillon fou s’échevelant autour des
brisants.

Les autres, là-bas, qui souquent dur sur leurs rames, ont vu le
solitaire de la pointe. Silencieux, car ils se donnent tout entiers à
leur tâche, ils considèrent l’héroïque folie, avec moins de surprise que
d’approbation. C’est bien, ce qu’il fait là, le sauvage des Corbeaux!
Mais, dame! si la Vierge n’étend pas la main sur lui, probable qu’il va
boire un coup; et pour se sauver dans cette crique traîtresse...

Les dents serrées, Damase concentre toute son attention, toute sa vie,
dans sa manœuvre. Il sait que le moindre coup de barre à faux serait
mortel, pour lui et pour l’enfant qu’il pourra sauver peut-être, et lui
seul; car les autres sont encore loin, et l’épave ne durera certainement
pas jusqu’à ce qu’ils arrivent. Gare! là il y a sept roches que, sans ce
furieux ressac, la mer devrait découvrir maintenant qu’elle est presque
basse... à droite, mi-visible dans la pénombre, ce rocher qui forme
voûte, c’est le Grenon-do-Nias (la petite grange des agneaux). Un coup
de gaffe ici, un autre encore... une brusque secousse: la
Sainte-Madeleine est collée au flanc de l’épave, elle sautille comme un
cabri le long de la haute carène qui lui assure un abri relatif.

Saisissant un bout de filin, cordage rompu qui flotte au hasard, le
pêcheur se hisse à bord; d’un coup d’œil il comprend ce qui s’est passé;
il voit des morts: celui qu’il a aperçu de la côte, deux ou trois
autres. Une embarcation pend à l’un de ses palans, disloquée,
évidemment, par un paquet de mer, vidée comme une grenade trop mûre, de
ceux qui y avaient cherché refuge. Un fragment de lingerie brodée,
accroché à un espar, révèle une présence féminine. La femme est
d’ailleurs introuvable; mais du rouf en acajou, dont la mer a détruit
les glaces, monte, continu, indistinct, un petit sanglot brisé.

Valmineau se précipite, il découvre, effondrée sur une banquette, une
fillette folle de terreur, qui le regarde approcher sans avoir la force
de faire un mouvement. Le pêcheur prend l’enfant dans ses bras, et
remonte sur le pont du navire gémissant de toutes parts; il y arrive au
moment où la baleinière s’approche, et le dialogue s’engage, tandis que
les canotiers manœuvrent à ranger le bord du yacht.

--Ohé! du _Gabion_!

--Ohé! braconnier!

--Vous arrivez trop tard. Y a plus rien à bord!

--Quoi? Ils sont tous morts?

--Tais-toi donc, Mortimprez. Regarde cette moucheronne.

Le barreur a enjambé le bastingage défoncé, ce qui lui est rendu
possible par l’immobilité du bâtiment, solidement fiché dans les roches;
se tenant à un cordage, il se penche sur l’enfant, qui est à peu près
évanouie maintenant au bras du solitaire. Mortimprez s’apitoie:

--Pauvre mioche! fait-il. Plus jeune que ma dernière! Et alors, les
autres?

Damase montre les corps, le canot vide et défoncé; puis il conclut:

--Vous n’avez plus rien à faire ici, les camarades. Prenez les papiers
du capitaine, et retournez au Port vivement, vu que la mer ne va pas
être longue à démolir cette carcasse.

--Tu as raison, braconnier. Passe-moi la petite, et on s’en va.

Mortimprez s’approche avec compassion, déjà il tend les mains; mais
Valmineau se retourne, plus farouche, plus sauvage que jamais; et il
gronde âprement, sourcils froncés, mâchoire en bataille:

--Espère un peu, que je vas te la donner, la gosse! C’est pas moi qui
l’a sauvetée, peut-être? Je la ramène et demain je la conduis chez le
maire. Pour lors on voira quoi en faire!

Ayant achevé avec peine son discours haché par la tempête, le braconnier
de la mer, méprisant et magnifique, crache sur les vagues et saute dans
la _Sainte-Madeleine_, où il cale l’enfant du mieux qu’il peut, entre sa
voile de rechange et des casiers à homards; pour éviter qu’une vague ne
l’enlève, il l’attache sur le banc. Enfin, prenant ses avirons, il prie
Dieu de le protéger contre la mer démente.

                   *       *       *       *       *

Une lampe fumeuse éclairait Le logis du vieil Islais. Dans l’âtre
primitif brûlait un fagot d’ajoncs qui découpaient sur le mur des
silhouettes étranges. Avec une gaucherie attentive, Damase frictionnait
à l’eau-de-vie les petits membres glacés de La fillette qui le regardait
interdite, épouvantée encore des heures horribles qu’elle venait de
vivre. Oh! ce retour au milieu des vagues monstrueuses! navigation de
cauchemar, dont le souvenir la poursuivrait toujours.

--Là! ça va aller mieux, petiote. Comment t’appelles-tu?

--Annie...

--Quel âge as-tu?

--Huit ans...

La voix frêle était tremblante, brisée par la fatigue et l’émotion.
Damase ne jugea pas à propos de pousser plus loin son interrogatoire: la
demoiselle, au matin, saurait s’y entendre bien mieux que lui! Ayant en
vain présenté à l’enfant un peu de saucisson à l’ail qui pour lui
constituait la friandise suprême, et dont Annie se détourna avec dégoût,
le bonhomme la coucha doucement sur son varech:

--Repose-toi, petite, n’aie pas peur...

Épuisée, elle dormait déjà, d’un sommeil profond où se détendait son
menu corps lassé. Le braconnier baissa la lampe, aviva le feu, puis sans
bruit se rassit au chevet de la couche primitive, ensoleillée par une
coulée de cheveux blonds. Il n’osa pas allumer sa pipe, et demeura là
immobile jusqu’à l’aube, contemplant la mignonne épave arrachée à la
tempête qui grondait, avec une tendance à mollir, autour du fruste
logis. Et dans la pensée du vieux se levait le souvenir de Josine, sa
vraie mioche, qu’il avait aussi veillée dans les temps, vingt-cinq ans
plus tôt, tandis qu’elle avait le croup...




CHAPITRE VII


--Tu veux sortir par ce temps, père?

Madeleine, achevant son déjeuner matinal aux côtés de M. Lemarquier, lui
montrait le ciel où d’épaisses volutes grises roulaient, par-dessus les
falaises; au port, les canots se balançaient sur les derniers remous des
vagues avalées par le goulet, et dans les maisonnettes blanches les
hommes étaient restés, la mer étant encore démontée.

--Tu sais bien que j’avais projeté d’aller à l’anse des Broches.

--Au sujet de cet ermite, dont l’histoire se rattache à celui du
monastère de Saint-Hilaire?

--Justement, ma chérie. Le naturaliste La Pylaie et le docteur
Viaud-Grand-Marais, à qui il faut toujours en revenir pour tout ce qui
concerne notre île, parlent de ce Jean des Broches qui vécut dans la
vallée où coule le ruisseau de la Cadouère. On ne le voyait que le
dimanche, aux offices du moustier. Il arrivait, drapé dans une longue
robe de druide, et sa piété édifiait l’assistance; dès après la dernière
prière, il regagnait sa solitude, grave et sans jamais adresser la
parole à personne. Je veux aller sur place rechercher des traces de cet
énigmatique personnage, que je pense être un moine venu de Bangor pour
retrouver ses frères établis à Oïa...

--La tempête est à peine calmée, fit Madeleine. Dieu veuille que toutes
les barques aient eu le temps de rentrer hier!

Le savant avait jeté son vêtement sur ses épaules. En ouvrant la porte,
il se trouva en face de Valmineau. Le bonhomme tenait par la main une
fillette au fin visage pâli.

--Ah! vous voilà, mon brave?

En même temps, Madeleine s’étonnait:

--Quelle est cette mignonne que vous nous amenez là?

D’une haleine, le braconnier conta la tragique aventure de la nuit
précédente. M. Lemarquier ne songeait plus à Jean des Broches, non plus
que la jeune fille qui avait maternellement pris la gentille naufragée
sur ses genoux. Quand le pêcheur se tut, Madeleine fit, en serrant sur
son cœur l’enfant qui s’y blottissait avec confiance:

--Pauvre petite! heureusement que l’on t’a sauvée! Mais ceux qui étaient
dans le bateau avec toi?

La voix claire monta, un peu lasse, tout attristée par l’horrible
souvenir:

--J’étais dans le canot quand il a versé; marraine, papa, tout le monde
a été jeté à la mer. Moi, j’ai glissé sur le pont avec le vieux Madec;
il m’a dit qu’il allait faire un radeau, puis un mât lui est tombé sur
la tête, et il n’a plus bougé. Alors je me suis sauvée au salon...

--Effrayant! murmura le professeur.

Madeleine poursuivit, tendrement:

--Tu n’as pas été blessée?

--Non.

--Que faisait ton papa?

--Il travaillait sur le bateau.

--A qui était-il, le bateau?

--A M. le comte.

--Et comment s’appelait-il, M. le comte?

--Il s’appelait M. le comte.

--Et le yacht?

--Le yacht, c’était l’_Antoinette_, comme marraine.

--Et ton nom, à toi?

--Annie... Annie Lauroy. Le frère à papa, il est boulanger à Monplaisir.
J’y ai été une fois. C’est à côté d’une grande ville qui s’appelle Lyon.

M. Lemarquier intervint:

--Nous allons conduire cette enfant chez M. le doyen, pour décider avec
lui ce qu’il convient de faire.

--Il y a près d’une lieue jusqu’à Port-Joinville, remarqua Madeleine.

L’objection ne fut pas du goût de Valmineau:

--Et mes bras, demoiselle, ne sont-ils pas là? Je porterais bien cette
pauvre galine tout le chemin s’il le fallait!

--Et bien! partons.

--En route pour la cure!

Hélas! pour une galine (chardonneret), la petite Annie levait un bien
triste visage sur ses protecteurs!

L’abbé Parand était rentré de l’église mordu par l’anxiété, après avoir,
à la Messe, jeté toute son âme de prêtre aux pieds du Sauveur des
hommes, en imploration pour les Islais éprouvés par la tourmente. Et en
était ainsi à chaque tempête: le recteur de cette modeste paroisse
maritime souffrait les angoisses de tant de foyers où ni les pères ni
les fils n’étaient rentrés. Sachant cela dans l’île, on en chérissait
davantage le pasteur, et dès qu’on avait quelque nouvelle, dès qu’une
barque avait rallié le port, plus ou moins meurtrie, on s’empressait
vers la cure, par les rues onduleuses et montantes. Une fervente action
de grâces s’élevait alors du prie-Dieu de l’abbé Parand.

Ce matin-là, le bilan de l’ouragan était sombre. Le _Nereus_, brisé sur
l’estacade de l’avant-port, avait coulé un peu plus loin; les hommes,
d’ailleurs, ayant pu miraculeusement gagner la terre dans le canot du
bord. Il y avait aussi le _Saint-Pierre_ désemparé et chassant sur ses
ancres, dont l’équipage s’était trouvé recueilli par le _Tigre_. Mais la
_Jeune-Captive_ dont on n’avait aucune nouvelle! Pour celui-ci, c’était
terrible. Et une ardente supplication s’élevait du cœur du pasteur. Il y
avait quatre hommes sur ce bateau; s’ils disparaissaient, ils
laisseraient vingt-sept orphelins. «Mon Dieu, gémissait le prêtre, vous
n’avez pas pu vouloir cela!»

C’étaient de bons marins, quoiqu’ils aient manqué l’entrée du port au
grand émoi de ceux qui les avaient aperçus au plus fort de la tourmente.
Pour ne pas s’écraser contre la jetée où luit un feu vert, ils avaient
repris brusquement le large. L’abbé Parand avait affirmé aux femmes
qu’ils trouveraient un abri à La Rochelle. Pouvait-on réellement y
compter par cette bourrasque? Dans ce grand souci, les pertes
matérielles, déjà considérables, passaient inaperçues.

--On se resserrera un peu plus encore, pensait l’abbé; mais les hommes!

--M. le curé, c’est M. Lemarquier, de la Meule, avec sa demoiselle.

--Faites entrer, ma bonne.

--Il y a aussi le braconnier.

--Qu’il vienne avec eux.

--Et une petite fille qui a l’air toute perdue.

--Dépêchez-vous, Sidonie; est-ce qu’on laisse ainsi des chrétiens à la
porte?

La vieille Islaise se hâtait, troublée. Quel miracle pouvait amener à la
cure, en semblable compagnie, le sauvage des Corbeaux? Elle introduisit
les visiteurs, et, quoi qu’en eût sa curiosité, referma derrière eux
l’huis fort exactement, car M. le curé n’aimait pas les courants d’air.

Ce fut Madeleine qui entama la conversation, après les compliments
d’usage:

--M. le doyen, nous vous amenons une petite naufragée.

L’abbé Parand regarda la fillette dont les grands yeux clairs semblaient
deux fleurs tristes, épanouies sous l’or des boucles. Sa main, se posant
au front pur, esquissa paternellement le signe de la bénédiction; il
prononça:

--Pauvre mignonne! elle était sans doute sur le yacht qui a sombré cette
nuit à la pointe Sud?

--Ah! Monsieur le Curé, interrogea le braconnier, vous savez?...

--Mortimprez m’en a dit un mot tout à l’heure à l’église, mon brave.

Une lueur flamba sous les sourcils broussailleux du bonhomme:

--Tant qu’il y était, il ne vous a pas dit que c’était lui qui avait
sauvé la mioche, peut-être?

L’abbé Parand connaissait ses paroissiens, braves cœurs, mais souvent
rude écorce. La boutade donc ne l’étonna guère; il répondit dans un
sourire:

--Non pas, Valmineau. Il m’a dit, au contraire, que le _Gabion_ était
sorti pour rien.

--Damase a ramené la seule survivante, cette enfant. Quelques morts
seulement demeuraient encore sur le pont, fit M. Lemarquier.

--Annie, ma chérie, répète à M. le doyen ce que tu nous as dit tout à
l’heure.

La fillette leva vers Madeleine son visage aux traits tirés. D’une voix
tremblante qui parfois sombrait dans un sanglot, elle recommença son
navrant récit; et dans la grande pièce calme, illuminée par le
rayonnement d’anciennes gravures, flotta l’aile du malheur qui, cette
nuit, sur la mer démontée, avait rendu cette enfant orpheline, et
fauché, gerbe précieuse, tout un bouquet de vies. Quand la petite fille
se tut, le pêcheur tira la conclusion qui s’imposait:

--Alors, on vient prendre votre avis sur ce qu’il faut faire, Monsieur
le curé. Censé un conseil de famille, quoi!

--Je suis touché de votre confiance à tous, mes amis, répondit le
prêtre; mais il ne faut pas oublier qu’avant toute chose une déclaration
officielle est nécessaire. Allons rendre visite au maire: c’est un
esprit avisé et un excellent homme. Nous verrons avec lui comment il
convient d’agir.

L’abbé Parand passa la main sur son front pour en écarter le souci de la
_Jeune-Captive_, puis il atteignit un chapeau qui aurait eu tous les
droits à ses invalides, mais que la charité pastorale condamnait à un
service prolongé. Et tous cinq se dirigèrent vers la route qui, en
bordure de la côte, joint Port-Joinville à Ker-Châlon. De ce côté,
quelques villas élèvent leurs façades coquettes devant l’admirable
tableau maritime qu’au lointain les grèves du continent ourlent d’or
pâle. C’était là qu’habitait M. de Marcis, l’un des deux médecins et le
maire de l’île.

