Ellen

By Jean Lorrain

The Project Gutenberg EBook of Ellen, by Jean Lorrain

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Ellen

Author: Jean Lorrain

Illustrator: Antoon Van Wélie

Release Date: March 27, 2020 [EBook #61675]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ELLEN ***




Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
images generously made available by The Internet
Archive/Canadian Libraries)








  JEAN LORRAIN

  ELLEN

  _Couverture de VAN WÉLIE_


  PARIS
  PIERRE DOUVILLE, ÉDITEUR
  28, RUE DE TRÉVISE, 28

  1906
  _Tous droits réservés_




OEUVRES DE JEAN LORRAIN


  Les Lépillier, roman. Paris, Giraud, 1884, in-18.

  Très Russe, roman. Paris, Giraud, 1886, in-18.

  Dans l'Oratoire (portraits de gens de lettres). Paris, Dalou, 1888,
  in-18.

  Sonyeuse. Paris, E. Fasquelle, 1891, in-18.

  Sensations et Souvenirs. Paris, E. Fasquelle, 1895, in-18.

  Un Démoniaque. Paris, Dentu, 1895, in-18.

  Une femme par jour, illustrations de Mittis. Paris, Borel, 1896,
  in-18.

  Ames d'Automne, illustrations d'Heidbrinck. Paris, E. Fasquelle, 1897,
  in-18.

  Heures d'Afrique (Notes de voyage). Paris, Fasquelle, 1889, in-18.

  Madame Baringhel. Paris, E. Fayard. 1899, in-18.


_Librairie Ollendorf._

  La Petite Classe, préface de Barrès.

  Histoires de Masques (Couverture de Henry Bataille).

  Monsieur de Phocas (Couverture de Geo-Dupuis).

  Poussières de Paris.

  Princesse d'Ivoire et d'Ivresse (Couverture de Manuel Orazi).

  Le Vice Errant (Couverture de Lorant-Helbron).

  Monsieur de Bougrelon.

  Propos d'âmes simples (Couverture de Sem).

  Fards et Poisons (Couverture de Maignien).

  L'École des Vieilles Femmes.


_Librairie Universelle, 33, rue de Provence._

  La Maison Philibert, roman.


_Librairie Douville, 28, rue de Trévise._

  Le Crime des Riches (Couverture d'Albert Guillaume).


POÈMES

  L'Ombre ardente. Fasquelle, 1897.

  Modernités. Savine, Paris, 1885.

  Les Griseries. Tresse et Stock, 1887.

  Le Sang des Dieux, Lemerre. 1882.

  La Forêt bleue.


THÉATRE

  Brocéliande, 1 acte, joué à l'OEuvre.

  Yanthis, 2 actes, joué à l'Odéon.




_Il a été tiré de cet ouvrage: Dix exemplaires numérotés sur papier de
Hollande._




ELLEN




I

L'ARRÊT


«Oui, c'est très grave, je ne puis vous le cacher, madame, l'état de
votre fille est des plus alarmants. Je ne sais qui a conseillé cet été à
miss Horneby le séjour des lacs italiens d'abord et de Venise ensuite,
mais je veux ignorer le nom de ce confrère, pour ne pas avoir à porter
de jugement sur lui. Rien ne pouvait être plus mauvais pour la malade
que la constante humidité des lacs et la putridité moisie de
l'Adriatique; c'est la montagne qu'il fallait, les grandes altitudes,
quinze cents, deux mille mètres et plus si possible, Saint-Moritz était
indiqué pour tout l'été.--Nous y sommes restées dix jours, hasardait
l'étrangère en consultation.--Et de là, vous êtes descendues à
Bellagio.--Mais nous étions sur la hauteur, à la villa Serbelloni.--A
cent cinquante mètres, entre deux lacs, Côme d'un côté et Lecco de
l'autre, en pleins brouillards avec toutes les senteurs énervantes d'un
jardin d'Italie autour de vous. Il n'est pas possible qu'un médecin vous
ait conseillé Bellagio.--Le docteur Tréwitz.--Ah! c'était le docteur
Tréwitz...--Le docteur Tréwitz nous avait conseillé Saint-Moritz, mais
Ellen s'y ennuyait.--Ah! Ellen s'ennuyait, et, quand votre fille
s'ennuie, vous faites ce que veut votre fille. C'est pour ne pas
contrarier son caprice que vous êtes allées passer octobre dans cette
pourriture qu'est Venise, Venise où la malade a certainement pris les
germes de la fièvre qui l'abat tous les soirs; car ce n'est pas Tréwitz,
je le connais, qui vous a conseillé Venise en octobre.--J'avais entendu
dire que le séjour de Venise était très bon pour les nerveux, et comme
Ellen était très surexcitée...--Vous vous êtes laissé dire et vous
prenez sur vous, madame, de contrecarrer les ordonnances d'un médecin;
mais vous êtes très coupable, madame, et vous ne vous doutez pas à quel
point, vis-à-vis même de votre enfant. J'aime mieux vous le dire de
suite: si c'est là le cas que vous ferez de mes prescriptions, je
préfère ne pas entreprendre la guérison de miss Horneby.» Le docteur
Hameroy s'était à demi levé; une règle d'ébène entre ses doigts, il en
frappait d'un coup sec le bord marqueté de la table: «Vous ignorez donc
que cette enfant est phtisique?»

Un cri étouffé de la mère avertissait le praticien qu'il avait été trop
loin.--Lady Horneby se levait lentement de son fauteuil, venait
s'appuyer des deux mains sur la table et, enveloppant le médecin de
toute la détresse de ses grands yeux tristes: «Pardonnez-moi, monsieur,
disait-elle, mais j'en ai déjà perdu trois.» Harmeroy tressaillait car
la réponse l'atteignait dans ses fibres. Il était père lui-même; il
daignait regarder attentivement cette grande femme blonde, jeune encore,
qu'il avait à peine remarquée la veille dans son cabinet de
consultation, quand elle y était venue avec sa fille, une longue et
mince anglaise de dix-neuf ans, phtisique au troisième degré, la pauvre
créature, et dont il n'avait pas eu de peine à diagnostiquer l'incurable
tuberculose. Des deux femmes très élégantes et toutes bruissantes de
soie et de dessous mousseux, légèrement impertinentes même, la plus
jeune surtout, de ce bel aplomb que donnent les grosses fortunes,
Harmeroy avait d'abord fait les deux soeurs.

Harmeroy était sorti du peuple. De son origine, il en avait conservé la
brutalité, et c'est par la puissance d'un cerveau de penseur, servi par
un diagnostic merveilleux et les plus sérieuses études, qu'il était
devenu un des princes de la science moderne et le plus consulté certes
de tous les médecins des voies respiratoires. Un labeur obstiné et un
infatigable esprit de recherches l'avaient aussi soutenu dans sa
carrière. Il n'avait jamais pu se départir, surtout vis-à-vis de sa
clientèle riche, d'une certaine rudesse, qu'il devait autant à son
origine qu'aux atroces misères qu'il coudoyait tous les jours. A
l'hôpital, dont il dirigeait la clinique, il voyait l'homme et la femme
du peuple, la jeune fille du peuple surtout, l'humble apprentie, la
petite ouvrière, aux prises avec l'horrible mal qu'il soignait dans la
journée chez les riches; il savait combien les pauvres sont désarmés,
pis, livrés, exposés à la tuberculose dans la déplorable hygiène des
logis et des ateliers parisiens. Combien de rapports n'avait-il pas
écrits là-dessus, et combien de fois à la Chambre, où il avait siégé
pendant trois ans, n'avait-il pas pris la parole pour déplorer et
dénoncer à la fois les atroces conditions imposées par l'insouciance
coupable d'une société de jouisseurs aux classes laborieuses, les
dangers grandissants d'une contagion fatale et, chose horrible enfin et
que nul n'ignorait aujourd'hui, l'immoralité de certaines professions
meurtrières, l'homme et la femme mathématiquement voués au trépas dans
un délai fixé par certains métiers. Il avait obtenu des commissions et
c'était tout; les belles indignations qu'il avait provoquées, les fonds
dont il avait obtenu le vote, tout cela s'était évanoui dans de vagues
paperasseries et dans des cartons ministériels. Il n'en avait recueilli
que des éloges de presse et des compliments émus de belles madames à des
dîners officiels. L'oeuvre que le philanthrope et le savant
poursuivaient en lui avait avorté dans d'interminables ajournements, et
d'ironiques poignées de mains de ses confrères l'avaient averti trop
tard qu'en France la politique ne peut servir que les politiciens. Pris
alors d'un profond dégoût, son mandat terminé, il ne s'était pas
représenté aux élections et s'était voué tout entier à son hôpital; là,
il luttait de toutes ses forces pour arracher ses malades aux bacilles
meurtriers de la tuberculose. Toutes ses matinées, il les employait à
des expériences, souvent couronnées de succès. Dans la journée, il
recevait dans son hôtel de l'avenue du Trocadéro sa riche clientèle,
mais pendant trois ans il avait vu de trop près les puissants, les
puissants de l'argent et les puissants de la politique. Il en avait
conservé comme une rancune contre les hautes classes, et lui, Harmeroy,
dont on citait les délicatesses inouïes et des tendresses en vérité
touchantes pour de misérables phtisiques de son hôpital, il lui arrivait
de brusquer et de malmener souvent la clientèle en équipage de ses
lucratifs après-midi. Toutes ces belles poitrinaires, aux agonies
calquées sur celle de la Dame aux Camélias et dont l'oisiveté exaspérait
encore la névrose, avaient le don de l'irriter. La veille, il avait
classé ces dames Horneby dans le clan banal et haut coté des belles
neurasthéniques, qui promènent l'hiver, en Riviera, et l'été, de ville
d'eaux en ville d'eaux, leurs misères physiques, accablées d'ennuis et
de millions. Impérieuse et impertinente, la jeune fille, évidemment
gâtée, lui avait déplu. Il avait accueilli ces dames froidement.
Néanmoins, sa bonté native l'avait empêché de formuler son arrêt en
présence de la malade; d'ailleurs, un regard de la mère l'avait averti.
«Revenez demain, avait-il dit, impossible de me prononcer aujourd'hui,
je dois contrôler mes observations, et il avait ajouté tout bas: Revenez
seule.»

C'était cette mère dont il venait d'entendre avec stupeur le récit des
faiblesses, cette mère coupable à force de tendresse, mère obéissant à
tous les caprices d'une malade, et cela jusqu'à en aggraver l'état
jusqu'au danger.

Outré, il venait de secouer d'importance cette damnable faiblesse, et
voilà que d'un mot l'Anglaise venait de le remuer et de l'attendrir. La
misérable femme, dont il avait si durement tancé le manque d'énergie,
venait de lui donner le mot de sa détresse: cette mère avait déjà perdu
trois enfants.

«Pardon, faisait le docteur Harmeroy, j'ignorais complètement, madame,
et lui désignant le fauteuil qu'il venait de quitter, pouvez-vous me
dire comment vous avez perdu vos autres enfants et depuis quand s'est
déclarée l'affection de notre malade? sont-ce des filles que vous avez
déjà perdues?--Deux filles et un fils, sanglotait la pauvre femme; le
père aussi est mort phtisique» et faisant un mouvement pour se lever:
«Mais je vous prends un temps précieux, monsieur, il appartient à vos
autres clients.--Non pas, madame, je vous écoute, j'ai besoin de savoir,
ceci fait partie de ma consultation.»

Et dans le silence du cabinet de travail assourdi de tapisseries
anciennes, lady Horneby commençait la lamentable histoire de sa vie,
inutilement sacrifiée à la santé des siens. Cette douloureuse existence
d'une veuve et d'une mère survivant à ses affections, combien de fois la
misérable femme ne l'avait-elle pas déjà confessée dans des
circonstances analogues, dans le recueillement austère des vastes pièces
de luxe où reçoivent maintenant les grands médecins. Lady Horneby était
restée veuve à vingt-huit ans. Un mariage d'amour l'avait unie à son
cousin; une phtisie galopante avait emporté en huit jours lord Edwards:
il avait pris froid à l'époque des chasses, chez un cousin, dans un
château d'Écosse, mais depuis longtemps il traînait une mauvaise fièvre.
Dans son entourage ce brusque dénouement n'avait étonné personne, lord
Edwards Horneby mourait exténué de fatigues de tous genres et surmené de
sport. La jeune femme demeurait veuve avec quatre enfants, trois filles
et un garçon; Ellen était la dernière. L'âme encore pleine du souvenir
du mort, lady Horneby s'était vouée passionnément à l'éducation de ses
enfants, mais ni son abnégation, ni ses soins assidus n'avaient pu
enrayer chez eux le mal héréditaire. Elle avait vu mourir successivement
ses deux aînées, Maud et Georgina. Grandes, saines et fortes en
apparence, le mal, chez elles, s'était déclaré à quinze ans, leur
jeunesse s'était fanée dans sa fleur. Comme lady Horneby était affligée
de quelques millions, les médecins avaient fatalement ordonné la
Riviera, pour Maud comme pour Georgina. L'infortunée lady Horneby avait
connu les douloureuses étapes de Cannes à Menton et des Baléares à
Madère. Peines perdues! Maud était morte à dix-huit ans, Georgina à
dix-neuf. Maud reposait dans le cimetière de La Valette à Malte, et
Georgina dans le cimetière de Cannes, et la poussière de son amour était
ainsi éparse à tous les coins du monde.

Son fils Edwards avait résisté plus longtemps. Il était le vivant
portrait de son père, et sa soeur Ellen lui ressemblait. Il s'était
éteint dans sa vingt-cinquième année. Voyageur infatigable, toujours en
yacht ou par monts et par chemins, il s'agitait dans une activité
dévorante, qui avait fini par le consumer. Lui était mort à Londres, il
y avait déjà trois ans, et c'était tout. Elle restait seule maintenant
avec Ellen. Le médecin connaissait mieux qu'elle les symptômes du mal
qui lui avait pris ses enfants. A quoi bon lui détailler les agonies,
toutes identiques dans les mêmes râles et les mêmes étouffements.

Quatre fois frappée dans les siens, lady Horneby avait espéré que Dieu
l'épargnerait dans sa dernière affection, mais voilà qu'elle
recommençait avec Ellen son douloureux calvaire. Ellen avait hérité de
son frère de cette avidité de jouissances et de cette fièvre de plaisir.
Qu'importait que le jeune homme en fût mort, tel une phalène brûlée aux
lumières d'un lustre. Ellen était impérieuse et fantasque comme tous les
êtres jeunes que guette la mort, elle vivait dans une trépidation
continue, savourant, on eût dit, intensément et éperdument les minutes
d'une existence comptée. Lady Horneby connaissait depuis longtemps
l'énigme de ses exaltations fébriles. La pauvre femme savait trop à quel
dénouement se précipitent ces existences enragées de plaisirs. Voilà
trois années que, sans volonté contre les caprices de sa fille, elle la
suivait et l'escortait de stations en stations dans cette montée au
calvaire, qu'était pour elle la Riviera. Nice les avait vues un hiver,
Cannes un autre; le dernier hiver, enfin, elle l'avait passé à Menton,
mais le voisinage de Monte-Carlo avait été mauvais pour la malade, et, à
son retour à Paris, au printemps, Tréwitz avait trouvé la jeune fille si
exténuée, avec des tempes creuses et des yeux si brillants, qu'il avait
immédiatement ordonné l'Oberland.

A Saint-Moritz, la jeune fille s'était tellement ennuyée, que lady
Horneby s'était décidée à descendre avec elle sur les lacs italiens. De
Bellagio, Ellen avait voulu aller à Venise, et lady Horneby avait encore
cédé.

A leur retour à Paris, elles n'avaient pas trouvé Tréwitz, un Congrès à
Chicago le retenait en Amérique; en son absence, elles étaient venues
consulter Hameroy.

L'homme de science avait laissé parler, sans l'interrompre d'un mot, la
veuve de sir Edwards; sa large face glabre avait gardé son masque
impassible, mais une immense pitié noyait ses yeux gris.

«Oui, je vois, disait-il enfin d'une voix lente, et à Nice, comme à
Cannes, miss Horneby ne manquait pas un bal, un spectacle, un véglione;
c'était une assidue, n'est-ce pas, de toutes les redoutes et de toutes
les batailles de fleurs?» Lady Horneby avait baissé la tête, il y eut un
silence. Le docteur ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Leur nombre
est légion sur la Riviera de ces condamnés qui hâtent ainsi éperdument
leur mort; nous n'y pouvons rien, leurs familles favorisent leur
suicide. Je n'ai rien à ajouter, madame, vous perdrez votre
fille.--Monsieur! la pauvre femme avait joint les mains.--Qu'y
voulez-vous? c'est bien moins contre ses caprices que contre votre
faiblesse qu'il faudrait défendre miss Ellen. Que voulez-vous que nous
fassions si l'on ne nous seconde pas? Vous êtes comme toutes les mères,
vous trahissez le médecin.--Alors, monsieur!--Je n'ai rien à prescrire;
mes ordonnances ne seront pas suivies.--Mais si je vous
promettais.--Vous promettrez, mais vous ne tiendrez pas.--Mais si je
vous le jurais.--Sur le salut de votre fille! Vous savez qu'il y va de
sa vie.» Alors la mère, dans un élan: «Ma fille peut encore être
sauvée?--Je n'ai pas dit cela, réservait Hameroy; miss Horneby peut être
prolongée. Je me prononcerai d'une façon définitive quand je la reverrai
au printemps.--Alors vous nous abandonnez.--Non, je vous envoie au
soleil. Que faites-vous ici à Paris? Chaque minute que vous y vivez est
un danger pour la malade.--Alors vous nous envoyez sur la Riviera!--Oui,
mais pas sur celle que vous aimez, pas de _Riviera spumante_. Vous allez
passer tout l'hiver à Hyères, Hyères près de Toulon, la station la plus
calme, la plus morne, j'ose le dire, mais la plus salubre aussi de toute
la Côte: une température de serre chaude avec la brise alisée du large,
toutes les conditions de chance possibles pour une guérison. Quand on ne
guérit pas à Hyères, on ne guérit pas ailleurs. Si j'insiste aussi
cruellement, madame, c'est que l'état de miss Horneby est très grave.» A
quoi l'Anglaise avec un demi-sanglot: «Oui, je sais, Hyères est la
dernière étape.»

Le docteur Hameroy ne relevait pas le mot, il se mettait debout et tout
en jouant avec son couteau à papier: «Mais voilà, miss Horneby
voudra-t-elle aller à Hyères?» L'Anglaise se raidissait: «Elle ira, nous
irons, scandait-elle.--Bien, je vais rédiger l'ordonnance; je vous
l'enverrai demain à votre hôtel, ainsi qu'une lettre pour le docteur
Didier. C'est un brave homme qui donnera à miss Horneby toute son âme et
tous ses soins, il a perdu une fille de la poitrine.» Lady Horneby avait
un sursaut: «Hyères ne l'a donc pas sauvée?--Le docteur Didier était
venu s'installer à Hyères dans cet espoir, mais il y est venu trop
tard», et plongeant intensément ses lumineux yeux gris dans ceux de
l'Anglaise: «Il n'est pas trop tard pour miss Horneby.--Ah! monsieur,
vous êtes bon», et, se baissant si rapidement que le praticien ne
pouvait l'empêcher, lady Horneby lui baisait la main. Alors lui, à la
fois ému et ironique: «Pouvez-vous me dire, madame, ce que vous et votre
fille comptez faire ce soir?--Mais nous devons aller à l'Opéra, on donne
le _Tannhäuser_.--Eh! bien, vous allez me faire le plaisir de demeurer
chez vous ce soir, comme tous les autres soirs, jusqu'à votre départ.
J'interdis toute sortie après quatre heures et demie, et d'ailleurs je
veux vous voir parties après-demain.»




II

POUR GUÉRIR


«Comment va mademoiselle? A quelle heure êtes-vous rentrées?» Lady
Horneby venait d'entr'ouvrir une porte; la femme de chambre, en train de
renouveler les dentelles d'un corsage, levait instinctivement la tête.
«Ah! c'est vous, madame! Mais mademoiselle va plutôt bien, elle doit
reposer, je viens de lui donner sa potion de cinq heures.--Il y a
longtemps que vous êtes rentrées?--A peine une heure.--Beaucoup trop
tard.--Mais mademoiselle a voulu passer chez Doucet.--Encore!--Madame
m'a recommandé de ne pas contrarier mademoiselle.--Soit; elle a acheté
quelque chose?--Non! elle a rapporté des cartons qu'elle veut montrer à
madame.--Mais vous êtes allées au Bois?--Certainement, comme tous les
jours, d'une heure à trois. Nous avons même un peu marché dans l'allée
de la Reine Marguerite, au soleil.--Bien, bien, Brigitte; prenez mes
chemises et laissez ce corsage, nous n'irons pas au théâtre ce soir», et
lady Horneby passait dans la chambre de sa fille.

Toute l'électricité allumée de la pièce, le lustre du milieu comme les
candélabres de la cheminée et les ampoules de la tête du lit y
incendiaient une tenture jaune pâle à fleurs d'argent, style Liberty. Un
paravent de soie japonaise, des tables en laqué vert tige et, dans un
grand vase de Gallet d'un bleu de fumée, une énorme gerbe de
chrysanthèmes blancs, des chrysanthèmes aux pétales aigus et recourbés
comme des griffes, élégantisaient la banalité de cette chambre d'hôtel.
Sur les meubles, des cartons entr'ouverts, des fichus de linon et des
volants de dentelles attestaient la présence d'une créature de luxe et
de fragilité. Une violente odeur de créosote flottait par toute la
pièce, dominée par un parfum de Chypre mêlé de vétiver; enfin, dernière
note féminine, au dossier d'un fauteuil s'étalait une jaquette de loutre
et, sur le marbre d'un guéridon, une paire de gants de Suède et un gros
bouquet de violettes de Parme voisinaient. Dans la cheminée dansait la
flamme claire d'un feu de bois. Lady Horneby était entrée sur la pointe
du pied.

Une longue forme blanche étendue sur une chaise longue esquissait un
vague mouvement; un peignoir de soie molle se soulevait à demi, un bras
nu dérangeait une écume de lainages blancs, et une voix un peu altérée,
comme brisée par places, mais délicieusement enfantine, une voix câline,
impérieuse et lassée où il y avait un peu de curiosité et beaucoup
d'ennui. «C'est toi, maman?» et miss Ellen Horneby s'étant tout à fait
assise: «Eh bien, qu'a-t-il dit ce médecin, vais-je mourir, oui ou non,
cette année? Où nous envoie-t-on tousser cet hiver?»

Lady Horneby s'était assise auprès de sa fille, elle avait pris entre
ses doigts une petite main frêle et en tâtait la moiteur, puis,
enveloppant d'un geste tendre la taille souple de l'enfant, l'attirait
brusquement contre elle. Ellen tendait à sa mère son front un peu humide
sous l'envolée des cheveux dorés et fixait sur elle un regard
interrogateur.

«Avons-nous été raisonnable aujourd'hui? faisait lady Horneby sans
répondre à la jeune fille.--Tu le sais bien, puisque tu viens
d'interroger Brigitte. Et ce docteur, qu'a-t-il ordonné de si affreux,
de si épouvantable, que tu n'oses pas me le dire. Il ne nous envoie pas
en Suisse, j'espère. Ah! tu sais que je n'irai pas.»

Une moue alourdissait l'ovale aminci du visage d'Ellen. Les pommettes
légèrement fardées par la fièvre, l'éclat des plus admirables yeux
avivés par une cernure mauve d'une douceur de pastel, Ellen Horneby
avait dans sa sveltesse juvénile et lassée une fragilité de tige et une
grâce alanguie de fleur de luxe, une de ces fleurs de serre, on dirait,
exténuées de soins et de chaleur. Tout était rare en elle, tant la
maladie l'avait affinée, le bleu violet de ses prunelles trop larges, le
dessin délicat de ses lèvres, la ciselure de ses narines trop mobiles,
la transparence de son teint, l'étroitesse de ses épaules tombantes, la
soie floche de ses cheveux et jusqu'à la fluidité de ses mains, tout en
elle semblait irréel. C'était une créature d'aristocratie et
d'exception, marquée, on le sentait, pour une fin prochaine. Dans cette
chambre luxueuse d'hôtel moderne, miss Ellen Horneby était déjà
d'au-delà, et c'est ce que semblait sentir et pressentir la pauvre femme
blottie contre elle et qui, sans pouvoir lui lâcher les mains, la buvait
si ardemment du regard.

Lady Horneby, en dévisageant ainsi sa fille, se grisait aussi d'une
ressemblance, la ressemblance de son fils Edwards, mort il y a trois
ans, que la jeune fille lui rappelait trait pour trait. «Eh bien, tu ne
réponds pas, maman?»

Lady Horneby s'arrachait enfin à son silence. «Non, nous n'allons pas en
Suisse, ma chérie, nous retournons au soleil.--Sur la Riviera, pas à
Menton au moins. C'est trop triste.--Peux-tu dire cela après la vie que
tu m'y as fait mener cet hiver! Non, pas à Menton.--A Cannes alors?
faisait presque joyeusement la malade.--Non, pas à Cannes.--A Nice! le
docteur Hameroy n'a pas pu ordonner Nice.--Nous n'allons pas si loin que
cela, ma chérie, nous allons à Hyères.--Hyères, où est-ce cela? personne
ne va à Hyères.--Je te demande pardon, mon enfant, on y envoie les gens
très malades, et la voix de l'Anglaise était devenue grave. Et comme tu
peux encore guérir, ma petite Ellen, je veux te guérir.» Les yeux de la
jeune fille s'étaient subitement agrandis, voilés de larmes. «Une
station de malades où il n'y a ni casino, ni carnaval, ni fête de
fleurs, mais nous allons y mourir d'ennui, maman, et, avec un
redressement de tout son être, je ne veux pas aller à Hyères.» Lady
Horneby regardait sa fille dans les yeux. «Ellen, tu me fais beaucoup de
peine; tu sais que je n'ai plus que toi au monde, tu n'ignores pas
comment j'ai perdu ton frère et tes soeurs. Je ne t'ai jamais rien
refusé, Ellen, j'ai toujours cédé à tous tes caprices. Eh bien, il faut
faire enfin quelque chose pour moi. Tu vas consentir à passer cet hiver
à Hyères.»

La jeune fille s'était rapprochée de sa mère, elle lui prenait les mains
et, posant sa jolie tête sur son épaule: «Maman, je suis donc bien
malade?--Il faut guérir, mon enfant.» Ellen baissait un front
brusquement barré d'une grande ride. «Ah! cet Hameroy, je le déteste»,
et puis redressant sa petite tête obstinée, aux traits tout à coup
arrêtés par l'énergie saxonne: «Oh! maman, je vais mourir d'ennui dans
cet Hyères.--Non, faisait Mme Horneby, Toulon est à côté, il y a
l'escadre.--Tu sais bien que l'escadre est à Villefranche pendant tout
le carnaval. Ah! il va être gai, notre mois de février, maman, et moi
qui avais commandé chez Doucet un tas de jolies choses. J'avais apporté
les modèles pour te les soumettre; je n'en veux plus, c'est fini. Dans
ce pays de sauvages!» et, croisant brusquement ses jambes en tailleur,
elle se rencognait dans le fond de sa chaise longue.

Lady Horneby se levait, venait s'appuyer des deux mains sur le dossier
du meuble et, posant doucement sa joue sur celle de la révoltée: «Au
contraire, il faut garder toutes ces jolies lingeries et ces modes
parisiennes. Il faut songer à être très belle, ma mignonne. Harry ne
revient il pas au printemps.--Harry! et la malade avait un regard à la
fois effaré et joyeux.--Mais oui, il quitte son régiment fin avril, tu
le sais, et il doit être à Londres dans la première quinzaine de juin,
il s'arrêtera certainement ici pour saluer sa fiancée au passage. Ellen
ne veut donc plus plaire à son cousin?--Oh! maman.» La jeune fille avait
levé les bras et tendrement attirait sa mère contre elle. Une longue
étreinte unissait les deux femmes.

En prononçant le nom d'Harry, lady Horneby avait touché une des fibres
secrètes d'Ellen; les deux jeunes gens avaient été élevés ensemble et
vaguement destinés l'un à l'autre dans les projets de leurs parents;
miss Horneby adorait son cousin. Depuis quatre ans qu'il était aux
Indes, il n'avait jamais cessé de donner de ses nouvelles tous les mois;
cette correspondance était une des grandes joies d'Ellen, une de ses
grandes préoccupations aussi. Dans ses lettres la jeune fille racontait
tout à l'officier sur ses déplacements, ses excursions, ses voyages, ses
bals, ses végliones, ses parties de tennis et ses succès mondains; elle
lui racontait même ses flirts, elle y était parfois hardie, car cette
petite fille ardente était aventureuse et coquette; mais, au cours de
ses imprudences, Ellen n'avait jamais oublié la longue moustache blonde
et le torse corseté de rouge de son beau cousin.

«Je me soignerai donc, maman, disait la malade blottie comme un petit
enfant contre sa mère.--Et il le faut, tu sais, ma chérie, tu as
beaucoup maigri; tu es encore jolie, certes, mais ces grands yeux-là
sont creux et ce visage est émacié par la fièvre. Tiens, regarde dans ce
miroir, et, atteignant d'une main une petite glace ovale posée sur la
table, lady Horneby la tendait à sa fille. Il ne faut pourtant pas que
ce bel officier ne te reconnaisse pas.»

La jeune fille était devenue pensive, elle se regardait longuement dans
le miroir. «Oui, j'étais plus jolie», et elle faisait un geste vers la
cheminée. Lady Horneby devinait son désir, elle allait y prendre un
portrait d'homme encadré d'argent ciselé: c'était la photographie
d'Harry Astlher. Miss Ellen Horneby le contemplait longuement. Il y eut
un silence. «Oui, Gladys est plus grasse que moi, mais elle est brune,
pensait tout haut la poitrinaire. J'engraisserai à Hyères, maman?--Mais
certainement, du moment que tu iras mieux, l'embonpoint te reviendra.»
La jeune fille avait laissé le portrait et repris le miroir. «Alors nous
allons à Hyères, câlinait lady Horneby, puisqu'il le faut? Et tu
consentiras à te soigner sérieusement enfin, à suivre à la lettre toutes
les ordonnances, tu ne te révolteras pas contre les prescriptions des
médecins. On se couchera tôt, on ne sortira pas après le coucher du
soleil, on mangera toutes les bouillies d'avoine sans faire la
grimace.--Oui, maman.--Et pour commencer, faisait l'Anglaise enhardie,
nous n'irons pas à l'Opéra ce soir.--Comment!--Le docteur Hameroy
l'exige. L'humidité de ces brouillards est tout ce qu'il a de plus
mauvais pour toi. Sortir le soir, c'est risquer une rechute. Tu ne
voudrais pas m'attrister davantage, dis?--Soit, nous n'irons pas au
_Tannhäuser_, et tout à coup se précipitant contre sa mère d'un élan un
peu sauvage: Mais dis, maman, dis, on me guérira!» Lady Horneby pressait
sa fille entre ses bras, elle appuyait lentement ses lèvres sur ses
paupières, mais à la même minute une crispation douloureuse contractait
tout son pauvre visage. Elle venait de percevoir dans l'haleine de sa
fille la petite odeur de pourriture qu'elle avait si souvent respirée
sur la bouche de ses autres enfants, et cette petite odeur-là ne la
trompait pas.

Le rapide de luxe filait à travers la Crau incendiée de soleil. Adossée
dans un angle du sleeping-car, Ellen Horneby, tout emmitouflée de
lainages blancs et de fourrures, regardait fuir, sous le ciel
implacablement bleu, l'aridité grise des plaines arlésiennes.

Assise en face d'elle, lady Horneby semblait dormir, mais son regard
veillait sous le rideau de ses paupières. L'Anglaise les avait baissées
pour mieux examiner sa fille, elle ne voulait pas que la malade pût lire
dans ses prunelles la douleur et l'effroi de ses observations. Une nuit
de chemin de fer avait-elle pu ravager à ce point la malade, n'était-ce
pas plutôt la lumière crue du Midi qui accusait aussi cruellement cette
pâleur plombée et cette maigreur? et lady Horneby en arrivait à maudire
ce soleil de Provence qui défigurait ainsi son enfant. Que de
précautions pourtant n'avait-on pas prises pour alléger les fatigues de
ce voyage? Les deux femmes avaient quitté Paris l'avant-veille, par le
train du soir. Parties dans la brume et le verglas, elles avaient trouvé
le lendemain matin à huit heures, au-dessus des murailles crénelées
d'Avignon, l'azur éclatant d'un ciel guérisseur.

Avignon! Elles y avaient passé la journée, Hameroy avait conseillé cette
étape, elle coupait en deux le voyage et en diminuait d'autant la
lassitude. Un télégramme avait préparé à l'hôtel deux chambres
chauffées, où la jeune fille avait paressé jusqu'à deux heures de
l'après-midi. Hameroy avait préféré le calme ensoleillé de la ville des
Papes à la vie trépidante et au mouvement énervant de Marseille. La mère
et la fille avaient la veille couché à Avignon et en étaient reparties
le matin même; elles arriveraient à Toulon à onze heures et seraient à
midi à Hyères.

Hameroy avait bien recommandé d'abréger le plus possible la vie d'hôtel,
il voulait voir la malade en villa, le plus haut dans la vieille ville,
la jeune fille ne dût-elle jamais descendre dans le nouvel Hyères; car
il comptait encore bien plus sur le grand air et la lumière que sur la
chaleur pour mener à bien la guérison; et surtout pas de promenades en
voitures, Hameroy les avait formellement interdites. On s'y attarde
toujours, avait-il dit, et c'est ainsi qu'on prend froid.

Ces dernières recommandations, le grand praticien avait pris la peine de
venir les faire lui-même à domicile. Le jour de leur départ, dans la
matinée, il avait trouvé le temps, en sortant de sa clinique, de passer
à leur hôtel. Il avait demandé lady Horneby au salon et lui avait donné
là les instructions dernières. «Didier, le docteur Didier, n'aura qu'à
vous surveiller, je lui ai écrit d'ailleurs; mais maintenant,
rappelez-vous ceci, madame, car le salut de votre fille en dépend: vous
avez trop longtemps obéi, le temps est passé de l'obéissance, il faut
maintenant vous faire obéir», et voilà qu'en contemplant le pauvre
visage dévasté de la malade, lady Horneby s'apercevait avec terreur
qu'hier encore elle avait cédé et enfreint les prescriptions de la
Faculté. A quatre heures, Ellen s'ennuyant à l'hôtel avait voulu sortir,
elle avait voulu aller revoir en voiture Villeneuve-les-Avignon, de
l'autre côté du Rhône, Villeneuve-les-Avignon visité par elle, le
printemps dernier, avec Gladys Harvey et toute une bande joyeuse de
Monte-Carlo.

Villeneuve-les-Avignon et l'incurable mélancolie de cette ville de
palais de cardinaux et de prélats, devenus des logis de paysans!
L'automne empourpré du Midi n'en avait pas diminué la tristesse; la mère
et la fille avaient erré, le coeur étreint, dans ces ruines déjà
envahies par l'ombre et le crépuscule. Au fort Saint-André, où la jeune
fille avait voulu monter, un vent froid s'était tout à coup élevé, des
tourbillons de poussière avaient brusquement enveloppé la masse ronde
des tours, et l'Anglaise se rappelait parfaitement son effroi en voyant
une vieille croix de fer osciller sous le vent, au milieu des décombres.

Les deux femmes étaient revenues, le coeur serré d'une indicible
angoisse, dans la bise aigre et les nuages de poussière d'une tombée de
nuit équivoque. A l'horizon, un ciel de colère, un ciel on eût dit de
flamme et de sang silhouettait en noir bleu la haute masse du Dum et les
murs crénelés de la ville.

Pourvu qu'Ellen n'eût pas pris froid dans cette promenade!

Le train traversait justement les bastions effondrés du vieil Arles.

Du remblai de la voie lady Horneby découvrait les cyprès des Aliscamps.
Leurs hautes quenouilles l'oppressaient comme un présage et, à la même
minute, sa fille assoupie lui apparaissait si livide, si décharnée
qu'elle faisait malgré elle un mouvement pour rompre ce sommeil de
malade trop semblable à la mort.

«Mais qu'as-tu donc maman», faisait miss Horneby en soulevant ses
paupières; elle attachait sur sa mère la transparence bleue de deux
prunelles étonnées où se reflétait tout l'azur du ciel. Un flot de sang
rose éclairait le visage blême, la lumière du Midi avait transfiguré
toute cette lassitude, et lady Horneby se reprenait à espérer.




III

LETTRES DE CANNES


«Une lettre de Cannes, ma chérie!» et lady Horneby, entrée sur la pointe
des pieds, déposait le courrier sur le lit d'Ellen; la malade
entr'ouvrait ses paupières: «Une lettre de Gladys, donne!» et d'un geste
nonchalant la jeune fille prenait la lettre et la glissait sous les
dentelles de l'oreiller. «Comment! tu ne l'ouvres pas, demandait la
mère.--Oh! tout à l'heure, j'ai bien le temps; songe, toute la journée,
et miss Horneby se retournait dans la blancheur de ses draps.--Tu ne te
sens pas plus mal au moins! tu n'es pas fatiguée.--Oh, pas plus que les
autres matins, je suis toujours un peu lasse au réveil, maman. Quelle
heure est-il?--Dix heures.--Comment! voilà deux heures que je dors.--Ah!
c'est autant de pris sur l'ennemi. Vois, quel beau soleil, Ellen; ah,
sommes-nous gâtées! quel temps!--Oui, toujours le même, nous n'avons pas
encore eu de pluie depuis bientôt trois mois. Il y a des heures où ce
sempiternel soleil me donne envie de pleurer.--Oh! Ellen, disait lady
Horneby d'un ton de reproche, comme tu es injuste! Tu t'ennuies?--Dame,
ça n'est pas très gai.--Nous allons faire une belle promenade
aujourd'hui, ma chérie.--Oui, dans les ruines du château, à côté. Les
ruines le samedi, les ruines le lundi, les ruines le mardi, les ruines
le dimanche, toujours les ruines. Ah! les plaisirs d'ici ne sont pas
variés.» Lady Horneby avait un geste désolé. «Mais, ma pauvre petite
Ellen, puisque c'est pour ton bien!--Oui, je sais, est-ce que le docteur
Didier est déjà venu?--Oui, mais tu dormais, il repassera tantôt.--Il
m'ennuie, moi, le docteur Didier.--Ah! Ellen, peux-tu dire! un homme si
dévoué et qui te soigne si bien!--Oui, un bien brave homme, m'a-t-il
encore guérie?--Mais il faut plus de temps que cela, ma chérie.--Oh!
maman, comme tu es naïve! mais dans le monde on met autant de temps à
vivre qu'à mourir.--Tu es insupportable. Tu ne souffres pas davantage
aujourd'hui?--Mais non, tu sais bien que lorsque je suis taquine, c'est
que je vais mieux.--Soit, taquine-moi tant que tu voudras, mais ne dis
pas de mal du docteur. Que deviendrions-nous sans lui ici, qu'y
serions-nous devenues?--Comme s'il n'y avait que lui à Hyères. C'est
vrai qu'il nous a trouvé cette maison.--Et elle n'est pas bien cette
maison? Elle te plaisait tant au commencement. Impossible d'avoir une
vue plus admirable.--Oh! oui, la vue est admirable, mais je la connais»,
faisait la jeune fille pendant qu'instinctivement soulevée, elle tendait
le cou vers les fenêtres.

Les deux croisées grandes ouvertes laissaient entrer le bleu du ciel et
le bleu du large; une éblouissante matinée de fin de février pailletait
d'argent l'azur moiré de la mer, la Méditerranée frottée d'ail, comme
disent les pêcheurs provençaux, la mer, le ciel et, à l'horizon, les
découpures nettes et précises de Porquerolles, posées comme à plat sur
la surface d'un miroir. C'est tout cela qu'on découvrait de la villa des
dames Horneby; leur maison était tout à fait dans la ville haute, une
des dernières du vieil Hyères, aux confins d'un faubourg, à deux cents
mètres au moins au-dessus de l'église. Un sentier rocailleux tout criblé
de soleil, impraticable pour des voitures, y conduisait entre des vieux
murs de jardins. Les bagages de ces dames avaient dû y être transportés
à bras.

C'est le docteur Didier qui avait trouvé cette maison. Des raisons
sérieuses avaient motivé son choix; la difficulté des communications
rendait impossible toute promenade en voiture, c'était moins une
retraite qu'une aire, et dans ce nid d'aigles, Ellen Horneby ne pouvait
songer à descendre dans Hyères, il eût fallu en remonter. Obéissant
ainsi aux prescriptions d'Hameroy, le docteur Didier coupait court aux
_five o'clock tea_ des grands hôtels et à toute tentative de sorties du
soir. La malade était bien isolée dans une température de serre assainie
par toutes les brises du large.

Lady Horneby avait aveuglément accepté cet exil. La villa Soleil avait
dans le pays une légende qui lui aurait tout fait supporter. Un vieux
Maître italien et des plus célèbres, il y a quarante années, y était
mort à quatre-vingt-dix-ans. Venu s'échouer à Hyères à soixante-cinq
ans, accompagné de sa femme, très usé et plus gravement atteint, la
villa Soleil et le climat des îles d'Or lui avaient rendu la santé,
mieux, l'avaient prolongé de vingt-cinq ans; le vieux Maître s'était
comme desséché et momifié dans le soleil. L'exemple de cette longévité
avait immédiatement décidé lady Horneby, elle espérait désespérément
tout de ce calme et de cette situation pour le salut de sa fille.

La villa, haute de deux étages, mais assez petite en somme, commandait
un petit jardin en terrasse planté de citronniers et d'orangers comme un
jardin d'Italie. Des lauriers roses y voisinaient aussi avec les
bougainvillias. De la terrasse on dominait tous les toits de la ville,
qui dévalaient, découpés et pointus, le long des rues, en pentes
pittoresques comme dans un décor; mais de la chambre d'Ellen, située au
premier, on ne voyait que le ciel et la mer. Une branche d'amandier en
fleurs, jaillie comme une fusée, se découpait délicate et rose sur le
bleu lumineux du ciel. C'est cette floconneuse aquarelle que fixaient
les yeux de la jeune fille, tandis que ses narines palpitantes humaient
les senteurs du jardin. La douceur merveilleuse du climat y faisait
éclater à la fois toutes les sèves sans souci des saisons, et de la
floraison simultanée des bougainvillias, des orangers, des oeillets et
des clématites, montaient des fragrances de vanille, d'encens et de
miel.

La jeune fille, dans un bien-être inconscient, y respirait d'une narine
avide, néanmoins étourdie.

Elle s'était même un peu assoupie. «Et le docteur, disait-elle d'une
voix distraite, il a apporté des fleurs?--Comme toujours, tu le
demandes?--Fais voir.--Tu les verras en bas, pas dans ta chambre, tu
sais. Celles du jardin ne te suffisent pas? l'air en est
imprégné.--Soit, quelles fleurs est-ce?--Des roses blanches et rouges,
mais splendides.--Ah! toujours des roses, traînait la voix lassée de la
malade.» Ellen avait dit cela du même ton que toujours du soleil.

Il y eut un silence, la malade était tombée dans sa torpeur. Lady
Horneby ne pouvait s'habituer à ces somnolences, elles l'effrayaient;
elle prenait sur une commode le vaporisateur rempli d'extrait
d'eucalyptus et le faisait manoeuvrer, essayant d'éveiller un peu
l'atmosphère alourdie de parfums de la pièce. Ellen suivait ses
mouvements, l'oeil embusqué sous la frange de ses cils. «Maman!
faisait-elle de sa voix d'enfant gâtée, je n'entends pas la guitare de
Marius, ce matin.--Il est allé à Toulon, mon enfant.--Ah!» Et ce fut
tout.

Marius Ayrargues était le neveu de la propriétaire des dames Horneby, le
neveu chéri et choyé de la vieille Mme Ayrargues, veuve de M. Théodore
Ayrargues, employé de la Mairie, propriétaire de la villa Soleil et de
quelques autres immeubles à Hyères.

L'été, Mme Ayrargues habitait avec son neveu la villa qu'elle louait
l'hiver; la location faite, elle se retirait dans un petit logement
hâtivement bâti au bout du jardin, la cuisine demeurait commune. Lady
Horneby s'applaudissait maintenant de cette complication qui l'avait
effarée dans les premiers temps; la vieille Mme Ayrargues cuisinait de
merveilleux plats du pays, dont la haute saveur avait souvent réveillé
l'appétit hésitant d'Ellen. La complaisance de Mme Ayrargues était sans
limite, elle s'était mise à l'entière disposition de ses locataires,
leur avait fourni des domestiques du pays, les surveillait, les
dirigeant au besoin pendant que lady Horneby était retenue près de sa
fille; la cuisinière Aliette et Mme Ayrargues faisaient ensemble le
marché, la table des Anglaises y gagnait. Brigitte, la femme de chambre
de ces dames, était la seule à s'offusquer de tant de privautés, elle
trouvait la vieille Ayrargues un peu familière. Lady Horneby, elle, s'en
amusait; les allures trotte-menu de souris grise et la volubilité de Mme
Ayrargues enchantaient Ellen.

Marius Ayrargues avait vingt-quatre ans, c'était l'idole et la seule
passion de sa tante. Marius Ayrargues sortait du 7e alpin; il avait fait
son service à Antibes, il en avait rapporté les galons de sous-officier
et un goût inné pour la paresse; la faiblesse de sa tante l'y
encourageait. C'était un garçon trapu, mais aux attaches fines; la race
maure, si longtemps maîtresse absolue du pays, avait laissé en lui de
profondes empreintes. Des Sarrasins, dont il était évidemment un
lointain descendant, Marius Ayrargues avait le teint mat et ambré, le
nez busqué aux narines sensuelles, les dents aiguës et blanches dans une
bouche épaisse et le poil noir, dru et luisant: il en avait surtout la
souplesse d'attitudes et les gestes enveloppants. Une langueur
caressante y contrastait avec l'extraordinaire agilité de ses mains, le
regard seul était chez lui bien provençal. Il roulait, sous des
paupières long cillées de noir, des prunelles d'un bleu de nuit, des
vrais yeux de Grec marseillais. Marius, intuitif et roublard comme tous
ceux de sa race, jouait merveilleusement de ses yeux. Grâce à eux, il
obtenait tout de sa tante.

Marius Ayrargues ne faisait rien. Depuis sa sortie du régiment, il
attendait un emploi dans les Assurances qu'on lui avait promis, à Toulon
ou à Marseille. En attendant, il battait les cartes dans les cafés de la
ville neuve, allait au Casino le soir ou, assis sur une chaise de la
cuisine, jouait indolemment de la guitare. De temps en temps, il allait
à Toulon, pour y voir si la place venait, mais la place ne venait pas.
On lui en proposait bien une à Lyon, mais sa tante ne voulait pas le
laisser partir si loin, et Marius était bien forcé de reprendre sa
manille au café du Commerce et les habaneras qu'il grattait vaguement
sur les cordes de sa guitare... Le meilleur garçon du monde au
demeurant. C'est ce Sarrasin mâtiné de Provençal, que ces dames Horneby
avaient rencontré à leur première visite à la villa Soleil. Assis sur
une chaise de la cuisine, avec, sur ses genoux, son éternelle guitare, à
leur entrée, le Sarrasin ne s'était même pas levé. Il en montait tant,
de ces Anglaises et de ces Américaines qui venaient visiter la villa et
ne la louaient pas, mais la vue de miss Ellen, toute blonde et toute
blanche dans un long manteau de drap blanc, avait éveillé le regard de
Marius; et du bleu profond de ses prunelles tout le clair-obscur de la
cuisine avait été soudain illuminé. «Handsome», avait dit simplement
miss Ellen, avec la même intonation qu'elle eût eue devant un bronze de
Musée ou un jeune tigre du jardin zoologique de Cimiez.

Maintenant, Marius Ayrargues et la jeune Anglaise étaient bons amis; le
Sarrasin s'était apprivoisé et la Saxonne était un peu descendue de son
piédestal, mais néanmoins un mutuel dédain persistait entre eux,
marquant la différence des races. Pour la fille de lady Horneby, le beau
Hyérois n'était rien de plus qu'un joli bibelot d'art, un bibelot vivant
qui cadrait bien avec le ciel et le climat du pays. Il meublait, animait
un peu la tristesse de la maison. Marius, lui, avait de la pitié, mais
une pitié méprisante, pour cette anémie et cette maigreur; sa santé
vigoureuse avait la peur de la maladie; pour rien au monde il n'eût
touché les lèvres de cette poitrinaire, mais il admirait le luxe de ses
robes, les dentelles de ses peignoirs et la soie claire de ses dessous.
Marius, en bon méridional, avait le culte et le respect de l'argent: ces
dames Horneby représentaient la richesse. La malade aimait les vagues
bourdonnements dont la guitare du jeune homme emplissait la maison;
parfois il lui arrivait de descendre au jardin et de lui demander de
jouer pour elle quelques-uns de ses airs d'Espagne. Marius, flatté,
s'asseyait sur un pliant auprès de la guérite d'osier où s'était
installée l'Anglaise. Il prenait une pose abandonnée et, mettant en
valeur sa main qu'il savait belle, il jouait avec toute sa petite âme
futile et musicienne, en veloutant des oeillades et se cambrant d'un air
avantageux. Ses simagrées amusaient énormément la mère et la fille,
elles émotionnaient la tante, qui, remplie de vagues espérances, pensait
in petto: si la petite pouvait s'éprendre de Marius! Le Hyérois
apportait presque journellement des fleurs à ces dames; elles sont pour
rien au marché d'Hyères, et puis Marius avait tant de jardiniers parmi
ses amis. Le jour des Rois, qui est une grande fête en Angleterre, Mme
Horneby, pour distraire Ellen, avait prié Mme Ayrargues et son neveu à
sa table, le docteur Didier était du dîner. Au dessert, on avait tiré
les Rois, la fève était échue à Marius. Un caprice du pâtissier avait
remplacé la fève par une bague; rouge de cette allusion, Marius n'avait
pas osé prendre pour reine miss Ellen, il avait offert la royauté à lady
Horneby: cet incident avait fait tressaillir Mme Ayrargues. Pour elle,
il y avait dans la villa Soleil comme une atmosphère de fiançailles.

Ellen s'était de nouveau assoupie, lady Horneby se penchait sur la jeune
fille, ramenait sur cette poitrine les couvertures un peu dérangées et
regagnait la porte sur la pointe des pieds. Elle descendait au
rez-de-chaussée.

Elle y trouvait le docteur Didier. «Eh bien?--Ah! vous tombez mal, elle
redort, le sommeil vient de la reprendre.--Eh bien, tant mieux, tant
mieux, elle répare pendant qu'elle dort, rien n'est meilleur pour elle,
c'est le sommeil qui refait les tissus.» L'Anglaise hochait la tête; un
doute était dans ses yeux. «Moi, je n'aime pas ces somnolences, docteur
car elle ne dort pas à vrai dire, ce sont des sortes de torpeur, comme
un affaissement de tout son être.--Mais vous vous forgez des chimères à
plaisir.--Non, docteur, car je connais ces lassitudes de longue date, je
les ai vues à des êtres chers que j'ai perdus.--Mais vous comptez sans
la douceur de ce climat. C'est ce trop de sève et ce trop de parfums qui
engourdit et amollit. Tant mieux si miss Ellen s'abandonne dans cette
caresse, elle renouvelle et vivifie son sang appauvri.--Mais une chose
m'inquiète encore davantage que cet engourdissement, c'est son
indifférence. Ellen ne s'intéresse plus à rien, elle si surexcitée, si
vibrante, inquiète de la mode et de tout, à l'affût des nouvelles de
Monte-Carlo, de Paris et de Londres, elle vit maintenant sans se
préoccuper de rien.--Elle se laisse vivre. C'est excellent, la vie d'une
plante.--D'une plante qui se meurt, docteur; il me semble à moi que son
intelligence s'éteint.--Vous la préféreriez nerveuse, exaspérée de
sensations et de révoltes, usant son peu de force dans des émotions et
des déperditions de phosphore. Vous n'êtes pas raisonnable, milady, je
ne vous reconnais plus.--Ah! je suis si malheureuse, docteur!» Le vieil
homme prenait les mains de l'Anglaise. «Voyons, un peu de courage.»
Alors lady Horneby, avec un sourire amer: «Je ne peux plus
espérer.--Quel enfantillage! Voyons, vous ne me dites pas tout, vous
avez eu une scène avec votre fille?--Oh! j'aimerais bien mieux une scène
que ce qui est arrivé.--Il est donc arrivé quelque chose?--Oui, il est
arrivé un rien qui pour moi est très grave, une lettre de Cannes, une
lettre de miss Harvey Gladys. Harvey est une amie de ma fille, nous
avons passé tout un hiver ensemble à Cannes. Gladys est une flirteuse et
une yachtman, c'est aussi une fervente d'automobile. Gladys Harvey,
elle, a la santé. Nous avions les mêmes relations sur la Riviera et à
Londres; miss Harvey et ma fille avaient les mêmes flirts, les mêmes
succès dans le monde, il y avait même entre elles une petite pointe de
rivalité. Avant le départ d'Harry pour l'Inde, il y avait quelque chose
entre elle et lui; mais il y a encore deux ans, Ellen était autrement
jolie; néanmoins ma fille et miss Harvey sont demeurées en
correspondance. Il y a encore un mois, Ellen était très occupée de ce
qui se passait à Cannes et des gestes de Gladys. Eh bien, ce matin, ma
pauvre enfant a reçu une lettre de Cannes lui racontant certainement
tout le carnaval, Ellen ne l'a même pas ouverte et l'a mise sous son
oreiller.--Mais elle la lit peut-être maintenant, chère madame.» En
effet, sa mère à peine sortie, miss Horneby avait décacheté vivement la
lettre et ses yeux avides en avaient dévoré les huit pages. Maintenant
elle les relisait encore à travers ses larmes et, la nuit suivante, sa
mère une fois endormie, elle rallumait sa bougie et reprenait la lecture
douloureuse et exécrée.




IV

BAINS DE SOLEIL


La villa Soleil et sa petite terrasse, débordante de feuillages et de
fleurs, regardaient la ville et la mer. Derrière, courait un sentier
rocailleux, presqu'un calvaire; de l'autre côté du chemin, se dressait
un grand mur, un mur de pierres crevassé et lézardé au chéneau croulant,
avec des arbustes jaillis des fissures et mêlant leurs branches à un
lierre poussiéreux.

Ce mur, d'où s'élance, tous les cent mètres, la silhouette d'une tour,
est la muraille d'enceinte de l'ancien château d'Hyères. Le château a
disparu, mais la ceinture de remparts est demeurée, épousant étroitement
la montagne, escaladant le roc et la pierraille, dominant ici le vide
pour s'y précipiter tout à coup, et plus loin se collant contre les
blocs de schiste et semblant les soutenir. De loin, c'est comme une
écharpe de pierre et de granit, mollement nouée à mi-flanc du sommet:
écharpe, elle ondule, s'abaissant de ci et remontant de là avec une
souplesse d'eau courante; mais cette apparente irrégularité n'est qu'une
parfaite compréhension d'un point stratégique. Ainsi pénétrée d'ouvrages
de défense dans ses moindres replis, la montagne et la citadelle ne
formaient qu'un, et dans cette mise à profit de tous ces accidents de
nature, se reconnaît encore, après plus de huit siècles, l'ingéniosité
maure.

