Heures de Corse

By Jean Lorrain

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Title: Heures de Corse


Author: Jean Lorrain

Release date: September 3, 2023 [eBook #71555]

Language: French

Original publication: Paris: E. Sansot, 1905

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  PETITE COLLECTION «SCRIPTA BREVIA»

  JEAN LORRAIN

  Heures
  de Corse


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D’ÉDITION
  E. SANSOT et Cie
  53, Rue Saint-André-des-Arts, 53

  1905
  Tous droits réservés




Il a été tiré de cet ouvrage:

Six exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 6

et dix exemplaires sur Hollande, numérotés de 7 à 16.




HEURES DE CORSE




DE MARSEILLE A AJACCIO


Un Marseille triste et sale sous la pluie, un Marseille terne, dont
l’Affaire Dreyfus et les dernières grèves semblent avoir encrassé la
claire atmosphère...; la foire des _Santons_, chère à Paul Arène, y est
elle-même en décadence; à peine compte-t-on, sous les Allées, quatre ou
cinq baraques de ces bonnes petites figurines: les dieux s’en vont;
d’affreuses exhibitions les remplacent, de musées anatomiques et de
monstres sous-marins, et, sans les aguichantes _Bonbonneries
provençales_ (on prononce bombe... onneries), on pourrait se croire sur
le cours de n’importe quelle ville du Centre.

L’animation, la gaieté, la foule, l’_assent_ même n’y sont plus; aussi
est-ce sans regret que je le vois s’enfoncer et décroître à l’arrière du
paquebot, ce Marseille de décembre et de déception, qui m’a, cette fois,
apparu telle une maîtresse vieillie, avec un visage altéré qu’on ne
reconnaît plus; Marseille que j’ai tant aimé et que je quitte presque
avec joie, comme j’ai quitté, il y a trois jours, un Paris de
politiciens et d’intrigues, empoisonné par la reprise de l’Affaire.

Quelles émotions me donnera la Corse, la Corse odorante et sauvage, à
laquelle je vais demander le repos, la santé et l’oubli?

«Nous allons danser, cette nuit», a déclaré le commandant du bord; or,
on dit les bateaux de la Compagnie Fraissinet atroces, de vieux bateaux
inconfortables et volages qui tiennent mal la mer, et je ne suis pas
sans inquiétude: la Méditerranée est, ce soir, particulièrement
houleuse, ses lames courtes secouent tout le bâtiment, de l’avant à
l’arrière, et, étrangement balancée, la _Ville-de-Bastia_ remonte et
redescend le vallonnement creusé des vagues, dans un glissement effarant
de montagne russe; elle est pourtant suffisamment lestée, aujourd’hui,
la _Ville-de-Bastia_: les vacances du Jour de l’An ont bondé troisièmes,
secondes et premières de permissionnaires de casernes et de séminaires,
chasseurs alpins, marins de l’État, artilleurs de forteresse, apprentis
prêtres, collégiens avec ou sans famille, il y a de tout, ce soir, à
bord, et que de bagages! Avons-nous assez attendu, pour leur
embarquement et leur arrimage, dans ce port de la Joliette! En sortant
des jetées, nous n’avions déjà qu’une heure de retard.

Et voilà que la cathédrale, les drisses, les vergues et les cheminées de
la Joliette, déjà, nous ne les voyons plus; la _Bonne Mère_
(Notre-Dame-de-la-Garde) seule se profile sur sa côte calcaire,
au-dessus du quartier d’Endoum; sur un ciel de limbes, strié de lueurs
et de nuages, les collines de Marseille forment une ligne tragique; la
Méditerranée, d’un bleu vitreux et noir, s’enfle et court, démontée: on
dirait du rivage à l’assaut du paquebot; comme ses lames se creusent,
précipitées, violentes et courtes? Nous avons le vent arrière et courons
sur les vagues, le mistral nous pousse, mais nous dansons.

Nous faisons mieux que danser, nous roulons et nous tanguons.

Je suis le seul passager demeuré sur la passerelle. Assis sur un banc,
le coude à la barre, je me soûle de l’ivresse physique du mouvement et
de la vitesse. Comme l’élan vigoureux du bateau se prolonge! C’est
opprimant, écœurant et délicieux, c’est le malaise dans le vide, la
griserie d’anesthésie de la ballade de Verlaine: _Tournez, bons chevaux
de bois!_ La _Ville-de-Bastia_ ne chevauche plus la houle, elle se rue à
l’assaut des vagues qui l’assiègent, c’est le vertige d’une course à
l’abîme... Le vent me fouette, j’ai les mains glacées et les tempes en
sueur et le cœur chaviré; comme flottant avec elle sous les côtes, la
tête vide, j’oscille avec la houle, je roule et je plonge, étreint
partout d’un horrible délice, qui est, peut-être, le dilettantisme du
mal de mer.

Mais la nuit est venue: un malheureux soldat, qui s’était, jusqu’alors,
obstiné à demeurer sur l’autre banc, en face, vient de descendre en
titubant... Ce chapelet de points de feu, à l’horizon, au pied d’une
barre d’ombre, ce sont les réverbères du Prado; la fumée du paquebot se
déroule, funèbre, et semble s’envoler vers la côte: fuligineuse et
noire, au lieu de diminuer, mes yeux hallucinés la voient s’accroître et
grandir, plus dense à mesure qu’elle gagne l’horizon; elle y devient des
silhouettes de collines connues, des aspects de rivage, une Provence de
songe semble surgir de ses volutes. Le paysage devient fumeux lui-même,
décor de ténèbres et de nuées, déroulé de la cheminée du paquebot, et
créé, tel un mirage, dans la lividité d’un ciel d’hiver. Tout à coup, au
ras des lames, une grande masse blême, comme un suaire tendu sur un
énorme écueil; la mer est couleur d’encre, le récif d’une pâleur
funéraire; j’ai la sensation que nous passons tout près, nous sommes
loin, pourtant, de l’île de Maïre.

Ici, l’angoisse du vertige devient si atroce que je me lève, et,
chancelant, me retenant aux bancs et aux rampes pour ne pas tomber, je
gagne l’escalier et me décide à descendre... Dans le salon des
premières, les lampes oscillent, balancées odieusement, des femmes
gisent, en tas, sur les banquettes, et l’on met le couvert!! Encore un
effort, je trouve un escalier, je demande ma cabine, le numéro 18! Un
garçon de service me reçoit, me guide, me soutient et m’étend, tout
habillé, sur une couchette; il me cale avec des oreillers, me borde
comme un enfant, car nous roulons de plus en plus; oui, nous roulons et
nous tanguons... O le vide de ma pauvre tête, mes yeux que je ne puis
plus ouvrir, et l’affre de ce cœur, on dirait décroché qui va et vient,
et suit le roulis du bateau, ce balancier fou que j’ai là dans la
poitrine, ce cœur endolori qui se heurte et se froisse partout aux
parois de mes côtes!

On ne m’avait pas menti: ces bateaux de la Compagnie Fraissinet sont
horribles, et je n’en suis pas à ma première traversée! Que d’hivers
déjà passés en Algérie, à Tripoli et à Tunis; je ne compte plus mes
escales à Malte, à Naples et à Palerme, mes retours de Syracuse, par
Livourne et Gênes, mes départs pour Oran, par Barcelone et Carthagène!
Et je n’ai jamais eu le mal de mer.

Je l’ai cette fois. Ces vertiges de l’estomac et des méninges, cette
anémie cérébrale, c’est la naupathie. On pourrait me dire que le bateau
sombre, je ne bougerais pas. Je demeure là, inerte, comme une chose
morte, accablé, incapable d’un mouvement, une main passée dans la
courroie d’une ceinture de sauvetage, pendue au-dessus de ma tête, pour
me retenir et ne pas être projeté hors de ma couchette, car nous roulons
de plus en plus. Des crissements de gravier qu’on écrase crépitent, on
dirait sur le pont... c’est le cri de l’hélice, tournant hors de l’eau,
tant le bâtiment se penche, sous le choc des vagues; les marins
appellent cela la _casserole_; et des paquets de mer foncent sur mon
hublot.

O douce nuit du 31 décembre!

Est-ce que je dors? Des visions baroques, des masques et des grimaces
traversent mon sommeil. Ce sont des insectes géants, des hannetons de
grandeur humaine, avec des nez humains, chaussés de bésicles énormes,
des scarabées aux yeux en lanternes de fiacre, car j’en lis les numéros,
et des coléoptères, sanglés dans d’immenses élytres de carton verni; ils
sont repoussants et grotesques; et je reconnais le défilé du Châtelet et
les costumes de Landolff; un travesti aussi me hante: une espèce de
prince Charmant, au profil bouffi et vieillot, que je ne reconnais pas.
Je vois aussi Mme Ratazzi, penchée sur ma couchette, et, caricatural, M.
Émile Zola, et puis Joseph Reinach, et jusqu’au général André, en
silhouettes aggravées par le crayon de Forain. C’est Paris qui me
poursuit; Paris ne me lâche pas; Paris, que je fuis, s’attache à ma
fuite et penche sur mon oreiller de patient d’effroyables faces de
mauvais rêve... _Ægri somnia._

Le bateau s’arrête... Stoppés, la houle nous secoue encore davantage; la
souffrance, intolérable, m’éveille tout à fait, m’arrache aux
coquecigrues de mon demi-sommeil; une aube d’hiver blêmit mon hublot,
c’est le petit jour. «Sommes-nous arrivés? Qu’y a-t-il?»--«Rien, un
accident à la machine», me répond le garçon de service, «nous arriverons
dans deux heures; le temps de réparer l’avarie, nous sommes en vue des
côtes; mais la mer est mauvaise, Monsieur est fatigué, que Monsieur
tâche de se rendormir!» Deux heures! rien que trois heures de retard! Me
rendormir! Le moyen, avec ce sacré tangage, compliqué de roulis, qui me
ballotte et me soulève l’estomac vide à hauteur des lèvres! Je suis
anéanti, comme roué de coups, endolori, rompu! Je tente de déboutonner
mon faux-col qui m’étrangle... car je me suis couché tout habillé, avec
mon foulard et mon pardessus... je ne puis.

«Dans deux heures», a dit ce garçon; «nous sommes en vue des côtes; le
temps de réparer l’avarie.»

Ce garçon a menti, il n’y a pas d’accident de machine: nous sommes aux
Sanguinaires, aux îles qui ferment la baie d’Ajaccio, et, si nous
stoppons ainsi dans la houle, c’est pour tenter le sauvetage d’un
passager qui vient de se jeter à la mer, un Allemand, qui, à la vue des
côtes, a demandé: «Est-ce là Ajaccio?» et, sur le _oui_ d’un matelot,
s’est penché par-dessus bord et s’est précipité dans le flot; mais, ce
suicide, on le cache aux autres passagers, et je ne l’apprendrai que
dans la journée, à terre, de la bouche même de mon médecin.

Nous ne stoppons plus, la _Ville-de-Bastia_ s’est remise en marche, nous
ne roulons même plus: un calme délicieux, imprévu, a succédé presque
instantanément aux balancements écœurants de la houle, aux saccades
arrachantes du tangage; nous voguons comme sur un lac, nous venons de
quitter la haute mer pour entrer dans la baie d’Ajaccio; on n’a pas
repêché le suicidé, pas même son cadavre.

Pauvre mort inconnu dont l’âme, déjà évadée, s’est débattue toute cette
nuit au seuil du mystère, dans l’angoisse de la détermination suprême à
prendre! Pendant que je râlais bêtement dans les affres du mal de mer,
lui, c’est le mal de la terre, la misère de vivre, qui l’a poussé
violemment dans l’au-delà et l’infini! Quelle douleur irréparable,
quelle déception ou quelle détresse d’âme, ou seulement quel ennui a
tenu, toute cette nuit du 31 décembre, cet homme penché sur cette mer
d’hiver, le coude au bastingage? Et, au lever de l’aube, devant les
crêtes de l’île émergeant de l’ombre, il a salué la Vie et s’est délivré
dans la Mort!

Adieu, ma vie!

Ajaccio! Ajaccio! Cette fois, nous arrivons! Subitement guéri, je saute
à bas de ma couchette, gagne l’escalier et monte sur le pont; l’air vif
me ranime. Ajaccio, c’est une muraille de hautes montagnes, d’arabesques
violentes de granit, dominée par des neiges, on dirait éternelles; la
silhouette de la Corse, ainsi apparue dans le soleil levant, est
hautaine et sombre: c’est comme la proue immobile et géante d’un
monumental vaisseau de granit: mais, au-dessus des premiers contreforts,
les cimes du Monte d’Oro et de l’Incudine resplendissent, éblouissantes;
une lumière d’Afrique les embrase, et, sous le vif argent de leurs
neiges incendiées, les collines descendent, délicieusement bleutées,
estompées de forêts de sapins, avec de grands pans d’ombre et de
reliefs, tout en clartés violettes, et cela jusqu’au golfe d’un bleu
léger de soie; et rivages et montagnes semblent peints sur velours!

Comme un écran de nacre incandescente, le Monte d’Oro et les sommets de
l’Incudine dominent et emplissent tout le fond de la baie du pétillement
givré et de l’éclat de leurs crêtes. Et dire que c’est du pied de ces
montagnes que s’est élancé le vol énorme et formidable de l’Aigle
impérial!

La maison de Napoléone! C’est elle que je demande et que je cherche; je
sais qu’on la découvre une des premières de la rade; elle forme un des
angles du port: ces volets verts, c’est elle! mais plus que sa façade
blanchâtre un détail, aperçu le long de la côte, m’inquiète et me
frappe... Toute la côte que nous longeons est bordée de tombeaux,
mausolées et sépultures particulières; ils forment le long de la mer
comme une voie Appienne, puis, ombragé de palmiers, hérissé de cactus,
voici le cimetière; les grands hôtels, les villas d’hiverneurs s’étagent
tout de suite après; c’est avant le vieil Ajaccio, embusqué derrière son
môle et comme en retrait en arrière de la maison de Napoléone, la ville
élégante et funèbre des convalescences et des tuberculoses, la cité
nécropole des Anglais et des poitrinaires. Menton, Corse, les tombes
annoncent et gardent Ajaccio, et dans la pure et transparente lumière
d’Afrique la première chose qui vous salue et vous souhaite la bienvenue
au seuil du pays de Bonaparte, c’est, symbole on dirait de sa ruée à
travers le Monde, un petit cimetière de petite ville italienne et des
tombes égrenées le long d’une route marine: présage consolant de repos
et d’oubli dans la Paix de la Mort.




LUI!