Avec émotion, car un cœur pitoyable à la détresse humaine battait dans
sa poitrine, l’officier municipal écouta l’histoire d’Annie. Il posa
quelques questions, prit quelques notes, obtint du braconnier,
passablement intimidé, une déposition en bonne forme quant à l’état dans
lequel il avait trouvé l’épave de l’_Antoinette_. Puis, se tournant vers
l’abbé Parand:

--Et bien! mon cher Curé, tout le monde a agi pour le mieux, n’est-il
pas vrai? A votre avis, que convient-il de faire maintenant?

--Je crois que vous devriez écrire à l’oncle de cette enfant; il est, en
somme, l’unique soutien naturel que nous lui connaissions.

--Parfaitement. Nous demanderons à ce monsieur quelles sont ses
intentions à l’égard de la pauvre petite... Est-elle mignonne! Voyez-la
donc... Mais, jusqu’à ce que nous soyons fixés?

--D’ici là, proposa le doyen avec bonté, les religieuses du Sacré-Cœur
trouveront bien dans mon école libre un lit blanc pour recevoir cette
oiselle tombée du nid, ou plus exactement surgie de la mer...

Depuis quelques instants le braconnier s’agitait sur sa chaise, tout
comme si des langoustes vindicatives eussent tenaillé sa culotte. Ses
lèvres frémissaient d’impatience contenue, il pétrissait sans ménagement
son béret des grands jours. Si bien que Madeleine en eut pitié:

--Voyons, père Damase, vous avez une idée?

Le bonhomme éclata:

--Demoiselle, c’est pas pour dire du mal de ces dames de Mormaison, qui
sont saintes, et dévouées, et tout; mais je ne vois pas la petite chez
elles! Monsieur le curé m’excusera: ça me fait l’effet qu’elle serait à
l’hospice!

Il se tut, reprit haleine; le curé interrogea avec indulgence:

--Quelle autre solution voyez-vous, mon ami?

--Oh! c’est simple! Sûr que je ne peux pas prendre cette petiote dans ma
cambuse, et lui enseigner à tendre des nasses. Mais si la demoiselle
voulait comme qui dirait être sa mère, au moins jusqu’à ce que l’oncle
réponde, ça serait le mieux...

Un sanglot, menu comme un cri d’oiseau, vibra soudain, interrompant le
débat; la fillette, épouvantée par les changements survenus autour
d’elle, et plus encore par la disparition de ceux qu’elle aimait, la
fillette, lassée de la contrainte que depuis si longtemps elle
s’imposait, venait de se jeter en pleurant dans les bras de Madeleine,
qui se refermèrent sur elle d’un geste maternel.




CHAPITRE VIII


Dans la rustique maison blanche, orgueil du quai Sadi-Carnot, qui est
l’hôtel de ville à l’île d’Yeu, M. le maire dressait l’ordre du jour de
la prochaine réunion municipale. Ce n’était pas là, on s’en doute, tâche
exagérément compliquée, aussi le docteur put-il s’en écarter sans
dommage afin de parcourir son courrier. Il alla tout de suite à une
lettre timbrée de Monplaisir, qu’il attendait impatiemment, désireux
qu’il était de voir fixer le sort de la petite naufragée.

M. de Marcis assura son lorgnon et lut:

  Boulangerie du Progrès, Monplaisir, Rhône.

  Ce mercredi, 10 janvier 1912.

  MONSIEUR LE MAIRE,

  J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre honorée du 7
  courant, reçue hier matin, et de porter à votre connaissance tout qui
  concerne ma nièce Annie Lauroy, recueillie à l’île d’Yeu, après le
  naufrage que vous m’annoncez, et qui me bouleverse.

  Mon frère cadet, Lauroy Jules, était depuis quinze ans premier-maître
  mécanicien du yacht _Antoinette_, appartenant à M. le comte de
  Gerdyvilliers. Mon pauvre frère jouissait de toute l’estime du comte,
  tant pour son savoir que pour ses qualités.

  Aussi la comtesse avait-elle bien voulu proposer d’être la marraine de
  ma nièce, et quand ma belle-sœur mourut quelque temps après, Mme de
  Gerdyvilliers adopta pour ainsi dire Annie, qu’elle mit en pension
  chez les Sœurs de Saint-Charles, à Paris.

  Pendant les vacances, elle prenait auprès d’elle la petite qu’elle
  traitait comme elle eût fait des enfants que le bon Dieu ne lui avait
  pas donnés. Ils devaient passer la fin de l’hiver aux Canaries, parce
  que la comtesse était délicate de la poitrine; ils avaient décidé
  d’emmener Annie, son couvent ayant été licencié à cause d’une épidémie
  de scarlatine. Mon frère nous avait envoyé une carte de Saint-Nazaire:
  nous ne pensions pas avoir le chagrin de le perdre si vite!

  Pour ce qui est de notre nièce, nous avons longuement considéré le
  cas, ma femme et moi, depuis hier que nous avons reçu votre lettre.
  Bien entendu, nous sommes prêts à la prendre, si elle est abandonnée
  ou malheureuse: on sait ce qu’on doit à sa famille, et puis on ne
  voudrait pas laisser à l’Assistance un petit ange comme elle.
  Seulement nous en avons déjà six, et le septième en route... Et vous
  savez ce que c’est, Monsieur le maire, on n’amasse pas gros à faire le
  pain, surtout quand il y a tant de petites dents à mordre dans la
  miche.

  Ceci est pour vous dire que nous serions heureux si les personnes
  charitables dont vous nous parlez, et qui ont recueilli Annie au
  moment du malheur, consentaient à en garder la charge. La petite est
  affectueuse, elle s’attachera vite à qui lui fera du bien; par
  ailleurs elle a une bonne santé, et elle est d’une bonne famille qui
  n’a toujours connu que Dieu et son devoir.

  Comptant sur vous, Monsieur le maire, pour bien vouloir vous occuper
  sur place de cette affaire qui dépasse, vous le comprenez, non pas
  notre bonne volonté, mais nos moyens, nous sommes, en vous exprimant
  toute notre reconnaissance, vos respectueux serviteurs.

  CLOTILDE ET PAUL LAUROY.

M. de Marcis ferma la lettre, et tout de go se mit, comme eût dit le
braconnier de la mer, «en route pour la Meule». Il se sentait
positivement des ailes, malgré son gilet bedonnant; en vérité, la
solution n’était-elle pas la meilleure qui se pût présenter? Ce
boulanger avait du bon sens.

Laissant l’anse des Bains à sa gauche, le médecin s’engagea dans
l’intérieur de l’île. Comme il arrivait aux champs bordés d’éclats de
roche fichés debout, et qui, pour la plupart incultes, ne donnent pas
une haute idée de l’activité agricole des Islais, le maire aperçut
L’abbé Parand qui marchait en lisant son bréviaire. Il s’écria gaiement:

--Ah! ah! mon cher Curé, je vous y prends! vous flânez! C’est
fichtrement rare!

--Flânerie... occupée, si j’ose dire, répondit l’abbé en montrant son
livre. Et puis, je vais à la Meule.

--Comme cela se trouve! Chez les Lemarquier?

--_Dixisti._

--Nous ferons donc route ensemble. Il faut que je voie le professeur au
sujet de cette enfant.

--Vous avez une réponse?

--Je la reçois à l’instant. Voyez, Monsieur le Curé.

Tout en marchant, l’abbé lut avec une satisfaction évidente l’épître de
l’honnête Lauroy; il la rendit à son vieil ami en constatant:

--Eh bien! tout s’arrange, me semble-t-il.

M. de Marcis se prit à rire:

--Oh! Monsieur le doyen qui cite Alfred Capus! Vous aurait-il converti à
sa philosophie, par hasard?

--Ne me parlez pas, mon bon ami, de ces hommes de théâtre! répliqua le
digne curé. Heureusement, notre île ignore leur engeance!

--Je me demande ce qu’ils viendraient y faire... sourit le praticien.

Une amicale controverse sur les dangers de la scène conduisit les deux
promeneurs jusqu’à la rangée, dénudée par l’hiver, des ormeaux qui
s’alignaient en face de la villa Lemarquier. La vieille bonne les
introduisit dans la pièce où le savant travaillait, près de Madeleine
occupée à tailler une robe de fillette.

--Bonjour, Messieurs! Quelles nouvelles apportez? eût demandé, d’après
la tradition, Sarah Jennings, duchesse de Marlborough...

--Les meilleures sans doute au gré de votre chrétienne charité, cher
Monsieur.

--Au sujet d’Annie, n’est-ce pas, Monsieur le Curé?

--Précisément, Mademoiselle, son oncle souhaiterait de vous la confier
définitivement. Est-il besoin de vous dire que je n’y verrais nul
inconvénient?

--Et que je n’y trouverais, moi, que des avantages, appuya le maire en
tendant la lettre au professeur.

Celui-ci la lut à voix haute, puis, se tournant vers sa fille, qui
s’efforçait de dissimuler son émotion:

--Eh bien, mon enfant, qu’en penses-tu?

Elle joignit les mains, leva son doux regard un peu terni. Elle était
presque belle alors, la vieille fille, celle dont nul homme n’avait fait
la reine de son foyer, et qui ne rêvait sur terre d’autre bonheur que
celui de se dévouer. Avec élan Madeleine répondit:

--Que puis-je penser, père, sinon que je suis prête, comme toi-même, à
ouvrir mon cœur, à recevoir en notre maison l’orpheline que le ciel nous
envoie. Nous en ferons une vraie chrétienne, et nous lui indiquerons le
chemin du bonheur en lui montrant celui du devoir.

--Bravo! mon enfant, approuva l’abbé. Dieu vous récompensera de cette
bonne œuvre entreprise pour l’amour de lui. Vous en serez vous-même tout
heureuse, par un effet de la divine justice.

--J’imagine, fit M. Lemarquier, que le braconnier sera satisfait, lui
aussi, de la tournure prise par les événements.

--C’est vrai, ce vieux sanglier! Toujours farouche? Il m’est revenu que
vous aviez baptisé son canot, Monsieur le Curé?

L’abbé montra au maire Madeleine souriante:

--Voici la dispensatrice de la grâce, mon bon ami.

--Monsieur le doyen, protesta la «demoiselle» toute confuse, ayez pitié
de moi! Allons plutôt, si vous le voulez bien, annoncer la grande
nouvelle à ce brave homme.

--Où est-il?

--Quelque part sur la côte, pas loin sans doute, à promener Annie pour
laquelle il éprouve une tendresse de grand-père; je vous assure que
c’est touchant...

De cette opinion qui d’abord avait fait sourire le maire, celui-ci
comprit toute la justesse peu d’instants plus tard, quand nos amis, du
haut de la falaise, aperçurent deux silhouettes connues qui se
détachaient, assez proches, sur les récifs en dents de scie de
l’Entaillée. C’était une petite forme hésitante et craintive, qu’une
grande ombre, paternellement penchée, tenait solidement par la main au
bord de l’abîme; on eût dit d’un aïeul guidant par son domaine une
enfant très chère, longtemps perdue, enfin retrouvée.

Quand M. de Marcis eut mis le braconnier au courant de la situation
nouvelle:

--Bon sang de bonsoir! gronda le sauvage en un rugissement contenu par
égard pour la mignonne qui le regardait avec surprise, Monsieur le
maire, vrai, vous me faites-t-il heureux!

Il prit dans ses bras l’enfant, l’éleva avec précaution et maladresse
jusqu’à sa barbe rude:

--Petiote, dis, tu veux bien rester toujours avec la demoiselle?

--Oh! oui...

--Elle sera ta maman, tu comprends?

--J’ai jamais eu de maman, je serai si contente d’en avoir une!

Le bonhomme plaqua un gros baiser sur les joues fraîches, avant que de
passer l’enfant à Madeleine. Puis, s’approchant du docteur, il demanda,
soucieux:

--Alors, Monsieur le maire, qui est-ce qui sera tuteur?

--Dame, mon brave... hésita M. de Marcis...

--Oh! n’ayez pas peur, je sais bien que ce ne peut pas être un vieux
loup comme moi. Je voudrais que l’on nomme M. Lemarquier, qui est un
homme savant, et tout, et intact.

--Intact?

--Oui, reprit le braconnier en changeant de ton, intact... pour la
réputation... tandis que d’autres...

Le bonhomme baissait la tête, humblement. L’abbé Parand jugea que le
moment était venu d’intervenir:

--Entendu, mon brave; M. Lemarquier sera le tuteur de notre petite amie,
et Mlle Madeleine, sa maman. Le docteur veillera à ce qu’elle pousse
comme un jeune pin des dunes, et moi je lui enseignerai son catéchisme.
Pour vous...

--Moi, dit gravement le pêcheur, je conserve une bonne part.

On le regarda, une surprise flottait sur tous. Le braconnier de la mer
étendit la main, embrassa d’un geste large la falaise, l’admirable
coupure de Risque-de-Vie, où bouillonne un perpétuel tourbillon, et tout
l’immense horizon maritime, qu’il semblait ramener vers son cœur. Puis
il déclara, d’un accent empreint de grandeur véritable:

--Moi, j’apprendrai l’enfant à connaître la mer et la lande, à
comprendre leur langage, à pénétrer leurs secrets, à les aimer surtout.
Et je ne serai pas si bête, foi de Valmineau, qu’à travers ces cailloux,
ces bruyères et ces algues, je ne lui fasse, moi aussi, trouver et lire
partout le nom du bon Dieu, avec qui la demoiselle m’a réconcilié!

Quelques mois passèrent, et de nouveau l’asphodèle printanier montra ses
épis de fleurs blanches dans les champs de l’île d’Yeu. Le programme
établi par l’abbé Parand se déroulait intégralement, la frêle plante
déracinée par la tempête, qui l’avait jetée sur ce rocher perdu, y
reprenait vie, force et même gaieté. A cet âge, les impressions, si
vives soient-elles, sont fugitives comme ces nuées que dissipe, en
montant au ciel, le soleil du matin: environnée de sollicitudes
attentives, Annie bientôt trouva tout naturel de voir son univers borné
par la mer infranchissable, monstre géant et charmeur dont la colère ne
s’était pas réveillée depuis la mort de l’_Antoinette_.

Madeleine et son père s’attachèrent très vite à l’enfant. Dans la maison
de la Meule livrée eux savantes études du professeur, et que la maturité
sereine de Mlle Lemarquier emplissait d’une paix précieuse, mais parfois
un peu grave, Annie fut le rayon de joie, le petit être chéri auquel
vont tous les soucis, duquel rayonnent toutes les allégresses. Former
une âme, la voir peu à peu, comme un tourne-sol vers l’astre du jour,
s’orienter vers le Maître et le Père des hommes, n’est-ce pas la plus
haute et la plus douce des tâches?

Le braconnier de la mer, lui aussi, remplissait jour après jour la tâche
qu’il s’était donnée. Il allait s’attachant davantage à la mignonne
enfant; pour un peu il lui aurait été reconnaissant--peut-être
l’était-il en effet--d’avoir permis qu’il la sauvât. Il l’aimait
tendrement, et avec un mélange singulier et curieusement osé de
l’affection que peuvent éprouver pour un même être un grand-père, un
terre-neuve, et un sauvage en admiration devant une œuvre d’art.
L’ensemble rendait le solitaire des Corbeaux à sa vraie nature de brave
homme, trop longtemps cachée par les ronces hargneuses d’une
misanthropie née de ses malheurs.




