Heures d'Afrique

By Jean Lorrain

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Title: Heures d'Afrique


Author: Jean Lorrain

Release date: February 11, 2024 [eBook #72931]

Language: French

Original publication: Paris: Fasquelle, 1899

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  JEAN LORRAIN

  HEURES
  D’AFRIQUE

  DEUXIÈME MILLE


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1899
  Tous droits réservés




EUGÈNE FASQUELLE, éditeur, 11, rue de Grenelle


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

  DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  à 3 fr. 50 le volume.

    Sonyeuse                                       1 vol.
    Buveurs d’âmes (2e mille.)                     1 vol.
    Sensations et souvenirs (2e mille.)            1 vol.
    L’ombre ardente (2e mille.)                    1 vol.

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HEURES D’AFRIQUE




FRUTTI DI MARE




MARSEILLE


LA VILLE

Marseille, le brouhaha de sons et de couleurs de sa Cannebière, la
flânerie heureuse de ses négociants déambulant de cafés en cafés, l’air
de commis voyageurs en vins et en huile, l’exubérance de leurs gestes,
leur _assent_ et la gaieté comique de leurs grands yeux noirs, la
mimique expressive de leurs _belles faces d’hommes, té_, tout ce tumulte
et cette joie changeant presque en ville d’Orient, mi-italienne et
mi-espagnole, ce coin animé des rues Paradis et Saint-Ferréol et jusqu’à
ce cours Belzunce, avec son grouillement de Nervi en chemises molles et
pantalons à la hussarde et de petits cireurs, se disputant la chaussure
du promeneur.

Et là-dessus du soleil, un ciel d’un bleu profond, à souhait pour
découper l’arête vive des montagnes, et des étals de fleuristes
encombrés de narcisses et de branches d’arbousiers en fleurs; et des
rires à dents blanches de belles filles un peu sales, et des paroles qui
sentent l’ail, et à tous les coins de rue des marchands de coquillages,
et des attroupements d’hommes du peuple et d’hommes bien mis, pêle-mêle
autour de la moule, de l’huître et de l’oursin. Oh! ces rues
fourmillantes, odorantes et rieuses, dont trois corps de métiers
semblent avoir accaparé les boutiques: les confiseurs, les lieux
d’aisances et les coiffeurs.

Et c’est, dans l’atmosphère, une odeur d’aïoli, de brandade et de
vanille qui s’exaspère au bon soleil.

Et dire qu’à Paris, il gèle, il vente et qu’on patine... Ah! qu’il est
doux de s’y laisser vivre, dans ces pays enfantins et roublards,
compromis par Daudet et réhabilités, _té_, par Paul Arène, loin du Paris
boueux, haineux et tout à l’égout des brasseurs d’affaires, de délations
et de toutes les besognes, poussés, comme les helmintes de la charogne,
autour du cercueil du colonel Henry.

Oh! l’invitation aux voyages de Charles Beaudelaire:

      Oh! viens, ô ma sœur,
      Songe à la douceur
    D’aller là-bas vivre ensemble.

Comme elle la chante, cette invitation, la Méditerranée, dans chacune de
ses vagues d’une transparence si bleue que le fond de roches de ses
bords resplendit à travers comme une pâleur entrevue de naïade, et
jusque dans l’eau croupie du vieux port, dans cette eau huileuse et
figée, aux reflets et aux senteurs de plomb. Elle la chante encore, la
nostalgique invitation pour ailleurs, la Méditerranée des Roucas Blancs,
et de Mayrargues, et de la Corniche, à travers les drisses, les vergues
et les mâtures, dressées, telle une forêt, entre le fort Saint-Jean et
les bastions du Faro, sous l’œil de la _Bonne-Mère_, Notre-Dame de la
Garde, dont la gigantesque statue dorée, hissée haut dans le ciel, au
fin sommet de son clocher de pierre, surveille et protège la ville et
ses deux ports.

Ici, la Joliette, avec le môle de son interminable jetée, ses bassins
bondés de navires, la coque noire des transatlantiques perpétuellement
en partance pour des destinations enivrantes, ces villes d’or et d’azur
dont la sonorité chante et frémit avec un bruit de soie à travers les
poèmes de Victor Hugo: Oran, Alger, Tunis, Messine et Barcelone, et
voilà que des sons de guitare, aigres et perçants, égratignent l’air...

Messine, Barcelone! Nous revoici dans le vieux port, sur ces vieux quais
de la Marine, obstrués de bateaux, de barques et de barquettes, sur ces
quais poussiéreux aux hautes maisons étroites d’un autre siècle, rongées
par le mistral, le soleil et la mer, avec leur enfilade de ruelles en
escaliers, tortueuses et puantes, où chaque embrasure de porte encadre
une silhouette de fille en peignoir; et c’est bien Messine et Barcelone,
en effet, que promènent de bar en bar et de _maison_ en _maison_ le
farniente tout italien et le rut à coups de couteau de tous ces matelots
de race latine, Gênois, Corses, Espagnols, Maltais et Levantins,
débarqués de la veille qui se rembarqueront demain, descendus là
gaspiller, en une journée de bordée et de crapule, leur gain de trois à
six mois, en une escale entre Trieste et Malaga ou entre Smyrne et
Rotterdam.

Et des nasillements d’accordéon grincent et se mêlent à des refrains de
beuglant parisien; couplets de l’avant-veille lancés dans la journée par
quelque étoile de troisième ordre à la répétition du Palais de Cristal,
«Pa-na-ma-boum-de-là-haut», blague française et gigue anglo-saxonne,
pot-pourri imprévu d’une musique de paquebot anglais donnant aubade à
quelque patron de bar mal famé de chiqueurs (souteneurs marseillais).
Les chiqueurs, les hommes à grands feutres gris et à pantalons trop
larges qui flânent, cravatés de rouge, de midi à minuit, sur le port,
pendant qu’aux bords des quais, dans une lumineuse poussière d’or,
halètent et se démènent, les bras et les reins nus, comme moirés de
sueur, les portefaix déchargeurs de farine, de blé, d’alfa ou de pains
d’huile, ceux-là même dont Puget a immortalisé, dans ses cariatides, les
profils de médailles et les pectoraux musclés de gladiateurs.

Marseille!


LES BAS QUARTIERS

Marseille!

    Au fond d’un bouge obscur où boivent des marins,
    Bathyle, le beau Thrace aux bras sveltes et pâles,
    Danse au son de la flûte et des gais tambourins.

Dans le quartier du vieux port, au cœur même des rues chaudes où la
prostitution bat son quart au milieu des écorces d’orange et des
détritus de toutes sortes, un bar de matelots: devanture étroite aux
carreaux dépolis, où s’encadrent de faux vitraux.

C’est la nuit de Noël; des trôlées d’hommes en ribotte dévalent par les
escaliers glissants des hautes rues montantes; des injures et des
chansons font balle, vomies dans tous les idiomes de la Méditerranée et
de l’Océan. Ce sont des voix enrouées, qui sont des voix du Nord et des
voix du Midi, qui sont toutes zézayantes. Vareuses et tricots rayés,
bérets et bonnets de laine descendent, qui par deux, qui par groupes,
jamais seuls, les yeux riants et la bouche tordue par le chique, avec
des gestes de grands enfants échappés de l’école. Il y en a de toutes
les nationalités, de toutes les tailles; et, la démarche titubante,
quoique encore solides sur leurs reins sanglés de tayolles, ils avancent
par grandes poussées; leurs saccades vont heurter dans la porte de
quelque bouge, où toute la bande tout à coup s’engouffre; puis d’autres
suivent, et c’est, dans le clair-obscur des ruelles, taché çà et là par
la flambée d’un numéro géant, une lente promenade de mathurins en
bordée, plus préoccupés de beuveries que d’amoureuses lippées, et que
les filles lasses invectivent au passage.

Et pourtant, dans tout ce quartier empestant l’anis, le blanc gras et
l’alcool, c’est le défilé de toutes les rues célèbres dans les annales
de la prostitution, la rue de la Bouterie, celle de la Prison, la rue
des Bassins, la rue Vantomagy, enfin, où Pranzini, encore tout chaud de
l’égorgement de Mme de Montille, alla si bêtement s’échouer et se faire
prendre avec sa passivité d’aventurier gras et jouisseur, en bon
Levantin qu’il était, cet assassin à peau fine dont le cadavre, adoré
des femmes, étonna même les carabins; puis, autour de la place Neuve, la
rue de la Rose (cette antithèse!) et toutes les _via_ puantes affectées
aux Italiens; et sur chaque trottoir, au rez-de-chaussée de chaque
maison toute noire dans la nuit, s’ouvre, violemment éclairée, la
chambre avec le lit, la chaise longue et la table de toilette d’une
fille attifée et fardée, telle la _cella_ d’une courtisane antique, sa
boutique installée à même sur la rue avec la marchandise debout sur le
seuil. D’autres, rassemblées en commandite, apparaissent haut perchées
sous le linteau d’une grande baie lumineuse, murée à mi-hauteur.

Les cheveux tire-bouchonnés piqués de fleurs en papier ou de papillons
métalliques, elles se tiennent accoudées, les seins et les bras nus,
dans les percales claires des prostituées d’Espagne... et, sous le
maquillage rose qu’aiment les hommes du Midi, c’est, à la lueur crue des
lampes à pétrole, comme une vision de grandes marionnettes appuyées au
rebord de quelque fantastique guignol; et les: _mon pétit! eh, joli
bébé! belle face d’homme!_ et tous les appels, toutes les
sollicitations, toutes les promesses gazouillées par des voix
d’Anglaises ou comme arrachées par de rauques gosiers d’Espagnoles,
tombent et s’effeuillent, fleurs d’amour pourries, de ces masques de
carmin et de plâtre, étrangement pareils les uns aux autres sous
l’identique coloriage brutal.

Parfois un homme se détache d’un groupe et, comme honteux, s’esquive et
se glisse chez ces dames; une porte vitrée se ferme, un rideau se tire
et Vénus compte un sacrifice de plus à son autel, une victime de plus à
l’hôpital. Aussi un marin qui se débauche et quitte sa bande est
l’exception; en général, qu’ils soient Maltais ou Italiens, Espagnols ou
Grecs, les matelots stationnent, s’attroupent devant un seuil,
goguenardent la fille et puis passent: tous vont et disparaissent dans
le petit bar aux carreaux dépolis garnis de faux vitraux.

Une curiosité m’emporte, je les suis. Dans un couloir en boyau, aux murs
peints de fresques grossières, boivent, entassés, des matelots de tous
pays. On a peine à se frayer un passage entre les rangs de tables et le
comptoir en zinc encombré de liqueurs; au fond, l’étroit corridor
s’ouvre, comme un théâtre, sur une salle carrée où courent, peints à la
détrempe, d’exotiques paysages de cascades et de palmiers; de la gaze
verte s’y fronce en manière de rideaux, et, dans cette espèce d’Eldorado
pour imaginations naïves, des matelots gênois et napolitains valsent en
se tenant par la taille; l’orchestre est un accordéon. Pas une seule
femme dans l’assistance, hors la musicienne, une vieille niçoise en
marmotte, écroulée sur une chaise à l’entrée du bal. L’accordéon
chevrote une valse de Métra et les Italiens, les yeux en extase,
tournent éperdument aux bras les uns des autres, et la fumée des pipes
et la buée des vins chauds tendent comme un voile sur leurs faces
brunies, éclairées de dents blanches.


NUIT DE NOËL

Et cette joyeuse nuit de Noël, commencée en flâneries à travers les
mauvaises rues de la ville, en visites aux filles et en stations devant
le comptoir nickelé des bars, pendant que les cloches sonnaient à toute
volée des allées de Meilhan à la placette de Saint-Augustin, qui aurait
dit qu’elle se terminerait dans le sang, les couteaux catalans et
navajas tirés entre Maltais et Mahonnais, Italiens et Grecs, dans une de
ces rixes entre Marseillais et Corses qui prennent feu pour une fille,
pour un verre ou pour une chaise, animés qu’ils sont les uns contre les
autres par une vieille haine séculaire: rixes qui, une fois les couteaux
au clair, entraînent tout un quartier, toute une ville, jetant toutes
les nations aux prises et taillant, à travers les ruisseaux des rues, de
la besogne pour les croque-morts et les internes de l’Hopital.

Et ce joli petit matelot espagnol, d’une joliesse grimaçante et
dégingandée, avec deux grands yeux brasillants dans une face de cire! Ce
svelte et fin gabier de Malaga qui, la veille encore, dansait si
furieusement les danses de son pays dans ce bar de Matelots! qui eût
dit, alors qu’il mimait avec une verve si endiablée le boléro de Séville
et la Jota Catalane aux applaudissements de tout son équipage entassé là
pêle-mêle avec des Grecs, des Yankees, des Anglo-Saxons, qui eût dit
qu’on le ramasserait, le lendemain, au coin de la poissonnerie, échoué,
le crâne ouvert contre une borne, avec trois trous béants entre les deux
épaules et une lame d’acier dans la région du cœur.

Il l’avait dansée gaiement, fiévreusement, avec l’espèce d’ivresse
frénétique et funèbre d’un condamné à mort (ou du moins, les événements
voulaient qu’il l’eût dansée ainsi), le crâne assassiné de la nuit, sa
dernière cachucha, fière comme un défi, lascive et déhanchée comme une
danse gitane!

    Au fond d’un bouge obscur où boivent des marins,
    Buthyle, le beau Thrace, aux bras sveltes et pâles,
    Danse au son de la flûte et des gais tambourins.
    Ses pieds fins et nerveux font claquer sur les dalles
    Leurs talons pleins de pourpre où sonnent des crotales
    Et, tandis qu’il effeuille en fuyant brins à brins
    Des roses, comme un lys entr’ouvrant ses pétales
    Sa tunique s’écarte . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Bathyle alors s’arrête et, d’un œil inhumain
    Fixant les matelots rouges de convoitise,
    Il partage à chacun son bouquet de cythise,
    Et tend à leurs baisers la paume de sa main.

Malgré sa vareuse de laine et sa face camuse bien espagnole de jeune
forçat, ses larges maxillaires et sa grande bouche aux lèvres presque
noires, cette réminiscence grecque m’était soudain venue quand, souple
et fin, il s’était levé de son banc pour venir se camper droit au milieu
de la salle, et là, tordant son buste ceinturonné de jaune, et rythmant
avec ses bras levés de frénétiques appels, il s’était mis à trépigner
sur place, secoué du haut en bas par je ne sais quels tressaillements
convulsifs.

C’était hardi, pimenté et d’autant plus imprévu qu’aux valses molles des
Gênois et des Napolitains, tournant langoureusement ensemble, avait
succédé une sorte de tarentelle canaille, mi de ruisseau, mi de
beuglant, grivoiserie soulignée par un Niçois bellâtre en chemise de
flanelle rose ouverte sur le poitrail.

Là-dessus, un Anglais blond était venu, au cou rugueux et au teint de
brique, qui s’était posé au milieu du couloir, et, d’une voix trouée par
le gin et les noces, s’était mis à gueuler un _an happy fellow_
quelconque, en trémoussant à chaque refrain un automatique et stupide
pas de gigue, qu’accompagnaient de leurs gros souliers à clous tous les
mâles aux yeux de faïence attablés dans le bar.

Oh! la pesanteur et la maladresse de ces danses saxonnes, leur côté
clownesque et spleenétique, et la grossièreté de ces chansons d’_Oyster
maid_ reprises et beuglées en chœur! Comme il venait bien après ce
divertissement de brutes et ces lourdes saouleries de brandy, le svelte
et fier petit matelot de Malaga, joli comme un Goya et comme un Goya un
peu macabre, avec sa pâleur verte et son profil absent; et comme elle
nous reposait de leurs danses épileptiques et lourdes, cette cachucha
suprême où toute la grâce et la gaieté latines se gracieusaient de
langueur orientale et d’audace espagnole! Et dire qu’il dansait les deux
pieds dans la tombe, et que c’est son âme inconsciente d’enfant,
sûrement, et de forban, peut-être, qui flambait en dernier adieu cette
nuit-là dans ses prunelles humides et noires.




ORAN


_Pour Georges d’Esparbès._

La promenade de Létang, à l’heure de la musique des zouaves. Tout Oran
est là, faisant les cent pas sous les eucalyptus des allées, tout l’Oran
du quartier français et du quartier espagnol; femmes d’officiers en
toilette d’été sous des ombrelles claires, juives oranaises aux faces
mortes sous l’affreux serre-tête noir, informes et larveuses dans leur
robe de satin violet et de velours pisseux et l’entortillement des
châles; étrangères des hôtels vêtues de draps anglais et chaussées de
souliers jaunes; bonnes d’enfants mahonnaises coiffées d’écharpes de
dentelle, et toute la pouillerie d’Espagne en loques éclatantes et
sordides. Tout cela grouille, jase et chatoie aux sons des cuivres de
l’orchestre, groupé, qui sur des chaises, qui debout et formant cercle
autour des vestes sombres à hautes ceintures bleues et des nuques hâlées
et ras-tondues des musiciens.

Çà et là, l’uniforme bleu de ciel d’un turco ou la tenue fine d’un
officier de zouaves pique comme d’une floraison guerrière la remuante
palette qu’est cette foule; quelques rares indigènes en burnous y
promènent leurs silhouettes bibliques aux jambes sales, pendant
qu’accoudé à la rampe de bois des terrasses, tout un régiment de
légionnaires regarde, avec des yeux perdus, le ciel pur et la mer.

La mer de soie et de lumière qu’est la Méditerranée de cette côte et sur
laquelle va les emporter, dans deux heures, le bâtiment de l’État à
l’ancre dans le port.

Hier encore à Sidi-bel-Abbès, demain en pleine mer, en route pour le
Tonkin et les climats meurtriers de l’Extrême-Asie: au pays jaune après
le pays noir.

La légion étrangère, ce régiment d’épaves de tous les mondes et de tous
les pays, cette espèce d’ordre guerrier ouvert, comme les anciens lieux
d’asile, à tous les déclassés, à toutes les vies brisées, tous les
avenirs manqués, à toutes les tares et à tous les désespoirs!

Pendant que le 2e zouaves attaquait je ne sais quelle polka sautillante,
je ne pouvais m’empêcher de regarder ces hommes, tous dans la force de
l’âge et tous marqués du sceau de l’épreuve, têtes pour la plupart
passionnées et passionnantes par l’expression hardie de l’œil et le
renoncement d’un sourire désormais résigné à tout; tristes et crânes
visages d’aventuriers ayant chacun son mystère, son passé, passé d’amour
ou d’ambition, passé d’infamie peut-être; et, songeant en moi-même dans
quel pays la France les envoyait dans une heure combattre et mourir, je
sentais sourdre en moi une tristesse immense, et, devant leur muette
attitude en face de cette mer caressante et perfide comme une maîtresse
et qui devait rappeler à plus d’un quelque exécrable et adorée créature,
toute la nostalgie de ces regards interrogeant l’horizon pénétrait
insensiblement mon âme et la noyait d’une infinie détresse; car, tout en
les plaignant, c’est sur moi-même que je pleurais, moi qui me trouvais
seul ici, comme eux, abandonné loin de la France et des miens, par
lâcheté, par peur de la souffrance, parce que, moi aussi, j’avais fui
pour mettre des centaines de lieues, la mer et l’inconnu, le
non--déjà--vu d’un voyage, entre une femme et moi.

    Nous avons tous dans la mémoire
    Un rêve ingrat et cher, un seul,
    Songe défunt, amour ou gloire,
    Espoir tombé dans un linceul.

    Nul autour de nous ne s’en doute:
    On le croit mort, le pauvre ami;
    Seul au guet notre cœur l’écoute,
    Le cher ingrat n’est qu’endormi.

    Nous restons là, l’âme effrayée,
    Frissonnant s’il a frissonné.
    Et nous lui faisons la veillée,
    Dans une tombe emprisonné.

Et voilà que la foule s’écoulait lentement, confusément, avec un bruit
d’armée en marche, la musique du 2e zouaves regagnait la caserne, le
ciel et la mer avaient changé de nuances, ils étaient devenus d’un bleu
gris et voilé, presque mauve. Indistincte maintenant la ligne de
l’horizon; à un seul point au-dessus des montagnes, une bande d’or vert
d’une délicatesse infinie découpait en brun rougeâtre la vieille
citadelle aux murs carrés et bas et le frêle campanile de
Notre-Dame-de-Santa-Cruz, au sommet de Mers-el-Kébir.

Les allées de promenade, tournantes et ombragées, leurs grands
eucalyptus et leurs roses rouges en fleurs, tout s’est décoloré; un
réverbère s’allume au pied des hauts remparts, la promenade de Létang
est maintenant déserte. Ces points grisâtres là-bas, sur le quai, ce
grouillement confus d’ombres incertaines, cette rumeur de voix, ce sont
les légionnaires qu’on embarque. Au loin, très loin, un lourd chariot se
traîne avec un bruit de sonnailles; c’est la nuit, c’est le soir.




EN ALGER



TLEMCEN


LES ENFANTS

        Le paradis de l’éternité ne se trouve, ô Tlemceniens! que dans
        votre patrie, et s’il m’était donné de choisir, je n’en voudrais
        pas d’autre que celui-là.

        IBN KAHAFDJI.

Le charme de Tlemcen, ce sont ses enfants: ses enfants indigènes aux
membres nus et ronds, jolis comme des terres cuites qu’un caprice de
modeleur aurait coiffées de chéchias. Avec leurs grands yeux d’animaux
intelligents et doux, leurs faces rondes un peu brunes, éclairées de
petites dents transparentes: leurs dents, autant de grains de riz! avec
leurs cheveux roux, teints au henné, s’éparpillant en boucles d’acajou,
il faut les voir courir en bandes à travers les ruelles étroites,
coupées çà et là d’escaliers, de cette ville, bien plus marocaine
qu’arabe.

Petits garçons turbulents, râblés et souples dans de longues gandouras
qui traînent sur leurs pieds nus, fillettes de dix à douze ans, déjà
graves dans les percales jaunes et roses à fleurs voyantes des
Espagnoles, leur poitrine déjà naissante serrée dans la veste arabe, et
leurs fines chevilles et leurs poignets menus cerclés de lourds bijoux,
tout cela va et vient aux seuils des portes basses ouvertes sur la rue,
apparaît à l’angle d’un mur éblouissant de chaux, et, dans un jargon
gazouillant à la fois mélodieux et rauque, enveloppe brusquement de
gestes quêteurs et de petits bras tendus le promeneur égaré, à cent pas
de l’hôtel, où commence et finit le quartier français, aussitôt submergé
par la ville indigène.

Ville étrange, silencieuse et comme déserte avec ses demeures basses
accroupies le long des ruelles ensoleillées, et dont la porte ouverte
dérobe, par un coude brusque dès l’entrée, le mystère des intérieurs.

C’est le matin: le pas d’un rare turco se rendant du Méchouar à la
place, les bourricots chargés de couffes remplies d’argile de quelque
ânier de la plaine, ou la mélopée criarde d’un tisseur, installé dans le
clair-obscur de sa boutique, voilà les seules rumeurs matinales de
Tlemcen. Au-dessus des terrasses étagées s’escaladant les unes les
autres avec, çà et là, le dôme blanchi à la chaux d’une mosquée ou le
minaret d’onyx d’El-Haloui ou d’Agadir, c’est un ciel d’outre-mer
profond et bleu comme la Méditerranée même, la Méditerranée déjà si
lointaine dans ce coin du Sud oranais, c’est l’azur brûlant des pays
d’Afrique avec, au nord de la ville, la dominant de toute la hauteur de
ses contreforts rougeâtres, l’âpre chaîne en muraille du Djebel-Térim.

Dans l’intervalle des maisons indigènes apparaissent les créneaux des
remparts et, dévalant à leurs pieds en massifs de verdure, les vergers
de figuiers et les jardins entourés de cactus de la vallée de l’Isser
convertie en cultures; au loin, très loin, à des cinquantaines de
lieues, ces lieues lumineuses des pays de soleil où l’œil semble
atteindre des distances impossibles, des ondulations bleues qui sont
d’autres montagnes et que vous, étranger, vous prenez pour la mer.

Et c’est une sensation étrange, sous cet azur accablant, au milieu de
cette fertilité, que cette ville silencieuse et blanche, comme endormie
depuis des siècles dans son enceinte de murailles, et sommeillant là, au
cœur même des verdures, avec ses minarets et ses mosquées, son sommeil
de ville enchantée dans l’abandon et la chaleur.

Mais ses enfants sont là, marmaille grouillante et colorée, tenant à la
fois du joujou et de l’objet d’art. Tanagras imprévus échappés à la fois
de la sellette du sculpteur et des bancs cirés de l’école, adorable
animalité faite d’inconscience et de malice, ils mettent au coin de
chaque rue des ébats de jeunes chats et des attitudes de jeunes dieux à
la fois nimbés de beauté grecque et de grâce orientale.

Oh! les grands yeux pensifs, vindicatifs et noirs des fillettes déjà
femmes! Il faut les voir passer droites sur les hanches, leurs pieds nus
bien appuyés au sol, et défiler, impassibles, sous les yeux curieux de
l’étranger, en tenant par la main le marmot confié à leur garde. Oh!
leur fierté de petites princesses dédaigneuses des roumis, en posant
leur grande cruche de cuivre sur la margelle de la fontaine, et la
souplesse élastique de leur pas en se retournant, la taille campée sous
le fardeau, parce qu’elles se savent regardées, toute cette dignité
presque insolente de la femme d’Orient pour le chrétien, à côté de la
servilité mendiante et des caresses dans la voix et dans l’œil des
petits garçons se bousculant, futurs _Chaouks_ d’Alger ou interprètes
d’hôtel, autour du petit sou du promeneur! Oh! les enfants joujoux aux
cheveux d’acajou, aux doigts teints de henné, avec des anneaux aux
chevilles, des ruelles de Tlemcen!


LES CAFÉS

C’est vendredi, le dimanche arabe. L’accès des mosquées, où durant toute
la semaine le touriste peut se hasarder en laissant toutefois ses
chaussures à la porte, est, ce jour-là, sévèrement interdit aux roumis.
Dans la Djemaâ-el-Kébir, comme sous les colonnes d’onyx d’El-Haloui, les
indigènes, prosternés sur les nattes ou accroupis par groupes dans les
cours intérieures, égrènent de longs chapelets rapportés de la Mecque ou
dépêchent en extase des syllabes gutturales qui sont autant de versets
du Koran. Dehors, par les rues ensoleillées et blanches, c’est, le long
des échopes des tisserands et des brodeurs, la plupart silencieuses et
closes, une atmosphère de fête et de repos; la ville est sillonnée de
promeneurs: nomades encapuchonnés de laine fauve, Marocains laissant
entrevoir des ceintures de soie claire sur de bouffantes grègues de drap
mauve ou vert tendre toutes soutachées d’argent; jeunes indigènes
sveltes et musclés dans des burnous d’une blancheur insolite avec, au
coin de l’oreille, la branche de narcisses ou la rose piquée sous le
foulard du turban.

Avec la joie en dedans, qui est le propre de l’Arabe, toutes ces
silhouettes élégantes et racées, chevilles fines et torses minces, vont
et viennent, se croisent à travers les rues montantes avec à peine un
sourire au passage pour l’ami rencontré ou la connaissance saluée du
bout des doigts posés sur la bouche et sur l’œil; et le silence de cette
gaieté étonne, cette gaieté majestueuse et hautaine sans un geste et
sans une parole au milieu des derboukas et des glapissements de flûtes,
bourdonnant au fond des cafés maures.

Ils sont bondés, encombrés aujourd’hui à ne point y jeter une épingle.
Un grouillement de cabans et de loques vermineuses y prend le thé et le
_kaoua_, vautré sur l’estrade tendue de nattes qui sert ici de lit et de
divan. De hâves visages d’ascètes y stupéfient, reculés dans le
clair-obscur des capuchons, à côté de grands yeux noirs à paupières
lourdes et de faces souriantes d’Arabes de la Kabylie; des uniformes de
turcos mettent au milieu de ces grisailles d’éclatantes taches bleu de
ciel, car c’est aujourd’hui jour de sortie pour eux, les autorités
françaises ont égard à la piété musulmane et toutes les casernes du
Méchouar sont dehors.

Depuis dix heures du matin, l’ancienne citadelle d’Abd-el-Kader vomit
par son unique porte en plein cintre un flot ininterrompu de
_tiraillours_. Astiqués, guêtrés de blanc, le crâne tondu et la face
éclairée d’un sourire à dents blanches sous le turban de Mahomet, ils se
répandent joyeux à travers la ville, abordent les indigènes,
disparaissent à des coins de ruelles, sous de mystérieuses portes
basses, logis de parents ou d’amis, entrent gravement dans les mosquées,
stationnent un moment devant les marchands d’oranges, de jujubes et de
figues de Barbarie, puis vont s’échouer au café maure, où ils prennent
place, graves, au milieu des joueurs, et, tandis que les burnous,
allongés dans un indescriptible enchevêtrement de bras et de pieds nus,
remuent les dés, les échecs et les cartes; eux, extatiques et muets, les
braves petits tirailleurs algériens, vident avec recueillement
l’imperceptible tasse de _kaoua_, hypnotisés par les aigres grincements
de quelque joueur de mandoline.

Quelques-uns, en vrais fils de l’Orient, au lieu de l’éternelle
cigarette roulée au bout des doigts, fument silencieusement le _kief_.
Un enfant dressé à cet usage bourre le narghilé et le tend aux fumeurs;
et, tandis que le maître du café s’agite et va et vient autour de son
petit fourneau de faïence, dans les étincellements d’émail et de
porcelaine de ses innombrables petites tasses, le fumeur, déjà engourdi
par l’opium, laisse tomber d’un geste las le bec du narghilé et
s’assoupit, les yeux au plafond, immobile.

Dans des embrasures équivoques, des visages de mauresques fardées
apparaissent. Les pommettes sont d’un rose inquiétant de vin nouveau,
des tatouages en étoiles nimbent leurs tempes ou trouent leurs joues
d’invraisemblables mouches; la nuit tombe, d’autres portes
s’entrebâillent au coin de ruelles infâmes, et des intérieurs d’une
nudité et d’une saleté de tanières s’entrevoient à la lueur d’une
chandelle fichée dans un goulot de bouteille ou à même le suif égoutté
sur une table; des robes de percales claires et des bustes entortillés
de châles se hasardent sur des seuils, des appels et des provocations en
idiomes d’Espagne harcèlent des zouaves et des chasseurs d’Afrique qui
ricanent et passent; un groupe de turcos entre en se bousculant sous une
voûte ornée de colonnettes à chapiteaux de marbre, une odeur d’aromates
et de suint s’en échappe; il est six heures, on ouvre les bains maures.


LES VILLES MORTES

Une haute muraille d’argile et de basalte dressant pendant des lieues
des contreforts rougeâtres avec çà et là des taches vertes, qui sont des
vignes et parfois des lentisques: crêtes déchirées où des flocons de
nuages s’accrochent comme des lambeaux de toisons, car la muraille est
haute et se perd dans le ciel: la chaîne du Djebel-Térim.

Au pied, d’interminables vignes, des vergers d’oliviers séculaires, des
bosquets de figuiers convulsés et trapus, des haies bleuâtres de cactus,
cerclant l’orge et le blé des cultures indigènes, et, le long des
sentiers bordés de petits murs, des irrigations d’eau vive débordant
d’étroits caniveaux creusés à profondeur de bêche, qui vont porter la
fraîcheur et la fécondité à travers cinquante lieues de labours et de
jardins: la vallée de l’Isser.

Derrière vous, ce mamelon couronné de murs blancs, que chacun de vos pas
en avant abaisse et efface, Tlemcen, la cité des Émirs: Tlemcen déjà
lointaine et dont les sonneries de casernes, claironnant depuis cinq
heures du matin, n’arrivent plus maintenant qu’en modulations vagues,
confondues avec les grincements de guitare d’un colon espagnol,
rencontré tout à l’heure au tournant d’un chemin.

Et dans cette solitude cultivée, au passant rare, où nul toit de
métairie n’apparaît, tout à coup surgissent devant vous des tours,
hautes tours ruinées, éventrées et pourtant se tenant encore. De
croulantes murailles les relient; c’est l’ancienne enceinte d’une ville
disparue, s’ouvrant en cirque sur cent hectares jadis bâtis de luxueuses
demeures, de palais, de mosquées, de koubas et de bains: Mansourah.

Mansourah, la ville guerrière, dont la splendeur rivale tint huit ans en
échec la prospérité menacée de Tlemcen; Mansourah, la ville assiégeante
bâtie à une lieue de la ville assiégée; Mansourah, dont l’enceinte,
aujourd’hui démantelée, éparpille à mi-flanc du Djebel-Térim jusqu’à
travers les vallées de l’Isser les moellons de ses tours et les briques
vernissées de ses portes, les monuments, les maisons et les rues ayant
été rasés par les vainqueurs avec défense à tous les habitants de la
plaine de prononcer jamais le nom de la ville détruite et de tenter de
bâtir sur son emplacement.

Un siège de huit ans, que soutint la cité des Émirs, s’éveillant un
matin, après trois assauts successifs, enveloppée d’une épaisse muraille
en pisé dont on admire encore les restes, et, du coup, bloquée, sans
communication, privée de vivres et de renforts, et comme ce n’était pas
assez, voilà qu’au milieu du camp ennemi s’élevait en même temps une
ville. La mosquée surgissait la première, une des plus grandes qui aient
jamais existé, ensuite le minaret poste-vigie d’où l’on pouvait, à
trente mètres de hauteur, surveiller les allées et venues des assiégés,
puis des maisons se groupèrent autour des monuments: palais des grands
chefs environnés de jardins, cafés et bains maures, et enfin des
demeures plus humbles, abris de fantassins ou des simples cavaliers.

Et ce fut Mansourah, la cité assiégeante, grandie comme dans un rêve
menaçant et terrible sous les remparts même de Tlemcen, Tlemcen, la
ville investie, affamée et déjà réduite à composition.

Qu’advint-il? Les indigènes ont voué aux sultans Yacoub et Youcef, qui
mirent autrefois, dans la nuit des temps, la cité des Émirs en péril,
une si fanatique et si vivace haine, qu’il est presque impossible de se
faire raconter la légende, et c’est à peine si l’Arabe interrogé sur
l’histoire de ces ruines consent à vous en dire le nom comme à regret:
Mansourah.

Singulière destinée des choses humaines! Tlemcen vouée à la destruction
subsiste encore, bien plus, est demeurée la reine du Magreb et, toute
hérissée de minarets et de mosquées, a conservé intactes les richesses
de sa merveilleuse architecture. De Mansourah-la-Victorieuse, il ne
reste que des débris de murailles, des tours en ruine; sur les cent
hectares jadis couverts de palais et de luxueuses demeures, colons et
indigènes ont planté de la vigne. En vain son minaret de briques roses
et vertes se dresse-t-il encore orgueilleusement auprès de sa pauvre
mosquée. Vaincue par la Djéma-el-Kébir, le croyant fidèle n’en franchit
plus jamais le seuil; seuls les roumis troublent parfois l’abandon et la
solitude de ses salles à ciel ouvert, car les plafonds ont croulé avec
l’arceau des voûtes; et des fissures des anciennes mosaïques ont jailli
çà et là des pieds noueux et tordus d’amandiers, dont l’arabe nomade
dédaigne même la fleur.


LE CHAMP DES IRIS

Il faisait ce jour-là un ciel pâle et blanc, un ciel d’hiver ouaté de
légers nuages, dont la mélancolie nous donnait pour la première fois,
avec la sensation de l’exil, le regret de la France; et, fatigués de
monter et descendre les éternelles petites rues étroites aux maisons
crépies à la chaux, plus las encore de haltes et de marchandages devant
les échopes en tanières des ciseleurs de filigranes et des tisseurs de
tapis, nous avions pris le parti d’aller promener notre ennui en dehors
de la ville, dans cette campagne à la fois verdoyante et morne, que le
Djebel-Térim et ses hauts contreforts crénelés et droits attristent
encore de leur ombre.

Je ne sais plus quel officier de la place nous avait parlé, la veille,
du tombeau d’un marabout fameux, bâti à mi-côte, à quelques lieues de
Tlemcen, et dormant là, depuis déjà des siècles, auprès de la mosquée,
toute de mosaïque et de bronze, d’une petite ville en ruine, cité
mourante du fatalisme de ses habitants, Bou-Médine; et il nous avait plu
à nous, qui l’avant-veille avions visité Mansourah, la ville morte,
d’aller contempler de près ce grand village arabe, s’émiettant pierre à
pierre autour de sa mosquée par obéissance au marabout enterré là; car
l’arabe de Bou-Médine ne relève jamais, n’étaye même pas sa maison qui
s’écroule. Il laisse s’accomplir la volonté d’en haut; et quand son toit
est effondré et la porte de son seuil pourrie, il se lève et va
ailleurs; et c’est peut-être en vérité le secret du charme enveloppant,
un peu triste et berceur, de Tlemcen et de son paysage, que cette
antique ville arabe renaissant sous la domination européenne entre
Mansourah, la ville morte, et Bou-Médine, la ville mourante, qui va
s’effritant d’heure en heure et se dépeuplant de jour en jour.

Et puis, c’était, nous avait-on dit, dans l’intérieur même du tombeau du
prophète, des faïences de la plus belle époque arabe, éclatantes et
fraîches comme placées d’hier, et puis il y avait là tout un trésor
d’étendards musulmans baignant les mosaïques de merveilleuses soies, et
la prière en extase d’éternelles femmes voilées autour d’un puits d’eau
vive à la margelle de marbre, la légende attribuant au puissant marabout
le don de féconder l’épouse stérile et le miracle des imprévues
maternités; et l’on nous faisait grâce des curiosités de la route; un
des plus beaux décors de la province avec ses talus gazonnés tout
fleuris de pervenches, ses haies parfumées de sureau et ses ruisselets
d’eau courante arrosant les frêles colonnettes d’autres koubas, tombeaux
moins importants de prophètes moins fameux, éparpillant autour de
Bou-Médine leurs réductions de dômes, tous blanchis à la chaux.

Et nous filions au galop démantibulé de deux chevaux de louage, les yeux
aux cimes des montagnes toutes baignées de vapeurs, la pensée absente,
envolée auprès des affections lointaines demeurées au delà des mers et
des lieues, vraiment désemparés et désâmés sous ce moite et pâle ciel
d’Afrique, ce jour-là si pareil au ciel mélancolique et doux de nos
climats.

Tlemcen était déjà loin derrière nous, comme enfoncée au ras de ses
remparts sur son mamelon aux pentes ravinées, et déjà le minaret de
Bou-Médine se détachait couleur d’onyx auprès du dôme blanc de sa
mosquée, à mi-flanc du Djebel-Térim, quand notre voiture tout à coup
s’arrêtait: l’un de nous venait de toucher l’épaule du cocher...

A notre droite, de l’autre côté de la route, séparée par un profond
fossé, s’étendait une grande pelouse bossuée çà et là de monticules
gazonnés et de larges mosaïques. Une hostile haie, cactus bleuâtres et
figuiers de Barbarie, enchevêtrait autour leurs raquettes et leurs
dards; un terre-plein traversait le fossé, qui reliait la pelouse à la
route, et deux hauts piliers de pierre, coiffés de boules verdies, en
indiquaient la porte, une porte béante que continuait, à travers les
replis du terrain, une large et sombre allée de cyprès, mais des cyprès
géants comme on en voit seulement dans les pays de l’Islam: leurs cônes
noirs semblaient dépasser les crêtes des montagnes. «Le cimetière
arabe», nous disait notre cocher.

Il était charmant et comme hanté de douces et profondes rêveries, ce
cimetière arabe s’étendant là aux portes de la ville, au pied de ces
hauteurs abruptes, rougeâtres, couronnées de vapeurs; et le deuil de ses
cyprès et de ses tombes s’éclairait, comme d’une parure, d’une poésie
imprévue et touchante... Il était littéralement bleu de fleurs, mais
bleu comme la mer et bleu comme le ciel, du bleu profond des vagues à
peine remuées, et du bleu un peu mauve des horizons de montagnes, toute
une bleue floraison d’iris nains ayant jailli là, foisonnante et vivace,
entre les tombes. Iris d’Afrique presque sans tiges, précoces et
parfumés, fleurs d’hiver de ces climats enchantés, fleurs de deuil
aussi, puisque de cimetières, et réflétant dans leurs calices humides,
comme touchés d’une lueur, tous les bleus imaginables, depuis celui de
la Méditerranée jusqu’au bleu transparent des ailes de libellules, et
l’azur un peu triste des ciels lavés de pluie et l’azur assombri des
pervenches de mars; et sur ses pentes gazonnées, se renflant et
s’abaissant çà et là, c’était comme un soulèvement d’immobiles et
courtes vagues; une mer à la fois verte et bleue, battant les dômes
blanchis des koubas et les mosaïques des tombes d’une submergeante écume
de fleurs.

«Tu dormiras sous les iris», dit je ne sais quel refrain de poésie
arabe; et, l’âme envahie, pénétrée d’une délicieuse et calmante
tristesse, nous allions à travers le champ du repos, observés et suivis
çà et là, par les lourds regards noirs des Mauresques voilées, car ce
cimetière à l’entrée si déserte et d’apparence abandonné sous son flux
de fleurs bleuissantes apparaissait peu à peu peuplé de fantômes. Chacun
de nos pas en avant nous en découvrait un assis, les jambes croisées,
auprès des sépultures. Silhouettes encapuchonnées d’indigènes
immobilisés là, un chapelet entre leurs doigts osseux, avec, sous leurs
longues paupières, le regard lointain et fixe des races contemplatives;
affaissement d’étoffes et de voiles de femmes en prière, l’air de
stryges avec leurs faces pâles masquées du haïck, toutes conversant
doucement d’une voix chantonnante et rauque avec l’époux ou le parent
mort; car le musulman n’a pas du cadavre et du néant final l’épouvante
horrifiée du chrétien. Son imagination lumineuse n’en évoque ni le
squelette ni le charnier; il croit son mort endormi, demeuré là vivant
sous la kouba de chaux ou la mosaïque de faïence et, comme on vient
veiller sur le sommeil d’un enfant, le nomade des plaines et le Maure
des villes viennent s’asseoir et rêver durant de longues heures auprès
des sépultures chères, dans la méditation du passé et de mystérieux
colloques avec l’être défunt; ils ne le croient qu’endormi. Et la preuve
de cette foi consolante nous était donnée par un vieux mendiant du
désert, biblique silhouette et burnous en loque, accroupi, les mains
jointes, sur le bord d’une tombe. «Celle de sa troisième femme, nous
disait notre guide», et, bien qu’infirme et presque aveugle, venu là à
pied de plus de cinquante lieues passer la journée avec la morte. L’air
d’un vieux dromadaire avec sa face ravinée et poilue, il marmottait avec
ardeur une espèce de mélopée, ses pauvres jambes maigres repliées sous
lui, à la fois touchant et comique sous la garde d’une petite fille de
dix ans à peine, tout enjoaillée de bracelets et de sequins, l’allure
d’une petite princesse, avec ses grands yeux noirs dans son petit visage
fauve; enfantine Antigone dont les petits pieds nus avaient vaillamment
trottiné durant des lieues pour amener sur cette tombe ce vieil Œdipe du
désert. Ils avaient même apporté avec eux les provisions de la journée,
la poignée de dattes légendaire et l’obligatoire couscouss dans une
vieille casserole d’étain recouverte d’une large feuille de figuier.
Accroupie devant un petit feu de branches sèches, l’Antigone arabe en
surveillait la cuisson.

Arrêtés devant le groupe, nous l’admirions en silence, épiés par l’œil
perçant de la petite fille qui se levait enfin et, tout à coup
apprivoisée, s’approchait de nous et nous demandait des sous. Tout à
coup des ululements et des plaintes aiguës, tout un ensemble de voix
lointaines et de rumeurs confuses nous faisaient tourner la tête dans la
direction de la ville. Toutes les formes indigènes affaissées sur les
tombes s’étaient du même coup redressées sous le burnous ou le haïck, et
toutes avec nous regardaient serpenter et descendre en dehors de
Tlemcen, dans le chemin en lacet des remparts, un long défilé de
gandouras, de cabans et de robes traînant sur leurs pas une sourde
mélopée de tristesse et de deuil. Le gémissant cortège sortait d’une des
portes ruinées de la ville, zigzaguait un moment sur le mamelon raviné
qui l’isole en îlot au-dessus de la plaine, et, tel un long serpent
déployant ses anneaux, se répandait maintenant dans la campagne.

«Un enterrement arabe,» chuchotait à notre oreille notre cocher-guide.
Nous avions cette chance unique d’assister à une des plus belles
cérémonies de la religion musulmane dans ce farouche et merveilleux
décor. Le cortège entrait déjà dans le cimetière et, tandis que sa file
ininterrompue continuait de couler hors de l’enceinte de Tlemcen et de
descendre la colline avec des glapissements et des notes de plain-chant
barbare, les porteurs de civières s’engageaient déjà dans la grande
allée des cyprès, et les trois morts, apparus étendus, à visage à peine
couvert, sur les épaules de quatre des leurs, se profilaient avec leurs
pieds rigides sous la légère étoffe qui leur sert de linceul. Pas de
cercueil: roulé dans une sparterie, le mort arabe rentre dans le néant
comme il entre au bain maure, à peine enveloppé d’un voile, et ce peu de
souci du cadavre dit assez avec quelle passive indifférence, quel
fatalisme calme les croyants de l’Islam envisagent la mort.

Le cortège avait fait halte. Trois à quatre cents indigènes, sans
compter ceux trouvés à notre arrivée, peuplaient maintenant ce
mélancolique et doux cimetière aux iris. Debout en cercle autour des
trois fosses, ils se tenaient tous immobiles, le front incliné et grave,
l’œil impassible et la pensée comme demeurée ailleurs. Ils marmottaient,
les deux bras étendus en avant, les mains grandes ouvertes, de sourdes
paroles qui sont chez eux les prières des morts. Les Arabes en
méditation auprès des sépultures, et qui s’étaient levés à l’entrée du
cortège, avaient repris leur posture accroupie et répliquaient à ces
prières par des balbutiements, tels des répons d’enfant de chœur.

Et dans cette foule d’amis et de parents des morts, rien que des hommes,
pas une femme. Mahomet, bien oriental, la bannit de toute cérémonie
religieuse comme de la cour de ses mosquées, la confinant au logis pour
prier, aimer et pleurer.

La cérémonie touchait à sa fin, les burnous et les gandouras se
touchaient maintenant la barbe et les yeux du bout de leurs doigts fins
en signe d’humilité et de deuil; un immense ululement, comme d’hyènes
surprises, s’élevait parmi les tombes: on venait de glisser le mort en
terre. La civière s’incline au bord de la fosse et le cadavre, mis
lentement en mouvement, y descend, la face tournée du côté de l’aurore,
vêtu de son seul suaire et dérobé, suprême pudeur, aux yeux de
l’assistance par une étoffe que les parents tiennent tendue comme un
voile au-dessus de cet enfouissement. On pose sur ce corps de la terre
et des pierres, et dans cette foule, jusqu’alors si grave et si
recueillie, ce sont tout à coup des cris, des disputes et des gestes de
forcenés autour d’une distribution d’argent, faite à raison d’un sou par
invité. Des querelles éclatent, des corps à corps s’engagent. Dans le
feu de la lutte, des Arabes roulent par terre, toute l’animalité de ce
peuple enfantin et rapace reparaît déchaînée en des menaces et des voies
de faits et, dans la bousculade, nous avons ce triste spectacle du
pauvre vieil Œdipe du désert culbuté sur la tombe de sa femme et
s’agitant désespéré, la plante des pieds en l’air, avec des cris de
vieux chacal qu’on égorge, comique, aveugle et lamentable, tandis que sa
petite Antigone, tout au lucre, gambade et sautille autour d’un
distribueur de sous et réclame deux fois son dû avec des gestes
impérieux de sorcière.

Et nous avons quitté le champ des iris.