Les Maures, ces merveilleux architectes et ces plus merveilleux
ingénieurs. Les Maures, c'est-à-dire toute l'Espagne, la grande Espagne:
Tolède, Séville, Grenade et Cordoue; et la mosquée, cette aïeule de la
cathédrale. Les Maures sont encore vivants à Hyères. L'enceinte de
murailles et de tours croulantes ne contient plus que des décombres,
mais, sous le ciel implacablement bleu de l'Espagne, les cours d'allées
du Généraliffe, ses salles de mosaïque, et ses fontaines jaillissantes
dans leurs vasques de marbre, ses corridors de buis et d'ifs taillés ne
donnent pas une plus puissante idée de la domination maure que ces
quelques pierres éparses du château d'Hyères, sous l'azur provençal.
Oui, les Maures vivent encore à Hyères. C'est l'empreinte sarrasine qui
ajoute tant de grandeur au paysage; d'ailleurs, le site est africain et
les Barbaresques devaient s'y sentir chez eux. Ils avaient devant eux la
mer, la Méditerranée qui les avait apportés, eux et leurs tartanes, la
Méditerranée, c'est-à-dire pour eux le chemin de la patrie; à leurs
pieds, la ville conquise et esclave et, derrière eux enfin, comme à
droite et à gauche, cet horizon de montagnes qui est encore plus beau
que celui de la mer et qui a conservé leur nom, les Maures! et la molle
chevauchée de leurs cimes boisées, leurs forêts de chênes-lièges et
leurs pins parasols. «Voyez, ce sont les vallons de la Kroumirie», avait
fait remarquer le docteur Didier à lady Horneby, la première fois qu'il
lui avait fait les honneurs des ruines.--

«Oui, le paysage est arabe», avait répondu l'Anglaise qui avait voyagé.
«Et la végétation donc!» avait renchéri le docteur. En effet, palmiers
nains, figuiers de Barbarie, lentisques et agaves avaient envahi les
trois kilomètres de solitude compris entre les murs. Ah! la magie de
lumière, la pureté d'atmosphère et la transparence de ce ciel, lady
Horneby les avait déjà rencontrées ailleurs, au cours de douloureuses
étapes en compagnie de malades chéris, que l'Algérie n'avait pas sauvés.
Cette odeur d'herbes brûlées et de roses pâmées de chaleur, l'Anglaise
l'avait respirée dans les cimetières arabes à Tlemcem et à Blidah, et à
Biskra aussi plus loin dans le désert. Oui, tout était arabe dans ce
site, et ils avaient bien choisi, les pirates.

Ils dominaient tout de cette citadelle, tout, la montagne et la mer, et
dans ces dix-huit tours, observant l'horizon, l'Anglo-Saxonne avait
encore reconnu le génie de la race, cette race de guetteurs..., l'Arabe
qui toujours guette, accroupi au flanc de la colline, affalé dans le
fossé du chemin, ou couché parmi l'alfa de la brousse, l'arabe pilleur
et détrousseur, couleur d'herbe roussie, de poussière et de pierre,
l'arabe confondu avec le paysage, qu'il surveille et rançonne dans la
personne du voyageur.

Lady Horneby avait visité Grenade et le palais de Boabdil. Une
mélancolie l'étreignait, une nostalgie aussi, devant l'abandon de ces
ruines, dans ce site voluptueux et sauvage, en face de cette mer bornée
par des îles et la grisaille monotone des Salins d'Hyères.

«C'est là qu'il faudra venir tous les après-midi avec notre malade,
avait déclaré le docteur, vous n'aurez qu'à traverser le chemin, je vous
aurai la clef de la petite porte. Il faudra demeurer avec elle parmi ces
décombres, des heures et des heures, au milieu de ces roches et de ces
arbustes pétillants de soleil. Des bains de chaleur et de lumière, oui,
pas autre chose, et de grand air aussi. Vous ne trouverez cela nulle
part ailleurs. Il faut que miss Ellen redevienne une plante, qu'elle
participe à la poussée des sèves, à la fermentation vivace de l'herbe et
de la fleur. Si l'on soupçonnait quelle force il y a dans la terre
surchauffée par le soleil! Je voudrais à notre malade une âme végétale.
Vous rentrerez dès que l'air fraîchira, une heure avant le coucher du
soleil; vous emporterez des oreillers, des couvertures, Mlle Horneby
s'étendra par terre; vous emporterez des livres aussi; ce sera un peu
dur dans les commencements, mais une fois l'habitude prise, le système
nerveux ne fera plus des siennes et la santé reviendra. La solitude et
le soleil, on guérit tout avec cela.» «Et vous n'avez pas guéri votre
fille», pensait en elle-même lady Horneby. Elle n'en suivait pas moins à
la lettre les prescriptions du médecin.

Tous les jours après le déjeuner, les deux femmes traversaient la route,
Brigitte les accompagnait portant des couvertures, des fourrures et des
coussins, on ouvrait la petite porte et, une fois dans l'enceinte, on
cherchait une place ensoleillée où installer Ellen. La malade s'étalait
à l'ombre menue de quelque arbuste grêle et la cure de soleil
commençait. Autour d'elle dans l'azur intense, des silhouettes de tours
crénelées s'élevaient de place en place, presque plates, tours
sarrasines dont l'embrasure des créneaux est si profonde qu'elle semble
darder une dentelure de tridents dans le ciel; des broussailles
épineuses embaumaient, une flore de montagne inconnue et sauvage avait
violenté les ruines de corolles éclatantes, toute l'enceinte fleurait le
miel. Des vallées voisines montait une atmosphère de fournaise odorante.

Il y avait déjà quatre mois qu'Ellen Horneby y venait tous les jours
prendre un long bain de soleil.

On était à la fin d'avril, Hyères commençait à se vider d'étrangers,
deux hôtels avaient déjà fermé, l'exode des malades pour l'Angleterre et
les patries lointaines s'accentuait depuis une quinzaine. Dans le pays
déjà déserté on sentait s'établir l'atmosphère lourde de l'été; une
somnolence avait gagné les rues et les places, mais pour Ellen Horneby
le docteur Didier n'avait pas encore permis le départ, il la voulait
garder au moins jusqu'au 15 mai.

La jeune fille s'était résignée, elle semblait avoir abdiqué toute
volonté et, cette belle journée d'avril, elle était donc là comme tous
les jours, avec sa femme de chambre et sa mère, parmi les roches
brûlantes du vieux château d'Hyères. L'après-midi était particulièrement
chaud, et même à ces hauteurs l'air aurait opprimé sans la brise du
large.

Sur la mer étale, comme sur la ville assoupie par la sieste, rien que du
silence; mais dans la vaste enceinte, foisonnante de feuilles et de
corolles, un murmure ailé, continu, fait de vibrations d'insectes, de
crissements de cigales et de fermentations de sèves, qui est peut-être
la voix de la solitude; parfois, en écho, un claquement de fouet et le
bruit amorti de charroi sur une route.

Lady Horneby, croyant sa fille assoupie, s'était un peu écartée et
vaguait de ci de là, parmi les décombres en fleurs, mais Ellen ne
dormait pas. Abritée sous la soie écrue d'une ombrelle, elle lisait et
relisait avidement une lettre reçue il y a deux mois, la lettre de
Cannes dans laquelle son amie Gladys Harvey lui détaillait les fêtes et
les joies du carnaval. Ces huit pages d'une écriture volontaire et
serrée, combien de fois ne les avait-elle pas prises et reprises! Sous
l'écran de l'ombrelle traversée de soleil, la malade la déchiffrait
avidement; certains passages surtout l'enfiévraient.

                   *       *       *       *       *

_Au premier véglione nous avons déguisé mon frère Réginald en femme, il
était délicieux. Il avait un domino de moire rose sur une jupe de satin
blanc à maman, et un vrai décolletage tu sais, avec un collier de
perles; c'est Albert qui l'avait coiffé. La princesse Nydorff a voulu
lui servir de cavalier, Réginald lui a prêté son frac. Ainsi travestie,
Nadège était parfaite, plus homme encore que Réginald était jeune fille;
ils ont eu un succès fou. Tout le monde les invitait à souper, dans les
couloirs on les suivait à la trace, et dans la salle on se mettait sur
des rangs pour les voir passer; moi, j'étais dans la loge avec maman et
me suis bien gardée d'en sortir, car les masques me font peur; mais au
fond je crois que personne ne s'y est trompé, car c'étaient les femmes
qui étaient les plus enragées après mon frère et les hommes après la
princesse... Au bal costumé de lady Symmer j'étais en clown bleu
turquoise, en clown et non en clownesse, tu m'entends bien. Maman
m'avait prêté sa barrette de diamants, laquelle vaut deux cent mille,
j'en avais fait un bracelet de cheville, c'était étourdissant; j'avais
une énorme fraise de tulle d'argent et sur la tête un tout petit bonnet
de velours noir orné de deux longues ailes de libellule en gaze
transparente ocellée, comme une plume de paon; le Grand-Duc Serge m'a
complimentée; j'ai soupé à la table du Grand-Duc Wladimir!... A la
bataille de fleurs, notre breack était tout en oeillets jaunes, dits
soleil de Nice, et en hortensias bleu pâle, nous étions là une dizaine
de fous, dont la princesse Nydorff et sa soeur miss Eacon qu'on prétend
aimée du Kronprinz. Bob Forgett avait eu une idée lumineuse: il avait
acheté plus de cinquante cochons en baudruche, gros comme de vrais
cochons de lait, et les avait suspendus un peu partout parmi les fleurs
de notre voiture. Sur la Croisette tout le monde se tordait; nous avons
remporté le premier prix, une hideuse et luxueuse bannière tout en satin
cerise... Il en est arrivé une bien bonne à la marquise de Baumanour, à
l'hôtel Gallia. L'autre soir, il y avait des musicanti de passage au
dîner, elle fait remettre un louis à un soliste de violon dont le jeu
l'avait enchantée; à dix heures, elle monte chez elle et, à sa grande
stupeur, trouve le musicien dans sa chambre; elle se récrie. «Mais pour
ce prix-là, zézaie le violon obséquieux, ze donne touzours une aubade
particulare»_, et mille autres folies suivaient. Ellen Horneby s'en
grisait passionnément, les pommettes allumées et les prunelles
luisantes.

                   *       *       *       *       *

«Mademoiselle! où êtes-vous? une lettre pour vous!» La voix de Marius
Ayrargues appelait à travers les ruines, la jeune fille agitait son
ombrelle, le Hyérois enjambait les décombres. En trois bonds il était
auprès d'elle. «C'est le facteur qui vient de la remettre, j'ai tenu à
vous l'apporter moi-même.--Donnez.» La jeune fille s'était emparée
précipitamment de la lettre, elle en avait reconnu l'écriture; elle ne
daignait même pas constater combien Marius Ayrargues debout sous le ciel
bleu, parmi les agaves et les lentisques pétillants de lumière, était
violemment sarrasin; la lettre était de Gladys Harvey. Un peu dépité, le
beau Marius tournait les talons et s'enfonçait dans les ruines.

Ellen Horneby n'avait pas reçu de lettre de Gladys depuis deux mois. _Ma
Beauté_, disait celle-ci, _une grande nouvelle. Nous serons à Hyères
demain ou après-demain, maman, Réginald, la princesse Nydorff, sa soeur
Dora, Bob Forgett, toute une bande joyeuse. Nous quittons Cannes avec
trois automobiles, nous nous arrêtons à Hyères exprès pour toi, et un
peu pour ce château, dont tu me fais de si extraordinaires descriptions.
Forgett, qui le connaît, prétend que c'est le château de Klingsor dans
_Parsival_ et que tu dois y ressembler à une fille-fleur; j'ai hâte de
te voir dans ce cadre, car tu dois être guérie maintenant, dans tout ce
soleil, ou ce ne serait pas la peine alors! Nous comptons t'enlever, ta
mère et toi, en automobile jusqu'à Marseille, nous avons réservé deux
places. Là, nous trouverons le yacht d'Algernon Histay, le milliardaire
américain, qui n'attend que nous pour gagner l'Espagne: escales à
Barcelone, à Valence et à Carthagène. Tu es des nôtres, hein? la mer te
remettra tout à fait. A Carthagène, les timorés rentreront en France par
l'Espagne, _viâ terra_, et les téméraires fileront sur Tanger, nous
laissons les autos à Marseille. Je ne me tiens pas de joie à la pensée
de te revoir et de t'embrasser; d'ailleurs, je t'expliquerai un tas de
choses et tu viendras, car je compte bien te décider._

_Mes yeux dans tes yeux et tes mains sur mes lèvres._

_Ton amie, Gladys._

                   *       *       *       *       *

«Maman! une lettre de Gladys!» Le cri avait été poussé si perçant que
lady Horneby accourait éperdue; elle trouvait sa fille debout, le visage
tout rose, transfigurée, ressuscitée presque et les yeux agrandis d'une
telle joie, que cette exaltation lui faisait un peu peur. «Qu'y a-t-il,
mon enfant.--Il y a, il y a, maman, que Gladys, sa mère, son frère, tous
seront demain ici; ils viennent en auto, exprès pour me voir, ils nous
emmènent à Marseille, de là en Espagne sur le yacht de sir Algernon
Histay, oui, ils nous emmènent d'ici, maman», et la malade s'abattait
avec de gros sanglots dans les bras de lady Horneby.

L'exaltation de miss Ellen Horneby était enfin tombée. Toute la journée
et même une partie de la soirée, elle avait divagué en proie à une
espèce de fièvre de voyages et de grands déplacements, toute à des
projets de traversées et de lointains exodes éveillés en elle par la
lettre de Gladys. Elle parlait, elle parlait, le verbe haut, les
prunelles allumées, une fièvre dans les yeux et dans ses mains
frémissantes. Coupant ses rêves par de subits accès de tendresse, elle
se levait de table pour venir enlacer sa mère et appuyer sa joue
brûlante au front glacé de lady Horneby. «Nous partirons, maman, nous
partirons, n'est-ce pas», et l'Anglaise regardait et écoutait dans une
angoisse monter cette excitation maladive. Elle regardait surtout, et
avec quelle épouvante! le visage halluciné d'Ellen; il s'y accentuait
une ressemblance alarmante: c'était effrayant comme la jeune fille
rappelait alors son frère Edwards Horneby, le fils adoré qu'elle avait
perdu à vingt-cinq ans. Oui, c'était bien la même fièvre de mouvement et
de départ.

Et puis l'exaltation avait fait place à de la prostration, et la malade
s'était couchée. Lady Horneby, elle, veillait encore. Dans la solitude
éclairée de la chambre voisine, elle s'attardait seule, debout dans la
maison endormie, à remuer de douloureux souvenirs. Elle avait atteint
des lettres et des papiers de son fils, des lettres enthousiastes sur
les pays parcourus par le voyageur. Edwards avait aussi laissé un
journal, un journal de ses impressions écrites au jour le jour et dans
lequel s'affirmait une sensibilité artiste, et c'est ce journal que lady
Horneby relisait.

                   *       *       *       *       *

_Mon premier soir à Venise en septembre 1898, l'imprévu, le saisissement
et l'émotion de mon arrivée sur le Grand Canal. Après la sensation de
solitude et de froid d'une lieue de lagune traversée sur la digue,
immenses étendues d'eau triste, d'une pâleur livide, dans la mélancolie
du soir; tout à coup, de la lumière et des cris, des cris d'employés et
de facchini... le tumulte des bagages réclamés par les voyageurs de tous
pays. Venise, jadis auberge de rois, aujourd'hui auberge du monde. Puis,
à peine sorti de la _Ferrovia_, toute une flotte de gondoles assiégeant
les degrés de l'escalier: «Gondola, gondola! signore, gondola!» Les
gondoles d'hôtels avec leurs portiers à casquettes galonnées, les
gondoles de louage et les gondoles privées, reconnaissables à leurs
cuivres brillants. Et, dans des lueurs et des clapotements d'eau, le
choc et le mouvement de ces longs cercueils en bois noir, qui sont les
fiacres de Venise et vont emporter à travers canaux et _rii_ cette foule
dégorgée par le train._

_Un glissement lent en apparence, tant sa marche est fluide et douce, en
réalité rapide, car à peine entrés dans un couloir obscur et même un peu
sinistre, entre deux rangées de maisons noires qui sont une rue de
Venise, nous voici dans le Grand Canal. Une immense allée d'eau
s'enfonce devant nous, bordée de palais, de vieux palais à peine
entrevus dans la nuit. Ils dorment, on dirait, irréels dans le recul du
passé, et leur haute silhouette immobile et vétuste fait songer à une
veillée de demeures fantômes tout à coup surgies dans l'enchantement de
l'eau, du silence et de la nuit. Mon gondolier me les nomme au passage:
la Casa d'Oro, il palazzo Borgia, il palazzo Vandramine, le palais
Venière, le palais Doria, le palais Lorédan, le palais Morosini et c'est
comme un écho des siècles réveillés dans l'ombre. C'est délicieux et un
peu funèbre, toutes ces gloires du passé évoquées d'un mot par une
bouche que je ne vois pas, la face confuse du gondolier debout en
arrière et dont la maigreur longue et souple s'exagère encore dans cette
solitude d'eau nocturne et d'architectures vieillies. Nous descendons
toujours le Grand Canal. C'est comme une entrée dans une ville de songe,
à jamais endormie sous le geste néfaste d'un mauvais magicien, et j'ai
la sensation de vivre dans une atmosphère de contes. Parfois, une autre
gondole nous croise ou nous dépasse, et c'est dans le froissement de
l'eau déchirée, comme une soie, la vision, l'évocation plutôt de quelque
barque d'autrefois, emportant le cadavre embaumé d'une princesse de
légende. _E poppe_, crient de loin en loin la voix des gondoliers, et
c'est une espèce de terreur enivrante dont l'angoisse m'étreint
voluptueusement le coeur._

_Le Rialto, une grande arche de marbre, enjambe ici le canal, le
gondolier me la désigne, et voilà que par une merveilleuse coïncidence,
dont le hasard fait toujours bénéficier les poètes, toutes les cloches
de Venise se mettent à chanter. L'Angelus tinte aux campaniles des
soixante-seize églises; la nuit est devenue musicale, des voix
d'allégresse et de prières l'animent. Égrenées de tous ces clochers, ces
sonneries proches et lointaines, portées sur l'eau des canaux,
s'épanouissent toutes à la fois en une céleste et flamboyante retombée
de sonorités calmes. La cité-fantôme est devenue une ville de fées; des
fenêtres éclairées flambent joyeusement dans l'eau, _l'Accademia, la
Salute, la Dogana_, les grands hôtels._

_Et ce fut ma première entrée à Venise._

                   *       *       *       *       *

3 octobre 96.--_La place Saint-Marc à l'heure de la musique!_

_On ne raconte ni Saint-Marc, ni San-Giorgio, ni le lion d'or de la
Piazetta. On n'évoque pas plus le palais des Doges et la colonnade
unique aux chapiteaux ombrés des admirables Procuraties. Venise et la
place Saint-Marc, c'est le complet épanouissement de la plus fière
aristocratie et de l'âme artiste d'un peuple, bercé pendant des siècles
dans de la gloire et de la magnificence, et cela parmi le plus imprévu
et le plus splendide décor. Venise! C'est une apothéose de marbre, de
métal orfévré et de pierres précieuses, écloses et figées au milieu
d'eaux mûres et nuancées par les nuées soyeuses du plus prestigieux
ciel, le ciel de Venise, que Tiepolo a peint dans ses plafonds hantés de
nudités volantes, et qui est demeuré tendu de Saint-Alvize à San-Giorgio
Maggiore au-dessus des campaniles et des dômes de la ville, comme un
dais béni de gloire et de ferveur. Ah! Saint-Marc, la place dallée de
marbre, encadrée de palais et peuplée de statues, qu'est la Piazza,
devant les cinq portails et les cinq dômes de marbre et de moire et la
double ascension d'anges, des mosaïques de ces cintres._

_Et la foule de la place Saint-Marc, la foule des promeneurs et des
flaneurs, attablés aux cafés, devant les lentes allées et venues des
dentellières et des verriers de la ville déambulant par couples avec les
officiers de la flotte, les marins de l'Arsenal, et tous les Allemands
et tous les Anglais des Cooks et les derniers descendants des Doges.
Toute l'Europe qui voyage est là, Autrichiens vêtus de vert et coiffés
du petit feutre fleuri d'edelweiss; Anglais à casquettes à carreaux,
cravatés de rouge dans des homespuns jaunâtres; Russes aux doigts
chargés de bagues; Français paonnants et bavards et tous les esthètes du
monde curieux de la purulence sublime, que certains veulent voir en
Venise, et en mal de se mouvoir en beauté dans la cité du Carpaccio._

_Toutes les laideurs cosmopolites, toutes les extravagances de Londres
et de Berlin, toutes les curiosités moscovites et toutes les vanités
latines aussi, on les croise et on les toise devant Jésurum et Salviati;
et ce soir, je suis du nombre, mais si absorbé par les Tiepolo et les
Véronèse que je vois marcher devant moi en châle de laine et en veston
de toile, que je regarde à peine les Barbares. Sur une estrade, des
musiciens jouent du Wagner; dans les groupes, on annonce que le fils,
Siegfried Wagner, vient d'arriver à l'hôtel Danielli._

                   *       *       *       *       *

10 octobre.--_Je reviens de la Judecca, il est minuit, je suis revenu
par des canaux abandonnés, déserts. Ce soir, un ciel invraisemblable,
d'un bleu de fumée, tout pommelé de nuées de givre gris, épousait
amoureusement les flèches des campaniles et les marbres des balustrades;
sur la lagune, une lune de féerie enchantait le glissement silencieux
des gondoles. Alors j'ai dit, en passant auprès du Giardinetto:_

Gondoliere! à San-Giorgio Maggiore!

                   *       *       *       *       *

Lady Horneby tournait des pages, cherchant instinctivement des paysages
où son fils reparlât de Venise, Venise où, dans sa conviction, il avait
pris la fièvre dont il était revenu mourant à Londres.

                   *       *       *       *       *

Londres, novembre 1901.--_Venise, j'ai revu Venise et j'en ai toujours
subi le charme; je l'ai toujours trouvée à la fois la même et plus neuve
encore. L'habitude et quatre séjours consécutifs en six ans n'ont rien
changé, ni en moi ni en elle. Chaque fois que je la revois, c'est la
même sensation de griserie nostalgique et d'enivrement calme, faite
d'enthousiasme artiste et de ferveur du passé. J'ai acheté un coffret à
Venise, un vieux coffret aux armes de Dandolo. Une devise y court sur un
des panneaux:_

    Cor magis tibi senescenti pandit.
    _Mon coeur est plus à toi depuis que tu vieillis._

_Eh bien! cette devise est mon état d'âme vis-à-vis de la ville. Plus je
la revois, toute décrépite et caduque qu'elle soit dans ses marbres
devenus pareils à de l'ivoire et ses ors plus verdis que ses marbres,
plus elle entre en moi et plus je me sens en elle. Certes, je n'ignore
rien de ses tares, je la sais devenue une auberge; et, comme l'amant
d'une courtisane, je souffre de voir ses palais, ses musées, ses ciels
et ses églises en proie à la horde affreuse des Cooks et des brasseurs
d'affaires étrangers. Courtisane, oui, cette dogaresse déchue et ruinée
l'est devenue; mais c'est Tiepolo qui l'a peinte, c'est Véronèse qui lui
a donné ses attitudes, et, sous l'arche de ses palais, c'est
l'Adriatique qui lui tend son miroir!_

Et plus loin: _Venise, j'en ai gardé une impression si harmonieuse et si
profonde, qu'en tout autre pays je me sens en exil._

                   *       *       *       *       *

Cette phrase terminait le journal, c'était la dernière qu'eût écrite
Edwards. L'exil! lady Horneby ne connaissait que trop cette sensation
d'exil, cette impression de n'être bien nulle part,--et ce désir
d'ailleurs qu'ont tous ceux qui vont mourir. La sonnette de la porte
d'entrée, carillonnant dans la nuit, la faisait tressaillir. Une
persienne, puis une fenêtre s'ouvraient, des pourparlers s'engageaient
sur la route, puis des pieds nus montaient l'escalier, on frappait à sa
porte. «Madame, c'est une dépêche, faisait la voix de Marius.»

Lady Horneby allait ouvrir en peignoir. «Pas de mauvaises nouvelles, au
moins, Madame?» demandait le Hyérois. La dépêche venait de Gènes et
était signée Harry: «Serai demain à Marseille et le soir à Hyères,
passerai deux jours, préparez Ellen et toutes mes tendresses à la
darling, suis en joie. Votre neveu, Harry.»

Debout près de la lampe, lady Horneby relisait le télégramme. Pourquoi
n'en éprouvait-elle aucun plaisir?




V

LA MAISON EN FÊTE


«Mais on se marie donc ici, voilà toute la maison fleurie comme pour un
matin de noces!» Le docteur Didier venait de pousser la porte de la
salle à manger. La vieille Mme Ayrargues, en train de garnir les vases
de la cheminée de branches de cerisier en fleurs, haussait les épaules
et continuait son travail, une femme de journée la suivait pas à pas,
lui tendant une grande corbeille plate remplie de fleurs, branches de
pommiers, de cerisiers, de pêchers même jetées pêle-mêle avec des
oeillets et des mimosas tardifs; la Hyéroise puisait à même et les
piquait un peu partout. La porte du salon ouverte à deux battants
laissait voir une ornementation plus savante: un amoncellement de roses
blanches, et des jaillissements d'iris jaunes et violets s'élançant en
fusées de tous les vases; toutes les fenêtres grandes ouvertes
laissaient entrer le bleu du ciel et le bleu de la mer, mais c'est
surtout par les fleurs que les deux pièces semblaient illuminées. Tous
ces floconnements roses, toutes ces corolles printanières avaient une
clarté propre dont s'embaumait et resplendissait à la fois la demeure.
Marius, écroulé sur une chaise de la salle à manger, regardait tous ces
préparatifs d'un oeil indifférent; il tenait bien sur ses genoux son
éternelle guitare, mais ne daignait pas même en toucher les cordes. De
l'autre côté du corridor, dans la cuisine, on entendait remuer sur les
fourneaux des plats et des casseroles.

A travers les effluves de toutes ces fleurs, le docteur Didier fleurait
une odeur de victuailles. «Mais on n'a pas dévalisé que le jardin, on a
aussi dévalisé le marché, souriait-il en brochant des babines, quelle
fête préparez-vous donc, maman Ayrargues, on attend un prince ici?» La
vieille Hyéroise gardait sa bouche cousue. «Oui, je comprends, reprenait
le docteur Didier, encore un caprice de la petite.--Un caprice! et Mme
Ayrargues venait se planter devant le médecin. Un caprice! plût à Dieu,
et levant les deux bras au plafond pour attester le ciel de son malheur,
c'en est bien un autre, il arrive.--Qui ça?--Mais le fiancé, le cousin
de ces dames, l'officier aux Indes, un Anglais comme elles. Ah! pauvre
de nous, le télégramme est arrivé cette nuit; la petite ne tient pas en
place, elle court dans la maison depuis le matin, il a fallu dépouiller
trois vergers. Il y a là pour cinquante francs de fleurs des arbres
fruitiers, quelle pitié!... Et mon pauvre Marius, faisait-elle en
désignant le jeune homme affalé sur sa chaise, mon pauvre Marius, il
souffre.»

Le désespoir de Mme Ayrargues était trop comique, le docteur Didier ne
pouvait s'empêcher de lui rire au nez; la Hyéroise tournait les talons
et sortait en claquant la porte. Le neveu suivait indolemment la tante.

«Il y a du nouveau», pensait le docteur, mais un pas léger descendait
l'escalier, le médecin reconnaissait celui de lady Horneby. Il ouvrait
la porte du salon au moment même où l'Anglaise mettait la main sur la
poignée. «Hé bien, vous voilà heureuse», disait-il, mais il s'arrêtait
brusquement, lady Horneby avait sa figure soucieuse des mauvais jours,
une ride profonde barrait son front, et ses yeux clairs, comme cachés
sous l'arcade sourcilière, accentuaient encore le pli amer de la bouche.
«Vous savez déjà, faisait-elle en inspectant rapidement la décoration de
la pièce.--Oui, lord Astlher arrive et vous n'êtes pas en joie, alors
pourquoi toute cette maison en fête, je n'y comprends plus rien, votre
gendre arrive et...--Mon gendre! et l'Anglaise avait un mauvais sourire.
Vous savez bien qu'il ne l'épousera pas. Tenez, voici son télégramme, je
l'ai reçu cette nuit.--Mais ce télégramme.--Oui, mais il ne l'a pas
revue depuis son départ et, quand il la reverra, il y a quatre ans
qu'ils se sont quittés, la reconnaîtra-t-il seulement?--Mais.--Oh! je
vois ma fille telle qu'elle est, la pauvre enfant ne peut plus inspirer
d'amour, l'égoïsme des hommes est si puissant. Harry saura-t-il
seulement dissimuler.--Vous dites?--Je ne dis rien, mais je ne veux
qu'une chose et celle-là je la veux bien, je veux que ma fille meure
heureuse.--Mais miss Ellen n'en est pas là.--Si, docteur, Ellen en est
là, je ne m'illusionne pas. Comme ses soeurs, son frère, ma fille est
condamnée, mais ce que je ne veux pas, c'est qu'elle se voie mourir.
Cette douleur est pour moi, je veux la porter seule, je veux que mon
enfant s'éteigne, ignorante de son mal, dans l'illusion de sa beauté, de
son amour et de sa jeunesse, je veux que jusqu'à la dernière minute
Ellen se croie aimée. Je ne voudrais pas que ma petite fille s'en aille
de ce monde, le coeur brisé, navré de désespoir. Vous me comprenez, je
veux la voir mourir dans un sourire, et la froideur d'Harry, un
mouvement de recul de son fiancé, ah, cela je le sais, elle n'y
survivrait pas. Mais voilà, devant cette maigreur et cette pâleur Harry
aura-t-il la force de soutenir ce mensonge! voilà ce qui m'épouvante et
m'étreint le coeur.»

Lady Horneby s'était laissée tomber sur un fauteuil, sa respiration
était entrecoupée, haletante; le docteur Didier lui avait pris les
mains, il ne trouvait rien à lui dire. «C'est comme ces fleurs, disait
lady Horneby en fixant d'un oeil égaré les branches de cerisier de la
cheminée, vous savez ce que l'on dit en Irlande sur la maison parée dans
l'attente du fiancé. Elle appelle l'amour et c'est la mort qui
entre.--Mais vous êtes folle, milady, c'est vous qu'il faut
soigner.--Oui, en effet, je suis un peu folle de terreur, car j'observe
ma fille depuis ce matin. Je vois son exaltation et sa fièvre grandir,
cela avait déjà commencé hier après une lettre reçue de Cannes, de cette
Gladys, et, ce matin, quand je lui ai apporté le télégramme de son
cousin, à la violence avec laquelle elle a saisi mes mains et au cri
qu'elle a poussé... je ne lui croyais pas cette force. Elle a bondi hors
de son lit, et vous croyez qu'elle s'est jetée dans mes bras pour y
pleurer, sangloter comme à son habitude; non, elle a couru pieds nus à
son miroir et, ramenant en bandeaux ses cheveux sur ses tempes, ses
cheveux un peu défaits pendant la nuit, elle n'a eu souci que de son
visage et s'est contemplée longuement, mais avec quels yeux, Docteur!
C'étaient des yeux de femme, ce n'étaient plus des yeux de jeune fille,
je ne les reconnaissais plus. «Je suis encore jolie, n'est-ce pas, Harry
pourra m'aimer encore? dites-moi que je suis encore jolie, maman?»
C'était sa seule préoccupation, et puis elle a mis un peignoir, est
descendue, a donné des ordres, il fallait des fleurs, beaucoup de fleurs
pour accueillir le fiancé et parer la maison; j'ai vu le moment où elle
allait descendre dans Hyères; heureusement a-t-on trouvé tout cela dans
les jardins voisins. Elle a voulu assister au triage des branches,
indiquer la décoration elle-même et n'est remontée chez elle que toutes
les choses en train, mais elle n'en pouvait plus. Que nous réserve la
fin de cette journée! j'en ai le coeur serré, Docteur, et ces gens de
Cannes, cette Gladys Harvey et sa bande qui vont peut-être venir
aujourd'hui. S'ils allaient se rencontrer avec Harry! Gladys a été jadis
en coquetterie avec lui et Ellen qui ne l'a pas oublié. En vérité, la
tête me tourne et le coeur me chavire, Docteur, et puis la chose la plus
atroce, la plus alarmante de toutes, l'attitude d'Harry vis-à-vis Ellen.
Pourra-t-il prendre sur lui de surmonter son émotion et de n'en laisser
rien paraître. Ellen qui s'est mis en tête de l'aller chercher à la
gare. Ah! cela, il ne le faut pas, vous le lui défendrez, Docteur, je
compte sur vous. Vous resterez au besoin à lui tenir compagnie pendant
que j'irai à la gare préparer mon neveu, l'endoctriner, lui faire la
leçon, et puis vous dînerez avec nous, Docteur, votre présence amortira
le choc. Ne me refusez pas cela, Docteur, nous avons tant besoin de vous
aujourd'hui.» Et la pauvre femme pétrissait nerveusement les mains du
vieillard. «Et notre malade, interrogeait-il, elle repose
maintenant?--Non, elle ne repose pas», faisait la jeune fille, tout à
coup surgie derrière eux, dans l'embrasure de la porte. Elle était
entrée à pas de loup par le salon; il y eut une stupeur. «Non, elle ne
repose pas, je vous entends comploter contre moi, mais vous n'empêcherez
pas la fiancée d'être jolie. Suis-je assez jolie ce matin, Docteur?»
Toute rose, les yeux d'un bleu violet dans une face, on eût dit,
d'azalée tant elle était lumineuse, Ellen Horneby se silhouettait mince
comme une tige dans les flots de tulle et de surah d'un peignoir corail.
La poitrinaire était resplendissante, l'amour l'avait transfigurée.

                   *       *       *       *       *

«C'est nous, tu ne nous attendais pas, hein! Oh! mais c'est joli ici! On
dirait une serre, en voilà des fleurs! et l'on est dans la mer, quelle
vue! Sais-tu que tu es très bien ici.» Et Gladys Harvey s'arrêtait comme
étourdie à la porte du salon. Elle était là, en tenue de chauffeuse, un
léger cache-poussière d'alpaga gris argent ouvert sur une robe de drap
mastic; la casquette de velours à côtes, très haute, rabattue sur les
yeux. Un gros bouquet d'oeillets roses fleurissait sa boutonnière.
Derrière elle, dans le vestibule, se pressaient des têtes rieuses de
jeunes femmes et de jeunes gens.

Ellen s'était levée de sa chaise longue très pâle, saisie au coeur par
cette brusque entrée, qu'elle redoutait depuis le matin. Elle n'avait
pas osé en parler à sa mère, la coïncidence du passage de Gladys à
Hyères et de l'arrivée de son fiancé la bouleversait. Un soupçon l'avait
mordue. Toute la matinée, elle avait craint une rencontre. «Mais
qu'as-tu donc? faisait miss Harvey en se précipitant vers la malade, te
voilà toute pâle. Je t'avais prévenue pourtant, tu as bien reçu ma
lettre. Voilà Réginald, et tu ne le reconnais pas! Et puis mon amie
Nadège, la princesse Nydorff, tu l'as vue à Cannes l'autre hiver, et sa
soeur Dora Heacon; n'est-ce pas qu'elle est jolie? et mon flirt Bob
Forgett, l'homme le plus inventif des Trois-Royaumes, celui qui a eu
l'idée des cochons en baudruche pour la bataille des fleurs. C'est un
peu à cause de lui que nous sommes ici. C'est lui qui nous a vanté ce
fameux château d'Hyères; mais moi, je suis venue à cause de toi. Mais
qu'as-tu donc? tu ne parles pas! embrasse-moi donc, Ellen.--Ellen est
encore un peu souffrante, intervenait lady Horneby entrée au bruit; elle
reposait, vous l'avez éveillée.--Souffrante, mais elle a une mine
superbe, peut-être un peu plus tige que fille-fleur pourtant. Allons,
lève-toi, Ellen, que je t'admire. Tu as un peu maigri, mais quel
teint!--Un peu de calme, Gladys, Ellen a été très malade cet hiver». Et
l'Anglaise faisait les honneurs de son home aux visiteurs; Gladys
recommençait brièvement les présentations. Ellen avait un sourire forcé,
un vague effroi de tous ces gens qui la dévisageaient.

«Maman nous suit, reprenait l'infatigable Gladys, elle sera ici dans dix
minutes, mais quelle montée pour venir chez vous! elle désire tant voir
Ellen. Nous en as-tu donné de l'inquiétude? et elle prenait entre ses
mains celles de la jeune fille. Nous vous confions maman, car je ne la
vois pas du tout escaladant ces ruines. Ah! je ne vous ai pas amené tout
mon monde, j'ai eu pitié de vous, il y en a qui nous attendent sur la
route et d'autres qui sont restés en bas, les flemmards! Nous sommes
partis de Cannes depuis sept heures du matin.--Ah! nous en avons bouffé
des kilomètres, sentenciait la jolie Dora.--Et vous dînez à Toulon ce
soir! interrogeait lady Horneby.--Et nous y couchons aussi, nous voulons
voir le Casino de Toulon, le Beuglant des matelots, nous serons demain
matin à neuf heures à Marseille. Vous ne venez pas avec nous, madame?»
Lady Horneby montrait du doigt sa fille retombée sur les coussins de sa
chaise longue, la jeune fille se détendait un peu dans la conversation
de miss Heacon et de la princesse Nydorff. Il y avait comme un malaise
dans ce salon, miss Harvey le sentait. «Tu ne nous fais pas les honneurs
des ruines, Ellen, hein! tu es un peu fatiguée. Allons vous autres!» Et
elle se levait donnant le signal du départ. «Nous reviendrons te dire
bonjour en repassant, nous te dirons comment nous avons trouvé ton
domaine, princesse de légende du château d'Hyères.» Et sur le seuil de
la porte: «Vous savez qu'il y a beaucoup trop de fleurs ici, disait-elle
à lady Horneby, cela la fatigue, je la trouve un peu lasse.» Mais ce
n'est pas toujours ainsi, disait étourdiment la mère, aujourd'hui nous
sommes en fête.--Vous attendez quelqu'un?--Mais oui, mon neveu Harry
Astlher qui nous arrive ce soir.--Ah! le fiancé arrive, ah vous m'en
direz tant! le fiancé arrive, tout s'explique», et revenant brusquement
sur ses pas: «Mes compliments, ma chère, et mes excuses aussi d'avoir
troublé ton attente amoureuse. Je comprends ton air distrait. Après
quatre ans d'absence revoir un fiancé. Ah! le bel Harry nous revient, et
à quelle heure arrive-t-il ici? J'aurais été heureuse de le revoir.»
Ellen ne disait plus un mot, sa respiration était devenue sifflante.
«Mais pour le dîner, se hâtait de répondre lady Horneby, n'insistez pas
Gladys, ajoutait-elle à voix basse, Ellen est un peu fantasque depuis
quelque temps.--Pour dîner, s'exclamait la jolie chauffeuse, nous serons
partis depuis longtemps. Nous dérapons à cinq heures, le temps de
visiter les ruines. Tiens! voilà maman, allons, viens et ne fais
qu'entrer et sortir, Ellen est un peu fatiguée, et puis tu les
dérangerais; on attend le fiancé, nous le manquons de deux
heures.--Harry Astlher, est-il possible!» gloussait, attendrie et moite
et joignant les mains, la grosse dame toute rouge sous une guirlande de
roses trémières; toute la bande était déjà sortie. «Allons, viens,
maman. Adieu, ma jolie tige, reprenait d'un ton perfide l'insidieuse
Gladys. Harry va te trouver un peu changée, mais si élégante!»

Elle était déjà dans le chemin, la compagnie joyeuse en escaladait la
pierraille. «Hein! qu'en dites-vous, vous autres? un peu fichue, la
fille-fleur.» La boutade était saluée de longs éclats de rire.

                   *       *       *       *       *

«Madame, il va falloir partir si vous ne voulez pas manquer votre train,
j'ai juste cinq heures un quart à ma montre.--Maman, tu as commandé
l'omnibus, au moins!--Sois tranquille, il montera jusqu'à l'église, de
là Marius portera la valise.--La valise, c'est vrai, il ne vient que
pour quarante-huit heures.»

Il y avait bien cinquante minutes que ce bref entretien avait été
échangé entre lady Horneby, sa fille et le docteur Didier; le docteur
Didier, entré sur la pointe du pied, à cinq heures sonnant, dans la
chambre où la malade était remontée après la visite de ces dames Harvey.

La sortie de sa mère soulageait Ellen comme d'un poids. Depuis trois
heures, elle luttait pour dissimuler l'inquiétude et l'angoisse où
l'avait jetée la venue de Gladys. Jusqu'à cinq heures, elle n'avait pas
respiré, comptant les minutes et les secondes à s'écouler avant le
moment fixé pour leur départ; les automobiles devaient maintenant rouler
sur la route de Toulon et lady Horneby descendait la route d'Hyères...
la gare et l'arrivée du train et la descente de wagon d'Harry Astlher...

Ellen abandonnait ses deux mains au docteur Didier assis auprès d'elle;
la Méditerranée déjà baignée d'ombre apparaissait, toute froide, dans un
ciel vert; à Hyères, le soleil se couche derrière la presqu'île et
n'allume jamais d'incendie sur la mer. L'heure était morne et terne, le
médecin se levait pour fermer les fenêtres, puis, se rasseyant près de
la malade, il reprenait ses mains dans les siennes. Il en avait tenu
jadis d'aussi frêles et d'aussi brûlantes et connaissait de longue date
leur vilaine moiteur; ces longues étreintes n'avaient pas retenu l'être
cher dont le souvenir vivait toujours douloureux dans son coeur. Ah!
oui, qu'il la connaissait bien, cette heure mélancolique et dangereuse
entre toutes de la tombée du jour dans le Midi, l'heure des mauvaises
pensées, des longs regrets et de la fièvre... La fièvre, il la sentait
monter dans les doigts fluides qu'il tenait. Ellen avait fermé ses
paupières, mais de grosses larmes coulaient sur ses joues, un grand
silence flottait dans la chambre crépusculaire, et les larmes d'Ellen ne
coulaient pas seulement sur son visage pâle, elles coulaient aussi dans
l'âme du vieil homme, et une grande tristesse planait sur ces deux
êtres, une grande tristesse et une grande douceur.




VI

HARRY ASTLHER


Harry Astlher achevait de déjeuner seul dans la petite salle à manger de
la villa Soleil, les fenêtres béaient toutes grandes ouvertes sur un
ciel d'un bleu limpide, si intense que la Méditerranée en paraissait
argentée, comme embuée d'une légère vapeur. Tout éclatait de gaieté dans
la salle à manger de Mmes Horneby, la nappe rose de la table,
l'argenterie et les oeillets rouges du couvert et jusqu'au rose du
jambon, auquel l'officier venait de faire largement fête. Il achevait de
beurrer des tartines, qu'il arrosait de thé impérial et de temps à autre
d'un petit verre de Porto. Harry Astlher était grand, robuste,
admirablement découplé, le buste un peu court peut-être, les jambes un
peu trop longues, mais la poitrine si adroitement bombée, sanglée et
corsetée dans la veste écarlate de l'armée coloniale, que ses épaules en
paraissaient plus larges et sa taille plus mince. Il offrait le type
parfait de l'officier anglais qu'on voit dans tous les magazines et les
illustrés, les traits réguliers, mais un teint de homard cuit. Une
longue, longue moustache couleur de seigle mûr, et des yeux d'eau salée,
des yeux de vague et non de source, d'autant plus bleus dans tout ce
hâle, complétaient au physique le cousin de miss Horneby. Au demeurant,
cet homme rouge n'était pas sans charme, malgré son nez busqué et sa
face prognathe. Harry Astlher avait de la race, il respirait la force,
l'entrain et la santé. Une raie impeccable séparait jusque dans la nuque
les cheveux jaunes et luisants du lieutenant; un scarabée d'Égypte et
deux saphirs de Ceylan bossuaient les doigts de sa main gauche; un rubis
sang de pigeon, serti dans du platine, brillait à sa main droite, sa
bague de fiançaille, mais Harry la portait au pouce par originalité.

Son appétit, sa belle humeur et le soleil illuminaient la pièce. Harry
Astlher se coupait une cinquième tranche de jambon et se versait sa
huitième tasse de thé, une porte s'ouvrait et laissait entrer lady
Horneby. Le jeune homme se levait, passait sa serviette sur sa moustache
et, respectueusement incliné, baisait la main de sa tante. «Eh! bien,
comment ça va-t-il ce matin.--Mais pas mal.--Ellen a bien dormi?--Hum,
comme à son ordinaire, Ellen n'a plus beaucoup de sommeil.--Ça
reviendra. Elle n'est pas plus mal au moins... Elle est levée.--Oh! non,
nous ne nous levons plus avant onze heures, le matin elle repose, elle
répare.--Ah! elle sera plus fraîche pour le déjeuner.» L'officier avait
repris sa place et s'était remis à manger.

Il ne voyait pas l'air contraint de lady Horneby; l'Anglaise s'était
assise en face, un coude sur la table, le menton dans une main. La
manche de son peignoir en glissant découvrait un bras blanc encore
admirable; lady Horneby avait été une des plus belles femmes de son
temps et, involontairement, l'oeil de l'officier considérait le nu et le
galbe de ce bras; lady Horneby changeait d'attitude et rabattait sa
manche. «Vous l'avez trouvée changée, hein?--Oui, mais pas tant que je
le craignais.--Elle est bien maigre, n'est-ce pas?--Dame, elle n'est pas
grasse.»

Et prenant son courage à deux mains,

«L'auriez-vous reconnue, si vous n'aviez été prévenu, Harry?--Dame, dans
la rue, si je n'avais pas su que c'était elle, je ne dis pas. Mais elle
a toujours de bien jolis yeux, vous savez, ma tante.--Oui, leurs yeux
sont toujours admirables.» (L'Anglaise avait parlé pour elle-même). Il y
eut un silence, l'officier éprouvait un vague malaise. «Mais j'ai bien
joué mon rôle, hein! reprenait-il brusquement, je n'ai pas bronché quand
je l'ai revue, j'ai bien crié: «bonjour Ellen, c'est toi, hurrah. C'est
moi. Comme tu es grandie!» et nous nous sommes embrassés comme deux
Valentins. L'ai-je assez bien soulevée de terre dans mes bras, ah! elle
ne pèse pas lourd, la cousine. Au fond, j'avais une peur affreuse
qu'elle ne s'aperçût de mon trouble, car, à vrai dire, je l'avais
trouvée fondue...» Le lieutenant cherchait ses mots. «Mais elle n'y a vu
que du feu, n'est-ce pas? elle était d'une gaieté hier soir! Mais vous
avez l'air tout triste ma tante, vous devriez être contente.--Mais je le
suis». Le sourire de l'Anglaise navrait. «Ellen, comment m'a-t-elle
trouvé! ah! c'est que je suis changé, moi aussi, avec le soleil de
là-bas! j'ai l'air d'une saucisse fumée.--Ellen! Ellen vous aime et
encore davantage... hélas!--Comment, hélas!--Mais oui, hélas, car ma
pauvre enfant vous aime et vous ne l'aimez plus.--Comment, je ne l'aime
plus.--Mais oui, vous l'aimez comme votre cousine, mais plus comme votre
fiancée, et comme je vous comprends, Harry.» L'officier faisait un
mouvement, lady Horneby l'arrêtait d'un geste. «Je vous comprends et je
vous absous. Ma fille, ce qui reste de ma fille est si peu femme.
Comment votre belle santé pourrait-elle aimer cette anémie! la vie a
l'horreur de la mort.--Ma tante!--Écoutez-moi, Harry, vous êtes un brave
et loyal garçon, et c'est pour cela que je vous aime. Vous ne savez même
pas mentir, vous étranglez et vous étouffez dans le mensonge que je vous
ai imposé. Votre franchise fait éclater le masque, et cela serait
comique, en effet, si cela ne menaçait de tourner au drame, car vous
m'entendez, Harry, et l'Anglaise scandait ses mots, Ellen ne survivrait
pas à la perte de votre amour.--Mais, ma tante je croyais avoir tout
fait.--Vous croyez! Eh bien! non, mon pauvre ami, vous avez très mal
tenu votre rôle, vous vous êtes empêtré dans cette comédie comme un
enfant dans un costume de théâtre. Oh! vous y avez apporté tous vos
soins et tous vos efforts. Comme je vous sais un grand coeur, je vous ai
demandé de jouer cette comédie. Votre bonté, votre générosité s'y sont
prêtées aussitôt; vous êtes entré dans ma combinaison, je n'attendais
pas moins de vous, mais votre nature vous a trahi; mais aussi demander à
un officier retour des Indes de jouer des charades de petite fille et
quelle charade, celle de l'Amour devant la Mort.--Ma tante.--Je sais ce
que je dis. Pourvu qu'Ellen ne s'y soit laissé tromper, elle a été si
agitée toute cette nuit. Ah! c'est que la souffrance nous affine, nous,
mon pauvre ami, et vous ne soupçonnez pas les subtilités de cette petite
âme dolente et attentive, son coeur a des oreilles et des
perspicacités.--Mais c'est que je ne sais comment faire, ma
tante...--Nous y aviserons. Heureusement, hier soir, la présence du
docteur a tout sauvé et la joie aveuglait Ellen; mais tantôt, à table,
nous serons seuls tous les trois, seuls au dîner encore. Tenez, par
exemple, hier, à votre arrivée, vous ne l'avez pas trouvée changée,
c'était une faute. Ellen sait parfaitement qu'elle a maigri et pâli,
vous l'avez trouvée trop bien portante.--Mais, ma tante, vous m'aviez
dit...--Oui, je vous avais dit, mais vous avez forcé la note, et moi qui
connais Ellen, j'ai vu de la méfiance dans ses yeux; enfin ce qui est
fait est fait, mais ce qu'il faut éviter à tout prix, Harry, c'est ce
regard de bon chien attendri que vous posez sur elle, quand vous croyez
qu'elle ne vous voit pas. Ellen a des yeux partout.--Moi, ma tante, je
la regarde...--Je vous considérais pendant le dîner hier. Oh! c'étaient
des yeux très bons et très doux, les yeux qu'on a pour un petit oiseau
tombé du nid ou un petit chat malade, ces chats qu'on rencontre au bord
des chemins, grelottants et saigneux, ceux que des gamins ont à moitié
noyés et poursuivis avec des cailloux. Il y a une grande pitié dans ces
regards-là, mais il n'y a pas d'amour. Ellen mourrait d'un de ces
regards, si elle le surprenait.--Mais, ma tante...--Ce sera très
difficile, je le sais, mais enfin ce n'est que pour trente-six heures,
puisque vous partez demain. Je vous adjure, Harry, de prolonger
l'illusion d'Ellen, de la sauver du désespoir. Après, vous serez
libre.--Mais ma tante, j'entends tenir ma parole.--Quelle parole?--Mais
je suis le fiancé d'Ellen et j'entends l'épouser.--Soyez donc sérieux,
Harry. Si Ellen a des illusions, moi, je n'en ai plus. D'ici un an,
avant peut-être, ma fille sera morte.--Ma tante, pouvez-vous dire!--J'ai
vu mourir les autres, et puis ma fille guérirait-elle, Harry! c'est moi
qui m'opposerais à ce mariage. J'en ai assez de ce mal héréditaire que
lord Horneby a transmis à tous les siens, les siens qui étaient miens et
m'ont laissée seule maintenant.»

                   *       *       *       *       *

«Par ici, Harry. Avez-vous jamais vu des agaves de cette grosseur!--Tu
dis des enfantillages, Ellen; ton cousin en a vu d'autres dans les
Indes.--Mais ces agaves sont très beaux, ma tante, disait l'officier
colonial.» Ellen Horneby faisait à son fiancé les honneurs des ruines du
château, elle avait tenu à le guider elle-même dans cette enceinte de
décombres et de broussailles, qui était devenu son domaine.

Le déjeuner avait marché au delà des désirs de lady Horneby, l'officier
avait pris à coeur de bien jouer son rôle. Remonté par sa tante, il s'en
était fort bien tiré, Ellen était rayonnante de joie; on est si heureux
de croire ce que l'on désire, son sang fluide de malade lui était
remonté aux joues, et la face toute rose, de ce rose délicat d'azalée
qui parfois faisait d'elle une véritable fille-fleur, elle escaladait,
leste comme une chèvre, les éboulis de roches et les degrés croulants de
l'immense enclos; lady Horneby n'en revenait pas de cette agilité. Sa
fille lui semblait comme ressuscitée. Ses grands yeux violets baignés de
lumière reflétaient à la fois tout le bleu de la mer et le bleu profond
du ciel, ses cheveux légers semblaient une fumée d'or autour de la
candeur de son front, et dans la clarté de cette solitude ensoleillée,
parmi ces lentisques et ces agaves engourdis de chaleur, au milieu de
toutes ces odeurs brûlantes, elle apparaissait irréelle, aérienne,
fantôme solaire, on eût dit, né du mirage du Midi. La jeune fille était
comme transfigurée, la joie la nimbait de rayons; un élan l'emportait
bavarde et bégayante, tant elle en avait à dire.

Elle allait, elle allait, enjambant les broussailles, à l'assaut des
ruines, sans même vouloir accepter l'aide de son cousin; lady Horneby
avait peine à les suivre. Brigitte venait en arrière, portant des
couvertures et des oreillers.

Ils avaient presque atteint le sommet de la montagne, ils en
descendaient maintenant l'autre versant. Les jeunes gens s'étaient
engagés dans un escalier tournant, dont les degrés dévalaient sous des
arceaux en ruine; une rampe de granit, fleurie de roses sauvages,
bordait les degrés du côté du vide. Tout à coup des voix et des éclats
de rire montaient d'au-dessous d'eux, une société était installée là au
pied de l'escalier, une société joyeuse, car au bruit des toasts, des
interpellations se mêlaient des détonations de bouteilles de champagne
que l'on débouchait. Ellen Horneby s'était arrêtée interdite, il lui
semblait avoir reconnu une des voix, mais les hautes quenouilles d'un
petit bois de cyprès dérobaient aux regards la société assise dans le
bas.

«Encore un peu de pâté, princesse?--Non, cette langouste est exquise,
redonnez-m'en,» et des rires fusaient, puis le brouhaha des
conversations se calmait. Une voix d'homme pérorait... «Et de toute
cette beauté, de ce climat unique, de cette magie de site et de
végétation ils ont fait une ville d'agonie; oui, la civilisation nous a
donné cela: une station pour poitrinaires.»