CHAPITRE IX


Ce jour-là, Madeleine Lemarquier vint trouver Damase dans la cabane de
la Pointe, où il réparait fort dextrement des nasses endommagées par
quelque captif rageur. Le pêcheur s’empressa:

--Asseyez-vous là, Demoiselle. Ça fait rudement plaisir de vous voir. Et
la petiote?

--Justement, je viens vous parler d’elle.

--C’est pas qu’elle est malade, au moins?

Madeleine eut un sourire:

--Non, non! mon père lui donne sa leçon de grammaire en ce moment.

--Pauvre mioche, elle aimerait mieux jouer sur la grève, avec des
crabes, près de papa Valmineau!

--Je ne dis pas, père Damase; mais ce serait peut-être moins utile...

--Oh! ça, bien sûr, Demoiselle. Et alors?

--Vous savez que dans trois semaines il y aura une grande fête à
Port-Joinville?

--Ah! Le ministre de la Marine vient?

--Bien mieux: la bénédiction de la mer...

--C’est vrai! fit l’Islais, en cessant de tordre ses brins d’osier
flexible; j’ai entendu des gars parler de la chose hier à Saint-Sauveur,
où que je m’étais rendu pour acheter les matériaux pour réparer mes
nasses. Ils parlaient de se rendre en colonne au Port, avec le drapeau
du bourg, et sous la conduite de leur curé.

--C’est cela même, mon ami, M. le curé veut faire très bien les choses,
pour mieux honorer le bon Dieu; il y aura cette année une centaine
d’enfants en tête de la procession; nous donnerons Annie, je lui fais
une robe blanche, ne robe... vous m’en direz des nouvelles!

Le braconnier regardait Madeleine, émerveillé;

--Une riche idée, Demoiselle! Sûr qu’elle sera la plus belle, notre
petiote. Seulement...

--Qu’y a-t-il?

Le sourire du bonhomme s’achevait en grimace:

--Seulement, moi, qu’est-ce que je fais, là-dedans? Je suis bon à rien
du tout!

--Mais si, père Damase; nous avons même besoin de vous.

Rayonnant, Valmineau se leva d’une pièce:

--Je suis tout à vous, Demoiselle, l’homme, la barque et la cambuse!
D’abord, vous le savez bien. Qu’est-ce qu’il faut faire?

--Les enfants marcheront devant les marins. Mon père et moi, nous ne
sommes ni des petites filles ni des pêcheurs...

--Comme de juste, observa l’honnête braconnier.

--Alors, pour qu’Annie ne se sente pas toute seule dans la procession,
il faudrait que vous y figuriez...

--Moi! grogna le solitaire. En colonne, avec les autres?

--Justement, comme les autres.

--Faudrait peut-être bien aussi porter un cierge?

--Je ne sais pas, c’est un détail qui n’est pas encore réglé.

Le bonhomme hésitait. Un moment il considéra la jeune femme qui se
tenait devant lui, souriante et affable: dire que c’était si fragile, et
que ça l’avait sauvé! et qu’elle venait lui demander, comme ça,
tranquillement, une chose... mais une chose!

Damase Valmineau, braconnier de la mer, naguère officiellement cité
comme mécréant, voire comme croquemitaine, reprit longuement haleine,
puis répondit non sans noblesse:

--Demoiselle, il en sera comme vous voudrez: je peux bien confisquer une
journée pour le service du bon Dieu et le vôtre! Dites à M. le curé du
bourg que je porterai le drapeau ou le dais, si cela peut lui faire
plaisir.

Voilà pourquoi l’on put voir, par un beau dimanche de la mi-juin, tout
vibrant de sonneries de cloches, tout ailé de joie chrétienne, la
cohorte des pêcheurs du bourg, dominée par un homme à la carrure
athlétique qui, aidé de deux jeunes marins, soutenait sur ses épaules un
brancard portant un délicat modèle de dundee consacré à Madame la
Vierge. Cet homme assista fort respectueusement aux offices, dans
l’église de Port-Joinville tapissée de banderoles et d’écussons, où
s’enlevaient en couleurs vives des bateaux, des ancres, des étoiles et
des poissons. Et tant que dura la procession, il s’appliqua à garder
soigneusement son rang, les yeux fixés sur une petite fille, qui, rose,
blanche et blonde, éparpillait des pétales de fleurs, avec des gestes
d’angelot recueilli.

Au chant de la _Pêche miraculeuse_, un nouveau cantique tout de suite
adopté par cette population de marins, le défilé déroula ses anneaux le
long des quais du port, où s’alignaient les chaloupes repeintes de frais
et pimpantes comme des jouets neufs sous leurs pavois de fête. Presque
tous les hommes de l’île s’étaient réunis pour cette solennité, la plus
importante et la plus aimée qui fût, car chaque matelot est heureux de
voir appeler sur son rude métier, sur les hasards plus rudes de la mer,
le secours et la bénédiction du ciel. Et l’on eût en vain cherché une
âme affligée de la lèpre du scepticisme dans l’assistance qui se
pressait au bord des rues, parmi ces hommes s’avançant, convaincus,
graves, derrière un matelot de Ker-Châlon, solide et couvert de
médailles, haussant le drapeau du Sacré-Cœur.

Après le salut, Annie, un peu lasse, très émue, rejoignit le braconnier,
dont le visage s’éclaira à son approche. Il l’embrassa:

--Pas trop fatiguée, mignonne?

--N... non... On va rejoindre maman Mad?

--Tout de suite. En route pour la Meule!

--C’est loin, encore!

--Je te porterai un bout de chemin. Viens-nous-en, ma fille.

Ils fendirent la presse, dans le brouhaha né de la dislocation du
cortège. Au moment où le pêcheur et l’enfant émergeaient de la foule,
une main frappa sur l’épaule de Damase.

--Hé bé! Valmineau!

Le solitaire se retourne:

--Tiens, Mortimprez!

L’autre continua:

--Tu t’entends à surprendre ton monde, toi!

--Qu’est-ce que tu veux dire?

--C’est bien toi qui portais le brancard du dundee, tout à l’heure!

--Oui, avec deux gars du bourg. Alors?

--Alors... dame... On te croyait un peu mécréant... Tu m’excuseras,
Valmineau...

Mortimprez hésitait, craignant d’avoir été trop loin; jovial, le
sauveteur d’Annie secoua ses épaules puissantes:

--Ce temps est passé, camarade! C’est la demoiselle de la Meule qui a
fait le miracle, avec ce petit ange que voilà.

Semblablement paternels, les deux hommes sourirent à la fillette, qui
s’appuyait avec une confiante affection contre le braconnier. Songeur,
revoyant, dans la gloire de ce jour d’été, le yacht cloué sur l’aiguille
où il périssait parmi l’embrun glacial, le barreur du canot de sauvetage
prononça:

--Tu as fait du fameux travail, Valmineau, dans cette nuit de
janvier!... Mais dis donc, continua-t-il en changeant de ton, elle a
l’air fatiguée, la petite.

--Je vas être obligé de la porter quasiment jusqu’à la Meule, où que M.
et Mlle Lemarquier ont dû rentrer avant nous.

--Mieux que cela; viens donc vous reposer à la maison, tout près, rue
des Mariés. La femme a fait des beignets, on trinquera comme dans les
temps, avant...

--Avant que je ne sois devenu un sauvage, tu peux le dire, va,
Mortimprez. Vu que maintenant la demoiselle et c’te mioche m’ont rendu à
la vraie vie: si je te disais qu’elles m’ont rappris mes prières?

La maison où Sébastien conduisit son vieux camarade était, comme toutes
ses voisines, blanche au dehors, nette au dedans; comme la plupart de
ses voisines aussi, elle abritait une nombreuse nichée, vivace et
joufflue, qui pour le moment, affamée par l’air et la marche, se
pressait autour du goûter qui succède à la procession.

--Femme, j’amène un vieux copain retrouvé!... Les enfants, qu’on se
serre un peu! Voilà une petite amie; tu lui montreras ta poupée,
Jeannette.

La voix joyeuse du marin résonnait sous le plafond de bois peint: deux
fillettes, d’autorité, s’emparèrent d’Annie, une main preste débarrassa
Valmineau de son béret: en un clin d’œil le solitaire et sa «petiote» se
trouvèrent en famille.

L’Islaise servit du vin d’Yeu, léger et doré, fils des nouveaux
vignobles créés cinquante ans plus tôt par des Rhétais exilés. Et coudes
sur la table, les hommes se mirent à croquer, en phrases coupées de
silences, le thème unique auquel se ramènent toutes les pensées de la
race: la mer, qui fait vivre les foyers, et trop souvent ensuite les
charge de crêpes noirs.

Tout à coup, la voix de la femme s’éleva:

--Regardez donc votre petite, Valmineau; elle n’a pas été longue à
quitter la poupée!

Le braconnier porta ses regards vers du fenêtre; ce coin de la
grand’salle, abandonné aux enfants, se trouvait pour de moment
transformé en chantier de construction. Les deux aînés du pêcheur
étaient penchés sur un sloop qu’ils gréaient avec amour. Annie,
silencieuse et attentive, appuyée près d’eux à la huche, ses petites
mains nouées derrière son dos, contemplait de travail des garçons.
Parfois, l’un d’eux levait la tête et souriait à la fillette; le
solitaire soupira:

--Des beaux gars que tu as, Mortimprez! Les miens étaient pareils, voilà
quinze ans...

--C’est franc comme l’or, et solide à la mer, faut voir! répliqua le
pêcheur. Aussi on va faire des sacrifices pour Armand.

Le plus âgé des mousses, entendant son nom, jeta à son père un vif et
clair regard; Sébastien poursuivit:

--Voilà qu’il prend ses seize ans; c’est temps de lever l’ancre, si on
veut passer loin. A la fin de l’été il quitte l’île pour le continent.

--Oh! le continent..., apprécia Damase avec une moue qui en disait long.

L’autre se redressa:

--Minute, Valmineau! Tu ne penses pas que mon gars va abandonner la mer?
Je le mets à l’École de Navigation, à Nantes; il en sortira avec son
brevet d’élève-officier de la marine marchande.

--Ah! fit le braconnier admiratif, c’est le long-cours, alors?

Mortimprez cligna de l’œil, but une rasade, et expliqua complaisamment:

--Voilà! Et pas le long-cours comme dans les temps: on touchait
quarante-cinq francs d’argent par mois, pour bourlinguer pendant des
morceaux d’années. A ceux qui n’étaient pas tout à fait raisonnables,
après la bordée du départ et celle du retour, si courtes soient-elles,
il ne restait pas gros à donner à la femme. Tandis qu’à vingt et un ans,
après trente-six mois de navigation active et professionnelle, il
passera tout de go lieutenant au long-cours. Ça, c’est une affaire,
Valmineau!

--Sûr... et Auguste?

--Lui, il ne s’en ressent pas pour les études. Le ciel et la mer, ça lui
suffit comme livres; c’est d’ailleurs les plus beaux. Ma chaloupe sera
pour lui.

--Au moins celui-là restera à la famille, murmura l’Islaise.

--Femme, il ne faut pas dire cela, protesta le barreur. Où qu’on
sillonne son flot, sur un canot à rames ou sur un clipper d’acier doux,
c’est partout la même chose, puisque l’œil de Dieu sait partout nous
retrouver. L’essentiel est qu’on navigue toujours en bons chrétiens,
sous la Croix du Sud comme devers Rochebonne; et ça, pour mes deux
grands gars, pour les trois petits, je suis tranquille!

L’Islais s’était levé, il avait parlé avec une certaine solennité; du
silence en nappe s’étendit par la pièce claire. Sébastien Mortimprez
s’approcha des enfants, redressa du doigt, sur le sloop, une voile qui
ne tombait pas à son gré; et, caressant la tête blonde d’Annie, il
demanda gaiement:

--Qu’est-ce que tu en dis, toi, gamine, de ces questions-là?

A quoi la fille adoptive du braconnier répondit avec ingénuité, en
levant vers le pêcheur son regard d’aigue-marine:

--Je voudrais que leur bateau serait assez grand pour m’emmener sur la
mer...




DEUXIÈME PARTIE




CHAPITRE X


Huit années ont passé depuis que la colère des vagues a émietté
l’_Antoinette_ contre les écueils des Corbeaux. Huit années pendant
lesquelles l’océan a continué de grignoter l’île têtue qui le brave,
huit années qui ont jour à jour mûri le destin réservé par le ciel aux
personnages mis en scène dans la première partie de ce récit.

Le braconnier de la mer est devenu un vieillard aux cheveux blancs;
c’est d’ailleurs à peu près la seule concession qu’il ait daigné faire à
la fuite du temps. Il mène toujours, avec la _Sainte-Madeleine_, une
guerre acharnée contre le peuple à carapace qui grouille dans les anses
du rivage; seulement, à présent, il respecte les enfants et les mères de
famille, et exige en toute conscience de ses prises, le gabarit
réglementaire. Il est devenu l’un des paroissiens les plus réguliers de
Saint-Sauveur, et quoique assez discret sur le chapitre de ses
convictions intimes, le bonhomme reporte volontiers tout le mérite de sa
conversion sur Madeleine Lemarquier, de qui la patience et la douceur
ont brisé l’armure d’hostile indifférence dont Damase se cuirassait.

Le savant de la Meule est populaire, à présent, dans Yeu, par suite des
longues heures qu’on l’a vu employer à rechercher dans la lande les
traces des monastères islais. Son étude sur le couvent de Saint-Hilaire,
éditée par une sévère maison parisienne, a rencontré dans le monde de
l’archéologie un succès qu’est venu consacrer un prix de l’Académie des
Inscriptions; actuellement le professeur termine un long mémoire voué au
monastère bénédictin de Saint-Étienne, et spécialement aux exactions
dont il fut victime de la part des Anglais, pendant la Guerre de Cent
Ans. M. Lemarquier est aidé dans son travail par la paix souriante qui
l’entoure, et que lui créent la tendresse et les soins de ses deux
filles, différentes par l’âge, mais presque également chéries, Madeleine
et Annie.

Un jour, Mlle Lauroy dit à son tuteur:

--Parrain, j’ai un gros souci.

--Je le vois bien, mignonne, et la petite mère s’en inquiète avec moi.
De quoi s’agit-il?

La jeune fille leva sur lui le rayon bleu-vert d’un regard demeuré
infiniment candide, comme il arrive à ceux qui ont trouvé les certitudes
de leur vie au-dehors et au-dessus de la mesquinerie terrestre. Elle
fit:

--Ce pauvre père Damase n’est plus jeune...

--Sans doute: il est mon aîné de trois ans, cela lui fait soixante-huit.

--Tout seul, dans cette cabane... à son âge! C’est si triste! Vous avez
vu qu’il a failli y rester.

--Sa crise de rhumatisme aigu!

--Qui ne se serait pas déclarée peut-être, si, quand il est revenu chez
lui trempé, ce jour de gros orage, il s’était trouvé là quelqu’un pour
le forcer à prendre les soins indispensables. Songez donc qu’il n’allume
jamais de feu!

--Mais tu sais bien, mon enfant, que Valmineau ne veut pas entendre
parler de venir habiter à la Meule. Vingt fois nous le lui avons en vain
conseillé.

--Il y a mieux à faire, parrain. Écoutez mon idée.

Avec douceur, avec précision aussi, en sage personne qui a examiné
toutes les faces d’une entreprise, Annie exposa son projet. M.
Lemarquier formula les objections que sa raison lui imposait; la jeune
fille les réfutait suivant l’élan de son cœur.

