Marion des neiges

By Jean Martet

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Title: Marion des neiges

Author: Jean Martet

Release date: December 31, 2024 [eBook #75005]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARION DES NEIGES ***





  JEAN MARTET

  MARION
  DES NEIGES

  ROMAN


  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22--PARIS




    IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

    50 exemplaires sur vergé pur fil
    Vincent Montgolfier
    numérotés de 1 à 50.


Droits de traduction, de reproduction, de représentation théâtrale et
d’adaptation cinématographique réservés pour tous pays.

Copyright 1928 by Albin Michel.




I


Jusqu’à Dalkeith le voyage se fit sans incidents notables.

La ligne traverse un pays de plaines, avec, de loin en loin, des bois de
pins et de sapins, des hameaux de chasseurs. Nous avions une bonne
machine, très basse sur roues, qui nous entraînait à belle allure.

Il faisait très froid. Toute la campagne était couverte de neige. Les
wagons n’étaient pas chauffés et, comme il manquait bien deux carreaux
sur trois, nous étions là-dedans à peu près comme sur le toit. Mais à
Weedon j’avais pu m’emparer d’un coin, le dos tourné à la marche du
train, je m’étais recroquevillé dans ma peau d’ours,--je n’étais pas
trop malheureux.

J’avais pour compagnons huit hommes et deux femmes, tout cela dans le
même compartiment; nous étions donc onze, plutôt tassés.

Les hommes étaient presque tous des gens qui allaient aux pêcheries de
Billebedoo, embauchés pour le travail d’hiver. C’étaient des espèces de
brutes (je revois dans le tas un Mexicain... quelle tête sinistre!...)
qui chiquaient, se grattaient, s’épouillaient sans vergogne, buvaient de
grands coups d’eau-de-vie à même leurs gourdes en peau de phoque,
mangeaient des bouts de poisson fumé ou de fromage qu’ils tiraient de
leurs poches.

Sur ces huit hommes, il y en avait tout de même un que, du premier coup
d’œil, j’avais mis à part: C’était comme moi (j’avais immédiatement vu
cela à son accoutrement: il portait sous son manteau une sorte de petit
complet à martingale, comme en ont les jeunes employés de magasin qui
veulent se donner l’air chic,--j’avais surtout vu cela à son regard
chargé de mille choses...) c’était comme moi un fils de l’aventure; il
allait vers l’or. De temps en temps il tournait vers nous un regard
égaré et demandait:

--Où sommes-nous? Sommes-nous bientôt à Aklansas?

Il était assis à côté du Mexicain, qui ne lui répondait que par un sourd
grognement et continuait à mâchonner son tabac. Les autres hommes ne se
donnaient guère plus de peine; ils ouvraient un œil, lâchaient, entre
leurs couvertures trouées, un vague nom de station, déformé par le
terrible accent de l’ouest:

--Beaumont... Ardrossan... Levenshulme...

Alors je faisais de mon mieux pour le renseigner:

--Nous venons de passer l’Aroyo. Nous serons dans une heure à Pensburg.

Il me regardait pendant deux ou trois secondes avec des yeux fixes, d’un
bleu de pervenche, ne répondait ni merci ni rien, et, relevant la tête
comme pour examiner le plafond, il continuait son rêve.

Des deux femmes, l’une était âgée de quarante ou quarante-cinq ans. Les
premiers jours du voyage, elle nous avait rompu la tête à nous raconter
sa vie, ses projets. Elle allait comme danseuse (la pauvre femme!) à
Aklansas, dans une boîte de jeu et de noce, à la fois bar, hôtel,
dancing, etc., qui s’appelait pompeusement le Cupido. C’était une
malheureuse d’esprit extrêmement borné, qui, de sa jeunesse depuis
longtemps enfuie, avait gardé de petites mines puériles, de petites
moues qui voulaient être charmantes et qui n’étaient que ridicules et
pénibles. Elle avait roulé auparavant dans toutes les villes de
l’Orégon, à Salem, Portland, Astoria... Astoria, où, disait-elle, elle
avait été fêtée... oh! fêtée!... Un très riche marchand de sucre avait
voulu l’épouser. Elle lui avait répondu:

--Non, cher. On n’épouse pas une Marjorie. C’est un petit oiseau qui ne
se pose jamais.

Elle avait dû être jolie et peut-être qu’effectivement des hommes, par
elle, avaient connu l’amour, la souffrance du cœur. Mais la peau de son
visage commençait à devenir flasque et elle se collait sur la figure
tant de poudre et aux lèvres tant de rouge que, la nuit, quand elle
dormait, son masque, éclairé par le quinquet vacillant du wagon, avait
quelque chose de tragique.

Du reste, depuis quarante-huit heures, terrassée par la fatigue, comme
vidée de toutes ses pensées et de toutes ses jacasseries par le
cahotement du train, nous ne l’entendions plus. Elle laissait tomber sa
tête sur l’épaule d’un grand diable de bonhomme sec et flegmatique qui,
quand il avait assez de ce fardeau, d’un coup bref, comme pour remonter
une hotte, l’envoyait promener de l’autre côté.




II


L’autre femme était toute jeune--elle me parut avoir vingt ou vingt-deux
ans,--jolie, un air à la fois douloureux et sensuel, une bouche à la
fois gourmande et dédaigneuse, des yeux d’enfant, comme voilés d’une
sorte de nuage léger et qu’ombrageaient des cils immenses. C’était une
si charmante créature que ses compagnons de voyage, qui, pourtant, ne
péchaient pas par excès de galanterie, s’étaient comme entendus pour lui
laisser le plus de place possible et lui épargner leur répugnant
contact. Elle ne leur témoignait d’ailleurs aucune aversion, et, l’un
d’entre eux, un très vieil homme, qui avait une grande barbe blanche
toute jaunie par le jus de la chique, s’étant trouvé malade entre Weedon
et Beaumont, si malade (il vomissait le sang) qu’à Beaumont il fallut le
descendre, elle voulut descendre elle aussi et, tout le temps que le
train resta en gare, elle demeura près de lui, veillant à ce qu’on
l’installât convenablement dans un coin des salles d’attente, à l’abri
des courants d’air. Elle ne remonta avec nous que comme le train
sifflait. Elle faisait d’ailleurs tout cela sans aucune espèce de
sensiblerie féminine. Elle allait droit au but, exécutait sa tâche
rapidement, adroitement, le front barré d’un pli d’attention, et, la
chose finie, rentrait dans sa coquille.

J’avais mis trois jours à savoir qui elle était et où elle allait. Mais
comme elle et moi nous étions descendus à Levenshulme pour prendre de
l’eau dans nos gourdes, je me plantai, sur le quai de la gare, tout
droit devant elle et lui demandai brusquement (car depuis mon départ de
Denver j’avais soigneusement remisé, pour ne pas me faire remarquer et,
surtout, pour me poser en homme, le ton et les manières des gens comme
il faut):

--Qu’est-ce que vous venez faire dans ce pays du diable? J’espère que
vous n’allez pas aux placers?

--Non, dit-elle. Je vais chez un cousin à moi, qui a une ferme, à
Swinnah, dans le Winnee. Je descends à Aklansas.

Je lui demandai si elle serait occupée dans cette ferme.

--Je pense que oui, dit-elle.

--Vous n’avez pourtant guère l’air taillée pour faire ce travail-là!

--Il est donc si dur?

--Oui, dis-je. Surtout en ce moment que le jeune bétail est rentré. Il y
a de la besogne de jour et de nuit.

--Bah!

--Sans parler des gens, qui ne passent pas pour être des modèles de
douceur et de bonté, dans le Winnee.

--La douceur et la bonté? fit-elle en haussant les épaules. Qu’est-ce
que vous allez chercher là!

Puis m’interrogeant à son tour:

--Et vous?

Je lui montrai mon permis de prospection.

--Vous espérez trouver de l’or? me demanda-t-elle. A Weedon j’entendais
dire que le Flower River avait débordé et que tous les terrains étaient
sous l’eau...

--Mais je vais plus loin, dis-je. Je vais du côté du Sloo.

Quand nous fûmes remontés dans le train, elle me dit qu’elle s’appelait
Marion, qu’elle venait de Sacramento, dans le Nevada. Elle avait
d’ailleurs l’accent un peu rude de la Sierra.

A Dallas, l’homme qui était assis à côté de moi (un gros homme à grands
yeux enflammés, longue barbe blanche, longs cheveux blancs où le peigne
n’était jamais passé, énormes sourcils de mammouth),--cet homme
descendit pour aller rejoindre un camarade dans un compartiment voisin.
Marion, à ma demande, prit sa place. Pendant toute une demi-journée,
nous bavardâmes, parlant du genre de vie que nous allions vivre, des
chances que nous avions de ne pas y laisser notre peau, des chiens avec
lesquels il allait falloir se familiariser, etc. Du passé, de notre
double passé,--rien. J’eus beau lui tendre, au cours de ces longues
heures de causerie, deux ou trois petits pièges, je ne pus obtenir de
Marion aucune espèce de renseignement sur ce qu’étaient ses parents, sur
l’éducation qu’elle avait reçue (elle s’exprimait avec correction), sur
les gens qu’elle avait pu fréquenter. Parfois je sentais qu’une
demi-confidence allait sortir de ses lèvres. Mais (et peu lui importait
que ce fût en plein milieu d’une phrase ou même d’un mot) elle
s’arrêtait net, me regardait en souriant tristement et me disait:

--Non. Pas ça. Tout ça est fini.

Moi, de mon côté, je taisais tout de mon enfance, de mes
parents,--tellement je tenais à brouiller toutes traces à jamais... Pas
un mot sur mes succès de collège, mon entrée chez les Sharrock, mes
heureux débuts, l’affaire de Hadow,--ma rencontre avec Georgina, ma
chute, ma folie,--mon crime!... Bouche close sur tout cela. Bouche close
sur ma fuite... Devant ce doux visage je faisais même tout mon possible
pour ne plus penser à ces choses. Je m’efforçais de voir en moi un être
neuf, vierge, comme cette terre où le vent de l’aventure me jetait.

Dans la soirée de ce jour, les premières grandes neiges commencèrent à
apparaître, entre la mer et nous, et le vent, qui soufflait du
nord-ouest, devint abominablement froid. Marion n’avait pour se protéger
qu’un mauvais manteau doublé de lapin. Elle grelottait. Je lui demandai
si elle voulait partager ma peau d’ours. Elle refusa d’abord, assurant
qu’elle n’avait «jamais eu si chaud»,--puis, quand la lune, qui ce
soir-là était pleine, parut au-dessus de l’horizon, le spectacle de
toute cette neige et de tout ce givre étincelant la vainquit. Elle se
serra contre moi et accepta sans mot dire que je lui misse la moitié de
mon manteau sur les épaules.

Nous roulions ainsi, sous la lune, dont la grande face pâle éclairait le
bouge infect de notre compartiment, nos compagnons sordides, roulés dans
leurs loques immondes, nous roulions, ayant joué notre existence à pile
ou face et nous précipitant, à grands coups de sifflets sinistres, vers
quelque chose qui avait l’étrange attirance de la mort.




III


A Dalkeith, qui est un village d’une trentaine de maisons sur le Jorre,
six des dix voyageurs de notre compartiment descendirent, les espèces de
brutes à visage vaguement humain, qui allaient aux pêcheries de
Billebedoo. Ils prenaient le bateau qui devait les conduire en quatre ou
cinq jours (le trajet est assez long à cause des rapides) à Billebedoo,
sur l’Océan. Du coup nous nous trouvions soulagés d’une partie de notre
vermine et de notre puanteur.

Nous restions quatre: les deux femmes, le jeune chercheur d’or, et moi.
Les deux femmes, et notamment la danseuse, qui, maintenant, était à
bout, fripée et flapie comme une vieille poire tapée, purent s’étendre
sur les banquettes. Elles s’allongèrent avec délices sur ces durs
morceaux de bois.

Le jeune chercheur d’or, lui, parut un peu ouvrir les yeux à la réalité
des choses et s’apercevoir, confusément, que nous existions. A un
moment, alors que nous ne lui demandions absolument rien, il nous
raconta tout d’une traite, comme un rouleau de phonographe, qu’il
s’appelait Spiers, Jérémie, qu’il avait lâché le commerce des tissus
d’ameublement dans une ville dont il ne put jamais, d’ailleurs,
articuler le nom, et qui devait être Chillicothe, et qu’il allait, avec,
pour toute fortune, cinquante-quatre dollars dans la poche intérieure de
son gilet, dans le Muskegon, courir sa chance.

--Dans le Muskegon! m’écriai-je. Alors nous serons voisins de bagne! Je
vais au Sloo...

--Pourquoi allez-vous par là? me dit-il avec une moue de dédain. On n’y
a jamais ramassé la moindre pépite.

--Parce qu’on a mal cherché, répondis-je. J’ai des renseignements
là-dessus.

--Quels? dit-il.

J’ouvrais la bouche pour lui dire en quoi consistaient ces
renseignements et quelles choses m’entraînaient, à travers les plaines
glacées, vers ce point désertique du globe, quand je sentis, sous la
grosse couverture dont les poils nous entraient dans la peau,--je sentis
la petite main de Marion qui se posait, tout doucement, sur la mienne.

Marion, la tête renversée contre la cloison du wagon, les yeux grands
ouverts et comme perdus vers le toit de bois d’où filtraient des gouttes
d’eau glacée, Marion, pourtant, semblait ne suivre notre conversation
que de fort loin. Mais elle avait entendu et me criait fraternellement:
attention!... Je me sentis rougir comme un gamin pris en faute.

--Quels renseignements? répéta Spiers, dont les yeux braqués sur moi,
étaient soudain devenus plus aigus.

Je m’en tirai en faisant la bête:

--Il paraîtrait, répondis-je, que sur les bords du Sloo (ce sont les
peaux-rouges qui racontent cela) il y a, dans une immense forêt, les
ruines d’une ville tout entière bâtie en or...

--Oui?... fit-il, après un moment de silence, comme s’il s’était aperçu
que je voulais lui donner le change.

Il se retourna du côté de la portière et sembla, en regardant se
dérouler ces mornes plaines toutes blanches, sous un ciel presque noir,
donner un autre cours à ses pensées. Marion me lança de profil un
demi-sourire qui voulait dire: «Eh bien! quoi donc? En voilà un enfant!»




IV


C’est à partir de Deedwood que nous commençâmes à soutenir le choc des
premières tourmentes de neige. Elles arrivaient, ces tourmentes, du fond
de l’horizon et galopaient vers nous, ventre à terre, à travers la
plaine immensément plate, comme un troupeau d’énormes chevaux d’un
gris-violet, que nous regardions venir avec un certain effroi.

En un instant la chose était sur nous... boum!... et c’était un si
formidable coup de massue, une attaque si brutale et si démesurée que,
chaque fois, régulièrement, le mécanicien, affolé, bloquait ses freins.

Nous restions là, en pleine campagne, au hasard des longues voies
droites ou des virages à angle aigu, nous restions là une heure, deux
heures, dans une obscurité presque complète, un vacarme, des
sifflements, des craquements effroyables, jusqu’à ce que le monstre
hululant et ruant eût fini de s’acharner sur nous. Le pauvre train était
pris là-dedans comme une coquille dans un casse-noisette. On avait
l’impression que les wagons allaient culbuter hors de la voie ou que le
toit allait être arraché.

Dans notre compartiment, la danseuse, pelotonnée dans un coin, claquant
des dents de froid et de terreur, poussait de sourds gémissements.
L’homme aux tissus d’ameublement, tantôt pestait contre le temps, la
neige, le train immobilisé, la compagnie «qui aurait tout de même pu
faire ceci... ou cela...», tantôt ricanait d’une façon stupide...
Inutilisables tous les deux.

Il nous fallait donc, à Marion et à moi, faire tout le travail et, à
nous seuls, empêcher la neige d’entrer et d’inonder notre pauvre étable.
Or, presque tous les carreaux étaient cassés. Avec nos manteaux, avec
nos couvertures, nous faisions de notre mieux pour boucher les trous,
nous nous arc-boutions contre le vent, qui, parfois, d’un furieux coup
de tête, nous envoyait valser jusqu’au milieu du compartiment... Rude
besogne!... d’où nous sortions rompus, la moitié du corps glacé et
l’autre trempé de sueur. Nous tombions assis sur la banquette et nous
nous regardions l’un l’autre en hochant la tête et en souriant
d’ébahissement.

--Du sport! disait Marion. Du fameux sport!

La tempête s’en allait comme elle était venue, tout d’un coup...
brouf!... A peine avions-nous eu le temps de dire: «Tiens! ça se
calme!...» la chose était déjà à trois kilomètres au delà. Au vacarme
titanesque succédait alors un extravagant silence, un silence énorme,
qui nous abasourdissait plus encore que le bruit. Dans mon gousset
j’entendais tiqueter ma montre.

Puis un sifflet prolongé, lugubre, déchirant,--le train repartait.

Le pays était devenu beaucoup plus accidenté. Par moment, en plein
milieu de cette plaine désolée où ne poussaient plus, désormais, que de
rares arbustes rabougris, au feuillage et à l’écorce rongés par la neige
et les lièvres blancs, se dressait, subitement, un énorme amoncellement
de rochers rouges, couleur d’incendie. C’étaient la plupart du temps de
grands pitons solitaires que le train n’avait guère de peine à
contourner. Mais parfois le formidable coup de grisou qui avait rejeté
du feu central ces grandes dalles plates, en forme de toits de dolmens
(elles s’affrontaient, s’empilaient, se surplombaient dans des positions
insensées!... en passant au pied de ces bouleversements nous avions
toujours l’impression qu’une de ces roches, mal accrochée, allait
glisser et nous dégringoler sur la tête...) ce même coup de grisou,
parfois, avait déchiré, labouré, perturbé le terrain sur des lieues et
des lieues. Force était donc à la voie (on n’avait pas fait de
tunnels... les tunnels coûtent trop cher!)... d’escalader tous ces
plissements et tous ces bourrelets de chair terrestre. Le train
geignait, soufflait, patinait... Puis il fallait redescendre l’autre
versant,--ce qui était encore moins drôle: car nous avions nettement
l’impression que si un malheureux sabot de frein venait à lâcher,
c’était la fin de tout. Le wagon prenait vers l’avant une telle
inclinaison que la danseuse, terrifiée (il est vrai qu’elle vivait dans
un perpétuel état de terreur!... c’était si bizarre de voir cette pauvre
loque dans un pareil royaume du diable!) se cramponnait à Marion ou à
moi, en roulant des yeux égarés, et poussait des cris déchirants: «Dieu!
Dieu! Arrêtez!...»

Le nommé Spiers, indifférent à tout pourtant, ne pouvait s’empêcher de
sourire à ce spectacle.




V


Marion avait sorti d’un vieux cabas de molesquine noire un _Nouveau
Testament_ qui était illustré de photographies représentant l’actuel
pays de Judée.

Ces photographies étaient la chose la plus émouvante du monde, bien que,
sous des noms magnifiques, comme Nazareth, Bethléem, Gethsemani, des
noms à ce point riches de poésie, de légende et d’histoire, il n’y eût
la plupart du temps que de pauvres bourgades, des terres pelées, des
buttes caillouteuses, des arbres chétifs... Mais d’entre tout cela,
malgré tout, on voyait se lever, blanches et pures, les ombres du Fils
de l’Homme et de ses apôtres,--ombres de vérité ou de rêve, ce qui
n’importe guère: car la noblesse qui vient de l’un équivaut bien à la
grandeur qui vient de l’autre.

Ces petites images avaient l’air d’éveiller dans le cœur de Marion un
monde de pensées. Elle resta en contemplation pendant un long, long
moment devant une gravure où l’on voyait une sorte de petite colline
basse au flanc de laquelle paissait un troupeau de moutons: c’était le
Mont des Oliviers. Et quand elle tourna la page, je lui posai une
question sur je ne sais plus quoi, pour qu’elle me regardât: ses yeux
étaient pleins de larmes.




VI


Les rivières devenaient nombreuses. C’étaient de larges cours d’eau
paresseux qui coulaient à pleins bords, lentement, sauf quand toute
cette majesté liquide avait à chercher sa voie dans les éboulis de
rochers rouges ou dans les crispations, les blessures du sol convulsé.

Alors la vaste nappe presque immobile devenait torrent bouillonnant, et
c’était une grande lutte rageuse et fracassante entre les eaux et les
rocs. Les rocs étaient mis à nu, polis, arrondis, désagrégés,
bousculés,--les eaux se cabraient, se creusaient... Une extraordinaire
vapeur d’eau et une non moins extraordinaire clameur planaient au-dessus
de tout cela.

Pour franchir ces rivières, il n’y avait que de grands ponts de bois à
voie unique, qui paraissaient terriblement peu solides. Nous les
passions au pas et ne commencions à respirer que quand nous étions
arrivés de l’autre côté.

Chose stupide, ces ponts n’étant faits que de simples tabliers de bois
jetés sur de gros pilotis mal équarris, de simples tabliers sans
parapets, c’était peut-être cette absence de parapets qui nous
impressionnait le plus,--comme si, grands Dieux! une barrière de bois ou
de fer aurait pu augmenter, en quoi que ce fût, notre sécurité!...

Une fois, en plein milieu du pont qui relie l’une à l’autre les deux
rives très escarpées du Mandocino, le train, pour je ne sais quelle
raison, s’arrêta. Or, la rivière, à ce moment, charriait de gros
glaçons, faits d’une glace si pure et si transparente que, du haut du
pont, nous apercevions à travers, les herbes et les cailloux du fond. Un
de ces glaçons vint buter soudain (étranges rivières où les courants ont
à la fois tant de lenteur et tant de force!...) contre un des madriers
du pont,--et le pont, littéralement, oscilla. J’eus si nettement la
sensation que pont et train, tout cela allait s’écrouler dans l’eau,
que, d’un bond instinctif, je sautai sur la poignée de la portière, pour
m’élancer sur la voie. Et je dois dire pour ma honte qu’en cette
demi-seconde j’avais complètement oublié la pauvre Marion et la laissais
bien tranquillement dans la chute et l’épouvante qui allaient
s’ensuivre, s’expliquer avec la mort.

Mais cette idiote de danseuse (elle me sauva ainsi d’une espèce de petit
déshonneur...) avait vu mon geste... Sans un cri, cette fois, avec des
dents serrées par l’épouvante, elle s’était jetée sur moi, cramponnée
après tout ce qu’elle avait pu trouver de mes bras, de mes jambes... Je
retombai en arrière complètement immobilisé, et, à la fois, râlant de
rage et secoué par une espèce de fou rire qui était bien un rire de fou.

Et le train ayant repris sa marche... mais vite!... vite!... car le
mécanicien, lui aussi, avait senti le coup,--nous nous trouvâmes, une
fois de plus, hors du cercle.




VII


Le voyage s’acheva après cela sans encombre.

A Evenwood, un Indien, qui revenait de chasser la loutre, nous avait
prédit qu’avant d’arriver à Aklansas, nous aurions de grosses
difficultés avec la neige et que les hommes auraient plus d’une fois à
descendre du train pour déblayer la voie. Mais ces pronostics ne se
réalisèrent point. La neige ne dépassa jamais les marche-pieds des
wagons et, comme, à Evenwood, on avait remplacé notre machine par une
canadienne à éperon, notre marche s’en trouva à peine ralentie.

Cette arrivée à Aklansas!... J’étais en train (bien qu’il ne fît pas
encore nuit, mais nous étions si fatigués, et, de plus, les journées
nous paraissaient si longues!...) j’étais en train de sommeiller, la
tête appuyée à la dure paroi du wagon et les pieds gelés, malgré les
grosses chaussures fourrées que je portais,--et je rêvais, à mon
ordinaire,--car je suis un terrible fabricant de rêves et, au cours de
ma vie, j’ai peut-être autant vécu, avec autant d’intensité, du rêve que
de la veille... Je me rappelle le songe étrange qui se développait dans
mon esprit:

J’étais enfant, couché dans mon petit lit de bois à rideaux de tulle
blanc, et, à côté de moi, sur un grand tabouret carré, se tenait assis
un grand et bon terre-neuve qui avait veillé sur mes premiers ans avec
un amour bien plus qu’humain: il s’appelait Toc. Il me regardait... Je
revois encore ses bons yeux pleins de fierté et de soumission tout à la
fois... Soudain je sentis qu’on me secouait et j’entendis Marion qui me
disait: «Nous sommes arrivés.» J’ouvris les yeux, et, la première chose
que je vis, ce fut la danseuse qui avait retrouvé toutes ses mines, ses
sourires, ses fossettes puériles et qui, en avançant les lèvres comme
pour un petit baiser d’oiseau, était en train de les couvrir d’une
couche énorme du rouge le plus rouge.

Marion me dit:

--Je vais vous dire adieu et vous souhaiter bonne chance. On m’attend à
la gare pour m’emmener en carriole à Swinnah. C’est à quatre-vingts
milles d’ici. Je n’y serai pas avant quatre jours. Priez Dieu pour que
je n’aie pas trop froid.

--Je le prierai, je vous le promets, répondis-je en souriant avec une
certaine gravité.

--Et vous? me demanda-t-elle. Qu’allez-vous faire maintenant?

--Je compte, répondis-je, rester une huitaine de jours à Aklansas pour
trouver un traîneau et des chiens,--et je partirai pour le Sloo. Mais je
ne compte pas arriver dans ces parages bénis avant un mois ou un mois et
demi.

--Eh bien! dit-elle, en me tendant la main,--et sa voix, tout de même,
tremblait un petit peu,--je penserai à vous. Vous êtes probablement
comme moi: vous voulez oublier. Je souhaite que vous réussissiez.

Ces mots, qui étaient en somme, depuis que nous voyagions ensemble, les
premiers par lesquels je pouvais projeter un peu de lumière sur son âme
profonde et sur son passé, me parurent, en même temps, si bien peindre
ma situation et mon propre état d’âme, que, pendant deux ou trois
secondes, j’en demeurai comme bouche bée.

Puis je voulus répondre,--et répondre à ces mots-là par des mots du même
ton et de la même qualité, des mots de franchise et de courage. La
musique de ma réponse me chantait déjà dans la tête... Mais tout à coup,
à quelque chose qui se passait en moi, une sorte d’afflux de sang plus
chaud, plus fou, une sorte d’obscure vibration de tous les nerfs, je
sentis que si je répondais quoi que ce fût, je serais perdu,--oui, je
répondrais des choses telles que je serais forcé de les suivre, ces
choses, et qu’elles entraîneraient ma vie dans une toute nouvelle
direction. Ce serait la fin de l’histoire avant qu’elle eût commencé.

Je renfonçai donc tout cela en moi-même et me contentai de bredouiller
de vagues banalités, des: «Adieu...», des «Portez-vous bien...» qui ne
me compromettaient pas beaucoup et qui (mais tant pis!) n’étaient pas de
nature à donner une riche idée de ma sensibilité ou, simplement, de mon
intelligence.

Puis, comme le train entrait en gare, je me jetai, très affairé, sur mes
bagages et me mis avec passion à ficeler et à arrimer. Je sentais
derrière mon dos, Marion, droite, immobile, dans son espèce de grande
mante bleu foncé, son cabas et son parapluie à la main, et qui devait me
regarder avec des yeux interrogateurs, qui devait essayer de percer
l’énigme de mon individu. Elle devait songer,--et tout de même j’en
étais un peu attristé et crispé: «Au fond c’est peut-être tout bonnement
un homme comme les autres...»

Quelle gare que la gare d’Aklansas! Des quais défoncés, où les petites
roues de fer des chariots Lagloriette avaient creusé des ornières
énormes, une demi-douzaine de cabanes en planches dont je n’aurais même
pas voulu pour mettre mes lapins, des amas de ferraille rouillée, des
wagons à demi démolis qui étaient sortis des rails et s’étaient enfoncés
dans la boue jusqu’à la caisse,--une chose minable, lamentable, un
gâchis et une saleté de tous les diables: c’est par là que nous
accédions à la Terre Promise.

Le train s’était arrêté. Je descendis,--et avec tout mon attirail,
quelque chose comme cinquante kilogs: mon fusil, mes raquettes, ma peau
d’ours, mes couvertures, mon grand sac de toile où j’avais enfoui
pêle-mêle mes vêtements de rechange, mon linge, mes bottes...

Je tendis la main à Marion et à la danseuse pour les aider à
descendre... La danseuse, pour la circonstance, afin sans doute
d’enthousiasmer les populations, avait sorti de sa valise (une ex-valise
de luxe en cuir fauve) un extraordinaire manteau vert de reine de
tragédie, avec une collerette tout emperlée de verroteries
multicolores... Il fallait voir de quel air faussement dégagé et
indifférent elle tenait les plis de cette loque!... Elle descendit après
avoir promené sur le morne spectacle des cahutes crevées par le vent,
pourries par la pluie, des Indiens qui coltinaient les ballots, en
marchant environnés d’un petit nuage de transpiration fétide, des
fermiers qui, en attendant l’arrivée du train d’Abittibi, lequel amène
l’épicerie, les conserves, le pétrole, etc., se curaient les dents avec
d’énormes bouts de bois,--après avoir promené sur tout cela un sourire à
la fois étonné et charmé comme une grande actrice en tournée que les
peuples en délire viennent accueillir, avec des brassées de fleurs, à la
sortie du Pullman...

Quant à Spiers, il parut, tout d’abord, ne pas comprendre qu’il était
arrivé; il restait dans son coin, les jambes étendues comme deux
piquets, à siffloter: «Betsy, vous m’avez raconté l’autre jour...» Mais
je l’appelai: «Hé!... c’est ici!...»

--Ah! bon, fit-il en se levant. On y va.

Il descendit à son tour, toucha du doigt le bord de son chapeau en nous
adressant à tous trois, circulairement, un sourire bref et crispé, et,
en deux enjambées de ses longues jambes, se perdit dans la foule: ce
furent tous ses adieux.




VIII


Un gamin d’une quinzaine d’années mais qui, déjà, avec la cigarette
avachie au coin du bec, la démarche traînante et, dans ses yeux d’un
bleu très pâle, une lueur de canaillerie cruelle, faisait
l’homme,--attendait la danseuse à la sortie.

Il l’interpella brutalement:

--C’est vous qui venez danser au Cupido?

--Oui, répondit-elle.

--Alors montez là-dedans.

Il lui montrait une sorte de carriole à deux roues à laquelle était
attelé un petit cheval à longue queue traînante.

--Votre bête n’est pas méchante? demanda la danseuse.

--Montez, dit-il d’une voix rogue.

Alors elle me serra la main avec effusion, embrassa Marion, l’appela:
«sa petite chatte», «sa belle chérie», et, toujours minaudant, toujours
jacassant, elle se hissa, sous l’œil narquois du jeune voyou, dans le
tape-cul. En affectant des airs las, le gamin grimpa à son tour sur le
siège, prit les guides, fit: «Hé! vieille carne!...» et pan!... fit
claquer un tel coup de fouet que la «vieille carne», affolée, bondit, et
que la carriole eut l’air de s’envoler.

La pauvre danseuse s’était cramponnée au rebord de la voiture et
poussait des cris stridents.

--Pauvre femme! dit Marion, mi-souriant mi-apitoyée.

--Bah! fis-je. Elle a la vie qu’elle s’est faite...

--Ah! dit-elle, vous n’avez pas dû être bien malheureux pour vous
figurer qu’on peut faire sa vie...

Marion m’avait déclaré qu’un nommé Meadows, le fermier chez qui elle
allait, devait venir la chercher, elle aussi, en voiture. Or, toutes les
carrioles qui étaient venues prendre des gens au train (il n’y en avait
d’ailleurs pas plus de cinq ou six, toutes de vieilles pataches
démantibulées, qui dataient du siècle précédent) s’en étaient
retournées. La gare même s’était vidée de tout son flot de nouveaux
arrivants. Il ne restait plus que les Indiens coltineurs (on entendait
l’un d’eux tousser par moment d’une toux déchirante de phtisique), les
gens qui attendaient le train d’Abittibi,--de grands gaillards, pour la
plupart, avec, sous les vastes bords de leurs chapeaux, des regards
sombres,--et malgré le froid, malgré la petite neige fine et cuisante
qui s’était mise à tomber, ils n’avaient en tout et pour tout, sur le
corps, qu’une méchante chemise de flanelle et un gilet sans manches,
ouvert sur la poitrine... Ils attendaient, immobiles, échangeant de
rares paroles, des espèces de grognements sourds...

Ne demeuraient plus, avec ces gens, que les employés de la gare, qui
étaient peut-être, au plus, trois ou quatre et qui entraient dans leurs
cabanes de planches, en sortaient d’une façon telle qu’on se demandait
comment lesdites cabanes tenaient encore debout: les portes s’ouvraient,
se refermaient à grands coup de pied ou d’épaule... boum! boum!...
Quelles aimables brutes!

Quand elle vit qu’il n’y avait plus de carriole et pas plus de Meadows
que de navets (comme on dit) dans la vallée du Cleeve, Marion en conclut
que le fermier s’était mis en retard,--et comme la nuit commençait à
tomber, bien qu’il ne fût guère plus de quatre heures, elle et moi,
après avoir fait un moment les cent pas sur la route, nous entrâmes dans
la salle d’attente.

Cette salle d’attente ressemblait beaucoup moins à une salle d’attente
qu’à un asile de nuit: des bancs de bois, une lampe à pétrole en cuivre
qui se balançait au plafond et dont la mèche fumait horriblement... Mais
ces messieurs les employés se souciaient bien de venir la moucher!...
D’ailleurs avec leurs petits doigts délicats, qu’en serait-il resté?

Au mur, et c’était à la fois comique et navrant, et pour ne pas les
voir, pour ne pas se rappeler, instinctivement on fermait les yeux,--des
affiches déchirées, lacérées comme à plaisir, mais où on apercevait
encore des bouts de ciel bleu, des allées de palmiers...

La pièce était chauffée par un petit poêle dont le large tuyau noir
traversait brutalement la salle et, pour sortir, vlan!... crevait la
cloison.

Marion et moi, nous nous approchâmes de ce poêle, où un grand bonhomme à
longue barbiche blanche et vaste chapeau de feutre gris, magnifiquement
crasseux, venait, de temps en temps, avec majesté, sans mot dire,
fourrer des bûches. Et quand le poêle était plein, il en refermait la
petite porte de fonte d’un énorme coup de soulier... Nous nous
attendions toujours à voir poêle et tuyau s’effondrer.

Nous ne disions rien. Nous étions las, nous nous sentions dépaysés et
(sans oser naturellement nous l’avouer l’un à l’autre) un peu effrayés,
un peu meurtris de ce qui s’offrait à nous. Quel pays!... Quelles
gens!... Au bout de dix minutes,--Marion s’était assise sur le banc,
j’étais resté debout, les bras croisés... nous rêvions,--Marion me dit:

--Eh bien! je croyais que dans le train nous nous étions fait des
adieux. Il ne faut pas rester là. Vous êtes las, allez vous reposer.

--Et vous? fis-je.

--Oh! moi!... Allez-vous-en... Vous êtes très gentil de m’avoir tenu
compagnie.

--Je m’en vais, dis-je. Mais auparavant traitez-moi comme un ami.
Dites-moi qui vous êtes, pourquoi vous venez dans ce pays de misère, ce
que vous venez y chercher.

Alors elle me répondit d’une voix sourde, en baissant la tête, en ayant
l’air de regarder ses mains, qu’elle avait posées à plat sur ses genoux:

--Je m’appelle Marion Kempt. Je suis de Sacramento, dans le Nevada. J’ai
perdu ma mère quand j’étais toute petite. Mon père était médecin. Il
gagnait bien sa vie. Il est mort il y a deux ans... Alors je suis allée
chez le seul parent que j’eusse à Sacramento, un frère de ma mère, qui
s’appelle... mais pourquoi vous dire son nom? D’abord il m’a fait un
mauvais accueil, il a voulu me chasser... Et j’allais passer la porte,
il m’a prise par le poignet, il m’a dit: «Restez.» Et je ne comprenais
pas pourquoi... Le lendemain, j’ai compris... Il est entré dans ma
chambre et j’ai cru que tout était fini pour moi... Je l’ai battu, je me
suis sauvée... et pendant trois mois, dans Sacramento, j’ai mendié, j’ai
eu faim... Et un jour, j’ai compris que j’avais assez souffert. Je suis
retournée chez mon oncle... D’abord il m’a rendu tous les coups que je
lui avais donnés, et ensuite il a encore voulu... cette chose... J’étais
revenue pour y consentir et pourtant je me suis encore sauvée. Je me
suis rappelé que j’avais à Swinnah un cousin, le fils d’un frère de mon
père. Je lui ai écrit. Il m’a répondu: «Venez» en m’envoyant de
l’argent.

Elle releva la tête:

--Voilà...

--Eh bien! dis-je, vous entrez dans la vie par une triste porte!

Et, m’approchant d’elle, gauchement, je lui pris une main, et la pétris
un instant dans la mienne. Nous pouvions être en cette seconde unis pour
la vie,--et pourquoi rien ne m’a-t-il dit ce qu’il fallait faire, où
était le bon chemin?

Au bout d’un moment, je laissai retomber sa main, rejetai sur mon dos
mon sac, mon fusil, mes raquettes, et, sans plus oser regarder Marion,
avec la conscience lourde de quelqu’un qui achève un crime que d’autres
ont commencé, je tournai sur mes talons et m’en allai, le dos rond,
vite...




IX


Je sortis de la gare et me dirigeai tout droit devant moi. Je n’avais
pas le choix: il n’y avait qu’un chemin, et quel chemin! plein de
fondrières et de cloaques... une piste plutôt...

Je m’attendais à trouver la ville tout de suite. Mais pour arriver aux
premières maisons, il me fallut marcher pendant un bon quart d’heure, en
pataugeant dans cette boue noirâtre et glacée, dans des ténèbres à peu
près complètes, me guidant sur de vagues petites lumières qu’à travers
le brouillard jaune, épais comme de l’étoupe, j’apercevais au loin.

A droite et à gauche du chemin s’étendaient des prairies où se
dressaient, de loin en loin, des tas d’ordures, des amoncellements de
vieux bidons ou de vieilles caisses de conserves. Personne... Je ne
rencontrai quelqu’un qu’au moment où je faisais mon entrée (elle n’avait
rien de sensationnel! j’étais éreinté, crotté jusqu’aux genoux...) dans
Aklansas. C’était un membre de cette société religieuse qui s’intitule
la Société des Pêcheurs du Lac de Tibériade, ou, plus brièvement, la
Société des Pêcheurs,--un tout jeune homme, rose, blond, de bonnes joues
rondes, des yeux bleus candidement étonnés... Il se tenait au milieu de
la route, dans la boue lui aussi, avec de petits prospectus à la
main,--et je remarquai qu’il grelottait.

--Je vous attendais, me dit-il.

--Moi? fis-je, un peu interloqué.

--Oui, comme j’attends tous ceux qui arrivent ici. Ne passez pas sans
m’avoir écouté.

--Vous êtes très gentil, lui répondis-je, de bien vouloir vous occuper
du salut de mon âme,--car je pense que c’est de cela qu’il s’agit,--mais
je vous assure qu’en ce moment, mon âme, je n’y songe guère. Ce que je
voudrais, c’est un coin, pour pouvoir poser mes bagages, et une cuvette
d’eau pour me laver... Je ne me suis pas lavé depuis cinq jours.

Le pauvre petit entreprit, avec les mots, l’éloquence qu’on lui avait
enseignée, de me démontrer que ce n’était pas de cette façon que j’avais
besoin de me laver, qu’il me fallait un grand lavage, un lavage
moral,--et il me tendit un de ses petits bouts de papier sur lequel je
lus, écrit en grosses lettres:

    _Les morts reviennent-ils?
    Pourquoi ne reviendraient-ils pas?
    Oui, ils reviennent!_

Je ne puis m’empêcher de sourire et je lui dis:

--Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que les morts reviennent?
Quel rapport avec la question qui m’occupe?

Il me regarda un moment, me toisa de la tête aux pieds, me soupesa, eut
l’air de songer: «Encore un qui ne vaut pas cher, avec lequel il n’y a
rien à faire...» puis, prenant son parti de la chose, lâchant la
propagande pour la simple humanité (une humanité, d’ailleurs, assez peu
chaleureuse,--mais je m’en fichais!):

--Venez, me dit-il en fourrant dans sa poche toute sa collection de
prospectus.

Je le suivis. Il ne disait mot. Je n’avais plus l’air de l’intéresser
beaucoup. Nous étions entrés à Aklansas, qui me parut être une sorte de
grand village, avec, par-ci, par-là, des prétentions de grande ville,
des boutiques, brillamment, cruellement illuminées, où, derrière la
glace des devantures, on apercevait des bijoux, de très beaux bijoux,
qui devaient certainement coûter très cher, des bracelets, des colliers
de perles,--ou bien des verreries, des faïences de luxe, des appareils
compliqués, en argent, en vermeil, pour la fabrication du cocktail,--ou
encore des robes de femmes magnifiquement emperlées, des montagnes de
boîtes de cigares, toute une exhibition de marchandises que l’on sentait
destinées à des gens gagnant rapidement leur argent et le flanquant non
moins rapidement par les fenêtres.

Ce qui était très amusant, c’était d’abord la tête des
commerçants,--leur tête et leur allure!... ils avaient presque tous le
costume de la prairie, avec le grand chapeau, le foulard au cou, le
revolver (des revolvers énormes, de quoi assommer un bœuf avec la
crosse) sur la fesse droite,--et ils avaient l’air empruntés,
maladroits, au milieu de leurs rivières de diamants et leurs déshabillés
de soie,--c’était un vrai bonheur... Ils attrapaient ça avec leurs
grosses pattes et avaient une façon de le montrer au client, d’un air de
dire: «En veux-tu? En veux-tu pas? Non? Eh bien! va au diable!...»
Râblés, hauts sur pattes, ayant gardé dans le déhanchement cette sorte
de roulis un peu lourdaud à quoi l’on reconnaît le cavalier, c’étaient
tous d’anciens fermiers ou d’anciens chasseurs qui, un beau jour, pour
une raison ou pour une autre, avaient lâché la grande vie libre des
plaines pour le négoce...

En fait de femmes, dans les boutiques ou dans la rue, je n’en apercevais
que de deux sortes: les unes, vieilles, flétries, brisées par les durs
travaux, qui se livraient aux besognes les plus basses, lavaient le
parquet, nettoyaient la vaisselle, etc., de pauvres ilotes de la
dernière catégorie... Ou alors (seconde catégorie de femmes et qui
n’avaient point du tout l’air d’appartenir à la même humanité) des
filles de joie, avec des yeux fous, des cheveux fous, des diamants,
vrais ou faux, autour du cou et des poignets, riant très haut, criant,
et qui étaient les jouets des hommes, de ces hommes pleins de poudre
d’or et de dollars...