«Et quand j’aurai été voir le bateau! Avec celui de Bône, mettons trois
buts de flânerie par semaine! Les quais, je l’avoue, s’animent un peu
ces jours-là, et tout Ajaccio y afflue, depuis les officiers de la
garnison jusqu’aux commissionnaires de la gare, pour voir débarquer la
jolie étrangère qui n’arrive jamais; car j’en suis là: je n’ai pas
encore rencontré par vos rues une femme digne d’être suivie. Quelle
distraction m’offrirez-vous?

«Les excursions, il n’y faut pas songer. La neige tient la montagne; à
cinq cents mètres de hauteur tout est blanc, le fond du golfe a l’air
d’une vallée de l’Engadine, et tenter la traditionnelle promenade du
Salario, au-dessus de la ville, c’est risquer la bronchite; quant à la
_Punta di Pozzo di Borgo_, les quintes me prennent en y pensant: il y
gèle... Les autres années, un service de bateaux permettait des
excursions en mer, on pouvait, en traversant le golfe, prendre des bains
d’air salé et de soleil; les plages de l’Isolella, de Porticio et de
Chiavari, de l’autre côté de la baie, formaient autant de havres et
d’escales. Cet hiver, l’unique bateau qui faisait le service est en
réparation à Marseille, et, pour aller à Chiavari visiter le pénitencier
arabe, il faut six heures de voiture, c’est-à-dire partir à l’aube et
rentrer le soir, dans l’air glacé de la nuit.

«Ah! le pays est tout à fait gai et je vous rends grâces de m’y avoir
fait venir. Je ne vous parle pas des soirées: il est convenu qu’un
malade doit se coucher à neuf heures; mais, le jour, que diable
voulez-vous que je fasse de mes journées? Réglez-moi l’emploi de mes
heures. Vous ne me voyez pas faisant des visites au préfet! Me
voyez-vous jouant au tennis avec la colonie étrangère et ramassant la
balle de miss Arabella Smithson, la jeune Écossaise phtisique, ou
portant la raquette de Mme Edwige Stropfer, la maîtresse de la pension
suisse, qui flirte, paraît-il, avec un cocher indigène et ne dédaigne
pas les pêcheurs! Terribles, ces glaciers de l’Oberland, ils deviennent
volcans sur leurs vieux jours. Vous ne m’évoquez pas davantage me
balançant à vie dans un rocking-chair, enveloppé de tartans et coiffé de
fourrure, comme les Anglais vannés et les Allemands goutteux de cet
hôtel; le jardin en est splendide, je vous l’accorde: palmiers,
cédratiers, mimosas et agaves avec panorama unique, la mer au fond, la
ville à gauche et le cimetière à droite, à deux pas. On y est porté de
suite, mais j’ai peu de goût pour les maisons de santé, et si soleilleux
que soit le site, je n’emplirai pas de ma toux ce jardin d’hôpital...
car votre hôtel est un hôpital, service de premier ordre, mais les
couloirs fleurent la créosote et les chambres embaument le phénol.
Chaque pensionnaire, à chaque repas, prend ses deux perles livoniennes.

«Ah! docteur, vous saviez ce que vous faisiez en me mettant ici! Vous
faites d’une pierre deux coups, chaque fois que vous me rendez visite!
Je fais partie de votre tournée du matin. Tout cela, je vous le pardonne
et même la nourriture fade et les viandes éternellement bouillies, mal
déguisées de sauces rousses, et l’unique dessert: noix, figues,
mandarines et raisins secs, que je chipote en cet hôtel. Ce régime m’a
rendu l’appétit. Je meurs de faim et mes fringales m’ont fait découvrir
cette bonne Mme Mille, cette exquise et chère Mme Mille, l’aimable
pâtissière du cours Napoléon, ronde, parlante et si accorte, qui
confectionne de si succulentes terrines de merles et de si friandes
compotes de cédrat.

«Et sa liqueur de myrte! A s’en sucer les dents, à s’en lécher les
lèvres! Je vous pardonne tout en faveur de cette fine liqueur; mais de
grâce, docteur, employez-moi mon temps, fixez-moi un horaire.»

Et le docteur, tout en caressant d’une main... perplexe la soie brune et
brillante d’une barbe soignée (toute une attitude, mieux qu’une
attitude, un poème et une séduction la main longue et baguée du docteur
dans les poils frisés et luisants de cette barbe, et quelle indécision
dans le geste dont il la lissait), et le docteur donc, tout en caressant
le floconnement parfumé de son menton: «Nous avons un mois de janvier
imprévu, tout à fait déroutant, cet hiver. Songez qu’il neige à
Marseille. Avez-vous vu le départ des diligences cours Napoléon, tous
les matins, à onze heures? très curieux, très pittoresque. Vous verrez
là de vrais Corses.

«En costume national, en velours côtelé et à grandes barbes blanches, le
type Bellacoscia qui tint pendant trente-deux ans le maquis, toutes les
_cartolina posta_ l’ont reproduit; j’en achète une tous les matins au
portier de l’hôtel pour l’envoyer à une petite amie de France: elles
croient, les chères créatures, que je suis en péril et frissonnent
délicieusement.»--«Le type Bellacoscia, il ne faut pas me la faire, Mme
Mille m’a confié qu’on les costumait ainsi à la Préfecture, ceci
correspondant aux goûts des hiverneurs étrangers. Je n’irai donc pas
voir partir vos diligences, je connais celles d’Algérie, elles sont
construites sur le même modèle... les vôtres sont encore plus incommodes
et plus petites avec leurs panneaux peints en vert et en rouge sombre;
on dirait des fournées de camerera mayor à voir toutes les voyageuses en
deuil... Et dire que Bonaparte prit un de ces courriers pour gagner
Bastia par Vizzavona et Corte, quand il partit pour Brienne... Je
connais le couplet... Il y a aussi le pèlerinage à la Maison Bonaparte
et la visite au musée avec les souvenirs de Napoléon; mais je n’ai pas
tous les jours l’âme de Jean de Mitty.

    L’Angleterre prit l’aigle et l’Autriche l’aiglon.

«Le succès de M. Rostand nous a un peu blasés, nous autres continentaux,
sur l’épopée du géant historique. Je m’étonne que vous ne m’ayez pas
encore proposé d’aller à la gare assister à l’arrivée des trains; les
montagnards en vendetta, le fusil sur l’épaule, à peine sur le quai,
commençant par décharger leur arme, le port de l’escopette chargée étant
interdit en ville, ces petites formalités locales organisent parfois des
feux de peloton intéressants entre deux trains; mais, que voulez-vous?
tout cela me laisse froid. J’ai trop roulé de par le monde: mes
souvenirs de Sicile me défendent contre la Corse et le pittoresque me
trouve récalcitrant.

«Bon! voilà le soleil qui nous quitte!... Adieu, lumière d’Afrique;
regardez-moi la mélancolie de la baie dans cette brume: tout le paysage
est d’un bleu triste et atténué d’ardoise; sont-elles assez d’exil, ces
montagnes à la plombagine?»

Le docteur, navré, ne disait plus rien: le nez sur son assiette, il
mangeait, doucement résigné à mes doléances et au menu de l’hôtel; nous
achevions de déjeuner dans la lumière tamisée de stores d’une grande
galerie vitrée, réfugiés là, dans le prudent effroi de la table d’hôte;
nous étions, d’ailleurs, les derniers demeurés à table, les autres
déjeuneurs déjà répandus dans le jardin et lézardant au soleil, dans un
engoncement de plaids, de châles et de pèlerines comme seuls Anglais et
Allemands en promènent à travers le monde; _phtisies d’outre-Rhin et
spleens d’outre-Manche_ voisinaient là, à l’ombre grêle et bleue des
palmiers; l’or en boule des mimosas et les thyrses ensanglantés des
cactus à fleurs rouges préparaient en décor l’azur adouci des montagnes
et du golfe; c’était la mélancolie atténuée, le charme ouaté d’un
paysage pour poitrinaires et globe-trotters, exténués de civilisations,
venant s’échouer dans un havre d’exil et de somnolente agonie entre les
oliviers, les chênes verts et la mer.

A ce moment, le soleil reparu fit étinceler la neige des cimes, le golfe
étala et, du même coup, accusa cruellement la bile et la chlorose des
teints, la lassitude des yeux et des sourires, en même temps que la
veulerie éreintée des visages; les promeneuses du jardin apparurent
avachies et vannées, comme autant de vieux sacs de nuit fatigués.

Qu’étais-je venu faire dans cette remise pour très anciens objets de
voyage? Je sentais en moi la montée d’une sourde rancune, un vent
d’injustice me soulevait contre le docteur, en même temps que commençait
à peser un pénible silence.

Tout à coup, la porte vitrée de la table d’hôte s’ouvrit toute grande...
et géant, avec sa forte carrure, son estomac bombé et sa face lourde,
aux bajoues tombantes, Il apparut, car c’était Lui, à ne pouvoir s’y
méprendre: c’étaient ses grands yeux à fleur de tête et leurs paupières
pesantes, c’était son profil régulier, ses lèvres épaisses et son menton
gras de jouisseur, toute cette face de médaille d’Augustule de la
décadence, rachetée par la grâce du sourire et la grande beauté du
regard, car il avait aussi de Lui les prunelles limpides et pensives, la
démarche lente, et jusqu’à la fleur rare à la boutonnière; c’était Lui,
mais rajeuni de vingt ans, Lui dans tout l’éclat de ses triomphes de
poète et d’auteur, le Lui choyé, adulé, courtisé, que se disputaient à
coups de dollars Londres et New-York; et, comme je le savais mort, et
dans quelle misère et quel abandon! le double mystérieux du portrait de
Dorian Gray s’imposait, impérieux, à mon souvenir: je risquai
l’impolitesse de me retourner brusquement sur ma chaise, pour suivre
plus longtemps des yeux l’effarante ressemblance: elle était frappante;
Sosie n’était pas plus Sosie; une jeune femme accompagnait le faux
Oscar, élégante, et, comme son compagnon d’Agence Cook d’Outre-Manche,
des cheveux blonds et lisses, aux longs pieds solides, aux chaussures
sans talons.

«Le portrait de Dorian Gray, pensait mon docteur à voix haute, nous
avons pensé ensemble.--A croire à un revenant, n’est-ce pas? Quelle
histoire d’outre-tombe on pourrait écrire sur cette ressemblance
_goblin-story_, comme ils disent à Londres, le beau sujet de
_Christmas-tale_. J’aurais rencontré cet Anglais à bord, dans la nuit du
31 décembre, que j’aurais cru à un intersigne... Vous voyez-vous la
nuit, sur le pont d’un paquebot, en pleine mer remueuse et sinistre et,
tout à coup, ce faux Oscar apparaissant...--Brr, jour des Morts en mer.
C’est un accident de race, d’étranges analogies peuvent y fleurir;
en tous cas, bien gênante pour cet Anglais, cette fatale
ressemblance.--Oui, on peut le croire ressuscité. Savez-vous que vous
tenez mal vos promesses, homme de peu de parole que vous êtes. Cette
histoire du Christ et de Lazare de ce pauvre Wilde que vous avez
annoncée à son de trompe, vous nous la devez toujours, vous
savez.--Soit, je vous la dirai donc, car elle est pleine de mélancolie
et cadre bien avec ce golfe et ce décor ensoleillé d’hiver; mais je
n’aurai pour vous la conter ni la lenteur voulue de sa diction modulée
et précieuse, ni le soulignement définitif de son geste; d’ailleurs,
c’est avec une légère variante le texte même de l’Évangile. Donc Lazare
était mort, descendu au tombeau, et sur la route de Béthanie, Marthe
venue à la rencontre de Jésus, lui avait dit en pleurant: «Seigneur, si
vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort!» Et une fois arrivé
dans la maison des deux sœurs, Marie s’était jetée aux pieds de Jésus et
lui avait dit, elle aussi: «Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère
ne serait pas mort!» Et Jésus voyant qu’elle pleurait et que les Juifs
venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla
lui-même; puis il dit: «Où l’avez-vous mis?» Ils lui répondirent:
«Seigneur, venez et voyez!» Alors Jésus pleura et les Juifs dirent entre
eux: «Voyez comme il l’aimait!» Mais il y en eut quelques-uns qui
dirent: «Ne pouvait-il empêcher qu’il ne mourût!» Et Jésus frémissant
alla au tombeau. C’était une grotte et elle était fermée d’une pierre
qu’on y avait placée. Jésus dit: «Otez la pierre!» Marthe, sœur de celui
qui était mort, dit alors: «Seigneur, il sent déjà mauvais, car il est
mort depuis quatre jours.» Mais Jésus lui répondit: «Ne vous ai-je pas
promis que si vous aviez la foi, vous verriez la gloire de Dieu!» Ils
ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux au ciel, se mit en
prière et puis, ayant prié, il s’approcha de la grotte et cria d’une
voix forte: «Lazare, sortez!» Et soudain celui qui était mort se leva,
ayant les mains et les pieds liés de bandes et le visage enveloppé d’un
linge, et Jésus leur dit: «Déliez-le et laissez-le marcher!»

«Mais (ici commence la variante du poète) Lazare ressuscité demeurait
triste; au lieu de tomber aux pieds de Jésus, il se tenait à l’écart
avec un air de reproche et, Jésus s’étant avancé vers lui: «Pourquoi
m’as-tu menti, lui dit Lazare, pourquoi mens-tu encore en leur parlant
du ciel et de la gloire de Dieu? Il n’y a rien dans la mort, rien, et
celui qui est mort est bien mort; je le sais, moi qui reviens de
là-bas!» Et Jésus, un doigt sur sa bouche et avec un regard implorant
vers Lazare, répondit: Je le sais, ne leur dis pas!»




DIMANCHE CORSE


Nous revenons de _Scudo_, _le Scudo_, _l’Écu_, _le Bouclier_, la villa
que les Pozzo di Borgo possèdent au bord de la mer, sur la route des
_Sanguinaires_.

Cette route des _Sanguinaires_ est la promenade adoptée par la
population d’Ajaccio; elle commence au _Diamant_, la grande place en
esplanade sur la baie, le _forum_ de la ville, et longe toute la rive
nord du golfe jusqu’à la Pointe de la Parata et sa tour génoise en
sentinelle on dirait sur le large: le granit rouge des _Sanguinaires_
émerge, ensanglanté et fantasque, à quelques centaines de mètres plus
loin.

Cette route des _Sanguinaires_, c’est à la fois la promenade des Anglais
et la corniche d’Ajaccio; de sa chaussée bordée d’agaves, on découvre
avec tout le bleu du golfe et les toits de la ville, les cimes neigeuses
du Monte d’Oro; en semaine, les voitures de place y promènent les
touristes anglais et les continentaux de passage; le dimanche, les
Ajacciens y musent lentement et gravement au soleil; quelques
guinguettes y retiennent les matelots attablés devant une fiasque de
Porticcio ou d’autre vin du pays et tous les jours de l’année on y
rencontre des corbillards: tassés debout dans la légendaire charrette
des enterrements corses, des indigènes en deuil suivent, amis et parents
du mort; car cette route des _Sanguinaires_ est aussi la route du
cimetière. Ajaccio ensevelit ses morts au soleil, et les fait bénir par
la vague, dans la verdure éternelle des lauriers roses et des
genévriers: cette espèce de voie Appienne, que j’apercevais de la rade,
le matin de mon arrivée, toute bordée de mausolées, de chapelles et de
monuments funéraires, est justement cette route des _Sanguinaires_ où
nous roulons aujourd’hui.