--Il te faudra beaucoup de dévouement, ma chérie.

--N’a-t-il pas commencé par me sauver la vie, dans cette horrible nuit?

--La distance...

--La bicyclette que petite mère m’a donnée pour ma fête est encore toute
neuve.

--Et nous... Nous qui étions si heureux, ma chérie!

--Vous, parrain, vous et petite mère, vous seriez les premiers, au
retour de la mauvaise saison, à me conseiller d’agir ainsi, parce que
vous savez qu’il y a du bien à faire!...

L’enfant s’était pendue au cou du vieillard, il l’embrassa
paternellement, avec la sensation fraîche de cueillir une fleur de mai.
Puis conclut, en étouffant un soupir:

--Il faut te céder, mignonne, et d’autant plus qu’en effet tu as raison.
A la première occasion, je parlerai à Damase, pour lui faire
entreprendre les travaux indispensables.

--Merci, parrain! Mais... nous garderons le secret jusqu’au dernier
moment?

--Bien entendu!

Il arriva cette année-là qu’un vent de folie souffla sur la gent
langoustière, de la pointe des Corbeaux à celle du But. Pendant
plusieurs semaines, des crustacés, hantés, comme un vulgaire Chatterton,
par la maladie du suicide, se ruèrent par dizaines dans les nasses
oblongues mouillées près des brisants, si bien que le braconnier, pour
l’appeler par son ancien nom, fit une de ces campagnes qui marquent dans
la vie d’un homme.

Il ne tarda point à se sentir embarrassé par sa richesse, un peu comme
fut le savetier de la fable. En sorte qu’un jour, ayant tiré la
_Sainte-Madeleine_ à sec, et endossé sa meilleure vareuse, le bonhomme
s’en fut soumettre le cas à son conseiller ordinaire. Calé sur la chaise
que lui avait offerte Annie, il s’inquiéta, scandant ses périodes d’un
pouce énergique, dressé en bataille:

--Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ce papier? Faut le
transformer en quelque chose qui dure, parce qu’avec leurs manigances du
continent, j’ai confiance dans rien du tout!

--Achetez un champ sur la plaine de Saint-Sauveur, suggéra Madeleine,
qui savait à quoi s’en tenir quant au sort réservé à sa proposition.

--Oh! Demoiselle, fit le solitaire avec reproche, comment que vous
parlez d’une chose pareille à un Islais? Faut être aussi bête qu’un
Noirmoutrin pour suer sur la terre lorsque le vent trop dur vous empêche
de sortir, ou que ce n’est pas le temps de la sardine.

--Là, là! mon brave, calmez-vous! intervint M. Lemarquier en riant.
Calmez-vous... et faites bâtir.

--Faire bâtir? répéta le pêcheur interloqué. Pourquoi? Puisque je n’ai
que moi à y mettre, la Cambuse est bien assez grande!

Le professeur essaya d’expliquer au bonhomme l’intérêt qu’il aurait à
posséder une maison moins petite, capable de mieux abriter un honnête
homme contre les vents et la pluie. Lui, le front barré, faisant sa
lippe des mauvais jours, entendait sans écouter, ressassant cette pensée
qu’il n’osait exprimer:

--A quoi bon? puisque je n’ai plus d’enfants! Puisque mes gars sont au
fond de la mer, et que ma fille est devenue une faillie terrienne!

Alors Annie vint à la rescousse, de sa voix fraîche qui possédait un
infini pouvoir sur les décisions du braconnier de la mer.

--Père Damase, tout de même, songez donc... quand nous irions vous voir,
petite mère et moi, ce serait bien plus gentil.

Il se tourna vers elle, et d’une voix bourrue:

--Ça te ferait plaisir, ma galine?

--Mais oui, beaucoup... deux pièces seulement...

Cette fois, ce fut M. Lemarquier que le pêcheur regarda:

--Vous avez entendu, Monsieur? C’est l’idée d’Annie, alors, c’est tout.
Seulement, voudriez-vous venir avec moi chez le maçon?

M. Lemarquier consentit volontiers à cette démarche, et même dressa le
plan de la maisonnette neuve. Bientôt le braconnier, triomphant,
inaugurait ses nouvelles pénates; mais il ne voulut point qu’on
dérangeât M. le curé pour les bénir, alléguant la longueur du trajet et
la modestie du logis:

--Sept kilomètres pour un méchant abri de vieux bonhomme! Demoiselle,
vous ne voudriez pas! Ce n’est pas une vraie maison, puisqu’il n’y aura
pas de femme!

Madeleine sourit et n’insista pas.

Quelques semaines plus tard, Valmineau s’en revenait en barque, vers
l’échouage des Corbeaux. On n’était encore qu’au début d’octobre, mais
déjà l’océan avait pris sa grise robe d’hiver, que les lentes houles
striaient de plis sombres; tout ce qu’on touchait, bois, voile ou filin,
était revêtu d’une humidité tenace, qui faisait corps, pour ainsi dire,
avec le terne crépuscule vite accouru de l’horizon. Pesant sur sa barre
d’un effort qui lui arracha une grimace, le braconnier maugréa:

--Pas d’erreur, v’là l’hiver qu’arrive! Avec mes rhumatismes qui
grinchent, ça va être gai!

A la hauteur du récif de la Grande-Haie, que la pleine mer entourait
d’une ceinture d’argent agitée, bruissante, le solitaire, par habitude,
jeta un coup d’œil à sa maison assise en face sur la falaise. De la
cheminée, courtaude pour résister aux rafales du large, un filet
bleuâtre, dilué dans l’espace, invisible pour tout autre qu’un marin,
étirait ses volutes courbées par la brise fraîche. Le menton sec de
Damase s’agita dans une espèce de sourire:

--La petite aura venu avec sa clé, l’après-midi; elle a allumé le feu
avant de partir. C’te pauv’ gosse!... Je vas me faire une moque de vin
chaud sitôt rentré.

Cette perspective aida le bonhomme à terminer gaillardement son
bricolage. Quand il arriva devant chez lui, au claquement de ses gros
sabots, il eut la surprise de voir la porte s’ouvrir pour l’accueillir,
encadrant le frais visage d’Annie.

--Ça, c’est gentil, ma grande, de m’avoir attendu! s’écria le vieillard
en embrassant sa fille.

--J’ai pensé que vous auriez froid... La brume monte tôt sur la mer, ce
soir...

--C’est vrai!

Déjà le bonhomme était devant la cheminée, chauffant avec délices ses
jambes maigres comme celles d’un cormoran. Une inquiétude le saisit
soudain, il essaya de gronder:

--Seulement, ce n’est guère raisonnable, petite. Tu vas rentrer à la
Meule à nuitée, et dame! de ce temps, il ne fera point bon sur la lande.

La jeune fille secoua gaiement sa tête blonde:

--Aussi je ne partirai pas ce soir. Si vous voulez bien de moi,
grand-père, je passerai la nuit ici.

--Si je veux de toi, ma fille! est-ce que ça se demande? Maintenant que
j’ai un vrai lit, tu ne seras pas trop mal; moi, je coucherai sur mon
sac de varech, que j’ai serré dans la soupente.

Le rire d’Annie s’envola, accompagné par le crépitement joyeux du foyer:

--Vous garderez votre lit, grand-père, et moi, je serai très bien aussi.
Regardez comme nous avons bien travaillé aujourd’hui!

Elle ouvrit la porte de l’autre chambre, jusqu’alors assez nue, et
occupée maintenant par les meubles d’Annie: son lit blanc, sa commode
basse, son étagère aux menus bibelots, son crucifix, souvenir de
première Communion offert par Valmineau naguère, tout était installé,
avec cet air tranquille et souriant des choses qui ont trouvé, au
service des hommes, leur destination définitive. Le braconnier, qui
pourtant tirait quelque vanité de ne pas s’étonner aisément, demeura
pantois; il balbutia:

--C’est... C’est toi qui as apporté tout ça?

--Non, bien certainement! C’est la bourrique de Jean Nicaise, le fermier
de la Meule; et puis, petite mère m’a aidée à ranger la pièce. Cela vous
plaît-il ainsi?

Pour ressaisir ses idées qui tourbillonnaient comme des algues emportés
par le ressac, le vieux pêcheur se laissa tomber sur un siège. Tout en
vérifiant d’une main experte le travail d’une marmite odorante, la jeune
fille expliqua:

--Nous avons pensé, grand-père, qu’il valait mieux que vous ne restiez
plus seul; c’est pourquoi parrain vous avait conseillé de faire agrandir
votre maison, afin que j’y puisse avoir une petite place... Je vous
soignerai quand vous rentrerez mouillé...

--Et... la demoiselle, elle n’est pas fâchée?

--Nous serons tous plus tranquilles; d’ailleurs, l’été, quand vous aurez
moins besoin de moi, grand-père, je retournerai passer quelques semaines
à la Meule... Voilà nos projets: qu’en dites-vous?

Le bonhomme n’en dit pas grand’chose, car des larmes perlaient à ses
yeux, pâlis par soixante années d’aventures et d’intempéries; il serra
sa petite sur son cœur, en bégayant d’une voix mal assurée:

--Le bon Dieu me donne trop de bonheur, ma fille... Vrai, je ne méritais
pas ça!

Et en même temps il essayait de retenir ses larmes, comme il convient à
un vieil ours.

                   *       *       *       *       *

Cependant les années s’étaient, pour Mortimprez et les siens, déroulées
à peu près comme l’avait pensé le pilote. Petits enfants étaient devenus
grands, ainsi que souhaitait le petit poisson de La Fontaine. Auguste,
son temps de la Flotte terminé, n’avait pu se résoudre à quitter la
longue pièce de 100 dont il était chef, à bord de la canonnière
_Railleuse_; il avait rengagé, et promenait dans les eaux françaises sa
casquette toute neuve d’officier marinier. Pour Armand, c’était mieux
encore: sorti dans les premiers de l’École de Navigation, il se trouvait
maintenant lieutenant à bord de l’_Étoile-du-Sud_, un svelte trois-mâts
barque appartenant à un armateur de Port-Joinville. Et quand il ne
naviguait pas sur les océans lointains, Pacifique aux eaux
extraordinairement limpides, mers plates des Tropiques, brasillantes
sous le soleil, il n’y avait pas dans tout Yeu fils plus tendre,
chrétien plus empressé que le fils aîné du pilote de la rue des Mariés.

L’automne trouva le jeune officier chez ses parents, en congé de trois
mois, après un voyage en Nouvelle Calédonie, voyage qu’avait rendu
interminable un calme qui avait paralysé le trois-mâts au retour, vers
le Tropique. Armand se retrempa avec bonheur dans l’atmosphère
familiale, chère à tous, plus chère encore aux exilés, et c’est de grand
cœur qu’il assura un jour à l’abbé Parand, en visite chez Mortimprez:

--Ah! Monsieur le Curé, un quart de nuit au grand large se répétant
pendant des semaines, sous des étoiles inconnues de notre ciel, comme
cela vous fait sentir la douceur du foyer!

--Je le crois, mon ami.

--Heureusement, la pensée de Dieu puissant, maître des flots, dominait
les autres en moi: je comprends que les incroyants résistent si mal à
semblable isolement.

L’abbé regardait avec une sympathie paternelle ce beau visage d’homme
jeune éclairé par la foi. Une idée soudaine venant à l’esprit du
pasteur, il reprit:

--Avez-vous suivi quelques exercices de la mission actuelle, mon enfant?

--Tous, Monsieur le Doyen; et chaque fois, je trouvais notre église plus
remplie.

--Hier, intervint Mortimprez, nous étions plus de trois cents chefs de
famille venus recevoir, des mains du R. Père directeur, le souvenir de
mission.

--C’est cela même, fit le doyen. Le couronnement du séjour des
Rédemptoristes parmi nous doit être l’érection d’un Christ en ciment
armé qui remplacera celui que la tempête nous a arraché voici plusieurs
années.

--On le scellera sans doute sur le piédestal qui s’élève au sud du port,
à la fourche des routes de la Meule et du Vieux-Château?

--Parfaitement, lieutenant. Il me faut des hommes d’élite pour porter
l’image de notre divin Maître; voulez-vous être le premier d’entre eux?
Ce serait d’un bel exemple...

--Ce serait surtout pour moi, Monsieur le Curé, un honneur, une joie
immenses. Je vous remercie vivement de me le proposer.

--C’est donc entendu, mon cher enfant: le bon Dieu vous saura gré de la
peine que vous aurez prise pour son service. La fête est fixée à
dimanche prochain; elle sera fort belle: Mlle Annie a brodé pour les
jeunes filles du bourg une bannière magnifique.

--Mlle Annie?

--La fille adoptive du braconnier de la mer.

Le jeune homme avait eu un geste surpris; ce nom, entendu à
l’improviste, lui remettait à l’esprit le souvenir, complètement oublié
au cours de ses campagnes lointaines, de la fillette au doux visage
auréolé d’or, qui, lasse, appuyée à une huche, les mains croisées
derrière le dos, regardait avec admiration un garçonnet appliqué à gréer
un sloop.

                   *       *       *       *       *

Un clair dimanche d’arrière-saison. La population de l’île est
rassemblée près du port, au nœud des routes dont les rubans clairs
s’étirent à travers la lande. Vers la droite, l’œil se repose sur la
mer, saphir pâle aperçu entre des maisons, des moulins et des arbres; on
voit les tangons de deux thoniers dépasser, comme des antennes
d’insectes, un bouquet d’ormes rabougris dorés par l’automne; entre
l’île et la côte de France, une plaque de soleil pose sur la mer un lac
d’étain.

--Pressons-nous, mes amies, ils vont venir!

Annie et ses compagnes s’affairent à orner le socle découronné. Les
guirlandes de fleurs et de lierre, sous leurs doigts prestes, forment
d’harmonieux festons. Il est temps: des chants s’approchent, que la
foule reprend en chœur. Comme une volée de mouettes, les jeunes filles
s’écartent. Annie rejoint ses bienfaiteurs, qui, non loin,
s’entretiennent avec la famille Mortimprez. Voici que le grand Christ
apparaît, lentement bercé au pas de ses porteurs.

Ils sont six, dont le visage, plus encore qu’il ne se tend dans
l’effort, est éclairé par la joie qui embrase l’âme de ces chrétiens
servant leur Dieu. Le premier, à peine courbé sous la lourde charge,
s’avance le lieutenant Armand; au moment où il gravit la butte que
dominera le calvaire, son regard croise celui d’Annie. Et à l’instant,
malgré la gravité de la cérémonie, s’impose aux deux jeunes gens le
souvenir de la minute lointaine où ils se sont vus pour la première
fois. Confus de cette involontaire distraction, ils reportent les yeux
sur le Christ indulgent aux faiblesses humaines, lui adressant l’un pour
l’autre une prière émue.




CHAPITRE XI


Un avantage que présentent les îles, surtout quand elles sont de
superficie aussi restreinte que celle où nous avons transporté nos
lecteurs, c’est la facilité avec laquelle on s’y rencontre, pour peu que
s’en mêle un hasard assurément malicieux. Dans les jours qui suivirent,
le fils du pilote se trouva plusieurs fois sur le chemin de la fille du
braconnier--comme on dirait en style de feuilleton. Et celle-ci
remportait de ces entrevues, si fugitives et silencieuses fussent-elles,
un trouble joyeux qui n’échappait pas au vieillard; ainsi une rose de
mai s’épanouit aux premiers sourires de l’été, qu’elle attend et espère,
sans le connaître encore.

