Saint Dominique

By Jean Guiraud

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Title: Saint Dominique

Author: Jean Guiraud

Release date: October 12, 2024 [eBook #74569]

Language: French

Original publication: Paris: Victor Lecoffre

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  “LES SAINTS”

  Saint Dominique

  par
  JEAN GUIRAUD


  PARIS
  LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
  RUE BONAPARTE, 90

  1899




“LES SAINTS”

Collection publiée sous la direction de M. Henri JOLY


VOLUMES PARUS:

Saint Dominique, par JEAN GUIRAUD.

Saint Henri, par M. l’abbé HENRI LESÊTRE.

Saint Étienne, roi de Hongrie, par E. HORN. _Deuxième édition._

Saint Ignace de Loyola, par H. JOLY. _Deuxième édition_

Saint Louis, par MARIUS SEPET. _Deuxième édition._

Saint Pierre Fourier, par L. PINGAUD. _Deuxième édition._

Saint Vincent de Paul, par le PRINCE EMMANUEL DE BROGLIE. _Quatrième
édition._

Saint Jérôme, par le R. P. LARGENT. _Deuxième édition._

Psychologie des Saints, par H. JOLY. _Quatrième édition._

Le Bienheureux Bernardin de Feltre, par E. FLORNOY. _Troisième édition._

Saint Augustin de Cantorbéry, par le R. P. BROU (S. J.). _Troisième
édition._

Sainte Clotilde, par G. KURTH. _Quatrième édition._

Saint Augustin, par AD. HATZFELD. _Quatrième édition._


POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:

Saint Ambroise, par le DUC DE BROGLIE.

Saint Nicolas Ier, par M. ROY.

Sainte Odile, par HENRI WELSCHINGER.

Saint François d’Assise, par HENRI COCHIN.


Chaque volume se vend séparément. Broché... 2 fr.

Avec reliure spéciale... 8 fr.


TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cie.--MESNIL (EURE).




SAINT DOMINIQUE




CHAPITRE I

ENFANCE ET JEUNESSE DE SAINT DOMINIQUE.

1170-1203.


En commençant cette _Vie de saint Dominique_, nous ne nous dissimulons
pas les difficultés d’une pareille entreprise. Fondateur d’un ordre
religieux qui a joué un grand rôle dans l’histoire, notre saint a connu
les excès de la louange et de la critique. Ses admirateurs et ses
disciples ne se sont pas contentés des renseignements, parfois vagues ou
laconiques que nous ont laissés sur sa vie les auteurs du treizième
siècle, et en particulier son successeur Jourdain de Saxe; et dès la fin
du quatorzième siècle, la légende s’est mêlée à l’histoire. Alain de la
Roche l’a répandue à profusion dans sa biographie, et son zèle, aussi
pieux que maladroit, n’a réussi qu’à obscurcir la vie de son héros. Jean
de Réchac, au dix-septième siècle, a marché sur ses traces, dans une
biographie sans critique où déborde le merveilleux. D’autre part, les
ennemis de la foi n’ont vu trop souvent en saint Dominique que le
fondateur de l’Inquisition, et ils ont voulu imputer à sa mémoire tous
les abus de cette institution; sa pieuse figure leur est apparue à la
clarté sinistre des bûchers. Llorente nous le montre à Lagrasse, près de
Carcassonne, célébrant la messe sur un tertre aplati, «tandis qu’aux
quatre coins de la plate-forme, quatre bûchers étaient dressés, et que
les flammes y dévoraient les victimes[1]!»

  [1] _Histoire de l’Inquisition_, t. II, p. 67.

L’historien doit se garder de telles exagérations. Sans nier le
merveilleux et le miracle, il a le devoir de peser les témoignages, et
de n’accorder sa créance qu’à ceux qui lui semblent autorisés, fallût-il
pour cela écarter des légendes séduisantes et poétiques. D’autre part,
il ne considère pas le personnage dont il écrit l’histoire, comme un
client qu’il faut justifier de toute manière, même aux dépens de la
vérité. Les saints eux-mêmes ont pu se tromper, et quoique surabondante
en eux, la grâce divine ne les a pas infailliblement préservés de toute
erreur et de toute faute. Si saint Dominique avait commis des actes de
cruauté, nous ne ferions aucune difficulté de le reconnaître; mais, en
plaçant le bienheureux dans son temps et dans son milieu, en considérant
surtout le caractère de ses adversaires, il nous apparaît comme un
défenseur sage et modéré, non seulement de la morale et de la foi, mais
encore de la civilisation, compromise par les doctrines subversives des
Albigeois.

Saint Dominique naquit à Calaroga, dans le royaume de Léon, vers 1170.
Son pays avait reconquis vaillamment sa liberté sur les Arabes, par une
longue croisade de plusieurs siècles; et non loin de sa ville natale, à
Burgos, l’on montrait le tombeau du Cid, la terreur des Maures. Les
institutions monastiques étaient prospères autour de Calaroga: à moins
de quatre lieues, au milieu de montagnes, se dressait l’antique
monastère bénédictin de Silos, réformé par l’abbé Dominique[2]. A la
Vigne, les Prémontrés venaient de fonder un couvent florissant. Enfin, à
Uclès, se trouvait une maison de l’un des grands ordres militaires de
l’Espagne, l’ordre de Saint-Jacques de l’Épée.

  [2] Saint Dominique de Silos était devenu abbé de ce monastère vers
    1040 et avait travaillé aussitôt à le réformer. Cf. Mabillon,
    _Annales Ordinis S. Benedicti_, t. IV, p. 407.

Les parents du bienheureux, Félix de Guzman et Jeanne d’Aza,
appartenaient à la noblesse du pays. La critique scrupuleuse des
Bollandistes a émis à ce sujet quelques doutes, et il faut avouer que
les exagérations de certains écrivains méritaient de les provoquer:
Lopez Agurlita fait de saint Dominique le cousin de Blanche de Castille
et de saint Ferdinand, alors que, dans aucun des nombreux actes rendus
en faveur des Prêcheurs, ni saint Louis ni son frère Alphonse de
Poitiers ne revendiquent une aussi sainte parenté, et que Jourdain de
Saxe, disciple et successeur du Bienheureux, ne lui attribue nulle part
une aussi illustre origine[3].

  [3] «... Les anciens Bollandistes ont révoqué en doute la _haute_
    noblesse attribuée aux parents de saint Dominique. Aujourd’hui plus
    que jamais, on se défie de ces généalogies dressées aux dix-septième
    et dix-huitième siècles; elles furent trop souvent l’œuvre d’une
    vanité peu scrupuleuse.» (_Analecta Bollandiana_, t. XII, p. 322.)

Il semble toutefois prouvé que, soit du côté des Guzman, soit du côté
des Aza, notre saint descendait de nobles chevaliers, qui, pendant
plusieurs siècles, avaient combattu pour la patrie espagnole et la foi
chrétienne. Ses parents étaient pieux: honorée comme une sainte dès le
treizième siècle, sa mère fut béatifiée par Léon XII en 1828. Il avait
deux frères aînés qui, comme lui, se consacrèrent à Dieu: après de
solides études, Antoine devint chanoine régulier de Saint-Jacques, et se
voua, en cette qualité, au service des pauvres et des malades. Mannès
suivit, lui aussi, les cours des Universités; mais, en 1217, il fit
profession religieuse entre les mains de son frère, et, devenu Prêcheur,
il contribua à répandre l’ordre naissant en Castille; Grégoire XVI
devait le béatifier.

La naissance de saint Dominique fut marquée de signes merveilleux.
Tandis que sa mère l’attendait, elle eut une étrange vision: «elle
s’imagina, dit Jourdain de Saxe, qu’elle portait dans son sein un chien,
et qu’il s’en échappait ayant à sa gueule une torche ardente dont il
embrasait le monde».--«Le jour du baptême, dit Thierry d’Apolda, la
marraine du Bienheureux eut une vision où cet enfant béni lui apparut,
marqué au front d’une étoile radieuse, dont la splendeur illuminait la
terre entière[4]»; symboles énergiques et gracieux de l’action que
devait exercer le zèle enflammé de saint Dominique et de ses fils
spirituels.

  [4] Quétif et Échard, _Scriptores ordinis Prædicatorum_, t. I, p.
    2.--Bollandistes, _Acta Sanctorum_, 4 août.

Jeanne d’Aza éleva elle-même son fils pendant les sept premières années
de sa vie; mais lorsqu’il fallut commencer son instruction, elle comprit
la nécessité de se séparer de lui. Son frère était archiprêtre de Gumiel
d’Izan, non loin de Calaroga; elle lui confia Dominique, qui demeura
sept ans auprès de lui. Nous n’avons pas de détails sur ses études;
elles furent sans doute ce qu’étaient celles de tout enfant de bonne
famille: le latin classique, celui des Pères de l’Église, les exercices
de rhétorique en firent probablement le fond.

Lorsque le jeune élève eut quatorze ans, l’archiprêtre dut remettre sa
direction à plus savant que lui, et saint Dominique fut envoyé à
Palencia (1184). Cette ville était l’une des plus importantes du royaume
de Léon. Son université ne devait être définitivement fondée qu’en 1209,
par Alphonse IX, mais elle possédait déjà ces écoles qui se
développaient, au moyen âge, à l’ombre des abbayes ou des maisons
épiscopales[5]. Nous savons que saint Dominique y passa dix années; les
six premières furent consacrées aux arts libéraux, et par là on
entendait les exercices du trivium et du quadrivium, qui préparaient à
la maîtrise ès arts, c’est-à-dire la grammaire, la poétique et la
logique; l’arithmétique, l’algèbre, la musique et l’astronomie.

  [5] Les écoles de Palencia étaient très anciennes; on les faisait
    remonter jusqu’aux temps des Goths. Lucas de Tuy, diacre de Léon,
    qui écrivit sa chronique vers 1239, dit qu’à Palencia, il y eut de
    tout temps des écoles, _semper ibi viguit scholastica sapientia_.
    (Cf. Denifle, _Les Universités au Moyen âge_ (en allemand), t. I, p.
    472.)

Après ce double cycle d’études générales, il put choisir la science
particulière qu’il voulait cultiver; ce fut la théologie, à laquelle il
se consacra pendant quatre ans, de 1191 à 1194. Il s’y adonna avec
ardeur; nous en avons pour garants ses biographes, qui mentionnent ses
veilles prolongées, et surtout ses livres, tout couverts d’annotations,
qu’il dut vendre pour subvenir à ses aumônes: «vendidit libros suos manu
sua glossatos[6].» Étudiant, mêlé à la jeunesse, parfois turbulente et
dissipée, des écoles, saint Dominique conserva cette gravité et cette
pureté qu’il avait montrées dès son jeune âge. Il se faisait déjà
remarquer par la délicatesse de ses mœurs, la prudence de son caractère:
«sa conduite n’avait rien du jeune homme, et sous une apparence tendre,
se cachait la sagesse d’un vieillard». C’est que, dès cette époque, il
connaissait tout ce que la vie spirituelle a d’austère et d’élevé; il
s’adonnait à ces macérations qu’il pratiqua jusqu’à la fin de sa vie;
pendant plus de dix ans, il s’abstint de vin[7], et le plus souvent,
c’était sur la terre nue qu’il s’endormait, après les longues veilles
consacrées à l’étude ou à la pénitence.

  [6] Témoignage de Frère Étienne au procès de canonisation. (Cf.
    Bollandistes, _A. S._, 4 août, p. 389.)

  [7] Ce trait est rapporté par la plupart de ses biographes et en
    particulier par Eudes de Châteauroux, dans un de ses sermons:
    «veniens Palenciam, ubi tunc florebat studium, a vino abstinuit per
    illos quatuor annos, quibus studuit et etiam per sex alios
    sequenter.» (Cf. Denifle, _op. cit._, p. 473.)

En même temps, il pratiquait largement la charité, donnant aux pauvres,
avec ses consolations, tout ce qu’il prenait sur ses besoins. Ses
biographes nous rapportent plusieurs traits de son dévouement. Pendant
qu’il étudiait la théologie, une disette s’abattit sur la ville et sur
toute l’Espagne, et l’on sait l’étendue des ravages que causait ce fléau
au moyen âge; beaucoup de pauvres mouraient de faim dans l’abandon.
Dominique ne put pas soutenir un pareil spectacle, il vendit tout ce
qu’il possédait, jusqu’à ses livres et ses notes; son exemple fut suivi
par plusieurs de ses condisciples, et la misère fut soulagée par les
aumônes des étudiants et des maîtres que l’exemple du Bienheureux avait
émus. Devançant saint Vincent de Paul, il essaya plusieurs fois de se
vendre pour son prochain: il tenta d’abord de se substituer à un
prisonnier des Maures que sa sœur réclamait avec instances, et plus
tard, il voulut de même arracher à des hérétiques quelques femmes que la
misère tenait sous leur dépendance. Un biographe, son contemporain,
Barthélemy de Trente, nous dit qu’il renouvela à plusieurs reprises ses
héroïques résolutions.

Saint Dominique était déjà engagé dans les ordres sacrés, sans que nous
puissions préciser à quelle date il les reçut; car les historiens ne
nous ont conservé que des détails épars et laconiques sur la première
partie de sa vie. Quelques biographes ont essayé de suppléer par des
suppositions à ces incertitudes. Un écrivain prémontré du dernier
siècle, Joseph-Étienne de Noriega, a voulu démontrer que, lorsqu’il
étudiait à Palencia, le Bienheureux avait déjà revêtu l’habit de saint
Norbert, à Notre-Dame de la Vigne[8], et qu’il le garda jusqu’en 1203;
mais quelque habiles que soient ses raisonnements, on ne saurait s’y
arrêter, car cette même année, Dominique était déjà prieur du chapitre
d’Osma, et signait en cette qualité un diplôme de 1203; d’autre part,
dans sa déposition au procès de canonisation, le prieur provincial des
Dominicains de Lombardie, frère Étienne, déclarait qu’étant étudiant en
théologie à Palencia, c’est-à-dire avant 1194, son maître était déjà
chanoine d’Osma.

  [8] Il s’appuie sur les relations suivies qu’entretenaient avec les
    Prémontrés de Notre-Dame des Vignes le premier maître de saint
    Dominique, son oncle, l’archiprêtre de Gumiel. Il est certain
    cependant que le saint a connu de près l’Ordre de saint Norbert,
    puisque, comme on le verra dans la suite, il lui a fait de nombreux
    emprunts pour les constitutions des Prêcheurs.

Pour faciliter les études à des clercs d’élite, l’Église avait coutume
de leur conférer des canonicats avec dispense de résidence; les revenus
de la prébende servaient à l’entretien de l’étudiant. Tel fut sans doute
le cas de saint Dominique puisque, vivant à Palencia, il était déjà
inscrit au chapitre d’Osma. Ses études une fois terminées, en 1194, il
alla prendre possession de sa stalle et de ses fonctions. «Aussitôt, dit
Jourdain de Saxe, il commença à paraître entre les chanoines ses frères,
comme un flambeau qui brûle, le premier par la sainteté, le dernier de
tous par l’humilité, répandant autour de lui une odeur de vie vivifiante
et un parfum semblable à l’encens, les jours d’été... Comme un olivier
qui pousse des rejetons, comme un cyprès qui grandit, il demeurait jour
et nuit dans l’église, vaquant sans relâche à la prière et se montrant à
peine hors du cloître, de peur d’ôter du loisir à sa contemplation. Dieu
lui avait donné la grâce de pleurer pour les pécheurs, les malheureux et
les affligés; et cet amour douloureux, lui pressant le cœur, s’échappait
au dehors par des larmes. C’était sa coutume, rarement interrompue, de
passer la nuit en prières, et de s’entretenir avec Dieu, sa porte
fermée. Quelquefois alors, on entendait des voix et comme des
rugissements qu’il ne pouvait contenir, sortir de ses entrailles émues.
Il y avait une demande qu’il adressait souvent et spécialement à Dieu,
c’était de lui donner une vraie charité, un amour à qui rien ne coûtât
pour le salut des hommes... Il lisait un livre qui a pour titre
_Conférences des Pères_, et qui traite à la fois des vices et de la
perfection spirituelle, et il s’efforçait en le lisant de connaître et
de suivre tous les sentiers du bien. Ce livre, avec le secours de la
grâce, l’éleva à une difficile pureté de conscience, à une abondante
lumière dans la contemplation et à un degré éminent de perfection[9].»

  [9] Jourdain de Saxe (Quétif et Échard, _op. cit._, t. I, p. 4). Pour
    cette citation, comme pour plusieurs autres que nous ferons dans la
    suite, nous empruntons la traduction de Lacordaire (_Vie de saint
    Dominique_, p. 33).

La vertu et le zèle du jeune chanoine s’accordaient à merveille avec les
projets de l’évêque d’Osma, Martin de Bazan, et de son ami Didace
d’Azevédo.

Malgré la réforme de Grégoire VII, les chapitres cathédraux se
laissaient aller au relâchement; titulaires parfois de fiefs
seigneuriaux, rebelles à l’autorité épiscopale, certains chanoines
étaient des princes temporels plutôt que des religieux; et les
hérétiques, déjà si nombreux en Espagne, en Italie et dans le midi de la
France, ne manquaient pas de dénoncer leurs abus. Plusieurs réformateurs
avaient essayé de rétablir la régularité de l’office canonial, et de
rappeler aux chanoines les observances religieuses; c’est le but
qu’avaient poursuivi en 1106, Guillaume de Champeaux, le créateur des
chanoines réguliers de Saint-Victor, et en 1120, saint Norbert, le
fondateur de l’Ordre des Prémontrés. Après eux, plusieurs évêques
avaient réussi à faire adopter à leurs chapitres la règle de saint
Augustin, comme le fit, à Osma, Martin de Bazan, vers 1195. Malgré
quelques oppositions, les chanoines firent profession de vie régulière,
et en 1199, Innocent III confirma les nouveaux statuts, plus étroits,
qu’ils avaient reçus de leur évêque. Didace d’Azevédo et Dominique
furent probablement les auxiliaires du prélat dans cette réforme, car
aussitôt après, ils furent nommés, l’un prieur, l’autre sous-prieur; et
lorsque, vers 1201, Didace recueillit l’héritage de l’évêque Martin,
saint Dominique devint, avec le titre de prieur, le chef du
chapitre[10].

  [10] Cf. Balme, _Cartulaire de saint Dominique_, t. I, _passim_.

Il s’appliqua à maintenir dans toute leur rigueur les nouvelles
observances, en donnant lui-même l’exemple de la régularité, pratiquant
la vie commune avec ses confrères, ne quittant la cellule et le cloître
que pour chanter l’office divin à la cathédrale ou passer de longues
heures de méditation dans son oratoire. Il vécut ainsi dans la retraite
pendant neuf ans; ce fut sa vie cachée. Soit qu’elle n’ait présenté rien
de particulier aux yeux des hommes, ressemblant extérieurement à celle
des autres chanoines, soit que ses biographes n’aient pu se procurer que
de rares détails sur cette période de son existence, nous la connaissons
très peu.

Alain de la Roche, et après lui Jean de Réchac et Baillet, ne se sont
pas résignés à cette obscurité: réunissant des légendes sans valeur, ils
ont construit une Vie fabuleuse de saint Dominique. D’après eux, il
aurait déjà consacré ces neuf ans à des missions; il aurait parcouru
plusieurs provinces d’Espagne, prêchant contre les Sarrasins et les
hérétiques, et même, non loin de Saint-Jacques de Compostelle, il serait
tombé entre les mains des pirates. Emmené en captivité sur mer, il
aurait calmé une violente tempête, et converti l’équipage par la vertu
du Rosaire, qui venait de lui être révélé. Rendu à la liberté, il aurait
poussé encore plus loin ses pérégrinations, et tour à tour, il aurait
prêché la dévotion à la Vierge par le Rosaire[11], en Armorique,
particulièrement dans les diocèses de Vannes et de Dol, et serait
retourné en Espagne pour éviter les charges de l’épiscopat qu’aurait
voulu lui imposer le comte de Bretagne. Soutenu par la grâce divine, il
aurait, au cours de ces voyages apostoliques, opéré des conversions
aussi nombreuses qu’importantes, celle en particulier de l’hérésiarque
lombard Rainier, transformé, dès lors, en un prédicateur zélé de
l’orthodoxie.

  [11] C’est à dessein que dans cette Vie nous omettrons de parler de
    l’origine du Rosaire et des efforts que le saint aurait faits pour
    propager cette dévotion. C’est une question de plus en plus
    contestée, depuis les doutes assez graves qui ont été émis, dès le
    siècle dernier, par les Bollandistes (Cf. _Acta Sanctorum_, 4 août);
    or une biographie comme celle-ci doit s’attacher uniquement aux
    résultats acquis de la science.

Un examen, même superficiel, de ces récits suffit pour en dégager
le caractère fabuleux; ils fourmillent d’anachronismes et
d’invraisemblances. «Tout cela, dit un Dominicain, le Père Touron, ne
peut s’accorder ni avec la suite de l’histoire de notre saint, ni avec
les témoignages des plus anciens auteurs.» Après lui, les Bollandistes
n’ont pas hésité à déclarer ces légendes sans valeur, et Lacordaire les
a dédaigneusement passées sous silence. Loin de parcourir le monde
chrétien, et de prêcher le Rosaire aux populations émerveillées de
l’Espagne et de la Bretagne, pendant ces neuf ans, saint Dominique, nous
dit le bienheureux Jourdain[12], «ne sortit que rarement de l’enceinte
de son monastère».

  [12] Jourdain, _op. cit._, p. 3: «vix extra septa monasterii
    comparebat».

Une circonstance fortuite vint l’en tirer. En 1203, le roi de Castille,
Alphonse IX, chargea l’évêque d’Osma d’aller demander au seigneur de la
Marche la main de sa fille pour son fils, le prince Ferdinand; dans
cette ambassade extraordinaire Dominique accompagna Didace. Les
historiens se sont demandé quelle était cette Marche dont les
chroniqueurs du treizième siècle parlent en termes si laconiques. Pour
les uns, en particulier pour Bernard Gui, ce serait le Danemark: ils ont
remarqué avec quelle insistance Jourdain de Saxe à mentionné la longueur
et la fatigue d’un pareil voyage; d’ailleurs, puisque quelques années
auparavant, Philippe-Auguste avait épousé Ingeburge de Danemark, et
qu’en 1254, un autre roi de Castille, Alphonse X, devait demander la
main d’une princesse norvégienne, il n’y a aucune invraisemblance à
supposer que l’évêque d’Osma et saint Dominique aient dû accomplir une
aussi lointaine mission. D’après d’autres auteurs, il s’agirait tout
simplement du comté de la Marche, en France, et de la fille du comte
Hugues de Lusignan, prince assez puissant pour que son alliance fût
recherchée par des maisons royales. Enfin, se rappelant que de la
Marche, les deux envoyés se rendirent à Rome, auprès d’Innocent III,
avant de retourner en Castille, certains historiens ont émis une
nouvelle hypothèse, non moins possible, et pensé qu’il était question de
l’une des Marches italiennes. Ce qui est certain, c’est que dès ce
premier voyage, Didace et Dominique traversèrent le comté de Toulouse,
et qu’ils furent effrayés des progrès qu’y faisait l’hérésie cathare et
vaudoise.

    On leur dit qu’en che païs,
    Li bougres si estoient mis;
    Tout environ chèle contrée
    Toute la terre estoit semée
    De la gent ki Dieu ont guerpi,
    Por faire honeur à l’ennemi[13].

  [13] _Li Romans saint Dominike_ (Bibl. Nat., ms. fr. 19531), cité par
    le R. P. Balme.

A Toulouse, saint Dominique s’aperçut que leur hôte était l’un de ces
«bougres», et immédiatement, il entreprit sa conversion. Les
raisonnements, les controverses et les exhortations semblaient n’aboutir
à rien, lorsqu’une nuit la grâce divine opéra le changement si ardemment
souhaité par le saint. «Dès lors, dit Bernard Gui, il nourrit dans son
cœur le projet de se dépenser au salut des mécréants, d’instituer à
cette fin un Ordre de prédicateurs, et de le consacrer à
l’évangélisation des peuples.»

Didace et son compagnon firent à deux reprises le voyage d’Espagne à la
Marche; d’abord, pour présenter la demande en mariage; puis, pour aller
chercher la princesse avec une brillante escorte. Mais la seconde fois,
leur mission fut terminée par un événement tragique: ils n’arrivèrent
que pour assister aux funérailles de la jeune fiancée. Didace envoya la
triste nouvelle à son roi; et, rien ne le retenant plus dans la Marche,
il se rendit avec saint Dominique à Rome, vers la fin de 1204. Il
voulait abdiquer l’épiscopat entre les mains du Pape, et consacrer le
reste de sa vie à l’évangélisation des Cumans et autres infidèles qui
erraient dans les steppes du Dniéper et du Volga. Mais l’attention
d’Innocent III se concentrait alors sur d’autres pays: il se préoccupait
beaucoup plus de l’hérésie albigeoise et des dangers qu’elle faisait
courir à l’Église, au cœur même de sa puissance. Il refusa de relever
Didace de ses fonctions épiscopales, mais l’envoya prêcher en Languedoc.
Nous savons peu de chose, du reste, sur le séjour de l’évêque d’Osma et
de son compagnon à Rome; d’après Bernard Gui, ils se seraient concilié
la faveur du Pape et de son entourage, et, dès lors, se seraient
établies entre saint Dominique et les cardinaux Savelli et Hugolin, plus
tard Papes sous les noms d’Honorius III et de Grégoire IX, ces relations
d’amitié, qui devaient être si utiles à la fondation des Prêcheurs.

C’était à l’Ordre cistercien qu’Innocent III venait de confier la
réduction des Albigeois. Amalric, abbé de Cîteaux, et les religieux de
Fontfroide, Pierre de Castelnau et Raoul, devaient conduire cette
croisade de prédications contre l’hérésie; ils avaient reçu pour cela
pleins pouvoirs et entière délégation du Saint-Siège. Désireux de leur
offrir leur concours, l’évêque d’Osma et son chanoine allèrent de Rome à
Cîteaux. Didace, admirant les observances monastiques de cet illustre
couvent, conçut le projet d’emmener avec lui plusieurs religieux pour
implanter l’Ordre dans son diocèse. Il aurait pris lui-même l’habit
cistercien, si nous en croyons Humbert de Romans, non pour embrasser
dans toute sa rigueur l’état monastique (en le maintenant dans son
diocèse, Innocent III l’en empêchait), mais pour participer comme oblat
aux mérites de l’Ordre.

Ces voyages de Didace et de saint Dominique ont donné prétexte à de
nouvelles légendes, qui ont été, comme les autres, propagées par Alain
de la Roche et Jean de Réchac. Se rendant en Danemark, les deux envoyés
d’Alphonse IX se seraient arrêtés à la cour de Philippe-Auguste et y
auraient été accueillis avec honneur, par la bru du roi, Blanche de
Castille; cette princesse n’était-elle pas la cousine de Dominique
Guzman, d’après la généalogie fabuleuse qui a été composée après coup à
notre saint? Jusqu’alors stérile, le mariage de Louis de France et de
Blanche aurait dû sa fécondité merveilleuse aux prières de saint
Dominique, qui lui aurait prédit, cinq ans à l’avance, la naissance d’un
fils[14]. D’autre part, dans leur désir bien naturel de faire participer
leur Ordre à la gloire de saint Dominique, certains écrivains
monastiques ont fait séjourner le bienheureux dans leur couvent, et même
lui ont fait faire profession religieuse chez eux. Selon Denys le
Chartreux, saint Dominique, se dirigeant vers Cîteaux, se serait arrêté
au monastère de la Grande Chartreuse, pour s’y faire moine; mais, animé
de l’esprit prophétique, le prieur aurait refusé sa profession, en lui
disant: «Allez, vous êtes réservé pour de plus grandes choses»; et il
lui aurait donné la mission de prêcher contre les Albigeois. D’après
d’autres écrivains, ce fut l’habit de saint Bernard, que saint Dominique
reçut en même temps que son évêque, et après avoir été Prémontré et
Chartreux, il serait devenu Cistercien, sans cesser d’ailleurs d’être
chanoine régulier de Saint-Augustin!

  [14] Mariés le 23 mai 1200, Louis et Blanche de Castille n’eurent leur
    premier enfant, Philippe, qu’en 1209. (Cf. Sepet, _saint Louis_, p.
    1.)

Il est inutile d’insister longuement sur ces légendes; outre qu’elles ne
sont rapportées ni par Jourdain, ni par Humbert, ni par Thierry
d’Apolda, ni par aucun chroniqueur du treizième siècle, elles
fourmillent tellement d’invraisemblances et d’anachronismes, elles
contredisent d’une manière si évidente ce que l’on sait de positif sur
la vie du Saint, qu’elles ne sauraient arrêter l’attention de
l’historien.

De Cîteaux, Dominique et Didace se rendirent dans le midi de la France,
et dès lors commença leur apostolat. Celui de Didace devait durer moins
de deux ans, jusqu’à sa mort, en 1206; celui de saint Dominique devait
être plus long et plus fécond, puisque ses prédications aux Albigeois se
poursuivirent jusqu’en 1215, et que, de ces missions, sortit la création
de l’Ordre des Prêcheurs.




CHAPITRE II

SAINT DOMINIQUE ET LES ALBIGEOIS.