La jeune fille s'était penchée avidement, des cris et des hurrahs
saluaient l'improvisation du causeur. «Bravo, Forgett! Bravo, Bob! A
vous, monsieur Mornart, un littérateur, faites-nous quelques phrases.»
Une voix d'homme se récusait, et puis tout à coup d'un ton de
prédication: «Où l'invasion maure avait mis des citadelles et des
palais, toute une cour voluptueuse et guerrière, nous avons construit de
grands hôtels, un casino et des kiosques de concerts, et dans cette
enceinte, sous ces portes cintrées et sur les marches de ces escaliers
tournants, qui ne conduisent plus nulle part, parmi ces débris où
s'évoquent des silhouettes de sultanes voilées et des casques
enturbannés d'émirs, toute l'épopée, enfin, amoureuse et tragique des
brûlantes Cordoue et des fraîches Grenade, des Anglaises phtisiques
viennent promener leur toux et leur ennui; et ces murs héroïques
n'abritent plus que du spleen, de l'angoisse et des râles. Hyères, ville
ensoleillée des neurasthénies millionnaires. La civilisation a fait
cela.--Bravo, monsieur Mornart. Ça, c'est un vrai morceau de
littérature, vous le replacerez dans un de vos livres. Messieurs, un ban
pour notre romancier.»

Cette fois, miss Horneby avait reconnu la voix, c'était celle de Gladys
Harvey; le sang lui avait reflué au coeur. Devenue brusquement toute
pâle, elle avait dû s'appuyer de la main à la rampe; défaillante, Harry
l'avait soutenue, tous deux avaient entendu les joyeux discoureurs
prononcer leur verdict, l'officier aussi avait reconnu la voix de
Gladys.

Ellen descendait maintenant l'escalier, elle avait repoussé son cousin
et se hâtait vers le vide; en bas une douzaine de têtes se levaient.
C'étaient les visages d'insouciance et de gaieté des visiteurs de la
veille. Ils étaient là une douzaine de jeunes gens et de jeunes femmes,
assis ou couchés au hasard dans la broussaille et dans les roches,
autour d'une nappe étalée dans l'herbe et couverte de victuailles:
c'étaient la princesse Nydorff, sa soeur Dora Heacon, le beau Forgett,
lady Harvey, Réginald et d'autres encore, sous la conduite de
l'intrépide Gladys. Tout ce beau monde avait laissé la tenue de
chauffeuse et de chauffeur, c'était un assaut de robes claires et de
toilettes printanières pêle-mêle avec des complets d'homespun, des
vestons de drap beige et des pantalons de piqué blanc; des bouteilles
débouchées, des pâtés en croûte entamés et les plus beaux fruits
attestaient un déjeuner de campagne.

«Tiens, Ellen et Harry!» Gladys venait de se lever, elle désignait le
couple à toute la bande. «Mes amis, je vous présente l'âme des ruines,
Griselidis en personne revenue dans son domaine provençal. Hein! que
vous avais-je dit, vous qui ne la connaissiez pas! Mon amie Ellen
est-elle assez princesse de conte de fée, une vierge en or fin de livre
de légende, et quel beau couple ils font là en silhouette sur le bleu du
ciel! Vous êtes très retour des Croisades, master Harry Astlher.» Et
tout à coup espiègle: «Bonjour Harry, ça va bien? vous êtes toujours
très beau, vous savez. Mesdames et messieurs, je vous présente le plus
beau lieutenant de notre armée coloniale, master Harry Astlher, le
fiancé de mon amie Ellen Horneby; hip, hip, hurrah! un ban pour les
amoureux du château d'Hyères.» Des clameurs accueillaient le toast de
Gladys, elle se tenait debout, levant très haut sa coupe de champagne.

Ellen s'était arrêtée, glacée, au pied de l'escalier. Harry se taisait
un peu ahuri, mais incapable de dissimuler sa joie d'avoir retrouvé là
Gladys; la vue de tous ces jeunes visages et celle aussi des victuailles
avaient soudain fait s'épanouir sa figure de bon vivant.

«Mais oui, c'est nous, faisait miss Harvey brusquant la situation; comme
tu le vois, nous ne sommes pas partis à Marseille, nous avons couché à
Toulon et nous sommes revenus déjeuner dans ces ruines. C'est trop beau,
je voulais revivre une journée dans ce décor, c'est un peu le tien,
Ellen, et puis je suis revenue aussi un peu pour vous, ajoutait-elle
coquette avec un regard de coin à l'officier, je savais que vous
arriviez hier soir et j'avais une folle envie de voir quelle mine vous
rapportiez de là-bas. Songez, depuis quatre ans qu'on ne s'était vu.
Voyons, Ellen, ne sois pas jalouse, on ne te le prendra pas ton Harry,
il n'aime que toi, on le sait. Rien à faire, Mesdames, auprès du beau
cousin. Nous nous marions fin juin, hein! nous vous avons vus descendre
ensemble cet escalier branlant, impossible de nier. Tiens! lady
Horneby.» Et l'infatigable Gladys se précipitait au-devant de
l'Anglaise, lady Horneby s'était arrêtée stupéfaite au milieu de
l'escalier. La princesse Nydorff et miss Heacon s'étaient emparées
d'Ellen et l'avaient fait asseoir entre elles. Le romancier Mornart,
très intéressé, s'était fait présenter. Réginald Harvey mettait en
rapport Harry et Forgett, les présentations se continuaient, des shake
hands s'échangeaient; mistress Harvey complimentait lady Horneby sur la
santé de sa fille. «Mais elle a une mine charmante, cette enfant...»
Après avoir voltigé de groupe en groupe, Gladys était venue s'asseoir
auprès du lieutenant et l'avait accaparé; les yeux subitement foncés de
la malade ne quittaient pas le couple.

«Et nous revenons ce soir luncher à la clarté des torches. Nous ne
quittons plus Hyères, nous dînons à l'hôtel, mais nous reviendrons ici
finir les restes du pâté. Voyez-vous ces tours et ces murailles dans le
rougeoiement des résines avec le bleu du clair de lune, dans le ciel!
car il y a en ce moment des clairs de lune, une magie! Il n'y a pas de
décor de théâtre qui tienne à côté de cela. Ah! c'est que je suis une
esthète, moi, j'ai le culte de la beauté, vous serez des nôtres,
monsieur Astlher! Oh! pas pour le dîner, pour le clair de lune seulement
et la tranche de pâté. Tu viendras aussi, Ellen!--Ellen ne sort pas le
soir, intervenait lady Horneby, visiblement ennuyée du tour de
l'entretien.--Alors nous te laissons ton fiancé, vous resterez tenir
compagnie à votre Valentine, monsieur Astlher.--Mais Harry est
absolument libre, ripostait la voix un peu rauque d'Ellen.--Alors, nous
le cueillerons au passage, nous n'aurons pas trop de porteurs de torche.
Oh! ça ne durera pas vingt minutes, le temps de faire le tour des
ruines. Nous te le restituerons à dix heures sonnant; la lune se lève à
neuf heures et demie, nous devons être à minuit à Marseille.--Mais, je
ne sais, balbutiait tout bas l'officier.--Vous viendrez, je le veux,
insistait la voix assourdie de Gladys. Vous n'êtes pas en charte privée,
je suppose. J'ai la curiosité de vous voir en tunique rouge à la clarté
fumeuse des résines, rouge sur rougeâtre, l'esprit du mal.--Surveillez
donc votre prononciation, raillait l'impertinence de Forgett.»




VII

GLADYS HARVEY


«Ça ne tient pas debout, ce que tu dis là, Réginald. Astlher n'épousera
pas Ellen, on n'épouse pas une agonie. D'ailleurs, elle sera morte
avant.--Vous la tuez bien vite, observait le romancier, est-ce que miss
Horneby vous gêne?»

L'Anglaise et le Français échangeaient un regard noir. «Mon petit
Mornart, je vous en prie, cessez donc, une fois pour toutes, de me
prendre pour une héroïne de roman; vous perdez votre temps en cherchant
à analyser ma psychologie, je suis beaucoup trop simple pour
vous.--Croyez-vous?--J'en suis sûre, et puis, vous savez, pas du tout
tragique.--Ce n'est pas du tout mon opinion.--Que voulez-vous dire?--Oh!
non, Gladys tragique, il n'y a que ces Français! s'exclamait Forgett,
moi, je vous trouve comique!--Ni comique non plus, mon petit Forgett.
Allons, vous avez bu un peu trop de champagne, messieurs.» Gladys Harvey
se levait de table. «Mesdames, si vous voulez monter aux ruines, il
serait temps d'aller prendre nos manteaux!--Comment, cela tient
toujours, cette folie, demandait indolemment la princesse Nydorff.--Mais
ce n'est pas sérieux, Gladys, gloussait mistress Harvey mère.--Si, c'est
parfaitement sérieux; j'ai commandé un guide et des torches. Nous avons
même un guitariste, ce Hyérois aux yeux sarrasins, que Réginald
a ramassé dans la salle de l'auberge, l'amoureux d'Ellen
Horneby.--Comment, l'amoureux d'Ellen!--Parfaitement. C'est le neveu de
la propriétaire de leur villa. Ce garçon demeure au fond de leur jardin.
C'est le musicien attitré d'Ellen, il lui donne des aubades le long de
la journée, c'est la fable du pays. Quand on a l'habitude des
flirts.--Vous détestez donc bien miss Horneby? reprenait la voix
railleuse de Mornart.--Je vous crois qu'elle la déteste. Elle est en
train de lui prendre son fiancé, et la princesse Nydorff, du bout de ses
doigts fins, effeuillait une rose rose dans sa coupe de champagne.--Toi,
Nadège!--Je te connais, Gladys.--Querelle d'Allemands. Tout cela, c'est
pour ne pas venir avec nous au château.--Tu l'as dit, je suis
fatiguée.--Tu ne vas pas me laisser monter seule avec Forgett, car dès
l'instant que tu restes, nous ne pouvons plus compter sur vous, monsieur
Mornart.--En effet si la princesse y consent, je tiendrai compagnie à la
princesse.--A merveille. Psychologie de femme mariée, c'est votre fort.
Vous vous connaissez moins en jeunes filles.--Cela dépend des jeunes
filles, ricanait le Français.» Gladys se mordait les lèvres. «Alors, qui
est-ce qui vient avec moi? vous Forgett, toi Réginald.--Oh! moi, faisait
master Harvey, je ne viens que si miss Heacon en est.--Tu nous donnes
Dora? demandait Gladys.--Oh! Dora est libre, répondait la princesse.--Et
moi je viens, déclarait la jolie darling du Kronprinz; oh! je n'ai pas
peur, j'irais partout, surtout dans les ruines. J'ai l'habitude. Cet
hiver, à Cannes, nous allions une fois par semaine à l'Opéra de Nice.»

La boutade avait du succès. «Alors nous sommes quatre en tout, disait
miss Harvey, visiblement énervée, et vous les autres, en êtes-vous ou
n'en êtes-vous pas?» et elle bousculait du geste et de la voix les
convives de l'autre bout de la table, quantité négligeable à ses yeux et
seulement emmenée par elle pour faire nombre, d'ailleurs seigneurs et
seigneuresses authentiquement millionnaires et propriétaires et
chauffeurs d'autos. Miss Harvey racolait trois autres visiteurs pour les
ruines, un ménage hongrois, le comte et la comtesse Zisko, et un Russe,
Zanouskine, l'officiel Sigisbée de la comtesse. «Hé bien, nous partons!
En route, il est neuf heures moins le quart.--Mais c'est de la démence,
il fait noir comme dans un four, gémissait mistress Harvey.--Mais
puisque la lune se lève à neuf heures et demie, et puis nous avons les
torches, elles sont déjà là.» Gladys avait traversé la salle du
restaurant et était venue écarter les rideaux d'une fenêtre. «Neuf
heures moins le quart! il doit être plus, la lune se lève derrière la
montagne. On voit la lueur.--Et vous serez rentrés pour onze heures,
réclamait l'infortunée mistress Harvey.--Avant, maman, avant. Nous
devons être à minuit à Marseille.--Écoute, Gladys», et la jeune fille
s'étant rapprochée de sa mère: «J'espère que tu vas laisser de côté la
villa Soleil! et ne pas entrer enlever lord Astlher à ces dames.--Ne pas
entrer à la villa Soleil! mais je ne monte là-haut que pour ça. On ne
lui mangera pas son lieutenant», et pirouettant sur ses talons, Gladys
Harvey sortait dans un envol et un bruissement de jupes.--Charmante
nature, sentenciait le romancier Mornart.

                   *       *       *       *       *

«Je te dis qu'elle va venir, moi, maman. Elle s'est mis en tête de
troubler Harry et de le détacher de moi.--Tu te forges des chimères;
Gladys a dit cela en l'air, mais ce n'est pas sérieux. Gladys est mal
élevée, inconséquente, impertinente, mais ce n'est pas une méchante
enfant.--Elle! tu n'as pas vu ses yeux.--Ils sont noirs et les tiens
sont bleus, essayait de rire lady Horneby; j'aime mieux les tiens.--Oui,
essaie de détourner la conversation. Tantôt, lorsqu'elle était assise
dans l'herbe à côté d'Harry, lui la buvait du regard et elle,
indifférente en apparence, n'avait d'yeux que pour le paysage, ça lui
permettait de poser de profil. Eh bien, je sentais ses prunelles
embusquées sous ses cils, elle me considérait à la dérobée, elle épiait
le chagrin qu'elle voulait me faire, qu'elle me faisait. Ah! ses yeux
guetteurs et sournois, ils entraient en moi comme deux lames, ils m'ont
fait mal, bien mal, ils me font encore mal, maman!» Ellen avait laissé
tomber sa tête sur l'épaule de sa mère. «Ma petite chérie, mon Ellen
adorée, ma chère petite enfant, et lady Horneby berçait contre sa
poitrine le corps fragile et redevenu puéril de la malade. Tout cela,
c'est de la nervosité, vois-tu. Allons, remets-toi, Harry va rentrer, il
ne faut pas qu'il voie que tu as pleuré. Les hommes, vois-tu, Ellen, les
hommes détestent les larmes.»

La scène se passait dans la petite salle à manger de la villa Soleil, il
était près de dix heures, une contrainte avait pesé sur tout le dîner.
Harry, comme tous les Anglais après le café, était sorti dehors pour
fumer son cigare; on entendait son pas arpenter la terrasse. C'était
alors que la grosse peine d'Ellen avait éclaté. Lady Horneby la
consolait de son mieux, maudissant la lourde incompréhension de
l'officier. Harry était vraiment par trop naïf, mais elle ne pouvait lui
en vouloir. D'un geste lent et continu elle caressait le front fiévreux
de la jeune fille et l'enfant commençait à reprendre haleine au milieu
de ses sanglots.

«Maman! c'est elle, ce sont eux!» La jeune fille venait de s'arracher à
l'étreinte de sa mère. Elle vibrait toute, l'oreille tendue dans la
direction du chemin; la salle à manger donnait sur la terrasse, une
autre pièce la séparait de la route. «Mais tu rêves, Ellen, d'ici tu ne
peux rien entendre.--Toi, peut-être, mais moi, j'entends très bien des
pas et des voix.»

La sonnette d'entrée carillonnait donnant raison à la jeune fille, un
bruit de jupes et d'éclats de rires remplissait le corridor, la porte
s'ouvrait toute grande. «Bonsoir, c'est nous, riait la voix mordante de
Gladys, nous venons cueillir le fiancé. Bonsoir Ellen, bonsoir madame
Horneby. Où se cache donc le beau lieutenant? il n'est pas déjà dans les
ruines?» Miss Harvey se tenait debout, sa jolie tête encapuchonnée de
dentelles, toute la gaieté de ses dix-huit ans et toute sa malice
d'enfant terrible dans le sourire de ses petites dents blanches et la
luisance de ses yeux. Derrière elle, c'étaient les cheveux d'or de miss
Heacon et les bandeaux noirs de la comtesse Zisko dans des envolements
de tulles et de soies; comme un effluve de jeunesse pénétrait dans la
pièce, Harry venait de paraître à la porte du jardin, une oeillade de
miss Harvey allait le cingler sur le seuil; l'officier colonial ne
disait mot, un peu gêné. «C'est nous, reprenait la voix de tête de
Gladys, nous n'avons qu'une parole, nous venons vous chercher. Tu nous
prêtes bien Harry pour vingt minutes, n'est-ce pas, Ellen? puisque vous
avez campo ce soir, monsieur Astlher.--Mais je ne sais, je ne peux,
balbutiait l'officier.--Alors nous rentrons à Hyères, nous sommes quatre
hommes et trois femmes, ce serait shocking, la comtesse a son mari et
Zaneskine, c'est très bien. Dora est défendue par un flirt princier,
mais, moi, je ne puis m'aventurer seule avec Forgett. Forgett est trop
compromettant, et puis je comptais sur vous, monsieur Astlher comme
porteur de torche. Vous me l'aviez promis.--Mais allez donc, Harry,
intervenait Ellen.--Et je vous avais réservé une surprise, un guitariste
extraordinaire et qui a des yeux, le plus beau garçon du pays. Il est
amoureux fou d'Ellen.--Qu'est-ce que c'est que ça, faisait l'officier en
haussant les épaules?--La vérité pure. Lorsqu'il a su que vous étiez de
la partie et que nous venions vous chercher ici, il n'a plus rien voulu
savoir. Vous ne connaissez pas Marius, il habite ici.--Qu'est-ce que ce
garçon, je ne l'ai jamais vu.--Je vous crois. Depuis votre arrivée ici,
il a quitté la villa, il ne peut pas vous voir.--Vous inspirez des
passions, Ellen?--Il faut le croire, répondait la malade raidie dans un
sourire qui faisait mal, nous nous trompons déjà l'un l'autre. Allez,
Harry, ne faites pas attendre Gladys.--Merci.--Mais demandez la clef à
Brigitte. Quand vous rentrerez, ma mère et moi, nous serons
couchées.--Mais je te le rends dans vingt minutes, insistait
Gladys.--Vingt minutes ou deux heures, qu'importe, ma fille se couche à
neuf heures, il est déjà plus. Bonsoir, Harry.»

Miss Harvey s'avançait pour baiser la joue d'Ellen, lady Horneby
l'arrêtait d'un geste. «Bonsoir, Gladys. Une prière, en rentrant ne
faites pas trop de bruit quand vous passerez devant sa porte, nous
dormirons sans doute, mais Ellen a le sommeil très léger.--Oh maman!
faisait miss Horneby en se jetant dans les bras de sa mère, la porte à
peine fermée sur les intrus.--Que veux-tu, ma chérie! c'est la vie. Tu
la commences à peine, tous et toutes nous y blessent.--Comme tu as été
dure pour eux, maman.--Oh! Harry n'a rien compris, il est décidément
trop bête.--Et tu défendais Gladys, tu la croyais bonne.--Bonne! Et
brisée par les émotions de la journée jusqu'au blasphème, je ne sais
même plus s'il y a de la bonté au ciel.»

                   *       *       *       *       *

Harry Astlher rentrait de son équipée dans les ruines. Si les émotions
de la journée avaient brisé lady Horneby, les péripéties de ces
dernières vingt-quatre heures, jointes aux effarements de la veille,
n'avaient pas moins troublé le calme du bel officier. Sa stupeur en
retrouvant sa cousine si changée, la certitude qu'elle n'en avait plus
pour longtemps à vivre, la scène pénible qu'il avait eue, le matin, avec
lady Horneby, l'adjurant de mentir à sa fille, cette comédie de l'amour
imposée à sa pitié, et puis dans la journée l'imprévue rencontre de
Gladys et sa société dans le cadre des ruines; Gladys, son ancien flirt
d'il y a quatre ans, retrouvée plus jolie et plus étourdissante d'esprit
que jamais, sa coquetterie, la hardiesse de ses allures et de ses
propos, ses provocations à son adresse, tout cela avait bouleversé ce
pauvre Harry, mais tout cela n'était rien encore auprès du trouble
extraordinaire où venaient de le jeter les vingt minutes passées dans le
clair-obscur des décombres et des broussailles, à la lueur des torches,
en compagnie de l'endiablée Anglaise. Ah! cette lune de printemps dans
ce ciel de Provence au-dessous de la silhouette agrandie des tours
d'enceinte du vieux château, la métamorphose en choses qui rêvent et qui
veillent de tous ces agaves et de tous ces lentisques immobiles dans
l'ombre, leur aspect de plantes fantômes dans l'enchantement du silence
et de la nuit, et, dans cette solitude peuplée d'âmes végétales,
enivrante de trop de sèves et de trop de senteurs éparses, le profil
délicat et précis de Gladys idéalisé par la clarté de l'astre et, contre
son torse d'homme, la tiédeur de ce corps souple et son frôlement
continu. Elle avait pris son bras à la sortie de la villa Soleil, y
pesant à plaisir et parfois effleurant son épaule de ses dentelles et de
ses cheveux. Forgett avait ouvert la petite porte et ils avaient pénétré
dans les ruines; les torches erraient de ci de là, portées en avant par
des hommes invisibles dans l'ombre. Leur rougeoiement mettait des lueurs
fantastiques dans le bleu nocturne, parfois un pan de muraille
jaillissait des ténèbres violemment éclairé, et comme une armée de feux
follets précédaient les visiteurs.

Gladys Harvey étourdissait l'officier de son babil. Curieuse et
caressante, elle s'inquiétait de ses quatre années de séjour aux Indes,
de ses campagnes, des mois qu'il avait passés sous la tente, de ses
rapports avec les Cipayes, des habitudes et de la docilité des hommes et
des fêtes légendaires de Bénarès et de Singapoor. Elle voulait tout
savoir; tout l'intéressait, et les palais des Maarajahs et les
cérémonies dans les temples, le mystère des religions millénaires et la
veillée solennelle des divinités ignorées et terribles dans des
sanctuaires inconnus. Elle voulait connaître aussi les légendes des
Bouddhas, le culte des forêts et celui des montagnes, les récits
effarants que l'on chuchote sur les lacs, les rites des sacrifices, le
symbole des offrandes, la beauté des bayadères et le faste des chasses
royales. Harry subjugué répondait d'un mot, sans détours et sans
phrases, sans aucune littérature surtout. L'enjouement de la jeune fille
piquait dans le récit des remarques drôles et d'imprévues questions.
Elle y mêlait aussi de personnels souvenirs, des souvenirs de bals, de
fête et de garden-parties auxquels l'officier et elle avaient assisté.
C'était avant son départ, et c'était, à chaque minute, des _vous
rappelez-vous, Harry_? Et son incessant verbiage évoquait des retours de
chasse en Écosse et d'épiques parties de tennis. D'Ellen, il n'était pas
question.

Forgett s'était un peu retiré à l'écart. La comtesse Zisko, très myope,
poussait des petits cris en s'accrochant tour à tour au bras de
Zanouskine et à celui de son mari; les voix de Réginald et de miss
Heacon, demeurés en arrière, discutaient froidement des cas douteux de
gulfs et de foot-ball. Forgett avait pris la tête et dirigeait les
porteurs de torches.

Les visiteurs parvenaient ainsi au bord d'une rampe dominant à pic un
petit bois d'oliviers. L'endroit était vertigineux et sinistre; et,
ainsi déformée par la nuit, la joyeuse bande ne reconnaissait plus la
terrasse où elle avait déjeuné à midi. Le mur de la citadelle formait là
entièrement corps avec le roc; le terre-plain s'assombrissait de
quenouilles de cyprès, une tour de guetteur démantelée en flanquait un
angle. Forgett donnait l'ordre aux porteurs de pencher leurs torches sur
le vide. Des agaves monstrueux jaillis de la roche apparaissaient dans
la lueur, dardant sur l'abîme un hérissement de sabres glauques. Les
femmes avaient toutes un mouvement de recul.

Forgett jouissait de l'effet qu'il avait préparé. «Hein! est-ce assez
turc! Quelle merveilleuse et naturelle oubliette pour des favorites
infidèles! Vous figurez-vous les Fathma et les Zuleïka des légendes
musulmanes, préalablement ligotées dans un sac avec le chat, le coq et
la vipère réservés à la femme adultère comme au parricide, et
précipitées dans le ravin?» Et prenant une voix de mélodrame: «Vous
imaginez-vous leur chute à travers la rigidité de ces cactus, leurs
dards éraflant la toile des sacs et la chair des condamnées, et
finalement l'écrasement flasque et mou des corps sur la roche grise en
bas. Quel cadre pour un conte des Mille et une Nuits! Tenez, avec le
reflet des torches on croirait voir une tache de sang là-bas, sur cette
pierre.» Toutes les femmes avaient un frisson; Harry sentait trembler le
bras de Gladys, elle se pressait peureusement contre lui. «Je n'ai pas
cessé de vous aimer, Harry. Vous savez que je vous aime toujours.» Elle
avait parlé dans un souffle. Un tressaillement secouait Harry.
«Sérieusement, reprenait-elle, vous n'épousez pas Ellen, n'est-ce
pas?--J'ai donné ma parole, répondait l'officier.--Mais elle se meurt,
ce mariage serait un crime. Vous ne voyez donc pas dans l'état où elle
est; elle ne pourra le supporter, votre étreinte la tuerait, et y
survivrait-elle, voyez-vous les enfants qu'elle vous donnerait, des
condamnés comme elle et ses soeurs, mais c'est abominable. La vie
n'épouse pas la mort.--Je suis son fiancé, répondait le jeune
homme.--C'est bien.» Miss Harvey avait brusquement quitté le bras de
l'officier et s'avançait vers le vide, le jeune homme avait un mouvement
de peur. Miss Harvey prenait une torche des mains d'un des porteurs, se
penchait dans le noir et y laissait tomber la résine enflammée. La
torche tournoyait, allumant dans sa chute les parois du roc et les
pointes des agaves, elle atteignait le fond, et sa flamme rougeâtre
semblait y saigner. Miss Harvey la regardait s'éteindre lentement. «Je
vous aimais, n'y pensons plus, et elle reprenait le bras du jeune homme.
Nous rentrons, n'est-ce pas?»

Ils retraversaient les ruines en silence, toute leur gaieté était
tombée; Harry s'arrêtait à la porte de la villa, il introduisait la clef
dans la serrure. «Je vous laisse donc à votre cher devoir, persiflait la
voix de miss Harvey.--De grâce, baissez la voix, Gladys.--Bah!
croyez-vous qu'Ellen ignore la comédie que joue votre pitié. Mes
compliments, Harry, vous êtes une belle âme.» Et miss Harvey prenait le
bras de Forgett.

La petite troupe s'enfonçait dans la nuit, et Harry Astlher rentrait
dans la villa.




VIII

TROIS DAMES DANS L'ILE


Harry Astlher se déshabillait. Il avait soigneusement amorti le bruit de
ses pas en montant l'escalier. Une légère angoisse lui avait serré le
coeur en entrant dans le silence de la demeure. La maison était comme
morte, toutes ses fenêtres éteintes, et pourtant il avait cru entendre
se refermer une croisée derrière les persiennes closes, au moment où il
prenait congé de Gladys, mais sûrement il avait rêvé... quelque
domestique peut-être. La chambre d'Ellen donnait sur la terrasse, de
l'autre côté de la route; il y avait beau temps que toutes les femmes de
la maison étaient couchées. Il s'était glissé comme un voleur dans la
solitude du vestibule et avait escaladé à pas de loup le bois craquant
des marches, et maintenant, la porte fermée, il se dévêtait dans la
petite chambre claire que lui avait donnée lady Horneby.

Il avait allumé trois bougies et, sa tunique déjà ôtée, il dégrafait
devant la glace le satin noir de son hausse-col: un léger bruit lui
faisait dresser l'oreille. On heurtait timidement à sa porte; en effet,
quelqu'un était là. «C'est vous, ma tante», disait-il en allant ouvrir;
il croyait à une visite de lady Horneby, il se savait en faute et
s'attendait à de justes remontrances.

«Non, c'est moi, moi, Ellen,» et la jeune fille, demeurée blottie dans
l'ombre, pénétrait svelte et vive dans la chambre de l'officier. Harry
avait un mouvement de recul. C'était elle, toute blanche dans une longue
robe d'intérieur de soie molle. Elle avait jeté un grand manteau de drap
blanc sur ses épaules. La gravité de ses yeux démentait l'enjouement de
son sourire, il y avait comme une décision inscrite dans l'ensemble de
ses traits. «Remettez-vous, Harry, quittez cet air effaré... Oui, c'est
moi, j'ai à vous parler.» La jeune fille avait refermé la porte. «Vous
m'avez attendu, balbutiait l'officier; au moins vous n'êtes pas
malade?--Non. Oui, je vous ai attendu puisque j'avais à vous parler,
Harry.» Astlher sentait sa tête chavirer. «Mais ici, dans ma chambre,
Ellen, vous n'y songez pas, si votre mère soupçonnait.--D'abord, elle ne
soupçonne pas, elle dort, pauvre mère, elle est si fatiguée. Nous lui
avons, vous et moi, donné quelques émotions aujourd'hui...--Mais...--Il
ne peut y avoir d'inconvenance entre nous, Harry, ne suis-je pas votre
fiancée.--C'est justement cela...--Mais une fiancée si platonique.
Croyez bien, mon cousin, que je ne serais pas ici si je sentais le
moindre désir entre nous, mais vos regards m'ont avertie, je suis ici
chez le plus loyal et le plus dévoué de mes amis.--Oh! cela,
Ellen.--J'ai dit de mes amis, et la voix de la jeune fille se nuançait
de tristesse. Nulle part je ne me sens plus en sûreté qu'auprès de vous.
Vous ne m'avez pas dit de m'asseoir, Harry, je le fais,--et prenant une
chaise la malade s'installait auprès de la table, elle s'y accoudait
dans une pose de nonchalance, élevait vers son cousin la pureté de son
profil.--Allumez donc une quatrième bougie. Trois lumières, cela porte
malheur.--Mais, Ellen, c'est de la démence, faisait l'officier,
interloqué de cette assurance et de ce naturel. Songez qu'il est plus de
dix heures et que vous êtes dans ma chambre. Allons, assez
d'enfantillage, il faut rentrer chez vous.--Il n'y a pas d'enfantillage
ici, Harry, je vous assure que c'est très sérieux. Toute la maison
repose, personne ne sait que je suis ici, il faut même que tout le monde
l'ignore, ma mère surtout.--Vous me déconcertez, Ellen.--Oh! pour si peu
de temps. Et la jeune fille avait un joli geste d'insouciance. C'est la
dernière soirée que vous passez ici, ne pouvez-vous me la donner, vous
ne m'avez pas gâtée aujourd'hui.--Oui, je sais, j'ai eu tort, vous allez
me reprocher Gladys.--Ai-je prononcé le nom de Gladys. Il ne s'agit que
de nous deux, de moi surtout. Vous partez demain, ne pouvez-vous me
donner une heure. Qui sait si nous nous reverrons jamais!--Ah! vous
voilà bien.--Oui, qui sait si nous nous reverrons jamais! insistait la
voix alentie d'Ellen, vous n'avez pas une heure à me donner. Si,
n'est-ce pas; tenez, je vais allumer une lampe--et la jeune fille se
levait,--c'est lugubre, ces bougies, on dirait une veillée de mort.»
Harry s'était assis à l'autre bout de la table. Impatienté, ses doigts
en tambourinaient le rebord.--Ça va être long?--Mais assez, répondait
Ellen en venant s'asseoir, nous allons agiter des choses graves.--Si
graves que cela?--Mais oui, puisque je viens les traiter la nuit, et
même assez difficiles à aborder. Aussi pour m'aider j'ai apporté un
livre, et la jeune fille retirait de son corsage un petit album relié en
maroquin vert.--Un livre! vous venez me faire la lecture
maintenant.--Oh! trois cents lignes au plus, c'est un petit conte de
moi.--Un conte de vous! vous écrivez donc, maintenant.--Il faut bien
passer le temps, une malade.--Ah! c'est votre journal de jeune fille, il
fallait le dire.--Non pas, ce serait bien monotone, mon journal, il n'y
a rien dans ma vie. C'est un recueil de contes. Vous savez que dans la
famille nous avons la manie d'écrire. Mon frère Edwards a laissé un très
intéressant journal, mais moi qui ne suis qu'une petite fille, j'écris
des contes, des contes imités de Gabriel Dante Rossetti et de notre
Swinburne.--Ah! vous lisez Swinburne. Vous êtes devenue tout à fait
femme auteur?» Ellen ne relevait pas l'impertinence.--Cousine, est-ce
que ma tante sait que vous écrivez?--Non, ma mère ne sait pas tout ce
que je fais, mais mon mari l'aurait su. Écoutez mon conte, Harry, c'est
le dernier que j'ai composé, je l'ai écrit ici, je l'ai rêvé dans les
ruines du château.--Ah!--Il faut bien faire quelque chose pour les
enfants, n'est-ce pas?» Et la jeune fille, ayant approché la lampe,
commençait d'une voix calme et grave.


TROIS DAMES DANS L'ILE

_Dans un jardin d'été trois dames sont assises, trois dames de jeunesse
et de beauté, toutes les trois vêtues d'étoffes fleuries et de nuances à
la fois si douces et défaillantes que le regard semble s'y caresser;
leurs pieds nus reposent dans l'herbe et, derrière elles, de claires
roses trémières érigent leurs thyrses où des fleurs de soie se fripent
et se déploient, rouges comme le vin nouveau et roses comme le désir._

--En effet, tout à fait du Swinburne! Vous avez de la mémoire,
Ellen.--Ne m'interrompez pas et laissez-moi lire! La jeune fille
reprenait.

_Elles se dressent si claires dans le bleu du ciel d'août, les hautes
roses trémières, que l'on dirait des cierges allumés en plein midi; à
l'horizon, le bleu du ciel baise le bleu de la mer qui verdoie et, sur
le rivage liséré d'argent, le bleu vert de la mer se confond avec le
vert des prairies. Il y neige des aubépines roses, qui sont des pommiers
tardifs, et des pommiers nains, qui sont des aubépines précoces. Des
moutons errent dans la prairie et sur les flots en lapis-lazuli
s'arrondit la voile d'une blanche galère; mais les trois dames, le dos
tourné au paysage, ne s'inquiètent ni des troupeaux épars, tels des
flocons d'écume, ni de la galère à la proue recourbée, tel un cygne._

--Nous nous souvenons de Florence, nous avons vu les Primitifs, souriait
l'officier. Ellen le faisait taire d'un geste.

_La première tient à la main un cistre, un petit cistre en forme de
coeur, dont les cordes sont autant de fils d'or, et ses yeux bleus, du
bleu des pervenches d'avril, s'alanguissent de mélancolie._--Votre
portrait, cousine.--Si vous voulez.

_Elle est la plus pâle des trois, et sur sa robe, du vert changeant des
mers d'orage, s'effeuillent çà et là des bouquets de violettes mêlés de
fleurs d'iris. Son voile bleuâtre a glissé le long de ses épaules, ses
épaules frêles d'une blancheur d'hostie, et de ses doigts exsangues,
alourdis de joyaux, elle tourmente indolemment les cordes d'or du cistre
en marmonnant tout bas des lambeaux de chansons._

_C'est l'Espérance._

--Une bien belle dame, soulignait Harry.

_La seconde, gainée dans une longue robe de brocart d'argent qui la fait
ressembler à un lis, ouvre tout grands deux yeux profonds, deux yeux
pleins d'ombre dont le regard brûle et défaille comme une flamme sous la
pluie._--Vos yeux, Ellen. La jeune fille haussait les épaules.--Vous
travaillez d'après vous-même, vous êtes la Mme Vigée-Lebrun de la plume.
La jeune fille poursuivait: _Un lourd ceinturon bossué de rubis étreint
ses flancs si strictement qu'il les meurtrit; et, couronnée de bleus
chardons des dunes, elle n'en sourit pas moins sous le feuillage
déchiqueté qui la pique et, toute la face extasiée, elle appuie sur son
coeur une gerbe des mêmes chardons bleus et de branches de
houx._--Oh! imaginative que vous êtes, vous avez le culte de la
souffrance.--Peut-être, mais laissez-moi lire.

_Un ciboire est à ses pieds, qui luit dans l'herbe enrichi de
pierreries, et des rubis scintillent dans sa coupe, des rubis ou du
sang? La face de la dame resplendit toute rose, toutes roses ses
épaules, toute rose sa gorge dans sa robe d'argent; mais il y a des
fleurs rouges dans les plis de l'étoffe, où sa main appuie les chardons
et les houx, et parfois c'est la robe entière qui devient rose, tandis
que le visage, les bras nus et la gorge blêmissent et que la chevelure
couleur de ténèbres devient soudain rousse, rousse ou rouge de sang!_

_C'est la Ferveur._

--Mais je ne vous soupçonnais pas ce talent d'écrivain.

_La troisième, hautaine au profil délicat, avec une bouche charnue, les
ailes du nez mobiles et des yeux de caresse._--Mais c'est Gladys, cette
fois, s'exclamait l'officier, et Ellen reprenait... _la troisième,
hautaine au profil délicat... peigne avec un peigne d'or une longue
chevelure jaune parsemée d'escarboucles_.--Une chevelure jaune! non, ce
n'est plus Gladys, je retire ce que j'avais dit.

_... Elle peigne sa chevelure et rit de toutes ses dents à un miroir
poli qu'encadrent deux vipères; elle tient le clair miroir à la hauteur
de ses lèvres, et sa nudité vierge ondule et frémit à travers les
mailles brillantes et bruissantes d'un étroit filet d'or._

_Des aigues-marines, des émeraudes et des opales, toute une floraison de
gemmes translucides et changeantes, ruissellent le long de ses bras nus,
de ses seins et de ses épaules prises aux mailles du filet. Elle a des
bracelets aux bras, des anneaux aux chevilles, et des bagues aux
orteils; tout en elle est reflet, lueur et rayonnement, mais entre ses
seins, jaunit un bouquet de roses sèches, et son rire sonne faux, et
faux le cliquetis de ses joyaux scintillants._

_C'est l'Illusion._

--Notre maîtresse à tous.

_Et l'Espérance, dans sa robe verte où des fleurs se fanent, maigrit et
pâlit chaque jour; elle se lasse d'attendre celui qui ne vient plus et
de chanter des chants que personne n'écoute. Une mortelle tristesse
envahit ses yeux bleus, son front de jour en jour fléchit, fléchit plus
lourd sous le ruisseau de ses cheveux d'heure en heure plus pâles._

_Ses mains exsangues n'ont même plus la force de rattacher son voile,
son voile transparent couleur de ciel et d'eau, derrière les plis duquel
l'Espérance apparaissait jadis désirable aux hommes, aux hommes qui
l'oublient._

_Elle les a trompés si longtemps._

_La Ferveur, dans sa robe de neige ensanglantée, elle, continue,
indifférente à tout, à se meurtrir la poitrine et les tempes; sa
souffrance l'exalte et sa chair, éperdue de cruelles délices, palpite et
défaille avec des mots d'amour. Que lui importe la galère et ses nochers
peureux, prudemment arrêtés devant l'île? Elle creuse sa douleur et s'en
nourrit, son supplice l'enivre et, prolongeant son angoisse à plaisir,
elle aime sa torture et boit dans le ciboire brazillant de pierreries
son propre sang qui la fait vivre._

--L'Aïssaoua du trio, goguenardait le jeune homme.

_Quant à l'Illusion, dans sa gaine dorée, elle ne fait plus illusion
qu'à elle-même. Il y a des siècles que les hommes la connaissent sans
l'avoir jamais vue. Les récits des aïeux ont instruit les petits-fils.
Elle s'est appelée Circé et Calypso, et les poètes eux-mêmes, les poètes
épris des mensonges et des fables, ne croient plus à ses fables._

_Seule dans son île, où nul vaisseau n'abordera plus, elle s'affole
devant un miroir, éprise quelle est de sa forme vaine, elle s'éblouit
les yeux de l'éclat de ses joyaux et se grise l'oreille de leur froid
cliquetis._

_Et entre deux rires elle proclame, orgueilleuse «Je suis l'Amour et la
Jeunesse.» Et la Ferveur répond, les prunelles agrandies, balbutiante
d'extase: «Ma plaie m'enivre, j'aime et je vis», tandis que l'Espérance
morne, attristée et lasse, secoue sa tête blonde et dit: «Je n'attends
plus.» Et l'innocence des brebis bêlantes et des agneaux errant dans
l'île anime seule les prés, les bosquets et les vergers en fleurs où
l'homme de ces temps ne vient plus._

_Dans un jardin d'été trois dames sont assises, trois dames de jeunesse
et de beauté, toutes les trois vêtues d'étoffes fleuries._

--Eh bien, comment trouvez-vous mon conte?--Admirable! et il finit
là?--Il finissait là hier matin, mais depuis aujourd'hui il y a une
variante.--Et laquelle? insistait l'officier, décidé à entrer dans le
jeu de sa cousine pour dérouter ses soupçons.--La voici, mais je ne l'ai
pas encore établie dans sa forme définitive, mais en voici à peu près le
fond. Un jeune étranger aborde dans l'île, il la visite et la traverse
en tous sens, mais ne remarque pas les trois Dames. Il ne voit pas plus
l'Espérance que la Ferveur et pas plus la Ferveur que l'Illusion, mais
elles ont suivi du regard le visiteur et quand l'étranger remonte dans
sa galère, leurs yeux à toutes trois se rencontrent; et elles se voient
telles qu'elles sont. Elles s'apparaissent décrépites, fanées,
amaigries, exténuées et défaites dans leur inutile attente et l'inanité
de leurs rêves stériles, elles ne s'étaient jamais regardées, absorbées
qu'elles étaient chacune dans le mensonge de leur extase. Elles
s'apparaissent telles qu'elles sont, comprennent l'indifférence des
hommes et leur solitude, mais, incapables de se mentir plus longtemps à
elles-mêmes, elles penchent doucement le front et se laissent mourir,
pareilles toutes les trois à des lampes qui s'éteignent... Et tous ces
préambules, mon cher cousin, pour vous dire que vous ne m'aimez plus et
que je vous rends votre parole.

La jeune fille s'était levée et, toute droite dans la lueur de la lampe,
souriait d'une lèvre triste à son cousin.--Votre parole! mais vous êtes
folle, Ellen. Je ne vous comprends pas, s'indignait le jeune homme,
levé, lui aussi.--Si, vous me comprenez; l'Espérance, la Ferveur et
l'Illusion sont mortes. A quoi bon mentir à ces cadavres.--Mais je vous
assure, Ellen...--C'est un peu de mon âme que je vous ai montrée là.
L'Espérance, la Ferveur et l'Illusion vivaient en moi, dans l'enceinte
de ces ruines, oh! d'une vie bien fragile et bien précaire, mais elles
vivaient enfin. Aujourd'hui elles ne sont plus. Quelque chose a passé
qui les a effeuillées comme des fleurs sèches. A quoi bon prolonger un
mensonge qui ne les fera pas revivre!--Mais vous vous méprenez Ellen, je
vous aime.--Oui, je sais, comme une malade et comme une soeur, mais plus
comme une fiancée. Vous ne savez pas mentir, Harry, et je vous en sais
gré. Tout le monde ici ment autour de moi, ma mère, le médecin, Mme
Ayrargues aussi, et moi je mens tous les jours à maman, et cette comédie
à la longue m'excède et me fait mal. Vous au moins vous ne mentez, vous
ne savez même pas mentir, Harry; c'est pour cela que je vous aime et que
je suis venue causer en toute loyauté avec vous.--Mais c'est de la
folie, je vous jure.--Non, c'est de la clairvoyance. On ne trompe pas
une femme amoureuse, et je vous aime encore. Voilà pourquoi je vous
rends votre parole; je vous veux heureux et vous ne pouvez plus l'être
avec moi.--Je vous prouverai le contraire.--Non, Harry, pour ces sortes
de choses la volonté ne suffit pas. Je ne veux pas être un cher devoir,
je n'accepte pas votre pitié et je ne veux pas abuser de votre belle
âme.

Le jeune homme reconnaissait les phrases insidieuses de miss
Harvey.--Vous avez entendu?--Les malades ont l'ouïe très fine.--Vous
étiez là!--Peut-être.--Alors vous nous avez épiés, vous, Ellen.--On
défend son bonheur comme on peut. Vous voyez que je n'ai pas su garder
le mien.

L'officier s'était emparé des mains de la jeune fille. «Ellen, je vous
défends de parler ainsi. Ellen, je vous aime, et je vous aurai; je vous
aime de toutes les forces de mon sang et de mon âme.» Il l'avait attirée
brusquement contre sa poitrine. «Je vous défends de blasphémer
davantage; j'ai été imprudent, étourdi; mais je n'ai pas cessé une
minute de vous chérir. Vous ne me soupçonnez pas d'aimer Gladys?--Je ne
vous ai pas dit que vous aimiez Gladys, mais Gladys vous plaît et je ne
vous plais plus.--Ah! mauvaise tête, mauvaise tête, et malfaisante
petite créature.» Il avait pris entre ses mains le front d'Ellen
défaillante et lui plongeait ses yeux dans les siens. «Quand aurez-vous
fini de torturer tout le monde autour de vous, et que vous faut-il de
plus que ma parole et mon émoi?»

La jeune fille se tenait renversée dans les bras de son cousin, un
sourire alanguissait ses yeux et entr'ouvrait ses lèvres. On ne voyait
plus dans ce visage extasié que l'émail des dents et la sclérotique de
l'oeil. «Est-ce au moins vrai ce que vous dites là, Harry, implorait
moins une voix qu'un souffle.--Ah mauvaise! mauvaise!--Eh bien, alors
embrassez-moi.»

L'officier se penchait sur la malade et la baisait longuement sur le
front; la jeune fille se redressait sous la caresse: «Est-ce ainsi qu'on
s'embrasse entre fiancés.--Sans doute.--Ah!» Ellen se dirigeait vers la
porte. «Oh! comme il doit être tard... et mon livre que j'oubliais...
Bonsoir, bonne nuit, adieu, mon cousin.» La porte était déjà refermée
sur elle.

«Étrange, étrange petite fille! faisait Harry Astlher. Je crois qu'il
est temps que je parte.»




IX

LA VIE ET LE RÊVE


Lady Horneby se réveillait. Elle s'éveillait, la tête lourde et la
bouche pâteuse. Échos répercutés des incidents de la veille, des visions
opprimantes avaient hanté son sommeil; elle était encore toute
bouleversée des fresques effarantes surgies dans les ténèbres de son
angoisse et de sa solitude.

Elle se levait précipitamment, alarmée de l'heure que marquait la
pendule. Neuf heures! Un soleil déjà brûlant allumait les lamelles des
persiennes, elle les poussait, car lady Horneby dormait toujours les
fenêtres ouvertes, et un flot de clarté, un flux de senteurs enivrantes
aussi pénétraient dans la chambre. Tout le petit jardin de la villa
montait, on aurait dit, dans la pièce. A l'horizon, une mer scintillante
s'étalait infiniment plane sous un ciel d'un bleu profond, toute la
radieuse allégresse des printemps de Provence enveloppait l'Anglaise de
lumière et d'air vif, et, lourds oiseaux de ténèbres chassés par le
grand jour, déjà les visions de la nuit s'effaçaient.

Lady Horneby respirait largement et passait une main sur son front, le
souvenir de ses cauchemars s'était évanoui. Une vision cependant
persistait encore, c'était la dernière apparue, et de celle-là lady
Horneby vivait tous les détails. Elle était avec sa fille dans
l'enceinte des ruines, elles y avaient passé la journée comme les
autres, couchées au bon de l'air et du soleil, mais elles s'y étaient
laissé surprendre par la nuit. Le jour était tombé très vite, un vrai
crépuscule d'Algérie; les ruines et les broussailles, tout à l'heure si
lumineuses, étaient devenues soudain couleur de cendre. C'était un
coucher de soleil équivoque sans une lueur rouge à l'horizon, tout le
paysage subitement éteint dans une atmosphère terne, et elle et Ellen se
hâtaient à travers les décombres vers la petite porte et de là vers la
maison. A ce moment, une lune décroissante, mince comme une faucille,
s'était levée derrière elle dans le ciel, une nappe d'argent s'était
répandue sur tout le paysage, et lady Horneby s'était aperçue que sa
fille ne la suivait plus. Une forme voilée, harmonieuse et inquiétante,
avait surgi au sommet de l'enclos, à l'extrémité des ruines. Elle se
profilait debout sous la lune montante et tenait très haut une torche
allumée, dont la fumée rougeâtre tournoyait dans la nuit et Ellen était
demeurée en arrière et regardait le spectre... A vrai dire, c'était
moins un spectre qu'une femme, et pourtant c'était bien moins une femme
qu'un spectre: il y avait une menace dans cet être de mystère masqué de
longs voiles gris; pourquoi dérobait-il son visage? on eût dit une
statue de cendre. Ellen arrêtée la regardait toujours, et voilà qu'Ellen
se mettait à marcher vers la forme voilée, elle remontait à travers les
ruines, escaladait les décombres, sans se soucier d'elle, de lady
Horneby, et de ses appels et de ses cris. Le spectre, toujours debout
sous le ciel lunaire, agitait sa torche et semblait attirer la jeune
fille vers lui, et lady Horneby demeurait là, clouée d'épouvante... Un
charme la tenait immobile.

Elle parvenait enfin à le rompre, elle s'élançait sur les pas de sa
fille. Ellen! la forme inconnue venait de disparaître. D'un bond elle
atteignait la place où toutes deux s'étaient évanouies. Un escalier
tournant aux marches descellées s'enfonçait vertigineux dans le vide,
une file de cyprès l'escortait de grandes ombres, et lady Horneby
reconnaissait l'escalier croulant au pied duquel Gladys et sa bande leur
étaient apparues, déjeunant, la veille, dans la gloire ensoleillée de
midi; mais l'escalier avait considérablement grandi, il tournoyait
maintenant dans les ténèbres et s'y perdait comme dans le fond d'un
puits; et la forme voilée descendait dans le vide et, derrière elle,
Ellen s'engouffrait dans la nuit. Le spectre la précédait élevant haut
sa torche, et c'était comme un engloutissement lent de sa fille dans du
noir et dans de l'inconnu.

Ellen! Ellen! avait beau crier lady Horneby, elle ne voyait plus
maintenant qu'une blancheur lointaine dans l'abîme. L'échevèlement
rougeâtre de la résine la baignait d'une lueur; le spectre s'était, lui,
enfoncé dans l'ombre: lady Horneby descendait trébuchante les marches de
l'escalier. Elles vacillaient sous ses pas et la conscience de son
impuissance lui cassait les jambes. Un vertige l'éblouissait, elle se
sentait glisser et la distance augmentait toujours entre elle et Ellen,
et cette descente durait un siècle. Elle touchait enfin le bas de
l'escalier, il aboutissait à une grande route, la route était déserte.
Pas d'Ellen, plus de spectre. Une torche à demi consumée gisait au
milieu du chemin, fusant ses dernières étincelles; à la même seconde,
une automobile lancée à toute vitesse passait trépidante, empestant de
pétrole l'air pur de la nuit; la machine était bondée de monde, et parmi
les voyageurs l'Anglaise reconnaissait Harry Astlher et Gladys. C'était
moins une automobile qu'une trombe; Ellen n'était pas avec eux.
Maintenant c'était la solitude et le silence, au milieu de la route la
torche s'était éteinte, et c'était comme un grand déchirement dans tout
l'être de lady Horneby, et la mère éclatait en sanglots, sentant que de
l'irréparable était survenu à propos d'Ellen et qu'elle ne la reverrait
jamais plus. L'affre était si forte qu'elle éprouvait subitement le
besoin de voir son enfant. Au risque de la réveiller, elle pénétrait
brusquement dans sa chambre. Elle trouvait la jeune fille presque déjà
prête. Ellen tournait vers sa mère un visage extraordinairement calme.
Elle était assise devant sa psyché, en train de tordre en câble la soie
floche de sa chevelure, elle l'assujettissait sur sa nuque avec une
fourche en écaille et tendait sa joue à sa mère. «Déjà levée!--Déjà une
heure que je vais et viens.--Tu as bien dormi?--Admirablement.»

Lady Horneby trouvait à sa fille un air extraordinaire, elle avait dans
toute sa personne une sérénité et dans les yeux une certitude qu'elle ne
lui avait jamais vue. «C'est que je craignais qu'après la journée
d'hier...--Oh! tout est arrangé; nous sommes, Harry et moi, les
meilleurs amis du monde, nous avons eu une explication cette
nuit.--Cette nuit! que dis-tu là.--Oui, j'ai attendu son retour.--Tu ne
t'es pas couchée?--Non, j'ai attendu, il n'est pas rentré tard
d'ailleurs. A dix heures un quart j'ai été le trouver dans sa
chambre.--Dans sa chambre!» Et lady Horneby s'emparait des mains de sa
fille. «Dans sa chambre! je ne comprends plus, voyons, tu t'expliques
mal, tu n'es pas allée dans la chambre d'Harry la nuit.--Si, maman, j'y
suis même restée une heure.--Mais, malheureuse enfant, tu n'as pu faire
cela, que doit penser Harry de toi à l'heure qu'il est?--Nous nous
sommes expliqués, cela était nécessaire. Il y avait une petite méprise
entre nous, il n'y a plus rien, n'ai-je pas l'air content!--Ellen,
Ellen, tu me déconcertes et tu m'épouvantes. Tu n'es pas allée dans la
chambre d'Harry? Et il t'a reçue?--Il a eu l'air très ennuyé d'abord,
encore plus effrayé que vous, maman, mais je l'ai rassuré et je lui ai
fait la lecture.--La lecture!--Oui, je lui ai lu un conte de ma
composition, il en a été charmé.--Tu as écrit un conte?--Oh! j'en ai
écrit plusieurs, vous ne les connaissez pas, mais vous les lirez un jour
comme le journal de mon frère.--Ellen!» L'évocation de son fils avait
porté à lady Horneby un coup douloureux. «Oh! pardon, maman, c'était
pour vous dire que rien n'était plus simple. Il y avait un petit nuage
entre moi et Harry, j'ai tenu à le dissiper, et maintenant c'est de la
fumée (La malade avait un joli geste d'insouciance). Mon petit conte
symbolique a beaucoup aidé à cette explication qui était en vérité un
peu délicate.--Un peu délicate, mais tu t'es compromise, ma pauvre
petite! Harry doit avoir la plus déplorable opinion et de toi et de moi,
de nous deux.--Non, maman, Harry m'épouse à la fin juin, à notre retour
à Londres. Harry a la plus grande confiance en moi, maman, comme j'ai,
moi, la plus grande confiance en Harry.--Mais, Ellen, une jeune fille ne
va pas seule la nuit dans la chambre de son fiancé.--Pourquoi pas! si
une explication entre eux est nécessaire et qu'ils agissent tous deux en
pleine loyauté! Il ne pouvait rien m'arriver auprès de lui, j'étais tout
à fait en sûreté.--Mais si le monde savait!--Le monde, le monde! mais le
monde ne saura pas, et puis, que nous importe le monde, il n'y a que
nous et c'est assez.» Le sang-froid de la jeune fille déconcertait lady
Horneby, c'était une nouvelle Ellen qui se révélait. «Nous ne pouvons
nous entendre, mon enfant, tu me navres, tu me navres», et l'Anglaise se
retirait, en hâte de voir Harry et d'apprendre de lui la vérité.