Mais nous ne venons que du _Scudo_, espèce de villa Pamphili au jardin à
l’abandon ouvert le dimanche au public, jardin d’Italie à la végétation
d’Afrique, d’une mélancolie si particulière sous les ciels lumineusement
froids des janviers d’ici; des aloès monstrueux y dardent leurs yatagans
d’un vert glauque et marbré à côté de fusains, de pâles lentisques, et
de myrtes bleutés; voici aussi des lièges, des cyprès, des érables et de
blancs peupliers de Florence et sur le bleu du golfe, enfermé comme un
lac dans son cercle de montagnes, toutes ces verdures éternelles, à
peine émues d’une saute de vent, sont d’une dureté sévère et triste, oh!
si triste!

    La plainte des palombes
    Dans les micocouliers!

Ne faudrait-il venir ici qu’en avril? Ce jardin de cyprès et d’arbustes
bleuâtres est figé de silence: derrière nous le manteau mouvant du
maquis ondulé à l’infini au versant des collines, le large s’ouvre à
l’horizon.

Ces Pozzo di Borgo, dont nous venons de parcourir la villa, sont la
grande famille corse ennemie des Bonaparte, la _gens Corsica_ depuis des
siècles en rivalité avec la race de Napoléon. Par haine du petit
lieutenant ajaccien, devenu le grand empereur, un Pozzo di Borgo se fit
l’ambassadeur à Pétersbourg d’Alexandre Ier et de connivence avec
Metternich, traqua l’aigle harassé de tant de victoires et démolit
l’œuvre impériale au fameux traité de Vérone; celui-là, le diplomate, et
le tortueux briseur d’aigles de l’épopée, c’est la gloire de la famille.

Le château de la _Punta di Borgo_, qui domine Ajaccio et qu’on cite
comme une des merveilles de l’île, a été construit en partie avec des
débris entiers des Tuileries reconstituées; le portrait en pied du grand
ancêtre, de l’ambassadeur du tsar, y trône en pleine salle d’honneur,
écrasant de son importance et du faste de son cadre un tout petit
portrait du premier Consul, mis à côté comme par hasard, et ne le
diminue pas dans l’histoire.

Sur la route, au retour, nous croisons des Corses vêtus de velours de
chasse et des femmes enlinceulées de noir, le deuil éternel que portent
ici toutes les femmes du peuple... Peuple fier où le deuil des morts se
prolonge durant dix années, à quelque degré de parenté que l’on soit,
peuple qui se souvient du bienfait comme de l’injure, peuple qui
n’oublie pas, peuple qui ne mendie pas! Et à notre gauche s’échelonnent
des mausolées et sur notre droite défile, silhouettée en noir sur le
bleu du golfe, toute une procession d’ombres, tombes et deuil! Et cette
route s’appelle la route des Sanguinaires; au loin les montagnes
s’estompent violettes, éclaboussées çà et là d’un reflet de neige; une
cime plus haute apparue tout à coup d’acier pâle, en coup de dague, dans
l’air calme et c’est, nous dit-on, qu’il a neigé la nuit dernière ou à
Focé ou à Bastelica.

Quelle mélancolie et qu’on est loin ici de Paris et de France!

D’ailleurs, l’air fraîchit, c’est le crépuscule: le paysage en décor,
miraculeusement éclairé, prend des tons lumineusement doux de peinture
sur soie; la lumière, c’est toute la magie de la Corse.

Des rumeurs d’enfants annoncent la ville. Un peu avant les premières
villas, tout un séminaire en promenade s’est abattu sur les récifs à
fleur d’eau du rivage, la route et le granit sont tout noirs de
soutanes; tassées, par groupes, ces faces glabres, ces robes de deuil
font autant de taches d’encre sur la montagne et sur la vague et sur
l’écueil: ce sont les cent quatre apprentis curés de Monseigneur, les
cent quatre, comme on les appelle ici.

    Comme un vol de «corbeaux» hors du charnier natal!

Et c’est un vers de Jose-Maria de Heredia qui me situe le détail
sinistre du paysage.




LES QUAIS


Les quais de Marseille, cosmopolites, commerçants, laborieux et
flâneurs, remuent dans du bruit, du mouvement et du soleil; ils odorent
la force, l’absinthe et la limonade, la sueur et le goudron, l’olive et
le musc; ils bercent du rêve, charrient de l’aventure, du rire et des
larmes, invitent à partir, et dans du drame et de la gaieté et de la
couleur poudroient, flamboient et tapagent: Marseille, porte de l’Orient
et de l’Ailleurs.

Les quais d’Alger, bastionnés en haute terrasse au-dessus du va-et-vient
des paquebots, arrivées et départs, déroulent de somptueuses façades de
Compagnies financières et maritimes et de grands hôtels: l’indolence
hallucinée des indigènes s’y accoude, indifférente au _shopping_ des
Lubin et des Cooks en excursion par la ville, le songe opiacé des
burnous y somnole entre la hâte des colons espagnols et la mollesse
étalée sur leur siège, une fleur à la bouche, des voituriers maltais et
siciliens. Les quais d’Alger, du square Bresson à la place du
Gouvernement, c’est l’élégance d’une ville arabe haussmanisée et devenue
station d’hiver: les monts de Kabylie forment le décor et les uniformes
de la garnison la figuration; les Transatlantiques, trois fois par
semaine, animent la rade et la lumière éblouissante, invraisemblable,
est, elle-même, de théâtre... Alger sent la jonquille, le narcisse et le
suint.

Les quais de Naples sordides, éclatants, grouillants de loques et de
vermine, criblés de poux, de lumière, et splendides, chantent la crasse
et la douceur de vivre; ils chantent dans le bleu de la baie et dans le
bleu du ciel, et, déjà brûlants de toutes les ardeurs de l’ancienne
Campanie, ils se chauffent au Vésuve et se chauffent au soleil: ils
embaument la paresse et la prostitution; l’écorce d’orange et les amours
faciles; c’est le bouge en plein air qui lézarde et fleurit entre
l’embrun du large et les affreux relents des _fritterias_ du port.

Le château de l’Œuf y fleure le coquillage, les femmes, la marée et les
bouquets de fraisier offerts par les ruffians, le parmezan et la semence
humaine, les arabesques mauves posées à l’horizon incantent l’atmosphère
avec des noms magiques: Castellamare, Sorrente, Capri, la chanson des
Sirènes est demeurée en écho dans tous les creux des roches, ce faubourg
populeux s’appelle Portici et cette colline en face, de l’autre côté du
golfe, a nom le Pausilippe.

Mais l’enchantement, ce sont les quais de Palerme: dans le grandiose
d’un Versailles sicilien, flanqués d’arcs de triomphe, de palais et de
statues, étagés en terrasses, en escaliers princiers, arrosés de jets
d’eau, ombragés de jardins, ils se composent comme une toile de Vernet,
en fastueux décor de roches et d’architectures héroïques. Le mont
Pellegrino avance sur l’horizon l’éperon fabuleux de son promontoire, le
golfe tout de clarté limpide s’appelle la _Concha d’Oro_; le jour, des
gamins demi-nus s’y poursuivent à coups de mandarines, la nuit, sous des
lunes si intenses qu’on les dirait électriques, des pêcheurs, un fanal à
l’avant de leur barque, y pêchent au trident: les quais de Palerme sont
une apothéose, une apothéose mythologique conçue dans le goût du Grand
Siècle. Les quais d’Ajaccio, ensoleillés et tristes, rêvent dans
l’abandon d’un petit port italien, sans mouvement et sans transit;
gardés à l’Ouest par la jetée de la citadelle, dont les hauts
contreforts protègent les mouillages de la ville et des Capucins, bornés
à l’Est par le môle de Margonajo, qui abrite le mouillage de Cannes, où
remisent les torpilleurs, ils s’étendent, ces quais déserts et vides,
devant l’azur uni d’une baie fermée comme un lac; les cimes neigeuses
debout sur l’autre rive, complètent l’illusion: c’est l’horizon des
moraines et des glaciers d’un lac de la Haute-Italie, Côme ou Lugano: la
Méditerranée en a le bleu profond et délicat. Pas un bâtiment de
commerce, le port est vide... ni vergues, ni mâtures; absent, le
fourmillement de drisses et de cordages qui, vu de terre, invite l’âme
des nostalgiques à l’embarquement pour ailleurs. Parfois, au loin, très
loin, une voile de bateau de pêche ou, rapide et fin comme un trait de
plume sur la vague, un torpilleur en exercice, manœuvrant dans la rade;
à l’abri des jetées, dorment des barques de pêcheurs. Les maisons, très
hautes, très italiennes, blanchâtres, à persiennes vertes, font face à
la mer; d’autres s’étagent au-dessus, déjà lézardées et lépreuses,
maisons de la vieille ville, dénonçant leur misère par les loques
pendues aux fenêtres: au rez-de-chaussée, ni bars, ni boutiques, ni
guinguettes. Ici, tout commerce est mort: le Corse, son fusil sur
l’épaule, regarde et attend.

Contre la Douane, accagnardés au soleil, des indigènes tressent des
nasses, contemplés en silence par des gamins pensifs; assis, pieds nus,
sur les dalles tièdes, des pêcheurs raccommodent des filets: leur orteil
et leur second doigt de pied, souples comme des doigts de main, en
retiennent les mailles; la faction indolente des douaniers arpente le
quai, sans conviction, inconsciemment.

Passé les bains, édifiés par Napoléon, des femmes, accroupies au bord du
rivage, battent la lessive dans l’eau du golfe et rincent un linge qui
fleurera le sel; çà et là, des groupes de flâneurs, l’air de nervi de
Marseille, font cercle autour du jeu des trois cartes du bonneteur. La
race, ici, est bien latine: le Corse est né joueur, il joue au café le
long des journées, il y joue le soir, il joue au cercle, à la buvette,
il joue sur l’esplanade de la citadelle et sur les quais du port, dedans
et dehors, à la chandelle et en plein air.

Et la nuit, dans la limpidité de vastes ciels lunaires, devant la
solitude des neiges immobiles et des nuées vagabondes, chimérique
horizon de nacres et de givres, les quais d’Ajaccio sont plus déserts
encore: leur somnolence ensoleillée, le jour, s’aggrave alors du froid
et du silence de la montagne.

Vivre dans la montagne, c’est vivre dans la mort! Personne!... A peine
si quelque lamento grince et se plaint, gratté sur une guitare, dans
quelque bar aux volets clos; aucune lumière ne dénonce l’endroit où l’on
chante; dans la vieille ville, on ne sait d’où, à quel étage de quelle
maison, des jeunes gens indigènes valsent entre eux, aux sons aigres de
l’accordéon.

Et je songe à la détresse du héros d’Alphonse Daudet, du mari divorcé de
_Rose et Ninette_, rôdant, la nuit, sous la pluie et la neige d’un
Ajaccio d’hiver... Oh! sa fuite éperdue devant les paquets de mer
inondant la chaussée du quai Napoléon, et le gouffre d’écume du golfe
démonté, que bat la tramontane!

O longues soirées d’exil, nuits d’Ajaccio l’hiver!




LES PÈLERINAGES


_Napoleonis civitas!_ Et, comme une épitaphe funéraire, l’inscription
s’étale gravée en lettres d’or sur une plaque de marbre rouge, dans
cette salle à manger d’hôtel monumental, assourdie de gazouillis anglais
et de baragouin allemand.

Rien que des Outre-Manche et des Outre-Rhin dans ce vaste hall qui se
recommande de la gloire et des lauriers de Napoléon! Ajaccio, le berceau
du géant d’Austerlitz et de Wagram, est envahi par ses bourreaux!

Ah! cet odieux hôtel, bondé de Deutschs et d’Anglo-Saxons et tenu par un
Suisse! Ce n’est pas là que nous retrouverons les mânes de l’Empereur!
mais dans la vieille ville génoise, dans les rues étroites et,
disons-le, malpropres qui se croisent et se groupent autour de la
citadelle, rues dallées comme celles de Vintimille, aux hautes maisons,
aux fenêtres pavoisées de lessives, à la chaussée parfois enjambée par
une arche, voûte pittoresque et sombre où s’encadrent ici le bleu du
golfe, plus loin le poudroiement lumineux de quelque place ensoleillée;
assises au coin des portes, les portes cintrées et basses des échoppes
arabes, des femmes aux yeux sauvages y cherchent les poux d’une
marmaille grouillante; des pêcheurs, aux mollets ronds et bruns,
passent, une rame sur l’épaule, appuyant fièrement leurs pieds nus sur
les dalles; des châtaignes cuisent sur un poêle en plein air, des coques
velues d’oursins s’entassent dans un angle, et des jeunes gens
déchargent d’une charrette des fagots odorants de myrte, de lentisques
et de genévriers, toute l’âme du maquis cueillie dans la montagne, et ce
sont, baignées de soleil et coupées de grands pans d’ombre, les rues du
Centre, du Cardinal-Fesch, la rue Sébastiani et la rue du Roi-de-Rome et
la rue Létizia.

La rue Létizia est la plus étroite: c’est dans son ombre moisie que
s’élève la maison Bonaparte, un grand corps de logis à trois étages,
façade blanchie à la chaux, petites fenêtres à persiennes vertes; de
l’autre côté de la rue, un petit jardin bordé d’une grille et qui fut
celui de Lætitia Ramolino complète la demeure familiale; une plaque de
marbre à inscription dorée complète la gloire de la ruelle:

    _Napoléon est né dans cette maison le 15 août 1769._

Le premier étage est seul ouvert aux visiteurs; un escalier de granit à
rampe de bronze y conduit. C’est, dans la pénombre des persiennes
mi-closes, une succession de vastes pièces encore meublées dans le style
raide du temps; leur carrelage rouge, leurs murs blanchis à la chaux et
la misère des sièges, aux étoffes déchirées et déteintes, racontent
encore la gêne de Mme Lætitia, demeurée veuve avec ses huit enfants; la
puissance et l’importance de la famille, alliée aux Bonaparte de
Florence et à toute la noblesse corse, s’affirme cependant à la grandeur
des salles de réception; le salon des fêtes, en galerie sur un patio,
double les vingt-six appliques de ses petits miroirs italiens dans un
parquet uni comme une glace; si les meubles du salon de Mme Lætitia
étonnent comme un anachronisme par la pureté de leur style Empire, ceux
de la chambre à coucher, d’un joli XVIIIe, nous semblent bien
authentiques. Voici le bois de lit de la mère de Napoléon, _Nabulione
Buonaparte_, le fauteuil dans lequel on la ramena de l’église où,
pendant la messe de l’Assomption, elle fut prise des douleurs de
l’enfantement. Puis, partout, d’autres meubles où s’accrochent les
souvenirs: divans poussiéreux, chaise à porteurs de Mme Bonaparte
Ramolino, et la seule épinette qui existait à Ajaccio à l’époque. Le
cabinet de travail, la salle à manger, les salons se succèdent en
enfilade, vastes pièces silencieuses, comme embaumées dans leur ombre;
et les chaises, du style austère d’alors, ont l’air d’attendre en rang,
contre les murs, ceux qui ne reviendront plus: les pas feutrés de la
vieille Ajaccienne qui nous sert de cicerone troublent seuls la paix
figée des salles obscures et muettes. Et pourtant que d’ambitions
s’agitèrent entre ces murailles, que de rêves y battirent de l’aile, et
les destinées du monde entier y furent contenues!