Cette comparaison ne se présentait pas à l’esprit de Damase Valmineau
qui n’avait rien d’un poète; mais il aimait chèrement sa petiote, ce qui
le rendait perspicace. Ayant pendant plusieurs jours, indice de
préoccupation profonde, tété sa vieille pipe avec fureur, il déclara
brusquement un beau matin:

--Sais-tu, ma fille? Je voudrais bien te voir heureuse avant de mourir.

--Que parlez-vous de mourir, grand-père. Vous ne vous sentez pas
souffrant, j’espère?

--Non, bien sûr... Une idée comme ça. Je voudrais te voir heureuse,
avant d’aller saluer le bon Dieu.

--Mais je suis parfaitement contente auprès de vous, grand-père.

--Euh!... Oui, je ne dis pas. Enfin, ce n’est pas ce bonheur-là qui peut
te suffire toujours.

Annie, qui jusqu’alors avait mené la conversation avec gaieté, rougit
soudain prodigieusement. Elle balbutia:

--Que... que voulez-vous dire, grand-père?

--Que justement mon temps de grand-père se tire, et que j’ai envie de
rengager comme bisaïeul. Épouse un honnête garçon, voilà ce qu’il te
faut, ma fille.

Annie demeura muette; elle leva vers le vieillard son regard pur. Il s’y
reflétait tout ensemble tant de candeur, de trouble et de confiance, que
le cœur du bonhomme s’émut dans son vieux coffre: ce regard-là livrait
un secret, déjà deviné d’ailleurs. Embrassant sa fille adoptive, Damase
déclara d’une voix enrouée:

--Espère un moment, ma petiote. Je vas jusqu’à la grève voir si mes
langoustes ont pas besoin que je change l’eau du vivier.

Sans en demander davantage, Annie accepta ce programme; heureusement,
toutefois, elle ne suivit pas l’Islais du regard. A peine celui-ci
eut-il tiré la porte sur soi, que, tournant délibérément le dos à la
Pointe, il prit le routin de la falaise, en direction de la Meule. Une
heure plus tard, à peine essoufflé, le bonhomme sonnait chez M.
Lemarquier, avec une vigueur qui faisait demander à Madeleine accourue:

--Il y a donc quelque chose de grave, mon ami?

--Je pense, Demoiselle. Une idée qui m’a venu comme ça; je voudrais en
parler tout de suite avec vous.

--Entrez, entrez! mon père sera content de vous voir.

Le savant, plongé dans l’étude assez aride des fouilles pratiquées en
1845 sur les ruines de Saint-Étienne, s’en écarta volontiers pour
accueillir son visiteur.

--Qu’est-ce qui vous amène, mon brave? Rien de fâcheux, je suppose?

--Non, non, Monsieur! C’est seulement, annonça le pêcheur avec
simplicité, la chose qu’il faut marier Annie.

--Il faut, il faut! répéta M. Lemarquier interloqué; pourquoi le
faut-il?

--Parce que je crois que cela lui fera plaisir... Comprenez, Demoiselle,
ajouta Damase en se tournant vers sa confidente habituelle, les vieux
homards savent plus d’un tour. Je surveille depuis quelques jours, comme
un marin qui guette le temps; tout à l’heure j’ai mené ma barque en
douce, la petite s’a douté de rien. Mais moi, je suis fixé.

--Et sur quoi donc êtes-vous fixé?

--Annie a remarqué le fils à Mortimprez. Même ils commenceraient bien de
se parler.

--Armand?

--Oui, Monsieur. Un bon gars, un bel officier, y a rien à dire à ça.
Maintenant, faut qu’il la demande.

--Cela me paraît logique. Qu’y pouvons-nous?

--Ces enfants-là ne se connaissent pas assez; donnons-leur l’occasion de
passer un peu de temps ensemble; quand ils auront navigué de conserve
une pleine journée, ils ne voudront plus se quitter.

La psychologie du bonhomme amena un sourire aux lèvres de Madeleine;
imperturbable, il poursuivait:

--On pourrait, nous tous, faire un pique-nique avec les Mortimprez un
jour... comme qui dirait jeudi prochain.

--Convenu pour ce qui nous concerne, mon brave; et où cela, ce
pique-nique?

--J’ai pensé au Vieux-Château; de ce beau temps, ce serait agréable.

--Parfait... Mais le soleil nous favorisera-t-il encore ce jour-là?

Le pêcheur considéra le savant avec une indulgence ombrée de mépris;
courtoisement, toutefois, il répondit:

--Ça marche avec la lune, Monsieur. Et la lune, pas d’erreur! c’est pas
comme les mé... mé... térologues!

                   *       *       *       *       *

Derrière son enceinte extérieure, qui n’est plus qu’un chapelet de
pierrailles couronnées de maigres fétuques, et dont le fil irrégulier se
dessine à travers l’herbe rase du plateau central, le Vieux-Château
dresse sa masse ruinée, mais imposante encore, couronnant un îlot
rocheux. Hiératique, isolé à l’extrémité de l’île--à l’extrémité de
l’Europe--et déjà dans la mer, il élève depuis six siècles son trapèze
de murailles noircies par le temps et flanquées de tours ramassées et
puissantes. Ceux qui l’habitèrent, Normands pillards auxquels
succédèrent des seigneurs rapaces, ont depuis des générations rendu à
Dieu une âme qui devait être singulièrement farouche, pour trouver du
charme à une demeure sise en un lieu d’ailleurs admirable, mais d’une
indéniable âpreté; leur château fixe toujours sur les hommes, vivant si
longtemps après ceux qui animèrent ses voûtes tombées au silence, le
regard de ses baies étroites, déchiquetées par les rafales et les
injures de l’océan.

Depuis que, en 1895, les architectes dirigeant les fouilles firent jeter
à la mer quatre cents mètres cubes d’éboulis de construction et de sable
apporté par le vent, les salles intérieures sont redevenues praticables,
pour la plus grande joie des archéologues. Ces graves personnages, du
reste, n’éprouvent pas, à comparer les débris des marbres ayant
constitué les cheminées, ou à fureter dans les décombres pour y chercher
des monnaies de billon aux effigies de Louis XIII ou de Maurice de
Nassau, une satisfaction comparable à celle d’Annie ou d’Armand, en
cette journée d’excursion. Ajoutons que le déjeuner fut excellent, grâce
aux beignets de maman Mortimprez et au pâté de Madeleine; le braconnier
avait capturé, on ne savait trop où, une langouste apocalyptique, dont
le dernier-né du pilote ne pouvait contempler sans une appréhension
légitime la carapace rutilante.

Est-il besoin de dire que tant de splendeurs gastronomiques, qui
réjouissaient la compagnie, n’émouvaient guère les jeunes gens? A
travers la conversation générale, ils écoutaient avec ivresse la chanson
de leur pur amour, qui montait en eux, plus forte que le vent jouant aux
remparts écrêtés, plus douce que la mer battant de son geste inlassable
le pied même des tours. Ils seraient volontiers demeurés ainsi tout
l’après-midi, l’un près de l’autre, tout à leur bonheur d’admirer du
même regard et du même cœur le grandiose panorama de la mer s’échevelant
au long de la côte abrupte, si la petite Alice n’était venue soudain
tirer l’officier par la manche:

--Armand, venez jouer à cache-cache! C’est plein de cachettes ici, mais
on n’ose pas, tout seuls, nous les petits, avec Jeannette... et puis, il
faut être beaucoup.

--Vraiment, vous avez besoin de nous?

Annie était levée déjà:

--Les enfants ont raison. Allons nous cacher! Vous nous chercherez,
Monsieur!

Elle disparut, mutine, abandonnant le lieutenant non loin de M.
Lemarquier qui évoquait brillamment le souvenir du comte de Loewenstein
et de ses lansquenets, garnisaires du Vieux-Château. Hélas! la parole du
savant, si intéressante fût-elle, l’était moins pour le jeune homme que
la conversation d’Annie.

Quand il jugea qu’un temps raisonnable s’était écoulé, Armand entreprit
l’exploration des ruines. Sa petite sœur l’avait dit, les cachettes
étaient nombreuses; les enfants en avaient tiré parti avec une amusante
ingéniosité. Bientôt le lieutenant découvrait ses frères dans la
cheminée du donjon, Jeanne parmi les décombres de la forge, et Alice
blottie dans le four à pain.

Mais Annie demeurait introuvable.

Après un quart d’heure de recherches infructueuses, qui lui parurent
bien longues d’un siècle, l’officier regagna la salle où les petits
l’attendaient. Il espérait que Mlle Lauroy l’y aurait précédé, et en ne
l’y voyant pas, ses traits exprimèrent une angoisse qui fit pâlir le
jeune visage de Jeanne, rond sous la fanchon noire:

--Tu ne l’as pas vue? jeta-t-elle anxieuse.

--Non, je suis fou d’inquiétude! Ces vieux murs recèlent tant de pièges.

--Il faut prévenir.

La jeune Islaise baissait la voix, comme si ses paroles, frôlées par
l’aile du malheur, ne vibraient plus qu’avec effort; Armand l’imita:

--Non, fit-il, vois-tu la terreur des Lemarquier? C’est assez de moi à
trembler, pour rien, je veux le penser. Garde les enfants, je vais
certainement la ramener sans tarder.

Plus inquiet qu’il ne le voulait paraître, le lieutenant derechef
s’engagea dans le dédale des ruines. Successivement il explora ce qui
avait été la chapelle, et les chambres d’angle des tours d’angles, puis
la tour octogonale qui flanque le donjon vaincu par les âges, enfin le
donjon lui-même. Chaque insuccès nouveau hérissait sa chair d’un
désespoir renouvelé. Sa voix, qu’il essayait en vain d’affermir, lançait
en frémissant le nom de celle qui jamais ne lui avait été si chère; mais
les épaisses murailles étouffaient aussitôt son appel, et seule lui
répondait, toute proche, impitoyable, railleuse, la chanson profonde de
la mer. Un fauve ainsi ronronne, parfois, auprès d’un homme fou
d’épouvante.

Hagard, sentant monter en soi comme un vent de démence, le lieutenant se
pencha au trou noir des oubliettes, guettant un gémissement, un râle.
Nul bruit ne lui parvint. Il se redressa couvert d’une sueur froide, et
ne sachant plus s’il était content ou non de ne pas avoir découvert Mlle
Lauroy, fût-ce blessée, au fond de l’affreux puits.

Un moment encore, Armand erra au hasard, la tête vide et les jambes
rompues. Il se décidait à rentrer dans la salle basse pour y donner
l’alarme, quand un dernier espoir brilla dans son esprit: il n’avait pas
visité la tour de la poterne. A longues enjambées il s’engagea dans
l’escalier aux marches branlantes, faisant fuir une jeune chouette qui
s’envola lourdement par une baie dégradée. Au sommet de la tour, presque
intacte, une échauguette de vigie dominait le manoir et la côte. Debout
dans le cadre vétuste, Annie, blonde et fraîche, attendait. Elle
commença:

--Enfin! J’ai trouvé le temps si long...

Mais un regard lui montra Armand livide, qui la contemplait avec
stupeur; la jeune fille s’effara:

--Qu’avez-vous?

--Je...

La réaction était trop forte; incapable de s’expliquer, l’officier
ouvrit les bras en balbutiant:

--Annie chérie... Je vous ai crue perdue... noyée... Je... vous aime
tant!

--Chut c’est à petite mère qu’il faut dire cela!

Ayant fait cette concession aux lois de la bienséance, Annie tomba, en
sanglotant de bonheur, dans les bras qui lui étaient ouverts.

Et à l’instant même, ils rejoignaient leurs familles, l’un à l’autre
appuyés. Leur apparition en cet appareil ne suscita point de surprise,
et c’est une enfant attendue et désirée que maman Mortimprez serra sur
son cœur. On convint tout de suite que le mariage aurait lieu en mai,
après le prochain voyage de l’_Étoile-du-Sud_, que le lieutenant devait
rallier sous peu de jours. Madeleine aurait ainsi le temps de mettre la
dernière main au trousseau de sa fille. Et le braconnier conclut:

--Dites que je ne ferais pas un bon diplomate, Demoiselle!

Puis, montrant le soleil qui déclinait sur la mer verte chapée, au
couchant, d’argent rose:

--A c’te heure, en route pour l’île!

Car, je l’ai dit, le Vieux-Château est bâti tout entier sur un îlot, que
seule une passerelle relie au rivage de l’île, par-dessus un précipice
de dix-sept mètres de profondeur.




CHAPITRE XII


Les traités de météorologie impriment le renseignement suivant:

«En janvier, l’alizé du Nord-Est, apportant les poussières du désert,
reprend, pendant trois semaines, la prépondérance sur la mousson. Le
début de cette période est le temps où, le plus généralement, les
cyclones se produisent dans l’Atlantique austral.»

Or, savez-vous ce que représentent, dans la cruelle réalité, ces
quelques lignes à peine remarquées par l’œil du lecteur? Une terrible
somme de périls, de souffrances et de deuils.

Un 10 janvier, vers 8 heures du soir, le trois-mâts barque
_Étoile-du-Sud_, capitaine Vibrac, lieutenant Mortimprez, armateur Louis
Gernon, de Port-Joinville, fut assailli, avant que d’avoir pu atteindre
Bahia, par une tourmente soudaine et brutale, qui emporta les voiles
supérieures, comme autant d’oiseaux effarés. Le navire se défendit avec
vigueur, et peut-être serait-il sorti victorieux de cette lutte inégale,
aggravée encore par l’obscurité, si le roulis auquel il était soumis
n’avait désarrimé un lot des lingots de cuivre chargés à Valparaiso. Ce
bélier eut tôt fait d’ouvrir dans le vaigrage une brèche par laquelle se
rua une masse d’eau tourbillonnante: en cinq minutes le voilier coula à
pic, entraînant dans l’abîme une partie de l’équipage et le capitaine,
qui pleurait de désespoir à son banc de quart.

Quand l’aube se leva, exquisément transparente, vêtue de nacre et d’or,
elle éclaira un canot ballotté par les houles d’une mer toute
frémissante encore du cyclone nocturne. La barre était tenue par Armand
Mortimprez, lui quatorzième naufragé. Les ressources du bord
comprenaient trente litres d’eau saumâtre, cinquante kilos de biscuits
et vingt de conserves--et l’on était à quelque douze cents milles de la
terre la plus proche.

Armand fit d’abord établir un bout de toile sur le mâtereau de secours,
mais bientôt la boussole de poche du jeune officier lui montra que le
vent pousserait l’embarcation rapidement vers le Sud-Ouest, sans que le
peu de vivres qu’il avait lui permît d’espérer atteindre la côte
brésilienne. Comme on avait chance, au contraire, d’être drossé par le
courant sur la route des navires allant d’Europe au Cap, mieux valait se
laisser entraîner dans cette direction.

Alors commença pour les naufragés un inénarrable martyre. La mer,
pesante et bleue, ressaisie par le grand calme des Tropiques, berçait
d’un rythme câlin ceux qu’elle avait condamnés à la mort lente. Le
lieutenant, veillant à l’économie des pauvres vivres, s’employait de son
mieux à soutenir le moral des hommes. Par habitude professionnelle, pour
s’obliger, aussi, à une discipline dans l’effroyable vide de ces
journées d’agonie, il tenait sur son carnet le «journal du bord».

  _12 janvier._--En dérive... Annie, ma douce Annie... la reverrai-je
  jamais? et les chers miens? Que Dieu nous garde!