Elle trouvait l'officier installé dans la salle à manger. «Eh bien!
Harry, Ellen est allée chez vous cette nuit, vous avez eu une
explication. Qu'y a-t-il de vrai dans tout ceci?» Le lieutenant levait
sa face hâlée et daignait abandonner une minute la tranche de rosbeaf,
qu'il assaisonnait de pickles et de cumin. «Tout est vrai, ma tante,
Ellen est venue chez moi.--Chez vous!» Lady Horneby, les jambes rompues,
se laissait tomber sur une chaise. «Mais rien de moins grave, ma tante,
rassurez-vous. Un coup de tête de petite fille, un peu jalouse;
l'attitude de Gladys l'avait alarmée.--Mais vous avez été si imprudent,
Harry!--Oui, je sais, mais dans l'armée des Indes nous n'avons pas
beaucoup l'habitude des jeunes filles; mais cela s'est bien passé et
tout est bien qui finit bien. Elle m'a même lu un petit conte», et
l'officier, dans son désir de rassurer cette mère, racontait la visite
d'Ellen sans en omettre un détail. «Et vous vous mariez en juin,
concluait lady Horneby avec un hochement de tête.--Mais tout ce qu'elle
voudra, ma tante. Ne m'avez-vous pas dit d'abonder dans son sens? je
suis maintenant toujours de son avis.» Lady Horneby attachait sur le
lieutenant deux yeux d'angoisse. «Et vous aussi, vous avez l'air tout
heureux! Eh bien! moi, toute cette joie me fait peur, je trouve à Ellen
un air extraordinaire, je n'aime pas ce calme, cette décision que je lis
dans tous ses traits.--Mais, ma tante, je ne sais que faire», et
l'officier levait les bras.

«On peut entrer?» C'était le docteur Didier apparu à la porte donnant
sur le jardin. «Ah! c'est vous, docteur», et l'Anglaise se précipitait
au-devant de lui.

«Eh bien! comment s'annonce ce départ, les adieux vont-ils être très
pénibles?--Mais cela s'annonce très bien, très bien, répondait
Harry.--Ah! vous trouvez, vous? Figurez-vous, docteur, qu'Ellen est
allée cette nuit dans la chambre de son cousin (et sans reprendre
haleine lady Horneby racontait d'un seul trait les événements de la
veille et l'incident de la nuit). Eh bien! qu'en dites-vous, docteur?»
Le vieux médecin se grattait la tempe. «Je ne lui aurais pas cru cette
énergie, mais avec les malades, avec les femmes surtout..., et le
vieillard avait un sourire qui en disait long. Mais, en somme, comment
va-t-elle ce matin?--Elle est extraordinairement calme.--Tant mieux,
tant mieux.--Elle était déjà très calme hier soir, faisait le
lieutenant; elle était même enjouée.--Vous faites donc des miracles,
monsieur, tous mes compliments. Heureux qui dans la vie peut inspirer un
pareil amour!--Oh! tout au plus une vieille affection d'enfance, disait
l'officier devenu écarlate.--Mais voici votre fiancée, et le docteur
acclamait l'entrée d'Ellen: Quelle mine charmante ce matin, mon
enfant.--La mine des adieux, nous sommes comme cela dans la vieille
Albion, répondait joyeusement la jeune fille, nous n'attristons pas les
départs; on se quitte, on va se retrouver. Dans deux mois je serai
guérie et nous serons l'un à l'autre. Pourquoi des mines et des larmes?
je suis vraiment très heureuse, docteur.--En effet, vous en avez
l'air.--Et maintenant, maman, nous allons, Harry et moi, au jardin. Nous
avons encore beaucoup de choses à nous dire, tu permets? Vous, docteur,
je vous laisse avec maman, je suis sûre qu'elle a un tas de confidences
à vous faire. Oh! je la déconcerte et je la trouble beaucoup, madame ma
mère; elle a besoin de se soulager auprès de vous, docteur, remontez-la,
et puis songez-y, docteur, élaborez-moi un nouveau régime. Venez-vous,
Harry?» Le jeune homme se levait et suivait sa cousine au jardin. Par
les deux fenêtres ouvertes le docteur regardait le couple aller et venir
sur la petite terrasse incendiée de soleil; des jasmins de Virginie et
des tubéreuses en fleurs découpaient des étoiles de cire blanche dans le
bleu violet du ciel. Ellen Horneby était ce matin éblouissante. Une
longue robe de crêpe de Chine jonquille avivait la nacre rose de sa
nuque et de son teint, le docteur Didier était stupéfait, il n'avait
jamais vu à sa malade ce sang-froid et cette assurance.

Ellen avait attiré son cousin à l'angle de la terrasse, derrière une
haie de tamaris; sa physionomie enjouée était devenue sérieuse, elle
tirait de son corsage un petit livre relié en maroquin vert. Harry le
reconnaissait: c'était celui dans lequel elle avait lu la veille au
soir; elle le tendait au lieutenant. «Ce sont mes contes, je vous les
donne, emportez-les à Londres avec vous. Je les ai écrits à votre
intention. Il y en a cinq, vous les ferez tirer à très peu
d'exemplaires... de luxe... cinquante, pas un de plus, mais très beaux.
Vous payerez les frais... C'est le seul cadeau que je vous permets de me
faire jusqu'à nouvel ordre. Lisez les beaux vers que j'ai mis en exergue
sur la première page. Ils sont de Gabriel Dante Rossetti», et la jeune
fille, reprenant le volume des mains de l'officier, rythmait d'une voix
lente:

    Regarde-moi bien dans les yeux,
    Je suis celui qui aurait pu être,
    Et mon nom est jamais plus.

«Mais pourquoi avoir choisi ces vers, Ellen! ils sont très tristes.--Ils
étaient de la nuance de mon âme quand j'écrivais ces contes, j'étais
malade et je croyais ne jamais vous revoir.--Quelle enfant vous
faites!--Mais maintenant tout cela est fini», et s'appuyant câline au
bras du jeune homme: «Regardez-moi bien, Harry. Je suis celle qui aurait
pu être, et mon nom est jamais plus.--Comme vous êtes étrange, Ellen!»

                   *       *       *       *       *

«Allons, Marius, vous prenez la valise, nous partons.» Lady Horneby
achevait de se ganter sur le pas de la porte, Harry Astlher dans le
vestibule s'attardait aux dernières recommandations d'Ellen. «A Londres
en juin, oui, c'est convenu, Harry. N'envoyez pas de télégramme de
Paris, mais seulement de Calais, vous ne vous arrêtez pas à Paris,
d'ailleurs.--Non, je ne fais que le traverser, je prends à Calais, le
bateau de minuit.--Bon voyage donc, beau cousin, et se haussant sur la
pointe des pieds jusqu'à son oreille: Je suis celle qui aurait pu être,
et mon nom est jamais plus.--De quel air bizarre vous dites ces choses!
pourquoi compliquer nos adieux de tout ce mystère?--Parce que ce sont
des adieux, scandait la jeune fille.--Vous voulez dire un au
revoir!--Oui, un au revoir, et se précipitant vers lady Horneby:
embrasse-moi, maman.--Mais certainement, ma chérie.--Mais mieux que
cela, bien fort, bien fort.--Mais tant que tu voudras. Comme tu es
pâle!--Un peu d'émotion. Au revoir, Harry. A tout à l'heure, maman.»
Lady Horneby et le lieutenant descendaient déjà le chemin, la jeune
fille hésitait une minute, puis courait après sa mère: «Embrasse-moi
encore une fois, maman.--Mais qu'est-ce que ce subit accès de tendresse!
Tu as quelque chose, Ellen!--Moi, rien, et elle ajoutait tout bas: je ne
puis pas embrasser Harry devant Mme Ayrargues et Marius; un dernier
baiser, à tout à l'heure, adieu», et elle remontait en courant vers la
villa. Lady Horneby et Harry Astlher tournaient l'angle du mur, elle se
penchait en dehors de la porte, essayant d'envelopper sa mère et son
fiancé d'un dernier regard. Ellen Horneby avait les yeux pleins de
larmes, elle étouffait un profond soupir et rentrait dans la maison.

                   *       *       *       *       *

Lady Horneby revenait de la gare, elle avait mis le lieutenant en wagon,
avait vu le train partir et pressait le pas en escaladant les
pierrailles du chemin. La montée était rude, le soleil tapait ferme, et
l'Anglaise défaillait un peu sous son large chapeau de paille, elle en
avait dénoué les brides, elle avait hâte de retrouver sa fille.

«Où est mademoiselle?» faisait-elle en pénétrant dans la fraîcheur du
corridor obscur, dans sa chambre?--Mademoiselle est sortie, répondait
Brigitte.--Comment sortie!--Oui, mademoiselle est dans les ruines, à
côté. Après le départ de madame, mademoiselle est montée chez elle, a
écrit deux ou trois lettres, je crois, et puis elle a traversé la
route et est entrée dans l'enclos.--Et vous ne l'avez pas
accompagnée?--Mademoiselle m'a dit de la rejoindre dans une heure, elle
a emporté un oreiller, son ombrelle et un livre.--C'est bien, je vais la
rejoindre. Enlevez-moi ce cache-poussière, j'étouffe», et lady Horneby,
sans même passer chez elle, traversait la route incendiée de la lumière
et gagnait l'enclos.

La porte en était demeurée entr'ouverte, lady Horneby avait la sensation
d'entrer dans une fournaise; les broussailles et les décombres
pétillaient. La silhouette des tours ruinées en était devenue comme
vaporeuse. «C'est de la folie, pensait l'Anglaise, c'est l'insolation
sûre», et elle gagnait le premier coin d'ombre avec la certitude d'y
trouver Ellen.

Personne! lady Horneby poursuivait son exploration, elle parcourait
successivement tous les endroits où la jeune fille aimait s'étendre et
rêver, elle ne la trouvait nulle part. Une petite fièvre gagnait lady
Horneby, sa démarche devenait saccadée et ses gestes hagards. Jamais
l'enceinte du château ne lui avait semblé si vaste, une angoisse
l'étreignait. Elle avait peur de crier, et puis, n'y tenant plus, elle
se mettait à appeler Ellen, Ellen de toutes ses forces. Elle n'éveillait
que l'écho des ruines, rien ne bougeait dans la solitude des agaves et
des lentisques, et tout à coup lady Horneby s'arrêtait. Son cauchemar de
la nuit la hantait jusqu'à la souffrance, elle revivait son rêve.
C'étaient les appels désespérés de sa poursuite vaine après la
disparition d'Ellen, et l'Anglaise n'osait plus crier, sa voix lui
faisait peur. «Bah! je deviens folle, Ellen sera rentrée à la maison par
un autre sentier», et avide de donner un démenti à ses pressentiments,
lady Horneby regagnait la villa.

Elle dévalait à travers les décombres en trébuchant, les jambes coupées
d'émotion comme dans son cauchemar.

«Mademoiselle est rentrée, n'est-ce pas?--Non, madame!--Mais si.» Et la
mère s'engouffrait dans l'escalier. Oh! la pesanteur de ses pauvres
jambes et la hauteur des marches! Elle ouvrait la porte et entrait en
coup de vent dans la chambre; la pièce sommeillait fraîche et calme dans
le clair-obscur des persiennes closes. Posée au milieu de la table, une
grande enveloppe blanche attirait immédiatement ses yeux. Ellen y avait
écrit ces simples mots: _Pour ma mère_, et lady Horneby se laissait
tomber anéantie sur une chaise. Un tremblement l'avait prise, ses dents
s'entrechoquaient de peur, elle n'avait même pas la force de tendre la
main vers la lettre. Elle l'atteignait et l'ouvrait pourtant.

  _Ma mère chérie, je te demande pardon à genoux de la grande peine que
  je vais te faire; je sais que je suis affreusement coupable et que je
  n'aurais jamais dû faire cela à toi, surtout à toi qui as déjà tant
  souffert. Oui, ma conduite est abominable, mais, vois-tu, maman, je ne
  peux plus, je ne peux plus, je suis lasse, exténuée de jouer la
  comédie. Le mensonge me tue, je ne vis que dans le mensonge depuis
  quatre ans; toi, les médecins, Mme Ayrargues, Harry lui-même, vous
  mentez tous autour de moi, moi-même je mens pour que ta peine soit
  moins grande de me voir tous les jours un peu mourir. Il y a quatre
  ans que j'agonise, ma pauvre maman, et je ne veux plus de cette mort
  lente de toutes les heures et de toutes les minutes; je sais qu'on ne
  peut pas me sauver. Moi, je ne suis pas comme toi, je suis jeune, je
  n'ai pas l'habitude de la souffrance, je ne peux plus mentir, je ne
  peux plus feindre, j'aime mieux en finir!_

  _On me trouvera au pied du petit escalier. Adieu et pardonne à ton
  Ellen!_

Un cri de louve blessée mettait debout toute la maison. Mme Ayrargues,
Brigitte, Marius et la cuisinière se précipitaient au premier, ils y
trouvaient lady Horneby tombée à genoux, effondrée, contre le lit de sa
fille; elle se tenait là gémissante, cramponnée aux matelas et aux
oreillers d'Ellen. La literie avait cédé sous son poids.

«Dans les ruines, dans les ruines, courez tous, prenez une litière,
Ellen, elle s'est tuée, vous la trouverez au...» Un long sanglot
secouait la malheureuse femme; lady Horneby glissait sur ses genoux et
s'affaissait évanouie sur le parquet.




ÉPILOGUE


«Comme elle avait menti! avec quelle dissimulation elle avait préparé
l'atroce dénouement de l'irréparable journée, et quelle savante et
audacieuse comédie elle avait su jouer à tous! Qu'elle eût ainsi menti
aux autres! mais à elle, sa mère!...» Il y avait des jours où lady
Horneby en voulait à la morte; et puis un attendrissement la prenait au
souvenir de la fragilité blonde d'Ellen et de ses grands yeux trop
brillants. Comme la pauvre enfant avait dû souffrir pour en arriver là!
et toute sa rancune se fondait dans un sanglot.

C'étaient ces douloureuses pensées que remuait l'Anglaise en promenant
son deuil à travers les ruines. Il y avait deux mois que miss Horneby
était morte. On l'avait trouvée respirant encore, mais déjà insensible,
à la place même que lady Horneby avait indiquée, avertie par une étrange
divination.

Ellen s'était précipitée du haut de la petite terrasse où elle avait
surpris Gladys Harvey et la bande joyeuse des chauffeurs de Cannes,
sablant le champagne par cette resplendissante journée de mai, le
lendemain du retour d'Harry et la veille de son départ, cette mémorable
journée qui avait décidé l'acte suprême d'Ellen.

C'était Marius qui, le premier, avait découvert le corps gisant au pied
du rempart; il avait dégringolé dans le vide, s'accrochant aux
broussailles jaillies de la muraille, au risque d'y être précipité; les
femmes, demeurées sur la terrasse, se penchaient avidement avec des cris
de terreur et des gestes de désespoir. Brigitte était allée chercher de
l'aide, et le Provençal était resté seul à genoux auprès de la _pauvre
demoiselle_.

La chute ne l'avait pas trop défigurée, on eût dit que la mort avait eu
pitié d'elle. C'est la colonne vertébrale que s'était rompue la frêle
créature, mais sa tempe avait heurté contre le roc et une plaie profonde
béait au-dessus de l'oreille. Un flot de sang en avait coulé, Marius
Ayrargues avait ramené la blonde chevelure de miss Horneby sur
l'entaille sanglante, la soie lourde de ses cheveux avait dérobé la
plaie aux regards, mais un long filet de pourpre humide tachait la robe
de l'épaule à l'ourlet, semblable à un flot de rubans. Mme Ayrargues,
restée à genoux sur la terrasse, répétait machinalement le dicton de
Provence: _On pare le logis pour l'amour, et c'est la mort qui y entre._
Et puis les hommes et la civière requise étaient venus.

Lady Horneby, enfin revenue de son évanouissement, s'était mise debout
et, malgré les efforts de tous, avait voulu voir. Les jambes molles, les
mâchoires contractées, elle avait descendu lentement l'escalier, elle
avait rencontré le cortège et le lugubre fardeau au tournant du chemin,
presqu'au seuil de la maison... Et lady Horneby n'avait pas pleuré!

Les coeurs usés n'ont plus de larmes; Niobé pétrifiée regardait d'un
oeil sec la pluie dorée des flèches d'Apollon.

Lady Horneby fit à sa fille de splendides obsèques. Harry Astlher,
prévenu par télégramme, revint de Londres pour conduire le deuil, mais
il ne connut pas la vérité. Pour lui, comme pour tous, Ellen Horneby
était morte d'un accident. Dans son orgueil de mère, lady Horneby ne
voulait pas que sa fille se fût tuée par amour. Peut-être par pitié
voulut-elle aussi épargner un remords et une douleur à l'officier, et
puis lady Horneby connaissait de longue date l'égoïsme effarant des
hommes, et le tragique suicide lui semblait sans doute au-dessus de
l'âme épaisse et veule de son neveu. Lady Horneby ne voulut pas pour sa
fille du caveau de famille. Le cadavre d'Ellen ne connut pas les
promiscuités des fourgons et des attentes dans les gares; contre une
somme relativement énorme, cinquante mille francs versés à la caisse de
bienfaisance d'Hyères, lady Horneby obtint de la municipalité la
permission d'inhumer sa fille dans l'enclos des ruines. La dépouille
d'Ellen repose dans l'enceinte de ces vieilles murailles où elle a erré,
souffert et rêvé les trois derniers mois de sa vie. Cette solitude
ensoleillée, peuplée de lentisques, d'arbousiers et de plantes d'Afrique
aux senteurs âpres et vivifiantes, a-t-elle gardé un peu de cette âme
ardente, passionnée et fragile que tant de calme et de beauté ne purent
guérir.

Lady Horneby, elle, y est demeurée. Cette mère douloureuse s'est à
jamais fixée à Hyères, elle y habite toujours la villa Soleil, au sommet
de la ville. Elle n'a que le petit chemin à traverser pour être dans les
ruines; elle y passe toutes ses journées muette, accablée, vieillie, le
front de jour en jour plus penché vers la terre, les gestes d'heure en
heure plus lourds. La mort, elle aussi, l'a touchée. Elle s'éteint
lentement dans cette splendeur de végétation et de climat unique,
anesthésiée, on dirait, par la chaleur et le soleil, la chaleur qui
engourdit et le soleil qui endort.

Lady Horneby jouit-elle encore des horizons de montagnes et de
l'arabesque épique des îles sur le miroir étincelant de la mer!
Voit-elle la vie et son décor à travers les crêpes de ses voiles, et
tout est-il devenu pour elle couleur de cendre?... Plus on avance dans
la vie, plus tout s'y fane et s'y décolore.

Quel fantôme fixent ses prunelles éteintes et quel passé rumine son
silence. Comment cette femme a-t-elle pu survivre à tant de douleur? se
survit-elle seulement à elle-même, lady Horneby n'est-elle pas déjà
morte, et ce que nous voyons d'elle ne s'agite-t-il pas dans un rêve?




TRAINS DE LUXE




DE MILAN A VENISE




I

CE QUE FEMME VEUT


--Oui, c'est ainsi, faisait le gros Désambrois en se carrant dans son
rocking-chair immédiatement mis en mouvement par son poids, oui, c'est
ainsi, je suis converti. Moi, l'ennemi juré de l'automobile,
l'irréductible adversaire de la vitesse, qu'il n'y a pas deux mois je
déclarais le plus stupide et le plus malfaisant des sports, me voilà
devenu un fervent des Bouton-de-Dion et des Panhard. Je viens d'en
commander trois, oui, trois autos, dont une de trente-cinq chevaux, et
je viens de liquider les dix canards que j'avais dans mes écuries.

Et, tout gonflé de l'étalage des millions affirmés par ses achats, le
gros usinier tirait de son porte-cigare en cristal de roche un énorme
londrès, dont il faisait crier le tabac sec et long sous le tâtonnement
de ses doigts.

--Mais c'est une conversion, saint Paul sur le chemin de Damas!
s'écriait le petit de Mercoeur. Quand présentons-nous Désambrois à
l'Automobile-Club? Alors, nous t'inscrivons pour la prochaine course
Paris-Madrid?

Et de Brochart renchérissait sur Mercoeur, envoyait dans le dos de
Désambrois une amicale bourrade qui, rompant brusquement l'équilibre du
rocking-chair, manquait de faire étaler par terre le gros homme.

--Et comment en êtes-vous venu là? demandait négligemment, sans même
ôter sa cigarette de ses lèvres, l'indolent et long Robert de Fly, à
moitié couché parmi les coussins d'un divan. Comment?

--Ce sont les grèves d'Italie qui m'ont amené à résipiscence.

--Les grèves d'Italie?

--Parfaitement!

--Nous ne comprenons pas.

--Ah! c'est toute une histoire.

Et Désambrois, s'étant recueilli:

--Vous savez que nous passons, tous les ans, un mois d'automne à Venise,
du 15 septembre au 15 octobre. Ce n'est pas que je raffole précisément
des allées d'eaux moisies que sont les canaux, et de tous ces vieux
plâtras, fatras et patatras que sont les palais de la cité des Doges.
Certainement il y a là de belles architectures, mais, en somme, tous ces
canaux sont des égouts, et si j'aime assez la gondole--car, à la vérité,
on est très bien en gondole--ce ne sont pas que des souvenirs de gloire
qu'on remue dans l'eau des canaletti; il y en a là des bouillons de
culture pour microbes de typhoïde, et de la vieille vase, et des
trognons de choux! Mais Hélène--Hélène c'est ma femme--s'est mis en tête
de passer ses étés en Italie; il paraît que c'est le dernier cri. Hélène
est une créature parfaite, mais d'un snobisme! Depuis qu'elle connaît la
princesse Strya et qu'elle a pris le goût de l'esthétisme, elle m'en
fait voir plutôt de grises; mais comme elle demeure, au milieu de tous
ses engouements, une parfaite maîtresse de maison et qu'on mange chez
nous à ravir, dame, je lui passe quelques fantaisies. Mais on ne m'y
reprendra plus, j'en ai soupé de l'Italie après ce qui nous est arrivé
cet été.

--Le fait est qu'il faut qu'il t'en soit arrivé de raides pour avoir
fait de toi un chauffeur, ricanait de Mercoeur.

--De raides! de sinistres, renchérissait le millionnaire. Donc, cet été
comme les autres étés, nous avions ainsi arrangé notre temps: un mois en
Suisse, à quinze cents mètres, pour nous refaire les poumons; quinze
jours sur les lacs italiens, et de là nous descendons sur Venise. Hélène
y possède quelques amies sur le Grand-Canal. Ah! la neurasthénie et les
manies de ces dames, je vous jure qu'il y aurait là de quoi écrire des
livres. Moi, j'ai horreur des musées, des églises et de toutes ces
peintures qu'il faut aller voir d'un bout à l'autre de la ville, dans
des faubourgs perdus, au fond de je ne sais quelles chapelles en ruine
ou dans quelque vieux palais; mais Hélène a la folie de ces petits
voyages de découverte. Tous les matins, avec une de ses amies, la
princesse Strya ou quelqu'autre grande dame esthète, elle partait en
gondole, et cela à la recherche de je ne sais quel Tintoret, quel
Titien, quel Tiepolo ou Bellini non classé dans le Bædecker, car trouver
un tableau inconnu, tout est là. C'est une mode et c'est un sport. A
midi, au restaurant Vapore, ou le soir à Florian, ces dames se font part
de leurs trouvailles; c'est assez innocent et je laisse ma femme
complètement libre. Moi, pourvu qu'on me laisse fumer tranquillement mon
londrès dans un rocking-chair, sur la terrasse de l'hôtel, ou regarder
les Vénitiennes passer devant les tables de Quadri, je me déclare
parfaitement heureux. Donc, cet été comme les autres, nous étions partis
pour Venezia. Fichue idée! nous étions si bien à Bellagio, à la villa
Serbelloni, sur le lac. Un caprice d'Hélène, qui voulait voir Lugano et
Pallanza, nous remettait le 16 septembre à Milan. Aimez-vous Milan? moi
pas; il y a de bons restaurants, ça c'est vrai, mais la ville est par
trop française, ce n'est pas la peine d'être en Italie; mais il y a une
certaine bibliothèque Ambrogienne et un certain San-Ambrogio de style
roman dont Hélène est folle; il y a aussi un peintre que ma femme a
découvert à Milan et dont personne ne parle, un certain Bramantino et,
chaque fois que nous allons à Venise, il faut s'arrêter à Milan pour
Saint Ambroise et ce Bramantino.

«Nous voilà donc à Milan à cinq heures du soir. Il y avait deux jours
que nous avalions des lacs; c'est vous dire si nous nous sommes couchés
de bonne heure. Le lendemain, je laissais ma femme aller à ses
basiliques inconnues et à ses peintres ignorés, et le soir, pendant
qu'elle colligeait ses impressions, car elle collige aussi, ma femme, je
vais faire un tour dans la galerie Victor-Emmanuel. Là il y a des
restaurants, des grands magasins, de la lumière, on peut fumer son
cigare. Tout à coup des cris, une rumeur, un bruit de foule. Comme les
autres promeneurs, je vais voir place du Dôme ce qu'il y a; des groupes
effarés la traversaient en tous sens, des officiers de paix couraient
après des individus; la foule, très prudente, ne quittait pas le bord
des trottoirs. «Sciopero, sciopero», crient des monômes de gamins.
«Sciopero, sciopero, qu'est-ce que c'est que ça?»--«C'est la grève,
m'était-il répondu; la Chambre du travail vient de la décréter. C'est
une protestation contre ce meurtre en Sicile de paysans dans une mine,
des grenadiers qui ont tiré sur les mineurs! Vous avez lu dans les
journaux, c'est une leçon qu'on veut donner au Roi. Demain, personne ne
travaillera.» Là-dessus un coup de feu, un remous épouvanté dans les
groupes. Un gréviste vient de faire acte de manifestant sur un
consommateur à la devanture d'un café.

«Je rentre à l'hôtel. Ils n'ont pas l'air rassuré du tout à l'hôtel;
nous habitons près de la Questure, préfecture de police, et il y a un
mouvement énorme sur la petite place, ordinairement déserte.

«Le lendemain matin, Hélène entre, outrée, dans ma chambre: «C'est
épouvantable, nous n'allons pas pouvoir partir, je ne puis avoir mon
linge. Il y a grève générale, même grève de blanchisseuses. La femme de
chambre vient de me dire qu'elle ne peut pas me le promettre pour ce
soir, même pour demain, tant que cette grève durera. Comme c'est
agréable!--C'est vous qui avez voulu venir à Milan, ma chère.--C'est
stupide ce que vous dites là.»

«Et je vais à la poste restante, histoire de prendre un peu le vent et
de voir la physionomie de la rue; la _Camorra del lavor_ a été obéie. Il
y a grève, toutes les boutiques sont fermées, les volets mis; les
commerçants redoutent les pillages de 1898, les boutiques des coiffeurs
ont seules une porte entrebâillée, les musées sont clos. On entre à la
cathédrale par une petite porte de côté, celles du grand portail sont
consignées. Dans les rues, des groupes lisent avidement les placards de
la Chambre du Travail collés sur les murs, des bandes d'ouvriers
endimanchés parcourent la ville, les journaux lus sont terrifiants, la
grève est déclarée pour toute l'Italie, et demain la vie sera suspendue
dans toute la Péninsule. D'ailleurs, déjà plus un fiacre sur la place;
quant aux tramways, aucun ne circule depuis la veille au soir.

«Je rentre atterré à l'hôtel; les abords de la Questure sont
fourmillants de foule; des bersaglieri en tenue de campagne, le fusil
tenu au niveau de la cuisse, le canon ballant, vont et viennent sur la
place. «Nous n'avons qu'une chose à faire, dis-je à Hélène. Allons à
Pavie visiter la Chartreuse, ou partons immédiatement pour Venise.--Et
mon linge? crie ma femme exaspérée.--Allons à Pavie, d'ici ce soir ce
sera changé.» Nous gagnons la gare à pied. Un indescriptible affolement
de départs assiège les guichets; c'est une panique. On dirait un train
de plaisir, tant il descend de monde des omnibus d'hôtels, car les
omnibus d'hôtels circulent encore.

«Pavie! Pavie ne nous a pas ravis. Nous rentrons à Milan à cinq heures.
Même panique aux abords de la gare, mais dans les rues plus personne, la
ville est vide, absolument déserte. Place de la Questure, des groupes de
_scioperanti_ grondent et montrent le poing aux officiers de paix massés
devant la porte; à chaque instant un fiacre s'arrête, d'où descend un
civil entre deux agents; le civil est toujours bien mis, c'est un
anarchiste qu'on vient d'arrêter, et, à chaque arrestation, les menaces,
la fureur et les imprécations augmentent dans la foule. Des femmes en
cheveux étreignent des hommes du peuple et essaient de les ramener au
logis; les hommes résistent, secouent l'étreinte et les femmes pleurent.
Ces scènes populaires intéressent vivement Hélène, qui ne regrette pas
d'être venue. A l'hôtel, ils sont consternés. Propriétaire et personnel,
qui ont assisté aux massacres de 1898 et se souviennent des pillages,
des canonnades et de la foule mitraillée dans les rues, augurent les
pires choses de la grève, et moi qui, en cherchant des journaux
français, ai été forcé de me réfugier dans une _pasticceria_ devant la
charge au pas gymnastique d'un bataillon de bersaglieri, je ne suis pas
plus rassuré. Hélène, très surexcitée, voudrait aller dîner au
restaurant pour voir, mais tous les restaurants sont fermés. L'hôtel
lui-même a barricadé ses fenêtres et sa porte, et l'hôtelier nous
empêche de sortir; nous dînerons là, prisonniers de notre aubergiste;
toute la nuit, des rumeurs et des allées et venues de troupes nous
tiendront éveillés. Je sais les anarchistes coutumiers de la dynamite,
et comme notre hôtel touche à la Questure...

--Comme vous êtes long, Désambrois. Et cette automobile! nous ne voyons
pas d'automobile jusqu'ici.

--Mais l'automobile, c'était à Vérone.

--A Vérone! mais alors quittons Milan, mon cher, marchons.

--Quittons Milan! Si vous croyez que c'était facile! Il a fallu que je
me fâche, on ne voulait pas nous conduire à la gare; nous avons quitté
Milan le lendemain matin, à neuf heures. Il était temps; le même jour, à
midi, les grévistes dételaient les fiacres et renversaient les omnibus
d'hôtels.

--Oui, oui, nous avons lu cela dans les feuilles; vous étiez donc à
Vérone?

--Oh! nous avons d'abord été à Bergame et au lac de Garde.

--Passons, passons, vous étiez donc à Vérone; qu'y faisiez-vous, je vous
croyais parti pour Venise?

--Ah! vous ne connaissez pas Hélène. Il faut toujours s'arrêter à Vérone
à l'aller ou au retour. C'est une de ses marottes; il y a la place des
_Signori_, il y a les tombeaux des Scaliger, et puis un certain
Saint-Zénon et un jardin Justi, que personne ne va voir, mais dont elle
a la manie.

--C'est bon, c'est bon, style télégraphique, Désambrois. Vous étiez donc
à Vérone.

--Nous y arrivons le 19 pour déjeuner et, pendant que nous étions à
table, la grève y éclate.

--Bruit de foule, galopades, bersaglieri en tenue de campagne, boutiques
immédiatement closes, passez, passez, passez la description.

--Si vous me coupez mes effets...

--L'auto, l'automobile!

--M'y voilà! Si vous croyez que les grèves peuvent empêcher de sortir
une femme qui a envie de sortir! Au lieu de gagner la gare où nous
avions nos bagages, Hélène avait tenu à revoir quand même les tombeaux
des Scaliger et sa place des _Signori_; nous pouvions nous vanter d'être
les seuls étrangers dans les rues ce jour-là. Néanmoins, devant la
curiosité hostile de la foule, nous prenions les quais de l'Adige, qui
sont toujours déserts. Par là, il y a quelques églises curieuses, que la
panique avait aussi fermées. Il était trois heures et le train partait à
cinq heures et demie. Un fiacre rencontré, roulant désemparé le long des
quais, inspirait à ma femme l'idée d'aller voir Saint-Zénon, qui est à
l'autre bout de Vérone. Saint-Zénon était fermé. Si vous croyez que cela
décourageait Hélène. «Allons au jardin Justi.» Pour aller au jardin
Justi, il fallait retraverser toute la ville, mais de cela le cocher ne
se souciait pas. Des groupes de figures équivoques rencontrés et des
bataillons d'infanterie croisés au pas gymnastique le décidaient à nous
conduire tout simplement à la gare. «Ce n'est pas très prudent, madame,
il vaut mieux gagner la _ferrovia_ tout de suite.» Et le voilà prenant
par des vicoli déserts, longeant des grands murs de couvents et, à un
moment donné, sortant même des remparts de la ville, désireux d'éviter
toute collision.

«Nous voilà donc en rase campagne sur une route isolée, sinistre même
par le voisinage d'un cimetière dont les hauts cyprès dépassaient le
mur. Un crépuscule d'automne aggravait la tristesse du lieu; au loin,
des rumeurs sourdes, et, tout à coup, des groupes surgissent sur la
route, des groupes d'ouvriers endimanchés. «Des _scioperanti_», murmure
notre cocher qui n'a pas l'air fier. Les _scioperanti_ nous dévisagent,
se consultent à voix basse, et, tout à coup, notre voiture est entourée
par une bande de grévistes. Deux sont à la portière de gauche, deux sont
à la portière de droite et trois à la tête du cheval! ils l'ont pris par
la bride. «Descendez, descendez, vous n'irez pas plus loin.--Mais nous
sommes des voyageurs, nous allons à la gare.--A la gare! c'est _sciopero
generale_, vous ne partirez pas.--Mais nous sommes Français, de la
France, du pays de la liberté.--_Francia, paese della liberta_, alors
amis, descendez, venez faire la collation avec nous.» La voiture étant
secouée d'importance, il nous avait fallu descendre. Nous étions là, ma
femme et moi, sur la route, entourés d'une dizaine de grévistes, devenus
tout à coup affectueux. Ils sont très démonstratifs, ces scioperanti.
C'étaient des poignées de mains, des étreintes et des accolades, des
yeux ardents dévoraient ma femme; il m'avait semblé que des mains
palpaient, à travers le drap de mon pardessus, le cuir de mon
portefeuille, et j'avais six mille francs sur moi, et Hélène avait ses
perles à ses oreilles. La minute était angoissante; quatre _scioperanti_
étaient installés sur les coussins de la victoria, et deux auprès du
cocher qu'ils malmenaient, et alors le bruit d'un teuf-teuf, une
trépidation sur toute la route, et à toute vitesse une automobile de
trente-cinq chevaux au moins. Les _scioperanti_ se garent, laissent la
route libre; nous appelons à l'aide, l'auto s'arrête. Ce sont des
Français, et mieux que des Français: Astié du Cercle, et son chauffeur.
Astié s'arrête, crie en italien je ne sais quelle proclamation
anarchiste aux scioperanti, _Io anche anarchista_. Les grévistes ahuris
l'acclament et, pendant ce temps, le chauffeur d'Astié nous cueille, ma
femme et moi, plus morts que vifs. Trois minutes après, nous étions à la
gare.

«Voilà comment je suis devenu un fervent de l'automobile.»




II

LA NUIT UNIQUE


--Mais vous avez un véritable talent de conteur, mon cher Désambrois.
Gros cachotier, va.

Robert de Fly s'était levé de son divan et venait s'appuyer au dossier
du rocking-chair du gros usinier, dont il immobilisait l'équilibre.

--Mais oui, on ne raconte pas tout aux amis.

--Vous devriez envoyer de la copie à l'_Auto_, soulignait le petit de
Mercoeur.

--Et que non que vous ne racontez pas tout, reprenait le grand de
Brochart, car vous ne nous dites pas votre arrivée à Venise. Si vous
avez quitté Vérone le 19 septembre à cinq heures et demie du soir, vous
avez dû arriver à Venise vers les huit heures, et vous y avez trouvé
aussi la grève à Venise, et quel _sciopero_! J'y étais.

--Ah! vous y étiez--et Désambrois levait au ciel deux bras éperdus--ah!
vous y étiez. Ç'a été gai, je m'en souviendrai.

--Oui, ces quarante-huit heures-là ne furent pas précisément drôles,
philosophait de Brochart, mais il y a de ces minutes dans la vie, et,
encore, vous, vous n'avez eu qu'un soir de _sciopero_. Moi je l'ai eu
pendant quarante-huit heures. Il a commencé le dimanche matin pour finir
le lundi à minuit.

Alors, Désambrois:

--Je vous conseille, vous n'avez pas été comme moi forcé de porter vos
bagages à la gare à Danielli.

Les trois hommes s'esclaffaient.

--Comment, mon pauvre Désambrois, vous avez fait le portefaix, vous, un
homme archi-millionnaire!

--Moi, et ma femme aussi.

--Comment, la baronne Désambrois a porté sa valise?

--Parfaitement. Hélène portait l'étui aux cannes et parapluies, moi
j'avais les deux mains prises: ma valise d'une main et dans l'autre son
nécessaire, et il pèse.

--Mais vos domestiques?

--Nos domestiques! Le valet et la femme de chambre, nous les avions
expédiés le matin du lac de Garde. Ils étaient arrivés à Venise à une
heure de l'après-midi, mais, terrorisés par la grève, ils s'étaient bien
gardés de venir à notre rencontre à la gare. D'abord, comment
l'auraient-ils trouvée, la gare? Ils ne connaissaient pas la ville, et
s'orienter à Venise, la nuit, et y trouver la _ferrovia_ sans gondole...
car il n'y avait pas de gondole, à Venise, pendant le _sciopero_.

--Naturellement, approuvait de Brochart.

--Nos domestiques! Ils avaient déjà eu bien du mal à trouver Danielli en
plein jour, et puis ils étaient figés par la peur. Le _sciopero_ visait
tout le monde. Dans la matinée, les grévistes s'étaient présentés dans
tous les hôtels pour emmener avec eux le personnel.

--Ça, c'est vrai, appuyait de Brochart: à la Luna, où j'étais descendu,
ils avaient réquisitionné les sommeliers et les maîtres d'hôtel.

--Et à Britannia donc! renchérissait Désambrois. Intimidés par le danois
de l'hôtelier, qui avait montré les dents à leurs guenilles, les
grévistes prétendaient qu'on avait voulu les faire dévorer par le chien
de l'établissement. Ils revenaient en nombre avec des fagots et des
bûches, les entassaient devant Britannia et voulaient brûler l'hôtel. La
troupe fut réquisitionnée pour en défendre les abords. La princesse
Strya, qui nous racontait la chose le lendemain, en était encore toute
tremblante; elle avait failli mourir de peur. Ah! l'Italie a été gaie
pour les _forestieri_ cet automne.

--Mais votre arrivée à Venise, baron, votre arrivée! Comment vous
êtes-vous tirés de là?

--Mais plutôt mal. J'aurais bien voulu vous y voir.

--Vous voilà donc débarquant en pleine nuit sur le quai de la gare.

--Oui, mais il faut reprendre de plus haut. Nous arrivions déjà pas
rassurés, la baronne et moi. Nous avions fui dans une panique Milan en
proie aux _scioperanti_; à Vérone, notre voiture avait été arrêtée en
pleine campagne par les grévistes, et nous n'avions dû notre salut qu'à
l'automobile d'Astier. Quant aux journaux italiens lus dans le train,
ils donnaient la chair de poule; les _scioperi_ s'étaient déclarés à
Gênes, à Livourne et à Turin; à Brescia, des femmes et des enfants
s'étaient couchés sur les rails pour empêcher les trains de partir.
Qu'allions-nous trouver à Venise? «Bah! Venise est une ville de luxe qui
ne vit que des étrangers, avait dit Hélène, la population y est douce et
trop intelligente pour effarer d'un geste inutile la foule des
_forestieri_; la moindre manifestation serait la mort de la saison, elle
viderait les hôtels», et mille autres raisonnements échafaudés dans sa
jugeotte de femme.

«Venise! le coeur me battait de la revoir; nous étions justement sur la
digue, au milieu des étendues d'eau de la lagune morte. Pas drôle la
pâleur livide de ces lieues d'eau morne dans la mélancolie du soir!
J'avais beau me pencher à la portière, l'horizon demeurait sombre; je ne
voyais aucune lumière, et cette obscurité ne laissait pas que de
m'inquiéter. Enfin nous arrivions.

«Le train entre en gare, les voyageurs descendent. Sur le quai, aucun
porteur, pas un facchino, qu'y a-t-il? _Sciopero, Sciopero generale._
Ici comme partout, la grève a suspendu tout travail; des groupes
d'ouvriers silencieux surveillent les abords de la gare. Il y a bien là
une bande de portiers d'hôtels, mais ils n'ont plus leur casquette
galonnée; on ne sait à qui s'adresser. Parvenus sur les marches de
l'escalier, c'est bien pis: pas une gondole! Les gondoliers sont aussi
en grève. Venise n'a plus ce moyen de locomotion ni de transport; le
Grand Café s'enfonce obscur entre deux hautes rangées de maisons noires.
Venise est privé de gaz depuis la veille. Nous débarquons dans une ville
vraiment morte; il va falloir gagner notre hôtel à pied, à pied par ses
quartiers déserts et miséreux qui sont les faubourgs de la gare, et ces
quartiers, je ne les connais pas. Les étrangers ne s'aventurent jamais à
pied au delà du Rialto.

--Mon pauvre ami! riait de Brochart.

--Mon pauvre ami! Vous êtes superbe. Quand on connaît la ville, il y a
quarante minutes à pied de Danielli, où nous allions, de l'endroit où
nous étions, et j'avais deux valises à la main, la mienne et le sac de
ma femme. A Venise, pas d'auberge auprès de la gare; inutile de songer à
y coucher. Que faire? Quant à nous aventurer sans guide par le dédale de
ces rues inconnues, c'eût été folie, et les voyageurs arrivés en même
temps que nous avaient disparus. Nous étions là dans l'ombre, environnés
de groupes d'ouvriers silencieux; ils nous surveillaient, attentifs à ce
qu'aucun d'entre eux ne nous portât nos valises. Ah! nous avons vécu là
une de ces minutes!

«Un vieil ouvrier s'offre enfin pour nous conduire, les autres s'y
opposent; mais comme il est convenu qu'on ne lui donnera pas de
pourboire et surtout qu'il ne portera rien, on consent à le laisser
marcher devant nous. Et nos transes vont alors commencer. Oh! cet exode
interminable par des ruelles étroites et noires, inextricables, coupées
d'escaliers et de ponts; puis ce sont des passages sous des voûtes, des
descentes de marches dans du mystère et de l'obscur, et à chaque instant
un clapotement d'eau sinistre, l'eau d'un canaletto apparu au bout d'une
strada.

--Et pas le moindre canot automobile, hein, mon pauvre baron! c'est
alors qu'un canot à pétrole aurait fait votre affaire, le canot sauveur
comme l'automobile d'Astier. Mais vous n'étiez plus dans la plaine de
Vérone!

--Heureusement y avait-il de la lune. Le vieil homme marchait devant, la
baronne suivait, trébuchante, et les valises pesaient lourd; et les
trois grévistes qui ne nous quittaient pas. Oh! cette escorte
silencieuse de trois inconnus dans la nuit. Ah! nous n'en menions pas
large, ma femme et moi; j'avais toujours mes six mille francs en
portefeuille et cette fois tous les bijoux d'Hélène dans ma valise, ceux
qu'elle emporte en voyage.

--Une bagatelle de cent mille francs, gouaillait le petit de Mercoeur.

--Quatre-vingt-dix mille francs, faisait modestement Désambrois.

--Nous ne sommes pas loin de compte.

--Enfin, après vingt minutes d'escorte, les trois hommes
s'évanouissaient dans l'ombre et nous respirions.

--Et toujours pas le moindre canot automobile, insistait l'ironique de
Mercoeur.

--Vous êtes stupide, mon cher. Non, pas le moindre canot automobile,
mais le silence et le complet abandon. Ah! le délabrement et la misère
de ces faubourgs de Venise, quelle détresse! Parfois des chuchotements
dans l'embrasure d'une porte, une lueur filtrait à travers des
persiennes mal closes, des gens se devinaient embusqués sous une voûte,
derrière un pilier; des sensations de guet-apens et de coupe-gorge. Ah!
les malandrins auraient eu beau jeu dans cette ville sans police et sans
lumière, abandonnée au bon plaisir des grévistes. Enfin, nous traversons
des places toutes blanches de lune; çà et là surgissent des façades
sculptées de palais; nous croisons quelques groupes et c'est le
Grand-Canal. Voici les arches du Rialto. Nous n'en pouvons plus. Il y a
une heure que nous marchons. Deux jeunes femmes, deux ouvrières de
Venise, minces et longues dans leur châle, s'offrent pour soutenir
Hélène; l'une lui prend des mains le paquet de cannes et de parapluies,
qu'elle portait depuis la gare, et le cache sous son châle, à cause des
_scioperanti_. Ces scioperanti!

«Au lieu de prendre par la Merceria, pleine de monde, nous gagnons
Saint-Marc par des viccoli déserts. Rencontrées par des grévistes, les
deux petites Vénitiennes, pour nous accompagner, auraient certainement
des ennuis... La place Saint-Marc!... Des groupes silencieux
l'emplissent, la lune seule l'éclaire; des échafaudages dressés pour les
réparations des Procuraties et les charpentes montées autour de la
Bibliothèque changent complètement son aspect. A la place Saint-Marc,
d'ailleurs, toutes les boutiques sont fermées, les restaurants clos.
Nous traversons la Piazetta, arrivons aux Schiavoni, montons et
descendons le pont parallèle au pont des Soupirs, et tombons presque
morts à Danielli. Tout y était fermé; à peine si on voulait nous ouvrir.
Le maître d'hôtel avait eu aussi le matin affaire aux _scioperanti_; une
salutaire terreur figeait toute la ville. «Ah! madame, ah! monsieur,
nous vous avons cru morts!» C'est Georgette, la femme de chambre
d'Hélène, et Henri, mon valet de chambre. Ils se jettent presque dans
nos bras. Nous sommes si ahuris que nous les laissons faire, nous leur
rendons presque leur étreinte. Dans ces moments-là...

«--On n'a pas pris les bijoux de madame, s'informa Georgette.--Monsieur
a ses valeurs, au moins? s'enquiert Henri. Bons serviteurs, ils ont
l'instinct et le sentiment de la propriété comme leurs maîtres. Nous les
rassurons et nous montons enfin à nos chambres; là, on nous sert à
souper, un souper sans pain. Sciopero de boulangers depuis la veille? Un
tub, et nous nous mettons au lit, un lit bien gagné, et nous y dormons,
oui, nous y dormons, rompus de fatigue et rassurés par l'hôtelier, qui
nous a donné sa parole que le _sciopero_ prendrait fin le soir même à
minuit et qu'il n'en serait plus question le lendemain... Et voilà notre
entrée à Venise! Je vous assure qu'on ne nous y reverra de longtemps!»

De Brochart s'était levé depuis quelques minutes. Il était venu se
camper devant Désambrois, avait croisé ses bras et l'écoutait parler
avec un visible dédain; le dédain se changeait même en mépris.

--Et vous vous êtes couchés sans plus? articulait-il d'une voix lente.
Vous n'avez même pas eu la tentation d'ouvrir la fenêtre et de regarder
les Schiavoni sous la lune, les Schiavoni déserts, sans un passant, sans
une gondole, avec le campanile de San-Giorgio Maggiore à l'horizon et, à
l'entrée du Grand-Canal, devenu une allée de palais fantômes, la veillée
de marbre de la Salute et de ses dômes en soie blanche dans le bleu de
la nuit! Non, vous n'avez pas eu cette idée-là? Mais vous êtes un
barbare, Désambrois, vous aviez là une occasion unique! Vous doutez-vous
qu'on ne reverra peut-être jamais Venise comme elle a été cette nuit-là?
Une Venise sans restaurants, sans boutiques, sans gondoles, une Venise
reculée de huit siècles, la Venise du Carpaccio, presque!

Et la voix de Brochart prenait des intonations sourdes de malédiction.
Alors le gros usinier, interloqué:

--Mais je tombais de fatigue; tant d'émotions! Je n'en pouvais plus...
Et puis ouvrir les fenêtres, la nuit! Et les moustiques!

--Les moustiques! Et de Brochart levait comiquement les yeux au ciel...
Un concours imprévu de circonstances fait ressurgir du fond des siècles
la Venise des Doges et des Musées; une lune invraisemblable s'en mêle
pour achever le décor en l'an 1904, en pleine civilisation; vous avez
cette chance unique de revivre une nuit dans un cadre d'il y a huit
cents ans, et vous parlez de moustiques... Mais moi, qui avais passé par
bien d'autres émotions que vous, puisque j'étais depuis deux jours dans
cette grève, cette nuit-là, j'ai erré depuis dix heures jusqu'à cinq
heures du matin dans le silence de la ville déserte, m'attardant à des
angles de rues, à des coins de canaux, parcourant passionnément les
vicoli et les places, ravi de m'enivrer de la Venise ressuscitée,
redevenue de jadis.

--Non, vous, le vainqueur de la dernière course de bateaux automobiles.

--Oui, moi, Jacques de Brochart, l'enragé yachtman de Cowes et même de
Joinville, et si un canot avait surgi cette nuit-là dans la lagune
morte, croyez que j'aurais souhaité le voir sombrer, s'enfoncer, périr.

--Ah! de Brochart! s'esclaffaient Mercoeur et de Fly.

Alors Désambrois, reprenant son aplomb:

--Mais vous, de Brochart, vous êtes un artiste!

L'injure, lancée d'une intonation sûre, mettait fin à l'entretien.




SUR LES LACS




I

CLASSES DIRIGEANTES!


--Et j'ai commandé la lune pour vous, hein! Quel beau décor pour un
cinquième acte?

--Et cela te coûte cinquante francs par jour? demandait Namève à
Thomery.

--Non, soixante, rien que la chambre, mais ça les vaut.

Les Thomery faisaient aux Namève les honneurs de leur appartement à
l'hôtel Adria, à Gravenna, sur le lac de Côme. Les Thomery, gâtés par
les succès de théâtre de Jacques (Thomery se faisait de cent cinquante à
deux cent mille francs par an avec trois pièces, l'une au Français,
l'autre à la Renaissance et l'autre au Gymnase), avaient quelque peu
semé à Paris Namève et sa femme; mais, enchantés de les avoir retrouvés
sur les lacs, ils les avaient immédiatement invités à dîner à l'Adria et
étaient montés ensuite prendre le café dans leur chambre. Ils étaient
là, assis devant une grande baie donnant sur le lac. Une féerie givrée
de montagnes s'immobilisait dans le cadre de l'énorme fenêtre; à leurs
pieds le lac s'étalait, devenu de vif argent sous la clarté lunaire. Les
Alpes ainsi apparues semblaient posées à plat sur un immense miroir.

--Et c'est là que tu travailles? demandait Namève à l'écrivain.

--Oh non! ici cela me serait impossible. Les grands horizons me
dissipent, je travaille à côté, dans le salon turc.

--Il y a donc un salon turc? demandait le journaliste.

--Naturellement, pour ce prix-là! Il y a toujours un salon turc dans les
hôtels allemands.

De Namève allait répondre; une cacophonie de cuivres lui coupait la
parole:

--Qu'est-ce que c'est que ça? s'exclamaient les Namève.

--Ça--et l'auteur dramatique se levait au comble de l'exaspération--ça,
c'est la musique, oui, tu entends, la musique municipale de Gravenna;
car ils ont un orphéon ici. Tu entends comme il joue! une batterie de
cuisine maniée par un orchestre de chats; mais la musique n'est qu'un
prétexte, un prétexte à costumes. Si tu voyais ces chapeaux à panaches!
Ah! l'amour du galon et de l'uniforme, de la parade aussi! nous sommes
ici en Italie. Comme si ce n'était pas assez qu'ils jouent à la
grand'messe et sur la place du Municipe chaque dimanche, il a fallu que
le maître de l'hôtel les commande trois fois par semaine, pour y donner
aubade aux imbéciles d'en bas, aux imbéciles à vingt-cinq et à trente
francs par jour, qui s'embêtent à quarante francs l'heure, vautrés dans
des rocking-chairs sur la terrasse, et ils écoutent ça sans broncher,
les pleutres? Encore si c'était de la musique italienne, des chansons
napolitaines ou des airs de la _Cavalleria_ roucoulés par des musicanti,
cela serait au moins dans le cadre de ce lac, de ce clair de lune et de
ces montagnes; mais ces marches guerrières raclées par ces menuisiers de
village!

--Mon ami, il serait si simple de fermer la fenêtre, hasardait Mme
Thomery.

--Non, ma chère. Je vais vous demander de vouloir bien nous hospitaliser
chez vous. Nous allons passer dans votre chambre.

--Mais, comme vous voudrez, mon ami.

Et, arrêtant d'un geste la main de sa femme tendue vers le bouton
électrique:

--Non, ne sonnez pas, nous ferons le transbordement du café nous-mêmes;
j'ai dans le nez tout le personnel gourmé de cet hôtel.

                                   *

                                 *   *

Et quand les deux ménages se furent réinstallés dans la chambre de
Madame:

--Et nous avons ce charivari trois fois par semaine, faisait Thomery, en
étreignant nerveusement son genou entre ses mains. Oui, tu m'entends,
nous avons concert le mardi, le jeudi et le samedi. Trois fois par
semaine impossible, avant onze heures, de causer, de travailler ou de
dormir, et, à moins d'aller en barque sur le lac cueillir le serein et
les rhumatismes, il faut subir l'orphéon de Gravenna.

Il y eut un silence; Namève, qui sentait Thomery en verve, ne soufflait
plus mot; il attendait, quêtant l'aubaine de la bonne copie parlée par
l'écrivain; Mme Thomery, consciente de l'énervement de son mari et
prévoyant qu'il ne pourrait écrire une ligne le lendemain, essayait de
changer le cours de la conversation, mais le grand homme était parti.

--Ah! ces grands hôtels où l'on ne peut manger à sa faim et passer une
soirée tranquille!

--Comme tu exagères! osait Mme Thomery.