Dans l’angle d’une chambre, qu’on dit être celle du sous-lieutenant de
Brienne, une trappe, celle par laquelle, en 1793, Bonaparte, la maison
étant cernée, échappa aux poursuites de Paoli, et, sur la cheminée de la
chambre de Madame mère, à côté de la couronne en lauriers d’or du
premier Consul, une ravissante crèche en ivoire, que Bonaparte rapporta
d’Égypte en 1790, souvenirs résumant presque la carrière sentimentale du
héros, sa haine tenace et violente de l’Anglais, ses premières victoires
et son grand, son inaltérable amour des siens, symbolisés par la crèche
d’ivoire et les lauriers consulaires rapportés à la maison natale et
offerts à la mère!

Que d’opprimants et mélancoliques souvenirs!

C’est peut-être cette grande ombre planante sur Ajaccio qui tisse comme
un voile de tristesse atténuée sur la neige de ses montagnes et le bleu
lumineux de son golfe!

La Corse, reconnaissante à Napoléon, lui a dressé partout des statues,
emplissant ses places et ses promenades d’effigies en marbre du César:
Cours Grandval, sur cette place des Palmiers, ombreuse et fraîche,
ensoleillée et verte selon le jour et l’heure, et dont les Ajacciens
sont si fiers, la statue en toge du premier consul domine quatre lions
de granit, dont la gueule vomit l’eau d’une fontaine; sur l’esplanade du
Diamant, la place de la Concorde de la ville, et dont toute la longueur
commande la mer, Napoléon s’érige encore, cette fois César équestre,
escorté de ses quatre frères, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme, qui, de
leurs silhouettes de bronze, lui font une garde d’honneur. C’est le
grand monument commémoratif d’Ajaccio, et, sculptés dans la lumière,
profilés en noir sur l’azur méditerranéen, les cinq Buonaparte regardent
l’horizon et semblent veiller en sentinelles sur la patrie corse; l’œil
darde vers l’Anglais qui viendra par la mer. Tout cela est bien de
l’immortalité et de la gloire, mais nulle part pourtant je n’ai senti
frémir la grande ombre envolée comme dans la petite maison et les pièces
obscures de la rue Létizia.




FLEUR D’EXIL


Tous les jours, en revenant du Cazone, par les allées en lacet du
Salario, la forêt d’oliviers dont le moutonnement argenté domine la
ville, je les rencontrais, invariablement échouées sur un banc, prenant
frileusement l’air du large et le soleil, les deux frêles Parisiennes,
la mère et la fille, venues là, dans cet Ajaccio d’exil, pour la santé
de l’une ou de l’autre, et s’ennuyant, oh combien! dans ce monumental
hôtel pour Anglais et Allemands.

Elles étaient débarquées ici, joyeuses, avec un entrain affairé de
jolies femmes arrivant à Cannes ou à Nice, toutes ravies des cactus en
fleurs, du panorama de la baie, du jardin et du luxe de l’hôtel,
heureuses du climat et de la douceur atténuée des ciels; mais elles en
avaient décousu vite, dans le morne et pesant ennui de ce cosmopolite
hôtel.

En pure perte, les robes du bon faiseur, arborées à chaque repas! En
pure perte, les batistes brodées de la fille et les manteaux de soirée
de la mère, et la dorure de cheveux oxygénés de celle-ci, et les
bandeaux aile de corbeau de celle-là; pas un homme en smoking à table;
et tous ces braves Allemands, en costume de cheviote, tous ces rogues
Anglais, en chemise de flanelle, n’avaient cure de ces deux poupées
françaises, qui n’avaient ni appétit ni souliers plats; car si les deux
nouvelles venues découvraient, sous l’écume de dentelles des jupes, les
plus fines chaussures et les plus capiteux bas de soie, elles ne
faisaient guère honneur au menu de l’hôtel.

Réfugiées, comme nous, à une petite table, elles chipotaient tout du
bout de la fourchette, disputant sans entrain quelque bouchée de viande
au brouet roux des sauces, réduites à se rabattre sur les mandarines du
dessert, sans avoir comme nous la ressource d’aller prendre un repas sur
deux dans quelque hôtel de voyageurs de la ville ou quelque bar de
matelots du port; et j’avais fini par les prendre en pitié, ces deux
Parisiennes d’exil, qui ne parlaient à personne, et qui, malades, et
très atteintes peut-être, une fois retirées dans leur chambre, devaient
tromper leur fringale avec des cédrats confits et des crottes de
chocolat.

Elles avaient bien tenté quelques promenades en voiture, mais, elles
aussi, avaient dû renoncer à toute excursion, cruellement averties par
le froid; impossible de s’aventurer en montagne sans sentir le manteau
de glace tomber sur ses épaules; et quand on tousse toutes ses
matinées!... Elles en étaient donc réduites au Cazone, à la lente et
classique promenade au soleil à la grotte de Napoléon, la caverne,
presque de Lourdes, où Bonaparte adolescent allait s’isoler, à l’entrée
du maquis, et rêver à sa destinée; cette grotte où, pensif et
mélancolique, attentif aux voix de la solitude, comme une autre
Bernadette, il eut peut-être la vision de son avenir, cette grotte où en
tout cas, il s’éprit et se passionna, en véritable insulaire, pour ce
beau pays de Corse, dont le souvenir hanta toute sa vie, et dont le
regret le poursuivra en exil, quand, dans le _Mémorial de
Sainte-Hélène_, il écrira: «_La Corse avait mille charmes; j’en
détaillais les grands traits, la coupe hardie de sa structure
physique... Tout y était meilleur; il n’était pas jusqu’à l’odeur du sol
même; elle m’eût suffi pour la deviner les yeux fermés; je ne l’ai
retrouvée nulle part._»

Mais, nous autres continentaux, les _pinçoute_, les pointus, comme nous
appellent les Corses, non sans une légère nuance de mépris, l’odeur
aromatique de l’île parfumée ne nous suffit pas; l’ombre de Napoléon, si
elle nous fait rêver, nous attriste, car l’Empire, c’était hier, et
l’hier du commencement du siècle à côté d’aujourd’hui!!!

Donc, après leur promenade quotidienne au Cazone, la mère et la fille
gagnaient, à petits pas, les allées du Salario, et une fois parvenues
pas bien haut, à mi-côte, s’asseyaient sur un banc, et là, tristement,
s’absorbaient en silence devant le golfe ensoleillé et l’horizon des
montagnes du golfe... décor italien d’un grand lac entouré de glaciers!

Fleurs d’exil oubliées devant un paysage nostalgique.

Si j’avais osé les aborder, leur parler, certes je les aurais engagées à
me suivre un peu plus loin, dans le verger d’oliviers séculaires dont
les feuilles luisantes frémissent dans la brise au-dessus des massifs
trop soignés de l’hôtel; là, dans un chaos d’énormes roches grises,
parmi les lentisques et les fleurs d’arbousiers, chante entre les troncs
contournés et rugueux tout un coin de Sicile... avec l’azur du golfe
apparu dans les feuilles toutes criblées de lumière et pareilles à des
minces, ah! si minces médailles d’argent, c’est un décor de Théocrite,
toute une page d’idylle évoquée:

    Viens, une flûte invisible
    Soupire au fond des vergers,
    La chanson le plus paisible,
    Est la chanson des bergers!

Mais comment persuader à ces inconnues de me suivre à travers les
broussailles et les pierres du maquis! J’y ai pourtant passé les
meilleures heures de mon séjour en Corse, couché à l’ombre grise d’un
olivier géant, dans la chaleur des herbes et l’odeur allégée des
térébinthes; mais ces deux Parisiennes étaient aussi trop délicatement
chaussées, je leur eusse au moins fait massacrer là cinq ou six louis de
bottines!

Et pourtant, parmi les roches grimaçantes du Salario, dans l’ombre
argentée de ce vrai bois sacré, Ajaccio n’était plus l’exil; j’y lisais,
il est vrai, et avec délices, l’_Aventureuse_, de Mathilde Sérao, et de
Léon Daudet les _Deux étreintes_, deux œuvres chaudes, vibrantes et
passionnées, toutes frémissantes du soleil du Midi dans des cadres
d’Italie et de Provence. Mais quel charme familier et quelle grâce
antique avait aussi ce verger d’oliviers!

De vieilles aïeules, l’air de _stregga vecchia_ sous leur faldetta
noire, y ramassaient des olives tombées, tandis que, à mes pieds, la
ville bourdonnait tout à coup d’une immense rumeur, les cris joyeux de
la sortie des écoles, et que les neiges du Monte d’Oro, soudain allumées
dans un merveilleux jeu de lumière, m’annonçaient avec le crépuscule
qu’il était l’heure de rentrer.




LES VOCERI


_O mon large d’épaules, toi qui avais la taille dégagée, nul ne t’était
comparable; tu ressemblais à un rameau fleuri, ô Canino, cœur de ta
sœur, ils l’ont privé de la vie._

_A rien ne te servit l’arquebuse, à rien ne te servit le fusil, à rien
ne te servit le poignard, ni le pistolet, ni l’oraison bénite._

_Loups contre un agneau, ils se sont tous réunis et, quand ils
arrivèrent dans la montagne, ils te coupèrent la gorge._

_Au pays de Nazza je veux planter une épine noire, pour que de notre
race nul ne passe désormais; car ce ne furent ni un, ni trois, ni
quatre, mais sept hommes contre un._

_Au pied de ce châtaignier je veux établir mon lit, puisque ce fut là,
mon frère qu’ils te tirèrent en pleine poitrine._

_Je veux quitter la jupe, je veux m’armer du fusil, prendre le stylet,
ceindre la cartouchière, je veux porter le pistolet. O Canino, cœur de
la sœur, je veux faire la vendetta._

Et les guitares, sous l’effleurement des doigts, grincent et se
plaignent; les voix se lamentent, gutturales et profondes, déjà
entendues, on dirait dans les cafés arabes du Sahel ou dans les cabarets
de la Triana. Il y a de la mélopée du muezzin dans la monotonie
attristée de cet appel qui se traîne, s’élève tout à coup et retombe; il
y a de la passion espagnole dans cette note sourde et toujours tenue de
l’accompagnement de la guitare; mais il y a aussi quelque chose en plus,
comme une sauvagerie ardente et sombre, une sauvagerie aux yeux de
braise, à la pâleur de cire, telles ces étranges femmes en deuil
journellement rencontrées au creux des sentes ombragées de chênes verts
des routes de Bastia et du Salario.

Ce soir, une famille de _pinçouti_, de continentaux, m’a invité à venir
entendre des _lamento_ et des _voceri_ corses chantés par des insulaires
dans la langue du pays; j’ai trouvé, en entrant chez les X..., trois
guitaristes, dont l’un, dans la journée, est coiffeur de son état, et
l’autre menuisier. Tous les trois sont assis sur des chaises au fond de
la pièce, et c’est le _vocero_ de _Canino_, un des plus célèbres de la
littérature corse, dont se gargarisent en ce moment les chanteurs. Les
râles et les plaintes étouffées des guitares les soutiennent; ils
chantent dans une espèce d’italien patoisé d’espagnol et d’arabe dont je
ne saisis pas un traître mot, mais les voix sont graves et chaudes. Mme
X..., mon hôtesse de ce soir, veut bien me traduire à mesure les paroles
improvisées il y a quarante ans par la sœur du bandit Canino sur le
cadavre même de l’assassiné.

Au _vocero_ de Canino succède celui de _Fior di Spina_, Fleur d’Épine,
_vocero_ improvisé par une femme, en 1850, à l’occasion d’un instituteur
tué par une jeune fille d’Ota, nommée Fleur d’Épine, qu’il avait séduite
et refusé d’épouser.

_Ce matin, sur la place d’Ota, ils t’ont mis la couronne tissée d’or et
d’argent, une couronne selon ta personne après ce coup de pistolet qui
dans la Corse résonne._

_Tu avais le cœur d’un lion et le courage d’une tigresse quand elle
allaite ses petits; tu as étendu le bras avec le pistolet et sur sa tête
tu l’as déchargé en disant: «Ainsi, infidèle, tu as préparé ta mort.»_

Car l’amour n’est pas une plaisanterie en Corse: parole donnée, parole
tenue. Ou le frère, le père et les cousins s’en mêlent, quand ce n’est
pas la fiancée elle-même qui se fait justice; ces _voceri_ ne parlent
que de meurtre et de mort; ils exaltent le courage, l’énergie de l’être
qui tue et, comme de l’huile sur le brasier, attisent la flamme et
fomentent la vengeance.

Le _vocero_ est l’âme même de la vendetta; c’est la voix des
voceratrices qui souffle la passion du sang dans le cœur des hommes,
leur met le stylet à la main et déchaîne la haine et la guerre entre les
familles et les villages, les villages parfois partagés en deux camps et
s’observant d’un côté de la rue à l’autre, les hommes embusqués aux
fenêtres, le fusil dans une main, le pistolet dans l’autre, ce fusil et
ce pistolet qu’on trouve tous les matins exposés en vente sur les quais
d’Ajaccio, en plein air, avec un bois de lit et une chaise! le
propriétaire du tout attendant acheteur; le fusil, le pistolet, le bois
de lit et la chaise, tout le mobilier corse, le foyer et le meurtre, la
vengeance et l’amour!

Poussières de maquis! il me semble en humer l’âpre et ranimante odeur de
genièvre et de lentisques.