SIDI-BEL-ABBÈS


Que sommes-nous venus faire dans ce poste du sud oranais, et par quelle
malencontreuse idée les guides consultés, depuis le Joanne jusqu’au
Bœdeker, mentionnent-ils dans les curiosités à voir ces quatre grandes
casernes entourées de remparts avec, autour d’elles, quatre grandes rues
de banlieue, poussiéreuses et tristes, aboutissant à quatre portes
béantes sur la rase campagne, une campagne pelée, tout en pierrailles et
en touffes d’alfa, qu’essaie en vain de dissimuler aux regards une
grande allée circulaire de platanes.

Ils longent, en effet, les fortifications de la petite ville, et
tournent tout autour, défeuillés et tristes, tristes et défeuillés sur
un frileux ciel pâle, et mettent sous les lunes et les demi-lunes de
Sidi-bel-Abbès la tristesse provinciale et l’incurable ennui d’un cours
de sous-préfecture.

Et c’est sous ces platanes que nous promenons notre dépaysement en
attendant le départ de la diligence fixé à huit heures; cela nous fait
sept heures d’attente, car nous sortons à peine de table et, chassés de
la ville par la navrante banalité des quatre rues européennes, tout en
bureaux de tabac et en estaminets, à l’instar de Paris (quelque chose
comme un quartier de Courbevoie ou de Puteaux transporté dans la morne
aridité du Sud), nous avons encore préféré, de guerre lasse, venir rôder
en dehors de la ville, dans ces allées, où du moins des uniformes
français, zouaves et légionnaires en petite tenue, manœuvrent, l’arme au
bras, et par le flanc droit et par le flanc gauche arpentent le terrain
et pivotent aux commandements des moniteurs.

Plus loin, dans un bouquet d’eucalyptus, l’école des clairons
s’époumonne: au-dessus des remparts aux talus gazonnés se dressent de
longs toits ardoisés de casernes, celle des spahis et celle des turcos
pour la soldatesque indigène, celles des zouaves et de la légion
étrangère pour l’élément européen.

Sidi-bel-Abbès, poste avancé fondé par le général Bedeau en 1843 pour
tenir en respect les Béni-Amer, tribu très dangereuse, très remuante et
toujours menaçante du sud oranais.

Les Béni-Amer sont loin; nos pointes dans le sud, étendant chaque jour
une lente mais sûre conquête, atteignent aujourd’hui les frontières du
Maroc.

Et ce sont ces jeunes recrues emblousées de toile bise sur leurs grègues
bouffantes, ces petits légionnaires imberbes et roses de la Suisse ou de
la Norvège, dont la vaillantise et l’effort continus agrandissent chaque
jour cette unique et merveilleuse colonie d’Algérie, au climat
enveloppant de caresse et de torpeur, telle une maîtresse savante et
dangereuse.

Mais, morbleu! ce n’est pas ici qu’on voudrait couler ni finir ses
jours; ici, c’est bien l’exil dans ce qu’il a de plus douloureux et de
plus morne, l’engourdissement d’une affreuse petite ville du Midi d’une
laideur de banlieue, aggravée de la sécheresse de cette province d’Oran,
si espagnole d’aspect.

Oh! Sidi-bel-Abbès et son vilain petit _Grand Café des Officiers_, à la
devanture écaillée de chaleur, aux tables de fer comme lépreuses de
rouille, où nous feuilletons, de mâle rage et de désespoir, d’anciens
numéros de la _Vie Parisienne_.

Mais qu’est-ce que cette animation subite? Voilà que les rues, tout à
l’heure désertes, s’emplissent et s’éclairent d’uniformes; un
grouillement d’indigènes insoupçonnés jusque-là s’agite et bruit à des
encoignures de ruelles et de placettes; des cafés maures s’allument,
bondés de vivantes guenilles, colons kabyles et nomades des plaines,
avec, çà et là, des vestes bleues de turcos; des trôlées de zouaves et
de légionnaires, traversant à grandes enjambées la place, nous donnent
le mot de l’énigme.

Ces sonneries de clairons, dont Sidi-bel-Abbès retentit depuis près
d’une demi-heure, et que nous n’avions même pas remarquées, viennent de
sonner la soupe; et c’est l’heure où tout ce qui est permissionnaire de
huit heures ou de la nuit sort, en rajustant son ceinturon, de la cour
des casernes.

Dans le quartier arabe, tout à coup découvert derrière la place de
l’église, montent d’infâmes odeurs de musc et de fritures; les
estaminets de France empoisonnent l’absinthe, les cafés maures,
encombrés de grands fantômes en burnous et de spahis accroupis,
embaument, eux, les aromates et le _kaoua_; de hautaines silhouettes de
spahis vont et viennent par groupes, drapées de grands manteaux rouges,
leur fier profil enlinceulé de blanc, et les éperons de leurs bottes
luisent dans l’ombre avec les points de feu des cigarettes. Des sons de
derboukas glapissent, et je ne sais quelles exhalaisons d’épices et de
laine flottent dans l’air, une senteur à la fois écœurante et exquise de
charogne et de fleurs violentes, cette espèce de pourriture d’encens,
qui est le parfum même de l’Algérie et de tous les pays de l’Islam.




DILIGENCES D’AFRIQUE


Poussiéreuses, démantibulées, sonnant la ferraille et brinqueballant sur
des roues écaillées avec un roulis de balancelle, empestant l’oignon
cru, l’ail, la laine humide, la sueur humaine et le poulailler,
antédiluviennes, enfin, et comme échappées d’un roman de Balzac, que le
Dieu des chrétiens et l’Allah musulman vous gardent à jamais des
diligences en Alger!

Oh! leurs caisses inévitablement peintes en jaune, jaune mimosa rechampi
de rouge vif, leurs coussins de velours d’Utrecht rongés par la
poussière, la lune, le soleil, leurs vasistas inébranlables, leurs
banquettes de cuir affaissées, encrassées, gommées de toutes les taches,
et leurs relents de cuisine espagnole et de suint arabe (tant de
voyageurs d’hiver et d’été, touristes et colons, indigènes et conscrits,
s’y sont entassés), et le mystère inquiétant de leurs bâches pointant
haut vers le ciel, gonflées de bottes d’alfa, de sacs de pommes de
terre, de pois chiches, de couffins de dattes et de paniers d’oranges
avec, dans l’ombre de leurs toiles, quatre têtes d’indigènes haut juchés
là en l’air, apparaissant imperturbables et calmes, telles des têtes
coupées.

Elles s’en vont le long des routes interminables, entre les plaines en
pierrailles, hérissées de cactus, et les cultures d’alfa où poussent, çà
et là, palmiers nains et lentisques, dans un bruit de sonnaille et de
grelots vainqueurs, oh! combien démenti par l’allure harassée de trois
pauvres haridelles qu’il faut à tous les relais étriller, ranimer. Elles
vont, les tristes diligences d’Afrique, elles roulent, comme secouées de
sanglots convulsifs, vers l’éternel recul de hautes montagnes bleues,
toujours fuyantes et toujours immobiles dans le mirage des horizons. Ce
sont les hauts plateaux, la chaîne de l’Atlas ou bien les monts de
Kabylie! Qu’importe. Hallucinantes et spectrales, leurs cimes coiffées
de neige se dressent comme toutes proches dans l’or vert des couchants
et le rose des aurores entre leurs versants; des ondulations mauves, qui
sont ici la mer et plus loin des montagnes, promettent au voyageur des
rades ensoleillées avec des bateaux en partance ou de fraîches oasis
ombragées de palmiers; bernique! Ce sont là les jeux ordinaires de
l’atmosphère de rêve et de clarté des ciels de ces pays. Montagnes,
oasis et rades bleues sont loin, et les traînardes diligences d’Afrique
continuent de rouler sur l’aveuglant ruban des poussiéreuses routes,
lamentables et comiques sous leurs bâches énormes toujours prêtes à
sombrer, lamentables surtout par les claquements de fouet et les jurons
grondants de leur cocher botté, moustachu et crotté, l’air d’un Tartarin
maltais retour d’Alger, comiques par les noms triomphants dont se parent
leurs antiques caisses fendillées... car, devinez comment s’appellent
ces diligences? le _Vengeur_, le _Jean-Bart_, _Jeanne-d’Arc_, le
_Surcouf_, toutes les gloires et tous les héroïsmes, et jusqu’au
_Courrier de Lyon_, titre au moins équivoque dans la menace du soir, au
tournant étranglé de quelque ravin sombre envahi de ficus et de palmiers
énormes avec, çà et là, dans l’interstice des roches, des silhouettes
d’indigènes, nomades sans chameaux et bergers sans moutons, vraiment par
trop singulièrement embusqués.

Et elles vont toujours, et sous le soleil qui brûle, dans l’azur
étouffant des longues journées d’été et sous le clair de lune, qui
peuple de fantômes la brousse et la clairière et change chaque Arabe en
spectre encapuchonné. Elles vont sous les pluies d’hiver, torrentielles
et tièdes, qui nettoient une fois, tous les six mois, leurs vitres, et
sous le siroco, qui, lui, se charge de les brouiller de craie et leur
tisse, en soufflant, des stores improvisés. Elles vont donc bondées de
Kabyles marchands de poules, de cheiks en bottes de cuir rouge brodé,
d’Espagnoles équivoques aux pommettes trop roses, de conscrits tondus
ras avec des yeux encore pleins du ciel de la France, de petits turcos
rageurs à profil court de fauve, de colons suants et basanés, de
mauresques crasseuses aux poignets lourds d’anneaux et de grands
Mahonais, les pieds nus dans des espadrilles, l’air d’échappés du bagne
avec leur regard noir et leurs joues mal rasées. Elles vont, râlent,
cahotent, semblent à l’agonie et arrivent parfois, invraisemblables et
touchants véhicules, demi-corricolos des villes d’Italie, demi-berlines
de l’émigré.




MOSTAGANEM


LA ROUTE

        _Pour Gervais Courtellemont, qui voulut me faire faire quinze
        heures de diligence d’Afrique!_

Six heures de diligence, de diligence d’Afrique, secoués comme des
paniers de noix sous la bâche de l’impériale où s’engouffre, depuis
trois heures, à la fois sable, flamme et poussière, un terrible siroco;
mais nous nous estimons encore heureux de ce voyage à travers les airs,
en songeant au sort des Européens emprisonnés dans la puanteur
étouffante de l’intérieur. Il y a bien, près de nous, affalé au travers
de sacs de pommes de terre, un marchand indigène dont les loques et les
jambes poilues voisinent, à chaque cahot, un peu trop près de nos
épaules; mais nous avons calé nos têtes sur des tartans pliés en quatre,
mis nos foulards sur nos oreilles, et, garantis tant bien que mal des
trop inquiétants contacts, nous roulons et nous tanguons (c’est le mot),
sur notre banquette d’impériale, les yeux à demi-clos, le cœur un peu
vague, tombés dans une espèce d’engourdissement d’homme ivre, qui tient
à la fois de l’influenza et du mal de mer.

A travers le grillage de nos cils baissés, des brousses et des plaines
d’alfas, d’un gris monotone de plantes pétrifiées, filent
interminablement, lamentables dans le poudroiement d’un ciel presque
blanc. Notre peau brûle et des grains de sable craquent sous nos dents,
avec, de temps à autre, un grand souffle de feu sur nos lèvres sèches:
c’est le siroco, et, le long de la route poudreuse, s’élance et se
dresse ici la hampe frêle et feuillagée de vert d’un aloès en pleine
floraison, les lames bleuâtres de sa touffe déjà fibreuses et flétries,
et plus loin s’échelonnent encore d’autres agaves tués et séchés par
l’éclosion de leur fleur.

Et Mostaganem qui n’apparaît pas encore! Mostaganem que depuis déjà deux
heures notre cocher s’obstine à nous montrer du doigt, au revers, il est
vrai, d’une colline en falaise, dont nous ne pouvons voir que le premier
versant. Oh! ce cocher et ses relents de vieille laine et de crasse à
chacun de ses mouvements sur son siège, ses perpétuelles haltes à tous
les bouchons espagnols, ses pourparlers avec la cabaretière en châle
rose et les colons à face de bandits, inévitablement attablés là sous
les poivriers d’une primitive tonnelle, et les mortelles minutes
dévorées à attendre que cocher, cabaretière et terrassiers louches aient
fini leurs colloques et vidé leurs verres. Si jamais on nous y reprend à
croquer le marmot, la poussière et les lieues sous la bâche en cerceaux
d’une diligence d’Afrique!

Cependant l’air fraîchit. Une brise, comme venue du large, baigne nos
tempes martelées par la fièvre, et voilà qu’un grand lambeau d’azur,
mais d’un azur qui moutonne comme une baie de l’Océan, apparaît dans
l’échancrure de deux montagnes: c’est la mer. La colline en falaise qui
cache Mostaganem s’est soudain abaissée et voici que nos rosses, que
vient de ranimer ce changement de la température, hennissent et
descendent maintenant au grand trot la rampe d’un chemin tout bordé de
nopals, au flanc d’un inattendu repli de terrain.

Après ces mornes lieues de plaines ensoleillées et grises, nous filons
dans le creux d’un vallon converti en culture: bosquets d’orangers au
feuillage d’un vert dur, quinconces de citronniers aux frondaisons plus
pâles, plantations de bananiers aux longues et souples feuilles
déchirées par le vent, et chargés de régimes, carrés de choux de France
et de petits pois à rames avec, au pied, des arbustes d’Afrique, des
champs de violettes et d’entêtants narcisses criblés d’une jonchée de
jaunes fruits tombés: tout un Éden de gourmandises et de parfums... et
voilà que la colline en falaise, qui s’était abaissée, se relève. Nous
roulons maintenant au fond du vallon, et dans les fissures du ciel
blanc, comme craquelé de chaleur, des morceaux bleus font trou. La mer,
elle, est devenue verte, du vert glauque strié d’écume des baies
normandes et bretonnes, la mer des nostalgiques horizons de nos années
d’enfance.

          Dans tes algues vertes,
          Mer, apporte-moi
          Des plages désertes
          Du bois pour mon toit,
          De la poudre sèche,
          Un fusil damasquiné,
          Des filets de pêche,
    Avec un ruban pour mon nouveau-né.

Et tandis que cette chanson de la côte nous hante au point de l’avoir
sur les lèvres, nous montons au pas la colline en falaise au sommet de
laquelle nous apercevrons enfin Mostaganem, la Mostaganem française
bâtie en face de la mer et dominant de ses casernes tout son faubourg de
villas d’officiers retraités, enfouies sous d’éclatantes floraisons de
bougainvillias et de faux ébéniers.


LA VILLE

Non, nous n’en raffolons pas de cette petite ville essentiellement
française avec sa place entourée d’arcades, les éternelles arcades que
nous retrouverons désormais partout en Algérie, sur la place de Blidah
comme dans les rues Bab-Azoum et Bab-el-Oued d’Alger, son jardin public
aux bancs fleuris d’uniformes et de bonnets de nourrices, son
va-et-vient d’officiers bottés et éperonnés à travers ses rues de
sous-préfecture morne, et son théâtre municipal, où il y a, ce soir, bal
des _Femmes de France_, et demain, représentation de gala de Coquelin
cadet et de Jean Coquelin. Oh! tournées artistiques!... C’est à se
croire à Brive-la-Gaillarde, et, sans les boutiques des marchands
Mozabites installés à côté de l’hôtel et débitant là, avec des gestes
lents, presque dédaigneux, et des petites voix caressantes, des
babouches et du haïck au mètre pour voiles de femmes et gandouras
d’intérieur, on se croirait véritablement en France, et dans la France
du centre, dont ce pays d’aloès et de palmiers a justement aujourd’hui
le ciel pommelé et doux.

Ils sont d’ailleurs si peu africains de silhouette et d’allure, ces
Mozabites trapus et gras aux mollets énormes et aux larges faces
éternellement souriantes. Avec leur instinct mercantile, leur
prodigieuse entente du commerce et leur parler gazouillant, ils sont
vraiment d’une autre race que les Arabes qui, dans leur misère hautaine,
les détestent et les méprisent un peu de la même haine et du même mépris
dont nous enveloppons, nous autres Parisiens, les juifs.

«Les Mozabites, les juifs de l’Algérie», me disait à tort, hier, en
parlant d’eux, un officier de Tlemcen. Les juifs de l’Algérie! comme si
ce malheureux pays n’avait pas assez des siens, des juifs incrustés dans
son territoire comme la vermine dans la peau, et suçant sa richesse et
sa fertilité par tous ses pores. Les juifs de l’Algérie! ces bons gros
Mozabites industrieux et travailleurs aux grands yeux éclairés d’une
bonté d’hommes gras! dites plutôt «les Auvergnats de l’Algérie»; et ce
sont, en effet, des Auvergnats. Ils en ont la ténacité et l’adresse, les
dons d’économie qu’ignore totalement l’Arabe vivant au jour le jour,
paresseux et joueur. Et, en effet, ce sont bien des silhouettes de
_fouchtras_ qu’ils promènent dans leurs boutiques d’épiceries et
d’étoffes, en allant et venant, jambes nues, leur espèce de dalmatique
pareille à des tapis leur battant au ras des genoux.

Auprès de la mer, c’est une file de villas bien plus françaises que
mauresques, en dépit et des terrasses et des murailles blanchies à la
chaux; petites maisons d’officiers en retraite, pris, eux aussi, au
charme de ce climat de caresses, et retirés là avec les leurs au fond de
fausses mosquées percées de bay-Windows et ornées de persiennes vertes,
dans l’ombre criblée d’or et de pourpre violette de petits jardins
plantés d’orangers et de bougainvillias.

Il y a des rosiers en fleurs aux grilles de clôture, des iris de France
dans les plates-bandes; et des faux-ébéniers, tout chargés de grappes
jaunes, masquent, au-dessus d’un petit hangar, qui est certainement une
écurie, l’inévitable et horrible réservoir des cottages des environs de
Paris. Des charrettes anglaises d’un luisant de joujoux filent entre ces
villas, conduites par des femmes à tournures parisiennes, et c’est un
jardinier à tournure d’ordonnance, qui vient leur ouvrir la
porte-charretière, les aide à descendre, et puis prend le cheval.

Nous sommes en Normandie, puisqu’il y a la mer, à Villers ou à
Villerville, sur la route de Trouville à Honfleur, ou bien à Viroflay à
cause des uniformes, dont les taches éclatantes et les poignées de sabre
imposent évidemment l’idée d’un Versailles assez proche dans une idéale
ville d’élégances et de garnison des côtes de Bretagne ou de la Riviera;
mais pourtant ce cocotier se profilant, svelte et flexible, à des
hauteurs invraisemblables, et ces haies d’aloès bleuâtres, se découpant
en clarté sur le bleu profond de la mer... et tous ces jardins
éclaboussés de fleurs le trente et un janvier!

Non, nous sommes en Afrique, car les montagnes de la Corniche n’ont ni
ces formes ni cette couleur.

Dans un ravin, presque aussitôt après la place, dévalent, nous a-t-on
dit, la ville arabe et ses escaliers de pierre blanche; mais le voyage
et le siroco nous ont fourbus, et nous sommes las de senteurs indigènes,
de loques odorantes et de glapissements de derboukas.


FEMMES D’OFFICIER

«En fait de médecins, je n’aime que les grands, c’est comme les
couturiers et la modiste. J’ai essayé, moi aussi, de la couturière à
façon et de la femme du monde, qui a eu des malheurs et chiffonne à
ravir des capotes pour ses amies. Eh bien, ça ne m’a jamais réussi,
j’étais à faire peur, tandis que le moindre ruban de chez Virot ou de
chez Rouf... Eh bien! pour ma santé, c’est la même chose: à Paris, la
fièvre ne m’a jamais duré plus de deux jours, et voilà six mois que je
suis ici malade! Que voulez-vous, je suis un corps à grands médecins,
j’ai toujours eu, moi, l’habitude des bons faiseurs.»

Et c’était plaisir de regarder et d’entendre cette frêle et jolie
Parisienne aux yeux agrandis par la fièvre s’abandonner à ses
rancunières doléances sur l’Algérie et son climat. Tout en tourmentant
entre ses mains délicates un bouquet d’énormes violettes russes et un
long flacon de cristal de roche aux équivoques relents d’éther, elle
poursuivait, impitoyable, un accablant réquisitoire contre l’Afrique, en
dépit des protestations indignées et des _tu exagères_ de son mari,
assis en face d’elle, dans la claire et soyeuse chambre à coucher.

Pauvre et charmante jeune femme d’officier, une pauvre affligée d’un
million de dot et du plus élégant et peut-être du plus jeune capitaine
d’état-major de l’armée! Malgré la luxueuse installation de la maison
montée, dans ce faubourg fleuri de Mostaganem, tel le plus confortable
petit hôtel de l’avenue du Bois; malgré les bibelots de la dernière mode
traînant là sur les meubles pêle-mêle, avec les broderies les plus
orientales et les bijoux les plus kabyles, et les armes les plus
damasquinées de Constantinople et de Smyrne, comme on sentait bien que
la maladie, dont souffrait cette impatiente jeune femme, était
l’incurable nostalgie de Paris, du Bois et du boulevard, des souvenirs
du parc Monceau et de la promenade des Anglais, le regret de toute une
vie d’élégance et de plaisir, sacrifiée à la carrière du mari; nervosité
maladive de Parisienne en exil, dont les premiers mots, dès présentation
faite, avaient été cette phrase bien typique: «Quel est le dernier
succès d’Yvette, chante-t-elle en ce moment? et Jeanne Granier et Sarah
Bernhardt?»

Et dans cet intérieur de jeune ménage où le mari, un ancien camarade de
collège, la plus imprévue rencontre de mon voyage en Alger, m’avait
immédiatement amené comme un sauveur, cela avait été à mon arrivée une
joie, une cordialité d’accueil d’amie d’enfance retrouvant presque un
ancien flirt, et c’était pourtant la première fois qu’il m’était donné
de voir cette longue et blonde jeune femme qui, maintenant soulevée sur
sa chaise longue de bambou, sa jolie face pâle redressée sur les
coussins, ne me quittait plus des yeux et semblait boire mes paroles et
mes gestes, toute sa fébrilité suspendue à mes lèvres.

Et comme, sous le charme de cette âme féminine presque offerte, de toute
cette nervosité vibrante au moindre son de ma voix, je défilais le
chapelet des racontars et des menus scandales de ces derniers six mois,
et le divorce de Mme X..., et le mariage de miss ***, et le coup de
révolver de Mme Paum..., et l’arrêt d’expulsion de la marquise de F...,
compromise dans l’affaire Dreyfus, un peu espionne aussi, selon
certaines feuilles: «Mais qu’allons-nous devenir quand tu vas être
parti, souriait le mari en me tapotant légèrement l’épaule, c’est moi
qui ne t’aurais pas amené si j’avais su! Je vais encore en passer une
jolie nuit; mais tu l’affoles littéralement, ma femme, regarde-moi ses
yeux! C’est de l’huile sur le feu que tous les propos que tu lui sers
là.» Et se levant tout à coup de son siège et se mettant à arpenter à
grands pas la pièce, les deux mains dans ses poches: «Ah! j’ai fait un
beau coup en vous mettant en présence l’un et l’autre, et je ne serai
pas grondé par le médecin, non!» Et se campant tout à coup devant sa
femme avec un bon sourire attendri et railleur: «Et dire que cette
petite Parisienne-là a, durant six mois, raffolé de l’Algérie, et de
quelle Algérie, de Tlemcen, en plein Sud-Oranais. On n’avait pas assez
de mépris pour Paris, sa boue, son ciel de suie et sa foule incolore et
terne; il a été sérieusement question--oh! huit jours--de ne jamais
revenir en France, et madame, que voici, ne parlait que des types
indigènes, de leurs attaches fines, de leurs mains de race et de leurs
attitudes incomparables. Oui, madame que voici, fréquentait alors les
bains maures, mieux, entrait s’asseoir imperturbablement au milieu des
Arabes au fond de leurs cafés, leur parlait, leur touchait la main, les
frôlait presque, et, dans son enthousiasme, voulait me faire permuter
pour le 3e spahis.»


SYMPHONIE EN BLEU, FAUVE ET ARGENT

_En souvenir de Whistler._

A l’horizon deux bleus, le bleu profond presque violet d’un ciel lavé
par la pluie; au-dessous le bleu soyeux, çà et là ourlé d’argent, d’une
mer hier encore tumultueuse où des vagues moutonnent; et, sur ce double
azur s’enlevant en clarté, dans le poudroiement d’un inattendu coup de
soleil, la ville arabe et ses maisons: c’est-à-dire de gros cubes
blanchis à la chaux, tels les degrés d’un escalier énorme, s’escaladant
ici entre les aloès épineux d’un ravin, dégringolant plus loin de
terrasse en terrasse, coupés par les taches argileuses de sentiers
défoncés qui descendent vers la mer.

Cela rappelle à la fois la vieille Kasbah d’Alger s’étageant,
lumineusement blanche, au-dessus des boulevards haut perchés de son
port, et les terrains écorchés, hérissés de lentisques et de cactus
bleuâtres, des ravins de Constantine.

Au tournant des sentiers (car ce ne sont pas des rues), comme au revers
des talus surmontés de gourbis et de demeures arabes aux aspects de
tanières, ce sont partout des éboulements de terre et d’argile couleur
de brique et de safran. Une végétation luxuriante et hostile, une de ces
végétations bien africaines, dont les tiges et les feuilles ont comme un
air cruel, y dresse des dards aigus avec des lames de sabre entremêlés
d’épines et d’arbustes reptiles. C’est comme une sourde lutte de
branches irritées et bruissantes d’écailles dont les racines traînent en
hideux grouillement; des nœuds de vers s’y enchevêtrent et ce sont, aux
creux des ravines çà et là coupées d’escaliers, un fourmillement de
plantes et de végétations atroces et, à chaque coin de ruelle, de
pestilentielles odeurs de charogne où passent, tout à coup tombés d’on
ne sait quelles terrasses, des parfums d’iris, de roses et de
jonquilles: des effluves de fleurs.

C’est la ville arabe, ville aux aspects de village et dont les rues
détrempées par la pluie mettent dans l’amas confus de ses blancheurs ces
belles traînées fauves et rougeâtres, qui ressemblent à distance, à de
sanglantes peaux de lions.

C’est dimanche. La ville est silencieuse. Ses sentes et ses ruelles
désertes, quelques indigènes haillonneux les traversent, allant d’une
maison à l’autre; et la grisaille de leurs burnous fait sur les maisons
aveuglantes de chaux de mouvantes taches de lèpre; de vagues paquets de
linge sale titubant sur des grègnes bouffantes, d’où sortent deux
pauvres pieds nus, apparaissent à l’entrée de sordides impasses: ce sont
des Mauresques voilées se rendant au bain maure, le bain maure ouvert
pour les femmes de midi à six heures. La tombée de la nuit y ramènera la
foule plus compacte des hommes, ici tous fanatiques de bains, de
massages et de siestes. Au seuil d’une échope grande ouverte sur la rue,
une espèce de mamamouchi enturbanné de jaune rase un indigène accroupi
sur une natte. Le crâne et les joues inondés de savon, le patient, une
face noire et camuse de nègre soudanais, se tient immobile. C’est la
pose résignée d’un martyr. Le barbier lui tient le nez pincé entre deux
doigts et, avec des gestes de bourreau, lui promène sur le col et le
crâne un énorme rasoir, mais un rasoir fabuleux, presque d’opéra-bouffe;
dans le fond de la boutique d’autres clients assis, les jambes croisées,
attendent au pied du mur silencieusement leur tour.

Comme une torpeur pèse sur tout ce quartier ensoleillé et morne:
l’animation et le mouvement de la ville sont à cette heure sur la place
du théâtre, où la musique des zouaves entame l’inévitable ouverture de
_Zampa_ ou du _Caïd_; par intervalles de lointaines mesures arrivent
jusqu’à la ville indigène, dont le silence ne s’en accuse que plus lourd
et plus mort.

A l’abri d’un porche en ruines, des bras décharnés et de vieilles mains
se tendent hors d’un amas de loques vermineuses; un affaissement de
chairs implore au pied d’une muraille croulante, et une espèce de
psalmodie traîne et marmonne, prière de mendiants, et c’est là, avec la
dolente mélopée de la mer implacablement bleue au-dessous de la ville
blanche, le leit-motiv de mélancolie et d’accablement de ce paysage
monotone.




LES CHEMINS DE FER


Les chemins de fer espagnols, tant vilipendés et si décriés pour leur
saleté, leur intolérable lenteur et leur manque absolu de confort, sont
des rapides de luxe auprès des chemins de fer algériens.

Essayer de rendre avec quel laisser-aller tout oriental un train parti
d’Oran à neuf heures du matin peut arriver en gare d’Alger à onze heures
du soir, est une épreuve au-dessus des forces de quiconque a voyagé à
travers les provinces. Sans barrières pour les protéger contre la
malveillance toujours aux aguets des Arabes, les wagons vont à la
dérive, d’une allure assez comparable à celle d’une mule qui trotterait
à l’amble, sans secousse et sans vitesse d’ailleurs, dans la torpeur
accablée d’interminables plaines d’alfas ou de plantations monotones,
vignes et bosquets d’orangers, dont le feuillage luisant et dur aggrave
encore, autre tristesse, la morne désolation du paysage.

A l’horizon, les chimériques montagnes, qui sont, avec les changeantes
splendeurs du ciel, la féerie de ce pays, courent en sens inverse des
trains, tour à tour bleuâtres et mauves avec, selon l’heure du jour, des
éclaboussures d’or vert à leurs cimes ou des ruissellements de neige
rose sur leurs pentes, neige rose à l’aurore, or vert au couchant; et
c’est ici l’Atlas et ses hauts contreforts, dominant toute la plaine de
la Mitidja avec Blidah couchée dans son ombre, aux pieds des oliviers de
son vieux cimetière. Là-bas ce sont les neiges comme incandescentes du
Djurdjura, le Djurdjura, ce Mont Blanc de la Kabylie, dont les crêtes
baignées d’éternelles vapeurs trouent d’arabesques d’argent les réveils
gris de lin, comme embrumés d’iris, de la rade d’Alger, et les
crépuscules de braise et cuivre rouge, des ravins de Constantine.

Et sur ces fonds de décors dramatiques et grandioses, comme en rêvent
parfois Rubé et Chaperon, la monotone végétation d’Algérie, avec ses
palmiers en zinc et ses aloès de tôle peinte déroule la fatigante
impression de ses verdures artificielles.

Ah! comme nous sommes loin des hautes forêts profondes et bruissantes
des climats tempérés, hêtrées de Normandie pareilles à des temples avec
les hauts fûts de leurs troncs doucement baignés de soleil, sapinières
Lorraines hantées de clartés bleuâtres où des reflets de lune semblent
être restés de la nuit dernière, chênaies de Bretagne qu’emplit encore
l’horreur d’un bois sacré avec leurs clairières empourprées de
digitales, où des pieds de druidesses et de fées ont passé.

Et l’accablant ennui de ces campagnes, pareilles à des berges
abandonnées par la mer, avec, çà et là, un maigre chêne-liège ou un
pauvre petit bois d’oliviers abritant la kouba en forme de mosquée de
quelque pieux marabout! Ah! comme tout cela est différent des beaux
Calvaires de granit du Cotentin et du Finistère, et comme la nostalgie
nous prend, devant ces mornes carrés de chaux, des naïves madones de
carrefour, joignant au-dessus des plateaux des falaises la prière
sculptée de leurs mains ferventes.

En revanche, si le paysage est triste, l’élément voyageur est gai,
grouillant, remuant et d’une couleur et d’un pittoresque! Celui des
troisièmes, bien entendu, car, dans les premières, ce sont les
inévitables Anglais à complets cannelle, à chemises de laine et aux
innombrables colis encombrant les filets, obstruant tous les coins. A
part un rare officier et un plus rare cheick en bottes de cuir rouge
brodé d’or, drapé du burnous de drap bleu avec, autour du front, tout un
enroulement de minces cordelettes brunes, l’élément des premières est
désespérément anglais, sinon prussien et allemand. Ah! nous voyageons
décidément peu en France, et ce que nous redoutons de traverser la
mer!... Aussi, devant ces figures d’outre-Rhin et d’outre-Manche,
avons-nous fui dans les troisièmes. Le personnel en est autrement
amusant et curieux, mais plus odorant aussi. C’est, à vrai dire, le même
que celui des diligences: colons espagnols, faces glabres de forçats,
noueux et tannés comme des paysans de Provence; turcos permissionnaires
aux yeux d’émail bleuâtre, au sourire carnassier, lèvres noires et dents
blanches; zouaves en changement de garnison; prostituées d’Espagne en
camisoles dorées sur des jupes de percale à fleurs, les joues roses
comme celles des poupées, les sourcils au charbon, la voix rauque et la
bouche humide, d’un rouge de fleur vraie au milieu de toute cette chair
peinte; terrassiers poussiéreux avec leurs baluchons, leurs pelles et
leurs pioches; arabes recroquevillés dans leurs loques, l’air de singes,
les talons posés sur la banquette et leurs profils de chèvre tournés
vers le paysage, tandis que leurs mains fines s’attardent, machinales,
entre les doigts de leurs pieds nus; et tout ce monde mange, chante,
chantonne en mélopée, boit à la régalade, les uns grattent des guitares,
ce nègre, une calebasse. Le parquet gras est jonché d’écorces d’oranges,
de miettes de pain et de papiers de charcuterie; un vieux juif d’un
jaune de cire, évidemment rongé d’albuminurie, boit, avec la tension de
cou d’une tortue, à même une bouteille de lait que lui tient une belle
créature à châle jaune, sa fille. Deux Marocains, dont un du plus beau
noir, chipotent au fond d’une vieille couffe un pestilentiel couscouss;
un grand spahi couve d’un œil inquiétant un petit chasseur d’Afrique
imberbe assis en face de lui, et un vieux mendiant, empêtré de chapelets
et de loques, baragouine et gémit à chaque station, ne sachant où
descendre.




ALGER SOUS LA NEIGE


Alger, 16 janvier.

Sous la neige, non; car la pluie et la grêle, qui viennent de faire
trêve, ont changé en boue la neige tombée toute la matinée, lente, molle
et silencieuse comme un grand vol assoupi de papillons blancs; et
ç’avait été une sensation vraiment étrange, à la fois chimérique et
piquante de réel, que ce réveil d’Alger sous la neige, d’Alger, la ville
lumineuse et blanche apparue tout à coup terreuse, haillonneuse et jaune
sous l’étincellement du givre et du gel.

Sa pouillerie de vieille ville arabe cuite et recuite depuis des siècles
dans la crasse et les aromates, son incurie de belle fille à matelots
paressant là en plein soleil, au clapotis des vagues, le front lourd de
sequins, sur un amas douteux d’étoffes indigènes et de soies espagnoles,
comme elle les accusait, la neige, cette éblouissante et froide
floraison du Nord! De ses arêtes à la fois floconneuses et pures, de sa
ouate posée, tel du vif argent, au bord d’un toit ou d’une terrasse,
soulignait-elle assez les crevasses des murs et les lézardes honteuses
des mosquées, lisérant d’un trait brillant les marches moisies d’un
escalier, changeant en bouche d’égout telle entrée pittoresque de rue et
chargeant si cruellement la décrépitude de la vieille Kasbah, que je
n’avais pu me défendre d’un sourire, moi le compatriote de cette neige
et le familier de ces abeilles du Nord qui trouaient si impitoyablement
de leur aiguillon de glace la fausse blancheur légendaire de cette
vieille mauresque, qu’on a cru si longtemps blanche, quand elle n’est
qu’enveloppée de linges et d’étoffes éclaboussés de soleil. Et c’est à
une vieille mauresque que je la comparais en effet, cette Alger jaune et
lépreuse de ce matin de neige, à une vieille mauresque hideuse et
tatouée, accroupie dans ses loques au bord de quelque fiord, dont les
montagnes de la Kabylie avec leurs cimes neigeuses pointant au fond de
la rade, transparentes et bleues, évoquaient le décor de banquises et
d’icebergs.

Et une joie méchante me crispait et me dilatait tout à la fois le cœur
de la voir à son tour enlaidie, grelottante et comme exilée sous les
frimas et sous le gel, cette enjôleuse barbaresque, cette fille de
pirates, et cette goule à forbans, qui m’a si bien pris au charme de ses
caresses, si profondément endormi la mémoire et la volonté qu’elle m’a
forcé à revenir cet hiver à elle, comme on revient à la morphine ou à
quelque exécrable et savante maîtresse.

Forte de son climat et de ses paysages de clarté et de douceur, elle
m’avait, cette ensorceleuse, enseigné la lâcheté et l’abandon, et
jusqu’à l’oubli, l’oubli des anciens maux soufferts dont, avant de la
connaître, j’avais pieusement gardé le culte.

    Bois, m’a dit sourdement la fille aux yeux sauvages,
    Bois l’engourdissement et la mort sans réveil,
    Bois la volupté lente et l’oubli du soleil,
    Et le superbe amour des éternels servages.
    Bois, et tu connaîtras le dédain des baisers
    Et le calme puissant des désirs épuisés.

Cette invitation au Philtre, me l’avait-elle assez chantée et soupirée à
l’oreille dans la langueur de sa brise chargée d’odeurs de narcisses et
de fleurs d’oranger, dans le clapotis de sa rade baignée de clair de
lune, et l’irritante monotonie de ses concerts de flûtes et d’aigres
derboukas! Me l’avait-elle assez répétée et ressassée soir et matin, au
fond des cafés maures de sa kasbah, comme entre les rocs descellés de
son môle, la nonchalante Circé d’Afrique aux yeux gouachés de kohl,
implorants et si noirs sous leurs longues paupières, comme éternellement
lourdes d’un éternel sommeil!

M’avait-elle assez énervé et pris au charme de torpeur de ses regards
peints d’idole et de sa voluptueuse lassitude! J’avais encore présentes
à la mémoire des après-midi passées, indolemment accoudé au parapet d’un
quai, à regarder sans émotion aucune, devenu comme somnambule, le bateau
de France entrer ou sortir.

Le bateau de France... c’est-à-dire le courrier, les lettres des
parents, des amis, toute la cendre hier encore chaude des inquiétudes et
des affections, que dis-je, la braise encore plus vive des rivalités et
des haines, les journaux et les nouvelles de Paris, mais cela
m’importait bien en effet!

La Méditerranée était là, devant moi, soyeuse et bleue, toute de
transparence et de lumière avec sa ligne de montagnes mauves à
l’horizon; à mes pieds, c’était le petit port de l’Amirauté avec ses
vieilles voûtes, son vieux palais surélevé d’un phare et les
moucharabiehs du dey, la Marine avec son coin d’azur tout fourmillant de
balancelles et de barquettes, et, le long de ses escaliers, son peuple
remuant, bruyant et coloré de matelots, Siciliens, Italiens et Maltais;
et derrière moi, enfin, la vieille Kasbah toute rongée de soleil
étageant ses maisons en vaste amphithéâtre.

Le courrier de France pouvait bien partir, j’avais bu le philtre jusqu’à
la dernière goutte et il avait opéré son effet, le magique breuvage.

Et voilà que, grâce à cette neige éblouissante et pure, celle qui
m’avait versé l’affreux poison d’oubli m’apparaissait enfin sous son
vrai jour, la gueuse. Les fleurs de mon pays, les floconneuses et
froides floraisons, la neige et ses étoiles, la neige des bourrasques et
des avalanches, avaient, telle une eau lustrale, dissipé le mirage,
dessillé mes yeux.

L’hiver, celui de mes années d’enfance dans la brume et les embruns des
côtes de l’Océan, s’était vengé du factice été de cette Alger
mensongère, et elle m’apparaissait telle qu’elle était, la Mauresque,
haillonneuse et ridée sous ses joyaux et son fard, les pieds cerclés de
bracelets et frottés de henné, à la fois rance et parfumée dans des
soieries en loques de sorcière et de fille; et, comme un amant enfin
guéri d’une passion honteuse, d’un de ces chancres de l’âme qui vous
font adorer les pires des maîtresses et vous attachent d’autant plus
qu’elles vous font plus souffrir, je l’examinais curieusement sous ses
oripeaux, je comptais férocement ses tares et ses rides et, revivant le
mot d’un ancien viveur à une ancienne liaison dont le temps l’avait
enfin vengé: Je la regardais vieillir.

Mais ça n’avait été qu’une vision; une pluie diluvienne s’était abattue
sur cette neige et de l’Alger loqueteuse et givrée avait vite fait une
ville de boue. Comme balayées par l’averse, les rues en un clin d’œil
étaient devenues désertes et j’avais, maussade et déçu, regagné mon
hôtel par les arcades Bab-Azoun, envahies d’une tourbe vociférante,
petits cireurs et chaouchs puant la laine et la bête humide.


Alger, 18 janvier.

Ce pays que j’ai blasphémé se venge; j’ai la fièvre, une horrible fièvre
à peau sèche et brûlante, à tête lourde et aux tempes martelées, comme
sont les fièvres de ces climats, vraies dompteuses de nerfs et de
cerveaux qui en trois heures vous abattent et vous vident un homme.
Voilà déjà deux jours qu’elle me tient alité, cette fièvre, avec la tête
si pesante et si veule que je ne puis la soulever de mon oreiller sans
vertige et que, si je hasardais un pied hors de mon lit, je sens que je
chancellerais. Dehors, la bourrasque fait rage, jetant des paquets de
pluie contre les persiennes closes; j’entends la mer démontée courir
comme une furie le long des quais, et depuis hier la rade est
inabordable. Est-ce le vent du Nord, le siroco ou le mistral? Mais ce
sont dans la nuit des cinglements de fouet, des hennissements et des
temps de galop de chasse infernale. Comme la Méditerranée doit être
belle cette nuit aux abords de la Pointe Pescade! et c’est dans ma
pauvre tête hallucinée un éperdu tournoiement de cauchemars, d’images et
de souvenirs les plus étranges et les plus disparates, un remuement de
grains de sable au fond d’un grelot vide.

Où suis-je? Ces clameurs, cet incessant ululement du vent, ce
bruissement d’ondée et cet éternel roulis oscillant sous mon lit, que
semblent soulever des vagues! Où suis-je? En pleine mer, pendant ma
dernière traversée; le bateau roule et tangue à travers la nuit noire,
entraîné sur le dos de lames énormes; toute sa charpente craque et,
contre les hublots hermétiquement clos de ma cabine, c’est un glauque et
sourd moutonnement d’eau trouble, dont l’assaut violent et renaissant
sans trêve me harcèle et m’écrase.

Nous passons près des Baléares.

Puis, tout à coup ma fièvre somnambule me transporte ailleurs. Cette mer
déferlante au pied de hautes roches noires toutes ruisselantes de
vagues, ces gerbes et ces jets d’écume fusant sous cette lune pâle entre
des récifs en couloir, cette fuite échevelée de nuages dans cette nuit
hivernale, et toute cette masse d’eau accourant de l’horizon en lames
courtes et sifflantes à l’assaut de ce rivage morne, c’est la Pointe
Pescade.

Oh! la silhouette abrupte et grosse de menaces de ces noires collines
hérissées d’aloès et de raquettes de cactus sur ce ciel de janvier
tumultueux et blême, et, à la pointe des promontoires, les créneaux
blancs de sel et luisants sous la lune des forteresses barbaresques!

Que de fois, par de pareilles nuits, Barberousse et ses forbans
abordèrent sous l’écume et la pluie aux escaliers à pic taillés à même
le roc, tandis qu’au grillage épais des meurtrières des regards
soupçonneux de mauresques voilées attendaient, désiraient et craignaient
leur retour; car ils ne rapportaient pas que de l’or et des bijoux, les
hardis pirates: filigranes de Gênes, velours de Venise et colliers de
médailles syracusaines. Dans leurs bateaux plats et rapides ils
ramenaient souvent, le bâillon dans la bouche, les mains liées et
saignantes, de palpitantes captives chrétiennes, des filles de Sicile,
d’Espagne ou de Provence, dont s’alarmait l’inquiète jalousie des
harems.

Et la pluie redoublait aux vitres et la Méditerranée, devenue l’Océan,
poussait de grands _hou, houhou_, sous les falaises retentissantes, et
je n’étais plus en Alger, mais dans la petite ville normande de mon
enfance, par un soir de tempête, les soirs de mer démontée avec les
vagues sur les jetées courant entre les parapets et démolissant leurs
vieilles estacades; oui, j’étais là-bas dans ma petite chambre de la
maison paternelle; une fièvre ardente me martelait, comme aujourd’hui,
le pouls et les tempes, et la sirène faisait rage, prolongeant ses longs
cris dans la nuit pour avertir les bateaux et les éloigner des côtes.

C’étaient, dans ma pauvre tête, mêlées aux bruissements des rafales et
des grains, de perpétuelles sonneries de cloches, mais de cloches
énormes au lourd battant d’airain retombant sur mon crâne, un effroyable
glas d’agonie torturée et d’angoissante détresse, et je me sentais
haleter et défaillir, la poitrine trempée de sueur, tandis que de longs
frôlements d’ailes s’enchevêtraient dans mes persiennes, des vols
d’oiseaux de nuit, chouettes ou mouettes géantes à têtes de mauresques.


Alger, 23 janvier.

Le soleil éblouit; la rade, toute de lumière, s’arrondit délicieusement
bleue dans la splendeur d’un matin mauve; les monts de Kabylie érigent,
plus chimériques que jamais, des cimes incandescentes de neige, la
fanfare des zouaves défile en marquant le pas sous mon balcon, un
bouquet de roses rouges et de jonquilles embaume sur ma table, Alger m’a
repris, j’ai bu encore une fois le philtre.




BLIDAH


BLIDAH-OURIDA

Théophile Gautier l’a chantée, Fromentin l’a peinte avec les plus clairs
rayons de sa palette, auréolée de soleil et de fleurs. Paul Margueritte
a, dans une page admirable d’énervement sensitif, décrit son atmosphère
de caresse et de langueur, ce parfum, écœurant à la longue, de jonquille
et de fleur d’oranger, qui est la respiration même de Blidah, Blidah
dont la fragrance persistante et monotone finit par vous engourdir et
vous lever tout à la fois le cœur, Blidah obsédante et charmeresse,
telle la note doucement aiguë d’un joueur de flûte arabe, faite de
rêverie de kief et de mélancolie qui somnole.

Et au pied de ses hautes montagnes, contreforts de l’Atlas ombreux et
ravinés, aux transparentes roches bleues éclaboussées d’eaux vives,
oueds et torrents bordés de lauriers-roses et d’amandiers neigeux, je ne
pouvais pas mieux la comparer, cette _Blidah_ qu’un poète indigène a
appelée _Ourida_, et que ses détracteurs ont traitée méchamment de
_marchande de sourires_, je ne pouvais pas mieux la comparer qu’à
quelque beau musicien venu de Smyrne ou d’Alexandrie, Asiatique aux
lourdes paupières turques artistement bistrées, et chantant, échoué là,
avec ses parfums et ses langoureuses attitudes d’oriental un peu
efféminé, quelque ardente mélopée amoureuse, embaumant à la fois la
fraîcheur de la neige et l’essence de rose et de bois de santal.

La fraîcheur de la neige, dont la blancheur ensoleillée étincelle et
ruisselle aux cimes des montagnes surplombant de leur ombre les jardins
de Blidah!

Cette essence de rose, que semblent distiller dans le clair-obscur de
leurs ramures les micocouliers, les grenadiers et les rosiers en fleurs
de ses innombrables bosquets, mimosas vaporeux de son jardin Bizot et
figuiers centenaires de son _Bou-sacra_.