--Mais non, mais non! enrageait l'écrivain. Tu as vu quel piètre dîner
nous avons fait faire à nos amis, le menu ne varie pas, c'est le même
tous les soirs, on y perd son appétit; mais enfin il faut en passer par
là. Il n'y a que chez eux que l'on peut se loger et qu'on est servi. Où
trouver cet appartement ailleurs? Mais ce qui m'empoisonne autrement la
vie que leur nourriture fade, c'est la clientèle. Oh! la clientèle de
Cosmopolis, tous ces bouffis et ces ankylosés du capital, qui viennent
là, ostensiblement, dépenser cinquante francs par jour! Tu crois
peut-être qu'ils viennent ici pour voir les montagnes et les lacs?
Erreur, ils viennent faire voir aux montagnes leurs complets de Londres
et leurs coûteux dessous; d'ailleurs, aucune excursion, soit en bateau,
soit en voiture. Au bout de huit jours, ils repartent de Gravenna comme
ils y sont venus, ils paressent toute la journée dans des rocking-chairs
devant la _bella vista_, ou signent des cartes postales destinées à
faire pâlir d'envie les amies restées à Londres ou à Paris; dans le
fond, ils tombent de fatigue et meurent d'ennui. Comment en serait-il
autrement? Ils changent de toilette quatre fois par jour. Où
prendraient-ils le temps d'excursionner ou d'aller quelque part? Il est
parti, hier, une jeune femme jolie comme un amour, une Américaine,
laquelle est restée cinq jours. Elle est arrivée et repartie avec deux
femmes de chambre et cinquante-deux malles; elle ne tenait pas debout,
se traînait plus qu'elle ne marchait, et sa lassitude faisait mal à
voir. Lasse--on le serait à moins: cinquante-deux malles!--elle avait
assisté au déballage et au remballage de tout cela; sur cinq jours elle
a eu vingt-quatre heures à elle. Et elle est partie recommencer ce
trafic-là ailleurs. Nous la retrouverons sûrement en septembre à Venise.
C'est la grande vie que les galériens ne soupçonnent pas, le
_hard-labour_ des damnés du luxe.

                                   *

                                 *   *

«Si je vous disais qu'il y a ici des femmes qui s'habillent pour aller
assister à l'arrivée du bateau! C'est un but et un prétexte. Sur cent
Anglais qui descendent de l'Engadine et cinquante Autrichiens qui
arrivent du Tyrol, elles ne connaissent âme qui vive. Qu'importe! Elles
ont sorti leurs guipures et leurs valenciennes, elles ont toisé autrui
et elles se sont fait toiser par les autres; les mâles, pendant ce
temps-là, fument des cigares à cinq francs pièce et boivent des
cocktails... C'est cette race-là, qui subit trois fois par semaine ce
tohu-bohu exaspéré de cuivres et ne réclame pas, avachie qu'elle est
jusqu'à l'anesthésie finale.

«Nous sommes, d'ailleurs, ma femme et moi, les bêtes noires de tout cet
hôtel. Songez, nous faisons bande à part, nous ne descendons jamais sur
la terrasse, nous n'adressons jamais la parole à personne, arrosons
d'Asti la fadeur du menu, et l'_Asti spumante_, ici, c'est comme si vous
dîniez au champagne; Emma ne s'habille que pour le dîner, je ne mets pas
de smoking et nous n'écoutons pas le concert. Nous n'écoutons pas le
concert!

«Nous avons déchaîné contre nous l'animosité générale. Songez: ne pas
accepter les plaisirs, ne pas subir l'ennui d'autrui. D'abord, on aurait
bien voulu dire que nous n'étions pas mariés; mais je suis trop connu.
Alors on a interprété nos promenades en voiture et nos dîners à
l'asti-champagne; on a traité cela de parties fines d'amoureux; ma femme
me subjugue et me retient en flattant mes vices et, quand je m'enferme
ici des heures pour travailler et qu'Emma demeure avec moi, peu
soucieuse d'errer seule sous les arcades de la ville, Dieu sait ce que
nous faisons ensemble! On a été jusqu'à demander à notre femme de
chambre si ma femme n'était pas une maîtresse épousée. Et voilà le tour
d'esprit, la bienveillance et les hypothèses ordinaires des honnêtes
gens, des braves oisifs et des bourgeois.

                                   *

                                 *   *

«Mais une chose vient de mettre le comble à l'exaspération générale.
Avant-hier, il y a eu ici une soirée de prestidigitation. Un de ces
pauvres hères qui vont de ville d'eaux en ville d'eaux essayer de
nourrir leur nombreuse famille et de placer leurs maigres talents.
Escamotage de boules, éclosions de fleurs en papier et divination
d'objets cachés dans la salle; le spectacle était lamentable, mais il
était gratuit, c'est-à-dire que c'était plein. Nous y étions;
d'ailleurs, tout l'hôtel y était.

«Le prestidigitateur opérait, aidé de sa femme et de deux de ses fils.
Au milieu de la séance, la femme et un des enfants firent la quête,
quête plutôt piètre. En Italie, les petites pièces de vingt et de
vingt-cinq centimes passent facilement pour une lire. Alors le
malheureux mit en loterie une couverture de bourre de soie, une de ces
couvertures fabriquées dans le pays, qu'on vend couramment cinq francs
sous les arcades. Le placement des billets n'alla pas tout seul: ils
étaient d'un franc pièce. Des familles de six personnes se cotisèrent
pour en prendre un. Pour en finir ma femme et moi nous en prîmes
vingt-cinq à nous deux et nous gagnâmes la couverture, sous les regards
foudroyants d'envie et de mépris de toute la salle. Mais un moment qui
fut tragique, moment où cette envie et ce mépris se changèrent en haine
religieuse et sociale, c'est quand, ému de pitié pour ce pauvre
prestidigitateur, je refusai de prendre sa couverture et le priai de la
garder pour lui. Oh! la stupeur attendrie, les yeux presque en larmes du
pauvre homme et de sa femme surtout, mais les sourires pincés des
messieurs en smokings et les regards courroucés des grosses dames!

«Prodigues, immoraux et anarchistes, nous étions tout cela; nous avions
lésé les droits de la propriété, outragé à la fois la société et la
morale. Nous avions rendu la couverture!»




II

LES DESSOUS DE MA FEMME


--La malveillance! mais elle est embusquée partout. C'est le sentiment
naturel de l'homme vis-à-vis de son prochain, et des femmes vis-à-vis
des autres. Il y a longtemps que la sagesse des nations l'a résumé, ce
bon sentiment, dans le célèbre aphorisme: _Homo homini lupus_. Ce serait
folie de croire que la systématique hostilité, la calomnie et la
médisance, dont nous avons tous à souffrir, soient l'unique apanage des
classes dirigeantes. La malveillance est partout, et si nous nous en
plaignons surtout chez nos égaux et chez nos pairs, c'est qu'avec eux
les contacts sont immédiats. Ne croyez pas un instant que les classes
inférieures ou que les inconnus, la rue par exemple, aient la moindre
mansuétude à notre égard et ne nourrissent pas sur nous les plus
injustes soupçons!

«Ainsi moi qui vous parle, j'ai toujours déchaîné sur moi, surtout
depuis mon mariage, les pires calomnies et les plus scandaleux
racontars. J'ai le malheur d'être encore très amoureux de ma femme; nous
avons fait, Emma et moi, le mariage d'inclination... et inclination est
un mot bien faible pour exprimer l'élan qui nous entraînait l'un vers
l'autre. Ma femme avait de la fortune, et moi rien; mais j'étais d'un
âge où les hommes ordinairement se soucient peu d'aliéner leur liberté,
je n'avais que mon talent de très jeune auteur; les parents de ma femme
s'opposaient à ce mariage, mais Emma avait de la tête, elle déclara sa
volonté et passa outre; elle avait confiance en moi, parce qu'elle
m'aimait, et cette confiance nous porta bonheur. Trois mois avant notre
mariage, j'obtenais mon premier succès dramatique, avec cette
_Fornarina_ qui depuis a fait son tour d'Europe, et c'est toujours
ainsi: l'amour partagé entraîne la chance; il y a une telle force dans
l'amour... et ce bonheur, il y a déjà dix ans que je le promène à
travers le monde, et cela au grand dépit de nos amis et connaissances et
à la stupeur encore plus grande des inconnus... Ah! le bonheur d'autrui
ne va pas sans gêner les autres, et ce n'est pas une chose si simple
qu'on paraît le supposer, que d'être amoureux de sa femme par ce temps
courant d'adultères et de mariages d'intérêt. Il y a à peine deux ans
qu'on nous fait l'honneur de nous croire mariés; avant, on nous
supposait toujours amant et maîtresse. En Italie, en Allemagne, même en
Espagne, partout on nous prenait pour des irréguliers. Songez, des gens
mariés qui ne se boudent pas, ne se disputent pas, et qu'on voit
toujours ensemble: voilà qui déconcerte et démolit toutes les opinions
établies. En avons-nous assez souvent ri, Emma et moi! Mais, de toutes
les méprises et de toutes les aventures dont ce bel amour nous a faits à
la fois les héros et les victimes, la plus extraordinaire nous arriva à
Sartor, près de Domrémy, le Domrémy de Jeanne d'Arc; et celle-là vaut
bien qu'on la conte.»

Thomery venait de débiter sa tirade tout d'une haleine, avec de légères
interruptions nécessitées par son cigare; il en tirait de légères et
courtes bouffées en volupteux qu'il était et venait enfin de l'achever.
Les Namève, intéressés, mari et femme, l'écoutaient; le clair de lune et
la fraîcheur du lac pénétraient par la grande baie ouverte, et dans la
chambre obscure, dont Mme Thomery avait éteint l'électricité, une lueur
bleuâtre flottait fluide et douce, argentant le profil et vaporisant les
cheveux des femmes, prêtant aux objets comme aux êtres une apparence de
chose rêvée!

--C'était dans les premiers mois de notre mariage. Nous avions fui
éperdument Paris, avides d'aller cacher et semer aussi un peu partout
notre bonheur. Notre joie était si profonde, si grande et si folle
d'être enfin l'un à l'autre. Les uns montent dans un train de luxe et
vont promener leur lune de miel en Italie, en Espagne ou en Tyrol;
d'autres (et c'est le dernier cri) s'embarquent sur un yacht et vont
tenter de lointaines escales... Les fiords de Norvège pour les mariés du
dernier bateau, et Venise pour les attardés du romanesque demeurent les
buts classés des grands pèlerinages.

«Nous, nous avions pris tout simplement une chaise de poste!

«J'avais eu cette fantaisie (et Emma l'avait acceptée avec enthousiasme)
d'enlever ma femme comme dans un roman de Paul de Koch. Nous retournions
carrément cinquante ans, que dis-je? soixante ans en arrière.

«Nous ferions la France à petites journées, la France que nous
dédaignons parce que nous ne la connaissons pas, la France unique et qui
contient tous les paysages... Nous voyagerions par étapes, nous arrêtant
où bon nous semblerait, écourtant ou prolongeant nos séjours ici ou là,
au gré de la nuance d'un ciel, d'une montagne et de l'heure surtout, au
gré de la nuance de notre caprice aussi. Nous emportions avec nous nos
bagages, trois grandes malles, et n'emmenions qu'une femme de chambre.

«Ce que fut ce voyage, vibrants tous deux dans la bonne aventure et le
vent crispé du matin! Les cent représentations de la _Fornarina_, dont
le succès suivait son cours, mille et un projets de pièces que j'avais
en tête, la certitude de mon avenir et la conscience du bonheur que je
tenais là dans ma main nous faisaient à tous deux l'âme alerte et
joyeuse. Ce fut le meilleur temps de ma vie, et si nous sommes demeurés
de si obstinés voyageurs, c'est que nos déplacements actuels nous
rappellent cet heureux temps-là!

«Nous avions fait les bords de la Marne et puis la Champagne à petites
journées; nous arrivions dans les Vosges. Les Vosges, aujourd'hui, ne
satisferaient plus nos goûts de globe-trotters; mais, alors, elles
furent un enchantement de plus dans notre enchantement. Entre tant de
petits pays parcourus Sartor nous séduisit. Sartor, c'est une rivière ou
plutôt un torrent d'écume et d'eau bleue sous un vieux pont; des sapins
et des hêtres dévalent le long des pentes de deux côtes assez raides;
une unique rue de village serpente et tournoie, mal pavée et bordée de
très vieilles maisons, maisons à pignons et à toits de tuiles étagés de
lucarnes. Une assez belle église romane domine le pays, bâtie qu'elle
est dans un bois de bouleaux, sur une espèce de promontoire en aval du
pont... un vrai tableau d'horloge... mais qui nous enivra justement par
le poncif et le déjà-vu de ses détails!

«Sartor était si bien le village de notre chaise de poste!

«Il y avait naturellement une auberge, très simple, mais une auberge à
truites et à gibier comme on n'en sert pas dans les grands hôtels; une
forge dont l'enclume retentissante nous éveillait à l'aube, un
presbytère, et, juste devant notre hôtellerie, un lavoir, dont le bruit
de lessive et le chuchotement bavard ne tarissaient qu'avec la nuit!
Nous décidâmes de demeurer huit jours à Sartor; Emma se sentait un peu
lasse; on assurait les environs charmants.

«--Nous dépenserons quarante francs par jour s'il le faut, avais-je
déclaré fastueusement à l'aubergiste, mais nous voulons la plus belle
chambre et entendons, madame et moi, manger comme des rois, et du
champagne à tous les repas.

«Et l'aubergiste avait salué jusqu'à terre, en nous fixant de deux yeux
ronds.

«Notre installation révolutionnait le pays: les cheveux ondés, la
nacrure du teint et les robes d'Emma achevaient de surexciter l'opinion
et de porter le trouble dans les âmes. Nous ne pouvions sortir de
l'auberge sans attirer toute la population aux portes. Le soir, les gars
s'assemblaient devant le _Lion d'Or_, pour nous voir dîner, et nous ne
sortions qu'entre une double haie de badauds.

Cette curiosité amusait d'abord Emma et l'énervait bientôt. A la
curiosité se mêlaient déjà (il nous sembla, du moins) de l'hostilité et
de la malveillance. Deux ou trois fois, de notre balcon, nous avions
surpris le curé de Sartor en grande conversation avec les lavandières. A
notre vue, il avait tourné les talons et regagné sa cure à pas lents.
L'aubergiste était moins déférent; il y avait comme une impertinence
dans les allures des servantes, et, par deux fois, des gars du pays
dévisagèrent Emma assez grossièrement... Il se passait quelque chose.

«Victorine, la femme de chambre emmenée par Emma, nous donnait le fin
mot de la chose. Un après-midi, où je travaillais, elle entrait assez
brusquement dans notre chambre. Elle avait la face contractée, les yeux
luisants.

«--Qu'y a-t-il, ma fille?

«--Il y a, Madame, que ça ne peut pas durer. Je ne puis pas comme ça
laisser insulter Madame.

«--Comment, on nous insulte, Victorine?

«--Oui, Madame. Excusez-moi, Monsieur, mais on dit que Monsieur et
Madame ne sont pas mariés, que Monsieur est ici avec une cocotte... A
moi qui ai assisté au mariage de Madame, qui ai connu Madame jeune fille
et qui suis avec elle depuis déjà deux ans, moi, ça me retourne et ça me
révolte.

«Et Victorine fondait en larmes. Nous la consolions de notre mieux.
Qu'importaient des propos de paysans! Victorine consentait à sécher ses
paupières, mais de gros soupirs soulevaient sa poitrine. Elle prenait
enfin son courage à deux mains.

«--Madame a-t-elle avec elle son acte de mariage?

«--Mais parfaitement, ma fille, je l'ai même dans ma malle.

«--Eh bien! si c'était un effet de la bonté de Madame, Madame serait
bien aimable de me le prêter... Je serais heureuse de le montrer à
l'aubergiste et aux autres bonnes, et aussi à la femme de l'épicier...
C'est l'épicier qui a fait tout le mal, Madame, et tout ça par la faute
du curé.

«--Comment! le curé!

«--Oui, Madame, le curé était au lavoir le jour où on lavait le linge de
Madame, et quand il a vu les pantalons à dentelles et les chemises à
entre-deux de Madame, il s'est penché pour les regarder de près, s'est
informé, et puis il a déclaré que ce n'était pas là du linge de femme
mariée... et que Madame était sûrement une actrice de la
Comédie-Française qui voyageait avec Monsieur. Et voilà! La chose a fait
le tour du pays. La parole du curé, cela fait foi au village, et un
opprobre est sur Madame et sur Monsieur.

«Et Victorine s'essuyait les yeux.

«Ma femme avait ouvert sa malle:

«--Tenez, Victorine, le voilà, cet acte de mariage. Courez vite le leur
montrer, puisque cela les intéresse, ces braves gens, et rapportez-le
moi.

«--Ah! Madame.

«Et Victorine baisait presque nos mains et partait en courant.

«Nous nous regardions sans rire: notre équipée tournait au tragique.
Vingt minutes après, Victorine revenait, triomphante:

«--Je le leur ai montré, je le leur ai fait lire; ils n'en croyaient pas
leurs yeux, l'épicier surtout... Il m'a demandé si Monsieur et Madame
consentaient à lui prêter leur acte de mariage pour cette soirée. Il
voudrait le montrer au curé et le faire lire, au cabaret, au ferblantier
et au forgeron... Il a le coeur de réparer le mal qu'il a fait, cet
homme.

«--Gardez donc cet acte, Victorine, et prêtez-le à l'épicier. Mais qu'il
ne le perde pas... Nous en aurons besoin pour les autres villages.

«Sartor fut-il convaincu? Non. Une réprobation continua à planer sur
nous; le curé, après la lecture, avait hoché la tête et ronchonné:

«--Mariée, peut-être! mais cette femme-là a du linge et des instincts de
cocotte.

«Les dessous d'Emma l'avaient révolté. Nous quittâmes Sartor accablés du
mépris public. On ne va pas contre l'opinion.»




III

RESPECTABILITY


--Ah! l'injustice de la vie, de la vie sociale surtout, basée sur le
soi-disant respect des préjugés, l'hypocrisie des classes moyennes et la
scélératesse, oui, je maintiens le mot, la scélératesse des honnêtes
gens! Tout l'apparent scepticisme et le cynisme qu'on me reproche sont
faits de la connaissance profonde, acquise à mes dépens et chèrement
acquise, de nos belles âmes contemporaines... et «contemporaines» est de
trop, le monde n'a pas changé... Les fanatismes sévissent toujours,
iniques et passionnés sans d'autres noms...

Et Thomery, tout à fait emballé, tailladait à coups de canif un
excellent londrès qu'il n'entamait pas.

Mme Thomery intervenait:

--Voyons, André...

Et, passant derrière son mari, elle imposait aux tempes enfiévrées de
l'écrivain la fraîcheur de ses mains calmes. Thomery levait les yeux
vers la jeune femme, happait les doigts fins au passage et, les amenant
au niveau de ses lèvres, les baisait goulûment; puis, la repoussant un
peu:

--Mais quand je vous exposerais toutes mes théories, les longues raisons
que je vous donnerais vaudraient-elles un exemple? Non, n'est-ce pas?...
Je vous citerai, au hasard, celui-ci:

«C'était il y a une dizaine d'années, mettons-en onze; je venais d'être
fiancé et faisais ma cour à ma femme. La famille d'Emma passait à Cannes
des hivers qu'elle prolongeait jusqu'à la fin d'avril. Ses parents y
possédaient une magnifique villa à la Californie; et, récemment admis à
courtiser officiellement Mlle Sérigneux, j'étais descendu dans un hôtel
de la ville, un des nombreux hôtels qui foisonnent dans la rue
d'Antibes.

«Ce n'était pas un hôtel de premier ordre; la littérature ne me
permettait pas alors de dépenser pour mon gîte vingt-cinq francs par
jour, mais ce n'était pas non plus un hôtel inférieur. J'étais
modestement logé au troisième, sur la rue d'Antibes, et payais pour ma
pension dix francs nets, ma chambre et le repas du matin, car je dînais
tous les soirs à la villa de mes beaux-parents, Mme Sérigneux, très
collet-monté, n'autorisait les flirts des fiançailles qu'une fois en
vingt-quatre heures.

«Préoccupé comme j'étais alors d'Emma, tout à la griserie à la fois d'un
amour de coeur et de tête, je me souciais peu des hôtes et du personnel
de l'hôtel. Tout distrait que j'étais, il m'aurait fallu pourtant être
aveugle pour ne pas avoir remarqué les allures singulières de la
locataire du premier étage sur le jardin. C'était une grande femme,
désinvolte et découplée et dont l'extraordinaire souplesse indiquait des
habitudes de sport. Elle possédait un yacht en rade, qui disparaissait
souvent pour deux ou trois jours, parfois plus, évanoui vers d'autres
escales. Elle n'en avait pas moins loué au mois tout le premier de
l'hôtel; elle avait même une petite clef de la grille du jardin,
strictement fermée tous les soirs à partir de neuf heures, et ne
rentrait jamais par la rue d'Antibes où s'ouvrait la porte principale.
On l'appelait la princesse. La princesse? Un nom barbare en «ski» ou en
«off» couronnait le petit nom assez joli de Nadia. La princesse Nadia
n'avait aucune prétention à l'élégance. Toujours vêtue de drap bleu
marine, marron ou beige, coiffée de petits feutres mous ou plus souvent
d'une casquette de yachtman, deux énormes perles aux oreilles et un très
beau saphir au doigt, décelaient seuls qu'elle était un peu femme.
Brusque, autoritaire, le profil hautain et les yeux clairs dans un teint
cuit et hâlé comme celui d'un matelot, la princesse Nadia n'avait jamais
dû être jolie, mais sa haute stature et de magnifiques cheveux blonds,
décolorés par le soleil et les embruns, en faisaient une créature
d'exception: elle ne pouvait passer inaperçue. Sa conduite aussi était
des plus étranges. Pendant quatre, cinq et six jours, l'appartement de
la princesse demeurait fermé; puis il s'emplissait tout à coup de bruits
de pas, de voix et de chansons et de cliquetis de vaisselle: la
princesse Nadia était à terre et donnait à dîner aux invités de son
yacht; elle leur donnait à loger aussi. L'appartement contenait quatre
ou cinq chambres à coucher. On festoyait ferme chez la princesse, et les
fêtes s'y prolongeaient fort avant dans la nuit. On y sablait gaiement
le champagne, mais le personnel de l'hôtel ne pénétrait jamais dans les
pièces pendant les repas qu'on y donnait. C'étaient les marins du yacht
qui faisaient le service et prenaient les plats des mains des maîtres
d'hôtel à la porte... On ne rencontrait jamais la princesse Nadia dans
les couloirs, le vacarme de ces soupers nocturnes avait seul révélé sa
présence. La princesse devait payer royalement, car tout le monde était
à ses genoux.

«Les autres personnes descendues aux Eucalyptus rentraient dans la
banalité des hiverneurs ordinaires de la Riviera. Une massive famille
hollandaise, des Van der Goelen quelconques descendus là avec trois
jeunes filles, m'aurait laissé absolument froid sans la profonde
impression que, toute fatuité mise à part, je devais m'avouer avoir
produite sur la plus jeune des demoiselles Van der Goelen. Blanches,
grasses, blondes d'un blond de lin qui ne s'allumait pas aux lumières,
et d'une carnation si fraîche qu'elle en semblait humide, les trois
demoiselles Van der Goelen étaient toutes les trois terriblement
insignifiantes et se ressemblaient toutes par une extraordinaire absence
de traits. Ces trois jeunes Bataves répondaient aux noms de Dorothée, de
Wilhelmine et de Thécla. C'est Thécla que j'intéressais, je ne pouvais
plus en douter. C'étaient, chaque fois que j'entrais dans la salle à
manger, des rougeurs et des pâleurs subites, qui m'auraient peut-être
flatté à un autre moment de ma vie; c'étaient aussi des frôlements de
coudes dans nos rencontres dans les couloirs ou dans l'escalier, des
gants et des mouchoirs laissés tomber à terre, que j'avais d'abord
ramassés et rendus, et puis, comme je ne me prêtais plus à ce manège,
des billets doux carrément insinués dans ma serviette et que je trouvais
en la dépliant. Cette jeune Hollandaise avait toutes les audaces, toutes
les maladresses aussi. Dans ces billets elle m'appelait «poète glorieux»
et «romancier de la femme»; je soupçonnais Mlle Thécla Van der Goelen
d'être affreusement romanesque; elle avait toujours à la main un volume
de Lamartine ou d'Octave Feuillet. Elle était encombrante et obstinée,
et, obsédé des gros soupirs qu'elle poussait désespérément vers moi,
j'avais fini par changer l'heure de mes repas, pour ne plus sentir peser
sur mes yeux la muette interrogation de ses larges prunelles immobiles.

«Il y avait aussi à cet hôtel une autre personne que j'avais dû
remarquer malgré moi. De mise sobre et d'allures on ne peut plus
discrètes, volontairement effacée, l'on eût dit, dans le cosmopolitisme
de cet hôtel, Mme Déris était une grande et mince jeune femme brune,
dont le profil de camée, le teint mat et les admirables yeux de perles
noires m'avaient imposé le souvenir d'une telle ressemblance, que je
m'étais enquis immédiatement de son nom. Mme Déris était à Cannes pour
la santé de sa fille, une pauvre enfant de dix ans secouée d'une
mauvaise toux et qu'on ne voyait à table qu'au déjeuner de midi. A une
heure, Mme Déris et sa fille montaient en voiture et rentraient à
l'hôtel avant le coucher du soleil. La petite malade dînait dans sa
chambre et, à sept heures, Mme Déris descendait prendre son repas toute
seule à une petite table; puis, la dernière bouchée avalée, remontait
vite auprès de l'enfant. La jeune femme ne parlait à personne; elle
était toute aux soins et à la santé de sa fille, et je n'ai jamais connu
dans ma carrière une créature de mise et d'allure aussi distinguées et
aussi simples... Et pourtant, quand je la regardais à la dérobée, ce
profil, cette jolie attitude pensive et fière, cette démarche onduleuse
et ces longues paupières ombrées de cils noirs, j'avais déjà vu tout
cela quelque part. Mme Déris ressemblait à crier à Marthe Fancy, une
adorable demi-mondaine du quartier Marbeuf qui n'avait fait que passer
au théâtre, et cette ressemblance m'obsédait; on n'est pas impunément
homme de lettres.

«Cette obsession alarmait-elle Mme Déris? Toujours est-il qu'un matin,
sur mon palier, la jeune femme venait vers moi.

«--Oui, c'est moi, me disait-elle d'une voix entrecoupée, vous m'avez
bien reconnue; c'est moi, Marthe Fancy, mais je vous en supplie, ne
trahissez pas mon incognito, je vous en supplie, monsieur Thomery: pour
vous, que je demeure Mme Déris. Je suis ici pour la santé de ma
Jacqueline, de mon enfant que je sais condamnée, que je ne sauverai pas
et que j'espère sauver encore. Marthe Fancy n'est plus, il n'y a plus
ici qu'une mère désespérée et acharnée à disputer son enfant à la
maladie, à la mort. Partout ailleurs, sur la Riviera, à Nice, à
Monte-Carlo on m'aurait reconnue, mon nom aurait été cité, j'aurais été
en butte à mille importunités, à toutes les poursuites... nous n'avons
pas le droit de disparaître, nous appartenons au public. Alors je suis
venue me terrer ici dans cette pension de famille, sous un faux nom,
mais il a fallu que vous y vinssiez aussi. Monsieur Thomery, vous êtes
un artiste, c'est-à-dire généreux, et puis vous êtes fiancé, vous allez
vous marier, vous aurez des enfants. Eh! bien, au nom des enfants que
vous aurez, de la fiancée que vous aimez, ne me reconnaissez pas, ne
trahissez pas Mme Déris.

«Et je promis tout ce qu'elle voulut.

«Malheureusement, il est des misérables partout, et surtout dans les
pensions de famille de la Riviera.

«A quelque temps de là, comme je sortais pour aller dîner chez mes
beaux-parents, je croisais Mme Déris dans l'escalier, la jeune femme
était tout en larmes.

«--Qu'y a-t-il, faisais-je tout ému, Jacqueline serait-elle plus mal?

«--Non, mais je pars, on me met à la porte.

«--Vous!

«--Oui, le patron de l'hôtel m'a fait appeler chez lui, il m'a dit ne
pouvoir garder dans son hôtel respectable une cocotte.

«--Il a dit?

«--Oui, on m'a reconnue, on m'a trahie.

«--Et vous soupçonnez qui?

«--Je ne soupçonne pas, je sais. Une bande joyeuse de Monte-Carlo est
venue dîner l'autre soir ici, deux femmes et trois hommes. Un de ces
hommes m'a reconnue et, pris d'un désir de brute, à moitié ivre, m'a
demandé de passer la nuit chez moi; je l'ai repoussé, il a insisté, il
m'a offert jusqu'à cinquante louis, puis, devant ma résistance, a ricané
bêtement en disant que j'aurais de ses nouvelles. Je les ai maintenant,
de ses nouvelles: il a révélé qui je suis. On m'expulse.

«--Et vous savez le nom de ce misérable?

«--Peu importe! Sur dix viveurs huit auraient agi comme lui; des femmes
comme nous, est-ce que cela compte! Mais ne vous attardez pas plus
longtemps, monsieur Thomery. Vous pouviez être vu causant avec Mme
Déris, mais pas avec Marthe Fancy.

«Je partais outré et dînais en maugréant en moi-même contre la
goujaterie des viveurs et des hôteliers; ma fiancée dut me trouver ce
soir-là bien distrait; je rentrais chez moi vers les dix heures et
demie. J'allais me mettre au lit quand un léger grattement à ma porte me
faisait brusquement enfiler mon pyjama; une voix de femme implorait
dehors, je ne doutais pas que ce fût Marthe Fancy. La pauvre créature
venait me conter ses peines; j'allais ouvrir et Mlle Thécla Van der
Goelen entrait délibérément dans ma chambre. Elle était en peignoir. Sa
gorge très blanche, déjà très forte, bombait dans les dentelles, elle
refermait la porte, et toute souriante:

«--C'est moi! disait-elle.

«--Comment, c'est vous!

«--Oui, c'est moi, je suis venue, je vous aime!

«Et elle s'asseyait sur un fauteuil, j'étais abasourdi.

«--Mais votre père, votre mère, votre famille, mais malheureuse enfant,
vous ne réfléchissez pas!

«--Si, j'ai réfléchi; quand ils sauront que je suis venue, il faudra
bien qu'ils me donnent à vous. Je vous aime!

«Son calme m'exaspérait. Je l'aurais battue. Elle demeurait là avec ses
grands yeux clairs et le sourire de sa bouche appétissante, trop rouge.

«--Je vous aime, je vous aime!

«--Mais moi je ne vous aime pas, je suis fiancé avec une jeune fille
dont je suis amoureux. C'est de la démence, de la folie, vous êtes une
enfant, cela vous passera.

«Bref, j'eus toutes les peines du monde à mettre à la porte Mlle Thécla
Van der Goelen, qui s'était mis en tête de se compromettre et d'épouser
bon gré mal gré M. André Thomery, votre serviteur, _génial poète_,
qu'elle admirait tant.

«Comme je préparais et surveillais sa sortie, peu soucieux que Mlle
Thécla fût aperçue se glissant hors de chez moi, un effroyable vacarme
éclatait dans l'hôtel. Tout le personnel était requis pour mettre dehors
un des invités de la princesse Nadia, un simple matelot de l'escadre
qui, prié à ces agapes aristocratiques...--mystère... mystère...
mystère--et abominablement gris de Moët, s'était oublié jusqu'à pocher
un oeil à un Grand-Duc. Le lendemain matin, Mme Déris partait;
j'assistais au chargement de ses bagages sur l'omnibus de l'hôtel. Sa
situation y était maintenant connue et personne ne répondait plus à son
salut. Je l'aidais à monter en voiture, elle et sa petite Jacqueline,
toute pâlotte et emmitouflée de lainages blancs. Mme Déris allait
s'installer au Lavandou. Le maître de l'hôtel avait, au départ de
l'omnibus, un imperceptible hochement de tête, mais la joie d'une
honnête conscience enfin satisfaite éclatait sur sa face de pleutre. Il
avait une fois de plus assuré la «respectability» de sa maison.»




MONTE-CARLO




I

LA QUESTION DU POURBOIRE


Ils étaient là une dizaine de dîneurs dans la grande salle à manger de
l'hôtel d'Ostende; les femmes, épaules nues, tout l'orient des perles et
toute l'eau des diamants en flammes et en reflets sur la nacre des
chairs; les mâles en smoking, la mollesse des plastrons bâillant dans
l'échancrure des gilets de fantaisie, irréprochables, impeccables,
oeillets blancs et gardénias. Il y avait tout Cosmopolis: le baron et la
baronne Rodestern, de Vienne; lady Forkett et sa soeur miss Bellah
Duncan, d'Édimbourg; Léviston, le roi du Trust des cuivres; un attaché
de l'ambassade de Suède; la comtesse Nadège Azimoff; un prince italien;
un Brésilien, possesseur d'innombrables haciendas, et un jeune Espagnol,
Argentin d'origine, secrétaire d'un pair d'Angleterre.

C'était le Brésilien qui traitait. Un grand paravent déployé isolait les
dîneurs du reste de la salle; les valses d'un orchestre de tziganes,
installé à l'autre extrémité de la galerie, arrivaient par bouffées et,
tour à tour langoureuses ou trépidantes, couvraient le va-et-vient du
personnel, dont les semelles feutrées n'amortissaient pas assez les pas.
L'atmosphère surchauffée fleurait la venaison, le fumet des grands crus,
la tubéreuse et la chair de femme; la dorure solide des chignons bas
miroitait sur les nuques, car toutes les invitées du Brésilien étaient
uniformément blondes, de ce blond lumineux et fluide qui coûte cinq
louis le flacon chez les grands coiffeurs.

Les hommes, le teint fouetté par les courses au grand air, excursions en
chaloupe à vapeur et records d'automobiles; les femmes, leur fraîcheur
ravivée par le tub et les joues unies par la délicatesse
d'imperceptibles fards, dégageaient tous une violente impression de haut
luxe... Des gains et des pertes à la salle de jeu la conversation avait
glissé aux potins. Un des dîneurs jetait le nom de la princesse
Alexanieff. Il venait de lui en arriver une bien bonne.

--Qui ça, la princesse Alexanieff? demandait miss Bellah Duncan.

--Mais cette vieille folle qui ne quitte pas le tapis vert. Vous ne
connaissez qu'elle.

--En vérité non, insistait la jolie Écossaise.

--Mais si, mais si. Vous ne pouvez pas entrer dans les salles de jeu
sans tomber sur elle. Elle s'y rue à dix heures dès le matin, pour n'en
sortir qu'à une heure. Vous l'y retrouverez à trois, pour l'y revoir
encore à minuit; je ne crois même pas qu'elle dîne.

--Un phénomène, alors?

--Vous l'avez dit, un phénomène.

--Et jolie, cette princesse?

--Jolie!--et Léviston éclatait de rire--la princesse Alexanieff, mais
une vieille joueuse, je vous le dis, desséchée par son vice, un vieux
fantoche sans âge ni sexe enraciné par sa passion sur ce rocher de
Monte-Carlo, et qui ne quitte jamais la Principauté.

--Même l'été?

--Même l'été. Ah! vous ne connaissez pas les âmes de joueurs, miss
Bellah.

La jeune fille était devenue songeuse.

--Et riche, cette princesse?

--Des millions et des millions.

--Étrange. Et elle gagne au jeu?

--Elle gagne quelquefois, mais elle perd toujours.

--Ça, c'est un mot, et il faudra l'envoyer à la Compagnie fermière.

--Ah! comme je voudrais la connaître, imploraient les lèvres roses de
miss Duncan.

Lady Forkett intervenait:

--Mais tu es insupportable, en vérité, Bellah! Cette vieille dame,
toujours vêtue de velours râpés et d'étoffes pisseuses, des manteaux
magnifiques d'ailleurs, brodés et rebrodés, mais datés, démodés et
raidis de taches, l'air d'une marchande à la toilette! Tu l'as déjà
remarquée! Et des chapeaux comiques, tout à fait la vieille excentrique
du rôle de Max Dearly dans _Country Girl_!

--Ah! cette vieille dame qui a l'air si malpropre! Je sais, je sais.
Mais elle fait peur. Et elle a des millions?

--Plusieurs.

--Alors ses colliers, ses pendants de turquoises sont vrais? Je les
croyais faux!

--Fausses! des turquoises de famille et d'origine impériale!

--Les turquoises, ou la famille?

--Les deux. La princesse Alexanieff est tout ce qu'il y a de plus
authentique: un de ses ancêtres directs a été l'amant de Catherine II.

--Et en Russie, soulignait la comtesse Azimoff, avoir eu un aïeul dans
le lit de la grande Catherine, c'est le plus beau titre de noblesse dont
nous puissions nous enorgueillir.

--Comtesse! observait lady Forkett alarmée.

--Ah! pardon, milady. Vous êtes Anglaise, j'oubliais.

--Et sa famille? poursuivait tranquillement miss Bellah. Qu'est-ce que
fait la princesse de sa famille impériale?

--Mais elle l'oublie! concluait Horlofsen, le Suédois de la bande. La
princesse a été mariée et a sûrement dans l'Ukraine ou dans le Caucase
des gendres, des belles-filles et des petits-enfants.

--A Pétersbourg même, sans aller si loin, souriait la comtesse Azimoff.

--Et elle a planté là tout son monde? interrogeait la jeune fille.

--Naturellement. C'est une joueuse. Hors Monte-Carlo rien n'existe pour
elle. Soyez certaine qu'elle n'a même jamais vu ce pays. Ce décor unique
de mer et de montagnes, ce bleu du large et ce bleu du ciel, ces
palmiers, ces prairies d'oeillets, cette profusion d'arbustes et de
fleurs rares, la princesse Alexanieff ignore tout cela. Pour elle tout
est rouge ou noir. C'est une hallucinée qui ne vit que pour les
douzaines, impair et passe, les martingales et les combinaisons...

--Et maintenant que tu as campé ton personnage, interrompait Ramirès, le
jeune Espagnol un peu Argentin, voyons, mon cher Otto, vas-y de ton
histoire?

Et le Suédois, ayant passé négligemment ses doigts dans l'or soyeux de
sa moustache:

--La princesse, vous le savez, descend depuis dix ans aux Roches rouges.
Un de ces derniers soirs, une troupe de musicanti y donnait une aubade
aux dîneurs. _Cavalliera rusticana_, _E Paillaze_, tarentelles, tout le
répertoire y passait. La princesse présidait la table, toutes ses
turquoises de famille sur l'ossature de ses épaules et une perruche dans
le chignon, perruche elle-même, maquillée, spectrale, véritable doyenne
des poupées macabres du lieu. La vieille joueuse est mélomane. L'amour
de la musique est la seule passion que n'ait pas étouffée son vice: elle
adore surtout les partitions italiennes, les cavatines, les barcaroles
et tous les dégueulandos de Sicile et de Naples. Pâmée sous l'archet des
musicanti, les yeux au plafond, dodelinant de la tête, elle laissait
s'en aller sa vieille âme sentimentale vers des Capri de rêve et des
Amalfi de lumière au gré des mélodies macaroniques.

«Elle ne revenait à elle qu'au dernier accord d'une chanson napolitaine
et, toute lubrifiée de reconnaissance (la princesse avait eu ce jour-là
de la veine au jeu), elle laissait tomber un louis dans l'assiette du
quêteur. Les musiciens se retiraient; la princesse passait au salon,
s'isolait dans un fauteuil et, fermant ses vieilles paupières,
s'abandonnait à sa petite sieste quotidienne, son petit somme
réparateur. Tout le monde, aux Roches rouges, respecte le sommeil de la
princesse: «Ne réveillez pas la Gorgone qui dort», avait risqué, un
soir, un mauvais plaisant. Le mot a fait fureur. Et trois fois par
semaine le personnel des Roches rouges a à effacer sur la porte du salon
l'inscription suivante: «Ici dort la Gorgone.» C'est une des joies
innocentes de la Principauté.»

--Mais marchez donc, Otto! Vous n'avancez pas.

--M'y voici. A dix heures, la fièvre du jeu réveillait la princesse;
elle demandait l'ascenseur et remontait chez elle. Son sourire à
rassujettir, un peu de mouvement à donner dans ses bouclettes,--la
Gorgone n'a pas tout à fait renoncé à plaire... aux croupiers,--elle
entre dans sa chambre, donne l'électricité et s'arrête, figée de
terreur. Un homme est installé là au milieu de la pièce, à côté de son
lit. Chemise de soie mauve, pantalonné de blanc, les reins sanglés d'une
tayolle de soie cerise, c'est un homme à large face mate, virgulée
d'énormes moustaches noires; deux yeux sombres en caverne se veloutent
de douceur sous une broussaille de cheveux bruns. Le sourire aux lèvres,
l'échine obséquieuse, l'homme se lève et s'incline cérémonieusement:

«--Commandez ce que vous voulez! _Commandate che volete!_

«Et la princesse Alexanieff reconnaît le chef d'orchestre des musicanti.

«--_Che volete lei, che fate cui?_ (Que voulez-vous? Que faites-vous
ici?)

«Et la princesse s'indigne, s'érupe. L'homme est toujours là, souriant,
l'échine onduleuse, son violon à la main... La princesse à reculons
s'efforce de regagner la porte. Alors l'homme, dans un mauvais français
mâtiné d'italien:

«--_Madame la principessa a mis oune louis dans moun plate; z'ai cru que
madama désirait oune sérénade particoulare et ze souis mounté zé zon
altesse. Que madama commande la canzona qu'elle dézire que ze zoue; ze
souis tout à soun désir._

«Une aubade particulière! La princesse en sentait craqueler l'émail de
ses joues; elle retrouvait le geste de son ancêtre pour montrer la porte
au malencontreux musicien: les Roches rouges sont désormais consignées à
la bande du trop zélé violoniste. Quant à la princesse, nous serons au
moins une semaine sans la revoir dans les salles de jeu.»

--Comment!

--Sans doute; la princesse Alexanieff est Russe, donc superstitieuse.
Cet insolent faquin lui a coupé sa chance avec sa déclaration.

--Non!

Et toute la table s'esclaffait de rire.

--Elle le prétend, du moins: «Avoir osé me désirer, moi, a-t-elle
déclaré, le soir même, à l'hôtel; avoir pensé que moi, princesse
Alexanieff, je consentirais à partager sa passion! Mais voilà. Je ne
gagnerai plus rien, plus rien de la saison. Chançarde au jeu, déveinarde
en amour, la réciproque s'impose. Ce maudit Italien m'a porté la
guigne!»

«Moralité, concluait le Suédois en allumant un troisième cigare: en
Italie il ne faut jamais majorer les pourboires.»

Il y eut un silence.

--Peut-être, en effet, pensait tout haut la comtesse Azimoff.

Elle avait posé un coude sur la table et, le menton en avant, la bouche
entr'ouverte, elle fumait lentement une cigarette d'Orient; ses yeux
verdâtres en suivaient les légères spirales de fumée au plafond. Sa pose
était si naturelle, qu'elle mettait à la fois en valeur le galbe de ses
seins avancés hardiment sous les yeux des dîneurs et l'éclair étincelant
de petites dents de nacre. L'humidité du sourire soulignait le vague et
l'humidité du regard. Une rêverie voluptueuse,--peut-être plus qu'une
rêverie, un souvenir, qui sait?--noyait toute la face pensive de la
comtesse. Toute la splendeur de sa chair blonde en était comme
dramatisée, devenue à la fois plus lointaine et plus brutale, et, sous
le regard aigu des hommes, la comtesse Nadège sentait que toutes les
femmes la détestaient.

--Vous qui passez tous vos étés sur les lacs italiens, comtesse,
hasardait le baron Rodestern, que pensez-vous de l'opinion formulée par
notre ami? Faut-il majorer, oui ou non, les pourboires au pays de la
barcarole?

La comtesse tournait vers le Viennois deux yeux lents:

--En vérité, je ne sais trop. Le pourboire, cela dépend aussi de celui
qui le reçoit et de celui qui le donne. Je n'ai jamais majoré les
miens... et pourtant!

Et la comtesse Nadège avait un mystérieux silence.




II

NUITS D'ITALIE


--O comtesse, voilà un mot qui sent la poudre. Il y a une aventure
là-dessous.

--Une aventure... peut-être?

La comtesse Azimoff avait retiré son coude de dessus la nappe; ses
prunelles, lentement promenées sur chacun des convives, suggestionnaient
à tous les hommes présents l'immédiate idée d'une intrigue possible avec
la Moscovite. Un frémissement courut, des moustaches tremblèrent, il y
eut de brusques avancées de menton et des palpitations de narines.

La comtesse Nadège avait croisé ses mains sur ses genoux et déployé
devant sa nudité les fulgurances ombrées d'un grand éventail de plumes.

--Une aventure, en effet, mais avant, je dois vous prévenir que je suis
une libérée de préjugés, les préjugés encore chers à la vieille Europe,
et je vais peut-être scandaliser votre pudeur anglaise, milady, et votre
cant américain, mon cher Léviston. En ma qualité de Russe je suis une
Asiatique, mais une Asiatique affranchie, une espèce d'échappée du
sérail, le sérail de toutes les conventions et de toutes les tyrannies.
Russe, je suis du pays de tous les servages, mais aussi de toutes les
libertés, de celles que l'on conquiert au prix de sa réputation, de sa
fortune et parfois de sa vie. Je ne retournerai jamais en Russie; le
comte Azimoff y a été compromis comme nihiliste. Mieux que veuve,
puisque divorcée, je suis devenue une nomade par la force des choses et
par la force aussi de mes instincts. D'une nomade, j'ai pris le goût de
la vie aventureuse, l'allure aventureuse aussi, l'habitude des
résolutions soudaines et la passion de la liberté. D'une tzigane, en
effet, j'ai l'indépendance de pensées, la fantaisie dans les actes, les
indulgences qu'on prétend coupables, avec, en plus, une certaine avidité
jouisseuse de l'occasion.

Toute l'assistance se regardait; la comtesse continuait sa profession de
foi:

--A force d'errer, de ci, de là, le vent des steppes a fini par me
fouetter les nerfs et le sang...

--L'instinct, concluait le jeune attaché d'ambassade suédois.

--Cet été, donc, j'étais sur les lacs italiens. La baronne Stourline,
une amie d'enfance retrouvée à Plombières, m'accompagnait. Nous avions
commencé par Pallanza, célébré par Barrès, pour finir par Bellagio en
brûlant Lugano, raconté par Rosny! la tournée classique enfin, le lac
Majeur, Lugano, le lac de Côme.

«Bellagio nous avait retenues pendant quinze jours dans l'enchantement
de la villa Serbelloni... Bellagio, on ne raconte pas la mélancolie
souriante et la langueur heureuse de ce paradis d'eaux bleues, de cimes
et de nuées dans trop de soleil et trop de fleurs; et maintenant, un peu
exténuées de quinze jours de nirvana et de songes, nous gagnions à
petites journées Vérone et la Vénétie, où nous devions demeurer tout un
mois.

«Je passe tous mes automnes à Venise, une habitude déjà ancienne, et je
ne m'étais jamais arrêtée au lac de Garde, le plus grandiose et le plus
sauvage pourtant, assure-t-on, non pas que la magie de ses horizons
apparue sur la ligne, entre Brescia et Peschiera, ne m'eût depuis
longtemps tentée, mais Dezenano, la station du lac, passe pour un
endroit si inconfortable! Cette fois, l'obsession des Alpes du Tyrol
entrevues et de leurs découpures, on dirait, taillées dans de
l'améthyste et de la lazulite, fut la plus forte. Nous décidâmes, la
baronne Stourline et moi, de passer deux nuits à Dezenano, le temps de
visiter le lac, sinon jusqu'à Riva, jusqu'à Stressa du moins.

«Nous voilà donc parties pour Dezenano; nous avions quitté Milan le
matin même, devions déjeuner à Bergame, le temps d'y voir le tombeau du
Colleone et la basilique, pour en repartir après dîner et arriver à
Dezenano à onze heures.

«Nos gros bagages et nos deux femmes de chambre avaient filé directement
sur Venise.

«Je n'avais à la main que mon sac à bijoux et une enveloppe avec mon
linge de nuit, ajoutez un nécessaire très complet dont s'était chargée
la baronne et qui devait nous servir à toutes deux, quatre mille francs
dans un petit portefeuille insinué dans la doublure de mon corsage, la
baronne autant dans la doublure du sien et une lettre de change de dix
mille sur les banques de Venise, de Florence et de Rome. Nous voilà donc
débarquant à minuit dans une petite gare de campagne enfouie sous les
arbres et sans autre habitation qu'une auberge de village éteinte à
cette heure de nuit. Nous n'étions guère fières, la baronne et moi,
abandonnées avec nos bijoux et nos valeurs dans cette solitude, car nous
savions Dezenano à vingt minutes au moins de la station, et le Bædeker,
consulté sur les hôtels du pays, n'était guère engageant: _Avis
partagés_, indiquait-il après chaque hôtel; _avis partagés_, en idiome
de guide, c'est l'aveu qu'il n'a pas d'opinion à donner.

«_Albergo di Fiori_ (Auberge des fleurs). _Vieil hôtel italien bon, mais
modeste. Cuisine italienne. Chambres de trois à cinq francs._ Mieux vaut
une bonne auberge qu'un mauvais hôtel. Nous décidions pour l'Auberge des
fleurs. Mais l'_Albergo di Fiori_ aura-t-elle un omnibus à la gare?
Celle de Dezenano domine un assez haut remblai. Nous descendions, la
baronne et moi, les vingt-cinq marches d'un escalier de marbre du pays
et débouchions sous les grands platanes mouillés d'une allée
interminable, car, pour comble, il pleuvait cette nuit-là. Il y avait
quatre omnibus à la station. _Albergo di Fiori_ s'étalait en lettres
d'or sur la lanterne de l'un d'eux. Un facchino y hissait nos bagages et
nous nous installions sur les coussins. _Anda!_ Un coup de fouet, et
l'omnibus s'ébranlait au trot de deux chevaux. Vingt minutes en rase
campagne, rien que les grands arbres de la route et la pluie, puis un
bruit de ferrailles, et nous nous engagions dans les rues de Dezenano,
rues caillouteuses et mal pavées, bordées de vieux logis soutenus par
des piliers trapus, des files d'arcades basses mal éclairées par de
rares lanternes, des placettes désertes, et, sur les places comme dans
les rues, personne, personne; toute la ville endormie.

«L'omnibus s'engage enfin sous un grand porche; un immense hangar voûté,
on dirait une chapelle désaffectée nous accueille. Une bande de poules
s'effare et s'essaime en gloussant dans l'ombre; à la lueur d'une
lanterne, que promène devant nous le portier de l'hôtel, des carrioles
crottées, une berline hors d'usage, un cabriolet à capote déchirée, de
vieux harnais, toute une carrosserie fantôme s'entrevoit dans la nuit;
le voisinage du lac s'affirme par une fraîcheur moisie où traînent des
relents de poulailler et d'écuries. C'est toute l'incurie italienne
aggravée par la détresse de l'heure et l'effroi de la solitude.

«--Mais où sommes-nous? me demande la baronne. C'est une ruine!»

«Cependant le cocher dételle les chevaux. Au son d'une cloche mise en
branle par le portier, une espèce de gouvernante apparaît, les pieds nus
dans des sabots. Les yeux gros de sommeil, elle achève de nouer les
cordons de sa jupe.

«--Pour la nuit? demande-t-elle ahurie.

«--Sans doute, pour coucher une nuit, deux nuits. Cela dépendra.

«--Une chambre? deux chambres?

«--Deux chambres, faisais-je impatientée, car j'ai horreur du
déshabillage et des toilettes en commun.

«--_Va bene!_ Au premier. Suivez-moi, mesdames.

«Et, armée d'un bougeoir de cuivre, l'Italienne s'engage devant nous
dans un gigantesque escalier; les marches en oscillent, comme descellées
par le poids des siècles; le portier suit avec sa lanterne et nos
bagages.

«L'escalier monte et tourne sous des voûtes avec de larges paliers
toutes les cinq marches. Nous traversons une galerie extérieure. Le vent
du lac y éteint bougie et lanterne; on les rallume. Et puis c'est un
arrêt devant une grosse porte.

«La soeur tourière, comme l'appelle la baronne, a oublié les clefs. Le
portier descend les chercher à la cuisine. Quel trousseau il rapporte?
Celui d'une geôle de prison! Elles ont bien trois cents ans, ces clefs;
elles tournent péniblement dans des serrures compliquées et formidables;
et ce sont d'autres salles et des couloirs, des immenses salles aux murs
décorés de fresques et dont la peinture s'écaille, des chambres
démeublées et tristes, dallées de marbre grisâtre et qui semblent
inhabitées depuis cent ans. Des plafonds peints en trompe-l'oeil se
lézardent de crevasses; dans des chambres des lambeaux de papier pendent
au-dessus des plinthes. Jamais nous n'avons encore vu pareille détresse
et pareil abandon. «Où sommes-nous?» Une même angoisse nous étreint et
je regrette d'avoir demandé deux chambres. Nous y sommes enfin.

«Celle de la baronne est vaste comme une cathédrale; un petit lit de fer
à rideaux de percale, une cuvette sur un trépied, le pot à eau dessous,
un tapis élimé comme descente de lit. C'est tout. Dans un angle une
seule fenêtre, dont l'hôtelière pousse les persiennes. La chambre donne
sur le lac... Il est sinistre, le lac. Une tempête le bouleverse, des
blancheurs d'écume zèbrent les ténèbres, et sur un grand ciel balayé de
nuages, sous une lueur blémissante de lune, des montagnes tragiques se
profilent dans un décor d'embuscades et de meurtres.

«La baronne ne dit plus rien. Un silence éloquent pèse sur nous, mais
ses yeux hallucinés parlent pour elle:

«--Sortirons-nous vivantes de cette auberge?

«Heureusement, la porte, d'une épaisseur de dix centimètres au moins,
est-elle boulonnée de clous et bardée de verrous et de lourdes barres de
fer. C'est la porte d'une forteresse. La chambre n'a qu'une porte, et,
cette porte fermée, y entrer serait impossible: cette porte est une
sécurité.

«--Bonne nuit!

«Je prends congé de la baronne et passe dans le gîte que l'on me
destine. C'est le portier qui m'en fait les honneurs. L'hôtelière a
regagné son lit. Ma chambre est un peu moins grande que l'autre, mais
c'est le même modèle: même mobilier sommaire et même impression
d'abandon. Ma chambre cependant a deux fenêtres, mais ces fenêtres sont
grillées, et l'absence de persiennes m'imposera toute la nuit le décor
lugubre du lac démonté sous ce ciel lunaire.

«Le portier a déposé mon sac et mon enveloppe sur une chaise; il
m'explique maintenant le jeu des verrous et des barres pesantes qui me
garderont cette nuit. Il s'exprime dans un mauvais italien que je
comprends mal. Je saisis enfin ou crois saisir le mécanisme de la
clôture, et je lui mets trois lire (trois francs) dans la main.
Pourquoi, à cette minute, regardai-je cet homme? Jusqu'alors je ne
l'avais même pas vu, ce que l'on appelle vu.

«C'était un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, trapu, très brun de
peau, et dont les extraordinaires yeux noirs forcèrent peut-être mon
regard. Plutôt laid avec son nez court, son menton osseux et ses
pommettes saillantes, il avait sous sa casquette galonnée une face
camuse de tête de mort, plus tchèque qu'italien de type, en vérité. Mais
l'intense avidité de ses prunelles, l'éclat des dents petites et dures
dans une bouche épaisse et large, l'ambre chaud de son teint et surtout
la musculature de cet homme pimentaient étrangement sa laideur.

«--Italien? lui demandai-je.

«--Non, répondait-il, Autrichien de Trente. Je suis du lac.

«Et il souriait de toutes ses dents.