Depuis la première moitié du douzième siècle, les prédications
hérétiques avaient été très actives et le néo-manichéisme avait fait les
plus grands progrès en Aquitaine et en Languedoc. En 1139, Pierre le
Vénérable avait dénoncé au clergé provençal les menées de Pierre de
Bruys et de son principal disciple, Henri[15]. Les Vaudois, les Patarins
et les Cathares étaient venus d’Italie prêcher leurs doctrines dans le
midi de la France et tous y avaient reçu un accueil favorable. La
noblesse avait été gagnée par des enseignements qui livraient les biens
d’Église à ses convoitises et légitimaient d’avance toutes ses
usurpations; les artisans et les paysans avaient applaudi aux violentes
attaques dirigées par les sectaires contre la puissance temporelle du
clergé, les dîmes et les droits de toute sorte qu’il prélevait sur les
fidèles; enfin, cette religion individuelle pouvait, dès l’abord,
séduire de nombreuses âmes, même parmi les plus délicates. L’autorité
civile fermait les yeux avec complaisance sur les progrès de l’hérésie,
quitte à envoyer au bûcher les sectaires exaltés qui excitaient trop
ouvertement les populations à la destruction des églises ou au pillage
des biens ecclésiastiques. Dès 1145, saint Bernard jetait un cri
éloquent de détresse: «Qu’avons-nous appris et qu’apprenons-nous chaque
jour? Quels maux a faits et fait encore à l’Église de Dieu l’hérétique
Henri! Les basiliques sont sans fidèles, les prêtres sans honneur. On
regarde les églises comme des synagogues, les sacrements sont méprisés,
les fêtes ne sont plus solennisées. Les hommes meurent dans leurs
péchés, les âmes paraissent devant le tribunal terrible sans avoir été
réconciliées par la pénitence ni fortifiées par la sainte Communion. On
va jusqu’à priver les enfants des chrétiens de la vie du Christ, en leur
refusant la grâce du baptême[16].» Saint Bernard ne se contenta pas de
dénoncer le mal: à la demande du Saint-Siège, il voulut le combattre
lui-même, mais ce fut en vain. En 1145, il parcourut le midi de la
France; on le trouva successivement à Bordeaux, Bergerac, Périgueux,
Sarlat, Cahors, Belleperche, Toulouse. Malgré son éloquence, il n’obtint
que de rares succès; à Verfeil même, on refusa de l’écouter et il fut si
indigné de l’obstination des habitants qu’en s’éloignant, il lança sa
malédiction sur ce nid d’hérétiques: «_Viride folium, desiccet te
Deus!_[17]»

  [15] Vacandard, _Histoire de saint Bernard_, t. II, p. 220.

  [16] Vacandard, _op. cit._, t. II, p. 222, auquel nous avons aussi
    emprunté les détails qui suivent sur les prédications de saint
    Bernard.

  [17] «Verfeil, que Dieu te dessèche!»

    Le saint joue sur l’étymologie de ce nom, qui signifie aussi
    _feuille verte_.

Malgré les efforts des Papes et de leurs légats, les doctrines
hétérodoxes continuèrent à se répandre dans la seconde moitié du
douzième siècle. Au commencement du treizième, c’était un hérétique
avéré qui avait en main le gouvernement d’une partie du Languedoc,
Bertrand de Saissac, tuteur de Raymond Roger, vicomte de Béziers et de
Carcassonne, tandis que les comtes de Foix et de Toulouse étaient gagnés
secrètement à la secte[18].

  [18] Cf. _Histoire du Languedoc_ par dom Vaissète (éd. Molinier), t.
    VI, p. 154 et suiv.

L’hérésie était si solidement implantée dans le pays qu’elle s’y était
organisée, opposant sa hiérarchie à la hiérarchie catholique. Toulouse
et Carcassonne avaient chacune son évêque albigeois: avant la croisade,
Isarn de Castres était à Carcassonne «l’évêque des hérétiques», à
Toulouse, c’étaient Bernard de la Mothe et Bertrand Marty. Les évêques
étaient assistés de diacres qui avaient une résidence fixe dans un grand
village, autour duquel ils rayonnaient, prêchant la doctrine nouvelle ou
présidant aux rites de l’initiation ou _Consolamentum_. Raymond Bernard
était diacre à Montréal, Guilabert de Castres l’était à Fanjeaux, avant
de devenir lui-même évêque de Toulouse. Enfin, comme dans la primitive
Église, on distinguait deux sortes de fidèles: les uns, les _Parfaits_
ou _Bonshommes_, avaient reçu l’initiation complète ou _Consolamentum_,
toute la doctrine leur était révélée et ils devaient l’enseigner et la
répandre; ils étaient astreints aux abstinences, aux jeûnes, au célibat
et à toutes les observances de la secte; parfois, ils se distinguaient
par un costume spécial. Ceux qui avaient ainsi fait profession étaient
en quelque sorte les membres actifs de la communauté hérétique. Les
autres leur témoignaient le plus grand respect, les «adoraient», quand
ils se trouvaient en leur présence, demandaient à genoux leur
bénédiction, mangeaient le pain et les aliments qu’ils avaient bénis et
pourvoyaient à leur entretien et à leur défense. Ceux que nos documents
appellent les Croyants, _credentes haereticorum_, étaient des adhérents
plutôt que des initiés; c’était en quelque sorte le tiers ordre de
l’hérésie. Ils avaient foi dans les doctrines de la secte et les
acceptaient aveuglément; ils donnaient aux Parfaits l’aide dont ils
avaient besoin, assistaient aux réunions qu’ils présidaient; mais ils
continuaient leur genre de vie habituelle, se mariaient, avaient des
enfants, et ne se distinguaient des fidèles que par leur mépris pour
l’Église, ses dogmes et ses pratiques, à moins qu’un intérêt particulier
ne les engageât à modérer ou à dissimuler leurs sentiments: souvent ils
demandaient le _Consolamentum_ à leur lit de mort.

L’hérésie était pratiquée ouvertement dans le Lauraguais, le Razès, le
Carcassès[19] et tout le comté de Toulouse, au commencement du treizième
siècle. Avant la croisade, l’évêque Isarn de Castres tint des assemblées
à Cabaret, dans la Montagne-Noire. Raymond de Simorre promena ses
prédications entre Carcassonne et Castelnaudary: on le signale tour à
tour à Aragon et à Montalive, près de Fanjeaux. En 1206, Isarn de
Castres fit une tournée pastorale aux environs de Montréal; et à
Villeneuve, il conféra le _Consolamentum_ à Audiarda Ebrarda. Guilabert
de Castres avait une maison à Fanjeaux et y enseignait publiquement les
doctrines albigeoises[20].

  [19] Ces pays répondaient à peu près, le premier aux arrondissements
    de Villefranche et de Castelnaudary, le second à celui de Limoux, le
    troisième aux cantons de Carcassonne.

    Fanjeaux et Montréal sont aujourd’hui des chefs-lieux de canton, le
    premier dans l’arrondissement de Castelnaudary, le second dans celui
    de Carcassonne.

  [20] Ces renseignements sur les menées des hérétiques en Languedoc, au
    commencement du treizième siècle, nous sont fournis par les précieux
    registres des inquisiteurs toulousains conservés à la Bibliothèque
    de Toulouse, en particulier dans le ms. 609.

Déjà du temps de saint Bernard, presque toute la chevalerie du Languedoc
était hérétique: «_fere omnes milites_», dit avec découragement le saint
abbé de Clairvaux. La situation était la même, en 1206, et Innocent III
ne se trompait pas quand il attribuait les progrès de l’albigéisme à la
faveur que lui témoignait la noblesse. Très souvent, c’était chez des
chevaliers et même chez les seigneurs du pays, que les Parfaits tenaient
leurs réunions, et dans l’assistance, figuraient les plus grands noms
des alentours.

Toutefois, il ne faudrait pas croire que si les hérétiques ont tenu tout
particulièrement à l’adhésion des seigneurs et à leur protection, ils
aient négligé les classes, plus humbles mais aussi plus nombreuses, des
bourgeois et des paysans. Aux environs de Caraman et de Verfeil, sur les
confins du Toulousain et du Lauraguais, la population tout entière leur
était gagnée et peu de personnes mouraient sans le _Consolamentum_. A
Fanjeaux et à Montréal, les laboureurs travaillaient le dimanche et les
jours de fête, et parce qu’il en fit le reproche à l’un d’eux, le jour
de Saint-Jean-Baptiste, saint Dominique faillit être assassiné au _Champ
du Sicaire_. Pour attirer les artisans, les Parfaits avaient établi des
ouvroirs et des ateliers,--on dirait de nos jours des patronages,--où
l’on enseignait aux jeunes gens les doctrines hérétiques en même temps
qu’un métier; il y en avait plusieurs dans la seule bourgade de
Fanjeaux.

En somme, à l’arrivée de Didace et de saint Dominique, le comté de
Toulouse et en particulier le Lauraguais et le Razès étaient pénétrés
profondément par l’hérésie. Elle s’affichait ouvertement, chantait ses
cantiques dans les églises mêmes de Castelnaudary, spoliait de ses dîmes
l’évêque de Toulouse, menaçait dans sa cathédrale le chapitre de Béziers
et le forçait à s’y fortifier[21]. Or le triomphe de l’albigéisme aurait
été la ruine du christianisme, dont il était la négation radicale.

  [21] _Histoire du Languedoc_, loc. cit.

Pour ces néo-manichéens, en effet, le monde, au lieu d’être la création
d’un Dieu bon, était l’œuvre et demeurait le jouet d’un être malfaisant;
le mystère de la Trinité disparaissait devant le dualisme de deux
principes éternels, celui du bien et celui du mal; l’œuvre de la
Rédemption et du Calvaire n’avait été qu’un simulacre, un être divin ne
pouvant pas souffrir dans sa chair et mourir; les mérites de
Jésus-Christ ayant aussi peu de réalité que son expiation, le salut par
le baptême, la grâce et les sacrements, était une illusion, et partant,
les pratiques recommandées ou imposées par l’Église étaient aussi vaines
que ses enseignements. Les dogmes de la vie future, des récompenses du
ciel, des châtiments éternels de l’enfer, de l’expiation temporaire du
purgatoire, celui de la résurrection de la chair et de la communion des
saints étaient remplacés par la doctrine de la métempsycose et de la
migration indéfinie des âmes d’un corps dans un autre. Aucun accord
n’était donc possible entre le Credo catholique et le Credo albigeois;
ceci devait tuer cela; et ce fut pour en avoir eu la vue nette, que
saint Dominique se consacra avec tant de zèle à la prédication contre
l’hérésie[22].

  [22] Sur les doctrines albigeoises, cf. Douais, _Les Hérétiques du
    comté de Toulouse_.

Partis de Cîteaux dans les premiers mois de 1205, l’évêque d’Osma et son
chanoine allèrent rejoindre, en Languedoc, les missionnaires qu’Innocent
III avait envoyés contre l’hérésie; ils les trouvèrent, près de
Montpellier, dans le plus profond découragement, se demandant si leur
œuvre n’avait pas échoué, comme celle de leurs prédécesseurs.

C’est que l’hérésie était constituée plus fortement qu’ils ne se
l’étaient imaginé; elle avait des chefs habiles et savants, capables de
soutenir les controverses théologiques les plus ardues. Mais ce qui
faisait encore plus la force de ces docteurs albigeois, c’était leur
ascétisme. Faite d’abstinences et de privations, leur vie inspirait le
plus grand respect aux populations qui en étaient témoins. Tout autres
étaient les allures des abbés cisterciens envoyés à la défense de
l’orthodoxie. Au lieu d’aller à pied, de bourgade en bourgade, comme le
faisaient les Parfaits, ils chevauchaient au milieu d’une brillante
escorte; il leur fallait des attelages pour porter leurs vêtements et
leurs provisions, et ce luxe scandalisait des pays séduits par
l’austérité des Bonshommes: «Voilà, disait-on, les ministres à cheval
d’un Dieu qui n’allait qu’à pied, les missionnaires riches d’un Dieu
pauvre, les envoyés comblés d’honneurs d’un Dieu humble et méprisé[23].»

  [23] _Acta Sanctorum_, 4 août.

Telles n’étaient pas les habitudes de l’évêque et du chanoine d’Osma.
Appelés à témoigner sur saint Dominique, dans le procès de canonisation
de 1233, les habitants de Fanjeaux déclarèrent qu’ils n’avaient jamais
vu un homme aussi saint. Deux femmes, Guillelma et Tolosana,
rapportèrent qu’elles lui avaient fabriqué des cilices. Plus au courant
encore de son genre de vie, frère Jean d’Espagne raconta ses pénitences
et ses macérations: «Maître Dominique se faisait donner la discipline et
il se flagellait lui-même avec une chaîne de fer.» Aussi, Didace et lui
purent-ils rappeler sans présomption les missionnaires cisterciens à
l’austérité apostolique. «Ce ne sera pas seulement par des paroles, leur
dirent-ils, que vous ramènerez à la foi des hommes qui s’appuient sur
des exemples. Voyez les hérétiques; c’est par leur affectation de
sainteté et de pauvreté évangélique, qu’ils persuadent les simples. Si
vous leur donnez un spectacle contraire, vous édifierez peu, vous
détruirez beaucoup, vous ne gagnerez rien. Chassez un clou par l’autre,
mettez en fuite une sainteté d’apparat par les pratiques d’une sincère
religion.» La leçon fut comprise: revenant à la simplicité, les moines
cisterciens renvoyèrent toutes les futilités qu’ils avaient apportées.
Ne gardant que leurs Heures et les livres indispensables à la
controverse, vivant dans la plus stricte pauvreté, ils allèrent à pied
de village en village, sans escorte, sans argent, seuls au milieu de
l’hérésie, et, nous dit Jourdain de Saxe, lorsque les Parfaits virent ce
changement, ils redoublèrent d’énergie, pour résister à l’assaut qui se
préparait[24].

  [24] «_Pedites, sine expensis, in voluntaria paupertate fidem
    annuntiare cœperunt. Quod ubi viderunt hæretici, cœperunt et ipsi ex
    adverso fortius prædicare._»--Jourdain (ap. Quétif et Échard, _op.
    cit._, p. 5.)

Saint Dominique et Didace se mirent aussitôt à l’œuvre, sous la
direction des légats. Guillaume de Puylaurens nous les montre allant
nu-pieds de pays en pays. Dans les auberges où ils s’arrêtaient, ils
vivaient de peu et pratiquaient les abstinences qui devaient être
inscrites plus tard dans la règle des Prêcheurs. En 1207, Didace
retourna en Espagne et y mourut, au moment où il s’apprêtait à revenir
en Languedoc pour y poursuivre ses missions; dès lors, saint Dominique
continua seul l’œuvre qu’il avait entreprise.

Né en 1170, il était à la force de l’âge lorsqu’il reçut de son évêque
la direction des compagnons qui les avaient suivis. On voudrait avoir
une reproduction de sa physionomie pour y surprendre le secret de
l’ascendant irrésistible qu’il exerça sur eux. On peut y suppléer par le
portrait que trace de lui l’un des témoins de ses dernières années, sœur
Cécile, du couvent de Saint-Sixte: «Sa stature, dit-elle[25], était
médiocre, son visage beau et peu coloré par le sang, ses cheveux et sa
barbe d’un blond vif, ses yeux beaux. Il lui sortait du front et d’entre
les cils, ajoute-t-elle naïvement, une certaine lumière radieuse, qui
attirait le respect et l’amour. Il était toujours radieux et agréable,
excepté quand il était mû à compassion par quelque affliction du
prochain. Il avait les mains longues et belles, une grande voix noble et
sonore. Il ne fut jamais chauve, et il avait sa couronne religieuse tout
entière, semée de rares cheveux blancs[26].»

  [25] _Relation de Sœur Cécile_, citée par Lacordaire, _op. cit._, p.
    219.

  [26] Ce dernier trait ne se rapporte évidemment qu’aux dernières
    années de la vie du Saint.

Jourdain de Saxe insiste, lui aussi, sur cette expression lumineuse, si
l’on peut s’exprimer ainsi, qui se dégageait des traits de saint
Dominique, et qui était comme le rayonnement de son âme. «Rien ne
troublait l’égalité de son âme, si ce n’est la compassion et la
miséricorde; et parce qu’un cœur content réjouit le visage de l’homme,
on devinait sans peine, à la bonté et à la joie de ses traits, sa
sérénité intérieure... Bien que sa figure brillât d’une lumière aimable
et douce, cette lumière pourtant ne se laissait pas mépriser, mais elle
gagnait facilement le cœur de tous, et à peine l’avait-on regardée qu’on
se sentait entraîné vers lui.»

Ses prédications contre l’hérésie manifestèrent cet ascendant naturel,
et encore plus son égalité d’humeur et la sérénité de son âme; car les
difficultés ne lui firent pas défaut. Comme saint Bernard, il eut à
subir les outrages des hérétiques: «ils se moquaient de lui, dit
Jourdain, et s’attachant à ses pas, lui lançaient toutes sortes de
railleries[27]»; «li adversaire de vérité li moquoient, getant boë
expuement et des vils choses et li lioient la paille par derrière le
dos.» Parfois les menaces accompagnaient les injures: il leur opposait
une fermeté d’autant plus inébranlable qu’elle provenait d’un désir
ardent du martyre. «N’as-tu pas peur de la mort? lui demandaient
quelques hérétiques étonnés? Que ferais-tu si nous nous saisissions de
toi?»--«Je vous supplierais, répondit-il, de ne pas me mettre à mort du
coup, mais de m’arracher les membres un à un, pour prolonger mon
martyre; je voudrais n’être plus qu’un tronc sans membres, avoir les
yeux arrachés, rouler dans mon sang, avant de mourir, afin de conquérir
une plus belle couronne de martyre[28]!» et lorsqu’il passait dans un
village où sa vie était en danger, il le traversait en chantant. «Les
persécutions ne le troublaient pas, dit un témoin de sa vie[29], il
marchait souvent au milieu des dangers avec une sécurité intrépide et la
peur ne le détourna pas une seule fois de sa route. Bien mieux, quand il
était pris de sommeil, il s’étendait le long ou proche du chemin et
dormait.» A plusieurs reprises cependant, les menaces des hérétiques
faillirent se réaliser. Un jour qu’il montait de Prouille à Fanjeaux par
un chemin creux, «pressentant quelque embûche, il marchait intrépide et
alerte. Des satellites de l’Antéchrist l’attendaient pour le tuer», et
ils n’abandonnèrent leur projet que lorsqu’ils furent persuadés du
bonheur que lui causerait le martyre. «A quoi bon, se dirent-ils, faire
son jeu! Ne serait-ce pas le servir et seconder ses vifs désirs, plutôt
que lui nuire? Désormais donc ils s’abstinrent de lui tendre des
pièges.» La tradition a conservé le souvenir de ce fait et, dans le
pays, on nomme encore _chemin du Sicaire_ le sentier où il se passa[30].

  [27] Jourdain de Saxe, _op. cit._, p. 9.

  [28] _Ibidem_.

  [29] Enquête de Toulouse.

  [30] On a érigé une croix là où la tradition place ce fait.

A l’assemblée de Montpellier, Didace avait déclaré qu’il fallait ramener
les hérétiques par la force de la prédication et des bons exemples. Ce
fut à la controverse que saint Dominique et ses compagnons eurent
recours. Ils indiquaient à l’avance le lieu et le jour d’une conférence
contradictoire; hérétiques et catholiques s’y rendaient de toutes les
régions avoisinantes; l’assistance comprenait à la fois des chevaliers,
des femmes, des paysans. Sans doute par acclamation, la foule désignait
un président et des assesseurs chargés de tenir la balance égale entre
les deux partis; le bureau constitué, on se livrait à des débats sérieux
et approfondis. De part et d’autre, on présentait des _libelli_, vrais
mémoires rédigés à l’avance sur une question controversée et qui
servaient de base à la discussion. Alors commençait entre les chefs des
deux groupes une lutte oratoire, un tournoi d’argumentations qui se
terminait le plus souvent par un vote de l’assemblée. Jourdain de Saxe
parle de scrutins qui avaient lieu à la fin de ces réunions; c’étaient
sans doute des ordres du jour, par lesquels l’assistance émettait son
sentiment sur la discussion qu’elle venait de suivre.

Saint Dominique tint un grand nombre de ces réunions contradictoires. La
première de toutes eut lieu à Servian près de Béziers. Accompagnés de
l’évêque et du chanoine d’Osma, les légats du Saint-Siège venaient de
Montpellier, mettant, pour la première fois, en pratique les conseils
austères de Didace. Or, à Servian, prêchaient en toute liberté les deux
ministres cathares Beaudoin et Thierry, grâce à la faveur toute
particulière que leur témoignait le seigneur du lieu. Mais lorsque du
haut des remparts, le peuple vit monter vers lui, les pieds ensanglantés
et dans l’attitude la plus humble, les missionnaires du Saint-Siège, il
força les deux hérétiques à accepter avec eux une controverse publique.
Elle dura huit jours et elle produisit sur les esprits une telle
impression que le peuple escorta pendant une lieue, sur le chemin de
Béziers, saint Dominique et ses compagnons.

De Servian, ils se dirigèrent sur Béziers, l’une des citadelles de
l’hérésie. Les Parfaits y étaient tout-puissants, grâce à la connivence
du vicomte, des consuls et de l’évêque lui-même. Pendant quinze jours,
les prédications et les controverses se continuèrent; mais l’effort des
missionnaires n’eut pas tout le succès qu’il méritait; si plusieurs
conversions isolées s’opérèrent, la masse de la population resta fidèle
aux doctrines vaudoises.

Carcassonne fut la troisième étape de la mission. Pendant huit jours
consécutifs les controverses publiques se succédèrent sans entamer les
forces de l’hérésie[31]. On arriva enfin dans les campagnes du
Lauraguais et du Toulousain, qui devaient être en quelque sorte le
quartier général des prédications de saint Dominique. Dès lors, Fanjeaux
fut sa résidence préférée et celle de ses compagnons; c’est de là qu’il
partait en tous sens, pour offrir la discussion aux ministres albigeois.
A Verfeil, il eut aussi peu de succès que saint Bernard lui-même, et
l’évêque d’Osma fut tellement irrité de l’obstination des habitants
qu’il les maudit comme avait fait l’abbé de Clairvaux: «Maudits
soyez-vous, grossiers hérétiques, je vous aurais cru quelque bon
sens[32]!»

  [31] Nous empruntons ces détails au _Cartulaire de saint Dominique_ du
    R. P. Balme.

  [32] Guillaume de Puylaurens, _Chronique_, 8.

La conférence qui eut lieu à Pamiers, l’année suivante (1207), fut l’une
des plus importantes; elle fut provoquée par le comte de Foix lui-même
et se tint dans son château. Comme la plupart des seigneurs du Midi,
Raymond Roger était gagné aux nouvelles doctrines; sa sœur, Esclarmonde,
était l’une des plus ferventes adeptes de l’albigéisme, dont elle
faisait profession publique. Toutefois, il se piquait de tolérance et
d’impartialité et il convoqua chez lui les représentants les plus
autorisés des deux partis rivaux. Saint Dominique et Didace s’y
rencontrèrent avec Foulques et Navar, ardents défenseurs de
l’orthodoxie, qui venaient de remplacer des hérétiques sur les sièges de
Toulouse et de Conserans[33]. La discussion fut très vive; Esclarmonde y
intervint en faveur de l’hérésie et s’attira de Frère Étienne cette
hardie apostrophe: «Allez filer votre quenouille; il ne vous sied pas de
paraître en pareille affaire!» La journée fut favorable à la cause
catholique; le ministre vaudois, Durand de Huesca, se convertit et fonda
bientôt l’Ordre des Pauvres catholiques; et son exemple fut suivi par
Durand de Najac, Guillaume de Saint-Antoine, Jean de Narbonne, Ermengaud
et Bernard de Béziers; l’arbitre même de la réunion, Arnaud de
Campragna, qui inclinait auparavant vers les doctrines vaudoises,
s’offrit, lui et ses biens, à l’évêque d’Osma, et dans la suite, il fut
l’ami fidèle et zélé de saint Dominique[34].

  [33] Foulques était évêque depuis 1205; il avait alors remplacé
    Raymond de Rabasteins, déposé comme coupable de connivence avec
    l’hérésie. Navar était évêque depuis quelques mois à peine.

  [34] Pierre de Vaux-Cernay, _Histoire de la guerre des Albigeois_, ch.
    VI.

Jourdain de Saxe mentionne de fréquentes réunions de ce genre à Montréal
et à Fanjeaux: «_frequenter ibi disputationes fiebant_». L’une d’elles
fut marquée par un fait miraculeux. «Il arriva qu’une grande conférence
fut tenue à Fanjeaux, en présence d’une multitude de fidèles et
d’infidèles, qui y avaient été convoqués. Les catholiques avaient
préparé plusieurs mémoires qui contenaient des raisons et des autorités
à l’appui de leur foi. Mais, après les avoir comparés ensemble, ils
préférèrent celui que le bienheureux serviteur de Dieu, Dominique, avait
écrit, et résolurent de l’opposer à celui des hérétiques. Trois arbitres
furent choisis d’un commun accord pour juger quel était le parti dont
les raisons étaient les meilleures et la foi la plus solide. Or, après
beaucoup de discours, ces arbitres ne pouvant s’entendre, la pensée leur
vint de jeter les deux mémoires au feu afin que, si l’un des deux était
épargné par les flammes, il fût certain qu’il contenait la vraie
doctrine de la foi. On allume donc un grand feu, on y jette les deux
volumes; celui des hérétiques est consumé, l’autre, celui qu’avait écrit
le bienheureux serviteur de Dieu, Dominique, non seulement demeure
intact, mais encore est repoussé au loin par les flammes, en présence de
toute l’assemblée. On le jette au feu une seconde et une troisième fois,
une seconde et une troisième fois l’événement se reproduit et manifeste
clairement où est la vérité et quelle est la sainteté de celui qui a
écrit le livre[35]. Pierre de Vaux-Cernay et après lui le chroniqueur
Mathieu de Feurs, placent ce miracle à Montréal et le racontent d’une
manière quelque peu différente.

  [35] Jourdain de Saxe, ap. Quétif, _op. cit._, p. 6. La tradition de
    ce miracle s’est perpétuée à Fanjeaux. Vers 1325, les consuls de la
    ville achetèrent à Raymond de Durfort, la maison de ses ancêtres
    hérétiques où ce prodige avait eu lieu, et en firent une chapelle
    qu’ils dédièrent au saint et qui fut l’église du couvent des Frères
    Prêcheurs de Fanjeaux jusqu’à la Révolution.

L’un des hérétiques aurait dérobé le mémoire que le saint avait préparé
pour la conférence: «aussitôt li compagnon dirent que il jetât la cedule
au feu, et si elle ardait, leur foi fût vraie, et si elle ne pouvait
ardoir, que la foi de la Romaine Église fût vraie; pour laquelle chose
elle fut jetée au feu. Laquelle, comme elle eut un peu demeurée sans
nulle arsure, elle saillit du feu tout maintenant, dont ils furent tous
ébahis. Lors, dit un d’eux, plus dur que tous les autres, soit jetée
derechef et ainsi approuverons plus pleinement la vérité; laquelle s’en
issit derechef. Et encor cil dit soit jetée la tierce fois et lors
saurons, sans doutance, la vérité, et derechef jetée au feu, s’en issit
toute saine[36].»

  [36] Cité par le P. Balme, _op. cit._, t. I, p. 124.

Malgré ces prodiges et ce zèle apostolique, les prédications de saint
Dominique n’eurent pas tout le succès qu’on en espérait. Mais les
événements qui se précipitèrent de 1208 à 1219, la croisade qui
s’abattit sur le Midi, l’amitié de Simon de Montfort apportèrent une
nouvelle force à l’action du Bienheureux.

Le 15 janvier 1208, l’un des légats cisterciens, Pierre de Castelnau,
tombait à Saint-Gilles sous le poignard des hérétiques, pour avoir sommé
Raymond VI d’obéir à l’Église; et dès le 10 mars suivant, par des
lettres enflammées, Innocent III dénonçait ce crime à l’indignation des
fidèles, excommuniait le comte de Toulouse et décrétait la croisade. Au
printemps de l’année suivante, la chevalerie du Nord fondait sur le Midi
par la vallée du Rhône et les cols de l’Auvergne, et malgré une vive
résistance, elle s’emparait coup sur coup de Béziers, de Narbonne, de
Carcassonne; en 1210, le bas Languedoc était entre les mains des
croisés, qui lui donnaient pour seigneur leur chef, Simon de
Montfort[37].

  [37] _Histoire du Languedoc_, t. VI, p. 325 et suiv.

Or, le comte de Montfort ne tarda pas à se lier d’une solide amitié avec
saint Dominique: «il conçut pour lui une grande affection; il avait pour
le saint, dit Jourdain, une dévotion spéciale». «Ils devinrent si
intimes, ajoute Humbert[38], que le comte choisit le Bienheureux pour
donner la bénédiction nuptiale à son fils Amaury et baptiser celle de
ses filles qui fut prieure de Saint-Antoine, à Paris.» A plusieurs
reprises, ces deux amis se rencontrèrent au cours de leurs travaux qui,
par des moyens différents, poursuivaient le même but. Le 1er septembre
1209, à la tête de son armée, Simon passa au pied de la colline de
Fanjeaux, et il est possible qu’une première entrevue ait eu lieu entre
eux, à cette occasion. En 1211, au siège de Lavaur, Dominique était aux
côtés de Simon, et il en fut de même, en juillet 1212, à la prise de la
Penne d’Agen. Quelques mois plus tard, le chef de la croisade convoqua
«les évêques et les nobles de sa terre à Pamiers, pour purifier le pays
de l’immonde hérésie, y établir de bonnes mœurs et des coutumes
favorisant la religion, la paix et la sécurité». Dominique se rendit à
ce nouvel appel. A quelques mois de là, en mai 1213, d’importants
renforts militaires arrivèrent de France, Simon vint les recevoir au
pied de Fanjeaux: chapelain de Fanjeaux, prieur de Prouille, saint
Dominique dut une fois de plus le rejoindre. Le 24 juin suivant, eut
lieu, à Castelnaudary, une imposante cérémonie: en présence d’une
nombreuse assistance, dans une vaste plaine couverte de tentes, Simon
arma chevalier son fils Amaury; là encore, Dominique était à ses côtés,
comme ami du jeune homme, dont il devait plus tard bénir le mariage, et
comme représentant de l’évêque de Carcassonne[39].

  [38] _Acta SS._, 4 août.

  [39] Cf. Balme, _op. cit._, t. I, p. 224 et 237, citant Thierry
    d’Apolda, Humbert, Jourdain.