Mais la petite ouvrière, la petite bourgeoise, la petite femme à la fois
agréable à regarder et convenable, telle qu’on la rencontre partout
ailleurs, il n’en était nulle trace à Aklansas.

Une chose également assez curieuse: la façon dont ces boutiques
illuminées, aveuglantes, s’enchâssaient dans des sortes de masures
sordides, dont, à New-York, un chiffonnier n’aurait pas voulu. Un
éblouissement... trois pas plus loin, c’était la cabane en planches, à
moitié effondrée, le trou noir d’un terrain vague où le vent glacial
tournait en soulevant des papiers sales...

Elles s’ouvraient, ces boutiques, sur une rue qui n’était qu’un
entrelacs d’ornières, au fond desquelles clapotait une eau noire comme
de l’encre... et les ordures s’y amoncelaient au hasard, n’importe où et
n’importe comment. On se demandait si jamais personne venait les
enlever. Des chiens passaient avec des os dans la gueule ou des déchets
de viande.

C’était un mélange assez étrange de luxe, de misère et de saleté.




X


Mon jeune «Pêcheur»--il s’appelait Josué Coulombier, il était d’origine
canadienne--me guidait au milieu de tout cela, toujours poupin et
toujours muet, toujours fermé comme le Devoir. J’avais pitié de lui,
parce que sous son mince petit paletot il devait crever de froid.

--Ça va-t-il par ici? Faites-vous bonne pêche? lui demandai-je pour
rompre le silence.

Son regard s’éclaira:

--Oui, dit-il, ça va. Pour ne parler que de moi, j’ai, la semaine
dernière, ramené dix-sept égarés dans mes filets.

--Oh! Oh! fis-je. Admirable!

--Ça n’est pas mal. (Il avait un petit air à la fois triomphant et
modeste.) L’ennuyeux est que pour beaucoup il faut recommencer vingt
fois l’opération. Vingt fois la chair faiblit. Travail terrible. Mais
sur les dix-sept j’en ai deux que je crois définitivement tirés des
Griffes. L’un est plongeur au Cupido. C’est une petite âme tout à fait
jolie et qui voit le Christ comme je vous vois. L’autre est un nègre.
J’ai peu le contact avec ce nègre. C’est un garçon de lavoir. Toute la
journée il est à porter des ballots de linge. La nuit, il rentre chez
lui, se laisse tomber sur son grabat et s’endort, d’un sommeil
effroyable. Il a donc très peu de temps et très peu de force pour
penser. Mais je suis arrivé à lui faire porter constamment sur lui les
Évangiles; le Livre pense pour lui.

--Parfait! dis-je. Vous êtes à ce que je vois un fameux pêcheur...

Sans doute crut-il, à mes paroles, que j’entrais moi aussi dans le
chemin du rachat, que je tendais l’oreille à la voix du Christ, car,
sortant de nouveau ses petits prospectus de sa poche, il en fourra deux
ou trois (pris d’ailleurs complètement au hasard, un bleu, un jaune, un
rouge) dans la mienne:

--Prenez ça, dit-il. Vous serez mon dix-huitième. Vous lirez ça ce soir
et vous verrez quelle lumière entrera en vous.

Puis, s’apercevant seulement que je peinais sous le poids de mon sac et
de tout mon attirail, il me dit, d’une voix à la fois émouvante et un
peu ridicule,--car elle était tout en même temps pleine de foi et de
cabotinage:

--Donnez-moi cela, mon frère. Je veux vous aider pour Celui qui est
Là-Haut.

Je ne me fis pas prier et lui passai mon fardeau.

--Il faut que je vous prévienne, me dit-il; je ne vous emmène pas à une
auberge comme vous me l’avez demandé. Il n’y a pas d’auberges à
Aklansas.

--Où allons-nous?

--Je crois que nous trouverons votre affaire chez une de nos Sœurs de la
Vérité. C’est une femme admirable. Elle dirige une œuvre anti-alcoolique
qui fait d’excellent travail.

Cinq minutes après, nous arrivions à un petit baraquement en bois peint
de couleur claire.

--C’est ici, dit Josué.

Nous traversâmes d’abord un jardin grand comme un mouchoir de poche, où
les plates-bandes étaient entourées de grands coquillages tout
biscornus, d’un rose magnifique de jeune chair. Il n’y avait,
d’ailleurs, dans le jardin, que cela: pas un arbre, pas un arbrisseau.
Sous la neige, où les pattes des merles et des coconoas avaient marqué
l’empreinte de leurs petits tridents, il ne devait guère y avoir plus de
gazon.

Nous entrâmes dans le petit baraquement de bois. A l’intérieur on eût
dit tout à fait une nursery; c’était gentil, charmant--un peu fade et un
peu puéril. Assis à de grandes tables à tréteaux, du modèle dont on se
sert dans les écoles pour faire faire aux enfants leurs exercices de
travail manuel (découpage, modelage, etc.) cinq ou six hommes, à la
clarté douce des grandes lampes de cuivre qui pendaient au plafond,
étaient en train de regarder, bien sagement, des journaux illustrés, de
ces journaux où le texte est réduit au minimum et où les gravures
représentent des mariages princiers, des matches de rugby, etc.

Ces hommes me firent un effet singulier. Ils avaient devant eux chacun
un verre et une carafe d’eau, et, quand ils entendirent la porte
s’ouvrir, deux ou trois d’entre eux se saisirent de leur verre et le
vidèrent en donnant les marques de la plus vive satisfaction, comme si
cette eau avait été un breuvage divin. Ils étaient âgés presque tous de
plus de soixante ans. Ils avaient de longs cheveux d’argent, de longues
barbes, et, pour la plupart, des yeux d’un gris d’acier, très clair, de
petites pommettes d’un rose vif,--et ils souriaient de ce sourire un peu
triste des enfants dociles.

Deux grands portraits présidaient à cette scène, des gravures en
couleurs qui avaient autrefois servi de première page à l’_Illustré des
Salons_ et qu’on avait collées, par les quatre coins, à la cloison de
bois. L’une de ces gravures représentait Tolstoï, dans son costume de
moujik, avec son regard dur et inquiet, l’autre un personnage glabre,
avec deux rides profondes, de chaque côté de la bouche, comme deux
parenthèses,--et que je ne reconnus pas: quelque apôtre de l’eau claire
et des repas sans viande.

Josué Coulombier (trop heureux de pouvoir se débarrasser un instant de
son fardeau!... il devait avoir les épaules légèrement meurtries...)
avait laissé tomber lourdement mon sac par terre et il contemplait, avec
un large sourire exempt de toute espèce d’ironie, ce spectacle qui, à
son âme innocente et un peu niaise, devait sembler admirable.

Moi, je ne disais rien,--mais je n’en pensais pas moins,--et je trouvais
cela à la fois comique et douloureux, ces pauvres gens qui, sous la
bannière de la désintoxication, avaient l’air d’être retombés, tout
doucement, en enfance. Il y en avait un, un gros petit bonhomme à
membres courts, qui semblait, dans cette troupe de vieux bébés, s’être
assigné le rôle du petit espiègle. Il tournait les pages de son journal
à la va-vite, sans les regarder, en hochant la tête, en faisant des
grimaces lugubres de jeune écervelé.

Nous étions là depuis quelques instants quand une porte s’ouvrit et nous
vîmes paraître une vieille petite dame qui, elle aussi, avait des
cheveux d’un blanc magnifique et, elle aussi, ce sourire pâle et
mélancolique que doivent avoir, là-haut, les séraphins. Elle avait la
tête penchée un peu de côté sur l’épaule, les mains croisées sur le
ventre,--et elle venait vers nous sans faire aucun bruit, sans déplacer
un grain de poussière.

--Ma mère, dit Josué Coulombier, d’une voix à laquelle il s’efforçait de
donner une sorte de simplicité évangélique, voici un voyageur qui arrive
de très loin et qui est très las. Voulez-vous l’accueillir sous votre
toit?

La mère me regarda et sans doute lut-elle dans mes yeux une âme de
laquelle elle n’avait rien à attendre, car, sans cesser de sourire,
tournant lentement la tête de gauche à droite et de droite à gauche,
elle répondit:

--Non. Il n’y a plus de place pour lui. Mes enfants sont déjà à
l’étroit. Et j’en attends un autre ce soir, qui doit arriver de
Desborough et qui a très, très besoin d’une maman.

--Rien qu’une paillasse dans un coin, pour cette nuit, dis-je, d’une
voix dont la sonorité me surprit moi-même et qui fit lever la tête à
quelques-uns des vieillards bébés. Je suis vraiment harassé.

Elle répéta:

--Il n’y a plus de place...

C’était à la fois un refus très doux, très faible,--et qu’on sentait
irrévocable, d’une inhumanité parfaite. Avec une autre femme, avec la
plus méchante, la plus cruelle, j’aurais peut-être essayé de
discuter,--car effectivement je tombais de fatigue. Mais devant ce
sourire angélique je sentis qu’il n’y avait rien à faire.

--Eh bien, allons voir plus loin, dis-je à Josué.

Auparavant, il voulut distribuer à chacun des buveurs d’eau un de ses
petits papiers sur le retour des morts, le pain de la charité, etc. Ces
malheureux s’en saisirent avec une sorte de théâtrale avidité et se
mirent à les lire en tremblant de ferveur.

L’un d’eux, même, un grand bonhomme à la face largement et
magnifiquement sculptée, se leva, tout droit, approcha son prospectus de
la lampe et, d’une voix grave, profonde, commença de le lire tout haut:
«Comme il est dit au Livre des Siècles...»

Mais la mère, continuant à nous regarder, Josué et moi, en souriant,
sans se retourner vers le lecteur, dit, de cette voix étrange, qui avait
l’air dépouillée de tout caractère humain:

--Manoël! eh bien! Manoël?

Alors le grand bonhomme, comme un bambin rappelé à l’ordre, s’arrêta
net, se rassit, et nous regarda, regarda la «mère» avec de grands yeux
confus.

Nous repartîmes dans la nuit qui se faisait de minute en minute plus
profonde.

Josué, qui avait sans doute compris tout ce que la scène précédente
avait eu de surprenant pour moi, entreprit, bien que mon sac fût de plus
en plus lourd à ses épaules,--car il avait absolument voulu s’en
recharger,--entreprit de me faire un ardent panégyrique de la «mère».
Elle avait arraché au démon, sauvé de l’alcool, de la chair, etc.,
quantité de pauvres gens.

--Oui, dis-je. Mais j’aimerais mieux me damner pour l’éternité que
d’être sauvé par elle et de cette façon.

--Comment donc voudriez-vous être sauvé?

--Par moi et rien que par moi. Ou bien alors le sauvetage est plus
dégradant que la chute...

Il me regarda avec des yeux stupéfaits, et, pendant quelques secondes,
il me fit l’effet d’un homme qui vacille devant un gouffre, dont, tout à
la fois, l’horreur, l’épouvante et le mystère le retient. Puis, se
ressaisissant, il dit: «Orgueil! Orgueil!» et, d’une voix qui commençait
à devenir essoufflée, il se mit à me parler de ce «fol orgueil» qui
faisait de moi son esclave, qui savonnait la pente où j’étais en train
de glisser,--et autres niaiseries.

Je ne l’écoutais même plus.




XI


La neige s’était mise à tomber, une neige lourde, épaisse, qui, en
quelques instants, ensevelissait l’objet le plus volumineux. Nous
marchions comme dans une cage d’ouate et l’on eût pu braquer dans notre
direction, à trois pas, la lueur d’un phare, qu’elle n’eût certainement
pas percé jusqu’à nous.

Josué Coulombier, sous son mince paletot, devait être à la fois trempé
de sueur et glacé, transi jusqu’à la moelle,--et j’en ai honte: je ne le
plaignais pas, tellement il me paraissait s’offrir de gaieté de cœur à
la mort et tellement, aussi, malgré toute la peine qu’il se donnait pour
moi, il m’était peu sympathique. Je sentais parfaitement qu’en acceptant
qu’il me secourût et m’accompagnât sous cette neige, j’agissais en
quelque sorte comme si je lui avais planté un couteau dans la
poitrine,--et je n’en avais aucun remords, et je n’en éprouvais pour lui
aucune tendresse, tant je sentais ce malheureux loin de moi, hostile à
tous mes rêves, fermé à toutes mes idées, bourré d’une âme étrange,
semblable à la sciure de bois dont sont bourrés les pantins.

Au bout d’un moment seulement, comme il s’était mis à tousser,
j’éprouvai une sorte de colère, en pensant que quelqu’un, d’humain ou de
céleste, pouvait me voir commettre cet assassinat.

--Allons! dis-je à Josué en me plantant devant lui. Donnez-moi le sac.
Vous allez vous tuer.

--Je peux encore le porter, répondit-il, en faisant mine de continuer sa
route.

--Donnez! répétai-je méchamment.

Je le lui arrachai et, comme il restait là, chancelant et grelottant:

--Dites-moi vaguement où je dois aller et rentrez chez vous, dis-je. Je
vous remercie. Je me tirerai d’affaire tout seul.

--Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous aide? fit-il.

--Parce que vous n’en avez pas la force. Allez-vous-en.

Comme il ne répondait pas et qu’il se contentait de hocher la tête, en
me regardant, d’un air de dire: «Quel drôle de bonhomme!», je continuai
mon chemin. Alors il me suivit comme un chien. Bien qu’entre nous deux
il y eût la masse rebondie de mon sac, bien que la neige tombât de plus
en plus dru, assourdissant tous les bruits, j’entendais sa respiration
courte, oppressée.

Il me dit enfin:

--Attendez. Nous allons voir ici.

Il poussa une petite porte et nous nous trouvâmes au haut d’un petit
escalier de bois qui descendait, raide comme une échelle, dans une
espèce de cave, un grand puits carré plein d’ombres immenses où
flottaient des nuages de fumée pareils à des écharpes et qui sentait la
bière sûre, la crasse et le chien mouillé.

Étrange et dramatique local... Une seconde, je restai appuyé à la
balustrade et, de là-haut, comme d’une tribune, je demeurai à examiner
ces choses. Puis, comme Josué Coulombier, sans aucune émotion, sans
aucune hésitation, s’était mis à descendre l’escalier branlant et
geignant, je le suivis. Personne. On n’entendait que le ronflement d’un
gros poêle flamand placé dans un coin et qui, chauffé au rouge,
éclairait tout autant la pièce, à lui tout seul, que les quatre ou cinq
grosses lampes à pétrole qui pendaient au plafond.

Des tables et des tabourets de bois grossièrement équarris. Un comptoir
avec des bouteilles et des verres. Devant la fenêtre un vieux piano dont
on n’apercevait de la salle que le dos tendu d’une étoffe grenat.

--Y a-t-il quelqu’un? demanda Josué Coulombier.

--Il y a moi, répondit une voix, qui venait de derrière le piano.

Nous vîmes se dresser par-dessus le moulin à musique une tête d’homme,
au crâne presque chauve semé de poils follets, une tête
extraordinairement mobile, ravinée, jaunâtre, avec des yeux où brillait
une flamme hoffmannesque.

Josué Coulombier ne parut nullement s’apercevoir de ce que cette
apparition avait d’étrange et d’un peu diabolique.

--Ah! c’est vous, Zarnitsky? dit-il simplement, comme s’il avait eu
affaire à l’hôtelier du modèle le plus courant. Voici un voyageur qui
cherche pension pour quelques jours. Pouvez-vous le prendre chez vous?

Le nommé Zarnitsky était entièrement sorti de derrière le piano. C’était
un petit homme au corps grotesque et contrefait. Il portait, par-dessus
un chandail de grosse laine brune, un grand tablier de cuisinier, qui
avait dû être blanc; il traînait sur le plancher de larges savates
fatiguées.

Il m’examina un instant de la tête aux pieds, et, avec un accent russe
très prononcé, qui lui découvrait les gencives:

--Oui, dit-il. J’ai une paillasse pour lui, et, s’il veut, il pourra
partager mes repas.

--Dieu soit loué! s’écria Josué Coulombier, en levant vers les ténèbres
du plafond des yeux pleins de foi. Voici le havre du salut!

L’homme avait allumé une lanterne. Il nous fit un signe de la tête; nous
le suivîmes.

Nous traversâmes d’abord la cuisine: c’était une chose repoussante de
désordre et de saleté. Je n’ai jamais vu tant de mouches velues, tant de
toiles d’araignée, tant de linges immondes, etc. Comment ce malheureux
pouvait-il vivre là-dedans? Au-dessus de la cheminée, il y avait un
agrandissement photographique représentant un Zarnitsky jeune, fringant,
pommadé, conquérant, une casquette d’étudiant ou de fonctionnaire
crânement posée sur l’oreille.

Nous nous trouvâmes ensuite dans une sorte de couloir qui, des deux
bouts, s’ouvrait sur la tombée lente, muette, morne de la neige. Nous
montâmes un escalier, suivîmes un corridor sinueux, où la lanterne
faisait danser des ombres démesurées.

--C’est ici, dit Zarnitsky, en chassant une porte d’un coup de pied.

Je laissai tomber mon sac par terre, mes raquettes, mon fusil. Je ne
tenais plus debout.

--Je serai très bien là, fis-je, sans même regarder autour de moi.

--Vous avez votre lit dans le coin, dit Zarnitsky, en indiquant d’un
coup de menton une vague chose étendue.

J’eus encore la force de dire merci et de serrer la main de Josué
Coulombier. Le jeune Pêcheur proféra deux ou trois mots sur le Christ,
les Élus, que, gagné par le sommeil, j’accueillis d’un sourire stupide
et n’entendis même pas.

Puis, comme à travers une brume je sentis que Zarnitsky et lui s’en
allaient, que la porte se refermait... je ne pris même pas le temps
d’enlever mon chapeau, mes chaussures, ma peau d’ours. Je pliai les
jambes, tombai sur mon grabat, à travers lequel, tout de suite, mes
genoux prirent contact avec le dur plancher. Je restai étendu comme
j’étais tombé, en travers de la paillasse, une joue contre le drap, les
bras en croix,--et glissai dans un néant... dans un néant délicieux,
cent fois plus profond que la mort.

De ma vie je n’avais connu une pareille chute. De ma vie je n’avais été
arraché à ce point, par des mains à la fois aussi douces et aussi
péremptoires, à ce monde de souci et de lutte.




XII


Dans le courant de la nuit, je fis un rêve,--un rêve d’une intensité de
vie si grande et qui me procura une telle impression de bien-être et de
bonheur que, malgré ma fatigue, il me réveilla.

Je rêvais que j’étais assis avec Marion dans un de ces petits lavoirs
flottants comme il y en a dans les villages du Sud où passe une rivière:
une sorte de barque carrée, amarrée à la rive, avec, par-dessus, un toit
de chaume ou de branchages. Marion et moi, nous étions assis dans
l’ombre douce de cette petite arche et nous regardions, sans mot dire,
couler l’eau lente et dorée de la rivière. Et il faisait un été
admirable, un été plein de soleil, avec de beaux oiseaux bleus qui
passaient comme des flèches au ras de l’eau, de gros insectes ivres aux
ailes couleur de nacre,--un été plein de fleurs, de verdure, de
senteurs.

Devant nous, sur l’autre rive, une colline s’élevait avec des arbres de
tous les tons, des chênes d’un vert sombre, presque noir, des amalias
d’un vert léger et cendré, presque gris, de grands peupliers dont les
branches, déjà, se teintaient de cuivre...

A un moment je dis: «Marion!» Elle tourna vers moi ses yeux étonnés, à
la fois souriants et tristes, qu’ombrageaient ses grands cils. Il y
avait dans son visage quelque chose d’enfantin, de douloureux,--et de si
divinement virginal!... Quelle aube de vie! Quelle pureté d’âme! Je
répétai dans une sorte de demi-cri de bonheur ineffable et d’angoisse:
«Marion!...» et je me réveillai.

En ouvrant les yeux, je m’aperçus que toute la petite chambre était
illuminée par le clair de lune. Elle en paraissait tout ensemble
misérable et féerique. Quel pauvre taudis! C’était une soupente
mansardée et où l’on n’avait même pas pris la peine de recouvrir de
plâtre les tuiles du toit. Il y avait pour tous meubles, en dehors du
grabat où j’étais étendu, une vieille chaise dépaillée et une petite
table de toilette en fer, avec une cuvette et un pot à eau. Les murs
étaient recouverts d’un abominable papier jaunâtre à grandes fleurs
rouges. Rien qui eût pour mission ou pour intention de réjouir l’œil et
de rendre la vie moins lourde. Pendant quelques instants, j’essayai, en
refermant les yeux, de prolonger mon rêve... Peine perdue... La rivière,
le lavoir, la colline,--Marion!... tout cela s’était évanoui, me
laissant comme brisé et désespéré.

Alors je me levai et je m’approchai de la fenêtre.

Il faisait un clair de lune extraordinaire, d’un silence, d’une
majesté!... Jamais je n’avais vu la lune si grosse, si ronde, si proche,
si humaine. La neige avait cessé de tomber. L’atmosphère était devenue
d’une limpidité de cristal. Devant moi s’étendaient des sortes de dune
de neige, semblables à ces grandes dunes, mollement arrondies, du
désert. Elles recouvraient et effaçaient toutes choses. On ne voyait
s’en dégager que, de loin en loin, le piquet d’une clôture, le tronc
d’un arbre, qui, trouant l’épais manteau aux scintillements de mica,
apparaissaient d’un noir d’encre.

Tout cela était magnifique et désolé...




XIII


Je m’aperçus bientôt que j’avais faim. Je n’avais plus rien dans mon
sac. J’avais vidé ma dernière boîte de harengs dans le train avant
d’arriver à Aklansas... Je décidai d’aller visiter la cuisine du nommé
Zarnitsky.

Je n’avais sur moi ni lampe ni allumettes. Mais de tous les côtés, par
toutes les portes et toutes les fenêtres, la lune entrait dans la
maison, l’éclairait à profusion. Je retrouvai facilement mon chemin.

Je m’étais mis sans façon à explorer les casseroles et les marmites de
la cuisine, quand, de la salle à côté, une voix s’éleva:

--Qui est là? Que voulez-vous? Venez par ici!

J’obéis. C’était Zarnitsky, dont le lit était installé dans un coin de
la pièce, sous l’escalier de bois, et que j’avais réveillé.

--C’est moi, dis-je. J’ai faim. Donnez-moi quelque chose à manger.

Sortant de dessous la couverture la plus invraisemblablement usée et
trouée qui se pût voir, un bras nu, dont la maigreur me saisit, il me
montra un placard derrière le comptoir.

--Cherchez là-dedans, dit-il. Il y a peut-être un morceau d’anguille
fumée ou de fromage.

Je m’emparai de tous les comestibles que je pus trouver, et,
m’installant à une table, près du lit de Zarnitsky, je me mis à dévorer.
Le malheureux bonhomme était à la fois comique et effrayant à regarder.
Son visage et ses épaules étaient tout en os et en peau. Pas une once de
graisse ni de chair. Il avait un nez coupant comme un couteau et des
yeux dont la particularité était qu’on n’apercevait au-dessus ni
au-dessous aucune trace de sourcils ni de cils. Il avait l’air de s’être
fait épiler.

--Vous êtes Russe? lui demandai-je.

--Oui, répondit-il. Zarnitsky, Grégoire, d’Odessa (et avec un geste
emphatique de son bras nu) sur la Mer Noire!...

--Qu’est-ce que vous êtes venu faire par ici?

--Vivre. Comme vous, probablement.

--Chassé par les bolcheviks, hein?

--Comme de juste!...

--Vous devez les bénir!

--Cher monsieur, je ne sais plus, je ne juge plus,--et je m’en fous. Je
sais qu’ils ont tué mon fils, violé ma sœur, flanqué le feu chez moi,
etc., etc. Mais au fond ça correspondait peut-être à un besoin. Ces
bougres-là obéissaient peut-être à une loi. Il faut toujours chercher la
loi.

--A quoi leur a servi de tuer et d’incendier?

--Hé! quand vous verrez quelque chose qui serve à quelque chose, vous
serez bien aimable de m’en aviser, cher monsieur. Il n’y a qu’une chose
que l’homme fasse proprement et qui ait un sens...

--Quoi donc?

--La mort!

--Vous étiez fonctionnaire? lui demandai-je.

--Non, dit-il. J’étais...

Il rejeta sa couverture et apparut dans un singulier costume fait, pour
le haut du corps, d’une espèce de long gilet de flanelle, sans manches,
horriblement sale, et pour le bas, d’un pantalon de toile bleu vif, qui
avait dû appartenir à un pyjama.

Il s’était levé et était allé s’asseoir au piano:

--Écoutez! fit-il. J’étais... ça...

Il avait levé ses deux mains très haut, et, pendant deux secondes, il
les laissa planer, comme deux oiseaux de proie, sur le clavier. Puis
elles fondirent d’un trait!... Et ce ne fut pas du tout l’accord énorme
et sauvage auquel je m’attendais... Ce fut un accord d’une douceur et
d’une paix extraordinaires. Jamais je n’avais entendu chose plus
déchirante...

Puis les deux mains se mirent à courir et à danser, et, du vieux piano,
qui peu à peu s’animait et semblait libérer de ses entrailles tout un
monde de frénésie et de tempête, des flots de choses s’épandirent.

L’homme s’était transformé. Il était devenu presque beau. Il trépignait
d’une vie tumultueuse et dramatique. Ses deux bras décharnés semblaient
pétrir de la douleur et de la joie... Était-ce beau? Je ne suis pas
assez musicien pour le dire... Ce devait être très beau... Jamais je
n’aurais cru que d’une misérable caisse de bois une telle mer grondante
et passionnante pût sortir.

Soudain, et sur un dernier torrent de notes, les deux mains
s’immobilisèrent... L’accord se prolongea pendant quelques secondes et
parut emplir toute la pièce comme pour y vibrer à jamais.

--Voilà, dit Zarnitsky.

Il avait le visage ruisselant de sueur et continuait encore, en remuant
la tête et les bras à la façon d’une danseuse, en se contorsionnant sous
son gilet de flanelle,--c’était grotesque et tragique à la fois,--il
continuait son chant intérieur.

--Vous m’avez l’air d’avoir un rude talent, fis-je. C’est vous qui avez
composé ça?

Il ne répondit que par un haussement d’épaules et retourna se coucher.

Il s’était fourré la tête sous les couvertures et je crus au bout d’un
instant qu’il s’était endormi. Je m’étais remis à manger... Mais,
soudain, à une sorte de reniflement qui partait du grabat et à un
tremblement qui semblait l’agiter, je compris que le malheureux
pleurait.

--Allons! Allons! Qu’est-ce qui vous prend? dis-je.

Il ne répondit pas davantage. J’hésitai un instant en me demandant si je
n’allais pas m’agenouiller près de cet homme et me pencher sur sa
détresse... Puis je réfléchis que Zarnitsky, après Marion, cela faisait
beaucoup de traquenards que le Ciel m’envoyait et que j’étais venu pour
travailler, non pour aimer.

Le malheureux Zarnitsky, sous sa couverture en lambeaux, continua donc
ses reniflements, sans que je m’en montrasse troublé. Je continuai à
manger. Après le morceau d’anguille, j’engloutis le morceau de fromage
au genièvre. Je mangeais tout cela sans pain. Tout en mastiquant avec
bruit, je regardais ce décor de misère et de grandeur farouche: ce piano
qui semblait avoir gardé un frémissement des deux mains qui l’avaient
malaxé et torturé, cette salle aux grandes ombres, que la lueur
sanglante du poêle incendiait, cet homme couché qui pleurait,--et
surtout cet enveloppement céleste du clair de lune, qui, par toutes les
ouvertures, entrait à flots... Jamais tant de choses ne m’avaient frappé
à la fois. J’en étais comme étourdi...

Quand j’eus vidé tous les plats, je me levai, et, comme mes jambes
s’empêtraient dans le tabouret, je le repoussai d’un coup de pied
bruyant. Puis je m’en fus sans dire ni bonjour ni bonsoir.

Avant de me recoucher je regardai ma montre: il était quatre heures. Je
ne pus m’empêcher de songer qu’à cette heure Marion devait dormir... où?
dans quel lit? veillée par qui?

Je me pris à dire tout haut, comme quand je faisais ma prière,
autrefois:

--O mon Dieu! Soyez bon pour elle!

Je fus longtemps avant de retrouver le sommeil.




XIV


Je restai chez Zarnitsky pendant tout le temps de mon séjour à Aklansas:
c’est-à-dire pendant onze jours.

Non que je fusse bien chez lui, le malheureux! Non que je fusse bien
logé, couché, etc. C’était à ce point de vue tout purement
exécrable,--une paillasse pourrie de vermine, une chambre où je
gelais... je me réveillais le matin les jambes raidies par le froid...
Non que je fusse bien nourri. La cuisine de Zarnitsky était étrangement
fantaisiste et par moment infecte...

Mais ce phénomène m’intéressait. Je sentais en lui une si grande douleur
et aussi un tel feu grondant de génie que j’étais comme son prisonnier:
pour rien au monde je n’aurais voulu lui faire la moindre peine.

Pendant ces onze jours je m’occupai de mon équipement,--ce qui à
première vue ne paraissait pas très compliqué: car les magasins
d’Aklansas regorgeaient d’outils et d’armes de toutes sortes, depuis les
plus rudimentaires jusqu’aux plus perfectionnés,--des pioches, des
pelles, des battées... Mais justement il y avait trop de choix! Pendant
trois ou quatre jours, j’errai de boutique en boutique, comme un gosse
qui au moment du nouvel an se demande s’il va se faire offrir un cheval
à bascule ou les vingt-deux romans de George Max. Finalement j’allais
acheter au hasard, les yeux fermés, les cinq ou six instruments dont
j’avais besoin, quand, un soir, chez Zarnitsky, je fis connaissance d’un
grand diable de bonhomme aux yeux hagards, qui regardaient tout droit
devant eux, fixement, sans qu’on vît jamais les paupières
s’abaisser,--un grand bonhomme plat, mince, un peu voûté, perdu dans ses
vêtements, les jambes flageolantes, qui me dit:

--Hé!... tu vas à l’or?

--Oui, répondis-je.

Je ne m’étonnais plus d’être tutoyé par des gens que je n’avais encore
jamais rencontrés en ce monde.

--Eh bien! fit-il,--tu es un rude fou. Il n’y a rien à faire avec l’or.
Rien à faire,--non!... parce que, pour le découvrir, il faut suer son
eau et son sang, risquer trente-six fois sa peau, et, quand on l’a
découvert, il vous dévore et vous pourrit. Tu peux en croire William
Parker, ex-avant de rugby à Salt Lake City, ex-architecte diplômé du P.
O. V.,--qui, avant de connaître l’or et d’être possédé par lui, avait
encore une vague ressemblance avec cette noble combinaison d’ions et
d’électrons qu’on appelle l’homme,--orgueil de Dieu!... et qui
maintenant!... Examine-moi de près,--et songe...

--Je songe qu’on peut peut-être trouver de l’or sans se laisser
assassiner par lui...

--Non,--par saint... euh!... Chose!... L’or qu’on a trouvé avec ses
mains dans le sable ou le rocher,--et (il parut réfléchir profondément)
je me demande si à ce point de vue l’or du sable n’est pas plus
redoutable?... cet or-là va immanquablement à des choses folles,
mauvaises, diaboliques... Mais à quoi bon te raconter ça? Il n’y a qu’à
voir tes yeux: tu as la flamme. Va à l’or. Dans un an tu m’en diras des
nouvelles. Moi, j’en ai ramassé de quoi faire craquer sous le poids
cette table-là... Un moment, dans les criques du Meeka, j’en trouvais...
j’en trouvais!... c’était une chose extravagante!... Je ne savais plus
où le mettre... Je rentrais à la hutte avec mon sac, mes poches, mon
chapeau, tout ça plein, plein d’or... d’or net, frais... Quelle
folie!... Où est-il passé? Je l’ai joué... Pourquoi? Mystère!... Je
n’aime pas le jeu... Le gain m’indiffère... La perte?... je m’en
moque...

--Il y a peut-être un peu de littérature dans votre cas, cher monsieur,
ne pus-je m’empêcher de lui dire en souriant.

--Eh bien! je me le suis demandé pendant quelque temps, fit-il, sans se
fâcher. Mais si tu savais tout! Si tu savais tout! Si tu savais tout ce
que l’or m’a fait faire, tous les coins où il m’a traîné, tu te dirais,
mon garçon, que ton explication est peut-être un peu simpliste...
D’ailleurs, permets-moi de te le dire en passant: tu as une gueule à
simplifier exagérément les choses...

--Tu as été riche? lui demandai-je.

--Très!... Mon garçon, rappelle-toi qu’une nuit que j’étais saoul, j’ai
donné à un homme qui, d’ailleurs, ne me demandait rien, tant
d’argent!... ça faisait des tas de banknotes hauts comme ça... qu’avec
ça il a pu faire bâtir une église, laquelle s’appelle Saint... ah!
saint... saint?... Saint Chose! preuve que je ne mens pas!

--Et maintenant?

--L’Église?

--Non... toi? qu’est-ce que tu fais?

--Imagine-toi, chère âme, que le richissime William Parker est devenu
tout doucement, de fil en aiguille, préposé au service des inhumations
de la noble cité d’Aklansas!... Ah! mon gars! tu ne rigoles plus?... Je
suis fossoyeur!... Inutile d’ajouter qu’à Aklansas la chose manque un
brin de majesté... Un enfouissement rapide et désinvolte... Houp!... En
route pour le Néant!... Tenons-nous bien!... Belle fin de carrière,
pas?... Donc, que voulais-je te dire?

Ses yeux s’immobilisèrent sur je ne sais quelle image lointaine...

--Ah! fit-il, tapant la table du poing. Tu cherches des outils? Veux-tu
les miens?

--Oui, répondis-je, s’ils ne sont pas trop damnés...

--Tout ce qui touche à l’or ou va vers l’or est damné. Je te les vends
dix dollars... C’est du solide et du sérieux.

Il s’était levé:

--Viens, me dit-il.




XV


Je le suivis. Il m’emmena à l’autre bout de la ville, dans la misérable
cahute où il habitait et qu’il avait fabriquée de ses mains, avec de
vieilles planches, des morceaux de tôle, des briques chapardées à droite
et à gauche.

--Voilà, fit-il, en me montrant du pied tout un attirail de pioches, de
pelles, etc., qui gisait dans un coin. Voilà le trésor. Tu en as pour
tous les terrains, et, tu vois, tout ça, je l’ai acheté neuf, au temps
de ma splendeur,--neuf, gauche, bête, mal adapté à la main de l’homme,
mal trempé pour la lutte de l’or... Je l’ai refait!... Oui, mon garçon.
A force de suer dessus, à force de m’écorcher les mains sur le manche
des pioches, j’ai refondu tout ça, j’en ai fait des bibelots roublards,
endurcis... Pour tous les terrains... La pelle plate à manche court pour
le sable...

--Bigre! m’exclamai-je. Pourquoi le manche est-il si court?

--Feignant! s’écria-t-il. Ne pose jamais de questions comme ça: l’or
ficherait le camp à ton approche!... Parce qu’il ne faut pas travailler
de trop haut et trop à ton aise... L’or est fait de la peine des
hommes... Voilà la pioche légère pour la roche tendre... Le pic trempé
et retrempé pour la pierre qui se défend... Tu as là sous les yeux
toutes les péripéties de l’histoire.

Tout cela était bien un peu rouillé et détérioré. Mais j’y trouvais je
ne sais quel air «professionnel» qui me plut. Ce n’était point de cet
attirail d’amateur comme on en voyait aux vitrines des boutiques
d’Aklansas.

--Bien, dis-je. Apporte-moi ça chez Zarnitsky.

--Aux ordres de ta seigneurie, répondit-il. Tu verras que tu seras
content.

Le soir même j’étais en possession de tout le fourniment.

Parker, qui s’était pris pour moi d’une sorte de sympathie sarcastique,
vint m’aider, dans les jours qui suivirent, à remettre tout cela en
état, rajuster les manches, retendre les tamis, etc. C’était, ma parole,
un singulier personnage que cet ex-architecte. Pas sot. Un peu détraqué.
Pendant, quelquefois, des heures, il vivait, parlait, agissait, comme un
être parfaitement raisonnable, racontait des histoires sur les maisons
qu’il avait construites à Salt Lake City ou à Newmilns, sur ses
confrères, ses clients, la crise de la main-d’œuvre, etc. Tout à coup,
crac! il déraillait! C’est qu’un mot ou un geste l’avait amené à se
souvenir de l’or. Il avait pour l’or une haine et une épouvante
quasi-mystiques. Ce qui ne l’empêchait pas, de temps en temps, de
regarder dans le vide avec des yeux extasiés et de murmurer: l’or!...
l’or!... comme s’il avait parlé de la chose la plus douce et la plus
belle du monde.

Un soir je lui dis tout à trac:

--Écoute-moi, Parker... Si je te demandais de partir avec moi?

Il me jeta un regard à la fois désespéré et furieux, se leva, repoussa
du pied tous les outils qu’il venait de rafistoler ou de nettoyer.

--Voilà, fit-il d’une voix tremblante, une chose qu’il ne faut jamais
dire à quelqu’un qui «en revient» et qui n’y retournera plus. Tu ne
comprends pas le choc que ça fait. Si au lieu de cette misérable
carcasse vidée et brisée, j’avais tes vingt ans,--ah! Dieu!...

Sur ces mots, il ouvrit les yeux le plus grand qu’il put sur les outils
qui l’avaient accompagné «là-bas» et secondé dans ses entreprises... il
les regarda comme s’il voulait--j’emprunte à dessein cette expression à
la langue populaire... c’est la seule qui sache peindre...--les
«avaler», les incorporer à jamais à sa mémoire et à sa vie,--et,
chancelant, trébuchant, il gagna le palier.

Je ne le revis plus jamais.




XVI


J’avais terminé à peu près la mise en état de mon matériel et j’allais
m’occuper du traîneau et des chiens, quand, un jour, au déjeuner de
midi, Zarnitsky, tout en rongeant un os qu’il avait empoigné à pleines
mains, me dit:

--Vous savez: ce jeune homme qui vous a amené ici, ce jeune Pêcheur du
Lac... Coulombier... il va mourir...

--Mourir! m’écriai-je.

Je répétai: mourir... d’une voix plus basse. J’étais stupéfait
d’apprendre cette nouvelle et stupéfait de sentir que je m’y
attendais... Pauvre Coulombier!... Pauvre être à la fois touchant et
antipathique!... Je n’avais guère pensé à lui depuis mon arrivée chez
Zarnitsky...

--Où habite-t-il? demandai-je.

Il m’indiqua son adresse et je m’y rendis aussitôt.

C’était tout à côté de l’endroit où il m’avait accosté le jour de mon
arrivée. Une maison de trois étages, en briques, morne et triste... Je
grimpai l’escalier quatre à quatre... J’entrai dans une petite pièce
d’où sortait comme un bruit de prière ou de sermon... Josué Coulombier
était couché sur un petit lit de fer grossièrement peint au minium et
dont la paillasse de varech s’était à l’usage aplatie comme une galette.

Il avait toujours le même visage à la fois prétentieux et
illuminé,--mais les deux coins de la bouche et les deux ailes du nez se
tiraient dans une sorte de grimace de douleur et d’angoisse.

A une petite table ovale placée au milieu de la pièce, deux femmes
étaient assises,--deux femmes de la Société des Pêcheurs du Lac: l’une
toute jeune, assez jolie, l’autre d’une quarantaine d’années, droite,
sèche, les lèvres pâles et minces, les cheveux partagés en deux bandeaux
très noirs, très plats, le nez chaussé d’une paire de lunettes. Debout
contre la fenêtre et tournant le dos à tout le monde, un vieillard
faisait une lecture à haute voix.

--Coulombier! m’écriai-je. Qu’avez-vous?

Il me fit signe de la main de me taire,--et je me tus,--et je demeurai
là, planté sur mes pieds, entre ce mourant, ces deux femmes, ce
vieillard.

--«Alors, continuait celui-ci, il arrivera ceci que toutes les vérités
vers lesquelles nous tendions ici-bas nos mains éperdues, nous monterons
vers elles, comme l’alouette vers le soleil, et, là-haut, enfin, ayant
traversé tous les cercles et subi victorieusement toutes les épreuves,
nous en aurons la révélation.»

--La révélation! répéta d’une voix froide et forte la femme aux bandeaux
noirs.

Pendant trois ou quatre minutes, la lecture se poursuivit. De quoi
était-il question? Je ne saurais trop le dire. J’entendais des mots:
amour, gloire... Mais toute ma pensée allait à cet homme qui mourait
pour moi et qui ne m’aimait pas, et que, bon gré, mal gré, même à cette
heure, je ne pouvais pas aimer.

Enfin le vieillard se tut et j’entendis qu’il fermait le livre. Alors je
répétai:

--Qu’avez-vous? Depuis quand êtes-vous malade?

--Depuis ce soir où nous nous sommes rencontrés, me dit Josué, en
s’efforçant de prendre une voix sereine et détachée. En rentrant je suis
tombé sur mon lit... Et voilà: je m’en vais.

--Vous vous en allez! m’écriai-je. Mais pourquoi parlez-vous ainsi? Vous
n’avez pas vu un médecin?

--Tout ce qu’il fallait faire humainement a été fait, dit-il. Mais Dieu
m’appelle. Les hommes n’ont plus qu’à se taire...

Il chercha très loin son souffle:

--... quand la voix de Dieu se fait entendre.

Le vieillard s’était retourné. Il s’approcha de moi et me touchant
l’épaule:

--Laissez-le seul un instant, dit-il à voix haute. Les minutes sont
comptées.

Il passa dans le couloir. Je le suivis.

--Il va mourir? demandai-je.

--Oui, répondit le vieillard d’une voix calme. Dans un instant. Je
m’étonne même qu’il ne soit pas déjà mort. Mais à cet âge-là le corps
est extraordinairement résistant.

--Vous êtes de sa famille?

--Je suis son père.

Je restai bouche bée... Était-ce un fou ou une brute? Ou un saint?

Il continua:

--Le médecin est encore venu tout à l’heure et l’a ausculté très
consciencieusement. Les deux poumons sont entièrement pris. Tout cela
n’est plus maintenant qu’une fournaise qui le dévore...

Je lui dis brutalement:

--Mais sapristi! vous m’avez l’air d’accueillir ça avec une sérénité!...