«L'homme ne s'en allait pas. Je regardai ses mains; il les avait
noueuses et velues, des mains d'assassin. Ses yeux luisants ne me
quittaient plus.

«--Ah! faisais-je.

«Puis je lui redonnai deux autres francs, pressée de le voir partir.

«--_Bona sera_, lui disais-je.

«L'homme gagnait la porte à pas lents.

«--_Bona sera, signora._

«D'un bond j'étais aux barres et aux verrous, j'en faisais jouer le
mécanisme séculaire, j'assujettissais soigneusement toute cette
ferraille et, prudente, ayant tendu ma couverture de voyage devant la
porte, pour que l'on ne surprît pas mes faits et gestes, je retirai les
écrins de mon sac, les cachai sur le haut de l'armoire, ainsi que le
portefeuille sous le journal du tiroir de la table, et, ayant sorti mon
revolver de son étui, je retirai le cran de sûreté et posai mon arme
sous mon traversin.

«Cette auberge ne me disait rien qui vaille; il fallait s'y tenir prête
à toute éventualité. Je ne me déshabillai que toutes ces précautions
prises; j'allai encore m'assurer que la porte était bien close, et,
alors, je consentis à me mettre au lit. J'y veillai bien encore une
demi-heure, la bougie allumée; mais la lune inondait toute la chambre,
les deux fenêtres sans volets l'éclairaient comme en plein jour. Je
soufflai ma bougie et je m'endormais.

«Un fracas épouvantable me réveillait en sursaut: la porte venait de
s'ouvrir, entraînant avec elle le poids de ses verrous et de ses barres.
Je me dressai sur mon lit, et j'entendais distinctement le bruit de mon
revolver qui venait de tomber. J'avais fermé instinctivement les yeux,
il me fallait bien les rouvrir.

«Un homme en bras de chemise se tenait debout au pied de mon lit. Une
lanterne sourde, qu'il braquait sur moi, l'éclairait mal; mais l'homme
avait pourtant refermé la porte. Je remarquai qu'il était pieds nus. Il
y eut un moment de silence horrible.

«L'homme élevait lentement sa lanterne à la hauteur de son visage; je
reconnaissais le portier de l'hôtel. Il avait ôté sa tunique à boutons
de métal et se tenait là, vêtu seulement d'un pantalon et d'un gilet.

«--Que voulez-vous? que faites-vous ici?

«L'homme souriait de toutes ses dents, sa large bouche aux lèvres rouges
s'ouvrait jusqu'aux oreilles, et, d'une voix rauque:

«--_No fate rumore_ (ne faites pas de bruit), vous m'avez donné cinq
francs, je suis venu.

«Cinq francs... Il était venu!... Je ne comprenais pas.

«L'homme souriait toujours; ses yeux étincelaient dans l'ombre,
phosphorescents et bleus comme une flamme d'alcool. Je le voyais
frissonner de la nuque aux talons d'un imperceptible tremblement qui me
gagnait à mon tour. Si je n'étais pas une libérée de préjugés, je
pourrais dire que je donnai dix autres francs et que je congédiai cet
homme, car j'avais enfin compris sa méprise et son désir. Mais nous
étions là, seuls tous les deux dans la nuit, moi, femme de vingt-huit
ans, lui, garçon de vingt-cinq; je voyais la nudité de son cou robuste;
sa chemise entr'ouverte bâillait sur une poitrine velue et je ne voyais
plus que cette poitrine; mes yeux se souvenaient de ses poings noueux et
du sourire à dents blanches, aigu et goulu; j'éteignais la bougie, que
j'avais instinctivement rallumée dans mon trouble, et le garçon
éteignait sa lanterne. Deux bras nerveux m'étreignaient à la taille, un
genou frôlait le mien, le poids d'un corps faisait craquer le lit... et
ce fut une de ces étreintes...»

--D'Italie.

--Et tout cela pour la somme de cinq francs. Ah! c'est un pays unique
pour les femmes qui voyagent seules, et, pourtant, comtesse, vous
n'aviez pas majoré le pourboire...

Il y eut un silence.

--Et vous êtes partie le lendemain?

--Sans doute.

--Ce pauvre Autrichien! Vous n'avez pas eu la tentation de passer à
Dezenano une autre nuit?

La comtesse Azimoff regardait de haut son interlocuteur; elle avait un
imperceptible haussement d'épaules, tirait une cigarette d'Orient de son
étui d'or incrusté d'opales et, avec une souveraine nonchalance:

--Faire renaître une occasion n'est plus une surprise des sens, mais du
libertinage. Une fantaisie n'est pas une habitude.




III

PUDEURS ANGLAISES


--Nous avons beau être en France et pis à Monte-Carlo, la plaisanterie a
des bornes. Pour moi, l'histoire de la comtesse Azimoff est tout à fait
shocking, shocking. La comtesse a beau être nihiliste et libérée de tout
préjugé, elle est née. Vous me voyez au regret que ma soeur Bellah ait
assisté à cet entretien.

Et lady Forkett, la maigreur de sa poitrine encore accentuée par le
haussement d'épaules qui la creusait, exagérait à plaisir la noblesse de
son port de tête et l'indéniable aristocratie de son profil.

Les dîneurs venaient de quitter la salle; la comtesse Azimoff avait
déclaré qu'elle ne voulait pas manquer le deuxième acte de la
_Damnation_. Elle s'était levée, onduleuse et souple, dans les
scintillements noirs de sa robe de jais, et Léviston, le Brésilien,
l'attaché d'ambassade suédois, presque tous les hommes l'avaient suivie:
son sillage avait entraîné les mâles. Le baron et la baronne Rodestern
et Ramirès, le jeune Argentin un peu Espagnol, étaient demeurés dans la
galerie auprès de la richissime Anglaise. Miss Bellah, la soeur, était
remontée dans sa chambre chercher un éventail, avait-elle dit.

L'histoire narrée par la comtesse Azimoff était plutôt raide en effet;
l'irruption, en pleine nuit, dans sa chambre à coucher, d'un portier
d'hôtel, sous prétexte qu'elle lui avait donné cinq lire de pourboire,
dépassait toutes les hypothèses. Même en Italie, ces choses-là
n'arrivaient qu'aux femmes qui le voulaient bien. Cet homme n'avait osé
l'aventure que parce qu'il s'était senti autorisé. La comtesse avait dû
regarder ce faquin d'une façon telle que...--cette Moscovite avait des
prunelles si singulièrement insistantes--et puis, on ne donne pas cinq
francs pour monter des bagages. Elle, lady Forkett, voyageait tous les
ans en Italie avec sa soeur, et jamais elles n'avaient soupçonné l'ombre
d'une pareille aventure. Les deux hommes échangeaient un bref regard...
Lady Forkett n'avait pas le physique de la comtesse Azimoff. Et puis
qu'est-ce que c'était que ce système de verrous et de barres de fer qui
ne fermaient pas? Cette Russe y avait mis de la complaisance, et puis,
quand cet homme était entré chez elle, pourquoi n'avait elle pas crié,
appelé à l'aide? Sa version ne tenait pas debout. Ce n'est pas par
terreur qu'elle avait cédé à cette brute. Au fond, elle avait désiré
cette présence, et cette bête sauvage ne s'était risquée auprès d'elle
que préalablement apprivoisée.

Les deux hommes écoutaient l'Anglaise éructer l'acrimonie de sa bile; on
aurait dit qu'elle déchargeait une ancienne rancune. Sa vertueuse
indignation avait comme un arrière-goût de fiel. Lady Forkett passait
pour avoir, tant dans son domaine de Balgirood, en Écosse, que dans sa
maison montée à Londres, la première livrée des trois Royaumes. Les
valets de pied et les cochers de lady Forkett étaient célèbres dans
toute l'Angleterre; son personnel était recruté avec un soin tout
particulier parmi l'humanité la plus musclée et la plus saine de la
campagne et des faubourgs. C'était là une des vanités les plus affichées
de la millionnaire. La malignité publique attribuait à cette sélection
de l'antichambre et de l'écurie des motifs d'un ordre secret, et
pourtant jamais un scandale n'avait atteint la réputation de lady
Forkett. Sa morgue puritaine planait au-dessus de tout soupçon, mais la
médisance n'en trouvait pas moins son compte dans le physique si
précieusement choisi de son personnel et, quoique étrangers, Rodestern
et Ramirès étaient suffisamment au courant des choses d'outre-Manche et
d'ailleurs pour apprécier, comme elles le méritaient, les justes
pruderies de l'Anglaise.

Lady Forkett ne lâchait pas sa proie:

--C'était comme la version que la comtesse donnait de son départ, le
lendemain même, de cette auberge! Cela ne se soutenait pas. Comment elle
se donnait, en pleine nuit, à un inconnu, pis, à un subalterne, dans la
chambre délabrée de cet hôtel sinistre; elle ne s'était pas gênée pour
leur laisser entendre que la nuit avait été... chaude... Ses yeux noyés,
son sourire en parlant l'accablaient; et après cette nuit-là, elle
serait partie, elle qui était venue dans ce pays pour deux jours, cela
ne tenait pas debout. Aucune femme dans son cas ne serait partie,
c'était une psychologie de haute fantaisie qu'elle leur avait servie
et...

--Aucune femme! oh! milady! interrompait le baron de Rodestern, enchanté
de prendre tant de pudeurs en faute.

--Aucune femme, je veux dire une femme du caractère de la comtesse, une
libérée de préjugés esclave de sa sensualité.

Le petit Ramirès croyait devoir prendre la défense de l'absente:

--Pardon, milady, pourquoi la comtesse aurait-elle menti? Si elle manque
de retenue, certes elle ne manque pas de franchise; rien ne la forçait à
nous conter cette équipée. Une seconde nuit passée ne l'aurait pas plus
compromise à nos yeux et, si elle nous a dit avoir quitté le lac de
Garde le lendemain, c'est qu'elle est effectivement partie ce jour-là.

--Si vous le voulez, faisait l'Anglaise impatientée, et puis, après
tout, qu'y a-t-il de vrai dans tout ceci? La comtesse Azimoff l'a
peut-être rêvé, inventé!

--Pourquoi inventé?

--Une vantardise de plus.

--Vous dites?

--Elle est de la race de ces femmes qui se vantent de ces choses. C'est
une déséquilibrée, une hystérique. Une aventure avec un portier d'hôtel,
pourquoi pas avec le concierge de la maison qu'elle habite à Paris!...
Il y a des précédents dans cet ordre de folies...

Et après une pause:

--La comtesse Azimoff, voulez-vous que je vous dise ce qu'elle est.
C'est un cas du docteur Lombroso.

Les deux hommes avaient un discret clignement d'yeux. Ramirès étouffait
un léger accès de toux et d'une voix insidieuse:

--Je voudrais me ranger à votre avis, milady; malheureusement,
l'aventure de la comtesse Azimoff est un fait, l'auberge existe. Elle
est même connue, l'auberge.

L'Anglaise bondissait sur son fauteuil:

--Vous dites?...

--Qu'il y a eu un précédent du même genre à Dezenano.

--Dans la même auberge?

--Je le suppose, car je ne peux croire que tous les portiers d'hôtels du
pays aient cette ardeur et cette audace dans l'irruption nocturne. Il
est plus plausible d'attribuer au même personnage l'aventure de la
comtesse et celle de mon amie Sergine.

--Comment, une autre femme et une femme que vous connaissez a été
victime d'une tentative de ce genre dans une auberge de Dezenano?

--Victime, voilà un bien gros mot, milady, car notez qu'aucune des
belles visitées ne s'est plainte, pas plus mon amie que la comtesse.

--Quelle abomination! mais c'était un satyre que cet homme!

--Le Bois de Boulogne n'en a pas le monopole, pourquoi n'y en aurait-il
pas sur les lacs italiens?

--Vous me suffoquez!

--Je vous dirais même que mon amie, elle, n'est pas partie le lendemain.
Elle est restée la nuit suivante.

--Mais c'était une fille, alors, que votre amie!

--Je ne vous ai jamais dit, milady, que Sergine fût une femme du monde.
C'est une fort belle fille, en effet, et qui met une complaisance
charmante à faire le bonheur de ses contemporains. Oui, Sergine est
ainsi. Elle verse généreusement à tous ceux qui l'entourent la capiteuse
ivresse d'une réelle beauté. Sergine est Basque et, comme vous le savez,
milady, les provinces basques ont le sang chaud. Née à Hendaye, elle est
allée toute jeune à Bordeaux et maintenant Paris la possède, Paris, la
Riviera, les villes d'eaux et même l'Italie l'été. Sergine ne se croit
pas le droit de priver l'Europe de la clarté de ses yeux bleus et du
piment de son sourire, elle en gratifie même au besoin les deux
Amériques, elle est née courtisane, ses yeux consentent même quand sa
bouche dit non. Le hasard intelligent pour elle a voulu que ses
quotidiennes faiblesses lui rapportent bon an mal an près de
quatre-vingt mille livres, les vraies vocations réussissent toujours. Je
vous ai fait le portrait de Sergine...

--Et c'est à cette créature qu'est arrivée...

--... Une chose qu'elle a trouvée très simple. Cet été, ou plutôt cet
automne, Sergine a été appelée à Vienne et a gagné l'Autriche par
Venise, elle est descendue sur Milan par le Saint-Gothard et a eu la
curiosité des lacs. Oh! en passant. Après Côme et Lecco, le lac de Garde
était tout indiqué; les Compagnies, qu'elles soient Cook ou Lubin, vous
tracent toujours le même itinéraire. Sergine quittait donc Lecco un
matin pour s'arrêter à Bergame de midi à huit heures, et débarquait à
Dezenano à minuit. Dezenano est la seule station du lac de Garde.
Sergine ne m'a pas dit le nom de l'auberge où elle était descendue, mais
c'était une vieille _osteria_ italienne, d'un dénuement et d'un abandon
absolus, aggravés par le voisinage du lac, et dont les hautes salles
voûtées l'impressionnèrent. Sergine se crut descendue dans un couvent,
mais les allures du portier de l'hôtel n'avaient rien de monastique.
Sergine voyage avec une femme de chambre. Dans le silence de l'hôtel
endormi, ce fut le portier de l'hôtel qui conduisit les deux voyageuses
à leurs gîtes. Sergine eut tout de suite l'intuition d'une aventure
flottant dans l'air. Les yeux de l'homme la brûlaient. En lui remettant
son sac de voyage, il avait trouvé le moyen de lui frôler les mains et,
quand il lui montra le système des verrous et des serrures qui était
très compliqué, les doigts de l'Italien s'attardèrent encore plus qu'il
n'aurait fallu dans les siens; mais tous ces travaux d'approche
n'épouvantèrent pas Sergine. Sergine a l'habitude de l'aventure et le
goût inné de l'amour. Mon amie est merveilleusement blonde, une blonde
savoureuse à chair de fruit, frottée de rose aux bons endroits, et ses
grands yeux humides sont remplis de promesses. C'est en plus opulent le
genre de beauté de la comtesse Azimoff. Il faut croire que cet Italien
basané est un friand des cheveux de métal clair et des peaux lumineuses;
aussi, ma belle amie ne fut-elle pas trop étonnée de voir surgir ledit
portier au milieu de sa chambre dans le silence et l'isolement de la
nuit. Sergine est faite à ce genre de visites et je n'oserai pas vous
affirmer qu'elle eût vraiment fermé la porte. Elle m'avoua pourtant que
sa surprise fut, cette nuit-là, relevée d'un piment de terreur et que
l'imprévue apparition de l'homme au milieu des ténèbres, pieds nus et la
main armée d'une lanterne sourde, emplit toute sa chair d'un frisson
sinistre et délicieux.

Lady Forkett était haletante; ses yeux de faïence arrondis de terreur ou
d'extase buvaient les paroles du jeune Ramirès: «Une sadique, une
malade, une impudique créature!»

--Tout ce que je sais, c'est que cet Italien ne dut pas s'ennuyer, et
Sergine non plus ne s'ennuya pas. Elle devait partir le lendemain à cinq
heures, pour dîner et coucher à Vérone, elle s'attarda toute la journée
sur le lac et ne partit que le surlendemain matin.

--Et cette seconde nuit? interrogeait l'Anglaise avec un tremblement
dans la voix.

--Et cette seconde nuit, Sergine ne ferma pas sa porte, et mal ou bien
lui en prit: cela dépend de la façon de juger les gens.

--Quoi, ce portier lui vola ses bijoux!

--Non, les portiers d'hôtels de Dezenano sont encore assez honnêtes, il
n'y vient pas assez d'étrangers, mais il faut vous dire que dans la
journée, à l'embarcadère et au débarcadère du bateau qui fait le service
du lac, Sergine, au milieu de tous les omnibus groupés sur le quai dans
l'attente des voyageurs, avait remarqué un autre portier.

--Encore un!

--Elle eût pu en remarquer plusieurs, mais celui-là était, paraît-il, de
ceux qui s'imposent à l'attention d'un artiste et même d'une femme.
Aussi blond que celui de l'auberge était brun, élancé, tandis que
l'autre trapu, mais tout aussi musclé, avec des yeux en amande d'un bleu
de lac et la plus jolie tête du monde; c'était le type du parfait
officier autrichien. Le Prater, à Vienne, voit défiler journellement des
centaines d'hommes de cette allure et de ce poil, mais à Dezenano cette
rencontre n'en était pas moins une rareté.

«Sergine n'eût pas été la femme qu'elle est, si elle n'eût regardé un
peu longuement ce nouveau portier d'hôtel, et croyez que dans son for
intérieur elle eût sûrement le regret de n'être pas descendue à son
auberge. Tout ce personnel d'hôtellerie se connaît et grouille à tu et à
toi, surtout dans ces petits pays. L'homme, examiné longuement par
l'étrangère, s'aperçut-il de l'attention dont il était l'objet et en
fit-il part à son camarade?

«Toujours est-il que vers minuit et demi, les omnibus d'hôtels revenus
du dernier train, Sergine entend s'ouvrir doucement la porte de sa
chambre. Un pas feutré se glisse vers son lit... et c'est l'étreinte...

--Passez, monsieur, n'insistez pas.

--Sergine reconnut l'étreinte de la veille, étreinte qui finit par se
dénouer: toute chose a un terme ici-bas. Un dernier baiser clôt les
lèvres de la dame, le visiteur saute à bas du lit, et comme elle-même
Sergine s'étonne de ce départ un peu brusqué, l'Italien (ils sont si
intuitifs dans ce pays) lui chuchote à l'oreille: «L'autre va venir, il
attend là!»

«L'étrange divination des femmes! Sergine comprit tout de suite qu'il
s'agissait du portier à profil autrichien, et quand la silhouette dans
l'après-midi remarquée se glissa avec des précautions infinies, à la
lueur sourde de la lanterne, vers son lit, Sergine n'eut pas le courage
d'intimer à l'intrus l'ordre de se retirer, et Sergine se résigna,
pareille à ses soeurs les courtisanes antiques, redevenue, dans cette
chambre d'auberge italienne, une de ces petites captives troyennes dont
le poète a dit:

    Aussi leur chair indifférente,
    Lasse de fatigue et d'amour,
    A chaque amant plus transparente,
    Se fâne et pâlit chaque jour.

«Mais elle partait le lendemain à la première heure, car il n'y avait
pas de raison pour qu'elle ne reçût, la nuit suivante, les hommages de
tous les autres portiers d'hôtels.»

Il y eut un silence.

--Et le nom de cette auberge? interrompit la voix rauque de lady
Forkett, le nom de cette auberge, que je n'y descende pas; «l'Auberge
des Fleurs», a dit, je crois, la comtesse?

--Oh! soyez sûre, milady, que la comtesse Azimoff a donné un faux nom,
et puis le saurions-nous, ce nom, il y a tout lieu de croire que,
l'année prochaine, ce ne sera plus le même personnel.




CHOSES DE LA-BAS




I

UN SOIR AUX ZATTERÉ


Lord Saringham nous traitait, ce soir-là, aux Zatteré, la trattoria
italienne dont la terrasse enguirlandée de pampres commande l'immense
travée d'eau de la Zudecca. Une treille en pergola y laisse pendre
au-dessus des dîneurs la transparence ambrée des muscats en grappes,
l'ombre mobile des feuilles s'y découpe en dentelle sur la blancheur un
peu grise des nappes et, si la vaisselle y est en vérité commune et
l'argenterie un peu douteuse, le _chianti_ et le _vesuvio_ dans les
fiasques de verre fumé, pansées et cerclées de jonc, comme l'asti dans
les _botteglia_ de Murano y donnent aux repas une saveur bien italienne.
Les Zatteré ont une réputation établie pour les rougets à la
Livournaise, les côtelettes aux truffes blanches et les scampi à la
génoise... Enfin, la mode était d'y dîner cet été-là.

Les couchers du soleil sur la Zudecca sont admirables et un peu moins
divulgués que ceux du Lido, crépuscules aujourd'hui classiques et
classés dans tous les guides de l'Italie du Nord, et que le service
organisé des bateaux a vraiment mis trop à la portée de tous. C'est très
bien de s'embarquer à la Piazetta ou à San-Zacarria pour aller manger
des huîtres et regarder la vraie mer au Lido et revenir de là coucher à
Venise, mais aller en bonne compagnie goûter la soupe aux moules de
Boracchio, aux Zatteré, est chose plus rare. D'abord, on a chance de n'y
rencontrer personne et, si l'on y trouve quelques compagnons, on a la
volupté entre toutes précieuse de se reconnaître entre pairs,
c'est-à-dire entre gens du même monde, de même rang et de même culture
intellectuelle, entre intoxiqués du même esthétisme, celui des snobs de
demain; bref, entre délicats atteints des mêmes dégoûts et du même
dédain de la foule, passagers du dernier bateau et amoureux de l'ultime
gondole. Lord Saringham traitait donc, ce soir-là, aux Zatteré trois ou
quatre femmes de la colonie, deux attachés d'ambassade de Vienne, un
peintre russe, un autre américain, un banquier de Hambourg et quelques
Vénitiens.

Lord Saringham donnait ce dîner en l'honneur de la comtesse de
Croix-Vimeuse, qui l'avait reçu tout l'été. Lord Saringham liquidait en
même temps quelques autres politesses, car, bien que cinq fois
millionnaire, lord Saringham ne passe pas précisément pour tresser avec
des saucisses les chaînes de ses chiens.

Il y avait donc là la comtesse de Croix-Vimeuse, une fervente de la
ville des doges, qui, déjà depuis trois ans, a palais sur le
Grand-Canal; la comtesse Azimoff, une des Russes les plus capiteuses de
la colonie, et son amie la baronne Stourline, deux fidèles de Venise et
de Danielli; Stermacheff et Harisson, dont les gondoles, encombrées de
chevalets et de boîtes de couleur, stationnent, tout l'été, au coin des
rios déserts, et quelques autres oiseaux de passage; parmi les
autochtones, le comte Framani, dont le palais, converti aujourd'hui en
hôtel, a vu naître et mourir quelques doges; Mandello, célèbre par
l'amiral du même nom, qui, plus que don Juan d'Autriche, remporta la
victoire de Lépante; Zeno Cantho, le meilleur peintre de Venise,
héritier de la palette et des pinceaux du Canaletto, et dont les
«Salute» de marbre argenté! dans des brumes gris perle, tels de grands
nénuphars de moire sur des eaux de nacre, se vendent au poids de l'or
dans toute l'Amérique, et Beppo Sforsina, le poète.

Sforsina au dessert, devant la féerie de la Zudecca embrasée par le
crépuscule et de ses maisons roses et vertes apparues, comme autant de
feux de Bengale, entre les hautes vergues des charbonniers anglais et
les cheminées des steamers, devait nous dire le fameux sonnet de sa
_Venise en or_:

    La splendeur d'un passé de gloire et d'aventures
    Surgit avec la nuit des canaux et du port.
    Un horizon de flamme embrase des mâtures!
    Des campaniles d'ambre allument un ciel mort.

C'est vous dire que la fête devait être complète, le choix des invités
le promettait. On n'attendait plus, pour se mettre à table, que
l'arrivée de la marquise Amaforti, Polonaise millionnaire, épousée par
un marquis romain et, depuis son veuvage, fixée à Venise. J'avais
beaucoup entendu parler de la marquise. Son luxe et son originalité
préoccupaient énormément la société de là-bas. Je n'avais jamais eu la
chance de la rencontrer. La marquise passait ses étés sur le lac Majeur
et ne rentrait que très tard dans sa villa de la Brenta.

--Oui, elle a eu cette fantaisie, déclarait Harisson, et je l'en
approuve, de fuir la pestilence de ces eaux fiévreuses et de
l'étouffement de ces petites rues étroites encombrées de Forestieri,
pour la mélancolie souriante et les grands horizons de cette admirable
rivière que l'on ne connaît pas. La Brenta! Je parie que vous n'y avez
jamais été. Elle longe, du côté du nord, toute l'enceinte fortifiée de
Padoue... Padoue, dont elle baignait autrefois le quartier des palais,
et vient en serpentant, à travers dix lieues de plaines verdoyantes, se
jeter dans la grande lagune à quelques kilomètres d'ici, derrière cette
Zudecca. Ah! les rives de la Brenta et leurs longues files de peupliers,
le reflet tremblant de leurs hautes quenouilles dans une eau lente et
bleue. Nulle part, dans la Vénétie, les ciels n'ont plus de transparence
et plus de douceur. Le dix-huitième siècle, qui fut le siècle des
nuances, ne s'y est pas trompé. Sous Casanova, toute la noblesse de la
République émigra sur ses rives heureuses; la Brenta se peupla de
villas. Les marquis en habits changeants et les belles dames masquées de
Longhi en avaient assez des nuits de pharaon dans la fièvre et le bruit
des maisons de jeu, assez des musiques et des illuminations des fêtes
costumées sur le Grand Canal. Venise aspirait aux joies de la nature et
au calme des champs; un besoin d'idylles et d'églogues faisait
abandonner aux belles dames, éprises de philosophie et de lecture
française, les vieux palais des aïeux. Venise eut des Trianons comme
elle eut un Versailles, cet immense et fastueux château de Stra, aux
salles décorées par Tiepolo que Napoléon Ier acheta pour le prince
Eugène. Tout le pays a gardé le souvenir des Beauharnais. Toutes ces
villas à colonnades et à portiques, bâties sur le modèle de Brimborion
et de Bagatelle, et toutes inspirées du grand Trianon, ont un air bien
plus Empire que Louis XVI. Pourquoi? C'est qu'une présence auguste les a
animées, et le passage de la famille impériale dans cette partie de la
Vénétie et le court séjour d'un simulacre de cour dans les vastes
bâtiments de Stra ont suffi pour marquer l'empreinte et dater à jamais
le pays.

--Nous avons lu tout cela dans Frédéric Masson, interrompait Mme de
Croix-Vimeuse et, coupant la parole à Harisson: Bref, la marquise
Amaforti a acheté une des plus belles villas de la Brenta, il y a
surtout des communs admirables. Après celles de Stra, la _Palomba_
possède les plus belles écuries du pays. Les stalles des chevaux y sont
en marbre blanc, c'est tout vous dire, mais dame! c'est à une heure de
Venise et d'une tristesse que je supporterais, moi, péniblement, mais la
marquise sait peupler la solitude de son parc.

--Ah! comtesse, comtesse! faisait le peintre Zeno en la menaçant du
doigt.

A quoi la Française:

--Mais je n'invente rien, mon cher Zeno, il est de notoriété publique
que la marquise sait animer les ombrages de ses jardins, mais chut! la
voici!

Toute l'assistance s'était levée et portée au bord de la terrasse,
contre les balustrades. Une gondole de maître cinglait à toutes rames
dans la direction des Zatteré, elle était à deux rameurs: gondole de
luxe d'un noir d'ébène, dont les cavalis et les cuivres ciselés
brillaient jaunes comme de l'or. Une femme en longue robe de drap blanc,
un manteau de drap rouge jeté sur les épaules, se tenait nonchalamment
renversée sur les coussins de l'arrière; une lourde retombée de drap
noir flottait dans le sillage laissé par la gondole, tel un long
catafalque qui eût trempé dans l'eau. L'avant de la gondole était fleuri
de roses.

--Cléopâtre, hasardai-je dans un chuchotement.

--Vous ne croyez pas si bien dire, me glissait Nerbatcheff, regardez les
esclaves du bord.

Vêtus de blanc comme la dame, les deux gondoliers-rameurs offraient,
chacun dans son genre, le plus pur type vénitien. Sveltes et découplés
tous les deux, ils avaient, dans l'enrythmie de leurs mouvements et la
souplesse de leurs longs torses penchés sur la rame, la grâce un peu
féline en même temps que fière des bateliers du Carpaccio; ils en
avaient aussi la silhouette. Tous deux basanés, dorés et mordus par le
hâle, avaient le profil hardi et un peu brusque qu'on prête aux
aventuriers; mais tandis que l'un était d'un roux ardent, l'autre avait
le front comme mangé par d'épaisses boucles de cheveux noirs. Tous deux,
d'ailleurs, ramaient nu-tête comme des gondoliers de grande maison.

--Hein! deux beaux animaux, me faisait remarquer Harisson, la marquise a
la main heureuse. Ah! la dame s'y connaît. Elle n'est pas Slave pour
rien.

--Oui, ajoutait Nerbatcheff, la marquise Amaforti a toujours à son
service les plus beaux gondoliers de Venise. Où les déniche-t-elle?
Mystère, mais en sortant de chez elle, ils trouvent toujours un facile
placement; peintres américains en quête de modèles et patrons de grands
hôtels, tous guettent les gondoliers remerciés de la villa Palomba.
D'ailleurs, ces braves gens sont prévenus, la marquise ne les garde
jamais plus d'une saison.

--Ah! faisais-je intéressé.

Mais le ton de ma voix m'avait trahi.

--Oh! pas du tout ce que vous croyez, intervenait Zeno Cantho, c'est
chez elle pur esthétisme. Les deux hommes que vous voyez sont la
figuration d'une mise en scène arrêtée dans un décor admirable, dont la
marquise comprend merveilleusement l'harmonie. Elle se meut en beauté,
et ces deux gondoliers font partie d'un cadre imaginé et voulu. Oui, des
comparses, et rien de plus. Des hommes de joie! Ah! non! la marquise est
autrement compliquée!»

Mais sa gondole abordait. Lord Saringham s'était précipité au-devant de
son invitée; la marquise avait ramassé en trois brassées les roses
éparses devant elle et faisait, les mains chargées de fleurs, une
sensationnelle entrée parmi nous. Elle les distribuait maintenant avec
de jolis mots et de plus jolies intonations de voix à toutes les femmes
et à tous les hommes présents: il y avait du gazouillement d'oiseau dans
la diction de la marquise; de l'oiseau, elle avait aussi la mobilité
inquiète et le perpétuel sautillement. Lord Saringham me présentait, la
marquise attachait sur moi deux yeux ronds d'un éclat presque
insoutenable. Elle avait le profil busqué, les lèvres minces, le buste
plein et les attaches d'une finesse extrême; sa peau, très blanche,
n'était pas celle de ses cheveux très noirs. Il y avait comme un
désaccord entre tous ses traits et tous ses mouvements. Bref, cette
Polonaise me déplut. Il y avait quelque chose en elle d'arménien et
d'asiatique; mais sa voix était un délice. On ne pouvait se lasser de
l'entendre parler.

--Oui, je n'ai pu résister à ce soleil couchant, j'ai fait le tour de
San-Giorgio. D'où mon retard. Vous m'excusez!

Et avec des gestes vifs elle mettait nues hors de ses gants deux petites
mains ornées de bagues. Lord Saringham l'avait mise à sa droite, à côté
de lui.

--Quelle idée lumineuse de nous faire dîner ici! disait-elle. La vue de
ces mâtures et de ces bâtiments de commerce est admirable, et toute
cette fumée sur la ville, quel Whistler!

La gondole était toujours là, à ras de quai, attendant les ordres. La
Polonaise s'avisait de sa présence. Elle interpellait les gondoliers:

--Eh bien! Guillermo, et vous, Giovanni, que faites-vous là?
Qu'attendez-vous? Retournez à la maison, je rentrerai seule.

Et, avec un sourire à nos regards stupéfaits:

--Oui, je rentre toujours seule avec une gondole de louage prise au
dernier moment. Ces deux-là sont mes gondoliers de jour. Allez! partez!

Les deux hommes s'inclinaient et reprenaient leurs rames; la gondole et
sa longue retombée de drap noir s'éloignaient dans le crépuscule.

    La ville flotte au loin, immense gemme éclose
    Au ras des flots nacrés d'un soir d'apothéose!
    Venise, perle blonde, ô fabuleux décor!

Sforsina venait de déclamer son sonnet de Venise. Des applaudissements
et des bravos couvraient le dernier vers; une vingtaine de bouteilles
d'Asti jonchaient les dalles de la terrasse, dont plusieurs brisées par
la gaieté énervée des dîneurs. Les femmes avaient les prunelles
brillantes et les joues fardées d'une fièvre de plaisir; les hommes
affichaient, eux, des propos hardis et des gestes libres. Lord
Saringham, qui, en sa qualité de Saxon, supportait mieux l'ivresse,
donnait le signal du départ.

--Vous savez qu'il est plus de onze heures, disait-il en consultant sa
montre. Nous ne trouverons plus de gondoles. Il est temps de songer au
retour.

--Des gondoles! ricanait Cantho, mais il y en a au _traghetto_ (station
de gondoliers et de passeurs), derrière les Gésuati. Nous n'avons qu'à
suivre le canal qui longe l'église.

--Suivons donc Cantho, c'est un vieux Vénitien.

Et les hommes acclamaient le peintre. Les femmes avaient mis leurs
manteaux.

--Et quel clair de lune! chuchotait la comtesse Azimoff. Vous l'avez
commandé exprès, mylord.

L'Anglais réglait l'addition. La petite troupe se mettait en marche.
Tous étaient appareillés par couples, au hasard des sympathies; la
marquise avait pris le bras de Cantho.

--Voyons, laissez-moi vous reconduire, câlinait la voix du peintre. Vous
n'allez pas rentrer seule à la Palomba, ce serait une folie!

--Allons donc! Pourquoi pas? Je rentre ainsi tous les soirs. C'est mon
plaisir de glisser dans l'absolue solitude de la nuit avec un inconnu,
dont j'ignore jusqu'au visage.

--Voluptueuse!

Et le Vénitien hasardait le mot du ton avec lequel il eût dit:
_Coquine_. Les yeux ronds de la Polonaise étincelaient dans la nuit. Le
peintre, un peu gris, devenait insolent.

--Guillermo et Giovanni ont donc cessé de plaire?

--Vous êtes fou, Cantho! Vous savez bien que mes gondoliers sont des
animaux de luxe au même titre que mes sloughis et mes chevaux hongrois.
Je me caresse les yeux à leur physique, évidemment voulu, comme à des
toiles de maître; leur silhouette entre dans la décoration et achève la
ligne de ma gondole. Rien de plus.

--Et le gondolier du soir, l'anonyme pris au hasard des traghetti,
qu'est-il pour vous, marquise?

--Ah! celui-là, c'est le frisson de la petite mort, le délice de
l'angoisse, la volupté de la peur, la transe enivrante de tout pouvoir
craindre.

--Et de tout espérer! ricanait le peintre.

La Polonaise ne relevait pas l'impertinence.

--Car, sachez-le, Cantho, à peine entrée dans la gondole que je vais
prendre tout à l'heure, je vais commencer à trembler, et ce tremblement
ne me quittera qu'arrivée chez moi. C'est les dents serrées d'effroi et
les épaules transies que je vais remonter pendant plus d'une heure les
eaux désertes de la Branta, sous ce splendide clair de lune, car j'y
vais être à la discrétion absolue de cet homme. Il pourra tout oser,
tout tenter. Qui entendrait mes cris sur ses rives inhabitées? Presque
toutes les villas y sont à l'abandon. Vais-je assez me sentir défaillir!
Mais c'est là la saveur de la chose, cette conscience et cette
appréhension du danger. Et notez que je vais lui laisser voir mes
diamants.

--Ah! vous méritiez de vivre à Rome, sous le règne de Claude, soulignait
le Vénitien.

La marquise Amaforti avait un soupir.

--Mais tous les gondoliers de Venise sont honnêtes. Il ne m'est jamais
rien arrivé!




II

LE DANGER DES GONDOLES


--Venise ondoyante, Venise magnifique, Venise en or..., un conte
fabuleux d'amour et de sang, de vin rose et de fleuve enchanté, qui
entraîne au fond de ses eaux une succession de siècles légendaires...!

Et Cantho, la barbe en éventail, les paupières plissées, toute la face
hilare, parodiait avec un grand geste l'emphase et l'enthousiasme du
poète Sforsina. Nous étions tous deux attablés devant trois douzaines de
Natives. Je venais de retrouver ce bon peintre de Venise sur le
boulevard, je l'avais laissé en novembre sur la place Saint-Marc et le
croyais cet hiver-là au Caire. Le hasard venait de le mettre devant moi,
à l'angle de la Chaussée-d'Antin, et d'autorité je l'avais emmené chez
Paillard. Le peintre avait eu beau se défendre, attendu qu'il était,
paraît-il, à Montmartre; un johannisberg et un roederer demi-sec avaient
eu raison de ses derniers scrupules et, émoustillés tous deux par la
lumière et la présence des jolies femmes dont le restaurant était
rempli, nous remuions des souvenirs de Venise et quels flambloiements de
souvenirs!

Il y perçait un peu de jalousie contre Sforsina. Ma passionnée
compréhension de Venise, je la devais autant à la peinture du peintre
qu'au lyrisme parlé du poète; tous deux m'avaient initié à la ville et
Cantho ne l'ignorait pas. C'est cette conscience de n'avoir pas été mon
seul guide et éducateur qui l'animait contre l'absent. Il renversait sa
large face camuse en arrière et continuait des phrases retentissantes:

--Galère d'or, aux rames d'ivoire, parmi les flammes et les oriflammes
le _Bucentaure_ s'avance dans la nacre incendiée du couchant. Comme un
tapis d'Orient tendu aux vents de mer, le revêtement rosé du Palais des
Doges s'étale au ras de ses piliers trapus, et sur les quais grouillants
de peuple chaque Vénitienne reflète dans ses yeux le bleu fervent de
l'Adriatique... Hein! est-ce assez cela?

Et, tout à coup familier, le bon pitre me tapait sur le ventre. J'étais
gêné, nous avions tous les yeux du restaurant sur nous.

Le compère poursuivait:

--Et vos vers, votre poésie à la petite dentellière de chez Jésurum, car
vous êtes poète à vos heures, vous aussi, vous savez qu'ils ont fait le
tour de la ville? Un petit journal les a même imprimés. Ah! ils étaient
en mauvais italien et pas très forts comme syntaxe, mais d'un si joli
sentiment, je m'en souviens.

Moi aussi je me souvenais et j'évoquais un visage étroit et long de
petite fille, deux larges prunelles de clartés sous un front de lumière,
un front rond à cinq pointes comme ceux des femmes du Tintoret et la
gracilité d'une nuque délicate, une nuque jaillie, comme une tige, hors
des plis d'un pauvre petit châle noir.

--Vous lui avez porté bonheur, s'esclaffait Cantho, Harisson l'a prise
comme modèle et l'a emmenée à New-York.

--Harisson, le peintre américain? mais elle posait déjà chez lui de mon
temps.

--Mais z'elle n'était pas za maîtresse.

--Tandis que maintenant...

--Vous l'avez lancée, que voulez-vous! Vos vers lui ont fait un souczès.

Des noms en avaient amené d'autres, ma curiosité fouillait maintenant
les deux mois déjà lointains de mon automne à Venise, je questionnais
fiévreusement Cantho. Qu'étaient devenus Nerbatcheff, et la comtesse
Azimoff, et la baronne Stourline? La comtesse de Croix-Vimeuse
recevait-elle toujours dans son palais du Grand-Canal, et Mandello et
Irimani et tant d'autres, lord Saringham et le beau Sforsina?

Cantho répondait à toutes mes questions. La comtesse Azimoff et la
baronne Stourline étaient descendues sur Florence, Sforsina les avait
suivies, un flirt s'était établi entre le poète et la Moscovite, mais
Mme Sforsina y avait mis le holà. Elle avait couru dare-dare après le
couple et avait ramené le fugitif; il entretenait maintenant une
intrigue avec une danseuse de Padoue, on l'affirmait, du moins; les deux
Russes, elles, passaient leur hiver à Palerme. Nerbatcheff était
installé chez la comtesse de Croix-Vimeuse, il décorait une des salles
de son palais, mais la décoration n'avançait guère, le jour est si
mauvais pour peindre en hiver, et Cantho avait des sourires réticents.
Lord Saringham s'était intéressé à Irimani, il l'avait emmené sur son
yacht au Caire. Si Irimani ne faisait pas là le beau mariage et ne
cueillait pas la grosse dot avec un tel parrainage (il y a là-bas tant
de dollars échoués pour la saison), c'est que saint Marc ne protégeait
plus Venise. Quant à Mandello, il s'occupait de vente de bibelots et
brocantait des collections. On le disait commissionné par une Compagnie
anglaise, les temps sont durs pour les descendants des doges, et la
goguenardise de Cantho se mouillait de tristesse en parlant des choses
de là-bas.

--Et la marquise Amaforti? Cette brune aux yeux si noirs?

--Et qui avait de zi beaux gondoliers, Guillermo et Giovanni! la
marquouise Amaforti!

Et tout le visage de Cantho prenait une expression comique, tiraillé
entre le fou rire et un visible effort vers l'apitoiement.

--La marquouise Amaforti, la pôvre, vous ne la reverrez plus. Elle a
quitté Venize et pour touzours. Après ze qui loui est arrivé.

--Que lui est-il donc arrivé?

--Comment, vous ne zavez pas? Quel zcandale, mon cer monzieur Menard, la
marquouise, elle a été dévalizée.

--On l'a dépouillée de ses bijoux. Naturellement cela devait lui
arriver, avec sa folie de promenade nocturne en gondole, et quel est le
gondolier qui a fait le coup?

--Il z'acit bien d'oune gondoulier, z'est oune bande de malfaitours
organizée, oune bande de malfaitours cozmopolites qui a detrouzé la
marquouise.

--Détroussé est charmant.

--Oh! z'est ze qui vous trompe. Ils z'ont été on ne peut plous
rezpectoueux, ils z'y ont mis toutes les fourmes, mais la marquouise a
été dévalizée dans les grands prix. On ne lui a pas pris que zes bizoux,
za villa a été coumplètement déménazée, tout le moubilier, les bibeloux,
les tableaux, les z'obcets d'art, l'arçenterie, les tentoures, tout
jousqu'au linze et la garde-roube a été enlevé, mis z'en caize et
embarqué zur deux zénormes çalands venous de Trieste. Oun a même emmené
les çevaux, le doumaine a été vidé, nettoyé et cela zous les zeux du
persounnel ahouri. L'intendant a laizé faire, il y avait des zourdres
zignés de la marquouise, le déménaçement a douré près de deux zours.

--Deux jours! et la marquise, pendant ce branle-bas?

--Zéquestrée ou retenoue dans zoune maizon dézerte, dans zoune des zîles
de la grande lagoune, traitée, d'ailleurs, avec tous les zégards. Ah! ça
a été toute oune hiztoire...

--Contez-moi cela en détails, Cantho.

--Eh bien! voilà. Vous zavez que la marquouise Amaforti avait loué sur
la Brenta une magnifique villa avec des zécouries et des dépendanses
prinzières, la Palomba, size à oune heure de Venize et quarante minoutes
de Stra. Oun merveilloux çardin complétait le doumaine habité, dit-on,
zadis par le douc de Ragouse, lors du zéjour dou prinze de Beauharnais à
Stra; la marquouise Amaforti a le coulte de l'époque impériale. Zette
proupriété, la marquouise l'avait dizposée et meublée avec le goût de
l'artiste et la proudigalité de la milliounnaire qu'elle est. Elle avait
dépenzé là près d'oun million, mais z'est la femme de toutes les
fantaizies, la femme des beaux gondouliers décoratifs pour ses
proumenades de çour et des gondouliers inconnous à mines patiboulaires
et menazantes pour zes retours, la nouit. Mais vous zavez oun zoir zaisi
oune partie de zes confidenzes, le zoir dou fameux dîner de lord
Zaringham aux Zatteré. Comme je zerrais de près zette proie de zoix,
elle m'avoua que mon phyzique tourmenté lui plaizait, mais que
malheureusement elle me connaissait trop et que la parfaite zécourité
qu'elle aurait avec moi lui ôterait tout le plaizir, puis, quand arrivée
à la ztazion des gondoules, il lui fallou çoizir oun rameur. «Zelui-là»,
me dit-elle en me dézignant oun ezpèze de géant à tête de broute, oun
vrai mouffle de fauve à l'oeil bigle, à l'air zournois, «za laideur
m'eçite, il doit être capable de tout!» De pareils zinztincts appelaient
la catastrophe.

--Mais enfin comment cela lui est-il arrivé?

--Oh! le plous zimplement du monde. Oun zoir qu'elle avait dîné cez la
comteze de Croix-Vimeuze, çe crois, elle prit, zelo zon habitoude, oun
gondoulier tout à fait inconnou et de mine plous qu'équivoque. La voilà
filant dans la nouit noire à travers les lagounes dézertes, dans la
direczion de la Brenta. Elle frizonnait délizieuzement, car il lui
zemblait que l'homme, en la regardant, avait des luizances dans les
zoeils. Tout à coup, il lui zemble que l'homme a çençé de direczion; la
gondole a tourné à droite et file vers Malamoco, pis deux gondoles
zuivent la sienne, qui ze rapproçent et maintenant l'ezcortent et il y a
deux hommes dans çaque gondole, et cela fait zinq inconnous, pouis za
gondole z'arrête, oune des deux zautres aborde, et oun des deux zhommes
zaute auprès d'elle et, la zalouant très bas:

«--Ne prenez pas peur, madame, vous trouverez, où nous vous menons, bon
zouper et bon çite. Vous êtes zizi à oune lieue de toutes habitazions et
il est oune heure dou matin. Donc inoutile de crier. D'ailleurs on ne
vous veut aucun mal, mais ne vous zeffrayez pas zi z'eçige que vous vous
laiziez bander les yeux. Il est de tout importanze que vous z'ignoriez
où l'on vous condouit.»

«La tête farzie de lectoures galantes, la marquize veut croire à oun
enlèvement et, demi-morte d'épouvante, laize faire. Les gondoles
repartent, on vogue encore pendant quarante minoutes, pouis on aborde.
Deux z'hommes la prennent zous les bras et la font dezendre à terre;
puis on lui fait monter quelques marces, des portes z'ouvrent et ze
referment. Elle traverse des couloirs, puiz on ouvre oune dernière porte
et on la délivre de zon bandeau. Elle est danz oun zalon de campagne,
devant oune table zervie. Oun inconnou très correct z'incline devant
elle et avec un léçer aczent anglais:

«--Croyez, madame, que ze souis au regret de la violenze que nous avons
été forzés de vous faire; mais comme il est peu probable que vous auriez
accordé de plein gré ze que z'ai à vous demander, nous avons dû ouzer de
soubterfouze; vous ne courez aucun danzer dans zette maison, mais ze
vous préviens qu'elle est très izolée, à trois lieues de Venize et dans
oune île où perzonne ne peut zoupçonner votre prézence. En dehors de moi
et dou gondolier que vous avez pris ze zoir et qui est oun faux
gondolier, perzonne izi ne comprend l'italien; z'est vous dire que vouz
êtes abzoloument à ma dizcrétion. Ze pouis tout, tout sur vous: mais,
rassurez-vous, ze ne vous veux aucun mal et, zi nous nouz entendons, ze
dont ze ne doute pas, vous sortirez d'izi comme vouz y êtez entrée,
emportant le zouvenir d'oune émozion azez rare, et çe sais, madame, que
vous ne déteztez pas les émozions. Mais vous voilà toute pâle, marquize,
oune verre de marzala et entamez donc ze perdreau.»

«La marquouize levait enfin les yeux zour zon interlocouteur:

«--Oun voulez-vous en venir, mounzieur, faites vite!

«--Madame, vouz avez le goût le plus sûr, oune connaizance dou bibelot,
qui vouz a permis de réounir dans votre villa de la Brenta la plous
merveilleuse coullection: meubles, vieilles tapizeries, tableaux et
statoues, émaux, verreries et dentelles, tout zela est eztimé à près
d'oun million. Malheureuzement, vous avez montré vos trézors à pas mal
de connaizeurs et la Compagnie que ze reprézente (car ze souis izi
qu'oun reprézentant) a acheteurs pour votre colleczion à deux millions;
c'est oune opération que nous ne pouvons manquer et z'est tout votre
mobilier de la Palomba que çe viens vous demander de nous zéder.

«--Au prix coûtant?

«--Ze me souis mal expliqué, Madame. Vous êtes izi entre les mains
d'oune bande, d'oune bande organizée. Vous allez écrire oun mot à votre
intendant. Dans ce mot, vous le prierez de faire emballer par votre
perzonnel tout votre mobilier et de le laizer zarzer à bord des deux
zalands qui zeront demain à quai de la Palomba. On vous zait fantasque.
Votre intendant ne discoutera pas vos ordres.

«--Et zi ze refouse?

«--Nous en reparlerons, Madame; vous avez toute la nouit pour y
réfléchir. Ze conçois que l'estrémité où vouz êtes trouble oun peu oune
çolie femme. Votre çambre est au premier, l'on va vouz y conduire.»

«La marquouize, vous le pensez, dormit mal. Le lendemain matin, à neuf
heures, on frappait à sa porte, et le même inconnou ze prézentait:

«--Ze viens prendre voz ordres. Avez-vous réfléçi, Madame?

«--Z'est tout réfléçi: ze refuze!

«--Z'est dommaçe, car un courrier allait partir pour çez vous. Il aurait
pou vous ramener votre femme de çambre; vous en pazer doit vouz être
pénible. Un mot, et elle vouz aurait rapporté un nézézaire, du linze,
des robes et des biçoux, voz écrins; nous aurions fait un zoix, car nous
sommes trop bien élevés pour vous priver de voz zoyaux de famille.»

«La marquouise hauzait les épaules.

«--Ze reviendrai donc à cinq heures en cauzer oune dernière fois avec
vous, Madame.»

«A cinq heures, la marqouise exazpérée rezevait de haut l'inconnou.

«--C'est inoutile, monsieur, ze ne zignerai pas, ze n'écrirai pas.
D'ailleurs, çe ne zuis paz en peine, ma disparizion doit être zignalée;
la Questoure, à l'heure qu'il est, est zour pied et ma délivranze n'est
qu'oune question de quelquez heures.

«--Puissamment raizonné, Madame. Votre intendant doit être, en effet, à
la Questoure en ze moment; les reçerçes commenzeront demain. Or,
écoutez-moi bien, Madame. Notre zoziété a fait de grands frais, nous
avons loué zette maison exprès pour vouz y conduire; deux çalands venous
de Triezte attendent dans la lagoune votre bon plaizir pour aller
déménaçer votre villa; nouz avons diz hommes à bord de chaque: z'est
toute oune mize de fonds, comme vous voyez. Si demain matin nos çens ne
zont paz à la Palomba, nous nous çarçons d'arrêter les reçerçes de la
polize. Le cadavre de la marqouise Amaforti zera retrouvé dans la
lagoune, auprès des débris de za gondole, zelle-là même qui vous a
amenée izi: vous vous zerez noyée dans la nouit. Nous n'en zommes paz à
oun açident près.

«--Mais, monzieur!...

«--C'est vous qui l'aurez voulou, Madame. Lez affaires zont lez
affaires.

«--Mais, monzieur, ma mort ne vous fera pas entrer en pozezion de mes
biens. Que gagnerez-vouz à ze crime?

«--Ze veux bien vous le dire. Votre acte de dézès ouvrira votre
zuccezion; votre mobilier zera mis zous scellés et il y zera conztitoué
oun gardien. Ce gardien, notre Compagnie est azez riçe pour l'açeter et,
z'il est honnête, nouz nouz en débarazerons. Nous nous zommes miz en
tête d'avoir votre mobilier; il vous zerait zi fazile de nouz éviter
deux meurtres.

«--Mais, monzieur, z'est horrible, abominable!

«--Madame, ze reviendrai à minouit prendre votre réponze ou vous emmener
faire un tour en gondoule.»

«A minouit, l'inconnou ze reprézentait devant la marqouize, et la
malheureuze femme écrivait tout ze que l'on voulait, lettre à zon
intendant, lettre à za femme de çambre. A midi, la marqouise Amaforti
avait za camérizte auprès d'elle; elle lui arrivait avec deux caizes
d'effets et de lince et zes écrins. Son zeôlier, galant, lui laizait
distraire un bon tiers des zoyaux, ceux de famille. On gardait encore la
marqouize et la femme de çambre deux çours dans l'izolement de la maizon
inconnoue et de zon île, pouis on faizait monter les deux femmes en
gondole, après leur avoir bandé les yeux. Elles s'éveillaient comme d'un
rêve dans oune partie dézerte dou Lido, la marquize retrouvait zes
bagaçes et zes écrins, ceux qu'on lui avait laissés à l'hôtel Danielli;
on y était prévenu de zon arrivée.

«La Palomba était entièrement démenazée: la Compagnie anonyme y avait
fait maizon nette. L'intendant et le perzonnel ahouris ze réclamèrent
des zordres zignés de la marquize. Des voleurs, pas de traze. La
marquize ne pout même indiquer la direczion da l'île où elle avait été
zéquestrée. Le danger d'aimer trop les promenades sur l'eau avec des
gondouliers inconnous, la nouit!»




III

OPERATIONS YANKEES


--Les bandes organisées en vue de s'emparer des portefeuilles et des
écrins cotés dans le monde du sport et de la finance, mais ce sont de
véritables administrations fonctionnant d'après des statuts, à l'instar
de Sociétés coopératives. Elles ont leurs agences de renseignements,
leurs voyageurs et leurs courtiers, leurs pisteurs surtout ou plutôt
leurs rabatteurs, lancés à travers les capitales et les villes de luxe,
à l'affût du bon coup à faire... Ces bandes! mais elles ont mieux! Elles
ont leurs maisons de banque et de recel, et celles-là de tout repos et
d'absolue sécurité, complètement inconnues de la police, car la maison
de recel supprimée, c'est l'effondrement même de la combinaison.