Enfin, à la bataille si décisive de Muret, le 12 septembre 1213, le
saint était au milieu des religieux et des prélats qui assistaient le
chef de la croisade de leurs conseils et de leurs prières. «Pendant la
mêlée, les six évêques qui se trouvaient là, Foulques de Toulouse, Gui
de Béziers, Thedisius d’Agde, ceux de Nîmes, de Comminges et de Lodève,
les trois abbés de Clairac, Villemagne, saint Tibéry, plusieurs
religieux, _parmi lesquels était l’ami de Dieu, Dominique, chanoine
d’Osma_, se retirèrent dans l’église, et, à l’exemple de Moïse, levant
les mains au ciel pendant les combats de Josué, ils imploraient le
Seigneur pour ses serviteurs... Ils poussaient vers le ciel le cri de
leur prière avec une telle ardeur qu’ils semblaient hurler plutôt que
prier: «_orantes vero et clamantes in cœlum, tantum mugitum pro
imminenti angustia emittebant, quod ululantes videbantur potius quam
orantes[40]._»

  [40] Bernard Gui, _Catalogus Romanorum pontificum_ (Duchesne, _Hist.
    Franc._, t. V, p. 768).

Neuf mois après, de tout autres circonstances rapprochaient encore les
deux amis. A Carcassonne, dans l’église cathédrale de Saint-Nazaire, en
présence de l’évêque de Toulouse et des barons français de toute la
région, saint Dominique bénissait solennellement le mariage d’Amaury de
Montfort, avec la fille du Dauphin du Viennois[41]. Ainsi, toutes les
circonstances graves réunissaient le croisé et le Prêcheur; leurs vies
se pénétraient l’une l’autre dans la plus grande intimité.

  [41] Mamachi _Annales Ordinis Prædicatorum_, App. p. 229.

Cette illustre amitié allait accroître chaque jour l’ascendant de saint
Dominique, et donner de «l’efficace» à ses paroles. Le saint lui a-t-il
demandé encore davantage; et les rigueurs du bras séculier sont-elles
venues renforcer l’argumentation du missionnaire? grave question,
souvent débattue entre ceux qui voient en saint Dominique le précurseur
de Torquemada, et ceux qui, par une exagération contraire, finiraient
par le confondre avec le doux mystique d’Assise.

L’historien dominicain Malvenda n’hésitait pas encore au dix-septième
siècle à revendiquer pour le fondateur de son Ordre la gloire d’avoir
établi l’Inquisition, et d’avoir livré les hérétiques au feu du
bûcher[42]. Mais, au dix-huitième siècle, alors que les idées de
tolérance avaient fait des progrès, le P. Échard ne pouvait pas croire à
une pareille rigueur, de la part du Bienheureux, et il le représentait
«réduisant les hérétiques par la force de ses arguments et de ses
exemples sans avoir recours ni au glaive, ni au fer, ni au feu, ce qui
n’était pas son affaire.» Le Bollandiste Guillaume Caper a vu dans cette
thèse une concession faite, aux dépens de la vérité historique, à
l’esprit du siècle; et après avoir proclamé, d’après saint Thomas, que
l’Église peut exclure ses ennemis de la société des vivants, comme de la
communion des saints, il s’efforce de démontrer que saint Dominique a
usé de ce droit. «Libéral impénitent», écrivant sa _Vie de saint
Dominique_ pour rétablir dans la France du dix-neuvième siècle l’Ordre
des Prêcheurs, Lacordaire a repris la thèse du P. Échard; et dans son
œuvre, l’ami de Simon de Montfort nous apparaît pour ainsi dire sous les
traits d’un rédacteur de l’_Avenir_, de Lacordaire lui-même: «Telles
étaient, dit-il, les armes auxquelles Dominique avait recours contre
l’hérésie et contre les maux de la guerre: la prédication au milieu des
injures, la controverse, la patience, la pauvreté volontaire, une vie
dure pour lui-même, une charité sans bornes pour les autres, le don des
miracles, et enfin la promotion du culte de la Sainte Vierge, par
l’institution du Rosaire. La lumière de l’histoire manque, parce que
l’homme de Dieu s’est retiré du bruit et du sang, parce que, fidèle à sa
mission, il n’a ouvert la bouche que pour bénir, son cœur que pour
prier, sa main que pour un office d’amour, et que la vertu, quand elle
est toute seule, n’a son soleil qu’en Dieu[43].»

  [42] Cf. sur cette question l’excellente dissertation des Bollandistes
    dans leurs _Acta SS._, 4 août.

  [43] Lacordaire, _Vie de saint Dominique_, p. 117. Il est difficile
    d’imaginer un passage à la fois plus beau au point de vue
    littéraire, et aussi dénué de critique historique.

Avide de vérité, et étranger à toute autre considération, l’historien ne
doit demander qu’aux documents le moyen de sortir de toutes ces
contradictions. Or, nous possédons sur la question deux actes de saint
Dominique lui-même[44]: dans l’un, il _réconcilie_ l’hérétique converti,
Pons Roger, «en vertu de l’autorité qui lui a été confiée par le
seigneur abbé de Cîteaux, légat du Siège Apostolique»; il lui impose une
pénitence canonique qu’il devra accomplir sous peine d’être traité
«comme parjure et hérétique, d’être excommunié et retranché du commun
des fidèles.» Dans l’autre, il confie à un bourgeois de Toulouse la
surveillance d’un hérétique converti, en attendant la décision du
cardinal-légat. Enfin un texte de Thierry d’Apolda, cité par Lacordaire
lui-même, nous le montre dans l’exercice des fonctions que lui avaient
confiées les représentants du Saint-Siège: «Quelques hérétiques ayant
été pris et _convaincus_ dans le pays de Toulouse, furent remis au
jugement séculier parce qu’ils refusaient de retourner à la foi, et
condamnés au feu. Dominique regarda l’un d’eux avec un cœur initié aux
secrets de Dieu, et il dit aux officiers de la cour: «Mettez à part
celui-ci, et gardez-vous de le brûler.» Puis se tournant vers
l’hérétique, avec une grande douceur: «Je sais, mon fils, lui dit-il,
qu’il vous faudra du temps, mais qu’enfin vous deviendrez bon et saint.»
Chose aimable autant que merveilleuse! Cet homme demeura encore vingt
ans dans l’aveuglement de l’hérésie, après quoi, touché de la grâce, il
demanda l’habit de Frère Prêcheur, sous lequel il vécut et mourut dans
la fidélité.» D’après Constantin d’Orvieto, qui rapporte le même fait, à
peu près dans les mêmes termes, il s’appelait Raymond Gros. Si l’on
rapproche de tous ces documents le canon du concile de Vérone,
renouvelé, en 1208, par le concile d’Avignon[45], et ordonnant de livrer
au bras séculier les apostats qui, après avoir été _convaincus_
d’hérésie par leurs évêques ou leurs représentants, persisteraient
opiniatrément dans leurs erreurs, on arrive, semble-t-il, à cette
conclusion, qu’en vertu d’une délégation des moines cisterciens, saint
Dominique devait _convaincre_ les hérétiques, et qu’en les convainquant,
il les livrait, indirectement mais sûrement, au supplice, à moins que,
par un acte de sa clémence, il ne suspendît l’action du bras séculier,
instrument docile de l’Église. Sans doute, il ne prononçait pas lui-même
contre eux la sentence fatale; mais dans leurs procès, il remplissait le
rôle d’un expert en matière d’orthodoxie ou même d’un juré transmettant
à la cour un verdict de culpabilité, et pouvant signer aussitôt des
recours en grâce.

  [44] Ils ont été publiés par les Bollandistes (_Acta SS._, 4 août) et
    par Échard (_Script. Ord. Prædic._).

  [45] Labbe, _Concilia_, t. XI, p. 42.

Au lieu de dépenser leur talent à des raisonnements subtils qui sentent
le plaidoyer, Échard et Lacordaire auraient mieux fait d’expliquer la
conduite tenue par le Saint-Siège et saint Dominique en ces
circonstances. Sans aller jusqu’à la doctrine radicale de saint Thomas,
tout en nous rappelant les préceptes évangéliques: _Aimez-vous les uns
les autres... Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on
vous fît... Quiconque se sert de l’épée, périra par l’épée_, qui, mieux
que l’indifférence sceptique, sont les principes de la tolérance; ne
croyant pas même, que la pure raison d’État, si souvent alléguée contre
l’Église, puisse légitimer la persécution, il nous semble toutefois que
de graves intérêts sociaux exigeaient la répression de l’hérésie
albigeoise. Il ne s’agissait pas seulement de ramener à l’orthodoxie des
populations égarées, ni même de faire rentrer dans l’ordre des rebelles
politiques; il s’agissait de défendre la société contre des doctrines
subversives et _anarchistes_. Au treizième siècle, comme dans tous les
temps, l’Église combattait à la fois pour elle et pour l’ordre social
tout entier. «Il faut avouer, dit l’auteur des _Additions à l’Histoire
du Languedoc_, que les principes du manichéisme et ceux des hérétiques
du douzième et du treizième siècle attaquant les bases mêmes de la
société, devaient produire les plus étranges, les plus dangereuses
perturbations, et ébranler pour toujours les lois et la société
politique.» Et le savant archiviste de la Gironde, M. Brutails, arrive à
une conclusion semblable: «Les désordres et les maux incalculables,
causés par les Albigeois et autres sectes, avaient amené la papauté et
les souverains de l’Europe occidentale à prendre contre les hérétiques
des mesures sévères. Une telle proscription ne fut pas l’effet de cette
haine féroce contre le mécréant que l’on prête aux princes de ce temps.
Elle était dictée par une considération qu’un écrivain a fort
heureusement résumée en disant que l’hérésie était alors un crime social
autant que religieux[46].»

  [46] Brutails, _Les populations rurales du Roussillon au moyen âge_,
    p. 296.

Il serait difficile en effet de trouver dans les ouvrages de
Schopenhauer, de Nietzche et des autres pessimistes et nihilistes
contemporains, des doctrines plus décevantes et plus décourageantes que
celles des Albigeois. D’après leurs ministres, le monde était l’œuvre du
diable, créateur de toutes les choses visibles, et si Dieu était
intervenu dans cette formation des êtres, il l’avait fait pour affaiblir
encore l’homme, sorti trop fort des mains du démon. Tout être vivant
était immonde; la vie était le suprême malheur; la communiquer, c’était
participer à l’œuvre diabolique de la création; tout le devoir
consistait à la détruire[47]. Voilà pourquoi les hérétiques avaient une
horreur toute particulière pour le mariage et la famille. «Le mariage
n’est rien», disent les uns. «Dans l’état de mariage, on ne saurait se
sauver», déclare Pons Grimoard de Castelsarrasin. Non seulement il ne
pouvait conduire au salut, mais c’était le péché mortel par excellence:
«on pèche autant avec son épouse qu’avec toute autre femme». Et allant
jusqu’au bout de leur pensée, ils finissaient par dire comme nos
anarchistes modernes: «Le mariage est un concubinage légal[48]». Aussi
les Parfaits se vouaient-ils à un célibat perpétuel, non par amour de la
virginité, mais par dégoût et haine de l’existence.

  [47] Cf. abbé Douais, _Les hérétiques du comté de Toulouse au XIIIe
    siècle_.

  [48] Enquête de Bernard de Caux en 1245 (Bibl. de Toulouse, ms. 609).

Plusieurs d’entre eux allaient plus loin et prêchaient la nécessité pour
chaque individu de s’anéantir. S’abîmer dans le néant comme les
mystiques s’abîment en Dieu, s’abstraire de la vie au point d’en perdre
la conscience, pour tomber dans ce que les fakirs de l’Inde appellent le
nirvana, tel était l’exercice de leurs saints. Berbeguera, femme de
Lobent, chevalier de Puylaurens, alla voir par curiosité l’un de ces
hérétiques: il lui apparut, dit-elle, comme la merveille la plus
étrange; depuis longtemps, il restait assis sur sa chaise, immobile
comme un tronc d’arbre[49]. Négations radicales de l’activité humaine et
de la famille, de pareilles doctrines ne devaient pas respecter
davantage le lien social. Sans doute, comme Luther et tous les
hérétiques qui furent pendant quelque temps appuyés par des princes, les
Albigeois n’insistèrent pas toujours sur des théories qui leur auraient
aliéné d’utiles protecteurs. Cependant les moins politiques d’entre eux
n’hésitaient pas à proclamer la vanité des lois, l’illégitimité des
sanctions sociales et à nommer assassin le juge qui prononçait une
sentence capitale.

  [49] _Ibidem_.

Or ces doctrines ne restaient pas enfermées dans un cercle étroit
d’esprits aventureux; les prédications des Parfaits les faisaient
pénétrer jusque dans les classes infimes de la société: à Gaja[50] les
truands ne discutèrent-ils pas, un jour, sur l’Eucharistie? Le peuple
acceptait d’autant plus ces croyances qu’incapable de les apprécier, il
était séduit par le mystère dont on les entourait. Que de
libres-penseurs modernes ne sont-ils pas gagnés à la maçonnerie par le
caractère ténébreux de cette association beaucoup plus que par la
liberté de leur esprit souvent borné? Or, avec les rites du
_Consolamentum_ célébrés devant des initiés, avec ses signes de
ralliement et sa discipline du secret, l’albigéisme était, au treizième
siècle, la franc-maçonnerie du midi de la France. Quoi qu’il en soit,
ses théories, le nombre de ses adhérents et son organisation, faisaient
de cette secte un danger public, et à ce point de vue, elle devait être
réprimée. Ceux qui de nos jours, sans le moindre parti pris
philosophique ou religieux, ont fait des lois et édicté des pénalités
nécessaires contre «les associations de malfaiteurs», ne sauraient
blâmer l’Église et saint Dominique d’avoir défendu de même la société
contre de semblables fanatiques, qui menaçaient, au treizième siècle,
son existence. Sans doute, les moyens ont été violents et même parfois
cruels; personne de nos jours ne penserait à allumer des bûchers pour la
défense de l’ordre social; mais il faut remarquer que le code pénal du
moyen âge était beaucoup plus rigoureux que le nôtre et que ces
sévérités, qui parfois nous étonnent, ne choquaient alors personne, pas
même le bon saint Louis qui les inscrivait dans ses ordonnances.
D’ailleurs, on a fait observer depuis longtemps que la procédure
inquisitoriale offrait à la défense beaucoup plus de garanties que la
procédure civile[51], et d’autre part, les canons des conciles
d’Avignon, de Béziers et de Narbonne, édictés précisément contre
l’hérésie albigeoise, tempéraient la rigueur de la justice séculière
contre les emmurés[52].

  [50] Village situé entre Fanjeaux et Castelnaudary, dans le
    département de l’Aude.

  [51] Cf. Douais, _La formule _Communicato bonorum virorum consilio_,
    des sentences inquisitoriales_. (_Le Moyen âge_, t. XI, p. 157 et
    suiv.)

  [52] Labbe, _Concilia_, t. XI, pars I, _pass._

Sans répugner à des mesures que tout le monde admettait alors, saint
Dominique comptait cependant surtout sur la force des exemples. L’un de
ceux qui le connurent alors le mieux, l’abbé de Saint-Paul de Narbonne,
le dépeignait ainsi dans le procès de canonisation: «le bienheureux
Dominique avait une soif ardente du salut des âmes et un zèle sans
bornes à leur égard. Il était si fervent prédicateur, que le jour, la
nuit, dans les églises, dans les maisons, aux champs, sur les routes, il
ne cessait d’annoncer la parole de Dieu, recommandant à ses frères
d’agir de même et de ne jamais parler que de Dieu... Il était d’une
frugalité si austère qu’il ne mangeait qu’un pain et qu’un potage, sauf
en de rares circonstances, par égard pour les frères et les personnes
qui étaient à table. J’ai ouï dire à beaucoup qu’il était vierge... Je
n’ai pas vu d’homme aussi humble qui méprisât davantage la gloire du
monde et ce qui s’y rapporte. Il recevait les injures, les malédictions,
les opprobres avec patience et joie, comme des dons d’un grand prix...
Il se méprisait grandement et se comptait pour rien. Il consolait avec
une tendre bonté les Pères malades, supportant d’une manière admirable
leurs infirmités. Je n’ai jamais vu un homme en qui la prière fût plus
habituelle. Il passait les nuits sans sommeil, pleurant et gémissant
pour les péchés des autres. Il était généreux, hospitalier, donnait
volontiers aux pauvres tout ce qu’il avait. Je n’ai pas ouï dire ni su
qu’il eût un autre lit que l’église, quand il trouvait une église à sa
portée; si l’église lui manquait, il se couchait sur un banc ou par
terre, ou bien encore, il s’étendait sur les sangles du lit qu’on lui
avait préparé, après en avoir ôté le linge et les couches. Il aima la
foi et la paix et, autant qu’il le put, il fut le fidèle promoteur de
l’une et de l’autre[53].»

  [53] Enquête de Toulouse. (Boll., _Acta SS._, 4 août.)

Aussi, son crédit grandissait-il de jour en jour. Le chanoine qui, en
1206, accompagnait humblement son évêque, était devenu bientôt l’un des
personnages les plus influents de l’orthodoxie; il s’était lié d’amitié
avec Foulques, évêque de Toulouse, Garcia de l’Orte, évêque de
Comminges, Navar, évêque de Conserans, qui avaient été témoins de son
zèle et de sa science dans les controverses. L’un de ses compagnons, le
moine cistercien Gui de Vaux-Cernay était devenu évêque de Carcassonne
et recourait souvent à son aide et à ses conseils. Il le fit surtout au
commencement de 1213. L’attitude menaçante de Pierre, roi d’Aragon,
allié des comtes de Toulouse et de Foix, avait forcé Simon de Montfort à
demander aux chevaliers du Nord de nouveaux renforts; les deux évêques
de Toulouse et de Carcassonne étaient allés en France pour gagner
Philippe-Auguste et son fils Louis à la cause de la croisade et y
recruter de nouveaux soldats de la foi. A son départ, Gui confia à saint
Dominique le gouvernement spirituel de son diocèse[54] et dès les
premiers jours du carême 1213 (fin février), le Bienheureux, accompagné
d’Étienne de Metz, s’installa dans le palais épiscopal de Carcassonne.
Il n’en continua pas moins ses prédications et comme les hérétiques
étaient très nombreux dans cette ville, il leur donna des conférences
dans la cathédrale de Saint-Nazaire. Malgré ces occupations, il
multiplia ses macérations pendant ce Carême, «ne vivant que de pain et
d’eau et n’entrant jamais dans son lit[55]».

  [54] Thierry d’Apolda. (Boll., _Acta SS._, 4 août.)

  [55] Balme, _op. cit._, t. I, p. 355.--Lacordaire, _op. cit._, p. 232.

On voulut l’élever lui-même à l’épiscopat. Après la mort de Bertrand
d’Aigrefeuille, qui eut lieu en juillet 1212, le chapitre de Béziers le
choisit pour évêque, à l’instigation de l’archidiacre Pierre Amiel, le
futur archevêque de Narbonne. Bientôt après, l’évêque de Comminges,
Garcias de l’Orte, fut transféré au siège archiépiscopal d’Auch, et sur
sa recommandation, les chanoines de Saint-Lizier voulurent lui donner
pour successeur saint Dominique. Enfin, vers 1215, lorsque l’évêché de
Conserans devint vacant par la mort ou la démission de Navar, Garcias de
l’Orte essaya encore une fois de promouvoir le Bienheureux à l’épiscopat
en le plaçant à la tête de ce diocèse. Mais toujours Dominique refusa
avec la plus grande énergie, déclarant «qu’il s’enfuirait la nuit avec
son bâton plutôt que d’accepter l’épiscopat[56]». Ce refus réitéré
n’était pas seulement l’effet d’une extrême humilité; d’après le
témoignage de l’abbé de Boulbonne[57], le saint voulait réserver toute
sa liberté pour les deux grandes créations dont ses missions lui avaient
démontré la nécessité: «il avait, disait-il, à s’occuper de la nouvelle
plantation des Prêcheurs et des religieuses de Prouille: c’était son
œuvre et sa mission, il n’en prendrait aucune autre.»

  [56] _Ibidem_, t. I, p. 479.

  [57] Enquête de Toulouse.




CHAPITRE III

FONDATION DU MONASTÈRE DE PROUILLE.


Les chefs de l’hérésie faisaient grand cas du concours des femmes et ils
s’efforçaient de les engager dans leur secte. C’est par elles que la
doctrine hérétique se conservait au foyer domestique et se transmettait
aux générations suivantes. Si Aimery, seigneur de Montréal, fut l’un des
soutiens les plus énergiques de l’albigéisme, c’est que son zèle était
sans cesse entretenu par sa mère Blanche et sa sœur Mabilia; à Fanjeaux,
Véziade de Festes, femme de l’un des principaux chevaliers du pays,
avait été élevée dans ces doctrines par son aïeule et les avait mises en
pratique dès son enfance. Nous avons vu précédemment avec quelle ardeur
Esclarmonde de Foix avait pris part à la conférence de Pamiers en faveur
du catharisme. Plus tard, l’un des adversaires les plus acharnés des
croisés, Bernard-Atho de Niort, déclarait devant les inquisiteurs qu’il
devait son zèle hérétique à l’éducation que lui avait donnée sa
grand-mère, Blanche de Laurac[58].

  [58] Tous ces renseignements sont empruntés aux procès-verbaux
    inquisitoriaux de 1242-1245.

C’étaient aussi les femmes qui procuraient le plus souvent aux évêques
et aux diacres cathares leurs lieux de réunion. La mère du sire de
Montréal, l’aïeule de Bernard de Niort, Blanche de Laurac, mit sa maison
à leur disposition de 1203 à 1208. Des assemblées hérétiques se tinrent
aussi à Fanjeaux, chez Guillelmine de Tonneins, à Montréal, chez
Fabrissa de Mazeroles, Ferranda, Serrona, Pagana; à Villeneuve, chez une
autre noble dame, Alazaïs de Cuguro, qui prêchait elle-même l’hérésie.
Les femmes du peuple les plus pauvres pouvaient rendre des services d’un
autre genre: elles faisaient les commissions et portaient les messages
secrets avec d’autant plus de succès que leur obscurité les faisait
passer inaperçues. Mendiante, vivant de pain et de quelques noix,
Guillelma Marty leur était ainsi de la plus grande utilité; elle portait
aux tisserands hérétiques les commandes de leurs coreligionnaires.

Or, il y avait dans ces pays du Languedoc des nobles qui, par pauvreté,
«confiaient aux hérétiques l’entretien et l’éducation de leurs
filles[59]». Ce fut sans doute ainsi qu’à deux ans et demi, Na Garsen
Richols fut revêtue, à Bram, en 1195, de l’habit des Parfaites, et Saura
à Villeneuve-la-Comtal, à l’âge de sept ans. Ayant à peine atteint sa
onzième année, P. Covinens fut livrée aux hérétiques par son frère
Pierre Coloma. A Castelnaudary, Guirauda fut initiée «étant encore toute
petite». Arnalde de Frémiac le fut «étant dans l’enfance», et Florence
de Villesiscle, à l’âge de cinq ans.

  [59] Jourdain de Saxe et Humbert de Romans. (Échard, I, p. 6.)

Pour recueillir ces enfants, on avait organisé de vrais couvents
hérétiques. Les femmes qui les composaient, avaient reçu l’initiation
complète, se distinguaient par un costume spécial et pratiquaient, dans
toute leur rigueur, les observances de la secte. Il y avait un de ces
noviciats à Cabaret; à peine âgée de sept ans, Maurina de Villesiscle y
fut amenée auprès de sa tante, «qui y vivait avec ses compagnes».
Blanche de Montréal dirigeait une communauté de ce genre à Laurac. Vers
1200, Saura fut élevée à Villeneuve, dans les mêmes conditions, par
Alazaïs de Cuguro _et ses compagnes_, et dans la même bourgade[60],
Bernarde de Ricord présidait à une semblable réunion: Audiarde Ebrarda
fut initiée par elle _et ses compagnes_. Ces communautés correspondaient
les unes avec les autres et se prêtaient un mutuel appui, comme des
maisons d’un même ordre religieux. En 1206, Dolcia quitta son mari,
Pierre Fabre, pour entrer dans l’hérésie; elle vint à Villeneuve, chez
Gaillarde et ses compagnes; ne s’y trouvant pas sans doute assez en
sûreté, elle fut envoyée à Castelnaudary, «chez Blanche et ses
compagnes», où elle resta un an, loin de sa famille; elle quitta ensuite
cet asile et vint à Laurac «chez Brunissende et ses compagnes»; au bout
d’un an, elle fut admise comme novice «_stetit in probatione_».

  [60] «Saura... testis jurata, dixit quod, dum esset septem annorum,
    fecit se hereticam et stetit heretica induta per tres annos et
    stabat apud Villam novam cum Alazaicia de Cuguro et sociis suis
    hereticabus.» (Biblioth. de Toulouse, ms. 609, fº 143.)

Ainsi se formaient ces Parfaites, dont l’apostolat était si fécond chez
les femmes. Dans les réunions de la secte, l’élément féminin était
toujours très nombreux. A Fanjeaux, la plupart des dames de
l’aristocratie étaient de ferventes adeptes de l’hérésie; la châtelaine
elle-même, Cavaers, était affiliée à la secte. Plusieurs d’entre elles
ne se contentaient pas de la qualité de Croyantes; elles demandaient
l’initiation complète du _Consolamentum_, pour devenir des Parfaites. En
1204, dans une réunion solennelle entre toutes, Guilabert de Castres
conféra le _Consolamentum_ à trois femmes de l’illustre famille des
Durfort et à la suzeraine même du pays, Esclarmonde de Foix[61].

  [61] Balme, _op. cit._, t. I, p. 108.

Au cours de ses missions, saint Dominique ne pouvait pas se
désintéresser d’une pareille propagande. D’autre part, les femmes
assistaient aux conférences publiques où le Bienheureux discutait avec
les hérétiques, et plusieurs furent ainsi ramenées à l’orthodoxie par
les arguments de saint Dominique et de Didace. Or, un soir de l’année
1206, raconte Humbert de Romans, saint Dominique, après une de ses
prédications en plein air, était rentré dans l’église de Fanjeaux et s’y
était mis en prière; plusieurs élèves des Parfaites se présentèrent à
lui et, tombant à ses pieds, se déclarèrent converties par les discours
qu’il venait de prononcer: «Serviteur de Dieu, lui dirent-elles, si ce
que vous avez prêché aujourd’hui est vrai, voilà longtemps que l’esprit
d’erreur nous tient aveuglées; car ceux que vous appelez hérétiques ont
été jusqu’à présent nos maîtres; nous les appelons _Bonshommes_, nous
avons adhéré de tout cœur à leurs doctrines et maintenant nous sommes
dans une cruelle incertitude. Serviteur de Dieu, nous vous en conjurons,
priez le Seigneur qu’il nous révèle la foi dans laquelle nous vivrons,
nous mourrons et nous serons sauvées.»--«Soyez courageuses, répondit le
saint, le Seigneur Dieu, qui ne veut la perte de personne, va vous
montrer le maître que vous avez servi jusqu’à maintenant.» Et aussitôt,
raconta l’une d’entre elles plus tard, le démon leur apparut sous la
forme d’un chat hideux[62].

  [62] Humbert de Romans, ch. XII.--Enquête de Toulouse.

Il ne suffisait pas de convertir les Croyantes et les Parfaites; il
fallait encore préserver leur foi naissante contre toutes sortes
d’influences contraires. Appartenant souvent à des familles hérétiques,
elles avaient à subir les objurgations ou les supplications de leurs
proches; rebutées d’avance par ces difficultés, certaines âmes timides
pouvaient reculer devant l’abjuration, qui devait leur susciter d’aussi
graves ennuis. Pour y remédier, il fallait créer des lieux de refuge où,
après leur conversion, elles viendraient chercher un asile sûr contre
tout ce qui pourrait compromettre leur retour à l’Église; il fallait, en
un mot, organiser une _œuvre des Nouvelles Converties_. Saint Dominique
en eut-il seul l’idée, comme le dit Humbert, ou lui fut-elle commune
avec Didace, comme le dit Jourdain, c’est ce qu’il est impossible de
distinguer. Il faut toutefois remarquer que, lorsque Jourdain écrivait,
saint Dominique n’était pas encore canonisé et qu’il l’était du temps
d’Humbert; il est possible qu’après l’acte solennel de canonisation, les
historiens dominicains aient eu la tentation toute naturelle de tout
rapporter au Bienheureux, et que les religieuses de Prouille aient
revendiqué le Saint comme l’unique fondateur de leur communauté.

Des signes merveilleux indiquèrent à saint Dominique l’emplacement que
devrait occuper le nouveau monastère. Le soir de la Sainte-Madeleine (22
juillet 1206), il se reposait des fatigues du jour et, assis devant la
porte septentrionale de Fanjeaux, il contemplait de cette hauteur la
vaste plaine qui s’étendait à ses pieds jusqu’aux pentes de la
Montagne-Noire, embrasées par le soleil couchant. Sa vue se portait sur
les campagnes du Lauraguais, entre Castelnaudary et Carcassonne, et plus
près de lui, sur la place de Montréal solidement assise sur sa colline,
sur les villages de Villeneuve, Villasavary, Villesiscle, Bram et
Alzonne semés dans la plaine, et sur les «forces»[63] qui marquaient, de
leurs tours, les limites du Razès. Et dans son esprit se déroulait le
souvenir de ses travaux apostoliques, dont cette région était le
théâtre; il pensait de nouveau à ce couvent qu’il rêvait de fonder pour
les nouvelles converties, et il suppliait Notre-Dame de l’inspirer et de
l’aider, si telle était la volonté divine. Tout à coup, un globe
lumineux descend du ciel, se balance dans l’espace et, après y avoir
décrit des sinuosités de feu, se pose au-dessus de la plaine, sur
l’église abandonnée de Prouille. Les deux jours suivants, la même
merveille se reproduit; dès lors, plus de doutes, plus d’hésitations: la
fondation du monastère de Notre-Dame de Prouille était décidée.

  [63] C’étaient des forts, des agglomérations rurales fortifiées. Du
    Cange traduit le mot _forcia_ par _munitio_.