Ces enivrantes odeurs de santal enfin, comme remuées sous les pas de ses
femmes voilées, à l’unique œil noir entrevu par la fente du haïck; et
dans cette griserie de lumière, de fraîcheur et d’opprimants parfums, le
joueur de derbouka, en qui s’incarnait pour moi le charme alangui et
comme endormant de Blidah, s’évoquait à mes yeux au fond d’un café
maure. Couché plutôt qu’assis sur une table octogone incrustée de nacre,
les jambes et les bras nus hors d’une longue gandoura brochée de grosses
fleurs sur fond jaune, une robe d’or couleur des jonquilles mêmes de
Blidah, il chantait. Ainsi posé avec, au coin de son oreille, un gros
bouquet de roses jaunes et de narcisses piqué sous sa chéchia, il
laissait, le musicien d’Asie, traîner d’indolentes mains sur
l’instrument à cordes, et sa voix gutturale un peu lasse, aux inflexions
tour à tour molles et dures, égrenait ces paroles ferventes qui m’ont
semblé être la chanson même de l’amant à l’amante ou du poète épris à la
belle, à l’éternellement aimante Ourida.

          Un or mystérieux
          Sommeille dans tes yeux.
          Telles d’étranges bagues,
    Dont l’éclat amorti luirait au fond des mers,
    J’accueille et reconnais d’anciens chagrins soufferts,
    Devenus des joyaux dans tes prunelles vagues.

          De tremblants reflets bleus
          Coulent de tes cheveux.
          Pareille au clair de lune,
    Dont le calme argenté console les forêts
    De l’automne et des deuils, ta chevelure brune
    En glissant sur mon cœur assoupit mes regrets.

          Des roseaux caresseurs
          Tes mains ont les douceurs.
          Les délicats arpèges
    Dont un pâtre nomade endormit autrefois
    Le roi Saül, mon front les trouve sous tes doigts
    Légers comme des fleurs et frais comme des neiges.

          Ne sois donc pas farouche,
          Mais cache-moi ta bouche,
          Et, de tes doigts subtils
    Ayant fait un bâillon de caresse à mes lèvres,
    Verse au fond de mes yeux tes prunelles d’exils
    Et dans ta chevelure éparse endors mes fièvres.


LE CIMETIÈRE

Une route monte et sort des portes de la ville, puis s’enfonce presque
aussitôt dans le creux verdoyant d’une gorge profonde, serpente au pied
des contreforts de l’Atlas aux sommets baignés de fluides vapeurs, aux
flancs bardés, comme des plaques de métal, d’incandescentes traînées de
neige.

Et, à mesure que le chemin tourne et devient plus rude entre ces hautes
collines plantées de pins et de chênes-verts, de successives hauteurs,
jusqu’alors demeurées invisibles, apparaissent et surplombent. Des cimes
s’échelonnent dans un ciel d’un bleu de vitrail, des murmures d’eaux
vives jasent au pied des remblais de la route, des cascades bondissent
de roche en roche dans la pierraille argentée d’un petit torrent de
montagne, et des souvenirs de l’Oberland, évoqués par cette eau courante
et cette fraîcheur ombreuse, vous poursuivent, combien vite démentis, il
est vrai, par les haies de cactus, les bosquets d’orangers,
l’invraisemblable violacé des ombres et la transparence infiniment douce
et claire des lointains.

Le pays des mirages, en vérité, cette province d’Algérie, dont tout
l’enchantement réside dans la limpidité de la lumière et la coloration
des terrains et des ciels. La plaine de la Mitidja, laissée derrière
nous au pied même des maisons de Blidah, apparaît maintenant dans le
moutonnement bleu d’une Méditerranée. A travers le recul de l’horizon,
ce ne sont plus les ondulations grisâtres d’un paysage d’Orient, mais le
flux et le reflux d’une immense mer de lapis, dont l’immensité s’étend à
l’infini entre les échancrures des rochers de la route et des
contreforts du ravin.

Tandis que, charmés par cette vision de la plaine devenue sous le soleil
un remous de saphirs, nous montons les yeux en arrière, un autre magique
et prestigieux décor s’élabore et se dresse au tournant de la route.

Le cimetière d’El-Kébir, s’étageant en amphithéâtre au-dessus de son
petit village arabe aux toitures plates et aux portes basses. El-Kébir
et la pierre blanche de ses tombes et des deux koubas de ses marabouts
ensevelis là, au flanc de la montagne, à l’ombre géante de séculaires
oliviers. Les oliviers d’El-Kébir, le terrain vallonné, soulevé par
leurs monstrueuses racines que rejoignent d’invraisemblables rampements
de branches; et dans l’intervalle des troncs trapus, épaississant là
comme une impénétrable forêt de légende, des blancheurs de neige, qui
sont les premières crêtes de l’Atlas, et des rougeurs de pourpre qui
sont des thyrses de lauriers-roses; blancheurs et rougeurs éclaboussées
de lumière, comme baignées dans le ciel bleu. Une mélopée s’élève: ces
voix douces et chantantes sont celles d’une école de garçons, l’école
arabe du village même; et, tout en suivant notre guide, nous nous
arrêtons une minute devant une dizaine de petites faces éveillées et
brunes, coiffées de chéchias, se balançant en cadence d’un même
mouvement rythmique au-dessus de petites tablettes de bois où courent,
gravés, des versets du Coran. Assis, les jambes croisées, au milieu de
toutes ces enfances accroupies, le maître d’école arabe agite, comme un
bâton de chef d’orchestre, une espèce de férule en bois blanc, et son
buste oscille sur ses hanches du même mouvement de balancier que celui
de ses élèves.

Au-dessus de cette _zouaïa_ (école arabe), le cimetière étage en
terrasse les taches blanches de ses tombes et deux espèces de palanquins
de bois découpés à jour. Historiés et peints, il en monte des spirales
d’encens bleuâtres: le culte des croyants entretient là d’éternels
brûle-parfums, et rien de plus poétique, en effet, dans la solitude de
cette gorge sauvage, que ces fumées odorantes tourbillonnant dans le
clair-obscur des branches, au-dessus de vagues sarcophages enlinceulés
de soieries orientales, car, Dieu me pardonne, ce sont bien d’anciens
étendards japonais passés par le soleil et la pluie, mais où vivent
encore, brodés d’or et d’argent, les chimères griffues et les vols de
cigognes chers à la race jaune: des étendards de terribles _Pavillons
Noirs_, rapportés par les tirailleurs indigènes des dernières campagnes
du Tonkin et déposés là en trophées sur la tombe de leurs prophètes.

Des fillettes arabes, groupées au milieu des tombes avec la science
innée d’attitude des races demeurées primitives, ajoutent au charme de
ce cimetière la grâce de leur jeunesse enjoaillée de plaques de métal;
leurs loques de percale rouge à fleurs noires ou d’indienne jaune à
dessins roses égaient, comme d’une flore chimérique et vivante, la
grisaille un peu monotone des vieux oliviers d’El-Kébir; mais
gardez-vous d’avancer d’un pas, si vous tenez à votre vision. Le
silhouette enfantine de ces petites sauvages est celle qui convient à ce
cimetière de poupée; un pas de plus, et vous verrez subitement
s’abaisser les tombes, et les deux koubas des marabouts, presque
pareilles à des mosquées, réduites à des proportions de joujoux; la
forêt de légende d’oliviers séculaires ne sera plus qu’un pauvre verger;
car, dans cet illusoire pays de rêverie et de songe, tout est piège et
mirage, et tout attrait est un danger. Ainsi les fillettes aux grands
yeux de gazelles sont déjà nubiles, sinon prostituées; l’eau courante
entre les thyrses en fleurs des lauriers-roses donne la fièvre, et ce
torrent, qui porte ce nom doux entre tous de _Fontaine fraîche_, est
presque empoisonné.


LA NOUBA

Le déjeuner s’était prolongé autour des petites tasses d’un café maure,
et, conquis malgré nous par cette atmosphère de paresse et de lassitude
heureuse qui est la respiration même de Blidah, nous suivions lentement,
hors des portes de la ville, la petite route ensoleillée plantée de
caroubiers et bordée de villas, qui va par les ombrages de l’ancien
_Bois sacré_, le Bou-sacra arabe, rejoindre le champ de manœuvre de la
Mitidja.

Des petits jardins des maisons de la route, propriétés d’officiers en
retraite ou locations d’Anglaises poitrinaires venues mûrir leur phtisie
au soleil, des senteurs de jonquilles et d’orangers en fleurs montaient,
à la fois si douces et si violentes qu’une espèce de malaise exquis vous
écœurait; certains dessous de batiste et de soie molle de certaines
femmes un peu grandes, très sveltes, très souples et blondes, comme
vouées à l’éternel demi-deuil de nuances violettes et mauves, dégagent
ce parfum endormeur et puissant. J’en ai fait la réflexion depuis, mais
ce jour-là, tout au charme de langueur de cette ville mélancolique et de
ses jardins odorants, nous allions, l’âme et le cerveau vides, tombés
dans un nirvana tout oriental, droit devant nous sans savoir pourquoi,
au gré de la brise plus fraîche dans ce coin de vallée, les yeux
caressés par l’invraisemblable limpidité du ciel, le front comme
effleuré par des ailes soyeuses d’invisibles libellules.

A cent mètres de nous, derrière les baraquements du camp des
tirailleurs, c’étaient les cris de commandements, les voltes, les
demi-voltes et les évolutions de tout le champ de manœuvre à cette heure
occupé par les temps de galop, les charges et l’école d’escadron des
chasseurs d’Afrique; un peu plus loin, les marches et contre-marches,
sac au dos et arme au bras, de l’infanterie en tenue de campagne. La
voix des officiers éclatait jusqu’à nous, tonnante et brève, puis
s’éteignait dans un brouhaha de foule en marche et de gourmades de
sous-officiers rectifiant les mouvements des hommes; des taches rouges,
qui étaient des pelotons de cavalerie, dévalaient dans un poudroiement
lumineux, piquant de coquelicots subits le clair-obscur des branchages,
tandis que les cottes bouffantes et les blouses grises des turcos
mettaient dans le vert tendre de la prairie comme une fuite agile de
lézards; et c’étaient, dans toute la vallée, des grandes ombres
mouvantes qu’on eût pu prendre pour celles des nuages sans l’implacable
pureté de ce ciel.

Et, dans la demi-torpeur de cette température de parfums et de caresses,
nous allions éblouis et muets, sans prêter plus attention au vivant
kaléidoscope du champ de manœuvre qu’aux Arabes croisés sur la route,
juchés, les jambes pendantes, sur leurs petits bourricots et en
accélérant l’allure, du bout de leur matraque et du légendaire
_arrrhoua_ qui semble le fond de toute la langue orientale. Une espèce
de vieille momie, face desséchée de sauterelle d’Égypte, accroupie dans
la poussière de la route sous un cône mouvant de haillons, nous invitait
en vain à tenter la chance et risquer notre argent roumi sur trois
grains de cafés étalés devant elle sur un vieux numéro du _Gaulois_.
Sous l’agilité de ses mains d’escamoteur, les trois grains de café
disparaissaient et reparaissaient dans une fragile coquille de noix;
deux muchachos, de neuf à quinze ans, stationnaient là attentifs, les
mains croisées derrière le dos, en vrais petits hommes, mais se
gardaient bien de confier un _soldi_ aux mains voltigeantes du magicien;
ces _Comtois_[1] manquaient d’entente et ce vieux joueur de bonneteau du
désert (car c’était bien le bonneteau que manipulait entre ses doigts
exercés la forme humaine affaissée au bord du chemin) avait beaucoup
moins de succès dans cette vallée de la Mitidja qu’un monsieur de
Montmartre, installé avec sa tierce dans une allée du Bois, après les
courses d’Auteuil. Il est vrai que le bonneteur arabe avait remplacé par
trois grains de café les trois cartes obligatoires et que son boniment
en sabir coupé de _sidi_ et de _macache bono_ n’avait pas l’entrain
persuasif de nos joueurs de banlieue.

  [1] _Comtois_, en argot parisien, complices, affiliés, associés.

Nous n’en faisions pas moins halte autour de ce Ahmet-arsouille, étonnés
et ravis de retrouver dans ce coin de paysage arabe un jeu si
foncièrement parisien, et nous allions peut-être, par pitié, risquer
quelque monnaie sur les grains de café du vieux birbe, quand d’aigres
sons de flûte, éclatant tout à coup derrière nous, à quelques pas de la
route surplombant la vallée, nous attiraient tous dans un petit sentier
hérissé de cactus, d’où nous découvrions la Nouba.

Non, nous ne nous étions pas trompés: c’était bien la musique des
tirailleurs algériens, leurs fifres à la mélopée aiguë et monotone,
leurs flûtes stridentes et leurs ronflants tambourins, toute cette
musique un peu sauvage et comme exaspérée de soleil qui fut, l’année de
l’Exposition, un des grands succès du campement des Invalides.

Que de fois nous avions été l’entendre, de quatre à cinq, assis à
l’ombre des arcades du Bardo reconstitué d’après de sûrs dessins,
attirés là par les grands yeux d’émail, les sourires à dents blanches et
la grâce un peu simiesque des petits turcos enturbannés de rouge et haut
guêtrés de blanc; et voilà que nous la retrouvions, et cette fois dans
son décor indigène, sous le ciel implacablement bleu de son pays, au
pied même des contreforts de l’Atlas, cette bruyante et monotone Nouba
des joyeuses journées de flânerie et de griserie d’exotisme de l’année
de l’Exposition.

Clairsemés en petits groupes dans une sorte de ravin que dominait notre
sentier, ils étaient là, les petits tirailleurs emblousés de toile grise
et haut ceinturonnés de rouge sur leurs bouffantes cottes bleues; ils
étaient là, qui, les joues arrondies, s’essoufflant après leurs fifres
avec d’étranges agilités de doigts, qui tourmentant d’une baguette
impitoyable la peau tendue de leurs tambours.

Et des roulements de tonnerre et des cris aigus de sauvagerie
emplissaient toute la vallée, tandis qu’arrêtés au milieu des cactus
nous regardions surgir et s’animer au bruit de leur musique barbare
toutes les splendeurs canailles et pourtant savoureuses de cette année
quatre-vingt-neuf: ses danses javanaises, ses bourdonnants concerts et
ses almées de beuglants; oh les ignobles déhanchées du théâtre égyptien
et de la rue du Caire, la furie toute passionnelle et les odeurs d’ail
et d’œillet des tangos pimentés des gitanes d’Espagne, la folie
d’apothéose des fontaines lumineuses avec, au-dessus de cette immense
fête foraine, les jeux de lumière électrique de ce chandelier géant,
qu’était la tour Eiffel.

Et, comme nous nous taisions, immobilisés là, pris, je ne dirai point de
nostalgie, mais comme d’un regret de cette année disparue sans retour et
de cette Exposition dont aucun de nous trois ne verrait jamais
l’équivalent peut-être, la Nouba tout à coup faisait trêve, et les voix
enfantines et rauques nous hélaient: _Eh! moussu les Parisiens,
payez-vous l’absinthe?_ De notre poste d’observation, les turcos, eux
aussi, nous avaient reconnus.

Non pas individuellement. Bien embarrassés auraient-ils été de mettre un
nom sur nos physionomies, mais, à travers nos vêtements fanés par la
traversée et deux mois de chemins de fer algériens, ils avaient aussitôt
démêlé, avec leur sûr instinct d’êtres à demi-sauvages, des silhouettes
déjà vues; car, aussi eux avaient été à Paris pendant l’Exposition, et
maintenant que, descendus dans leur coin de vallée, nous échangions avec
tous ces moricauds de cordiales poignées de mains, et que, subitement
entourés de paires d’yeux en émail blanc et de faces grimaçantes, nous
serrions sans trop de dégoût, ma foi, ces doigts teints au henné et ces
paumes au derme rude et brun, c’était un flux de questions enfantines et
bizarres se pressant sur toutes les lèvres: «_Connaissions-nous la mère
une telle, de l’avenue de Lamotte-Piquet_, quelque brasserie de filles
sans doute, _le père un tel, de la rue Dupleix_, quelque hôtel meublé à
la nuit, où ces fils d’Allah avaient peut-être initié des Françaises
curieuses aux exigences et aux brutalités du désert. _Et le café de la
rue Saint-Dominique où l’on dansait les jeudis et les dimanches soirs_,
et la caserne de l’avenue de Latour-Maubourg, et la dame si aimable qui
demeurait juste en face, la femme d’un caïd parisien, affirmait l’un
d’entre eux, et pas le plus laid, ma foi!» Ces malheureux avaient
emporté de Paris une singulière impression, uniquement faite de
souvenirs de beuveries et de noces, le Tout-Grenelle de l’ivrognerie et
le Tout-Gros-Caillou de la prostitution.

A vrai dire, nous ne savions que leur répondre et nous nous en tirions
par d’énormes mensonges dont se contentait leur curiosité d’enfants;
d’ailleurs, l’un d’entre eux, nanti par nous d’une pièce de deux francs,
avait été chercher au cabaret le plus proche un litre d’eau et un litre
d’absinthe; il en avait rapporté quelques verres, et toute la Nouba,
maintenant assise autour de nous, dégustait lentement, à tour de rôle,
le poison vert qu’interdit le Koran, mais dont nos soldats leur ont
donné le goût, grâce au mutuel échange de vices, vices français contre
vices indigènes, qui s’est fatalement établi dans notre belle armée
coloniale.

Par acquit de conscience, nous portions aussi notre verre à nos lèvres;
les turcos étendus, accroupis dans les poses familières à leur race,
formaient autour de nous, dans ce coin de ravine ensoleillée et toute
fleurie d’amandiers, un vivant et coloré tableau; nous avions l’air de
trois dompteurs tombés au milieu de jeunes fauves; ils en avaient tous,
pour la plupart, le muffle court, l’œil doucement bestial et les dents
aiguës, presque tous l’attitude féline et le rampement allongé de
sphinx, le ventre contre terre, le menton appuyé entre leurs mains
petites. Un enfant indigène, en loques, apparu brusquement entre les
raquettes d’un figuier de Barbarie, au-dessus du ravin, complétait le
décor un peu théâtral de cette espèce de halte. Appuyé d’une main sur un
long bâton, il nous regardait fièrement du sommet de sa roche, et sa
silhouette fine au milieu de cette végétation épineuse, sur cet azur
lumineux et brûlant, évoquait l’idée de quelque berger nomade, la figure
d’un jeune pasteur biblique, d’un David enfant arrêté là avec son
troupeau au-dessus d’une gorge hantée par des lions.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et j’ai toujours, parmi mes impressions d’Afrique, gardé un souvenir
doucement nostalgique de cette journée passée au milieu de la Nouba.




LES AMANDIERS


            Pendant que de froides haleines
            Glacent votre ciel obscurci,
            Pendant qu’il neige dans vos plaines,
            Sur nos coteaux il neige aussi:

            Il neige au pied de la colline,
            Il neige au détour du sentier,
            Il neige des fleurs d’aubépine,
            Il neige des fleurs d’amandier.

        CH. MARIE-LEFÈVRE.

Les fleurs d’amandier, cette neige de l’Algérie dont les Algériens sont
si fiers, trouent depuis huit jours de leurs floconnements roses le bleu
du ciel et de la mer; et toute cette banlieue d’Alger aux noms
symboliques et doux comme des chansons de printemps: le _Frais-Vallon_,
le _Ruisseau_, la _Kouba_, la _Fontaine bleue_, a l’air maintenant d’un
paysage japonais avec ses replis de terrain, ses horizons de lumière
éclaboussés, à chaque tournant de route, de branches étoilées d’aurore
et de bouquets de givre en fleurs. Une exquise senteur de miel flotte
imperceptible dans l’air, des jonchées de pétales roses traînent au
revers des talus; et partout de grands troncs grisâtres aux branchages
de clartés semblent autant de flambeaux allumés, tordant en plein azur
de gigantesques girandoles flambantes.

Des enfants indigènes déguenillés et souples, l’air de beaux animaux
avec leurs grands yeux noirs, se tiennent attroupés aux portes de la
ville. Ils tiennent entre leurs bras de hautes branches fleuries qu’il
offrent gravement aux promeneurs: les voitures de place, qui rentrent
des environs, en ont leurs capotes remplies, et des têtes d’Anglaises à
casquettes à carreaux et de messieurs à voiles verts émergent
drôlatiquement du fond des victorias dans des enchevêtrements de
ramures, tels des Botticelli de l’agence Cook dans une fresque du
Printemps. Printemps d’Alger ou printemps d’Italie, elles en sont
vraiment le signal et la fête, ces fleurs d’amandiers d’une neige si
tendre, dont toute la province semble depuis huit jours illuminée. Il y
en a partout, dans le bleu du ciel, aux balcons des hôtels, des pensions
de famille, aux terrasses des villas, à l’avant des barquettes du port;
les Espagnols de la place du Gouvernement en mâchonnent une fleur entre
leurs dents, des Maures de la kasbah, drapés de burnous mauves, en ont
des touffes piquées au coin de l’oreille, sous la soie voyante des
turbans; des Anglais de Mustapha en arborent à leur boutonnière, et les
âniers à jambes nues, qui trottent le long des routes, harcèlent d’une
branche d’amandier le défilé de leurs bourricots.

C’est une illumination en plein midi, d’une telle caresse et d’une telle
fraîcheur de nuance et de lumière qu’une inconsciente joie m’en fait
délirer presque; une griserie des yeux, une ivresse de vivre me
possèdent et, oubliant ma haine féroce des Algériens dont l’intolérant
enthousiasme pour leur beau pays ferait prendre l’Algérie en horreur
même à un peintre, (n’entendais-je pas, pas plus tard qu’hier, une dame
d’Alger me soutenir qu’en France les roses n’avaient pas de parfum et
les femmes pas de sexe sans doute...), j’en arrive à m’en aller rôder,
titubant, par les chemins, les yeux éblouis de visions roses, une
chanson aux lèvres comme un ivrogne... vraiment ivre de couleurs et de
soleil.

    Viens, enfant, la terre s’éveille,
    Le soleil rit au gazon vert,
    Le lis au calice entr’ouvert
    Se livre aux baisers de l’abeille.
        Respirons cet air pur,
        Enivrons-nous d’azur!
        Là-bas, sur la colline,
        Vois fleurir l’aubépine.
        La neige des pommiers
        Parfume les sentiers.

C’est une vieille mélodie de Gounod qui m’obsède, paroles de Lamartine,
je crois; j’ai chanté tout haut comme un somnambule et le son de ma voix
vient de m’éveiller brusquement.

    La neige des pommiers
    Parfume les sentiers.

Je répète ces deux derniers vers et je ne puis m’empêcher de sourire,
car moi aussi je vois clair dans mon cœur et comprends enfin le pourquoi
de mon enthousiasme.

Ces amandiers neigeant aux revers des talus, ces branchages se détachant
en clartés roses sur le bleu du ciel et de la mer, mais ce sont les
pommiers de mon enfance, les pommiers des vergers normands et des côtes
de la Manche: ces échappées d’azur à chaque tournant de route sont aussi
bien de la Méditerranée que de l’Océan, l’Océan de lumière et de soie
des belles journées de mai, quand, de Saint-Pol-de-Léon à
Saint-Valery-en-Caux, pommiers, genêts et primerolles sont en fleurs. La
_Fontaine bleue_, le _Frais-Vallon_, le _Ruisseau_, _Birmandres_,
pourquoi pas _Yport_ ou _Vaucotte_. Les falaises de mon pays ont ces
vallonnements et ces replis de terrain; la nostalgie chez moi s’est
traduite aujourd’hui par un accès d’enthousiasme, et c’est une joie
toute normande qui me fait depuis huit jours aimer Alger et sa banlieue,
pareille à des paysages connus et chers.




FATHMA


PRINTEMPS D’ALGER

La floraison des amandiers, leur givre odorant, comme teinté de rose,
s’allumant sur les côteaux de la Bouzareha et de la Maison Carrée, la
dégringolade des rues de la Kasbah, lumineusement blanches, entre un
ciel d’un bleu profond de vitrail, un ciel comme durci de chaleur, et la
mer d’améthyste des printemps de là-bas, la mer de violettes, dont les
poètes d’Alexandrie ont chanté l’invraisemblable aspect, la mer
d’hyacinthe de Leconte de Lisle et de l’anthologie grecque...

Sur les quais en terrasse du boulevard de la République, c’était toute
une gaieté débordante, affairée, les poursuites joueuses des chaouks et
des petits cireurs, les grands yeux d’émail blanc brûlés de convoitise
des spahis graves, les spahis drapés dans leurs longs manteaux rouges,
et les sourires à dents étincelantes des Siciliens de la rue de la
Marine, mâchonnant, en guise de cigarette, une tige de fleur. C’était
aussi le va-et-vient des voitures de place bondées de misses rousses et
roses, la capote encombrée de bottelées d’iris et de glaïeuls, les
hèlements d’un siège à l’autre des cochers maltais, un œillet jaune
piqué derrière l’oreille, et, dans la lumière, la joie et la douceur de
vivre, la foule heureuse et nonchalante installée, ceux-ci à la
devanture des cafés, sous les larges bâches éclaboussées de soleil,
ceux-là, le coude au parapet des quais, et tous s’épanouissant au bon de
l’air, devant la splendeur irisée des monts de Kabylie, cerclant
d’arabesques mauves la rade et son immobilité bleue.

C’est dans ce décor tout de chatoiements et de caresses que m’apparut
Fathma: Fathma, la beauté indigène à le mode, et dont la petite maison
mauresque de la rue de la Révolution s’ouvrait, il y a cinq ans, encore
très accessible aux curiosités des hiverneurs, contre une somme qui
variait de dix à vingt francs. Grâce à Fathma, les touristes des agences
Cook pouvaient pénétrer alors les pseudo-mystères d’un intérieur arabe.
Prévenue par les chasseurs des grands hôtels, Fathma tenait à la
disposition des visiteurs une tasse de kaoua, dont la générosité des
clients pouvait augmenter le prix; un demi-louis était le taux officiel
pour une visite. Fathma vendait aussi des broderies algériennes et des
costumes arabes, des soieries et des velours d’Orient, le tout
naturellement plus cher que dans les magasins d’antiquités de la rue
Bab-Azoun, et, pour cinq à six louis, consentait, disait-on, à retirer
devant le giaour un peu plus que son voile. C’était la femme à la mode
d’Alger, le plat du jour offert à tout voyageur fraîchement débarqué;
elle faisait partie du programme du parfait touriste et figurait sur
certains guides entre une visite aux bains maures et une séance chez les
Espagnoles du quartier de la prostitution; et voilà pourquoi nous
l’avions jusqu’ici dédaignée, cette belle Fathma, étiquetée et classée
au nombre des divertissements officiels de M. Perrichon. Nous demandions
à la fois plus et moins aux repaires d’Alger; voilà près de deux mois
que nous en explorions les fumeries et les bouges, et jusqu’aux posadas
de banlieue, sans nous soucier de l’élégante Fathma et de sa réputation
de beauté; nous ne l’avions même jamais rencontrée.

Et voici qu’elle nous apparaissait par cette limpide et bleue journée de
printemps, singulièrement grande et svelte dans ses larges pantalons
bouffants de soie blanche, et, sous le transparent haïk dont elle
s’enveloppait, gardant une souplesse et une hautaine élégance
jusqu’alors non rencontrées parmi les femmes d’Orient. Délicatement
chaussée d’escarpins noirs, elle marchait devant nous, accompagnée d’une
servante, comme elle hermétiquement enclose dans de bouffantes grègues
et de longs voiles blancs. Le soleil la faisait comme lumineuse,
spectrale et claire sous son amas soyeux d’étoffes, mais ses hanches
n’avaient pas le moindre dandinement, ce dandinement canaille qui
alourdit la marche de ses compatriotes et impose immédiatement à l’idée
les vagues remous de la danse du ventre; mais ce n’était pas non plus le
sautillement d’oiseau de nos frêles Parisiennes. Fathma marchait
lentement, simplement, telle une princesse de conte arabe dans les
allées sablées de poudre d’or de quelque jardin d’émir. C’était la
démarche noble, à talons levés, du fameux vers latin:

    _Patuit incessu dea..._

C’était en face de la mer, sur le boulevard de la République. Fathma
ouvrait la porte du magasin Baralice, et nous pénétrions derrière elle;
la présentation était vite faite, au milieu des photographies d’art et
des bijoux kabyles des vitrines, par Mme Baralice. A l’épithète de
_journaliste_, Fathma avait dressé l’oreille, en femme qui connaît la
valeur d’une réclame. «Toi, depuis deux mois à Alger, zézayait-elle,
d’une voix enfantine et gazouillante, au timbre un peu grave, et toi pas
venu voir moi. Pourquoi?» Elle avait posé familièrement sur mon bras une
main délicieusement fine et blanche, une main européenne
extraordinairement soignée, et dont les ongles, brillantés par les
poudres, luisaient comme du corail. Ses longs yeux noirs, à peine
mouillés de kohl, fixaient et caressaient avec une insistance étrange,
et, sous son dernier voile (car elle avait relevé son haïk), la pureté
de son profil transparaissait comme à travers une brume de soie. C’était
le type arabe dans toute sa beauté, nez droit et fin, lèvres ciselées,
regard enveloppant et fier. «Toi être pas venu, reprenait sa voix
zézayante, toi avoir eu tort. Tous ceux de ton pays viennent me voir;
Sarah Bernhardt est venue; elle m’a donné ses gants comme souvenir.
Coupée, non Coppée, aussi est venu; Loti aussi, et puis d’autres; quand
viens-tu prendre le café chez moi? Je te montrerai les gants de Sarah,
je les ai gardés dans une boîte; tu viendras, n’est-ce pas?» Et, avec
une pudeur singulière dans ce manifeste raccrochage, «madame te donnera
mon adresse». Et, s’étant inclinée devant Mme Baralice, elle ramenait
son haïk soigneusement sur ses joues et quittait le magasin.

                   *       *       *       *       *

Rue de la Révolution, dans le quartier de la Marine, une petite rue
étroite et baignée d’ombre, une rue du vieil Alger de Barberousse et des
pirates; une porte basse en plein cintre comme reculée dans un grand mur
crépi à la chaux, pas de fenêtre apparente: c’est la maison de Fathma.

Nous soulevons le lourd marteau de bronze, et, après cinq bonnes minutes
d’attente, une tête de moricaude apparaît, effarée, à un judas grillé
percé dans la muraille, que nous n’avions pas remarqué, une lucarne
presque au niveau des sculptures du cintre; et une inénarrable
conversation s’engage en nègre sabir: «Mme Fathma ne peut pas recevoir;
elle est dans la peine; son beau-frère, il est mort, et c’est deuil dans
la maison.» Comme nous avons prévenu Fathma de notre visite, nous
insistons, et la négresse, décontenancée, hésite, puis disparaît tout à
coup pour revenir nous patoiser à travers le judas: «Toi donner dix
francs, chacun dix francs.» Nous exhibons un louis; la grosse tête
disparaît encore une fois; puis, nous entendons dégringoler un pas dans
l’escalier, déverrouiller longuement la porte: l’huis s’entrebâille, et
nous pénétrons dans la place.

Il y fait noir comme dans un four; c’est à la lueur d’une chandelle
qu’on nous fait gravir un étroit escalier voûté où nos genoux, à chaque
pas, heurtent la pierre des marches; la négresse, roulée dans des
_foutas_[2] de couleurs voyantes, tourne à chaque degré vers nous le
triple éclair de ses gros yeux et de son large sourire. Cela sent
diantrement le mauvais lieu, mais la pénible impression cesse au
premier.

  [2] _Foutas_, cotonnade bleue à larges raies rouges et jaunes, dont se
    vêtent les négresses d’Alger.

Nous sommes dans la galerie à jour d’un patio mauresque. Une frêle
colonnade de pierre, autrefois peinte et dorée, domine une cour pavée de
faïences arabes, et un grand carré de ciel bleu semble un velum tendu
au-dessus de nos têtes. C’est, avec la lumière enfin retrouvée, le
somnolent et gai décor, moitié de rêve, moitié de réalité, d’un
intérieur de palais de conte. Ce sont les fleurs de cire et le feuillage
lustré de trois grands orangers, la retombée d’écume et de perles
liquides d’un jet d’eau fusant hors d’une vasque, et, dans toute la
demeure, une opiniâtre et douce odeur d’épices et de fleurs. Trois paons
blancs se déploient au soleil, juchés çà et là, et un singe, enchaîné
près du bassin, s’agite et grimace au milieu de dolentes tortues d’eau
qu’il manipule curieusement entre ses menottes. Les pieds nus de la
négresse courent silencieusement sur des nattes, et cet intérieur, avec
ses animaux familiers, ses arbres odorants et son jet d’eau jaseur, nous
fait songer, malgré nous, à quelque illustration de _Salammbô_.

Impression, hélas! trop vite dissipée, car la chambre où nous reçoit la
dame du logis, meublée avec tout le confortable d’une rentière de la rue
Lepic, possède un lit à sommier Tucker, une commode et une armoire à
glace; les tapis sont même de fabrication française, des gros bouquets
de roses en camaïeu sur fond gris, et Fathma a beau nous accueillir,
assise, les jambes croisées à la turque, sur d’authentiques divans
encombrés de coussins; sur son ordre, la négresse a beau nous servir le
_kaoua_ musqué du pays dans des tasses microscopiques; sur un signe
d’elle, enfin, une autre servante a beau jeter sur une espèce de brasero
de cuivre les aromates de la bienvenue; la myrrhe et l’encens, mêlés aux
senteurs des plantes, ont beau tourbillonner en minces filets bleuâtres
hors du brûle-parfums..., le charme est rompu, nous ne sommes plus là.
Cet acajou bourgeois, ces voiles de fauteuils au crochet et cette
moquette vulgaire nous ont transportés dans le salon d’une manucure de
la rue Bréda.

Fathma, en veste de soie blanche brodée d’or fin, des colliers de fleurs
de jasmin autour du cou, expose en vain à nos regards la finesse de ses
chevilles cerclées d’argent et de ses mains chargées de bagues. C’est
d’une oreille distraite que nous l’écoutons nous expliquer sa toilette
négligée à cause de son deuil, de ce beau-frère enterré le matin, et la
splendeur passée de sa famille autrefois riche et puissante, aujourd’hui
ruinée par les juifs; _Ces chiens maudits de youdis_, comme elle
vocifère avec des éclairs dans ses beaux yeux noirs et des mains tout à
coup menaçantes. Nous qui savons, et de source certaine, que la dame a
pour amant de cœur un juif de la rue de la Lyre, qui écoule chez elle
ses vieilles broderies et ses vêtements de femme démodés (car elles ont
une mode aussi, en Alger, les princesses de conte), nous l’écoutons plus
froidement encore nous proposer pour nos amies de France de superbes
costumes de femmes arabes; et nous ne retrouvons un peu de notre rêve
d’Orient qu’en prenant congé de la belle, dans le patio mauresque hanté
par les paons blancs, où Fathma, descendue pour nous faire honneur, nous
fera remarquer qu’elle a maquillé son singe. «Tu vois, j’ai mis du bleu
à son œil et du rouge à _son_ figure pour qu’il soit plus joli.» Ce
petit singe enchaîné qui, pour se distraire, tourmentait le long des
jours deux sommeillantes tortues d’eau, ménagerie bien arabe d’une
captive de harem, d’une odalisque oisive à la cervelle d’enfant.




DIVERTISSEMENTS ARABES


I

A Alger, rue de la Révolution, dans sa petite maison du quartier de la
Marine, Fathma reçoit. Elle a invité ses amies à prendre le kaoua;
depuis le matin, ses deux négresses trottent par les rues en escalier de
la Kasbah, portant le bon message aux Leïlha et aux Nouna des maisons
mauresques; et maintenant, parée comme une châsse, ses fines chevilles
gantées de soie blanche, comme amincie par le ballonnement extravagant
des grègues bouffantes, les tempes et le cou ornés de colliers de
jasmin, Fathma attend, les coudes appuyés aux deux piles de coussins,
les jambes savamment repliées sous elle, les babouches de velours rouge
écrasé de broderies d’argent et de perles à peine retenues d’une
crispation d’orteil.

Ses paupières outrageusement peintes, ses pommettes frottées de rose
donnent à ce joli visage un inquiétant aspect de tête de cire; il n’y a
pas jusqu’à ses dents, petites et courtes, telles des grains de riz,
qui, dans le rouge écrin des lèvres carminées, ne fassent songer au
sourire d’une poupée; et, sous ses soieries vertes et mauves, d’une
nuance de bonbons fondants, et ses bijoux de filigrane, ce n’est plus le
délicieux fantôme d’Orient entrevu dans le clair-obscur des ruelles de
la ville arabe, mais une espèce de jouet fastueux à l’usage d’enfants
trop riches, une idole automate qui siège et parade, immobile, dans
l’atmosphère déjà épaisse de la chambre emplie de brûle-parfums.

Une à une, les invitées arrivent. Elles ont toutes laissé leur haïk et
montrent toutes la même face de poupée effrontément peinte, couleur de
meringue et de praline, sous les bandeaux d’un noir bleu, bouffants hors
d’un foulard rose ou vert. Toutes sont somptueusement parées, et
l’invraisemblable envergure de leur pantalon de soie leur fait presque à
toutes une taille guêpée, mais leur donne en revanche une démarche de
cane. Elles portent d’un même geste une main à l’œil droit et à la
bouche en signe de bienvenue, et, après un gazouillement rauque,
s’accroupissent en cercle sur les nattes. Toutes ont une suivante,
quelques-unes, les plus riches, deux ou trois, qui vont se ranger
silencieusement derrière leurs maîtresses et se tiennent debout contre
la muraille.

Une esclave maugrabine circule entre les femmes et dépose auprès d’elles
de minuscules tasses de café turc. Un orchestre arabe,--une flûte de
roseau, une guzla et une derbouka--installé dans une pièce voisine
entame son charivari déchirant et monotone. Une portière hermétiquement
close dérobe aux musiciens la vue de ces dames, et, aux accents de la
flûte rageuse et de la derbouka qui ronronne, des invitées se lèvent une
à une, lancent leurs babouches loin d’elles, et, talons nus sur les
nattes, piétinent, avancent et reculent sur place, tandis que leur
ventre, tout à coup déplacé, oscille, rentre et se gonfle avec des
remous de bassin de femelle en gésine: les spectatrices, elles, frappent
en cadence la paume de leurs mains avec de rauques appels à la mode
espagnole.

Ce sont là les plaisirs mystérieux de la danse du ventre... Puis Fathma
fait apporter ses coffres. Il en est de bois de cèdre, il y en a en
nacre, en bois de santal et en carton peint, fleuris de roses et
d’œillets de couleurs criardes, d’anciens et de récents, et jusqu’à des
coffrets de verre montés en bronze et capitonnés de soie tendre, venus
du magasin du Louvre. Préalablement ouverts par les mains de Fathma,
coffres et coffrets circulent au milieu de ces dames; ce sont la
garde-robe et l’écrin de la maîtresse du céans. On regarde les bijoux,
on palpe les soies, on admire les étoffes, l’orient des perles et la
monture des bagues, et ce sont des querelles passionnées, des
estimations rageuses, des compliments serviles, et des cris et des
rires... Puis, tout à coup, Fathma se lève.

Tranquillement, elle ôte sa veste, sa veste de velours bossuée de
pierreries; une autre veste apparaît en dessous; elle est de soie orange
soutachée d’argent mat; elle ôte encore cette veste tandis que ses
grègues bouffantes glissent et tombent sur ses talons; sous ses
pantalons, d’autres pantalons apparaissent qui vont disparaître encore.
Fathma se déshabille, les autres dames en font autant, elles sont toutes
debout, et lentement, comme des chrysalides, se dépouillent avec des
gestes las de leurs soieries et de leurs gazes; mais c’est pour
reparaître vêtues d’autres gazes et d’autres soieries, dans de
successives et imprévues transformations. Il y a toujours des vestes
sous les vestes et d’autres pantalons sous les pantalons; c’est comme
une éclosion de fleurs éternellement renaissantes sous un perpétuel
effeuillement de pétales, un vol changeant et diapré de papillons
s’engendrant d’un coup d’ailes en d’autres papillons.

Tout à coup, au milieu de cette lente et toute orientale exhibition, un
temps d’arrêt, un effarement, presque un effroi, un grand silence.
Fathma vient d’ôter sa dernière veste, une petite veste de soie blanche,
et sourit triomphante; Fathma porte un corset, un corset de Paris, un
corset mauve à fleurettes Pompadour, le dernier modèle de la rue de la
Paix, l’article parisien... et Fathma est la seule. Les autres femmes
l’observent en dessous, dépitées, rancunières, et Fathma, impassible,
mais les coins de la bouche retroussés par un divin sourire, jouit
délicieusement de leur envie et de leur stupéfaction.

Maintenant Fathma se rhabille; ses deux négresses lui passent tour à
tour de bouffantes culottes de satin lilas, une chemisette de gaze lamée
d’or et les autres pièces du costume. Les autres femmes en font autant;
leurs suivantes les accommodent de vêtements non encore vus, apportés
par elles, et quand, une fois rhabillées, toutes ont devant elles un tas
chatoyant de soies et de costumes, les belles idoles s’accroupissent de
nouveau au milieu des coussins; et les voisines, les autres dames du
quartier et de la Kasbah, les amies et les connaissances en deuil ou
moins riches sont introduites et défilent avec des gestes avides de
guenuches; elles palpent le grain des étoffes, le relief des broderies,
soupèsent les joyaux, admirent et potinent.


II

Dans l’atelier de Marchellemont, l’éditeur d’art de la rue de la
Mer-Rouge, une étroite pièce oblongue située au premier d’une vieille
maison arabe convertie en imprimerie, un entassement de bibelots et
d’antiquités pittoresques, bizarres, des bijoux kabyles, de belles armes
de fabrication arabe. Aux murs, des panneaux de velours de Scutari d’un
jaune d’or frappé de vert, quelque chose de lumineusement trouble et
doux, comme une vague trempée de soleil; par terre des tapis d’Asie,
d’autres en poils de chameau et, dévalant des divans éreintés et comme
crevés sous le poids des cruches et des bassins de cuivre jetés au
travers, partout, à droite, à gauche, des écroulements soyeux d’étoffes
et de coussins.

Nous sommes bien là une dizaine de Français, réunis au hasard de la
rencontre, dix flâneurs venus par veulerie serrer la main, dire un
bonjour en passant à l’ami Marchelle; les heures se traînent si
voluptueusement vides et douces sous ce beau ciel d’Alger! Ne rien faire
et rêver, se laisser vivre et songer, telle est la devise des hommes
d’Europe attardés sur ces rives de paresse et de langueur.

Il y a un procureur général de la République, un avocat à la Cour
d’appel en vacances, un professeur à l’École de médecine d’Alger, deux
hommes de lettres en mal de _pérégrinations_ exotiques, un banquier de
Constantine, un lieutenant-colonel de spahis, etc., et, tout en fumant
d’excellent tabac turc, friable, soyeux et doré, nous causons--vautrés
au revers des divans--femmes de France, d’Afrique, amour de tous les
pays, de toutes les classes, de tous les climats,--le climat, ce maître
tout-puissant des morales et des prostitutions.

Pour nous distraire, notre hôte, qui songe à tout, a fait monter deux
_Ouled-Naïls_ du quartier de la Marine, deux petites filles du désert,
prostituées et mendiantes, qui, affublées d’oripeaux et scintillantes de
bracelets, rôdent le long des jours autour des cafés du boulevard de la
République, offrant aux consommateurs de lire l’avenir dans leur main
dégantée, leur œil somnolent de fauves au repos brusquement allumé à la
vue d’un louis d’or.

Elles sont là, rentassées dans un angle, appuyées l’une sur l’autre dans
l’attitude de deux bêtes traquées, sournoises et attentives, avec des
yeux inquiets et des petites mains prêtes à griffer.

Des coiffures bizarres, carrées et dorées comme des mitres, s’écrasent
au ras de leurs sourcils; et, avec leurs lourdes tresses de crin
bouffant autour de leur ronde face olivâtre, un pitoyable rideau de
mousseline à fleurs jeté comme un manteau sur leur robe de cotonnade
rouge, elles évoquent assez la vision de deux petites idoles
malfaisantes et stupides.

Elles nous observent de leur côté, immobiles, en silence.

Mais nous les avons assez vues. Marchelle se lève, leur chuchote je ne
sais quel mauvais arabe à l’oreille et les pousse derrière une portière:
elles résistent un peu avec un léger tourdion des hanches, mais il
insiste et elles disparaissent avec lui... La portière se relève, les
deux Ouled reparaissent et notre hôte avec elles.

Les deux petites idoles de terre brune sont nues, absolument nues; elles
n’ont gardé que leurs lourdes coiffures tressées, piquées de longues
aiguilles et de chaînes de métal. Leur peau, que Marchelle nous fait
toucher, est froide et résiste sous le doigt comme du caoutchouc; une
patine étrange lustre les méplats de leurs bras un peu grêles et de
leurs fesses énormes; elles ont la gorge ronde, mais basse, le ventre en
pointe et des cuisses en poire, avalées et renflées à la fois, d’un
dessin ignoble; les reins sont pourtant creusés et d’une jolie chute.
Mais une stupeur nous fige tous: leur corps est glabre et poli partout
comme celui d’une statuette de bronze; aucune des touffeurs chères à
Catulle Mendès ne jaillit et ne ponctue d’un frisson ombré les méplats
et les creux: c’est la terrible _N’en a pas_ du roman de Zola, la
_Grenouille Humaine_ de _la Terre_, et nous avons tous le même effroi
horripilé de cette chair sans poil, odorante et froide; car une chaude
odeur de suint et d’épices, d’aromates et de crasse, s’émane de ces deux
nudités de bête, et c’est bien deux bêtes d’une espèce inconnue,
inquiétante par ses côtés humains et simiesques, que ces deux Ouled
posent indifféremment devant nous.

«Aucun succès, je vois cela, conclut notre hôte en congédiant ses deux
bronzes d’art. Voulez-vous que je fasse monter Kadour?»

Kadour est le petit Arabe vêtu de drap bleu soutaché d’or, qui fait
l’office de chasseur à la porte. Il a la mine éveillée d’un enfant
kabyle, des dents de nacre et des grands yeux riants.

«Kadour! pourquoi?»

Et quand Marchelle, avec une insouciance toute algérienne, nous a mis au
courant des qualités de Kadour: «Mais c’est épouvantable, s’indigne l’un
des assistants, c’est un enfant, il n’a pas onze ans!»--«Bah! En
Algérie, il y en a qui commencent encore plus tôt.» Alors, l’un de nous:
«Mais vous n’avez pas de honte! il doit atrocement souffrir, cet
enfant!» Et sur un geste vaguement négatif de Marchelle: «On voit bien
que vous n’y avez pas passé», interrompt tout à coup le
lieutenant-colonel de spahis, qui regrette aussitôt sa réflexion
imprudente.

On n’en dit pas plus long ce jour-là.




BANLIEUES D’ALGER


MUSTAPHA SUPÉRIEUR

            Devant nous, la ville hors la brume émerge
            Et s’éploie en dômes d’or
            Et se dresse
            En minarets de feu
            Ou tombe, de terrasse en terrasse,
            Vers la mer--blanche ville en sa grâce--
            Et, derrière nous, l’éveil mystérieux de l’ombre.

        VIELÉ-GRIFFIN.

Cette prose nostalgique et cadencée, évoquant la descente en
amphithéâtre de je ne sais quelle blanche ville de songe vers le bleu de
la mer, c’est la description même d’Alger, Alger prise en écharpe et vue
de côté des hauteurs verdoyantes de Mustapha supérieur, Alger que les
métaphores arabes ont comparée dans sa nonchalante attitude à une
Mauresque couchée, dont la tête s’appuierait à la Bouzaréha, tandis que
les pieds nus baigneraient dans la mer.

Au-dessus de la poussière incessamment remuée des rues Michelet et du
plateau Saulière par les tramways du Ruisseau et de l’Agha, c’est ainsi
qu’elle apparaît, cette Alger déjà lointaine et mensongère, d’autant
plus blanche qu’elle est ensoleillée, d’autant plus attirante derrière
sa ceinture de bois d’eucalyptus, qu’on ne sent plus à ces distances les
écœurantes odeurs de détritus de sa Kasbah.