«Le siège de ces Sociétés est ordinairement en Amérique ou à Londres; un
grand port de commerce aussi, port d'embarquement et de départ, est un
centre indiqué d'opérations: Marseille, Newhaven, Chicago ou Hambourg.
Je ne vous parle pas des villes d'eaux, surtout celles où l'on joue. Le
joueur est une proie d'élection et une aubaine pour ces chevaliers du
rossignol et de la pince-monseigneur. Et quel admirable outillage la
maison-mère ne met-elle pas à la disposition de son personnel! Il y a
des trousses perfectionnées, où tous les instruments nécessaires à
forcer une porte, un sac à bijoux et même un coffre-fort s'aplatissent
et se résument, démontés pièce par pièce, en une infinité de petites
lames et de rouages minuscules, dont l'ensemble ne dépasse pas la
longueur et la grosseur d'un pouce. En cas d'arrestation, le malfaiteur
porteur de cette trousse a pour la dérober les plus subtiles cachettes;
et la police, au courant des imaginations osées des cambrioleurs, a
dépisté depuis longtemps le stratagème des chaussures à semelles creuses
et des talons tournants. Certaines légendes littéraires, mais démenties
quai des Orfèvres, voudraient que le service anthropométrique ait
parfois découvert des trousses professionnelles à l'endroit où le Nègre
de la maréchale Lefèvre avait caché le diamant dérobé à sa maîtresse.
Mais ce sont là des inventions de chroniqueur. Le corps humain n'a pas
cette élasticité, et si sur la frontière belge les filles enrôlées dans
les bandes de contrebandiers trouvent, pour passer tabacs et cigares,
d'étranges ressources en elles-mêmes, ce moyen, quoi qu'on en ait écrit,
est refusé aux malfaiteurs. La nature a été avare envers l'homme, car
les femmes soupçonnées de porter de la marchandise prohibée et des
trousses de caroubles (pour parler argot) ont, en cas de péril,
l'épaisseur complice de leur chevelure, pour y dérober la preuve de leur
culpabilité. Mais la police, déjoueuse de ruses, a aussi éventé le
stratagème du chignon. Mais que nous voilà loin de compte, mon cher
Cantho! Vous m'avez raconté, et de façon savoureuse, la manière dont la
marquise Amaforti fut dépouillée de tout son mobilier d'art dans sa
villa de la Brenta, ce dernier automne, et comment, emmenée et
séquestrée par une bande audacieuse de malfaiteurs en une île de la
lagune, elle avait dû, sous les pires menaces, signer l'ordre de laisser
déménager tout son domaine. Je n'ai pas oublié comment l'opération eut
lieu sous les yeux ébaubis de l'intendant et du personnel ahuri de la
villa; la chose fut menée et enlevée de main de maître. D'après ce que
vous m'avez dit, ce doit être une bande américaine qui fit le coup. Ces
gens-là sont hors pair; leur organisation fonctionne sur des rouages
administratifs admirables; ils n'opèrent que sur des renseignements
précis et n'hésitent pas à faire les plus grands frais; la mise de fonds
n'est rien pour eux auprès de la réussite. La marquise Amaforti devait
être épiée, surveillée et pistée depuis longtemps. Aussi voyez avec
quelle sûreté de main la marquise fut dévalisée, et avec quelle impunité
s'en tirèrent les voleurs.

«Oui, ce devait être des Américains! Ce sont bien là leurs façons de
faire. J'ai pour eux la plus vive admiration. Ce sont des mathématiciens
de premier ordre. Ils mettent tous les atouts dans leur jeu par un
calcul logique des chances et des probabilités; mais pourtant ils ne
réussissent pas toujours.

«Vous avez entendu parler de Nora Lhérys, et peut-être même l'avez-vous
connue. Nora est maintenant retirée du théâtre; elle a eu la sagesse de
disparaître en plein succès, de quitter, au milieu des ovations et des
enthousiasmes, la scène où le public la voulait encore; et de ce départ
en pleine apothéose, le calme de sa retraite a gardé comme un reflet de
splendeur. Nora a rempli le monde d'une rumeur d'éloges et de cris de
stupeur. Pendant vingt ans, elle traversa l'Europe dans un tumulte de
succès, de scandales et d'aventures, affolant les foules ameutées de la
vision d'une princesse des siècles héroïques, tout à coup réapparue
parmi ces temps nouveaux; car il y avait dans Nora Lhérys de
l'impératrice, de la princesse de contes de fées et de la courtisane. Il
y avait de la prêtresse aussi; et les maîtresses de papes, les favorites
d'émirs, les reines captives ou guerrières, les saintes un peu fées et
les princesses magiciennes, les Cléopâtre, les Marozia, les Sémiramis,
les Catherine II et les Élisabeth de Hongrie, que la tragédienne, à
force d'art, de beauté et de volonté aussi, évoquait hors de la nuit des
âges, étaient peut-être moins belles dans la fiction des poètes, que les
créatures de rêve et de passion réincarnées par elle dans la réalité.

«Eh bien! Nora Lhérys eut deux fois maille à partir, dans sa carrière
d'artiste, avec une de ces bandes organisées de malfaiteurs. Les étoiles
et les femmes de théâtres sont très visées par ce genre d'associations;
les écrins des actrices en vedette (et, par ce temps de bluff à
outrance, la réputation d'une femme s'étaye moins sur son talent que sur
la valeur de ses bijoux), donc, les écrins des artistes en vedette les
désignent tout naturellement à l'attention des sociétés. Le hasard des
tournées favorise les entreprises; c'est le transbordement des bagages
de gare en gare, l'effarement des arrivées dans des villes inconnues,
les débarquements dans des hôtels étrangers et la brusquerie des
départs: autant d'occasions que ces messieurs ne manquent pas de mettre
à profit; et les actrices le savent bien, qui, maintenant, n'emportent
plus que du faux dans leurs tournées. _Chatte échaudée craint l'eau
froide._

«Mais, il y a dix ou quinze ans, les chevaliers du rossignol et du
chloroforme avaient moins remué le monde du bruit de leurs exploits;
l'Amérique, usine infatigable de bandes syndiquées de malfaiteurs modern
style, n'avait pas encore inondé la vieille Europe et les réseaux de ses
chemins de fer de ses produits perfectionnés; l'Amérique opérait encore
chez elle ou du moins ne passait pas le détroit, se contentant de
quelques opérations, sous bénéfice d'inventaire, à Édimbourg et à
Londres, opérations entreprises au profit de la communauté,--car
l'Anglais et l'Américain, étant de même race, ont conservé la même
langue, et s'ils se détestent cordialement, ils oublient vite leurs
anciens griefs, pour s'associer, quand il s'agit de _business_ et de
monnaies à empocher.

«Je parle du commerce des voleurs.

«Donc, il y a quinze ans, le métier de voleur d'écrins était moins
divulgué, et Nora Lhérys était dans toute sa gloire. A tort ou à raison,
la tragédienne passait pour avoir les plus beaux diamants du monde, les
plus belles émeraudes surtout. De quelques liaisons royales, assez
adroitement démenties pour être immédiatement ébruitées, Nora avait
gardé un choix inestimable de colliers. Il y avait le collier du roi de
Grèce, celui du roi d'Italie et celui de l'empereur d'Allemagne. Nora
est Autrichienne et, à ce titre, n'avait pas trop pressuré les
archiducs; mais toute la Russie avait donné dans les parures de
turquoises, et Nora possédait les plus belles pierres de l'Oural.
L'actrice avait là une authentique fortune et le public était convié,
tous les soirs, à admirer la générosité des souverains sur les épaules
et dans les cheveux de l'étoile; le snobisme s'était emparé de la chose,
et croyez que bien des loges et des avant-scènes applaudissaient
l'actrice, plus curieuses des diamants de Berlin et des émeraudes
d'Athènes que de Poppée ou de Marie Stuart, ce soir-là évoquées par
Nora.

«Tant d'opulence devait attirer l'attention des voleurs. Nora partait
justement pour l'Amérique; c'était une de ses premières tournées. Elle
allait initier le nouveau monde aux subtilités d'Alexandre Dumas et au
français de M. Victorien Sardou. Nora s'embarquait à Hambourg; elle
venait justement de donner une série de représentations à Berlin. Sur le
transatlantique la tragédienne était prévenue que ses écrins étaient
visés. On l'avertissait de se tenir sur ses gardes et d'avoir à ouvrir
l'oeil. Nora est une femme de tête; elle prenait immédiatement toutes
les précautions: elle confiait ses écrins au commandant du bord et, déjà
libérée d'un poids pendant la traversée, accordait ses flûtes pour
déjouer à l'arrivée les complots dont elle était l'enjeu. C'était
d'abord, à peine débarquée à New-York, la nouvelle aussitôt répandue
qu'on lui avait volé ses bijoux. Elle n'avait sauvé que ses turquoises
de l'Oural, car il fallait bien que le public eût quelque chose à se
mettre sous la lorgnette; la presse s'emparait de l'affaire. Le vol dont
la tragédienne avait été la victime s'ébruitait; le bluff organisé
portait merveilleusement. Entre temps, l'impresario de l'actrice, homme
de tout repos, avait porté les joyaux en péril à la Caisse des
consignations. Ses écrins une fois en sûreté, la tragédienne avait
respiré; elle savait bien que les voleurs ne risqueraient pas le coup
pour ses turquoises. Il y en avait bien pourtant pour cinquante mille
francs, mais la tragédienne, en femme avisée, en avait déprécié la
valeur. Elle n'en prenait pas moins toutes espèces de précautions au
Baleistry, où elle était descendue. Elle savait de longue date que les
voleurs de bijoux prennent volontiers les couloirs d'hôtels pour théâtre
de leurs exploits: elle exigeait pour elle et sa femme de charge une
grande chambre au second, sans porte de communication avec les chambres
voisines. La pièce étant immense, elle y faisait dresser un autre lit
pour une amie à elle, de toute confiance, attachée à sa troupe, et,
dernière précaution enfin, elle y faisait monter un lit de camp pour
Édouard, son valet de chambre, un vieux serviteur à toute épreuve, déjà
depuis quinze ans attaché à son service. L'homme coucherait dans un des
petits couloirs d'entrée de la chambre, car la pièce était ainsi
disposée que deux cloisons y formaient l'alcôve, et ces cloisons
faisaient avec les murs deux petites antichambres donnant sur le palier.
Ces deux retraits s'éclairaient par les impostes de deux portes, toutes
les deux munies de verrous. Nora inspecte la pièce, vérifie serrures et
fermetures et, le dîner expédié (car toute la troupe, débarquée le
matin, tombait de fatigue), remonte avec sa garde improvisée dans sa
chambre; tout ce beau monde s'enferme, la tragédienne se couche, les
deux autres femmes en font autant, et Édouard, derrière un paravent
déployé, se met le dernier au lit. Chacun a un revolver à sa portée, sur
une chaise ou sur une petite table; et, rompu par les émotions du
voyage, tout ce beau monde s'endort.

«Le lendemain, Nora se réveille, la tête lourde, dans une atmosphère
épaisse. Il fait grand jour, à en juger par la lumière fusant à travers
les rideaux, car la chambre est plongée dans l'obscurité. Nora s'étonne
d'y trouver tout le monde endormi; elle sonne, elle appelle, on accourt
du dehors; tout le monde dort et les portes ne sont plus fermées. Le
personnel tire les rideaux, ouvre les fenêtres; les femmes s'étirent,
blanches de sommeil. Toutes ont le coeur fade et mal à la tête. Quant à
Édouard le valet de chambre, impossible de le réveiller.

«--Mais qu'est-ce qu'il y a?... ça pue le chloroforme ici!...

«Et Nora s'emporte et s'inquiète:

«--Mais qu'est-ce que vous avez, vous autres? vous êtes comme des
mortes! quelles figures! Eh bien! vous dormez? Mais quelle heure
est-il?...

«--Une heure.

«--Une heure!...--Et la tragédienne bondit hors de son lit.--Une heure,
et nous nous sommes couchées hier à neuf! Alors, nous avons dormi seize
heures d'affilée!... Mais c'est fou, invraisemblable. Il y a quelque
chose là-dessous!... Et cette odeur de chloroforme! Vous ne la sentez
donc pas?... Et cet autre qui ne se réveille pas!...

«Et Nora s'agitait, allait et venait dans les flots de dentelles de son
peignoir. Et, tout à coup, interpellant le personnel de l'hôtel:

«--Et vous, comment êtes-vous entrés ici? Les verrous étaient donc ôtés,
les portes ouvertes. Alors quelqu'un s'est introduit, cette nuit, ici!

«Et, comprenant soudain:

«--Et mes turquoises, mes valises, mes bijoux!...

«Les valises sont aussi ouvertes, les écrins ont disparu, les voleurs
ont soigneusement visité les bagages de la tragédienne. Ils ont même
emporté les revolvers qui leur étaient destinés. Nora s'est laissée
choir, atterrée, sur un fauteuil.

«--On m'avait bien prévenue. Mais par où, par où sont-ils entrés?...

«Et le maître d'hôtel, qui vient enfin d'arracher le valet de chambre à
son évanouissement, s'avise tout à coup des deux impostes des portes;
les vitres qui les emplissaient n'y sont plus; des vitriers, experts
dans le maniement du diamant, les ont coupées et emportées. Et toute la
scène du vol se reconstitue. Juchés sur une échelle, les malfaiteurs ont
démonté successivement chaque vitre d'imposte et par l'ouverture ont
vaporisé, adroitement et patiemment, du chloroforme dans la chambre. Les
dormeurs une fois anesthésiés, nos gens n'avaient eu qu'à descendre dans
la pièce et faire main-basse sur les bijoux convoités; quelques tampons
d'ouate imbibés de chloroforme sous le nez des anesthésiés trop lents
avaient complètement assuré la sécurité de leur travail. La chose
terminée, ils n'avaient eu qu'à tirer les verrous et tourner les clefs
dans les serrures pour se retirer à la muette. Nora Lhérys s'éveillait
dévalisée. Mais comment les voleurs avaient-ils pu opérer sans être
inquiétés dans l'hôtel? Il est certain qu'ils avaient des complices dans
le personnel. Mais ces bandes organisées, celles d'Amérique surtout,
sont assez riches pour s'assurer des intelligences dans la place,
partout où elles en ont besoin. Heureusement, la tragédienne avait-elle
été prévenue; les voleurs eux-mêmes furent dupes dans cette affaire.
Nora Lhérys en fut pour ses turquoises. Les écrins de prix étaient en
sûreté.»




IV

BANLIEUES DE LONDRES


--Nora Lhérys n'a-t-elle pas été une fois dévalisée à Londres? demandait
Cantho. Il me semblait que les journaux, il y a cinq ou six ans, avaient
été remplis d'une arrestation sensationnelle de l'actrice entre
Greenwich et Wolwich.

--Oui, j'ai lu cela, je m'en souviens, répondis-je.

En effet, la tragédienne avec son luxe était une proie indiquée pour les
bandes organisées de l'autre côté du détroit. Les fabuleux écrins que
lui prêtait la légende excitaient bien des convoitises. A New-York, Nora
Lhérys, prévenue, avait passé à travers les mailles du complot tendu
pour la dépouiller. De tous les joyaux visés, les malfaiteurs n'étaient
parvenus qu'à soulever les turquoises de l'actrice, dépouilles opimes de
la Russie, une bagatelle de cinquante mille où ces messieurs avaient cru
trouver plus d'un million. Nora Lhérys se l'était tenu pour dit. Rentrée
à Vienne, elle avait commandé, chez un bijoutier de toute discrétion,
les garnitures en faux de ses plus célèbres pièces. C'est à quoi se sont
résignées depuis presque toutes les femmes de théâtre. Celles qui ont un
écrin respectable en possèdent toutes un double pour les tournées de
province et de l'étranger. La plupart du temps même, ce sont des joyaux
faux que nous admirons sur la scène; les vrais sont réservés au public
des premières et des répétitions générales. Ne croyez pas, d'ailleurs,
que ces dames se tirent de toute cette fausse joaillerie à bon compte:
rien de plus coûteux que les faux beaux bijoux; les pierres ne sont
rien, la monture est tout, et diamants, émeraudes et saphirs faux ne
font illusion qu'à l'expresse condition d'être aussi bien montés que les
vrais, et il suffit d'avoir passé vingt minutes chez un grand bijoutier
pour savoir ce que coûtent les belles montures.

Voilà donc Nora Lhérys à Londres.

C'était en pleine saison, en 1895, je crois; elle donnait alors une
série de représentations à Gaity-Theater. _Élisabeth d'Angleterre_, de
Carducci; _Lucrèce Borgia_ et _Marie Tudor_, de Victor Hugo; la
_Cléopâtre_ de Shakespeare et la _Joconde_ de d'Annunzio alternaient
chaque soir sur l'affiche. Nora Lhérys a toujours exercé une sorte de
fascination sur les Anglais. Sa plastique, qui était alors incomparable,
y soulevait autant d'enthousiasme que son génie. Il faut avoir vu la
Lhérys descendre, appuyée sur ses esclaves, de la galère de Cléopâtre,
au milieu des flabellum, des enseignes et des aigles romaines et la
pourpre déployée des étendards, pour comprendre ce qu'a été cette femme.
Plus nue que la nudité même dans la transparence brodée
d'invraisemblables voiles, les seins fleuris de béryls et la taille
pliante sous le poids des joyaux, casquée d'or vert et la face encadrée
de ruisselantes pendeloques, avec partout, dans la clarté chatoyante de
ses voiles, d'énormes scarabées bleus d'Égypte, un grand lotus érigé
dans sa main droite en guise de sceptre, c'était la déesse Isis
elle-même. La nonchalance de ce corps de nymphe n'égalait que la
profondeur mystérieuse de ses yeux: deux prunelles irradiées et
violettes, allumées comme des flammes par la volonté de l'artiste encore
plus que par l'artifice des introuvables fards... et la langueur de ses
attitudes et l'attirance de ses gestes. C'était la Volupté même qui
descendait au-devant d'Antoine, quand, debout sur le praticable figurant
les bords du Cydnus, la Lhérys se cambrait, étincelante de pierreries,
dans le faste chatoyant de sa cour orientale.

Elle n'était pas moins hallucinante quand, au dernier acte
d'_Élisabeth_, comme tassée par l'âge et par la maladie, devenue, dans
un écroulement de chair et d'hermine, une sorte de masse informe et
geignante, elle râlait plus qu'elle ne jouait l'agonie de la vieille
reine. A la fois boursouflée et hâve avec une face cadavéreuse de vieux
pape, elle mimait, comme je ne l'ai jamais vu faire à d'autres,
l'angoisse et les affres de la mort, avec en plus le désespoir rageur,
le regret exaspéré de la puissance qui va échapper et qu'on ne peut
retenir. Oh! la crispation fébrile de ses pauvres mains voulant poser la
couronne sur la tête de Norfolk et, à la dernière minute, hésitant et
retirant le diadème pour le cacher peureusement dans les plis de son
manteau! Dans ce mouvement d'avare, blottie sur elle-même et serrant
désespérément l'emblème de la royauté, l'artiste atteignait à une
grandeur tragique, que dis-je, à une grandeur humaine plus
impressionnante encore que la vision de beauté donnée dans la reine
d'Égypte.

La Lhérys dans une _Élisabeth d'Angleterre_ et dans _Cléopâtre_,
inoubliables souvenirs!

Jamais souveraine en voyage ne fut plus acclamée, plus adulée par un
peuple étranger que ne le fut, cet été-là, Nora par toute la population
de Londres. C'était du délire. Quand elle sortait du théâtre, la foule
dételait ses chevaux et se disputait l'honneur de traîner son cab. La
police devait protéger les arrivées et les départs de l'actrice. Dans la
société on disputait la gloire de l'avoir à déjeuner, à souper; on lui
offrait des cachets invraisemblables pour une récitation d'une heure.
Les femmes de la cour assiégeaient sa loge.

Un des enthousiastes de Nora n'avait pas permis que la tragédienne
descendît à l'hôtel. Très riche, il avait mis à la disposition de
l'actrice une maison merveilleusement installée qu'il avait dans la
banlieue de Londres, la maison avec les écuries, les chevaux et toute la
domesticité. Un grand jardin complétait le domaine: pelouses de velours
vert, rouges incendies de géraniums en massifs allumant le clair-obscur
de profonds ombrages, tout le décor de luxe des parcs anglais. La
tragédienne serait mieux défendue là qu'à l'hôtel contre les indiscrets
et les importuns; la distance et puis le personnel stylé de lord Hasting
seraient autant de barrières entre elle et les fâcheux. Et la
tragédienne avait accepté.

Le domaine était assez loin du théâtre. Le cab de lord Hasting y
conduisait Nora tous les soirs; elle en repartait vers sept heures après
une légère collation, et y rentrait après le spectacle; elle y avait
généralement quelques invités à souper. Le même cab la reconduisait chez
elle.

La Lhérys n'avait apporté à Londres que ses faux écrins, et bien lui en
prit. Les laisser au théâtre eût été un aveu et une imprudence vis-à-vis
le public. On ne laisse pas pour onze cent mille francs de diamants,
d'émeraudes et de perles dans une loge d'artiste. Pour l'opinion la
tragédienne devait avoir tous ses bijoux. C'étaient ses diamants royaux,
ses perles fabuleuses et ses émeraudes célèbres que Londres devait
évaluer et admirer dans les parures d'Élisabeth et les colliers de
Cléopâtre. Nora avait réservé quelques bagues et quelques pendeloques
authentiques pour ses soirées dans la gentry anglaise; mais elle ne
portait que du faux à la scène. Nora Lhérys était très manégée et très
adroite; elle a apporté dans la réclame une intuition naturelle et un
doigté acquis, qui ont presque autant fait pour sa réputation que son
talent et son génie; et pour entretenir la légende des écrins princiers,
tous les soirs, en allant au théâtre Nora emportait, précieusement
enfermés à clef dans une valise, ses fausses perles et ses
Lère-Cathelain: elle n'eût pas pris plus de précautions pour du vrai.
Et, la nuit, après le spectacle, elle les rapportait de même. Ces
précautions surexcitaient follement la curiosité et l'opinion publique;
mais elles attisaient aussi bien des convoitises.

Un soir que Gaity-Theater avait justement donné _Cléopâtre_, la
tragédienne, son rouge une fois ôté, débarrassée elle-même enfin de ses
costumes, s'enveloppait dans un de ces grands manteaux dont elle a lancé
la mode et quittait précipitamment le théâtre; son cab l'attendait à la
porte. Elle y montait et sa femme de chambre avec elle, porteuse de la
valise aux bijoux.

Elle avait justement, ce soir-là, quelques amis à souper.

--Vite, Harry, vite à la maison et prenez par le plus court.

Le trotteur détale, et voici le cab filant à toute vitesse dans la nuit.
Nora Lhérys s'était légèrement assoupie--Cléopâtre est un des rôles les
plus exténuants du répertoire--et, bercée par le mouvement de la
voiture, la tragédienne s'était laissée envahir par la demi-torpeur des
détentes nerveuses. Elle avait appuyé sa tête sur l'épaule de sa femme
de chambre et sommeillait; la femme de chambre, demeurée éveillée, ne
reconnaissait pas le chemin. Quelle étrange route avait donc prise le
cocher! Elle regardait avec stupeur: des haies succédaient à des grands
murs de propriétés et, par-dessus les petites clôtures, des grandes
prairies s'étendaient à perte de vue, coupées, çà et là, par des files
de saules. Ce n'était pas là la banlieue qu'elles habitaient. Et la
stupeur de la camériste devenait de l'inquiétude, et cette inquiétude se
changeait de seconde en seconde en angoisse grandissante... Et la femme
de chambre n'osait pourtant pas réveiller sa maîtresse de peur de
l'effrayer. Le cab roulait maintenant en pleine campagne. Tout à coup,
il s'arrêtait court. Trois hommes, surgis d'un bouquet d'arbres, étaient
à la tête du cheval. Le brusque arrêt et son cahot avaient arraché Nora
à sa torpeur. Elle se penchait curieusement en dehors.

--Qu'est-ce qu'il y a, Harry?

On était au carrefour de trois routes, et la lune, qui venait de se
lever, éclairait à perte de vue tout un horizon de pâtures et d'enclos.
La tragédienne s'avisait seulement des trois hommes debout au milieu du
chemin; l'un d'eux avait pris une des lanternes et l'approchait de la
tragédienne. L'homme était masqué.

--Ne vous effrayez pas, madame! Nous ne vous voulons aucun mal. Veuillez
seulement nous remettre votre valise et vos bijoux.»

Nora est toujours armée. Elle braquait sur l'inconnu le canon de son
revolver. L'homme lui avait saisi le poignet et, appuyant sur sa gorge
la pointe d'un stylet:

--Allons, pas de manières! Ne nous contraignez pas à employer la force,
il y aurait du vilain et, nous vous le répétons, nous ne vous voulons
aucun mal. Exécutez-vous, donnez-nous la valise aux bijoux.

Un des autres hommes, surgi de l'autre côté du cab, maintenait la femme
de chambre à demi morte d'épouvante. Le troisième était toujours à la
tête du cheval.

--Et Harry, mon cocher! s'écriait instinctivement l'actrice, vous l'avez
tué, vous l'avez assassiné, misérables!

--Votre cocher! ricanait l'homme d'une voix goguenarde, il ronfle
tranquillement dans une écurie de White-Chapel, préalablement ligoté.
Mais il a trop bu pour s'en rendre bien compte. Il vous sera rendu sain
et sauf. C'est ce brave garçon qui le remplace pour cette nuit.

Le cocher, descendu de son siège, s'était approché. Un cache-nez remonté
jusqu'aux yeux et son chapeau rabattu sur le front le faisaient
impénétrable. Mais la tragédienne reconnaissait sur son dos la livrée de
l'absent.

L'homme continuait:

--C'est un brave compagnon qui vous reconduira chez vous, à cent mètres
du moins de la maison, pourvu que vous promettiez de ne pas jeter les
hauts cris, ou, sans cela, nous serons forcés de vous abandonner ici,
sur la route, et la banlieue de Londres n'est pas très sûre la nuit...
D'ailleurs, je me ferai un devoir de vous reconduire moi-même. Il y aura
bien une petite place entre vous. Permettez-moi d'abord de vous
débarrasser de ce revolver. Il vous gêne.

Et quand il eut cueilli délicatement l'arme des mains de l'actrice
interdite:

--Je vous ai déjà demandé deux fois, madame, de vouloir bien nous
remettre votre sac à bijoux.»

La campagne était absolument déserte; les trois routes s'étalaient, puis
s'amincissaient, toutes blanches sous la lune, dans des directions
inconnues, et la tragédienne savait ses bijoux faux.

Elle s'exécutait de bonne grâce. Elle remettait la valise à son
interlocuteur. Il la passait à l'un des autres hommes et, en un clin
d'oeil, la route se trouvait libre. Des quatre hommes debout autour du
cab, trois avaient disparu; le cocher était remonté sur son siège,
derrière la voiture; les deux autres s'étaient évanouis dans la nuit. La
valise avait été véritablement escamotée. Nora, en racontant la chose
prétendait avoir eu la sensation d'un tour de clowns ou d'une séance de
magie.

L'inconnu beau parleur, demeuré auprès des deux femmes, s'installait en
s'excusant entre elles deux et le cab repartait au grand trot. Il
roulait près de trois quarts d'heure et s'arrêtait de nouveau. L'homme
sautait à terre et, offrant la main aux voyageuses:

--Vous êtes arrivées, mesdames, votre maison est à cent mètres. Vous en
reconnaissez les murs d'ici. Vous m'excuserez si je ne vous reconduis
pas jusqu'à la grille, mais la prudence et la discrétion ont des
nécessités que vous comprenez comme moi.

La tragédienne regardait les fenêtres éclairées de sa villa briller
joyeusement dans la nuit. Toute secouée qu'elle fût par l'alerte, elle
riait pourtant sous cape en songeant aux bijoux. Elle rendait presque
imperceptiblement son salut au voleur incliné très bas devant elle.

--Vous êtes témoin, madame, que nous ne vous avons fait aucun mal,
faisait-il d'une voix presque implorante.

--Et mon revolver? demandait l'artiste.

--Oh! madame, permettez-moi de le garder en souvenir de vous. On n'a pas
tous les jours l'honneur de dévaliser Mme Nora Lhérys.

Une malice pétillait dans les yeux de l'actrice.

--Mes bijoux! Ils sont un peu connus, je vous préviens, et d'un
placement difficile. Si vous aviez quelques ennuis, vous savez où les
rapporter, je les reprends au prix coûtant. Vous avez mon adresse.

Et elle se dirigeait vers sa villa.

L'homme était déjà remonté dans le cab et le cheval filait au grand
trot.

Voilà, mon cher Cantho, l'exacte vérité sur l'aventure arrivée à Londres
à Nora.




LA CONQUÊTE DE PARIS


--Assez remué de souvenirs et de potins comme cela, mon cher Cantho. Les
Alpes du Tyrol doivent se profiler toutes blanches au-dessous de Murano,
et j'ai lu dans les journaux d'hier qu'il y avait de la neige à Venise.
Laissons la ville des doges dormir aux bords de ses canaux fourrés
d'hermine dans le noir apparu plus noir de ses vieux palais et parlons
de vous, mon cher ami. Qu'êtes-vous venu faire ici? Je vous croyais au
Caire. Vous avez donc lâché les pyramides?

Nous achevions de dîner. Le maître d'hôtel venait de servir les fruits
rafraîchis.

Cantho avait un geste d'une insouciance bien italienne:

--Il faut vivre, zézayait-il avec un clignement d'oeil; ze zouis venou
izi faire oune expozitione...

--De vos oeuvres! Je vous prédis un beau succès, Cantho.

--De mez oeuvres et de zelles dez autres. Les peintres américains,
ceusse de France et de tous les pays, ils expozent touzours des vues
prizes à Venize; et les peintres véniziens, ils n'envoient zamais, eux,
de leurs toiles en Franze. Alors, z'ai penzé avec d'autres camarades
qu'il fallait montrer aux Pariziens comment, nous autres de Venize, nous
comprenons les ziels et les monuments de notre pays. Ai-ze eu tort?

--Non pas. L'idée est admirable, d'autant plus qu'étant le premier
peintre de l'Italie du Nord, les toiles de vos chers camarades vont
paraître des croûtes auprès des vôtres!

--Ah! mon cer monsieur Ménard, ze vous azoure! protestait le Vénitien.
Vous me connaissez mal.

--Au contraire, je vous juge très bien. C'est très fort, très fort, ce
que vous faites là, Cantho. Vous méritez de réussir.

--Vous m'y aiderez?

--Dans la petite combinazione, mais comment donc! de tout mon possible.
Mais vous allez du coup me brouiller avec ces pauvres peintres
vénitiens.»

Toute la face camuse de Cantho pétillait de malice: ses prunelles, ses
narines, ses lèvres, tout jusqu'à ses oreilles semblait rire dans la
grimace enflammée de pourpre, qu'était devenu son visage.

--Mais non, mais non! se défendait Cantho; si leurs peintoures n'ont pas
de sucés, ze les zignerai de mon nom et ze les venderai comme des
z'études de moi et ze les venderai coume du pain.

Je me renversais un peu en arrière pour contempler cet homme admirable:

--Mon cher Cantho, vous êtes plus Parisien que moi et vous avez tout à
m'apprendre. Vous avez sans doute déjà choisi votre salle d'exposition.
Puis-je savoir où je serai convié à admirer vos toiles et celles de vos
amis? Vous êtes, vous le savez, le seul, à mon avis, qui ayez compris et
bien rendu Venise, son atmosphère de nacre humide et les gris infiniment
doux et changeants des vieux dômes de marbre sur les ciels de
l'Adriatique... Vous exposerez où?

--Mais çez Dourand-Ruel ou çez Zeorzes Petit.

--A merveille, vous avez du flair. Le loyer est un peu chaud, mais la
publicité y est tout installée.

--Oh! la poublizité, interrompait Cantho, z'aurai oun zcandale, z'il le
faut. Z'ai oune maîtreze très zalouse qui tirera oun coup de pistolet
zour moi, zi z'est nézézaire. Ze l'ai ammenée eçprès avec moi d'Italie.

--Ah! vous l'avez amenée?

--Oui, Zinah est capable de tout, za ne dépend que de moi.

--Mes compliments, c'est une Vénitienne?

--Prezque, elle est de Vérone, le pays dou grand Paolo; des çeveux
couleur de couivre, oun front a zinq pointes et çalouze comme oun tigre.

--Tigresse, faisais-je en rétablissant le français du peintre, et elle
était avant d'être Mme Cantho?

--Modèle, déclarait emphatiquement le Vénitien. Ze l'ai connoue dans
l'atelier d'oun ami, mais çe l'ai connoue vierze. Zamais z'avant moi,
par la Madona, ze le zoure, zamais aucun homme! Elle ze dénoudait bien
pour les z'autres, maiz elle ne z'est dézhabillée que pour moi.

J'appréciais la délicatesse de la restriction.

--Et jolie, cette Zinah?

Et j'allumais une troisième cigarette.

--Admirable, vous la verrez çez moi. Oune Vénus Anadyomène, mais bien
plous oune femme dou Tintoret que dou Véronèze. Elle est frottée de roze
partout, dans les bonz endroits, avec des petits frisons d'or qui
z'alloument de zi de là. Zi ç'avais à la peindre, ah! ze crois qu'il
m'en faudrait dou vermillon et dou zaune de chrome zoure ma palette. Oun
vrai coucer de zoleil sour le Lido, que la noudité de Zinah!

--Et cette nudité-là n'a jamais tenté votre pinceau, Cantho?

--Oh! moi, ze ne m'attaque pas au nou, ze ne fais que le payzaçe.

--Et c'est peut-être un tort, entre nous. Un joli modèle est chose rare,
et la nudité d'une maîtresse a fait ici la fortune de plus d'un peintre.
On est très friand de morceaux de nu à Paris.

Nous n'en dîmes pas plus ce jour-là; nous nous étions attardés à
bavarder. Il était près de dix heures, et Cantho, qui n'avait pas
prévenu sa maîtresse, avait hâte de rentrer auprès d'elle. Zinah avait
dû l'attendre pour dîner: quel accueil allait-il trouver auprès d'elle?
Mme Cantho était coléreuse et loquace comme une rousse Italienne, et le
peintre appréhendait les bordées du seuil.

--Baste! ça préparera le petit scandale que vous méditez en vue de votre
exposition! faisais-je en redressant d'une bourrade le dos voûté de
Cantho.

Le peintre avait les épaules trapues et un peu hautes, mais il les
bombait encore, en prévision des véhémences qui allaient pleuvoir
dessus.

Je hélais un rôdeur et je mettais mon Vénitien en fiacre.

--Où faut-il vous conduire?

--Rue des Abbesses, 34.

--Hum! c'est bien haut et la clientèle riche, Cantho, récalcitre à
Montmartre.

--Oui, ze zais! la plaine Monzeau ripostait ce transalpin averti. Ze
vais çercer oun autre zite, z'aurais z'oune autre adreze pour mon
catalogue.

«34, rue des Abbesses», m'avait dit Cantho en me quittant. A quelque
temps de là, me trouvant sur la Butte, je me souvenais de l'adresse et
poussais jusque chez le peintre. Mon Vénitien habitait une véritable
cité d'artiste, au fond d'une cour dont tous les bâtiments étageaient,
du rez-de-chaussée au cinquième, des grandes baies vitrées d'atelier.
«Au troisième, escalier J», avait daigné me répondre un concierge
bougon. J'escaladais une soixantaine de marches et sonnais à une porte
ornée de faux cuirs de Cordoue. C'était Cantho qui venait m'ouvrir et il
était en tenue de travail.

--Ah! z'est vous, çer ami, quelle çanze!

--Je vous dérange?

--Vous, zamais. Ze prépare mon ezpoziçion. Vous allez en zuzer. Z'ai
modèle.

--Comment, modèle! Vous m'avez dit que vous ne faisiez que le paysage.

--Oui, avant de venir à Paris, mai z'ai zouivi vos conseils. Maintenant,
ze fais le nou.

Tout en causant, Cantho m'avait poussé plus que conduit dans le
clair-obscur d'un petit couloir. Il ouvrait enfin une porte: un flot de
clarté inondait un vaste hall; je m'arrêtai ébloui. Debout sur une table
à modèle, une femme nue donnait la pose. De la cambrure des reins
frottée de rose aux frisons d'or roux de la nuque, jamais je n'avais
encore vu une pareille splendeur. Les bouts des seins crêtés et droits,
les talons comme vermillonnés, les ongles des orteils et jusqu'à la
fleur ambrée du nombril, tout brillait dans cette créature d'un éclat
humide et nacré de coquillage. Comme une lumière émanait de cette chair
de pêche et de fleur, et, en vérité, ce modèle inattendu éclairait bien
plus l'atelier que la baie du vitrage.

--Mme Cantho, faisait le peintre... M. Ménard... Allons, zoiz z'aimable,
Zinah.

La femme tournait vers moi l'insolence d'un joli profil de dogaresse
courtisane. Elle n'avait eu ni surprise, ni pudeur; ses narines seules
avaient frémi, comme celles d'une pouliche à l'odeur de la poudre. La
femme nue me déshabillait froidement d'un oeil clair et scrutateur. Deux
hommes assis sur un divan s'étaient levés à mon entrée.

--M. Armédo et M. Alfred Léviston. Vous connaizez zans doute zes
mezieurs?

En effet, je les connaissais de nom. Armédo est un des plus gros
courtiers grecs de Marseille, et Alfred Léviston est le richissime
banquier américain de New-York, mais que faisaient-ils dans l'atelier de
Cantho?

Les deux hommes s'étaient rassis et avaient repris leurs cigarettes.
Cantho m'avait campé debout devant son chevalet. La nudité de sa
maîtresse y éclatait en larges taches roses et or, savoureuses comme un
beau fruit. Tourmentée comme une flamme, la chevelure était un véritable
éclaboussement de terre de Sienne et de jaune de chrome d'un effet
fantastique et fou; mais la couleur était admirable. On y reconnaissait
tout de suite la palette rutilante et le métier étourdissant de Cantho.

--Eh bien! qu'en dites-vous, çer ami? me demandait le peintre.

--Moi, j'en suis baba!

Je ne trouvais rien autre chose.

--N'est-ce pas, c'est tout à fait déconcertant, soulignait le Grec
Armédo. Qui aurait jamais cru que le paysagiste, qu'est Cantho,
réussirait ainsi la figure?

--Cantho s'est affirmé un des premiers peintres du nu, renchérissait le
Yankee, il a le mouvement de Boldini dans le tumulte de couleurs de
Whistler.

Que pouvais-je ajouter après cela! Mme Cantho, descendue de sa table,
servait à ces messieurs des sodas. Elle s'était drapée dans un caftan de
velours rose turc, qui en faisait la plus capiteuse odalisque des contes
du docteur Mardrus. Ses étonnants talons vermillonnés ajoutaient encore
à l'illusion: ils couraient, on eût dit, teints de henné sur les rosaces
veloutées d'un tapis d'Orient. Une servante assez malpropre venait
d'apporter un plateau chargé de verres et de sirops. Zinah, plus
indécente encore dans son caftan que dans sa nudité, présidait très
sérieuse à la confection des breuvages. Des vues de Venise, des canaux
et des rios, où excellait le peintre, et de ses merveilleux ciels de
l'Adriatique, il n'était plus question. En véritable artiste, Cantho ne
vivait plus et ne respirait plus que pour son étude de nu.

--Z'est zour elle que ze compte pour mon expozicion.

D'ailleurs, il avait presque vendu toutes ses Venise: Armédo lui en
avait acheté dix, et Léviston quinze. Il lui en restait à peine une
vingtaine.

--Et vous attendez certainement un autre amateur?

--Mais oui, me répondait naïvement le peintre. M. De Lénancourt, le
directeur des mines de Cenouilly; za vizite est annonzée pour
aujourd'hui. Z'est oun amateur éclairé, m'a-t-on dit.

--Mais comment donc, mon cher! Mes compliments. Lénancourt est un homme
de goût. Il a eu les plus jolies femmes de Paris: c'est un juponnier
féroce. Aussi, naturellement, est-il collectionneur. L'amour du beau se
poursuit en tout. La fortune de Lénancourt lui permet de cultiver l'art
dans toutes ses branches; mais je le croyais surtout amateur de
bibelots, de vieux Saxe. Vous savez sans doute, mon cher Cantho, ce
qu'on est convenu d'appeler objet de Saxe en dialecte parisien.

Et, regardant fixement le peintre dans les yeux:

--Je vois que mes conseils ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd.
Comme vous avez eu raison, mon cher, d'abandonner le paysage pour le nu.
Je vous l'avais bien dit: un beau modèle peut conduire à tout et vous
avez bien fait de compter sur Madame.

Et, m'étant incliné bien bas devant le caftan rose de Zinah, je prenais
congé du couple averti.

Décidément, ce Cantho était né coiffé ou tout au moins réussissait
merveilleusement à l'être. Il avait su attirer sur lui attentions,
faveurs et protections. On s'occupait de son exposition en haut lieu;
des amateurs éclairés, enthousiastes de son talent, commanditèrent le
jeune maître et firent pour lui les frais de location des salles de la
rue de Sèze. L'inauguration en fut un triomphe. Toute la presse,
intéressée par les amateurs éclairés, célébra à l'envie cet événement
bien parisien. En huit jours, Zéno Cantho devint célèbre sur le
boulevard. Lui seul avait compris et bien traduit Venise; des bons
camarades venus avec lui des lointaines lagunes et comme Cantho,
amoureux fervents de l'Adriatique, la presse, il est vrai, parla moins.
On les cita juste comme les comparses de la pièce et les satellites
obligés de cette nouvelle gloire. Une étoile venait enfin de se lever au
ciel de l'art...

--Et une comète à son ciel de lit, insinuèrent de mauvais plaisants.

Mais la calomnie ne s'attaque qu'au véritable mérite; dans les milieux
d'amateurs éclairés, il n'était bruit que de la beauté, du charme
étrange et prenant de la belle Mme Cantho. Toute dévouée à la carrière
de son mari, elle en était le modèle et l'inspiratrice, et le vrai
talent du peintre ne s'était révélé que du jour où elle avait consenti à
poser devant lui...

--Et quelques autres, ajoutait l'incorrigible groupe de médisants.

Enfin, c'était le ménage le plus uni, le plus touchant, et des
douairières du Faubourg, gagnées par le catholicisme militant de la
jeune femme, nièce, paraît-il, de S. Em. le cardinal Appiani, ex-nonce
du pape, la citaient comme exemple aux évaporées modern style de la Rive
gauche, la prônaient dans les salons les plus fermés.

Quant à Cantho, il gagnait ce qu'il voulait. Le jeune ménage habitait
maintenant un petit hôtel de la rue Fortuny et y recevait tous les
mardis soir l'ambassade ottomane et la colonie romaine et la noblesse
roumaine aussi.

Citée dans toutes les premières, la jolie Mme Cantho avait le tact
exquis de n'y paraître qu'avec un seul rang de perles, les perles
tombées des ciels nacrés et flous de son mari. On ne lui connaissait
qu'un défaut: une jalousie maladive et féroce pour ce brave Cantho, qui
pourtant ne la trompait pas; mais c'était plus fort qu'elle. Son
tempérament d'Italienne reprenait le dessus; cette Véronaise ne
plaisantait pas avec les infidélités supposées de Cantho. La duchesse de
Neurflize, née Champoiseau, eut même un bien joli mot à propos de cette
jalousie:

--Cette jolie Mme Cantho, non, ce qu'elle est jalouse de son mari! Cela
lui gâte la vie. Songez, elle est même jalouse pour lui.




LEURS ÉCRINS




I

AUTOUR D'UN COLLIER


--Bravo, Ponette! comme elle danse!

Des femmes s'étaient levées et, le buste en avant, les deux mains
appuyées au rebord des tables, regardaient la jolie fille avancer et
reculer dans un remous de jupes de soie et de dentelles, souplement
docile au va-et-vient de son danseur. L'orchestre des Lautars, installé
entre deux colonnes de l'Atrium, martelait les mesures d'une valse.
Ponette et son danseur la bostonnaient, mais avec une telle souplesse et
un tel abandon dans l'absolue précision de leurs pas en avant et de
leurs pas en arrière, que la valse en devenait bien moins américaine
qu'espagnole. D'origine espagnole ou tout au moins brésilienne devait
être, en effet, le danseur de Ponette.

Et c'était très plastique en même temps que très excitant, ce presque
viol valsé par ce fin et souple danseur brun englouti, on eut dit, dans
des jupes de femme. Aussi les mains baguées de l'assistance
applaudissaient-elles à tout rompre, tandis que les colliers de vraies
et de fausses perles frissonnaient sur les gorges moites.

La scène se passait au Carlston, le Maxim's de Monte-Carlo, Carlston, le
cabaret de nuit où viennent se vider les salles de jeux après la sortie
du théâtre.

La mode était, ce dernier hiver, d'y aller voir valser Ponette. C'était
une assez jolie fille d'une souplesse de clown, dans des robes molles et
floues qui ne lui tenaient pas au corps. Elle dansait, comme on se
déshabille, avec une amusante impudeur.

Tous les yeux dévisageaient maintenant un autre couple. Un homme aux
épaules solides venait d'entrer, la tête haute et les reins cambrés. Une
gracilité toute frissonnante de satin paille, des seins menus, des
épaules tombantes, une chair de pâte tendre, tant le grain en était fin
sous le chatoiement des plus belles perles; une femme statuette
l'accompagnait: «La Disdéri, la Disdéri.» Le nom courait de bouche en
bouche. Il y a dix ans à peine, marchande d'oranges sur les quais de
Naples, aujourd'hui un des bibelots d'alcôve les plus coûteux de
l'Europe, la Disdéri, vingt-sept ans à peine, mais l'air d'en avoir
seize dans sa minceur déliée et souple, est un des vivants exemples de
l'omnipotence de la beauté sur les sens, combien oblitérés pourtant! des
mâles contemporains. La Disdéri est le triomphe de la grâce nerveuse, de
la pureté des lignes et de la jeunesse.

La Disdéri était alors la fille la plus luxueusement entretenue de tout
Paris et, en effet, sir Thomas Forgett l'accompagnait. L'homme aux
épaules de colosse, qui venait d'entrer avec elle, n'était autre que le
roi du cuivre. Cet espèce de géant à la lèvre rasée, au teint cuit de
hâle, et semblable, en vérité, à quelque commodore dans le brutal
épanouissement d'une quarantaine hâlée et brûlée aux vents de tous les
Océans et aux poudres de toutes les mines, résumait une des plus grosses
fortunes d'outre-mer. Thomas Forgett était deux fois milliardaire, et ce
fabuleux capital symbolisait l'énergie de toute une race, car à dix-huit
ans Forgett était petit commis chez Léviston, Harvey et Cie, les
banquiers de Boston. Ce bon Yankee avait mis vingt-deux ans à gagner ses
deux milliards; aussi les perles de la Disdéri étaient-elles admirables.
Leurs trois rangs avaient coûté trois cents mille francs; le collier
venait en droite ligne de Ceylan, c'est-à-dire que sur le marché il eût
valu le double; et c'était là une des moindres folies de l'Américain,
car les débuts de la Disdéri à Londres avaient coûté tout autant, sinon
plus, au yankee. Forgett avait eu cette fantaisie de faire consacrer le
talent de sa maîtresse par la presse et l'opinion. La Disdéri venait de
danser dans un ballet commandé, partition et poème, aux deux maîtres les
plus en vogue de Milan, puis le ballet avait été imposé au théâtre. Il
se trouvait, d'ailleurs, que l'Italienne dansait à miracle. La Disdéri
était trop bien faite pour ne pas créer du charme et de l'harmonie dans
chacun de ses mouvements, mais ce n'étaient ni ce charme ni cette beauté
qui préoccupaient ce soir-là le Carlston. Toutes les femmes ne voyaient
que les trois rangs de perles et la fortune inespérée de cette marchande
d'oranges entretenue par ce milliardaire. Les hommes, eux, devenus muets
avec des prunelles haineuses et des visages fermés, toisaient à la fois
l'heureux amant de cette adorable fille et le détenteur d'aussi
fabuleuses sommes: le bonheur d'autrui nous paraît toujours immérité.

--C'est scandaleux! Il a encore gagné ce soir.

--Combien?

--Soixante-dix mille! Il a une chance de cocu...

--... Rétrospectif, car, vous savez, la Disdéri ne le trompe pas.

--Ah!

--Forgett est sur l'oeil. Il paie royalement, mais sa maîtresse est la
Mie du Roy. Un paillon, elle serait cassée aux gages.

--Alors, Ninetta est fidèle?

--Ninetta sait compter, elle y perdrait trop.

--Songez! un homme qui gagne soixante-dix mille par jour!

--A Monte-Carlo et le triple en Amérique.

--Aussi, la donzelle a de belles perles.

--Ah! pour ce qu'elles coûtent à son seigneur et maître!

--Et puis, ces perles, les gardera-t-elle longtemps?

--Que voulez-vous dire?

--Je me comprends... Oui, Forgett reprend aussi vite ce qu'il donne,
c'est un comptable inexorable. Il a un sens effroyablement exact du doit
et de l'avoir.

--Je ne saisis pas.

--Et son histoire avec Éva Linières! Vous êtes le seul à l'ignorer,
alors?

--Quelle histoire?

--Mais l'histoire du collier. Tenez, je vais vous la dire, vous me
faites pitié.

Je m'étais rapproché et je tendais l'oreille.

--Vous connaissez Éva Linières, n'est-ce pas? le piment canaille de ce
corps de garçon aux jambes héronnières, le charme équivoque de cette
gorge plate et de ce ventre absent; Éva Linières, l'idéal androgyne pour
collégiens et vieux messieurs; Éva Linières, l'être de toutes les
perversions et de toutes les perversités, avec ses gestes de clown et
ses déhanchements de voyou couronnés par le plus adorable visage
d'archange de Gozzoli: grands yeux en caverne dans l'ovale le plus pur,
lèvres rouges et sinueuses, narines vibrantes de petite âme éperdue; Éva
Linières, le plus excitant des articles parisiens: langueur de
poitrinaire et vices de jeune détenu.

«Éva Linières est aussi une des femmes les plus chères de la galanterie
cosmopolite, et Thomas Forgett, qui a le goût des restaurants cotés et
des femmes ruineuses, avait, il y a deux ans, tiqué sur ce produit bien
parisien de notre civilisation. L'Américain affichait la petite actrice,
et l'actrice affichait le milliardaire. Monte-Carlo était le théâtre de
leurs vanités. Éva ne quittait pas les salles de jeux, gagnant et
perdant tour à tour, ahurissant la galerie de son sang-froid et de sa
prodigalité. Elle puisait sans compter dans la bourse de son amant et
promenait, comme aujourd'hui la Disdéri, les plus beaux rangs de perles:
Forgett a le goût des bêtes de luxe et des exhibitions dispendieuses.

«Après un mois de Monte-Carlo, l'Américain en eut soudain assez: des
affaires le rappelaient à Paris, il signifiait à l'actrice son désir de
partir et fixait même le jour. Il devait être à ses bureaux le lundi
matin; on partirait le dimanche par le rapide. Le vendredi matin, un
chèque arrivait recommandé à l'adresse de l'Américain, et à dix heures
il rentrait du Crédit Lyonnais avec la coquette somme de cinquante
mille, le denier nécessaire pour solder la note de la semaine, quelques
menues créances chez les fournisseurs et les frais de voyage.

«--De la galette! Chic, faisait la petite actrice. Prête-moi cinq mille.

«--Soit, mais vous me gênez beaucoup, ma chère; je ne voudrais pas
redemander de l'argent à Paris. Je serais ridicule. Enfin, soit, vous
les voulez. Les voici.

«--Vous êtes tout plein gentil, j'ai les pouces qui me piquent, je sens
que je vais gagner.

«--Je sens que vous allez perdre.

«Et, ayant distrait dix billets de la liasse, Forgett en remettait cinq
à l'actrice et en gardait cinq pour lui; il mettait le reste dans sa
valise et, forcé d'aller à Menton prendre congé de quelques parents
installés à la Grande-Bretagne, disait au revoir à sa maîtresse. Éva
Linières courait au Casino.

«Le Yankee rentrait le soir pour dîner. Il trouvait la jeune femme assez
agitée.

--«Eh bien! vous avez gagné? lui demandait-il.

--«Non, j'ai perdu, et puis j'ai quelque chose à vous dire--et la voix
d'Éva devenait enfantine--j'ai pris les quarante mille francs dans la
valise, j'ai joué et j'ai aussi perdu. Oh! mon ami, ne me grondez pas,
ne me dites pas que cela vous contrarie. J'ai eu tort, je le sais, mais
vous n'avez qu'à envoyer un télégramme à votre maison demain, et puis
ici, sur votre signature, on vous avancera tout ce que vous voudrez.

«Et la voix implorait, piteuse.

«--Mais où voyez-vous que cela me contrarie, ma chère? C'est un peu
gênant pour l'hôtel, où je vais laisser ma note en souffrance, mais ils
me feront crédit.

«--Tu parles!

«Et l'actrice sautait joyeusement au cou de son ami. Le soir, on dîna
comme si rien n'était et le couple se couchait de bonne heure. Il
fallait dès le lendemain organiser les malles. Éva Linières s'éveillait
assez tard et, les yeux gros de sommeil, s'étonnait de se trouver seule
au lit.

«--Monsieur est sorti?

«--Oui, madame.

«--Ah! oui, je sais!...

«Et l'actrice laissait retomber sa jolie tête sur l'oreiller, convaincue
que Forgett était parti chercher de l'argent. L'Américain rentrait, en
effet, presqu'à la minute.

«--Vous avez trouvé? demandait joyeusement la jeune femme.

«--Naturellement. J'ai même soixante mille francs à vous remettre;
tenez, les voici.

«--Comment! soixante mille francs?

«--Mais oui, il vous sont dus; on m'a prêté cent mille francs sur votre
collier de perles.

«--Mon collier!... Vous avez engagé mon collier?...

«--Il le fallait bien; je n'allais pas emprunter aux sommeliers.
D'ailleurs, voici la reconnaissance à votre nom, ma chère.

«--Mais c'est abominable!... Un souteneur n'aurait pas fait pis... Mon
collier, mais c'est un vol!

«--Halte-là! je n'ai fait que me rembourser. Je vous ferai observer que
c'est vous qui êtes une voleuse. M'avez-vous dérobé, oui ou non, ces
quarante mille francs dans ma valise, hier?

«--Dérobé, dérobé!... Voilà un bien gros mot. Cet argent, vous me
l'auriez donné, si je vous l'avais demandé.

«--Pas hier. J'en avais besoin.

«Éva Linières haussait les épaules:

«--Moi aussi, j'en avais besoin, j'avais joué, j'avais perdu, je les ai
pris...

--Et vous me les avez rendus. La reconnaissance est à votre nom, et
voici les soixante mille qui vous reviennent sur les cent mille avancés
par le joaillier. Oh! la maison est sûre.

«--C'est indigne! Alors, vous ne m'aimez plus? Ne suis-je pas votre
maîtresse?»

«--Écoutez-moi, Éva. Vous êtes une jolie petite bête de luxe et d'alcôve
et de caresses aussi, voluptueuse, experte en l'art de donner les
sensations les plus vives et les plus rares, suffisamment canaille,
nette comme un jonc et décorative comme un bibelot de prix, mais, au
demeurant, une petite bête malfaisante et amusante même par la flambée
de ses vices. C'est pour vos vices que je vous ai prise; je les supporte
parce qu'ils m'amusent, mais à la condition qu'ils ne me gênent pas. Or,
hier, ils ont un peu empiété dans le bon ordre de mon existence. Vous
m'avez donné une minute de surprise désagréable, et, averti, à mon tour
je vous ai avertie.

«--Des insolences, maintenant!