Il me regarda:

--Je vois que vous êtes de ces pauvres gens qui ont peur des ténèbres,
dit-il. Sachez qu’il n’y a pas de ténèbres.

Pourtant, disant cela, ses yeux s’emplirent de larmes et il me sembla
que le pauvre homme, sous le coup d’un choc intérieur, vacillait. Il se
raidit, fit: hum! hum! passa doucement sa main un peu grasse sur son
épaisse barbe d’un blanc sale et il alla se mettre à la fenêtre, comme
pour regarder le spectacle du dehors.




XVII


A ce moment la porte de la chambre où le pauvre Josué était en train de
mourir s’ouvrit; la femme aux bandeaux noirs parut dans
l’entre-bâillement:

--Venez, me dit-elle. Il vous demande.

J’entrai. On avait placé une chaise à côté du lit du moribond.

--Asseyez-vous, me dit Josué, d’une voix qui semblait sortir de la
tombe.

Il s’était à demi hissé sur l’oreiller.

--Ne vous fatiguez pas, fis-je. Je suis sûr que si vous essayiez de
dormir...

D’un geste bref et las de la main il eut l’air de balayer mes paroles:

--Parlons peu, dit-il, parlons bien. Je vais partir et je veux que vous
sachiez que ce départ me cause une grande joie. Oui... C’est ainsi!...
Je vais enfin pouvoir contempler face à face Celui qui est. Je n’ai
qu’un regret: m’en aller en laissant derrière moi des âmes que j’aurais
peut-être pu amener à la Vérité des Vérités et que, faute d’être assez
adroit, assez courageux, assez persévérant, ou, peut-être même, faute
d’avoir eu suffisamment la foi, je n’ai pas su gagner à Dieu... En
disant cela je pense à la vôtre... à votre âme, oui!... ô vous dont je
ne sais même pas le nom!... petit poisson du Lac, que j’ai essayé de
pêcher avec un filet aux mailles trop larges... Et pourquoi votre âme
m’est-elle un particulier sujet de souci?... Peut-être parce que je sens
que vous n’êtes pas si loin de Dieu que vous semblez le croire et qu’il
suffirait de bien peu de chose... de ce très léger effort supplémentaire
qui tire de l’ornière les chars les plus profondément embourbés... Oh!
vous!... vous!... quelle joie ce serait pour moi si, avant de retourner
à Jésus, j’apercevais sur votre front la lueur sacrée de l’Esprit!...

J’avais bien envie de lui dire:

--Mais, mon pauvre ami, ne vous préoccupez donc pas de tout ça, de mon
âme, de mon salut... Pensez à vous, défendez-vous, tâchez de vous tirer
de là, ou, s’il est trop tard, mourez doucement, aussi confortablement
que possible...

Mais à quoi bon parler aux gens une langue qu’ils ne comprennent pas et
pourquoi leur faire de la peine?

Je le regardai dans les yeux et posant ma main sur sa main brûlante:

--Écoutez, Josué, dis-je. Je crois que quelque chose est né en moi...

--Quelque chose? Quoi? fit-il avec des yeux fous.

--Un grand désir de Vérité...

--Christ vous a-t-il parlé? Ah! si Christ vous avait parlé!

--Josué, dis-je en laissant attendre le reste de ma phrase,--je crois
avoir entendu Sa Voix...

--Sa voix! La voix de Christ! s’écria-t-il. Dites-vous vrai?

--Je ne veux, dis-je, rien affirmer,--car c’est encore très faible, très
lointain... Mais je crois bien que c’est Sa voix...

Alors le pauvre diable se mit à rire, et à pleurer, et à s’agiter dans
son lit:

--Hosanna! Hosanna! dit-il. Christ a parlé! O mes sœurs! Chantons Dieu!

Les deux femmes s’étaient levées. Elles crièrent à pleine gorge:
«Chantons!» puis se jetèrent dans les bras l’une de l’autre,
s’embrassèrent, en se disant des choses puériles dans le genre de
celle-ci: «Je sens comme du soleil... Voilà un nouveau frère que nous
allons bien aimer. Il faudra le gâter...» et, finalement, tombèrent avec
un bruit sourd... boum!... à genoux sur le parquet de sapin.

Josué, maintenant, courbé en deux, le poing sur la poitrine, toussait,
toussait, et, après chaque accès de toux, faisait: «Hosanna!...
Hosanna!... j’ai pêché un petit poisson!... O mon cher Lac!...» Puis,
tout à coup, il se renversa sur son lit, brisé, glacé de sueur, un filet
de sang au coin de la bouche.

Je profitai de ce que le vieillard rentrait pour m’éclipser:

--A ce soir, Josué. Je reviendrai avant la nuit...

--Oh! mon ami!... oh! mon ami!... dit-il. Allez!... Je n’ai plus peur
maintenant que vous vous perdiez dans la nuit... Car la Lumière est en
vous!

Et je me rappelle qu’en le quittant je dégringolai l’escalier quatre à
quatre et, dans la rue, me mis à courir comme un fou, tellement j’avais
hâte de m’éloigner de ce spectacle à la fois d’horreur et de démence. Je
parlais tout haut: «Les hommes! Les hommes! Qu’est-ce qu’ils vont
chercher! Ils ne peuvent donc pas s’en tenir tout simplement à ce qui
est!»

Je rentrai chez Zarnitsky. La salle du bas était vide,--ou presque: il y
avait juste un ouvrier tanneur, que je connaissais, un Allemand, nommé
Gottlieb. Il était vautré sur une table, ronflant, trop abruti d’alcool
pour pouvoir s’en aller.

--Zarnitsky! appelai-je. A manger et à boire! J’ai faim et soif!

Il m’apporta du pain, un morceau de caribou fumé, un verre de bière, et,
sans un mot, plus décharné, plus laid, plus douloureusement contrefait
que jamais, il alla s’asseoir au piano.

La la... la sol... fa fa... Je me rappelle ces six premières notes... Je
portais mon verre à mes lèvres: je le reposai sur la table sans en avoir
bu une gorgée... Ce Zarnitsky!... Quelle prodigieuse mécanique à moudre
du rêve!... Je voyais sa tête chauve aller de droite et de gauche comme
le balancier d’un métronome... Il dansait, soufflait, haletait... Ses
doigts avaient l’air de saisir les touches pour leur faire suer de
l’amour et de la nostalgie... On aurait dit qu’il se colletait avec
cette vieille caisse sonore. Par moment c’était un flot tumultueux de
notes qui se vidaient avec fracas et qui balayaient tout... Par moment
ce qu’il jouait n’exprimait plus que du silence... Par moment c’était
cruel et tourmenté comme la grimace d’un monstre. Par moment c’était
frais et doux comme un songe d’enfant sous de blancs rideaux... Tout à
coup les mains s’immobilisaient, et, du piano torturé, secoué d’une
sorte d’ouragan, les ondes continuaient à sortir des flots... Puis les
mains repartaient... Elles avaient l’air de courir désespérément après
quelque chose et d’essayer désespérément d’attraper un voile flottant
dans l’espace... Que poursuivaient-elles? L’amour? La jeunesse? Quand on
pense à toute cette poussière que remuent tant d’imbéciles parce qu’ils
ont gagné un peu de millions... Que sont-ils à côté de cela?




XVIII


J’étais de retour chez Josué Coulombier vers les neuf heures. Le pauvre
petit Pêcheur n’était pas encore mort.

Je rencontrai dans l’escalier son père qui descendait. De sa même voix
faussement détachée, il me dit:

--Vous le trouverez toujours de ce monde. C’est à peine s’il a eu
quelques petits râles.

--Vous partez? lui demandai-je.

--Je vais au temple. C’est mon tour de prêche. Mais j’espère rentrer
vers minuit.

La mort avait déjà commencé de faire son œuvre sur le visage de Josué.
Le nez s’était pincé; l’ossature des pommettes se dessinait nettement
sous la peau de cire jaune.

--Comment vous sentez-vous? lui dis-je.

--Bien, fit-il. Quoique... depuis un instant... Il n’acheva pas.

--Je vais rester auprès de vous, fis-je. Je me tournai vers les deux
femmes qui depuis l’après-midi n’avaient pas bougé de place:

--Allez vous reposer, leur dis-je. Je le veillerai.

Elles se levèrent et s’en allèrent sans un mot et sans même regarder le
mourant.

--Savez-vous, me dit Josué quand il eut entendu la porte de la rue se
refermer,--savez-vous ce qui se passe depuis un moment?

--Non, Josué. Quoi donc?

--Je crois que j’ai trop présumé de moi-même... J’ai peur!...

--Peur de quoi?

--Peur de la mort! dit-il d’une voix que je ne lui connaissais pas,--la
voix d’un enfant qui s’effraie, la nuit, d’aller tout seul dans une
pièce sombre.

--Mais, mon pauvre Josué, lui dis-je, primo vous ne mourrez pas... on ne
meurt pas comme ça!... et, secundo, à supposer que vous dussiez passer
de cette vie dans l’autre, qu’est-ce que c’est que la mort? Qu’est-ce
qu’il y a d’effrayant là-dedans?

--Oui, fit-il. C’est ce qu’on dit tant qu’on n’y est pas... C’est ce que
je disais encore tout à l’heure... Puis il y a aussi ceci: je commence à
me demander si cette vie ne méritait pas d’être vécue?...

Ces derniers mots me parurent si humains, si près de mon cœur, si
semblables aux mots que j’aurais pu prononcer moi-même, que j’eus
l’impression que la mort, dans son abominable travail de désagrégation,
venait de dégager une âme nouvelle, sensible à la grâce des choses,--et
je me sentis bouleversé.

Il m’avait pris la main:

--Dites? La vie? Qu’est-ce que c’est?

--La vie? dis-je. Mais ne l’avez-vous pas vue? Elle est pleine de
mensonge, d’hypocrisie, de brutalité, de souffrance... Le vice y est
triomphant. L’or est maître de tout. Dans les tanneries d’Aklansas on
met aux cuves d’acide des enfants de dix ans... Pas un n’atteint sa
quinzième année et ce sont les parents eux-mêmes qui les livrent à la
mort pour gagner quelques sous... Il y a dans les maisons publiques des
gamines de douze ans... C’est une loi terrible qui pèse sur tout cela...

--Oui, dit-il. Mais ailleurs? Est-ce qu’il n’y a pas des pays plus
heureux?

--J’en viens, dis-je. Je viens de pays où il fait bon, chaud, où les
hommes sont bien élevés, la vie souriante... Mais si vous levez le
voile?... que de turpitudes là-dessous!... Quel fond de violence et de
méchanceté!

--Alors, nulle part, fit-il d’une dolente voix d’enfant, il n’y a de
bonheur?

--Hélas!

Ces mots désenchantés parurent le calmer un peu. Il se coucha
complètement sur le dos et ferma les yeux comme s’il allait s’assoupir.
Je le regardais... La peur et cette sorte de vague regret avaient fait
de son visage quelque chose d’humain et d’émouvant. Je me sentais pris
pour lui d’une amitié toute nouvelle et très forte qui allait montant en
moi comme un flot.

Une question folle me brûlait les lèvres:

--Josué!

--Quoi? me demanda-t-il après une seconde de pause.

--Est-ce qu’on a bien tout tenté pour vous tirer de là? Est-ce que vous
ne pouvez rien faire pour lutter?

--Non, dit-il,--et des larmes perlèrent sous ses cils. C’est fini...

Et il me prit la main et la pétrit dans la sienne...

--Vous resterez là, dit-il... Jusqu’au bout?

--Je vous le promets...

Ce fut de nouveau le silence. La petite chambre était tendue d’un papier
à décor rouge sur fond crème: de petits personnages, des vignerons
faisant la vendange, des paysans en costume du dix-huitième siècle
dansant autour d’un arbre de mai, des patineurs, de petits amours
volant... Toute cette illustration galante prouvait clair comme le jour
le complet détachement du pauvre Josué pour le monde extérieur. Il avait
vécu au milieu de ces naïves petites choses de gaîté et de libertinage
sans même les apercevoir. Il n’avait rien vu de ce monde. Il n’avait vu
que son rêve.

Au bout d’un instant il frissonna sous ses couvertures:

--Avez-vous froid? lui demandai-je.

--Froid? Non... Je n’ai pas froid... Mais je crois que je vais avoir
froid... Ce doit être une chose glacée... Comme c’est étrange!... Est-ce
qu’il y aura toujours de la mort?

--Tant qu’il y aura de la vie, probablement, répondis-je, comme si je
m’étais parlé à moi-même.

Une demi-heure à peu près s’écoula. La petite pièce était tout entière
plongée dans la nuit, sauf un cône de lumière qui tombait de la lampe à
pétrole placée sur la table de chevet et qui éclairait une partie du
lit, les mains allongées du mourant, un pan de mur, des vêtements en
paquet sur une chaise.

Pas d’autre bruit, que, par moment, dans le lointain, un aboiement de
chien ou un sifflet de locomotive.

Au bout d’un instant, n’entendant plus respirer le malheureux, je
m’approchai de lui et lui demandai tout bas:

--Josué!... Dormez-vous?

--Non, dit-il. Je revois des choses...

Soudain il fut pris d’une sorte de crispation de tout le corps qui le
recroquevilla:

--Oh! dit-il... Quoi? Quoi?

--Allons!... Allons, Josué... Du courage!...

Je m’étais levé. J’avais posé ma main sur son épaule. Je répétais:

--Pauvre petit!... Pauvre petit!...

Il avait l’air si peu fait à cette heure pour affronter le combat! Il
s’était retourné vers le mur, tout pelotonné sur lui-même, comme une
bête qui veut mourir dans son coin. Il bredouillait maintenant de vagues
paroles incohérentes: «partir... lumière...» que hachait une sorte de
hoquet sinistre et grotesque. Je perçus encore une phrase tout entière
qu’il débita vite... vite!... comme quelqu’un qui se noie et dont l’eau
va emplir la bouche: «Je vous dirai, messieurs, que nous sommes de vrais
étourneaux!...»

Et ce fut la fin. Il se souleva un peu, se retourna de nouveau vers moi,
me regarda avec des yeux, un visage où il y avait une sorte de sourire
comme quand on dit: «Est-ce bête, tout ça!...» ouvrit la bouche à demi,
dit encore: «Et puis?... et puis?...» et, tout à coup, sur une dernière
convulsion, tout se relâcha, se détendit, s’étendit... Il était mort...

--Josué! Mon Dieu! C’est abominable! m’écriai-je.

Je m’étais jeté à genoux et la tête dans mes mains je pleurais.




XIX


Le père du pauvre enfant revint un peu avant minuit. Il ne posa aucune
question. Il resta seulement un long moment à regarder le cadavre de son
fils, s’approcha du lit, posa sa main sur le front du mort,--sa poitrine
se gonfla d’un énorme soupir, comme si toute la machine allait se briser
en sanglots,--et ce fut tout: pas un pli de son visage ne broncha.

Il revint vers le milieu de la pièce, enleva son cache-nez, son
pardessus, les plaça calmement sur le dossier d’une chaise, et, se
tournant vers moi:

--Vous pouvez aller vous coucher, cher monsieur, dit-il. Je le
veillerai.

Je m’étais levé, et j’allais m’en aller, j’avais déjà la main au bouton
de la porte, quand quelque chose éclata en moi, qui était de la rage et
du désespoir:

--Ah! dis-je, quels crimes on peut commettre avec les meilleurs
sentiments du monde!

Il me regarda surpris:

--Que voulez-vous dire?

--Pourquoi avez-vous donné à cet enfant le dégoût de la vie? Pourquoi ne
l’avez-vous pas laissé vivre? Pour qui donc prenez-vous Dieu? Pour un
monstre avide de sang?

Il hocha la tête comme s’il venait d’assister à l’accès de colère d’un
gamin:

--Allez... Allez, me dit-il. Vous êtes fatigué.

--A quoi avez-vous sacrifié le malheureux qui est couché là?
m’écriai-je. Il pouvait vivre, fonder une famille, se rendre utile,--et
être heureux, en somme!

--Il n’y a de bonheur, dit-il, qu’en Dieu.

--Mais est-ce que Dieu n’est pas aussi bien ici que dans l’au-delà.
N’est-il pas _plus sûrement_ ici?

--Lui, dit le vieillard, s’il était sûr de quelque chose, ce n’était pas
de ce monde: c’était de l’autre.

Je m’en fus...

Zarnitsky m’attendait en essuyant ses verres et ses assiettes.

--Mort? me demanda-t-il.

--Oui, mort! répondis-je. Tué par des fous!

--Mais, fit Zarnitsky, est-ce qu’il n’y a pas que des fous?

Minuit sonnait. Je montai dans ma chambre et me mis au lit.




XX


Je n’assistai pas à l’enterrement du pauvre Josué.

Pour trois raisons:

1º Parce que, quand on est mort, on est mort,--j’ai toujours pensé cela.
Le cadavre n’est rien qu’une hideuse caricature de celui qui a vécu...
Rien de l’ex-vivant ne reste là-dedans... Il faut le fuir comme l’âme
elle-même l’a fui. S’attarder autour de cette dépouille, c’est vraiment
vouloir prolonger dans la laideur, dans l’horreur, une chose qui a été
belle, car vivante.

2º parce que je me serais retrouvé avec ces gens de la Société des
Pêcheurs, ce père insensé, pour qui j’éprouvais une sorte de haine.

3º parce que la mort de Josué Coulombier m’avait donné une frénésie de
vie et de lutte. Plus que jamais je voulais partir et gagner ces terres
du Nord où j’allais avoir à jouer de toutes mes forces physiques...

J’avais terminé la remise en état de mon matériel. Il ne me manquait
plus que le traîneau et les chiens... Aklansas est plein de marchands de
chiens. Vous trouvez des attelages à tous les prix. Trois fois par
semaine, vous avez, autour du temple protestant, un marché en plein air,
avec les plus belles bêtes comme avec les plus lamentables. J’ai vu
vendre à un Italien qui partait comme un fou à la conquête de l’or un
attelage de douze chiens qu’il paya mille dollars, sans sourciller...
Mais le chien de tête, un vétéran de la neige, aux yeux de feu, aux
reins et aux pattes d’acier, était une bête magnifique... Par contre,
j’ai vu mettre en vente des chiots à moitié crevés, que des pauvres
diables payaient un dollar,--et encore en geignant!

Je me promenais un jour au milieu de toutes ces bêtes et de toutes ces
gens,--il tombait une neige rapide et serrée, qui, en un rien de temps,
ensevelissait traîneaux et attelages... On était forcé, toutes les cinq
minutes, de siffler les bêtes, pour qu’elles se secouassent de ce
linceul... Alors elles sautaient sur leurs pattes en s’ébrouant et en
envoyant de tous côtés ces espèces de duvets gluants.

Je fus accosté par un grand diable d’Indien qui me dit:

--Si vous achetez quoi que ce soit ici, vous allez vous faire voler.
Adressez-vous à moi: vous en aurez pour votre argent.

--J’ai déjà entendu ce boniment-là, lui dis-je, dans la bouche de bien
des canailles.

--C’est vrai, fit-il. Moi aussi. Faites donc à votre fantaisie.

Mais comme il me tournait le dos:

--Vous avez un traîneau et des chiens? lui demandai-je.

Il fit demi-tour:

--Oui, dit-il. Venez chez moi.

Je le regardai au fond des yeux, et, je ne sais pourquoi, bien que le
regard de cet homme eût quelque chose de cruel et de tourmenté, j’eus,
comme il le souhaitait, confiance.

Il était plus grand que moi, vêtu à l’européenne, mais, à la mode de sa
race, il s’était jeté sur les épaules une grande et lourde couverture
sale, élimée, qui lui tombait jusqu’aux talons. Il était nu-tête. De
chaque côté de son visage, aux joues creuses, strié, autour des yeux, de
rides profondes comme des tatouages, une natte pendait, noire, avec des
fils blancs.

--Comment vous appelez-vous? lui demandai-je.

--Patrice. J’ai été baptisé. Mon nom de la Prairie est Flèche de Pierre.
Car les gens de mon pays font encore leurs pointes de flèches avec du
caillou.

--Allons chez vous, fis-je.

«Chez lui», c’était une tente de grosse toile verdâtre qu’il avait
dressée tout à l’extrémité du champ de foire, dans un terrain vague où
les habitants d’Aklansas venaient jeter leurs vieilles boîtes de
conserves. Sous la tente, deux caisses de bois, vides, lui servaient de
sièges; de vieilles loques lui servaient de lit.

--Asseyez-vous, me dit-il avec majesté. Je n’ai rien à vous offrir, ni à
boire ni à fumer. J’ai dépensé mes derniers cents ce matin pour la
nourriture des chiens.

--Où sont-ils, vos chiens? Pourquoi ne les avez-vous pas emmenés à la
foire et mis en vente?

--C’est ce que j’aurais fait demain probablement si je ne vous avais pas
rencontré ce matin. C’est ce que je ferai si vous n’acceptez pas ma
proposition. Mais figurez-vous que ces chiens, je les aime. Surtout
deux, un certain Rag, qui a conduit le traîneau tant qu’il a été
gaillard. Il a eu une épaule démolie, l’hiver dernier, dans les
Bozoons... Ce qui n’empêche pas que c’est un très utile compagnon, plein
de sens, de flair, de courage et d’autorité... Et un certain Pi-How, qui
maintenant mène le train et qui est un maître chien... Une flamme
admirable! Je vendrai tout ça s’il le faut... Mais, j’aimerais mieux
m’en dispenser. Il y en a que j’ai vus naître. Il y en a d’autres qui
m’ont tiré de très mauvais pas. Il y en a dont j’ai dégelé les pattes à
la flamme de feux allumés en vitesse avec les manches de mes outils...
Nous avons fait ensemble les Terres Noires, les bords du Columbus,
l’extrême pointe du Granador... Nous sommes allés jusqu’aux Iles...

--Mais, lui dis-je, si vous êtes allé si loin, si vous avez tant
travaillé, comment se fait-il que vous soyez aujourd’hui dans cet état?

--Ah! répondit-il, en haussant les épaules d’un geste las,--les cartes!

--Vous aussi? Tous, alors?

--Beaucoup, dit-il. Sinon ce serait trop facile...

--Quelle combinaison me proposez-vous?

--La plus simple: nous nous associons et nous partons tous deux...

--Diable! m’écriai-je. Vous n’y allez pas par quatre chemins! Vous ne me
connaissez pas plus que je ne vous connais moi-même...

--Sans doute, fit-il. Mais nous aurons trop à faire pour songer à nous
jouer des tours... Les pires canailles prennent là-bas le sens de la
solidarité.

--Merci, dis-je en riant. Pourquoi ne partez-vous pas tout seul?

--Deux raisons: pas le sou; il ne me reste plus que mon Witneys,--et
plus une cartouche pour mettre dedans... Tondu ras comme la paume!...
Pas de quoi seulement payer les biscuits et l’eau-de-vie... Secundo: Il
ne faut jamais faire ça tout seul; il n’y a pas de pire jeu.

Alors, je lui dis:

--Vous me prenez un peu de court. Mais votre proposition est tentante.
Après tout la vie n’est que la vie et je me fiche de tout.

Nous sortîmes de la tente. Il m’emmena à l’extrémité du terrain vague.
Là, dans une sorte de masure branlante, il avait installé ses chiens,
douze bêtes très belles du Yukon, aux pattes pelées.

Pi-How, à l’écart de la bande, isolé comme un roi, était splendide de
feu, de force, et, ma foi, oui, de pensée. Quant à Rag, l’ex-premier,
comme il était émouvant dans son abdication!... sous de gros sourcils
broussailleux, luisait un œil noir, d’une tristesse indicible, qui se
souvenait. Les autres chiens jouaient autour de lui, lui grimpaient sur
le corps, le harcelaient, sans qu’il daignât même s’en apercevoir. Il
était tout à son passé.

Patrice était entré dans la cabane. D’un coup de pied il en fit sortir
le traîneau.

--Tout en bois d’amalia, dit-il, depuis les longerons jusqu’aux patins.
Quant aux attaches, toutes en peau de phoque, séchée dans la cendre. Pas
un clou. Pas une once de fer. Rien où le froid puisse mordre.

Je le poussai du pied à mon tour. Il m’apparut d’une légèreté et d’une
solidité remarquables. C’était un bon outil, qui s’était fait à la neige
et à la glace et qui gardait la marque des batailles livrées; le bois
s’était poli, noirci; les attaches étaient entrées profondément dans le
bois et faisaient corps avec lui. Sur le coffre d’arrière on avait
peint, en rouge sang, une sorte de boomerang à manche court, dont la
forme évoquait celle d’une tête de vautour, avec son bec recourbé, qui,
d’une seule ligne, se continuait par l’os du crâne; un gros œil stylisé
en triangle s’ouvrait au milieu de cette tête.

Patrice me dit, en faisant un rapide petit salut de la tête et en se
touchant le front bizarrement, avec l’index et le médius de la main
droite, que c’était le signe de sa tribu.

--Voulez-vous vous rendre compte? fit-il. Montez...

--Je ne demande pas mieux, dis-je. Mais ce n’est pas sur une seule
promenade que je pourrai juger...

--Nous en ferons d’autres...

Il se mit à harnacher les chiens. Je vis qu’il avait un tour de main,
une adresse, un sang-froid admirables... En cinq minutes, malgré le
hurlement des bêtes, qui se mordaient, se bousculaient, sautaient,
dansaient, prises d’une joie folle, et dont, avec ces apprêts de départ,
les colères, les haines, les ambitions se réveillaient,--tout fut prêt.
Je montai dans le traîneau, à l’avant, m’assis et, Patrice ayant tiré du
fond de son gosier une sorte de sifflement lugubre, toutes choses,
toutes bêtes se mirent en place, les guides s’ordonnèrent, Pi-How se
trouva en tête, les reins et les jarrets déjà prêts à l’effort. Puis,
mezzo voce, Patrice leur jeta un cri étouffé du genre de: Rrrra...i...
Et comme une flèche le traîneau partit,--l’Indien le suivit pendant
quelques mètres à la course, et, quand il le vit bien lancé, ayant
congrument «pris la neige»,--il grimpa sur les patins.

Nous allâmes ce jour-là jusqu’à un village qui s’appelait Fordingbridge,
qui s’est bâti, il y a deux ou trois ans, autour d’un puits de pétrole.
Je fus vraiment très satisfait de la façon dont se comportait l’attelage
et le traîneau. Cette région est assez mauvaise: des rochers et des
fondrières,--je ne sais quoi de brutal et d’hostile... Le traîneau
sembla n’avoir dans tout cela aucune peine à se frayer son chemin: il
vivait, s’adaptait aux accidents du sol, luttait de ruse ou de force
avec eux. Pas une lanière ne se détacha ni ne se relâcha. Pas un morceau
de bois ne sauta. Tout cela jouait à la perfection.

Quant aux chiens,--les bonnes bêtes! Ils se jetaient à la conquête du
terrain comme à la bataille ou à l’amour: avec frénésie. Ils
s’excitaient, s’encourageaient, se défiaient les uns les autres... Je
n’en étais pas à mon premier attelage, et, dix-huit mois auparavant, en
revenant de l’Alaska, je me promenais encore en traîneau sur le
Miliadas, avec une splendide équipe de chiens de la Terre de Grant, des
chiens presque sauvages, d’un cran, d’une endurance, d’un courage
prodigieux... Mais je n’avais encore jamais vu cette harmonie dans
l’effort, cette cohésion, cette discipline... C’était vraiment beau.

Patrice me ramena jusque chez moi. Nous prîmes rendez-vous pour le
lendemain, «qui serait, me dit l’Indien, jour de neige et où nous
pourrions voir réellement travailler les chiens».

--Je commence déjà à avoir de l’estime pour eux, lui dis-je.

Je lui remis un billet de dix dollars dans la main, pour qu’il pût leur
donner, ce soir-là, à manger. Un sourire éclaira sa figure craquelée.

--Venez avec moi, fit-il. Nous ferons des choses intéressantes.

--Je crois que nous partirons ensemble, lui dis-je.

Je passai toute ma soirée à me renseigner sur son compte. Zarnitsky le
connaissait. Il croyait--mais savait-on jamais! les hommes sont de si
drôles de mécaniques!--qu’on pouvait faire fond sur lui: sa réputation
était intacte.

--Or, vous savez, dans ce pays, une réputation intacte est chose rare!
Quand le maître d’école de Sakewel, qui est un bourg à cinquante milles
d’ici, est mort, on n’a trouvé pour le remplacer qu’un homme qui avait
eu de vilaines histoires de mœurs. On l’a tout de même pris: car il
importe par-dessus tout que les enfants sachent lire, écrire, et
spécialement compter.

Un nommé Dick Sweeny, qui était employé au Cadastre, me raconta, même,
sur l’Indien, une chose assez honorable:

Trois ou quatre ans auparavant, Patrice, revenant du Nord, les poches
bourrées d’or, avait rencontré à Aklansas une petite servante. Ce
n’était pas une Indienne,--ce qui eût rendu son geste, peut-être, moins
magnifique,--mais une Espagnole, qui était en train de mourir de
phtisie,--car on meurt beaucoup de phtisie à Aklansas; sur dix habitants
il y en a quatre qui sont touchés.

Patrice ne s’était point du tout amouraché de la petite bonne. Elle
était d’ailleurs laide, sale, bête,--toutes les vertus. C’est à peine
s’il avait échangé avec elle trois ou quatre paroles dans le bar où elle
lavait les verres. Mais, un beau matin, sans crier gare, il lui avait
mis dans la main deux cents dollars, «pour ficher le camp et aller se
retaper au soleil». La petite bonne, ahurie, n’avait même pas remercié
Patrice, qui, d’ailleurs, ne quêtait aucun remerciement.

Elle avait dit à son patron:

--Il y a une espèce d’idiot qui m’a donné deux cents dollars...
Qu’est-ce qu’il veut? Je le vois venir... Mais j’ai les deux cents
dollars et je les garde... Pour le reste qu’il aille se faire f...

Elle avait laissé ses verres, son tablier, était partie, le soir
même,--et, d’après ce qu’on avait appris, trois semaines plus tard, elle
était morte, peut-être plus rapidement que si elle était restée à
Aklansas, car le soleil, quand on a recours à lui trop tard, hâte plutôt
la fin qu’il ne la diffère,--mais elle était morte dans la lumière...

--C’était toujours ça, conclut Dick Sweeny. Il faut toujours sortir,
mais il y a plusieurs portes.




XXI


Il m’arriva ce soir-là une autre histoire.

J’étais chez Zarnitsky, dans un coin de la salle, en train de causer
avec divers individus, qui avaient été plus ou moins en rapport avec mon
Indien. Un gamin, que j’avais déjà aperçu plusieurs fois,--il venait de
temps en temps, quand il y avait presse, aider Zarnitsky,--s’approcha de
moi et me fit signe qu’il voulait me parler.

Je me levai et le suivis dans le couloir.

--Est-ce que ce n’est pas du côté du Sloo que vous voulez aller? me
demanda-t-il.

--Pourquoi?

--Parce que le brèche-dent qui est là-bas, près du piano, y va aussi, au
Sloo... Il part mardi et il compte être rendu dans trois semaines ou un
mois.

--C’est à peu près ce qu’il faut si le vent des neiges ne se lève pas.

--Il a retardé jusqu’à présent parce qu’il a eu un chien malade. Le
chien va mieux.

--Bon. Merci du renseignement. Tu es un petit homme et pas sot.

Je tendis au gamin une pièce d’argent.

--Non, dit-il. Je n’ai pas besoin d’argent. Je vous ai dit ça par
amitié.

Alors je lui serrai la main comme à un homme. Il était enchanté... D’où
pouvait lui venir cette «amitié» pour moi? C’est ce qui fait en grande
partie le charme de ces terres lointaines: elles sont pleines de
sentiments exaspérés et naïfs... J’y songe à présent. Je ne pensai même
pas à lui demander son nom. Il avait de bons yeux, très bleus, très
confiants, largement ouverts,--des yeux d’ange...

Ce départ prochain du «brèche-dent»,--c’était une espèce de gaillard
tendu, nerveux, élastique, qui avait toujours l’air de vouloir tomber en
garde pour un assaut d’escrime,--me décidait à partir sans délai.
J’avais tout de même eu du flair en rencontrant l’Indien!... Pourvu que
le lendemain il n’eût pas changé d’avis!

Pour en finir avec l’histoire du brèche-dent, il partit effectivement
(en direction du Sloo ou d’ailleurs) quelques jours après mon départ: le
vendredi ou le samedi. Il était à peine à cent ou cent cinquante milles
d’Aklansas qu’au passage d’une rivière, dont la glace était de formation
récente, il se noya, ou, plutôt, étant tombé à l’eau, il parvint à
regagner la rive, et, là, trempé jusqu’aux os, à bout de forces, sans
qu’il y eût à cinquante milles à la ronde un être pour lui porter
secours, il mourut gelé... Quand on trouva son cadavre, ce n’était plus
qu’un bloc de glace.

Je n’oublie pas que c’est ce pauvre diable qui me poussa en avant.




XXII


Le lendemain matin, dès six heures, en pleine nuit donc, je me rendis à
la tente de l’Indien, et, en arrivant, j’eus un terrible moment
d’émotion: la tente était vide. Mais dix secondes après Patrice arriva,
avec son traîneau, ses chiens, leurs hurlements, leurs batailles. Il
était allé, me dit-il, faire une petite promenade autour de la ville,
comme tous les matins, pour dégourdir ses bêtes.

--Les chiens, expliqua-t-il, ont besoin de vivre toujours sur leurs
nerfs et à la limite de l’éreintement. Au delà, ils crèvent; en deçà,
ils engraissent, ce qui, pour un chien des neiges, est pire que la mort.

Je lui dis:

--Vous savez? J’ai réfléchi et je pars avec vous...

--Quand partons-nous? fit-il ravi.

--Tout de suite. Il y a un particulier qui a l’air de vouloir nous
brûler la politesse.

--Partons donc, dit-il. Je suis prêt et rien ne me retient.

Alors il me demanda de m’en retourner à l’auberge; dans une heure il
passerait me prendre.

Je n’avais encore acheté ni les biscuits ni les conserves.

--Donnez-moi cinquante dollars, dit-il. Je m’en charge.

Je lui donnai la somme et revins chez Zarnitsky. Je trouvai le Russe
couché dans la salle, sur son grabat, près du poêle, et ronflant comme
un phoque. Je le secouai:

--Eh! Zarnitsky!... Je pars!...

--Hein? Vous partez? fit-il, en ouvrant des yeux chassieux et ahuris.

Il ajouta, comme machinalement:

--Voulez-vous que je vous joue une étude de Scriabine?

Il puait l’alcool.

--Ah! Zarnitsky!... cher homme!... lui dis-je, en continuant de le
secouer. Il ne s’agit plus de Scriabine... Je pars pour le pays de l’or!

--Pour le pays de l’or? dit-il. Vous partez?... Savez-vous ce que vous
feriez si vous étiez humain? Vous partiriez sans bruit...

Il retomba dans son sommeil. Je lui mis dans la main un billet de vingt
dollars qui représentait peut-être plus, peut-être moins que ce que je
lui devais... Puis, ayant sur ce billet, refermé ses doigts
extraordinairement osseux, je montai dans ma chambre, arrimai tout mon
attirail: mon sac, mes outils, mon fusil,--et descendis tout cela devant
la porte.

La neige s’était mise à tomber, et, comme toujours, quand la neige
tombe, un silence de tombeau s’était fait. La neige, au bout d’un
moment, tomba si dru, le silence s’épaissit à ce point, que Patrice, ses
chiens, son traîneau, tout cela, à un mètre de moi, sortit de ce grand
mur blanc sans que je l’eusse entendu venir.

--Allez! Montez vite! me cria Patrice. Que les chiens n’aient pas le
temps de se battre...

Je jetai tout mon fourniment dans le traîneau. Je m’y jetai moi-même,
et, avant même que j’eusse eu le temps de m’installer et de me caler,
l’Indien lança son cri étouffé: Rrrra...i!... Nous nous élançâmes dans
cette espèce de nuit blanche.

--Eh bien! me dit Patrice au bout d’un moment, la confiance est venue?

--Bah! fis-je. Qu’est-ce que je risque!

--C’est bien certain. Rien que la mort.




XXIII


Entre Aklansas et le Sloo, sur les bords duquel je voulais courir ma
chance, il y a bien, par temps normal et sauf complications, trois
semaines ou un mois de route.

Mais, en fait de temps nous eûmes tout d’abord douze jours de neige, et
d’une fameuse neige!... avec de véritables tourmentes, qui affolaient
les chiens. Puis, après un répit de cinq ou six jours d’un temps à peu
près supportable, que nous mîmes à profit pour doubler les étapes, nous
eûmes près d’une semaine, encore, de pluies diluviennes, comme je ne
pensais pas qu’il pût y en avoir dans ces terres glacées. Le sol n’était
plus qu’un immense cloaque.

En fait de complications, deux de nos chiens, le lendemain de notre
départ d’Aklansas, passèrent de vie à trépas, sans qu’on ait jamais très
bien su pourquoi, peut-être empoisonnés par une charogne. Ils eurent une
agonie qui dura toute la nuit et à laquelle nous ne nous décidâmes à
mettre fin qu’au petit jour, tellement, Patrice et moi, nous acceptions
avec répugnance de nous voir enlever ces pauvres bêtes. Elles hurlaient
à faire pitié et nous regardaient, dans leur corps-à-corps avec la
souffrance, d’un regard atrocement humain. Patrice les avait couchées
sous la tente, et, toute la nuit, leur frictionna le ventre avec de
l’alcool. Derrière la toile, les autres chiens, tout bas, pleuraient
lugubrement.

Au petit jour enfin, voyant qu’il n’y avait plus aucun espoir, Patrice
emmena les deux martyrs et les tua à coups de revolver que, grâce au
sourd rideau de neige, je n’entendis même pas.




XXIV


Puis au delà des Roches Pelées nous rencontrâmes les inondations. Il
fallut rebrousser chemin et passer par la montagne. Ceux qui connaissent
la route (si on peut appeler cela la route!) de Tempès, Argyl, Ardwick,
etc., pourront juger de l’effort qu’il nous fallut faire. Heureusement,
le traîneau était solide!... Un jour, vers la tombée de la nuit, il
dégringola dans une espèce de petit ravin encombré de rochers, où,
pendant un moment, nous nous demandâmes, avec quelle angoisse! s’il ne
s’était pas fracassé. Il n’avait rien! Pas une fêlure! Il avait rebondi
de roche en roche comme un mannequin d’osier...

Bref, nous mîmes exactement deux mois et quatre jours pour atteindre le
Sloo,--deux mois et quatre jours pendant lesquels nous n’aperçûmes pas
un être humain! L’après-midi du jour de notre départ, seulement, nous
avions entre-deviné, à travers la tombée de la neige, de vagues
silhouettes de chasseurs qui rentraient des Lacs.

Vers la fin décembre, donc, par une belle journée, nous arrivions au
Sloo.

Patrice, pendant ces deux mois, bien que je n’eusse guère eu le temps de
le regarder et de l’analyser, était entré profondément dans mon cœur.
C’était un homme qui parlait peu, qui faisait peu de gestes, qui n’avait
même pas une originalité très grande. Par ses manières, ses façons de
parler et de penser, il était très près du blanc. Sa caractéristique
consistait en ceci qu’il était parfaitement sain. Tout en lui était
sain: la chair, le sang... Il s’était une fois blessé assez profondément
à la jambe en tombant sur une roche. En trois jours la blessure s’était
refermée et sans qu’une goutte de pus se fût montrée... Les idées:
calmes, droites... Sans doute il y avait cette passion du jeu... Mais,
quand la conversation tombait là-dessus, il en parlait avec tant de
raison, tant de logique, qu’on finissait par se demander si, vraiment,
l’amour du jeu n’était pas la chose la plus normale et la plus sensée du
monde...

Quant à sa force, son adresse, son agilité, sous une apparence
d’indolence et de lenteur, elles atteignaient le but avec une précision,
une efficacité extraordinaires, par le moyen le plus joli.

De mon côté, j’avais, je crois,--et je ne sais ni pourquoi, ni
comment,--gagné sa sympathie. Peut-être parce que je ne m’étais jamais
forcé pour la conquérir. Cette sympathie, il ne la disait pas, mais, le
soir, auprès du feu, en tirant de lourdes bouffées de fumée des gros
cigares amers qu’il avait roulés lui-même, il me regardait, les yeux
mi-clos, avec un indéfinissable sourire.

Après un premier mouvement de joie, donc, que nous eûmes en arrivant au
Sloo, nous prîmes, mon compagnon et moi, une grande résolution: celle de
nous reposer pendant toute une semaine.

--Patrice, lui dis-je, il faut que, pendant huit jours, nous n’ayons
même pas à lever le petit doigt.

--Entendu...

Nous dressâmes la tente sur la grève même, pour ne pas avoir à creuser
la terre glacée, dure comme du fer, ce qui aurait pu fatiguer nos
muscles délicats de néo-flemmards. Puis, la tente dressée, nous
disposâmes toutes choses de manière que, pendant ces huit jours, nous
eussions le maximum de confort. Le traîneau fut déchargé, les sacs
ouverts; nous en retirâmes des tas d’objets auxquels nous n’avions pas
touché depuis notre départ d’Aklansas, dont nous avions même, pour
certains oublié l’existence: une marmite, une casserole, des
fourchettes, une petite glace à trois faces, etc. Patrice, qui était né
architecte, comme les castors, construisit un admirable four dans le
sable avec des galets et des morceaux de bois pétrifié par l’eau du
Sloo. Grâce à ce four, nous pourrions manger chaud, ce qui, pendant
notre voyage, ne nous était pas arrivé tous les jours.

Enfin, suprême raffinement, destiné à nous prouver à nous-mêmes que nous
étions encore des hommes, que nous avions encore des attaches avec la
civilisation, nous épinglâmes artistiquement après la toile, à
l’intérieur de la tente, une image extraite d’une revue illustrée de
Chicago, le _Monday Chronicle_, que nous avions trouvée dans les
bagages, enveloppant un morceau de savon. Je la revois encore, cette
image. C’était une gravure tirée à l’encre bistre, représentant, avec
des blancs et des ombres d’un cru!... un tournoi de tennis à Wimbledon.
Une jeune fille était en train de donner un grand coup de raquette. Le
photographe l’avait saisie une jambe en l’air, comme un pantin ivre, la
figure contractée par l’effort et le soleil,--bon Dieu! la pauvre fille,
qu’elle était laide!