Aussitôt, par un acte non daté, mais qui doit se placer entre les mois
d’août et de décembre 1206, l’évêque de Toulouse, Foulques, donna «à
Dominique d’Osma l’église de Sainte-Marie de Prouille et le terrain
adjacent, sur une longueur de 30 pieds», pour les femmes converties ou à
convertir[64]. Dans ses _Monumenta conventus Tolosani_, Percin dit qu’il
fallut aussi obtenir le consentement d’une noble dame de Fanjeaux,
Cavaers, qui avait des droits sur le territoire de Prouille.

  [64] Percin, _Monumenta conventus Tolosani_, p. 5. Nous ne possédons
    pas l’authentique de cette donation, mais Percin nous en a transmis
    une copie qu’il avait trouvée, dit-il, dans an vieux manuscrit du
    monastère.

Après ces premières démarches, saint Dominique travailla à la
constitution du couvent. Humbles en furent les débuts; les bâtiments ne
comprenaient qu’une maison modeste, élevée à la hâte à côté de l’église;
les religieuses n’étaient que neuf et elles purent à peine trouver place
dans l’étroit monastère. C’étaient Adalaïs, Raymonde Passarine,
Berengère, Richarde de Barbaira, Jordane, Guillelmine de Belpech,
Curtolane, Clarette, Gentiane: leur nombre se compléta bientôt par
l’arrivée de Manenta et de Guillelmine de Fanjeaux. Elles appartenaient
toutes à la noblesse des environs: Jourdain les appelle «nobiles
matronae Fanijovis». Le 21 novembre, elles étaient réunies à Prouille et
en établissant, le 27 décembre, la clôture monastique, saint Dominique
les séparait définitivement du monde. Elles vécurent dès lors derrière
leurs grilles, sous la direction de leur saint fondateur, consacrant
leurs journées et la plus grande partie de leurs nuits au travail des
mains, à la prière et à la contemplation religieuse. Elles n’eurent pas
de règle fixe tant que Dominique fut près d’elles; mais plus tard,
lorsque le développement de l’Ordre des Prêcheurs eut réclamé sa
présence à Rome, il donna aux sœurs cloîtrées de Prouille et de
Saint-Sixte des constitutions, qui devinrent la règle des religieuses
dominicaines du grand Ordre[65].

  [65] Nous les étudions au chapitre VII.

Né dans le dénuement, le couvent ne tarda pas à recevoir des dons; dès
1207, l’archevêque de Narbonne, Bérenger, lui assignait l’église
paroissiale de Saint-Martin de Limoux[66]. Nous ne suivrons pas un à un
les progrès matériels que fit le monastère du vivant du Bienheureux.
Qu’il nous suffise de rappeler que Simon de Montfort fut son principal
bienfaiteur et qu’à sa suite, les chevaliers de la croisade voulurent
marquer, par des donations à Prouille, leur admiration pour saint
Dominique; et ainsi, le plus souvent avec les dépouilles des faidis, se
constituèrent les domaines de Bram et Sauzens, de Fanjeaux, d’Acassens
et de Fenouillet. Esprit pratique autant qu’âme mystique, Dominique
administra avec habileté le petit patrimoine de ses religieuses; aidé de
son ami Guillaume Claret, le procureur du monastère, il sut, en
plusieurs circonstances, faire d’habiles achats pour réunir les
possessions dispersées et constituer des domaines homogènes et faciles à
gérer.

  [66] Sur les raisons probables de cet acte et sur les autres donations
    qui furent faites à saint Dominique, pour son couvent de Prouille,
    cf. notre article sur _Saint Dominique et la fondation du monastère
    de Prouille_. (_Revue historique_, t. LXIV, p. 225.)

Il s’efforça surtout d’assurer à son humble fondation les garanties si
nécessaires en ces temps troublés et dans un pays sans cesse agité par
des guerres. Il ne se contenta pas d’obtenir de Simon de Montfort la
confirmation particulière de chaque donation; il lui demanda encore des
privilèges généraux et, le 13 décembre 1217, quelques semaines avant sa
mort, le chef de la croisade mandait à ses sénéchaux de Carcassonne et
d’Agen, de prendre sous leur sauvegarde spéciale les biens de «son cher
frère Dominique», comme si c’étaient les siens propres[67]. Quelques
années plus tard, lorsque, après la mort de Simon de Montfort, la
noblesse méridionale sembla ressaisir le terrain perdu, il était à
craindre que le monastère dût restituer les biens qu’on lui avait
assignés sur les dépouilles des vaincus. Saint Dominique et ses délégués
trouvèrent moyen de faire confirmer les possessions du couvent par les
seigneurs indigènes eux-mêmes, en particulier par Raymond VII, comte de
Toulouse, et Raymond Roger, comte de Foix[68].

  [67] Balme, _op. cit._, t. II, p. 55.

  [68] _Ibid._, t. II, p. 56.

Quelque puissante que fût la protection des princes, il ne la jugea pas
suffisante: ayant recours à la seule autorité qui lui parût souveraine
dans le monde, celle du Saint-Siège, il sollicita la sauvegarde
apostolique. Il l’obtint une première fois d’Innocent III, le 8 octobre
1215, une seconde fois d’Honorius III, le 30 mars 1218[69]. Ces deux
actes pontificaux réglaient pour l’avenir les conditions d’existence du
monastère. Ils le plaçaient tout d’abord sous la protection de saint
Pierre. «Or, dit M. Paul Fabre, le but de la protection apostolique est
d’assurer l’intégrité de l’objet sur lequel elle s’exerce. Deux sortes
de dangers sont à craindre pour l’être organisé, les atteintes du monde
extérieur et la diminution de l’énergie vitale. Les monastères protégés
par l’Apôtre sont assurés contre ce double péril: d’une part, il est
interdit à toute puissance humaine d’inquiéter les moines ou de mettre
la main sur leurs biens; de l’autre, il est établi que les moines auront
le pouvoir de choisir librement leur chef, c’est-à-dire la possibilité
d’échapper à ce qu’on pourrait appeler la sécularisation par le
dedans[70].» Tels furent les avantages que saint Dominique demanda à la
protection apostolique pour son monastère. Les religieuses étaient
placées sous la règle de saint Augustin, la prieure devait être
librement élue par ses sœurs; le monastère pouvait recevoir quiconque y
voudrait faire profession et conserver l’exercice du culte, même en
temps d’interdit; il avait le droit de sépulture. Il était mis à l’abri
de toute tyrannie séculière; car il était défendu à toute puissance de
lui réclamer des dîmes et des redevances, et quiconque voulait attenter
à ses libertés, était menacé de l’excommunication et de l’indignation
divine. Il était même préservé de l’arbitraire épiscopal; car personne,
sauf le pape, ne pouvait lancer contre lui les sentences ecclésiastiques
et si le saint chrême, la consécration des autels et des églises
devaient être sollicitées de l’ordinaire, le couvent pouvait recourir à
tout autre évêque, dans le cas où le sien voudrait abuser de ses
prérogatives pour l’asservir. Il faut remarquer toutefois que, soustrait
à l’arbitraire de l’autorité épiscopale, le monastère n’était pas
exempté de sa juridiction normale. Honorius III stipule au contraire que
le pouvoir de l’évêque de Toulouse, ordinaire du lieu, restera dans son
intégrité[71]. Enfin, par ces deux bulles, Innocent III et Honorius III
garantissaient au couvent la libre possession de ses biens, présents et
à venir, et menaçaient des peines les plus graves ceux qui tenteraient
de les usurper. Lorsqu’il eut obtenu ces deux bulles, saint Dominique
put considérer comme atteint l’un des deux objets qu’il poursuivait
lorsqu’il refusa l’épiscopat. Le monastère allait désormais se
développer librement dans ses pieuses pratiques, atteindre le nombre de
cent quarante religieuses, un siècle plus tard, et étendre ses
possessions dans les plaines du Lauraguais et les collines du Razès.

  [69] Balme, _op. cit._, t. II, p. 2 et 3.

  [70] P. Fabre, _Étude sur le _Liber censuum_ de l’Église Romaine_, p.
    73.

  [71] «Salva Sedis apostolicæ auctoritate et diocesani episcopi
    canonica justitia.»




CHAPITRE IV

FONDATION DE L’ORDRE DES PRÊCHEURS.

1206-1216.


A l’origine de leur carrière apostolique, Didace et Dominique n’étaient
que les auxiliaires de la mission cistercienne et tiraient d’elles leurs
pouvoirs. Pierre de Castelnau, religieux de Fontfroide, et Arnaud, abbé
de Cîteaux, avaient seuls le droit d’agir au nom du Saint-Siège. Cela
est si vrai que dans les lettres testimoniales que saint Dominique
délivrait aux nouveaux convertis, il déclarait les avoir réconciliés
«par l’autorité de l’abbé de Cîteaux». Dans les circonstances les plus
solennelles, les missionnaires espagnols s’effaçaient au second rang,
les cisterciens paraissaient au premier. Ainsi, lorsqu’on voulut forcer
le roi d’Aragon à se déclarer contre l’hérésie, ce furent deux moines de
Fontfroide, Pierre de Castelnau et Frère Raoul, qui allèrent le trouver;
et quand Raymond VI fut excommunié pour sa connivence avec l’hérésie, il
le fut par Pierre de Castelnau.

Toutefois, si Didace et Dominique n’avaient aucune autorité officielle,
nous avons vu plus haut combien grande était l’influence que leur
donnaient leur austérité et leur zèle. Ils virent bientôt se grouper
autour d’eux quelques hommes zélés, désireux de prêcher sous leurs
ordres. Jourdain de Saxe nous dit que lorsque, en 1206, Didace retourna
en Espagne, il confia à la direction spirituelle de Dominique et aux
soins matériels de Guillaume Claret ceux de ses compagnons qu’il
laissait en Languedoc. Cette association de missionnaires était des plus
humbles; elle ne se composait que de peu de personnes, «_pauci_»; après
le départ de Didace, Dominique resta presque seul, «_quasi solus_». Ses
ressources étaient si faibles que, lorsque l’évêque d’Osma revint en
Espagne, c’était pour y recueillir des aumônes de plus en plus
nécessaires[72].

  [72] Jourdain de Saxe (Échard, _op. cit._, p. 6).

Devenu, par la mort de son évêque, le chef du petit troupeau, Dominique
chercha à l’accroître et à l’organiser. Dans cette entreprise, le
Bienheureux fut puissamment aidé par Foulques, évêque de Toulouse.

Né à Gênes, ancien religieux de l’abbaye cistercienne de Toronet,
Foulques avait remplacé Pierre de Rabasteins, déposé du siège de
Toulouse à cause de sa complaisance pour l’hérésie. Dès les premiers
jours de son épiscopat, il montra le zèle le plus ardent pour la foi
catholique. Chassé par les hérétiques de sa cathédrale et de Toulouse,
on le trouve dans l’armée des croisés, où il assiste Simon de Montfort
de ses conseils et de son expérience; dans les conciles, où il inspire
des mesures, aussi sévères qu’efficaces, pour la répression de
l’hérésie; dans les différentes paroisses de son diocèse, où il se
prodigue pour la défense de la vérité, la prêchant lui-même, discutant
avec les ministres vaudois dans des conférences publiques, réformant son
clergé et multipliant les œuvres de propagande. Il rencontra saint
Dominique dans plusieurs réunions publiques; les deux apôtres se
comprirent et dès lors une sainte amitié les unit. Saint Dominique mit
tout son zèle au service de Foulques, son évêque; et Foulques appuya de
toute son influence les généreuses entreprises de Dominique; l’Église et
l’histoire ne saurait séparer leurs mémoires.

En donnant au Bienheureux l’église de Notre-Dame de Prouille, Foulques
avait contribué à la fondation du monastère des femmes; en nommant saint
Dominique curé de Fanjeaux, il assura les premières ressources à l’Ordre
des hommes. Il nous est difficile de préciser la date de cet acte; il
est sûrement antérieur au 25 mai 1214; car, à cette date, Foulques
abandonnait aux religieuses de Prouille certaines rentes, «du
consentement de Frère Dominique, chapelain de Fanjeaux[73]». Assez
considérables, les revenus de cette paroisse servirent à l’entretien du
saint et de ses compagnons.

  [73] _Gallia christiana_, t. XIII, _Inst._, p. 243: «de assensu et
    voluntate fratris Dominici, _cappellani de Fanojovis_.»

    Saint Dominiks se tenoit
    Le bénéfice d’une église
    Qui au Faniat était assise
    Por ses compaignons et por li[74].

  [74] _Li Romans saint Dominike_.--Balme, _op. cit._, t. I, p. 451.

Non moins dévoué que Foulques aux œuvres de saint Dominique, Simon de
Montfort fit de son côté un don important à «la Sainte Prédication»,
vers le mois de septembre 1214. Depuis le 28 juin, l’armée des croisés
assiégeait l’une des citadelles de l’hérésie, le château fort de
Casseneuil en Agenais; elle le prit et presque aussitôt Monfort en fit
don à saint Dominique. Cette acquisition dut accroître d’une manière
sensible les revenus de la mission, car, parlant des origines de son
Ordre, Jourdain de Saxe mentionne au premier rang de ses ressources, les
revenus de Casseneuil et de Fanjeaux.

Fort des encouragements que lui prodiguaient les évêques et les
chevaliers, à l’exemple de Foulques et de Simon, saint Dominique conçut
peu à peu le projet de donner plus de cohésion à son œuvre. Il y fut
aidé d’une manière toute particulière par l’évêque de Toulouse. Par un
acte de juillet 1215, Foulques institua canoniquement l’Ordre naissant
dans son diocèse, lui assignant pour mission de combattre
perpétuellement pour l’extension de l’orthodoxie et de la morale,
l’extirpation de l’hérésie et des mauvaises mœurs. «Comme l’ouvrier
mérite un salaire, et que le prédicateur de l’Évangile doit vivre de
l’Évangile», il lui assignait en même temps d’importants revenus, lui
cédant à jamais le sixième de toutes les dîmes paroissiales. La
concession était si importante que l’évêque eut soin de mentionner
l’approbation qu’avaient donnée à cet acte son chapitre et son clergé;
peut-être même ne se rendit-il pas un compte exact de l’étendue de sa
libéralité; car plus tard, il en négocia l’annulation avec saint
Dominique.

Jusqu’alors, la Sainte Prédication n’avait pas de demeure fixe. Comme le
Sauveur, Dominique envoyait ses disciples, deux à deux, de bourgade en
bourgade, et lui-même, hors de son presbytère, ne s’arrêtait que dans
les hôtelleries, quand ce n’était pas au bord des fontaines ou dans les
fossés des chemins[75]. Or, en 1219, survint un événement qui fixa les
destinées, jusqu’alors errantes, de la Prédication. A Toulouse, saint
Dominique s’était attaché un jeune homme, Pierre Seila, qui appartenait
à une famille de riches bourgeois, et dont le père avait rempli les
fonctions de viguier. Bientôt, cet ami se plaça plus étroitement sous sa
direction et décida d’entrer dans l’Ordre naissant; il partagea avec ses
frères le patrimoine, jusqu’alors indivis, et il abandonna à saint
Dominique tout ce qui lui revenait; c’était une propriété et plusieurs
immeubles[76]. Saint Dominique garda pour sa résidence une maison, sise
près du Château-Narbonnais, et, dès le mois d’avril, il y établit ses
frères. Ainsi fut fondé le premier couvent fixe des Frères Prêcheurs (25
avril 1219). «Tout aussitôt, dit Jourdain de Saxe, ils se mirent à vivre
en commun, à descendre de plus en plus dans l’humilité et à se conformer
aux pratiques de la vie religieuse.» C’est ce qui faisait dire plus tard
à Pierre Seila, devenu prieur du couvent de Limoges, «qu’il avait eu
l’honneur de recevoir l’Ordre chez lui avant qu’il eût été reçu lui-même
dans l’Ordre». Les Prêcheurs ne firent que passer dans la maison du
Château-Narbonnais; car l’année suivante, ils furent établis par
Foulques dans l’église de Saint-Romain.

  [75] Enquêtes de Toulouse et de Bologne, _pass._ (_Acta SS._)

  [76] Balme, _op cit._, t. I, p. 500. On savait, depuis longtemps, que
    le couvent dominicain de Toulouse, le premier des Prêcheurs, avait
    été fondé vers 1216. Mais le P. Balme a pu préciser la date de cet
    acte, important pour l’histoire de l’Ordre et de son fondateur, en
    trouvant aux Archives Nationales l’instrument original de la
    donation de Pierre Seila (cf. Arch. Nat. J, 321, nº 60). Il l’a
    reproduite en _fac-similé_ dans son _Cartulaire_.

Mais cela ne suffisait pas au Bienheureux; il n’avait encore groupé
autour de lui qu’une douzaine de missionnaires, et déjà, il trouvait
trop étroites les limites d’un diocèse: il rêvait de fonder un Ordre qui
étendrait son action et ses ramifications sur l’Église universelle.
L’occasion semblait favorable: par une bulle du 19 avril 1213, le pape
Innocent III avait convoqué au Latran, pour le 1er novembre 1215, un
concile œcuménique qui délibérerait «sur la réforme de l’Église
universelle, la correction des mœurs, l’extinction de l’hérésie,
l’affermissement de la foi[77]». L’œuvre de saint Dominique ne
répondait-elle pas aux questions que le concile devait résoudre?
N’avait-elle pas cherché à défendre les bonnes mœurs et la foi contre
l’hérésie? et à ce propos, ne méritait-elle pas l’approbation
pontificale? Saint Dominique se prépara donc à faire avec son évêque le
voyage de Rome. Il confia la direction de son nouveau couvent de
Toulouse au plus austère de ses frères, Bertrand de Garrigue, «homme de
grande sainteté, d’une rigueur inexorable pour lui-même, mortifiant sa
chair avec dureté et portant gravée en toute sa personne l’image du
bienheureux Père, dont il avait partagé les travaux, les veillées, les
pénitences et les nombreux actes de vertu[78].» Il dut arriver à Rome
avant l’ouverture du concile; car l’assemblée ne tint sa première
session publique que le 11 novembre et, dès le 8 octobre, Innocent III
prenait sous sa protection le monastère de Prouille, par une bulle
évidemment sollicitée par le Saint.

  [77] Potthast, _Regesta pontificum Romanorum_, nº 4706.--Mansi
    _Concilia_, XXII, 960.

  [78] Thierry d’Apolda. (_Acta SS._, 4 août.)

Dès l’ouverture du concile, Innocent III sembla partager les idées de
saint Dominique; non content d’accorder la sauvegarde apostolique au
couvent de Prouille, il montra à l’assemblée du Latran la nécessité de
donner une attention toute particulière à la prédication et à la
controverse contre l’hérésie: «Nous devons être la lumière du monde; si
la lumière qui est en nous se change en ténèbres, combien épaisse sera
la nuit!» et par l’ignorance et la corruption du clergé, il montrait aux
évêques «la religion avilie, la justice foulée aux pieds, l’hérésie
triomphante, le schisme insolent». De son côté, adoptant entièrement les
vues du Pape, le concile rendit un décret fort important sur la
prédication et le besoin urgent de la rendre plus active, plus savante
et partant plus efficace. «Parmi tout ce qui peut procurer le salut du
peuple chrétien, disent les Pères du concile, on sait que le pain de la
divine parole est surtout nécessaire. Or, en raison de leurs multiples
occupations, d’indispositions physiques, d’agressions hostiles, pour ne
pas dire du manque de science, défaut si fâcheux en un évêque et tout à
fait intolérable, il arrive fréquemment que les prélats ne suffisent pas
à annoncer la parole de Dieu, principalement dans des diocèses étendus.
C’est pourquoi, par cette constitution générale, nous leur ordonnons de
choisir des hommes aptes à remplir fructueusement l’office de la
prédication, lesquels, puissants en paroles et en œuvres, visiteront
avec sollicitude, à leur place, lorsque eux-mêmes en seront empêchés,
les peuples confiés à leurs soins, et les édifieront par la parole et
l’exemple. A ces hommes, on fournira largement ce dont ils auront
besoin, de peur que, faute de l’indispensable, ils ne soient contraints
d’abandonner leur mission à peine commencée[79].» On pourrait croire ce
décret inspiré directement par l’évêque de Toulouse: en instituant les
compagnons de saint Dominique, missionnaires dans son diocèse,
n’avait-il pas fait à l’avance ce que le concile ordonnait dans son
dixième canon?

  [79] Labbe, _Concilia_, t. XI, pars I, p. 131.

La sainte Prédication, telle qu’elle fonctionnait dans le Toulousain,
répondait si bien aux vues du Pape et du concile, qu’elle semblait
devoir être approuvée sans difficulté et même encouragée. Mais, soit que
Dieu ait voulu éprouver son serviteur, soit qu’en ces circonstances,
l’Église n’ait pas voulu se départir de sa circonspection habituelle, il
n’en fut pas ainsi: «Le Pape, dit Bernard Gui, se montra difficile,
parce que l’office de la prédication appartenait aux hauts dignitaires
de l’Église de Dieu[80].» La conception de saint Dominique était en
effet trop hardie et trop nouvelle pour ne pas effrayer tout d’abord.
Une association de religieux, dont plusieurs ne seraient pas prêtres,
dégagés de tout ministère paroissial, exemptés de l’autorité de
l’ordinaire, et se consacrant uniquement à la prédication dans l’Église
universelle, pouvait inspirer les plus graves préventions. Le clergé
séculier était-il tombé si bas qu’on dût lui enlever ainsi le devoir le
plus important peut-être de sa charge, l’évangélisation des âmes? Et les
évêques eux-mêmes ne seraient-ils pas dépouillés de leur prérogative
essentielle de docteurs et de gardiens de la foi, le jour où des
missionnaires étrangers viendraient prêcher chez eux l’Évangile et
exercer à leur place l’apostolat? Pouvait-on enfin séparer le ministère
des âmes de la prédication et distinguer le docteur du pasteur?

  [80] Bernard Gui, _Libellus de magistris Ordinis Prædicatorum_ (ap.
    Martène et Durand, _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima
    collectio_, t. VI, p. 400).

D’ailleurs, en ces temps d’hérésie, bien loin de relâcher les liens de
la hiérarchie, il fallait les resserrer. Les Vaudois, les Patarins, les
Cathares, avaient développé l’esprit d’examen et, sous prétexte
d’inspiration personnelle, reconnu le droit de prêcher aux simples
laïques; aussi, le concile du Latran crut-il nécessaire de rendre un
décret contre les prédicateurs sans mandat: «parce que, dit-il, sous les
apparences de la piété, mais reniant la vertu, il en est qui s’arrogent
le droit de prêcher, bien que l’Apôtre ait écrit: «Comment
prêcheront-ils, s’ils ne sont envoyés?» Tout homme à qui cette fonction
aura été interdite, ou qui n’en aura pas reçu mission de l’autorité
épiscopale ou pontificale, s’il l’exerce en particulier ou en public,
sera frappé d’excommunication et d’autres peines compétentes, s’il ne
s’amende pas au plus tôt[81].»

  [81] Labbe, _Concilia_, t. XI, pars I, p. 133 et suiv.

Enfin saint Dominique, rencontra un autre obstacle. Depuis Grégoire VII,
le clergé régulier avait pris dans l’Église une grande extension; une
multitude de couvents s’étaient formés. C’est alors que l’on vit
successivement apparaître les Gilbertins en Angleterre, les Chartreux en
Dauphiné, les Cisterciens, les Prémontrés, les Trinitaires en
France[82]. Cette efflorescence monastique avait l’inconvénient de
briser la cohésion du clergé régulier. Bientôt, dans la solitude de
leurs cellules, plusieurs religieux rêvèrent de quitter leur règle pour
en créer une nouvelle; c’était l’anarchie et l’indiscipline dans les
monastères. Le mal était déjà grave sous Innocent III, et cependant, ce
Pape confirma la création de deux nouveaux Ordres, les Trinitaires de
saint Jean de Matha, en 1198, et les Hospitaliers du Saint-Esprit, en
1208.

  [82] Saint Jean Gualbert fonde l’Ordre de Vallombreuse en 1063, saint
    Étienne l’Ordre de Grandmont en 1073, saint Bruno l’ordre des
    Chartreux en 1084, Robert de Molesme l’Ordre cistercien en 1099,
    Robert d’Arbrissel l’Ordre de Fontevrault en 1106; Guillaume de
    Champeaux établit, vers la même époque, la congrégation des
    chanoines réguliers de saint-Victor, saint Norbert l’Ordre des
    Prémontés en 1120, saint Gilbert celui de Sempringham, en
    Angleterre, en 1140, Viard, moine de la chartreuse de Loavigny,
    celui du Val des Choux en 1180, saint Jean de Matha et saint Félix
    de Valois, celui de la Trinité pour la Rédemption des captifs, en
    1198. Enfin, Innocent III réorganisa, en 1208, l’Ordre des
    Hospitaliers du Saint-Esprit, et confirma, en 1209, la règle donnée
    aux Carmes par le patriarche de Jérusalem, Albert de Verceil.

Le concile universel du Latran voulut remédier à cet abus et il rendit
un décret énergique contre la multiplicité excessive des familles
religieuses: «De peur qu’une diversité exagérée de règles religieuses ne
produise la plus fâcheuse confusion dans l’Église, nous défendons que
qui que ce soit en introduise désormais de nouvelles. Celui qui voudra
embrasser la vie religieuse devra adopter une des règles déjà
approuvées. Pareillement, quiconque voudra fonder à nouveau une maison
conventuelle, devra prendre la règle et les institutions d’un des Ordres
déjà reconnus[83].»

  [83] Sage décret, où l’inspiration du Saint-Esprit est évidente, et
    qui pourrait s’appliquer à notre époque autant qu’au treizième
    siècle!

Et lorsque le concile essayait ainsi d’arrêter la création d’Ordres
nouveaux, saint Dominique venait en proposer un au Pape et aux évêques!
Malgré ses instances réitérées et celles de Foulques, sa demande ne fut
pas accueillie. Plus tard, dans l’Ordre, se répandirent de pieuses
légendes d’après lesquelles des avertissements célestes auraient ramené
Innocent III à des dispositions plus favorables. «Une nuit, pendant son
sommeil, dit Constantin d’Orvieto, le Souverain Pontife aperçoit, dans
une vision toute divine, l’église du Latran comme disjointe et ébranlée.
Tremblant et attristé a ce spectacle, Innocent voit accourir Dominique
qui s’efforce, en s’y adossant, de soutenir l’édifice et de l’empêcher
de crouler. Cette merveille étonne tout d’abord le prudent et sage
pontife, mais il en saisit vite la signification et, sans plus tarder,
il loue le dessein de l’homme de Dieu et accueille gracieusement sa
demande. Il l’exhorte à retourner vers ses frères et après en avoir
délibéré ensemble, à choisir une règle déjà approuvée. Sur cette base,
ils pourront établir l’Ordre qu’ils veulent promouvoir, et saint
Dominique reviendra ensuite vers le Pape, dont il obtiendra certainement
la confirmation désirée[84].» Un demi-siècle après, l’historien
dominicain Bernard Gui se faisait encore l’écho de cette pieuse
tradition[85].

  [84] _Acta SS._, 4 août.

  [85] Bernard Gui, _op. cit._, _loco cit._ La légende de saint François
    rapporte le même fait à propos de l’établissement de l’Ordre des
    Mineurs.

Quoi qu’il en soit de ce récit, le concile du Latran se sépara dans les
derniers jours de 1215 et Innocent III mourut, le 17 juillet 1216, sans
que l’Ordre des Prêcheurs eût été confirmé. Saint Dominique revint de
Rome dans les premiers jours de 1216, n’apportant que le privilège du 8
octobre en faveur de Prouille. Or cet acte n’avait qu’un intérêt
secondaire: il ne s’adressait ni à l’Ordre tout entier, ni aux
Prédicateurs établis comme missionnaires diocésains à Toulouse, mais «au
prieur, aux Frères et aux religieuses du monastère de Prouille»; il ne
concernait que ce couvent et ses biens et ne pouvait être interprété
comme une reconnaissance, encore moins comme une confirmation de l’Ordre
nouveau.

Ce fut dans ce second séjour à Rome, pendant le concile du Latran, que
saint Dominique se lia d’amitié avec saint François. Tandis que le
chanoine d’Osma sollicitait l’approbation apostolique pour ses Prêcheurs
aussi savants qu’intrépides, pour «ces chiens du Seigneur[86]» qu’il
voulait lancer contre les loups de l’hérésie, le séraphique d’Assise en
faisait autant pour ses mystiques compagnons, pour ces contemplatifs qui
embrassaient dans un même amour la création tout entière et devaient
faire, par leurs naïves et touchantes effusions, tant de conversions
chez les simples. Une nuit, tandis qu’il priait à son ordinaire dans la
basilique de Saint-Pierre, saint Dominique eut une vision que Gérard de
Frachet nous rapporte en ces termes: «Il lui sembla apercevoir dans les
airs le Seigneur Jésus brandissant trois lances contre le monde. Tout
aussitôt la Vierge Marie se jette à ses genoux; elle le conjure de se
montrer miséricordieux pour ceux qu’il a rachetés, et de tempérer ainsi
la justice par la pitié. Son Fils lui répond: «Ne voyez-vous pas quels
outrages ils me prodiguent? ma justice ne peut laisser impunie d’aussi
grands maux!» Et sa Mère de répliquer: «Vous ne l’ignorez pas, mon Fils,
vous qui connaissez tout; voici un moyen de les ramener à vous: j’ai un
serviteur fidèle, envoyez-le vers eux leur annoncer votre parole, ils se
convertiront et vous chercheront, vous, le Sauveur de tous. Pour
l’aider, je lui donnerai un autre de mes serviteurs qui travaillera
comme lui.» Le Fils dit à sa Mère: «J’ai agréé votre face, montrez-moi
ceux que vous avez destinés à un tel office.» Et elle présente aussitôt
le bienheureux Dominique. «Il fera bien, dit le Seigneur, et avec zèle
ce que vous m’avez exposé.» Marie lui offre ensuite le bienheureux
François et le Sauveur le recommande de la même manière. A ce moment,
Dominique considère attentivement son compagnon que jusque-là il ne
connaissait pas; et le lendemain, trouvant dans une église celui qu’il a
vu la nuit, il se précipite vers lui et le serrant dans ses bras: «Tu
seras mon compagnon, tu seras avec moi, tenons-nous ensemble et nul
ennemi ne prévaudra contre nous.» Puis il lui confie la vision qu’il a
eue, et dès lors ils ne furent qu’un cœur et qu’une âme dans le Christ;
ce qu’ils prescrivirent à leurs enfants d’observer à jamais.» Touchant
récit, qui symbolise à merveille les destinées parallèles de ces deux
grands Ordres et leur dévotion commune pour la Mère de Dieu!