«--Non, des vérités et des vérités flatteuses; mais, résumons-nous: Vous
avez de jolies dents de rongeur, Éva, de délicieuses petites dents de
rate, dont j'admire plus que personne la dureté et l'émail; je leur ai
donné pas mal de dollars à croquer, avouez-le, mais il ne faut pas que
ces petites dents-là s'attaquent à ma tranquillité, ou j'y mettrais bon
ordre. Si dures qu'elles soient, je les userais à la lime, vos jolies
dents, Éva, et rien ne m'empêcherait même de les briser. J'ai dit.

«--Et vous dites m'aimer?

«--J'ai dit que vous m'amusiez.

«--Et si je portais plainte, moi...

«--Vous, contre moi! Mais on éclaterait de rire; je n'aurais qu'à
raconter la vérité.

«--Mais vous seriez déshonoré.

«--Moi, que non! je suis trop riche. Il est certain qu'un amant pauvre
n'aurait pu risquer la chose sans être compromis; mais, moi, c'est une
leçon que je vous donne, et personne ne pourrait émettre un doute.

«La petite actrice avait baissé la tête.

«--Et ces quarante mille francs, où vais-je les retrouver?

«La jeune femme s'était laissée retomber sur l'oreiller.

«--Ces quarante mille francs, mais n'est-ce pas la mensualité que je
vous donne? Je vous les verserai à la fin du mois.

«--Un mois à vous subir, à vous supporter après la chose que vous m'avez
faite! Non, non, je ne le pourrais pas.

«--Si, vous le pourrez et d'autant plus que dans trente jours vous serez
libre.

«--Vous dites?

«--Dans trente jours, fini nous deux.

«--Alors, c'est mon congé?

«--Courtois. Donné un mois d'avance, le temps de vous retourner et de
chercher ailleurs. Oh! vous trouverez.

«--Vous êtes un goujat.

«--Comment donc! et maintenant, vous allez me faire une place dans votre
lit.

«Thomas Forgett avait commencé à se déshabiller.

«--J'ai pris froid en allant chez ce joaillier et j'ai besoin de me
réchauffer; un goujat, hein! comme vous allez m'aimer après ce geste de
souteneur!»

Et Forgett la lâcha, comme il l'avait dit, le 28 mars, et la scène avait
eu lieu un mois avant.

--C'est un homme admirable.

--Admirable, oui, mais il faut être milliardaire pour se permettre de
ces beaux gestes.




II

LA DISDÉRI


Trois couples appareillés venaient de mimer un cake walk: les femmes, le
buste horizontal à force d'être rejeté en arrière, les genoux remontés
presque à hauteur du ventre, avec toutes, dans le visage, le même
sourire oblique, sourire des lèvres peintes et sourire des yeux faits.
Le remous des jupes retroussées très haut les enveloppait quand même
d'une ondoyante grâce; les hommes, eux, carrément grotesques,
parodiaient plus la danse qu'ils ne l'exécutaient.

La Disdéri se levait:

--Cela ne vous attriste pas, Thomas? demandait-elle à Forgett.

--Non, cela m'humilie de voir des blancs danser si mal une danse nègre.
Ils sont simiesques, en vérité. Et puis, avouez-le, Ninetta, vous tombez
de sommeil?

--Peut-être bien. Nous avons cinq heures d'auto dans les jambes.

--Mais c'est vous qui avez voulu déjeuner à San-Remo, ma chère!

--C'est vrai... Nous partons?

--A vos ordres.

L'Américain se levait. Le couple traversait le Carlston au milieu de
l'indifférence hostile de la salle. La même envie sournoise allumait
toutes les prunelles; la danseuse avait au cou pour au moins cinq cent
mille francs de perles, et leur merveilleux orient aimantait les
regards.

Debout dans l'entre-colonnement du seuil, un valet de pied aidait la
danseuse à s'insinuer dans une ample sortie de bal de moire cerise tout
engoncée de dentelles d'or, une espèce de guérite d'étoffe raide, où la
gracilité de la Disdéri s'amenuisait, plus frêle et plus fragile encore.

Les danseurs avaient regagné leurs places; les Lautars ne jouaient plus.

--Et les perles de la Disdéri, ont-elles une histoire? demandait un des
soupeurs.

--Les trois rangs qu'elle avait ce soir! Non, pas encore. Forgett vient
de les lui donner.

--Ah! c'est le cadeau!...

--De joyeux avènement. Les colliers dans la vie de ces dames marquent
toujours le commencement d'un règne.

--Mais Forgett n'est pas le premier prince régnant?

--Est-ce qu'on sait! Il est, en tout cas, le premier amant subi. La
Disdéri est une fille étrange et qui, jusqu'ici, n'a eu que des
caprices.

--Vous m'étonnez!

--Je la connais mieux que vous, j'ai été lié avec son premier amant.

--Le prince Tschernakine?

--Parfaitement. Il n'avait que deux millions, que la Disdéri a mangés en
trois ans. Tschernakine était beau comme un dieu, la Disdéri l'adorait.

--Non!

--Si. Elle en était folle et elle ne l'a jamais trompé.

--Même chez les entremetteuses?

L'habit noir avait un haussement d'épaules:

--La Disdéri ne se commet pas; et puis je vous dis que Sacha
Tschernakine a été sa grande passion.

--Une passion de trois ans. Combien ont duré les autres?

Le smoking interpellé allumait un cigare.

--Et depuis?

--Depuis, je n'ai jamais connu à Ninetta que des amants jeunes et d'un
physique susceptible d'inspirer, sinon de l'amour, du moins un sentiment
très vif à une femme.

--Ah! cette danseuse a des béguins?

--Oui, elle goûte les jolis garçons. Mais elle les a toujours choisis
riches.

--Le hasard pour elle a bien fait les choses.

--Oui, elle a su aider le hasard. Très adroite de sa part, cette manière
de consacrer le physique de ses soupirants par son choix, et très
amusant, ce concours de beauté de tous les gigolos de chez Maxim's avec
brevet supérieur décerné par la brune Ninetta. Je comprends qu'elle ait
fait prime. Très adroit et très fort!

--Oh! toi, reprenait l'habit noir, tu étais hors concours.

--Oh! moi, je n'ai pas le physique d'un gigolo, je le sais, mais Forgett
non plus, et voilà un choix qui détruit un peu la légende. La Disdéri,
que je sache, n'a pris Forgett ni pour la fraîcheur de son teint, ni
pour l'éclat de ses yeux.

--Oh! pour Forgett, d'accord. La Disdéri l'a pris pour ses millions.
Lui, c'est le bon entreteneur.

--A la bonne heure! Elle se range!

--Et cette déchéance t'enchante, avoue-le, misogyne que tu es.

«Eh bien! je veux défriser un peu ton stupide orgueil, je vais te
raconter une aventure de la Disdéri. Tu verras quelle âme exquise et
quelle nature puérile et charmante était encore, il y a deux ans, cette
adorable fille. Je te jure qu'elle a le droit de mépriser les hommes. Je
sais d'elle une aventure où son amant, si riche qu'il était, n'eut point
le beau rôle. Oh! tu as beau froncer la narine et friser ta moustache.
Dans cette histoire-là ce fut la Disdéri qui fut supérieure aux hommes
et aux circonstances, et nous, les mâles, nous fûmes tous en mauvaise
posture. Les femmes, je le constate, ne valent pas cher; mais, quand
elles se mêlent d'avoir de la valeur, elles valent souvent plus que
nous.

--Mais, ma parole, tu as été amoureux de la Disdéri!

--Et je le suis encore. Mais voilà le fait.

«C'était il y a deux ans, la Disdéri était alors avec André Farnier, le
fils de l'agent de change. Nous avons tous connu André, donc pas de
portrait. C'était un joli garçon châtain aux larges yeux violets, un peu
bébête, mais très apprécié dans les boudoirs. André et Nina s'adoraient:
c'était le parfait amour filé dans le petit hôtel de la place des
États-Unis, où la Disdéri passe tous ses printemps; mais André, pourvu
d'un conseil judiciaire par papa Farnier, financier prudent, était
réduit à la portion congrue. L'agent de change n'avait pu refuser à son
fils la mensualité de six mille francs, que tout paternel, un peu coté à
la Bourse, doit moins aux menus plaisirs de sa progéniture qu'à
l'exigence de l'opinion; et soixante-douze mille francs par an, c'était
une bien maigre pitance pour la délicieuse inconscience de la Disdéri.

«Fille d'une marchande d'oranges du Basso-Porto de Naples et grandie à
Santa-Lucia, la Disdéri a gardé d'une enfance peuple une parfaite
ignorance de la valeur de l'argent. Habituée à se nourrir d'une orange,
d'une tranche de pastèque et de deux sous de macaroni, elle joint à ce
beau mépris de l'or la divine insouciance des races nées au soleil. Les
asperges à quarante francs la botte et les truffes à soixante francs le
kilo ne l'impressionnent pas plus qu'une mandarine achetée via Toledo, à
la sortie de San-Carlo, un soir de représentation populaire. Soyez sûrs
que les cinq cent mille francs de perles que lui a offertes Forgett, il
y a huit jours, lui ont fait bien moins battre le coeur que le petit
collier de verroterie attaché à son cou par son premier amant. Bref,
elle est ainsi. Aussi la gêne relative imposée par le conseil judiciaire
d'André la faisait-elle peu souffrir. Très amoureuse, elle prenait la
chose en riant, et, comme elle a des dents divines, ce rire était un
charme de plus aux yeux éblouis de Farnier. Tout en refusant à sa
maîtresse les mille et une fantaisies qui lui passaient en une heure par
la tête et dont elle était la première à rire cinq minutes après, André
Farnier s'endettait fort. Malgré les avis insérés dans les journaux, les
fournisseurs résistent mal à un nom aussi connu que le sien. Les
usuriers aussi étaient quelque peu visités par le jeune homme et de tout
ceci Mme Farnier mère s'inquiétait. Mme Farnier est une figure, la
droiture même, une femme admirable de dévouement et d'indulgence, et à
laquelle les infidélités du père et les frasques du fils ont depuis
longtemps appris la résignation. Il y a déjà quinze ans que Mme Farnier
n'existe plus dans la vie sentimentale de l'agent de change, mais
Farnier respecte toujours en elle l'épouse irréprochable et la parfaite
associée de la maison. Mme Farnier a pour son fils une adoration
aveugle, pis, une préférence injustifiée dont ne s'alarment pas
heureusement ses deux filles, conquises à son indulgence pour leur
frère; et cette mère passionnée déplorait amèrement la liaison de son
fils. Elle la sentait grosse de menaces, pleine d'embûches et de
surprises: et, pourtant désarmée par la joliesse de la danseuse, flattée
peut-être du goût de l'Italienne pour son André, n'osait-elle émettre
que de rares remontrances, terrorisée surtout à la pensée des
éventualités qu'une pareille aventure pouvait faire surgir entre le père
et le fils.

«Tel était l'état d'âme de Mme Farnier. Aussi jugez de sa stupeur, la
matinée de mai où, vers onze heures, comme elle était occupée avec le
maître d'hôtel à vérifier les comptes de la semaine, un valet de pied
venait l'avertir qu'une dame demandait à la voir et que, malgré l'heure
indue, elle insistait pour être reçue; la chose était, paraît-il,
urgente. Immédiatement la mère avait le pressentiment qu'il s'agissait
de son fils; elle commandait au mouvement nerveux qui lui crispait la
face et s'enquérait du nom de la dame. Le valet de pied lui remettait
une carte sous enveloppe cachetée. La danseuse avait eu la discrétion de
dérober son nom au personnel de la maison. Mme Farnier déchirait
l'enveloppe et y trouvait la carte de la Disdéri. Tout son sang lui
affluait au coeur.

«--C'est bien. Recevez, disait-elle, j'y vais.

«Et, prenant sur elle de dominer son émotion, prête à défaillir pourtant
(car il s'agissait bien de lui maintenant, le doute n'était plus
possible), Mme Farnier se rendait au salon. Elle y trouvait la danseuse.
La Disdéri ne lui laissait pas le temps de lui adresser la parole. Les
yeux suppliants, avec dans toute sa personne une prenante tristesse et
une plus grande confusion, elle se précipitait au-devant de la mère:

«--Madame, excusez, pardonnez l'audace de ma démarche. J'en sens toute
l'indiscrétion; ma place n'est pas ici, je le sais. Il a fallu que la
chose fût bien grave pour me décider à tenter cette visite, madame.

«--Si grave que cela, mademoiselle? Parlez et, je vous en prie, veuillez
vous asseoir.

«Une expression de gratitude détendait la face contractée de la Disdéri.

--Oh! merci, madame, merci de m'avoir reçue. Vous êtes bonne.

«Et la jeune femme s'asseyait.

«--Je vous attends, mademoiselle.

«Mme Farnier, elle, ne s'était pas assise. Il y eut un silence. La
danseuse hésitait, puis, dépêchant les mots comme un chapelet:

«--Vous n'ignorez pas, madame, quelle profonde affection nous unit, M.
André et moi.

«--Je sais, je sais, mademoiselle.

«--Cette affection, vous la blâmez, vous la déplorez, et pourtant,
madame, vous ne pouvez savoir combien elle est vive et désintéressée. Il
ne faut pas juger notre liaison sur les apparences. On ne sait pas, on
ne sait jamais la vérité sur le sentiment des autres.

«Le visage de Mme Farnier s'était fait impénétrable.

«--Et si j'avais pu deviner que mon affection deviendrait dangereuse un
jour pour André.

«--Elle l'est donc devenue?

«Et la mère, arrachée tout d'un coup à son impassibilité, faisait un pas
vers la Disdéri.

«--Mon fils a joué? Il s'est endetté pour vous?

«La jeune femme levait sur la mère la tristesse de deux yeux admirables.

«--Non, madame, c'est beaucoup plus grave.

«--Mais alors, quoi! Qu'a-t-il commis? Oh! mon pauvre enfant, où
l'avez-vous poussé, mademoiselle?

«--Oh! madame, écoutez-moi sans m'accuser, écoutez-moi sans prévention
ni colère, vous jugerez après. Si je suis ici, c'est que vous seule
pouvez le tirer de là.

«--Le tirer de là! il s'agit donc de le sauver?

«--Oh! madame, écoutez-moi. Je ne sais pas ce que votre fils dépense
pour moi, je sais que j'ai réduit mon train depuis que je l'aime. Je lui
demande le moins possible, je sais que la pension d'André est un peu
courte, et j'ai essayé de brider un peu mes fantaisies. Dernièrement,
pourtant, je n'ai pu prendre sur moi de ne pas admirer un merveilleux
collier d'émeraudes exposé par Boehmer.

«--Aux Arts décoratifs? Je l'ai vu, mademoiselle.

«--N'est-ce pas que c'était une pièce admirable? faisait l'Italienne,
rendue tout à coup à ses instincts.

«Mais devant l'oeil froid de la mère la danseuse se reprenait et d'une
voix précipitée:

«--Ce collier, ah! je le sens maintenant, je ne dissimulais pas assez la
convoitise qu'il éveillait en moi, je m'extasiais sur la grosseur des
pierres, sur leur eau et le travail de la monture; j'avais tout à fait
oublié qu'André m'accompagnait. Dans la soirée, il m'arriva peut-être de
reparler de ces émeraudes; mais le lendemain, je vous assure, madame, je
les avais tout à fait oubliées. Je suis ainsi. Quand, avant-hier, en me
mettant à table, j'y trouvai un écrin posé à ma place. Je regardai André
assis en face de moi.

«--Mais ouvrez. Cet écrin est pour vous.

«Et, comme j'hésitais un peu, lui se levait, venait auprès de moi et
faisait jouer la fermeture de la boîte de satin. Je poussais un cri.
C'était le collier de Boehmer. J'avais reconnu les émeraudes.

«--Quelle est cette plaisanterie? lui disais-je.

«--Mais il n'y pas de plaisanterie. Ce collier est à vous. Vous l'avez
désiré, le voilà.

«--Mais vous ne pouvez avoir acheté ce collier, mon ami. Il vaut quatre
cent mille francs. Où avez-vous pris cet argent? Quatre cent mille
francs, vous ne les avez pas.

«--Mais ma signature est bonne. Mêlez-vous de vos affaires, je vous
prie, et ne vous mêlez pas des miennes.

«--Vous avez acheté ce collier à crédit. Je ne veux pas de ce collier,
André.

«--Ah! quelle singulière petite fille vous faites. Le collier est payé,
vous dis-je.

«--Vous avez fait des billets? Comment les paierez-vous?

«--Cela me regarde.

«Et, comme je le voyais s'énerver, je n'insistai pas, je le remerciai du
collier, et à trois heures j'étais chez Boehmer. Boehmer est un ami pour
moi. Je demandai à voir les billets et je constatai qu'ils étaient bien
signés d'André, mais qu'il avait imité la signature de son père.

«--Mon fils, un faux!... C'est impossible!

«--Hélas! madame, serais-je ici sans cela?

«--Vous les avez vus?

«--Je les ai eus entre les mains.

«--Et c'est pour vous, mademoiselle, qu'André a...

«--Madame, je vous ai dit la vérité, je n'ai pas demandé ce collier.
D'ailleurs le voici. Je le rapporte, je n'en veux pas.

«Et la jeune femme désignait un paquet qu'elle avait déposé sur la
table.

«--Les voilà, ces émeraudes; je vous les rends à vous, madame, à vous sa
mère.

«--Vous craignez d'être compromise, mademoiselle?

«--Oh! je sais bien que M. Farnier ne laissera pas protester sa
signature, surtout imitée par son fils, mais je ne veux être pour rien
dans la rupture qui suivrait cet éclat. Voilà pourquoi j'ai songé à
vous, madame, vous la mère... oui, voilà pourquoi je suis dans ce salon,
où vous ne me reverrez jamais plus, madame.

«Et la Disdéri se dirigeait vers la porte.

«Mme Farnier était restée debout, le dos à la cheminée: elle courait
après la danseuse:

«--Vous êtes une brave fille! et lui saisissant les mains: Pardonnez
moi, je vous ai méconnue, je vous croyais...

«--Comme les autres, soupirait la Disdéri.

«--Oui, André a raison de vous aimer.

«--Merci, madame.

«Et la jeune femme se retirait.

«Deux jours après, un valet de pied se présentait chez la danseuse avec
une lettre et un écrin. La Disdéri reconnaissait l'écrin: c'était celui
de Boehmer, les émeraudes y étincelaient de toute leur eau verte; la
lettre était de Mme Farnier: «_Le collier est à vous, mademoiselle; vous
pouvez le porter, c'est moi qui vous l'offre. André et moi nous vous
remercions; portez-le en souvenir de nous deux._» Et c'était signé: «_Sa
mère._»

--Ce qui prouve, mon cher, concluait l'habit noir, qu'il y a parfois
d'honnêtes femmes et des générosités inattendues chez des danseuses,
comme chez des femmes d'agents de change et des mères de futurs
banquiers... Garçon, un soda.




III

LES SAPHIRS DE MILLA


--Voyons, vous, Maxence, vous qui connaissez par le menu l'histoire de
ces demoiselles et de leurs écrins, que pensez-vous du collier de Milla?
Lui a-t-il été volé ou a-t-il été vendu?

--Les avis sont partagés, réservait prudemment l'habit noir.

--Vous ne nous apprenez rien, puisque c'est justement la question.
Enfin, vous connaissez Milla, vous avez vécu dans son intimité, vous
êtes même encore de ses amis...

--Une raison pour me taire.

--En justice, mais pas dans un souper. Songez, il est trois heures du
matin. Si vous n'êtes pas franc maintenant, vous ne le serez jamais.
Dans votre opinion Milla a-t-elle vraiment été la victime d'un vol, ou
tout le bruit soulevé autour de cette affaire n'a-t-il été qu'un bluff?

--Milla est très adroite, hasardait l'interpellé.

--C'est justement pour cela, insistait un des deux autres fêtards, avec
Milla on ne sait jamais.

--Oui, avec elle tout peut arriver.

--Et tout arrive. Il y eut des interviews inénarrables autour de ce
collier.

--En effet, ce fut une merveilleuse publicité, mais ce sont ces
interviews mêmes qui m'ont donné à penser. Si circonstanciés qu'ils
fussent, ils n'ont pas rapporté et ne rapporteront jamais en réclame les
cinq cent mille francs du collier.

--Reste à savoir!

--Le fait est que l'humanité est si bête. D'ailleurs valaient-ils bien
cinq cent mille francs ces saphirs? Vous l'avez vu, ce collier?

--J'ai même vu le faux, c'étaient deux pièces admirables.

--Ah! il y en avait un faux?

--Parfaitement, la parure en double que Milla avait fait faire pour ses
tournées.

--Et c'est le vrai qu'on lui a pris?

--Naturellement, ces messieurs ne s'y sont pas trompés... des
professionnels!... Moi, je n'y voyais que du feu. Les deux colliers, le
vrai et le faux reposaient, comme deux couleuvres jumelles, à la portée
de la main, dans une grande verrine de Venise, sur la cheminée d'un
petit salon attenant à la chambre; tout le monde pouvait les palper au
passage; la maison de Milla est très accueillante, très ouverte, son
petit hôtel est plein d'allées-et-venues. Milla aimait beaucoup faire
admirer ses saphirs; moi, je ne reconnaissais les vrais des faux que
dans la main: les vrais restent très froids au toucher, les autres
prennent très vite la température de la peau. Au cou de Milla je ne
faisais pas la différence: c'était la même eau, le même éclat profond de
cristal.

--Et ces saphirs lui ont été volés chez elle?

--Mais oui, quelqu'un a passé, qui les a cueillis le plus simplement du
monde dans leur coupe de verre irisé.

--Quelqu'un de l'intimité, alors?

--Apparemment.

--Et Milla a l'intimité très large.

--Forcément. Milla est très jolie, très à la mode; de plus, elle est
artiste et écrivain: elle reçoit tous les mondes.

--Et ce jour-là il n'était venu que des femmes du monde, je crois.

--Et son peintre?...

--Et ses peintres. Milla a toujours deux ou trois portraits d'elle en
train.

--Et tout le monde a été soupçonné?

--Je n'ai pas dit cela, mais tout le monde a été appelé chez le juge
d'instruction.

--Et les domestiques?

--Les domestiques, eux, ont accusé les femmes du monde, et les trois
peintres se sont chargés forcément: haine sociale, rivalité de
concurrences. Ce serait mal connaître Paris que de s'étonner des deux
noms qui furent le plus compromis dans l'affaire: les suspicions
allèrent droit aux personnes les plus irréprochables: à la comtesse
Hinley, jeune innocente venue ce jour-là aux renseignements pour un
domestique, et à Tito Strezzi qui dans le portrait, bon an mal an, gagne
presque ses cent mille francs. Ah! le collier fut dérobé un jour de
réception choisie. Quelle chambrée, messeigneurs! nos plus nobles
déclassées, tous les hors-concours du Champ de Mars et le Bottin des
grands fournisseurs, car le couturier en vogue et le modiste de ces
dames avaient été également reçus ce jour-là. Ah! Milla aurait choisi
son jour qu'elle n'aurait pas mieux fait! C'est cette assistance d'élite
qui m'a toujours laissé un peu perplexe sur l'authenticité du fait.

--Bonne âme, va! mais ce collier, toi qui l'as vu, valait-il cinq cent
mille francs?

--Oh! c'était une pièce admirable, mais j'avoue ne pas assez m'y
connaître, et puis, vous savez, vous autres, les colliers perdus ont
toujours beaucoup de valeur; le contrôle est plus difficile.

--Maxence, je vous retiens.

Les hommes recommandaient du soda; il était près de trois heures et
demie du matin; le Carlston regorgeait de nouveaux arrivants. Sous les
colonnes ioniques d'un portique romain, les Lautars entamaient pour la
cinquième fois le motif preste et sautillant de la _Brésilienne_. Les
quatre hommes attablés dans un angle de la salle continuaient à
s'acharner sur les saphirs de Milla, acharnement buté dont cinq
bouteilles d'extra-dry étaient la vague excuse.

--Et puis, vol ou bluff, concluait brusquement Maxence, j'en ai assez,
moi, de cette histoire du collier... oui, j'en ai assez d'autant plus
que j'y ai été indirectement mêlé.

--Toi, Maxence?

--Parfaitement.--Et l'habit noir avait un rengorgement de fatuité.--Ce
vol, dont Milla a été victime, le lui avais-je assez prédit! Ah! elle
n'a pas été prise sans vert. Pour prévenue, elle a été prévenue. Milla a
toujours eu un entourage déplorable et une insouciance... coupable. On
eût dit qu'elle se plaisait à attirer le danger.

«Tenez, pas plus tard qu'il y a quatre ans, je rencontrais Milla ici.
Elle y était venue en compagnie de Lintano, le mime napolitain, donner
je ne sais quel spectacle au Palais des Beaux-Arts. La joliesse et la
notoriété européenne de la courtisane étaient, de Cannes à Menton, d'un
autre appoint que le talent de Lintano. J'ignore le nom de l'impresario
qui avait eu l'idée de cette tournée. C'était un barnum quelconque dont
le flair avait tablé sur la curiosité des foules alors surexcitées sur
la vogue et les écrins de Milla. La pantomime que donnait Lintano
n'avait que cinq personnages, la petite troupe était donc réduite à sa
plus simple expression: une duègne et deux pauvres hères ramassés au
hasard des agences théâtrales; mais le jeu de l'Italien, sa mimique
passionnée et la beauté de Milla meublaient la salle, ses saphirs et ses
diamants l'illuminaient, car le talent n'est venu à Milla que beaucoup
plus tard. Sa gaucherie et sa maladresse faisaient alors la joie de
toutes ses amies, petites et grandes, et le passe-temps de tous les
clubmen en déplacement sur la Riviera. La jolie fille apportait au
théâtre une candeur étonnée et des effarements d'oiselle d'une saveur
incomparable pour qui connaissait la rouerie manégée déployée par elle à
la ville. Cette vivante antithèse eût vraiment dilaté les malveillances
les plus endurcies.

«Milla remplissait dans la pantomime de Lintano le rôle d'une bohémienne
loqueteuse et misérable, dont elle n'avait d'ailleurs ni le physique, ni
la violence pimentée et sombre. Landolf lui avait chiffonné d'assez
curieux haillons. Sur ces loques de théâtre Milla arborait
triomphalement ses cinq cent mille francs de saphirs et près du double
d'émeraudes et de diamants, chimériques et stupides parures, étant donné
le personnage qu'elle incarnait; mais si modernes et tellement dans la
note du milieu.

«Malgré ses yeux d'océan après la pluie et la transparence nacrée du
plus fin et du plus étroit visage de pairesse qu'ait jamais peint
Reynolds, c'étaient, bien plus que sa personne, les joyaux de Milla que
le public venait voir. J'étais bien forcé de me rendre à l'évidence,
puisque je ne trouvais aucune place au Palais des Beaux-Arts quand je
m'y présentais à trois heures, et le rideau se levait une demi heure
après. Il ne restait plus une place: Milla faisait salle comble.

«Je la croisais, deux heures plus tard, dans les jardins, j'avais pris
le parti de l'y attendre. Milla y faisait une promenade sensationnelle.
Moulée dans une ample redingote de drap mauve brodée de motifs d'argent,
elle jouait négligemment avec une lourde étole de chinchilla. De larges
brides de velours pensée amincissaient encore l'ovale de son visage; une
brume de gaze violette l'auréolait, elle s'avançait à petits pas,
appuyant sa main gantée de blanc sur le pommeau de Saxe d'une haute
canne d'ivoire. C'était la procession, on eut dit, d'un grand iris mauve
animé se promenant avec son tuteur. Le cap Martin et les montages
d'Italie, se dégradant au loin en teintes irisées, encadraient la
courtisane à souhait; la minute était brève, mais inoubliable. Jamais
Milla n'avait eu l'air plus fleur rare que ce soir-là. Un groupe de
fidèles l'escortait; l'escorte, à vrai dire, n'était pas royale. Il y
avait là Nathan d'Ymer, jeune compositeur de talent encore à venir,
récemment enrichi par la mort d'une vieille actrice mélomane; il y avait
là Nitich, leur modiste à toutes; le gros Lestoufer, le joaillier
usurier de la station, Lestoufer, la Providence à cent pour cent des
joueurs décavés et des demoiselles laissées pour compte; Lintano, le
mime au visage glabre et poli par le blanc de céruse. L'impresario de la
tournée complétait le cortège. Deux grandes dames de la colonie
étrangère, soupçonnées de quelques escales à Lesbos, marchaient dans le
sillage de l'infante. Un murmure flatteur et parfois hostile saluait
cette marche d'une étoile.

«J'abordais Milla.

«--Vous n'étiez pas dans la salle? me disait la douce enfant.

«--M'aviez-vous réservé une place? Oh! je l'aurais payée, répondais-je à
cette attaque.

«--Mais, mon cher ami, je n'ai même plus de service, nous faisons salle
comble. Il faut retenir son fauteuil trois jours à l'avance, n'est-ce
pas, Rigobert? et elle me présentait son impresario.

«L'homme soulevait un chapeau haut de forme et inclinait une large face
graisseuse dans le collet d'une pelisse de fausse loutre.

«--Monsieur Rigobert, insistait Milla.

«Tout me déplaisait en cet homme: ses petits yeux clignotants, la
bouffissure de ses joues blafardes, sa face à la fois effrontée et
basse, son obséquiosité insolente, tout, jusqu'à sa pelisse de cabot en
tournée et son chapeau gibus. Le Lintano, que la jolie fille me
présentait, ne me revenait pas davantage; un visage hâve et pâle aux
paupières et à la bouche tombantes, comme lâchées du bas, un profil
assez pur d'ailleurs, mais comme émacié de chlorose, s'aggravait encore
de cheveux luisants et gras. Un foulard de soie jaune, des bagues à tous
les doigts et des langueurs de poitrinaire, une insupportable prétention
répandue dans toute la personne du mime, et surtout ses airs avantageux
vis-à-vis de Milla m'emplissaient soudain d'une sourde exaspération. En
vérité, ce cabot l'affichait; j'ai su, depuis, qu'il se disait son
amant. Milla elle, ne se doutait de rien. Tout à la joie d'avoir fait
salle comble, elle monologuait ses succès, ses triomphes:

«--Trois rappels, mon cher, oui, trois, l'assistance en délire, un
public comme je n'en ai encore jamais eu: trois grands-ducs et des
fleurs!...

«Et les deux hommes renchérissaient, et le musicien s'enthousiasmait, et
les deux fournisseurs aussi; c'était, dans le plein air de Monte-Carlo,
la même fièvre d'enthousiasme que dans la loge de Sarah, un soir de
première. Impossible de placer un mot dans ce flux de paroles. J'étais
furieux.

«--Vous verrai-je ce soir? demandai-je à l'infante.

«--Ce soir, impossible; je suis l'invitée de ces dames: la princesse
Strasimoff et lady Glanhow.

«Et Milla me présentait les deux femmes, demeurées un peu en arrière.

«--Et demain?

«--Demain, dans la matinée, oui, tant que vous voudrez, mais pas avant
dix heures.

«Sem, le caricaturiste attitré de la station, se dirigeait vers nous,
son terrible crayon caché dans le creux de sa main. Peu soucieux de
figurer dans une planche sensationnelle de son prochain album, je
quittais le groupe:

«--A demain, me répétait Milla.

«Milla avait pourtant des amis de goût. La décoration du petit salon où
j'étais reçu le lendemain, en était une preuve. Toute la pièce était
fleurie de branches d'amandiers. C'est au milieu de floconnements
roses, dans un cadre, on eût dit, d'estampes japonaises, tant
l'enchevêtrement de toutes ces ramures neigeuses se détachait, pareil à
d'invraisemblables coraux pâles, que je trouvais Milla, plus rose et
plus fraîche encore que ses fleurs. Les fenêtres, grandes ouvertes sur
le cap Martin, laissaient entrer dans le salon le bleu du ciel et le
bleu du large. Drapée dans une longue robe de surah chair, Milla
semblait plus nue que la nudité et, avec cela, si juvénile de formes et
de teint! Et la gracilité de cette nuque nacrée sous la fumée d'or des
cheveux!...

«--Vous ne boudez plus?...

«Et elle me tendait la main.

«--Étiez-vous assez de méchante humeur, hier?

«--Mais aussi quelle compagnie! Avouez, Milla, que...

«--Mon modiste et mon bijoutier, mais ce sont de très honnêtes gens, mon
cher.

«--Vous les payez.

«--Et puis que vous faut-il de plus? Une lady pairesse, une princesse
authentique.

«Et, avertie par ma moue:

«--Ah! que voulez-vous? celles qui ne sont pas dans le train
entretiennent leurs chauffeurs. Vous ne me reprochez point Ymer, il a du
talent. Quant à Lintano, c'est mon artiste et, de plus, mon professeur.

«--Rien que votre professeur?...

«--Vous voulez rire; et puis, si c'était mon plaisir.

«--Oh! je n'ai rien à dire.

«--Je l'espère bien. D'abord, c'est à lui que je dois mon talent et
notre succès; et notre tournée est une marche triomphale.

«--Et Rigobert!

«--Oh! vous ne le gobez pas non plus, celui-là, je l'ai bien vu. Il est
très commun, je vous l'accorde, mais c'est un très honnête homme.

«--Je veux bien vous croire. Où l'avez-vous connu?

«--Où je l'ai connu? Il est venu chez moi me proposer cette tournée.
C'est lui qui en a eu l'idée, une idée géniale, comme vous voyez.

«--Mais, enfin, d'où sort-il?

«--Oh! cela, je n'en sais rien.

«--Eh bien! moi, je le sais. C'est un ancien garçon de café.

«--Qu'à cela ne tienne. La Disdéri, qui gagne aujourd'hui cinq mille
francs par soirée, a vendu des oranges sur les quais de Naples.

«--Vous avez réponse à tout. Vous donnez, je crois, encore deux
représentations ici. Après, que comptez-vous faire?

«--Mais nous partons en Italie, nous jouons à Bordighera, à San-Remo, à
Gênes, puis à Nervi. Rappalo, Santa-Marguarita, toutes les stations de
la côte Ligure, et puis Livourne, où nous sommes attendus; de là nous
descendons sur Naples et remontons sur Florence, Milan et Venise: une
vraie tournée, comme vous voyez.

«--Et toujours avec Rigobert et Lintano?

«--Naturellement.

«--Et aucun autre homme ne vous accompagne?

«--Non, pourquoi?

«--Vous voyagez avec tous vos bijoux?

«--Certes.

«--Et vous en avez pour?...

«--Mes saphirs, mes diamants, mes émeraudes, mes rubis, de douze à
quinze cent mille francs.

«--Et vous ne savez pas un mot d'italien?

«--Non, c'est la première fois que je vais en Italie.

«--Eh bien! si vous ne revenez pas dévalisée...

«--Que voulez-vous dire?

«--Ah! vous êtes d'une belle imprudence! Vous allez courir les auberges
d'Italie avec, dans votre valise, un denier de douze cent mille francs.

«--Vous ne soupçonnez pas Lintano, ni Rigobert, je suppose?

«--Je ne soupçonne personne. Rigobert sort on ne sait d'où, et Lintano
est Italien.

«--Mais c'est abominable.

«--Oh! je n'ai pas dit qu'ils feraient la chose eux-mêmes, mais ils
peuvent la laisser faire. En somme, une fois hors la frontière, vous
êtes entre leurs mains.

«--Je vous déteste. Dites tout de suite que je serai assassinée.

«--Je ne le crois pas. Vous terroriser serait peine inutile. On
n'assassine que les vieilles rentières, les jolies proies de votre
envergure sont toujours laissées indemnes.

«--Et si je vous jetais dehors, maintenant?...

«--Mes conseils valent cela. Oui, fichez-moi à la porte, mais méditez ce
que je vous ai dit; et puis, un dernier avis, car, moi, je vous aime
réellement, Milla. On ne connaît vraiment la valeur que des bijoux qu'on
a perdus. Au point de vue réclame, un collier volé fait autrement de
bruit que la plus grosse vente, cornée et annoncée dans tous les
journaux.

«J'en avais trop dit. Milla se levait et me montrait la porte.

«Pourtant elle ne partit pas en Italie; sa santé s'altéra subitement, et
la jolie fille dut aller se reposer un mois à Antibes, dans la plus
absolue solitude. Désespoir de Lintano, cris et récriminations de
Rigobert, rien n'y fit. Milla paya le dédit à son barnum et se tint
prudemment en deçà de la frontière.

«Un an après, Milla perdait son collier de saphirs; la pièce la plus
précieuse de son écrin lui était volée dans les conditions que vous
savez, et Milla prétend que je lui ai porté malheur.

«Et voilà pourquoi je ne suis peut-être pas tout à fait étranger au vol
des saphirs de Milla.»




AMERICAN DANCE


C'était encore au Carlston. Il était trois heures du matin, l'heure
lourde où les snobs égarés dans ce milieu soldent leur addition et
défilent, raides et gourmés, sous l'oeil impertinent des filles et la
prunelle avachie des fêtards... fêtards, bagnards. «La noce, quelle
tristesse!» comme l'a écrit judicieusement Donnay.

Il était donc trois heures, et Ponette, la valseuse attitrée du lieu,
avait fini de danser.

Les groupes, maintenant, acclamaient un nouveau couple. Un Américain,
assis à une table entre deux soupeuses, venait de se lever. Glabre, les
traits énergiques et d'autant plus précis dans cette face rasée, il
était le seul homme de l'assistance qui ne fût pas en smoking; mais,
dans son complet d'homespun et cravaté de rouge, il trouvait le moyen
d'avoir plus grande allure que tous les smokings rassemblés ce soir. Des
cheveux ras complètement blancs affirmaient cette physionomie déjà
singulière. Un diplomate ou un de ces brasseurs d'affaires qui remuent,
là-bas, des pays et des millions? On pouvait prêter toutes les audaces
et toutes les combinaisons de génie à ces yeux pâles, pétillants
d'intelligence dans cette face tourmentée et glabre; mais ce n'était là
qu'un masque. L'homme aux cheveux blancs et au regard intense n'était
qu'un noceur ataxique, et le mouvement de curiosité, qui venait de
pencher avidement tous les bustes dans sa direction, s'adressait surtout
au pitoyable et risible effort du danseur pour quitter sa place.

Les reins comme ankylosés, on eût dit que l'Américain ne pouvait se
lever de son siège. Galvanisé par les premières mesures de la polka, il
avait redressé son buste et fait signe à une des femmes assises auprès
de lui. Ce Yankee fourbu était un enragé valseur. Assidu du Carlston, il
y passait ses nuits et faisait la joie de tous les habitués. Ponette et
_Jambe de Laine_ (on l'avait surnommé ainsi) étaient les deux clous de
l'endroit. On venait exprès pour voir valser l'une et tituber l'autre;
les polkas et les cake walks de _Jambe de Laine_ étaient un spectacle
unique et décevant: c'était d'abord le pénible travail de ce grand
corps, on eût dit paralysé, pour se mettre debout. Les pieds
trépignaient et patinaient sur place, l'arrière-train trop lourd
demeurait sur la chaise, et puis l'homme se dressait tout d'un coup, mû
comme par un ressort: un automate, et, saisissant sa danseuse par la
taille, _Jambe de Laine_ partait, s'élançait à la fois léger et
frénétique dans un admirable sentiment de la musique et du rythme.
_Jambe de Laine_ était un danseur émérite, mais ses membres
n'obéissaient plus à sa volonté; et parfois il lui arrivait de s'appuyer
sur son cou-de-pied en place du talon, et tout son grand corps se
ployait, alors, dans une espèce de révérence agenouillée, un grand salut
plongeon, dont il se relevait pour repartir en mesure, au milieu des
bravos et des cris de la salle. Un rire hystérique secouait toutes les
femmes; les tables, que frôlait le couple en tourbillonnant, le
saluaient au passage d'applaudissements et d'ironiques vivats; et puis,
tout à coup, _Jambe de Laine_ chancelait, pantin disloqué, entre les
bras de sa danseuse et celle-ci n'avait que le temps de le déposer sur
la première chaise vacante. _Jambe de Laine_ s'y écroulait, comme cassé
en deux, les cuisses raidies, le buste en avant, toutes ses dents
apparues dans un sourire formidable. Il restait là, les yeux noyés et le
front moite, et une des filles épongeait avec son mouchoir la sueur du
Yankee, et c'était lamentable et grotesque, cette danse ataxique
d'attardé viveur.

--Un peu attristant quand même, les entrechats de cet échappé de la
douche! Regardez ses mouvements. La maison de santé le guette!

--La maison de santé et la camisole de force! soulignait Henri Tramsel.

--Pourquoi la camisole de force? cet Américain possède toute son
intelligence et, mieux que son intelligence, toute sa volonté. Édouard
Harvey adore la danse et s'y acharne avec une déconcertante opiniâtreté.
Oui, malgré ses cheveux blancs et son ataxie, Harvey vient toutes les
nuits danser ici. La chose n'a rien de ridicule. Les filles qui
l'accompagnent ne sont que ses danseuses. Harvey les paie pour cet
emploi aussi généreusement que si elles étaient ses maîtresses, et
pourtant, quand il remontera tout à l'heure dans son automobile (car il
a sa Panhard à la porte), il n'y installera ces deux créatures que pour
les déposer à leur hôtel, et il regagnera seul avec son chauffeur sa
villa du Cap d'Ail. Ce Yankee a la manie du ballet comme le Roi Soleil,
il adore s'y produire; il danse et il paie. C'est d'ailleurs un valseur
admirable. Je ne connais ici que le danseur attitré de Ponette qui
bostonne aussi bien que lui.

--Quand ses jambes ne se dérobent pas sous lui!

--Et c'est là où s'affirme son extraordinaire énergie. Ces danses, qu'il
arrive, titubant et flageolant sur ses jarrets, à exécuter dans leurs
rythmes avec cette précision inouïe, Édouard Harvey y déploie, toutes
les nuits, autant de volonté qu'il en a dépensée pendant vingt-cinq ans
pour ramasser sa colossale fortune.

--Et puis, à son âge, après tout, on a le droit de faiblir! lançait
étourdiment le petit Marcel Baudran.

--A son âge! Quel âge lui donnez-vous donc, mon cher? Ce sont ses
cheveux blancs qui vous trompent. Harvey n'a pas plus de quarante-cinq
ans. Vous ne l'avez pas regardé? Son visage est très jeune. Il n'a pas
une ride, les modelés n'en ont pas bougé, les traits sont fermes,
accusés et d'une netteté que je lui envie. C'est une médaille sans
bavure; chez lui, ni bajoues ni engoncements, aucune des tares de nos
quarantaines de Latins avachis. Harvey est un magnifique exemple de
l'énergie de sa race. Vous le connaissez mal et je sais de lui certaine
histoire qui vous campe un monsieur autrement haut que le piédestal du
Colleone.

--Ah! vous avez une histoire à placer! contez-la donc, très cher.

--Oh! contée par moi, ce ne sera plus du tout cela. L'intéressant serait
de l'entendre raconter par Harvey lui-même.

--Il n'y a pas moyen?

--Cette nuit! vous n'y songez pas! D'abord, il est un peu gris et tout à
sa danse.

--Et demain?

--Vous plaisantez, il faudrait vous présenter et Harvey ne se laisse pas
présenter les gens comme cela.

--Vous êtes poli...

--Oh! vous pas plus qu'un autre. Dame! ici, il se méfie des tapeurs.

--Et puis tu grilles de la raconter, toi, l'histoire! éclatait Baudran
devenu familier.

--Mais certainement, il grille. Allons, exécutez-vous, Maxence.

--Eh bien! voilà:

«Il y a quelque dix ou douze ans de cela, Harvey se trouvait à
l'Exposition de Chicago. Américains du Sud et Américains du Nord se
précipitaient alors en masse à ces foires mondiales. Le Nouveau-Monde
exultait d'orgueil à la pensée de contrebalancer, à coup de millions et
d'innovations hardies, la réputation de la vieille Europe. Des pays
entiers se déplaçaient pour aller applaudir sur les lieux mêmes le
grandissant progrès de la libre Amérique, et Édouard Harvey était trop
Yankee pour manquer une telle manifestation.

«Il était donc là, corroborant de son faste et de ses dépenses la
légende en train de s'établir de la prodigieuse activité de l'industrie
américaine. Je ne sais même pas trop si Harvey n'exposait pas à Chicago
quelque chose, car, outre sa banque, il dirigeait et commanditait je ne
sais quelles usines et entreprises minières dans le Massachusetts et le
Connecticut. Cet homme était trop de son pays pour n'avoir pas en lui
l'intuition des trusts.

«Harvey était donc à Chicago. Il y occupait dans un des nouveaux hôtels
de la ville tout un appartement au premier: la bagatelle de trente à
cinquante dollars par jour, et il y était avec Mme Harvey. Mme Harvey,
alors dans tout l'éclat d'une de ces beautés blondes que l'on ne
rencontre que là-bas. Harvey a toujours eu le goût des très jolies
femmes... La passion des sports, la folie des fleurs rares et la
gourmandise des chairs lumineuses lui ont fait une universelle
réputation de gentleman. A New York, à Paris, à Berlin, comme à Londres,
les orchidées et les maîtresses d'Édouard Harvey sont un propos courant,
mais les alcôves haut cotées, où le banquier, depuis quinze ans, sème
sans compter l'or et les bijoux, lui ont-elles jamais fourni un spécimen
de beauté pareil à celui de sa femme? Grande et musclée, la taille mince
avec des seins et des hanches d'un galbe incomparable, Mme Harvey était
à la fois une créature de rêve et de réalité. Elle avait tout pour elle:
le bleu profond des yeux, des yeux de violette aux longs cils soyeux et
lustrés, la transparence du teint et la rutilence d'une chevelure aux
reflets de métal. Elle avait à la fois la fragilité d'une fleur et la
robuste souplesse d'un bel animal; tout en elle commandait le désir, le
rose brillant de ses ongles, la rougeur charnue de sa bouche, la soie
duveteuse de sa nuque. Whistler, s'il l'eût peinte, eût intitulé son
oeuvre _Symphonie en blanc, rose et or_. Les races jeunes peuvent seules
produire des êtres aussi rayonnants; et, quoique très sûr de la loyauté,
mieux, de la fierté de sa femme, Harvey n'en était pas moins très
jaloux, mais il se gardait bien de n'en laisser rien paraître. Il aurait
trop craint de froisser la jeune femme.

«Mme Harvey n'en révolutionnait pas moins tout Chicago. Sa fortune, sa
situation unique, sa radieuse jeunesse, son luxe, son train de maison et
l'audace ruineuse de ses toilettes en faisaient la professionnelle
beauté de la saison. La curiosité soulevée autour d'elle flattait et
énervait à la fois son mari. Harvey n'en suivait pas moins passionnément
tous les soirs les parties du Club, tandis que la jeune femme bostonnait
et flirtait dans les salons de l'hôtel. Il y avait bal et comédie tous
les soirs, c'est là la vie américaine. Le millionnaire s'attardait au
baccarat jusqu'à minuit, une heure, et retrouvait en rentrant sa femme
dans leur appartement. Mme Harvey y remontait vers les onze heures, onze
heures et demie. Ils occupaient, chacun, une vaste chambre communiquant
par un grand salon. Parfois, le banquier rentrait plus tôt. Il
traversait alors les salons de l'hôtel et y faisait un ou deux tours de
valse avec sa femme, car il fut toujours un merveilleux danseur.

«Un soir, que la déveine au jeu avait vidé son portefeuille, se trouvant
la tête un peu lourde, Harvey rentrait vers les dix heures. Il montait
directement chez lui. Le portier d'étage lui ouvrait sa porte. Son valet
de chambre n'était pas là. Harvey donnait l'électricité et commençait à
se déshabiller. Un bruit léger dans la pièce voisine attirait son
attention: Mme Harvey était donc déjà rentrée, à moins que ce ne fût la
femme de chambre préparant la couverture. Le banquier entrait chez sa
femme, l'électricité s'y éteignait aussitôt, des pas couraient sur le
tapis et une porte se refermait. Le banquier avait dérangé quelqu'un...,
un amant ou un voleur? Harvey connaissait depuis longtemps les exploits
des rats d'hôtel; les écrins de Mme Harvey étaient de ceux pour qui l'on
peut risquer un coup d'audace, mais la beauté de la jeune femme était
aussi de nature à inspirer toutes les témérités.

«Rentrer chez lui, y prendre son revolver! l'inconnu pouvait
s'échapper... Appeler, c'était très bien si c'était un rat d'hôtel! Le
personnel accouru se saisirait du misérable. Mais si l'individu, qu'il
avait dérangé et qui se cachait certainement là, était un soupirant de
sa femme, pis, s'il s'était introduit de complicité avec Mme Harvey,
c'était la jeune femme à jamais compromise, un irréparable scandale! Et
puis, en somme, Mme Harvey n'était peut-être pas coupable. Cet amoureux,
si c'en était un, avait peut-être risqué ce coup d'audace à son insu. Le
banquier voyait rouge. Il s'armait d'un des chenets de la cheminée et se
dirigeait vers la porte qu'il avait entendu refermer: c'était celle du
cabinet de toilette. Il tournait l'obturateur, un flot de clarté crue
inondait la pièce. Rien. Le cabinet était vide. Une espèce de penderie,
où l'Américaine entassait ses malles et l'excédent de sa garde-robe,
faisait suite à ce cabinet. C'était une vaste chambre sans issue, qui
servait aussi de débarras. Harvey y pénétrait. Rien que des peignoirs et
des manteaux pendus le long des murs et cinq ou six grandes malles. Le
couvercle d'une de ces malles bougeait, c'était une énorme malle en
osier. La clef était demeurée sur l'une des serrures. Avec un
merveilleux sang-froid Harvey s'approchait de la malle, s'asseyait
dessus, et donnait un tour de clef. Mme Harvey entrait au même instant:

«--Tiens, c'est vous! que faites-vous donc là? demandait la jeune femme.

«--Rien. En rentrant, tout à l'heure, j'ai cru entendre du bruit. Vous
savez, dans ces hôtels! Rien, en effet! j'avais rêvé.

«--Dans ces hôtels! oh! le Barlster est trop bien surveillé!

«Puis, avec un sourire qui découvrait toutes ses dents:

«--Me feriez-vous l'honneur d'être jaloux, par exemple?

«--Pourquoi pas?

«Harvey continuait de peser de tout son poids sur le couvercle d'osier,
il sentait, sous lui, quelqu'un remuer et haleter.

«--Pourquoi pas? et il fixait la nudité radieuse de la jeune femme
debout devant lui.

«--C'est que, si vous me soupçonniez, vous m'autoriseriez à tout,
Édouard, et du bout de son éventail elle frôlait la joue de son mari.

«--Non, je ne suis pas jaloux, faisait l'Américain, qui sentait
maintenant la malle presque immobile, mais je trouve cette pièce bien
encombrée. Vous tenez à tous ces colis? On pourrait en faire descendre
quelques-uns à la réserve des bagages. Cette malle en osier, par
exemple, celle sur laquelle je suis assis, vous n'y tenez pas?

«--Moi! Pas du tout, elle est vide.

«--Eh bien! je la ferai enlever demain. Vous avez sommeil, darling?

«--Si vous voulez, j'ai sommeil, Édouard, et les deux époux rentraient
dans leur chambre à coucher.

«Il fermait soigneusement la porte de la penderie à clef, à clef la
porte du cabinet de toilette et demeurait, cette nuit-là, auprès de Mme
Harvey. Le lendemain matin, vers dix heures, il faisait descendre la
malle dans les réserves de l'hôtel, qui sont d'immenses caves
construites immédiatement sous les sous-sols. Les Harvey prolongeaient
encore un mois leur séjour à Chicago. Au départ, l'Américain négligeait
de réclamer la malle. Il la laissait dans les réserves, où elle doit
être encore; l'anonyme captif entre ces parois a-t-il réussi à
s'échapper ou y est-il mort étouffé? En ce cas, la puanteur du corps en
décomposition a dû révéler sa présence, même à travers les remugles
moisis des caves du Barlster; mais, en Amérique, les grands hôtels ont
trop le souci de leur respectabilité pour que l'on y découvre jamais un
cadavre, et voilà, mon cher Baudran, un joli trait de sang-froid de cet
incorrigible danseur.»




TABLE DES MATIÈRES


ELLEN

     I. L'arrêt                         1
    II. Pour guérir                    13
   III. Lettres de Cannes              25
    IV. Bains de soleil                36
     V. La maison en fête              54
    VI. Harry Astlher                  66
   VII. Gladys Harvey                  79
  VIII. Trois dames dans l'île         92
    IX. La vie et le rêve             105
        Épilogue                      120

TRAINS DE LUXE

  DE MILAN A VENISE.
     I. Ce que femme veut             127
    II. La nuit unique                139

  SUR LES LACS.
     I. Classes dirigeantes!          149
    II. Les dessous de ma femme       157
   III. Respectability                166

  MONTE-CARLO.
     I. La question du pourboire      177
    II. Nuits d'Italie                186
   III. Pudeurs anglaises             198

  CHOSES DE LA-BAS.
     I. Un soir aux Zatteré           209
    II. Le danger des gondoles        221
   III. Opérations yankees            233
    IV. Banlieues de Londres          244
        La Conquête de Paris          255

  LEURS ÉCRINS.
     I. Autour d'un collier           267
    II. La Disdéri                    278
   III. Les saphirs de Milla          290
        American Dance                303


16-11-05.--Tours, Imp. E. ARRAULT.




PIERRE DOUVILLE, Éditeur

_28, rue de Trévise, Paris_

DERNIÈRES PUBLICATIONS

à 3 fr. 50 le volume


  FÉLICIEN CHAMPSAUR
    Dinah Samuel, moeurs de théâtre, couv. illustrée.            1 vol.
    L'Ingénue. 100 dessins, tirés en deux tons, de _Maurice
      de Lambert_. Grand format.                                 1 vol.
    Le Coucou. Couverture de _Manuel Orazi_.                     1 vol.

  JEAN BOSC
    Le Vice Marin, confessions d'un matelot.                     1 vol.

  JEAN LORRAIN
    Le Crime des Riches. _Couverture d'Albert Guillaume._        1 vol.

  PAUL BRULAT
    L'Aventure de Cabassou. Nombreuses illustrations et
      couverture en couleurs de _Widhopff_.                      1 vol.

  JULES HOCHE
    Le Mauvais Baiser. Illustrations et couverture en couleurs
      de _A. Pecoud_.                                            1 vol.

  MAURICE HUET
    Sabres de Bois, Fusils de Paille!!! Roman de moeurs
      militaires.                                                1 vol.

  FERNAND NIEF
    Phryné la Courtisane. Illustrations en couleurs d'après
      les peintures de _A. Thivet_.                              1 vol.

  DOCTEUR DE LUSI
    La Femme Moderne, son Hygiène, sa Beauté, ses Enfants.       1 vol.


G. de Malherbe. Imprimeur. 12. Passage des Favorites, Paris (XVe)




Notes du transcripteur

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
Les passages en italique sonts notés _entre caractères soulignés_.






End of the Project Gutenberg EBook of Ellen, by Jean Lorrain

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ELLEN ***

***** This file should be named 61675-8.txt or 61675-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/6/1/6/7/61675/

Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
images generously made available by The Internet
Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.