Notre installation fut terminée assez tôt dans l’après-midi. Patrice et
moi nous étions ravis. Nous avions absolument l’air de petits employés
qui vont prendre leur retraite et qui viennent de s’acheter une maison
de campagne. Jusqu’à la tombée de la nuit, nous restâmes à flâner et à
nous étirer paresseusement. Nous allions voir les chiens, leur jeter un
morceau de biscuit, rafistoler un collier, nous revenions, nous nous
asseyions devant la tente, dans le sable, les jambes étendues,
sifflotant _Peggy, petite innocente_:

    _Avec vous
    Pour toujours!_

Nous n’avions jamais dîné de meilleur cœur. Nous vidâmes ce soir-là, en
signe de réjouissance, une boîte de homard qui avait un abominable goût
de fer-blanc.




XXV


Or, le lendemain matin, quand je me réveillai (il devait être environ
sept ou huit heures,--j’avais dormi tout d’une traite, sans un rêve!),
je m’aperçus que la place de Patrice, à côté de moi, sur la couchette de
peau d’ours, était vide et froide. Il devait être parti depuis
longtemps... J’eus immédiatement la certitude qu’il n’avait pu attendre
et que, malgré le solennel engagement pris la veille (huit jours de
repos!... de repos complet!...) il était déjà sur le terrain de chasse.

Je m’assis sur le bord de la couchette et je me mis à rire... Nul
décidément,--même pas Patrice--ne pouvait rester de sang-froid dans le
rayon d’attraction de l’or...

Je sortis de la tente. Le jour pointait à peine. C’est-à-dire qu’une
sorte de lumière diffuse, opaline, dont on n’eût pu dire où était la
source, commençait à faire vivre l’atmosphère. Grâce à cette lumière
peut-être voyait-on à dix pas devant soi. J’éclatai de rire, de nouveau,
en songeant à ce Patrice, qui, à tâtons, courbé sur le sable, était en
train de chercher son or.

J’allai voir les chiens. Ils s’éveillaient eux aussi, et, sentant bien
que ce jour ne serait pas jour de travail, ils s’éveillaient lentement,
paresseusement, à grandes bâillées, bruyantes et chaudes. Pi-How, lui
seul, en tant que roi, ne donnait point à ses sujets et ne me donnait
point à moi-même la joie maligne de le voir aux prises avec le sommeil
et la flemme. Le corps tendu, bandé, les oreilles droites, vibrantes, le
regard de feu, pas une goutte de son sang n’avait été conquise,
semblait-il, par la fatigue. On eût dit qu’il avait passé la nuit ainsi,
aux aguets, son regard de chef trouant la nuit. Il fallut que je
l’appelasse par deux fois pour qu’il consentît à se lever et à venir
jusqu’à moi. Ce n’était pas un chien de caresse, et, sous la main de
l’homme, tout son poil frissonnait et devenait rude comme de la limaille
de fer.

--C’est bien, lui dis-je. Tu as bien travaillé. Tu as mené «tes hommes»
épatamment. Maintenant tu peux te reposer et dormir.

Il ne répondit à mes paroles d’amitié par aucun signe de démonstration
et s’en retourna, droit, digne, écrasant les pattes des chiots qui se
trouvaient sur sa route, et qui poussèrent des cris aigus.

Je revins à la tente. J’avais une faim de loup et je me mis à manger un
de ces poissons fumés qu’on appelle à Aklansas des «Klus» et qui n’ont
de goût que par la quantité énorme de poivre vert qu’on y fourre.

L’air s’éclaircissait de plus en plus et déjà j’apercevais les premières
petites falaises qui bordent le Sloo sur sa rive droite. Le poisson
m’avait donné soif. J’allai jusqu’à la rivière boire dans le creux de ma
main quelques gorgées d’eau. Elle avait un petit goût ferrugineux qui
n’était point désagréable.

Je n’étais nullement inquiet sur le sort de Patrice,--car il était
tellement prudent!... il connaissait tellement les lois de cette
région!... mais, comme je m’ennuyais tout seul, je l’appelai:
Patrice!--Je fus surpris de voir combien dans cette atmosphère chargée
de petits cristaux de neige la voix se propageait peu. J’eus
l’impression d’avoir crié dans du coton. Personne ne répondit. Seul un
chien aboya, stupidement, d’une voix aiguë, que Pi-How fit taire d’un
grognement sombre. Alors, encore une fois, je m’en retournai vers la
tente, et, pour tuer le temps, je me mis à nettoyer mon fusil, dont la
rouille avait piqué le canon.

Patrice revint vers les dix heures.

--Eh bien! lui dis-je. Qu’est-ce que vous êtes devenu? Vous êtes allé
sur le terrain?

--Non, répondit-il. Je suis tout simplement allé prendre l’air. Il
faisait une chaleur sous cette tente...

Mais il ne savait pas mentir. En disant cela il riait et mâchonnait une
brindille.

--Allons! insistai-je. Vous y êtes allé! Vous n’avez pas pu tenir!
Qu’avez-vous vu? Y en a-t-il?

--De quoi?

--De l’or, parbleu!

--Je vous dis que je n’y suis pas allé! Je me repose! Huit jours de
repos!

Il me tourna le dos et il alla donner un coup d’œil aux chiens. Nous
déjeunâmes. Puis ce fut l’après-midi,--une après-midi longue, longue...
Nous allions, nous venions, nous tournions autour de la tente, nous
bâillions, nous nous étirions, et, de temps en temps, l’un de nous
disait:

--Ça fait tout de même du bien de se reposer!

A quoi l’autre répondait:

--Sûrement!

Puis le silence, de nouveau, se jetait sur nous, à la façon d’une
couverture.




XXVI


Je passai toute la journée à nettoyer mon fusil. Il en avait besoin.
Mais moi aussi j’avais besoin de frotter et de récurer. Sans ce travail,
je me demande comment j’aurais tué les heures. Patrice, lui, avait sorti
de sa poche son couteau et il s’amusait à tailler de petits bouts de
bois, assis sur le sable. Parfois, se renversant en arrière, comme un
homme tué d’une balle, il restait étendu sur le dos, la face parallèle
au plafond laiteux du ciel.

Nous eûmes un petit moment de distraction vers le soir parce que les
chiens se mirent à grogner.

--Qu’est-ce qu’ils ont? demandai-je.

Patrice alla leur jeter un coup d’œil et revint en disant:

--Pas grand’chose. Le poil n’a pas bougé. C’est une petite bête qui doit
rôder dans les environs.

Comme mon fusil était tout battant neuf et que je ne voulais pas le
salir, je pris celui de Patrice, un vieux Witneys, lourd comme une
bombarde, au canon tout bosselé de chocs. Mais j’eus beau aller et venir
sur la grève, pousser jusqu’aux premières falaises, fouiller les roches,
je ne trouvai rien.

Je revins sur mes pas. Je trouvai Patrice en train de faire le dîner.

--Nous allons manger tout de suite, dit-il. Après quoi nous irons nous
coucher.

Ce que nous fîmes. Nous dévorâmes silencieusement notre ration de
biscuit et de poisson fumé (notre régime était exactement le même que
celui des chiens) en nous regardant de temps en temps du coin de l’œil.

En fait, chacun de nous savait bien ce que pensait l’autre et la
situation nous paraissait assez comique.

Nous nous couchâmes ce soir-là à six heures. Jamais nous ne nous étions
couchés si tôt. Nous eûmes une peine énorme à nous endormir. Vers minuit
ou une heure seulement, nous tombions dans le néant et après nous être
cent fois tournés et retournés sur notre grabat.

A sept heures du matin, Patrice était debout. Il me réveilla en me
secouant comme un sac avec son pied.

--Eh! dites! fit-il. Écoutez-moi!

J’ouvris un œil ahuri. Il était debout, tout équipé, avec ses raquettes
et son fusil. Je me dressai sur mon séant:

--Qu’est-ce qui vous prend?

--Est-ce que nous allons faire longtemps les imbéciles? demanda-t-il. Je
m’en vais. Je ne peux pas tenir en place. Je vais sur le terrain comme
j’y suis allé hier...

--Je m’en doutais bien!...

--Parbleu!... Me prenez-vous pour un infirme! Je serai de retour dans
l’après-midi ou la soirée...

Il partit, sans même me dire au revoir, les yeux brillants, un peu comme
un fou.




XXVII


Je restai encore une bonne demi-heure au lit. Chose curieuse, quand,
aujourd’hui, je me reporte à ces jours lointains, je ne me rappelle pas
que la folie de l’or m’eût déjà gagné. J’étais venu de beaucoup plus
loin que Patrice pour le trouver, cet or, et, comme Patrice, je voulais
jeter dans l’aventure mon sang, ma vie... Mais l’or n’avait pas encore
pour moi le même sens que pour Patrice. L’or n’avait pour moi qu’un sens
financier. L’or, monnaie d’échange, moyen de vivre bien, luxueusement,
de se payer du bonheur, de la liberté, de la puissance,--et, en ce qui
me concernait, de jeter l’éponge sur une folie misérable... Car je
voulais payer! payer!

Pour Patrice, c’était bien autre chose!... c’était l’Or!... l’or, chose
vivante, attirante, fascinante, ayant sa splendeur propre... Patrice,
qui connaissait l’or, qui s’était, toute sa vie, battu pour lui, qui
pour lui avait atteint aux limites de l’effort, de la peine, du
danger,--Patrice était happé par l’or. Moi, je restais encore calme et
je ne comprenais pas,--pas plus que l’homme sain, le petit bourgeois
tranquille, placide, ne comprend l’homme qui boit, l’homme qui joue,
l’homme qui tue.

Je passai donc encore cette journée-là sans trop de nervosité, à
bricoler de droite et de gauche, à sentir ma fatigue,--cette fatigue de
deux mois de route, de traîneau, de neige, de vent glacé, de hâlage,--à
la dorloter comme un enfant meurtri, en tâtant, en palpant ma chair, mes
muscles. J’étais assez content d’avoir fait ce que j’avais fait, d’avoir
tenu l’effort, vaincu le froid. J’étais comme fier de me sentir revenu à
l’animalité.

Patrice, que je n’attendais que le soir, revint peu d’instants après
midi,--morne, le regard mauvais.

--Qu’avez-vous? lui dis-je.

--C’est très simple, répondit-il. Je crois que nous sommes tombés sur un
sale endroit...

--Le terrain est mauvais?

--J’ai eu beau retourner le sable et gratter le rocher: pas un gramme
d’or.

--Allons donc! m’écriai-je. Comment avez-vous pu voir ça en cinq heures
de temps? Je vais y aller...

Je m’équipai à la hâte et, sans prendre mes outils, armé seulement de
mon fusil, je partis.

Je fis toute l’anse de la rivière, longeant d’abord le fleuve qui
coulait en chantonnant sur le sable rouge, longeant les falaises pour
revenir. Je fouillai les rochers, déplaçai d’énormes blocs de schiste,
grimpai après les aspérités de granits dont les feldspaths brillaient
d’un certain éclat jaune qui (je commençais à être mordu!) me faisait
battre le cœur.

Je revins à la tente alors que la nuit était déjà tombée et en me
guidant sur les appels de Patrice, qui, toutes les deux ou trois
minutes, me donnait la direction.

--Eh bien? fit-il en me voyant sortir de l’ombre.

--Eh bien, dis-je, un peu angoissé, je n’ai rien trouvé,--moi non plus.

Je jetai mon fusil sur le grabat; je me laissai tomber à côté, et, de
bas en haut, regardant Patrice, qui, les bras croisés, me regardait:

--Voyons! dis-je. Qu’est-ce que c’est que cette blague?

--Voilà notre Eldorado, fit-il,--en souriant d’un sourire d’amant qui
souffre, qui hait son mal et le chérit. Voilà les petites jouissances
qui commencent. Vous verrez...

Je voyais déjà. J’étais saisi par quelque chose d’extraordinairement
violent, et, à la fois, de doux et de douloureux. Cela ressemblait
étrangement aux voluptueuses souffrances du jeu et de l’amour.

--Qui vous avait donné le conseil de venir ici? Un ami? demanda Patrice.

--Oui, répondis-je. Un homme qui est mort aujourd’hui et dont je bénis
la mémoire... Mais d’ailleurs il n’y a rien à craindre. Nous n’avons
fait qu’un tout petit coin du Sloo... Le Sloo est grand... Peut-être
qu’il est là, l’or, à quelques milles d’ici...

--C’est très possible, fit Patrice,--quoique ce terrain ait quelque
chose de mauvais et d’hostile. L’or est comme le gibier: même quand on
ne le voit pas, on le flaire, et il y a je ne sais quoi, dans la couleur
du sol, la silhouette des rochers, qui le fait pressentir. Le terrain de
par ici est... oui... mort!... morne et vide... Rien qui soit de toutes
les choses qui toujours accompagnent l’or: les sables verts, les
cristaux... rien...

--Ne nous frappons pas! lui dis-je. J’ai confiance... Demain...

--Demain, fit-il, dès que le jour poindra, nous partirons ensemble, vous
et moi, laissant les chiens à longueur de corde, garder la tente. Nous
ferons une fois de plus toute la crique et nous travaillerons un peu les
rochers de base.

Comme nous aurions voulu être au lendemain! Comme cette soirée, comme
cette nuit,--nous dormîmes aussi peu l’un que l’autre,--nous parurent
longues!

Vers deux heures du matin, comme ni Patrice ni moi, nous ne pouvions,
les nerfs chargés d’électricité, nous endormir, je lui dis:

--Patrice?

--Hé?

--Vous savez: l’homme qui m’a dit cela ne peut pas avoir menti...

Il resta trois ou quatre secondes sans répondre. Puis enfin:

--James, dit-il, je suis, voyez-vous, de ces gens qui pensent qu’il en
est de l’or comme de toutes les choses de ce monde: c’est uniquement
affaire de vouloir. Il y a de l’or partout où il y a des hommes qui
veulent. C’est notre cas. Vous êtes jeune, solide. Les chiens sont en
forme. Nous irons jusqu’où il faudra aller. S’il faut faire tout le Sloo
jusqu’à la côte, nous le ferons.

--Bravo, Patrice!

--S’il faut le lâcher, nous le lâcherons. S’il faut aller au diable,
nous irons... Qu’est-ce que ça peut nous faire... Rien ni personne ne
nous attend. Nous sommes maîtres de notre peau...

--Sûr! m’écriai-je avec un rire nerveux.

--Pas d’autre issue que de rentrer riches!... très riches!... ou
claquer, superbement... bouffés par les loups, raidis par la glace. Cela
seul est digne de nous!

--Bien parlé, Patrice! Avec un homme comme vous j’irais jusque dans la
lune!

Calmés par cette exaltation, bandés pour de nouvelles folies, nous
pûmes, enfin, trouver un peu de repos.




XXVIII


Le lendemain, à la petite pointe du jour, nous partîmes. Nous avions
emporté des outils. Nous longeâmes d’abord toute la grève en suivant le
bord de l’eau, jusqu’à un point qui, sur les cartes Bird au 20.000e, est
indiqué à peu près par le deuxième o de Sloo; puis nous revînmes à notre
point de départ, en prenant, cette fois, par le milieu de la grève, à
égale distance entre la rivière et des falaises. Puis nous repartîmes
(il était à ce moment plus de onze heures et une petite pluie glacée
s’était mise à tomber) en suivant le pied des falaises et en explorant
les criques. De petits ruisseaux descendant des collines latérales
venaient se perdre dans les sables du Sloo. Nous en remontâmes deux
jusqu’à plus d’un demi-mille, ce qui nous força à grimper, de roc en
roc, pendant plus d’une heure. Les rochers étaient pleins de grands
oiseaux à tête de rapace et plumage gris tacheté de blanc, que je ne pus
identifier. J’essayai d’un tirer un. Je dus le blesser à la patte.
Furieux, il fonça sur moi avec ses grandes ailes qui claquaient comme
des toiles, et, quand il fut à deux ou trois mètres de moi, sans doute
eut-il peur, il se rejeta en arrière, reprit de la hauteur... Je vis
qu’au-dessous de lui quelque chose de sanglant pendait.

En fait d’or,--rien.

Nous revînmes par les falaises. Elles sont couvertes d’une herbe rase,
roussie, séchée par le froid et qui, sous le pied, se dissout en une
sorte de poussière grise et fine comme de la cendre. De petits arbustes
rabougris se débattent péniblement contre le vent glacé. Pas d’or.
Aucune trace de terre aurifère.

Nous rentrâmes à la tente, trempés de sueur, exténués...

--Par le boomerang! jurait Patrice. Vous n’avez rien vu?

--Rien...

--Moi non plus! Terre damnée! Ce sont les démons qui nous ont amenés par
ici. Celui qui vous a donné le renseignement est un fieffé coquin...

Pendant toute la soirée nous épiloguâmes là-dessus.

Nous étions nerveux, agités d’une sorte d’angoisse fébrile,--mais du
reste pas découragés,--non, pas encore. D’ailleurs quel est donc l’homme
des placers qui, jamais, s’est découragé? Quel est donc le joueur que le
sort contraire à lassé?

Le lendemain, nous repartîmes, plus tôt encore,--en pleine nuit.

Nous poussâmes notre expédition, à belle allure, sans desserrer les
dents, jusqu’à une falaise rouge, où nous avions vaguement aperçu, à
travers la brume, de grandes zébrures sombres, qui pouvaient être des
filons...

Nous n’atteignîmes la falaise qu’à deux heures après midi, et, tout de
suite, d’un seul coup d’œil, nous comprîmes qu’il n’y avait rien là pour
nous. C’étaient des traînées de cristaux énormes, fort beaux,
d’améthystes, qu’on nous eût peut-être payés un assez bon prix chez les
bijoutiers d’Aklansas. Mais nous n’étions pas hommes à nous rabattre sur
ces demi-trésors.

Nous aurions été plus bas encore dans la misère et dans l’échec et l’on
nous aurait tendu, pour nous détourner du but, cent, mille, dix mille
dollars que nous aurions, je crois bien, repoussé tout cela, tellement
l’or est chose folle, tellement nous étions fous et, dans notre folie,
profondément désintéressés.




XXIX


Nous rentrâmes fort tard, allongeant le pas, soufflant, sans mot dire,
forcés, pour nous guider dans les ténèbres complètes, de suivre le bord
de l’eau.

Nous fûmes accueillis par les hurlements des chiens, qui, n’ayant pas
mangé depuis dix-huit heures, trouvaient le temps long.

--Ah! Patrice! dis-je. Ça va mal!

Je m’étais jeté sur le grabat.

--Allons, dit l’Indien. Vous n’allez pas déjà vous laisser abattre!

--Vous trouvez que c’est gai?

Il eut ce mot:

--Pour des gens comme vous et moi, les choses gaies... ce n’est pas
drôle...

Je ne pus m’empêcher de rire et, me relevant, je mangeai le morceau de
poisson fumé que Patrice, mère nourrice, me tendait.

Il en fut ainsi pendant cinq jours encore.

Pendant cinq jours, comme des rats, enfermés dans une cage dont les
barreaux rougis leur brûlent les pattes, nous allâmes, furetâmes, de
droite et de gauche,--d’abord avec un peu de sang-froid et de méthode,
puis, bientôt, au hasard, poussés par la superstition, allant où la
brindille d’herbe emportée par le vent semblait nous guider, où les
oiseaux des rochers, sautant de pierre en pierre, semblaient nous
appeler.

Par tous les temps!... Par ces merveilleux temps de soleil glacé qui
font chanter toute la nature... Par ces affreux temps de brume
rougeâtre, jaunâtre, qui noient et qui étouffent. Par le vent soufflant,
à larges, rudes, énormes bourrées, devant lesquelles il fallait se
baisser, s’arc-bouter, pour n’en être pas jeté à terre...

Au tableau: nos dernières onces de graisse fondus, de la fièvre dans les
yeux de Patrice... quant à moi, j’étais brisé, vidé de toute pensée...

Et la nuit qui suivit ce cinquième jour, j’eus encore un rêve,--un rêve
tel que j’en suis encore à me demander si, dans une existence
antérieure, je n’ai pas vécu cela...

C’était par une admirable nuit d’été. Je devais avoir quinze ou seize
ans. J’avais laissé mon père et ma mère dans cette maison, dans cette
grande salle à manger carrelée, le long des murs de laquelle des
tapisseries étaient tendues... et je me rappelle... comme c’est
bizarre!... descendant du premier étage dans cette salle à manger il y
avait un petit escalier en colimaçon qu’on avait comme habillé avec une
de ces tapisseries, sur laquelle on voyait dans de la verdure très
vieille et très fanée, un loup gris foncé et un chien blanc sale.

J’étais sorti dans le jardin, où cela sentait bon!... Je me rappelle ce
parfum: de printemps, d’œillets poivrés, de terre humide et chaude, de
jeunesse et d’amour... Au-dessus de ma tête, un ciel de velours noir,
éclaboussé d’étoiles!... Quelque chose de fou!

J’allais... et tout à coup je sentis qu’Elle était là, à côté de moi...
Je lui pris la main, une petite main tiède et grasse. Elle me dit:

--Nous allons aller jusqu’à la grille et voir s’il n’y a pas de lettres
dans la boîte...

Nous y allâmes. Rien dans la boîte. En agitant les feuillages, nous
fîmes faiblement tinter la clochette cachée dans les vignes vierges...

--Revenons, dit-elle.

Et nous remontâmes l’allée, où les petits cailloux criaient sous nos
pas,--et au moment où nous allions tourner le coin de la maison, il se
passa quelque chose d’inouï: je l’attirai à moi, la serrai contre moi,
en tremblant, et je l’embrassai, sur la tempe, sur ses cheveux...

--Que faites-vous? me dit-elle.

--Ah!... Marion!... Marion!... répondis-je.

Je me réveillai... Le cœur me battait dans la poitrine!




XXX


Le sixième jour,--cela se passait le matin, assez tard, j’étais resté au
lit, exténué et, aussi, bizarrement agité par ce rêve... Marion! Marion!
Quel chemin souterrain elle avait l’air de faire en moi!... Patrice,
qui, lui, était sorti, et de bonne heure à la pointe du jour, rentra,
trempé jusqu’à la ceinture, dégouttant d’eau.

Il me dit:

--Je viens de traverser le Sloo et c’est d’ailleurs une assez
désagréable opération. C’est plein de sables mouvants. On ne sait pas où
poser le pied. J’ai failli trois ou quatre fois y rester.

--C’est idiot, lui dis-je. D’autant plus que rive droite ou rive gauche,
les choses doivent bien se présenter à peu près de la même façon.

--Oui, fit-il,--stupidement de la même façon. J’ai tout de même voulu
voir. J’ai vu. Il n’y a rien. Partons!...

Je me levai d’un bond:

--Vous avez raison, lui dis-je. Partons. Il n’y a rien à récolter par
ici. Les froids vont nous tomber dessus un de ces jours et nous forcer à
nous terrer. Pour six mois!... Dans un pays où il n’y a en fait de
gibier que des espèces d’aigles avec quoi on ne pourrait même pas faire
la soupe. Or, nos conserves s’épuisent. Nous en avons peut-être encore
pour deux mois... Filons donc!... Tirons-nous de ce guêpier... Tâchons
de trouver un coin où, bon Dieu!... il y ait tout de même un peu d’or et
où, en tout cas, il y ait de quoi ne pas crever de faim...

Pendant que nous parlions ainsi, Patrice avait retiré ses bottes, changé
de pantalon.

--Quand partons-nous? lui demandai-je.

--Demain, dit-il. Il faut d’abord plier bagage, ficeler tout cela sur le
traîneau, et, ensuite, réfléchir... Où aller, James?

--Où aller, Patrice?

--Il y a trois solutions. La première: retourner à Aklansas poches vides
et tête basse...

--Cent mille fois plutôt crever!

--La seconde: lâcher le Sloo, piquer sur les placers classiques du New
Koléa ou du Brundsey, où nous serons toujours sûrs de pouvoir, primo:
ramasser un peu d’or... pas beaucoup,--mais enfin de quoi sauver la
face... secundo, manger...

--Médiocre, çà, Patrice!...

--Très médiocre. La troisième: lâcher le lit du Sloo, vu qu’il y a le
traîneau et que les traîneaux ne sont faits ni pour flotter sur l’eau ni
pour trotter sur le sable, mais, plutôt, comme je me le suis laissé
dire, dans de la bonne neige d’au moins six pouces...

--Lâcher le lit du Sloo, Patrice?

--Le lâcher, oui, James,--suivre la route d’au delà des montagnes, par
l’intérieur, reprendre la rivière plus haut, à l’entrée dans les
plaines...

--Ah! bon! Vous m’avez fait peur! Car vous savez: notre destin est sur
le Sloo!

--Il est là et nulle part ailleurs,--oui!... Hein! est-ce bête! Je crois
au Sloo plus encore maintenant qu’il m’a floué... La victoire est une
simple question d’entêtement... Pas d’or ici? Il y en aura là-bas!... là
où le Sloo quitte les montagnes et vient battre sa flemme sur cent
quarante milles dans les plaines... C’est là qu’il dépose ses petites
saletés... Aucun homme de bon sens ne peut en douter. C’est ainsi que
les choses se passent pour le Chari et le Rowl... C’est à la sortie des
montagnes que les eaux lâchent leurs paillettes... J’ai réfléchi à cela
toute la nuit... Qu’est-ce que vous avez fait, vous, cette nuit?...
Dormi, hein?

--Oui,--et rêvé!... fis-je.

--Rêvé! s’écria-t-il. C’est le comble de l’absurdité!




XXXI


Ainsi fîmes-nous donc. Nous passâmes tout le reste de la journée à
préparer le traîneau, à vérifier les attelages, charger les bagages,
nettoyer les chiens,--sacré travail!... Ce jour-là nous nous couchâmes à
minuit passé,--mais nous étions si contents de nous en aller!... et, le
lendemain matin, dès que le premier petit jour s’annonça, nous partîmes,
les chiens hurlant de joie. Il y avait plus de huit jours qu’ils étaient
au repos. Ils en étaient devenus à moitié enragés.

Tout de suite nous nous éloignâmes du Sloo et piquâmes vers l’intérieur.
Dans la matinée, nous fîmes dix-huit milles,--tellement nous avions hâte
de nous éloigner de ce lieu maudit. Le courage, l’espoir, l’entrain nous
étaient revenus. Patrice, silencieusement, riait des mille petites rides
de sa face violette. Moi, je sifflais à tue-tête, sur l’air de:

    _Vous avez eu mon cœur,
    Petite fille,
    Il fallait le garder!...
    Mais voilà: vous ne saviez pas.
    Est-ce qu’on sait jamais!..._

Le voyage se fit sans trop d’incidents, sauf, quand, dès le lendemain de
notre départ, nous nous mîmes à longer la base des Ayaks, qui, avec
leurs éboulis de rochers, leurs forêts de sapins torturés par le vent,
nous séparaient du Sloo. Car ces Ayaks sont de vrais nids d’ours. Jamais
je n’en avais tant rencontré. Nous les voyions débouler au petit galop
de la montagne, à ce petit galop titubant et un peu comique, de bons
bourgeois qui courent après le train,--et dont il faut se méfier,
diable! car il cache une vitesse très grande et une force
impressionnante. L’ours est un animal qui trompe parce qu’il a «une
bonne tête». Au fond, c’est une sale espèce et qui, peut-être la seule
parmi celles des terres glacées, est capable de ruse.

Patrice et moi nous en abattîmes une bonne quantité; Patrice en
descendit sept; moi trois. De quoi monter un petit magasin de
fourrure...

Le dernier, d’ailleurs, nous donna chaud et je crois bien qu’avec lui
mon voyage terrestre fut sur le point de se terminer: parce que je
voulus, un peu, je le confesse, pour épater Patrice,--et on ne devrait
jamais chercher à épater,--parce que je voulus, dans son assaut,
l’attendre jusqu’à ce qu’il fût à dix ou douze yards de moi. C’était un
ours magnifique, à la fourrure d’un brun clair, presque rougeâtre. Je le
laissai donc venir, au petit galop... bodoum!... bodoum!... et quand il
fut, comme je le disais, à une douzaine de yards de moi (j’entendais le
souffle énorme qui lui sortait de la gueule...), je tirai, et, par la
barbe de Mahomet! le coup rata!... Je n’avais qu’une cartouche dans le
canon... Ce fut comme si on m’avait pétrifié... Un frisson me parcourut
et j’entendis Patrice qui criait: «Que faites-vous?» Pourtant il est de
ces dangers devant lesquels, en raison même de leur énormité, on ne
tremble pas... J’eus la présence d’esprit et j’eus le temps tout juste
de relever le chien et de tirer de nouveau... Le coup, cette fois, Dieu
soit loué! partit et la bête, frappée au défaut de l’épaule, tomba...
Elle tomba assise sur son train de derrière, ses pattes de devant
restant raidies, toutes griffes écartées... et, glissant dans cette
posture, masse énorme de fourrure, de chairs déchiquetées, elle suivit
son élan, continua sa course, morte, foudroyée, jusqu’à moi... Arrivée
là, elle s’écroula, la gueule sur mes bottes... Je restai immobile, à
moitié fou d’angoisse... Patrice, lui, après être également resté sans
bouger pendant trois ou quatre secondes, accourut et me prit dans ses
bras en disant: «Pourquoi faites-vous des choses pareilles?»

--Mais, lui dis-je, en retrouvant ma respiration et, peu à peu, mon
rire,--mais je ne l’ai pas fait exprès!

Quel moment!




XXXII


En dehors de ces ours, nous rencontrâmes, en cours de route, des loups,
qui nous suivaient de loin et qui ne paraissaient pas méchants. Quand
ils s’approchaient de trop près, nous leur envoyions une balle et toute
la bande se sauvait en poussant des cris aigus.

D’un côté du chemin que nous suivions et qui n’avait guère forme de
chemin que quand nous étions passés, grâce aux patins du traîneau et au
piétinement des chiens, il y avait, à gauche, les Ayaks, espèce de gros
plissement de terrain, haut à peine de cinq ou six cents yards,--mais
sauvage, escarpé, convulsé. A droite, la plaine, tout unie, sans un
arbre, sans une pierre, et dont le lointain se perdait dans la brume.

Le thermomètre, chaque jour, descendait d’un ou deux degrés. Par moment,
il se levait une petite brise, qui, courant à ras du sol, se jetant dans
les pattes des chiens, comme des lanières de feu, faisait hurler
l’attelage de douleur.

--C’est long, disait Patrice. Voilà les froids qui viennent. Je voudrais
bien que nous soyons au bout de cette course. Sitôt sur le terrain, il
faudra que nous construisions la hutte. Nous en aurons besoin.

Cette journée-là, nous fîmes encore plus de seize milles; nous galopâmes
jusqu’à la nuit tombée. Arrivés à l’étape, les chiens se laissèrent
tomber si lourdement à terre que, Patrice et moi, nous nous demandâmes
si nous n’avions pas exigé de ces pauvres bêtes un effort trop prolongé.

Mais le lendemain les collines à notre gauche s’infléchirent subitement
et bientôt nous aperçûmes l’immense plaine de Cunley, où le Sloo,
retrouvé, le Sloo large de plus d’un mille, apparut. C’était le salut.

--Dieu soit loué et le boomerang! s’écria Patrice qui mêlait le Dieu des
chrétiens à son totémisme.

Le Sloo, transparent, incolore, coulait en sautillant de mille petites
vagues courtes et joyeuses sur un vaste lit de sable pâle dont le fleuve
n’occupait guère que la moitié.

Ni Patrice ni moi nous n’eûmes la patience que nous avions eue, quinze
jours plus tôt, en arrivant, pour la première fois au Sloo. Nous
poussâmes l’attelage aussi vigoureusement que nous pûmes et, là où la
neige finissait, nous arrêtâmes le traîneau; les chiens furent dételés,
attachés par trois, vite, vite!... fébrilement... et tous deux, Patrice
et moi, comme des enfants, comme des fous, nous nous élançâmes sur les
sables.

Patrice, malgré son harnachement, ses peaux d’ours, bondissait... En un
instant il m’eut distancé de plus de cent yards... Je le vis arriver au
sable, faire quelques enjambées, s’arrêter, se baisser, prendre une
poignée de sable dans sa main, et, quand je le rejoignis, le cœur
battant,--il avait mis un genou à terre... il ne se releva pas, ne dit
pas un mot, mais, levant vers moi sa main pleine de sable, je vis que ce
sable était chargé de paillettes d’or:

--Oh! Patrice! m’écriai-je d’une voix étouffée.

Les larmes me vinrent aux yeux. Il se releva enfin, jeta sa poignée de
sable, en prit une autre, la rejeta... Nous fîmes encore quelques pas,
puis, de nouveau, nous nous arrêtâmes et, nous prenant par le bras,
émus, comme devant la révélation d’une chose mystérieuse, nous montrant
l’un à l’autre du doigt ce sable où le soleil allumait mille petits
points lumineux:

--Comme il est riche! Comme il est beau! dîmes-nous, presque tout bas,
comme si nous avions eu peur qu’on nous entendît.

Puis l’affolement de la première émotion disparut; nous revînmes à pas
lents vers les chiens, leur donnâmes à manger, mangeâmes nous-mêmes,
silencieux, trop bouleversés, trop pleins de rêves, de projets, pour
pouvoir les traduire par des mots.

Il faisait d’ailleurs ce jour-là un beau temps sec et clair. L’air
vibrait. On sentait que pour un peu le ciel fût devenu bleu et que le
soleil se fût montré, globe immense, couleur d’or, comme dans les pays
heureux.




XXXIII


Le jour même, dans une sorte de petit vallon protégé du vent du nord-est
et sur les pentes duquel croissaient de petits boqueteaux de sapins,
nous nous mîmes, avec un entrain joyeux, à construire la hutte.

Le travail nous prit douze jours et cela nous fut horriblement pénible
de lâcher, pendant douze jours, cet or pour la conquête duquel nous
avions bravé vie et mort. Mais sans la solide et ingénieuse protection
de cette petite cabane de bois et de terre, que serions-nous devenus,
grands dieux! Quel merveilleux architecte, quel diligent charpentier,
maçon, couvreur, etc., était ce Patrice! Depuis la première minute
jusqu’à la dernière, pas un instant il n’hésita dans sa tâche, pas un
instant il ne se ralentit dans son effort. Il avait l’air de faire cela
d’instinct, comme les abeilles font leur ruche.

Il fallut abattre les arbres, les débiter en madriers pour la charpente,
en rondins pour la couverture, en planchers pour les cloisons,--et cela
nous prit cinq grands jours, et, pendant ces cinq jours-là, nous ne
chômâmes pas, certes. Puis, il fallut planter tout cela,
l’assembler,--et nous y consacrâmes quatre jours. Pendant les trois
derniers jours, nous couvrîmes la toiture avec des peaux, remplîmes de
terre les interstices des planches, de manière que cette petite cabane
nous mît autant que possible à l’abri du froid, de la neige, du vent, de
l’eau.

Quand ce fut terminé, nous étions propriétaires d’une hutte d’environ
trois mètres sur quatre, couverte d’un toit à double pente. En fait
d’ouvertures, une porte en plein milieu de la façade, une fenêtre grande
comme un mouchoir de poche et dont la vitre était faite d’un morceau de
toile huilée, et, enfin, dans le toit, une sorte de petite lucarne pour
laisser passer la fumée... Ladite lucarne s’ouvrait et se fermait à
volonté, par le moyen d’une planchette qu’on poussait ou ramenait, comme
un verrou,--système breveté Patrice, dit Flèche de Pierre.

En fait de plancher, la terre, bien battue puis recouverte de branches
de sapins et de brassées de grandes herbes folles, très parfumées, que
Patrice appelait des taoras. En fait de meubles, le traîneau, les
caisses de biscuits, de conserves, les couvertures, et, dernier mot du
confort, une table, que Patrice fabriqua en une heure de temps, en
plantant dans le sol quatre pieux de sapin, en clouant par-dessus deux
traverses qui tenaient lieu de lambourdes et, par-dessus ces lambourdes,
cinq ou six planches grossièrement rabotées, qui tenaient lieu de
plateau.

Quand nous voulions nous chauffer, nous ouvrions la lucarne du toit,
allumions un feu de branchages et de bûches en plein milieu de la
hutte,--ce qui nous réchauffait et nous asphyxiait à la fois... Nous
trouvions cela charmant.

Patrice, qui aimait ses chiens et pensait à eux peut-être plus encore
qu’il ne pensait à lui-même, avait eu cette autre ingénieuse idée
d’installer leur enclos tout contre la cloison, au pied du pignon est.
De telle sorte que les braves bêtes (il leur avait fabriqué un toit, un
chenil pour les petits, etc.) étaient relativement à l’abri mais que,
nous, séparés d’elles tout juste par l’épaisseur d’une planche, nous
avions vraiment l’impression de partager leur intimité.

Comme ces bêtes sont d’une nervosité extrême, tendues comme des
ressorts, geignant, rêvant, chassant en rêve continuellement, vous
pensez à quel points nos premières nuits purent être paisibles...

Voilà donc notre installation. Voilà notre petite maison. Patrice, qui
pensait à tout, l’avait placée à mi-pente du vallon pour que, protégée
du vent, elle ne fût pas cependant sur le chemin des eaux qui, lors de
la fonte des neiges, devaient descendre vers le Sloo.

Ce soir du douzième jour, il y eut chez nous un grand dîner, auquel,
pour faire plaisir à Patrice, j’avais demandé que fussent conviés les
chiens. Nous leur donnâmes à manger et à boire des friandises de haut
luxe, telles que biscuits d’orge, lait condensé, etc. Pour nous cette
pendaison de crémaillère eut presque un caractère religieux. Après le
repas, particulièrement soigné,--boîte de homard, corned beef,
confitures,--je chantai une vieille chanson que, trente ans plus tôt,
m’avait apprise ma grand’mère Paterson, une vieille chanson des Orcades:

    _En allant de Rowsa à Westra
    Par petite brise sud-sud-ouest,
    Qui poussait gentiment mes voiles,
    J’ai rencontré un brigantin
    Qui m’a donné la chasse..._

Après quoi, Patrice, à qui j’avais demandé de chanter, lui aussi,
quelque chose de sa race, étendit ses deux bras en un geste d’adoration,
s’inclina deux fois vers le sol, où, tous deux, nous étions assis, les
jambes croisées, et, tout bas, tout bas, il se mit à psalmodier une
lente mélopée, qui, soudain, s’arrêta... Il resta la bouche ouverte,
l’œil fixe, perdu dans un rêve. Au bout d’un moment, il eut l’air de
s’éveiller, il se leva, lourdement:

--Non, James, dit-il. Il ne faut pas chanter. Chanter c’est penser et la
pensée coupe le courage.

--Ne chantons pas, ne pensons pas, répondis-je, buvons!

Il me tendit son gobelet. Je l’emplis jusqu’à ras bord d’eau-de-vie,
j’emplis le mien, nous bûmes, sans conviction d’abord, sans entrain,
puis, à la seconde ou troisième gorgée, avec plus de feu, et, quand le
sommeil, enfin, nous prit, nous étions parfaitement ivres.




XXXIV


Ensuite nous nous mîmes à la besogne.

Tout d’abord nous avions décidé de travailler de compagnie. Nous nous
étions installés sur les bords (ou plutôt dedans, carrément, car, si
glacée que fût l’eau, nous en avions souvent jusqu’aux genoux) d’un des
petits bras du Sloo, lequel, se séparant de la rivière à deux ou trois
cents yards en amont de notre vallon la rejoignait à un ou deux milles
au-dessous. C’était une sorte de petit ruisselet, large de dix pieds
environ, qui, coulant sur un terrain très en pente et coupé de rochers,
avait pour nous cet énorme avantage, grâce à ses chutes et à ses remous,
de ne pas «déposer». Le fond était continuellement ramené à la surface.
Ce ruisselet était une merveille. Jamais je n’avais vu si mince cours
d’eau charrier tant d’or et sous forme de paillettes si volumineuses.

Puis,--une fois de plus nous nous en rendîmes compte, Patrice et moi--la
chasse à l’or est un sport où il faut de la lutte et de la compétition.

Je dis donc à Patrice un matin:

--Allez de votre côté. Je vais du mien. Nous nous retrouverons ce soir.
Il sera amusant de voir qui aura fait la meilleure besogne.

--Voulez-vous dire par là, me demanda-t-il gravement, avec une pointe de
tristesse, que nous ne devrons plus mélanger le produit de nos récoltes?

--Si je voulais dire cela, n’eus-je pas de peine à répondre, ce ne
pourrait être, vieil imbécile, que par amitié pour vous. Car il n’est
pas douteux que vous connaissez le travail bien mieux que moi et que,
pendant des semaines et des semaines encore, vous rapporterez, chaque
soir, trois fois plus d’or que moi. Mais non. Je ne veux pas dire cela.
Nous sommes frères et embarqués sur la même galère. Nos risques et nos
gains doivent rester communs.

--C’est donc par simple amour du jeu?

--Pas pour autre chose...

--Alors j’y consens!

A partir de ce jour-là nous tirâmes chacun de notre côté.

J’abandonnai le ruisseau à Patrice et allai m’installer plus loin à un
endroit où la rivière vient presque lécher le pied de la falaise.

Il y a là, sur environ deux milles, entre la rivière et la paroi du
rocher, une petite grève qui, tout de suite, m’apparut d’une richesse
extrême,--et cette richesse se renouvelait en l’espace d’une
nuit,--c’était admirable.

J’étais, chaque jour, rendu sur les lieux, comme Patrice à son ruisseau,
à la première pointe du jour... Les journées étaient si vite finies!...
Je me mettais au travail, et, quelque temps qu’il fît, par la pluie, le
vent, la neige,--les grands froids annoncés par Patrice n’étaient pas
encore venus et le thermomètre se maintenait entre 15 et 20 au-dessous
de zéro,--je ne démarrais pas de ma tâche avant la nuit. Je travaillais
avec une sorte de frénésie... Par moment, j’étais forcé de m’arrêter, de
m’asseoir sur un plateau de rocher... Je haletais, j’étais trempé de
sueur...

Vers une heure, deux heures après midi, je mangeais un morceau de
poisson fumé, buvais une gorgée d’eau-de-vie,--ce qui me prenait bien
cinq minutes,--et, sans me donner le temps de digérer ni de souffler, je
me remettais à la besogne.

Ainsi jusqu’à la nuit complètement tombée...

Alors, je rassemblais mes outils, et, mes poches bourrées de paillettes
d’or (oui, bourrées!... si extraordinaire que cela semble!...) je
rentrais à la hutte, exténué.




XXXV


C’était bien rare quand, mon compagnon et moi, nous ne rentrions pas
ensemble et presque à la même seconde, tellement nos journées, à lui et
à moi, étaient taillées sur le même patron.