Oh! le service de la voirie des rues montantes et tortueuses de la ville
arabe, ses ânes chargés de couffins débordant d’ordures, les tas de
choux pourris, d’oranges avariées et de loques sans nom de ses impasses,
et l’horrible impression du pied glissant dans je ne sais quoi de
remuant et de mou par le clair-obscur de certaines de ses voûtes!

Et les émanations du marché de la place de Chartres, et les relents de
friteria et de cuisine maltaise des arcades de la Marine! Comme on est
loin de tout cela au milieu des orangers et des pêchers en fleurs de ces
belles villas de Mustapha, Mustapha tout en profonds jardins aux
pelouses peignées, aux massifs d’arbres rares éclaboussés de floraisons
éclatantes, Mustapha pareil, avec sa suite d’hôtels princiers, de
family-houses et son bois de Boulogne, à quelque Passy-Neuilly d’Alger,
dont le château de Madrid serait l’hôtel Kirsch ou le Continental.

Hôtels de luxe à cinquante francs par jour pour Anglais spleenitiques et
fils de maradjah cosmopolites et littéraires; villas mauresques avec
patios de marbre, étuves et mosaïques hispano-arabes, à vingt mille
francs la saison pour grandes dames juives en mal de troisième lune de
miel, après veuvages tragiques ou divorces légendaires; anciennes
maisons arabes tendues d’andrinople et de nattes et lambrissées de
pitchpin, à l’usage de décavés du boulevard et de demi-mondaines
assagies, venus guérir au soleil d’Afrique des suites d’éther et de
morphine compliquées de culottes au club; maisons françaises à six
étages avec téléphone, ascenseur et tout ce qui s’ensuit; demi-pensions
de familles pour jeunes misses délicates, que le climat d’Alger achèvera
sûrement; demi-cités d’ateliers pour musiciens névrosés et peintres
amoureux de la lumière, que l’Algérie guérira et reverra désormais
chaque hiver: tel est Mustapha supérieur avec ses larges avenues
ombragées et montantes, bordées de terrasses enguirlandées de glycine et
de lierre, empourprées de bougainvillias fin janvier, éclaboussées
d’iris et de glaïeuls en mars, embellies de fleurs en toutes saisons. La
résidence d’été du gouverneur y profile ses moucharabiehs et ses deux
corps de bâtiment presque au-dessus du Bardo d’Alger, cette merveille
dont l’architecture résume à la fois tout le Maroc et tout l’Orient.

Un temple protestant s’y trouve naturellement, et c’est, par l’adorable
chemin des Aqueducs, cette avenue des Acacias de la ville des Deys, un
perpétuel va-et-vient de cavaliers et d’amazones, amazones aux cheveux
jaunes et à la gorge plate, cavaliers en tenue de tennis, pantalons de
flanelle et souliers de cuir fauve, qui font de ce joli coin et malgré
le ciel bleu et les belles fleurs d’Afrique un sot et prétentieux
faubourg Londonnien.

Les _good morning_ et les _Ah! beautiful indeed_ y gargouillent de
l’aube au crépuscule

    Entre d’effroyables mâchoires à quarante-deux dents.

les mélodies de Tosti y font rage, les pieds plats y font prime, les
_five o’clock tea_, et les _nine o’clock tea_ et les _twelve o’clock
tea_ y emplissent les journées; les épiceries, les pharmacies et les
crèmeries, toutes les boutiques y sont anglaises, les domestiques de
Genève, et les hôtels tenus par des Allemands.

_Oh! my dear soul, Maud and Liliane are here certainly._

Oh! ma chère âme, Maud et Liliane sont ici sûrement.


LE RUISSEAU

_Le Ruisseau_, ainsi nommé parce qu’il n’y en a pas. Un petit village
espagnol au bord d’une route poussiéreuse, une unique rue bâtie de
maisons basses recouvertes en tuiles roses, des hangars de poteries qui
sèchent là au soleil dans les perpétuels courants d’air de la
Méditerranée toute proche, une odeur d’ail et d’anisette mêlée à
d’entêtants parfums de lauriers-roses; des thyrses criblés de fleurs et
l’azur profond de la mer d’Afrique barrant à l’horizon les cent mètres
de plaine qui servent d’emplacement au village: voilà le Ruisseau.

De hideux tramways de la place Bresson y soulèvent toutes les
demi-heures une âcre et tourbillonnante poussière; des diligences
bondées d’Arabes, de colons crasseux et de zouaves permissionnaires y
relaient à toute heure; au seuil des _aguardientes_, de grands gars au
teint olivâtre se tiennent le long des jours accotés, les reins sanglés
de ceintures flambantes, déhanchés et souples avec, rabattu sur leurs
yeux noirs, l’immense chapeau gris des _nervi_ de Marseille.

Espagnols de Carthagène ou d’Alicante, que la misère et la paresse ont
chassés de leur pays, ils ont fondé là, à un kilomètre d’Alger, à vingt
portées de fusil à peine de la merveilleuse allée de bambous et du
rond-point de ficus du Jardin d’Essai, une colonie à l’étrange aspect de
bourg de Sierra et de banlieue parisienne.

Il y a du Point-du-Jour et des berges de la Seine dans cet amas de
bicoques poussées au bord de la mer bleue, sur cette route aussi
passagère que peut l’être à Paris l’avenue de Versailles; et cette écume
de la population, longs gaillards aux gestes indolents d’hommes trop
beaux pour rien faire, filles à la voix rauque, l’accroche-cœur en
virgule sur la blancheur des tempes, la taille entortillée de châles de
couleurs voyantes, rappellent, à travers d’indéniables différences de
races et de climats, la clientèle des bateaux-mouches des beaux lundis
d’Auteuil; mais, si le voisinage de l’Agha et de ses casernes (l’Agha,
ce quartier de l’École militaire d’Alger) a mis dans tous les alentours
comme un parfum de basse prostitution, relents du Gros-Caillou ou de la
plaine de Grenelle, les grands flandrins à faces de bandit ont des
navajas passées dans leur ceinture, des lueurs d’acier dans leurs yeux
morts, et les filles à la démarche éreintée de roulures ont parfois un
rouge œillet piqué et combien fièrement dans leurs cheveux pommadés et
noirs.

De jolis airs de guitares y fredonnent le soir dans l’ambre lumineux et
la chaude torpeur des crépuscules de mars; le Tango y piétine aux sons
des castagnettes avec des cris aigus et des _olle_ rageurs, l’atmosphère
y sent le rut et le carnage.

Cette chanson du Ruisseau, qu’un professeur d’Alger m’a bien voulu
traduire:

        Là-bas, près du Ruisseau,
        Y a des belles filles,
    Mercède, Carmencite, Pépite et Thérézon.

        Là-bas, près du Ruisseau,
        Jotas et séguédilles
    Font au bruit des guitares et zitte et zette et zon.

        Là-bas, près du Ruisseau,
        Y a des belles filles,
    J’y vais me promener, chantant une chanson.

        Là-bas, près du Ruisseau,
        Je rencontre Inésille.
    Je lui cueille un œillet et lui dis: «Prends mon nom!»

        Elle alors, ajustant
        Ma fleur dans sa mantille:
    «Ton nom! hé, pour quoi faire? n’as-tu pas des doublons?

        «Là-bas, près du Ruisseau,
        «Faut pas craindre les filles.
    «Allons, grand innocent, suis-moi dans le vallon!

        «Là-bas, près du Ruisseau,
        «Faut pas suivre les filles.
    «Des couteaux catalans luisent dans les buissons.»

        Et, de mon gilet neuf
        Tirant de l’argent qui brille:
    «Conduis-moi dans ta chambre et là je t’aimerai.

        «C’est parler en garçon,»
        Proclame alors la fille,
    «Viens donc, j’ai l’cœur chaud et te le prouverai.»

C’est sur les lèvres inconscientes d’un garçonnet de dix ans que je l’ai
surprise un dimanche, à la tombée de la nuit, pendant que des filles
engoncées de lainages roses et jaunes riaient bruyamment avec des
chasseurs d’Afrique devant la porte d’une auberge; leurs amants en
sombreros les surveillaient de loin, la cigarette aux dents; et le
chanteur, lui, petit potier en herbe, rangeait sous un hangar jarres et
gargoulettes.


NOTRE-DAME D’AFRIQUE

Au Sud-Ouest d’Alger, du côté opposé à Mustapha-Supérieur, après les
rues Bab-el-Oued et du quartier de la Marine toutes grouillantes d’une
équivoque population d’Espagnols et de Maltais, la route bordée de
figuiers de Barbarie monte par la Carrière, et, laissant au-dessous
d’elle les ruelles malpropres de Saint-Eugène, serpente et monte encore,
quelque temps encaissée entre un double rang de petites villas.

Villas bon marché étranglées dans des petits jardinets plantés de
mimosas, de palmiers et de rosiers, d’un aspect minable et poussiéreux
malgré le luxe d’une végétation folle, c’est le quartier des petites
rentes et des petites bourses d’Alger, le bain de mer du faubourg où le
Français, trop gêné pour émigrer en France les trois mois d’été ou
s’installer du moins dans les fraîcheurs ombreuses de Mustapha, vient se
réfugier à cinq cents mètres de la ville ensoleillée, sous les coups
d’éventail de la Méditerranée; la Méditerranée qui baigne ici
d’innombrables estacades de restaurants casse-croûte, «_coquillages et
poissons frais pêchés à toute heure_», les fritures et matelotes à
tonnelles défeuillées des vilaines berges de la Seine.

Mais, à mesure que nous montons, les toits de Saint-Eugène s’abaissent,
les casernes s’aplatissent, et entre les villas plus rares une immense
étendue d’azur presque violet, un pavage étincelant et dur de lapis et
d’émail emplit tout l’horizon. Du cap Matifou entrevu, d’une
transparence infinie sous le ciel, comme vaporisé de chaleur, jusqu’aux
premières roches luisantes et brunes de la Pointe Pescade, c’est la mer
de violettes des poèmes antiques, les vagues d’hyacinthe que Leconte de
Lisle évoque dans tous ses vers, mais que seul Jean Moréas a bien
chantées avec la conviction persuasive d’une enfance passée à les
entendre et à les regarder rire et pleurer sur des rivages illustres.

Et tel est l’enchantement de cette mer immobile dressée sur l’infini
comme un mur d’améthystes, telle est l’imposante grandeur de cet horizon
d’eau, dont tout détail pittoresque a même disparu (on ne voit même plus
Alger et sa rade bordée de chimériques montagnes; tout s’est effacé dans
un lumineux brouillard de chaleur), telle est enfin l’irradiation de cet
unique et splendide décor, qu’on en oublie l’ignoble et laide foule de
pèlerins endimanchés cheminant avec vous au flanc de la montagne.
Trôlées d’Espagnols en bordée, venus là comme à la foire de Séville,
avec des bouquets de fleurs fanées piquées sous les chapeaux; Maltais
fanatiques en casquettes de fourrures, des cache-nez quadrillés sur leur
veste de matelot; Italiens bronzés, les pieds nus dans des espadrilles;
affreux marmots mal mouchés pendus aux jupes de femmes à châles, les
enfants à sucres d’orge et à trompette de cuivre de nos fêtes de
banlieue; Arabes déguenillés marmonnant là je ne sais quelle prière,
accroupis au tournant de la route; Algériennes en robe de soie à lourdes
tournures de Marseillaises, vieilles dames à chapelet égarées, Dieu sait
comment, dans cette montée à la courtille, et sur leurs pas les
inévitables séminaristes à tête glabre, retroussant comiquement des
soutanes râpées sur les maigres tibias des virginités rancies; toute
l’horreur enfin des foules en mal de dévotions ou de fêtes avec,
échelonnées le long du chemin, les buvettes, les guinguettes, les
boutiques de vendeurs de médailles, de bondieuseries et de chapelets, de
marchands de saucissons en plein vent, et les débitants ambulants de
sirops et de limonades des retours de Saint-Cloud.

Et les cris dans tous les idiomes de la Méditerranée, les
interpellations rauques, les jurons des cochers se dépassant,
s’accrochant et fouaillant leurs rosses! les odeurs _sui generis_ de
cette humanité en marche, haletante au soleil et malpropre, et l’infamie
des mendiants à béquille ou à moignons, avec sur l’œil un bandeau de
linge sanglant.

Mais des psaumes s’élèvent sous le ciel torride avec des bouffées
d’encens, des orgues chantent: les élèves des Pères blancs défilent
escortés des longues robes de leurs professeurs, et la foule s’engouffre
dans les trois porches de l’église. La nef est bondée, on s’empile sur
les degrés extérieurs du portail, des Maltaises enveloppées de capes
noires psalmodient à genoux autour d’un petit calvaire, et, dans le
clair-obscur de la chapelle illuminée de cierges aux écœurantes fadeurs,
d’équivoques ex-votos sont pendus aux murs qui étonnent et terrifient;
ce sont des bras, des pieds, des mains, tous les membres humains exposés
là en cire et témoignant d’un vœu et d’une guérison.

Suprême épouvantail enfin, au-dessus de tous ces simulacres de la
maladie et de la souffrance, au milieu de toutes ces lueurs et de ces
chaudes odeurs qui font défaillir, une vierge énorme, une statue géante
et négresse s’érige au fond du chœur, au-dessus de l’autel, constellée
de joyaux et drapée de soieries comme une madone espagnole.

Toute noire au milieu du flamboiement des cierges, elle évoque sous cet
accablant soleil d’Algérie l’idée de je ne sais quelle effroyable idole,
et cependant tout le christianisme est en elle, tout l’amour et toute la
pitié pardonnante d’une religion de tendresse, car sur l’arceau même de
la voûte, qui se courbe au-dessus de sa tiare, étincelle en exergue
cette invocation sublime:

«Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les Musulmans.»


LES TOURNANTS ROVIGO

Un peu au-dessous de la caserne d’Orléans, dominant de ses murailles et
de ses bastions mauresques toute la ville d’Alger et le port et la rade
et jusqu’aux lointaines montagnes détachées en fines découpures mauves
sur le bleu de la mer.

A gauche, ce sont les dernières maisons de la Kasbah, tassées en ruelles
et en impasses autour de cette place du Rempart-Médéhe, dont j’aimais
tant l’élégant café maure, un café bien plus turc qu’arabe avec sa
treille enguirlandée de vignes vierges, ses bancs installés dehors et
son public d’indigènes attirés là par les bourdonnantes musiques de
l’intérieur; puis, c’est l’espèce de ravin où montent, en se suivant
entre deux rangées de hautes maisons modernes, les trois cents et
quelques degrés de l’escalier Rovigo: l’escalier Rovigo, cette large et
belle trouée ouverte sur la mer et la ville française, avec son avenue
de caroubiers, où tout un peuple de moineaux querelleurs met, soir et
matin, un pépiement grésillant de friture. A droite, enfin, c’était
l’_aguardiente_ espagnole où j’avais pris l’habitude de monter
quotidiennement, à la chute du jour, pour m’asseoir là, sous la
tonnelle, au bord même de la route toute sonnaillante de bruits de
charrois et de troupeaux de bourricots, regagnant El-Biar ou descendant
à la ville.

J’avais fini par l’aimer, ce coin de route suburbaine, et pour ses
larges échappées sur Alger et pour son paysage à la fois militaire et
arabe, indigène et français, par l’opposition de la Kasbah si proche,
dominée par le quartier des zouaves, cet ancien palais du dey
aujourd’hui la caserne de deux régiments.

Puis, à la porte même de mon _aguardiente_, un grand atelier de
menuiserie mettait une âpre et persistante odeur de sapin neuf, d’autant
plus réconfortante à respirer dans le voisinage de la ville arabe. A
cent mètres de là enfin commençait cette belle promenade des Eucalyptus
qui fait aux remparts d’Alger une ceinture de feuillage odorant et sain;
et, à cette heure crépusculaire, dans l’ombre demeurée lumineuse et
comme dorée par la poussière du chemin, cela m’était une douceur infinie
que d’entendre la brise plus fraîche s’élever avec un imperceptible
bruit d’eau dans les feuilles, la Kasbah s’emplir de rumeurs et de pas
sous la montée de sa population rentrant du travail, tandis qu’au loin,
du côté du Sahel, des sonnailles de chariot s’éteignaient lentement.

Au-dessus des eucalyptus, aux pieds desquels j’avais rôdé toute la
matinée, grisé d’ombre ensoleillée et d’air pur, comme de l’ouate rose
s’effilochait dans un ciel vert pâle; et c’était au-dessus des arbres
devenus noirs un envolement de flocons de pourpre, comme une pluie de
cendre incandescente en train d’engloutir, là-bas, au delà des coteaux,
quelque ville maudite. Sur la route l’ombre était étrange, de
silencieuses silhouettes y passaient que je ne reconnaissais pas:
zouaves de la caserne voisine se hâtant vers Alger, Arabes enlinceulés
dans leurs burnous, ouvriers espagnols à larges sombreros qu’éclairait
brusquement le passage d’un tramway, puis tout retombait dans la nuit,
une nuit chaude, alourdie d’odeurs suaves et composites, et, devant ce
peuple de fantômes coulant à pas de velours sur cette route déserte vers
Alger s’allumant et bourdonnant plus bas, une délicieuse angoisse
m’étreignait au cœur en même temps qu’un vrai chagrin d’enfant, à la
pensée qu’il m’allait falloir quitter ce pays!

Ce pays d’engourdissement et de demi-sommeil, où depuis trois mois je
m’éternisais, toute énergie absente, tout souvenir éteint, sans un
regret pour les affections laissées en France, sans un désir de
retrouver Paris.

Adorable et dangereux climat que celui qui peut ainsi supprimer le
système nerveux d’un être! Dans cette perpétuelle caresse de l’épiderme
et des yeux, l’atroce clameur des sens s’était même enfin tue, la
mémoire endormie, et avec elle le culte des anciens maux subis, et
j’avais oublié, oublié.

Cette pitié de l’heure, comme l’a appelée un poète, je l’avais éprouvée
et connue, j’avais su enfin ce que c’était que l’oubli.

Ici l’on oubliait! et une opprimante terreur me prenait à la pensée que
j’allais réintégrer cet effrayant Paris, Paris, la ville où l’on
n’oublie pas, car la vie factice et surchauffée y crispe trop les nerfs,
y secoue trop les cerveaux et, si l’on y stupéfie parfois la mémoire et
le regret par les anesthésiants, la morphine, l’éther, etc., personne
n’y peut oublier et n’y oublie vraiment... l’existence y est trop
ardente pour cela.

Et ce pays qui m’avait guéri, il m’allait falloir le quitter, et pour
n’y jamais revenir peut-être et je me levais brusquement de ma table
avec sous les paupières une ridicule montée de larmes. Du côté d’Alger,
la lune subitement élargie au-dessus de l’Amirauté, baignait et la route
et le port comme d’un immense filet aux lumineuses mailles; et c’était,
dans toute la largeur de l’horizon, l’étincelant clapotis de petites
vagues de nacre.




UN AN APRÈS




D’ALGER A CONSTANTINE


NOTES DE VOYAGE

Nous avons laissé Alger baignant dans la douceur infinie du petit jour
qui fait les matins de là-bas inoubliables, un Alger gris perle,
lumineux et enveloppé comme de gazes de vieil argent, tandis que, sur la
rade moirée par places de glacis d’or, l’aurore s’annonce par un immense
feu de bengale violaçant tout l’horizon et allumant, comme dans une
féerie, les neiges du Djurjura.

Ah! les aurores d’Alger, comme elles m’apparaissent déjà lointaines,
reculées dans l’irréparable et le jamais plus, ces heures passées sur le
balcon de l’hôtel dans la fraîcheur matinale, frileusement enveloppé de
couvertures, à peine vêtu dessous, sorti en hâte du lit pour assister à
l’embrasement, à la féerie de lumière et de couleur des montagnes de la
Kabylie!

Le charme de rêve et le bien-être tout animal de ces _quatre à cinq_
quotidiens dans l’atmosphère de perle de cette ville d’hiver à la fois
douce et gaie comme un matin d’avril, les retrouverai-je jamais?

Les clairons s’éveillaient dans les casernes; c’était partout, des
hauteurs de la Kasbah aux quartiers de cavalerie de Mustapha inférieur,
une jeune envolée de fanfares; des cris de portefaix montaient de la
Marine dans de sourdes rumeurs, et tout cela se fondait, sonorités et
couleurs, dans une atmosphère ensoleillée et chantante, où le lilas du
ciel, se colorant de rose, devenait, par je ne sais quel mirage,
l’immédiate correspondance d’un galop de spahis au tournant de cette
rue, d’un parfum musqué d’œillets et de narcisses subtilement épars en
l’air.

Et la silhouette, comme éternelle, des six Arabes immobiles, déguenillés
et fatidiques, retrouvés, tous les matins, accoudés au parapet du quai,
en contemplation devant la mer?

A la station de la Maison-Carrée, Courtellemont, l’éditeur d’art et
l’artiste d’Alger, a voulu venir nous redire adieu. Il s’est levé pour
cela à quatre heures, et, sanglé dans le perpétuel dolman noir qui le
fait ressembler à un dompteur, il est là, botté, la cravache à la main
(car il est venu à cheval), qui nous sourit de son bon sourire, la main
à la portière. Il a apporté un gros bouquet de violettes qui ne nous
quittera plus durant le voyage, et l’air de santé, la force heureuse de
ce petit homme trapu, ses bons yeux de malice attendris aggravent encore
l’espèce de malaise inhérent à tout départ.

«Vous m’écrirez de Constantine; non, plutôt de Biskra. Je tiens à votre
impression sur le désert; mais ce que vous allez être heureux à Tunis!
N’oubliez pas le souk aux étoffes.» Et le train s’ébranle, et nous voilà
partis.

Constantine, c’est le froid, c’est le brouillard, cinq ou six degrés
au-dessous de zéro comme en France. Ici, c’est la tiédeur embaumée et la
brise alizée d’un matin de mai d’Antibes.

Nous venons de passer deux mois dans l’exquise et somnolente douceur de
vivre de ce climat enveloppant et nous partons... parce que d’autres
pays à voir, je ne sais quelle stupide concession au snobisme et à la
curiosité...

    Sire, vous êtes roi, vous m’aimez et je pars...

A l’horizon, la Kasbah déjà lointaine, toute blanche, échelonnée dans le
bleu de la baie, m’apparaît comme une autre Bérénice.

Des horizons de montagnes se succèdent sans trêve, des gorges et puis
des gorges, des couloirs comme taillés à même dans des blocs de granit,
pas un arbre; çà et là quelques brins d’herbe, romarins rabougris, tiges
blêmes d’alfas... C’est dans ce chaos que la voie du chemin de fer
serpente et se traîne depuis des heures; des _oueds_ (petits ruisseaux)
filtrent une eau jaune et rare dans des lits de fleuves poussiéreux et
profonds; des cimes d’un noir bleu, comme plaquées de neige, surplombent
des premiers plans de roches d’un terne gris rosâtre; çà et là surgit un
maigre lentisque: vrai pays de désolation.

Au loin, de vagues silhouettes de bergers nomades, gardant au flanc
d’une montagne en pierraille la lèpre mouvante d’un troupeau. Drapés
dans des loques grisâtres, les mains et le visage de la couleur des
pierres, ils ont l’air sculptés à même les roches du paysage,
immobilisés là par je ne sais quel enchantement. Etres figés, ramenés au
règne minéral, ils inquiètent par leur attitude à la fois songeuse et
hautaine; leurs grands yeux noirs seuls donnent une impression de vie
dans ces faces couleur de sable et de tan. Ils contemplent
dédaigneusement les trains qui passent et semblent éterniser, en dehors
du temps et de l’espace, l’immuable des civilisations disparues devant
nos modernes sociétés qui passeront; puis ce sont, entrevus dans
l’échappée lumineuse de tunnels successifs, des gorges et des ravins,
puis des ravins encore, qui se creusent et qui fuient au pied des hautes
murailles de roches vitrifiées: les gorges de Palestro, les
Portes-de-Fer.

Dans les wagons de premières, littéralement bondés, l’atmosphère est
rare, les filets ploient sous le poids des colis. Les genoux encastrés
les uns dans les autres, les membres moulus, brisés, et l’estomac en
accordéon, les voyageurs, faces tirées et grises, boivent de l’eau de
Saint-Galmier en chipotant des mandarines. Dans les troisièmes, à côté
d’Arabes pouilleux, c’est un convoi de prisonniers.

Faces effarées de bétail qu’on mène à l’abattoir, ils sont là une
dizaine, militaires nationaux ou indigènes, qui voyagent sous la garde
de sphahis et de gendarmes. Aux stations, on fait descendre toute cette
humanité misérable et malpropre et on la mène en troupe faire _coricolo_
(_sic_). C’est assez dire qu’il est impossible de _coricoler_ soi-même
après le passage de cette tourbe.

Ah! ces dix-huit heures de chemin de fer entre Alger et Constantine, ce
wagon de première transformé en voiture de restaurant, ces relents de
charcuteries, de gelées de viande et d’écorces de mandarines mêlés au
poivre violent des fourrures des femmes et aux odeurs de cuir des
valises, et ce ménage de photographes amateurs en ébullition à chaque
nouveau point de vue, toujours sursautant, tressautant sur sa banquette
et, sous prétexte d’instantanés, vous piétinant tyranniquement les
orteils, et, plus désastreux encore que ce couple, le monsieur qui fait
son sixième voyage d’Algérie, l’inévitable monsieur de tous les
paquebots et de tous les compartiments, qui fort de son expérience, veut
vous imposer ses itinéraires et ses hôtels! De trois à six,
l’horripilation devient telle qu’on en arrive à des souhaits coupables,
à d’homicides désirs de déraillement.

Mais l’air fraîchit. Nous courons maintenant sur les hauts plateaux.
Nous courons... c’est une façon de dire, car rien ne peut donner une
idée en France de la lenteur des chemins de fer algériens. Chaque
voyageur de coin a relevé son vasistas et, enfoui sous ses couvertures,
regarde s’allumer à l’horizon la féerie, la féerie du crépuscule, car le
soir descend, et avec lui s’allument les mirages et les indescriptibles
ciels de là-bas.

Des montagnes apparaissent, d’un gris bleu de pétales d’iris et d’ailes
de papillons; c’est à la fois de la moire et de la nacre, et cela sur
des ciels d’or malade, de cuivre rouge et de turquoise verte, où neigent
tour à tour des braises incandescentes, des flocons d’ouate rose et de
lentes fleurs de pêchers: les nuances les plus invraisemblablement
douces, les couleurs les plus ardentes se fondent d’un horizon à l’autre
au-dessus des roches devenues d’une transparence d’opale; les premiers
plans apparaissent de cendre; les derniers semblent fleuris de
chimériques bruyères, tout roses dans la flamme du couchant; et ces
paysages de désolation et de misère rutilent d’une inconnue splendeur de
rêve dans l’ombre violacée du soir.

Mais le froid augmente, on apporte les bouillottes, un va-et-vient
d’employés indigènes s’agite confusément dans la gare obscure. C’est la
nuit; dans six autres heures, nous serons à Constantine, et nous avons
quitté Alger à cinq heures du matin.

Nous nous accotons pour essayer de dormir: sur la trame noire des
ténèbres, la silhouette épique d’un laboureur kabyle, apparu il y a deux
heures, un peu avant Sétif, se dresse despotique et, malgré moi,
m’obsède et me poursuit. Avec sa charrue primitive, demeurée celle du
temps de Cincinnatus, profilait-il assez fièrement sa courte face de
bandit sur la rougeur dévastatrice du ciel! C’était une vision d’il y a
trois mille ans; et, tout entier à la mélancolie du passé, tout au
charme triste de cette race aux attitudes bibliques et conservée si pure
malgré notre civilisation moderne, je me remémore des scènes de l’Ancien
Testament et ne regrette, ni Paris, ni le boulevard.




CONSTANTINE


C’est le réveil dans le froid et le brouillard; les fenêtres de ma
chambre, étamées par le gel, donnent sur une grande place, déjà toute
boueuse sous le piétinement de la foule. Une tourbe déguenillée d’Arabes
en burnous y grouille presque fantômale dans un halo de vapeur et de
rêve; de la brume s’effiloche autour de leurs chéchias enturbannées de
linge, et des nuées blanchâtres barrent à mi-hauteur les maisons de la
ville, dérobant aux yeux l’horizon qu’on affirme splendide. Une humidité
glaciale pénètre et vous fige les moelles, une odeur fétide d’Arabes et
de haillons vous saisit à la gorge; c’est la corruption des oripeaux de
l’Orient dans le _fog_ et le spleen d’un de nos mornes matins d’hiver.

Une vague musique militaire arrive comme par bouffées jusqu’aux fenêtres
de l’hôtel, la musique du 3e zouaves jouant sur la place de la Division
de huit à neuf, avant la messe: c’est dimanche.

Un groupe de turcos, la seule tache gaie dans cette foule minable,
stationne au coin de la place: indigènes et tirailleurs se bousculent
avec des rires simiesques autour des petits verres d’alcool d’une
misérable buvette; des robes de soie et des fourrures, des femmes de
fonctionnaires et d’officiers se hâtent avec des mines composées vers la
proche église: toilettes en retard d’un an, manchons poilus et boas
érupés de dames de paroisse, des familles entières défilent, des livres
de messe sous le bras: c’est dimanche.

Grelottant et l’estomac crispé, courbaturé par les dix-huit heures de
wagon de la veille, je cours au plus prochain bain maure m’étendre sur
la pierre chaude pour m’y faire savonner, masser et, une fois la
réaction faite, y faire la sieste, si possible, y réparer cette
éreintante nuit passée à boire du thé et de l’éther.

Le chasseur de l’hôtel veut bien m’indiquer dans une ruelle voisine le
hammam adopté par les officiers de la garnison; je le reconnaîtrai à son
porche de faïence émaillée et à ses colonnettes de ciment.

Si je pouvais y dormir!

Ces masseurs indigènes sont étonnants. Je suis entré au bain à neuf
heures, il est dix heures et demie, et c’est rajeuni de dix ans que je
retraverse le porche émaillé du hammam, où j’ai laissé, comme un fardeau
trop lourd, ma fatigue et ma courbature.

La première chose que j’ai faite en quittant le bain, ç’a été de tourner
à droite au lieu d’à gauche et de m’égarer. J’erre maintenant par des
rues obscures et puantes, des rues voûtées aboutissant à chaque pas à
d’équivoques impasses, à de sordides culs-de-sac, dont l’horreur m’avait
été jusqu’ici épargnée. Les plus ignobles ruelles de la Kasbah d’Alger
ne sont rien auprès de ce vieux Constantine. Et de quels détritus peut
bien être faite la boue grasse, où mon pied enfonce et glisse? Et la
hideur des étalages, donc!

Des quartiers de viande noire sèchent pendus à des croix de fer à côté
d’échopes bondées d’étoffes et de soieries éclatantes; des boutiques de
beignets et d’horribles gâteaux arabes, des espèces d’échaudés informes
et mollasses saupoudrés de cannelle, mêlent d’écœurantes fadeurs de
friture aux senteurs de poivre et de muscade de gros marchands
mozabites; car ils sont là comme partout, installés dans les plus
confortables échopes, les instinctifs commerçants de cette race, les
gras Mozabites au nez court, à la large face épanouie. Ils sont là
campés sur leurs gros mollets velus, et d’une voix gazouillante et
câline débitent aux clients leurs épices entre un ciseleur de cuivre et
un brodeur de maroquin assis, les jambes croisées, presque sous l’auvent
de leur étal. Dans des tanières, qui sont des cafés maures, des tas de
guenilles, d’où émergent des profils de jeunes boucs et de vieux
dromadaires; autant de consommateurs indigènes accroupis. Cela sent la
vermine et la misère, et sur toutes ces formes haillonneuses un
clair-obscur, digne de Rembrandt, verse à la fois les ombres et les
lueurs d’une scène de sorcellerie; puis tout à coup le pavé cesse, on
baigne jusqu’aux chevilles dans des flaques de boue; les rues ont fait
place à des porches de prisons, à de longs couloirs en voûtes, et,
tapis, embusqués dans les recoins les plus sombres, de louches
mendiants, qui sont des marchands de choses sans nom, vous hèlent, vous
harcèlent et vous happent au passage avec leurs maigres bras nus. Dans
la rue, une foule repoussante et bigarrée de _muchachos_, de nègres et
de juives énormes coiffées de foulards de nuances éclatantes!

Oh! ces juives de Constantine avec leurs yeux chassieux, leurs faces de
graisse blafarde sous le serre-tête noir, le serre-tête apparu, comme
une tare, sous le chatoiement des soies changeantes, et la hideur des
seins flasques et tombants sur le ballonnement des ventres! Dans toutes
les boutiques, des têtes rusées à l’œil oblique, des têtes sémites
enturbannées ou coiffées de chéchias, vous donnent partout, où que vous
regardiez, l’obsession et l’horreur du juif. Cela tient à la fois du
malaise et du cauchemar: le juif se multiplie comme dans la Bible, il
apparaît partout, dans la lucarne ronde des étages supérieurs comme dans
l’échope à niveau de la rue; et partout, sous le cafetan de soie verte
comme sous la veste de moire jaune, c’est l’œil métallique et le mince
sourire déjà vus dans le _Peseur d’or_. Chose étrange dans cette race,
quand la bouche n’est pas avare, elle est bestiale, et, sous le nez en
bec d’oiseau de proie, c’est la fente étroite d’une tirelire ou la lippe
épaisse et tuméfiée d’un baiser de luxure.

Le ghetto ne devait pas être plus hideux jadis dans l’ancien Venise; je
sors de ce dédale de ruelles et d’impasses écœuré, anéanti; mais j’en
sors enfin.

En arrivant sur la place, j’y trouve un spectacle admirable. Le
brouillard s’est levé, il se lève encore: le merveilleux panorama de la
vallée du Rummel apparaît baigné de soleil; des flocons blanchâtres
traînent bien encore à mi-hauteur des montagnes; ce sont comme de
longues bandes de brume horizontalement tendues dans l’espace, et des
coins entiers de paysage luisent dans l’écartement des vapeurs, à des
hauteurs invraisemblables, comme détachés en plein ciel.

Au milieu de cette mer de brouillard, Constantine et son chemin de
ville, taillé à même le roc, se dressent et se découpent, tel un énorme
nid d’aigle.

Nid d’aigle imprenable, repaire d’aventuriers et de forbans, dont
l’assaut demeuré légendaire est peut-être le plus beau fait d’armes de
l’histoire de la conquête! Constantine avec son enceinte naturelle de
vertigineuses falaises et le gouffre béant de ses fossés perpétuellement
assourdis par le fracas du Rummel.

Le Rummel! Il faut être descendu dans le lit du torrent pour pouvoir se
faire une idée de cette horreur farouche et grandiose, de ces eaux
jaunes et comme sulfureuses roulant un continuel tonnerre dans
l’étranglement de ce couloir de roches. Hautes et verticales comme des
murailles, on pourrait se croire dans le fossé de quelque forteresse de
rêve, de celles que la fougue d’imagination d’Hugo a évoquées dans
d’épiques dessins.

A droite, c’est la ville, Constantine, dont les toits de casernes
pointent au-dessus de l’abîme; à gauche, c’est la falaise du chemin de
la Corniche, dont les parapets de ciment courent à une hauteur
prodigieuse à mi-flanc des rochers. Deux arches naturelles d’une pierre
rougeâtre et comme craquelée relient les deux parois du couloir entre
elles et forment une voûte géante, une sorte de crypte obscure,
au-dessous de laquelle le Rummel, qui gronde, ressemble à un fleuve
souterrain, à quelque Averne arabe enfermé dans la nuit d’une grotte
infernale.

Et sur tout ce décor d’horreur et de vertige, sur ce gouffre de pierre
pareil à une blessure, tout de crevasses et de déchirements, on ne sait
quelle rougeur suintante impose l’idée de crime, de suicide et de sang.
Ah! ce Rummel! Comment pouvoir y plonger le regard sans évoquer aussitôt
toutes les vies humaines qui s’y sont englouties? Aventuriers hardis
grimpant par les nuits noires aux crêtes de la roche et tentant quelque
coup de surprise sur la ville imprenable, condamnés coupables et
condamnés innocents, Mauresques adultères, esclaves de harem, cousues
dans un sac et jetées dans l’abîme sur un signe du maître, et les
cadavres aux yeux hagards des fous d’amour et des désespérés, combien
ont tournoyé dans ce vide, les mains battant l’air et le cri d’agonie
étranglé dans la gorge! Et les beaux corps souples aux aisselles
épilées, à la peau douce blêmie par les aromates, et les bras musculeux
et les poitrines velues s’y sont tous également écrasés. Et la légende
du dernier dey, du cruel El-Hady-Ahmed, celui qui faisait coudre la
bouche de ses femmes et hachait, par plaisir, à coups de sabre les corps
ligotés de ses esclaves, ajoute encore à l’épouvante quasi sacrée de ces
gorges, où son affreux souvenir plane comme un vautour.

Le dey de Constantine! Dans la roche à pic au-dessus de laquelle
apparaît la ville, on vous montre un trou presque invisible à première
vue, creusé au ras même des remparts. De loin, c’est un rond noir,
curieusement placé juste entre deux palmiers se profilant, tels deux
mains ouvertes, sur le ciel implacablement bleu. C’est le trou par
lequel le capricieux El-Hady-Ahmed faisait jeter, cousues dans le sac
des exécutions sommaires, les femmes de son harem qui ne lui disaient
plus.

Et dire qu’à ce gredin, qui méritait pour tombe le ventre des
_charognards_, nous avons fait des rentes! Il est mort en les mangeant
dans sa villa d’Alger, sous le ciel limpide, devant la mer éternellement
tiède, et son corps repose à l’ombre d’une mosquée, dans un terrain
bénit.

Mais le couloir de falaises s’élargit, l’eau fangeuse écume,
s’éclabousse d’argent, court, se précipite et, devant une immense
échappée lumineuse, disparaît brusquement dans un formidable bruit
d’enclume; c’est la cascade. Un autre abîme est là, mais alors en pleine
échappée sur le plus merveilleux paysage: nous avons devant nous la
vallée du pont d’Aumale. Fertile, toute en culture et semée de villages,
elle s’étend à perte de vue et monte insensiblement, çà et là soulevée
au pied de molles et vertes collines qui ne sont que les lointains
contreforts de superbes et hautes montagnes. Leur chaîne emplit tout
l’horizon, et la campagne avec ses petits villages semés par places dans
des replis de terrain, ces premiers et ces deuxièmes plans de
colorations différentes, ces routes en lacets et le serpenteau du Rummel
luisant au fond de la vallée, apparaît comme un vaste panorama.

Pendant qu’à nos pieds fuient à une profondeur inimaginable des lieues
et des lieues de pays, à des centaines de mètres au-dessus de nous
Constantine se profile fièrement à la crête de ses falaises. Nous
sortons du lit du Rummel et regagnons lentement la ville à la suite
d’âniers arabes poussant devant eux leurs bourricots. Sous les arches
ruinées d’un petit village de mégissiers aux terrasses couvertes de
peaux, nous nous arrêtons un moment pour reprendre haleine. On entend
toujours le Rummel gronder et mugir. Une curiosité nous penche au-dessus
des parapets croulants; nous dominons justement le gué des Arabes, cinq
ou six grosses pierres rondes et une passerelle de bois jetée à quelques
mètres de la grande cascade, à l’endroit le plus profond. L’écume du
torrent balaie par saccades la fragile passerelle. Trois Biskris noirs
comme des grillons traversent en ce moment le gué, leurs chaussures à la
main, leurs maigres cuisses nues fantasquement apparues sous leur
burnous, retroussé jusqu’au nombril.


LA VILLE DES TANNEURS

_Pour le Docteur Samuel Pozzi._

Nous contournons, de l’autre côté même des gorges du Rummel, la
formidable enceinte, toute de roches et de falaises, de la hautaine
Constantine; le pont du chemin de fer d’une arche vertigineusement
hardie nous a mis hors de la ville. L’abîme en entonnoir du torrent
tourne et serpente au pied du vieux repaire des deys, et, de l’autre
côté du vide, aux toits de casernes et aux hautes maisons à cinq étages,
faisant face à la vallée d’Aumale, a succédé une agglomération de
petites terrasses, de murs croulants, d’escaliers et de hangars, le tout
roussi, couleur de tan, dévalant comme un troupeau de chèvres au-dessus
d’un gouffre ignoble d’aspect et de puanteur.

Ce gouffre immonde, c’est le Rummel devenu, au pied du quartier des
peaussiers, l’égout de leurs eaux et de leurs détritus. Les escaliers
branlants, les toits et les terrasses s’étageant au-dessus du torrent,
c’est la ville des Tanneurs.

Ce Rummel, qui tout à l’heure encore roulait avec un bruit d’enclume
dans le grandiose et le clair-obscur de gorges presque infernales, le
voici maintenant sur une distance d’au moins un kilomètre, du pont du
chemin de fer au pont du Diable, devenu sentine et cloaque, et quel
cloaque!... une sentine infâme, étranglée entre deux falaises à pic,
dont l’une, rempart naturel de Constantine, étaie maintenant une ville
obscène et malade, une ville de peste et de malaria pourrissant là, dans
d’innommables fétidités, au-dessus de roches contaminées: des roches
elles-mêmes putrescentes et chancreuses, se crevassant en fissures
sinistres, en fistules atroces, quelque chose comme une gigantesque
pièce anatomique du musée Dupuytren, un paysage retouché par Ricord, où
jusqu’aux rares palmiers, poussés là dans les traînées d’un brun
équivoque et jaunâtre, ont des aspects d’excroissances bizarres, mûres
pour le thermocautère ou le bistouri du chirurgien.

Au-dessus de ce gouffre ordureux, béant comme je ne sais quel effroyable
sexe, planent et tournoient de lents vols de vautours. Tout Constantine
se vide dans cette partie du Rummel; l’éternelle pourriture de la ville
arabe y coule et y suinte par toutes les fentes du rocher; et, attirés
par cette pourriture, les _charognards_ (tel est le nom sinistre qu’on
donne ici aux vautours) attristent de leurs longs cris plaintifs
l’étroit couloir de falaises, où l’ébouriffement de leurs ventres
argentés évoque au crépuscule l’idée d’oiseaux-fantômes, de vautours de
limbes, surveillés de loin, du haut des toits de la ville, par la
silhouette immobile des cigognes.

Tant de puanteurs et tant de larges ailes tournoyantes dans l’air! On
songe malgré soi aux lugubres oiseaux du lac Stymphale, à d’épiques
légendes de peste et de charnier, à des visions féeriques et fabuleuses
comme en peignit Gustave Moreau, et cela dans le décor rocailleux et
terrible que nous offrent ici même les gorges, où tant d’infâmes relents
montant en bouffées chaudes justifient si bien le nom de
Constant-sentine, donné par un loustic à l’ancienne ville des deys.

A mi-flanc de la roche, au-dessus d’un remblai de gazon, notre cocher
appelle notre attention sur un trou plus ignoble encore. C’est, dans
l’herbe courte du talus, un répugnant amas de loques et de vieux os,
d’anciennes boîtes à sardines, de bidons à pétrole et de chiffons
sordides, quelque chose comme l’entrée de la grotte du sphinx, mais d’un
sphinx de banlieue, peint par Raffaëli.

C’est la retraite d’un marabout fameux, très honoré des Arabes qui le
nourrissent... et le vont consulter par des chemins qui feraient peur à
des chèvres. Toutes les ordures entrevues sont à la fois le mobilier, la
garde-robe et la desserte du vieux prophète. Il vit là, dans ce
cul-de-basse-fosse, sous les déjections suintantes de la ville indigène,
les pieds dans le gouffre. Il vit, si cela est vivre, des aumônes et de
la piété de la population de la plus sale de toutes les villes de la
province. Sur un ciel gris de fer, que le couchant décompose et qui, par
places, s’ensanglante et verdit comme une plaie, les terrasses de la
ville montent et s’estompent en noir avec la silhouette plus grêle des
cigognes. Dans le Rummel envahi d’ombre, l’envolement des vautours
flotte plus indistinct; comme une forme s’ébauche de l’autre côté du
gouffre, à l’entrée de la grotte du marabout. Je songe malgré moi à mes
lectures de Gustave Flaubert: des souvenirs de _Salammbô_ me hantent,
celui des mangeurs de choses immondes se précise entre tous; et je
regagne la ville française, écœuré et pourtant charmé d’avoir touché de
si près, à travers tant de siècles, les mœurs abolies des antiques
Carthages.


LA RUE DES ÉCHELLES

Des ronflements de derbouka, des bruissements de soie et de moire, des
jurons français, des rires gutturaux, espagnols ou maltais, et des
mélopées arabes, des blancheurs de burnous et des étincellements
d’uniformes, des odeurs de friture et d’essence de rose, des coins
pleins d’ombre et des angles de rue inondés de lumière, un cliquetis de
sabres et de molettes d’éperons sur des bruits de portes qu’on ferme et,
derrière des judas grillés, des femmes immobiles et fardées apparues
sous des voiles; une indéfinissable atmosphère de musc, de gingembre et
d’alcool, empestant à la fois le suint et le drap de soldat, une rumeur
incessante de voix et de pas, les bousculades et les attroupements d’une
foule en fête, et, sur toutes ces silhouettes tour à tour éclairées et
obscures, le bain de vif-argent d’une nuit lunaire et bleue, la
fantasmagorie d’un ciel roulant un disque de nacre dans de translucides
profondeurs de saphir; la rue des Échelles, la rue des Filles et de la
Prostitution à neuf heures du soir, dans le vieux Constantine.

Oh! cette rue des Échelles, son pittoresque et son grouillement sous les
traînées lumineuses de ses cafés maures! Comme nous voilà loin de la
tristesse et du silence de la Kasbah d’Alger, si déserte et si noire dès
huit heures du soir, si fantômalement blême dans le mutisme menaçant et
le morne abandon de ses rues étranglées. Ici ce sont des allées et
venues continuelles d’Arabes, de zouaves permissionnaires, de turcos et
de spahis drapés dans de longs burnous. Voici trois indigènes qui
s’avancent, lentement, en se tenant par la main, l’air de grands enfants
égarés dans une ville de joie. Leur gravité souriante, leur haute
stature, leur démarche calme font songer à la promenade à travers
quelque Bagdad de rêve de trois princes des _Mille et une Nuits_. De
chaque côté de l’étroite rue en pente, des échopes de _friterias_ et de
marchands de beignets empestent auprès des cafés arabes aux
consommateurs débordant en dehors, vautrés et couchés en tas sur des
bancs; puis ce sont des attroupements de soldats devant des buvettes
maltaises, des maisons de filles et des bains maures, le tout aggloméré
sur un très court espace, dans la petite rue dévalant dans le noir avec
une rapidité de torrent. Une incessante galopade d’uniformes la
traverse; tous les quartiers de cavalerie, toutes les casernes de
Constantine sont là ripaillant, fumant et cherchant de la femme. De
larges judas grillés se découpent en clartés dans le bronze résistant de
petites portes basses; dans la lumière, des filles apparaissent
groupées, échelonnées dans des costumes de couleurs vives, en travers
des marches d’étroits escaliers; des cours mauresques blanchies à la
chaux, une chaux teintée de bleu qui met comme un éternel clair de lune,
s’enfoncent sous de vagues colonnades; comme une illusion de palais de
songe flotte à travers ces patios entrevus; des brûle-parfums fument à
l’entrée.

Les filles, pour la plupart avachies et très grosses, sont assez jeunes
pourtant; presque toutes juives, elles ont, malgré leur maquillage trop
rose, leurs lèvres épaisses et leurs sourcils artificiellement rejoints,
un certain charme mystérieux d’idoles. Les foulards lamés d’argent et
les oripeaux verts et mauves brillants de clinquant, dont elles sont
affublées, ajoutent au prestige du décor, et puis leur air d’indolence
passive est bien celui qu’on prête aux houris des paradis de l’Islam.
Quelques-unes sont coiffées en _Ouled-Naïls_ avec de grosses chaînes
d’or leur barrant le front; de lourdes tresses de crin noir bouffent
autour de leur grosse face pâle, du rouge s’écrase à leurs pommettes, et
leurs mains tatouées, ensanglantées de henné, sollicitent le passant
avec une grâce inquiétante et simiesque. Des Arabes s’arrêtent devant
les judas; ils regardent, se consultent et vont promener plus loin leur
curiosité somnolente; en somme, beaucoup de curieux et peu de clients.
Si les lourdes portes de bronze s’entr’ouvrent, c’est devant quelques
soldats de la garnison; mais uniformes et burnous se hâtent surtout vers
le bas de la rue, dans la partie qui longe le ravin, où la prostitution
espagnole et française raccroche effrontément debout sur le seuil de la
_cella_ de la courtisane antique.