  [86] C’est ainsi que l’on ne tarda pas à appeler les Prêcheurs, en
    jouant sur les mots _Dominicani_ (dominicains) et _Domini canes_
    (chiens du Seigneur).

«Le baiser de saint Dominique et de saint François s’est transmis de
génération en génération sur les lèvres de leur postérité, dit
Lacordaire dans une de ses belles pages. Une jeune amitié unit encore
aujourd’hui les Frères Prêcheurs aux Frères Mineurs... ils sont allés à
Dieu par les mêmes chemins, comme deux parfums précieux montent à l’aise
au même point du ciel. Chaque année, lorsque le temps ramène à Rome la
fête de saint Dominique, des voitures partent du couvent de
Sainte-Marie-sur-Minerve, où réside le général des Dominicains, et vont
chercher au couvent de l’Ara-Cœli, le général des Franciscains. Il
arrive, accompagné d’un grand nombre de ses frères. Les Dominicains et
les Franciscains, réunis sur deux lignes parallèles, se rendent au
maître-autel de la Minerve et, après s’être salués réciproquement, les
premiers vont au chœur, les seconds restent à l’autel, pour y célébrer
l’office de l’ami de leur père. Assis ensuite à la même table, ils
rompent ensemble le pain qui ne leur a jamais manqué depuis six siècles;
et le repas terminé, le chantre des Frères Mineurs et celui des Frères
Prêcheurs chantent de concert, au milieu du réfectoire, cette antienne:
«Le séraphique François et l’apostolique Dominique nous ont enseigné
votre loi, ô Seigneur.» L’échange de cette cérémonie se fait au couvent
de l’Ara-Cœli pour la fête de saint François; et quelque chose de pareil
a lieu par toute la terre, là où un couvent de Dominicains et un couvent
de Franciscains s’élèvent assez proches l’un de l’autre pour permettre à
leurs habitants de se donner un signe visible du pieux et héréditaire
amour qui les unit[87].»

  [87] Lacordaire, _Vie de saint Dominique_, p. 133.

    On trouverait bien, dans l’histoire ecclésiastique, des cas où
    l’émulation de ces deux grands Ordres jumeaux est allée jusqu’à une
    vraie rivalité; toutefois, l’ensemble de leur histoire vérifie la
    belle description que fait Lacordaire de leur union fraternelle.

De retour en Languedoc, saint Dominique, loin de s’abandonner au
découragement, se mit à l’œuvre pour solliciter de nouveau l’approbation
qui venait de lui être refusée. Soit que le pape Innocent III lui en ait
lui-même donné le conseil, selon le pieux récit de Constantin d’Orvieto,
soit que lui-même ait compris la nécessité de faire disparaître le
principal obstacle qu’il eût rencontré, il s’efforça de mettre ses
projets en harmonie avec les vœux du concile. A peine arrivé à Toulouse,
il convoqua à Prouille tous ses compagnons. Seize Frères, d’après
Humbert, répondirent à cet appel, et, plus explicite que lui, Bernard
Gui nous donne leurs noms. C’étaient les Toulousains Pierre Seila et
Thomas, Mathieu de France, le Provençal Bertrand de Garrigue, Jean de
Navarre, Laurent d’Angleterre, Étienne de Metz, Oderic de Normandie,
convers, Guillaume Claret de Pamiers; enfin six Espagnols, Michel de
Fabra, Mannès, frère utérin de saint Dominique, Dominique le Petit,
Pierre de Madrid, Gomez et Michel de Uzéro. A cette liste, le R. P.
Balme ajoute avec raison les noms de Noël, prieur de Prouille, et de
Guillaume Raymond de Toulouse. Ainsi, ces premières assises de l’Ordre
ne comptaient que dix-sept religieux; c’était encore un petit troupeau,
mais, plein de confiance en sa mission et en son chef, il allait
prendre, dès lors, un développement aussi grand que rapide.

Pour se mettre d’accord avec les décisions du concile du Latran, et se
placer sous le couvert d’un Ordre ancien, l’assemblée adopta la règle de
saint Augustin[88]. Quelle fut la raison de ce choix? Il faut d’abord
remarquer que Dominique lui-même appartenait à l’Ordre augustin, en sa
qualité de chanoine régulier d’Osma; il est naturel que les Prêcheurs se
soient placés sous la discipline religieuse à laquelle appartenait déjà
leur maître. Mais ce qui la recommandait surtout, c’est qu’elle était
fort élastique, donnant une direction générale beaucoup plus qu’une
étroite réglementation. «Il fallait choisir une règle, dit Humbert de
Romans, qui n’offrît rien de contraire à ce qu’on voulait établir; or
c’est le propre de la règle de saint Augustin de ne contenir que des
préceptes spirituels.»--«Augustin, dit Étienne de Salagnac, a mis dans
sa règle un tel tempérament qu’elle ne va jamais à l’extrême. Ses
prescriptions ne sont ni multipliées, ni insuffisantes, ni obscures. Il
n’y a jamais lieu de recourir au Souverain Pontife pour qu’il les
modifie[89].» Les prescriptions de cette règle étaient si générales
qu’elles pouvaient s’adapter aux instituts monastiques les plus variés,
aux chanoines réguliers, aux Prémontrés, aux ermites. On pouvait y
insérer tous les règlements particuliers jugés nécessaires. «Le nouvel
Ordre exigeait des statuts spéciaux, touchant l’étude, la prédication,
la pauvreté»; or, avec la règle augustinienne, il était facile de les
ajouter. Ainsi, l’affiliation à l’Ordre de saint Augustin n’était en
réalité qu’un moyen détourné de fonder un Ordre nouveau, tout en
observant les prescriptions du concile; et, dans ces circonstances, nous
reconnaissons l’esprit éminemment pratique du saint.

  [88] Balme, _op. cit._, t. II, p. 23.

  [89] Humbert de Romans et Étienne de Salagnac, cités par Balme, _loc.
    cit._

Après l’assemblée de Prouille, on pouvait recommencer les instances en
cour de Rome. Dominique se rendit une troisième fois auprès du Pape, en
août 1216. Comme la bulle de confirmation se fit attendre plusieurs
mois, il est à croire que l’affaire souffrit quelques lenteurs, soit que
la Curie examinât, avec sa prudence accoutumée, les constitutions, soit
même qu’elle fît des observations dont il fallait tenir compte.

Enfin, par une bulle datée du Vatican, le 22 décembre 1216, et adressée
à «Dominique, prieur de Saint-Romain de Toulouse et à ses frères,
présents et à venir, ayant fait profession de vie régulière», Honorius
III prenait à jamais sous la protection de saint Pierre la maison de
Saint-Romain, avec tous ses biens, et confirmait le choix qu’avaient
fait les Prêcheurs de la règle de saint Augustin. Rendu d’après les
formules les plus solennelles, valable à perpétuité, ce privilège fut
signé par le Pape et par tous les cardinaux résidant à Rome. «Toutefois,
remarque avec raison le R. P. Balme, dans cet important document, il
n’est question ni de l’objet pour lequel saint Dominique fonde cet
institut, ni du nom qu’il désire et qui dira ce que dans sa pensée doit
être son œuvre, un Ordre de Frères Prêcheurs... Honorius III n’approuve
explicitement que l’Ordre canonial qui s’est formé récemment, selon la
règle de saint Augustin, dans l’église saint Romain de Toulouse[90].» Et
en effet, cet acte ne diffère en rien de ceux que le Saint-Siège avait
coutume de donner aux monastères particuliers qui sollicitaient
successivement sa protection. Lacordaire, dans sa _Vie de saint
Dominique_, attribue le caractère peu explicite de cet acte à
l’opposition de plusieurs membres de la Curie. «Il nous paraît probable
qu’il existait dans la cour pontificale une opposition à l’établissement
d’un Ordre apostolique, et que ce fut la cause du silence absolu de la
bulle principale sur le but de la nouvelle religion qu’elle
autorisait[91].»

  [90] Balme, _op. cit._, t. II, p. 70 et suiv.

  [91] Lacordaire, _op. cit._, p. 158.

Il semble qu’il faille chercher plutôt ailleurs la raison de ce silence.
C’était la première fois peut-être qu’on sollicitait la reconnaissance
d’un Ordre et non plus d’un couvent particulier. Sans doute, avant saint
Dominique, existaient, depuis des siècles, les deux grandes règles de
saint Benoît et de saint Augustin; mais s’il y avait des monastères,
suivant l’une et l’autre de ces observances, il n’y avait pas, à vrai
dire, un Ordre bénédictin ou augustin, si l’on entend par là des
collectivités de monastères, groupés non seulement dans l’obéissance à
une même règle, mais surtout sous l’autorité d’un chef suprême unique.
Même les observances, déjà assez centralisées, de Cluny et de Cîteaux
apparaissent comme des fédérations de maisons autonomes beaucoup plus
que comme des Ordres. Le Saint-Siège avait été prié de confirmer chaque
couvent particulier; on n’avait pas même pensé à lui demander un
privilège général pour une collection de monastères formant un ensemble
indivisible.

Saint Dominique, au contraire, avait demandé la confirmation du
Saint-Siège non seulement pour sa maison de Saint-Romain, mais encore
pour tout l’Ordre dont elle était le chef-lieu. C’était là une grande
nouveauté et il est possible que la chancellerie pontificale ait été
embarrassée, ne trouvant pas dans ses formulaires la rédaction qui
convenait à un acte aussi inaccoutumé. Elle se servit donc de la formule
ancienne, qui ne visait qu’un couvent spécial, et elle l’adressa au
couvent de Saint-Romain; mais, le lendemain même, pour dissiper toute
équivoque, le Pape, par un acte personnel, rédigé sans le secours du
formulaire, assurait au Bienheureux sa protection pour tous ses
compagnons, «champions de la foi et vraies lumières de l’Église», pour
leurs biens, enfin _pour tout l’Ordre_. Loin de contredire la première,
cette seconde bulle la précisait, en montrant que le Saint-Siège
entendait prendre sous sa protection un Ordre et non plus un couvent
isolé[92].

  [92] Nous présentons cette explication comme une simple hypothèse.

Deux actes pontificaux apportèrent bientôt de nouveaux encouragements à
saint Dominique et à ses frères. Le 21 janvier 1217, Honorius III
félicitait «ces invincibles athlètes du Christ, armés du bouclier de la
foi et du casque du salut», du courage avec lequel «ils brandissaient
contre l’ennemi ce glaive plus pénétrant qu’une épée à deux tranchants,
le Verbe de Dieu»; il leur faisait un devoir de persévérer dans des
œuvres aussi salutaires et de continuer toujours «à prêcher la divine
parole à temps et à contre-temps, malgré tous les obstacles et toutes
les tribulations». Le 7 février, il rappelait une clause, déjà contenue
dans la grande bulle de décembre 1216, et il défendait de sortir de
l’Ordre sans la permission du prieur, à moins que l’on ne voulût
embrasser une observance plus austère[93].

  [93] Balme, _op. cit._, t. II, p. 89.

Dominique passa à Rome tout le carême de 1217; il prêcha dans plusieurs
églises et, si l’on en croit une tradition assez ancienne, devant le
Pape lui-même et la cour pontificale. Un chroniqueur du quatorzième
siècle, Galvano Fiamma, le rapporte le premier en ces termes: «Saint
Dominique vint à Rome, et cette année-là, il interpréta dans le palais
apostolique les épîtres de saint Paul; d’où lui fut donné le titre de
Maître du Sacré Palais, qui passa ensuite à ses successeurs dans cette
charge; car Dominique était savant en philosophie et en théologie.»
Depuis, cette tradition s’est perpétuée dans l’Ordre; toutefois, sans
vouloir l’infirmer, nous devons faire remarquer qu’en n’en trouve nulle
trace dans les monuments les plus anciens des Frères Prêcheurs, les
écrits de Jourdain de Saxe et d’Humbert[94].

  [94] Encore de nos jours, le Maître du Sacré Palais est toujours un
    religieux de l’Ordre des Prêcheurs. «Il remplit le rôle de
    théologien du Pape. Les sermons, les discours annuels, les oraisons
    funèbres des princes catholiques, qui sont prononcés dans la
    chapelle pontificale, sont soumis au préalable à son examen. Il a
    une juridiction spéciale sur l’impression, l’introduction et la mise
    en vente à Rome des livres et des imprimés; tout livre imprimé à
    Rome, doit avoir son _imprimatur_. Il est de droit consulteur des
    congrégations de l’Inquisition, de l’Index, des Rites, etc.»
    (Moroni, _Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica_, t. XLI,
    p. 200.)

Une tradition plus ancienne, puisqu’elle est rapportée, dès 1240, par
Humbert et qu’on la retrouve, vers le milieu du treizième siècle, dans
les écrits de Thierry d’Apolda, Constantin d’Orvieto et Étienne de
Salagnac, place en cette année 1217 la vision symbolique qu’eut le
bienheureux dans la basilique Vaticane. «Une nuit que saint Dominique
priait en la présence du Seigneur, dans l’église de Saint-Pierre, pour
la conservation et l’extension de l’Ordre, la main du Très-Haut se posa
sur lui. Tout à coup, dans une vision, lui apparurent les glorieux
princes des apôtres, Pierre et Paul; ils se dirigèrent vers lui: Pierre
lui remit un bâton et Paul un livre et ils lui dirent: «Va, prêche,
puisque Dieu t’a choisi pour ce ministère!» et en même temps, il voyait
ses disciples se répandre, deux à deux, par le monde, pour
l’évangéliser[95].»

  [95] _Acta SS._, 4 août.--Actes de Bologne.

Pendant ce séjour à Rome, saint Dominique vécut dans une grande intimité
avec le cardinal évêque d’Ostie, Hugolin, qui, devenu l’un des grands
Papes de l’Église, sous le nom de Grégoire IX, devait le canoniser. «Il
y a seize ans, déposait Frère Guillaume de Montferrat dans l’enquête de
canonisation de 1233[96], le Pape actuel, qui était alors évêque
d’Ostie, m’offrit chez lui l’hospitalité. En ces jours-là, Frère
Dominique, qui était à la Curie, visitait souvent le seigneur évêque.
Cela me donna l’occasion de le connaître, sa fréquentation me plut et je
me mis à l’aimer. Bien souvent, nous traitions ensemble des choses de
notre salut et de celui du prochain.»

  [96] _Ibidem_.

Chez le cardinal, Dominique rencontra saint François, et ainsi
s’accentua l’amitié qui unissait déjà les deux Saints. L’un des
disciples de saint François, Thomas de Celano, nous a rapporté l’un des
pieux entretiens qui eurent lieu entre eux et le cardinal Hugolin: «Un
jour, raconte-t-il, les deux grands flambeaux de l’univers, Dominique et
François, étaient avec le seigneur d’Ostie et conversaient ensemble des
choses divines. Tout à coup, l’évêque émet cette réflexion: «Dans la
primitive Église, les pasteurs étaient pauvres et serviteurs dévoués des
âmes, non par cupidité, mais par charité. Pourquoi ne faisons-nous pas
de vos Frères des prélats et des pontifes? ils seraient supérieurs aux
autres par la doctrine et par l’exemple.» Là-dessus, une vraie lutte
s’engage entre les deux saints. Ils se pressent et s’exhortent
mutuellement à répondre; car chacun d’eux est pour l’autre le premier.
Enfin, l’humilité triomphe chez François, en l’empêchant de commencer,
elle triomphe également chez Dominique, qui obéit par modestie et dit à
l’évêque: «Seigneur, s’ils comprennent, mes Frères doivent s’estimer en
bonne place. Jamais, autant que je le pourrai, je ne souffrirai qu’ils
acceptent la moindre dignité ecclésiastique.» A son tour, le bienheureux
François s’inclinant devant l’évêque, lui dit: «Seigneur, mes Frères
sont appelés Mineurs pour qu’ils n’aient pas la prétention de devenir
plus grands (Majeurs); car leur vocation leur enseigne à se tenir _in
plano_ et à suivre les traces de l’humilité du Christ, de telle sorte
qu’ensuite, dans l’assemblée des Saints, ils soient exaltés plus que
personne. Si vous voulez qu’ils produisent des fruits abondants dans
l’Église de Dieu, gardez-les dans leur vocation, et s’il le faut,
ramenez-les à l’humilité, même malgré eux. Père, je vous en prie: de
peur qu’ils ne deviennent d’autant plus orgueilleux qu’ils sont pauvres,
ne permettez pas qu’ils s’élèvent à aucune prélature.» Ces réponses
données, le seigneur d’Ostie, tout édifié de les avoir entendues, rendit
à Dieu de grandes actions de grâce.» Nous avons donné en entier le récit
de cet entretien, parce qu’il nous découvre la vertu, la simplicité et
le zèle de ces trois grands chrétiens qui, liés d’une sainte amitié, ont
si bien travaillé, chacun à sa manière, à l’exaltation de Dieu et de
l’Église, dans la première moitié du treizième siècle, saint Dominique,
saint François et Grégoire IX!

Dominique quitta Rome après les fêtes de Pâques 1217; un mois après,
nous le trouvons en effet, en Languedoc, apposant sa signature à un acte
d’arbitrage en faveur de Prouille. Après avoir passé les Alpes, au col
du mont Genèvre, et le Rhône au Pont-Saint-Esprit, avoir vu, à Agde,
l’évêque Thedisius, à Narbonne, l’archevêque Arnaud Amalric, auquel il
apportait une lettre pontificale, et à Carcassonne, Simon de Montfort,
saint Dominique convoqua de nouveau ses religieux à Prouille. Ce fut le
15 août 1217 que se tint cette nouvelle assemblée; elle fut encore plus
importante que celle de l’année précédente. Il ne s’agissait plus de
savoir sous quelle règle on vivrait; on allait choisir l’orientation qui
serait donnée à l’Ordre définitivement fondé.

En dépit du zèle qu’il avait montré, pendant ses dix ans de mission,
saint Dominique n’avait pas obtenu dans le comté de Toulouse les
résultats qu’il avait espérés. Malgré les prédications, la croisade, les
mesures de rigueur, l’hérésie était toujours redoutable; bien plus,
écrasée un moment, en 1213, à la bataille de Muret, elle reprenait
l’offensive depuis 1215. Le concile du Latran avait excepté de la
confiscation les biens personnels de la comtesse, femme de Raymond VI et
sœur du roi d’Aragon, parce que «l’opinion publique rendait bon
témoignage de sa vertu et de la pureté de sa foi[97]». Tout en
confirmant aux croisés la possession des terres qui étaient en leur
pouvoir, le concile leur interdisait d’en conquérir de nouvelles et
plaçait sous séquestre une partie du comté de Toulouse, pour le remettre
plus tard au fils de Raymond VI, s’il renonçait aux errements de son
père.

  [97] Labbe, _Concilia_, t. XI, pars I, p. 233, citant Pierre de Vaux
    de Cernay, _op. cit._, 83.

Inspirées par une sage modération, ces décisions avaient été
interprétées par les Albigeois, soit comme un désaveu infligé par
l’Église universelle à la croisade et à Simon de Montfort, soit comme un
acte de faiblesse; et aussitôt une grande partie du midi de la France
s’était soulevée. Avignon, Saint-Gilles, Beaucaire, Tarascon avaient
chassé les envahisseurs, Marseille s’était révoltée contre son évêque,
et au milieu d’une procession solennelle ses habitants avaient foulé aux
pieds le crucifix et même le Saint Sacrement. De la Provence,
l’insurrection gagnait les Cévennes, et laissant la ville de Toulouse
toute frémissante, Simon avait dû aller guerroyer aux environs de
Viviers[98]. Le Saint-Siège s’était ému à ces nouvelles et, dès le mois
de janvier 1217, Honorius III avait pris une série de mesures pour
ranimer la foi en Languedoc; ce fut alors qu’il envoya aux Prêcheurs ses
exhortations et ses félicitations, par sa bulle du 21 janvier 1217.
D’autre part, il faisait appel à de nouveaux missionnaires et, le 19
janvier, il engageait l’Université de Paris à envoyer plusieurs de ses
docteurs dans le comté de Toulouse, pour y soutenir des controverses
contre les hérétiques. Enfin, par une bulle datée du même jour, il
envoyait le cardinal des Saints Jean et Paul en légation dans les
provinces d’Embrun, Aix, Arles, Vienne, Narbonne, Auch, et dans les
diocèses de Mende, Clermont, Limoges, Rodez, Alby, Cahors, Périgueux et
Agen, en le chargeant de pacifier ces pays, de nouveau ravagés par les
hérétiques[99].

  [98] Pour tous ces faits, cf. _Histoire du Languedoc_, t. VI, _pass._

  [99] Potthast, _op. cit._, nºs 5424 et 5437.

Le légat eut sa première entrevue avec Simon de Montfort sur les bords
du Rhône, près de Viviers; les hérétiques serraient de si près les
croisés que, reconnaissant le cardinal, dans l’armée de Simon, ils
lancèrent sur lui plusieurs traits d’arbalète et tuèrent l’un de ses
hommes. Pendant que Montfort était ainsi retenu sur les bords du Rhône,
les Toulousains se révoltaient et, le 1er septembre 1217, Raymond VI
rentrait dans la capitale de ses États; l’évêque Foulques était obligé
d’en sortir et, le 1er octobre, Simon de Montfort en commençait le
siège. Ce fut pendant cette recrudescence des forces hérétiques, au
moment où tout semblait compromis du côté des croisés, que Dominique
présida la seconde assemblée de Prouille; elle s’ouvrit le 15 août,
quinze jours à peine avant la restauration de Raymond VI.

On s’explique que dans de pareilles circonstances, saint Dominique se
soit laissé aller à un mouvement de découragement, qui devait,
d’ailleurs, tourner à la plus grande gloire de son Ordre. Il lui sembla
que l’œuvre de la Prédication avait échoué en Languedoc, puisque, au
bout de dix ans, elle assistait à un nouveau triomphe de l’albigéisme,
et que depuis son arrivée, il n’avait pu réunir autour de lui que
dix-sept hommes de bonne volonté. Comme saint Bernard il désespéra de ce
pays et le maudit. Il adressa un discours attristé à l’assistance qui
remplissait l’église de Prouille, et le termina par ces paroles sévères:
«Depuis bien des années, je vous exhorte inutilement, avec douceur, en
vous prêchant, en priant et pleurant. Mais, selon le proverbe de mon
pays, «là où la bénédiction ne peut rien, le bâton peut quelque chose».
Voilà que nous exciterons contre vous les princes et les prélats, qui,
hélas! armeront contre cette terre les nations et les royaumes, et
beaucoup périront par le glaive, les terres seront ravagées, les murs
renversés, et vous, ô douleur! vous serez réduits en servitude; et ainsi
pourra le bâton là où n’ont rien pu la bénédiction et la douceur[100].»
Après avoir fait ces adieux au Languedoc, il reçut de nouveau
l’obédience des frères et leur exposa les grands projets qu’il avait
conçus pour l’extension de l’Ordre. Puisque le comté de Toulouse les
repousse, ils auront le monde entier comme champ d’action. Se servant
des paroles mêmes du Sauveur: «Allez, leur dit-il, dans le monde entier,
prêchez l’Évangile à toute créature! Vous n’êtes encore qu’une petite
troupe, mais j’ai déjà formé dans mon cœur le projet de vous disperser;
vous n’habiterez plus longtemps ensemble dans cette maison.» «Il savait,
ajoute Humbert de Romans, que toute semence dispersée, fructifie,
entassée, se corrompt.»

  [100] Lacordaire, _op. cit._, p. 171.

Toutefois, avant de disperser ses Frères, Dominique voulut resserrer les
liens qui les unissaient; il les pria de se choisir un chef et ils
nommèrent pour abbé l’un d’eux, Mathieu de France. On peut se demander
pourquoi il fit procéder à cette élection, alors que lui-même restait le
maître incontesté de l’Ordre qu’il venait de fonder. Était-ce pour se
donner comme un coadjuteur et faciliter, après sa mort, la transmission
de l’autorité, si nécessaire aux débuts de toute institution? Constantin
d’Orvieto attribue cette décision à une autre raison: «Son intention,
dit-il, était d’assurer en temps opportun la réalisation d’un projet
qu’il ne cessait de nourrir en son cœur, l’évangélisation des peuples
infidèles[101].» Comme saint François allant prêcher le soudan d’Égypte,
saint Dominique voulait depuis longtemps aller chez les barbares, il le
déclarait à Guillaume de Montferrat, chez le cardinal Hugolin[102], et
d’ailleurs, en quittant Osma, n’avait-il pas désiré accompagner son
évêque Didace chez les Cumans? En attendant, il n’abdiquait pas la
suprématie, puisqu’il se réservait le droit de correction, même sur la
personne de l’abbé général que les Prêcheurs venaient d’élire; en
réalité, il restait le vrai, le seul chef de l’Ordre.

  [101] _Acta SS._, 4 août.

  [102] _Ibidem_.--_Actes de Bologne_.

Il procéda ensuite à la dispersion de ses religieux. Ce n’est pas sans
une réelle émotion qu’on lit, dans les chroniques dominicaines, le récit
de cette scène. Dominique n’a autour de lui que dix-sept compagnons,
recrutés péniblement après dix ans de travaux apostoliques; tout autre
aurait pu désespérer en mesurant à la grandeur de l’effort la médiocrité
des résultats, à l’immensité du but nouveau à poursuivre, la faiblesse
des moyens; mais lui n’hésite pas et solennellement, il partage le monde
entre ses compagnons! Quatre d’entre eux, Pierre de Madrid, Michel de
Uzéro, Dominique de Ségovie, Suéro de Gomez retourneront en Espagne; un
groupe plus important, composé de Mannès, le propre frère du
Bienheureux, Michel de Fabra, Bertrand de Garrigue, Laurent
d’Angleterre, Jean de Navarre, le convers Odéric, ira à Paris, sous la
conduite de l’abbé Mathieu de France; Pierre Seila et Thomas resteront à
Saint-Romain de Toulouse; Noël et Guillaume Claret garderont la
direction des sœurs de Prouille; enfin, lui-même choisit pour résidence
et pour capitale de l’Ordre le centre même de l’unité catholique, Rome,
et il y emmène avec lui Étienne de Metz.

Le plan une fois élaboré, il fallait le mettre à exécution; le Saint y
fut aidé tout d’abord par l’arrivée de plusieurs recrues. Peu de temps
après l’assemblée de Prouille, dans l’automne de 1217, il reçut quatre
nouvelles professions, celles d’Arnaud de Toulouse, de Romée de Llivia
qui devait atteindre à la sainteté, de Pons de Samatan, enfin de Raymond
du Fauga, de l’illustre maison des comtes de Miramont, qui, treize ans
plus tard, devait succéder à Foulques sur le siège épiscopal de
Toulouse. Ce fut peut-être pour former ces novices que saint Dominique
resta encore quelques mois en Languedoc.

Il en profita pour prendre ses dernières mesures. Le 13 décembre, tandis
que Simon de Montfort assiégeait Toulouse, il obtint de lui une nouvelle
sauvegarde pour tous les biens dominicains des sénéchaussées de
Carcassonne et d’Agen. Il régla à l’amiable avec Foulques le différend
qui s’était élevé entre eux, au sujet des dîmes paroissiales que
l’évêque voulait retirer aux Prêcheurs (13 septembre 1217). Enfin, il
sollicita du Saint-Siège de nouvelles marques de sa protection. En se
répandant en Espagne, en France et en Italie, les religieux allaient se
trouver bien isolés; pour la création de leurs couvents, ils auraient à
compter avec les ordinaires et dignitaires ecclésiastiques, à craindre
parfois leur malveillance. Saint Dominique obtint pour eux des lettres
pontificales de recommandation. Le 11 février 1218[103], Hononius III
adressa à tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, une bulle
pour demander leur bienveillance «en faveur de l’Ordre des Frères
Prêcheurs», et les prier «de les aider dans leurs besoins», de seconder
de toute manière «le ministère si utile» qu’ils allaient remplir. Enfin,
le Pape assura à saint Dominique et aux siens une demeure stable à Rome,
en leur assignant, sur la voie Appienne, l’antique église de Saint-Sixte
avec le couvent qui y était annexé.

  [103] Balme, _op. cit._, t. II, p. 156.

Dès lors, l’Ordre était organisé avec son centre à Rome et ses divisions
provinciales; il ne lui restait plus qu’à multiplier ses monastères et à
s’étendre. Il cessait vraiment d’être une congrégation particulière du
diocèse de Toulouse, pour devenir un Ordre universel. Aussi, dès le mois
de décembre 1217, Dominique quitta ces plaines du Lauraguais, théâtre de
son apostolat, la colline de Fanjeaux où il avait si longtemps exercé le
ministère, le couvent de Prouille, où il avait réuni sa première
communauté, le cloître de Saint-Romain, berceau de son Ordre, et il alla
à Rome prendre la direction générale des Prêcheurs répandus dans le
monde.




CHAPITRE V

SAINT DOMINIQUE, MAÎTRE GÉNÉRAL DE L’ORDRE.


La légende s’est donné libre carrière au sujet de ce nouveau voyage de
saint Dominique à Rome. Plusieurs couvents dominicains ont revendiqué
l’honneur d’avoir été fondés par le Saint lui-même, et lui ont fait
accomplir, pour en arriver là, des voyages aussi fantastiques
qu’imaginaires. D’après Malvenda, il aurait établi un couvent à Venise,
et y aurait dédié une chapelle à Notre-Dame du Rosaire; il serait allé
ensuite à Padoue et même à Spalato, en Dalmatie. D’après Jean de Réchac,
c’est par la Suisse et le Tyrol qu’il se serait rendu du Toulousain à
Rome. Les Bollandistes n’ont pas eu de peine à démontrer le caractère
légendaire de ces récits[104]. En réalité, après avoir passé les Alpes,
saint Dominique s’arrêta à Milan, où il fut reçu par les chanoines
réguliers de Saint-Nazaire; de là, il se rendit à Bologne, dont
l’Université l’attirait; enfin, dans les derniers jours de janvier 1218,
il arriva à Rome, accompagné de cinq religieux, Étienne de Metz, son
ancien compagnon, et quatre nouvelles recrues, les Frères Othon, Henri,
Albert et Grégoire.