--Alors, vieux garçon? lui demandais-je, en me laissant tomber sur le
traîneau.

--Alors, répondait-il en souriant de ses mille petites rides, la journée
a été bonne... La vôtre?

--Très bonne, disais-je.

Je posais les pépites sur la table et retournais mes poches pour en
faire tomber la poudre. Patrice en faisait autant et, pendant un moment,
sans mot dire, un peu effarés, un peu effrayés de cette fortune qui
montait, nous restions à regarder cela. Puis Patrice ramassait le tout,
et, durant que je mettais le couvert,--deux assiettes, deux verres, la
caisse à biscuits,--il allait enfouir notre butin.

Cela avait été une affaire d’importance que de nous faire une cachette.
Nous n’étions pas là de la journée et donc, bien que nous ne fussions
guère dans ce coin perdu, à la merci des voleurs, nous eussions tenté le
diable en cachant notre or dans la hutte: c’est là qu’eussent porté en
premier les investigations de ces messieurs.

Nous avions donc imaginé d’installer notre coffre-fort au dehors; dans
un trou que nous avions creusé devant la porte. La cachette était sûre
mais il fallait du temps pour l’atteindre et la reboucher. C’était
Patrice qui chaque soir se chargeait de la besogne... Il avait une
patience admirable...

Puis il rentrait. Puis nous dînions. Nous ne disions rien pour cette
raison que nous n’avions rien à dire, si ce n’est, de ci, de là, deux ou
trois mots sur une tourmente de neige, un peu plus forte que d’habitude,
qui, dans la journée, nous avait assaillis, une bête que nous avions vue
passer ou un coup de fusil que nous avions tiré... Commentaires brefs,
qui, généralement, n’étaient relevés que par un grognement, ou plus
simplement encore, par un hochement de tête.

Nous n’avions même pas la ressource de nous entretenir de nos santés
respectives: nous nous portions magnifiquement.

A huit heures, nous étions au lit,--je veux dire étendus sur et sous nos
peaux d’ours, côte à côte, nous réchauffant l’un l’autre et tombant dans
le sommeil, dans un sommeil infini, d’une profondeur d’abîme, avant
d’avoir eu le temps de nous dire l’un à l’autre bonsoir.




XXXVI


Vers le 20 janvier une sorte de cyclone glacé s’abattit sur la région.

Notre chasse à l’or nous passionnait tellement que, le jour où, comme
parlent les livres, les éléments commencèrent à se déchaîner, nous
voulûmes tout de même, Patrice et moi, aller aux sables.

Je sortis le premier. Mais je fus pris dans une sorte de tournoiement de
lanières cinglantes et hululantes qui ne me donna pas envie d’aller plus
loin. Je rentrai en toute hâte à la hutte et dis à Patrice, qui se
préparait, lui aussi, à sortir:

--Ne sortez pas. Il y a de quoi crever.

--Vous plaisantez, répondit-il. J’ai vu bien pis.

Il ouvrit la porte et fut comme happé par la tempête. Dix minutes se
passèrent. Puis j’entendis un cri, j’ouvris la porte,--et Patrice me
tomba dans les bras, ahuri, livide. Je le couchai sur le lit, le
frictionnai avec de l’alcool et, peu à peu, il revint à lui.

--Oui, dit-il. C’est un damné ouragan.

Toute la journée nous attendîmes que la tempête se calmât ou, tout au
moins, diminuât d’intensité. Jusqu’au soir, Patrice resta dans un état
voisin de l’idiotie, comme si on l’avait roué de coups, jeté dans un
étang glacé,--et autres plaisanteries de ce genre. Moi, j’essayai
d’abord de travailler, j’affûtai des couteaux et des scies, rafistolai
le harnachement des chiens,--mais cette vie d’encagé, après tant de
semaines d’horizons illimités, finit, en très peu d’heures, par me peser
sur le crâne; je restai là, sur ma caisse à biscuits, les mains vides,
ne sachant que faire et n’étant même pas capable, avec ce toit au-dessus
de ma tête, ces murs autour de moi, d’assembler deux idées.

La cabane, pendant que Patrice sortait de son cauchemar et que je
sombrais dans cette espèce de demi-imbécillité, la pauvre cabane en
voyait de rudes! Heureusement encore qu’elle était protégée contre le
vent du nord-est: sans cela elle eût été arrachée du sol, culbutée,
enlevée comme une feuille... Le vent se ruait sur elle et fonçait dessus
tête baissée... boum!... et par moment, changeant de tactique, il
faisait le tour de la hutte, comme s’il eût essayé d’y trouver une
issue, il semblait l’entourer d’un lasso sifflant, fou de rage... A
gauche, à droite, nous entendions de sourds grognements, des sortes
d’entrechocs, d’étreintes... Parfois, pris de peur, un chien poussait un
hurlement.

Vers la fin de ce jour,--dont la lueur nous parvenait rare et jaunâtre à
travers la toile huilée de notre unique fenêtre,--je m’étais assoupi, la
tête dans mes mains. Une sorte de plainte me tira de mon sommeil.
C’était Patrice, qui, à genoux, les bras étendus, devant une image de
boomerang qu’il venait de tracer dans le sol à la pointe de son couteau,
s’expliquait avec ses dieux. Il se jetait en avant, se redressait,
bredouillait des choses, geignait,--et, sur son visage couleur de
brique, de grosses gouttes de sueur coulaient.

Quand il eut fini cet exercice étrange:

--Alors, vous croyez dans tout ça! lui demandai-je.

--Ce n’est pas le moment de douter, répondit-il.

Il se déchaussa, se leva, fit deux fois le tour, à petits pas, de son
boomerang, une fois dans un sens et une seconde fois dans l’autre, et,
avec l’orteil de son pied droit, effaça l’image sacrée.

Puis, à mille lieues de moi dans le temps et l’espace, il alla s’étendre
sur le lit.




XXXVII


Nous nous figurions, quand l’ouragan commença à siffler, que cela
durerait quelques heures... Cela dura neuf jours!... neuf jours pendant
lesquels nous ne sortîmes de la hutte qu’à quatre pattes, pour aller
donner à manger aux chiens, qu’à chaque visite nous trouvions acculés
par le vent dans un coin du chenil, droits sur leurs pattes, poils
hérissés. Neuf jours qui pour nous furent un supplice; je les passai à
boire, boire, fumer, dormir, tailler des bouts de bois avec mon couteau,
d’un geste machinal et idiot... Les pauvres gens qui font des années de
prison!... Patrice, lui, beaucoup plus adapté que moi aux caprices et
aux nécessités de ce climat, continua sa vie et profita de ces neuf
jours d’incarcération pour s’acquitter d’un tas de petites tâches dont
les sables du Sloo l’avaient jusqu’alors détourné: il creusa dans le sol
des caves pour l’eau-de-vie, l’eau, les biscuits, les conserves, reprisa
ses vêtements, les miens, rapetassa ses chaussures, fondit des balles...
et, quand il eut fini tout ce qu’il y avait à faire d’utile, il délaya
dans de l’huile un peu de terre, du charbon de bois pilé, se fabriqua un
pinceau avec des poils qu’il était allé couper à la queue d’un de ses
chiens,--et il fit de l’art... oui, il peignit sur les murs toutes les
bêtes des rocs et de la forêt, des ours, des loups, que poursuivaient
des chasseurs, armés d’arcs et de flèches... et, au-dessus de tout cela,
le boomerang... le Boomerang-Oiseau, symbole, égide, emblème de la
tribu!

Vers le septième jour la tempête se fit à ce point affreuse que Patrice
me demanda humblement si je consentirais à ce qu’il fît entrer les
chiens avec nous.

--Naturellement! répondis-je. Nous sommes tous frères...

Il alla les chercher. Ils étaient à moitié morts de froid, et, plus
encore, d’abrutissement. Ils restaient sur leurs quatre pattes,
flageolant, les yeux mi-clos, comme faisant tête encore à la tempête.
Les petits, brisés de fatigue, s’endormaient et, dans leur sommeil,
faisaient des rêves qui leur arrachaient des cris et des gémissements.
Ils se réveillaient en hurlant de frayeur.

Enfin, le neuvième jour, vers midi, le cyclone disparut vers le Nord, et
Patrice et moi, et les chiens, nous nous précipitâmes dehors. Quel
soulagement!...

Durant quelques moments, nous nous étirâmes, allâmes et vînmes devant la
hutte, jouant avec les chiens, comme des enfants.

Puis tout à coup:

--Dites donc, vieux! m’écriai-je. Qu’est-ce que nous fichons là?

--Allons-y! répondit l’Indien.

Un quart d’heure plus tard,--pare à virer, comme disent les marins. Les
chiens étaient rentrés, nous étions équipés, nous avions nos fusils, nos
outils, nous descendions vers le Sloo, cependant que là-bas, devant
nous, par delà la rivière, l’ouragan s’enfuyait, comme un nuage de
poussière que le vent chasse.




XXXVIII


Pendant les quinze jours qui suivirent, nous voulûmes rattraper le temps
perdu. Jamais notre machine physique et morale n’avait besogné avec
autant d’entrain... Jamais nous n’avions obtenu un tel rendement. Nous
ramassions tant d’or que maintenant nous en avions presque peur. Nous
voyions ce tas d’or s’élever et nous le contemplions comme une chose de
mystère et de danger...

Un soir, Patrice rentra soucieux et, à la première question que je lui
posai, il me répondit, en jetant dans un coin son attirail:

--Il y a un homme par ici...

--Un homme? fis-je. Vous l’avez vu?

--Non... Mais j’ai vu ses pas sur la grève. Il est allé au ruisseau.
Puis il est remonté vers la hutte...

--Mais quand?

--Cette nuit sans doute...

Pour la première fois depuis notre départ d’Aklansas nous eûmes vraiment
l’impression que notre vie était menacée et qu’une force ennemie se
dressait devant nous.

Nous mangions en silence. Je dis à Patrice:

--A quoi songez-vous?

--Je songe, dit-il simplement, que ça n’est pas grand’chose, la marque
d’un pas sur le sable... Pourtant, il y a de la mort au bout de ça...

--Fatalement?

--Oui...

Pendant quarante-huit heures il ne se passa rien. J’en étais presque
arrivé à penser que l’homme avait pu s’en retourner... Mais Patrice, à
qui je confiai cette idée, haussa lentement et silencieusement les
épaules, et se mit à sourire.

--Non, dit-il. Là où il y a de l’or on ne s’en retourne pas. Tenez-vous
sur vos gardes et pensez à lui constamment. Car lui pense à vous.

Je m’endormis ce soir-là avec mon revolver à côté de moi.

Le lendemain matin, en sortant de la hutte, nous aperçûmes les traces du
mystérieux personnage. Il avait aux pieds des raquettes norvégiennes qui
avaient marqué profondément dans la neige leur large empreinte.

--Ah! Ah! dit Patrice. Le garçon a voulu jeter un coup d’œil...

Puis me montrant une mince fente pratiquée dans la toile huilée qui
tenait lieu de vitre:

--Regardez, fit-il. Avec son couteau...

Il réfléchit une seconde:

--Heureusement, dit-il, les dernières bûches étaient éteintes et
l’intérieur de la hutte noir comme la gueule d’un four... Sinon nous
étions canardés comme des chiens...

--Mais, fis-je, à propos de chiens, pourquoi n’ont-ils pas aboyé?

--C’est ma faute, répondit-il. Je les ai habitués à coups de fouet à
respecter le sommeil des hommes.

Tout de suite et sans plus de discours, nous prîmes les précautions qui
s’imposaient. Patrice fabriqua avec des planches un petit volet qui, de
l’intérieur, s’appliquait, pour la nuit, sur la fenêtre. La fermeture de
la porte fut renforcée.

Mais quand ce fut fait:

--Ce que nous faisons là est idiot, dit Patrice. Si nous n’avons, en
fait de tactique, que celle de la défensive, nous sommes flambés, et, un
de ces quatre matins, nous nous réveillerons avec chacun une
demi-douzaine de balles dans le corps.

Pendant deux jours, nous battîmes le pays pour tâcher de mettre la main
sur l’homme. Nous fouillâmes les rochers, les ravins d’alentour, les
bois de sapins, descendîmes jusqu’à la plaine... Rien! pas plus d’homme
qu’au fond de ma battée... Patrice lui-même semblait croire que
l’inconnu avait déguerpi.

--Bizarre! disait-il. C’est la première fois que je vois ça... Sans un
coup de feu? Quel phénomène!

La nuit qui vint, vers deux ou trois heures, je fus réveillé par le
bruit très particulier que fait la neige sous le poids d’un pas d’homme:
le bruit d’une ouate qu’on bourre. Je me levai à moitié sur le coude,
et, sans un mot, d’une main précautionneuse, secouai Patrice. Il était
déjà réveillé et il me dit d’une voix basse:

--Voilà un quart d’heure que je l’entends. Il tourne autour de la
maison. Ne bougez pas.

--Mais, fis-je, est-ce que nous n’allons pas lui sauter dessus?

--Non. Il a l’œil sur la porte et, dès qu’il la verrait s’ouvrir, il
nous fusillerait à coup sûr. Ne nous rendons pas ridicules.

Il avait pris son revolver. Je pris le mien et nous attendîmes, retenant
notre souffle. Au bout d’un moment, Patrice, qui avait une oreille d’une
incroyable finesse, me dit: «Il est parti...» Il se retourna contre le
mur et se rendormit. Cette histoire m’avait un peu tordu les nerfs; je
mis plus d’une heure à retrouver le sommeil.

Mais le lendemain, quand, notre journée finie, nous regagnâmes notre
gîte, nous nous aperçûmes qu’il avait été visité et fouillé en détail.
On avait ouvert nos caisses, éparpillé nos hardes à droite et à gauche,
creusé le sol...

--Par le boomerang! jura Patrice. Cet animal-là me rendra fou! Quel
singulier travail il fait! Tout ce que vous voudrez, James: ça n’est pas
un professionnel... Il s’agite comme un gosse et ne sait où donner du
nez.

Nous nous assîmes sur nos caisses éventrées en nous demandant ce que
nous allions faire. Nous étions à la fois furieux, agacés de ce danger
qui tournait autour de nous et rassurés, amusés: le malheureux n’avait
pas flairé une seconde notre cachette et il n’y avait dans son opération
ni ordre, ni méthode, ni intelligence... Un pauvre diable probablement.




XXXIX


Pendant quelque temps la vie revint au calme et, un jour, par un froid
matin de petite bise coupante, j’étais seul au travail, au pied de ma
falaise, quand un coup de feu retentit derrière moi; j’éprouvai à la
hanche comme la douleur aiguë et cuisante d’un coup de couteau. En une
seconde, je sentis ma jambe droite s’engourdir, disparaître de ma
sensibilité, comme si on me l’avait coupée, net,--et je tombai, le nez
dans le sable, ne comprenant pas ce qui m’arrivait.

Je ne sais comment, dans ces moments-là, le travail se fait en dehors de
vous,--et se fait si vite, si clair... Je me jetai de tout le haut de
mon corps en avant et me mis à ramper vers mon fusil, en traînant le
poids lourd et cotonneux de ma jambe droite... Je saisis mon fusil et
alors seulement je songeai à me retourner et à regarder l’ennemi... Il
était là, à cinquante pas, semblant stupéfait de ce qu’il venait de
faire, debout sur un plateau de rocher, tenant son fusil devant lui,
horizontalement, avec les deux mains...

Je me rappelle confusément que j’épaulai et que je tirai, à moitié
couché, crispé, navrant et grotesque... le coup partit... et la seconde,
la demi-seconde qui s’écoula ensuite me parut longue, si longue!... tout
à fait un ralenti de cinéma... L’homme n’avait pas bougé, comme fasciné
par le morceau de plomb que je lui envoyais... Et soudain sa main gauche
s’ouvrit, lâchant le canon de son fusil, qui tomba sur le rocher avec un
grand bruit, et, cette main, il la porta à son ventre, sa bouche fit un:
oh! silencieux, ses yeux se chargèrent de je ne sais quoi
d’horrible,--il tomba, se disloqua, disparut derrière le rocher...
J’entendis son fusil qui dégringolait de pierre en pierre...

C’était tout. Le silence était revenu, à peine entamé par le bruit des
petites vagues dont se frisait la surface de la rivière. Je tenais
toujours mon fusil... Je ne sais quoi d’écrasant me pesait sur le dos et
les fesses. Peut-être dix minutes se passèrent ainsi... Je tremblais
d’une sorte d’électrisation de tous les nerfs. C’était, mon Dieu!... le
premier coup de fusil que je recevais et le premier que je donnais... et
recevoir un coup de fusil est une aventure assez désagréable mais qui
abrutit plus qu’elle ne terrifie... Tandis que tenir au bout de son
canon un être qui est là, debout, immobile, cible immense et bien
détachée entre le ciel et vous, qui vous regarde avec des yeux grands
ouverts, béants, qui, pendant une seconde, semble s’offrir, comme un
mannequin,--quelle chose atroce!

Puis un cri me vint: «Patrice!...» et de crier cela je sentis à la
hanche cette sorte de brûlure... Je répétai d’une voix essoufflée:
«Patrice!...» Rien n’avait répondu au premier cri. Rien ne répondit au
second. Il était environ neuf heures. Patrice était à son ruisseau, à
trois-quarts de mille de là, et, dans cette atmosphère chargée de neige,
les sons ne se propageaient pas. Alors je cherchai dans le sable la
position la moins incommode. J’étais tombé sur des pierres... Je les
enlevai de dessous moi. Ma montre dans la poche de mon gilet commençait
à me meurtrir les côtes... Lentement, prudemment, je la retirai de mon
gousset et la mis dans la poche de mon pantalon, à gauche. Cela me prit
encore quelques minutes... Tout de suite j’avais jugé la situation: mon
«assassin» était touché et me ficherait désormais la paix... Quant à
moi,--impossible de bouger... Je ne devais pas être mortellement
atteint: quelque chose de profond me disait qu’aucun organe essentiel
n’avait été démoli... Mais au premier mouvement je m’évanouirais de
douleur. Il n’y avait donc qu’à attendre. A attendre toute une longue
journée... Vers quatre ou cinq heures, Patrice viendrait me chercher:
j’avais du temps devant moi...




XL


Tout à coup, de derrière le rocher d’où j’avais descendu l’homme, un
gémissement s’éleva, faible et imprécis, qui, bientôt, monta en une
plainte désespérée et déchirante: «Mon Dieu! Mon Dieu!» J’en conclus que
sa blessure était grave... Car dans les terres glacées on n’a pas
l’habitude d’invoquer le nom du Seigneur pour une bêtise... «Mon Dieu!
Mon Dieu!» Alors le gémissement devint une sorte de chose rythmée,
périodique... mon Dieu!... mon Dieu!... toutes les huit ou dix
secondes... mon Dieu!... Les heures avec cela passèrent et j’avais fini
par ne plus penser à ma blessure... Je ne pensais plus qu’à cette voix
et à cette souffrance...

Vers midi le gémissement devint encore plus atroce. Je criai à l’homme:
«Mettez de l’eau sur votre blessure... Ça calme...» Il ne répondit rien
et se tut pendant quelques minutes: j’avais dû le tirer de son
cauchemar... Puis de nouveau la fièvre s’abattit sur lui et de nouveau
il tendit les bras vers Dieu... La fièvre aussi me gagnait mais plus
douce... Par moment je m’assoupissais un peu; ma cervelle s’emplissait
alors d’étranges figures géométriques, d’espèces de cristallisations qui
se bâtissaient, se démolissaient, se reconstruisaient. J’avais très
soif. Je n’étais guère séparé de la rivière que par trois ou quatre
mètres... Mais autant eût valu que j’en fusse séparé par une montagne...
Mon Dieu!... Mon Dieu!... en dehors de cette plainte affreuse, qui
revenait toujours avec la même régularité, à la huitième ou neuvième
seconde, j’entendais le friselis de l’eau qui courait sur le sable ou le
cri des rapaces qui, du plus haut du ciel, nous avaient aperçus, l’homme
et moi, et, en tournant à larges cercles, se préparaient sans doute pour
le festin.

Les heures coulaient si lentement que je cherchais dans ma tête tout ce
qui pouvait en meubler la monotonie. J’avais compté une première fois
jusqu’à mille. Je recommençai... Mais arrivé à cinq ou six cents ce jeu
stupide me lassa... Alors, je me récitai des vers,--du Shelley:

    _La lune rose apparut sur les trembles..._

du Shakespeare:

    _Voyons, belle madame, dites-moi
    Comment vous allez vous tirer de ce souci?_

Je me forçai à suivre par la pensée tout le dessin des côtes du Canada
sur le Pacifique, de Vancouver à l’Alaska, avec tous les ports, tous les
cours d’eau, toutes les pêcheries...

Puis, enfin, le jour, lentement, s’éteignit, le soir vint,--et je
poussai un rude soupir de soulagement... Pourtant une heure encore
s’écoula. Je m’étais assoupi, abruti de fièvre, d’impatience... Je
sentis qu’on me secouait doucement et qu’on m’appelait à voix basse, oh!
de quelle voix tremblante et angoissée:

--James! James!

--Ah! c’est vous, Patrice? dis-je. Que vous avez été long à venir!

--Qu’avez-vous? Vous êtes blessé?

--Oui. C’est l’homme qui geint là-bas... J’ai un coup de fusil dans la
hanche... Tout le côté droit paralysé... Alors j’ai tiré aussi... Il a
son compte... Ne lui faites aucun mal, Patrice. Il est en train de
mourir.

--Qu’il crève donc! dit Patrice.

Avec d’infinies précautions il me souleva de terre, me chargea sur ses
épaules... et je souffrais le martyre, je poussais de sourds
rugissements... Mais il avait une si douce façon de dire: «James!
James!» que je me mordais les lèvres pour ne pas le troubler avec mes
cris... Il m’emporta ainsi jusqu’à la hutte... Quel homme
extraordinaire! J’entendais sa respiration bien égale et bien maîtresse
d’elle-même... De temps en temps il me demandait:

--Comment vous sentez-vous?

A quoi je répondais:

--Bien... Reposez-vous, Patrice... Vous allez vous tuer...

--Laissez donc!

Nous étions passés près de l’homme, qui, au pied de son rocher, dans le
sable, continuait à gémir: Mon Dieu!... Il se tenait le ventre avec sa
main et cette main était toute sanglante. On avait l’impression qu’avec
cette main il empêchait son sang de lui sortir tout entier du corps...

--Va! Va! lui jeta Patrice, plein d’une haine sourde.

Il fallut suivre toute la grève jusqu’au vallon et elle est coupée,
cette grève, tous les cinquante ou soixante pas, de rochers qui, partant
de la falaise, viennent, en arêtes aiguës, plonger sous l’eau... Il
fallait donc escalader ces rochers, les redescendre... Quel travail!...
Dans le sable le pauvre Patrice enfonçait jusqu’aux chevilles... Je
souffrais mais comme je me sentais, maintenant, à l’abri,--sauvé!...

Enfin nous arrivâmes au vallon. Patrice en suivit le fond jusqu’à la
hauteur de la hutte et, arrivé là, il attaqua la pente, à lourdes et
puissantes enjambées... Et ce fut la hutte, enfin!... il poussa la porte
d’un coup de pied qui fit trembler toute la cabane, s’agenouilla, me fit
descendre doucement sur le lit de peaux d’ours... Il resta là,
agenouillé, la bouche entr’ouverte, s’accordant, maintenant, le droit de
haleter.

--Ah! Patrice! lui dis-je. Quelle mère vous êtes pour moi!

Alors il me coucha, me déshabilla, examina la blessure:

--Je ne veux pas que vous restiez infirme, dit-il enfin. La balle est
dans le muscle... Si je vous l’enlevais, James?

Je répondis d’une voix dolente:

--Mais vous n’allez pas me faire trop mal?

--Un peu mal, dit-il. Mais il faut faire les choses convenablement.

Il m’enleva donc ma balle,--et ma foi! je ne sais comment il s’y prit ni
de quel instrument il se servit, mais, une fois que la résolution eut
été prise par lui, le consentement vaguement donné par moi, ce fut vite
fait... J’étais couché sur le côté gauche, la face tournée vers le mur
de planches et de terre, et, pendant cinq ou six minutes, je l’entendis,
derrière mon dos, remuer des choses... Puis il revint à moi et me dit:

--Cher monsieur, vous allez être un grand garçon. Prenez un chiffon et
mordez dedans...

--Allez! Allez! lui dis-je. Pas besoin de chiffon...

Il appuya son genou sur mon épaule pour m’immobiliser tant bien que mal,
écarta d’une main de femme, rapide et douce, les linges qui protégeaient
ma plaie et, soudain, je poussai un cri:

--Patrice! Patrice! Que faites-vous, espèce de brute?

--Mordez un chiffon, répondit-il d’une voix calme... Mordez! Ce n’est
rien...

--Mais bon Dieu! hurlai-je, jusqu’où voulez-vous enfoncer ce morceau de
fer! Etes-vous devenu fou?

--Oui, dit-il. Gueulez, mon amour...

Pendant quelques secondes qui me parurent peuplées de tous les démons de
l’enfer la chose continua... Je hurlais sourdement: heuh!... heuh!... et
Patrice, qui souffrait autant que moi, comme une mère de la souffrance
de son enfant, reprenait du même rythme, sur un ton plus bas: heuh!...
heuh!...

Puis, tout à coup, il poussa une sorte de cri de joie et je sentis
qu’une paix fondait sur mon supplice, l’endormait:

--Je l’ai! dit-il. C’est fini, James!

J’eus la curiosité de me tourner légèrement vers lui: je vis qu’il me
tendait, entre son pouce et son index ensanglantés, quelque chose... qui
devait être la balle, et, comme on se laisse couler à pic, je
m’évanouis.




XLI


Quand je revins à la vie, je souffrais encore mais d’une sorte de
brûlure profonde et calme qui, par moment, n’était pas sans charme.
Patrice était agenouillé, là... et il me regardait avec des yeux
immenses:

--Ah! vous revoilà! dit-il. Vous m’avez fait peur! Qu’est-ce que vous
avez? On s’évanouit comme ça dans votre famille?

Il me souleva légèrement la tête et me fit passer entre les dents une
gorgée d’eau-de-vie...

--En voilà une femmelette! dit-il tendrement.

Je lui avais pris la main et je la pressais à petits coups pour le
remercier.

Ensuite il se leva et me confectionna avec des herbes qu’il avait tirées
de son sac une sorte de matelas qu’il imbiba légèrement d’eau et qu’il
appliqua sur ma blessure. Tout de suite je sentis un grand apaisement.

Une heure passa. J’attendais. Je ne savais pas encore très bien si ce
n’était qu’une pause dans ma souffrance ou si, après ce moment de répit,
le supplice n’allait pas recommencer... Je retenais mon souffle et
observais comment se comportaient tous les nerfs de mon individu... Au
bout d’une heure, la douleur continuant à sommeiller, je repris pied et
je dois dire,--je ne suis pas meilleur que les autres mais j’avais cette
image-là dans l’œil, ce râle: mon Dieu!... mon Dieu!... dans
l’oreille,--je dois dire que ma première pensée fut pour l’homme qui
agonisait, là-bas, dans le sable...

--Patrice, dis-je, nous ne pouvons tout de même pas laisser cet homme
mourir comme une bête? Il me semble que je l’entends d’ici...

--Vous n’avez pas de rancune, fit-il.

--Si fait. Achevez-le si vous voulez d’un coup de soulier... Mais ne le
laissez pas souffrir comme ça...

Il hocha la tête en souriant, d’un air de dire: Quelle drôle de chose
que les hommes!... remit sa fourrure, reprit son fusil,--et le voilà
parti. Il ne devait pas être loin de neuf heures.

Je profitai de son absence pour me retourner sur le lit afin de
reprendre contact avec les choses de l’œil: avoir à vingt-cinq
centimètres du nez une cloison de sapin crépite de terre rougeâtre n’est
pas d’un intérêt puissant. La conversion fut une rude besogne et je ne
dus pas mettre beaucoup moins de quarante ou cinquante minutes pour
faire passer ma tête de la tête du lit au pied et mes pieds du pied à la
tête... Mais je fus récompensé royalement de cet effort: j’avais vue
maintenant sur le feu où rougeoyaient deux ou trois grosses bûches dont
la résine bouillait en chantant.

J’avais à peine fini cette acrobatie que j’entendis Patrice qui revenait
et que les chiens accueillaient en s’ébrouant dans le box.

La porte s’ouvrit. Il ramenait l’homme sur ses épaules.

--Quel chic type vous faites! m’écriai-je. Il n’est pas mort?

Il ne répondit pas, et, comme il avait fait pour moi, il s’agenouilla,
laissa glisser lentement à terre l’homme, qui, maintenant, avait
remplacé son appel à Dieu par un râle sourd: â... â... â!... lequel, par
moment, se cassait dans sa gorge.

--Vous avez naturellement éprouvé le besoin de vous agiter? gronda
Patrice.

Il vint à moi, remit en place sur ma blessure le cataplasme d’herbes qui
s’était légèrement déplacé et, pour ranimer le feu qui n’éclairait la
hutte que d’une vague lueur pourpre, il y jeta quelques brindilles. Une
flamme claire, blanche, s’éleva,--et je fis: Oh!... j’avais reconnu
l’homme...

C’était Spiers, l’homme du train,--celui devant qui j’avais dit
stupidement: «Je vais au Sloo...» Marion m’avait alors pressé la main...

Patrice me demanda:

--Vous le connaissez?

--Oui...

Je lui dis où je l’avais rencontré.

--Eh bien! fit-il,--il est au Sloo, il y restera...

--Il est perdu?

Patrice haussa silencieusement les épaules.

Spiers n’avait pas bougé. Seules ses jambes s’étaient légèrement
étirées. Il avait les yeux ouverts, de grands yeux fous, pleins
d’épouvante et d’ombre... et, sous l’empire de la fièvre qui montait,
son râle s’interrompait souvent pour laisser la parole aux premiers
cauchemars. C’étaient des mots sans suite, avec lesquels il avait l’air
de jouer ou de lutter, qui avaient l’air de s’attacher à lui, de
l’emprisonner comme des lianes gluantes:

--Caverne... De ma caverne... Cette caverne...

Patrice lui fit dans un coin de la hutte un lit de branchages et de
fourrures. Il l’y traîna, le débarrassa de sa veste de cuir, de sa
ceinture à cartouches, écarta doucement sa chemise,--et le ventre
apparut, barbouillé de sang...

--Rien à faire, dit Patrice,--qu’à attendre.

Il lui lava sa blessure, lui mit entre les lèvres un peu de neige, qu’il
était allé chercher dehors, dans le creux de sa main,--et Spiers, enfin,
parla d’une voix humaine:

--Merci, dit-il. Mais vous avouerez que c’est une bien curieuse
histoire...




XLII


Je restai onze jours couché à ne pouvoir seulement remuer la jambe: je
ne la sentais plus. Puis, petit à petit, la sensibilité revint, se
propagea de la plante aux doigts de pied, et, un jour, je pus plier,
légèrement, cette jambe... Un autre jour je pus la plier tout à fait...
Un autre jour je pus me lever et, me tenant à la table fixée dans le
sol, tourner autour de cette table, faire deux ou trois pas d’automate
détraqué qui me coûtèrent un tel effort que je tombai, anéanti, sur la
caisse à biscuits qui nous servait de fauteuil...

Ce que fut pour moi Patrice, pendant ces mortelles journées
d’immobilité, d’énervement et d’angoisse,--je me demandais si jamais je
pourrais retrouver l’usage de ma jambe,--puis, tout de même, enfin, de
retour au mouvement et à la vie,--ce que furent son dévouement, sa
patience, la façon dont il se multiplia, étant partout à la fois et à
toutes les tâches,--je renonce à le dire. Je me rappelle que quand
j’étais à Chicago, j’avais une fois rendu un assez gros service d’argent
à un Chilien, nommé Lope de Ijo, lui permettant ainsi d’échapper à un
certain nombre d’ennuis, dont le moindre était d’aller moisir quelques
années en prison. Il put désintéresser partiellement l’homme qui voulait
le faire coffrer, put quitter le pays, gagna Antofagasta, et, de là-bas,
sauvé, débordant de reconnaissance, il m’envoya un télégramme avec ces
simples mots: «Tu es mon père, ma mère, mon frère.»

Ainsi fut pour moi, pendant ces jours, Patrice, dit Flèche de Pierre. Il
fut, oui, mon père,--ferme et énergique dans sa décision de me ramener à
la santé,--ma mère, tendre et affectueux... mon frère plein de gaîté et
d’entrain...

Quant à Spiers... ah! le pauvre Spiers!... Nous croyions qu’il allait
mourir dans les deux jours... Il ne mourut pas... pas tout de suite...
Il lui fallut payer sa dette et, avant de partir, vider sa pauvre âme
fiévreuse et folle...

Pendant huit jours et huit nuits, il fut, littéralement, dans la mort,
dans les ombres, parmi les spectres du néant, avec un délire étrange,
qui n’était plus de ce monde et où semblait se construire, se dresser en
vastes fresques hallucinées un univers plein de logique et de cohésion,
qui n’était pas le nôtre, qui était celui de la Ténèbre.

Il souffrait atrocement. Par moment un flot d’écume rosâtre lui venait
aux lèvres... Par moment il était agité d’un grand frisson: on eût dit
qu’il se débattait avec épouvante contre quelque chose qui l’entraînait.
Il parlait, parlait sans cesse... Pendant toute une journée, il fut
question d’une île «avec de hautes, hautes colonnes» et des terrasses
qui dominaient une mer si bleue!... Son teint était devenu couleur de
cire. Son nez pincé, ses yeux entourés d’un cercle violet, ses lèvres
décolorées... le pauvre Spiers!...

Patrice allait de moi à lui. D’abord il l’avait détesté d’avoir failli
si idiotement me jeter dans la mort. Puis cette souffrance!... cette
lutte avec la Parque, l’avaient désarmé... et il regardait cela avec
stupeur, cet homme qui, le ventre déchiré, le cerveau pourri de fièvre,
ne voulait pas mourir...

--Là! Là! lui disait-il en s’agenouillant près de lui et en prenant
entre ses mains cette main brûlante... Ne déraisonnons pas. Soyons
sage...

Puis, à notre grand étonnement, un matin, tout d’un coup, il y eut chez
Spiers, comme un mieux... En nous réveillant, nous le trouvâmes comme
apaisé et comme si, après s’être acharné sur lui, l’Ennemi, enfin,
s’était lassé, l’avait quitté, pantelant mais vivant... La fièvre
semblait tombée. Il souffrait moins. Il ne délirait plus.

Ce fut bien le plus atroce! Car cette sorte de trêve dans la bataille
lui permit de se retrouver et de se rassembler. Son âme vraie
reparut!... non son âme de mauvais garçon fanfaron et aventureux,--mais
son âme d’enfant, l’âme bleue de ses premières années...

--Je vais mourir, disait-il... Tout n’est que mort... Je me rappelle
cette après-midi de mon enfance... Il faisait un grand soleil au dehors.
Mais les stores étaient baissés et la pièce pleine d’ombre... Je ne sais
qui, dans un pavillon voisin, jouait au piano le _Premier Chagrin_, du
grand Schumann... Une petite voisine, Erna Sievers, est entrée, avec un
grand chapeau qu’elle balançait au bout d’un ruban bleu, les joues
rouges, la poitrine haletante, la peau du visage couverte d’un léger
vernis de sueur... Elle n’était pas jolie... non, je ne crois pas...
Mais elle sentait bon la vie, le soleil d’été, les quinze ans... Tout ça
n’est-il pas de la mort? _Quid_ du _Premier Chagrin_? _Quid_ du grand
chapeau et de son ruban bleu?

--Racontez-moi votre histoire, Spiers, lui dis-je.

--Vous ne la croirez pas...




XLIII


Il était de Chillicothe, dans l’Ohio. Il appartenait à une famille de
petites gens sans fortune. Son père était quelque chose dans les chemins
de fer.

La jeunesse de Spiers s’est déroulée dans le calme. Il avait fait
d’assez bonnes études, des études sans éclat, mais, non plus, sans
aucune de ces lubies ni aucun de ces écarts qui font parfois dérailler
les meilleurs élèves. Quelque chose d’uni et de régulier. Il faisait peu
de sport. C’était, aux environs de la vingtième année, un grand garçon,
maigre, un peu voûté, portant lorgnon, timide et gauche. On l’appelait
«la vieille fille». Quand il eut passé tous ses examens, son père lui
dit:

--Il y a une place à prendre chez Knibbs... La voulez-vous?

--Si vous voulez, répondit Spiers.

Il entra donc chez Knibbs, qui vendait des tissus d’ameublement, et,
pendant deux ans, avec une sorte de petite visière au-dessus des yeux,
pour protéger sa vue de l’éclat froid et cruel des ampoules électriques,
il compulsa des dossiers, vérifia des factures, rédigea des lettres où
il était question de: «Votre honorée du tant...» de: «Vos échantillons
de gros grain...» etc.

Au bout de deux ans son père lui dit:

--Mon garçon, je vais prendre ma retraite et aller vivre à la campagne.
Mais je suis ennuyé de vous laisser comme cela, seul, à Chillicothe,
qui, comme toutes les villes, est une ville de perdition. Mariez-vous
donc...

--Je veux bien, répondit Spiers. Mais avec qui? Je ne connais
personne...

--Je m’en suis occupé, dit le père. Il y a la petite Holcroft. Elle vous
a vu à une vente de charité et vous lui avez plu...

--Elle est affreuse! gémit Spiers. Elle a de la moustache et quelque
chose de ratatiné dans la figure. On dirait qu’elle a mangé ses
lèvres... De plus elle a comme des prétentions à l’art et à la poésie. A
cette vente de charité, elle était habillée d’une robe de satin rose sur
laquelle elle avait peint elle-même des branches de gui avec des petits
oiseaux.

--Jérémie, dit M. Spiers senior, je me demande un peu quelle importance
cela a... Vous pourriez épouser la plus jolie femme du monde et la plus
intelligente, au bout de trois mois vous n’y feriez plus attention...
Est-ce qu’on regarde sa femme?

Spiers épousa donc la petite Holcroft et il vécut avec elle pendant
quelques années, ni heureux, ni malheureux,--indifférent, absent. Elle
était terrible, la petite Holcroft. Elle était laide, et, surtout, elle
était au suprême degré dépourvue de vie. Elle ne faisait aucun bruit,
n’ouvrait jamais la bouche, ne riait, ne souriait jamais... une
morte!... Pis qu’une morte,--parce que les mortes, on les enterre, et
qu’une fois qu’elles sont enterrées, avec vingt-cinq kilos de fleurs sur
leur tombe, on peut penser à autre chose.

Donc, cela alla bien pendant quelques années,--Spiers mangeait, buvait,
dormait avec sa morte, et son patron, Knibbs, voyant que le malheureux
était décidément perdu, que tous nerfs et tous ressorts chez lui étaient
brisés, qu’il avait pris à jamais son parti de cet effroyable destin,
Knibbs commença à le considérer avec une certaine sympathie, lui donna
de l’avancement, lui confia le service de la correspondance avec
l’étranger, etc.

Or, voici qu’un jour un des amis de Spiers, qui, lui, avait suivi un
chemin tout différent... Il s’appelait Standring... C’était un parfait
raté... De temps en temps, il était garçon coiffeur, de temps en temps
marchand d’autos d’occasion, de temps en temps danseur dans les bars,
etc. Il n’avait ni femme, ni ménage, ni mobilier, ni rien... Un jour
Standring emmena Spiers au café, et, sans penser à mal, il le saoula.

Et dans sa saoulerie Spiers eut une révélation... Il vit sa jeunesse,
telle qu’elle avait été, sinistre... sa vie actuelle, telle qu’elle
était, dénuée de tout!... rivée à la laideur, à l’ennui, à la tombe!...
Il vit aussi ce que son existence pourrait être, à condition qu’il la
chargeât d’un peu de liberté, d’un peu de fantaisie, quelle chose
charmante d’entrain, de couleur, cela pourrait être,--et il dit à
Standring:

--Standring, c’est fini. Jamais plus je ne pourrai rentrer chez moi. Je
vais partir, loin... loin!... je veux me mesurer avec le danger, avec le
risque, piétiner la loi et la règle... Qu’on ne me parle plus jamais de
l’honnêteté, de la correction... C’est une chose abominable!

--Spiers! Spiers! avait dit Standring, qui, malgré les verres de gin
poivré, avait conservé une partie de son sang-froid. N’oubliez pas que
vous avez une femme!

--Ah! bon sang! avait répondu Spiers. Je ne l’oublie pas, Standring!
Jamais de ma vie je ne pourrai oublier ça... Si loin que je m’enfonce
dans les forêts des Tropiques, dans les glaces du Pôle, je la reverrai
avec ses yeux comme ça (grimace), ses lèvres comme ça (grimace), son dos
comme ça (contorsion)... Vous allez aller la trouver, Standring... Vous
allez lui dire bien gentiment, le plus gentiment que vous pourrez,--car
elle n’y est pour rien, la malheureuse!... que je l’exècre et que je la
fuis comme le choléra...

Et, effectivement, ce soir-là, il ne rentra pas. Le lendemain, il alla à
la banque, en retira les quelques douzaines de dollars que, pendant
toutes ces années de raison démente, il avait, un par un, accumulés,
prit d’abord le train pour le Mexique, puis, en route, sans qu’il sût
bien pourquoi, reprit un autre train pour le Nord...

Son rêve, sa folie, sa gageure continuent. Il devient l’étrange
compagnon de l’aventure que je rencontre dans le convoi cahotant
d’Austin à Aklansas... Où va-t-il? Vers l’imprévu et la bataille... Que
veut-il? Vivre avec ses muscles et lutter de force et de ruse... Alors
il m’entend dans le train parler du Sloo... Il ira au Sloo!... Il va au
Sloo... Comment? Par les plaines, avec un convoi de pêcheurs qui gagnent
la côte, des espèces de forbans qui jouent du couteau et du revolver
tous les jours... Deux sont tués. On ne les enterre même pas... On les
laisse là,--non pourrir, car, dans les terres glacées, rien ne
pourrit... mais se ratatiner et se momifier sous la bise de jour et de
nuit.

Spiers sait maintenant ce que sont la vie et la mort.

Il arrive au Sloo... Il croyait me trouver seul. Nous sommes
deux,--Patrice et moi... Alors il nous observe pendant quelques jours,
tourne autour de notre cabane, renifle notre or,--et, décidément,
non!... deux hommes à tuer: c’est trop... Il renonce. Il s’en va... Il a
déjà fait trente ou trente-cinq milles; il est sauvé ou presque...