  _14 janvier._--Les provisions, strictement rationnées, peuvent durer
  trois semaines au plus. Serons-nous secourus avant qu’elles ne soient
  épuisées?

  _17 janvier._--Aperçu ce matin, à six milles, vapeur gouvernant plein
  Sud. Nous avons appelé, fait des signaux avec la chemise rouge de
  Loyéras. Il est passé sans nous voir.--Je fais diminuer les rations.

  _18 janvier._--Les hommes s’affaiblissent, Vertou et Piquart
  délirent... Mon Dieu, ayez pitié!...

  _24 janvier._--Il y a quinze jours que notre capitaine s’est englouti
  avec le bateau. Je les pleure tous deux.

  _26 janvier._--Piquart est mort ce matin avant l’aube, dans le froid
  glacial de la nuit. Paix à son âme!

  _27 janvier._--Des requins nous suivent. Qui de nous le premier leur
  servira de pâture?

  _28 janvier._--Vertou a trépassé tout à l’heure dans un accès de
  fièvre. Dieu bon, voyez notre détresse!... Je ne reverrai pas Annie.

  _29 janvier._--Nous n’avons plus d’eau douce. Je voulais faire
  immerger les corps, Loyéras et d’autres s’y sont opposés. A leurs
  regards furtifs, je devine leurs pensées. Seigneur, ce que la faim
  peut faire des hommes est affreux! L’eau de mer est atroce à boire.

  _30 janvier._--Tué à coups de crocs un gros requin. Nous avons eu
  grand mal à le hisser à bord, dans l’état d’épuisement où nous sommes.
  Voilà des vivres. J’ai confié les corps de nos malheureux camarades à
  l’abîme... Aussi loin que s’étende la vue, la mer est déserte,
  toujours.

  _3 février._--Le requin a été rongé jusqu’à la carcasse. Nous avons
  vécu quatre jours sur cette chair, d’ailleurs infecte.

  _6 février._--Je ne remonte plus ma montre. A quoi bon, puisque nous
  allons mourir là, dans ce canot, tout seuls sur la mer immense, sans
  un prêtre pour nous bénir...

  _8 février._--Bu quelques gouttes d’eau salée. Est-ce un soulagement
  ou une torture?

Le lieutenant Mortimprez laissa échapper son crayon, que ses doigts
n’avaient plus la force de tenir. Il considéra sa chaloupe, où ses
hommes affalés sur les bancs dormaient, pour moins souffrir de leur
estomac tenaillé. Alors, après un regard au ciel, il haussa la voix:

--Que les Islais se lèvent!

Huit hommes, huit fantômes, se dressèrent avec effort. Armand
poursuivit, exprimant la pensée qui avait mûri en lui pendant ces
journées de douleur:

--Garçons, nous sommes à bout. Plus d’espoir, si la Sainte Vierge ne
nous prend en sa garde. Faisons un vœu à Notre-Dame de la Meule.

Approbatif, un murmure frémit; ce n’était qu’un murmure, car les gorges
se refusaient presque au langage. Sa casquette ôtée, levant sa main
droite, le lieutenant reprit, lentement, pour donner aux moribonds le
temps de répéter après lui les phrases de l’invocation:

--Nous tous, marins islais en péril de mort... épuisés, mais le cœur
fidèle... nous demandons humblement le secours de Marie... Et nous
faisons vœu, si nous revoyons notre terre natale... d’aller entendre la
Messe à la chapelle de la Meule... en caleçon et pieds nus... Au nom du
Père... du Fils... et du Saint-Esprit...

--Ainsi-soit-il...

Le vent du large saisit la prière, l’entraîna dans sa course, l’emporta
vers Marie, protectrice des matelots.

                   *       *       *       *       *

Cependant l’île, la triste île isolée à l’écart du sol vendéen, vivait
dans l’angoisse quant au sort de ses enfants. L’_Étoile-du-Sud_ devait
relâcher à Bahia pour la mi-janvier au plus tard: aucun câblogramme
n’était venu apprendre à l’armateur que son bateau avait franchi sain et
sauf la redoutable étape du cap Horn. Pas davantage Armand n’avait-il,
comme il faisait à chacune de ses escales, envoyé une dépêche à Annie
pour la prévenir qu’il lui écrivait. Aussi la petite fiancée
ressentait-elle cruellement l’anxiété qui s’appesantissait sur les
familles tourmentées, au long des jours.

Ces jours, en se réunissant, firent des semaines, qui lentement
tombèrent au gouffre du temps. Janvier se déroula froid et morne, vêtu
de brumes, secoué de rafales qui parcouraient l’île en hurlant au seuil
des maisons blanches. Février suivit, escorté par une pluie cinglante
dont le rideau s’épaississait sur la mer démontée. Des images funèbres,
tableaux de tempêtes semblables à celle où avait péri l’_Antoinette_, et
dont maintenant l’_Étoile-du-Sud_ peut-être était la proie, hantaient
l’esprit d’Annie. La maison de la Meule, à l’unisson de son tourment,
était dominée par une inquiétude qui, pour M. Lemarquier, prenait déjà
presque figure de funèbre assurance. Le braconnier était redevenu
taciturne comme aux plus mauvais jours.

Le 8, Mlle Lauroy n’y tint plus. Jetant sur ses épaules le noir manteau
des Islaises, elle dit à Madeleine, en appuyant sur elle son regard
voilé de larmes:

--Petite mère, je suis à bout de courage. Je vais monter à la chapelle
un moment...

--Veux-tu que je t’accompagne, ma chérie?

--Je... j’aimerais mieux être toute seule...

Mlle Lemarquier serra sur son cœur l’enfant douloureuse:

--Va, ma petite. Nous serons par la pensée avec toi. Et tu sais, il faut
espérer toujours...

Annie s’enfuit dans un sanglot.

Courbée contre la tempête dont la rage s’opposait à son dessein, la
jeune fille escalada la falaise. Parvenue au sommet, sur l’étroit
plateau dont nul mouton, aujourd’hui, ne tondait l’herbe courte, elle
demeura un moment immobile, appuyée au mur bas de la chapelle, et malgré
tout impressionnée par la splendeur du spectacle qui s’offrait à elle. A
ses pieds l’eau bouillonnait entre les falaises fermant le petit port;
sur les récifs torturés de la conche Pissot, la mer s’acharnait en un
savonnement blanc ininterrompu, d’où jaillissaient, fleurs grondantes et
mortelles, des panaches d’écume de dix mètres de hauteur. Un rayon de
soleil, glissant obliquement sous le ventre cotonneux des nuages, glaça
de gris perle, soudain, au large, les vagues plombées... Annie frissonna
d’horreur à la pensée du drame qui sans doute se jouait à des milliers
de lieues, sur une mer ravinée et mugissante comme celle-ci.
Défaillante, elle entra dans la chapelle; la tourmente claqua sur elle
la porte, en un choc sourd qui ébranla l’humble édifice.

Bien humble, en effet, guère plus haut qu’une barque retournée, tout
ramassé et massif sous son toit de tuiles. En ce lieu, et à cette
hauteur, les fantaisies architecturales ne sont pas de mise: la chapelle
de la Meule ressemble plutôt à une grange de village qu’à la basilique
de Lourdes. Mais depuis le XVe siècle elle remplit parmi les tempêtes
son rôle touchant et grandiose: elle est la demeure de la Vierge qui
sauve les marins en péril, elle abrite la prière des femmes éplorées.

Quatre bancs suffisent à remplir la nef minuscule; en quelques pas Annie
fut au chœur. Elle tomba à genoux tout près des lattes blanches, qui,
montant vers le plafond de bois peint, isolent l’autel. Ardente,
devançant, en un élan de tout l’être, l’infirmité des mots, la
supplication de la petite fiancée s’envola, en faveur de celui qui, à
l’autre bout du monde, était livré aux hasards cruels de la mer. Prière
qui était singulièrement à sa place dans cette chapelle de marins,
pauvre et simple comme ceux qui l’avaient édifiée, et dont tout
l’ornement consiste en de naïfs _ex-voto_, dundee-chalutier aux prises
avec un «coup de temps», et grands longs-courriers naviguant toutes
voiles dehors, oiseaux blancs aux ailes étendues, sur une mer
candidement bleue.

Terminée l’invocation où celle avait mis toute son âme, Annie se laissa
tomber sur un banc, et ses doigts cherchèrent son chapelet. Le vent
sifflait droit sur la façade trapue, secouant les petites fenêtres,
guère plus larges que les hublots d’un navire; mais l’effort de la
rafale s’épuisait en vain contre la chapelle. Peu à peu gagnée par le
calme qui montait dans la solitude, et que favorisait la tonalité
blanche et bleue du modeste oratoire de Marie, Annie connut que la
sécurité, fille de la confiance et de la foi, pénétrait en son cœur.
Tandis qu’elle se trouvait là, aux pieds de la Vierge, qui la protégeait
contre la fureur de la bourrasque, Armand, qu’elle avait si tendrement
recommandé à la bonne Mère, et qui lui-même avait à coup sûr imploré
dans le péril l’aide de Notre-Dame de la Meule, Armand devait être
secouru, lui aussi... Il devait l’être... Il le serait! Avec une
espérance plus ferme que jamais, la fille du braconnier jeta les
invocations de ceux que broie l’angoisse, et qui n’ont plus qu’un
recours, mis en la Mère du Sauveur:

    _Étoile du matin_, priez pour nous!
    _Secours des marins_, priez pour nous!
    _Reine sainte des flots_, priez pour nous!

... Ce même jour, le capitaine John P. Andrews, commandant du _Maranha_,
paquebot-poste parti de Southampton le 24 janvier à destination du Cap,
écrivait sur son livre de bord:

  Cet après-midi, 8 février, à 2 h. 50, par 12°25′ de latitude Sud, et
  9°20′ de longitude Ouest (méridien de Greenwich), j’ai recueilli un
  canot du trois-mâts barque français _Étoile-du-Sud_, coulé lors du
  cyclone de la nuit du 10 au 11 janvier. Cette embarcation, qu’avait
  poussée sur ma route le courant du Brésil, contenait onze matelots
  sous les ordres du lieutenant Mortimprez; tous ces malheureux,
  naufragés depuis près de trente jours, étaient dans un état lamentable
  et à bout de forces--_quite exhausted_. Je les ai réconfortés par les
  moyens du bord, et les ferai rapatrier dès mon arrivée à Cape-Town.

Les familles des naufragés avaient été rassurées le 15 février; la bonne
nouvelle s’était répandue rapidement; aussi l’île d’Yeu tout entière se
portait, cinq semaines plus tard, sur les quais de Port-Joinville, pour
recevoir les rescapés. Quand la _Grive_, courrier du continent, apparut
à l’entrée du chenal triangulaire, qu’elle embouqua de son allure
dansante, un émoi saisit la foule à la gorge: eux enfin! eux qu’on avait
cru perdus, les gars, les maris, les frères, ceux que la Mauvaise avait
tâché d’engloutir comme leurs camarades,--et que la Sainte Vierge avait
sauvés.

Le joli bateau blanc accoste au quai de la Tour; un tonnerre
d’acclamations le salue. Des bras se tendent, hâtifs, jaloux de se
refermer sur l’être aimé qu’on avait pensé ne plus revoir. Des yeux se
mouillent; on a versé des pleurs d’angoisse, on répand maintenant encore
des larmes, mais de bonheur. Autour de chaque marin qui débarque, des
groupes se forment; Annie sanglote sans fausse honte sur l’épaule de son
fiancé, et Mme Mortimprez, non moins émue, tente de contenir son
trouble, comme il sied à une maman.

Tandis qu’on se dirige vers la maison du pilote, où attend le repas
d’accueil, fignolé avec amour, Annie tout à coup demande au lieutenant:

--Vous rappelez-vous, Armand, quel jour vous avez été sauvés?

--Le _Maranha_ nous a recueillis le 8 février.

--Le 8, c’est bien cela... A quelle heure?

--Je ne sais pas au juste, chérie. Je ne remontais plus ma montre,
j’étais convaincu que tout était fini. Cependant, d’après la hauteur du
soleil, j’ai dû prononcer le vœu à Notre-Dame de la Meule vers 2 h.
1/2...

--A ce moment, je priais pour vous, avec quelle tendresse dans sa
chapelle... Mais vous parliez d’un vœu?

--Nous allons faire célébrer une Messe votive: nous y serons tous, avec
l’armateur certainement.

--Avec votre fiancée aussi, mon ami...

Quatre jours plus tard la cérémonie déroulait ses rites solennels. Un
clair soleil de printemps baignait la chapelle, illuminant, à côté des
_ex-voto_ anciens, un carré de marbre signé de deux A, et dont le
remerciement chantait d’une voix toute neuve. Et la mer rampait, au pied
de la falaise, comme une bête soumise qui veut implorer son pardon.

Le petit sanctuaire était bondé, sur le plateau la foule des parents et
des amis se pressait pour apercevoir, au premier rang, les héros de la
fête. Ils étaient là tous les neuf, en caleçon et pieds nus, comme ils
l’avaient promis; et nul ne s’étonnait de les voir en semblable
équipage, pas plus que leur traversée de l’île, dans ce costume, n’avait
tout à l’heure choqué les plus farouches pudeurs. On avait dit:

--C’est ceux de l’_Étoile-du-Sud_, que la bonne Vierge a sauvés.

Puis on avait ajouté:

--Les pauvres gars! Ce qu’ils ont dû souffrir! Regardez les figures
qu’ils ont encore!

Et quelques-uns avaient conclu:

--C’est la fiancée du lieutenant Mortimprez, qui est là pas loin de lui.
Ça fera un joli couple, et qui méritera bien son bonheur!




CHAPITRE XIII


Le mariage d’Annie avait été fixé à la fin d’avril, au temps où l’île
pare de fleurs la mince couche de terre végétale tendue comme un manteau
sur ses assises de granit. Ces quelques semaines furent employées par M.
Lemarquier aux démarches que nécessitait l’établissement de sa
pupille--généreusement dotée grâce à feu le moustier de Saint-Hilaire;
le lieutenant Mortimprez, de son côté, cherchait un autre embarquement.

Cette perspective du prochain départ d’Armand, si tôt après la terrible
aventure où il avait failli perdre la vie, apportait une ombre à la
félicité d’Annie. Il y en avait une autre: la jeune mariée habiterait à
Port-Joinville, dans la maison de ses beaux-parents, où Jeannette se
réjouissait de l’accueillir en grande sœur. Mais alors... le vieux
braconnier resterait donc tout seul dans sa maison de la Pointe? Il s’y
trouverait bien abandonné, bien malheureux, après les mois qu’il y avait
vécu entouré des soins tendres de l’enfant sauvée par lui jadis; et ces
parages de la soixante-dixième année, qu’il abordait maintenant après un
hiver assez pénible, sont un cap difficile à doubler pour ceux qui ont
usé leur vie sur la mer. Le pêcheur n’avait plus ses yeux de pygargue,
se jouant de la nuit et des brumes; sa main était moins ferme, et son
pas plus lourd; il traînait un catarrhe emplissant d’échos, au matin, la
maisonnette de la falaise... Qu’allait-il devenir, quand Annie l’aurait
quitté?