  [104] _Acta SS._, 4 août.

Venant établir l’Ordre des Prêcheurs dans la Ville Éternelle, il se
livra plus que jamais à la prédication. «Il exerça avec ferveur,
dévotion et humilité, cet office pour lequel il avait été choisi de Dieu
et institué par le Saint-Siège; et cela, sur le principal théâtre de
l’autorité apostolique. La grâce divine était sur ses lèvres et le
Seigneur parlait par sa bouche. On était avide de l’entendre[105].»
Thierry d’Apolda mentionne les sermons qu’il donna dans l’église
Saint-Marc, au pied du Capitole[106].

  [105] _Acta SS._, t. I Aug. p. 574.

  [106] _Ibidem_.

Il accomplissait en même temps les plus pénibles œuvres de miséricorde;
les prisonniers surtout l’attiraient, comme ils devaient, dans la suite,
attirer saint Vincent de Paul: «Presque chaque jour, il faisait le tour
de la ville, pour visiter les emmurés[107], et il leur prodiguait les
paroles de salut.» Bientôt le peuple fut touché par son zèle apostolique
et sa charité; on le vénérait comme un saint; on faisait des reliques de
ce qui lui avait appartenu; «on coupait subrepticement des morceaux de
son manteau, si bien qu’il tombait à peine jusqu’à ses genoux[108].» Les
cardinaux le comblaient des témoignages de leur respect, et le Pape
lui-même voulut, un jour, porter à la connaissance de tous par une
lettre solennelle, un miracle que la voix publique attribuait au
Saint[109].

  [107] D’après certains manuscrits, il s’agirait plutôt d’emmurées ou
    recluses, C’est la leçon qu’a adoptée Lacordaire, dans sa _Vie de
    saint Dominique_, p. 191.

  [108] Lacordaire, _op. cit._, p. 186.

  [109] Il dut y renoncer sur l’humble opposition que lui fit saint
    Dominique.

Honorius III ne tarda pas à donner à saint Dominique et à son Ordre de
nouvelles marques de sa confiance et de sa faveur. Les guerres féodales
qui avaient dévasté Rome sous Grégoire VII, Gélase II, Lucius Il et
Alexandre III, au temps de Robert Guiscard, de Frangipane et d’Arnaud de
Brescia, avaient particulièrement ruiné les quartiers compris entre le
Palatin et la porte Saint-Sébastien: déjà, s’étendaient là ces solitudes
qui donnent un caractère si spécial à cette région de Rome. L’antique
titre cardinalice de Saint-Sixte se dressait, triste et abandonné, à
côté des tombeaux que marquait le tracé de la Voie Appienne. Innocent
III avait déjà pensé à rendre à ce sanctuaire son ancienne gloire; il
l’avait cédé à la congrégation nouvellement fondée en Angleterre par
saint Gilbert, en lui imposant l’obligation d’y entretenir quatre
religieux pour le service de l’église et pour le soin spirituel du
couvent de femmes qu’il voulait y fonder. Or, dix ans plus tard, en
1218, les Gilbertins n’avaient pas encore pris possession de
Saint-Sixte. Honorius III révoqua l’acte de son prédécesseur, et appela
à Saint-Sixte saint Dominique et ses compagnons[110]. Leur installation
souffrit cependant quelques retards; il fallut restaurer l’église et la
maison conventuelle qui y était adjointe. Il fallut aussi se défendre
contre les démarches que firent, auprès du Saint-Siège, les moines de
saint Gilbert, pour qu’on leur maintînt le don qui leur avait été fait.
Malgré tous ces obstacles, le 3 décembre 1218, une bulle pontificale
enlevait définitivement l’église de Saint-Sixte aux religieux anglais
pour la donner aux Prêcheurs[111]. Aussitôt, saint Dominique et ses
frères quittaient leur gîte primitif, et fondaient sur la Voie Appienne,
dans la solitude et le recueillement des ruines, non loin des
Catacombes, leur premier monastère romain.

  [110] Balme, _op. cit._, t. II, p. 159.

  [111] _Ibidem_.

Ses débuts furent aussi modestes que ceux de Prouille et de
Saint-Romain: «Lorsque les frères étaient à Saint-Sixte, raconte
Constantin d’Orvieto[112], ils avaient souvent à souffrir de la faim,
parce que l’Ordre était encore ignoré dans la ville. Un jour même, le
procureur, Jacques de Melle, n’eut pas de pain à servir à la communauté.
Le matin, on avait envoyé plusieurs frères à la quête; mais, après avoir
en vain frappé à beaucoup de portes, ils étaient revenus au couvent, les
mains presque vides. L’heure du repas approchant, le procureur se
présente au serviteur de Dieu, et lui expose le cas. Dominique,
tressaillant de joie, bénit alors le Seigneur avec transport, et comme
si une confiance, venue d’en haut, pénétrait son âme, il ordonne de
partager entre les religieux le peu de pain que l’on apporte. Or, il y
avait dans le couvent une quarantaine de personnes. Le signal donné, les
frères viennent au réfectoire, et d’un accent joyeux, récitent les
prières de la bénédiction de la table. Pendant que chacun, assis à son
rang, rompt avec allégresse la bouchée de pain qui se trouve devant lui,
deux jeunes gens, semblables d’aspect, entrent au réfectoire; ils
portent suspendus à leur cou des linges blancs remplis de pain,
qu’envoie le Céleste Panetier, seul capable d’en confectionner de
pareils. Les deux messagers déposent en silence ces pains à l’extrémité
supérieure de la table, vis-à-vis de la place qu’occupe le Bienheureux
Dominique, et disparaissent sans que jamais on ait pu savoir d’où ils
sont venus et où ils sont allés. Dès qu’ils sont partis, Dominique
étendant la main: «Mangez maintenant, mes frères, leur dit-il.»

  [112] Nous empruntons cette traduction à Balme, _op. cit._, t. II, p.
    163.

Une fois les Prêcheurs en possession de Saint-Sixte, Honorius III reprit
le projet de son prédécesseur, et songea à y fonder un couvent de
femmes. Les monastères romains de religieuses étaient tombés en
décadence, la clôture n’y était plus observée; la vie contemplative
semblait décliner; les femmes qui voulaient la pratiquer dans sa
rigueur, se faisaient emmurer dans de petites cellules construites pour
elles, et y vivaient recluses. Il devenait urgent de rendre à la vie
conventuelle sa sainteté primitive. Comme les moines de saint Gilbert
avaient soin des religieuses cloîtrées, affiliées à leur ordre, Innocent
III leur avait demandé de collaborer à son œuvre de réforme, en même
temps qu’il leur avait donné Saint-Sixte. A leur défaut, Honorius III
s’adressa à saint Dominique: le Bienheureux n’avait-il pas fondé à
Prouille un couvent de femmes, déjà célèbre par la rigueur de ses
observances? Il fut donc décidé que l’on ferait venir des religieuses de
Prouille à Saint-Sixte, qu’on leur adjoindrait celles qui voudraient
quitter les couvents romains pour adopter une vie contemplative plus
austère, et que ce couvent modèle serait sous la direction, spirituelle
et temporelle, de saint Dominique et de ses Frères. Dans la suite, on
pensait envoyer dans les différents monastères de Rome des religieuses
de Saint-Sixte, pour y faire admirer et accepter leur réforme
monastique.

Pour cette œuvre, aussi importante que délicate, saint Dominique demanda
le concours de personnages autorisés, par leur vertu et leur haute
situation à la cour pontificale; Honorius III lui adjoignit Étienne
Orsini, cardinal de Fossanova, du titre des saints Apôtres, le cardinal
évêque de Tusculum, enfin le cardinal d’Ostie, Hugolin, tous amis
dévoués de saint Dominique. «Muni de la commission apostolique, raconte
l’une des premières religieuses de Saint-Sixte[113], Dominique s’adresse
d’abord avec confiance à toutes les religieuses de Rome; mais elles
refusent d’obéir aux ordres du Bienheureux et du Pape. Cependant, au
monastère de Sainte-Marie du Transtévère[114], le plus peuplé de tous,
le saint est mieux accueilli. Cette maison a à sa tête la vénérable sœur
Eugénie; l’abbesse et ses filles se laissent gagner par les pieuses
exhortations du saint; toutes, sauf une, promettent d’entrer à
Saint-Sixte, à la condition toutefois que leur image de la Vierge
restera avec elles, et que, si elle revient à son église, au delà du
Tibre, comme elle y est revenue jadis, elles seront, par ce fait,
déliées de leur engagement[115]. Le Saint accepte volontiers cette
condition, les sœurs renouvellent leur profession entre ses mains et le
bienheureux Père leur dit qu’il ne veut plus qu’elles sortent désormais
pour visiter leurs proches. Dès qu’ils l’apprennent, ceux-ci accourent
au monastère; ils reprochent vivement à l’abbesse et à ses compagnes de
travailler à détruire une maison illustre, et de se remettre entre les
mains d’un ribaud. Dominique est surnaturellement averti de cet
obstacle; un matin, il se présente au monastère de Sainte-Marie, célèbre
la messe, prêche les Sœurs et leur dit: «Mes filles, vous regrettez déjà
votre résolution, et vous songez à retirer le pied de la voie du
Seigneur. Je veux donc que celles qui, de leur plein gré, sont décidées
à entrer, fassent de nouveau profession entre mes mains.» Quelques-unes
d’entre elles s’étaient en effet repenties de leur sacrifice, mais elles
reviennent à un meilleur dessein, et elles renouvellent toutes leurs
vœux. Lorsque c’est fait, le Bienheureux prend les clefs du monastère et
s’attribue pleine autorité sur tout; il y établit des frères convers qui
en auront la garde jour et nuit, et fourniront aux Sœurs, dans leur
clôture, ce qui leur sera nécessaire; à celles-ci, enfin, il interdit de
parler sans témoins à leurs parents ou à toute autre personne[116].»

  [113] Relation de sœur Cécile, l’une des religieuses qui furent
    transférées de Sainte-Marie-du-Transtévère, à Saint-Sixte.

  [114] Il ne faut pas confondre cette église et ce couvent avec
    l’antique titre cardinalice de Sainte-Marie-du-Transtévère et la
    belle basilique de ce nom. Il s’agit ici d’une église appelée
    Sainte-Marie _in Torre in Trastevere_, qui existe encore
    aujourd’hui, non loin de la rive du Tibre, près du titre de
    Sainte-Cécile.

  [115] C’était l’une de ces antiques madones byzantines que la légende
    attribue à saint Luc, et qui, encore de nos jours, sont grandement
    vénérées par les Romains. Elle fut transportée à Saint-Sixte, en
    procession, mais la nuit, par crainte des habitants du Transtévère
    qui n’auraient pas permis cette translation. Elle resta à
    Saint-Sixte jusqu’au jour où, sous le pontificat de Pie V, elle fut
    transférée avec le couvent des religieuses dans l’église des Saints
    Dominique et Sixte, près de la colonne Trajane, où on la vénère
    encore actuellement. (Armellini, _Le Chiese di Roma_, p. 617.)

  [116] Balme, _op. cit._, p. 410; Lacordaire, _op. cit._, p. 190.

L’exemple des sœurs du Transtévère se propagea, et bientôt, il y eut
dans chaque monastère romain un parti réformiste, décidé à suivre
jusqu’au bout les conseils des Prêcheurs. Lorsque les travaux
d’aménagement furent terminés à Saint-Sixte[117], les religieuses du
Transtévère, plusieurs religieuses de Sainte-Bibiane, et de divers
autres couvents, quelques femmes du monde, y entrèrent, au nombre de
quarante-quatre, le premier dimanche du carême 1220. Saint Dominique les
plaça sous la direction d’un de ses frères, et leur donna comme prieure
une Sœur de Prouille. La réforme souhaitée par Innocent III et Honorius
III, était accomplie, et l’Ordre dominicain avait son second couvent.

  [117] Ce fut pendant ces travaux que saint Dominique ressuscita
    Napoléon Orsini, neveu du cardinal de Fossanova.

Cependant, la sainteté de Dominique provoquait des vocations religieuses
de plus en plus nombreuses. Des jeunes gens de toute condition
demandaient à entrer dans l’Ordre nouveau des Prêcheurs et même, dit
Thierry d’Apolda, plusieurs familles s’effrayèrent du puissant attrait
qu’exerçait la maison de Saint-Sixte sur l’âme de leurs enfants. «Un
jour, raconte-t-il[118], le serviteur du Christ, Dominique avait admis
auprès de lui un jeune Romain fort beau, nommé Henri, noble de naissance
et plus encore de mœurs et de conduite. Ses parents irrités, cherchaient
le moyen de le ravir à l’Ordre. Le bienheureux Père en est instruit; par
prudence, il donne au jeune homme des compagnons pour le conduire en un
autre lieu. Déjà, Frère Henri a traversé le Tibre, près de la voie
Nomentane, quand, sur la rive opposée du fleuve, ses proches accourent à
sa poursuite. Le novice, alors, se recommande à Dieu, et voici que le
Tibre grossit à tel point que ses parents ne peuvent pas même le passer
à cheval. Stupéfaits à cette vue, ils s’en retournent et laissent le
jeune homme confirmé dans sa vocation. De leur côté, les Frères les
voyant partis, reviennent à Saint-Sixte, et lorsqu’ils sont près du
fleuve, les eaux reprennent leur niveau ordinaire et laissent le passage
libre.» En quelques mois, le Saint vit croître, dans de grandes
proportions, le nombre de ses disciples romains. En 1218, il n’avait
avec lui que cinq Frères qui l’avaient accompagné à Rome: vers la fin de
1219, les religieux de Saint-Sixte étaient plus de quarante, et même de
cent, si nous en croyons les récits, quelquefois merveilleux, de sœur
Cécile. Aussi, bien qu’agrandie par les soins de saint Dominique, la
maison de Saint-Sixte devenait chaque jour plus étroite; elle le fut
tout à fait quand le couvent des femmes y eut été établi; il fallut
chercher un nouvel asile pour les Frères Prêcheurs. Ce fut encore le
pape Honorius III qui le leur donna.

  [118] _Acta Sanctorum_, 4 août.

Sur les hauteurs de l’Aventin, dont les pentes brusques dominent le
Tibre et la Ville Éternelle tout entière, se dresse encore aujourd’hui
le titre presbytéral de Sainte-Sabine. Fondée au commencement du
cinquième siècle, sous le pontificat de Célestin Ier, elle a conservé
jusqu’à nos jours un caractère de vénérable antiquité, avec ses rangées
de colonnes, sa charpente apparente, sa mosaïque et ses belles portes de
bois sculpté, vestiges aussi beaux qu’authentiques de l’art romain[119].
Au treizième siècle, cette basilique et la maison qui abritait ses
prêtres étaient sous le patronage de l’illustre famille des Savelli à
laquelle appartenait Honorius III. Le Pape lui-même aimait à habiter le
palais féodal qui, après avoir été, au dixième siècle, la résidence de
la dynastie impériale d’Othon, était devenue la propriété de sa
famille[120]; plusieurs de ses bulles, et en particulier celles qui
encourageaient l’Ordre des Prêcheurs, furent datés du palais de
Sainte-Sabine. Cherchant un nouvel asile pour saint Dominique et ses
frères, il pensa naturellement à cette basilique: il la leur donna en
1219, et leur en confirma solennellement la possession le 5 juin 1222.
«Nous avons jugé bon, leur disait-il, dans l’intérêt d’un grand nombre,
du consentement de nos frères les cardinaux, et spécialement du cardinal
titulaire, de vous concéder l’église de Sainte-Sabine, pour y célébrer
l’office divin, et les maisons voisines, jusque-là habitées par des
clercs, pour y établir votre demeure, réservant toutefois la partie où
est le baptistère, avec le jardin qui y est contigu, et un local pour
deux clercs qui auront soin de la paroisse et des biens de cette
église.» Les travaux d’aménagement une fois terminés, vers la fin de
janvier 1220, «on y transporta les ustensiles, les livres et autres
objets nécessaires à l’usage des frères»; et bientôt, ne laissant à
Saint-Sixte que les religieux consacrés aux soins spirituels et
temporels des sœurs, saint Dominique s’établit avec ses compagnons à
Sainte-Sabine. Ainsi se fonda cette maison qui fut le premier noviciat
régulier de l’Ordre, resta jusqu’en 1273[121] la résidence du Maître
Général, et vit se reconstituer de nos jours, sous l’action généreuse de
Lacordaire, la province dominicaine de France.

  [119] Armellini, _Le chiese di Roma_, p. 582, et le R. P. Berthier,
    _La porte de Sainte-Sabine à Rome_.

  [120] En 1216, Honorius III restaura le vieux palais impérial, et le
    fortifia en l’entourant de hautes tours et de murailles formidables,
    dont les ruines se voient encore de nos jours sur l’Aventin.

  [121] A cette date, la résidence du Maître Général de l’Ordre fut
    transférée au centre de la ville à Sainte-Marie de la Minerve, dont
    le couvent est resté, jusqu’à nos jours, la maison généralice de
    l’Ordre jusqu’à la spoliation des Ordres religieux par l’Italie
    nouvelle.

Il ne suffisait pas à saint Dominique d’établir solidement son Ordre au
centre même de la catholicité. Il n’oubliait pas que l’œuvre de la
prédication exigerait de la part de ceux qui l’exerceraient des études
approfondies; lui-même avait longuement étudié, à Palencia, et commenté
les saintes Écritures, avant d’engager contre les hérétiques de savantes
controverses. Sans doute, il avait une confiance absolue dans l’esprit
de Dieu, qui éclaire même les ignorants, il était profondément convaincu
que l’éloquence humaine ne saurait porter de fruits sans la grâce
divine; mais il était loin de penser que l’homme doive attendre du Ciel,
dans une quiétude paresseuse, ses moyens d’action. A son exemple, le
Frère Prêcheur devait unir la science à la piété, pour réduire par le
raisonnement, autant que par les bons exemples, l’obstination de
l’hérésie. L’étude devait être l’une des principales occupations du
novice, la science, l’une des forces les plus redoutables du Dominicain.
A cette fin, l’Ordre nouveau devait rechercher ces villes savantes,
telles que Bologne et Paris, dont l’action intellectuelle s’étendait sur
le monde chrétien tout entier, et qui attiraient dans leurs murs, autour
des chaires de leurs docteurs, des étudiants de toute langue et de toute
nation. Établis dans ces centres, les couvents dominicains devaient être
à la fois des maisons d’étude et de prière; après y avoir formé leur
pensée et leur cœur, les religieux pourraient se répandre dans tout le
monde civilisé, grâce aux relations internationales qu’ils auraient
nouées dans les Universités, et au prestige que leur auraient procuré
leurs études. Saint Dominique eut la conception nette de ce plan,
lorsqu’il fonda les maisons de Paris et de Bologne, car il leur assigna
pour chefs les plus savants de ses religieux: maître Mathieu, «homme
docte et prêt à toute doctrine», et le bienheureux Réginald, docteur en
décret et ancien professeur de droit.

Lorsque, après l’assemblée générale de Prouille, les religieux eurent
été dispersés par saint Dominique, Mathieu de France partit pour Paris
avec les trois compagnons que le Maître lui confia: Bertrand de
Garrigue, Laurent d’Angleterre et Jean de Navarre. Ce dernier devait
parfaire à l’Université des études de théologie déjà commencées.
Originaire de l’Ile-de-France, ami de Simon de Montfort, Frère Mathieu
pouvait compter sur d’utiles protections; d’ailleurs, il emportait avec
lui les bulles que le Pape venait de signer «pour l’établissement et
l’extension de l’Ordre». Bientôt, il fut rejoint par trois autres
religieux, Mannès, le propre frère de saint Dominique, Michel de Fabra,
et le convers Oderic. Cette petite colonie monastique arriva à Paris au
commencement d’octobre 1217; elle loua une maison modeste à côté de
Notre-Dame, entre l’Hôtel-Dieu et l’évêché. Mathieu de France en fut le
supérieur, Michel de Fabra le directeur d’études, avec le titre de
lecteur.

Grâce à la protection que Philippe-Auguste leur avait accordée pendant
tout son règne, les écoles de Paris étaient alors les plus florissantes
d’Europe; Innocent III venait de leur conférer d’importants privilèges
que ses prédécesseurs devaient confirmer et accroître. Les Facultés
diverses s’étaient solidement rattachées les unes aux autres et on avait
fini par les désigner toutes sous le nom commun d’Université. Attirés
par les immunités que les rois et les Papes leur accordaient, les
étudiants affluaient à Paris de toutes les provinces de France, et ils
prenaient l’habitude de se grouper selon leurs pays d’origine et leur
nationalité. On distinguait déjà parmi eux les quatre _nations_ des
Français, des Picards, des Normands et des Anglais. Mais en dehors de
ces cadres, l’Université comptait des étudiants de tous pays qui lui
donnaient un caractère œcuménique. Un chroniqueur danois de ce temps,
Arnold de Lubeck, ne raconte-t-il pas que ses compatriotes, à l’exemple
des Allemands, envoyaient leurs sujets d’élite à Paris suivre les cours
de théologie, d’arts libéraux, de droit civil et canonique? Il en était
de même de l’Espagne, de l’Italie, de l’Écosse, de la Hongrie, de la
Bohême, de la Pologne et même de la péninsule Scandinave[122].

  [122] Pour l’histoire de l’Université de Paris, au commencement du
    treizième siècle, cf. Denifle O. P., _Les Universités au moyen âge_
    (all.), t. I, pp. 67 et suiv., 84 et suiv.

Au milieu de ces milliers d’étudiants, les sept disciples de saint
Dominique durent d’abord passer inaperçus, mais leur assiduité ne tarda
pas à attirer sur leur modestie l’attention des docteurs de
l’Université.

Ils gagnèrent la bienveillance de l’un des maîtres les plus renommés de
l’Université, qui leur donna une résidence à Paris. L’illustre
professeur de théologie, Jean de Barastre, doyen de Saint-Quentin, avait
construit, en 1209, en face de l’église Saint-Étienne des Grès, non loin
de la porte d’Orléans, un petit hôtel-Dieu, qu’il avait dédié à saint
Jacques. Le 6 août 1218, il le céda à Mathieu de France et à ses six
compagnons; ils eurent dès lors une demeure fixe. «Les Frères, racontait
plus tard Jean de Navarre, s’y établirent et y fondèrent un couvent où
ils réunirent beaucoup de bons clercs, qui entrèrent ensuite dans
l’Ordre des Prêcheurs. Nombre de possessions et de revenus leur furent
alors donnés, et tout leur réussit, comme Frère Dominique le leur avait
prédit[123].»

  [123] _Actes de Bologne_.

Cette prospérité naissante porta ombrage au chapitre de Notre-Dame
lui-même. L’église Saint-Jacques était établie sur le territoire de la
paroisse de Saint-Benoît, qui relevait de son côté du chapitre[124].
Craignant que les offices de la chapelle des religieux ne portassent
atteinte aux droits paroissiaux de Saint-Benoît, les chanoines firent
défense aux Dominicains de célébrer publiquement le culte à
Saint-Jacques. A son voyage à Paris, saint Dominique fut saisi de
l’affaire par Mathieu de France, et il la déféra au Saint-Siège. Il
obtint gain de cause: le 1er décembre 1219, Honorius III écrivait au
couvent de Saint-Jacques, que «touché de ses prières, il lui accordait
de pouvoir célébrer les divins offices dans l’église que les maîtres de
l’Université lui avaient donnée à Paris», et, le 11 décembre, il
chargeait les prieurs de Saint-Denis et de Saint-Germain des Prés, ainsi
que le chancelier de l’église de Milan, alors présent à Paris, de
veiller à l’observation de ce privilège[125]. Le chancelier de
Notre-Dame, Philippe de Grève, ne pardonna jamais leur victoire aux
Prêcheurs: jusqu’à sa mort, survenue en 1237, «il aboya sans cesse
contre eux, en toute occasion, dans tous ses sermons». Mais saint
Dominique veillait tout particulièrement sur son couvent de Paris; à sa
prière, Honorius III félicitait les maîtres de l’Université de la faveur
qu’ils lui prodiguaient, et les engageait à la lui continuer: «Pour que
vous connaissiez davantage l’attachement profond que nous portons à ces
frères, nous vous prions par ces présentes, vous conseillons et
enjoignons de poursuivre l’œuvre que vous avez si bien commencée. Par
égard pour le Siège apostolique et pour nous, regardez-les comme vous
étant particulièrement recommandés, et tendez-leur une main secourable.
Par là, vous vous rendrez Dieu propice, et vous mériterez de plus en
plus notre faveur et nos bonnes grâces[126].»

  [124] «L’église de Saint-Benoît le Bestourné, nommée auparavant de
    Saint-Bacche ou Bacque, fut donnée aux chanoines de la cathédrale
    par le roi Henri Ier, avec celles de Saint-Étienne, de Saint-Julien
    et de Saint-Séverin. Elle est appelée membre de l’Église N.-D. dans
    un acte de l’an 1171, passé entre elle et les Hospitaliers de
    Saint-Jean de Jérusalem, pour le règlement de leurs droits
    respectifs. Elle avait des chanoines qui étaient institués par le
    chapitre de Notre-Dame, auquel ils prêtaient serment de fidélité.»
    (Guérard, _Cartulaire de l’Église Notre-Dame de Paris_, p. 134.)

  [125] Ces deux bulles sont publiées dans le _Cartulaire de saint
    Dominique_, t. II, p. 387 et 388.

  [126] _Cartulaire de saint Dominique_, t. III (sous presse).

A Paris, comme à Rome, de nombreuses vocations religieuses ne tardèrent
pas à peupler la maison dominicaine. Les Frères étaient au nombre de
sept, quand ils vinrent de Prouille, en octobre 1217; ils étaient
trente, quinze mois plus tard, quand saint Dominique vint les visiter,
au commencement de 1219. Les nouvelles recrues étaient surtout de jeunes
étudiants, attirés à Saint-Jacques par la sainteté de leurs condisciples
dominicains, comme le Père Guerric de Metz, dont Étienne de Bourbon nous
raconte en ces termes charmants la vocation religieuse: A Paris, en
1218, par une paisible soirée d’automne, «un clerc veillait à sa fenêtre
d’étudiant, lorsque, tout à coup, il entend dans la rue chanter en
français une chanson qui disait:

    Le temps s’en vait
    Et rien n’ai fait;
    Le temps s’en vient
    Et ne fais rien.

Tout d’abord, il se prend à songer à la douceur de ce chant, puis au
sens des paroles, et réfléchissant qu’elles lui conviennent, il les
reçoit comme un message du ciel. Dès le lendemain, ce clerc qui était
riche, abandonnait ses biens et entrait dans l’Ordre des Prêcheurs. Son
nom était Guerric, et il fut le premier prieur des Frères de Metz, dont
il fonda le couvent.»

Dès lors, la maison de Paris devint pour l’Ordre un centre d’expansion,
et de même qu’en 1217, les religieux de Prouille et de Saint-Romain
avaient été distribués par saint Dominique entre les différentes
nations, Mathieu de France dispersa les siens dans les diverses
provinces françaises. Venu de Toulouse à Paris, après la mort de Simon
de Montfort, Pierre Seila en repartait en février 1220, avec plusieurs
frères de Saint-Jacques, pour fonder le couvent de Limoges, «où il
vieillit comme un prophète des anciens jours, honoré et respecté du
clergé et du peuple». La même année, l’archevêque de Reims, Albéric de
Humbert, et son successeur, Guillaume de Joinville, appelaient dans leur
ville les Prêcheurs de Paris; bientôt après, Frère Guerric quittait
Paris pour établir un couvent de son Ordre à Metz, dans sa maison
paternelle. L’année suivante, frère Guillaume conduisait à Poitiers un
nouvel essaim de religieux; et aussitôt, l’évêque et le chapitre de
cette ville leur donnaient et concédaient l’église de Saint-Christophe,
avec une treille, la place et le terrain qui en dépendaient. De son
côté, l’évêque d’Orléans, Manassès, un ancien ami de saint Dominique,
les appelait dans sa ville épiscocale et leur assignait l’église de
Saint-Germain, près des fortifications. Ainsi, la maison de
Saint-Jacques était devenue le noviciat dominicain de la France entière.

Le couvent de Bologne remplit le même rôle en Italie.

L’Université de cette ville était aussi célèbre que celle de Paris; ses
juristes et ses canonistes jouissaient d’une réputation universelle. Du
temps de saint Dominique, Odofredo de Bénévent, Albert de Pavie, y
professaient avec éclat le droit civil, l’archidiacre Tancrède, Jean
d’Espagne, Gilbert d’Angleterre, Clair de Sesto, Jean le Teutonique et
Raymond de Pennafort, le droit canon, Roland de Crémone et Monéta, les
arts libéraux. Venus de tous les pays chrétiens, ces maîtres voyaient se
grouper autour d’eux des milliers d’étudiants de toute nation. Par ses
fortes études et son caractère européen, l’Université de Bologne devait
attirer, comme celle de Paris, l’attention de saint Dominique.

Ce fut après les fêtes de Pâques 1218, qu’il décida d’y envoyer de Rome
trois de ses frères. Toujours bienveillant pour l’Ordre, Honorius III
leur donna des lettres de recommandation[127], et ils partirent à la fin
du mois d’avril. Ils s’établirent dans un modeste hôpital, fondé dans
les faubourgs de la ville pour les pèlerins et les voyageurs, et tenu
par des chanoines réguliers de l’abbaye de Roncevaux. «En cette année
1218, dit une chronique bolonaise[128], trois Frères de l’Ordre des
Prêcheurs vinrent pour la première fois à Bologne; ils se disaient
envoyés par un certain Maître Dominique, Espagnol. Comme ils
paraissaient de saintes gens, on leur donna l’église de Sainte-Marie de
Mascarella.» Les débuts de cette fondation furent difficiles: «Les
Frères, dit Jourdain de Saxe, eurent à souffrir les angoisses de la plus
extrême pauvreté[129].» Mais tout changea à l’arrivée du bienheureux
Réginald.