--Mes dents claquaient à la pensée de ce que j’avais failli faire...

Soudain, sans qu’il sache pourquoi, sans qu’il sache sous l’influence de
quoi... peut-être a-t-il eu la vision de sa femme et de la maison
Knibbs?... il fait demi-tour, abat en une nuit le chemin qu’il vient de
faire, se retrouve au Sloo, m’aperçoit, tire... Et, ce coup de fusil,
c’est pour lui une chose prodigieuse, une chose d’épouvante!... Oui, il
a jeté la mort... la mort!... lui, Spiers!... Il regarde cela avec des
yeux désorbités... A mon tour, je lâche mon coup de fusil, sans qu’il
songe à se défendre ou à se cacher,--et c’est fini, il tombe,
l’hallucination s’envole... Pauvre Spiers! Pauvre homme raisonnable qui
avait voulu jouer au fou!

--Voilà ce qui m’est arrivé, conclut-il. Je n’y comprends rien...

Patrice et moi nous l’avions écouté en silence... Dans nos pays
civilisés le meurtre met entre la victime et le meurtrier une barrière
infranchissable... Ils se regardent l’un l’autre à jamais avec des yeux
d’horreur. Dans les terres glacées, un meurtrier est, avant tout, un
homme,--et un homme, c’est, peut-être, le danger, la douleur... c’est
surtout la vie, c’est, dans le royaume du silence, une chose qui parle,
c’est, dans le royaume du froid, une chose qui réchauffe: Spiers avait
voulu nous tuer et nous dépouiller... Il avait été l’Ennemi. Maintenant
qu’il gisait là, désarmé, terrassé, il n’était plus que l’Homme: il faut
aller là-bas pour comprendre ce que peut être un homme!

--Il ne s’en tirera pas? demandais-je à Patrice chaque fois que je
croyais voir aux joues de Spiers revenir un peu de sang.

--Non, répondait l’Indien, en secouant la tête. Il est perdu...

Un jour, Patrice était sorti pour aller, non aux sables,--il n’était
plus question de l’or!... mais à la chasse,--car il fallait manger... et
j’étais venu m’asseoir à côté du grabat où Spiers était étendu tout de
son long...

Nous nous taisions; je le regardais, pénétré de l’horreur qui était en
train de s’accomplir. Il tourna la tête vers moi et me dit:

--Vous savez: la petite jeune fille qui était avec nous dans le train...
Comment l’appeliez-vous?

--Marion?

--Marion... C’est cela... je l’ai revue à Aklansas une huitaine de jours
après que nous y étions arrivés. Je l’ai aperçue dans la rue. Elle était
avec cette espèce de danseuse...

--Marjorie?

--Oui... Drôle de phénomène entre parenthèses...

--Vous leur avez parlé?

--Non. C’était deux ou trois jours avant mon départ. J’étais en plein
dans mes préparatifs.

--Mais, dis-je, songeur, je croyais que la pauvre petite devait, le jour
même de son arrivée à Aklansas, gagner Swinnah, où elle avait de la
famille... Je l’ai laissée dans la gare. Elle attendait qu’on vînt la
chercher...

--Ah!... fit Spiers avec indifférence... C’est qu’au dernier moment elle
aura changé d’avis et aura préféré courir sa chance à Aklansas...

--Que pouvait-elle faire à Aklansas avec cette femme?

--Je pense que vous vous en doutez! dit Spiers, avec un faible sourire.

Le sang me monta à la figure et mes oreilles se mirent à bourdonner. Je
me levai, tournai une minute dans la hutte, poussant du pied les bûches
du foyer, puis, soudain, j’ouvris la porte et sortis:

--Ainsi finit l’histoire de Marion, dis-je au vent qui passait.




XLIV


Puis la mort vint.

Un jour, le pauvre Spiers chavira de nouveau dans ce monde de délires et
de fantômes dont je l’avais cru, tout de même, délivré. De nouveau il
fut en lutte avec des ombres à la fois grotesques et tragiques. Il eut
l’air de se pelotonner dans le giron d’une mère invisible, et, un soir,
pourquoi ce soir-là? la mort le cueillit.

Il n’avait pas reparlé de sa femme, de son père, du foyer, du travail
qu’il avait laissés à Chillicothe. Tout cela, il l’avait rayé de ses
pensées et j’ai l’impression qu’à ce moment encore, il haïssait moins la
mort tumultueuse et hallucinante qui s’emparait de lui peu à peu que la
petite vie calme, droite, correcte, dont il s’était évadé avec horreur
et avec rage...

Nous eûmes une peine inouïe, Patrice et moi,--c’était ma première
sortie,--à lui creuser une fosse dans la terre glacée. Il fallut piocher
pendant de longues heures, et, en rentrant, j’étais si las et je dormis,
cette nuit-là, d’un sommeil si profond et si épais, qu’à mon réveil, le
lendemain, j’eus comme l’impression qu’une ombre, une ombre pâle,
juvénile et désolée, avait fait de vains efforts, toute la nuit, pour
pénétrer jusqu’à moi.

Elle flottait, là, à quelques mètres, semblable aux âmes fluides et
légères de ce vieux fou de William Blake,--et je dormais!... Je
dormais!... tout en moi était aussi clos que la pierre d’un tombeau. En
y songeant je compris que c’était Marion... Marion!... Marion!... et de
ne pas lui avoir ouvert «les bras de mon cœur», cela me pénétra de
tristesse...




XLV


Le travail reprit plus fiévreux et plus productif que jamais et l’hiver
se passa sans qu’un seul jour il nous vînt la pensée de nous retirer des
affaires ou seulement de nous reposer... Pourtant, quel hiver! Il fut si
rigoureux, si terrible, avec de telles tempêtes de neige, ou, ce qui
était pis encore, de vent glacé, coupant comme des lames de rasoir, que
les bêtes descendaient du Nord par centaines, si affolées devant le
froid qu’elles ne songeaient même pas à nous attaquer. Un loup, une
fois, pendant que j’étais en train de piocher le sable gelé de la grève,
me déboula entre les jambes. Je lui donnai un coup de pied. Il se sauva
en poussant des cris aigus comme un chien qu’on fouette...

Vers la fin de février, enfin, il fallut s’arrêter. Nous n’en pouvions
plus. Je me rappelle que ce soir-là nous mîmes près de trois quarts
d’heure pour remonter du Sloo jusqu’à la hutte. Tous les vingt pas nous
nous arrêtions, et, sans oser nous asseoir,--car un homme qui s’assied
sous le vent des glaces est un homme mort,--nous restions ainsi, un bon
moment, appuyés sur le manche de notre outil, à reprendre notre souffle.
Arrivés à la hutte, une fois la porte refermée, nous nous laissâmes
tomber sur notre grabat et nous nous endormîmes ainsi, sans manger.

Le lendemain, comme je me réveillais, j’aperçus Patrice qui, déjà
debout, assis à la table, me regardait:

--Assez joué, dit-il. Nous sommes arrivés à la limite et un pas de plus
dans cet enfer nous tuerait. Nous sommes riches. Aucun chercheur de
paillettes n’a jamais eu la veine que nous venons d’avoir.
Reposons-nous.

--Reposons-nous, dis-je. Nous reprendrons ça plus tard. Car le jeu me
plaît. J’ai fini par aimer l’or, Patrice. L’or pour l’or. Peu m’importe
de savoir ce qu’il y a au bout et ça m’embête de penser qu’il va falloir
changer cela contre du pain, de l’alcool, de la poudre, de la noce, etc.
L’or est tellement plus beau que tout...

--Oui, dit Patrice. Il n’y a qu’une façon de dépenser l’or qui soit
digne de l’or: c’est de le jouer.

Nous passâmes toute notre journée à nous préoccuper de notre départ.

Nous avions décidé d’aller d’abord à Aklansas nous «refaire». Nous y
resterions trois semaines ou un mois et à ce moment nous verrions. Nous
faisions des projets fous, qui, d’ailleurs, étant donné le nombre
important de livres d’or que nous avions tirées du Sloo, n’étaient pas
irréalisables. Patrice et moi, nous devions nous habiller de neuf, nous
faire beaux comme des rois, et, en compagnie de nos chiens, aller nous
montrer sur les plages mondaines de l’Est, descendant dans les palaces
et menant grande vie.

Patrice et moi, il ne nous semblait pas que nous pussions nous séparer,
que l’un pût agir à l’écart de l’autre,--à part, bien entendu, la petite
visite que je devais aller faire au premier bureau de télégraphe pour
rembourser les Sharrock. Je leur avais volé quatre mille dollars. Je
quadruplai la somme. Il y a beaucoup d’honnêtes gens qui ne vont pas
jusqu’à quadrupler.




XLVI


Le lendemain, nous restâmes encore au Sloo. Nous ne pouvions nous en
arracher... Il faisait moins froid que la veille. Nous vîmes voleter
autour de nous des clocos, ces petits oiseaux à huppe bleue, qui
annoncent le printemps. Pourtant notre résolution était prise, et, sitôt
après le repas de midi, nous commençâmes à faire nos paquets.

J’étais en train de ficeler mon sac. Soudain la pensée de Marion me
traversa.

--Vous ne savez pas ce que nous allons faire, Patrice? Nous allons
passer par Swinnah...

--Ça nous rallonge de cinq à six jours, fit Patrice.

--Aucune importance. Je veux revoir cette petite.

Il me regarda en hochant la tête et en souriant:

--Passons par Swinnah, James!

Malgré ce que m’avait dit Spiers j’avais encore de l’espoir et je voyais
encore ma petite fermière en train de traire les vaches dans un grand
seau de bois...




XLVII


De passer par Swinnah, cela nous rallongea en réalité de neuf jours,
car, à Birkenhead, loin de trouver, comme nous l’espérions, le Daggi
encore gelé, nous nous aperçûmes que le fleuve était en pleine débâcle.
Il fallut descendre, au triple galop, jusqu’à Monrose, pour pouvoir le
franchir sur la glace,--et quelle glace!... j’ai encore dans l’oreille
les craquements qui se faisaient entendre sous nos pas... Les chiens
poussaient des grognements de peur...

Nous fûmes à Swinnah vers le 20 mars. Je croyais trouver un village ou
tout au moins une douzaine de maisons. Ce n’était qu’une ferme: un corps
de bâtiment central, en pierre, avec un toit en bois recouvert de
plaques de zinc, et, tout autour, des étables et des écuries, d’une
architecture plus que rudimentaire. Swinnah est placé au fond d’une
sorte de cirque boisé avec des collines rocheuses tout autour; en
arrivant par la piste j’avais aperçu cela du haut d’une de ces collines
et le premier coup d’œil avait été favorable: cela paraissait propre et
coquet...

Mais nous descendîmes la pente et nous vîmes que tout était désert et
mort. La ferme était entourée de grillages et de fils de fer barbelés.
Il y avait une porte à claire-voie et à deux battants peinte en blanc...
Elle n’était même pas fermée. Nous n’eûmes qu’à la pousser et nous
entrâmes. Pas un être humain. Pas une bête. Les étables et les écuries
étaient vides... La maison vide aussi. Dans la pièce principale, qui
était assez vaste et qui devait servir de salle à manger et de cuisine
pour tout le personnel de la ferme, il y avait devant la cheminée trois
gros ballots de linge, proprement ficelés, que, dans la fuite,
semblait-il, on n’avait pas eu le temps d’emporter. Des cinq ou six
chambres l’une me fit un effet funèbre tellement elle était avenante et
tellement on sentait que ceux qui y avaient vécu avaient pris soin de
l’embellir et de la rendre confortable. Le lit était fait, les meubles
en place, et, sur la cheminée, dans leurs petits cadres de peluche
rouge, une main pieuse avait disposé aussi harmonieusement que possible
une demi-douzaine de photographies jaunies, qui représentaient des
hommes et des femmes à la mode d’il y a cinquante ans. Dans le bénitier
il y avait encore quelques gouttes d’eau.

--Il y a eu du malheur par ici, dit Patrice.

Nous ressortîmes et jusqu’à la tombée du jour nous circulâmes dans les
environs pour essayer de mettre la main sur un être vivant.

Personne.

Patrice était monté sur la plus haute des collines: il n’avait pas
aperçu le moindre feu de campement.

L’impression de cette ferme morte était si lugubre que je n’aurais pas
demandé mieux que de me remettre en marche immédiatement. Mais les
chiens étaient las. Nous nous installâmes donc à Swinnah. Pour rien au
monde je n’aurais voulu dormir dans la petite chambre où l’on sentait
une invisible présence. Je fis mon lit dans un coin de la salle à
manger. Je n’ai pas beaucoup peur des vivants. Mais les fantômes me
fichent la frousse.

Le surlendemain de notre arrivée, Patrice, qui était allé faire un tour
dans les environs et tirer quelques coups de fusil, revint avec un
Indien qu’il avait rencontré chassant le castor.

Cet Indien nous conta l’histoire de Swinnah.

Ç’avait été une ferme florissante, tenue, pendant trois générations, par
les Meadows. Il y avait un assez nombreux personnel, des chevaux, des
bêtes de toutes sortes. Les Meadows étaient de braves gens aimés et
craints à cinquante milles à la ronde.

Un jour, une espèce de peste, qui venait du Nord et que l’Indien ne
nommait qu’après s’être prosterné trois fois, pour chasser le sort: le
Toaë, s’était abattue sur le pays. Tous les enfants étaient morts,
d’abord. Quinze enfants. Puis les jeunes femmes. Alors les Meadows
avaient songé à fuir. Trop tard. Ils emportaient le mal avec eux. Ils
n’avaient pas fait vingt milles qu’ils tombaient la face dans la neige.
Le dernier Meadows, un grand bonhomme de soixante-seize ans voyant qu’il
restait seul et que son heure était venue, était rentré dans son
chariot, avait baissé la bâche et avait attendu. Pas longtemps.

Après avoir ravagé Swinnah, le Toaë s’était jeté sur les tribus
d’Indiens qui campaient aux alentours. L’homme qui nous contait cela
avait eu sa tribu décimée. Seuls quelques hommes qui, au moment du
passage du fléau, étaient à chasser au loin, avaient survécu.

Quand il eut fini ce récit, je lui demandai s’il n’avait pas entendu
parler d’une jeune fille qui, vers ce moment, serait arrivée à la ferme.
Il me répondit que non.

Nous partîmes le lendemain. Cinq jours après nous étions à Aklansas. La
veille de notre arrivée, nous nous étions arrêtés à un endroit qui
s’appelle Ettingshall, pour dîner et coucher. Les chambres de l’unique
auberge étaient pleines. Mais le patron, un Français, qui ne
baragouinait que très imparfaitement l’anglais, nous avait autorisés à
dormir dans l’écurie.

--A condition que vous ne foutiez pas le feu!

--Ayez la confiance de nous! lui avais-je répondu en français.

Nous passâmes donc cette nuit dans le foin et je dois dire, d’ailleurs,
que n’eût été le bruit insupportable que font les chevaux en tapant le
sol dur avec leurs fers, comme avec des marteaux, nous aurions
royalement dormi.

Avant de fermer l’œil j’avais dit à Patrice:

--Vous direz ce que vous voudrez. Mais il y a cette Marion... Pendant
tout le temps que nous avons chassé l’or je n’ai guère pensé à elle...
Maintenant il me semble que je lui cours après depuis toujours...




XLVIII


En arrivant à Aklansas nous allâmes d’abord chez Zarnitsky pour garer
les chiens et le traîneau. L’étrange bonhomme n’avait pas changé; il
était toujours aussi grimaçant et parcheminé.

Il me tendit la main comme si nous nous étions quittés la veille:

--Ça va? Je vous annonce que j’ai une femme... Elle est arrivée un
soir... D’où venais-tu, petite?

De derrière le comptoir, une jeune femme, qui pouvait avoir vingt ou
vingt-deux ans, répondit deux ou trois mots, dans une langue inconnue,
et, ceci dit, ses lèvres très rouges restèrent ouvertes sur ses dents
très blanches.

--Elle ne sait pas, dit Zarnitsky, avec un haussement d’épaules. Elle ne
sait jamais rien... Elle est amusante à regarder, n’est-ce pas? Elle me
fait penser à un Véronèse qu’il y avait à l’Ermitage... Je la crois
complètement idiote... Mais qu’est-ce que ça fait?

Il éclata d’un rire de pantin qui se disloque...

--Eh!... dit-il à la petite... Au fait comment t’appelles-tu?

Puis sans attendre la réponse:

--C’est vrai... Tu ne peux pas savoir ça... Je t’appellerai: Op. 23, du
nom de ce quatuor de Scriabine où il y a trois ou quatre mesures assez
bien venues... Op. 23!... Op. 23!... Souris!... Je vois le ciel à
travers ton sourire... Elle est décidément stupide... Quand elle est
arrivée l’autre jour, elle était pleine de poux... Je l’ai nettoyée
moi-même de haut en bas... Quel massacre!

Il se tourna vers nous:

--Vos chiens? Combien avez-vous de chiens?

--Dix, répondit Patrice.

--Dix chiens! grogna-t-il. Où voulez-vous que je mette ça! Enlevez-moi
ça! Au large!

Mais se ravisant aussitôt:

--Voyez au fond de la cour. Je crois qu’il y a d’anciennes cabanes...
Op. 23 y a couché sa première nuit... Je l’avais flanquée dehors... Elle
est restée là... Elle n’en est pas morte...

C’étaient des appentis où avait dû être installée autrefois une forge;
il y avait encore une enclume et des marteaux... Nous garâmes le
traîneau et dételâmes les chiens.

Après quoi nous nous dépêchâmes d’aller à la banque déposer notre or.
Cette banque était logée près du Temple Évangélique, dans une baraque
sordide, toute en bois, avec des fenêtres dont la moitié des carreaux
étaient remplacés par de vieux calendriers. Ce qui n’empêchait pas
qu’elle était riche à milliards et solide sur ses pattes... L’employé
qui s’occupa de nous était un vieux bonhomme chagrin et méticuleux; il
mit plus de vingt minutes à peser et à estimer notre or.

Ceci fait, il nous avança cinq cents dollars chacun et nous donna un
reçu du reste.

Jamais de ma vie je n’avais été aussi riche et jamais de ma vie non plus
je n’avais senti avec autant de netteté que le papier est bien pauvre à
côté de l’effort.




XLIX


Nous allâmes d’abord, pour commencer notre vie de noce, dans un bar qui
s’appelle le Deux-et-Un et qui passe, à Aklansas, pour être un bar chic.
Effectivement c’est presque propre. Le patron était un Japonais nommé
Ichiharagun qui avait ceci de spécial qu’il n’ouvrait jamais le bec. Il
était vêtu d’une veste approximativement blanche et réussissait assez
bien les cocktails.

--Donne-nous du sec pour nous mettre en train! dis-je en entrant.

Le Japonais répondit par un pâle sourire et déposa devant nous deux
bouteilles pleines d’un liquide verdâtre. Nous n’en avions pas bu trois
verres que déjà nous étions gris. A ce moment une idée me vint. Je me
rappelai cette maison pour buveurs d’eau où m’avait emmené ce pauvre
Coulombier. Je donnai un coup de poing sur la table et dis à Patrice:

--Écoutez! Je connais un endroit où il serait assez plaisant de flanquer
tout cul par-dessus tête!

Je l’entraînai.

Nous n’étions plus guère déjà dans notre assiette et les maisons
commençaient à tourner autour de nous; il nous fallut plus d’une heure
pour faire le chemin. Patrice était encore plus ému que moi. De temps en
temps, quand il voyait que j’étais à la veille de faire une
excentricité, il essayait de me retenir, en geignant:

--Non, James! Ne faites pas ça! Vous allez vous attirer des ennuis!

Puis, soudain, se mettant à rire d’un rire fou, il sortait son revolver,
le brandissait en criant:

--Damné cochon de Japonais! Que je retrouve ce vilain singe-là! Je lui
mangerai le foie, James! Aussi vrai que j’ai mon compte en banque!
Est-il permis d’arranger de la sorte de dignes gentlemen qui ne
demandent qu’à se retremper dans les eaux de la civilisation!

J’aperçus enfin la petite maison de bois et les petits coquillages roses
qui perçaient la neige du jardin. J’ouvris la barrière d’un coup de
pied; nous traversâmes le jardin en titubant... Je ne sais qui de nous
deux poussa la porte et nous entrâmes. Je les reconnus. C’étaient les
mêmes,--les mêmes vieux enfants dociles et sages, assouplis, énervés.

--Malheureux! leur criai-je. Est-ce que vous n’avez pas honte! Vous
n’êtes pas dignes de porter des culottes! A quoi sert qu’il y ait la
vie, l’amour, les femmes? Vous êtes un tas de moules et je vous crache
mon mépris!

Ils nous regardaient, ahuris. Jamais je n’avais vu des yeux béant d’une
telle stupeur et d’un tel émoi craintif,--d’un émoi d’enfant...

--Holà! repris-je. Levez-vous, bande de veaux pâles! Cent dollars à
celui d’entre vous qui voudra se saouler! L’alcool! L’alcool, vieilles
brutes confites! Voilà pour vous le salut!

--Cent dollars! Cent dollars! cria Patrice en agitant une liasse de
billets.

--Mon Dieu! Mon Dieu! fit l’un des buveurs d’eau, un grand diable à
barbe blanche, avec des sourcils qui s’avançaient au-dessus des yeux
comme des toits couverts de neige. Mon Dieu! Que va-t-il se passer!

Ses lèvres tremblaient et elles étaient devenues toutes blanches.

La porte du fond s’ouvrit. La «mère» entra.

--Vous voilà? lui dis-je. Vous voilà, vieille ensorceleuse!

--Que venez-vous faire ici? me demanda-t-elle.

--Vous dire que je regrette bien que vous ne soyez pas un homme: je vous
cognerais volontiers sur le museau!

Sortant mon revolver de l’étui, je le brandis dans la direction du
portrait de Tolstoï, tirai... et boum!... ce fut, dans la petite cage de
bois, comme un bruit de tonnerre. Deux ou trois des buveurs d’eau
s’étaient jetés sous la table; ils geignaient et bégayaient de vagues
choses... L’un d’eux, le diable emporte cette caricature d’homme!
s’était jeté à genoux sur le parquet, et, mains jointes, m’implorait:

--Pitié! Pitié! disait-il d’une voix bouleversée.

--Sombre horreur! lui dis-je. Tu te mets à genoux devant un de tes
semblables! Qu’est-ce que tu as donc dans les veines!

La «mère» était devenue très pâle.

--Que voulez-vous? dit-elle. Que vous ai-je fait?

--A moi, rien, répondis-je. Mais vous assassinez ces pauvres diables.
Vous en faites des larves immondes. Au lieu d’en faire des hommes vous
en faites des grenouilles. Cette sinistre comédie a assez duré! Je veux
qu’ils boivent! Je veux qu’ils se saoulent!

--Mais qu’ils se saoulent! dit-elle. Je ne les retiens pas...

Puis, se tournant vers eux:

--Voici ces messieurs qui vous invitent à boire de l’alcool. Vous savez
que je n’ai jamais essayé de violenter vos consciences. Si le cœur vous
en dit...

L’un des buveurs d’eau dit d’une voix tremblante et stupide:

--Mais où faut-il aller? Nous sommes très bien ici. Nous avons une bonne
maman... N’est-il pas vrai, mes frères?

--Oui... oh! oui... répondirent les autres.

--Cent dollars! dit Patrice en agitant les billets.

--Qu’est-ce que c’est que cent dollars, fit le vieux qui s’était
agenouillé sur le parquet, qu’est-ce que c’est que cent, que mille
dollars à côté de la paix de l’âme?

Le malheureux, disant cela d’une voix benoîte, avait les yeux levés au
ciel, les mains croisées sur la poitrine.

--Ce qu’on peut faire d’un homme! dis-je en le regardant. Vieille
sorcière! Venez, venez, Patrice... Ce que je viens de voir là va me
flanquer le cauchemar pour le reste de mes nuits!

Patrice, avant de quitter ces lieux, voulut encore y aller d’un petit
discours. Tendant le poing dans la direction de la «mère» il lui dit ces
mots:

--Vous!... ah! vous... vieille chose galeuse!... si je vous tenais dans
la Prairie!...

Puis il se tut, eut l’air de réfléchir et, se tournant vers moi:

--Si je la scalpais, vieux James?

Je le pris par le bras et l’entraînai.




L


Il n’y a à Aklansas qu’une seule maison où l’on puisse vraiment jouer:
c’est le Cupido. Nous nous dirigeâmes sans plus attendre de ce côté:
nous avions hâte d’abord de nous soulager de nos dollars; nous portions
cela dans nos poches comme des lingots de plomb à la fois lourds et
brûlants..., et, en ce qui me concernait du moins, j’espérais aussi y
revoir la vieille danseuse aux mines de bébé, la pitoyable et stupide
Marjorie, par qui j’apprendrais peut-être quelque chose sur Marion...

Je ne m’étais pas trompé. Quand nous nous fûmes assis, Patrice et moi,
dans un coin de la salle, et que nous eûmes commandé nos deux gobelets
de gin, le premier visage que nous aperçûmes fut celui de cette vieille
toquée. Elle était plus flapie que jamais, les tendons du cou saillants,
la peau des joues pendante, et, surtout, les yeux qui semblaient lui
rentrer dans la tête et qu’entourait un funèbre cercle noirâtre... Le
triste spectacle! En grande toilette naturellement... Une robe noire
pailletée d’or et d’argent. La poitrine nue et le dos nu jusqu’aux
reins... On apercevait sous la peau jaune et flasque ce pauvre
squelette... Elle était assise à côté d’un grand jeune homme, blond,
rose, l’air un peu niais, qui jouait aux cartes avec le patron du
Cupido. Elle lui avait passé amoureusement ses gros bras autour du cou
et surveillait attentivement les cartes; à ses clignements d’yeux je
compris tout de suite qu’elle était de mèche avec le patron de Cupido
pour dévaliser le malheureux. Le patron avait une face bouffie de
graisse, luisante, je ne sais quoi d’immonde dans le teint, dans les
plis de la peau et dans ce regard d’acier qui filtrait entre les deux
paupières presque jointes. Il avait une petite moustache noire, taillée
en brosse, mal plantée, clairsemée, avec des taches blanches comme des
plaques de pelade; il fourrageait là-dedans avec de gros doigts aux
extrémités plates et carrées.

J’appelai la danseuse:

--Miss Marjorie!

Elle leva la tête et m’aperçut:

--Mais je vous connais! dit-elle d’une voix enrouée. Où est-ce que je
vous ai donc vu? Ah!... j’y suis... C’est vous qui alliez à l’or? Vous
voilà de retour?

--Venez ici que je vous parle! lui dis-je.

Elle me montra le jeu, les deux hommes:

--Tout à l’heure! fit-elle. Moi aussi j’ai à vous parler...

Alors Patrice et moi nous nous mîmes à boire. Il y avait à côté de
Patrice, sur le même banc, un homme d’une quarantaine d’années, avec des
cheveux d’un noir bleu, les joues creuses, les yeux brillants. La tête
appuyée contre le mur, semblant rêver, il regardait le plafond.

--Vous m’avez plutôt l’air de vous ennuyer! lui dis-je. Chagrins
d’amour? Voulez-vous jouer avec moi aux Trois Rois? Les cartes
guérissent de tout...

Il me répondit d’une voix sourde:

--Oui, mais vous ne me raflerez pas grand’chose. Je n’ai plus sur moi
que sept dollars et mon billet de chemin de fer. Je pars demain pour le
Sud. Tout m’a craqué entre les mains.

En dix minutes il nous gagna cent cinquante-cinq dollars. Il était fou
de joie. Il avala son verre d’eau-de-vie, se mit à fouiller dans ses
poches, brandit, entre le pouce et l’index, son billet de chemin de fer:

--Vous voyez ça? dit-il. Voilà ce que j’en fais!

Il le déchira en quatre, se leva, sortit en renversant les chaises.

La salle était grande, exactement carrée, très haute de plafond, avec, à
la hauteur d’un premier étage, une galerie circulaire; on accédait à
cette galerie par un petit escalier en colimaçon, placé dans un
angle,--un singulier petit escalier, frêle et vacillant, qui avait
toujours l’air de vouloir s’effondrer sous le poids des gens qui le
gravissaient ou le descendaient. Assis aux tables de la galerie, on
apercevait de vagues individus qui jouaient aux dés sans mot dire et
qui, très délicatement, quand ils voulaient boire, s’entraient dans la
bouche deux doigts énormes et en tiraient une chique volumineuse, qu’ils
posaient, avec beaucoup de précaution, sur l’appui de la balustrade.

En bas, il y avait peut-être une trentaine d’hommes, des chercheurs d’or
comme nous, des Indiens, deux ou trois Juifs, qui allaient de groupe en
groupe pour vendre leurs foulards, leurs paquets de tabac, leurs lacets
de chaussures... Tout cela fumait, buvait, sentait le cuir, la sueur...
Par moment, un chien, trempé par la neige du dehors, poussait la porte,
venait se secouer près du poêle et se chauffer. Alors le patron, sans un
mot, prenait un tabouret et le jetait à toute volée sur le chien, qui
déguerpissait en baissant les reins et en hurlant...




LI


C’est alors que j’aperçus Marion.

Elle venait d’entrer dans la salle par la petite porte du fond qui
donnait accès aux chambres; elle avait, elle aussi, une robe noire très
décolletée et très pailletée: l’uniforme du Cupido.

--Bon Dieu! fis-je. Patrice!

Je lui montrai Marion.

--C’est elle? me demanda-t-il.

Je fis oui de la tête.

Elle entrait en se dandinant, une main sur la hanche, en secouant ses
cheveux de brusques coups de tête, qui les rejetaient en arrière.
Arrivée à une table placée à peu près au milieu de la salle et à
laquelle étaient assis deux hommes, qui me parurent être des marchands
de chevaux,--ils avaient fini de boire et ils fumaient silencieusement,
las, la tête baissée, tournant leurs grands chapeaux gris dans leurs
mains,--elle se laissa tomber sur les genoux de l’un d’eux et lui enleva
de la bouche l’énorme cigare qu’il était en train de mâchonner...

Je crus qu’elle allait porter ce cigare à ses lèvres...

Mais à ce moment elle me vit.

Alors elle me regarda avec des yeux agrandis qu’emplissait une sombre
épouvante...

Puis, elle secoua la tête, comme pour chasser un étourdissement, et, me
quittant du regard, elle dit deux, trois mots à ces hommes, qui
répondirent par un grognement monosyllabique. Elle sembla pendant encore
quelques secondes ne savoir ce qu’elle devait faire... Elle s’était
comme voûtée, comme repliée sur elle-même,--et elle était devenue très
pâle...

Soudain, elle releva la tête, eut l’air de prendre une décision, et,
posant le cigare sur le bord de la table, elle vint à moi. Je me levai.
J’allai à sa rencontre. Sans mot dire, nous nous assîmes à une table,
l’un en face de l’autre; elle posa ses coudes sur la table, appuya son
menton sur ses mains croisées, me regarda longuement, en hochant
imperceptiblement la tête,--et:

--Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici? demanda-t-elle d’une voix
rauque.

--Voir ce que vous étiez devenue... Marion! Est-ce possible!

--J’ai attendu dans cette gare jusqu’à onze heures de la nuit, dit-elle.
Puis je suis sortie. J’ai erré dans la ville. Je suis tombée ici... J’ai
retrouvé Marjorie... La chose s’est faite ainsi...

--Comme je vous plains!

Elle posa sa main sur ma main et se levant:

--Je n’ai besoin de la pitié de personne, dit-elle. Mais vous êtes un
brave garçon et vous avez peut-être un peu de sympathie pour moi...
Alors, partez. Laissez-moi.

Je lui pris la main et j’essayai de la garder dans la mienne: «Marion!
Vous! Après avoir tant lutté!»

--Bah! dit-elle. Rien n’a d’importance! On ne peut rien contre rien! Il
n’y a que folie sauvage! Pourquoi se débattre! J’ai compris ça trop
tard...

--Marion! Voulez-vous venir avec moi?

Elle fit: oh!... porta la main à sa bouche comme pour étouffer un cri,
se dégagea, toute secouée d’une sorte de convulsion profonde, et, ayant
l’air de me chasser du geste: «Allez! Allez!» dit-elle presque
brutalement.

Elle fit quelques pas gauches et comme blessés. Puis elle reprit le
dandinement de sa profession et passa la porte sans se retourner.

Je m’étais levé à moitié. Je retombai sur mon siège.

Je restai ainsi cinq ou dix minutes en me demandant si j’allais partir
ou rester...

Une main se posa sur mon épaule. C’était Patrice.

--Venez, dit-il. Vous n’avez plus rien à faire ici.

Je le suivis.




LII


Il tombait une neige lourde et lente. Je voulais retourner au Deux-et-Un
et boire. Mais Patrice me dit:

--Ce n’est pas d’alcool que vous avez besoin en ce moment. Je vais vous
emmener chez un ami qui vous remettra d’aplomb.

--Allons! dis-je.

Tout m’était suprêmement égal.

Nous traversâmes toute la ville. C’est décidément une triste ville
qu’Aklansas. Il n’y a pas un coin où l’on voudrait vivre: toutes ces
maisons sont bâties d’hier, et, pourtant, elles sentent la ruine et la
décrépitude. Celles qui ne sont pas encore terminées ont l’air de ces
maisons dont on a arrêté la construction faute d’argent. Je ne sais si
ce sont les hommes, plus brutes et plus destructeurs qu’ailleurs, ou,
plutôt, les éléments, la lourde neige et le terrible vent du Nord, qui
frappe et larde comme de la grenaille de plomb,--je ne sais ce qui est
cause que cette malheureuse ville semble ainsi couler si vite au néant
et comme se désagréger d’heure en heure,--mais j’ai rarement ressenti
une plus désagréable impression.

Nous arrivâmes, après un quart d’heure de marche, au quartier des
tanneries, qui est bien le plus sinistre et le plus puant d’Aklansas,
avec ses longues rues mornes, toutes droites, entre les hauts murs, de
tous les orifices desquels sort une haleine tiède et empestée. Personne.
Pas une voix. Pas un rire d’enfant. Mais une sorte de halètement profond
et sourd et de temps en temps le bruit grinçant des roues de bois que
les mille bras dérivés du fleuve font lentement tourner et d’où se
détachent des paquets de neige et de glace qui tombent dans l’eau avec
un plouf réfrigérant.

Nous étions arrivés à une petite maison d’un étage coiffée d’un toit de
tuiles... La façade était peinte d’une ignoble couleur chocolat.

--C’est ici, me dit Patrice.

--Vous connaissez des endroits gais! fis-je. C’est la maison du
bourreau?

Il poussa la porte. Nous nous trouvâmes dans un long corridor étroit et
sale qui sentait l’humidité.

--Venez, dit Patrice.

Je lui emboîtai le pas. Je trouvais la plaisanterie stupide.

--Quel bouge, hein? faisait Patrice, en souriant de ses rides violettes.

--Où m’emmenez-vous? Ça pue la punaise et le rat!

Nous étions arrivés au bas d’un petit escalier dont la rampe était dans
un piteux état: la moitié des barreaux étaient démolis et se balançaient
dans des positions obliques et le revêtement de bois de la main courante
avait entièrement disparu.

Mais soudain, je sentis l’odeur,--la sainte, la divine odeur.

--L’opium! m’écriai-je. Ah! vieux Patrice, ça n’est pas bête, ça!

Nous montâmes. Au haut du petit escalier il y avait un palier sur lequel
deux portes s’ouvraient. Patrice me dit à mi-voix:

--Je vais entrer. Attendez ici. Ce sont des gens charmants. Mais il ne
faut pas les brusquer.

Il entra par la porte de droite et je restai là. Le soir venait. J’étais
au milieu d’une sorte de jeu d’esprit: après la crasse et le délabrement
du couloir d’en bas et de l’escalier je m’attendais bien peu aux choses
dont j’étais maintenant entouré.

Les murs du petit palier étaient tendus de nattes couleur blé mûr. Le
parquet brillait comme un miroir et si finement les lames étaient
jointes et les veines du bois raccordées qu’il semblait être fait d’une
seule plaque de bois. Les deux portes étaient peintes en un bleu profond
de nuit d’été et au milieu de chacune d’elles un pinceau fin et
spirituel avait tracé un petit chef-d’œuvre.

Celui de droite représentait une scène assez compliquée et dont je n’eus
pas le temps d’analyser chaque détail. Il y avait un dragon dont la tête
cornue émergeait des eaux d’un fleuve et dont le corps disparaissait et
reparaissait parmi des nuages ourlés d’or et des branches de pêchers en
fleurs. Sur la rive du fleuve, un guerrier, cuirassé et casqué,
attendait la bête de pied ferme, son court sabre levé et brandi à deux
mains. C’était d’une imagination exquise.

Mais sur la porte de gauche, il y avait bien mieux: il n’y avait
rien,--qu’une vague, une vague qui se creusait et se redressait en écume
échevelée et, dans cette eau pleine d’une poésie majestueuse et sereine,
le pinceau avait piqué des points d’argent. Qu’était-ce que ces points?
La lumière s’accrochant à l’eau? Le reflet des étoiles d’hiver? Peu
importe...

L’air était saturé d’opium et déjà quelque chose de reposant et
d’allégeant m’envahissait.

La porte s’ouvrit et j’aperçus Patrice qui me faisait signe d’entrer.

C’était une pièce carrée, assez vaste, tendue elle aussi de natte blonde
et qu’éclairaient quatre petites lampes rouges, posées sur quatre
petites tables basses, laquées de noir et placées chacune à l’un des
angles de la salle. Par terre et le long du mur étaient étendus les
matelas, et, sur ces matelas, des hommes fumaient, couchés tout de leur
long ou appuyés sur leur coude gauche; ils me regardaient de leurs yeux
grands ouverts, où il y avait un sourire de quiétude et de bonheur.

Patrice me prit par la main et me mena à un vieux Chinois qui était en
train de faire rissoler au-dessus de la lampe sa boulette d’opium.

--Voici James, dit-il. C’est un grand ami à moi. Nous avons couru
ensemble quelques dangers.

--Ah! dit le Chinois, tournant et retournant toujours sa boulette avec
la longue aiguille d’acier qu’il maniait dextrement et élégamment, d’un
pouce et d’un index aux ongles immenses, tordus comme des cornes de
bélier.

Il ne rit pas. Mais la peau de son visage se rida de mille plis autour
des yeux. Il ajouta:

--Des dangers? Pourquoi des dangers?

--Vous pensez qu’il faut être bien fou pour risquer sa peau? fit
Patrice.

--Je ne pense rien, dit le Chinois. Je fume.

Du bout de sa pipe de jade vert il nous montra un boy vêtu d’un long
fourreau de soie noire, qui apportait à notre intention les pipes et le
tankè d’opium. Nous nous étendîmes sur les matelas et je restai
longtemps à préparer ma pilule. J’aimais et j’aime l’opium... Il ouvre
les portes d’un monde tellement beau!... Patrice, lui, tout de suite,
s’était mis à fumer, une, deux, trois pipes... Moi, savourant à l’avance
cette béatitude de l’aspiration, qui est la plus grande volupté que je
connaisse, je tenais dans mon bras gauche la légère pipe de bambou et,
de la main droite, je faisais rôtir la pilule, qui grésillait au-dessus
de la flamme.

Quand, enfin, le moment fut venu, je la posai sur le fourneau de la
pipe, retirai d’un coup sec l’aiguille... et... hooo!... j’aspirai,
j’aspirai cela!... et il me sembla que la drogue m’entrait dans le corps
jusqu’aux doigts de pied. Il m’était arrivé souvent de fumer cinq ou six
pipes sans que l’effet se produisît... Cette fois il fut immédiat.
Incontinent je sentis que toutes choses devenaient légères!...
légères!... et que plus rien n’avait d’importance et que tout était bien
ainsi...

Nous étions huit hommes dans la pièce sans compter le boy, qui allait et
venait, d’une table à l’autre, sur ses semelles de feutre, sans déplacer
un grain de poussière. Les ombres prenaient, à la lueur rouge des
flammes, une importance énorme et, peu à peu, je les sentais vivre et
leur trouvais une richesse et une fantaisie plus grandes.

En face de moi était couché un Indien qui avait conservé la coiffure des
Prairies: les deux plumes de faucon pendant sur l’oreille. Entre deux
pipes, il s’adressait à Patrice, dans la vieille langue des tribus où la
parole est remplacée par le jeu des mains et des doigts. C’est tellement
moins fatigant et plus rapide que la voix... Peut-être un peu plus
obscur... Mais celui qui fume l’opium comprend si vite toutes choses...
Les mains, les doigts, allaient et venaient, s’unissaient, se
disjoignaient, mimaient l’aile qui bat, le serpent qui rampe...

Un de ces gestes m’intriguait: l’Indien plaçait le pouce à l’entournure
de son gilet et les quatre doigts restaient en dehors en s’agitant
joyeusement.

--Qu’est-ce qu’il t’a dit? demandai-je à Patrice.

--Qu’il s’en fout...

--De quoi?

--De tout!




LIII


Nous restâmes chez Ts’ienn Siuann toute la nuit. Je fumai quarante ou
cinquante pipes: je ne les ai pas comptées. Quelle nuit exquise! En me
couchant sur le matelas, j’étais brisé de fatigue par un an de travail,
dans l’eau glacée, dans le vent et la neige; j’étais courbaturé
jusqu’aux moelles, la hanche encore douloureuse de la charge de plomb
que ce pauvre fou y avait logée. Cette histoire de Marion me navrait et
me révoltait...

Dès la troisième ou quatrième pipe, tout cela s’évanouit: mon corps
devint impondérable, immatériel et absolument indolore, mon sang coula
léger, frais,--mon âme se trouva affranchie de tous soucis. Comme on
comprend que tant de pauvres gens se soient laissé prendre à l’opium!
Quelle évasion hors la vie! Je ne sais trop comment je mourrai:
probablement d’un coup de couteau au coin d’une rue,--et je le
souhaite!... car la vieillesse et la maladie m’épouvantent également...
Mais si, un jour, quelque mal rongeur devait s’installer en moi,--alors
l’opium!... l’opium!... sortir de ce monde par la porte du rêve!