Qu’il habitât la Meule, il n’y fallait pas songer: les affectueuses
instances des Lemarquier s’étaient vingt fois butées contre une
obstination puérile, mais indomptable, de solitaire à qui, eût-on dit,
la vie des agglomérations faisait peur, depuis plus de vingt années que
sa vie s’écoulait entre les planches de sa barque ou sur son coin de
grève rocheuse. Habiter Port-Joinville, même pour se trouver proche de
sa fille, le bonhomme n’en voulait pas entendre parler davantage. Dans
ces conditions, que faire? Soucieuse, Annie se posait cette question
sans y trouver de réponse satisfaisante.

Trois semaines environ avant le jour fixé pour la bénédiction nuptiale,
Annie songeait mélancoliquement à ces choses, en pliant les chemises du
vieillard, qu’elle venait de repasser après les avoir minutieusement
raccommodées. Ç’avait été un important travail, mais la jeune fille
tenait à mettre en état toute la garde-robe de son «grand-père»,
lingerie et vêtements, avant que de le quitter. Et maintenant elle se
trouvait en face d’une imposante pile d’objets de toutes les couleurs,
fleurant bon l’iris et le fer chaud.

Pour ranger tout cela, Annie se dirigea vers l’armoire du bonhomme. Elle
ouvrit grands les panneaux taillés en pointes de diamants dans
l’épaisseur d’un bois robuste noirci par le temps. Et elle commença de
placer par catégories: sur cette planche les chemises; là, les
mouchoirs... dans ce tiroir, les cache-nez... Tiens! en voici un qui
glisse... Il existe un trou par là?

Annie plongea ses doigts par l’ouverture, et ramena le cache-nez couvert
de fine sciure de bois: dans ce coin, il y avait donc à l’œuvre des
«cossons»--ces petits vers blancs dont les mâchoires microscopiques
viennent à bout des plus puissantes boiseries. Pour apprécier l’étendue
du ravage, la jeune fille explora la planche attaquée: derrière le
tiroir elle trouva, sur un lit de poussière, une photographie qu’elle
examina au grand jour.

C’était une jeune Islaise en costume du dimanche, un paroissien à la
main. Elle portait, sur la robe noire, la courte pèlerine ronde
emboîtant le haut du corps jusqu’au niveau des coudes, et sous la
fanchon de soie, noire aussi, le petit bonnet blanc à bordure tuyautée,
retenu au menton par un nœud de mousseline empesée. La photographie
était de qualité inférieure, et déjà effacée à demi; pas assez ternie
cependant pour qu’on ne pût reconnaître dans ce visage de jeune fille
les traits massifs et surtout le nez vigoureux de Damase Valmineau.

Annie considérait avec perplexité sa trouvaille, quand une ombre
s’interposa entre elle et le jour: solide encore, bien qu’un peu voûté
maintenant, le braconnier revenait de la mer. Il déposa ses pièges à
terre, et s’approcha de sa petiote avec un sourire qui s’éclipsa dès
qu’il vit ce qu’elle regardait:

--Où as-tu trouvé ça?

--Dans votre tiroir, grand-père, en rangeant vos effets.

--Je croyais l’avoir détruite, cette image de malheur!

--Elle avait glissé derrière un tiroir... J’ai regardé parce qu’il y a
des cossons...

L’Islais prit le carton, le jeta à terre avec un grognement semblable à
ceux qui lui étaient familiers autrefois. Mais Annie ne s’émouvait pas
aisément, et savait à quoi s’en tenir quant aux dehors épineux de son
père adoptif. Elle ramassa avec tranquillité la photographie, et
demanda, de sa voix frêle, comme s’il ne s’agissait pas de soulever la
lourde dalle d’un passé remontant déjà à vingt années:

--Qui est-ce?

--Rien.

--Voyons, grand-père... Je vois bien que c’est une jeune fille...

--Ça doit te suffire.

Doucement obstinée, parce que le bonhomme paraissait plus fâché que
triste, Mlle Lauroy poursuivit:

--... Et qu’elle vous ressemble...

--Ah! tu as trouvé ça toute seule? Et bien, oui! c’est une fille que
j’ai... c’est-à-dire que j’ai eue dans les temps.

L’Islais se tut. Décidé à n’en pas dire plus, il enfonça énergiquement
son béret sur ses oreilles, d’où se hérissaient des poils blancs. Et,
sans l’atteindre, il allongea un coup de sabot au chat, qui le regardait
avec des prunelles en forme de larges amendes.

                   *       *       *       *       *

C’était fête chez M. Lemarquier quand Annie y venait apporter, en des
visites toujours jugées trop fugitives, un rayon de la gaieté qui avait,
pendant plusieurs années, éclairé la villa. Cet après-midi-là, le savant
repoussa avec joie ses papiers pour sourire à sa pupille, qui déjà
s’était jetée au cou de Madeleine. Sur un ton d’affectueux reproche il
morigéna:

--Comme tu es rare, fillette, en ces temps-ci!

--Parrain, Armand est très exigeant... répondit la mignonne fiancée
toute rose. Songez donc qu’avant six semaines il sera de nouveau en
voyage... et quel voyage! L’Australie!

--C’est trop juste, mon enfant, et ta petite mère et moi nous comprenons
les choses, sois-en sûre. Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui?

--Une singulière histoire, dont jamais je ne me serais doutée. Comment
trouvez-vous ce portrait, petite mère?

La jeune fille sortit de son sac la photographie jaunie.

--Je l’ai découverte dans l’armoire de grand-père, en rangeant son
linge. Il a paru très mécontent, et se serait certainement mis en
colère, s’il n’était devenu un aussi bon chrétien. Je demeure saisie de
ce qu’il m’a dit! J’ai cru comprendre qu’il a une fille avec laquelle il
serait brouillé... Avez-vous entendu parler de cela?

Or, Mlle Lemarquier avait reçu jadis les confidences du bonhomme, en un
jour d’expansion, tandis qu’elle pansait la cheville meurtrie. Elle
raconta donc l’histoire de la Josine, son mariage avec un terrien, et la
quasi-malédiction qu’avait prononcée contre le coupable le pêcheur
révolté par cet acte d’indépendance, où il voyait un désaveu de toute sa
race. Madeleine dit encore que celle femme était mariée «en grande
terre», à Challans; qu’elle devait avoir plusieurs enfants, dont elle
avait essayé d’envoyer des nouvelles au grand-père, qui était demeuré
muet, tel qu’un homard.

Annie écoutait, son menton dans sa main fine. Quand la fille du
professeur se tut:

--Petite mère, savez-vous ce qu’il faut? Que cette Josine revienne dans
l’île, avec son mari et ses enfants; nous réconcilierons mon père Damase
avec eux, et il habitera sous leur toit. D’ailleurs, ces brouilles
interminables, ce n’est pas chrétien; il ne peut pas retourner vers le
bon Dieu sans avoir réglé cette affaire-là.

Elle parlait avec une vivacité qui fit sourire ses bienfaiteurs.

--Comme tu arranges tout cela, petite fée! dit Madeleine. Mais ces gens,
que veux-tu qu’ils fassent dans l’île? Ce ne sont pas des marins...

--Vous savez bien que la plaine de Saint-Sauveur est cultivée en blé.
Hier, en allant à Port-Joinville, Armand m’a montré, à Ker-Bossy, près
du Moulin-Cassé, une petite ferme qui est à vendre en ce moment. On n’en
veut pas cher... ils pourraient peut-être l’acheter?

Plus bas, comme confuse de sa charitable intervention, la jeune fille
ajouta:

--Au besoin, je serais heureuse de les y aider... pour que le digne
homme qui m’a sauvée puisse terminer sa vie en famille... Vous m’avez
donné les moyens d’être bonne, parrain chéri, et c’est si doux!

Ému, le vieillard embrassait sa pupille:

--Tu as toutes les délicatesses, mignonne; nous verrons cela; s’il y a
une bonne œuvre à faire, nous en réclamons notre part. Toutefois, avant
que de tenter un rapprochement entre le père et la fille, il convient
d’en examiner les chances. Qui de nous connaît Josine?

Les fronts se rembrunirent. On n’avait sur son caractère que les données
les plus vagues, personne ne savait même le nom de son mari. Madeleine
eut une inspiration:

--Évidemment, ces événements sont de beaucoup antérieurs à notre arrivée
dans l’île; mais Malvina pourra nous renseigner sans doute.

Annie courut arracher la vieille Islaise à ses fourneaux. La bonne femme
arriva en hâte, prit avec un vague respect l’image que Madeleine lui
présentait.

--Savez-vous qui c’est, Malvina? demanda Mlle Lemarquier.

--Ça, Mademoiselle, déclara tout net la Vendéenne, ça c’est Josine, la
fille au braconnier de la mer.

--Vous êtes sûre?

--Y a pas à se tromper. Mais dame! le portrait n’a pas été tiré d’hier.
Il y a bien vingt ans de cela: c’était avant que son père ne la renvoie.

M. Lemarquier inclina la tête.

--C’est cela, fit-il. Mais, dites-moi, quel genre de femme, cette
Josine?

--Tout ce qu’il y a de franc et de bon, Monsieur, comme sont les filles
de l’île. Seulement elle avait mis son idée sur ce soldat du continent;
le père en voulait point, la chose qu’il n’était pas marin. Leurs têtes
se sont butées, et ça a fait du vilain.

--Et le fantassin, qui était-ce?

--On l’appelait Chaugereau; je le connaissais bien, vu qu’il racontait
ses peines à l’une de mes sœurs, celle qui tenait une petite buvette
près du fort de Pierre-Levée. Un garçon très sérieux, mais il n’a jamais
voulu renoncer à la culture; il a emmené sa femme à Challans. Ça doit
faire un gentil ménage, on m’a dit qu’ils avaient beaucoup d’enfants...

Ayant épuisé son stock d’informations, la bonne femme se tut, et
s’absorba dans le pétrissement de l’ourlet de son tablier, qu’elle
roulait entre ses doigts maigres. Annie, suivant son idée, s’enquit
alors:

--Vous qui avez connu Josine, Malvina, croyez-vous qu’elle se
réconcilierait volontiers avec son père?

--Dame oui, Mademoiselle, c’est même sûr! Cependant, il ne faut pas y
penser, parce que lui, il ne voudra rien savoir!

--Nous verrons... murmura Mlle Lauroy avec un bref mouvement de tête qui
laissait deviner un plan d’action bien arrêté.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, Annie sauta de bicyclette devant la maison de son tuteur.

--Parrain, demanda-t-elle, avez-vous réfléchi à notre conversation
d’hier?

--Oui, ma chérie; et tu sais qu’en principe nous sommes de ton avis.

--Parfait! Eh bien! voici du nouveau; Armand vient de me prévenir que
son capitaine le mande à Saint-Nazaire d’urgence; c’est une absence de
quatre ou cinq jours.

--Quand part-il, mignonne?

--A midi, petite mère, par le courrier des marchandises, pour gagner du
temps. Il sera là-bas ce soir, après six heures de traversée directe.
Moi j’ai conseillé à grand-père Damase de profiter de ce printemps
magnifique pour faire une grande expédition. Il va immerger ses nasses
tout le long de la côte sauvage, et il croisera cinq ou six jours sur
les lieux de pêche, pour surveiller ses engins. La nuit, il mouillera
dans l’anse des Broches, au refuge des homardiers. Il part demain à
l’aube, je lui confectionne un pâté.

M. Lemarquier eut un petit sifflement admiratif:

--Voilà qui est parfaitement combiné, fillette; trop bien même, cela
m’inquiète.

--Cela vous inquiète?

--Sans doute: le fiancé à Saint-Nazaire, le grand-père au large, c’est
ce que l’on appelle déblayer le terrain. Qu’est-ce que nous faisons du
tuteur?

--Le tuteur, déclara-t-elle, nous l’emmenons à Challans.

--Bigre! comme cela, tout de suite?

--Non, pas tout de suite, concéda la jeune fille. Demain seulement. Je
viendrai vous prendre pour le bateau de 9 heures.

--Tu crois?

--Je suis sûre...

Elle embrassait le vieillard, câline comme au temps où elle se
blottissait sur ses genoux pour entendre la merveilleuse histoire des
moines silencieux qui, au vallon de Saint-Hilaire, avaient fait reculer
l’océan devant leur tenace labeur. Voyant qu’il hésitait, la jeune fille
appela Madeleine à la rescousse:

--N’est-ce pas, petite mère, que vous voulez bien me confier parrain
pour deux jours? Et n’ai-je pas une bonne idée?

--Excellente, mignonne; et si notre vieil ami te devait cette
réconciliation qui ferait le bonheur de ses dernières années, tu lui
aurais magnifiquement rendu le bien qu’il t’a fait.

--Je suis contente, petite mère... J’y pense! pourquoi ne viendriez-vous
pas avec nous?

--Et mes fillettes du catéchisme, mignonne! Et ta robe blanche, que je
veux préparer moi-même! Il faut que je reste ici, mais tout mon cœur,
toutes mes prières seront avec vous.

Voilà comment il se fit que, le lendemain, Annie et son tuteur
débarquaient à Fromentine. Parmi les voyageurs qui suivirent, dans un
piétinement sonore, la longue estacade à l’extrémité de laquelle vient
accoster le bateau-poste, nul ne se serait douté du grave souci qui
tourmentait cette enfant rayonnante de jeunesse et de fraîcheur, et qui
s’en allait, mignonne ambassadrice, vers une tâche aussi bienfaisante
que délicate.

Tuteur et pupille déjeunèrent--sans façons--à l’hôtel de la Plage, qui
est le _Palace_ de Fromentine, et que des yeux non informés pourraient
aussi bien prendre pour une maison de pêcheurs, longue et blanche sous
son toit bas. Puis tous deux montèrent dans le train-tramway qui,
l’heure venue, s’ébranla en toussottant le long de la route flâneuse. Et
le marais breton déroula son film de calme province assoupie dans la
tiédeur du soleil. La Barre-de-Monts et ses marais, Beauvoir et son
manoir coquet, Saint-Gervais et son église blanche, qui ne réclame qu’un
modeste arrêt facultatif. Et par la campagne, des moulins à vent
massifs, tours maçonnées au sol, agitaient lentement leurs bras
entoilés, au souffle du vent venu de la mer proche encore--venu de l’île
d’Yeu.

A Challans-ville, devant les halles où bruissait une fin de marché, M.
Lemarquier s’inquiéta:

--Le ferme de M. Chaugereau... de quel côté, je vous prie?

Un Vendéen se mit à rire:

--Duquel, Chaugereau? Le bon Dieu a béni la famille, il y en a plein le
pays!

Le savant hésita, embarrassé; Annie, qui n’entendait pas avoir navigué
pour rien, intervint à propos:

--Celui qui est revenu par ici il y a une vingtaine d’années, après
avoir épousé une jeune fille de l’île d’Yeu!

Un instant on se concerta, sous la halle affairée comme une ruche; des
lippes s’arrondirent, des épaules se haussèrent dans les blouses aux
plis raides. Un jeune métayer, qui bouclait les traits d’un petit cheval
gris, leva un visage obligeant:

--Ce doit être le Mathieu que vous voulez dire, Mademoiselle, Sa femme
s’appelle Josine.

--C’est cela.

--Sa borderie est en campagne, à une demi-lieue de la mienne. Si vous
voulez monter dans ma carriole, Monsieur, Mademoiselle, je peux vous y
conduire.

--Nous acceptons volontiers, mon brave... Passe la première, Annie.

Le Vendéen s’assit sur un bout de planche; l’attelage partit aussitôt à
une allure absolument incompatible avec des méditations savantes--si
l’on avait eu désir de s’y livrer. Ces petits chevaux vendéens sont vifs
comme la poudre, et leur robe gris-perle cache une musculature
infatigable. Les yeux mi-clos, offrant son pur visage au vent de la
course, qui effarait ses frisons d’or, Annie s’efforçait
consciencieusement de bannir la pensée d’Armand comme importune, et de
fixer son esprit sur l’entrevue qu’elle allait avoir avec la mystérieuse
Josine.