_Allons, menez-moi à Tallago, où sont les bandits les plus fiers,
Giaccomini et Saon Lucia; eux, ce sont des guerriers et, avec eux en
compagnie, je parcourrai les sentiers et les bois._

Je suis bien décidément dans le pays de Colomba. Mme X..., dont la
patience est inlassable, veut bien éclairer mon ignorance de précieux
renseignements sur les voceratrices... La femme corse est naturellement
poète, il y a comme une sybille et une prophétesse dans chaque paysanne;
la douleur et la vue de la mort réveillent en elles le génie sybillin;
le _vocero_ s’improvise sur le cadavre de l’homme mort de mort violente,
c’est l’appel à la vengeance. Pour la mort naturelle, l’_improvisatione_
s’appelle _lamento_.

Pour les _voceri_ comme pour les _lamenti_, la famille et les amis se
rassemblent au logis du défunt et se tiennent debout dans la plus grande
pièce de la maison: le mort est étendu habillé sur un lit, la face
découverte, des chandelles sont allumées tout autour. Sa veuve se tient
à la tête et derrière elle toutes les femmes entourées des hommes.
Chaque visiteur vient, embrasse le défunt, salue et prend place parmi
l’assemblée, sans dire une parole. Silence et deuil.

Parents et amis une fois au grand complet, l’un d’eux s’avance et,
s’adressant au mort, vante sa vie, son caractère et déplore sa fin;
c’est l’oraison funèbre antique dans toute sa grandeur naïve et
touchante.

_Pourquoi nous as-tu quittés? Pourquoi ne veux-tu plus demeurer avec
nous?_

L’adieu terminé, la voceratrice s’avance. En grand deuil, encapuchonnée
de la faldette noire, elle se penche au-dessus du cadavre et tout à
coup, éclatant en sanglots, improvise avec de grands gestes une sorte de
complainte, empreinte à la fois de douceur et de violence, de tristesse
et de fureur: c’est un appel à la haine et c’est un cri de désespoir.
Toutes les femmes reprennent les dernières strophes en chœur en poussant
des ululements lugubres, ce sont les «hou hou» de l’orfraie et du vent
dans le maquis. Parfois la voceratrice s’arrête; subitement inspirée,
une autre femme la remplace et continue le _vocero_. Le _vocero_ passe
ainsi de bouche en bouche, rythmé par les gémissements sinistres des
voceratrices à bout d’inspiration, et dans l’élan de leur douleur,
vraiment ivres et possédées, elles s’arrachent les cheveux, déchirent
leurs vêtements, se déchirent les joues avec leurs ongles et mêlent leur
imprécation farouche et de larmes et de sang.

Au fond du salon des X..., les guitares se plaignent toujours; c’est une
_Serenata_ que chantent maintenant les artistes corses, une ballade
d’amour.

_Si tu veux savoir combien je t’aime, tu es autant que ma poitrine, mon
cœur et mon âme et, si j’entrais dans le paradis où sont les bienheureux
et que tu n’y fusses pas, je m’en irais._




LE SEIZE AOUT EN AJACCIO


Nous avons manqué le 15 août et les fêtes de l’Assomption, qu’on célèbre
ici sous le nom de Saint-Napoléon. Pour les Ajacciens demeurés fidèles à
la mémoire de l’Ogre de Corse, le 15 août est demeuré l’anniversaire de
la naissance de Bonaparte et la fête de l’Empereur; des banquets
bonapartistes, des toasts délirants d’enthousiasme exaltent toujours, en
dépit des Républiques, la grande figure napoléonienne.

Pour Ajaccio, la statue équestre du premier Consul qui chevauche si
fièrement sa monture de bronze, escorté de ses quatre frères Lucien,
Jérôme, Louis et Joseph déshabillés à la romaine, commande toujours la
montagne et la mer, et c’est moins une effigie qu’un spectre cher et
tangible dont l’ombre, selon les heures, diminue et grandit sur la place
du Diamant.

Oh! le geste du Napoléon de bronze pointant le doigt vers l’horizon et
semblant encore défendre le golfe et le maquis à l’invasion anglaise!

Mais le 15 août nous étions encore à Nice, dans l’étouffement d’une
journée d’orage, dont les brusques sautes de vent devaient démonter la
mer. Le service des transports fait par la Compagnie Fraissinet est tel,
en été, qu’on met dix-huit heures du port de Nice à celui d’Ajaccio. Une
escale de trois heures à Calvi ou à l’Ile Rousse allonge une traversée
déjà rendue pénible par les forts courants sous-marins qui
tourbillonnent sur les côtes de Corse. _Cyrnos, indomptable et farouche,
Cyrnos, inabordable aux vaisseaux pérégrins, car des gouffres assiègent
ses promontoires, et l’entrée de ses golfes est hantée par des monstres,
sentinelles jalouses commises à la garde des citrons et des fruits
délicieux dont regorgent ses ravins._ Ainsi divague l’antiquité des
conteurs et des philosophes sur cette Corse odorante de lentisques, de
cystes et de térébinthes, maquis sauvage et parfumé où les Empereurs
avaient installé le grenier de Rome. C’était la cité orientale de l’île
qui fournissait alors les lourds chargements de céréales qui remontaient
le Tibre, sur les larges bateaux plats d’Ostie; et la Corse, aujourd’hui
murée dans ses roches, faute d’un service régulier qui lui permette le
débouché de ses produits, la Corse vouée à la pauvreté par l’incurie des
gouvernants, approvisionnait alors cette gueule immense ouverte sur le
monde: l’appétit de César. La Méditerranée est heureusement plus
clémente sur la côte italienne que sur celle de France, et la flotte
nourricière ne sombrait pas trop souvent, à en croire les annales.

Pour nous, ces dix-huit heures de traversée ont été dix-huit heures de
roulis, de tangage et du plus atroce mal de mer, les hommes d’équipage
eux-mêmes titubaient comme ivres, le personnel attaché au service des
passagers était aussi malade que les passagers, et je revois encore ce
pont des premières avec tous ces corps gisant pêle-mêle dans un désordre
des plaids et des couvertures et roulant avec le roulis sous l’écume et
les paquets de mer; nuit d’équinoxe presque, tant la Méditerranée était
folle et violente; et qui le croirait aujourd’hui: le bleu d’un ciel
implacable brûle au-dessus d’Ajaccio, la mer couleur d’étain en fusion a
le calme d’un lac d’Italie et les montagnes évaporées de chaleur,
devenue à l’horizon une brume lumineuse, font aujourd’hui de la ville de
Napoléon un Bellagio de songe et de torpeur, ou je ne sais quel port de
colonie invraisemblable et lointaine; mais ce calme n’est qu’apparent,
car le mistral souffle encore au large et, une fois sorti de la baie, ce
sont les lourdes lames courtes, d’un bleu vitreux strié d’écume, qui
nous secouaient si formidablement cette nuit et ce matin.

J’en ai encore le vertige dans la tête, et derrière les lamelles de mes
persiennes closes qu’enflamme la clarté blanche du dehors, je crois voir
monter et descendre, dans un abominable mouvement de montagnes russes,
les roches de la côte, la houle et le bastingage du _Bocognano_, le
premier rouleur de la Compagnie avec la _Ville-de-Bastia_.

Des fanfares, un bruit de foule m’arrachent du lit où je somnole; je me
précipite à la fenêtre, j’entr’ouvre les persiennes; tout un peuple en
fête se presse sur les trottoirs du Cours-Napoléon. A la terrasse de la
caserne, en face, tout un flot d’artilleurs se bousculent, s’accoudent
et cherchent à se faire place, avidement penchés sur la procession.

La Procession! une procession comme on n’en voit plus sur le continent
et que M. Combes ne se risquera pas à supprimer encore ici, car la
population, enracinée dans ses coutumes et foncièrement latine et
dévote, tient avant tout à ses manifestations religieuses, et celle-là
a, en effet, un caractère tout particulier et bien local.

Précédé d’une fanfare, un long Christ de grandeur humaine apparaît et
oscille au-dessus de la foule à l’angle du Cours. Enluminé et peint de
plaies saignantes, il s’avance, érigé très haut par un porteur en froc
violet; des guirlandes de fleurs et des banderoles violettes
l’encadrent. Une confrérie de pénitents violets l’escorte; suivent des
groupes de femmes en noir, encapuchonnées à la mode corse, et des hommes
en complet de velours; puis un autre Christ enguirlandé, lui, de
banderoles et de fleurs rouges, la confrérie qui l’entoure est vêtue de
frocs écarlates, et la procession continue, et un troisième Christ
apparaît, tenu très haut par un porteur et suivi d’une confrérie à ses
couleurs, et voici un autre Christ et un autre Christ encore dans leur
faste un peu barbare de banderoles et de fleurs artificielles. Les cinq
corps suppliciés dominent, tels d’étranges mâts, la marée des têtes nues
et des capuchons; c’est un défilé de cinq grands Christs planant
au-dessus de confréries et d’une foule recueillie et lente. Un concours
de peuple entoure une statuette de saint portée sur les épaules d’un
groupe de brancardiers, c’est une figurine de moine en robe de bure qui,
une palme à la main, semble bénir, debout sur un amas de rochers. Une
dizaine d’hommes--des gars musclés aux yeux aigus et noirs dans des
faces de hâle--se disputent l’honneur de le porter, et aux fortes
encolures, aux cheveux drus et plantés bas sur le front, j’en fais des
mathurins, des hommes de mer. Des vieux chenus prêtent aussi leur épaule
aux brancards; mais c’est surtout une jeunesse ardente qui se dresse
autour de la statuette du saint; et ces cinq Christs oscillants, cette
ferveur odorante autour d’une figure aux dimensions d’idole imposent à
ma mémoire des souvenirs de pardon de Bretagne en même temps que de
processions espagnoles croisées dans les «calle» de Saragosse et de
Valencia.

--«La procession de saint Roch, le plus vénéré de nos saints, m’est-il
répondu par mon hôtelier, il y a quatre ans que la procession n’avait eu
lieu. Nous avons ici deux églises Saint-Roch, et chacune des paroisses
s’entêtait à ne pas céder à l’autre l’honneur de promener le saint.
Elles sont enfin tombées d’accord et la joie de cette foule lui vient de
contempler enfin dans les rues son saint qu’elle n’y avait pas vu depuis
quatre ans.»

Saint Roch! Sa légende m’en était contée une heure plus tard sur la
place du Diamant par Michel Tavera, un jeune Corse que je connus il y a
quelques années, à Paris, faisant une littérature savoureuse et colorée
comme les montagnes et qui depuis a abandonné la Capitale, préférant aux
odeurs de la rue du Bac l’atmosphère sauvage et parfumée du maquis.

--«Voyez-vous ces écueils là-bas, de l’autre côté de la baie, en face,»

Mais le miroitement de la mer, le halo lumineux de la côte noyaient le
point désigné dans une brume de chaleur.

«Regardez bien au bas de ce promontoire, vous les verrez se dessiner,
ils sont sept, ce sont les _setto navi_, les sept navires. Toute la
légende de saint Roch est là, ces sept rochers affirment sa puissance.
Sept galères barbaresques, chargées d’infidèles atteints de la peste,
étaient entrées dans la baie; elles menaçaient de débarquer à Ajaccio,
tout le pays était consterné, ces mécréants allaient y répandre leur
mal. Saint Roch, imploré par les populations accourues des campagnes,
s’avança jusqu’au bord de la mer. S’agenouillant et s’étant mis en
prière il adjurait Notre-Seigneur le Christ d’entraver la marche des
navires et de préserver l’île, et sur un geste du saint, les sept
galères s’arrêtaient, devenues pierres pétrifiées, elles et leurs
équipages, changées en sept écueils.

«Ce sont les sept récifs qui s’échelonnent à la file au pied de
Chiavari, Ajaccio célèbre encore aujourd’hui le souvenir de ce miracle
et de sa délivrance.»

Au fond de la baie, les neiges du Monte d’Oro, enflammées par l’adieu du
soleil, étincelaient toutes roses au-dessus des forêts bleuâtres, les
fanfares de la procession éclataient par intervalles dans le quartier de
la Citadelle, les cinq Christs défilaient sur les anciens remparts.

La maison de Napoléon, c’est le pèlerinage tout indiqué du lendemain. Je
l’ai déjà visitée, il y a trois ans, c’était pendant l’hiver et la
longue enfilade des pièces du premier, le seul étage où soient admis les
visiteurs, en prenait, derrière les persiennes closes, un lamentable
aspect de détresse et d’abandon. Dans la chaleur de l’été l’impression
sera peut-être tout autre.

C’est dans la petite rue étroite et fraîche en août, froide en janvier,
la même maison provinciale à trois étages, façade blanche et volets
verts. Elle se penche un peu en arrière sous sa toiture comme mal
d’aplomb ou redressée d’orgueil. Derrière les volets, qu’entre-bâille à
peine la gardienne, ce sont les mêmes pièces aux parquets légèrement
disjoints, plafonds peints, à la mode italienne, d’attributs et de
fleurs de facture un peu sèche, selon le goût du temps. Des sièges de
l’époque de la Révolution, des cabinets de Florence incrustés de lapis
et de marbre, des bergères Louis XVI, dont les coussins de velours
perdent leur crin, en meublent la solitude et c’est le salon de famille,
et c’est le cabinet de travail du père de Napoléon, la chambre à coucher
de Mme Lætitia, le canapé sur lequel elle mit au monde le premier
Consul; car, prise pendant la grande messe des premières douleurs et
rapportée en toute hâte de l’église, on n’eut même pas le temps de la
mettre sur son lit, et c’est sur un canapé que Lætitia Bonaparte
accoucha du grand Napoléon, le 15 août 1769, vers midi, comme finissait
l’office de l’Assomption.

Comme il y a trois ans, la gardienne ouvre pieusement deux petites
armoires dissimulées dans le mur, placées l’une au pied du lit de Mme
Lætitia, l’autre à la tête. De la première elle tire avec précaution une
crèche d’ivoire représentant la Sainte Famille dans l’étable de
Bethléem; le premier Consul la rapporta d’Égypte pour l’offrir à sa
mère, c’est le gage de son culte filial. L’autre cachette recèle, posée
sur un coussin de velours rouge, la couronne de lauriers du premier
Consul. Elle est en or massif et c’est l’enthousiasme reconnaissant
d’Ajaccio qui en a fait les frais par une souscription récente.
L’emblème consulaire repose sous un globe de verre comme une vulgaire
pendule; les mains de l’Ajaccienne, qui la montre, n’en tremblent pas
moins d’orgueil.