Néanmoins la foule augmente; un bruit d’armée en marche monte entre les
maisons; des bouffées d’aromates s’échappent des bains maures; une
patrouille de tirailleurs, faces courtes de fauves aux yeux rieurs et
blancs, prend son _kaoua_, arme au pied, disséminée sur les nattes de
deux cafés voisins. Une espèce d’arche jetée sur la rue et en reliant
les deux côtés l’un à l’autre laisse voir dans une baie lumineuse des
Arabes accroupis. Cette arche est un café maure. Par où y monte-t-on?
Mystère! Les burnous et les turbans apparaissent suspendus dans le vide,
comme dans un décor de théâtre; la rue grouillante et piquée de lumières
s’enfonce par dessous; au-dessus, c’est le ciel nocturne baigné de
lueurs coupantes comme d’acier bleui; à l’horizon, la silhouette des
montages de Constantine.

Un attroupement d’indigènes nous arrête devant un café où des derboukas
bourdonnent, des flûtes glapissent; une mélopée gémit, aiguë et monotone
jusqu’à l’écœurement. L’établissement est bondé d’Arabes. Deux êtres
exsangues, aux yeux tirés et morts, aux souplesses de couleuvre, deux
danseurs kabyles y miment des déhanchements infâmes; leur sveltesse,
extraordinairement creusée aux reins, s’y cambre dans des flottements de
gaze et de tulle lamé, tels en portent les femmes. Leurs bras grêles se
tordent en appels désespérés, presque convulsifs, au-dessus de leurs
faces immobiles; leurs yeux sont peints, peintes leurs joues tatouées,
et de courts frissons les secouent de la tête aux pieds, comme une
décharge de pile électrique. Les assistants, les prunelles allumées,
frappent en cadence dans la paume de leurs mains, tandis qu’un des
danseurs lance un long cri de hyène et que redouble, plus assourdissant
encore, le bruit des tamtams et des flûtes: c’est un café de fumeurs de
_kief_.




EL-KANTARA


_A Georges Clairin._

Une immense, une haute muraille de schiste rose, d’un rose de terre
cuite, mais une vraie muraille bien verticale et faisant angle droit
avec le sol: elle a quelques vingtaines de lieues et court à perte de
vue à travers le pays. Une étroite entaille la coupe, l’entaille d’une
épée de géant qui l’aurait fendue de haut en bas, c’est El-Kantara ou la
porte du désert.

Notre auberge, un rez-de-chaussée de cinq fenêtres, l’hôtel Bertrand,
est au pied de cette muraille. En face, ce sont les bâtiments de la
gendarmerie, et c’est tout le village français avec un four de boulanger
et la maison du chef de gare; et l’ombre de l’immense montagne rose pèse
tout entière sur ces quelques logis et ce serait l’absolu silence sans
le grondement d’un torrent, qui roule derrière l’auberge entre un cordon
de lauriers-roses et de palmiers poudreux.

Le torrent se précipite en longeant la route vers l’étroite entaille
ouverte, comme une brèche de lumière sur le ciel; car, une fois la
brèche dépassée, ce sont, pareilles à une mer figée, de vastes et mornes
étendues d’un gris rose, des lieues et des lieues de pierres et de
sables, avec à l’horizon d’autres chaînes de montagnes d’un rose de
tuiles rongées par le soleil: c’est le Désert.

Ici finit l’Aurès; le Sahara commence.

Une tache d’un vert pâle s’étend de chaque côté du torrent, piquée çà et
là de carrés jaunâtres: cette tache est l’oasis même, un oasis de
soixante-cinq mille palmiers verdoyant tristement à l’entrée du Désert;
les carrés de pisé jaunâtre sont les habitations arabes. Comme
accroupies au ras du sol dans la torpeur étouffante d’un ciel blanc,
quand un véritable vent de mer venu d’on ne sait où n’y souffle pas en
bourrasque, elles sont d’une saleté et d’une puanteur repoussantes:
village morne et poussiéreux avec, au coin des ruelles désertes, des
amoncellements de haillons qui sont des indigènes lézardant au soleil.
Encapuchonnés de burnous de la couleur du sol, ce qu’on voit de leurs
jambes velues, de leurs bras et de leurs figures tannées est du vert
culotté de l’olive ou du brun goudronneux du poil de chameau. Il y a de
la momie dans leur attitude et leurs faces de terre; sans l’émail blanc
de leurs profonds yeux noirs, on croirait à des tas de morts desséchés.
Immobiles, ils tournent à peine la tête pour nous suivre au passage,
d’un regard accablé; ils ne mendient même pas, et, devant cette détresse
et cette indifférence, nous avons l’impression, par ces ruelles
aveuglantes, d’une visite au pays du Désespoir.

El-Kantara, l’oasis entre toutes célébrée, renommée par les peintres!
J’y pressens, moi, un immense montage de cou. Le palmier lui-même y est
une déception; il y pousse par groupes de soixante à trois cents,
clôturés de petits murs de terre et de galets pour la plupart effrités
et croulants, et fait ainsi de la légendaire forêt de dattiers qu’on
s’imagine un vaste échiquier de petites cultures privées, une véritable
entreprise de maraîchers arabes, quelque chose comme un Argenteuil du
Sahara dont le palmier serait l’asperge.

Le pays n’en a pas moins un grand succès auprès des manieurs de pinceaux
qui prétendent trouver à El-Kantara des colorations extraordinaires;
mais j’ai beau faire, mon enthousiasme demeure récalcitrant. Devant ce
pays mort, comme enlisé dans ces sables, je ne ressens que plus
désespérément le regret de l’ancien El-Kantara dont notre guide en
capuchon nous raconte les splendeurs: l’El-Kantara d’avant la conquête,
les progrès de la civilisation, les grandes routes et le chemin de fer,
quand El-Kantara était vraiment la porte du désert, la porte d’or
ouverte aux nomades du Sahara sur les villes et les marchés de l’Aurès,
et que l’interminable défilé des caravanes s’acheminait lentement à
travers les sables, les yeux fixés sur la grande muraille de schiste
rose avec, à ses pieds, l’oasis et ses palmiers.

L’El-Kantara des caravanes!... Nous en visitons justement l’ancien
caravansérail. Il tombe en ruines, et rien de plus triste que sa vaste
cour à l’abandon entre quatre hautes murailles percées de meurtrières, à
l’entrée d’une plaine de galets d’où nous dominons le village. Un vent
brûlant et âpre y fait rage, qui nous coupe la face et nous met un goût
de sel aux lèvres; et nous demeurons là, navrés, au milieu de ces
ruines, avec dans les mains de pauvres petites roses de Jéricho
ramassées dans la pierraille, et dans l’âme toute la détresse infinie
des solitudes.

Mais un spectacle imprévu nous attend au retour.

Le ciel s’est tout à coup éclairci, balayé par le vent, et dans un coup
de soleil le village arabe nous apparaît maintenant d’une netteté
merveilleuse, détaché en pleine lumière sur la haute muraille de schiste
rose, devenue fleur de pêcher.

C’est une vision d’une délicatesse inouïe, où la solidité des choses
s’évapore pour ainsi dire en nuances et en transparences: les contours
seuls demeurent précis. Et c’est au bord du torrent, tout à coup élargi
et devenu rivière, une suite de jardins féeriques, de bouquets de
palmiers aux panaches d’or pâle ombrageant des dômes et des terrasses.
Des minarets s’élancent au-dessus de coupoles d’un blond fauve; toutes
ces laides constructions de pisé jaunâtre semblent à présent des cubes
d’ambre clair; le torrent roule des eaux de turquoise. C’est bien
l’oasis rêvée des fumeurs de kief, la halte paradisiaque d’eaux vives et
de frais ombrages promise aux croyants par le Prophète. Le hameau
lui-même est devenu une ville immense, une ville de kalifes au bord d’un
grand fleuve d’Asie, Damas ou Bagdad; au-dessus, la haute muraille de
falaises roses miroite et resplendit, moirée par places d’ombres
mauves... et c’était tout à l’heure un pauvre village berbère. Un rayon
de soleil a suffi pour tout magnifier; c’est un mirage, mais nous
sommes, il est vrai, au désert.

Vision délicieuse, mais éphémère, hélas! qui déjà s’atténue et, à chacun
de nos pas en avant devient fumée et disparaît, paysage d’Afrique, terre
des illusions qu’il faut voir de loin.

Un joli coin pourtant en rentrant au village: une fontaine pierreuse au
tournant de la route avec tout un groupe de lavandières indigènes en
train d’y tremper leurs loques. Une bande de petites sauvagesses
enturbannées, d’énormes anneaux d’argent brut aux oreilles, des
bracelets aux bras et aux chevilles, y dansent, haut troussées jusques
aux cuisses, une espèce de pas de Salomé d’une grâce primitive et
simiesque. Debout sur de grosses pierres plates, leur linge à laver
étendu sous leurs pieds, elles détachent, avec un joli balancement du
corps, un coup de jarret à droite, un coup de jarret à gauche, et
piétinent en cadence, leur fine nudité inconsciemment offerte, à la fois
souriantes et farouches, enjoaillées comme de jeunes idoles.

Oh! ces grands yeux veloutés et hardis, presque d’animal, dans ces faces
mordorées et rondes, le sourire à dents blanches, étincelantes, aiguës,
de ces petites femmes fauves, car les petites filles y sont charmantes,
mais que dire des femmes? Esquintées par les maternités et les basses
besognes qui sont leur part dans la vie arabe, la poitrine et le ventre
déformés, les seins ballants, fluents comme des poires blettes, le front
tatoué de cercles et d’étoiles, les femmes sont hideuses,--hideuses à
vingt-cinq ans! Elles se traînent, les jambes ignoblement écarquillées,
sous un tas bariolé de vieilles loques; des lambeaux d’étoffes
éclatantes et fanées pendent lamentablement autour d’elles, et le
violent maquillage des peuplades nomades aggrave encore leur laideur.
Leurs paupières éraillées et crayonnées de kohl leur font à toutes des
yeux capotés et bleuis de vieilles gardes. Ces chairs flasques, ces
paupières azurées et ces profils en somme très purs, j’ai déjà vu cela
quelque part, mais très loin d’ici, en pleine civilisation, sinon
pourrie, du moins très faisandée, à des centaines et des centaines de
lieues de ce coin sauvage et primitif. Où cela? Je me rappelle
maintenant: à Montmartre, dans certaines tables d’hôte de femmes, où il
fut quelque temps de mode d’aller s’asseoir à l’heure du dîner, et des
noms de belles en vogue sous l’Empire me montent aux lèvres: Fanny
Signoret, Esther Guimont, des morphinomanes aussi, Clotilde Charvet, les
sœurs Drouard. Le linge, rincé et avec quels procédés sommaires, toute
cette femellerie indigène le charge sur ses épaules; la provision d’eau
pour le ménage recueillie dans des outres s’ajoute par-dessus, accrochée
par des cordes, et toutes, femmes et enfants, l’échine pliée sous le
faix, regagnent le logis par les ruelles ensoleillées et puantes.

El-Kantara, porte du Désert!




THIMGAD


Quel opprimant cauchemar! Je m’éveille moulu dans ma petite chambre
ensoleillée de l’hôtel Bertrand; le grondement du torrent, qui coule
sous ma fenêtre, et le vert glauque des lauriers-roses en fleurs
m’accueillent et me rassurent au seuil du réel; je saute à bas du lit,
je cours à la croisée et l’ouvre toute grande sur le ravin. C’est l’air
embaumé de la plus belle matinée, le frais de l’eau courante et le grand
mur de schiste rose tout micacé de lumière sur le profond ciel bleu;
j’aspire l’air à pleins poumons: c’est la sensation du naufragé arraché
au gouffre, car j’avais glissé dans d’étranges ténèbres.

Rêve poignant, décevant, bizarre! D’où sortaient ces tronçons de
portiques, ces longs fûts de colonnes? Pourquoi errais-je en ces
décombres? et ces vieilles statues mutilées, ces socles dans le sable,
comme il y en avait, mon Dieu! Où donc avais-je déjà vu cette ville de
ruines? Et pas une herbe, pas un lierre... du sable et du sable partout;
c’était une étrange solitude... Et quel silence! pas un oiseau dans
l’air! Oh! cette ville morte transparente de lune, où l’avais-je déjà
rencontrée, endormie dans la cendre vaporeuse du désert? Je
reconnaissais cette voie sacrée aux larges dalles de marbre. Herculanum
ou Pompéies; j’avais déjà aimé ailleurs les reflets d’eau et les moires
de ces plaques de porphyre. Et tout à coup des formes s’ébauchaient dans
les mouvantes ténèbres, la nuit s’emplissait de frôlements de voiles et
c’étaient, mitrées comme des prêtresses hindoues et de flottantes gazes,
telles des ailes de phalènes, autour d’elles déployées, c’étaient de
sardoniques figures de femmes: comme un ballet ironique et cruel de
menaçantes Salomés. Des joyaux verdâtres tintaient à leurs chevilles,
perlaient en larmes pâles au creux de leurs seins nus et, sous la lune
apparue tout à coup énorme au-dessus des colonnades des temples, leurs
tuniques soulevées entre leurs doigts menus s’allumaient, tour à tour
obscures et bleuissantes; et sous leurs pas muets la ville renaissait
lentement. C’étaient des propylées, des terrasses de palais tout à coup
érigées aux sommets des collines, et des arcs de triomphe se dressaient
maintenant à l’extrémité des voies antiques; mais la ville demeurait
déserte. Les Salomés phosphorescentes seules l’emplissaient, sorcières
ou vampires, effroi des chameliers traversant le désert, et dont les
méfaits racontés le soir à l’abri des _fondoucks_ enchantent la veillée
des caravanes.

Et maintenant je me souvenais. Ces ruines évoquées, ressuscitées en
rêve, c’étaient celles de Thimgad: Thimgad, la Pompéies du désert, que
nous avions brûlée à notre passage, rebutés par les quinze lieues,
trente lieues aller et retour, à faire à cheval, parmi les sables et la
nuit à passer à Batna; Thimgad dont le regret nous obsédait maintenant
depuis que ce peintre, rencontré à l’auberge et avec lequel nous avions
dîné la veille, nous en avait fait de si merveilleux récits.

Des photogravures de l’Algérie artistique, des épreuves hors pair de
Gervais Courtellemont, naguère admirées dans son atelier d’Alger, nous
étaient revenues à la mémoire et, pendant que notre interlocuteur
précisait un détail, animait d’une observation _de visu_ le vague un peu
fantômal de nos souvenirs, la Pompéies du Sahara s’était peu à peu
reconstituée dans mon cerveau visionnaire avec ses architectures
d’apothéose, ses voies triomphales et les colonnades en terrasses de ses
temples; et c’est Thimgad, joyau des civilisations disparues, maintenant
enlisé dans les sables, dont le reflet avait toute la nuit hanté mon
rêve; Thimgad, la ville romaine ensevelie dans la cendre mouvante et
chaude des solitudes, comme jadis la vieille cité du roi Gralon dans les
vagues de la mer; Thimgad, la ville d’Ys du désert.

Charme mystérieux des légendes contradictoires, antithèses de la
tradition! Si les masses liquides de l’Océan avaient, rompant les
digues, envahi la cité celtique, les eaux avaient abandonné la Pompéies
africaine, les sources s’y étaient soudain taries, et, devant le vide
des piscines et les vasques des fontaines à sec, tout un peuple
désespéré et vaincu par la soif avait dû abandonner une colonie hier
encore de luxe et de plaisir, tout à coup devenue une cité de détresse,
la ville inhabitable!

Thimgad ou la ville de la soif... Et, jaillie avec l’eau d’une source du
milieu du désert, le désert l’avait lentement reprise, chassant l’homme
et la civilisation des théâtres, des temples, des palais et des bains.
Les sables l’avaient peu à peu submergée, nivelant tout comme une marée
montante, et si les fouilles des archéologues viennent de l’exhumer,
elle n’en demeure pas moins morte sur son linceul de cendre rose, espèce
de momie séculaire visitée seulement par les touristes et qu’évitent
même les nomades craintifs... Thimgad la mal famée, effroi des
caravanes!...

D’ailleurs, toute cette partie de l’Aurès est des moins rassurantes, et,
si l’auberge où nous avons dormi fait face à la gendarmerie, ce n’est
pas un vain hasard; le force armée est ici des plus nécessaires pour
protéger les voyageurs. El-Kantara possède la plus mauvaise population
de toute l’Algérie, c’est elle qui fournit le plus d’accusés aux bancs
de la cour d’assises. Ancien repaire de bandits posté à l’entrée même du
désert pour y détrousser les caravanes, El-Kantara a été pendant des
siècles le mauvais pas de l’Aurès, le défilé sinistre et redouté.
Assassins et voleurs de père en fils depuis les époques les plus
reculées, les indigènes y ont la rapine dans le sang et tuent sans
vergogne Européens et Arabes, autant pour s’en faire gloire que pour
dévaliser; la femme d’El-Kantara n’épouse volontiers qu’un homme au
moins convaincu de trois meurtres. La veille encore, à table, on ne
parlait que du dernier assassinat commis dans le pays, et dans quelles
circonstances atroces! L’enfant d’un garde-barrière, un indigène
pourtant, surpris en plein jour, à trois cents mètres du village, par
trois Arabes de l’oasis même, en l’absence de ses parents; et lequel,
d’abord attaché par les pieds et les mains, était, après mûre
délibération et quelques tortures préalables, saigné comme un jeune
mouton; les parents avaient, à leur retour chez eux, trouvé le cadavre
décapité, les membres encore liés sur la table où ces misérables
l’avaient martyrisé des heures durant.

Et c’est cette aimable population que nous allons visiter à domicile.
Ahmet, notre guide, un Berbère superbe aux yeux caressants, au rire
enfantin et l’air si noble sous son burnous de laine brute qu’on dirait
un émir, nous a proposé hier soir de nous conduire dans un intérieur
arabe.

Il est charmant, cet Ahmet, et d’une si grande distinction avec ses
mains fines, soignées, et l’harmonie de ses gestes lents, que nous
l’avons hier invité à notre table. Le peintre, qui nous a fait dans la
soirée de si belles confidences sur la population d’El-Kantara, prétend
qu’Ahmet ne vaut pas mieux que les autres, que c’est simplement un
bandit un peu plus civilisé, mais tout aussi rapace, doublé d’un
_Kaouët_ (fournisseur de tout ce qu’on veut), et qu’il nous saignerait
imperturbablement tout en gardant son air digne, s’il n’avait la crainte
de l’autorité militaire et devant les yeux la présence constante des
gendarmes.

Ce pauvre Ahmet! Et c’est dans sa famille qu’il veut nous mener, chez
son oncle et chez sa mère, où demeurent ses frères, beaux-frères,
belles-sœurs et cousins mariés. Mais on frappe trois coups discrets à ma
porte, j’ouvre. C’est Ahmet lui-même avec son grand air calme et doux,
son œil profond d’une insistance étrange et son geste caressant qui
semble vous envelopper. «Tu es prêt? me dit-il de sa voix chantante; les
autres attendent.» Les autres, ce sont ma mère, et les Jules Chéret avec
lesquels nous voyageons depuis Alger. Je suis prêt: la guimbarde de
l’hôtel nous conduit jusqu’au village; nous la quittons à l’entrée d’une
ruelle poudreuse et ensoleillée, nous contournons quelques ruelles plus
fraîches à la suite d’Ahmet, il heurte à une petite porte en contrebas
du sol, on ouvre: nous sommes arrivés.

C’est une haute et vaste pièce sans fenêtre, d’aspect biblique avec ses
larges piliers de pisé. Pas de plancher, de la terre battue ou plutôt
piétinée; une autre porte est ouverte sur une cour intérieure, toute
baignée de lumière, et cela crée dans la haute pièce où nous sommes une
atmosphère de clair-obscur à travers laquelle s’ébauchent moelleusement
un four à cuire le pain, d’immenses jarres remplies, les unes d’huile,
les autres de grains, avec, à côté, des couffes bondées de dattes; pas
de meubles, mais des peaux de chèvre faisant outres suspendues à des
trépieds de bois brut, et des nattes pour dormir. Des jeunes femmes
pâles, à l’air souffrant, pilent le couscous ou filent de la laine au
fuseau; autour d’elles piaille une marmaille turbulente et morveuse; les
femmes ont de larges anneaux de cuivre aux oreilles, le front tatoué
d’étoiles bleues, et de grands yeux tristes gouachés de kohl; ce sont
les sœurs et les cousines d’Ahmet; les enfants demi-nus nous entourent
en nous demandant des _soldi_.

Par la porte de la cour, on entrevoit dans un bain de soleil le jardin
planté de palmiers: les palmiers, le plus clair revenu de la famille;
les murs en terre sèche du jardin s’effritent et ne le séparent même
plus des enclos voisins; des citronniers et des arbres à cédrats
égrènent dans la lumière l’or pâle de leurs beaux fruits. A côté, ce
sont des abricotiers en fleurs, tout un floconnement rose, et la grande
muraille de schiste d’El-Kantara occupe tout le fond, violacée de
grandes ombres sous le soleil du Midi. De tous les côtés monte une
puanteur infâme, une odeur âcre et suffocante de charogne et de détritus
humains; les jeunes femmes qui nous ont suivis au jardin exhalent,
elles, sous leurs colliers d’argent et de corail, un relent de chair
moite et de poivre; Ahmet, qui nous propose des dattes à emporter, sent,
lui, la mandarine et la laine fauve.

Odeurs écœurantes, épicées et musquées, qui sont, paraît-il, le parfum
du désert.




TYPES DE BISKRA


_à Maurice Bernhardt._

Dans une échope, près du Marché, en sortant de la rue des Ouled-Naïls,
de grossiers bijoux kabyles et des objets de sparterie s’étalent jusque
sur la chaussée; deux Arabes les surveillent, dont un d’une merveilleuse
beauté.

Grand, svelte et d’une pâleur ambrée qui s’échauffe et devient comme
transparente au soleil, il a l’air vraiment d’un émir, ce marchand de
pacotille, avec sa barbe frisée et noire, son beau profil aux narines
vibrantes et sa bouche ciselée et dédaigneuse, sa bouche aux lèvres
fines d’un rouge savoureux d’intérieur de fruit. C’est un nomade, le roi
de Bou-Saâda, comme le fait sonner fièrement son compagnon; tous deux
sont venus à travers le désert pour vendre leur camelote aux hiverneurs.
Tandis que l’associé s’anime et vous bonimente son étalage avec des
gestes de guenon caressante, toute une mimique que ne désavouerait pas
un camelot du boulevard, le _roi de Bou-Saâda_, drapé dans un burnous de
soie d’une blancheur lumineuse, se meut lentement dans le clair-obscur
de la boutique, et, silencieux (car il ne sait ni anglais, ni français),
promène autour de lui de longs yeux de gazelle d’une humidité noire et
tout gouachés de kohl.

                   *       *       *       *       *

En sortant du parc Landon, un peu avant d’entrer dans le village nègre,
une forme accroupie se tient immobile au bord de la route. Au loin, ce
sont de maigres cultures d’alfa, quelques pâles avoines d’un vert de
jeunes roseaux, le vert anémié de la végétation d’Europe sous ce ciel
accablant, et puis de longues ondulations de sable; le désert couleur
d’argile rose, avec çà et là les bouquets de palmiers des oasis les plus
proches, les palmiers et leurs fines dentelures, comme découpées à même
du bronze vert.

Figée au milieu de la turbulence de la marmaille indigène accrochée à
nos pas, la figure accroupie tient, tendu vers d’hypothétiques passants,
un infatigable bras nu. D’une maigreur étrange, décharné, et d’une chair
si pâle qu’elle en paraît bleuie, ce bras obsède et fait peur; c’est
celui de la Misère, et c’est aussi celui de la Faim, mais de la Faim
agonisant au soleil, sous le plus beau climat du monde, devant la morne
aridité des sables.

Il se développe, ce bras anguleux et fibreux, tel une tige flétrie
d’aloès, de dessous un amas de cotonnades bleuâtres où une exsangue et
dolente tête se tient penchée et dort.

C’est une poitrinaire, une fille de quinze ans à peine, aujourd’hui sans
âge, sans sexe dans son effroyable maigreur, une des Ouled-Naïls les
plus en vogue, il y a trois mois encore, de la rue de la prostitution,
la plus recherchée certainement des hiverneurs cosmopolites de Biskra:
Nouna, une indigène presque intelligente celle-là, fine d’attaches et de
profil, entendant et parlant bien le français, et qui, au mois d’août
dernier, venait danser le soir au cercle des officiers, tandis
qu’étendus sur les nattes, des lieutenants, de spahis, des capitaines de
zouaves demeurés à Biskra, fumaient des cigarettes en songeant un peu
mélancoliquement aux camarades partis en congé.

Ce spectre de la phtisie, écroulé dans le poudroiement ensoleillé du
chemin, a été une belle fille constellée de sequins, de lourds bijoux
d’argent et, comme ses compagnes, coiffée de pesantes nattes bleues
enjoaillées de plaques de verre et de métal: dans vingt jours, ce sera
une morte.

Sa famille, son père ou son frère ou quelconque (car la mère en ces pays
compte peu), depuis l’âge de douze ans, la promène et l’exploite;
enfant, on la vendait aux officiers de la garnison, aux touristes
anglais et aux cheiks du désert passant par là en caravanes; dans la
journée, elle posait chez des peintres, et, le soir, dansait dans les
cafés indigènes bondés de voyageurs. Aujourd’hui, les siens l’ont
dépouillée: plus un bijou, plus un sequin, quinze sous de cotonnade
bleue roulée sur son échine tremblante, et on l’envoie mendier sur les
routes, et Nouna y meurt lentement, sans une plainte, une main
machinalement tendue vers le passant, résignée de la morne résignation
d’un animal, aujourd’hui bête à souffrance, autrefois bête à plaisir.

                   *       *       *       *       *

Hambarkâ et Mériem; les deux sœurs égyptiennes de la rue des
Ouled-Naïls, la gloire et le seul charme, en vérité, de la prostitution
de Biskra.

Hambarkâ, brune et colorée, très peinte, rappelant, dans sa robe de
brocart jaune très raide, à manches larges, une vierge de l’école
byzantine; Mériem, souple et mince, l’air d’un jeune sphinx aux yeux de
gazelle, dans sa tunique de soie verte mordorée, le caractère de son
visage, étroit et long, savamment accentué par une étrange coiffure de
soie violette et de gaze noire. On voit que des peintres européens ont
présidé à cet ajustement: chaque partie du costume a une valeur
esthétique ignorée de l’Orient, où le soleil est, avant tout, le grand
arrangeur des tons et des couleurs. A travers l’ignominie de la rue des
Ouleds, à la fois parfumée et puante, Hambarkâ et Mériem déambulent
fièrement toute la journée, la main dans la main, une fleur de grenadier
derrière l’oreille et, quelquefois, dans la narine, ce qui est ici la
coquetterie suprême.

Devant des portes entrebâillées de bouges, qui sont ici les lieux de
plaisir, des écroulements de chair avariée, recrépie d’onguents et
peinturlurée de fards, représentent, échoués jusqu’au milieu de la
chaussée, et la Femme et l’Amour; de vieux rideaux de tulle à fleurs,
des cretonnes voyantes, et, çà et là, quelques voiles bleuâtres lamés
d’or enveloppent et enturbannent ces beautés avachies. Les mains,
demeurées assez fines, se tendent machinalement vers vous, couvertes de
tatouages et rougies de henné, et, sous de bouffantes tresses de laine
noire, de gros yeux morts à paupières flasques, de veules yeux
charbonnés de kohl roulent plus qu’ils ne regardent, reculés par l’ombre
des fards dans le rond crayeux de larges faces à bajoues, d’une
lassitude abominable. Et le goitre des mentons s’écroule et pend sur le
ballonnement des gorges, et les gorges fluent sur le renflement des
ventres; et, les cuisses grotesquement écartées, ces dames, assises à la
turque sur le seuil de leur échope, s’occupent à faire brûler de
l’encens et du benjoin sur des réchauds de cuivre: aimable invitation
aux passants que ces tourbillonnements de fumée odorante. Derrière les
portes entrebâillées, les marches apparaissent d’un escalier blanchi à
la chaux qui mène à la soupente de ces vendeuses d’infini et d’amour;
cela pue d’ailleurs formidablement la misère et la crasse; encens et
benjoin sont de troisième qualité, et les relents des _friterias_
voisines, aggravés des pestilences du marché tout proche, impressionnent
péniblement l’odorat du visiteur.

Au milieu de toutes ces infamies, Hambarkâ et Mériem promènent, comme
deux jeunes princesses d’un autre temps et d’une autre race, leurs
grâces de jeune animal et la sveltesse souple de leurs corps vierges...
ou tout au moins demeurés tels, car Hambarkâ, qui se détaille elle-même,
sans famille derrière elle pour surveiller la vente, et s’est faite
l’éditeur responsable de sa jeune sœur, proclame bien haut et à qui veut
l’entendre qu’avec elles deux il faut se résigner aux jeux savants de la
Petite Oie, _frottir et non cassir_, tout comme nos flirteuses et
prudentes mondaines. Au pays du soleil et des audaces arabes, ce _non
cassir_ fait songer.

La hautaine Hambarkâ tient d’ailleurs à distance soldats et indigènes;
conducteurs de caravanes, cheiks des tribus voisines et même maréchaux
des logis des régiments de France peuvent venir heurter et crier à sa
porte, elle ne s’adoucit qu’aux adjudants, et encore préfère-t-elle et
de beaucoup aux officiers de la garnison les peintres français animés de
justes défiances et les bons touristes anglais généralement fort
généreux, lorsqu’il s’agit de Mériem et de _non cassir_.

Et pourquoi se prostitueraient-elles, puisqu’elles sont riches? Et il
faut voir Hambarkâ faire ruisseler du bout de ses doigts fins les louis
et les dollars de leurs triples colliers; elles donnent le café chez
elles et consentent à se montrer nues, voilà tout. Le soir, elles
dansent dans une espèce de café-chantant tenu par deux Arabes, et
obtiennent ce qu’elles veulent de ce public de peintres américains, de
touristes français, de vieilles misses, affolées de promenades à chameau
et d’immoralités arabes, et de curieux de tous pays.

Ainsi s’exprime la donzelle. Malheureusement, tout l’échafaudage de ces
ingénieux mensonges s’écroule devant deux mots de l’officier qui veut
bien nous servir de guide. Nous le suivons dans une sorte de hangar
bondé d’Arabes et de spahis indigènes, établissement à moitié café
maure, à moitié fumerie pour amateurs de kief, et là, vautrés au milieu
d’un tas de burnous et de loques douteuses, notre guide nous montre les
amants de cœur de ces dames: celui d’Hambarkâ d’abord, un jeune Kabyle à
la face camuse et souriante, magnifiquement vêtu d’une robe de soie
verte (la couleur ici affectée aux pèlerins, retour de la Mecque, et aux
pieux marabouts, la couleur sacrée), et celui de Mériem, un superbe
nègre aux larges épaules, mais au nez rongé, genre de beauté galante
déjà remarqué dans les maisons de filles de Constantine.

Ces deux seigneurs, tout rongé que soit l’un et tout sacré que paraisse
l’autre dans sa robe smaragdine, n’ont pas l’air d’hommes à ne pas
_cassir_.

Et c’est pourtant ce _non cassir_ qui a fait la fortune de ces dames. La
colonie anglaise surtout est, paraît-il, d’un merveilleux rapport. Ces
dames donnent le café chez elles et consentent à se montrer nues aux
artistes, voilà tout.




PRINTEMPS DE TUNIS


          Tout le ciel est en feu!
    Vois, tu meurs d’une mort de prince et de poète,
    Entre les bras rêvés ayant posé ta tête,
    D’une mort qui n’a rien ni de laid ni d’amer,
    Et devant un coucher de soleil sur la mer!

Était-ce le charme irrésistible de la comédienne qui les disait, ces
vers? l’eurythmie de ses altitudes ou la langueur savante de ses gestes,
le métal de cette voix à la fois délicate et vibrante, ou tout
simplement l’art de cette mise en scène inoubliable, la splendeur de ce
soleil couchant, tout de braise et de roses incandescentes à travers ces
agrès et ces voilures? mais cette poésie, assez médiocre en somme,
venait de m’ouvrir tout un autre horizon, et derrière les fumées bleues
des encensoirs, aux sons des flûtes et des violes, la toile de fond
représentant la lointaine Tripoli venait de s’évanouir, et c’est Tunis,
Tunis l’_argentée_, comme on l’appelle là-bas, qui surgissait lentement
devant moi, ville de féerie et de rêve, Tunis demeurée la cité
légendaire qui hantait le sommeil des anciens croisés,

    Une de ces cités d’ombre, d’or et d’azur

dont Victor Hugo excellait à ressusciter toute la gloire dans une rime:

    Césarée, Antioche, Héliopolis, Assur:

Tunis combien déjà lointaine, hélas! et pourtant si présente encore...
il y a deux ans; non point la Tunis des touristes, la ville européenne
de la porte de France, le bruyant et coloré caravansérail des souks, ou
la ville arabe et puante du quartier Halfaouine, mais la Tunis moins
connue et bien autrement savoureuse de la porte Bab-Sidi-Abdallah, non
loin du quartier de la brocante, auprès du château d’eau nouvellement
construit au sommet de la ville pour y distribuer les eaux du Zaghouan;
car il existe encore, le fameux aqueduc qui apportait l’eau de la
montagne des sources à Carthage, l’aqueduc immortalisé dans la
_Salammbô_ de Gustave Flaubert par l’équipée de Mathô et Spendius,
l’aqueduc qui, une fois entamé par la hache du Lybien, vouait toute la
ville et le peuple d’Hamilcar aux affres de la soif et à Moloch
dévorateur.

Ces ruines courent encore à travers toute la campagne, et c’est, entre
Tunis et l’emplacement de l’ancienne Carthage, une longue file d’arcades
dressant à l’horizon des piliers de briques roses, et cela sur des
longueurs de deux cents et de trois cents mètres, pour se briser tout à
coup, quitte à se relever plus loin comme les tronçons d’un serpent qui,
tout coupé, vivrait et remuerait. Oh! la tristesse et la mélancolique
leçon de ces inutiles arceaux s’effritant à travers la plaine et
racontant, durant des lieues, la grandeur à jamais disparue d’une
civilisation qui n’est plus! Une partie de cet aqueduc subsiste, encore
intacte, et c’est elle qui apporte du Zaghouan et jusqu’au château
d’eau, tout à l’heure cité, le trésor des sources qui alimentent Tunis;
mais les ingénieurs français l’ont absolument enterré, enfoui, sous des
remblais, dérobant l’ancien travail romain à la malveillance des
indigènes et aux intempéries des saisons, et c’est l’aqueduc qui
fertilisait jadis les jardins d’Hamilcar qui alimente aujourd’hui les
jets d’eau des palais des beys; et Tunis a confisqué pour ses patios et
pour ses places les sources nourricières de l’antique Carthage, comme
elle a volé les mosaïques et les piliers polychromes de ses temples pour
en orner les portes de ses mosquées et les angles de ses minarets.

Selon l’inéluctable loi de nature, la ville moderne a dévoré la ville
morte, empruntant ses plus riches parures aux ruines mêmes de la
défunte; elle a secoué ses cendres au vent dans un crible pour y mieux
trouver les amulettes rares et les joyaux précieux, et c’est avec les
ossements de Carthage qu’est édifiée la séduction de Tunis.

Nous revenions de visiter le Bardo, le Bardo des anciens beys que vient
d’entamer la pioche des démolisseurs et dont il ne reste plus à l’heure
actuelle que la fameuse cour des Lions; nous avions traversé des lieues
et des lieues de trèfle et de luzerne en fleur et, les narines encore
emplies d’une odeur de miel, nous venions de nous engager par la porte
de Bab-Sidi-Abdallah, dans l’enceinte des murs,--les murs flanqués à cet
endroit d’une ancienne forteresse, dont l’incurie orientale laisse
depuis des siècles envahir la base par des amoncellements d’ordures.

Elle sert aujourd’hui de poste ou de caserne; le sommet de ses grosses
tours rondes s’effrite dans l’herbe rase de hautes pentes gazonnées, car
non seulement les fossés ont disparu, insensiblement comblés, mais des
entassements de détritus et de boue ont submergé peu à peu l’ancien
fort; et c’est maintenant, à l’ombre des hautes murailles, des pelouses
mamelonnées où toute une vermine populaire s’ébat gesticulante, bruyante
et colorée autour de psylles, charmeurs de vipères, et de bateleurs,
faiseurs de tours.

Toute la lie du faubourg est là, hommes et enfants accroupis et couchés
dans ces pittoresques poses comme en possèdent seules les races de
l’Orient, et c’est dans l’herbe verte la bigarrure et le chatoiement de
toutes les nuances et de toutes les couleurs, gandouras mauves et roses,
vestes turquoise, turbans brodés de jaune, chéchias et burnous coiffant
les faces rases de toute la gamme des rouges et drapant les épaules de
toute la gamme des blancs, une incroyable palette grouillante, remuante,
avec çà et là des trous noirs de bouches grandes ouvertes et le
mouvement de deux bras levés et jetés en avant. Toute cette joie
populaire applaudit à deux énormes portefaix qui luttent, car il y a des
lutteurs aujourd’hui à la porte Bab-Sidi-Abdallah et, le torse nu, moiré
de sueur, les deux hommes, pantalonnés de caleçons de cuir, essaient
avec des mouvements lents et cauteleux de félins de saisir chacun le cou
de son adversaire; ils ont tous deux d’effrayantes carrures, des faces
de brutes à longues moustaches et le crâne en pointe des Barbares qui
ont brûlé le Parthénon; ce sont deux Turcs de Constantinople.

Voilà déjà une demi-heure qu’ils se malaxent les chairs sans parvenir à
se tomber; la populace bat des mains à chaque reprise. Trois élégants
aux yeux gouachés de kohl dominent de toute leur hauteur l’assistance
assise en cercle; des rires d’enfants s’égrènent dans la foule, derrière
nous, car nous nous sommes arrêtés à les regarder. Ce sont, coupées de
minarets et de coupoles de mosquées, les terrasses du faubourg
d’Al-Djazira descendant jusqu’à la mer, toute une dégringolade de cubes
blanchis à la chaux, échelonnant jusqu’aux lacs les degrés inégaux d’un
escalier géant. Chaque moellon d’une de ces marches est une demeure
arabe, et nous dominons tout le panorama comme du haut d’une
invraisemblable pyramide, dont la première marche baignerait dans la
mer.

Vis-à-vis nous, de l’autre côté du golfe, ce sont les silhouettes
épiques des montagnes célèbres, le Bou-Kœrnin, le Djehel-Ressas et le
Zaghouan, la fameuse montagne des sources, toutes les trois déjà
vaporeuses dans le crépuscule, trois arabesques couleur d’iris que le
mirage de l’heure fait étonnamment proches et hautes (on croirait qu’on
va les toucher du doigt). Dans quelques minutes, elles se profileront en
noir sur un ciel de soufre, un horizon en ce moment d’or rose, qui
s’altère et verdit déjà.

Des rumeurs confuses montent de la ville européenne; des âniers passent,
poussant devant eux leurs petits ânes gris et blancs chargés de couffes;
il descendent eux aussi vers la porte de France, et nous les suivons.

Le Bou-Kœrnin, le Djehel-Ressas et le Zaghouan diminuent à mesure que
nous descendons; tout est mirage dans ces pays de lumière, illusion et
déception. C’est l’heure de la sortie des ateliers, l’heure où l’artisan
tunisien clôt les volets de son échope; la vie et le mouvement affluent
dans les rues avec une frénésie inconnue en Europe; les cafés arabes
regorgent d’une clientèle affairée, bavarde, gazouillante, et ce ne sont
autour de nous que mélopées étrangement chantantes; ces gens-là ont
comme une caresse dans la voix.

Près du quartier de la brocante, nous faisons halte à la place des
conteurs; elle fourmille de monde à cette heure crépusculaire. Trois
êtres haillonneux, fantômatiques sous leurs capuchons effrangés, se
tiennent accroupis au milieu de la place; le plus âgé, une figure de
buis perdue dans une barbe de fleuve, récite d’une voix de rêve,
monotone, lointaine, je ne sais quelle légende du pays; de temps à
autre, les deux autres reprennent sa dernière phrase en refrain et se
frappent les paumes en cadence, puis ils se taisent et le vieux diseur
de légendes continue; un tambourin en terre est posé devant eux. Autour,
c’est la foule attentive.

Qui accroupis, qui debout, les Arabes écoutent tous dans des poses
d’extase avec des yeux ravis: véritable peuple d’enfants, le merveilleux
les enchante; de temps à autre, un sou tombe dans le tambourin en terre,
qui sert de sébile aux conteurs; la nuit tombe; à peine distingue-t-on
maintenant les traits de leurs visages... Des sons de derbouka ronflent
dans les cafés voisins, des zouaves permissionnaires passent, se hâtant
vers le jardin de Djelbirb; des chauves-souris tournoient dans l’air.




QUATRE ANS APRÈS




A BORD DE L’«ABD-EL-KADER»


Lundi 10 janvier 1898.

Quatre heures à bord de l’_Abd-el-Kader_, quai de la Joliette.

    Malheur à celui qui s’exile,
    Dit un maussade et vieux refrain,
    En Sardaigne comme en Sicile
    Il retrouvera son chagrin.
    L’éviter est peine inutile.

«Comme vous êtes heureux de partir!--Croyez-vous?--C’est bien à vous de
m’envier, vous qui venez de l’Inde!--Oui, mais je reste à Marseille cet
hiver.--Vous auriez dû aller au Caire.--Peut-être, mais cinquante francs
par jour de dahabieh, c’est un peu chaud pour mon budget.--Surtout, ne
manquez pas Tripoli, c’est une ville turque qui vous enchantera.» Et,
dans le salon du paquebot, le jeune ménage et les amis qui sont venus me
dire adieu, me serrent la main et puis s’en vont. Sur Marseille, une
diluvienne ondée n’a pas cessé de tomber depuis le matin; il pleut
encore à seaux, et les cheminées des transatlantiques, les vergues et
les hautes coques garnies de cuivre évoquent, dans la brume de plus en
plus dense, une humide et fantastique vision de Glasgow; la température
est moite et d’une extrême douceur. A cela près, ce Marseille pluvieux
est aujourd’hui un port du Nord; sur les pontons autour de nous, c’est
une armée de portefaix coiffés de sacs, un fracas de grues et de leviers
montant le chargement du bord; d’autres portefaix sont à fond de cale,
arrimant les sacs et les caisses de toutes provenances; c’est un tumulte
assourdissant, et la pluie tombe toujours... Six heures, nous sommes
encore à quai, nous avons déjà deux heures de retard avant d’avoir
quitté le port; il nous faut attendre l’embarquement complet des
marchandises... Une cloche, c’est le dîner; nous nous mettons à table;
nous sommes treize, sans compter le commandant; le médecin et le
commissaire du bord, les autres passagers sont déjà couchés dans leurs
cabines, et nous sommes encore à quai... un bruit de chaînes, l’hélice
racle et le bateau dérape.

Nous partons; en route pour Tunis. La mer est toujours douce quand il
pleut.


Mardi 11 janvier.

Sept heures du matin, en Méditerranée, sur l’entrepont que lave à grande
eau l’équipage. La nuit a été bonne; j’avais hâte de quitter cette
cabine où la tête tourne, tant on y étouffe. Trois passagers tôt levés
font comme moi les cent pas le long des bastingages; nous filons dans la
brume, assez durement secoués par une mer d’un bleu d’encre de Chine,
presque noire, aux vagues on dirait schisteuses. La notion de l’heure se
perd à les regarder. Peu à peu, d’autres passagers se montrent: tous ont
arboré des caoutchoucs et des casquettes extraordinaires; il y a des
visages bien tirés, mais tous préfèrent la grande brise du large à l’air
empuanti et au bruit de cuvettes des cabines. Autour de nous, la
Méditerranée continue de chevaucher avec des lames dures et courtes,
d’un bleu qui s’assombrit encore; à l’arrière, trois goélands
tournoient, blancheurs planantes attirées par les déchets des cuisines.

Onze heures. Nous ne sommes plus que neuf à table, quatre passagers déjà
manquent à l’appel, mais l’appétit de ceux qui restent fait honneur aux
estomacs français, car, sur ces neuf, deux seuls sont Anglais et les
absents sont Belges... L’Anglais déclare que les Français mangent des
couleuvres, des anguilles de haie, aôh! comme il dit; je pourrais lui
répondre qu’on lui en a fait avaler une de belle dimension, le jour où
on lui a raconté cette histoire, mais il me plaît d’entretenir les
illusions d’Albion.

Quatre heures. Les goélands, qui étaient trois ce matin, sont maintenant
devenus essaim: ils sont seize, dix-huit, vingt et un, vingt-quatre, car
on a peine à les compter à travers les ellipses et le caprice de leur
vol; d’heure en heure, leur nombre s’augmente, d’où viennent-ils? Mais
il nous suivent obstinément acharnés, comme après une proie vivante, à
l’arrière du bateau; leur voracité est si grande qu’ils arrivent à
planer presque sur notre tête; jamais je n’en avais vu de si près, on
pourrait presque en saisir avec la main.

    Oh! caresser le plumage vierge du goéland!

soupire un des plus jolis poèmes en prose de Judith Gautier, celui de
l’_Ile de Siloë_, l’île où il pleut toujours! L’adorable bête, en effet!
le gris cendré, presque blanc de son corps effilé comme celui d’un
poisson, la large envergure de ses ailes, ses grandes ailes taillées en
biseau comme pour mieux couper l’air, et la grâce, la mollesse de son
vol comme bercé dans l’espace, leur brusque plongeon, comme une chute,
les deux pattes pendantes pour fouiller la vague du bec, et, sur ce ciel
de brume, les chassés-croisés, les lacs et les entrelacs et les
arabesques imprévues de leurs planantes blancheurs.

Nous sommes installés deux ou trois à l’arrière et leur jetons des
morceaux de pain. Ils tournoient avec des piaulements plaintifs comme
jaillis même de l’écume du sillage, ce sillage où la Méditerranée
labourée par l’hélice devient d’une transparence de saphir pâle, d’un
bleu si liquide et à la fois si vitrifié qu’on ne se lasserait jamais de
le regarder... Oh! le bleu de la vague bouillonnante et déchirée sous le
poids du navire, comme il vous fait comprendre la fable des sirènes et
toute la mer peuplée d’yeux et de cheveux de femmes des théogonies
antiques!

Cinq heures. La mer se fonce, la brume augmente, les goélands se font
plus rares, et ce brouillard plus dense dans le brouillard, à notre
gauche, ce sont, seulement devinées, les côtes de la Sardaigne...
L’_Abd-el-Kader_ danse de plus en plus, la nuit sera mauvaise.

Six heures. Nous ne sommes plus que six à table, trois passagers
manquent encore; le bateau tangue horriblement, et chacun se dit avec
angoisse: «Serai-je aussi malade?»