Du bout de son fouet, le conducteur désigna, assez loin, par-dessus les
oreilles de sa bête, une agglomération aux toits pressés:

--La Garnache, annonça-t-il. Là, sur la gauche, avant d’y arriver, pas
loin du chemin de fer de Nantes, c’est la Renaudière, où que vous allez.

Un quart d’heure plus tard, le véhicule s’arrêtait au seuil d’une
métairie modeste; au bruit, une femme s’avança. Du premier coup d’œil,
Annie reconnut, avec un léger battement de cœur, la fille, la vraie
fille de son père Damase. Et elle nota aussitôt que la fermière avait
remplacé la noire fanchon islaise par la modeste coiffe blanche des
paysannes vendéennes.

Josine fit entrer les visiteurs dans la grande salle de la ferme, et
attendit. Annie, d’ailleurs, ne se perdit pas en vains détours:

--Madame, nous venons vous apporter des nouvelles de votre père, M.
Valmineau.

--Ah! fit la métayère dont brusquement l’honnête visage s’assombrit; il
n’est pas malade au moins, le pauvre homme?

--Non; un peu fatigué comme il arrive à son âge, mais en bonne santé.

--Tant mieux! C’est si triste de vivre tout seul, sans vouloir connaître
sa famille, ni le bon Dieu ni personne! On ne doit pas juger ses
parents, bien sûr, mais tout de même...

Mme Chaugereau hochait une tête attristée; le professeur intervint:

--Madame, Damase Valmineau n’est plus l’homme dont vous parlez.
Parfaitement sociable maintenant, il a retrouvé sa robuste foi des
anciens jours.

--Sainte Vierge! s’exclama la paysanne, quel bonheur! Mais on peut bien
le dire, c’est quasiment un miracle.

--Les auteurs de ce miracle sont ma fille, aidée de ma pupille, que
voici.

M. Lemarquier montrait Annie; Josine esquissa un salut maladroit, sans
comprendre. Alors le savant, à grands traits, narra la vie du braconnier
de la mer, en ces dix dernières années. La bonne femme l’écoutait bouche
bée, comme on fait pour un conte. Quand son tuteur eut terminé, Annie
reprit:

--Vous devinez, Madame, combien il m’est pénible de penser que ce bon
grand-père--pardonnez-moi, c’est ainsi qu’il aime à être appelé par
moi--ce bon grand-père va se trouver très seul après mon mariage. Et
cela serait si facile à arranger...

--Je ne vois pas trop comment...

--Il faudrait qu’il fût en famille, car il se fait vieux; bientôt il ne
pourra plus prendre la mer, Pourquoi n’habiterait-il pas avec vous?

--Certainement, répondit Josine, on n’y verrait pas d’obstacles, quoique
avec cinq enfants et les mauvaises années on ne soit pas trop riches.
Mais il y a son ancienne fâcherie!

--Pour cela vous me laisserez faire.

--Volontiers, Mademoiselle, vu que vous avez l’air bien fine et bien
entendue. Seulement, jamais il ne voudra venir sur le continent.

--Le voulût-il, qu’il ne le pourrait pas, reprit Annie. A son âge,
quitter l’île, rompre avec les habitudes de toute une vie, ce lui serait
à la fois très pénible et vraiment dangereux.

--Permettez-moi une question, Madame, fit M. Lemarquier. Êtes-vous ici
chez vous, ou en fermage?

--En fermage, Monsieur; nous aimerions même assez à quitter ce bien,
parce que la propriétaire veut en augmenter de beaucoup le loyer.

--Dans ce cas, écoutez la proposition de ma pupille. Elle est des plus
sérieuses, et constituerait, à mon avis, la meilleure des solutions.

Alors, de sa voix douce et prenante, Annie exposa son projet; M.
Lemarquier l’appuya par des chiffres, et il faut penser que la fermière,
qui ne demandait pas mieux que d’être convaincue, jugea la chose
intéressante, car elle envoya chercher aux champs le métayer Chaugereau,
qui pour lors, avec ses aînés, donnait un labour à une pièce en jachère,
derrière trois couples indolents de bœufs gris, à la puissante lenteur.




CHAPITRE XIV


Un radieux soleil éclaira le jour où Annie mit sa main, pour la bonne et
la mauvaise fortune, dans celle du chrétien loyal à qui elle confiait sa
vie. L’abbé Parand tint à bénir lui-même les époux, dans la vieille
église romane de Bourg-Saint-Sauveur; et si l’assistance n’était pas
aussi aristocratique que celle qui se pressait en 1660 dans cette même
nef, au mariage d’Anne de Rieux et de Léon de Balsac d’Hilliers, marquis
de Gié, du moins une véritable foule avait-elle tenu à venir prier pour
le bonheur des deux jeunes gens qui avaient su conquérir la sympathie de
tous.

Du Bourg, on s’en revint par la Meule, où la vieille Malvina avait mis
tout son art à préparer un déjeuner qui était, dans l’esprit de la brave
femme, quelque chose comme le suprême effort de son dévouement mis au
service de l’enfant qu’elle avait vue grandir. Sous la présidence de M.
le doyen, le repas se déroula cordial, dominé par la pensée de ce fait
émouvant pour qui veut bien y réfléchir: l’association définitive de
deux êtres qui unissent leurs destinées, pour fonder sur la terre un
nouveau foyer chrétien, dans une obéissance joyeuse aux lois de Dieu.

Le plus préoccupé de tous les convives, celui dont visiblement, quoi
qu’il en eût, le front abritait le plus lourd souci, était à coup sûr le
braconnier de la mer. Sans doute éprouvait-il une joie vive du bonheur
d’Annie, sa jolie fleur qu’il avait arrachée, parmi tant de périls, à la
colère de l’océan; mais le vieillard ne pouvait s’empêcher de songer,
avec une persistante mélancolie, que bientôt il se retrouverait dans la
maison des Corbeaux, qu’il y rentrerait seul ce soir, qu’il y vivrait
seul jusqu’à son dernier jour, et qu’elle serait terriblement vaste pour
abriter sa morne solitude...

Par-dessus la table, Annie envoya à Damase un éblouissant sourire. Il
disait, ce sourire:

--Courage, grand-père! Votre petite-fille vous aime et ne vous
abandonnera pas. Sa vie, que vous avez sauvée, s’écarte de la vôtre,
elle ne s’en éloigne point. Et puis, je vous ai préparé une surprise...
une surprise!... Vous verrez cela tout à l’heure: le secret a été bien
gardé!

Mais le bonhomme ne comprit pas le langage muet des yeux d’Annie. Il
estima seulement que, sous le voile fleuri d’oranger, leur eau bleue
brillait d’une lumière éclatante et singulière. Il en conçut une
amertume aggravée.

Vers 4 heures, l’abbé Parand fit à Armand un signe discret. Le jeune
homme aussitôt se leva. Tous l’imitèrent; patron Mortimprez déclara, de
sa grosse voix joviale:

--Mes enfants, si vous voulez faire votre visite à M. le maire... il
s’en va bientôt temps de retourner à Port-Joinville.

Au grand étonnement, presque au scandale du braconnier, Annie avait tenu
à renvoyer les petits breaks déteints qui constituent, à l’île d’Yeu, le
dernier cri du luxe. On s’en alla donc deux à deux, comme une honnête
noce campagnarde, par les chemins bordés de ces ajoncs qui sont les
emblèmes de la fidélité, parce qu’ils fleurissent surtout aux mauvais
jours. Le voile d’Annie flottait au vent léger, venu de la mer invisible
derrière les «montagnes» de la Meule, et M. Lemarquier, marchant auprès
de Madeleine, remuait en son esprit le souvenir des idylles de
Théocrite, appariées à la douceur du jour.

Près des ormeaux du bois d’Amour, Annie et Armand obliquèrent tout à
coup sur la droite. Damase le fit remarquer à maman Mortimprez, qui
s’avançait à son bras, parée comme une châsse:

--Voilà nos jeunes gens qui se trompent de route; c’est le bonheur qui
leur trouble les idées!

La femme du pilote cligna spirituellement des paupières, qu’elle avait
un peu lourdes:

--Laissez donc, père Valmineau! de ce beau temps, on peut bien allonger
un peu la promenade!

Dans l’île, d’ailleurs, les trajets sont toujours restreints. Déjà l’on
approchait du Moulin-Cassé, cylindre tronqué crevant un champ, et dont
la porte, à vingt mètres de la route, s’ouvre béante sur des ruines sans
vie. Toute proche, une maison s’élevait, accrochant des flèches de
soleil à ses fenêtres tendues de rideaux blancs.

--Tiens! s’étonna Damase, je croyais que la ferme de Moraillon était à
vendre...

--Elle doit être vendue, fit doucement Annie qui sans bruit s’était
approchée. Et tenez, grand-père, nous arrivons juste pour la
bénédiction.

C’est une coutume peu répandue, mais infiniment touchante, que la
bénédiction du toit où des chrétiens œuvrent sous le regard du Père
céleste. A l’île d’Yeu, on bénit la première pierre de la demeure
future; on bénit la maison neuve, aussi celle dont un nouveau ménage
prend possession. Et comme il s’agit le plus souvent d’habitations de
marins, c’est l’_Ave maris Stella_ qui implore la bénédiction d’en haut.

Le curé du Bourg, à gestes larges, bénit les murs. Comme il se doit, la
noce s’est respectueusement arrêtée; le braconnier tire sa casquette,
et, entre deux répons, murmure à sa voisine:

--Tout de même, je voudrais bien savoir qui s’est installé là! J’ai
entendu parler de rien!

Mais maman Mortimprez ne répond plus. Sans doute est-elle tout absorbée
par la cérémonie... Quand celle-ci est terminée, un homme sort de la
maison: grand, large, le poil blond blanchissant un peu, c’est le
nouveau métayer. Damase l’examine avec curiosité, tandis qu’un vague
souvenir se lève dans les ombres de sa mémoire: il a vu déjà une tête
dans le genre de celle-ci... mais où diable était-ce? et quand?

L’inconnu prend la parole:

--Monsieur le Curé, on vous remercie bien. Si vous voulez entrer pour
trinquer à la santé de la maison, ça nous fera plaisir. Monsieur le
doyen, Messieurs et Dames, vous êtes tous invités, comme de juste. Il y
a un tonneau en perce.

On entre par la porte étroite ouverte toute grande--comme le cœur du
propriétaire. Dans la bousculade, il se trouve qu’Annie rejoint le
bonhomme, sur la manche de qui elle appuie tendrement son bras vêtu de
blanc; mais le vieux pêcheur n’y prend garde. Il marche dans un rêve,
une songerie l’obsède: cette voix... la voix du fermier... pas d’erreur!
il la connaît aussi.

Maintenant la noce emplit une salle étincelante de netteté; autour d’une
table évoluent de beaux enfants, dont certains sont grands déjà, et qui
s’empressent à servir les hôtes de leurs parents. Et voici qu’une autre
voix, celle-là féminine, et un peu tremblante, s’adresse au vieillard:

--Père, veux-tu trinquer avec nous à notre bonheur dans l’île, où nous
voilà rentrés pour toujours?

Éperdu, Valmineau pose sur la personne qui lui parle ses vieux yeux
brouillés de larmes soudaines. Avec un coup au cœur, il reconnaît
Josine, sa Josine de l’ancien temps, vieillie sans doute en sa maternité
heureuse, mais toujours la même sous la fanchon islaise aux plis noirs.
Dans l’âme du pêcheur, une tempête bouillonne, qui met en déroute son
esprit, bouleversé déjà par les émotions de ces temps derniers; le
vieillard, une seconde, hésite, saisi par tant de sentiments contraires
qu’il ne sait plus que penser. Mais alors, sans y paraître toucher, la
petite mariée tranche la situation: elle pousse doucement le bonhomme
qui tombe, vaincu, ravi de sa défaite, dans les bras de sa fille, de
cette Josine qu’il avait maudite avant que la bonté de Madeleine, la
candeur d’Annie, n’aient refait un chrétien du braconnier de la mer.


729-23.--Imp. Paul Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris 6e.




Je convertirai mon mari

par JEAN VÉZÈRE.

Un roman de la _Nouvelle Série Bijou_.

Prix, 2 francs; port, 0 fr. 30. Relié, 4 francs; port, 0 fr. 45.

                   *       *       *       *       *

Fleurs des Landes

par MAXIME DU HOIRS.

De la même série.

Prix, 2 francs; port, 0 fr. 30. Relié, 4 francs; port, 0 fr. 45.

                   *       *       *       *       *

A l’ombre de notre clocher

par L. OLIVIERO.

De la même série.

Prix, 2 francs; port, 0 fr. 30. Relié, 4 francs; port, 0 fr. 45.

                   *       *       *       *       *

L’Erreur de Gertrude

par CHARLES PÉRONNET.

Un roman de la même série.

Broché, 2 francs; port, 0 fr. 30. Relié, 4 francs; port, 0 fr. 45.


BONNE PRESSE, 5, RUE BAYARD, PARIS, VIIIe




Nouvelle série Bijou

_Chaque roman, broché,_ 2 francs; _port,_ 0 fr. 30.


Bernard de Flée.--Son héritage, PIERRE GOURDON.

Fleurs des Landes, MAXIME DU HOIRS.

Fleur de Montagne.--Les Secrets de Vandeure, MARIE LE MIÈRE.

La Chevauchée des Reîtres, CHARLES LESBRUYÈRES.

Haines vaincues, M. LEVRAY.

L’Appel dans la Tourmente, G. DE LYS.

Le Château de Pontinès, V. MAG.

Le Moulin du Grand-Bé, RICHARD MANOIR.

Le Steppe blanc, MARIECH.

Cora Miller, JACQUES MARNEY.

Marise, JEAN MAUCLÈRE.

Hors de l’Ornière, M. DE MENOU.

La Perte de Jérusalem, M. DE MONTGEYROUX.

A l’ombre de notre clocher.--Mon ami Desprez, L. OLIVIERO,

La Maîtresse de piano.--L’Homme au turban.--Le Chanteur aux Étoiles,
FLORENCE O’NOLL.

L’Erreur de Gertrude, CHARLES PÉRONNET.

Max Dajol, PIERRE PERRAULT.

Les deux Maîtres, M.-JOSEPH PINET.

Fleur de France, A. PUJO.

Le Maître du Rouvray, J. ROMAIN LE MONNIER.

Morte pour revivre.--L’Arbre de Judée, G.-M. ROUSSEAU.

Les Aventures merveilleuses du clown Trois-Pommes, P. SEGONZAC.

Le Secret du dactylo, ABEL SIBRÈS.

Clos-Joli,--L’île bleue.--Huguenette, la Fille de l’Imagier.--La
Tour-Vive, G. THIERRY.

Leur péché.--Les Oiseaux sur la branche.--Je convertirai mon mari.--La
Maison des Cheminots, JEAN VÉZÈRE.

Le Patrimoine, MARIE DE VIENNE.

L’Engrenage, JEAN VIOLA.

Ninon-Rose, GUY WIRTA.


La série comprend 92 volumes, dont 80 romans ou contes.


MAISON DE LA BONNE PRESSE, 5, RUE BAYARD, PARIS






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BRACONNIER DE LA MER ***
        

    

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