Nous reprenons notre promenade, et c’est au hasard des pièces fraîches
et vides, comme embaumées de silence et de clair-obscur, la chaise à
porteurs dans laquelle Mme Lætitia fut rapportée de l’église, la chambre
de Napoléon Bonaparte avec la fameuse trappe par laquelle il échappa aux
poursuites de Paoli, et enfin ce joli salon en galerie que j’avais tant
aimé à mon premier voyage. Six fenêtres sur la rue, six autres sur une
terrasse intérieure font de la pièce oblongue une étroite lanterne
qu’éclairent encore des petites glaces à appliques posées entre chaque
fenêtre. Un parquet luisant, deux cheminées à chaque bout de la galerie
se faisant face, deux grandes glaces au-dessus et tous les petits
miroirs des appliques donnent à ce petit salon de fête un faux air de
splendeur, et pourtant quel misérable papier au mur et quelles piteuses
peintures au plafond! Mais il est bien de son époque, ce salon des fêtes
de la famille Bonaparte et prépare déjà les magnificences de
Fontainebleau. Il est raide, élégant et convenu, comme l’Empire
lui-même. La vieille Ajaccienne, qui nous en fait les honneurs, nous
fait remarquer la terrasse carrelée qui borde le salon, Mme Lætitia
l’avait fait aménager pour retenir au logis _Nabulione_; c’était le
préau où jouait l’Empereur enfant. Mme Lætitia avait dû prendre le parti
de garder son fils auprès d’elle; Nabulione, turbulent, batailleur et
dominateur, organisait avec les autres gamins de son âge des guerres et
des embuscades de quartier qui finissaient toujours par des horions, des
bleus et même des effusions de sang. Impérieux et volontaire, il se
mettait à la tête des petits Corses de sa rue, préparait la victoire et
faisait mordre la poussière au parti adverse; le parti de Nabulione
était toujours vainqueur. Devant les plaintes des voisins et des mères,
Mme Lætitia avait dû se décider à garder l’enfant indiscipliné auprès
d’elle.

Nabulione enfant s’exerçait déjà à conquérir le monde... La vieille
Corse, qui me raconte cette légende faite peut-être à plaisir, la débite
avec une joie évidente, toute sa vieille face crevassée rayonne, a comme
un air de fête. Pour elle, comme pour tout bon Ajaccien, quand on parle
de l’Empereur, c’est toujours le 15 août, la Saint-Napoléon.




SOUS LES CHATAIGNIERS

        _Le châtaignier, cet ancêtre._

        MARCAGI.


La châtaigne, c’est le blé de la Corse: elle nourrit tout le pays. Sa
farine remplace celle du froment; la frugalité et surtout la paresse du
paysan corse s’en accommodent.

Si le châtaignier met trente ans avant de produire, à partir de cet âge,
il fournit d’année en année une récolte certaine et de plus en plus
abondante. A mesure qu’il pousse ses fortes ramures, la châtaigne se
multiplie hérissée et verte, dans le clair-obscur vernissé de ses
feuilles. Le châtaignier ne demande aucune culture. Pendant qu’il
prolonge à fleur de sol l’enchevêtrement de ses racines pareilles à des
accouplements monstrueux, et, telle une énorme araignée végétale,
étreint de tentacules ligneux le granit du talus et la pierraille de la
sente, les luisantes châtaignes pleuvent des branches hautes et, couché
dans l’ombre, le Corse indolent regarde tomber les fruits, et c’est le
pain d’aujourd’hui, et c’est le pain de demain, et c’est le pain de
l’été, et c’est le pain de l’hiver. Le petit champ de maïs qu’il cultive
à ses moments perdus, derrière la masure paternelle, ajoute un bien
faible apport à l’annuelle récolte. La châtaigne, c’est la manne de ce
désert de cimes et de roches montagneuses; que serait la Corse sans ses
oasis de châtaigneraies nourricières!

Les châtaigneraies de la Corse! Il faut voir leur moutonnement de
verdure monter du fond des vallées à l’assaut de la montagne! Elles en
ascensionnent les pentes, en escaladent les hauteurs, cernent la crête,
descendent dans le torrent et ne s’arrêtent à la zone déjà froide où
commencent les hêtres, que pour dévaler précipitamment dans le creux des
gorges et des ravins, où leur rondeur feuillue ondoie comme une mer...
Dans leur ombre fraîche sourdent et jasent des sources; l’eau froide et
bleue, fille des neiges éternelles, court entre leurs troncs crevassés
et chenus. Elles se rencontrent à mi-flanc de la montagne, attirées
l’une vers l’autre, la source descend des hauteurs, la châtaigneraie
monte de la vallée, et de leur rencontre naît le village Corse... Le
village Corse et ses vieilles maisons grises tout en hauteur et
pareilles de loin à quelque chantier de pierres à l’abandon. Percées
d’étroites fenêtres, presque des meurtrières, elles se dressent à
l’ombre des châtaigniers et à l’ombre de la montagne, déjà assez haut
sur les pentes..., dans quelque repli de ravin dont une route en lacets
contourne les hautes roches. Échelonnés un peu à l’aventure autour d’un
clocher isolé, comme les campaniles d’Italie, les villages corses
dominent toujours la vallée et, contemplatifs en même temps
qu’instinctivement pratiques puisque toujours à portée de l’eau et de
l’ombre, ils se posent invariablement devant un vaste horizon. J’ai déjà
dit que la sobriété et la paresse du paysan corse trouvaient leur compte
dans la farine de châtaigne. D’une incroyable endurance, foncièrement
honnête et probe, frugal, sans besoins même, mais étonnamment fier et
paresseux, le paysan corse, interrogé sur ses moyens d’existence, a une
phrase mélancolique passée maintenant en proverbe: «Comment je vis?
répond-il au touriste, surpris d’un pays sans labour presque et sans
culture. De pain de bois et de vin de pierre!» _pane di legno e vino di
petra_. Le pain de bois, la farine de châtaigne; le vin de pierre, l’eau
de rocher; et certains voyageurs se sont apitoyés sur la tristesse de
cette réponse.

Il y a eu là méprise; la phrase est mélancolique, mais de la mélancolie
du pays même; elle en a la sauvage fierté. Le paysan corse aime sa
pauvreté, il ne souffre pas de sa condition, il ne tiendrait qu’à lui de
l’améliorer. S’il voulait cultiver la terre et lui faire rendre ce que
l’extraordinaire richesse du sol donnait ici sous la domination romaine,
il serait presque riche; mais le paysan corse ne daigne pas. Travailler
la terre lui semble indigne de lui, il laisse cette basse besogne aux
Lucquois, et il faut entendre avec quel mépris il englobe sous le nom de
Lucquois, tous les tâcherons italiens débarqués en Corse par les bateaux
de Bastia-Livourne, dont le labeur est la seule animation du pays. Le
paysan corse chasse, court la montagne, pousse devant lui quelques
chèvres à travers les roches, ou bien le long d’un raidillon un âne
chargé de bois. Vêtu de velours noir et guêtré jusqu’aux cuisses, il
chevauche parfois un mulet ou un petit cheval corse, tandis que sa
femme, chargée d’énormes paquets, une lourde cruche en équilibre sur la
tête, chemine à pied à côté de lui. Plus rarement encore, de quatre et
demie à huit heures, dans la fraîcheur du matin, arrose-t-il le maïs de
son champ ou les quelques légumes de son jardin; mais la plupart du
temps la pipe à la bouche, il rêve, assis sur le petit parapet de pierre
sèche de la route, ou devise, accoudé à la table d’un cabaret, avec
d’autres hommes vêtus de velours comme lui et, dans la belle saison,
toutes ses journées il les passe dans la châtaigneraie.

L’Arabe au pied du palmier, le Corse au pied du châtaignier.

_O fresco._ Au frais, à la fraîcheur! Dès deux heures, au sortir de
table, le paysan corse, par des sentiers pierreux et brûlés de soleil,
gagne la belle ombre verte. Il retrouve là tous les autres hommes du
village, les jeunes et les vieux. Couchés, vautrés au hasard des roches
et des racines dans la clarté douce qui pleut des hautes branches, ils
forment des groupes pittoresques, jouent à la mora, au loto ou
ressassent entre eux des histoires de bandits. Quelques-uns font la
sieste. Entre les énormes quartiers de granit, une eau hallucinante tant
elle est transparente sanglote ou rit sur le velours des mousses;
parfois, un des joueurs se lève, va à la source et, se penchant, boit à
même comme un animal. Ceux que le continent a déjà affinés font pour se
coucher des lits de fougère, et la journée se passe _o fresco_, parmi le
calme et le demi-jour, glauque dans les cimes feuillues, bleuté près des
sources, de la châtaigneraie corse.

Dans le village, assez loin déjà, les femmes peinent et s’exténuent les
unes sur les routes poudreuses, la tête chargée de pesants fardeaux, les
autres aux soins du ménage; les pourceaux noirs voguent en liberté par
les rues, et autour du _forno di campana_, four des cloches, le four à
cuire le pain, toujours situé au centre du village à côté du campanile,
d’où son nom four des cloches (le four en plein air où tout village
corse cuit son pain)--des pétrisseuses de pâte (car le paysan corse
laisse aussi les femmes faire le boulanger) entassent les pains pour la
fournée de la nuit.

La châtaigneraie corse et la belle fainéantise de ses paysans. Un ami
Corse, m’en fait aujourd’hui les honneurs. Il m’introduit dans le
cénacle de ces endurcis attardés, philosophes inconscients à la manière
de Lucrèce, puisqu’ils font passer avant toutes choses la joie de vivre
lentement les heures et de les sentir vivre. On m’a annoncé aux paysans
d’Ucciani, et, comme ils ont tous lu, ou plutôt comme on leur a lu la
veille un récent article consacré à Ajaccio et à la gloire de Napoléon,
je suis plus qu’attendu. A ma venue, tous se lèvent, de fortes mains
hâlées se tendent vers moi, on me fait place, je me trouve assis sur un
lit de fougère, je suis environné de sourires à dents blanches et de
larges prunelles étrangement limpides. Il y a dans les yeux corses, une
ardeur et une violence contenues en même temps qu’une candeur si avide
que, dans les premiers temps, ce regard animal et pourtant très beau me
déconcertait et me troublait.

Nulle part je n’ai rencontré des yeux si sauvagement attentifs.

Si pourtant, en Kabylie, dans les hameaux arabes, en Kabylie aussi comme
dans toute l’Algérie, la femme traitée en bête de somme est exténuée de
maternité et de basses besognes, tandis que l’homme farniente et, drapé
dans son burnous, s’absorbe en de longues contemplations.

Comme au hameau kabyle, ma venue a dérangé deux conteurs, deux Uccianais
dont l’un de retour de Toulon, où il y a un mois encore, il servait dans
la flotte, et l’autre de Marseille, inscrit maritime frais débarqué d’un
transatlantique, et tous deux auréolés du prestige des navigateurs.
Escales et traversées, villes de mirage et grèves lointaines, j’ai coupé
court aux récits merveilleux; tous les yeux, toutes les bouches
s’inquiètent fiévreusement de mon impression sur la Corse: «Quel beau
pays, n’est-ce pas, mais combien méconnu? Quelles forêts et quelles
montagnes! Et la baie d’Ajaccio, les calanques de Piana, et les grottes
de Bonifacio!» Tout Corse a l’orgueil de son île et veut vous en imposer
l’admiration; la sienne est enthousiaste, délirante, aveugle, et c’est
encore le fanatisme arabe dont s’illuminent leurs yeux cyniques quand
ils vantent leur pays.

--Et Bellacoscia, avez-vous vu Bellacoscia!

Bellacoscia, de son nom Antoine Bonelli, le fameux bandit qui, durant
quarante-sept ans, tint le maquis et abattit, fin tireur d’hommes,
vingt-cinq à trente gendarmes, est une des gloires de la Corse. Après
Napoléon et Sampierro, je ne crois pas que le paysan des montagnes ait
une vénération plus haute. Entre Ajaccio et Corte, Antoine Bellacoscia
est estimé et respecté comme un héros. Ce tueur d’hommes a une telle
légende, il incarne aux yeux du Corse l’esprit d’indépendance et cet
amour de la liberté que lui ont mis au cœur des siècles de lutte et de
guerres perpétuelles contre le Génois et le Maure. Perpétuellement
menacé dans son île par les galères barbaresques ou les flottes de
Gênes, il a eu de tout temps la montagne pour citadelle et le maquis
pour refuge, et le banditisme à ses yeux d’instinctif prolonge dans les
temps modernes la grande figure de ses héros d’embuscades et d’exil
défendant pied à pied la terre natale contre l’envahisseur. Les deux
Bellacoscia, car ils étaient deux frères, Antoine et Jacques, ont pris
le maquis pour ne pas obéir à la loi militaire. Plutôt que de se laisser
enrôler comme soldats, ils ont gagné la solitude des cimes et, pendant
près d’un demi-siècle, ont vécu en plein air, dormi à la belle étoile,
gîté dans l’antre et bu au torrent, protégés et nourris, d’ailleurs, par
toute la contrée complice, tour à tour sauvés et dénoncés par les
paysans en admiration et en terreur aussi de ces fusils qui ne
manquaient pas leur homme. Bellacoscia! et, aux éclairs des prunelles
ardentes, je vois combien ces âmes impulsives ont le culte sauvage de
leur bandit légendaire et national. J’ai vu Bellacoscia, l’avant-veille
même, à Bocognano où le vieux proscrit, gracié par le Président Carnot,
passe ses journées assis sur une chaise, au seuil de sa porte, la pipe à
la bouche et vêtu du traditionnel costume de velours noir.

Les cartes postales ont vulgarisé sa physionomie. Bellacoscia vieillit
là, vénéré de tout le village, entouré de famille et fait même partie
d’une confrérie de pénitents. Il a aujourd’hui soixante-dix-sept ans,
J’ai bu et causé avec lui. C’est un grand vieillard tout blanc, à barbe
de patriarche; le visage émacié, aux traits fins et creusés, a les tons
jaunis d’un vieil ivoire, les yeux demeurés vifs ont dû être très beaux.
Sous le large feutre noir, que porte ici le paysan, c’est un peu la tête
classique d’un prophète biblique, Job ou Ezéchiel. Conversation
illusoire! Bellacoscia n’entend pas le français, et quand la bande
de jeunes gens qui, en grande pompe, m’avaient présenté à
lui, lui rappelaient quelques-uns des bons tours de sa vie
d’autrefois--l’histoire des cinq gendarmes abattus l’un après l’autre
comme cinq poupées de tir, l’un atteint au genou, l’autre à l’épaule, le
troisième au front, et _tutti quanti_, par le bandit tranquillement
couché derrière une roche si fortement inclinée sur le sol qu’on n’y
pouvait soupçonner sa présence--et l’aventure du chat enveloppé dans une
_pellone_, costume en poil de chèvre, filé et tissé par les femmes
corses, qui fut longtemps le vêtement des montagnards et qui tend à
disparaître de nos jours, et jeté dans l’escalier à toute une compagnie
de gendarmes en train d’envahir sa maison; les Pandores croyant avoir
affaire à Bellacoscia lui-même, déchargeant leurs armes sur le _pellone_
et les deux frères tiraient alors à bout portant sur les assaillants--le
vieux bandit se contentait de pencher de côté un long cou de vautour, et
avec un clignement d’yeux à la fois malicieux et bonhomme. «Eh! eh! eh!»
faisait-il de la voix chantante du paysan corse; et c’était presque le
sourire amusé et gourmand d’un ancien coureur de femmes, rajeuni au
récit d’une de ses prouesses d’autrefois.