                   *       *       *       *       *

Mercredi, sept heures, en Méditerranée. Une mer terrible qui n’a pas
cessé de faire rage toute la nuit; il y a douze heures que nous tanguons
sans une minute d’accalmie; je n’ai pu fermer l’œil, la tête et
l’estomac pris de vertiges, anéanti, depuis douze heures, dans
l’affreuse sensation du sol qui se dérobe, et qui remonte brusquement
sous vous, douze heures sans interruption de montagnes russes, songez à
cela, Parisiennes, avec l’aggravation des paquets de mer s’écrasant aux
hublots, des moments atroces, où l’hélice sortie de l’eau tourne dans le
vide, _la casserole_, comme on dit à bord, et du bâtiment craquant dans
toute sa charpente... Aussi, tous les passagers sont malades: je suis le
seul debout, dans les premières du moins... Sept heures, et nous devions
arriver à Tunis à cinq. Ces côtes, en face de moi, à travers la bruine,
c’est la pointe de Bizerte; nous n’entrerons dans le canal de la
Goulette qu’à dix heures, cela fera cinq heures de retard. La
Méditerranée remueuse est d’un vert glauque d’Océan; elle est écumeuse
et striée de lividités opaques qui me rappellent les mers démontées de
mon pays, en mars. Bon, voilà qu’il pleut à verse, et nous tanguons
toujours!

Un marin de l’équipage, une brune figure de Provençal aux étranges yeux
clairs, vient à moi en prononçant mon nom. Où ai-je déjà vu, ce visage?
L’homme se nomme, et je me souviens, à Hendaye, l’autre été, chez Pierre
Loti, à mon retour d’Espagne... Léo Témesse. Il fut le compagnon de
voyage de Lucien Viaud à travers la Galilée et les sables de Pétra, et
c’est à lui que Pierre Loti a dédié la belle trilogie qui commence au
_Désert_ et finit à _Jérusalem_... Comme on se retrouve! Oh! l’imprévu
des voyages et des rencontres qu’ils comportent, Hendaye, la Bidassoa et
Fontarabie fauve et morne dans le gris moiré du golfe de Biscaye, Lévy
Durmer installé dans la villa de Loti et en train de faire son portrait,
comme c’est déjà loin, tout cela!

Et nous nous retrouvons, le long des côtes de Tunisie, sur une
Méditerranée tourmentée d’hiver; mais son service appelle mon
interlocuteur ailleurs, nous nous serrons les mains: adieu! qui sait si
nous nous reverrons jamais!

Onze heures, le déjeuner. Nous sommes trois à table, la pluie a cessé;
la mer, d’un vert pâle comme dans les tableaux de Whistler, vient mourir
dans des lueurs jaunâtres aux bords d’une grève plate d’un vert de jeune
pousse; des gros cubes blanchâtres s’y ébauchent, qui sont des villas
musulmanes. C’est, sur un ciel de lait, un paysage d’une douceur
infinie, une harmonie de gris perle, de blanc de plomb, de vert glauque
et de vert d’asperge qui fait songer aux plus fines et aux plus
atténuées aquarelles de l’école moderne. Déjà, derrière nous, fuit une
haute colline où blanchissent d’autres villas, c’est la montagne de
Carthage avec son village arabe, villégiature de riches, Sidi-Bou-Saïd;
puis la colline s’abaisse, et cette masse, d’un blanc lumineux, comme de
l’argent sous le ciel bas, c’est la cathédrale fondée par Mgr Lavigerie,
le cathédrale et ses Pères blancs. La mer est tout à fait calme, d’un
vert limoneux de canal. Nous entrons dans le canal de la Goulette. Trois
quarts d’heure encore, et nous serons à quai de Tunis.

Des visages non encore vus, des passagers inconnus, enveloppés de
caoutchoucs et de plaids, envahissent la salle où nous mangeons; c’est
un encombrement de valises, de fusils et de couvertures. Ce sont tous
les cloîtrés du mal de mer qui remontent des limbes des cabines à la
lumière du jour; nous arrivons.




QUARTIERS DE TUNIS


LA PORTE DE FRANCE

C’est, à Tunis, ce qu’est la place du Gouvernement à Alger, le centre du
mouvement de la ville, mais du mouvement européen, la place des cochers,
le rendez-vous indiqué des touristes. C’est là que sont groupés les
grands magasins, les cafés, les libraires, tous les fournisseurs à
l’instar de Paris et de Londres, dont peut avoir besoin Cosmopolis en
déplacement. L’air d’une fausse rue de Rivoli avec son côté de maisons à
arcades, c’est l’avenue de France avec, à l’horizon, les palmiers de la
Résidence et la steppe encore à peine bâtie de l’avenue de la Marine.
L’aspect en est médiocre et rappellerait à la fois la place Masséna de
Nice et celle de la Liberté de Toulon, sans sa foule grouillante et déjà
colorée d’Arabes en burnous, de Maltais, de Siciliens, de nègres
vendeurs de macarons et de pâtisseries arabes, crieurs de bouquets de
violettes et, pêle-mêle avec les Tunisiens vêtus à l’européenne, mais
coiffés de chéchia à long gland de soie bleue, des ordonnances et des
soldats de la place.

C’est une foule peuple, bavarde, affairée, stationnant en groupes
haillonneux et querelleurs, des faces lourdes et moustachues de Maltais
à côté des profils ciselés et des yeux aigus des têtes siciliennes; les
complets jaunâtres, les sombreros déteints, les bonnets de fourrure et
les bottes à hautes tiges chères à toute la racaille latine; et cela
joue dans les buvettes, attablé le long des journées autour de cartes
graisseuses; et ce sont des jurons et ce sont des menaces et des offres
de service à l’étranger qui passe, mais proférés sur un ton chanteur et
caressant dont la douceur zézayante étonne; et puis, sur ce fond roux de
loques européennes, des faces camuses de nègre, taches noires rehaussées
de la blancheur d’un burnous et du rouge vif d’un turban, l’envolement
écarlate d’un manteau de spahi, le drap bleu soutaché de noir d’un
costume de juif, l’éclat tapageur d’une couffe de piments frais qu’un
Arabe emporte, la grotesque silhouette blanche d’une femme indigène,
coiffée du hennin et trébuchant sur d’énormes hanches empaquetées de
voiles, la joliesse claire et comme nickelée d’un dolman d’officier de
chasseurs, et, dans des odeurs de jonquille, des relents de poisson frit
et de beignets arabes, le caquetage assourdissant, la rumeur incessante
et les voix enfantines des vendeurs et des camelots, dont la Porte de
France semble être, de l’aube au soir, le perpétuel et bruyant
rendez-vous.


LES SOUKS

Après la Porte de France, deux rues tortueuses, commerçantes et étroites
bifurquent et montent vers la ville arabe. Parties d’une petite
placette, on dirait réservée à l’industrie des cireurs et des pâtissiers
arabes, elles s’enfoncent, odorantes et malpropres, entre des étals de
bouchers, de marchands de légumes et de brocanteurs, dans un pullulement
d’indigènes de tout âge et de toutes classes; marée arabe dont le flot
qui monte et le flot qui descend emplissent de jambes nues, de
gandouras, de burnous et de turbans les étroites travées, obstruées déjà
de petits bourricots chargés de légumes, de provisions, et même de
gravats de démolitions empilés dans des couffes; _Arroua, arroua_. Ce
sont et la rue de l’Église et celle de la Kasbah; toutes les deux
conduisent dans les Souks...

Les Souks sont le charme, la séduction et le danger de Tunis. Ils sont
le charme des yeux, la séduction des sens attirés et pris par les
couleurs, les nuances et les senteurs, ils sont aussi le danger pour les
bourses, ils sont la dette embusquée derrière les colonnes rouges et
vertes dont s’encadre chaque échope marchande. Les Souks, c’est le piège
tendu par l’Orient à l’Europe, l’inévitable nasse aux fines mailles de
soie, mailles ténues, chatoyantes, mais dont toutes se resserreront sur
vous et vous prendront à la gorge, pour peu que vous ne sachiez point
vous défendre contre la caresse enfantine du parler des vendeurs,
l’enveloppement de leurs gestes et leur offre de _kaoua_ (le café qu’ils
vous invitent, implorants presque, à venir prendre chez eux, au milieu
de leurs coussins et leurs tapis d’Asie). Les Souks, c’est votre budget
grevé pour des années, si vous ne savez pas éventer les ruses et les
travaux d’approche des courtiers fripons et harceleurs, toute cette nuée
de guides et de pisteurs que les Souks envoient chaque matin guetter
l’étranger riche à la porte des hôtels, juifs et musulmans rapaces,
juifs surtout dont le commerce arabe a fait des rabatteurs, affiliés et
affidés aussi des Vieux de la Montagne contre la bourse des roumis,
pisteurs et guides qu’une trouvaille heureuse d’un journaliste tunisien
a baptisés du nom de Vautours,

    Constantine a ses charognards, Tunis a ses vautours.

Les vautours des Souks! et sous leurs voûtes blanchies à la chaux et
leurs toitures de planches disjointes, voici, baignés d’ombre et de
lumière, les mille et un dédales du souk aux parfums, du souk des
tailleurs, du souk des femmes et du souk aux étoffes, la cité même de la
couleur, de la richesse et du clair-obscur...

Mystérieuse pénombre trouée çà et là d’un filet de soleil, une foule
gesticulante et diaprée s’y démène, Arabes et juifs, les Arabes en
gandoura rose, bleu turquoise, vert d’eau, mauve, orange ou gris de fer,
les juifs en veste et culotte bouffante, la plupart en drap bleu pâle,
reconnaissables à leurs mollets énormes et aux larges yeux noirs de
leurs faces encore plus pâles et plus bouffies que celles des marchands
maures; et c’est le souk des fruits secs avec ses jattes de bois et ses
couffins d’alfa débordant de caroubes, de pois chiches, de pistaches et
d’amandes, ses sacs de _beller_ et des régimes entiers de bananes et de
dattes! Que de marchés longtemps débattus autour d’une livre de fèves
grillées, que de conciliabules pour une poignée de raisins secs! La rue
des Tamis le traverse, mais c’est auprès de la grande Mosquée de la
Zitouna que l’émerveillement commence.

A peine a-t-on dépassé la haute colonnade interdite aux roumis (le temps
d’une halte devant le grand escalier incessamment monté et descendu par
des fidèles), vous êtes dans le souk aux parfums.

Odeurs à la fois écœurantes et violentes d’essences de rose et de
jasmin, c’est, dans un long couloir-voûte soutenu par des piliers au
coloriage brutal, une double rangée de boutiques aux boiseries
peinturlurées avec un goût barbare, une galerie de véritables niches
auréolées de cierges de toutes grandeurs, quelques-uns à cinq branches:
cierges aux extrémités rouges, vertes et dorées, longs flacons de verre
peints d’arabesques d’or, de verre bleu pour le kohl, de verre blanc
pour les essences, toute une enfilade d’étroites petites chapelles d’une
ornementation criarde où s’encadre, tel un Boudha dans la pénombre de
son temple, un parfumeur indolent et blafard... Avec des langueurs de
captifs derrière leurs comptoirs encombrés de flacons et de boîtes, ils
se tiennent là le long des jours, les aristocratiques et pâles vendeurs
du souk.

Une corde pendante à la portée de leurs mains pour les aider à se hisser
dehors, ils demeurent là au milieu des vastes corbeilles remplies de
henné et de souak, vous hélant nonchalamment au passage et sans autre
mouvement que celui du fumeur faisant tomber les cendres de sa
cigarette; pas d’autre appel au client. Un peu dédaigneux, efféminés et
blêmes dans leurs longues gandouras de drap fin et de nuances mourantes,
ils forment dans les Souks une classe à part.

C’est la noblesse même de Tunis commerçante: fils de grandes familles
pour la plupart, ils s’étiolent durant l’hiver au milieu de leurs
parfums d’ambre et de benjoin et de leurs cornes remplies de _ched_,
mais vont passer, pour la plupart, la saison chaude à Djerba, où leurs
parents ont des villas, et où ils pêchent et ils chassent, chasses au
faucon, chasses au sloughi, comme des fils d’émir; puis reviennent à la
saison des pluies reprendre leur longue immobilité d’idoles dans leur
niche odorante et peinte et de nouveau s’étioler et pâlir en attendant
les visiteurs.

A l’entrée des boutiques, des Arabes, clients ou amis (tout un cénacle),
se tiennent assis sur des petits bancs et causent.

C’est Souk-el-Attarine, ou le souk aux parfums. Aussitôt après, s’ouvre
en long couloir le souk des tailleurs.

Mêmes colonnettes peintes en vert et en vermillon, même jour de mystère
tamisé par des planches en toiture, même rangée d’échopes, mais ici en
estrade, assez larges et profondes. Dans chacune d’elles, sept ou huit
indigènes, presque tous juifs, se tiennent accroupis en cercle et
travaillent silencieusement. Coiffés de chéchias et vêtus de drap de
couleur claire, leurs grosses jambes croisées dans l’attitude classique,
ils taillent, ils cousent, très actifs, bien plus acharnés à leur tâche
que les tailleurs d’Alger, ne lâchant leur travail que pour vous appeler
et vous offrir, à des prix naturellement doubles et quadruples de leur
valeur: «Une gandoura, sidi!» ou: «Sidi, un burnous!» Et quels burnous!
Depuis le vert amande jusqu’au violet pâle des violettes de Parme.

Derrière eux, suspendue à des clous, c’est toute la défroque de
l’Orient, gilets de moire, vestes brodées, gandouras aux nuances de
fleurs.

Plus loin, c’est le souk aux étoffes, aux logettes petites et sombres,
avec leurs marchands d’écharpes, de ceintures, de foutas et de haïcks.
Puis voici des étoffes à turbans, brodées de soie jaune, des soieries
d’Orient, de frêles tabourets incrustés de nacre et des gros chapelets
d’ambre posés parmi les fusils damasquinés et les cimeterres de Damas;
là aussi dorment, entassés l’un sur l’autre, les moelleux tapis de
Kairouan à côté des tapis de Perse, et les portières de Stamboul
bossuées d’arabesques d’or.

C’est ici que le roumi doit redoubler de vigilance, car c’est dans le
souk aux étoffes qu’il est le plus guetté par les courriers pisteurs.
Ils sont là confondus dans la foule arabe, épiant vos gestes, votre
physionomie, et, à la moindre velléité d’achat par vous manifestée, ils
sont sur vous, sollicitant pour vous conduire ailleurs.

C’est à qui vous indiquera un magasin où vous trouverez à meilleur
compte le même objet beaucoup plus beau et beaucoup moins cher: «Viens
par ici, sidi, viens!» Et l’un vous prend par le bras, et l’autre vous
tire par la manche; un troisième, insidieux, a osé glisser sa main dans
la vôtre. Songez! voilà peut-être une heure qu’ils vous suivent, une
heure qu’ils vous étudient, attendent, avec quelle patience! le moment
de la curée. Si vous ne savez vous en défaire, dix minutes après vous
serez installé, devant une tasse de café, chez Djemal ou Barbouchi, les
deux grosses fortunes de Tunis, Barbouchi et Djemal, dont les
rabatteurs, entretenus à l’année, ont mission d’amorcer et d’amener tout
étranger de passage dans les deux anciens caravansérails dont ils ont
fait leurs cavernes, car c’est dans deux anciens marchés d’esclaves que
les deux rusés Tunisiens ont empilé les objets les plus tentants, les
armes les plus rares et les plus fastueux tapis de Turquie et d’Asie que
puisse trouver un chrétien à Tunis.

D’ailleurs, dans la rue, la séduction continue.

Après le souk des brodeurs, voici le souk des selliers et la féerie de
leurs harnachements de velours plaqués d’or et d’argent, le luxe barbare
de leurs hautes selles brodées de soie, puis le souk des tisseurs, celui
du cuivre, le souk El-Bey et le souk des teinturiers, le plus ancien de
tous, dans la rue du même nom; le souk des teinturiers avec sa bordure
d’amphores gigantesques et son vaste puits, dont l’eau servit peut-être
à teindre les robes des suffètes de Carthage.

Il y a aussi le souk des libraires, le souk des orfèvres, mais c’est au
souk des femmes que l’Européen s’arrêtera surtout charmé...

Là règnent en maîtres les vendeurs de costumes, de coiffures et
d’oripeaux à l’usage des Tunisiennes; là s’épanouit, comme une flore, la
gamme des nuances infiniment tendres, pantalons de soie mauve écrasés de
broderies, brochés rose turc et bleu turquoise filigranés d’argent; et
c’est dans un désordre qu’on croirait voulu, tant l’ensemble en chatoie
et miroite, les coiffures pointues en argent et en or fin, les damas
d’Orient à côté des brocarts de Lyon, des tons de fleurs et de métaux,
des vestes de velours et des voiles de gazes, des tulles lamés, des
caftans de drap rouge bossués de lourdes broderies d’or de princesses
beylicales, des chaussures de toutes couleurs, depuis les clot-clot en
bois verni, incrustés de nacre... jusqu’aux minuscules babouches de
sultane, en argent repoussé et martelé comme de véritables bijoux; et
là, dans une foule de plus en plus affairée, plus gesticulante et plus
dense, gandouras et burnous se coudoient et s’agitent dans la fièvre et
le brouhaha de la vente à la criée; des indigènes circulent à travers
les groupes, criant à tue-tête en arabe, en mauvais français s’ils vous
voient, le prix de l’objet qu’ils tiennent à la main. «Trois douros
(quinze francs) une veste de velours mandarine treillagée d’argent.» Un
hennin de juive, tout brodé d’or fin à rubans de soie vert pistache,
m’est laissé à deux douros (dix francs); des vendeurs promènent des
perles, la plupart mal montées et presque toutes baroques, et, sur tout
ce bruit, toutes ces couleurs et sur tout ce mouvement, la Zitouna,
interdite aux chrétiens, répand son ombre sainte, dressée au milieu des
Souks ou plutôt les tenant groupés autour d’elle, si bien que de sa
boutique, pour s’encourager à tromper et spolier le client d’Europe, le
marchand musulman peut longuement fixer la mosquée et son fin minaret
revêtu de tuiles vertes pointant vers le ciel, dont le dieu de Mahomet a
exclu le roumi.




TUNIS SOUS LA PLUIE


Mercredi 12 janvier 1898.

Il ne faut jamais revenir: l’étonnement est la première des joies de
l’homme qui voyage, et c’est tenter l’impossible que de vouloir être
étonné deux fois par les mêmes aspects de race et de pays; et il
n’étonne pas, mais il détonne et navre, cet Orient de misère qu’offre
Tunis noyé de boue sous un ciel crevé de pluie.

La palette des couleurs s’est effacée, et, dans leurs costumes trop
clairs, ce ne sont plus des nuances de fleurs que les Tunisiens
promènent sous l’ondée, mais la lamentable et piteuse défroque d’un
bazar oriental en faillite... et les gros mollets des juifs dans leurs
bas blancs mouchetés de boue! et les pauvres jambes nues des bicots
pataugeant dans les flaques d’eau jaunâtre, et la sordide impression de
l’avenue de France, aujourd’hui, avec sa foule guenilleuse et mouillée
de Maltais et de portefaix arabes encapuchonnés de vieux sacs de
toile... Non, il ne faut pas revenir.


Jeudi 13 janvier.

Il pleut encore, il pleut toujours. Devant le Grand-Hôtel, c’est, armée
de parapluies, l’inévitable nuée des courtiers pisteurs. Ils sont là,
dépêchés au-devant de l’étranger par les Souks de Medina, et guettent la
proie à ramener dans les repaires; ils me reconnaissent tous (à quatre
ans de distance, quelle mémoire ont ces juifs! jugez de leur rancune
contre les roumis, s’ils se souviennent avec autant de persistance des
anciens affronts dont nous les avons abreuvés jadis); je décline leurs
offres, et c’est aux Souks que je me rends néanmoins, les Souks dont les
rues voûtées, ou tout au moins recouvertes de planches, m’offriront un
sûr abri contre la pluie qui redouble.

Ils pullulent et foisonnent de la même foule colorée, diaprée et
grouillante. C’est dans le clair-obscur des longs couloirs bordés
d’échopes les mêmes groupes en burnous, les mêmes oscillations de
turbans et de chéchias, la même promenade à pas majestueux et les mêmes
salamalecs des gandouras de nuances tendres; Arabes riches circulant au
milieu de la bousculade des courtiers juifs et des nègres
commissionnaires, mais ce ne sont plus les Souks que j’ai connus... Tout
aussi animés qu’autrefois, ils ont perdu l’aspect des _Mille et une
Nuits_ qu’ils avaient dans le soleil: là aussi les costumes se sont
fanés et les nuances se sont éteintes. Il faut l’azur éclatant des ciels
d’été à ces groupements de foule et d’étoffes, il faut des bandes de
ciel bleu dans l’interstice de ces planches disjointes; et, dans le
cintre de ces voûtes, les dômes et les minarets des mosquées se
détachent mal sur un horizon pluvieux, et puis le monotone crépitement
de l’ondée sur ces toitures! Il me semble être encore sur le paquebot;
non, il ne faut pas revenir.

Ils sont pourtant en rumeur aujourd’hui, les Souks: tous les marchands,
arabes et juifs, y commentent, avec des oscillements de tête, des
mouvements d’yeux et des grands gestes, un article de la _Dépêche
tunisienne_ sur le prince Vautour. C’est un des leurs qui est visé dans
l’entrefilet paru, un des pisteurs les plus connus de l’avenue de
France, envoyé à Malte pour y racoler des clients.

Cet Arabe inventif aurait, grâce au faste oriental de ses costumes et à
la suprême élégance de ses manières, réussi à se faire passer pour un
prince de la famille du bey, et cela même auprès du gouvernement
anglais. C’est en plein triomphe, au milieu d’un bal au cercle des
officiers, que la vérité sur le faux prince beylical aurait éclaté, au
grand scandale des jolies misses et des aristocratiques ladies, très
sensibles (c’est le prince Vautour qui l’aurait affirmé depuis), au beau
physique du dit; mais quand on s’appelle Ben-Amor! La chose m’est
racontée tout au long chez Barbouchi, où je me suis laissé entraîner à
prendre le kahoua. Kahoua, protestations d’amitié, joie délirante de me
revoir, tout le grand jeu des effusions et des caresses, grâce auquel on
espère me placer pour cinquante louis de broderies persanes et de tapis
de Ladick. Les tapis sont, il faut l’avouer, merveilleux. A vingt-cinq
louis, on pourra peut-être s’entendre.

Comme le prince Vautour en question est employé dans une maison rivale,
on s’exclame et on s’esclaffe fort chez les Barbouchi, mais Tunis n’a
pas lieu de triompher si insolemment des méprises de l’île de Malte,
puisqu’il y a trois ans je ne sais quel aventurier, sous mon propre nom,
non seulement faisait de nombreuses dupes de l’avenue de la Marine à la
rue de la Kasbah; pouff à l’hôtel de Paris, escroqueries chez de
nombreux marchands et toute la série des notes en souffrance, mais
arrivait encore à placer de la copie et à la signer de mon nom dans la
presse tunisienne, qui ne tarissait pas d’éloges sur le cher confrère.
Et pourtant, l’hiver précédent, j’avais séjourné vingt jours à Tunis:
c’est dire que j’y avais passé inaperçu! Si j’avais quelque vanité,
quelle aventure mortifiante!... inaperçu à Tunis, ô Parisiens cités des
premières, petites célébrités d’un soir, comment jamais reparaître sur
le boulevard!


HALFAOUINE

Vendredi 14 janvier.

_Le quartier Halfaouine, maisons basses, un seul rez-de-chaussée, des
fleurs jaunes et des herbes poussent sur les terrasses; une suite de dés
à jouer d’inégales grandeurs, voilà les rues; chaque habitation s’ouvre
en échope: ce sont en enfilades des friterias, poissons frits et
beignets aux mêmes relents d’huile, des boucheries arabes avec le
boucher assis en plein étal, les orteils nus, au milieu de ses viandes,
boutiques de fruits et de légumes encadrées de régimes de dattes, de
bottes de raves et de chapelets de piments, étals de potiers encombrés
de jarres et de gargoulettes grossièrement peintes à la manière
italienne, boutiques de charbon de bois et, à tous les dix pas, des
barbiers et des cafés maures. Sur la place, vis-à-vis d’un café maure à
péristyle enguirlandé d’une vigne (le fameux café maure reproduit par
toutes les photographies) les huit coupoles blanchies à la chaux de la
mosquée d’El-Aloui, huit mamelons d’un blanc d’argent sur le bleu
laiteux d’un ciel d’aquarelle, et çà et là, dans une foule où la
gandoura devenue rare est remplacée par le burnous, une énorme juive à
bonnet pointu et aux petits souliers trop courts se dandinant comme une
cane; chez les barbiers, quelques soldats du bey... impression de
printemps de Tunis._

                   *       *       *       *       *

Ces quelques notes prises, il y a quatre ans, le moyen de les revivre
sous la monotone et persistante pluie qui continue à noyer Tunis, une
Tunis souillée, délavée et moisie dont une lèpre verdâtre a envahi tous
les murs. De longues traînées vertes, du vert des lentilles d’eau,
formées par des mousses imperceptibles, soulignent le long des dômes et
des murailles les infiltrations d’eau, et font de la ville argentée
(Tunis l’argentée, comme disent les Arabes), une inquiétante
agglomération de dômes et de cubes livides et marbrés de veinures, telle
une immense ruine sculptée dans du roquefort: Tunis d’hiver! Et, entre
ses maisons comme atteintes de lèpre, la foule la plus laide et la plus
sordide, la détresse des burnous et de toutes les loques sales que
l’Arabe de Tunis ballotte entre ses jambes; des vieux bicots retroussés
jusqu’aux cuisses et la fuite sous la pluie de jambes sèches et noires,
profils de dromadaires et pattes de sauterelles d’Égypte, la majesté des
marabouts déshonorée par le parapluie, et, enfin, cette silhouette
inoubliable, ce grotesque rencontré, ici, à tous les coins de rues, les
jours d’averse: un vieil Arabe à capuchon sautillant parmi les flaques
d’eau, un couffin de provisions d’une main, dans l’autre une vieille
ombrelle écrue; non, décidément, il ne fallait pas revenir.


LE QUARTIER JUIF

Samedi 15 janvier 1898.

Le quartier juif, après la porte de France et la rue des Maltais.

C’est surtout là qu’il ne fallait pas revenir; dans ces rues étroites et
sombres, comme étranglées entre les maisons plus hautes, ces rues déjà
sales par les temps de soleil. Non, il ne fallait pas revenir dans le
dédale obscur des placettes et des impasses du quartier des juifs.

Ville morte au cœur même de la ville et qui ne s’anime que le samedi,
j’avais il y a quatre ans aimé l’aspect morne et fermé de ses ruelles
hostiles et de ses hautes demeures, leur air de forteresses derrière
leurs fenêtres grillagées tantôt à l’espagnole, tantôt à la mauresque,
toute cette vie sourde et dérobée d’une race comme en défiance et se
gardant jalousement des autres; quartier bizarre resté bien moyen âge
avec ses maisons en ruines surgissant tout à coup au milieu d’une rue ou
au fond d’une impasse, tout ce labyrinthe de ruelles silencieuses et
tristes, aboutissant parfois à la porte bouchée par des planches d’un
vieux logis à l’abandon! J’y avais fait de si radieuses et lumineuses
rencontres, car la juive, la juive tunisienne hideuse à trente ans avec
sa large face blafarde, ses bajoues, ses fanons et sa taille déformée
par les grossesses, la juive aux lourdes jambes caleçonnées de soie et
d’or est délicieuse de treize à dix-huit ans, et il faut qu’elles soient
bien charmantes, les juives de Tunis, pour résister au grotesque
somptueux de leur costume.

La gorge libre sous une courte chemise de soie vert tendre, bleu
turquoise ou rose turc brodée, c’est, de la ceinture aux chevilles, la
soie mauve, blanche, ou jonquille, d’étroits caleçons, collants jusqu’à
mi-cuisses, aux mollets cuirassés de lourdes broderies d’or, des
caleçons qui valent parfois jusqu’à mille francs pièce et qui, bridant
sur le ventre et leur serrant le bas des jambes, avec la mise en relief
de fesses énormes, donnent aux juives déjà mûres, celles aux gorges
flasques, un étrange aspect d’oies bardées prêtes pour la broche... Un
bonnet pointu à banderole, la jolie coiffure des châtelaines de missel,
casque comme d’un hennin leurs faces empâtées et blêmes, ces faces
envahies par la lymphe juive et jaunes d’une graisse déjà vue à Paris
sur le visage des baronnes; mais ces monstres, je l’ai déjà dit, sont
les juives de trente ans.

Par contre, les enfants rencontrés aux coins des portes sont charmants,
les petites filles surtout, d’une pâleur de jasmin avec leurs grands
yeux noirs. Sous les chamarrures de leurs costumes, ils luttaient, ces
petits juifs, dans mon souvenir, avec les enfants de Tlemcen, et les
jeunes filles donc! les jeunes filles entrevues au fond des cours en
train de faire la lessive, en chemise de soie brodée, tout comme les
princesses des légendes, ou tassées l’une contre l’autre derrière le
renflement grillagé d’une fenêtre, étaient-elles assez délicieuses sous
leurs foulards de soie de couleur vive et le lustré de leurs luisants
cheveux noirs, leurs cheveux du noir de leurs larges prunelles, leurs
foulards du rouge de leurs bouches charnues.

Elles m’étaient apparues dans leurs blouses et leurs caleçons de soies
claires comme autant de fleurs vivantes, les unes isolées sur leur tige,
les autres groupées en bouquet..., fleurs de cire pourtant plutôt que
fleurs vivantes, à cause de leur immuable pâleur... Je me rappelle
encore un certain coin de rue avec un vieux mur blanc de chaux, couronné
de glycines, et un ancien puits à large margelle, surmonté de
ferronneries, dont trois petites juives tiraient de l’eau, groupe
adorable et harmonieux allant du vert tendre au lilas clair. L’une
d’elles était montée sur le puits pour aider au jeu de la poulie, et sa
silhouette enfantine et parée se détachait, dans le soleil, sur le bleu
soyeux du ciel: et cela ressemblait au début d’un conte, d’un conte des
_Mille et une Nuits_. Je ne les ai pas retrouvées.




COMMENT ELLES VOYAGENT


MADAME BARINGHEL A CARTHAGE

  Dans la plaine de Tunis, sur l’emplacement même de Carthage, à
  quelques mètres de la cathédrale des Pères Blancs, Mme Baringhel, Lord
  et Lady Quray, Lord Édouard Fingal, la marquise de Spolete et d’Héloé.
  Il pleut à verse, tout ce monde est engoncé dans des caoutchoucs,
  enveloppé de plaids et chaussé de snowboots; on ne distingue
  absolument rien, si ce n’est quelques vergues et quelques mâts formant
  hachures dans la direction de la Goulette; le Zaghouan, le Bou-Kornin,
  toutes les montagnes célèbres ont disparu dans la brume, c’est un
  spectacle de désolation.

  Lord et Lady Quray de passage à Tunis qu’ils visitent en se rendant à
  Sofia; Lord Algernon vient d’y être nommé consul et fait son tour de
  Méditerranée avant de se rendre à son poste où il entre en fonctions
  dans les premiers jours de mars; l’homme géant, très blond, haut en
  couleur, très effacé et très correct, la femme très grande, trop
  grande presque, mais très belle, de la beauté classique d’une Junon,
  une des professionnelles beautés citées pendant dix ans à Londres;
  Lady Quray a bien trente-cinq ans.

  Lord Édouard Fingal: dix-huit ans, beau comme un dieu grec, des
  cheveux d’un noir de jais bouclant naturellement, avec des yeux gris
  vert dans un visage de médaille syracusaine; produit évident d’un
  vigoureux croisement de races, d’origine irlandaise pourtant; fait
  loucher les Arabes et la marquise de Spolete.

  La marquise de Spolete, Sicilienne, vingt-huit ans, en paraît
  quarante; petite, mince, sèche, mélange déconcertant de langueur et
  d’imprévue vivacité, tête étroite et longue, au menton accusé,
  éclairée par de splendides yeux pâles, des yeux d’un bleu comme
  mourant de désir; rejoint le marquis de Spolete, acquéreur d’immenses
  terrains entre Nabeul et Enfidaville; évidemment ruiné, vient se
  refaire en Tunisie.

  Mme Baringhel, plus nerveuse et surexcitée que jamais, un peu fanée
  par la traversée, un peu hâlée surtout, mais toujours jolie.

  D’Héloé, casquette russe en velours gris côtelé, immense caoutchouc
  mastic, plaid vert myrthe et vert olive, plus anglais encore que Lord
  Édouard Fingal, mais beaucoup moins beau.

  Tous ces seigneurs braquent en vain jumelles et parapluies sous
  l’averse qui redouble.

Mme BARINGHEL.--Qu’est-ce que nous sommes venus faire ici?

D’HÉLOÉ.--Je me le demande.

MARQUISE DE SPOLETE.--Mais admirer des ruines, chère amie, songez,
l’antique Carthage, la rivale de Rome, ce sol est plein de souvenirs, et
tout le passé qu’il évoque!

Mme BARINGHEL.--Les souvenirs! Je ne suis pas encore à l’âge des
souvenirs; puis, dans cet ordre d’idées, il n’y a que les miens qui
m’intéressent. (_A d’Héloé._) Elle commence à m’agacer, moi, la
Sicilienne, elle parle comme un guide Conty, pas même un Bædeker; nous
a-t-elle assez ennuyés, en voiture, avec son histoire de Caton
d’Utique... Utique, rivale de Carthage!

D’HÉLOÉ.--Carthage, rivale de Rome!

Mme BARINGHEL.--Rome, rivale d’Utique, ça se décline, c’est une femme
pour musées! Nous avions bien besoin de nous en embarrasser! Avoir
échappé aux courtiers-vautours pour tomber sur ce vieux cicerone!

D’HÉLOÉ.--Vieux! vous êtes dure.

Mme BARINGHEL.--Avec ce teint citron séché, vous avez des indulgences.

D’HÉLOÉ.--Que voulez-vous? en voyage...

Mme BARINGHEL.--D’autant plus qu’elle en sait beaucoup trop pour une
femme de notre monde, et c’est d’un mauvais goût cet étalage de
connaissances.

D’HÉLOÉ.--Ça vous humilie, hein?

Mme BARINGHEL.--Son érudition d’institutrice, moi? Vous êtes fou; mais
écoutez-la parler; on n’est jamais assez difficile sur ses relations
d’hôtel; quand cette femme-là serait une espionne...

LA MARQUISE DE SPOLETE, _à Lord et à Lady Quray, attentifs._--Le petit
village, là-haut, ces koubas et ces villas arabes?

LORD QURAY.--Oh! yes, Bou-Saïd.

MARQUISE DE SPOLETE.--C’était la ville haute, celle où s’étageaient les
immenses terrasses des palais de Carthage, l’emplacement même du
quartier des riches, l’endroit où Flaubert, dans son beau roman de
_Salammbô_...

D’HÉLOÉ.--Ça y est.

MARQUISE DE SPOLETE.--A fait rêver, les soirs de lune, l’ardente
virginité de la fille d’Hamilcar.

Mme BARINGHEL.--Et Lady Quray ne bronche pas?

D’HÉLOÉ.--La phrase est dans le guide, c’est une vieille connaissance.

MARQUISE DE SPOLETE.--Vous vous rappelez la belle description du lever
de soleil sur Carthage, dans le roman; la mer moirée et laquée d’argent
avec le profil des montagnes du golfe et les chevaux consacrés au soleil
hennissant vers l’aurore et frappant de leurs sabots dorés le parapet du
temple.

Mme BARINGHEL.--Elle sait le roman par cœur.

MARQUISE DE SPOLETE.--Vous avez vu les citernes? toutes les données
scientifiques portent à croire que le temple de Moloch s’élevait tout
auprès.

Mme BARINGHEL.--Moloch fécondateur, elle va leur montrer le temple de la
déesse, maintenant.

D’HÉLOÉ.--Voyons, ne vous agitez pas.

Mme BARINGHEL.--Le malheur est que le jeune Fingal reste insensible à
toutes les avances. En voilà un, je crois, auquel la dame ne serait pas
fâchée de dire: «Moloch, tu me brûles», mais _Love’s labour lost_, très
shakespearien, le jeune lord! Il se méfie de la Sicile.

D’HÉLOÉ.--Taisez-vous, elle va nous entendre.

MARQUISE DE SPOLETE.--Et quelle disgrâce que cette pluie! Si la chance
avait voulu que vous vinssiez ici quinze jours plus tôt, vous auriez vu,
mais à croire pouvoir les toucher avec la main, le Bou-Kornin et le
Zaghouan. La lumière de ce pays est si merveilleuse; vous vous rappelez,
le Zaghouan, la montagne des sources, dont le célèbre aqueduc de
Spendius et de Mathô apportait les eaux à Carthage.

LADY QURAY.--Mathô, aho, oui, je me rappelle; c’était M. Sellier qui
avait créé le rôle dans la _Salammbô_, de Reyer; il était très bien, ce
garçon-là, et la Caron donc, dans la _Salammbô_, divine.

LORD QURAY.--Divine, en effet. Moâ, je adore ses longs bras. Les longs
bras, cela est très chaste.

Mme BARINGHEL.--Écrivez donc des chefs-d’œuvre. (_Du ton d’un enfant qui
récite une leçon._) Vous oubliez le Bou-Kornin, ma chère, la montagne en
croissant, tant chantée par Flaubert, la fameuse montagne de plomb où
l’auteur a placé le défilé de la Hache. Sans ce brouillard, vous la
verriez, la gorge où l’armée des mercenaires pressentit sa destinée
tragique devant les lions crucifiés des deux côtés de la route!

Voyons, un petit effort de mémoire, chère amie, et dites-nous la belle
page du crucifiement des lions. Cette Carthage! Nous ne nous souvenons
que de celle de _Salammbô_, d’Hamilcar et d’Hannon; mais il y a celle
des Scipion, de Massinissa et plus tard de Marius, les deux ruines se
pleurant ensemble. Mais qui parle jamais de celle-là! Quel pneumatique
qu’une œuvre de génie! _Salammbô_ a fait le vide dans l’histoire, car il
y a eu une Carthage romaine et même une Carthage chrétienne dont on ne
souffle mot, celle de saint Augustin, d’Apulée et de Tertullien, le Nice
et le Monte-Carlo des sénateurs et des chevaliers de la décadence; car
ils allaient, eux aussi, prendre leurs quartiers d’hiver dans de
meilleurs climats: «Viens dans une autre patrie!» Et il ne pleuvait pas
alors, à Carthage!

Quand on pense que tous les sièges de cette ville-là ont été des
odyssées de la Soif. Carthage, la ville sans eau! Qu’est-ce qui s’en
douterait? voilà dix jours que nous sommes à Tunis, et que la pluie ne
cesse pas! Dire que les mercenaires faillirent la réduire en coupant
l’aqueduc, et que les Romains, pour s’en emparer, durent l’envelopper
d’un mur d’enceinte! Que les temps sont changés! Voyez-vous ces ondées
au troisième chapitre de Flaubert! Plus de Grec Spendius et de rusés
stratagèmes. Mathô ne s’introduit plus dans la conduite d’eau et
Carthage en deuil n’a plus à sacrifier ses enfants à Moloch. Voilà tous
les effets du roman coupés: petite pluie abat grand vent. (_Bas à
d’Héloé._) Vous voyez qu’on sait ses auteurs. Lui ai-je assez coupé ses
effets, à la marquise?

LORD ÉDOUARD FINGAL, _qui n’a pas cessé de prendre des notes_.--D’où
savez-vous toutes ces choses, madame?

Mme BARINGHEL.--Mais dans mon guide, tout simplement. Je vous
l’indiquerai.

D’HÉLOÉ.--Vous êtes cruelle!

Mme BARINGHEL.--Oui, l’ennui me rend assez féroce; (_A haute voix._) et
maintenant, vous ne trouvez pas que nous sommes assez mouillés? Très
imposants, tous ces souvenirs, mais, comme paysage, ça vaut la plaine
d’Argenteuil. Moi, je rentre à l’hôtel; assez grelotté sous la pluie.

LADY QURAY.--Ah! mais, n’y a-t-il pas à visiter l’église?

MARQUISE DE SPOLETE.--La cathédrale, vous voulez dire?

LADY QURAY.--Oui, la cathédrale et un musée très curieux, est-il vrai?

Mme BARINGHEL.--La collection des pieds et des mains des soi-disant
statues célèbres, tout le résidu des familles; bien du plaisir, je la
connais, la cathédrale de Carthage et le petit couplet sur Mgr
Lavigerie. (_Reprenant son ton de petite fille._) Le cardinal Lavigerie,
un nom qu’on retrouve partout en Algérie et en Tunisie, le grrrand
cardinal, vénéré des Arabes, qui le considèrent comme un marabout,
regretté des Français dont il avait assuré ici la prépondérance par sa
haute intelligence politique et religieuse et sa profonde compréhension
du caractère indigène. Un point, c’est tout. Je laisse à la marquise de
Spolete le soin de vous en faire les honneurs; elle possède le pays
mieux que moi, et, en sa qualité d’Italienne, vous dira en détail toute
l’histoire de la colonisation française. Je suis un peu lasse, vous
permettrez que j’aille vous attendre à l’auberge, je ferai atteler; mais
vous me laissez M. d’Héloé, n’est-ce pas?

_Ces dames, en chœur._--Comment, chère, fatiguée!--Êtes-vous assez
couverte, voulez-vous mon plaid? Serez-vous bien dans cette
auberge?--Merci, merci, ne vous préoccupez pas de moi.

  Dix minutes après, dans la salle de l’hôtel de Carthage, Mme Baringhel
  et d’Héloé, assis en tête à tête devant des punchs tunisiens (lisez
  grog très étendu d’eau); la pluie tombe encore avec plus de violence.

D’HÉLOÉ, _après un long silence_.--Et dire qu’il y a trois ans, nous
cueillions ici des asphodèles et du trèfle incarnat de Tripoli que nous
envoyions, le lendemain, par le courrier de France aux amis de Paris!

Mme BARINGHEL.--Et sous le plus beau ciel du monde! Quelle mélancolie!
C’était au début de nos hostilités; comme vous me connaissiez peu
encore, cher ami! Vous me faisiez la cour, oh! ne vous défendez pas,
vous ne me jugiez ni plus mal ni mieux que les autres... «Cette petite
femme-là doit marcher», vous étiez-vous dit, parce que bien chaussée et
de jolis dessous.

D’HÉLOÉ.--Ah! si l’on peut dire!

Mme BARINGHEL.--Mais voilà, je ne marche pas, et, sur un flirt inutile,
nous avons bâti une amitié sérieuse... Il est vrai que, depuis, vous
avez tant marché, vous, pour votre compte...

D’HÉLOÉ.--Mais, chère amie, je ne vous permets pas...

Mme BARINGHEL.--Allons donc, vous n’allez pas me faire croire que vous
êtes du Cercle des pieds nickelés. Qu’êtes-vous venu faire en Tunisie?

D’HÉLOÉ.--Mais des documents pour mon livre.

Mme BARINGHEL.--Ah! oui, le fameux livre: _Figues de Barbarie_...
J’aimerais mieux, moi, _Odeurs de Tunis_, car elle odore assez au milieu
de ses lacs, la marécageuse ville des beys; et c’est pour documenter ce
livre que, depuis dix jours, dix fois vingt-quatre heures que nous
moisissons ici, vous me plantez-là tous les soirs pour courir les cafés
et les bains maures.

D’HÉLOÉ.--D’abord, le soir, les bains maures sont fermés à Tunis; et
puis, je ne puis pourtant vous mener dans les mauvais lieux.

Mme BARINGHEL.--Vous m’y traîniez bien pendant votre dernier voyage...
Ah! je comprends, c’était un cadre à votre flirt, vous escomptiez le
trouble et la suggestion des spectacles, vous me meniez là comme un
voyeur.

D’HÉLOÉ.--Vous me prêtez des sentiments...

Mme BARINGHEL.--Bien naturels. Oh! je connais les hommes, moins que
vous, certainement, mais assez pour les mépriser à leur juste valeur, et
la pluie redouble... Dire qu’à Paris on donnait hier la _Ville morte_ et
avant-hier le _Nouveau Jeu_ de Lavedan.

D’HÉLOÉ.--Oui, mais il y a aussi l’influenza, l’affaire Dreyfus,
l’incident Zola et les lettres infectieuses.

Mme BARINGHEL.--Oui, c’est vrai, nous avons échappé aux lettres
anonymes, qui, le premier janvier, ont inondé Paris. Vous soupçonnez
qui?

D’HÉLOÉ.--Mais le post-scriptum de Chasteley ne laisse aucun doute. _Il
pleut de la m..._, a-t-il écrit, ça ne peut venir que de Bob ou de
Gavrochetinette.

Mme BARINGHEL.--Odeurs de Tunis, odeurs de Paris; j’aurais aimé pourtant
entendre la prose d’Annunzio.

D’HÉLOÉ.--La Sicilienne ne vous suffit donc pas?

Mme BARINGHEL.--Rien ne me suffit, mon ami; les choses me manquent ou
bien m’excèdent. Mais que peuvent-ils bien faire dans ce musée? Pourvu
qu’on n’y ait pas retenu lady de Quray; ils auraient au moins une statue
intacte; ah! bon, les voici qui sortent.

    C’est Junon tout entière à son socle attachée.

Quelle majesté! Ça m’ennuierait, moi, une femme si grande, c’est tout un
monde à parcourir; mais lord Fingal est vraiment beau, c’est le dieu
même de la jeunesse; mais d’où sort-il? A-t-il de la fortune, pourquoi
voyage-t-il? Pour son agrément ou celui des autres?

D’HÉLOÉ.--Mais vous devenez pernicieuse...

Mme BARINGHEL.--Oh! ces Anglais, tout est possible avec eux; et puis, un
homme si beau... Enfin, que fait-il dans ce ménage, pupille de monsieur
ou amant de madame! Moi, il me fait l’effet de Dorian Grey.

D’HÉLOÉ.--Et vous osez dire que vous êtes réfractaire à Tunis!




TUNIS MYSTÉRIEUSE


En proie, telle qu’elle est, à son armée de guides et de courtiers
pisteurs uniquement préoccupés d’exploiter l’étranger, Tunis est
peut-être la ville de toute la côte barbaresque que connaissent le moins
les touristes. Guettés et happés à la porte des hôtels par la bande des
vautours, les nouveaux débarqués dans la ville des beys ne seront
promenés et conduits qu’aux seuls endroits où leurs convoitises
attisées, leurs goûts séduits et leurs caprices tentés pourront les
entraîner à délier les cordons de leur bourse, partout où le pisteur
aura flairé l’occasion d’un achat.

Resteriez-vous un mois à Tunis, si vous êtes tombé entre leurs mains,
trente matins ils vous conduiront dans les souks, et par de nouvelles
rues et d’imprévus détours vous ramèneront invariablement chez Djemal ou
Piperno, chez Barbouchi ou Boccara; et chaque matin, de onze heures à
midi, quelque désir que vous ayez manifesté d’aller ailleurs, vous vous
retrouverez assis devant l’inévitable tasse de kahoua, au milieu des
gestes enveloppants et des caresses de langage d’un des quatre marchands
nommés déjà. «Un tapis, sidi, pas cher, une occasion parce que c’est
toi. Veux-tu ce cimeterre? Il est joli, c’est une lame de Damas, et ce
coussin de soie brodée d’Asie, pour toi pas cher, parce que toi bon ami.
Moi rien gagner sur toi, moi faire affaire pour le plaisir», et c’est
l’antienne dont on rabattra tout un mois vos oreilles, jusqu’à ce que
les vautours vous aient jugé à sec.