  [127] _Cartulaire de saint Dominique_, t. II, p. 183.

  [128] Bibl. univ. de Bologne.--Chron. de Borselli.

  [129] Jourdain de Saxe, _Scrip. Ord. Prædic._, t. I, p. 18.

Docteur en décret, dès 1206, Réginald[130] avait enseigné avec éclat,
pendant cinq ans, le droit canon à l’Université de Paris; en 1212, il
avait été nommé doyen de l’importante collégiale de Saint-Aignan
d’Orléans. Or, en 1218, il vint à Rome pour y prier au tombeau des
Apôtres et gagner de là les Lieux saints. «Mais, déjà, dit Humbert de
Romans[131], Dieu lui avait inspiré le désir d’abandonner toutes choses
pour la prédication de l’Évangile, et il se préparait à ce ministère,
sans savoir encore de quelle façon il le remplirait; car il ignorait
qu’un Ordre de prédicateurs eût été établi. Or, il advint que dans un
entretien avec un cardinal, il lui ouvrit son cœur à ce sujet, lui
disant qu’il songeait à tout quitter pour prêcher Jésus-Christ çà et là,
dans un état de pauvreté volontaire. Alors, le cardinal lui dit: «Voici
justement qu’un Ordre vient de s’élever qui a pour but d’unir la
pratique de la pauvreté à l’office de la prédication, et nous en avons
dans la ville le Maître, qui annonce lui-même la parole de Dieu.» Ayant
ouï cela, maître Réginald s’empressa de chercher le bienheureux
Dominique, et de lui révéler le secret de son âme. La vue du Saint et la
grâce de son discours le séduisirent, et il résolut dès lors d’entrer
dans l’Ordre[132].»--«Il fit aussitôt profession religieuse entre les
mains de saint Dominique, continue le bienheureux Jourdain; sur les
instances de son évêque, et avec la permission du saint, il alla
outre-mer, et de retour, se rendit à Bologne[133].»

  [130] Voir la notice que lui consacre Échard, _Script. Ord. Prædic._,
    t. I, p. 89.

  [131] Humbert de Romans ap. Boll., _Acta SS._, 4 août.

  [132] Les plus anciens chroniqueurs de l’Ordre rapportent que, bientôt
    après, dans une de ses maladies, Réginald vit en songe la Sainte
    Vierge, et qu’elle lui montra l’habit que les religieux devaient
    adopter, à la place du costume de chanoine régulier qu’ils portaient
    jusqu’alors. (Cf. Jourdain de Saxe, nº 34, Constantin d’Orvieto, nº
    24, Humbert, nº 24, Thierry d’Apolda, livre II, chap. 1.)

  [133] Jourdain de Saxe, nº 35.

Ses études juridiques, sa réputation de canoniste, le désignaient en
effet pour la direction du modeste couvent qui venait de se fonder dans
la ville du Droit. Il y arriva, le 21 décembre 1218, et aussitôt il se
mit à prêcher. «Sa parole est brûlante, dit Jourdain; son éloquence,
comme une torche ardente, embrase les cœurs de ceux qui l’entendent.
Tout Bologne est en feu. Il semble qu’un nouvel Élie est apparu[134].»
Sa réputation de science attire dans son auditoire les étudiants et les
maîtres, et bientôt, ni les uns ni les autres ne peuvent se soustraire à
son influence. Plusieurs d’entre eux quittent le monde pour l’humble
demeure de la Mascarella; l’éloquence de Réginald multipliant les
vocations, les familles et les maîtres commencent à redouter pour leurs
enfants et leurs élèves l’influence irrésistible du Prêcheur. Dans ses
Vies des Frères, Gérard de Frachet raconte un trait qui prouve combien
était puissante la parole de Réginald[135]. «Lorsque Frère Réginald, de
sainte mémoire, autrefois doyen d’Orléans, prêchait à Bologne, et
attirait dans l’Ordre des ecclésiastiques et des docteurs de renom,
Maître Monéta, enseignait les arts et était fameux dans toute la
Lombardie. Voyant la conversion d’un si grand nombre d’hommes, il
commença à craindre pour lui-même. C’est pourquoi, il évitait avec soin
Frère Réginald et détournait de lui ses étudiants. Mais, le jour de la
fête de saint Étienne, ses élèves l’entraînèrent au sermon, et comme il
ne pouvait s’empêcher de s’y rendre, soit à cause d’eux, soit pour
d’autres motifs, il leur dit: «Allons d’abord à Saint-Procule pour
entendre la messe.» Ils y allèrent en effet, et entendirent non pas une
messe, mais trois. Monéta faisait exprès de traîner le temps en
longueur, pour ne pas assister à la prédication. Cependant, ses élèves
le pressaient, et il finit par leur dire: «Allons maintenant.»
Lorsqu’ils arrivèrent à l’église, le sermon n’était pas encore achevé et
la foule était si grande que Monéta fut obligé de se tenir sur le seuil.
A peine eut-il prêté l’oreille qu’il fut vaincu. L’orateur s’écriait en
ce moment: «Je vois les cieux ouverts! Oui, les cieux sont ouverts à qui
veut voir et à qui veut entrer; les portes sont ouvertes à qui veut les
franchir. Ne fermez pas votre cœur, et votre bouche, et vos mains, de
peur que les cieux ne se ferment aussi. Que tardez-vous encore? Les
cieux sont ouverts!» Aussitôt que Réginald fut descendu de chaire,
Monéta, touché de Dieu, alla le trouver, lui exposa son état et ses
préoccupations, et fit vœu d’obéissance entre ses mains. Mais, comme
beaucoup d’engagements lui ôtaient sa liberté, il garda encore l’habit
du monde pendant une année, du consentement de Frère Réginald, et
cependant, il travailla de toutes ses forces à lui amener des auditeurs
et des disciples. Tantôt c’était l’un, tantôt l’autre, et chaque fois
qu’il avait fait une conquête, il semblait prendre l’habit avec celui
qui le prenait.»

  [134] Jourdain de Saxe: «Cœpit autem prædicationi totus insistere et
    ignitum erat ejus eloquium vehementer, sermoque ipsius, quasi facula
    ardens, corda cunctorum audientium inflammabat... Tota tunc fervebat
    Bononia, quia novus insurrexisse videbatur Elias.»

  [135] Gérard de Frachet, _Vie des Frères_, liv. IV, chap. X.

Plusieurs de ces Bolonais qui entrèrent dans l’Ordre, sous l’action du
bienheureux Réginald, nous sont connus. Parmi eux, citons Clair de
Sesto, qui enseignait à l’Université les arts libéraux et le droit canon
et devint, plus tard, provincial de Rome et pénitencier du Pape; Paul de
Venise, qui d’après son propre témoignage, «fit profession entre les
mains de Maître Réginald et reçut l’habit de l’Ordre, le dimanche de la
Chananéenne (3 mars) 1219»; Frère Guala, le plus illustre des maîtres ès
arts de l’Université; Roland de Crémone, qui fit profession dans des
circonstances toutes particulières.

Le couvent de Bologne se laissait aller au découragement; deux de ses
religieux se préparaient à le déserter et Réginald s’efforçait de rendre
la confiance aux Frères réunis en chapitre. «Il n’a pas terminé, raconte
Gérard de Frachet, qu’on voit entrer maître Roland de Crémone, docteur
renommé de l’Université, philosophe éminent, le premier de l’Ordre qui
ait professé publiquement la théologie à Paris. Poussé par l’Esprit
divin, il était venu, seul et de lui-même, frapper à la porte du
couvent. On l’introduit dans le Chapitre, et comme enivré de
l’Esprit-Saint, sans autre préambule, il demande à être reçu.
Précédemment, en un jour de fête, revêtu d’un habit précieux d’écarlate,
il avait, avec ses amis, passé tout son temps en festins, jeux et
plaisirs. Le soir, rentré en lui-même, et intérieurement touché de la
grâce, il s’était dit: «Où est maintenant cette fête que nous venons de
célébrer? où s’en est allée toute cette folle joie?» et considérant que
toute joie du monde passe vite et se change en douleur, il entrait dans
l’Ordre, où il a servi le Seigneur nombre d’années dans la science et la
sainteté.»

A la suite de ces nombreuses professions, le couvent se trouva bientôt à
l’étroit dans l’humble maison de la Mascarella; et, dès 1219, Réginald
lui chercha une nouvelle demeure. Ce fut l’église de Saint-Nicolas des
Vignes. Du consentement de l’évêque, elle lui fut cédée par son recteur,
le docteur en droit Rodolphe, qui prit l’habit des Prêcheurs; et,
bientôt après, Pierre Lovello et sa femme, Otta, sur les instances de
leur fille Diane, abandonnèrent aux Frères le terrain et les maisons qui
avoisinaient l’église. Dès lors, était définitivement fondé ce grand
couvent de Bologne qui devait posséder et conserver jusqu’à nos jours
les précieuses reliques de saint Dominique.

Un an à peine après son établissement, il était si prospère qu’il
pouvait envoyer autour de lui des colonies monastiques, en Lombardie, en
Toscane et jusqu’aux environs de Rome.

Saint Dominique vint passer quatre mois à Saint-Nicolas des Vignes, de
juillet à novembre 1219, et il prit soin de former lui-même, comme des
novices, les religieux qu’il allait disperser. Pour leur apprendre à
aimer et à conserver l’esprit de pauvreté, il déchira devant eux un acte
qui assurait au monastère d’importants revenus. Afin de leur donner
l’exemple de la régularité, «il suivait la vie commune et pratiquait
rigoureusement les jeûnes et autres observances. S’il s’apercevait de
quelque infraction, il punissait le délinquant avec mansuétude, et,
quelque grave que fût la pénitence, il l’infligeait avec tant de calme
et de bonté que personne ne se troublait. Il donnait volontiers des
dispenses aux autres, jamais à lui-même. Aux heures accoutumées dans
l’Ordre, il gardait inviolablement le silence, et en dehors du temps
prescrit, s’il parlait, ce n’était que rarement, et encore était-ce à
Dieu ou de Dieu; il faisait du silence l’objet d’exhortations pressantes
à ses Frères. Au réfectoire, auquel il se rendait régulièrement, alors
que les Frères avaient deux mets cuits, il n’en avait qu’un seul, et
bien que fatigué par ses veilles excessives, il ne prenait que peu de
nourriture et de boisson. Il était assidu aux offices du chœur, et
s’abîmait si entièrement dans l’oraison, qu’aucun bruit ne pouvait l’en
distraire[136].»

  [136] _Actes de Bologne_.

Quand il eut ainsi façonné ses disciples, Dominique les envoya dans
toutes les directions. Guala fonda le couvent de Bergame; la tradition
dominicaine rapportée, vers 1300, par Bernard Gui, attribuait à ce
monastère le second rang, par ordre d’ancienneté, dans la province de
Lombardie, le plaçant immédiatement après celui de Bologne[137].

  [137] Quétif et Échard, _op. cit._, t. I, p. 20.

Peu de temps après, fut fondé le couvent de Milan. Lorsque, revenant
d’outre-monts, saint Dominique s’était arrêté dans cette ville, il avait
été prié d’y envoyer plusieurs Frères. Elle était infestée d’hérétiques
vaudois et patarins et semblait avoir un besoin tout spécial du zèle des
Prêcheurs. Cela suffit à décider saint Dominique: à peine de retour à
Bologne, il choisissait deux religieux d’élite, Jacques d’Aribaldi et
Roboald de Monza, et les envoyait à Milan. Ils y arrivèrent dans les
premiers jours de 1220 et ils reçurent l’hospitalité chez le Chapitre de
Saint-Nazaire, qui avait accueilli leur maître à chacun de ses voyages.

L’occasion semblait favorable pour l’établissement, dans cette ville,
d’un couvent dominicain. L’ami et le protecteur de l’Ordre, le cardinal
évêque d’Ostie, Hugolin, avait été envoyé à Milan par le pape Honorius
III, pour négocier la paix entre cette puissante cité et la commune
voisine de Crémone. D’autre part, Hugues de Setara, cimiliarque et
vicaire de l’archevêque, et la majeure partie du chapitre furent tout à
fait gagnés aux nouveaux venus dès qu’ils furent témoins de leurs
prédications et des merveilleux résultats de leur zèle apostolique. Le
cardinal d’Ostie mit tout en œuvre pour fixer les Dominicains à Milan et
leur y procurer un asile définitif. Il choisit pour cela l’église de
Saint-Eustorge. Les prêtres qui la desservaient, résignèrent leurs
dignités et emportant leurs vases sacrés, leurs ornements et leurs
revenus, ils se retirèrent dans l’église Saint-Laurent. Hugolin les
remplaça par les Frères Prêcheurs, qui trouvèrent Saint-Eustorge dans le
plus grand dénuement. Les soixante livres de revenus qui lui étaient
restées, suffisaient à peine aux réparations les plus urgentes; la
pauvreté présidait une fois de plus à l’établissement des Prêcheurs. Ce
fut le 15 mars 1220 que l’Ordre reçut des représentants du Pape et de
l’archevêque de Milan, l’église de Saint-Eustorge[138].

  [138] Quétif et Échard.

La ville de Viterbe reçut, en même temps, les disciples de saint
Dominique. Elle tendait à devenir l’une des principales résidences du
Saint-Siège. Plusieurs Papes du douzième siècle y avaient séjourné;
Innocent III y avait passé une partie des années 1207 et 1209; enfin,
Honorius III venait de s’y établir en octobre 1219, quand saint
Dominique partit de Bologne pour la Curie. Ce fut ce qui le décida à
fonder dans cette cité un couvent de son Ordre; il en confia le soin à
cinq religieux qu’il emmena de Bologne avec lui, en novembre 1219,
Bonvisi, Paul de Venise, Guillaume de Montferrat, Frugère et Tancrède.

Le nouveau couvent trouva la meilleure des protections dans la personne
de l’illustre Rainerio Capocci, cardinal de Sainte-Marie-in-Cosmedin.
Animé d’une dévotion toute spéciale pour la Vierge, Capocci vit en songe
une noble dame, d’une beauté incomparable, qui tenait un cierge allumé;
elle prit le cardinal par la main et le mena dans une forêt voisine
qu’elle incendia avec son cierge, sur une vaste étendue. Éveillé en
sursaut, Capocci voulut savoir le sens de cette étrange vision et il
alla consulter un saint vieillard, nommé Albus, qui vivait dans la
solitude non loin de Viterbe et dont il avait déjà suivi plusieurs fois
les sages conseils. Or, la même nuit, Albus avait vu, de son côté, la
Mère de Dieu sur son trône royal et elle lui avait manifesté ses
desseins sur le cardinal Capocci; elle voulait qu’il lui construisît une
église dans la forêt où elle l’avait conduit en songe. Instruit par
Albus, Capocci obéit aux ordres de la Vierge et non loin de
Monte-San-Martino, au milieu des bois, il entreprit la construction
d’une église magnifique. Il l’avait à peine commencée, qu’il se lia
d’amitié avec saint Dominique, il la lui offrit pour ses religieux, avec
le couvent qu’il avait fait élever. Telle fut l’origine merveilleuse de
ce monastère de Sainte-Marie a Gradi, qui ne tarda pas à devenir
célèbre, grâce à sa riche bibliothèque qu’il tint de la libéralité de
Capocci, et aux richesses artistiques de son église (1220)[139].

  [139] Nous empruntons ce récit à Ciaconius, _Historia pontificum
    Romanorum et S. R. E. cardinalium_, t. II, p. 34.

Comme s’il voulait marquer une préférence pour l’Espagne, sa patrie,
saint Dominique apporta un soin tout particulier à la diffusion de
l’Ordre dans les royaumes d’Aragon, de Castille et de Portugal. Après
l’assemblée de Prouille, d’août 1217, il avait envoyé au delà des
Pyrénées, d’un côté, Suéro Gomez et Pierre de Madrid, de l’autre, Michel
de Uzéro et Dominique de Ségovie. Les deux premiers prêchèrent en
Portugal avec succès, les deux autres réussirent moins bien, et «parce
qu’ils ne purent pas fructifier, comme ils l’avaient désiré, au bout de
quelques mois d’un labeur pénible et inutile, ils rejoignirent leur
Bienheureux Père en Italie.» Saint Dominique sentit la nécessité de
fortifier lui-même l’œuvre encore incertaine de ses religieux. Emmenant
avec lui Dominique de Ségovie, il partit pour l’Espagne dans les
derniers jours de 1218; il traversa les Pyrénées au col de Roncevaux,
passa par Pampelune et vint sans doute à Burgos, présenter au roi de
Castille les bulles pontificales qui mettaient l’Ordre sous la
protection apostolique. Prêchant à chacune de ces stations, il se rendit
ensuite à Ségovie, où il fonda le premier couvent espagnol de l’Ordre
(février 1219). Après avoir placé à la tête de ce monastère naissant
Frère Corbolan, il continua sa route vers le sud, et vint rejoindre, à
Madrid, Pierre de Medina. Ce dernier exerçait depuis plus d’un an son
apostolat dans cette ville, groupant autour de lui de nouveaux Frères et
inspirant à des femmes pieuses le désir d’embrasser la vie religieuse.
Dominique acheva ce qui avait été commencé, et il institua à Madrid un
couvent sur le modèle de celui de Prouille, où des religieuses cloîtrées
étaient confiées à la garde et aux soins des Frères Prêcheurs[140].

  [140] Échard, _op cit._, t. I, p. 18.

Il leur témoigna la même sollicitude qu’à leurs sœurs de Prouille. Il
prit soin lui-même de leur tracer leur règle de vie dans une lettre que
nous a conservée le cardinal d’Aragon[141]. «Nous nous réjouissons, leur
disait-il, et nous remercions Dieu de ce qu’il vous a favorisées de
cette sainte vocation et vous a délivrées de la corruption du monde.
Combattez, mes filles, l’antique ennemi du genre humain, en vous
appliquant au jeûne; car sachez que nul ne sera couronné s’il n’a pas
combattu. Je veux que dans les lieux claustraux, c’est-à-dire au
réfectoire, au dortoir, à l’oratoire, vous gardiez le silence, et qu’en
toute chose vous observiez la règle. Que personne ne sorte de son
couvent, que personne n’y entre, si ce n’est l’évêque et les supérieurs
qui y viendraient pour prêcher ou faire la visite canonique. Ne soyez
avares ni de veilles ni de disciplines; obéissez à la prieure; ne perdez
pas votre temps en bavardages. Comme nous ne pouvons pas vous envoyer
des secours temporels, nous nous garderons de vous imposer la charge de
recevoir des frères ou d’autres personnes... Notre frère très cher, Fr.
Mannès, qui n’a pas mesuré sa peine pour vous conduire à ce saint état,
prendra toutes les dispositions qui lui paraîtront convenir à votre vie
sainte et religieuse. Nous lui donnons pouvoir de visiter et de corriger
le couvent, et même, s’il le fallait, de changer la prieure, avec le
consentement de la majorité d’entre vous.»

  [141] _Arch. de l’Ordre_, ms. Ll.

Comme en France et en Italie, les Dominicains avaient besoin en Espagne
d’une maison d’études. Ce fut la raison d’être du couvent qui fut fondé,
en 1219, auprès de l’Université de Palencia. Rien ne prouve formellement
que saint Dominique ait présidé à cette création; mais si l’on se
rappelle qu’il avait fait lui-même ses études dans les écoles de cette
ville, et si l’on rapproche cette fondation de celles des couvents de
Bologne et de Paris, il est impossible d’y méconnaître l’action du
bienheureux. «Si saint Dominique, dit avec raison le R. P. Balme, n’a
pas été le fondateur immédiat de ce couvent, il est permis de présumer
que, lors de son voyage dans sa patrie, quelques mois auparavant, il a
été l’inspirateur et le conseiller de ce projet, pour l’heure où le
Seigneur en rendrait l’exécution possible.»

De retour à Rome, saint Dominique continua à travailler à la propagation
de l’Ordre en Espagne; il y fut aidé par un illustre canoniste de
l’Université de Bologne, le Catalan Raymond de Pennafort, qui devait
plus tard revêtir l’habit des Prêcheurs, gouverner l’Ordre comme Maître
général et en être l’un des premiers saints. A Bologne, Raymond avait
été témoin des merveilles qu’opérait Réginald; comme les professeurs de
droit, ses collègues, il avait subi son ascendant, et sa sympathie était
acquise aux Dominicains. Lorsque en 1219, l’évêque de Barcelone,
Bérenger de Palou, passa par Bologne pour se rendre à la cour
pontificale, Raymond lui vanta les mérites de l’Ordre nouveau, et lui
inspira le désir de l’établir dans sa ville épiscopale. Arrivé à
Viterbe, Bérenger obtint de saint Dominique qu’il lui cédât quelques
frères de Bologne pour la fondation qu’il méditait, et, les emmenant
avec lui et avec Raymond de Pennafort, il les installa à Barcelone, en
décembre 1219. Un des principaux citoyens de la ville, Pierre de Gruny,
les reçut chez lui et les garda trois ans, jusqu’à la fondation
définitive du couvent, en 1222.

Tandis que saint Dominique était ainsi occupé à l’extension de l’Ordre
en France, en Italie, en Espagne, son attention était attirée jusque sur
les régions les plus lointaines et les moins connues de l’Europe. Il
avait toujours désiré se consacrer à l’évangélisation des païens et des
barbares, et la Providence semblait lui fournir les moyens de consacrer
à cette œuvre une part de l’activité de ses fils spirituels. Transféré
par le Saint-Siège à l’archevêché de Gnesen, l’évêque de Cracovie, Yves
Odrowantz, vint à la cour pontificale, dans les premiers jours de 1220,
pour les affaires de sa promotion. Il était accompagné de ses deux
neveux, Hyacinthe et Ceslas, chanoines de Cracovie, et de deux
gentilshommes, Hermann le Teutonique et Henri de Moravie. Après avoir
pris congé du Pape à Viterbe, il se rendit à Rome pour accomplir, avec
les siens, son pèlerinage au tombeau des Apôtres. C’est alors qu’il fit
la connaissance de saint Dominique et de son Ordre, pendant que
s’opérait la réforme des religieuses romaines et que se fondaient les
couvents de Saint-Sixte et de Sainte-Sabine.

Or, mieux que personne, Yves Odrowantz pouvait comprendre l’utilité des
Prêcheurs. La Pologne, dont l’évêque de Cracovie devenait le
métropolitain, était déjà le boulevard du catholicisme contre les païens
et les schismatiques; les vastes plaines de Russie se trouvaient sans
cesse menacées par les Tartares idolâtres, et les Finnois, encore à peu
près barbares, peuplaient les rives de la Baltique. Les chevaliers
Teutoniques et les Porte-glaives guerroyaient contre eux, mais il était
chaque jour plus nécessaire de leur envoyer des missionnaires
catholiques. Yves avait déjà fait appel au zèle des Prémontrés; témoin à
Rome de la sainteté de saint Dominique et de ses compagnons, il voulut
s’assurer aussi le concours des Prêcheurs. Il va trouver le Bienheureux
et lui demande des Frères pour son pays de Pologne. Mais les fondations
de couvents qui s’étaient succédé à de si rares intervalles depuis deux
ans, avaient appauvri les grands centres de l’Ordre; quoique nombreux,
les religieux suffisaient à peine aux maisons déjà établies; saint
Dominique dut l’avouer à l’évêque polonais! «Toutefois, ajouta-t-il, si
vous avez quelques hommes de bonne volonté, agréables à Dieu et aptes à
être admis dans l’Ordre, je les y recevrai.» Yves lui en offrit trois
qui faisaient partie de sa maison, Hyacinthe, Ceslas et Hermann le
Teutonique[142]. Dominique les admit, leur donna l’habit de l’Ordre, et
lorsqu’ils furent formés à l’humilité, à la charité et aux saintes
observances, il les reçut à la profession. Hyacinthe et ses compagnons
quittèrent Rome, vers le mois d’avril 1220, et retournant en Pologne,
ils prêchèrent, pendant plusieurs mois, en Carinthie où leur parole
suscita de nouvelles vocations. Ils fondèrent à Friesach un couvent qui
fut placé sous la direction d’Hermann; Hyacinthe traversa l’Autriche, la
Moravie et la Silésie, et rentra à Cracovie à la fin de 1220.

  [142] Stanislas de Cracovie, chroniqueur du quatorzième siècle, auquel
    nous empruntons ce récit, oublie Henri de Cracovie, qui entra dans
    l’Ordre avec les trois autres.

    Cf. sur Stanislas de Cracovie (mort en 1350), Quétif et Échard, _op.
    cit._, t. I., p. 632.

Ses sermons y obtinrent un tel succès que, bientôt, les chanoines et les
magistrats de la ville s’entendirent avec le nouvel évêque pour donner
aux Prêcheurs l’église de la Trinité et les moyens de construire à côté
d’elle un grand monastère. Dès lors, le couvent de Cracovie devint le
centre des missions dominicaines dans les pays slaves. Du vivant même de
saint Dominique, Ceslas le quitta, pour aller établir un couvent à
Prague, et d’autres colonies monastiques furent envoyées de la Trinité à
Sandomir, dans la petite Pologne, à Plocko, sur la Vistule, et même en
Danemark et en Russie. «Hyacinthe, avant de mourir, planta jusque dans
Kiew les tentes dominicaines, sous les yeux des schismatiques grecs, et
au bruit des invasions tartares[143].»

  [143] Lacordaire, _op. cit._, p. 197.

Enfin, dans le second chapitre général qu’il tint, quelques mois avant
sa mort, le 30 mai 1221, saint Dominique envoya plusieurs de ses Frères
en Hongrie et en Grande-Bretagne. C’est dans les steppes du Danube et du
Dniéper, que vivaient ces Cumans païens, qu’il avait désiré convertir,
quand il accompagnait à Rome son évêque, Didace. A Bologne, il trouva
l’homme que sa naissance désignait pour une pareille œuvre. Il y avait,
parmi les maîtres de l’Université, un Hongrois nommé Paul. Sa réputation
était déjà solidement établie, lorsque, touché par les prédications de
saint Dominique, il quitta le monde et demanda l’habit de Prêcheur. Il
fut envoyé aussitôt en Hongrie avec le Frère Sadoc et trois autres
religieux. Ses prédications portèrent beaucoup de fruits, et bientôt il
put élever deux monastères, l’un à Vesprim pour des religieuses, qui
suivirent la règle de Prouille et de Saint-Sixte; l’autre à Albe Royale
pour des Frères. En peu de temps, le nombre des professions fut tel que
le couvent d’Albe devint un centre de missions, et qu’il remplit pour
les peuples païens ou schismatiques du sud-est de l’Europe, le même rôle
que celui de Cracovie pour ceux du nord-est. De là, partirent, dès 1222,
des missionnaires qui allèrent prêcher l’Évangile en Transylvanie,
Serbie, Valachie, et jusque chez les Cumans qui vivaient, à l’état
nomade, sur les rives du Dniéper.

Nous avons moins de détails sur l’établissement de l’Ordre en
Angleterre. Au second chapitre de Bologne, saint Dominique décida
d’envoyer à Cantorbéry douze de ses religieux, sous la conduite de
Gilbert de Frassinet. L’archevêque de cette ville les reçut avec
bienveillance; sur ses conseils, ils s’établirent à Oxford, auprès de
l’Université, et y fondèrent leurs écoles de saint Édouard. La légende a
voulu aller plus loin que l’histoire; d’après elle, Frère Laurent
d’Angleterre, l’un des premiers compagnons de saint Dominique, aurait,
en 1220, emmené en Grande-Bretagne, plusieurs Frères de Saint-Jacques de
Paris; mais nous savons d’autre part d’une manière certaine que Laurent
passa cette année-là à Rome. Une autre tradition raconte que, pendant
son séjour à Paris, en 1219, saint Dominique se rencontra avec le roi
d’Écosse, Alexandre II, et que celui-ci lui demanda des religieux pour
son royaume; malheureusement, elle n’est rapportée par aucun écrivain
contemporain, tandis qu’une chronique ancienne, ne mentionne, au
contraire, qu’en 1230, l’établissement de l’Ordre en Écosse.

«Par ces deux missions d’Angleterre et de Hongrie, dit Lacordaire,
Dominique avait achevé de prendre possession de l’Europe.» Il pouvait
contempler son œuvre avec complaisance et croire qu’elle était bénie de
Dieu. Née péniblement, semblant tout d’abord près d’échouer, la sainte
Prédication s’était brusquement développée. Les quarante religieux
dispersés à travers le monde après l’assemblée de Prouille avaient
fondé, en moins de quatre ans, plus de soixante couvents. Chef d’un
petit troupeau, en 1217, Dominique était, en 1221, le Maître général
d’un Ordre qui comptait plus de cinq cents religieux, une centaine au
moins de religieuses, et qui exerçait son action des plateaux de
l’Espagne aux steppes de Russie, sous les brumes de la Grande-Bretagne
comme sous le ciel radieux de l’Orient. C’était vraiment un grain de
sénevé qui avait germé dans le Toulousain: il avait donné naissance à un
arbre, dont les ramifications couvraient déjà l’Église catholique tout
entière!




CHAPITRE VI

VOYAGES ET PRÉDICATIONS DE SAINT DOMINIQUE.


En fixant à Rome sa demeure, saint Dominique n’avait pas renoncé à ses
courses apostoliques; il ne cessa jamais de prêcher de ville en ville,
de bourgade en bourgade. «Ce grand zélateur des âmes avait soin du salut
de tous; le jour, la nuit, dans les églises, dans les maisons, sur les
chemins, partout, il voulait annoncer la parole de Dieu, et il exhortait
ses Frères à ne rien faire autre chose.»--«Par les chemins, à presque
tous ceux qu’il rencontrait, il proposait de parler de Dieu[144].»
L’administration de son Ordre rendit d’ailleurs ces voyages encore plus
nécessaires. Ne fallait-il pas, en effet, coordonner les efforts des
Frères dispersés, donner aux nouveaux couvents l’esprit des premiers, et
veiller partout à la formation des novices? Avec le sens pratique qui le
caractérisait, le saint comprenait ces obligations de sa charge, et pour
les remplir, il n’hésita pas à parcourir, de 1217 à sa mort, une grande
partie de l’Europe occidentale.