Ce sont les cent et un bons tours de Bellacoscia aux gendarmes que me
ressasse, sous les châtaigniers, une fervente jeunesse.

Pour tous ces paysans, retour du continent ou toujours demeurés au
village, à Ucciani comme à Bocognano, à Vivario comme à Corte, Antoine
Bellacoscia vaut un roi. Des deux frères, c’était Jacques le bandit
terrible, quelques atrocités lui sont reprochées à lui. Jacques
Bellacoscia est mort au maquis, on ignore... même l’emplacement de sa
tombe, ses enfants seuls connaissent l’endroit où repose son corps.
Antoine aussi le sait, Antoine, le survivant, mais Jacques Bellacoscia a
fait jurer aux siens de ne jamais révéler la place. «Ils ne m’ont pas eu
vivant ils ne m’auront pas mort!» ont été ses dernières paroles, les
siens ont respecté sa volonté, le maquis complice a gardé le secret.

Et de tous les racontars entendus dans la châtaigneraie, c’est la seule
histoire dont je veux me souvenir. Mystérieuse et farouche, avec son
allure de défi jeté au delà de la mort, elle me semble mieux que les
coups de fusil et les embuscades, mieux que les meurtres et les
traîtrises, entrer dans le cadre austère du paysage corse.




LE VILLAGE

    Et c’est dans le visage une fierté câline
    Faite de grâce hellène et d’ardeur sarrasine.

J. L.


«Il faut absolument que vous veniez au village un jour de fête. Vous
verrez un peu nos paysans. Je vous les ai montrés sous la châtaigneraie.
Il faut les voir au tir au coq, dans leurs chansons de cabarets, leurs
danses, et puis il ne faut pas manquer la sortie de l’église.» Et comme
j’objectais le fastidieux ennui du voyage dans le somnolent Decauville,
qui fait le service de la Corse, et le trajet déjà tant de fois effectué
de Vizzavona à Ajaccio. «Mais descendez donc à Bocognano en voiture, la
route est superbe. A partir du col vous découvrez toute la vallée
jusqu’au golfe. Je viendrai vous prendre dans mon break à Bocognano et
vous conduirai par la grande route jusqu’à Ucciani. Vous connaîtrez
enfin un peu le paysage. On ne voit rien sous ce tunnel du Monte d’Oro,
toute la contrée vous échappe. Et puis vous surprendrez les villages au
réveil et reverrez peut-être Bellacoscia sur le seuil de sa porte.»
Ainsi parla mon ami, Michel Tavera, et je me laissai persuader.

La fête d’Ucciani tombait le surlendemain, la fête annuelle, la
Saint-Antonin, le patron du pays: _Il Chianco_, le boiteux, comme
l’invectivent dans une dévotion bien italienne les Uccianais déçus par
la sécheresse d’août ou les pluies de septembre, dont n’a pas su les
préserver leur saint.

Le matin de la Saint-Antonin, nous quittions donc Vizzavona.

C’était d’abord la montée au pas dans la clarté verte de la forêt de
sapins, une forêt rajeunie par la nuit, dont les odeurs résineuses
n’étouffent pas encore l’âme végétale des thyms et des menthes, puis
c’était la forêt de hêtres et le friselis de sa verdure plus fraîche et
enfin, comme une vague, le grand souffle d’air pur du col...

Et, dans une aridité de pierres grises, cendreuses, tant elles sont
calcinées c’est, à mesure que l’on descend les lacets de la route, en
amont l’énorme accablement, la soleilleuse et morne solitude des masses
pelées du Monte d’Oro, en aval le dévalement d’eaux vives et de verdures
de ravins ombreux; le maquis et les torrents nous escorteront ainsi
jusqu’aux châtaigniers de Bocognano, tandis qu’à notre droite, de
l’autre côté de la vallée au ruisseau invisible, tant elle est profonde,
les crêtes déchiquetées de la montagne continueront à chevaucher sur un
ciel de chaleur... et, jusqu’à la bande de brumes lumineuses, où le
doigt tendu de Tavera m’assigne la place d’Ajaccio, ce sont dans un
poudroiement bleuâtre, douze lieues de vallées, de sommets, de collines
et de gorges s’abaissant insensiblement vers la mer, un horizon d’une
vastitude et d’une tristesse infinies, sous la torpeur de cette matinée
déjà chaude... Par moments, des bouffées de fournaise nous brûlent, tout
le paysage est rempli de fumée... des feux d’herbes? Non! Ce sont des
forêts entières qui flambent, allumées par la malveillance des bergers.

Depuis que l’incurie du gouvernement interdit en Corse le pâturage du
domaine de l’État, le paysan, réduit au maquis, met tout simplement le
feu au bois confisqué et pour faire place nette et pour y trouver au
prochain printemps l’herbe nécessaire à ses bêtes.

Nous atteignons Bocognano dans une atmosphère d’incendie.

Maintenant, c’est la plaine.

L’étouffement s’est fait plus dense et la route court poussiéreuse entre
des vallonnements moutonnés de cystes et de lentisques et des
plantations de maïs; les montagnes évaporées de chaleur ne sont plus
qu’une vibration lumineuse et quelle solitude!!

La tête sarrasine d’un paysan corse, en velours marron et le fusil en
bandoulière, est la seule rencontre que nous fassions pendant quinze
kilomètres. Il mène paître ses chèvres armé comme pour une vendetta.

Un pont. Tavera m’en fait remarquer les proportions hardies.

Le pont d’Ucciani, il a cent ans. Les Uccianais, jaloux de sa
perfection, ne trouvèrent rien de mieux que de noyer l’architecte. Une
fois mort, il ne doterait pas les autres pays de chefs-d’œuvre pareils:
le pont d’Ucciani est unique. Cette férocité n’indigne pas Tavera.

Et la route enfin remonte; nous escaladons des lacets dans une chaleur
de brasier; le maquis pétille de soleil.

Dans une vigne apparaît le cube blanc d’un tombeau, «Le village», me dit
Tavera, le monument funèbre se trouve être celui de sa famille: sur les
pentes d’un coteau de vignobles éclate la blancheur d’autres mausolées;
c’est bien le village. Le Corse a l’orgueil de sa sépulture; l’entrée de
tout hameau, de plaine ou de montagne, se signale par une ceinture de
tombes. Nous avions déjà trouvé cette voie Appienne le long du golfe
d’Ajaccio.

Mais des châtaigniers surgissent. Voici la gare... et, par un sentier de
chèvres, qui est aussi celui des voitures, ascensionnent des groupes de
paysans. Ce sont les costumes de velours noir des fêtes carillonnées et
des beaux dimanches, des cavalcades de mulets, des paysannes dans leur
éternelle robe de deuil, chevauchant à nu comme des hommes. Puis ce sont
des chants et des guitares.

Ajaccio et les environs montent à l’assaut d’Ucciani gaiement.

Et parmi cette foule hâlée, aux yeux aigus et noirs, c’est la surprise
d’adorables visages de blondes. La blonde Corse est particulièrement
désirable. Nulle part je n’ai vu ces ors rouillés et nuancés de feuille
morte dans les chevelures, nulle part ces yeux d’aigue-marine dans des
faces mordorées et mûries par le soleil. La Corse blonde a la saveur
d’un fruit.

Ce sont aussi des théories de femmes, la taille droite ou balancée sous
d’énormes charges, des couples d’ânes et des cavaliers tenus en croupe
par d’autres cavaliers sur des petits chevaux du pays.

Une débandade de pourceaux, des hottées d’enfants demi-nus, des jeunes
filles groupées autour d’une fontaine, voici la rue.

Rongées d’années et de soleil, les maisons d’Ucciani sont couleur de
tain; une immense châtaigneraie les domine. Mises en valeur sur cette
verdure fraîche, les maisons d’Ucciani dévalent en désordre à la
rencontre du promeneur, suivies dans la vallée par l’ombre de la forêt.

Tout un groupe de joueurs nous désigne l’auberge. Des teneurs de
loteries et des bonneteurs sont là, aguichant le montagnard, tous montés
de la ville. Voici le clocher, carré et droit, isolé au milieu du
village, tandis que l’église en contrebas se blottit au pied d’un talus.
Déjà toute cette joie éparse nous dilate et nous rajeunit quand, tel un
hurlement d’orfraie, s’élève et pleure une mélopée lugubre. Une immense
plainte traîne, se lamente et glapit. C’est la troupe des pleureuses
s’énervant autour d’un cadavre dans le ressassement des _voceri_. Il y a
une morte dans le village.

Une femme y est décédée dans la nuit.

Toute la famille (tous les Corses sont parents entre eux), est là,
derrière les volets clos de la maison, qui hurle et fait ripaille en
veillant le corps. Le deuil a gagné le pays. Il n’y aura ni tir au coq,
ni danses, ni réjouissances dans la rue, il y a une morte dans Ucciani.
La fête se bornera à la grande messe et à la procession.

La grande messe. Impossible d’entrer dans l’église, la foule, tassée à
ne pas y jeter une épingle, reflue, refoulée au dehors. Une vingtaine de
femmes prient sous le portail, à genoux sur les marches. Au-dessus de
leur foulard de soie, à peine distinguons-nous une marée de têtes
encapuchonnées, et, dans le clair obscur du maître-autel piqué de
cierges, les lentes allées et venues d’un clergé alourdi de chasubles
d’or. Toutes les femmes ont soigneusement caché leurs cheveux, une
ferveur adorante les courbe vers l’autel, des chants profonds traînent
en psalmodies. C’est l’atmosphère d’un sanctuaire espagnol, mais les
abords de l’église sont ceux d’un pardon de Bretagne.

Couchés, assis du côté de l’ombre, tous les hommes sont là, les garçons
surtout, venus pour voir les filles à la sortie de la messe. Ils
devisent entre eux sous le feutre à larges bords, en lourds souliers
ferrés, le bâton à la main, et attendent patiemment le passage des
femmes. Quelques-uns grattent des guitares. Le parapet de pierre, qui
domine le ravin, a été respectueusement laissé aux vieillards. Toute une
bande de vieux, très Bellacoscia d’aspect, y prennent le frais; l’un
d’eux a quatre-vingt-douze ans, et est père de douze enfants, il est là
avec cinq de ses fils, dont le plus jeune a vingt ans et l’aîné
soixante-six. C’est vous dire la verdeur corse. Fils il est vrai de
différentes femmes. Cet étonnant générateur en a eu quatre. Je l’examine
avec stupeur.

Et la foule s’écoule. On sort de la messe. Passants et citadins
remontent au village, foule recueillie, gardant encore, même dehors, le
silence religieux de l’église. «La population ici est tellement
croyante, si passionnée surtout! me confie Tavera. Croyez-vous qu’à la
semaine sainte, pendant qu’on lit l’Évangile de la Passion, au passage
des Juifs, lorsque Ponce-Pilate se lave les mains et livre Jésus à
Caïphe, tous les hommes poussent des hurlements, soufflent dans des
cornes de bœuf, démolissent les bancs à coups de bâton. Et c’est un
vacarme de huées et d’injures effroyables à l’adresse des bourreaux du
Christ. Des Espagnols ou plutôt des Arabes, avec tout le fanatisme
sensuel et démonstratif des races africaines.» Décidément le Corse est
bien plus Arabe qu’Italien.

Nous déjeunons maintenant dans une maison corse. Une vieille maison
seigneuriale qui n’est pas sortie de la famille depuis deux siècles. Les
Tavera l’habitent de père en fils, les aïeux y sont morts, les
petits-fils y mourront, les Tavera de l’avenir y sont encore à naître.

De vastes pièces, un peu basses de plafond, aux poutrelles apparentes,
aux petites fenêtres s’ouvrant qui sur le village, qui sur la montagne,
et où le service est fait par une lignée d’antiques serviteurs. Les
domestiques y forment une famille à côté de celle des maîtres. La jolie
fille qui nous sert à table est l’arrière-petite fille de la vieille
bonne qui a élevé la mère de Michel Tavera. Elle est entrée à neuf ans
dans la maison, elle ne l’a jamais quittée. Elle y a vécu, s’y est
mariée, y a fait souche de vingt-cinq enfants et petits-enfants; elle
vit retirée, maintenant, dans la maison des Tavera à Ajaccio,
servante-aïeule, verte et chenue encore sous la neige de ses
quatre-vingt-six ans: soixante-dix-sept ans de service, autre temps,
autres mœurs! Il faut venir en Corse pour trouver encore de pareils
spectacles. «C’est l’éloge des maîtres et des serviteurs», ne puis-je
m’empêcher de faire remarquer.

Un dernier trait qui fixera les mœurs patriarcales de la race.

Dans l’immense cuisine, que cinq marches séparent de la salle à manger,
il y a aujourd’hui vingt personnes à table, les fils, les filles et
petits-enfants de la servante-aïeule, venus tous d’Ajaccio, célébrer la
fête du pays. Les Tavera les traitent magnifiquement et leur servent le
même repas que nous mangeons à la salle. Il y a là des marins de la
Compagnie Fraissinet, un berger, un forgeron, un maçon même, tous les
corps de métier.

Tous ces braves gens ont quitté Ajaccio à une heure du matin, empilés
sur une charrette à un cheval que leur prête le maître, toute la nuit
ils ont marché au pas sur les routes en chantant: ils sont arrivés à
l’aube au village. Ils repartiront au crépuscule.

Par les fenêtres ouvertes, derrière les persiennes closes, les _voceri_
des pleureuses, le lamentable chant funèbre de la morte, pénètrent avec
des senteurs de myrte et du soleil.




QUELQUES BANDITS


Nous sortions de la Renaissance, mon ami Cantarelli et moi. Orso
Cantarelli est un Corse d’Ajaccio plus qu’aménagé par dix ans de séjour
parisien et aussi répandu dans la politique que dans la littérature; le
succès de _l’Adversaire_ se reflétait dans ses yeux, la solidarité corse
atteint à l’intensité et à la force d’une franc-maçonnerie, et ce
soir-là, tout vibrant encore de la scène finale entre Guitry et Brandes,
Orso Cantarelli triomphait dans Emmanuel Arène. J’éprouvai le désir de
doucher cet enthousiasme.

--Ah! ces Corses, lui disais-je en l’installant devant une douzaine de
natives, quels admirables conquérants, nés pour l’intrigue et
l’aventure, et quels dons de séduction! Ce sont les derniers
conquistadors ou condottieri. Voyez, ce siècle appartient à la Corse:
Napoléon a conquis l’Europe et Emmanuel Arène vient de dompter Paris. Et
forçant sur l’ironie pour exaspérer le légendaire orgueil de la race:
D’abord vous êtes un pays de bandits.