En votre qualité de _roumi_, vous êtes taillable et corvéable, vous
devez payer tribut aux seigneurs des souks; c’est pour ici et non
ailleurs que la sagesse des peuples a promulgué le proverbe: _La
conquête dévore le conquérant_... A peine vous permettront-ils une
excursion à Carthage, où vous verrez peu de chose en dehors de la
cathédrale des Pères Blancs, beaucoup de souvenirs et peu de vestiges,
une journée au Bardo, qui s’amoindrit de jour en jour et perd tout
caractère sous prétexte d’embellissement, peut-être quelques heures à
Hammam-Lif, qui seront une déception, malgré le beau panorama de la
montagne de Plomb, du Bou-Cornin et du Zaghouan, et encore
autoriseront-ils ces déplacements, ces heures volées aux achats qu’ils
espèrent, parce que ces excursions nécessitent une voiture, et là-dessus
ils trouveront le moyen de griveler et de gagner sur vous. Ce seront des
arrangements à compte à demi avec des cochers de leur choix; on vous
demandera quinze et vingt francs pour une promenade de trois heures,
tarifées à trois francs, si bien que, toutes vos minutes passées sur le
territoire de l’ancienne cité de Thounes auront engraissé peu ou prou la
bande en chéchia et en gandoura bleue des courtiers-vautours.

Et notez que je n’exagère pas. J’ai connu des Parisiens demeurés vingt
jours à Tunis et qui, dans une ville de cent cinquante mille âmes, dont
quatre-vingt mille Arabes et quarante mille juifs, ne connaissent, en
dehors des souks, que la rue de la Kasbah qui y mène, la rue Halfaouine
qu’il faut longer toute pour aller au Bardo, et le Dar-El-Bey, le petit
palais où le bey vient tous les lundis rendre la justice, le Dar-El-Bey
classé parmi les curiosités du Bædeker pour sa terrasse d’où l’on
embrasse toute la vue de Tunis, offerte là avec ses monuments, ses rues
et ses mosquées, et son vieux mur d’enceinte, jusqu’au petit port de la
Goulette, apparu sur le bleu de la Méditerranée, au delà du vert
limoneux de son lac.

Et, pourtant, que de mystère et de silence dans certains quartiers de
cette Tunis ouverte aux paquebots, grouillante de garnison, et, trois
fois par semaine, envahie d’un nouveau flot de touristes! car il existe,
et cela à la sortie des souks et à cent mètres de la Porte de France,
une Tunis d’Orient, une Tunis bien plus d’Asie que d’Afrique, avec ses
hautes demeures verrouillées et grillées comme autant de forteresses, la
Tunis des Arabes riches, longues façades aveugles, uniformément
blanches, avec leurs larges portes cintrées aux vantaux de bronze oxydé
et verdi, la Tunis du siège de saint Louis, la Tunis des Croisades, la
Tunis apparue comme la clef d’or de l’Orient mystérieux aux
rois-chevaliers de la chrétienté, la Tunis dont les murailles sarrazines
connurent, avant les reîtres de Charles-Quint, les gonfaloniers de
Venise et les archers de Barberousse.

Cette Tunis du moyen âge, qui m’avait échappé lors d’un premier séjour,
et qu’une heure de désœuvrement m’a fait découvrir en rôdant au hasard à
travers les rues, aucun guide ne vous l’indiquera, car elle n’existe pas
pour eux. On n’y vend ni bibelots, ni étoffes curieuses. En dehors d’une
unique voie réservée aux marchands de comestibles et tous de race
indigène, on ne vend rien dans le morne quartier de l’aristocratie
maure.

Ce sont, coupées d’angles et de retraits, de longues suites de voûtes,
on dirait millénaires, tant les motifs de leurs piliers ont disparu sous
les couches de chaux successives: longs couloirs crépusculaires, ils
semblent creusés dans de la marne, avec des détails de sculpture,
chapiteaux et colonnettes, comme noyés dans des blancheurs crayeuses et,
de place en place, réapparus et resurgis. On sent que des siècles
dorment là dans la pénombre et la poussière des siècles; et du mystère,
et de la religion aussi.

Puis ce sont, profondes comme des puits, d’étroites rues à ciel ouvert:
de grands murs les bordent, où surplombent très haut des moucharabiehs,
tandis que, en contre-bas du sol, s’enfonce, dans un jour de soupirail,
une large porte en plein cintre; et, par l’entrebâillement, des piliers
coloriés apparaissent, des lueurs de mosaïques éclairent une ombre de
caverne; et c’est sur un banc l’immobile rêverie d’un portier indigène,
en veste et culotte bouffante, ou bien, le long des murs, accroupis, les
capuchons et les burnous fantômes des familiers de la maison, et c’est
le vestibule d’un riche, le riche qui, à Tunis et à Alger, a ses clients
qu’il protège et nourrit, tout comme un patricien avait les siens à
Rome.

Ici, l’Islam n’a pas bougé. Le Progrès, cette hélice, n’a pas même
effleuré cette mer figée, la Tradition... et le mystère des voûtes
recommence interrompu par des rues, jusqu’à ce qu’un lourd bâtiment sans
fenêtre, enjambant la chaussée, fasse renaître et les voûtes et leur
clair-obscur; et qu’elle soit couverte ou libre, la rue, ici, ce sont
toujours les mêmes logis fermés, les mêmes façades aveugles et hostiles
à l’Europe, les mêmes murailles spectrales où un subit renflement de
grillage indique seul l’appartement des femmes, les femmes ici recluses
et retranchées de la vie; et c’est partout le même aspect de maisons
forteresses où règne en souveraine la loi du bon plaisir, le bon plaisir
de l’_homme seigneur et tout-puissant_, et, de par le Coran, maître de
la vie et de la mort.

D’ailleurs, aucun mouvement; les maisons silencieuses bordent des rues
muettes, des rues aux passants rares, où je sens que ma présence
inquiète et surprend. Aucun Européen ne s’y rencontre, et pourtant le
quartier des Siciliens est tout proche...

Je vague et je rôde, seul de ma race et de mon costume, dans la torpeur
d’une ville enchantée; les quelques burnous que je croise sont rayés de
soie et d’une parfaite blancheur, des burnous de riches; ils s’écartent
à peine sur des gandouras à passementeries lourdes et des vestes de
moire, et tous ici portent le turban. Ils passent de loin en loin,
majestueux et calmes, avec, à ma vue, un imperceptible dédain dans leurs
larges prunelles noires, et c’est là tout ce que soulève mon intrusion
de roumi. Parfois, une main ossifiée se tend hors d’un paquet de
guenilles. Échoué contre un pilier, c’est un mendiant indigène qui
demande l’aumône.

Le capuchon rabattu sur ses yeux, ses yeux le plus souvent obscurcis de
taies, il ne sait même pas qui il implore; il a perçu un bruit de pas et
machinalement a tendu la main, et pourtant des regards me guettent du
haut de ces demeures qu’on croirait inhabitées, et ce sont des regards
de femmes; mais les grillages peints en vert des moucharabiehs les
dérobent, elles, à tous les yeux, et je ne les verrai jamais, jamais!
Et, dans le silence de ce quartier léthargique, ce mot _jamais_ grandit
et stupéfie, lourd de je ne sais quelle épouvante: jamais? Jamais je ne
connaîtrai les visages aux sourcils croisés et aux paupières peintes de
ces femmes, de ces indolentes et ennuyées recluses dont ma curiosité de
touriste aura distrait quelques instants le loisir; et c’est à travers
les mêmes rues blanches et monotones, mais dont l’aspect change et se
transforme tous les dix pas par l’imprévu des retraits, des impasses et
des angles, un émerveillement continu de l’esprit, un perpétuel
ravissement de l’œil, une incessante mise en éveil de l’imagination
amorcée par de nouveaux décors. Je marche dans de la réalité et dans du
rêve, et tous les costumes rencontrés ajoutent encore du pittoresque au
mystère du cadre.

... Un porteur d’eau indigène heurte à une porte close, un vantail
clouté de fer s’entrebâille et l’embrasure encadre une vivante statue de
bronze, et c’est l’éclair de deux yeux d’émail dans une face brune
enturbanée, et ce sont, pareilles à deux massues de vieux buis, les
jambes fauves et sèches sous la culotte bouffante, et l’harmonie du
geste qui tient la cruche de cuivre appuyée à l’épaule...! ce geste
millénaire qui n’a pas changé depuis des siècles et que les touristes de
l’avenir retrouveront dans deux mille ans. Mais l’impression
persistante, obsédante de cette promenade à travers un quartier de
torpeur est qu’on y marche entre des cloîtres, qu’on y dérange des
rêveries de harem, qu’on y peuple peut-être d’un monde de regrets des
cerveaux enfantins de captives; car, pour toutes ces femmes d’Orient,
l’Européen entrevu par leur fenêtre treillissée et peinte, c’est Paris;
Paris, la ville unique, Paris, centre de l’univers, Paris, la ville de
luxe et de plaisir, où les femmes sont libres; Paris, dont elles
adoptent les modes attardées, Paris, dont les princesses beylicales font
venir maintenant leur mobilier et leurs tapis, oui, leurs tapis... elles
si près de l’Asie et plus proches de Kairouan.

Un regret, moins qu’un regret, un regard deviné, soupçonné derrière le
renflement grillagé d’une fenêtre, voilà tout ce que l’Européen peut
connaître de la femme d’Orient, car les masses empaquetées de voiles et
trébuchantes, que vous croiserez à travers les rues des villes
barbaresques, sont des servantes ou des femmes d’artisans: la mauresque
née ne sort jamais à pied, jamais, même pour aller au cimetière et aux
bains...

Parfois, une antique voiture, un trot de chevaux piaffeurs ébranlent
d’un bruit de ferrailles une voûte séculaire; sur le siège, un cocher
nègre triomphe dans des oripeaux de soie combien fanée, mais des stores
de soie jaune sont strictement tirés sur toutes les glaces: ce sont des
femmes arabes qui vont au jardin, le jardin que tout Tunisien de marque
possède aux environs de la ville, à Bou-Saïd, le petit village bâti sur
les ruines de Carthage, à l’Ariana, à la Manouba, ce Saint-Germain de la
cour des beys.

Vous n’en verrez jamais plus; tout ce que vous pourrez tenter dans ce
but sera peine perdue. Il n’y a que dans les romans de poète qu’un
œillet rouge tombe des moucharabiehs ouvragés et dorés sur le front du
_roumi_: vous ne rencontrerez pas d’Aziadée à Tunis, mais si la femme se
dérobe, invisible, intangible, et demeure l’énigme blanche de ces hautes
demeures, le cadre n’en subsiste pas moins puissamment évocateur... et
par le labyrinthe des ruelles et des places, le charme de l’Orient
continue et s’affirme et s’impose et grandit, il opprime même un peu à
la longue, ce charme, à la manière d’un philtre ou d’un songe d’opium.

Sur les angles et les pans-coupés de très hautes murailles, un ciel
pâlement bleu (car la pluie a cessé) met la mélancolie d’un ciel d’avril
du Nord; les fines mousses verdâtres, dont l’humidité revêt comme d’une
lèpre les maisons de Tunis, semblent ici, dans ce quartier des riches,
des motifs de jaspe et même de malachite introduits dans l’architecture:
une Tunis blanche et verte, d’une préciosité de tons infinie, a surgi,
une Tunis un peu étrange à la façon d’une ville-fée. Dans certains
endroits, la rue se campe comme un décor, et c’est ici tout un coin de
Stamboul évoqué par cinq dômes d’émail sous leur revêtement de tuiles
luisantes et vertes, cinq coupoles vernissées mamelonnant soudain au
milieu d’une placette encadrée de palais aux treillages vermoulus, des
palais inhabités peut-être...: le monument élevé sur les tombeaux des
beys, m’a-t-il été appris depuis.

Plus loin, c’est un carrefour hallucinant par l’angle de très hautes
murailles, coupées en second plan par de plus hauts bâtiments encore.
Cela s’échafaude comme des tours, des poutres sortent des frises
soutenant des moucharabiehs qui surplombent, des fenêtres grillagées
s’ouvrent presque en plein ciel, puis une voûte s’enfonce dans un mur où
la rue disparaît engouffrée, et cela tient du coupe-gorge et aussi du
précipice. C’est effarant de profondeur et inquiétant comme une menace;
des âniers, heureusement, débouchent de cette voûte; ils ont des
jonquilles piquées sous leur chéchia, et leurs cris d’_arroua_ me
rassurent.

Rue du Riche, enfin (une rue que je signale à l’étranger de passage à
Tunis, car aucun pisteur ne l’y conduira et elle ne figure dans aucun
guide), une kouba, un tombeau de marabout, comme il en surgit à chaque
pas au pays de l’Islam, dresse, au milieu de retraits et de cours et
d’impasses, une coupole et des cubes de chaux si délicieusement tachés
de veinures et moisis, qu’elle en devient une espèce de joyau, de
mosquée séculaire et magique, une architecture de féerie. Du jade ou du
plâtre? on ne sait plus, tant le renflement du dôme et la voussure du
porche, tant les piliers eux-mêmes sont délicatement épousés par les
mousses, tant la chaux des murailles est pittoresquement marbrée et de
glauque et de vert.

Plus haut, c’est l’ancien mur d’enceinte avec ses jardins plantés de
poivriers et d’eucalyptus, jardins à l’abandon avec des éboulis de terre
crevant de place en place, des murailles effondrées, toute l’incurie de
l’Islam; puis les tanières des prostituées arabes, car la caserne de la
Kasbah est proche et nous sommes près des remparts... Mais voici de
larges braies de zouaves et de hautes chéchias de spahis; des sonneries
de clairon s’entendent; nous rentrons en France; et Tunis mystérieuse
ici s’évanouit.




SOUSSE


Vendredi 21 janvier.

Sousse, l’ancienne Hadrumète de Jugurtha, _Soussa_ (le ver à soie, en
langue arabe), Monastir, Sfax, Gabès, Djerba, l’ancienne île de Calypso
selon les uns, l’île des Lotophages, selon les autres, et enfin Tripoli,
Tripoli de Barbarie! le Tripoli des corsaires, des expéditions
espagnoles et de la Princesse lointaine! Comme ils chantent l’invitation
au voyage, tous ces noms de villes barbaresques de la Tripolitaine et du
Sud tunisien, les unes au milieu des palmiers de leurs oasis, les autres
encerclées dans leurs hautes murailles, toutes nonchalamment couchées
dans le miroitement des sables et surtout dans le mirage des lieues, et
des lieues et des lieues, qui grandissent, déforment et magnifient les
décors; toutes blanches comme Sousse, dont le premier nom était la Perle
en turc, et, comme un fil de perles, en effet, essaimées le long des
grèves blondes au bord de la mer bleue, sous la flamme implacable de
l’azur africain.

L’azur africain! Il nous fait encore aujourd’hui banqueroute. Nous avons
quitté Tunis sous une pluie battante, et c’est sous une diluvienne ondée
que nous entrons en gare de Sousse. Cinq jours de mer pour gagner la
Tripolitaine, avec escales de cinq ou six heures devant chacune des
villes déjà citées (car, vu les basses terres et les fonds ensablés,
Sfax est le seul port où l’on aborde à quai), cinq jours de mer. Nous
avons coupé la poire en deux. Malgré la lenteur des chemins de fer
tunisiens et l’horreur de quatorze heures de diligence, nous gagnerons
Sfax par voie de terre et ne ferons escale que devant Gabès et Djerba.

Ah! les voyages ne sont pas faciles dans le Sud tunisien, et la
mélancolie de toute cette région, d’une platitude de dunes, avec la mer
grise reparaissant toujours à l’horizon, la mer de plomb au-dessus du
vert glauque des figuiers de Barbarie ou du vert argenté des vergers
d’oliviers! et c’est là l’invariable et monotone paysage, oliviers et
cactus, cactus et oliviers. De pâles montagnes surgissent parfois à
notre droite, mais si atténuées et si blêmes qu’on dirait des nuées; à
notre gauche, c’est la bande de mer sablonneuse au-dessus des cultures
hérissées de nopals, tout un pays d’un vert bleuâtre, et, çà et là, des
êtres couleur de boue, des Arabes haillonneux accroupis sous la pluie,
leurs pieds nus dans la main; des enfants aux yeux de bête; des petites
nomades, bergères en guenilles de chèvres et de bizarres moutons à tête
noire: une humanité qui semble avoir pris à la longue les tons ocreux de
la terre et des sables. Des troupeaux de chameaux errent en liberté.
Qu’on juge de l’incurable mélancolie de la campagne de Tunis!

Deux villes, ou plutôt deux villages, pourtant. Kalla-Scirra et
Kalla-Kebira apparaissent tour à tour à une heure l’un de l’autre: assez
bibliques d’aspect avec leur entassement de terrasses et de koubas, ils
étalent à l’horizon comme une étrange jonchée de débris de terres cuites
et de vieux alcarazas; fauves et ruineux, ils sentent l’incurie, la
misère et cependant, de loin, ils ont un air de populeuses cités. Tel
est, même sous la pluie, le mensonge de ces pays d’Orient.

Incidents. Nous croisons un enterrement arabe: une bande d’indigènes
trottine sous la pluie avec, sur leurs épaules, le mort roulé dans une
vieille natte. Si le mort ne leur glisse pas des mains, il y a miracle.
Ils sautillent à travers les flaques d’eau, se retroussent pour enjamber
les fondrières, et le cadavre a l’air de voguer sur sa civière, tel un
ballot d’alfa sur un bateau marchand, et le ciel est crevé sous
l’averse. Je reverrai longtemps cet enterrement...

Une demi-heure avant, nous avions écrasé un veau, le petit veau cher à
M. Francis Jammes; il vaguait, le cher veau, à travers les nopals, sans
souci du train et de sa locomotive, car, ici, la voie ferrée court sans
palissades à travers les cultures. Dans le compartiment voisin du nôtre,
deux chanteuses de café-concert, deux étoiles pour beuglants de Sousse
et de Gabès, criaillent à tue-tête:

    C’est le sire de Fiche-Ton-Camp
    Qui s’en va-t-en guerre!

Il retarde un peu, le répertoire des deux Florise errantes du Sud
tunisien; mais les sous-offs, tirailleurs et spahis, dont elles
distrairont les ennuis, n’y regardent pas de si près, les pauvres! Si
démodées qu’elles soient, ces dames seront encore l’article de Paris,
article de Paris pour bazar de Tunis.


Samedi 22 janvier.

Soussa. Elle était si blanche et si belle, si lumineuse sous la clarté
du ciel, au bord de la mer bleue que le gouverneur turc l’avait
surnommée la _Perle_, et, afin que nul n’en ignore, il fit suspendre
dans l’arche de sa principale porte une grosse perle au bout d’un fil de
soie. Ainsi, tous ceux qui viendraient dans la ville apprendraient son
nouveau nom. Pendant un mois, la perle étincela, respectée, telle une
goutte de lait, dans le clair-obscur des voûtes; puis, une nuit, vint un
passant qu’elle tenta. Le premier qui s’aperçut du vol fut un Arabe de
la plaine, qui venait vendre en ville un chargement de dattes; il courut
à travers les rues en s’écriant: «_Soussa_, un ver à soie a rongé le
fil!» Et comme c’était un matin de marché, tous les autres Arabes, dont
la ville était pleine, se répandirent à travers les souks et les
mosquées, répétant à grands cris: «_Soussa_, un ver à soie a rongé le
fil, _Soussa_!»

Le temps a marché: la ville turque possède une garnison française, le 4e
tirailleurs, dont les rouges chéchias et les grègues bouffantes dévalent
à toute heure entre ses rues montantes, vrais raidillons de chèvres
bordés de maisons basses, les unes avec des marches, comme certaines
rues d’Alger, les autres en couloirs dominés de grands murs, mais toutes
boueuses, sordides et l’air de coupe-gorges, avec leurs angles et leurs
retraits d’impasses, leurs appentis surplombant dans le vide, leurs
coins d’ordure et les arches enjambant les passages étroits; car Sousse
n’a plus de blanc que ses murailles, ses hautes murailles sarrasines aux
créneaux en queue d’aronde, avec, de place en place, la brusque avancée
d’une tour; un vrai quadrilatère de hautes palissades maçonnées et
blanchies, où la ville s’entasse et dégringole de la Kasbah à la mer,
tel un énorme et fantasque escalier dont chaque maison serait une des
marches.

C’est cet écroulement de logis arabes, ce panorama de cubes et de dômes
de chaux que nous découvrons du haut de la Kasbah, l’ancien palais du
gouverneur. De là, ce sont les mille et un degrés effrités et ruineux
d’une immense pyramide, mais d’une pyramide tronquée et entourée de
murs, les fameux murs d’enceinte que nous retrouverons dans toutes les
villes de la Barbarie, ceux-là même que Tissot a peints, si verticaux,
dans ses aquarelles pour les _Évangiles_.

Elles ne résisteraient pas à une bombe, ces rébarbatives murailles, mais
elles ont un fier caractère, et ce qu’elles donnent à Sousse, ville de
garnison française, un aspect barbaresque et de cité-pirate est
saisissant. Surtout par ce ciel brouillé avec, au loin, cette mer
démontée et houleuse, elle est, aujourd’hui encore, on ne peut plus nid
de forbans, l’ancienne _Perle_ turque, dont un _ver à soie_ rongea le
fil, et ce que la Kasbah, d’où nous l’admirons, a l’air d’un repaire!...

Des esclaves chrétiens ont dû jadis peiner sous ces voûtes. Mais une
sonnerie de clairons, celle du camp voisin, annonce l’heure de la soupe;
un convoi de chameaux défile lentement sous la porte de Tunis, une porte
encombrée de mendiants et d’indigènes accroupis, comme toute porte de
ville arabe; ils attendent le moment où le soleil va disparaître, car
c’est ce soir même que le Rhamadan commence. Ce soir, à la même minute,
un coup de canon l’annoncera dans toutes les villes de l’Islam... Le
Rhamadan, jeûne de jour, fête de nuit, la grande fête religieuse
musulmane.

Actualités. Le lieutenant-colonel Picquart, le prisonnier du
Mont-Valérien, était encore, il y a trois mois, en garnison à Sousse; le
commandant Esterhazy y servit longtemps; enfin, le seul bazar où l’on
puisse à peu près s’approvisionner, dans la ville européenne, s’appelle
le bazar Dreyfus: bazar Dreyfus aussi, le seul bazar de Sfax.

C’est peut-être là que M. Émile Zola aurait pu recueillir les meilleurs
documents pour l’œuvre de revendication qu’il poursuivait, et les plus
sûrs arguments pour sa propre défense.


Dimanche 23 janvier.

Un immense cri a salué le coup de canon annonciateur, et dans la même
minute, trente mille Arabes ont allumé leur cigarette, car le musulman
ni ne mange, ni ne boit, ni ne fume du lever au coucher du soleil, en
période sainte du Rhamadan. Douze heures de jeûne absolu, douze heures
de privation terrible dans ce pays de la soif; mais, le soleil tombé,
quelles agapes, quelles bombances de beignets à l’huile, de gâteaux
frits, de pain, de dattes, de couscous et de ces énormes pâtisseries
dont Arabes en burnous et nègres en chéchias se disputent les morceaux
d’échopes en échopes!

Les rues regorgent d’une foule gesticulante et bavarde: foule dans les
cafés maures, foule chez les barbiers, foule dans les mosquées, dont les
portes entr’ouvertes laissent voir des files de dévots agenouillés se
prosternant avec l’ensemble d’un corps de ballet italien, tous les
fronts touchant en même temps la terre, toutes les mains pointant en
avant à la même seconde vers le verset inscrit.

Illumination des minarets. Devant les boutiques aux aspects de tanières,
ce sont des attroupements d’Arabes, d’Arabes marchandant qui des
légumes, qui des épices, qui du poisson. Tous s’approvisionnent pour le
légendaire repas de deux heures du matin, car, en Rhamadan, le croyant
mange toute la nuit. Et ils vont et ils viennent à travers les rues
puantes, indescriptible et remuant fouillis de bras, de pieds nus et de
faces brunies sous des burnous trempés de pluie; des derboukas tonnent
dans les cafés maures; des querelles s’élèvent autour de l’étal écœurant
des bouchers, des mélopées assourdissent les mosquées, et dans les
souks, les souks de Sousse, voûtés, dallés et plus étroits que ceux de
Tunis, règne une animation de ruche, un fébrile affairement de
fourmilière. Toutes les boutiques y sont ouvertes comme en plein jour,
leurs marchands y trônent en parade et vêtus d’habits de fête; tous ont
allumé la lampe à pétrole de leur devanture, d’autres lampes éclairent,
suspendues aux voûtes, et, par les couloirs illuminés, c’est, à n’y
pouvoir jeter une aiguille, un entassement d’Arabes de tous costumes et
de tous rangs, tirailleurs indigènes, nomades de la plaine, vieillards
et enfants.

A Sousse, les boutiques des souks sont bordées de bancs en mosaïque, qui
courent le long des échopes. Ce soir, c’est sur ces bancs un
enchevêtrement d’Arabes couchés les uns sur les autres, un inoubliable
tassement d’indigènes devant les cafés maures; des chaises débordent
dans la travée; dans le souk aux étoffes, ils ont installé un piano à
même la chaussée; un juif y est assis, qui joue, et les croyants
l’écoutent. Une guenille errante, une face d’outre-tombe va de-ci,
de-là, en marmonnant je ne sais quelle prière; la loque spectrale agite
devant elle une vieille boîte à conserve où sonnaillent des sous:
«_Marabout, marabout_, me chuchote le tirailleur qui a bien voulu me
servir de guide; _Marabout_, saint homme, vénéré, aveugle: donne
_soldi_.»

Et je donne _soldi_ comme les indigènes; pas un ne refuse l’aumône à
l’étrange escarcelle du saint marabout!... Mais comme pas mal de mollets
en bas blancs, de chéchias sans turban et de culottes bouffantes, dans
cette foule d’Islam. «Mais il y a beaucoup de _youdi_, il me semble,
dans ta fête arabe», ne puis-je m’empêcher de dire à mon tirailleur.
Alors lui avec un geste d’enfant: «Ah, tu sais, le juif, il est partout:
fête arabe, le juif est avec l’arabe, fête chrétienne, le juif est avec
vous».




COMMENT ELLES VOYAGENT


LE 30 JANVIER DE MADAME BARINGHEL

  Neuf heures et demie du soir, à Sousse, dans les terrains vagues qui
  avoisinent la gare; ténèbres et flaques de boue. Mme Baringhel et
  d’Héloé, très mackintosh, errent à tâtons sous la pluie; une charrette
  poussée par un nègre les suit, leurs bagages sont empilés dessus;
  derrière la charrette, Harry, le valet de chambre de d’Héloé, et
  Maria, la femme de chambre de Mme Baringhel. Au loin, derrière les
  remparts, le tohu-bohu des fifres et des derboukas du Rhamadan; un
  garçon de cuisine de l’hôtel du Sahel précède la lamentable caravane.

--Je suis trempée jusqu’aux genoux. Vous en avez eu une lumineuse idée,
de prendre cette diligence.--Mais vous craignez la mer, chère amie.--Je
crains encore plus la boue. Comment, votre ville n’est pas plus
éclairée?--Le gaz, il est promis pour l’année prochaine; il y a du
pétrole dans la ville arabe.--Tout pour les Arabes, et ce tapage! je
n’ai pu fermer l’œil de la nuit, et comment allons-nous passer
celle-ci?--Mais très bien, vous verrez; en coupé, on dort toujours, et
puis, ce n’est pas banal, en l’an 1898, une nuit passée en
diligence.--Bon! encore une flaque d’eau, je prends la mort dans ce
marécage; est-ce encore loin?--Tout près, madame, après le cimetière,
quand nous serons sortis.--Comment, nous sommes dans un cimetière, mais
c’est fou à vous, d’Héloé, dans un cimetière arabe, à minuit.--Je vous
ferai observer, chère amie, que le courrier part à dix heures et qu’il
est juste neuf heures et demie. (_Silence; tout à coup, des hurlements
lugubres._)--Ah! mon Dieu, qu’est-ce que cela?--Aie pas peur, madame,
c’est les chiens des Arabes; ils promènent toute la nuit en liberté sur
les terrasses, parce que l’Arabe, il est très voleur.--Très voleur!
Maria, ayez l’œil aux bagages; alors, l’endroit n’est pas sûr?--Pas sûr
du tout, madame; ici, l’Arabe, il assomme avec sa matraque; mauvais pour
les roumis à dix heures du soir.--Vous entendez, mon cher, c’est un
coupe-gorge. Ah! vous êtes bien coupable; où sommes-nous, mon ami?--Mais
à la gare, ne pleurez plus! Sauvés, mon Dieu, sauvés!

  C’est devant un petit jardinet une baraque de planches, bureau
  sommaire et plus sommaire salle d’attente, où deux Arabes en guenilles
  pèsent des malles et des colis. Public de Maltais bottés jusqu’au
  ventre et d’indigènes encapuchonnés. Sous la pluie, haute comme deux
  étages, une fantômale diligence pas encore attelée. Elle a bien
  cinquante ans d’usage, des ferrailles pendent de dessous sa caisse
  jaunâtre comme des entrailles crevées; une bande d’Arabes entourent
  immédiatement les arrivants, s’emparent, avec des cris, de leurs
  bagages. Mme Baringhel est atterrée.

--Mais c’est le Courrier de Lyon, nous allons monter là-dedans?--Sans
doute.--Vous voulez nous faire assassiner.--_D’Héloé aux
Arabes:_--Barra, barra, baleck, gare les coups de canne, allons,
chassez-moi ces vermines. (_Des Maltais interviennent et arrachent les
bagages des mains des indigènes; d’Héloé les fait peser et
enregistrer.--Mme Baringhel à sa femme de chambre:_)--Ma pauvre Maria,
où sommes-nous?--Le fait est que nous sommes loin, madame.--Ah! que ne
l’ai-je écoutée, ah!... D’Héloé, vous m’assurez qu’il n’y a pas de
danger.--Mais aucun, d’ailleurs, les conducteurs sont armés.--Comment,
ce sont ces gens-là qui vont nous conduire, ces faces de
bandits.--Allons donc, l’un est Basque, et l’autre Maltais, je me suis
déjà informé.--Et ils sont armés?--Jusques aux dents; chacun a deux
revolvers.--Mais alors, c’est très dangereux.--Non, mais en somme, c’est
le courrier.--Vous êtes gai.--Mais on ne l’a encore jamais attaquée,
cette diligence. Pourquoi voulez-vous que...--Il y a commencement à
tout.--Naturellement, tout arrive; je crois qu’il est temps de nous
embarquer.--Mon Dieu, mon Dieu, et nous arriverons à quelle heure,
demain, à Sfax?--Midi, madame.--Alors, ça fait?--Quatorze heures,
peut-être quinze, madame, car les routes sont défoncées.--Alors, nous
pouvons verser?--Mais non, mais non, il y a cinq chevaux. Allons,
montez.--Et verrons-nous au moins les arènes d’El-Djem?--Oui, nous y
passerons à six heures du matin, je me suis informé; voyons, ça ne vous
console pas de voir en pleine brousse un cirque romain plus beau que le
Colisée?--Oh! toute une nuit en diligence pour voir des arènes ruinées,
comme j’ai eu tort de vous écouter. Bonsoir, Maria.

  Mme Baringhel se décide à monter. Dans le coupé, d’Héloé et Mme
  Baringhel.

--Etes-vous bien, avez-vous les couvertures?--Oui, pas mal, arrangez-moi
seulement l’oreiller; vous avez mon flacon, non pas celui de sel
anglais, l’autre; merci. Ah! voulez-vous m’envelopper les pieds avec la
fourrure?--Vous devriez vous déchausser.--Comment, vous
permettez?--Certainement; voulez-vous que je vous aide?--Ah! quand vous
voulez, vous savez tout faire.--Je vous avais bien dit que vous seriez à
merveille; avouez que c’est gentil tout plein, ce voyage en coupé; il me
semble que je vous enlève.--Un voyage de noces; mais nous ne partons
pas. Qu’est-ce qu’ils attendent?--Mais on arrime les bagages et les
Arabes s’installent sous la bâche.--En effet, mais ils vont nous tomber
sur la tête; quel fracas, j’ai les oreilles cassées.--Un peu de
patience.--Comme ils piétinent là-dessus, combien sont-ils sur notre
tête?--Mais trois indigènes, les deux conducteurs, ça fait cinq. Ah! on
hisse la vieille femme.--Quelle vieille femme?--Mais la vieille Fathma,
ce paquet d’étoffe tout à l’heure accroupi à l’entrée du bureau, le
vieux ménage indigène qui réclamait tant pour un soldi. Dieu! que c’est
pénible! regardez-la monter. Un, deux, bon! Elle perd une babouche, ah!
elle la rattrape, mais manque le marchepied; enfin, c’est fait, et sans
poulie.--Ça fait sept alors, là-haut, sur notre tête, et tout ce
monde-là est plein de puces, n’est-ce pas?--Oui, mais elles ne
traverseront pas le plancher. Allons, nous partons. Riez un peu, soyez
gaie:

      La diligence
      Part pour Mayence,
      Bordeaux, Florence,
      Et tous pays.
    Les chevaux hennissent,
    Les fouets retentissent,
    Les vitres frémissent,
    Les voilà partis.

Mme BARINGHEL, _avec soupir_.--C’est beau, la jeunesse.

  Dix minutes de trot; tout à coup, brusque arrêt: la diligence est
  entourée d’une nuée de fantômes en burnous. Un des conducteurs
  dégringole du siège et s’évanouit dans la nuit. Cris, tumulte; on est
  au pied des remparts de Sousse, auprès d’une tour éventrée; la mer
  striée d’écume mugit, l’endroit est assez sinistre.

--Ah Jésus Maria! on arrête la diligence.--Mais non, on apporte les
dépêches et le courrier. Voyez, on hisse les sacs.--Jamais nous
n’arriverons vivants; moi, mon cher, je n’ai plus une goutte de sang
dans les veines.--Quelle imaginative vous faites! vous auriez été un
romancier de génie, c’est une carrière manquée.--Raillez, goguenardez,
on pourrait trembler à moins; le décor est lugubre.--Mais nous sommes
aux portes, attendez au moins que nous soyons en pleine campagne; là,
vous pourrez vous suggestionner. Bon! un Arabe qui tombe!--Non, du haut
de la diligence?--Presque, l’imbécile a voulu sauter.--Et?--Il ne peut
se relever. En voilà un autre qui lui tire la jambe. Voyez ce pied nu
d’Arabe, cette jambe de coq, ce tibia de momie! S’il n’a pas la cuisse
cassée!--Et personne ne l’aide, ce pauvre homme! aidez-le, descendez,
d’Héloé; conducteur! descendez. (_Mme Baringhel, très émue, frappe aux
vitres._)--Bah! un Arabe, ça ne compte pas; pouvait pas demeurer
tranquille? Qu’il se débrouille, peut bien crever là, c’te charogne, des
bicots, y en a toujours assez.--D’Héloé, cet homme est indigne et vous
aussi, j’ai le cœur soulevé.--Le fatalisme oriental, ma chère amie, nous
sommes dans l’Islam. D’ailleurs, voilà notre homme remonté, ç’a été dur,
mais ça y est: nous partons, conducteur?--Oui, monsieur.--Maintenant,
chère amie, il faudrait s’arranger pour dormir. Bonne nuit et jusqu’à
El-Djem, huit heures sont bien vite passées.

  Deux heures après, en pleine brousse, dans une plaine, oh! combien
  morne plaine.

--D’Héloé, d’Héloé? (_D’Héloé se réveille en sursaut._)--Qu’est-ce
encore?--Cette fois, nous le sommes, mon ami, on dételle les chevaux, la
diligence est bel et bien arrêtée. Ah! qu’allons-nous devenir?--Mais
c’est le relai, chère amie. Il y en a quatre d’ici El-Djem et trois
d’El-Djem à Sfax; il va falloir nous y habituer; celui-ci est le
premier.--Quatre alertes comme ça, en pleine nuit, me voilà fraîche! Je
ne pourrai fermer l’œil. Oh! ce voyage en diligence, quelle infernale
idée.--Moins infernale que vous, je vous assure. Vous avez le diable en
vous déchaîné. On repart... Bonsoir! Bonne nuit! Il faut
dormir.--D’Héloé, vous devenez grossier.--Mais oui, mais oui... Bonne
nuit! Bonsoir! (_D’Héloé s’enveloppe dans ses couvertures; il
s’endort._)

  Une heure après.

--D’Héloé, monsieur d’Héloé?--D’Héloé, _bâillant_: Qu’est-ce
encore?--Voyons, secouez-vous; j’en ai assez moi, de vous regarder
dormir.--D’Héloé, _résigné_: Qu’y a-t-il?--Vous avez manqué un spectacle
féerique, mon cher, nous venons de traverser une forêt d’amandiers.--Pas
possible! c’était joli?--Si c’était joli! ils étaient en fleurs, jugez,
le clair de lune là-dessus... un décor en filigrane, un rêve
argenté.--Alors, vous êtes contente?--Très contente.--Eh bien,
remerciez-moi et laissez-moi reprendre mon somme; je tombe de fatigue,
moi.--D’Héloé, d’Héloé! (_Mais M. d’Héloé ne veut rien entendre; il
s’endort._)

  Deux heures après.

--D’Héloé, mon ami.--Bon, voilà.--Dites-moi, cela me travaille depuis
Tunis et je ne fais qu’y songer.--Vous dites?--Oui, que pensez-vous de
la situation du jeune Fingal dans le ménage de Quray; c’est l’amant de
Madame, n’est-ce pas?--Dame, je ne le vois pas de Monsieur, à moins
qu’il ne soit l’amant de personne; ces choses-là se sont vues.--C’est
bien improbable; n’empêche qu’ils nous ont lâchés.--Vous étiez si
aimable pour eux.--Moi, les Anglais m’énervent, et vous?--Quelquefois;
moins que les Français, pourtant.--Est-ce vrai que dans les bains
maures, quand on veut courir des... dangers...--Vous dites?--Oui, quand
on veut... vous me comprenez, il suffit de parler anglais?--Anglais?--Et
alors, immédiatement toutes les audaces...--C’est pour cela que vous
m’avez éveillé? vous ne manquez pas d’estomac; bonsoir.

  Six heures du matin, dans la plaine d’El-Djem; la masse énorme des
  arènes se profile en noir sur un ciel rose pâle, lavé par la pluie;
  des nuées d’un or blême, plates et longues, tels de fantastiques et
  gigantesques lézards, s’étalent à l’horizon, qui, d’abord rose, tourne
  au bleu turquoise au zénith.

--D’Héloé, d’Héloé, El-Djem! nous sommes à El-Djem!--Ah! et c’est
bien?--Regardez, c’est splendide!--En effet, mâtin, quelle allure, ça
n’est pas dans une musette, ce décor antique. Ces Romains, quelle
civilisation! Dire que ça a deux mille ans, ces ruines, et c’est encore
debout, ça a à peine bougé.--Fermez le vasistas, mon cher, il fait un
froid de canard; en effet ça fait rêver.--On voit encore les _cella_
pour les belluaires.--Ah! non, de grâce, pas d’érudition, les mosaïques
de Sousse m’ont assez embêtée.--Vous avez la bouche amère au réveil,
belle amie.--Au réveil, parlez pour vous: vous n’avez pas cessé de
ronfler.--Vous ne descendez pas faire un tour dans ces ruines? Nous
avons le temps, on relaie ici vingt minutes.--Me désempêtrer de ces
couvertures, moi, bouger? Descendre dans cette boue! plus souvent.
Allez, vous, allez, vous me raconterez... (_D’Héloé descend. Mme
Baringhel, tapant contre la cloison du coupé._) Maria, avez-vous
dormi?--Assez bien, madame, merci, et Madame, comment a-t-elle passé la
nuit?--Oh! une nuit atroce, ma pauvre Maria; je suis mourante, je vais
décéder.--Madame a besoin de moi? je descends.--Non, ne bougez pas, vous
prendriez froid, ma pauvre Maria; au prochain relai, vous nous
apporterez le déjeuner. (_A d’Héloé, qui remonte dans le coupé._) Eh
bien?--C’est très beau, très imposant. Ah! nous sommes peu de chose à
travers l’espace et la durée. Dire qu’une ville immense avec ses places,
ses bains, ses temples et ses arcs de triomphe, toute une civilisation
raffinée, tout un peuple a vécu, a remué là des idées, des ambitions et
des actes, et qu’il n’en reste rien, rien que des gourbis arabes au pied
d’une ruine dans le désert.--Vous n’allez pas me faire un cours de
philosophie, hein? Vous avez le réveil triste, mon petit d’Héloé.
(_Silence de d’Héloé._) Et vous n’allez plus dormir, j’espère; allons,
soyez brillant, et racontez-moi les journaux d’hier; que se passe-t-il à
la cour d’assises... mais résumez, mon cher, résumez...

_Et la diligence de Sfax, au trot de ses cinq chevaux, repart à travers
la brousse hérissée de cactus et d’alfa d’un vert glauque._




SFAX


Mardi 8 février.

Il faut beaucoup pardonner à Sfax, et sa ville française masquant toute
la vue de sa ville arabe, et la monotonie de son paysage, et l’ignominie
de ses hôtels, et la saleté, la crasse et le grouillement sordide de sa
kasbah, la plus arabe des kasbahs arabes. Il faut pardonner à Sfax la
puanteur de ses souks, l’immonde aspect de ses boucheries, l’ordure de
ses impasses, l’encombrement de ses places et tant d’indigènes vous
heurtant et vous bousculant, et dans quel remous de guenilles et de
loques! parce que Sfax est la ville de Fathma, la mère du Prophète,
parce que tous les Arabes ou presque y portent le turban vert, signe de
leur parenté sainte avec la mère de Mahomet, et qu’en souvenir d’elle
les femmes de Sfax sont, dit-on, les plus belles de toute l’Algérie et
de tout le Sud tunisien.

J’ai écrit _dit-on_, parce que, à Sfax plus que partout ailleurs, règne
impénétrable le mystère épaissi entre l’œil du roumi et le visage des
femmes. A peine en rencontre-t-on dans les rues, furtifs et lents
fantômes enlinceulés de blanc: le haïck blanc qui s’obscurcit d’un
masque noir à Tunis et prête aux femmes qu’on entrevoit, une face camuse
de négresse, le haïck blanc reparaît ici immaculé comme celui d’Alger,
et l’œil est tout heureux de le retrouver après les spectres noirs des
femmes de Sousse, où les escaliers des rues descendant vers la Mer sont
comme les piédestaux d’autant de statues de deuil; Sousse, où le haïck
noir, enveloppant de la tête aux pieds les femmes, semble promener par
la ville la voilure sinistre des anciens bateaux pirates.

Et cette ville aux femmes hermétiquement closes, ce Sfax où le haïck se
fait rare dans un immonde pullulement d’Arabes, il faut l’aimer pour la
poésie et le nostalgique décor de ses citernes.

Là-bas, là-bas, hors des portes et passé le cimetière, du côté des
jardins, après le camp des tirailleurs et des spahis, c’est là que Sfax,
avec ses hautes murailles hérissées de créneaux en dents de palissade,
se profile, héroïque et férocement blanche sur le bleu du ciel, un bleu
délicieusement doux aujourd’hui; car nous avons retrouvé le soleil à
Sfax, ville de Fathma, et après les rues grouillantes de nomades, de
cavaliers et de convois de chameaux, après l’innommable brouhaha du souk
des forgerons et l’Orient sordide d’un marché de grains et d’alfa
installé aux portes de la ville, c’est une fraîcheur d’oasis, c’est un
calme et c’est un repos que cette halte à l’entrée des jardins, passé le
champ des morts, au milieu des citernes et de leurs immenses enclos.

Les citernes! la source même de la vie dans ces brûlants pays de la
soif! Entourés de longs murs, tels chez nous les cimetières, ce sont de
grands espaces rectangulaires maçonnés et cimentés à un mètre au-dessus
du sol. Des dômes y bombent de place en place, bossuant l’enclos dallé
comme d’autant de tombeaux; une ouverture carrée bâille au haut de
chaque dôme: ce sont les citernes!

Au loin, la ville profile, hautes et blanches, ses murailles dentelées;
derrière, ce sont les jardins avec leurs cyprès et leurs palmiers
souples, et, dans l’enclos où l’eau des réservoirs dort, attendant la
cruche qu’on y viendra plonger, des Arabes en burnous causent,
indolemment couchés, groupe biblique, sans l’uniforme d’un spahi étendu
parmi eux, spahis indigène échappé du camp et venu, lui aussi, pour
surprendre les femmes, car elles défilent là une à une pour puiser aux
citernes, leur cruche de terre sur l’épaule, les mystérieuses Orientales
voilées.

Nomades aux hanches enroulées dans des cotonnades bleuâtres, petites
filles aux yeux déjà mouillés de kohl et toutes bruissantes de lourds
bijoux d’argent des épaules aux chevilles, Mauresques en longs suaires à
la démarche balancée, toutes entrent dans l’enclos des citernes.

Pareilles à un cortège de lents et blancs fantômes dans cet endroit
qu’on dirait plein de tombes, elles processionnent entre les dômes, et
avec des indolences d’attitude et des gestes... (Loti écrirait
millénaires, et, en effet, attitudes et gestes, depuis quatre mille ans
et plus, n’ont pas changé), elles attachent leur cruche à une corde, la
descendent dans la citerne, attendent un moment penchées, puis la
remontent et la remportent suspendue sur leur dos par leur corde
mouillée... et les hommes vautrés là, les regardent... Puis, c’est un
vieil Arabe escorté de deux petits enfants qui à son tour vient y
puiser; il s’agit de faire boire l’âne, l’âne de la famille demeuré sur
la route, et c’est une joie que cette vieillesse caduque aidée de ces
deux enfances encore maladroites pour manœuvrer la cruche, la corde et
le baquet; puis viennent d’autres femmes et puis des chameliers.

Tout ce monde vient s’approvisionner, l’eau est rare dans la campagne:
La citerne attirante réunit autour d’elle le Maure et le nomade, le
désert et la ville, la brousse et la mosquée: c’est l’endroit où l’on
rencontre les femmes, et Rébecca offre toujours à boire au chameau
d’Eliézer.

Dans le pays du sable et du palmier, les amours de Jacob sont celles
d’Hassen et d’Ahmed Ben Ali; l’Orient est stationnaire; depuis trente
siècles ici, rien n’a bougé.




A BORD DU «TELL»


Mercredi 9 février.

A bord du _Tell_, en partance pour Tripoli:

    Je suis l’antique amant de la jeune Aventure,
    En notre épithalame ivre d’embrun amer,
    Je veux vous mener, fils de l’Acte et de la Chair,
    Dénouer l’horizon ainsi qu’une ceinture.

    Éperonné d’horreur et fouaillé d’éclair,
    Quand le vaisseau me suit et geint sous sa mâture,
    J’aiguise en mon élan vers la chose future
    L’angle passionné de l’étrave et la mer,

    La coque se lamente et pleure la poulie:
    L’arbre au vallon natal rêve dans l’embellie;
    Seul, stupide et sublime, aux quatre cieux je tends

    Mes yeux infatigués de nourrir les mirages,
    Ma lèvre, où l’homme altier sculpta pour tous les temps
    Cette soif d’infini qu’abreuvent ses naufrages.

Ces beaux vers de M. d’Humières, cette _Chanson de la Figure de proue_
qu’il me lisait, il y a un mois dans sa villa de la Mitre, à Toulon, ce
m’est une mélancolique joie de me la réciter, accoudé aux bastingages du
_Tell_, pendant que le lourd bâtiment s’enfonce dans la nuit au monotone
et sourd roulement des vagues.

Je suis seul sur le pont, il y a cinq heures encore tout grouillant
d’Arabes et de soldats, pitoyables bat’ d’Af et hâves disciplinaires
embarqués pour Gabès, Gabès, ce sous-Cayenne du Sahel...

Il y a cinq heures, sur le quai de Sfax, encombré de hangars et de
marchandises, c’étaient les cent pas, éperons sonnants et tailles
cambrées, de toute une trôlée de sous-offs de spahis, maréchaux des
logis venus là en bande voir partir le paquebot-poste. On vient bien, en
province, voir passer les trains. Oh! la promenade des désœuvrés autour
des gares, les tristes distractions d’une vie de garnison! Puis, ce
furent les adieux de sveltes officiers venus escorter un des leurs à
bord, l’embarquement grotesque de deux juifs retardataires, hissés avec
des cordes hors de leur barque à bord du _Tell_ déjà sorti du port; et
puis, dans le branlebas de la soupe sonnée pour le troupeau parqué dans
l’entrepont, Sfax a disparu de l’horizon, Sfax et la plate étendue de
ses campagnes semées de taches blanches dans le vert bleuâtre de ses
jardins innombrables... tant de villas et tant d’oliviers!