Vers minuit, Patrice avait posé sa pipe et s’était endormi. J’avais tenu
bon jusqu’à l’aube. Je ne crois pas que tous les fumeurs tirent de
l’opium les mêmes voluptés que moi. Il paraît qu’il donne à certains des
rêves aux formes magnifiques: une débauche d’imagination... Moi, non. Je
ne quitte jamais le sol. Pas un instant je ne perds conscience de ce que
je suis et de ce qui m’entoure. Mais tout s’embellit. Tout prend une
incroyable valeur d’art et de joie. Je me rappelle que quand l’un de mes
compagnons de cette nuit posait sa pipe sur la petite table laquée, ce
bruit, pourtant si léger et si mat, je le percevais avec une joie
infinie, comme s’il avait été accompagné des vibrations les plus
subtiles et les plus exquises... Chaque pipe avait un son spécial, une
note à elle, selon qu’elle était de jade, de bambou, etc.

Quand je vis le jour filtrer à travers les volets, je me levai. Le vieux
Chinois fumait toujours. Il n’avait pas bougé d’une ligne. Son visage
n’était ni plus ni moins fatigué qu’au début de la nuit et les plis de
sa robe de satin violet étaient restés les mêmes. Il était en dehors de
ce monde.

--Merci, lui dis-je. Vous m’avez procuré une fameuse nuit.

--Cette maison est la vôtre, répondit-il, en me faisant un salut de sa
pipe vert sombre.

Je lui demandai sottement:

--Que cherchez-vous donc dans vos pipes?

--Que cherchez-vous dans la vie? dit-il.

Et il aspira.

Je secouai Patrice et, tout dormant encore, titubant, je l’emmenai.

Nous arrivâmes chez Zarnitsky. Le Russe dormait sur son grabat, avec un
bras nu, décharné, hors de la couverture criblée de trous. La jeune Op.
23, déjà debout, faisait le ménage, balayait. Elle était petite, large
de taille et de bassin, un peu lourde, mais, au demeurant, exquise, à
cause de son visage si frais, si rose, de ses lèvres très rouges
entr’ouvertes sur des dents très blanches. Elle cessa de travailler et
me regarda avec son sourire d’enfant.

--Mais tu es belle comme un ange, ma fille! lui dis-je.

Elle continuait à me regarder et à sourire. Ce regard et ce sourire
m’énervèrent... Je la pris par les deux épaules et l’embrassai
brutalement sur la bouche.

--Allons! Allons! dit Zarnitsky, qui nous avait vus. Fichez-lui la paix!
Ce ne sera jamais fini pour neuf heures!

Op. 23, qui s’était prêtée à mon baiser comme à la chose la plus
naturelle du monde, s’essuya simplement la bouche d’un revers de main et
recommença à balayer.




LIV


Pendant huit jours nous fîmes ainsi la noce. Nous bûmes beaucoup, chez
Zarnitsky, qui avait un kummel excellent et une espèce de champagne
effroyablement sec, dur comme une râpe; au Deux-et-Un, où le Japonais se
torturait le cerveau pour arriver chaque jour à de nouvelles
combinaisons de cocktails.

Au Deux-et-Un, il y avait deux ou trois espèces de petites bonnes femmes
qui arrivaient du Sud pour chercher fortune. L’une était une Italienne.
Elle s’appelait Paolina. Quel pinson! Toujours en train de chanter et
pouffer! Incapable de rester trois secondes sur la même idée! Sa
cervelle était la chose la plus ahurissante que j’eusse jamais vue: on
aurait dit une volière... Elle se confiait à nous comme à de vieux amis,
nous contant sa vie passée, ses aventures, avec une verve, un humour, un
sens du comique et du trait!... Vrai, en entendant cela, ces espèces de
petits croquis tracés d’un coup de crayon fulgurant, ces déformations
caricaturales enlevées avec une sûreté et une justesse folles, j’avais
aux lèvres ce mot: génie... Dire que ce petit Hokousaï se prostituait,
pour vivre, à des bouchers, à des tanneurs, qui lui demandaient mille
choses atroces...

Le patron du Deux-et-Un, Ichiharagun, était hostile aux jeux, aussi bien
de cartes que de dés, qui dégénéraient trop souvent en batailles et
étaient cause d’une usure prématurée du matériel. Chez Zarnitsky, on
jouait,--car le Russe se fichait de tout,--mais petit jeu et dans de
telles conditions d’insécurité!... Un soir, Patrice et moi nous jouions
avec des Mexicains, de beaux gars au teint olivâtre... Au milieu de la
partie, il fallut sortir nos revolvers et ma foi! il s’en manqua de peu
que la poudre ne parlât!... Ces bandits-là avaient eu les quatre sept
dans deux mains et prétendaient nous couper le roi de carreau!...

Au bout de trois ou quatre jours, donc, Patrice, qui enrageait de voir,
probablement, son argent lui rester trop longtemps dans les poches:

--Écoutez, me dit-il, il n’y a qu’un endroit convenable dans Aklansas et
où on puisse toucher une carte sans risquer de se faire assassiner:
c’est le Cupido. J’ai envie d’y retourner.

--Allez! Allez, vieux! lui dis-je.

--Vous ne venez pas, vous?

--Non...

--Vous êtes plus enfant que je ne pensais. Tout ça parce qu’une
gamine...

Je l’interrompis:

--Ne vous mêlez pas de mon petit jardin, Patrice. Ne vous mettez pas en
peine de savoir si j’y fais pousser des ananas ou de la betterave. Allez
au Cupido. J’irai fumer chez les Ts’ienn Siuann.

Ce qu’il fit et ce que je fis. Tous les après-midi il allait se faire
détrousser au Cupido par des gens, disait-il, «tout ce qu’il y avait de
plus choisi et qui avaient le respect des cartes». J’allais, moi, chez
Ts’ienn Siuann et je fumais dix, vingt pipes, sans chercher l’ivresse
complète et le grand départ pour l’empyrée, mais, simplement, un bon
petit état d’euphorie. Je rencontrais chez le Chinois des gens charmants
et d’à peu près toutes les classes de la société: des fermiers, des
mineurs, etc., mais à qui l’opium avait donné comme une aristocratie de
pensée et de sentiment. Je n’ai jamais vu un de ces êtres faire un geste
brutal ou vulgaire. Je n’ai jamais entendu une parole choquante tomber
de leurs lèvres. D’ailleurs, c’était bien simple: tant que l’opium ne
les avait pas pénétrés, ne s’était pas emparé d’eux jusqu’au cœur, ils
se taisaient et restaient tranquilles, comme honteux de leur lourde
humanité. Ils ne commençaient à se manifester que quand la chère vieille
drogue les avait affranchis... Alors ils maniaient le rêve et l’esprit
comme des princes.

La première fois que Patrice était retourné au Cupido, il avait voulu,
en rentrant, me parler de Marion:

--Silence là-dessus, lui avais-je dit. Elle a choisi sa route...

Comme les femmes me manquaient un peu, je m’étais arrangé avec Zarnitsky
et, de temps en temps, Op. 23 passait la nuit dans mon lit.




LV


La rue sur laquelle donnait l’unique fenêtre de ma chambre était comme
toutes les rues d’Aklansas: pas l’ombre d’un pavé, une chaussée crevée
d’ornières énormes, qui, au moindre dégel, s’emplissaient d’eau. Cent
mètres plus loin, il y avait un grand hangar des Moulins Crescent, où,
toute la journée et jusqu’à deux heures après minuit, d’immenses
voitures, attelées de quatre ou six chevaux, amenaient de la paille, des
milliers de bottes de paille,--lesquels charrois étaient accompagnés de
hurlements de rouliers et de grincements d’essieux...

Ma chambre était terriblement haute de plafond. Il y avait, de chaque
côté de la porte, une chromo-lithographie, dans une baguette noire,
veuve de son verre. L’une de ces gravures prétendait évoquer, à grand
renfort de couleurs d’un cru à hurler, des enfants en toilette d’il y a
cinquante ans, qui s’amusaient à se balancer sur une planche posée en
travers d’un tronc d’arbre. Sur l’autre, on voyait des canotiers dans
une périssoire, auxquels, d’un petit ponton coquet, deux jeunes dames
adressaient des sourires, en agitant des mouchoirs de dentelle.

Sur la cheminée en plâtre, qui voulait imiter le marbre, se dressait une
statuette représentant un petit garçon, les mains dans les poches d’un
grand pantalon, beaucoup trop long et trop large, la tête coiffée d’une
énorme casquette... Il avait la bouche en cul de poule, et, sur une
petite plaque de cuivre collée au socle, on lisait: _Le Siffleur, par A.
Antonelli._

Comme meubles, un lit de fer aux ressorts geignants; pas de draps, des
couvertures de grosse laine grise, dont les poils piquaient comme de la
paille de fer; une commode d’acajou, avec un marbre gris, cassé en deux
morceaux, et, en fait de serrures, des trous. Pour ouvrir les tiroirs on
passait le doigt dans le trou et on tirait. Une table branlante,
recouverte d’un gros molleton rouge, deux chaises de paille.

C’est là que pendant quinze jours, et à raison de trois ou quatre fois
par semaine, je filai le parfait amour avec l’exquise et stupide Op. 23.
Ces jours-là, sitôt que nous avions dîné, elle montait avec trois ou
quatre bûches dans son tablier, pour allumer le feu. Je jouais une
partie de cartes avec Patrice et je montais à mon tour.

Je trouvais Op. 23 agenouillée par terre devant le feu, regardant les
flammes violettes, qui faisaient danser les ombres dans la pièce.
J’allumais une bougie et, tapant sur l’épaule de Op. 23, je lui faisais
signe de se lever. Je la prenais dans mes bras et je l’embrassais sur
les yeux, sur la bouche. Elle acceptait tout cela en souriant, bouche
entr’ouverte. Alors je la déshabillais, je lui enlevais son foulard de
tête, son châle, sa jupe, son corsage. Quand elle était en chemise, une
longue chemise de toile, je la prenais par la main, lui faisais signe de
monter dans le lit; elle montait, attendait, et, quand j’avais retiré
mes bottes, mon pantalon et mon gilet, je montais à mon tour; je la
prenais sans un mot. Elle ne paraissait trouver aucune espèce de joie à
nos étreintes, les supportait sans ennui. Comme un sac de laine... Une
poupée de son sans âme ni sens...

Je dois dire d’ailleurs que cela simplifiait bien des choses. Sitôt mon
plaisir pris, je me tournais de l’autre côté et je m’endormais.

Au réveil, j’avais au-dessus de ma tête le haut plafond, dans les coins
duquel d’énormes araignées noires avaient tendu leurs toiles. Dans la
rue, la neige tombait en gros flocons silencieux, qui se collaient aux
vitres comme des tampons d’ouate mouillée.

Op. 23 dormait encore. Je la secouais. Elle se tournait vers moi, me
regardait. Quand elle voyait que j’avais envie d’elle, elle restait.
Sinon, elle se levait, s’habillait, avec une parfaite tranquillité, et,
sans dire ni bonjour ni bonsoir, sans même me regarder, s’en allait.
Quand je descendais, je la trouvais en bas, dans la cuisine, en train de
laver la vaisselle. Je passais derrière elle. Elle ne se retournait pas
plus pour me donner un coup d’œil au passage que si j’avais été le
chien.




LVI


Jusqu’à l’heure du déjeuner, je bavardais avec les clients de Zarnitsky.
Jamais je n’ai vu tant de types originaux que dans cette espèce de cave,
que, de temps en temps, sans raison, Zarnitsky, se jetant au piano,
emplissait de musiques étranges et magnifiques.

Il y avait à ce moment, parmi les habitués, un grand garçon, maigre, un
peu voûté, les pattes flageolantes, qui, au haut d’un long corps,
portait une tête ravagée, avec des joues creusées comme à la gouge, un
nez en bec d’aigle, des yeux bleus qui n’étaient jamais fixés que sur un
rêve intérieur.

Il s’appelait Partridge.

Il lui était arrivé dans sa vie une aventure singulière. Il avait été
roi en Afrique. Pour le compte d’une Société belge de bois précieux, il
avait eu à administrer, aux alentours de Nyangoué, un territoire grand
comme l’Orégon, quelque chose comme trente ou quarante mille nègres.

Pendant cinq ans, il avait vécu là, avec un village entier pour le
servir,--un nègre pour son fusil, un nègre pour sa pipe, etc. Quand il
s’ennuyait, il envoyait chercher les chefs, à vingt ou trente milles à
la ronde. Ils arrivaient sur des chevaux superbes, dont les queues
traînaient jusqu’à terre... Partridge et ses chefs nègres partaient pour
la chasse...

--On partait, disait-il, et, au bout quelquefois, de deux jours de
marche dans des espèces de grandes steppes semées de bouquets d’arbres,
on tombait sur une bande de sangliers. On les chassait à l’épieu...
Quand la bête faisait tête, on descendait de cheval et, l’épieu sous le
bras, on attendait... Broum!... Ça fonçait!... Par moment, il y avait un
de mes noirs qui faisait: ha!... on s’approchait: il avait ses tripes
dans ses mains, le ventre troué d’un coup de boutoir... Alors il
mourait,--en suant de douleur, mais, hormis la douleur, assez satisfait:
ils ne font pas une grande différence entre la vie et la mort. Il faut
être assez malin pour commencer à comprendre que la vie est une chose et
la mort une autre.

Il menait là-bas une vie extraordinaire. Une vie comme aux premiers
temps de la planète: une vie de liberté et d’absolue insouciance. Dans
le désert, où les nuits sont glaciales, il s’étendait sur le sable, se
roulait dans sa couverture, s’endormait, ayant au-dessus de lui un ciel
éclaboussé d’étoiles, «à vous donner le vertige sidéral». Pas de maître.
Pas de patron. Des espaces illimités. A perte de vue la ténèbre verte de
la forêt ou le moutonnement des dunes du désert.

Or, un beau jour, la fièvre l’avait pris. Il avait essayé de se
cramponner à son royaume. Comme ce n’était pas un trop mauvais diable,
qu’il n’avait tué ni violé personne, que, même, il avait rendu quelques
petits services, comme de soigner et de guérir les ophtalmies à doses
massives de permanganate... pan!... pan!... dans les yeux!... les noirs,
qui avaient connu de pires échantillons de l’humanité civilisée, avaient
fait le possible pour le garder. Ils étaient allés jusqu’à Nyangoué, par
le fleuve, en pirogue, à deux cents milles de là, chercher un médecin,
un médecin blanc!... qui avait longuement examiné Partridge et avait
prononcé cette forte parole:

--Il faut vous en aller, mon garçon...

Partridge s’en était donc allé. Il avait repris sa vie, lui, ex-roi de
la forêt, ex-roi des sables, il avait repris sa terrible petite vie de
pauvre homme sans royaume, sans espace, sans lumière,--sans rien,--à
Aklansas, où il était je ne sais quoi, gratte-papier dans une fabrique
de bougies.

Alors voilà: il ne comprenait pas; il ne comprenait plus... Il ne
comprenait plus rien de tout ce qui se passait autour de lui. Tout cela,
ces lois, ces barrières, ces maisons où on s’enferme, ces lits où on
dort... coucher dans un lit!... pourquoi?... ces longues, longues
journées de travail courbé et vain, qu’on échange contre de petites
rondelles d’argent ou des morceaux de papier crasseux, qu’on échange, à
leur tour, contre du pain, de la bière, de la viande... il trouvait cela
idiot!... Idiot!... Plus rien n’était conforme à la vérité. Tout était
dépravé, perverti, détourné de sa signification première, disparaissait
sous trente-six couches de cabotinage et d’hypocrisie; plus personne ne
montrait sa face réelle... Horreur! Horreur! Horreur et folie!

J’adorais ce Partridge. C’était un paradoxe perpétuel et qui n’avait
rien de voulu. On commençait par l’écouter avec stupeur, et, au bout
d’une heure, on songeait: «Mais il a raison! Mais c’est nous qui
déraillons!»

--Le travail! Le travail! disait-il en ricanant. Il n’y a pas de pire
déchéance! Mais l’homme n’est dans le vrai que quand il ne fout rien!
Gloire aux paresseux! Le nègre se croirait déshonoré s’il faisait la
centième partie de ce que fait le plus fainéant d’entre nous... Voilà un
homme! Les gens de par ici aiment le travail pour lui-même... Ils le
glorifient et l’exaltent! On fait des bouquins et des poésies là-dessus!
Vous ne trouvez pas ça stupéfiant?

Il y avait aussi un marchand de chiens qui s’appelait Staynes et qui
était un phénomène. Jamais je n’avais vu un homme aussi volubile ni
aussi grimaçant. Quand il se lançait dans une conversation, tout
marchait: les mains, les doigts, les bras, la tête, les yeux, le nez, le
corps, les jambes!... Fou!... Fou!... On eût dit un homme poursuivi par
un essaim d’abeilles!... Ce qu’il disait,--impossible d’en comprendre un
mot, naturellement!... tout au moins si l’on n’y portait pas une
attention extrême: car les mots, dans sa bouche, avaient l’air de jouer
à saute-mouton... Il était tellement pressé d’arriver au bout de sa
phrase que les noms, les verbes, tout cela restait toujours amputé d’une
ou deux syllabes... Pour dire: «Ma tante s’est acheté un chapeau violet»
il disait: «Ma t... s’est ach... un chap... viol...» et il riait,
pouffait, et, quand il avait l’impression, sans doute, qu’on commençait
à comprendre quelque chose à ses discours, il se cachait la bouche
derrière sa main.

Il fallait entendre une conversation entre Partridge et Staynes. C’était
la chose la plus ahurissante qui fût... Car Staynes se répandait en un
torrent de paroles incompréhensibles et en une folie de gesticulations
et Partridge, ses grandes jambes étendues, les mains dans ses poches,
sans du tout faire attention à ce qu’essayait d’exprimer le malheureux,
poursuivait, à grand renfort de hochements de tête et de moues écœurées,
son rêve de roi déchu.

Quand Staynes avait fini de parler, Partridge disait seulement:

--Mais tout est comme ça! Nous vivons en pleine imbécillité!




LVII


Un jour, à déjeuner--nous déjeunions avec Zarnitsky et Op. 23, dans la
cuisine, l’horrible cuisine, pleine de mouches et d’araignées,--Patrice
me dit:

--Vous savez: la jeune Marion n’est plus au Cupido. Envolée.

--Le bon Dieu la bénisse! répondis-je. Est-ce qu’elle s’est fait
enlever? Vous me croirez si vous voulez: je commençais à l’oublier...

Mais le lendemain Patrice me dit:

--L’histoire de cette petite est étrange. Car voici ce qui se passe:
elle n’a pas été enlevée. La vieille Marjorie croit qu’elle est en train
d’essayer de se racheter...

--De se... quoi?

--De se racheter. D’expier sa faute.

--Ah! fis-je.

Puis au bout d’un moment:

--Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là?

J’avais pris mon chapeau:

--Venez...

Le Cupido était vide. Il y avait tout juste, au premier, une famille de
fermiers, le père, le fils et la bru, en costume des dimanches, qui
faisaient silencieusement brûler un punch.

J’appelai le patron:

--Vous avez eu ici une nommée Marion?

--Qu’est-ce que ça peut vous faire? dit-il.

Il tiraillait sa petite moustache avec ses gros doigts sans ongles.

--Elle est partie? demandai-je.

--Le bruit en court...

--Pouvez-vous me dire où elle est allée?

--Non. Primo parce que je n’en sais rien.

--Vous n’avez aucune idée du lieu où elle peut être?

Il fit non de la tête.

--Envoyez-moi votre Marjorie. Je vais lui dire un mot.

Il lança vers la porte: «Hé! Miss Marjorie!» et allant au comptoir il se
tira un verre de bière qu’il avala d’une lampée.

Nous nous étions assis à une table.

--Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’on me veut? dit la vieille danseuse
en entrant.

Elle arrivait en se dandinant et en minaudant. Mais tout à coup elle me
reconnut et comprit du coup ce que nous venions faire. Son visage
s’éteignit.

--C’est pour Marion que vous venez? dit-elle. Vous avez de ses
nouvelles?

--Non, fis-je. Je venais vous en demander.

--Je ne sais rien.

Elle s’était assise en face de nous. Elle posa sa main sur la mienne et
me regarda avec des yeux où je fus surpris de voir une vague lueur
d’humanité.

--Où est Marion? me demanda-t-elle. Vous savez que je l’aimais bien?

--Je sais, fis-je. Racontez-moi l’affaire.

--Elle est partie l’autre matin. Elle m’avait dit adieu. Elle m’avait
dit: «Vous avez été gentille pour moi, Marjorie. Mais je ne peux plus.
Il faut que je m’en aille.» Elle était sortie. Elle avait fait un paquet
de ses affaires. J’ai vu que sur la place elle était attendue par cette
femme que l’on appelle la Mère et qui tient un club contre l’alcool...

--Bon Dieu! dis-je en me levant. Est-elle tombée dans les pattes de
cette mégère?

--Je crois, dit la danseuse. La Mère était venue la veille avec deux
hommes: l’un qui s’appelle Coulombier...

--Je connais, dis-je. Un Pêcheur du Lac. Un vieux fou.

--L’autre qui s’appelle Sqwal... Vous connaissez aussi?

--Non. Je crois pourtant qu’on m’en a parlé...

--C’est un maître d’école. Je n’ai pas encore compris, dit-elle, en
secouant gravement ses boucles folles de petite-fille, si c’était un
saint ou un monstre.

Puis après une seconde de réflexion:

--Je crois plutôt que c’est un monstre... En tout cas il roue de coups
ses gosses. Ils étaient donc venus tous les trois sous prétexte de faire
une quête pour l’ouvroir de Sqwal, qui s’appelle... ah! comment
s’appelle-t-il, cet ouvroir?... «Sanction et réparation!» Ils ont parlé
à Marion... Ils l’avaient prise là-bas, dans le coin; je voyais qu’elle
faisait: Oui!... Oui!... avec sa tête...

--Patrice! dis-je. Expliquez ça si vous pouvez: j’avais pris mon parti
de la voir rouler dans cent pieds de boue... Mais ça,--non!

Et je l’entraînai.




LVIII


Nous allâmes d’abord chez ces pauvres imbéciles de Buveurs d’Eau. Leur
société devait avoir un nom plus solennel: Société de Préservation
Anti-alcoolique... Ou quelque chose comme cela... Je ne l’ai jamais su
et n’ai jamais essayé de le savoir.

En nous voyant entrer les vieux bébés se mirent naturellement à trembler
et à bégayer de terreur: «Eux! Les voilà encore! Mon Dieu! Mon Dieu!» et
trois ou quatre d’entre eux se laissèrent glisser derrière les tables
pour se mettre à l’abri.

--Assez! leur criai-je. Tas de lamentables larves! Je vous laisse à
votre sort! Mais je cherche la Mère... Où est-elle?

L’un d’eux se leva, comme un gamin que le maître interroge, et, en se
balançant sur ses hautes jambes, il me répondit:

--Nous ne savons pas. La Mère ne nous dit jamais...

--Allez! Allez! criai-je encore plus fort, en sortant mon revolver de
l’étui. Ne vous fichez pas de ma figure! Où est la Mère? Ou je tire dans
le tas...

Alors l’un d’eux, une espèce de petit nain à visage ratatiné comme une
pomme qui vient de passer six mois dans le grenier,--sans un poil de
barbe ni de moustache, un petit monstre inquiétant me dit:

--Peut-être est-elle chez M. Sqwal?

--Où habite votre Sqwal?

--Ah!... fit le nain, ouvrant les bras en signe d’ignorance.

Mais un grand diable, qui avait d’énormes moustaches noires de bandit et
qui tricotait je ne sais quoi devant la fenêtre, avec deux longues
aiguilles de bois:

--M. Sqwal a son école à Lossiemouth, dit-il. Ce doit être à la
troisième ou quatrième maison à gauche en arrivant au village.

Lossiemouth est à un demi-mille environ d’Aklansas. Il s’était mis à
neiger: une neige lourde, dense, dans la tombée de laquelle nous nous
creusions notre route comme dans les herbes hautes d’une brousse. A
partir de Saint-Patrick les maisons devinrent rares; on n’apercevait
plus que de loin en loin des usines et des gazomètres. La route était
enfouie sous un bon pied de neige solide.

L’école du nommé Sqwal était à l’entrée du village. Nous n’en vîmes
d’abord qu’un haut mur gris par dessus lequel se dressait le squelette
noir et désolé d’un grand arbre. Il y avait dans le mur une petite porte
avec une sonnette en cuivre.

Je tirai la sonnette; la porte s’ouvrit comme sur le déclic d’un
ressort... Nous entrâmes.

Une cour s’étendait devant nous. A droite nous avions le pavillon où
devait loger le portier; en face de nous un triste bâtiment en torchis
du siècle dernier. Toute la façade de ce bâtiment était percée de
fenêtres terriblement symétriques. Elles étaient garnies de rideaux de
toile blanche unie.

Dans le petit pavillon deux portes étaient percées. Au-dessus de la
seconde de ces deux portes il y avait une plaque d’émail blanc avec ce
mot en lettres noires: _Humanité._

La première porte était ouverte. Il en sortit une grande et grosse
femme, à visage empourpré, vêtue d’un long tablier noir et qui, en
marchant, se déplaçait tout d’une pièce, sans qu’un pli de son tablier
bougeât; on voyait juste ses pieds se mouvoir.

--Qu’est-ce que vous voulez? demanda-t-elle d’une voix rude.

--C’est ici l’école de M. Sqwal?

--Oui.

--Vous n’avez pas vu cette personne qu’on appelle la Mère et qui dirige
une société antialcoolique?

--Non. Elle était là hier. Je ne l’ai pas vue ce matin.

--M. Sqwal n’est pas là?

--Je vais voir. Entrez au parloir.

Elle poussa la seconde porte et nous nous trouvâmes dans une petite
pièce meublée d’une table de chêne et de chaises cannées. Au mur il y
avait des quantités de gravures et de photographies. Une de ces
photographies représentait, disait une inscription à l’encre, en
bâtarde: «M. Sqwal au milieu de ses petits élèves». On voyait un homme
assis dans un fauteuil, ses grandes jambes maigres croisées, la
chaussette tombant en accordéon sur la cheville, une tête toute petite,
à la face ricanante, sur un cou de poulet. Tout autour de lui étaient
groupés des enfants debout; il en avait pris un sur ses genoux. Ils
avaient tous la même expression: comme un air grave et hébété.

Sur une autre photographie on pouvait contempler «M. Sqwal jouant à
colin-maillard avec ses petits élèves». Sqwal, les yeux bandés, courait,
avec ses grandes jambes et son ricanement, après une douzaine de gamins
qui avaient l’air de tourner comme des chevaux au manège, sous la menace
du fouet.

Il y avait enfin des diplômes,--beaucoup de diplômes: une Médaille
d’Honneur de la Société de Pédagogie accordée à M. Sqwal «en récompense
des services éminents rendus par ce pédagogue à la cause de l’enfance»;
une Mention Honorable de l’Exposition de San-Francisco de 1920...
C’étaient des gravures de ce triste art officiel: des femmes
symboliques, altières et voilées, posant majestueusement la main sur
l’épaule d’enfants nus, qui levaient vers elles des yeux reconnaissants.

La concierge avait traversé la cour de son pas de jouet mécanique; elle
était entrée dans le bâtiment du fond dont la porte s’était rabattue sur
elle avec bruit.

Nous nous attendions à la voir ressortir et à nous amener Sqwal par le
même chemin. Point... C’est dans notre dos qu’une porte s’ouvrit et nous
vîmes paraître une femme qui était bien la femme la plus laide que nous
eussions jamais vue. Elle n’était qu’une grimace: un menton de galoche,
des joues qui se creusaient... Quelque chose comme une vieille poire
tapée!... et je ne sais quoi dans les yeux de si hagard et de si
semblable à cette lueur pâle et vague que les déments ont dans le regard
que je fus surpris de l’entendre dire d’une voix humaine et normale:

--Vous avez demandé M. Sqwal?

--Peut-on le voir?

--Il est allé à Aklansas pour tâcher de placer aux Docks un de ses
anciens élèves. Car M. Sqwal estime que le devoir du maître ne s’arrête
pas avec la fin de la scolarité. M. Sqwal suit ses élèves jusqu’au bout.

J’avais mis la main au bouton de la porte.

--Mais si vous voulez me confier à moi-même l’objet de votre visite?
fit-elle. Je suis madame Sqwal... C’est pour un enfant?

--J’allais dire: Non... Mais une sorte de curiosité de coroner me
traversa l’esprit.

--Oui, répondis-je. C’est pour mon gamin. Je reviens des placers avec
quelques sous. J’avais envoyé le petit chez sa grand’mère à Mudledon. Je
voudrais le faire venir près de moi.

--Nous pouvons causer si vous voulez, dit-elle. Je ne crois
véritablement pas que votre petit puisse être mieux qu’ici. C’est une
vraie maison de famille. Notre programme tient dans un mot: affection.

--Je sais, fis-je. Votre établissement m’a été recommandé par la Mère.
C’est tout dire.

--Ah! fit Mme Sqwal. Vous venez de la part de mistress Cockburn? Il
fallait le dire tout de suite... Mistress Cockburn est une grande amie
de cette maison. C’est une femme admirable. Elle est venue hier soir
apporter des friandises à nos enfants. Les chers petits l’appellent:
«Bon ange...»

A ce moment nous entendîmes un bruit de sanglots et de gémissements qui
semblait venir de la cour de derrière.

--Vous permettez? fit Mme Sqwal avec un sourire.

Elle sortit et immédiatement le bruit s’arrêta. Elle revint en disant:

--Avec un baiser on apaise bien des petits chagrins...

Puis reprenant la conversation:

--Voyons? dit-elle. Quel âge a ce bambin?

--Onze ans, madame...

--C’est un âge bien intéressant... L’intelligence s’éveille. Ils sont
curieux de tout. Un vrai petit trésor que vous allez nous confier là: un
trésor pour le pédagogue et pour le bon papa qu’est M. Sqwal...

--Je n’en doute pas, répondis-je. Mais je voudrais vous adresser une
prière: je serais heureux de jeter un coup d’œil sur votre école...

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle eut l’air de réfléchir deux ou
trois secondes...

--Nous n’accordons jamais cette autorisation, dit-elle enfin. Car c’est
un principe de pédagogie bien connu qu’il ne faut pas troubler ces
petits êtres dans leur travail, ni même, et je dirais volontiers,
fit-elle, avec un petit sourire contrefait et en ayant l’air de nous
menacer maternellement du doigt,--ni surtout dans leurs jeux. Mais enfin
vous nous êtes envoyés par la Mère. Cette maison est la vôtre. Venez...

Nous la suivîmes. La porte s’ouvrit sur nous et se referma comme une
trappe. Nous suivîmes un couloir à l’autre bout duquel s’ouvrait une
autre cour où des enfants jouaient. C’est du moins la première
impression que j’eus; je crus que ces enfants étaient en train de jouer.
Mais cinq secondes ne s’étaient pas écoulées que j’avais déjà percé le
fond de tristesse quasi désespérée de ce tableau: les enfants allaient
et venaient en lançant à droite et à gauche des regards craintifs et
douloureux... Il y en avait qui s’étaient comme réfugiés dans les coins
et qui semblaient se confier les uns aux autres de lourds secrets ou de
vagues espérances...

Quand ils nous aperçurent, il y eut parmi eux comme une silencieuse
émotion et je vis les groupes se dissocier, les petites errances se
détourner de leur route,--comme les petits poissons de la rivière quand
le brochet paraît.

--Eh bien! Eh bien! dit Mme Sqwal. Où est M. Pflugh?

Un grand garçon dégingandé qui était assis à l’autre bout de la cour et
lisait son journal, accourut.

--Voyons? fit Mme Sqwal. Pourquoi ne jouent-ils pas? Il faut qu’ils
jouent...

Elle frappa dans ses mains de petits coups secs et cria:

--Allons!... Wilkins!... Hedley!...

Les enfants se mirent à courir, à sauter, à pousser des cris timides et
sans joie,--et une sorte de demi-vie s’empara d’eux...

Il y avait au milieu de la cour une espèce de petite cabane qui servait
d’urinoir. Debout contre la porte de cet urinoir, les deux mains dans
ses poches, sombre, le regard noir, comme perdu dans un rêve fier, un
gamin était planté.

Mme Sqwal l’avait aperçu.

--Eh bien! Gross? dit-elle. Tu ne joues pas?

Il secoua la tête sans répondre.

Elle reprit:

--Tu ne veux pas jouer, Gross?

Il se tut. Mais il ferma les yeux et je vis ses paupières se gonfler de
larmes.

--Petit sot! dit Mme Sqwal, enjouée. Tu ne vas pas pleurer parce que je
te dis de jouer? Allons!

Elle le prit par le bras et fit le geste de le pousser vers des
camarades qui passaient en courant... Il resta là, debout, levant la
tête vers le ciel, la gorge serrée.

--Eh bien! dit Mme Sqwal, la voix changée. Voilà qui est curieux! On
n’écoute plus Mme Sqwal? On n’est plus mon bon petit Gross?

Puis se penchant vers lui et lui parlant de plus près:

--Je te dis de jouer, Gross... Veux-tu jouer? Oui? Non?

Après un temps:

--Non... Il ne veut pas jouer... Tu es libre. Mais tout à l’heure tu
viendras dans le bureau de M. Sqwal et je te parlerai...

Alors il la regarda avec des yeux à la fois pleins de haine et de peur
et comme s’il se réveillait d’un sombre petit rêve de révolte:

--Non, madame, dit-il. J’aime mieux jouer...

Il se mit à courir... Ses petits camarades l’avaient pris et
l’entraînaient.

Mme Sqwal se remit à sourire:

--C’est un bon petit, dit-elle. Mais il a ses caprices...

Quand les enfants sentaient qu’on ne les regardait pas, ils s’arrêtaient
de jouer, reprenaient leur air farouche de petits proscrits. Mais Mme
Sqwal avait une tête extraordinairement mobile et qui savait se tourner
de tous les côtés à la fois. Alors partout où elle projetait son regard,
les jeux reprenaient aussitôt, comme l’herbe s’enflamme sous un rayon de
feu... Mais quels jeux! Des jeux de comédie et de complaisance où il n’y
avait pas un cri, pas un geste, pas un rire, qui fût sincère... Un petit
à grosse tête tournait autour de nous et ne cessait de dire: «Que je
m’amuse! Que je m’amuse!» en regardant de notre côté.




LIX


Nous allâmes ensuite visiter les bâtiments. Ils étaient sinistres.
D’abord cette odeur,--cette louche et indéfinissable odeur: cela sentait
la crasse, la misère, l’urine... Puis la tristesse de tous ces lits
rangés côte à côte, de ces casiers où s’empilaient des chaussures, où
s’alignaient des brosses...

--Pas de peignes! disait Mme Sqwal. Les cheveux sont une source de
microbes... Nous les leur faisons couper ras. C’est infiniment plus
hygiénique...

Des pancartes sur tous les murs et à tous les tournants de couloirs.
Mais ici ce n’étaient point des pancartes à l’adresse des âmes
sensibles. Il n’était plus question d’humanité... Elles commençaient
presque toutes uniformément par ces mots: «Sous peine de sanctions
sévères il est interdit de...» Et il était interdit de jeter de l’eau
par terre et dans les lavabos, de bavarder au dortoir, de cirer ses
chaussures avec la brosse à décrotter, de se moucher avec bruit, de
cacher des friandises sous son traversin, etc., etc. Cela alternait avec
des déclarations de principes du genre de ceci: «Toute dégradation du
matériel entraîne: 1º réparation; 2º sanction.» «Cracher par terre c’est
attenter à la vie d’autrui», et, pour illustrer ce précepte, on voyait
une main brandissant un couteau.

Ce n’était pas l’heure des classes. Mme Sqwal nous en montra deux ou
trois. Je vis le triste tableau noir qui me rappela tant d’heures
sombres, tant d’heures gâchées, cruelles... Car triste est la jeunesse
des hommes! Rien n’est peut-être plus absolument sot que ces leçons
atroces où le maître, voulant descendre au niveau de son élève, descend
infailliblement au-dessous; l’enfant se fait une âme plus puérile encore
et ne redevient homme que pendant les récréations.

--Nous avons aussi un petit atelier de travail manuel, dit Mme Sqwal.
Car ces bambins seront plus tard des ouvriers. Nous devons songer à leur
rendement social.

Elle poussa une porte:

--Voici, dit-elle. Voici notre petit atelier...

Et... mon Dieu! quelle chose étrange!... quelle chose insensée s’offrit
à nous!... J’avais posé la main sur le bras de Patrice... Nous
regardions...

C’était une grande salle rectangulaire et nue, meublée d’une trentaine
d’établis, avec des valets, des maillets, etc. Et près de l’un de ces
établis, debout, il y avait un gros homme, vêtu d’une jaquette noire. Il
avait sous le bras une petite serviette de moleskine, une règle à la
main, et il... comment dire?... il faisait manœuvrer un enfant de douze
ans qui, comme une sorte de petite bête pour exhibitions de cirque, une
petite bête affolée, haletante, grimpait sur l’établi, s’en laissait
retomber, passait dessous, regrimpait de l’autre côté,--avec une espèce
de frénésie démente, de précipitation désespérée,--qui me saisit le
cœur...

Mme Sqwal avait poussé un cri:

--Arrêtez!

Le petit s’arrêta. Il resta assis sur le sol...

--Mais qu’est-ce que vous faites, monsieur Brown? dit Mme Sqwal.

--C’est Mathews, dit le surveillant. Il a cassé une carafe au
réfectoire. M. Sqwal lui a infligé deux heures d’écureuil.

--D’écureuil? Qu’est-ce que vous voulez dire avec votre écureuil?
fit-elle ayant l’air de prendre la chose en riant. Mais c’est une
plaisanterie! On s’est moqué de vous, monsieur Brown! Va, petit
Mathews...

Quand l’enfant, qui s’était péniblement relevé, passa devant elle, elle
fit mine de l’attirer contre soi pour le caresser.

--Pardon!... fit l’enfant, en levant le coude.

--Ah!... je ne veux pas, Mathews! dit Mme Sqwal. On ne lève pas le
coude! Est-ce que je t’ai quelquefois battu?

--N...on, madame..., balbutia le petit.

--Alors! dit-elle, avec une amicale taloche. Va, petit fou!... et mets
ton tricot... Il ne fait pas chaud ce matin...

Nous descendions l’escalier.

--Ce Brown a comme cela des bizarreries, dit-elle. Mais c’est un très
brave garçon, la Mère nous l’a chaudement recommandé...

Quand nous fûmes arrivés à la loge:

--J’aurais tout de même bien voulu voir M. Sqwal, dis-je à cette femme.

--Il se sera attardé... Avec ces petits il est toujours par monts et par
vaux... Voulez-vous revenir demain et amener votre gamin? Il causera
avec lui... Il y a un petit examen psycho-pédagogique à lui faire subir.

Nous prenions congé quand la sonnette de l’entrée retentit. La porte
s’ouvrit et un homme entra en coup de vent, très rouge,--un petit homme
tout rond mais trapu comme un tronc de saule.

--M. Sqwal? demanda-t-il à la concierge.

On lui répondit sans doute que M. Sqwal était absent,--car il dit en
élevant le ton:

--Alors qu’on me donne n’importe qui. Je suis le père du petit Farquard.

Patrice me poussa du coude.

Mme Sqwal nous reconduisait. Sans se soucier de nous l’homme se dirigea
vers elle:

--Vous êtes Mme Sqwal? J’ai à vous parler. Votre maison est une
maison...

Une colère sourde l’étranglait.

--Je reconduis ces messieurs et je suis à vous, dit-elle en
l’interrompant.

Quand nous fûmes sur le seuil, elle prit un air de compassion et, se
touchant le front:

--C’est un malheureux qui a été trépané, fit-elle. Nous avons recueilli
son petit par charité et c’est un pauvre petit dont on ne s’occupe guère
dans sa famille... Mais pour cela je suis un peu une vieille folle: tous
ces bambins je les considère comme miens... Quand j’avais cinq ans, ma
mère me disait: «Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grande,
Nancy?--Maman, j’aurai beaucoup de petits enfants!...» J’avais déjà la
vocation!... Je vous salue, messieurs. A demain.

La porte se referma avec un bruit sourd.




LX


--Qu’est-ce que vous pensez de ça? demandai-je à Patrice.

--La maison m’a l’air d’une jolie boîte! Attendons le nommé Farquard...
Il doit avoir de bonnes choses à nous raconter...

Nous attendîmes plus de vingt minutes. Nous nous étions cachés dans un
petit passage qui aboutit juste en face de l’école. Les éclats de voix
de Farquard parvenaient jusqu’à nous.

Je songeais:

--Qu’est-ce que Marion est allée faire là-dedans!

Enfin l’homme sortit. Nous nous dirigeâmes vers lui et je lui dis:

--Qu’est-ce qu’il y a? On a battu votre gosse?

Il me regarda d’un air furieux:

--Ça vous intéresse?

--C’est que moi aussi j’ai une affaire avec les Sqwal et d’autres
phénomènes de cet acabit...

En deux mots je lui contai l’histoire de Marion.

--Je vois ce que c’est, dit-il. Venez. Nous allons boire. Nous pourrons
causer.

Nous reprîmes la route d’Aklansas; à cent mètres de l’école il y avait
un débit de boissons. Nous entrâmes. C’était une petite salle carrelée,
avec un bar, une demi-douzaine de tables, où il ne devait pas venir
s’asseoir beaucoup de clients, car, en nous voyant, le patron nous
interpella:

--Qu’est-ce que vous voulez?

--Boire! dit Farquard.

Nous nous assîmes dans un coin.

--Voilà, dit Farquard, sans préambule. Je suis arrivé du Sud il y a
trois mois avec ma femme et mes quatre enfants. J’ai une fille qui a
dix-huit ans et trois garçons qui ont treize, quatorze et dix-sept ans.
La fille travaille dans les couronnes mortuaires. Le garçon de quatorze
ans et celui de dix-sept sont à l’usine électrique où ils ont l’air de
vouloir se débrouiller. Le petit de treize ans est un enfant de faible
santé mais que je considère comme remarquablement doué sous le rapport
de l’intelligence. J’ai donc voulu le pousser dans ses études. On
m’avait dit: «Adressez-vous à une société de gens tout à fait bien qu’on
appelle les Pêcheurs du Lac de Tibériade.»

--Bon! fis-je. Fameux individus!

--Je m’adresse donc aux Pêcheurs qui me disent: «Sqwal. Voyez Sqwal.» Je
mets mon petit chez Sqwal. Ça marche convenablement pendant deux mois.
J’étais même plutôt content. Je ne sais pas si le petit faisait des
progrès: car j’ai eu ma maison à monter et je n’ai guère eu le temps de
m’occuper de ses devoirs. Mais le petit, qui est ordinairement un garçon
instable, turbulent, paraissait se calmer et s’assagir. Jusqu’au jour où
je m’aperçus que son regard changeait,--s’éteignait... Je ne sais pas si
vous me comprenez?