Cantarelli haussa les épaules.

--Vous croyez encore que nous avons gardé le culte des bandits? Quel
littérateur vous faites! Le succès d’Arène vous gêne, il vous gênerait
échu à n’importe qui, mais vraiment vous avez perdu votre temps, les
deux mois passés, cet été en Corse, et vous croyez encore à notre
enthousiasme pour ces malheureux proscrits. C’est une pitié et un bluff.
Écoutez-moi, je suis bon prince:

«Nos bandits! Vous avez, comme tous les continentaux, donné dans le
piège du décor. Les bandits! C’est le cadre de montagnes et de forêts
qui les idéalise, la distance aussi, car ils sont si loin de vous par la
race et les habitudes! La plupart enfin bénéficient à vos yeux du recul
du temps. Morts ou retirés dans les petits villages du cœur de la Corse,
ils vous apparaissent, dans les récits des paysans, comme des héros de
la légende; ce sont les princes lointains du maquis. Si l’on vous en
montre un patriarche comme Antoine Bellacoscia, nimbé de cheveux blancs,
de petits-enfants et de souvenirs, et, grangrené de romantisme comme
vous l’êtes, vous le prenez pour un personnage de la Bible.» Et Orso
Cantarelli m’enveloppait de la raillerie de ses yeux clairs; puis, tout
en tirant une bouffée de fumée d’un gros cigare de son pays:

«Il faut donc en découdre de vos enthousiasmes, cher ami, et surtout ne
pas propager cette opinion, que nous avons tous l’admiration de nos
bandits. C’est avec ces histoires-là que vous nous faites la réputation
de sauvages, et notre île finit par passer pour un repaire. Je sais bien
que ce banditisme avéré nous vaut, l’hiver, la clientèle d’Allemandes
sentimentales et de vieilles misses anglaises, mais croyez que nous
préférerions de beaucoup des hiverneurs français; mais tous se
cantonnent dans la Riviera. Hors Nice, Cannes et Monte-Carlo, pas de
salut pour un Parisien! Mais revenons à nos bandits, quelques-uns sont
de véritables sacripants; je vous en fais juge:

«En 1889, un nommé Rochini gagne le maquis et le tient pendant quinze
ans, terrorisant tout le pays, de Propriano à Sartène; savez-vous ce
qu’avait fait Rochini? Amoureux d’une paysanne de son village et
repoussé par elle (la fille avait un fiancé) Rochini déclarait à la
malheureuse qu’il les tuerait, elle et l’homme de son choix, si elle ne
consentait pas à le suivre et à l’épouser. La fille, en vraie Corse qui
n’a qu’une parole, riait au nez de Rochini. Celui-ci allait l’attendre à
la fontaine--la fontaine où tout le village corse se rencontre, s’aborde
et s’entretient--s’arrangeait pour l’y trouver seule, la mettait encore
une fois en demeure de choisir entre lui et son fiancé et, sur son
refus, l’étourdissait d’un coup de crosse de fusil et lui coupait les
seins. Deux jours après, le fiancé de la misérable fille recevait deux
balles dans la tête. Un Apache de Belleville n’eût pas fait mieux.
Là-dessus Rochini prenait le maquis et le tenait pendant quinze ans.
Voilà! Ne trouvez-vous pas un tel personnage bien intéressant?

«D’ailleurs il ne faut pas croire que le village et la montagne tiennent
en grande estime leurs bandits. Ils les subissent, terrorisés par les
représailles toujours menaçantes de ces «outlaws». Le paysan corse
déteste le gendarme, mais a encore plus peur du bandit. Une fois qu’il a
gagné le maquis, le bandit s’érige de lui-même en espèce de _persona
sacra_. En même temps qu’il s’arroge le droit de tirer au jugé et au
visé sur tout porteur d’uniforme, il prélève la dîme sur le paysan, il
s’installe à son foyer, s’assied à sa table, réclame le souper et le
gîte et, quelquefois, la femme de son hôte. Avec cela, horriblement
méfiant (car ses méfaits ont mis sa tête à prix et dans ce pays pauvre,
la prime toujours assez forte peut tenter les consciences) le bandit,
toujours sur l’œil, craint l’embuscade, la surprise et la trahison; il
entre chez le paysan en le mettant en joue et exige, à l’heure des
repas, que son hôte goûte avant lui de tous les plats. Cette complicité,
supportée comme un joug, amène fatalement de brusques révoltes; en tuant
ou en livrant le bandit, le paysan alors se venge des vexations subies,
et c’est la mort de Feretti, le bandit de Propriano.

«Poursuivi par les gendarmes, il s’était réfugié chez un sien parent,
lequel habitait une masure assez isolée dans la montagne. Il s’y était
installé comme chez lui, y commandait en maître, mettant la main au plat
et même aux corsages des filles. Il avait fait de celle de son hôte, sa
maîtresse, le père, dompté par la terreur, n’osait rien contre le
mécréant. Feretti plein d’une juste méfiance pour l’homme qu’il
terrorisait, lui faisait manger, avant et devant lui, de tous les plats
qui lui étaient servis. Le paysan eut une idée géniale: il trouva le
moyen d’introduire de la strychnine dans des figues fraîches, il en
avait délicatement coupé la queue. Les fruits empoisonnés furent mêlés à
d’autres, intacts: «Mange», faisait Peretti à son parent. Le paysan
s’exécutait. Il reconnaissait les figues. Rassuré, le bandit puisait à
l’assiette. A la quatrième figue il tombait foudroyé; le paysan s’était
délivré de son oppresseur.

«Parfois, c’est l’appât du gain qui décide de la mort du bandit. La
prime a tenté le paysan, et dans ce cas-là, c’est presque toujours un
parent du bandit ou un de ses guides qui fait le coup, car le bandit ne
marche que précédé ou escorté d’un guide et, parfois, de plusieurs, qui
font autour de lui un vrai service d’avant-garde. Ils explorent le pays,
s’assurent de la sécurité du village où le proscrit doit passer,
préparent son gîte et favorisent sa fuite en cas d’alerte. Comme les
Chouans de Vendée, ils ont entre eux des signes d’eux seuls connus;
trois pierres posées sur le bord de la route, à l’entrée d’un village,
préviennent le bandit de ne pas aller plus loin, le lieu n’est pas sûr
pour lui; telle ou telle entaille dans un tronc de châtaignier veut dire
que les gendarmes vont passer par là et qu’il doit bifurquer au plus
vite à droite ou à gauche pour ne pas tomber entre leurs mains; et dans
toute la contrée, l’arbre et la roche deviennent complices pour protéger
et sauver le bandit... Quand l’homme dont la tête est mise à prix se
dérobe, le paysan qu’a tenté la prime s’avise quelquefois d’étranges
supercheries; ce fut le cas d’un des neveux de Jacques Bellacoscia.

«Il rêvait depuis longtemps de gagner la grosse somme. La mort de son
terrible oncle pouvait seule la lui fournir; mais, outre que Jacques
Bellacoscia n’était pas facile à surprendre, même par un des siens, ce
neveu intéressé redoutait les représailles de la famille. Antoine
Bellacoscia n’était pas homme à laisser le meurtre de son frère impuni,
et puis, tous les Bonelli auraient pris les armes, c’était du coup tous
les Bellacoscia dans le maquis.

«Ce madré neveu se décida pour un bandit moins proche, un bandit qui ne
fût pas de la famille.

«Un nommé Capa tenait alors la montagne entre Vivario et Vizzavona,
c’était un fin limier qui avait toujours déjoué les marches et les
contremarches de la maréchaussée et dont, chargée de méfaits, la tête
était chèrement cotée. Le neveu de Bellacoscia se rabattit donc sur
Capa, mais Capa n’était pas non plus homme à se laisser approcher et
abattre comme un vulgaire gibier. Après trois mois de poursuites et
d’embuscades, le malheureux coureur de prime devait renoncer à tuer le
fameux bandit, mais il ne renonçait pas à la somme.

«Dans la légitime appréhension du fusil et des balles de Capa, il se
décida à une substitution; le tout était de se procurer un cadavre et de
le fournir à la gendarmerie comme celui d’un bandit. Un malheureux
mendiant porteur de saintes images, un vieux _pellegrine_, comme on les
appelle ici, fut guetté et assassiné par le paysan dans un sentier de
forêt. La Corse est infestée de ces vieux montreurs de saints, la
plupart Italiens de naissance et qui, loqueteux et chenus, s’en vont de
village en village faire baiser aux paysans la figure de cuivre ou
d’étain repoussé, qu’ils portent religieusement pendue à leur cou.
Ceux-là sont sans défense, sans famille aussi, et leur meurtre est
facile. Un carrefour de forêt vit le crime. L’homme abattu, l’assassin
s’empressait de le défigurer, il lui brûlait avec de la poudre la barbe
et le visage. Le cadavre ainsi rendu méconnaissable, le chasseur de
prime courait prévenir la gendarmerie, l’amenait sur les lieux, et lui
faisait reconnaître le mort.

«--C’est Capa, je l’ai guetté, suivi et puis je l’ai tué! J’ai bien
visé, voyez plutôt, à la tête.

«La maréchaussée mystifiée donnait dans le piège, un procès-verbal
constatait la mort du fameux Capa, le meurtrier touchait la prime et
vivrait encore heureux de _polenta_ de châtaigne en hiver et de
_polenta_ de maïs en été, si Capa, furieux de passer pour mort de son
vivant, n’avait réclamé.

«Il écrivit au préfet, au procureur de la République, aux directeurs de
journaux même, pour démentir sa mort et bien établir qu’il était en vie;
il remua autour de la supercherie, qui le rayait du nombre des Corses,
l’opinion publique et la presse. L’assassin du faux Capa était arrêté,
une enquête était ouverte qui prouvait son crime, l’identité du pauvre
_pellegrine_ était retrouvée et le Corse amateur de primes passait en
Cour d’assises et payait sa substitution de cadavre de sa tête.

«Il fut guillotiné à Bastia,

«L’affaire et la mort du fameux bandit Poli, sa rencontre et ses démêlés
avec le préfet d’Ajaccio dans la forêt d’Aïtone, la victoria du préfet
arrêtée avec son escorte officielle par Poli et ses guides, et les
conditions du bandit imposées à l’officier ministériel couché en joue
pendant tout l’entretien, toute cette aventure détachée, on dirait des
_Brigands_ d’Offenbach, a défrayé trop récemment l’opinion et la presse
pour y revenir. Poli, véritable brigand bien plus que bandit, avait été
trouver son oncle Lecca et essayé de le rançonner sous menace de mort.

«Reçu à coups de fusil par Lecca, Poli avait juré de se venger et, à
quelque temps de là, en effet, Lecca avait été trouvé tué. Poli avait
alors gagné le maquis. Arrêté, puis condamné par la Cour de Bastia, il
avait été expédié en Nouvelle-Calédonie. Il était parvenu à s’en
échapper, s’était réfugié en Italie et, incarcéré à Rome comme
anarchiste, y avait toujours caché son identité et son nom. En Corse, on
le croyait mort.

«L’arrestation de ses deux frères, impliqués dans l’assassinat de Lecca
et emprisonnés comme complices, le ramenait au pays. En apprenant que
ses frères étaient compromis à cause de lui et par lui, Poli, bravant
tous les périls, rentrait en Corse. Il y affirmait sa présence par des
meurtres, des violences et des rapines, mettait le pays en coupe réglée
et de brigandage en brigandage, d’audaces en audaces arrêtait la
victoria du préfet et mettait ce dernier en demeure de faire acquitter
ses frères, alors sur le banc des Assises de Bastia: «_Ils étaient
innocents, lui seul était coupable et se faisait gloire de le
proclamer._» «Le préfet promettait tout ce qu’exigeait le bandit: les
frères de Poli sortirent acquittés des Assises, mais la nouvelle de la
rentrée du meurtrier en Corse y avait ramené les fils de Lecca, l’oncle
assassiné. Pour venger leur père les trois fils Lecca, l’un employé de
chemin de fer sur le continent, l’autre sous-officier en Tunisie et le
troisième établi à Bône, en Algérie, obtenaient des congés, se faisaient
libres et, rentrés dans l’île, y gagnaient le maquis.

«Ils y organisaient la chasse au bandit. Poursuivi par ses cousins,
traqué par les gendarmes, Poli était ramassé un matin en forêt, mort à
son tour. Un de ses guides l’avait empoisonné pour toucher la prime.

«Pour une _vendetta corse_, en voilà une qui, à mon avis, vaut bien
celle de _Colomba_ et pourrait tenter un moderne Mérimée, et Poli a été
tué, il y a six mois à peine.

«Les légendaires exploits des deux Bellacoscia deviennent bien pâles
dans le recul du temps auprès du sang tiède et fraîchement versé de la
querelle Lecca-Poli, et puis Antoine Bellacoscia a bien perdu de son
prestige depuis que les autorités de l’île l’ont classé _bandit
décoratif_ dans les fêtes officielles! Au dernier voyage de M. Lockroy
en Corse, une administration trop zélée n’a-t-elle pas eu l’idée de
camper le vieux Bellacoscia en costume de bandit sur l’affreuse glacière
en béton qui déshonore la station de Vizzavona, et de grouper autour de
lui une vingtaine de vieux paysans guêtrés de peaux et vêtus de velours
noir, toute une figuration de bandits de circonstance qui, à la descente
du malheureux Lockroy du train, saluèrent d’une brusque fusillade Son
Excellence.

«Fusillade héroïque de la _Navarraise_ presque!!

«M. Carré n’eût pas mieux fait. Couleur locale et cabotinage.

«Le préfet d’alors avait servi des bandits au ministre, les bandits se
sont revanchés des préfets dans Poli.

«Un mot de Bellacoscia pour finir, du vieil Antoine Bellacoscia, de
celui-là même qu’ont un peu démonétisé les cartolines et les fêtes
officielles. Il fleure une odeur sauvage de poudre et de maquis.

«On causait au village du nouvel uniforme des gendarmes, Bellacoscia
était présent et, comme on consultait son avis, le vieil homme, clignant
de l’œil sur la grenade de cuivre doré, qui met un point brillant
au-dessus de la visière du shako d’aujourd’hui: _Che bella mira!_ se
contentait-il de dire! _Quel beau point de mire!_ et dans sa voix
tremblait comme un regret.




TABLE DES MATIÈRES


  De Marseille à Ajaccio        5
  Lui!                         19
  Dimanche corse               32
  Les Quais                    38
  Les Pèlerinages              45
  Fleurs d’exil                52
  Les Voceri                   59
  Le seize août en Ajaccio     67
  Sous les Châtaigniers        81
  Le Village                   95
  Quelques Bandits            107


Mayenne, Imprimerie CH. COLIN.




        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HEURES DE CORSE ***
        

    

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