Et maintenant, dans le silence et les ténèbres, je suis seul avec le
lieutenant de quart à veiller à bord; seul, non, car deux points
brasillants me dénoncent dans la nuit deux fumeurs, deux pauvres
malheureux des compagnies de discipline qui, eux aussi, ne peuvent
dormir. Dans l’entrepont, par le grand trou béant où la grue descend et
monte les marchandises, je distingue un tas de loques et de formes
humaines roulées dans des couvertures, soldats et Arabes couchés là
pêle-mêle et dormant les uns sur les autres dans une torpeur de bêtes,
pitoyables épaves que berce le roulis!


Jeudi 10 février.

Dans la nuit, un tumulte, des cris. Je monte sur le pont: le _Tell_ est
entouré de voiliers, de grandes chaloupes fantômes montées par des
Arabes... Ces capuchons dans l’ombre, des pirates de légende ou des
pénitents blancs? Nous sommes mouillés devant Gabès, et ces spectres
d’Orient à bord de ces voiliers qui paraissent si blêmes, ce sont des
portefaix de l’oasis venus pour décharger les marchandises du _Tell_;
puis une autre chaloupe accoste, montée par des rameurs, des Siciliens,
ceux-là; et, toute la nuit, ç’a été un crissement de poulies, un fracas
de caisses incessant et sourd. Les pauvres soldats, les indigènes de
l’entrepont ont été dérangés brutalement; on démontait les planches où
gisait leur sommeil; on aurait eu plus d’égards pour des animaux, et
jusqu’à l’aube, nul d’entre ceux-là n’a pu fermer l’œil.

A sept heures, le hâve et frissonnant troupeau est descendu dans la
chaloupe des Siciliens, qui les ont emmenés.

Une longue bande de sable et dix lieues de palmiers, verdure poudreuse
dans de la lumière, c’est l’oasis; et une tristesse un peu niaise m’a
pris en songeant à tous ces inconnus, mes compagnons de bord d’une nuit,
et que je ne verrai jamais plus.

Sur le _Tell_, le déchargement a continué, et je n’ai même pas eu le
courage d’aller à terre; nous repartions à midi.

Et, pendant cinq heures, ç’a été, dans une lumière éblouissante, le
panorama de l’oasis avec, au-dessus des palmiers, les pâles ondulations
des sables, et, à l’horizon des contreforts de montagnes rougeâtres, le
Sahel, et à la lorgnette un indescriptible grouillement d’Arabes, trois
ou quatre cents au moins, embarquant de l’alfa à bord d’autres voiliers
rangés des deux côtés d’une longue estacade: l’alfa, le grand commerce
de Gabès; Gabès, la plus belle oasis de l’Afrique, celle dont Pline a
écrit: «_Ici, sous un palmier croît un figuier, sous le figuier, un
amandier en fleurs, sous l’amandier un caroubier, puis un abricotier, un
pêcher, et puis enfin du blé, de l’orge et toutes les fleurs._» Il y
croît maintenant des spahis, des bataillons d’Afrique et des compagnies
de discipline. J’ai préféré ne pas descendre à Gabès.

Même jour, quatre heures. Depuis midi, une mer unie comme une glace, une
mer transparente et moirée dans une limpidité de ciel inconnue dans nos
régions du Nord, la plus calme et la plus délicieuse traversée: heures
inoubliables et d’autant plus légères!

Hors l’équipage, nous sommes, ma mère et moi, les seuls Français à bord;
tous les passagers sont Arabes. Une flottille de petits bateaux à
voilures orange, voilà notre seule rencontre en cette solitude azurée,
toute une équipe de pêcheurs d’éponges, ces éponges dont la Méditerranée
est si riche entre Sfax et Djerba. Ils ont amusé un moment nos regards,
telle une jonchée d’écorces de mandarines à la dérive sur le bleu de
turquoise des vagues, puis ils ont disparu, soudain évaporés.

Djerba, c’est la trépidation des treuils descendant les ancres. Nous
mouillons si loin de l’île que la côte s’aperçoit à peine. Djerba, la
villégiature des riches marchands des souks de Tunis; Djerba, la
fabuleuse île de voluptés où Calypso retint, durant dix ans, captifs,
Ulysse et Télémaque. Les fonds de sable s’y étendent si loin qu’il faut
une heure et demie aux chaloupes de l’île pour arriver jusqu’au
paquebot, et les voici qui se profilent à l’horizon, les felouques déjà
turques de couleur et de forme, avec leur unique voile d’un beau jaune
de safran et leur étroite coque recourbée.

Des Arabes les montent; les passagers qu’elles nous amènent diffèrent
aussi par le costume des indigènes de Sfax et de Tunis. Ce sont des
vestes sans manches, des espèces de gilets de soie cerise ou vert
pistache passés sur des chemises flottantes. Race agile aux membres
nerveux, passagers et matelots sont grimpés au mât et sur les vergues
des embarcations.

Un incident: apparition de passagers insoupçonnés à bord durant la
traversée. Quatre Arabes dont une femme, la plus empaquetée et la plus
close de voiles que nous ayons encore rencontrée. C’est un épicier de
Djerba avec sa mère et deux de ses serviteurs. Avec quel soin jaloux
cette vieille musulmane se dérobe aux yeux roumis, non, cela n’est pas
croyable, et quel aria pour la descendre! non, les tâtonnements de ce
paquet aveugle et trébuchant sur les degrés de la passerelle, ses
effrois séniles! En fin de compte, son fils la prend entre ses bras et
la dépose comme un ballot, au fond de la barque; un des serviteurs jette
une pièce d’étoffe sur ce corps inerte, puis il va s’asseoir aux côtés
de son maître, tandis que la vieille Fathma gît sous son haïck et sa
couverture, calée, tel un sac de grains sous une bâche, au milieu des
caisses et des rameurs, effleurée par leurs rames et leurs gros orteils
nus!

Les felouques s’éloignent, un poudroiement d’or les enveloppe; nous
démarrons enfin, nous aussi. Comme un vol de flamants tournoie au-dessus
de Djerba, lueur plus rose dans le couchant rose, Djerba, dernière étape
en territoire français du _Touache_ qui nous emporte maintenant vers
Tripoli!




TRIPOLI DE BARBARIE


Tripoli! la ville des mirages, mirages de la mer et mirages des sables
dans son vert oasis empanaché de palmes, Tripoli l’Espagnole et aussi
l’Orientale, Tripoli toute bruissante encore des harpes et des flûtes du
cortège de la _Princesse lointaine_, Tripoli, qu’un poète, M. Edmond
Rostand, consacrait cité d’azur et d’or, d’azur comme Césarée, Antioche
et Solime, et d’or comme Ninive, Memphis, Alexandrie, par la magie de
ses vers, quelquefois incorrects, mais si chantants, si fastueusement
souples et un peu aussi, disons la vérité, par la grâce onduleuse et la
voix d’agonie, caresse et mélopée, de Mme Sarah Bernhardt... Tripoli!...
c’est-à-dire des minarets verts, des terrasses de palais et des dômes de
mosquées au-dessus de hautes murailles que vient baigner la mer, un
décor de ville turque dans une baie d’azur, le faste somnolent d’une
cité du soleil allongée et rêvant au rythme lent des palmes, entre le
vent du large et celui du désert...

Décor trompeur, déception du mirage; la ville est sale et le ciel gris;
la felouque turque, qui nous mène à terre, fend à force de rames une eau
lourde de sable, l’horizon est gros de pluie et sur le petit quai, où
nous accostons, une bande d’énergumènes en guenilles, mendiants et
portefaix arabes, nous accueille avec des gestes et des cris rapaces; il
faut défendre contre eux notre bagage, c’est une vraie meute qui
s’acharne après nous. Ils nous ont tirés de force hors de notre chaloupe
et, pendant qu’ils nous assaillent d’offres et de demandes, _baschis,
baschis, sidi, sidi, soldi_, il nous faut répondre à la police turque et
tenir tête en même temps à la douane. Les uns réclament notre passeport,
les autres fourragent curieusement dans nos malles, oh! les gros doigts
malpropres de ces Turcs sur notre linge...

Nous parvenons enfin à leur en imposer en nommant le consul; quelques
menues monnaies achèvent de les convaincre et, devant l’argument des
pourboires, la pesante grille qui clôt tout le quai consent à s’ouvrir.
Nous sommes dans Tripoli, mais ce n’est pas sans mal.

Et la déception continue. Les rues sont sordides, les étals des
marchands déconcertent par leur désordre, le pied s’enfonce et trébuche
dans la boue; ce ne sont que flaques d’eau, tas d’ordures et ornières.
Rues voûtées ou plutôt enjambées par des arches, aucune d’entre elles
n’a de nom; c’est la ville turque dans toute son incurie. Quelques
buvettes tenues par des Maltais, des boutiques de perruquiers siciliens,
voilà, parmi les rangées d’échopes, les seuls endroits où puisse se
risquer un Européen; et pourtant que de pittoresque et de séduction dans
les amas de citrons, de fenouils et d’oranges empilés devant les taudis
arabes! Les logis indigènes, déjà si rebutants à Sfax, sont devenus ici
tanières, la plupart sont pourtant peints de rose et de bleu; ce sont
les mêmes fenêtres grillagées, les mêmes façades closes que dans la
Tunisie, mais l’effroyable saleté turque étonne, même après
l’insouciance arabe... et les corps de garde de la garnison, avec leur
puanteur et leur aspect de caverne, et la lamentable tenue de la troupe,
ces soldats turcs qui, sans leur fez, auraient l’air de mendiants, leur
uniforme crevé aux coudes, leur pantalon en loques, leurs pieds nus dans
la boue, toute la défroque de pièces et de morceaux de la fidèle armée
du sultan, c’est à se demander de quoi vivent ces misérables; sont-ils
payés? Cela, non, sûrement... Nourris, alors? Oui, car ils ont fière
mine et, forts comme des Turcs, la plupart bombent de robustes torses
dans le drap crevé de leur étroit veston...

Ils errent par les rues en se tenant par la main, comme des fiancés;
musent aux étalages: nous leur donnerions des sous, si nous l’osions.
D’autres passent, escortant un chameau chargé de tonnelets et de vieux
bidons; à Tripoli, ce sont les soldats qui vont chercher à la fontaine
l’eau des ménages d’officiers et la provision des casernes, soldats
chameliers qui, au bout de trois jours, deviennent une des joies de la
rue, plus foisonnante ici de foule et de pittoresque que dans toute
autre ville arabe; car, malgré sa saleté, ses ornières et sa boue, elle
déborde de vie, de couleur et de mouvement, la ville de la _Princesse
lointaine_.

Plus dense qu’à Sfax et qu’à Tunis même, c’est, dans un extraordinaire
grouillement d’Arabes de l’oasis et de nomades, un va-et-vient de juifs
turcs, de marchands syriens, d’Arméniens même et de nègres de toute
l’Afrique, un pullulement énorme de nègres, nègres géants pour la
plupart, et du noir le plus noir; foule orientale où le roumi est rare,
rare surtout l’Européen. Nous y faisons émeute, dans ces rues de
Tripoli: notre présence y semble étonner jusqu’aux ânes et jusqu’aux
chameaux; tout un peuple intrigué nous suit depuis le quai jusqu’à la
porte de l’hôtel, cet hôtel de la Minerva qui, nous le tenons de
l’hôtelier, héberge par an à peu près trente voyageurs. Mme Sarah
Bernhardt révolutionne moins les badauds parisiens quand elle traverse
le boulevard dans son cab. Évidemment, notre arrivée fait sensation.

Sensation, nous en ferons bien davantage tout à l’heure, quand nous
visiterons la ville, escortés par un kawas, un des quatre grands nègres
chamarrés d’or et de broderies qui veillent en permanence dans le patio
dallé du consulat. M. Lacau (je tiens d’autant plus à citer son nom et
sa courtoisie qu’elle n’est pas précisément monnaie courante à l’égard
des gens de lettres, la complaisance du monde officiel tunisien), M.
Lacau, dis-je, a tenu à nous faire accompagner à Tripoli par un des
nègres attachés à son service, non pas que la ville ne soit pas sûre,
mais il a voulu qu’on nous sût Français et sous son immédiate
protection; car il ne faut pas oublier que c’est en Tripolitaine que
furent massacrées et la mission Flatters et l’expédition Morès; l’accès
de l’intérieur y est absolument interdit aux roumis; la politique
ottomane y entretient la haine d’instinct et de religion des nomades
pour l’Européen. Toute escorte est d’avance refusée à qui veut tenter
l’excursion du désert; il y a là, échelonnés dans les sables, des
villages et des oasis qui doivent continuer d’ignorer Gabès et les
autres postes avancés de notre civilisation. Dans l’immédiat intérêt du
commerce tripolitain.

Nous faisons donc le tour de la ville, dévisagés, non, dévorés par des
milliers d’yeux... et c’est la visite à l’arc de triomphe de
Marc-Aurèle, transformé aujourd’hui en buvette, beaux bas-reliefs,
trophées d’armes et de boucliers du style emphatique et pompeux de
l’époque, mais de la maçonnerie en remplit les arceaux; puis, par une
espèce de chemin de ronde, dominant les remparts et le golfe, nous
débouchons près d’une des portes de la ville, la porte principale, la
seule qui reste ouverte pendant la nuit, celle par laquelle on gagne
l’oasis, la porte des nomades et des grandes caravanes...

Porte de cité d’Orient, obstruée de grands murs, d’un escalier et d’une
terrasse, tout le dédale ordinaire des constructions compliquées de
l’Islam; sous ses hautes voûtes s’encadre la Méditerranée, ici finissent
les remparts. En dedans et en dehors règne une animation extraordinaire;
en dedans, c’est la place des casernes, un fourmillement d’uniformes
loqueteux, le va-et-vient de trois mille soldats turcs logés là, à
l’entrée de Tripoli, dans les contreforts même de la citadelle, la
citadelle dont la façade baigne dans la mer. Forteresse espagnole bâtie
par Charles-Quint, elle est à la fois prison de condamnés, résidence du
pacha et caserne; par ses portes grandes ouvertes, c’est une enfilade de
cours où se hâtent des soldats et rôdent des officiers, des parades de
généraux, des piaffements de chevaux de selle et des baisements de main
de subalternes; sous la porte de la ville défilent des bataillons de
corvée, des patrouilles en armes, des cachas[3] des promeneurs et des
convois de chameaux: c’est le centre du mouvement de Tripoli.

  [3] Petites voitures à deux roues, attelées d’un seul cheval,
    rappelant les coricolos de Naples. Le cocher conduit, assis de côté
    sur le brancard de gauche; voiture très rapide, mais terriblement
    secouante, les seules qu’on ait à Tripoli.

En dehors, une fois les sentinelles dépassées, c’est le redoublement de
fièvre et d’activité de trois grands marchés arabes installés là sous
les remparts, un marché au pain, un marché aux légumes et un autre
d’herbes sèches pour les bêtes de somme; un rassemblement, gestes et
cris forcenés de plus de deux mille indigènes (étonnante, la vie de
Tripoli). C’est là que vient s’approvisionner toute l’oasis; c’est là
aussi la place des voitures des cachas peinturlurées et garnies de
rideaux écarlates; là, la fontaine sculptée où les soldats-chameliers
viennent emplir les vieux bidons à pétrole qui leur servent à porter
l’eau; là, les oisifs et les promeneurs attirés par la mer et les cafés
maures qui abondent dans ces parages; plus loin, ce sont des souks,
souks de selliers et de brodeurs installés dans quatre grands bâtiments
à arcades; puis encore des casernes (la Tripolitaine a une garnison de
douze mille Turcs), des villas d’officiers, et puis les hautes tiges
souples des palmiers, les fraîcheurs vertes de l’oasis dans un
poudroiement lumineux, qui est le reflet du désert.

Et cela sent les épices, le safran, le pain chaud, la mandarine, la
laine et la sueur; le vent du large remue toutes ces odeurs; c’est un
tumulte de Babel, querelles de marchands, claquements de fouets, cris de
chameliers et jurons arabes, et que de nègres dans la foule! nègres de
Fezzan, nègres du Soudan et nègres d’autres pays encore. Le palais du
pacha avance hardiment dans la mer sa silhouette de forteresse; de
larges fenêtres garnies de treillages verts y dénoncent l’appartement
des femmes, des odalisques y guettent peut-être notre promenade; cet
endroit de Tripoli n’a pas son pareil au monde; on y sent battre la vie
de tout un peuple, et l’heure y est délicieuse.

                   *       *       *       *       *

Plus délicieuse encore, parce que plus neuve et jamais avant ressentie,
notre impression du lendemain dans l’oasis, et pourtant j’ai passé près
d’un mois à Biskra, je connais El-Kantara et des descriptions
d’enthousiastes m’ont fait vivre les splendeurs de Gabès.

C’est surtout aujourd’hui que le consul a tenu à nous faire accompagner
d’un kawas; il y a soixante-dix mille Arabes dans l’oasis que nous
allons parcourir; parcourir, non, traverser, car elles n’ont pas moins
de douze lieues, les cultures de palmiers, d’orangers et d’amandiers en
fleurs vers lesquelles nous emporte, au grand trot, une cacha choisie
par le nègre consulaire.

Comme la veille, grand effarement par les rues; on s’attroupe encore sur
notre passage, et le kawas nous est, en effet, nécessaire pour écarter
les curieux; sous la porte, les sentinelles nous ont porté les armes,
tous les honneurs. Les souks sont déjà loin, et maintenant, nous filons
dans une route encaissée entre deux talus plantés de cactus et de
palmiers, on dirait, d’argile rose, droits comme des murs, où la
végétation d’Afrique s’adoucit des nuances les plus tendres; et,
derrière ces talus, ce sont d’autres talus encore, d’autres murs
rosâtres où se balancent des palmes, où bruissent des feuilles argentées
d’oliviers. C’est à l’infini, aussi loin que la vue peut s’étendre, des
parallélogrammes de terre et d’arbres fruitiers, et toujours des
palmiers bordent chaque enclos, tels, en Normandie, des hêtres les
fermes; et ce sont, en effet, des vergers, vergers d’amandiers, neige de
pétales, plants d’orangers, illuminations d’énormes pommes d’or,
bosquets de citronniers... Oh! la chute des citrons mûris dans l’orge,
l’orge tendre en pelouses dans toute l’oasis! Puis, voici la pâleur des
figuiers, et, crispés, tordus, convulsés et menaçant le ciel d’une sève
de colère, l’obscénité des très vieux arbres, ce cauchemar d’écorce et
de branchages, tout un champ d’oliviers... et la route tourne et fuit
entre des verdures, des fruits et des racines, des racines énormes
traînant en nœuds de serpents dans le sable des talus. Partout ce sont
des fondrières; la pluie de la veille en a fait des lacs, l’eau monte
jusqu’à mi-essieux; c’est la sensation d’une promenade dans un parc, un
lendemain d’orage...

Cette bienfaisante pluie, elle a lavé le ciel et verni l’oasis, et c’est
un parc de féerie avec des koubas blanches semées de place en place, des
vieux murs arabes veloutés de mousse, toute une magie de frondaisons, de
jeunes verdures et de fraîcheur, et cela au bord du désert, sur les
frissons nacrés du plus invraisemblable ciel.

Le consul a bien choisi son jour en nous envoyant aujourd’hui faire
cette promenade, car toute l’oasis est en fête, en fête comme la nature,
et en fête comme le ciel. Une extraordinaire animation y règne; à tous
les dix pas, nous croisons des Arabes et des chameaux chargés de sacs,
et des ânons porteurs de couffes... Oh! les groupes bibliques de tous
ces indigènes! Ils sont presque nus en Tripolitaine, ceux des campagnes
surtout, pâtres et laboureurs vêtus d’une seule chemise ou drapés à
l’antique, non plus du burnous, mais d’une grande pièce de laine, la
_baraca_, comment ils l’appellent ici... Long suaire d’un blanc fauve,
elle peuple l’oasis d’une foule d’Eliézer et de jeunes Jacob qui, isolés
ou par groupes, se rendent comme nous au marché.

Souk-el-Djama, le marché du vendredi; il se tient à deux lieues de la
ville, en pleine oasis, dans un bois de palmiers, à l’entrée du village
d’Hamrouss, et ce village a une renommée.

Ce sont ses maisons et ses marchands que pillèrent en décembre dernier
les Arabes du désert, lors de la révolte indigène contre l’autorité
turque. La Tripolitaine ne voulut pas reconnaître le gouverneur arabe
imposé par le sultan; la question se compliquait de l’enrôlement des
indigènes parmi les troupes turques, fait alors sans précédent; toute
l’oasis et tout le désert s’y refusèrent, et, pour forcer leur
soumission, le pacha ne trouva rien de mieux que de nommer un gouverneur
arabe de son choix... Le pillage d’Hamrouss fut la réponse du Sahel à la
Sublime-Porte; la garnison de la ville, immédiatement dépêchée sur les
lieux, trouvait Hamrouss saccagé et vide; tous les révoltés avaient
disparu... Aussi le consul a-t-il jugé prudent de nous faire escorter
aujourd’hui de deux kawas, et, à cette garde d’honneur, le pacha,
informé de notre excursion, a joint un de ses _filiss_ (agent de police
à cheval); nous l’avons trouvé à l’entrée de l’oasis, et, depuis les
premiers palmiers, il chevauche à notre droite, dans le voltigement
blanc de son haïck.

Le danger des descriptions de voyage en pays d’Islam, c’est l’apparente
monotonie des décors et des foules à travers cependant une étonnante
variété... Ce marché d’Hamrouss est le plus curieux spectacle que j’aie
peut-être jamais vu en Afrique: il y a là quatre à cinq mille Arabes
parqués, campés dans la clairière d’une forêt de palmiers, et des cris,
des gestes courroucés, des appels, des marchandages presque tragiques,
et, à côté de cette fièvre, toutes les attitudes d’indolence et
d’impassibilité où le fatalisme arabe se vautre et se contourne;
là-dessus brillent un ciel d’un bleu de pervenche, d’un bleu de regard
d’enfant, un ciel comme rajeuni, une végétation de féerie luisante
encore des dernières pluies, de la fraîcheur et du soleil. La foule y
est drapée comme celle des théâtres antiques, longs suaires de laine
fauve sur des nudités bronzées; et il y a des nègres dans tous les
groupes, des nègres et des nègres encore; et, pour rendre ce spectacle
inoubliable, je ne puis évoquer que la comparaison des trois marchés de
la porte de Tripoli, réunis en un seul au milieu d’une forêt... mais un
marché pourtant qui s’augmente ici de bétail à vendre. Ce sont des
chameaux, puis des bourricots, des chèvres, des chiens et des moutons.
Voici, dans des cages en roseaux, des poulets et des pigeons; un figuier
centenaire porte, suspendus à ses branches, des corps fraîchement
dépouillés de chevreaux et d’agneaux au cou saignant, et, dans l’herbe
rase, toutes les céréales et tous les fruits aussi sur des nattes et
dans des couffes. Les nomades auraient de quoi piller aujourd’hui, et
pourtant, un des kawas nous en informe, le marché est plus animé de
coutume; aujourd’hui, il n’y a que des pauvres et des marchands, c’est
Rhamadan, et le riche demeure chez lui et dans la mosquée.

Il ne nous en enchante et captive pas moins, ce marché soi-disant de
pauvres, mais nous ne pouvons en faire que deux fois le tour.

Nos costumes européens ont soulevé une émeute, nous marchons bousculés,
serrés même d’un peu près par une foule inquiète, je dirais inquiétante
si nous n’avions, pour la tenir en respect, les kawas consulaires et
l’agent du pacha... Oh! que de rictus de fauves et que de regards
luisants! Sur un signe du filiss, notre cocher réattelle vivement sa
cacha et nous quittons Hamrouss et sa foule turbulente. Les sentiers
recommencent ombreux, encaissés de talus; pétales de fleurs, troncs
convulsés, oranges et citrons; pourtant, le passant s’y fait rare; les
kawas nous emmènent déjeuner à l’entrée du désert, dans le jardin d’une
villa, la villa de l’ancien pacha de Tripoli, que le gouverneur de la
ville veut bien mettre à notre disposition.

... Et, entre les tiges des palmiers qui s’espacent, plus de ciel se
découvre, ce ciel toujours invraisemblablement bleu et transparent, d’un
bleu de saphir pâle, d’un bleu d’iris rare, d’un bleu de nacre bleue où
semble sourire l’enfance du monde, et, entre ce ciel et les derniers
talus d’un verger d’amandiers, de longues ondulations de sable jaune
apparaissent. Ce sont des terrains ravinés comme des vagues, un
moutonnement d’ocre et de safran emplit tout l’horizon. C’est le Sahel,
le Sahel qui commence, c’est l’infini, c’est le désert!

Étrange mer de sable, mer figée et l’on dirait remuante, dont les
premières lames au bord de l’oasis sont d’un jaune plus pâle, comme une
écume de sable, tandis que, au loin, ces vagues tumultueuses, devenues
des montagnes, sont d’un rouge de vermillon.

--_Alzine-Krani_, me baragouine un des kawas en me désignant un grand
arbre isolé, _ici on coupait la tête aux voyageurs. Le brigand, il
montait dans les branches, il regardait venir la caravane, avertissait
les autres, et Krani, le cou, il coupait le cou aux passants, mais tous
tués, aie pas peur, oasis, plus brigands._

Un bruit aigre de flûte arabe. Ce sont, couchés dans le sable, deux
nègres à demi nus qui somnolent et rêvent au soleil. L’un tourmente une
flûte de roseau, l’autre écoute, il est midi; oh! la mélancolie
accablée, la torpeur engourdie de ce petit chant aigu et monotone comme
un chant de cigale dans l’aridité du Sahel!

Oh! la magie de la lumière. Il n’y avait là que deux pauvres nègres en
haillons et du sable, et toute la Grèce, et toute la Bible, et toute
l’Asie, et tout l’Orient et ses légendes ont soudain revécu et resplendi
pour nous dans cette petite chanson de l’ennui et du soleil.




COMMENT ELLES VOYAGENT


MADAME BARINGHEL CHEZ LES TEURS

            Je fus prise par un corsaire
            Et fus vendue au grand Seigneur,
            Mais je lui tins toujours rigueur
            Et tirai mon honneur d’affaire.

        (_Lettres à Émilie Dumoustier._)

_A Madame la comtesse des Ipnauzes_,

_rue du Cirque, Paris._

Ce 28 février 1898.

A Tripoli, nous sommes à Tripoli, ma chère, et j’en suis déjà revenue.
Quelle désillusion! D’ailleurs, tout ce voyage dans le sud tunisien est
la duperie la plus affreuse; d’Héloé m’a mystifiée et jamais je ne lui
pardonnerai de m’avoir traînée ici, dans la boue et sous la pluie, à des
sept cents lieues de Paris, le soir de la première de _Catherine_ ou de
_Paméla, marchande de frivolités_.

Paméla! Il me semble que j’aurais adoré cette pièce! mais qu’est-ce que
Réjane va faire de son ventre dans les robes fourreau du Directoire?
Elle bedonnait déjà pas mal en décembre, dans la reprise de _Sapho_, et,
depuis, cela a dû croître et embellir... Mais nous sommes loin de
Tripoli.

Tripoli, c’est encore une invention de poète, une machine de théâtre,
car, sans la _Princesse lointaine_, les vers de Rostand et les costumes
de Sarah je n’y serais jamais venue; ah! cette Sarah est bien
coupable... Avez-vous vu d’Annunzio? Voilà ce que Suzanne d’Héfleurons
m’en écrit: elle a dîné tout près de lui, chez cette grosse Aufrelon de
Berville, car il a bien fallu que notre couveuse artificielle découvrît
notre galantuomo à la veille du grand succès que d’Héloé, d’avance,
prédit devoir être un four; mais revenons à Suzanne. Voici ce qu’elle
m’écrit de l’_Enfant de volupté_: «_Il est mal, mal, fausse élégance,
gestes étriqués, tout petit, un calicot! mais il paraît que je n’y
entends rien et qu’il dégage le même charme que Pranzini, disent ceux ou
celles qui prétendent s’y connaître._» Dire que j’aurai manqué cet homme
au charme mystérieux! mais je manque tout cette année, même cette lettre
qui doit être d’un décousu... mais j’ai la tête rompue par le vacarme
effroyable que l’on fait ici toute la nuit: c’est un sabbat. C’est
Rhamadan, et, sous prétexte qu’ils jeûnent toute la journée, oui, toute
la journée sans boire, sans fumer, sans manger et le reste (que
deviendrait ici ce pauvre Chasteley qui, paraît-il, ne s’anime qu’après
le déjeuner avec la digestion entre deux et quatre heures, comme feu
Meilhac?), oui, sous ce prétexte, ils se gavent dès cinq heures du soir
de nourritures immondes en tapant sur des derboukas, des peaux d’onagres
et des tambours de bronze, un badaboum à faire danser Polaire, une vraie
musique de nègres, car Tripoli est avant tout la ville des noirs. Jamais
je n’en ai tant vu, on en a mis partout.

C’est ici que Toché aurait dû vivre, le pauvre! J’en ai un comme femme
de chambre; c’est un autre qui nous cuisine les terribles olla podridas
qui nous sustentent. Notre hôtel, l’hôtel Minerva! (quelle auberge!) est
rempli de ces bois d’ébène; ils courent, jambes nues, drapés dans des
foutas, le long des balustrades du petit patio qui est assez joli, cela
je l’avoue, mais malgré leurs grosses faces camuses et leurs dents
blanches, ils sont d’une pudeur extraordinaire. Hassan, qui est le
camérier attaché à ma personne, ose à peine pénétrer dans ma chambre; il
reste sur le seuil en roulant des gros yeux timides, et sans sa peau si
noire, je le verrais rougir... et comme si ce n’était pas déjà trop, M.
d’Héloé, invoquant je ne sais quel danger, a trouvé le moyen de nous
faire escorter par un des kawas noirs du consul.

Nous ne sortons plus que flanqués de ce nègre consulaire; les
populations impressionnées se prosternent sur notre passage, mais le
pittoresque en souffre.

A tous ces respects de la foule, j’aurais préféré quelque audace; M.
d’Héloé parle de dangers, mais c’est justement ce qui m’affole, le
danger n’existe pas. C’est un mythe, une invention des romanciers de
voyages pour exciter les curiosités et se faire valoir; mais des
dangers, je ne demande que ça, mais où sont-ils? On s’embarque sur des
mers lointaines, on entreprend traversées sur traversées, on parcourt le
désert en diligence avec, autour de soi, les souvenirs tragiques de la
mission Flatters et du marquis de Morès, on rêve pirates, brigands et
Touaregs et l’on attrape le mal de mer et des puces; voilà le bilan de
mon voyage, ma chère; toutes les transes, toutes les fatigues et rien
n’arrive, rien.

A Tunis, où nous sommes restés dix jours sous la pluie, _princesse
infortunée égarée dans des marécages sans issue_, comme dirait
Mæterlinck, la nuée des Maures entreprenants, qui tourbillonnaient tout
le jour autour de nous dans les souks, n’en voulaient qu’à ma bourse.
Leurs assiduités ont cessé contre un chèque sur le Crédit Lyonnais...
oui, quinze cents francs de tapis; je suis sûre qu’ils vont me paraître
hideux à Paris.

A Sousse, ville barbaresque où nous tombions le soir du Rhamadan, le
premier soir, et dans quelle ville en fête! il n’y avait pas de
Karagheuss, mais j’ai vu des mosaïques, des mosaïques après celle du
Bardo! M. d’Héloé est fou d’un de ces débris, trouvaille du 4e
tirailleurs, le régiment Picquart-Esterhazy, car on ne peut faire un
pas, même en Tunisie, sans marcher dans cette affaire... Il est vrai que
cette mosaïque représente l’_Enlèvement de Ganymède_. A propos, je sais
pourquoi voyage lord Fingal! Savez-vous ce que va faire ce jeune lord en
Égypte? Des fouilles, chers amis, des fouilles sur l’emplacement
d’Antinoë. Antinoë, la ville funéraire qu’Adrien éleva autour du
cercueil adoré et que l’on retrouvera, lord Fingal en est persuadé; M.
Guimet est, lui aussi, hanté de cette idée... Lord Fingal à Antinoë,
comme ça lui ressemble!

    Les siècles écroulés ont gardé ta mémoire,
    Éphèbe, et sous ton front ombragé de lotus
    Ton corps pétri de fange et d’immortelle gloire
    Fait rêver dans la nuit tes frères inconnus!

Pardonnez-moi cette petite citation, elle m’a paru de circonstance. Mais
continuons l’odyssée de mes déceptions.

De Sousse à Sfax, quatorze heures de diligence, en pleine nuit, dans la
brousse; paysage funèbre, diligence-fantôme, le courrier de Lyon dans le
désert, conducteurs de mauvaise mine armés jusqu’aux dents, des gens on
aurait dit prêts à tout; eh bien! rien, rien que la monotonie des cinq
relais. Il est vrai qu’au premier j’ai cru qu’on nous arrêtait, et j’ai
eu au cœur un sursaut délicieux; ah! ce moment-là a eu bien du charme;
mais au second relai, ce n’était déjà plus ça; on se fait à tout.

A Sfax, j’ai dormi dans une chambre ignoble, une chambre sans fenêtre ou
presque, ouvrant sur une affreuse petite cour; de là, ni les cris, ni
les plaintes n’auraient pu s’entendre: la _Chambre murée_, d’Octave
Mirbeau; et ma femme de chambre couchait au troisième, et d’Héloé était
logé hors de l’hôtel, comme toujours; c’était terrible. Eh bien, jamais
je n’ai dormi si tranquille.

De Sfax à Tripoli, nous étions à bord d’un touache, l’entrepont bondé
d’Arabes, de disciplinaires, ces bandits de l’armée, et d’aventuriers de
toutes sortes. J’étais la seule femme à bord, le point de mire de tous
les yeux, de toutes les convoitises, la proie indiquée de toutes les
fantaisies. A minuit, un craquement sinistre, des pas précipités et des
cris: une nuée de fantômes avait envahi le _Tell_: des chaloupes nous
entouraient; irruption d’Arabes, puis de Siciliens robustes. Un naufrage
ou des pirates? Non, des portefaix de Gabès, venus pour décharger des
marchandises; toutes les désillusions enfin, toutes, jusqu’à ce Tripoli
boueux et sordide, Tripoli noyé de pluie, Tripoli où des mains brutales,
me hissant hors de la chaloupe, m’ont fait trébucher dans la boue,
Tripoli où, comme une ancienne captive, j’ai abordé sur les genoux,
Tripoli où j’ai visité les antiques prisons des esclaves chrétiennes,
escortée d’un kawas consulaire. D’ailleurs, ma chère, ces prisons sont
devenues maintenant des écoles de sœurs.

Il n’y a plus d’Orient, il n’y plus d’Arabes: il y a bien le décor, mais
on en voit la toile usée jusqu’à la corde, et, sans le soleil de là-bas,
il vaudrait ceux de l’Odéon, le décor de Tripoli de Barbarie. De
l’Odéon, c’est tout vous dire. C’était bien mieux à la Renaissance.

Enfin, ma chère, jugez à quel point tout ici est surfait, exagéré et
recrépi. Il y a un Pacha à Tripoli, car la ville est turque (turque,
quelle saveur de fruit exotique ce mot turc vous a dans la bouche!);
entre nous, leurs soldats sont fort beaux, mais si déguenillés. Il y en
a qui portent un mouchoir déployé sur leur ventre par décence, oui, par
décence, tant ils sont à loques et à trous. Donc, il y a un Pacha et je
me faisais une fête de le voir, quand j’apprends que ce musulman est
vieux et, de plus, monogame, monogame! un Turc!

Il faut venir à Tripoli pour panteler sur une désillusion pareille,
avoir rêvé d’un pacha à trois queues et tomber sur un vieux monolythe...
Ne venez jamais en Tripoli.

Et d’Héloé, me direz-vous? d’Héloé me rend malade, d’Héloé ne cesse pas
de délirer sur le type indigène, la couleur des costumes, le miroitement
des sables, le mystère des rues et la silhouette des palmiers; c’est une
fontaine d’enthousiasme. Il pâme sous le soleil, il pâme sous la pluie;
la forme des cruches l’enivre, les pieds nus des Arabes l’enchantent,
c’est le dithyrambe fait homme; ce qu’il m’énerve! Je ne sais vraiment
où il puise cette faculté d’enthousiasme, mais je lui soupçonne des
sources ignorées, car, tous les soirs, il me plante là pour courir les
cafés et les bains maures et autres endroits occultes où sa pudeur lui
interdit de m’emmener... la pudeur de d’Héloé! Et moi, je me morfonds à
l’hôtel entre Maria et Harry pendant que Monsieur va cueillir, je ne
sais où, des documents de mauvaises mœurs; vous voyez que c’est gai! Oh!
ce voyage. On ne m’y reprendra plus.

Encore, en Tunisie, à la rigueur cela pouvait se comprendre à cause des
officiers et des autorités françaises, une Parisienne dans les cafés
maures, on aurait pu en jaser; mais en Tripoli, je vous demande un peu,
chez les Turcs! Ainsi, Chasteley, vous vous en souvenez, Chasteley qui
nous a tant poussés à ce voyage, nous avait parlé de cafés maures en
dehors de la ville, presque aux portes, où, les soirs de Rhamadan, de
jeunes Arabes beaux comme des dieux dansaient et tournoyaient, une fleur
à l’oreille, jusqu’à l’évanouissement, l’épuisement suprême pour venir
tomber, à moitié morts, alanguis sur les genoux des spectateurs, et je
me faisais une fête de ce spectacle bien oriental. Eh bien, M. d’Héloé a
déclaré que ça n’existait plus, que je ne sais quel arrêt du
gouvernement ou de la police turque... enfin, des histoires! Ce qui ne
l’empêche pas de filer tous les soirs avec un nommé Isaac,
ex-légionnaire et médaillé du Tonkin, qui ne me dit rien qui vaille, et
de ne rentrer qu’à minuit... et notez que cet Isaac est juif et que
d’Héloé est un farouche antisémite, un chauvinard féroce, qu’il réclame
les ghettos pour les barons Moïse et qu’il emploie ce juif, mieux il ne
le quitte pas; les Juifs ce sont les seuls, dit-il, qui sachent se tirer
de certaines besognes.

Oh! ce que j’enrage! Enfin, le comble!

Ici, c’est Rhamadan et Karagheuss tous les soirs y sévit, et quel
Karagheuss! celui de Constantinople, le plus terrible de tous. Il y a
même trois et quatre Karagheuss dans le quartier des casernes, et
d’Héloé devait m’y conduire; c’était chose convenue, arrêtée entre nous.
Eh bien! le lendemain de notre arrivée, sa tournée d’inspection faite,
d’Héloé m’a déclaré qu’il ne pouvait me conduire là, que l’indécence
était effroyable et que, pour les Arabes et les Turcs de l’assistance,
la présence d’une femme était inadmissible... Pour des Turcs, voyez-vous
cela! que ma venue y ferait scandale et que pour le consulat, dont on
nous savait les amis, vis-à-vis même des représentants des puissances
(oui, ma chère, des puissances, il a dit le mot), il était convenable
qu’on ne me vît pas là. Oui, ma chère, il a osé invoquer cela, les
consulats d’Allemagne et d’Italie, la Triplice, quoi! bon, et j’allais
oublier le consul d’Angleterre; bref, il s’est absolument refusé à me
mener à Karagheuss.

Voyagez donc avec un homme du monde! mais j’aimerais mieux cent fois
être seule... Ah! ce d’Héloé, comme je l’étranglerais si je n’avais
besoin de lui... mais patience, j’ai mon projet, j’ai cru remarquer un
froid entre lui et son Isaac, il a dû se passer quelque chose, car c’est
tout juste s’il ne l’a pas congédié. Ce juif capable de tout est tout à
fait l’homme qu’il me faut pour l’expédition que je médite; si je
réussis, je vous l’écrirai.

Votre amie,

MARIE-ANNE.

_P. S._--Ce d’Héloé! Grâce à lui, à Sfax, j’ai failli manger de la
pieuvre frite, oui, ma chère, de la pieuvre, quelle horreur! Les Arabes
en sont très friands, mais il est vrai qu’en revanche on nous sert ici
des fenouils absolument délicieux, et, à Tunis, j’ai fait connaissance
avec les asperges indigènes, un étrange légume tout mince et tout
flexible, l’air de pousse de houblon, mais d’une ravigotante amertume,
une saveur bien spéciale presque apéritive; il y a donc des
compensations.

                   *       *       *       *       *

_A Monsieur le comte Albert de Chasteley_,

_rue de la Pompe, Passy._

Ce 11 février.

Mon cher ami,

Vous n’aviez pas menti, mieux, vous n’avez pas exagéré; Tripoli est une
merveille, merci. Je n’y ai pas vu danser, les yeux mouillés de kohl et
tirés sur les tempes, les danseurs arabes que vous m’aviez prédits, la
police turque est intervenue entre votre départ et notre arrivée; mais
l’oasis est une féerie, la ville une imagination des _Mille et une
Nuits_, et, malgré sa saleté et même malgré la pluie que nous avons
trouvée au débarqué, j’aime et j’adore Tripoli, j’aime ses soldats en
haillons, j’aime ses dames turques à peine voilées, j’aime ses convois
de chameaux et ses nomades du désert; le consul nous a fait un accueil
charmant et tout se passerait à souhait sans Mme Baringhel.

Je ne sais ce qui lui est arrivé, mais je ne reconnais plus notre bonne
amie. Il faut que l’Orient lui ait tourné la tête ou que Barbouchi, dans
les souks, lui ait servi quelque café maléficié... _Elle_ n’a plus le
sens moral.

A quoi donc s’attendait-elle en venant en Tunisie? Je n’ose même pas le
soupçonner. Elle ne rêve que brigands, arrestations à main armées,
abordages et pirates; elle est trépidante, énervante, énervée et dans la
surexcitation fébrile d’une femme à qui rien n’arrive, et qui s’attend à
tout.

Oh! l’imagination des femmes, plus rapide encore que celle de l’Arabe
qu’on dit être galopante! Je crois, parole d’honneur, que notre pauvre
amie avait rêvé d’un enlèvement au sérail; je lui savais, certes, de la
curiosité, mais pas celle-là. C’est tout juste si j’ai pu l’empêcher de
venir aux bains maures et aux heures des hommes, car aux heures des
femmes, je ne connais pas de jour où elle y ait manqué... Déjà, à Tunis,
où son passage avait quelque peu remué l’opinion il y a quatre ans, elle
a été bien étourdie dans les souks, et de la Résidence on m’avait
officieusement prévenu d’éviter de la conduire dans les cafés maures...
Les indigènes nous méprisent déjà tant à cause de la liberté de nos
femmes et de l’abomination de leur visage non voilé. Vous savez comme
moi qu’ils les considèrent comme des chiennes et les tiennent juste dans
la piètre estime que nous avons, nous, des pierreuses: mais allez donc
convaincre de ces vérités un cerveau de Parisienne férue de l’Orient
comme d’un conte de fée! Jusqu’à Sfax, Mme Baringhel a pris son mal en
patience, en ma patience, surtout, mais, à Tripoli!... A Tripoli, elle
s’est cru tout permis, vos récits l’avaient montée. A Tripoli, où
justement l’Européen est tout ce qu’il y a de plus surveillé, Tripoli où
chaque consulat est presque responsable des faits et gestes de ses
nationaux, ne s’était-elle pas mis en tête d’aller voir Karagheuss... le
Karagheuss de Tripoli, ce formidable bretteur qui passe au fil de l’épée
le mufti, les passants, le juif, sa femme, les chameaux et son père! Et
devant quelle assistance? Vous pensez si je m’y suis refusé.

Eh bien! elle a trouvé le moyen d’y aller (oui, mon cher, elle a soudoyé
un misérable, mais vous le connaissez, Isaac, votre Isaac, votre guide
recommandé. Comment avez-vous pu m’indiquer cette ignoble fripouille? il
ne paie pas de mine d’ailleurs, et, sans votre lettre... au bout de deux
jours il était chassé... une familiarité!) donc, elle a circonvenu, avec
quelle facilité, cet immonde Isaac, et, profitant de ce que j’étais
sorti, par un certain respect humain pourtant elle s’est déguisée en
homme et, revêtant mon grand pardessus de voyage, une de mes casquettes
sur la tête, elle est partie en guerre avec l’ex-légionnaire et est
allée à Karagheuss, puisque Karagheuss était son idée.

Que s’est-il passé? Toujours est-il que son stratagème a été découvert,
son identité reconnue, que sa présence au Karagheuss a fait
scandale, que son déguisement, loin d’atténuer les choses, les a
extraordinairement aggravées; qu’on lui a prêté le désir des pires
aventures, des plus étranges curiosités. Elle m’est revenue à l’hôtel à
dix heures, huée et escortée par une foule furieuse! Ces Turcs, ils
semblaient tous hors d’eux d’avoir été trompés. Il faut dire aussi,
qu’ainsi costumée notre bonne amie était tout à fait charmante, toute
une révélation; Mme Baringhel porte le travesti à ravir,
Lavallière-Mallet! Bref, je sors de chez le consul qui m’a fait appeler;
nous sommes la fable de la ville, et nous partons à trois heures,
abreuvés de toutes les hontes. Heureusement que notre amie avait attendu
la veille de notre départ pour mettre à exécution son projet. Ah! cet
Isaac, si je le tenais! Du reste, mon cher, vous êtes l’imprudence même,
d’une inconséquence, d’une légèreté! Qu’est-ce que ce spahi de Gabès qui
doit entrer dans vos écuries à l’expiration de son congé? Jugez
vous-même. En rade de Gabès, pendant la traversée, je descends à terre,
un télégramme à envoyer... l’unique rue que vous savez, des sables, des
palmiers et des Italiens pour me renseigner; j’avise un grand spahi
indigène, celui-là saura au moins deux mots de français, me dis-je; je
l’aborde donc et lui demande la poste; alors, mon Arabe avec un large
sourire: «Oh! moi, parler français, moi être allé à Paris, toi Parisien,
la poste, il est là; viens, moi t’y conduire, moi avoir des amis là-bas,
moi connaître un Parisien, un comte, moi aller chez lui à Paris dans ton
pays, fini congé, M. Albert de Chasteley, moi entrer chez lui comme
coucher.» J’ai compris cocher, mais avouez que c’est déplorable.

Je vous pardonne quand même les ennuis que je vous dois, car le pays est
vraiment beau, mais, dorénavant, soyez prudent.

Sans rancune, votre

D’HÉLOÉ.

_Pour copie conforme_:

JEAN LORRAIN.




TABLE


  FRUTTI DI MARE              Pages

  Marseille                       1
  Oran                           13

  EN ALGER

  Tlemcen                        21
  Sidi-Bel-Abbès                 43
  Diligences d’Afrique           50
  Mostaganem                     55
  Les chemins de fer             72
  Alger sous la neige            78
  Blidah                         89
  Les Amandiers                 107
  Fathma                        112
  Divertissements arabes        123
  Banlieues d’Alger             134

  UN AN APRÈS

  D’Alger à Constantine         153
  Constantine                   162
  El-Kantara                    183
  Thimgad                       192
  Types de Biskra               202
  Printemps de Tunis            212

  QUATRE ANS APRÈS

  A bord de l’_Abd-el-Kader_    221
  Quartiers de Tunis            230
  Tunis sous la pluie           243
  Comme elles voyagent          255
  Tunis mystérieuse             268
  Sousse                        282
  Comme elles voyagent          292
  Sfax                          305
  A bord du _Tell_              311
  Tripoli de Barbarie           319
  Comme elles voyagent          336


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--13756.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HEURES D'AFRIQUE ***
        

    

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