--Oui, dis-je. A tous les gosses de Sqwal j’ai vu ce regard éteint.

--Alors je lui ai demandé: «Tu n’es pas malheureux, Billy?» Il m’a
répondu: «Non... Non, père. Ça va.» Deux ou trois jours après je lui ai
demandé: «Tu as l’air tout drôle? Qu’est-ce qui se passe?» Il m’a encore
répondu: «Rien. Je me porte bien.» Bon. Avant-hier il est rentré de
l’école comme brisé de fatigue... avec des yeux... vous savez: des
yeux... comme quand on vient d’avoir un cauchemar... Il n’a pas mangé.
Il s’est couché. Nous nous sommes dit: «Il a encore eu froid. Il a pincé
un rhume.» Mais dans la nuit le délire l’a pris. Il s’est mis à s’agiter
dans son lit et il nous prenait la main, à sa mère et à moi, en criant:
«L’écureuil! L’écureuil!...» Nous avons fait venir un médecin. Il a
examiné Billy, l’a pris à part, l’a fait causer,--et il m’a dit: «Où
donc va-t-il à l’école?--Chez un nommé Sqwal...--Mais vous savez qu’on
le maltraite!--Qu’on le maltraite? Qui ça?--Son maître. Votre nommé
Sqwal...--Mais c’est impossible! M. Sqwal est un pédagogue; c’est un
homme très réputé... Il m’a été recommandé par des gens tout à fait
bien...--Vous savez: pédagogie, philanthropie,--ce sont des mots. Il
faut voir ce qu’il y a derrière...»

Il but une grande lampée de bière et s’épongea le front.

--Alors, dit-il, voilà, toute la journée d’hier j’ai fait une sorte
d’enquête,--sur les Pêcheurs du Lac,--sur la Mère, qui m’avait également
parlé de Sqwal dans des termes excellents,--sur les Sqwal, mari et
femme,--et j’ai découvert des choses... des choses telles que, si je
n’avais pas eu les preuves, je croirais volontiers qu’on s’est fichu de
moi... Qu’est-ce que c’est donc que l’humanité! On dit qu’elle est
vieille de six mille ans... Au bout de six mille ans elle en est encore
là...

Il eut l’air de se mettre à songer. Puis chassant cela de la main:

--Voyons, dit-il. Que je ne m’égare pas... Car je vous avouerai que
depuis hier la tête me tourne un peu... D’abord j’ai appris que les
Pêcheurs du Lac faisaient profession de sauver les âmes. Bon. C’est très
bien... Seulement ils ont la haine des corps...

Il leva son index en l’air:

--Plus les corps souffrent, pensent ces malheureux, plus ils sont
flagellés, torturés,--plus les âmes ont de chance d’être sauvées. Le pis
est qu’avec ces théories-là, ils attirent du monde et une fois qu’ils
tiennent quelqu’un, bon sang! ils le tiennent bien!... Il n’y a plus
rien qui existe: ni amour, ni famille, ni enfants. Les Winston avaient
une fille qui s’appelait Grâce... Grâce!... c’est un joli nom... Il y a
de la joie là-dedans et du sourire... Elle est entrée aux Pêcheurs.
Maintenant, quand elle rencontre ses parents dans la rue, elle passe
droit son chemin,--sans les saluer. C’est ainsi.

--Pourtant, fis-je, je me suis trouvé avec deux ou trois de ces
Pêcheurs. Ce ne sont pas de méchantes gens...

--Ce sont des fous! dit Farquard, des fous tragiques,--qui se sont
arrachés le cœur!...

--On ne peut donc rien contre eux?

--Il paraît que non. Les lois les protègent. Vous savez: ce n’est pas
très intelligent, les lois... Tout dépend des mots qu’elles recouvrent.
Or dans le cas des Pêcheurs il y a des mots comme: charité, rédemption,
etc. Alors chaque citoyen peut être maudit et exècre ces gens-là. Mais
la collectivité leur tire son chapeau.




LXI


--La Mère? demandai-je à Farquard.

Il eut l’air de se recueillir une seconde:

--La Mère, dit-il,--c’est autre chose. C’est moins simple et moins
clair. Nous entrons dans un domaine de haute psychologie où je patauge
un peu. Voyons... Comment vous expliquer ça? C’est une femme méchante.
Elle aime avilir et dégrader. Mais, peut-être parce que les gens
s’ignorent toujours un peu, et, peut-être encore, parce qu’ainsi elle
peut mieux mener à bonne fin sa mauvaise tâche, elle l’a mise sous le
couvert d’une idée honorable: l’antialcoolisme. Alors, avec son
antialcoolisme, elle prend des hommes, sans doute dégradés, des
ivrognes, des repris de justice,--et elle les sauve. Mais elle ne les
sauve qu’en faisant d’eux des choses plus pitoyables encore que ce
qu’ils étaient jusqu’alors, des êtres infâmes...

--J’ai vu ça...

--Des êtres à l’orgueil, à la dignité rompus, de pauvres chiens
rampants. Wilkes était alcoolique et il rouait de coups sa femme, ce qui
n’est pas très beau,--non. Elle l’a tiré de l’alcool. Mais Wilkes n’est
plus un homme. Je voudrais vous le montrer. Vous auriez la chair de
poule. On lui dit: «Wilkes, debout!» Il se lève. On lui dit: «Assis,
Wilkes!» Il s’assied.

--Mais comment s’empare-t-elle de tous ces pauvres diables?

--Je ne sais pas. On ne sait pas. Quelqu’un m’a dit qu’elle les
regardait d’un certain œil. Alors ils tombent par terre et lui disent:
«Ma mère chérie!»

--Sqwal? lui dis-je. Parlez-moi de Sqwal!

Il tira de sa poche une grosse pipe de racine, la bourra, l’alluma
lentement, en tira deux ou trois bouffées:

--Sqwal, fit-il, est, après les Pêcheurs du Lac, après la Mère, d’un
niveau encore supérieur dans le mal. Sqwal est un personnage démoniaque.
Voilà... Je ne trouve pas d’autre mot. C’est un ancien forgeron. Un
jour,--il avait à ce moment-là vingt-cinq ou trente ans,--il a décidé de
se consacrer au relèvement des mineurs et des prostituées. Il a fait du
battage autour de ça, des boniments de camelots,--et l’argent, cet
argent qui se déclenche si difficilement quand il y a quelque chose
d’intéressant ou simplement de sérieux à faire,--l’argent est arrivé. Le
gouvernement, les pouvoirs publics, qui sont bien les choses les plus
godiches que je connaisse, au lieu de se demander ce qu’il y avait
derrière ça, ce qu’il y avait dans l’âme de Sqwal, le gouvernement et
les pouvoirs publics se sont hypnotisés sur ce mot: Charité,--et,
finalement, tant en dons qu’en subventions, Sqwal s’est trouvé à la tête
de cent soixante mille dollars.

--Bravo! dis-je. Un savant demanderait des fonds pour lutter contre le
cancer ou le choléra...

--Il ne ramasserait pas dix cents. Alors Sqwal a installé son ouvroir, a
fait le rabatteur à droite et à gauche, prononcé des discours, s’est
fait interviewer,--et les pauvres femmes sont venues et il les a sauvées
de la prostitution. Vous me direz encore: «Mais comment les prenait-il?»
Je crois au fond que beaucoup de gens ont le vertige de la souffrance...

--Quel système employait-il pour leur faire expier leur faute?

--Mystère... Tout ce que je sais c’est qu’un jour la police a mis le nez
là-dedans. On s’est aperçu que dans l’ouvroir de Sqwal il se passait des
choses... regrettables... Des filles s’étaient un beau jour réveillées
de ce cauchemar et étaient allées raconter ce qu’elles avaient
souffert...

--On l’a coffré?

--Non... Coffrer Sqwal! Vous êtes fou! On lui a simplement dit: «Pas
trop de zèle!» Sqwal, déçu, à côté de son ouvroir de repenties ouvrit
une école,--parce que les gosses c’est plus sûr: ça ne parle pas.

--Mais, dis-je, l’ouvroir existe toujours?

--Oui.

--Alors c’est là qu’est Marion?

--Sans aucun doute...

--Mais quelle vie mène-t-elle là-dedans?

--On ne les torture plus: c’est tout ce que je puis vous dire...

Je me levai:

--Patrice, dis-je à mon vieux compagnon, qui, pendant toute cette
conversation, était resté silencieux à tailler des petits bouts de bois
avec son grand couteau de chasse, Patrice, voulez-vous repartir avec moi
loin de toutes ces folies? Avec moi et cette malheureuse...

Sans attendre sa réponse:

--Voilà, lui dis-je. Vous allez rentrer au galop chez Zarnitsky; vous le
paierez, vous embrasserez pour moi Op. 23 et vous reviendrez ici avec le
traîneau, nos frusques et nos bagages.

Patrice vida son verre et s’en alla.




LXII


--Sqwal, continua Farquard, ouvrit donc une école. J’ai fait porter tout
spécialement ma petite enquête sur cette école. J’ai questionné les
parents, les élèves...

--Et?...

--J’ai découvert de bien belles choses!

--Vous allez saisir la justice?

--Non...

--Bah!

--Non. Je n’ai pas besoin de la justice des autres. J’ai la mienne. Mais
laissez-moi d’abord vous dire ce qu’est le nommé Sqwal et comment le
nommé Sqwal comprend la pédagogie...

J’avais le dos tourné à la porte. J’avais Farquard en face de moi... A
ce moment j’entendis la porte s’ouvrir, je reçus dans les jambes le coup
de vent glacé du dehors,--et:

--Tiens! dit Farquard.

Un homme venait d’entrer. Il secoua sur le seuil son manteau couvert de
neige et, appelant le patron, qui, à son comptoir, était en train de
rincer des verres:

--Monsieur Hudswell, dit-il, est-ce que ma femme est venue reprendre les
deux bidons?

--Oui, monsieur Sqwal, dit l’autre.

Farquard s’était levé à demi. Je crus qu’il allait se jeter sur le
nouveau venu...

--Monsieur Sqwal! dit-il, d’une voix joyeuse et cordiale. La santé est
bonne, monsieur Sqwal?




LXIII


--Ah! bonjour, monsieur Farquard, dit Sqwal, en éclatant d’une sorte de
rire de cheval qui s’ébroue. Comment va notre petit bambin? Je ne l’ai
pas vu depuis deux ou trois jours...

--Il est un petit peu souffrant, fit l’autre. Je me demande si ce n’est
pas la croissance...

--C’est très probablement la croissance, dit Sqwal, et, si j’ai un
conseil à vous donner, monsieur Farquard: méfiez-vous. C’est un cap que
nos garçonnets doublent parfois assez difficilement. Dans ces cas-là je
ne saurais trop recommander les fortifiants...

--Ah!... dit Farquard, qui jouait admirablement les idiots, je suis
content de vous l’entendre dire, monsieur Sqwal. Voilà un mois que je me
tue à le répéter à ma femme: «Jane, ce garçon a besoin de fortifiant!»
Mais essayez donc d’avoir une conversation sérieuse avec une femme!

--Ah! Ah! Ah! pouffa Sqwal, et les vitres en tintèrent... Il ne faut pas
dire du mal de votre femme, monsieur Farquard. C’est une femme dont j’ai
pu apprécier à différentes reprises les solides qualités de bon sens et
le cœur excellent. D’ailleurs elle a ceci pour elle qu’elle aime les
marmots; or, voyez-vous, monsieur Farquard, quand on a devant soi
quelqu’un qui comprend les enfants, qui s’attache à faire leur bonheur,
et, retenez bien ceci, je vous prie, à les rendre meilleurs, j’estime
qu’il faut passer sur tout le reste...

--Bien dit! s’écria Farquard. Voilà qui est fortement pensé et joliment
exprimé! Monsieur Sqwal,--asseyez-vous donc... Nous allons boire quelque
chose.

Sqwal fit un geste de la main et éclata de rire:

--Jamais d’alcool!

--Ah! monsieur! dit Farquard d’une voix triste et fâchée, je croirai, si
vous me refusez ça, que vous avez honte de trinquer avec un pauvre
diable comme moi!

--Mais, monsieur Farquard... disait l’autre, en se défendant...

--Allons! Allons! l’interrompit Farquard. Monsieur Sqwal, vous m’avez
pris mon gamin; vous êtes en train d’en faire un homme... Puisque
l’occasion s’offre à moi de vous en remercier, vous ne m’empêcherez pas
de la saisir...

Sqwal, ravi au fond et qui ne cessait de faire: ah!... ah!... ah!...
Sqwal s’inclinait.

--Patron! cria Farquard. On va passer dans la petite pièce du fond. On
sera plus tranquilles pour causer...

Nous passâmes dans une espèce de salon qui n’était séparé de la salle
commune que par une porte vitrée. C’était un réduit grand à peu près
comme un placard. Deux ou trois tables. Des chaises. Une banquette de
cuir. Il y avait au mur une gravure en couleur représentant «Bolivar
abdiquant». Sqwal, de tout son grand corps disloqué, se laissa tomber
sur la banquette de cuir; Farquard s’assit en face de lui, et, quant à
moi, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer, je m’assis entre
eux deux, au bout de la table.

Le patron avait apporté trois verres et il s’apprêtait à nous y verser
la dose habituelle de gin. Mais Farquard lui posa la main sur le bras:

--Laissez ça, dit-il. Je ferai le service moi-même.

Nous restâmes seuls.

--Eh bien! Monsieur Sqwal, dit Farquard, les choses vont-elles comme
vous voulez?

Il remplissait le verre du maître d’école.

--Monsieur Farquard, répondit Sqwal, vous me posez la question
franchement; je vous répondrai avec non moins de franchise. Les choses
ne vont pas comme je veux. En ce sens que les journées sont trop courtes
et que je ne puis venir à bout de ma tâche. Vous me croirez si vous
voulez, Monsieur Farquard: il y a des moments où je suis en train de
réfléchir à un problème de pédagogie, de sociologie... tout à coup la
tête se met à me tourner sur les épaules et Mme Sqwal en est réduite à
me poser des compresses d’eau glacée sur les tempes et sur le front.

--J’ai idée, en effet, dit Farquard très sérieusement, que la pédagogie
est un rude métier. Je me demande comment vous pouvez faire pour vous y
reconnaître au milieu de tous ces gosses dont pas un naturellement ne
doit ressembler à l’autre... A votre santé, Monsieur Sqwal! A la santé
de Mme Sqwal et à la santé aussi de votre... ah! comment appeler ça?...
de votre sacerdoce?...

--De mon apostolat, dit Sqwal. Nous sommes en quelque sorte des apôtres
laïques. Il ne faut entrer dans l’enseignement que quand on est prêt à
se dévouer corps et âme pour ces bambins. Il m’arrive de réveiller Mme
Sqwal la nuit et de lui dire: «Chère amie, avez-vous songé à donner son
cachet de quinine au petit Chappelow?» ou encore: «Chère amie, qu’est-ce
que vous pensez de la phonomimie?»

Il but une lampée d’alcool.

--Si encore vous étiez toujours récompensé de vos efforts! dit Farquard.

--Qu’entendez-vous par là? demanda Sqwal.

--Je veux dire tout simplement, Monsieur Sqwal, que, dans vos petits
élèves ou leurs parents, vous devez bien souvent rencontrer des ingrats?

--Cher monsieur, je dois dire que voilà le dernier de mes soucis. Il ne
faut chercher de récompense que dans la satisfaction du devoir accompli.
Les remerciements? La reconnaissance? Ni Mme Sqwal ni moi nous ne nous
sommes jamais préoccupés de ça...

--Parce que vous êtes de rudement braves gens! dit Farquard. Vous êtes
de ces gens comme il faudrait qu’il y en ait davantage... Pas vrai?
fit-il en se tournant vers moi.

--J’ai vraiment plaisir à entendre M. Sqwal parler de cette façon-là!
dis-je d’un ton cordial et brusque.

--Ah! Ah! Ah! ricana le pédagogue.

Je lui tendis par-dessus la table une main grande ouverte:

--Bravo! Je voudrais avoir quinze gosses pour vous les donner, Monsieur
Sqwal!

Il se laissa prendre la main. Je la lui serrai avec effusion.

--Tenez!... fit Sqwal,--nous parlions de gratitude... Un jour,--il y a
de cela quelques années,--une mère m’amène un jeune garçon dont elle ne
pouvait rien faire. Le gamin était arrivé à onze ans sans savoir son
alphabet... J’examine l’enfant. Il était porteur d’une lourde hérédité
pathologique et mentale. La voûte du palais nettement ogivale.
Onychophage. Kleptomane. Pratiques solitaires.

--Fichtre! siffla Farquard.

--Je dis à la mère: «C’est un sauvetage à tenter. J’y laisserai
peut-être ma peau mais l’affaire m’intéresse: je veux bien
essayer.»--«Merci! Merci! balbutiait-elle. Vous êtes mon sauveur!»

--Un peu de gin? monsieur Sqwal, dit Farquard.

--Eh! dit Sqwal en tendant son verre. Il est sympathique... Sec mais
sympathique... eh bien! j’en reviens à mon histoire: deux ans ne
s’étaient pas écoulés que le sauvetage était opéré. Le jeune homme
lisait couramment, écrivait, d’une écriture gauche encore mais lisible,
possédait son addition, sa soustraction,--et nous avions commencé à
aborder la multiplication, quand il mourut, d’une méningite. C’est ici
que la chose se corse... Je m’attendais à ce que la mère vînt me
remercier de ce que j’avais fait pour son malheureux garçon. Or, en fait
de remerciements, je reçus de cette femme une lettre où il n’y avait que
ce mot: «Bandit!» Signé: «Margaret Wheeler.»

Il but une gorgée de gin et ricana de nouveau:

--Il m’est assez souvent arrivé d’avoir à débrouiller de petits
problèmes psychologiques, dit-il. Cette fois je dois avouer humblement
que je n’ai pas compris. Il me paraît évident que cette femme m’en
voulait... Pourquoi m’en voulait-elle? Vous m’obligeriez infiniment en
m’éclairant sur ce point...




LXIV


Sqwal tenait bon. Il en était à son quatrième ou cinquième verre de gin
et, à part une coloration plus vive des pommettes, un débit plus
précipité de la parole, plus fréquemment entrecoupé de ses sinistres:
ah! ah! ah! le chavirement de l’ivresse semblait encore loin.

Farquard avait essayé vainement, à deux ou trois reprises, de le faire
dérailler, en lui disant des choses comme: «Tout de même, voyons,
Monsieur Sqwal,--un gamin qui ne veut rien faire... vous ne croyez pas
qu’avec une bonne taloche?...»

--Une taloche, Monsieur Farquard? répondait Sqwal. Pourquoi une taloche?
Il y a tant de façons de se faire comprendre de ces bambins! Vaut-il pas
mieux se faire aimer? C’est par le cœur qu’on arrive à leurs petits
cerveaux...

Farquard regardait avec inquiétude et dépit sa bouteille de gin qui se
vidait sans résultat. Tout à coup, j’entendis les grelots des chiens, la
voix de Patrice,--et j’allais me lever, brusquer les choses, quand,
juste à ce moment, subitement, la chose se fit. Sqwal se laissa glisser
dans l’ivresse.

D’abord ce fut son rire... ah! ah! ah! ah!... un rire qui n’avait plus
rien d’humain et se prolongeait pendant quinze, vingt secondes, et,
soudain, couic!... s’arrêtait net, comme cassé. Alors Sqwal, avec le
plus grand sérieux, une espèce d’effarement, nous regardait et disait:
«Nervosisme!»

Puis il se prit pour Farquard d’une sorte de débordante amitié et il se
mit à le tutoyer:

--Far...quard!... disait-il dans un hoquet, tu es un type plein de
cœur... et... heu!... où donc que je t’ai déjà vu? Tu n’étais pas en 22
à Lowestoft? L’histoire des sacs? Tu te rappelles?

--Sqwal! Sacré Sqwal! répondait Farquard, en lui tapant dans le dos.
Vieux Sqwal de mon âme! Je te retrouve!

--Oui... oh!... copains!... copains comme pipe et gueule!...

Puis se penchant confidentiellement à l’oreille de Farquard:

--Seulement tu es ce que j’appellerai une vieille carne de cochon: tu
m’as fait boire là un tord-boyaux insidieux...

--Ça? Il n’y a pas plus brave gin et plus honnête!

Il y eut un moment de silence. Sqwal avait posé sa tête sur l’épaule de
Farquard et nous crûmes qu’il allait s’endormir. Mais il se redressa et
d’une voix coupée d’éclats de rire plus stridents que jamais et de
sombres éructations:

--Farquard, dit-il, j’avais un canard, dans le temps, quand je n’étais
encore qu’un gamin... Un canard... Cloc! cloc!... ah! ah!... Il
s’appelait... Je lui avais foutu un nom... Quel nom? Mystère!... et
bref, un jour--j’aime la Science, tu sais... la Science!... Ne t’avise
surtout pas de blaguer la Science!... C’est sacré!... Un jour, j’ai fait
avec ce canard une expérience positive et scientifique... ah! ah! ah!...
j’ai mis du grain sur une pierre... Alors le canard a fait ce que tu
aurais fait toi-même: il est venu pour happer ce grain... Moi,
scientifiquement, j’ai pris une hache et... ah! ah!... je lui ai coupé
le cou... Pan!... Chose très curieuse et qui démontre péremptoirement
l’utilité des expériences scientifiques, le canard, mon vieux, a
continué de marcher. Il a fait trois fois le tour de la cour... Après
quoi j’ai recommencé l’expérience avec le chien. Ça n’a rien donné... Le
chien est un animal au-dessous de tout quand on lui retire la tête... A
noter, hein?

--Voilà Sqwal! fit Farquard, en me regardant.

Puis se tournant vers le maître d’école:

--Sqwal! Sqwal! dit-il. Tu as dû en faire quand tu étais petit!

--Eh! dit l’autre. J’ai... Je me suis payé quelques bonnes rigolades
scientifiques...

--Bravo! Il faut ça! Jeunesse n’a qu’un temps! s’écria joyeusement
Farquard. Mais écoute bien ce que je vais te dire... Écoute bien,
Sqwal!... Ce que tu as fait n’est rien à côté de ce que j’ai fait.
J’étais un gosse épouvantable...

--Ah?... Eh?... fit Sqwal.

--Je ne rêvais que sang et meurtre. Personne... tu m’entends? ouvre tes
oreilles, vieux!... personne n’a jamais pu me dompter...

Sqwal eut l’air de réfléchir une seconde.

--Parce qu’on ne savait pas, dit-il, dans un hoquet.

--Ah! Ah!... rien à faire!... reprit Farquard. J’ai eu des maîtres qui
s’y sont usé la santé. Il y en a un qui est devenu fou...

--Des blagues! fit Sqwal. Quand on veut dresser un gosse on le dresse.
Tu as toute la supériorité de ta force... Un gosse n’est pas de
taille...

--Vieux Sqwal! Vieux Sqwal! dit Farquard en ayant l’air de le menacer
gentiment du doigt. C’est des choses qu’on dit pour briller dans la
conversation. C’est des mots... De simples mots... Mais j’aurais voulu
te voir en face de Daniel Farquard, dit Dany. Qu’est-ce que tu aurais
fait?

--D’abord, répondit Sqwal, dans les yeux de qui une flamme s’alluma,
d’abord, je t’aurais fait crier de faim, mon garçon. La faim est une
très bonne chose... Je vois très bien mon Dany dans le gentil bureau de
M. Sqwal... «Tu veux manger, Dany?... A genoux!... A plat ventre, petit
Dany!... Non? On ne veut pas?... On a son petit orgueil?... Respectons
ledit petit orgueil!... On mangera demain ou après-demain...» J’en ai eu
un,--une abominable petite tête... Une barre de fer!... Je l’ai eu
pourtant... Je les ai eus tous... Je le faisais jeûner un jour, deux
jours... Je lui faisais passer les gamelles sous le nez... comme
ceci,--tout doucement... Je collais une feuille de papier sur le morceau
de viande, tu saisis?... pour que ça s’imprègne bien de son odeur... et
comme ceci... sous le nez!... sous le nez!... passez!... houp!... A la
fin, Corsham... il s’appelait Corsham... il est tombé, évanoui... Ah!
Ah!...

--Je crois, dit Farquard qui avait pâli, que tu ne m’aurais pas eu par
la faim. Je serais plutôt crevé.

--Alors, fit Sqwal, j’aurais pris mon petit Dany, je l’aurais planté
dans un coin de mon bureau, les bras en l’air, une ampoule électrique de
cinquante bougies, nue, devant les yeux. J’aurais dit à Dany: «Petit
Dany, il faut garder tes bras en l’air et tes yeux ouverts, grands
ouverts. Chaque fois que tu baisseras les mains ou que tu fermeras les
yeux, je te taperai, avec cette règle, sur les mains ou sur la tête.» Au
bout d’un moment, Dany aurait senti au-dessus de lui un poids de cent
livres et tout le sang du corps lui serait venu aux yeux. J’en ai eu de
cette façon-là deux ou trois qui étaient de petits bavards
incorrigibles.

Farquard avait baissé la tête. Il ne disait plus rien.

--Puis, dit Sqwal, continuant, et comme s’il se fût raconté cela à
lui-même... Puis il y a l’écureuil. L’écureuil a ceci de bon qu’il ne
laisse aucune trace.

Il éclata de son rire glacial.

--J’ai vu un enfant faire l’écureuil, dis-je à Farquard. C’est une chose
abominable.

--Oui, répondit Farquard. Il y a un homme qui s’appelle Greenhalgh, dont
le petit garçon était paralysé d’un côté, incapable de se tenir sur son
pied droit, de se servir de son bras droit. Sqwal lui a fait faire
l’écureuil toute une soirée. C’était atroce parce que le petit ne
pouvait se retenir, tombait de tout son poids, comme une pauvre chose
brisée...

Sqwal continuait son monologue: «Sanction et réparation!... Là où il y a
faute il y a nécessairement châtiment... Ah! Dany!... On ne connaissait
pas M. Sqwal, petit Dany!... A genoux!... Veux-tu te jeter par terre,
Dany!... Comme une bête!... Comme une petite bête!...»

La porte s’ouvrit. Patrice entra.

--Les chiens s’impatientent, dit-il.

--Une minute, dit Farquard, qui sembla s’ébrouer comme au sortir d’un
cauchemar. Voulez-vous avoir l’obligeance de rester devant la porte.
Empêchez d’entrer qui que ce soit. Je vais avoir une explication avec
monsieur.

Patrice sortit.




LXV


Farquard s’était levé:

--Sqwal, dit-il soudain, en élevant la voix et en retirant la table
derrière laquelle le pédagogue était assis, Sqwal, c’est fini de rire...
Lève-toi!

--Pour quoi faire? fit l’autre.

--Parce que je suis Farquard, Daniel Farquard, de Banbury!

--Je sais, je sais...

--Je suis le père du petit Farquard, que tu as eu comme élève,--et que
tu as torturé!

--Sanction et réparation!... fit Sqwal, stupide.

--Oui, dit Farquard. Sanction et réparation!... Belle formule!... et qui
avec moi aura son sens plein!... Sqwal, abominable brute, pourceau
immonde, nous allons sanctionner et réparer!... Debout!

--Mais... eh! Farquard... tu es saoul!... bégaya le maître d’école,--et
il fit mine de porter la main à son verre, pour boire,--ou pour jeter à
la tête de Farquard.

Mais l’autre ne lui en laissa pas le temps. Il le prit par les
cheveux... tira!... han!... Sqwal poussa une sorte de hurlement, se
leva, pâle soudain, dégrisé, s’appuyant du dos au bord de la table, les
traits crispés.

Et pan!... le poing de Farquard se décocha comme une énorme pierre...
Sqwal reçut la chose en plein sur l’œil, bascula par dessus la table,
les quatre fers en l’air, la tête cogna contre le mur avec un bruit
sourd, il resta affalé, le corps sur la banquette, les jambes sur la
table... Il n’avait pas fait ouf!... Je me penchai sur lui. Il avait la
peau de la joue comme crevée d’un coup de couteau. Le sang coulait...

--Vous l’avez tué! dis-je à Farquard.

--Pensez-vous! fit Farquard. Ces charognes-là ne crèvent pas... Mais
l’animal a la tête dure comme du bois. Je me suis à moitié foulé le
poignet...

Il but une gorgée de gin.

--Un million! dit-il. Je ne donnerais pas ce coup de poing-là pour un
million!

Sqwal avait fait un vague mouvement.

--Mouillez-lui son aimable figure, me dit Farquard.

Je fis couler sur lui le contenu d’une carafe. Il ouvrit un œil,--le
seul de ses yeux qui eût encore quelque possibilité de s’ouvrir,--se
secoua, comme un chien qui sort de l’eau,--regarda, ahuri... se leva et,
comme s’il ne nous avait pas vus, se dirigea vers la porte...

Alors... pan!... un second coup de poing du terrible petit homme le
lança dans une bousculade de chaises et, cette fois, il disparut sous la
table, sous la banquette... Il n’y avait plus que ses deux jambes
maigres qui dépassaient, avec ses chaussettes qui retombaient élégamment
sur les chevilles...

Farquard resta un moment à le regarder, en s’appuyant sur une
chaise,--car il était à la fois essoufflé et tremblant de «nervosisme»,
comme eût dit Sqwal.

--Voilà. C’est fait, dit-il enfin. Nous pouvons nous en aller.

--Non, fis-je. Il me reste la petite à tirer de là. Je vais aller à
l’ouvroir... Est-ce qu’il peut marcher?

--Lui? dit Farquard. Il ne s’est jamais si bien porté. Il nous enterrera
tous... N’est-ce pas, vieux?

Et il lui allongea un grand coup de pied dans les jambes...




LXVI


Nous attendîmes un bon quart d’heure sans rien faire pour accélérer le
retour de Sqwal à la vie. Il remua enfin, sortit en rampant de dessous
sa table, resta un moment assis par terre, nous regardant hébété, avec
une gueule extraordinaire, qui était peinte de toutes les couleurs de
l’arc-en-ciel.

--Vous n’êtes pas très joli à regarder, mon cher pédagogue, lui dit
Farquard.

--Vous allez me tuer? demanda-t-il d’une voix rauque.

--Pas forcément, répondis-je. Mais regardez ça.

Je sortis mon revolver de l’étui et le lui mis sous le nez:

--Si vous faites un geste, si vous dites un mot au cours de la petite
expédition à laquelle nous allons vous demander de bien vouloir
participer, vous avez une balle dans le ventre. Le moment est venu
d’obéir, Sqwal,--et au doigt et à l’œil!... Comme une petite bête!

Puis me tournant vers Farquard:

--Vous allez voir, Monsieur Farquard. Il vaut mieux que sa réputation.
C’est un garçon très doux.

Alors je commandai:

--Debout, Sqwal!

Il geignit:

--Peux pas!... jambe brisée...

--Je vais compter jusqu’à trois, Sqwal... Un!... Deux!...

Il se leva...

J’ouvris la porte. Patrice était là, appuyé contre le chambranle, les
bras croisés. Le patron avait disparu; on l’entendait scier du bois dans
son hangar.

--Allez! dis-je à Patrice, en lui montrant le maître d’école. Mettez-moi
ça dans le traîneau. Je vous suis...

Ils passèrent la porte. Je vis Sqwal se laisser tomber, assommé, sur les
peaux d’ours, la tête sur sa poitrine, comme un grand pantin disloqué.

Le patron venait. Je jetai sur le comptoir les deux dollars qu’il me
demandait et Farquard et moi nous sortîmes.

--Conduisez-nous, cher monsieur, dis-je à Sqwal. Nous allons à
l’ouvroir.




LXVII


L’ouvroir était à deux cents mètres de là. C’était une grande
construction de briques, sinistre. Jamais je n’avais vu murs aussi
droits et aussi mornes.

La concierge balayait sur le pas de la porte. C’était une petite bonne
femme échevelée, grouillante, qui remuait de tous les membres à la fois,
en ayant l’air de se défendre contre une armée de démons taquins.

--Oh!... monsieur Sqwal!... que vous est-il arrivé? dit-elle en
apercevant Sqwal.

--Ne vous inquiétez pas, madame, dit Farquard. Le pauvre cher homme
s’est malencontreusement heurté à quelque chose de dur. Mais quelques
petites compresses d’eau fraîche sur ses petits z’yeux-z’yeux et, d’ici
un mois ou deux, il n’y paraîtra plus.

Patrice resta dans le traîneau.

Farquard et moi, flanquant et soutenant Sqwal, qui n’y voyait goutte et
dont les longues pattes flageolaient, nous entrâmes.

--Où sont-elles? lui demandai-je.

--Quelle heure est-il? fit-il d’une voix étranglée.

--Midi trois quarts...

--Alors elles sont au réfectoire. Allez au bout de la galerie et tournez
à gauche.

C’était une sorte de cloître qui entourait une cour carrée: un toit de
tuiles soutenu par des piliers de bronze. Il régnait un silence absolu
et là aussi traînait comme à l’école cette odeur abominable de caserne
ou de prison: soupe rance, choux avariés, etc. Nous nous étions arrêtés
devant une porte dans laquelle un guichet à glissière était percé.

Sqwal allait mettre la main au bouton de la serrure.

--Laissez! dis-je.

Je poussai le petit volet de bois du guichet et je regardai.

C’était une grande salle avec des bancs et des tables posées sur des
tréteaux. Sur l’un de ces bancs, face aux fenêtres qui donnaient sur la
cour, une grosse femme était assise,--une grosse femme à la poitrine
énorme et croulante, un tablier bleu sur ses genoux écartés. Son visage
avait je ne sais quelle expression de lassitude crapuleuse. Devant elle,
par terre, il y avait une énorme marmite pleine d’une chose fumante, et,
d’une main,--comment exprimer ce geste?... d’une main avachie, elle
plongeait dans cette sorte de colle blanchâtre une lourde cuiller
d’étain. On eût dit une espèce de divinité qu’on serait allé chercher
dans les bas-fonds les plus abjects de l’humanité.

Devant elle, alignés contre le mur ou contre les fenêtres qui y étaient
percées, il y avait les pauvres, les tristes hôtes de ce lieu sinistre.
Une trentaine de femmes... Elles étaient vêtues de longs tabliers à
petits carreaux noirs et blancs qui leur tombaient jusqu’aux chevilles.
Elles avaient les pieds nus dans des sabots. Elles étaient coiffées, sur
leurs cheveux coupés ras, de ces petits bonnets blancs qu’on met aux
enfants qui ont la teigne, et, sur la poitrine, à la place du cœur,
elles avaient, cousu au tablier, un large carré de toile blanche portant
un numéro: 17... 22... 27... un numéro énorme,--comme ceux qu’on trace à
grands coups de pinceau sur les caisses de marchandises dans les gares.

La grosse femme à la marmite appelait: 22!

Du mur se détachait alors une de ces malheureuses. Elle venait, faisait
devant l’immonde créature un petit salut des deux jambes légèrement
pliées, un sourire crispé. La femme puisait avec sa louche dans la
marmite, jetait cette pâtée dans la gamelle qui lui était tendue; la
pauvre fille faisait encore un petit salut, souriait de nouveau et s’en
retournait.

Pas un mot. Une sorte de terreur ahurie pesait sur tout cela.




LXVIII


--20! dit la grosse femme de sa voix rude et traînante.

Je reconnus «le 20»: c’était Marion...

J’ouvris la porte et j’entrai.

--Marion! dis-je. Marion! Que faites-vous ici? N’aimez-vous pas mieux la
mort? Que cherchez-vous? Vous voulez expier? Expier quoi! La folie de la
vie?

Elle m’avait aperçu,--pauvre petit être qu’ils avaient rendu grotesque
et laid,--elle si jeune, si fraîche, avec son clair visage et ses grands
cils qui abritaient tant de rêve!... Elle restait là, gauche, inerte, la
bouche demi-ouverte comme sur un cri muet.

--Marion! repris-je. Vous n’avez donc pas pour deux sous d’orgueil et de
sang dans les veines? Puisque vous voulez racheter votre faute,--si
faute il y a!... vous n’êtes pas assez grande pour la racheter devant
vous seule? Vous donnez votre âme à ces brutes?

Elle posa sa gamelle sur une table. Je crus qu’elle allait parler...
Non. Elle ferma seulement les yeux et appuya ses deux mains tremblantes
sur son visage.

--Venez! dis-je. Venez! le traîneau est là... Nous irons aux cinq cents
diables, au pays des loups, de la neige,--loin des hommes et loin de
tout.

Elle ne bougeait toujours pas et j’entendais déjà derrière moi le
ricanement de Sqwal. Alors je m’approchai d’elle,--je lui posai
doucement la main sur le bras,--et ce fut comme si la chaleur de ma main
l’avait soudain tirée de son envoûtement: elle se jeta à mon cou et dans
un flot de larmes elle me cria: «Sauvez-moi!»

Je l’entraînai. Sqwal avait disparu. Farquard se mouchait bruyamment.
Nous traversâmes la galerie... Elle courait. Elle perdit en route ses
sabots...

Alors je la pris dans mes bras, franchis la porte, devant la concierge
affolée, qui criait: «Arrêtez! Arrêtez!», la posai dans le traîneau,--et
j’allais monter près d’elle,--Patrice avait déjà levé son fouet... Une
main se posa sur mon épaule:

--Adieu! me dit Farquard.

--Adieu! lui dis-je.

--Rrrra...i!... cria Patrice,--et le traîneau se mit à glisser.


FIN


Établiss. Busson, 117, r. des Poissonniers, Paris (18e).--15-12-28




ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, Rue Huyghens, PARIS


  BARBUSSE (Henri)                                             Vol.
  Lauréat du Prix Goncourt 1916
    L’Enfer                                                       1
  BENOIT (Pierre)
    L’Atlantide (Grand Prix du Roman 1919)                        1
    Pour Don Carlos                                               1
    Les Suppliantes                                               1
    Le Lac Salé                                                   1
    La Chaussée des Géants                                        1
    Mademoiselle de la Ferté                                      1
    La Châtelaine du Liban                                        1
    Le Puits de Jacob                                             1
    Alberte                                                       1
    Le Roi Lépreux                                                1
    Axelle                                                        1
  BERTRAND (Louis)
  de l’Académie Française
    Cardenio, l’homme aux rubans couleur de feu                   1
    Pépète et Balthazar                                           1
    Le Sang des Races                                             1
    La Cina                                                       1
    Gustave Flaubert                                              1
  CARCO (Francis)
    Bob et Bobette s’amusent                                      1
    L’Homme traqué (Grand Prix du Roman 1922)                     1
    Verotchka l’Étrangère                                         1
    Rien qu’une Femme                                             1
    L’Équipe                                                      1
    De Montmartre au quartier latin                               1
    Les Innocents                                                 1
    L’Amour vénal                                                 1
    Rue Pigalle                                                   1
  CORTHIS (André)
    Pour moi seule (Grand Prix du Roman 1920)                     1
    L’Entraîneuse                                                 1
    La Belle et la Bête                                           1
  DERENNES (Charles)
    Vie de Grillon                                                1
    La Chauve-Souris                                              1
    Émile et les autres                                           1
    Gaby, mon amour                                               1
  DORGELÈS (Roland)
    Les Croix de Bois (Prix Vie Heureuse 1919)                    1
    Saint Magloire                                                1
    Le Réveil des Morts                                           1
    Sur la Route Mandarine                                        1
    Partir                                                        1
    La Caravane sans Chameaux                                     1
    Le Cabaret de la Belle Femme                                  1
  DUCHÊNE (Ferdinand)
    Au pas lent des Caravanes (Grand Prix Littéraire de
      l’Algérie 1921)                                             1
    Thamil’la (Grand Prix Littéraire de l’Algérie 1921)           1
    Le Roman du Meddah                                            1
    Aux pieds des Monts éternels                                  1
    Kamir                                                         1
    La Rek’ba                                                     1
  DUMUR (Louis)
    Nach Paris!                                                   1
    Le Boucher de Verdun                                          1
    Les Défaitistes                                               1
    La Croix-Rouge et la Croix-Blanche                            1
    Dieu protége le Tsar!                                         1
  ESME (Jean d’)
    Les Barbares                                                  1
  GALOPIN (Arnould)
    Sur le Front de Mer (Prix de l’Académie Française)            1
    Mathurin Le Clech                                             1
    La Sandale Rouge                                              1
    Le Bacille                                                    1
  LEBEY (André)
    Le Roman de la Mélusine                                       1
    L’Initiation de Vercingétorix                                 1
    Le Vénérable et le Curé                                       2
  LOUŸS (Pierre)
    Aphrodite                                                     1
    La Femme et le Pantin                                         1
    Les Chansons de Bilitis                                       1
    Les Aventures du Roi Pausole                                  1
    Psyché                                                        1
  MAGRE (Maurice)
    Priscilla d’Alexandrie                                        1
    La Luxure de Grenade                                          1
    Le Mystère du Tigre                                           1
    Le Poison de Goa                                              1
  MIRBEAU (Octave)
    L’Abbé Jules                                                  1
    Le Calvaire                                                   1
  POURRAT (Henri)
    Gaspard des Montagnes                                         1
    A la Belle Bergère                                            1
  RENARD (Jules)
    L’Écornifleur                                                 1
    Bucoliques                                                    1
    Comédies                                                      1
  ROBERT (Louis de)
    Octavie                                                       1
    Paroles d’un Solitaire                                        1
  ROLLAND (Romain)
    L’Ame enchantée                                               4
        (I. Annette et Sylvie.)
       (II. L’Été.)
      (III. Mère et Fils, 2 vol.)
    Clérambault                                                   1
    Colas Breugnon                                                1
    Jean Christophe                                              10
    Liluli                                                        1
    Pierre et Luce                                                1
    Le Jeu de l’Amour et de la Mort                               1
    Pâques Fleuries                                               1
    Au-dessus de la Mêlée                                         1
    Les Précurseurs                                               1
    Les Léonides                                                  1
  VILLETARD (Pierre)
  Grand Prix du Roman 1921
    M. et Mme Bille                                               1
    Les Poupées se cassent (Couronné par l’Académie Française)    1
  WILD (Herbert)
    Le Conquérant                                                 1
    Dans les Replis du Dragon                                     1
    Les Chiens aboient                                            1
    Le Colosse endormi                                            1
    Les Corsaires                                                 1

Catalogue franco sur demande


ÉTABLISSEMENTS BUSSON, IMPRIMEURS, 117, rue des Poissonniers, PARIS
(18e)






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARION DES NEIGES ***


    

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Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
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Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
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and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

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