  [144] _Actes de Bologne_.

Vénéré de ses religieux, conseiller écouté du Pape, respecté par les
princes et les prélats, saint Dominique observa toujours dans ses
voyages la plus grande simplicité; il ne changea rien aux habitudes
modestes qu’il tenait de son évêque Didace. «Lorsqu’il n’était point
dans les villes, dit Thierry d’Apolda, il avait coutume de marcher pieds
nus, quelquefois parmi les pierres et les cailloux, souvent à travers
les ronces et les épines; parfois ses pieds en étaient tout
ensanglantés, et alors il disait avec une sainte joie: «Voilà une partie
de notre pénitence!» Toujours prêt à se charger du fardeau de ses
frères, s’ils eussent voulu le souffrir, il ne permettait jamais qu’ils
portassent eux-mêmes son manteau et ses livres. Les débordements et les
inondations ne pouvaient l’arrêter. Il descendait de préférence dans les
couvents, se soumettant à la règle de chacun d’eux, lorsqu’ils n’étaient
pas de son Ordre. S’il n’en trouvait pas sur sa route, il choisissait de
modestes auberges, et il avait soin que personne ne se doutât de sa
qualité. Il était toujours accompagné d’un de ses Frères qu’il édifiait
par ses austérités et sa piété. «Il se réjouissait dans les
tribulations, raconte Guillaume de Montferrat; tant qu’elles duraient,
il bénissait Dieu et chantait l’_Ave Maris stella_ ou le _Veni
Creator_.» Un autre de ses compagnons, Paul de Venise, déclarait ne
l’avoir jamais vu se départir de sa sérénité, ni dans les contrariétés,
ni dans les contradictions; «parfois, ajoutait-il, il allait, par
humilité, demander l’aumône de porte en porte, comme un pauvre. A
Duliolum, tandis qu’il mendiait, on lui donna un pain entier, il le
reçut à genoux; il jeûnait tous les jours, mais avait soin que ses
Frères fussent bien servis à cause des fatigues de la route.»--«Il
passait souvent la nuit en prières, déposa Frère Frugère, dans le procès
de canonisation, et ses oraisons étaient entrecoupées de
gémissements[145].»--«Son habitude d’être avec Dieu était si puissante,
dit Lacordaire d’après les _Actes de Bologne_, qu’il ne levait presque
pas les yeux de terre. Jamais il n’entrait dans la maison où
l’hospitalité lui était accordée, sans avoir été prier à l’église, s’il
y en avait une en ce lieu-là. Après le repas, il se retirait dans une
chambre pour lire l’Évangile de saint Mathieu ou les Épîtres de saint
Paul, qu’il portait toujours avec lui. Il s’asseyait, ouvrait le livre,
faisait le signe de la croix et lisait attentivement. Mais bientôt, la
parole divine le mettait hors de lui. Il faisait des gestes comme s’il
eût parlé avec quelqu’un; il paraissait écouter, disputer, lutter; il
souriait et pleurait tour à tour; il regardait fixement, puis baissait
les yeux, puis se parlait bas, puis se frappait la poitrine. Il passait
incessamment de la lecture à la prière, de la méditation à la
contemplation; de temps en temps, il baisait le livre avec amour, comme
pour le remercier du bonheur qu’il lui donnait, et s’enfonçant de plus
en plus dans ces saintes délices, il se couvrait le visage de ses mains
ou de son capuce.»

  [145] Tous ces traits sont empruntés aux _Actes de Bologne_ qu’ont
    publiés les Bollandistes.

Dans la plupart des villes qu’il traversait, il prêchait au peuple, soit
dans les églises, soit sur les places publiques et les carrefours, et
son éloquence était si pathétique qu’elle tirait des larmes aux
auditeurs. Il apportait un soin vigilant à l’inspection des couvents de
son Ordre; il avait, avec les prieurs de chacun d’eux de longues
conférences où il se faisait exactement renseigner sur l’état de la
maison. Aux religieux, il prêchait, par son exemple, l’amour et
l’observation stricte de la règle, et il la leur expliquait dans des
entretiens familiers. «A son arrivée dans un monastère, rapporte Frère
Ventura, il ne prenait pas de repos, comme font tant d’autres; il
convoquait les religieux, leur parlait de Dieu, et leur donnait de
grands encouragements.» (_Actes de Bologne_.) Il ne négligeait pas les
affaires temporelles; quoiqu’il aimât la pauvreté volontaire et voulût
la faire aimer à ses Frères, il ne laissait pas de s’intéresser à toutes
les questions matérielles qui pouvaient promouvoir le bien spirituel
d’un couvent ou de l’Ordre tout entier. Il profitait de son passage dans
chacune de ses maisons pour apaiser les conflits, régler les
difficultés, confirmer les transactions et les contrats négociés avec
les prélats, les princes ou même les simples particuliers. Et après
avoir ainsi rempli ses devoirs de religieux et de Maître de l’Ordre, il
se retirait dans sa cellule pour y recevoir la discipline; «il se la
faisait donner avec une triple chaîne de fer, dit Frère Ventura; je le
tiens des religieux auxquels il demandait ce service.»

Huit mois à peine après son installation à Rome, saint Dominique sentit
la nécessité de visiter les couvents qui venaient de se fonder. Il
partit de Saint-Sixte, vers la fin d’octobre 1218, pour passer les fêtes
de la Toussaint auprès de ses Frères de Bologne. Datant de quelques mois
à peine, ce couvent avait besoin des conseils et des instructions du
Maître; saint Dominique les lui prodigua dans le court séjour qu’il y
fit. Il en repartit avec Frère Dominique de Ségovie et arriva bientôt à
Prouille, à Fanjeaux et dans les lieux qui avaient eu les prémices de
son apostolat.

Le monastère de Prouille traversait des épreuves qui réclamaient la
présence de son fondateur. Le prieur qui lui avait été donné, en
septembre 1217, venait de mourir, noyé dans les eaux du torrent le Blau.
Simon de Montfort, le protecteur dévoué des religieuses, avait été tué
quelques mois auparavant, sous les murs de Toulouse, et les hérétiques
faisaient chaque jour des progrès menaçants. Enfin, Alboin, abbé de
saint Hilaire, contestait au couvent la donation de l’église de
Saint-Martin de Limoux, que lui avait faite, en 1209, l’archevêque de
Narbonne, Bérenger, et par la violence, il venait d’en expulser les
représentants des Sœurs. Saint Dominique ne se troubla pas: il conféra à
Guillaume Claret la dignité de prieur et le chargea de demander à
l’archevêque de Narbonne la confirmation de la donation de Saint-Martin.
Ce fut à Prouille qu’il décida la création du couvent des Prêcheurs de
Lyon. Dans les premiers jours de décembre 1218, il envoya dans cette
ville deux Frères, Arnaud de Toulouse dont la confiance en Dieu était
aussi inépuisable que le zèle, et Romée de Llivia, «religieux simple
dans ses habitudes, humble dans son maintien, d’un abord gracieux, d’une
douceur de miel dans ses discours, bon et affable pour le
prochain[146]». Bien accueilli par l’archevêque Réginald de Forez et le
doyen du Chapitre, ils fondèrent à Fourvières l’un des plus importants
monastères de l’Ordre.

  [146] Échard, t. I, p. 160.

Peu de jours après, saint Dominique partit pour l’Espagne; il allait
revoir sa patrie, après une absence de près de quinze ans. Dans chaque
ville qu’il traversait, il prêchait, et sa parole était souvent
confirmée par des miracles. A Ségovie[147], où il se trouvait aux
environs de Noël 1218, ses prières attirèrent sur la campagne aride une
pluie ardemment désirée. Une autre fois, sa tunique sauva d’un incendie
le petit trésor de son hôtesse. «Comme il n’y avait pas encore de
couvent de l’Ordre dans cette ville, raconte Gérard de Frachet, le
serviteur de Dieu avait, pendant quelque temps, pris logement chez une
pauvre femme. Un jour, le Saint ayant trouvé un cilice très rude et
piquant, tout à fait à son goût, quitte aussitôt la tunique d’étoffe
grossière dont il s’était momentanément servi. Son hôtesse la recueille
aussitôt avec dévotion, la dépose dans un coffre avec ce qu’elle a de
plus précieux, et la garde plus soigneusement que si c’eût été la
pourpre d’un roi. Or il advint qu’un jour, pendant qu’elle était sortie,
le feu qu’elle avait omis d’éteindre, gagna sa chambre et en consuma
tous les meubles, hormis le coffre de bois où était la tunique du Saint.
Le coffre ne brûla pas, il ne fut pas même noirci par la fumée. A son
retour, stupéfaite d’un si grand miracle, la femme rendit grâce d’abord
à Dieu, puis à son hôte, le bienheureux Dominique, dont la tunique avait
préservé de l’incendie tout son petit avoir enfermé dans cette
cassette.» Avant de quitter définitivement sa patrie, Dominique alla
visiter les lieux où il avait passé les premières années de sa vie:
Gumiel d’Izan, où il avait été élevé par son oncle l’archiprêtre; Osma,
où il avait été chanoine, et où la tradition rapporte qu’il fonda un
monastère de femmes[148].

  [147] Ce fut pendant ce séjour qu’il fonda les couvents de Madrid et
    de Ségovie, et prépara la création de celui de Palencia.

  [148] Malgré la sécheresse d’un développement de ce genre, nous avons
    tenu à dresser l’itinéraire de saint Dominique de 1218 à 1221, car
    on ne saurait mieux faire pour donner une idée de l’activité qu’il
    montra, pendant les dernières années de sa vie. Nous l’avons dressé
    surtout d’après les actes publiés par le R. P. Balme dans son
    _Cartulaire de saint Dominique_.

Il traversa de nouveau les Pyrénées, vers la fin de mars 1219; car, aux
environs des fêtes de Pâques, il était à Toulouse, où il retrouvait son
fidèle ami, l’un des premiers protecteurs de son œuvre, l’évêque
Foulques. Il passa quelque temps auprès de ses religieux de Saint-Romain
prêchant dans leur église; mais il s’y fit un tel concours de peuple
qu’elle devint tout à fait insuffisante, et qu’il fallut transférer la
prédication dans le plus vaste édifice de la ville, la cathédrale
Saint-Étienne. Il est probable que de Toulouse, le Bienheureux alla
visiter encore une fois «les filles aînées de l’Ordre», les Sœurs de
Prouille; car, avec son retour dans le Toulousain coïncide le règlement
de l’affaire de Saint-Martin: jugeant au nom de son métropolitain
l’archevêque de Narbonne, Bernard de Rochefort, évêque de Carcassonne,
fit restituer aux Sœurs l’église de Limoux, le 13 avril 1219[149].

  [149] Balme, _op. cit._, t. II, p. 275.

Le Saint avait hâte de visiter la maison de Saint-Jacques de Paris, qui
se développait si rapidement, et sur laquelle il comptait tant pour
l’extension de l’Ordre. Il prit pour compagnon de route Bertrand de
Garrigue, «l’émule de sa sainteté et de sa dévotion», et il partit après
les fêtes de Pâques. Dans ses voyages, raconte Étienne de Salagnac[150],
«le bienheureux Père visitait fréquemment et volontiers les lieux de
prière et les reliques des saints; il n’y passait pas comme un nuage
sans pluie, mais souvent, pour prolonger ses oraisons, au jour il
ajoutait la nuit. Sur la route de Toulouse à Paris, il rencontra un
centre de pèlerinage alors universellement fréquenté, le sanctuaire de
Notre-Dame de Rocamadour; il s’y arrêta, y passa une nuit en prières, et
se remit en route le lendemain, récitant par le chemin, avec son
compagnon, les psaumes et les litanies... Toujours à pied, il se dirigea
de là sur Orléans, en compagnie de pèlerins allemands, qui revenaient,
eux aussi, de Rocamadour. «En un certain endroit[151], raconte Gérard de
Frachet, ces étrangers les invitent généreusement à partager leur
nourriture, et il en est de même pendant quatre jours consécutifs. Sur
la route, le Bienheureux dit à son compagnon: «Frère Bertrand, j’ai sur
la conscience de voir que nous moissonnions le temporel de ces pèlerins,
sans pouvoir semer en eux le spirituel. Si donc vous le voulez,
mettons-nous à genoux, et demandons à Dieu la grace d’entendre et de
parler leur langue, afin que nous leur prêchions le Seigneur Jésus.»
Aussitôt, ils le font, et à la grande surprise de tous, ils se mettent à
parler distinctement allemand, de telle sorte que, pendant quatre autres
jours, marchant ensemble, ils s’entretinrent du Seigneur Jésus. A
Orléans, les pèlerins suivirent la route de Chartres et laissèrent
Dominique et Bertrand sur celle de Paris, après avoir pris congé d’eux
et s’être recommandés à leurs prières. Le lendemain, le bienheureux Père
dit à son compagnon: «Voici que nous arrivons à Paris; si les Frères
apprennent le miracle que le Seigneur a fait, ils nous regarderont comme
des saints, tandis que nous ne sommes que des pécheurs; et s’il vient
aux oreilles des gens du monde, notre humilité courra de grands risques;
c’est pourquoi, je vous défends d’en parler à personne avant ma mort.»
Frère Bertrand lui obéit; mais, après sa mort, il en fit la confidence à
de pieux Frères.

  [150] Balme, _op. cit._, t. II, p. 286.

  [151] Gérard de Frachet, _Vitæ fratrum_ (éd. Cormier), p. 59; cité par
    le P. Balme et Lacordaire.

Arrivé au couvent de Saint-Jacques, en juin 1219, Dominique y trouva
plus de trente religieux, réunis sous la direction de Mathieu de France
et de Michel de Fabra. Il présida à de nouvelles professions. Il reçut
Guillaume de Montferrat, qu’il avait précédemment rencontré à Rome chez
le cardinal Hugolin, et qui, après avoir étudié à l’Université de Paris,
venait lui demander l’habit des Prêcheurs; Henri le Teutonique, qui,
poussé dans l’Ordre par une vision surnaturelle, devait plus tard se
consacrer à la controverse contre les Juifs et aux missions d’outre-mer.
A Saint-Jacques, comme dans tous les couvents où il s’arrêtait,
Dominique donna des conférences aux religieux et aux novices; les
étudiants étaient admis à celles du soir ou de l’après-midi. Dans l’une
d’elles, il leur raconta l’entrée dans l’Ordre de leur ancien
professeur, le bienheureux Réginald. Parmi les jeunes gens qui les
suivirent, il faut mentionner Jourdain de Saxe. Maître ès arts,
bachelier en théologie, sous-diacre, il poursuivait ses études à
l’Université. Il ne tarda pas à subir l’ascendant de saint Dominique et
à se placer sous sa direction spirituelle; il voulut, raconta-t-il plus
tard, se confesser à lui, et, sur ses conseils, il reçut le diaconat. Il
devait, au carême suivant (mars 1220), recevoir l’habit des Prêcheurs,
et succéder, bientôt après, au Bienheureux, dans la charge de Maître
général.

Ce fut pendant le séjour de saint Dominique à Paris, et sans doute
d’après ses ordres, que les religieux de Saint-Jacques essaimèrent pour
aller à Limoges, Reims, Metz, Poitiers, Orléans, fonder de nouveaux
couvents. Pierre Seila reçut formellement de lui la mission de propager
l’Ordre à Limoges: «Il allègue son ignorance, la pénurie de livres où il
se trouve, puisqu’il ne possède qu’un cahier des Homélies de saint
Grégoire: «Va, mon fils, va avec confiance, lui répond le Maître. Deux
fois par jour, tu me seras présent devant Dieu. N’hésite pas, tu
gagneras au Seigneur bien des âmes, et tu produiras beaucoup de fruits.»
C’est avec la même confiance que, deux ans plus tôt, le Saint avait
procédé, à Prouille, à la dispersion de ses religieux.

Après un séjour de plusieurs semaines à Paris, il prit pour compagnon de
route Guillaume de Montferrat et le convers Frère Jean, et repartit pour
l’Italie. Il est assez difficile de préciser l’itinéraire que suivirent
à pied les voyageurs; d’après certaines traditions, ils se seraient
arrêtés à Châtillon-sur-Seine et à Avignon, longeant ainsi les vallées
de la Seine, de la Saône et du Rhône, pour passer dans celle du Pô par
le mont Genèvre. Un récit de Gérard de Frachet mentionne, au contraire,
la traversée des Alpes lombardes, ce qui suppose un trajet par Genève,
l’abbaye de Saint-Maurice, le Simplon et la vallée du Tessin. Des
traditions locales rapportent à ce voyage de saint Dominique la
fondation de plusieurs couvents piémontais ou lombards; en particulier
de ceux d’Asti et de Bergame. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il passa
quelques jours à Milan, où il reçut, encore une fois, l’hospitalité des
chanoines de Saint-Nazaire. Selon son habitude, il profita de ce court
séjour pour prêcher, et il gagna à son Ordre trois jurisconsultes de
grand mérite, Amizo de Solaro, Guy de Sesto et Roger de Merato.

De Milan, saint Dominique se rendit à Bologne, où il parvint, en juillet
1219[152], huit mois après l’avoir quittée pour la France et l’Espagne.
Il y resta assez longtemps pour former les religieux qu’il destinait à
de nouvelles fondations, et après les avoir dispersés en Lombardie, à
Milan, Bergame, Asti, Vérone, Florence, et Plaisance, il se rendit à
Viterbe, à la cour pontificale. Après un court séjour à Florence, dont
il visita le couvent, de date récente, et où il reçut de nouvelles
professions, il arriva auprès du Pape, au mois de novembre 1219.
Honorius III lui témoigna sa bienveillance accoutumée, lui donnant, le
15 novembre, de nouvelles bulles pour l’extension de l’Ordre en Espagne,
tranchant au profit des Prêcheurs le conflit qui s’était élevé à Paris
entre le chapitre de Notre-Dame et le couvent de Saint-Jacques (1er
décembre-11 décembre 1219); leur confirmant, à Rome, la possession de
l’église Saint-Sixte (17 décembre), et félicitant par des lettres
chaleureuses tous ceux qui, à Bologne, à Paris, en Espagne, favorisaient
les fondations dominicaines (février-mars 1220). De Viterbe, saint
Dominique alla à Rome, aux approches des fêtes de Noël 1219, pour
préparer le transfert des religieux à Sainte-Sabine; il revint, au
commencement de mai 1220, à Viterbe, où le Pape lui donna des lettres de
recommandation pour l’archevêque de Tarragone, et, vers le 12 mai, se
dirigea sur Bologne, où il allait présider le chapitre général, convoqué
pour les fêtes de la Pentecôte.

  [152] Ce fait, absolument certain, démontre la fausseté de la
    tradition rapportée par Wadding (_Annales Fratrum Minorum_, an.
    1219) d’après laquelle saint Dominique se serait rencontré, encore
    une fois, avec saint François, au Chapitre franciscain des Nattes,
    tenu à la Portioncule, près d’Assise, pendant les fêtes de la
    Pentecôte 1219.

Cette importante assemblée retint le Saint dans la ville pendant la fin
de mai et les premiers jours de juin; elle le laissa ressaisi plus que
jamais par la fièvre de la prédication. La Lombardie lui offrait un
champ d’action aussi vaste qu’autrefois le Languedoc. En la parcourant,
à son retour de France, il s’était effrayé des progrès qu’y avaient
faits l’hérésie et l’indifférence religieuse. La richesse de ses villes,
en développant le luxe, alimentait aussi les mauvaises mœurs; par Venise
et les autres ports de l’Adriatique, elle recevait, en même temps que
les denrées, les doctrines hétérodoxes de l’Orient. Enfin, depuis déjà
plusieurs siècles, les grandes cités du nord de l’Italie avaient
témoigné de la méfiance contre l’autorité pontificale, soit lorsque les
archevêques de Milan s’étaient élevés contre les réformes, cependant si
nécessaires, de Grégoire VII; soit lorsque de Brescia étaient parties
les protestations irritées d’Arnaud contre le pouvoir temporel des Papes
et des évêques. L’hérésie des Cathares et des Patarins s’était
développée dans ces grands centres; c’était là que les Parfaits et les
faidis du comté de Toulouse venaient prendre leurs inspirations. Les
registres de l’inquisition toulousaine de la première moitié du
treizième siècle mentionnent des relations continues entre les
Manichéens de France et ceux de Lombardie.

Après avoir employé dix ans de sa jeunesse à combattre les Albigeois,
saint Dominique voulut consacrer son âge mûr à prêcher la vérité aux
hérétiques lombards, surtout lorsque le Chapitre général lui eut donné
la conviction que son Ordre était définitivement établi et organisé. Il
dut faire part de ses projets au Pape, avant son départ pour Bologne;
car, le 12 mai 1220, Honorius III écrivait à ce sujet une lettre dont
saint Dominique était certainement l’inspirateur. Il ordonnait à
plusieurs religieux des abbayes ou prieurés de Saint-Victor, de Sillia,
de Mansu, de Flore, de Vallombreuse, et d’Aquila, de se livrer à la
prédication dans les différentes provinces de l’Italie, sous la
direction du Maître général des Prêcheurs[153]. «Puisqu’il estime, leur
écrivait-il, que vous obtiendrez d’excellents fruits, en utilisant, au
profit du prochain, la grâce de prédication que la Providence vous a
départie, nous vous mandons et vous ordonnons d’aller avec ce même
Dominique annoncer la parole de Dieu à qui il jugera expédient, afin
qu’à la lumière de la vérité, que vous leur prêcherez, les égarés en
reprennent le droit chemin... Nous vous donnons au dit Frère pour que
vous soyez, sous l’habit propre de votre Ordre, ses coopérateurs dans le
ministère de la divine parole.»

  [153] Balme, _op. cit._, t. III (sous presse).

Honorius III voulait donc créer pour l’Italie, sous la direction de
saint Dominique, une grande mission analogue à celle que les abbés
cisterciens avaient organisée dans le Languedoc, en 1204.
Malheureusement, ce plan resta à l’état de projet. Du moins, le Maître
général des Prêcheurs chercha-t-il à le mettre à exécution avec le seul
concours de ses Frères. Après le Chapitre de Bologne, il partit pour la
Lombardie, emmenant plusieurs de ses religieux, et il consacra à
l’évangélisation de ces pays l’effort de la dernière année de sa vie.
Nous le trouvons à Milan, le 11 juin, fête de saint Barnabé; il y fut
retenu par des accès de fièvre. A peine guéri, il parcourut
successivement le Parmesan, Modène, où il reçut dans l’Ordre Albert
Bosquet, Mantoue, Vérone, Padoue, où il donna l’habit à Jean de Vicence,
Crémone, où il se rencontra avec son émule et ami saint François.

Il alla passer à son couvent de Bologne les fêtes de l’Assomption, et il
trouva l’occasion de donner à ses religieux une nouvelle leçon sur
l’esprit de pauvreté. En son absence, le procureur, Frère Raoul, avait
voulu agrandir les cellules qu’il trouvait, d’ailleurs avec raison,
incommodes et insuffisantes; il les avait fait élever d’une coudée.
Lorsque, à son retour, Dominique vit ce changement, il en fut
scandalisé; il reprit sévèrement le procureur et les autres religieux,
et leur dit en pleurant: «Hélas! êtes-vous si pressés de quitter la
pauvreté et d’édifier de magnifiques palais!» Sur son ordre, les travaux
furent arrêtés, et ils restèrent inachevés jusqu’à sa mort[154].

  [154] _Actes de Bologne_.

Vers la fin du mois d’août, il reprit ses prédications dans les Romagnes
et en Lombardie. Il visita tour à tour Forli, Faenza, Brescia, Bergame,
et il fit un nouveau séjour à Florence, où ses sermons dans l’église
Saint-Gal produisirent de nombreux fruits. Nous avons peu de détails
authentiques sur ces missions. Le confesseur de sainte Catherine de
Sienne, Raymond de Capoue, écrivait, à la fin du quatorzième siècle, que
plus de cent mille hérétiques furent convertis par les enseignements et
les miracles du saint, et que ce fut démontré dans le procès de
canonisation. Ce témoignage, d’un âge postérieur, est le seul qui nous
rapporte des résultats aussi merveilleux.

De Florence, saint Dominique retourna à Rome. Il y arriva au
commencement de décembre 1220 et y resta jusqu’aux premiers jours de mai
1221. Comme toujours, il profita de la faveur pontificale pour
consolider encore l’Ordre des Prêcheurs, en lui obtenant de nouveaux
privilèges, et pour assurer la perpétuité des couvents romains. Trois
bulles consécutives, datées du 18 janvier, du 4 février et du 29 mars,
recommandèrent de nouveau les Dominicains aux prélats de l’Église
universelle. La dernière mérite une mention spéciale, parce qu’elle nous
prouve la faveur croissante dont jouissaient les Prêcheurs auprès des
peuples. Le Pape était obligé de dénoncer les personnes qui, pour capter
la confiance des fidèles, feignaient d’appartenir à l’Ordre: «parce que
le vice prend quelquefois les dehors de la vertu, et que l’ange des
ténèbres se transfigure souvent en ange de lumière, nous vous
avertissons et vous ordonnons par ces présentes, que, si des inconnus,
se disant faussement de l’Ordre des Frères Prêcheurs, sous prétexte de
vous annoncer la parole de Dieu, viennent faire parmi vous des quêtes,
qui tournent au préjudice ou au déshonneur des vrais apôtres de la
pauvreté, vous ayez soin de les faire arrêter et sévèrement punir comme
imposteurs[155].»

  [155] _Cartulaire de saint Dominique_, t. III (sous presse).

A Rome, saint Dominique rencontra l’ami des premiers temps, l’évêque de
Toulouse, Foulques. «Combien dut être douce la conversation de ces deux
hommes! dit à ce sujet Lacordaire. Dieu avait couronné par un succès
inouï tant de vœux saints qu’ils avaient formés ensemble; ils voyaient
l’office de la prédication relevé dans l’Église par un Ordre religieux,
déjà répandu d’un bout de l’Europe à l’autre, eux qui avaient parlé tant
de fois de la nécessité de rétablir l’apostolat! La part qu’ils avaient
eue à ce grand ouvrage ne les tentait point d’orgueil, mais ils
sentaient avec plus de joie la gloire de l’Église, parce qu’ils avaient
senti ses maux avec plus de douleur[156].» Ils profitèrent du hasard qui
les avait réunis, pour terminer à l’amiable le désaccord qui s’était
élevé entre eux au sujet des dîmes; saint Dominique renonça à celles que
Foulques lui avait jadis données, et, en échange, Foulques céda à
l’Ordre l’église de Notre-Dame de Fanjeaux, qui dans la suite fut
assignée au monastère de Prouille (17 avril 1221).

  [156] _Vie de saint Dominique_, p. 287.

En même temps, le Bienheureux veillait aux intérêts de ses chères
religieuses romaines. A sa requête, Honorius III, par une bulle du 25
avril 1221, réunit au monastère de Saint-Sixte les biens de Sainte-Marie
au delà du Tibre, de Sainte-Bibiane et de tous les couvents dont les
sœurs avaient été transférées à Saint-Sixte. D’autre part, Dominique
recueillit pour elles d’importantes aumônes; un riche Romain, maître
Cencius Rampazoli, leur abandonna, par son intermédiaire une somme de
mille quatre-vingt-dix livres[157].

  [157] Bollandistes, _Acta SS._, 4 août.

Cependant, le second chapitre général de l’Ordre devait se réunir, comme
l’année précédente, à Bologne, pendant les fêtes de la Pentecôte (30 mai
1221). Saint Dominique s’y rendit pour présider aux travaux de
l’assemblée. Il fit encore un voyage, en juin 1221, pour aller retrouver
à Venise le cardinal Hugolin. Ce fut le dernier; de retour à Bologne, il
sentit les atteintes de la maladie qui devait mettre fin à la fois à son
activité et à sa vie.




CHAPITRE VII

ORGANISATION DE L’ORDRE DOMINICAIN.


Il serait difficile d’imaginer un temps plus rempli que les quatre
dernières années de saint Dominique (1218-1221). Voyages, fondations et
visites de monastères, prédications, négociations avec le Pape, les
prélats et les princes, envois de missionnaires dans les régions les
plus lointaines, occupaient successivement, et souvent à la fois, son
zèle infatigable. On se demande comment un seul homme pouvait faire face
à des soucis si nombreux et si variés; et cependant, à ces multiples
occupations, il faut ajouter celles que donnèrent au Saint l’événement
capital de chacune de ses deux dernières années, la tenue des Chapitres
généraux de 1220 et de 1221.

En se dispersant après l’assemblée de Prouille, en août 1217, les
religieux n’avaient d’autre règle que celle de saint Augustin, à
laquelle étaient venues se joindre les ordonnances particulières
édictées par saint Dominique selon les circonstances. Mais, à mesure que
l’Ordre grandissait, se faisait sentir le besoin de lui donner une
constitution générale, en coordonnant tous ces règlements épars. Sur
plusieurs points, de graves divergences s’élevaient entre les Frères; il
était urgent, pour éviter toute division, de faire trancher ces
difficultés par une assemblée souveraine. Malgré les pleins pouvoirs
qu’il avait reçus du Saint-Siège, le Bienheureux ne voulut pas légiférer
sans ses frères; et ce fut afin de prendre leurs conseils qu’il les
convoqua en assemblée générale, à Bologne, pour le jour de la Pentecôte
1220. Aucun texte ne nous donne le nom des Pères qui prirent part à ces
premières grandes assises de l’Ordre; il est probable que chaque couvent
envoya le prieur, assisté de l’un de ses religieux. Revêtu depuis peu de
temps de l’habit dominicain, Jourdain de Saxe y représenta avec Mathieu
de France, sans doute, la maison de Paris.

La première séance fut marquée par une scène des plus émouvantes. «Les
Frères étaient à peine réunis, raconte Thierry d’Apolda[158], que le
serviteur du Christ, Dominique, leur dit: «Je suis un religieux relâché
et inutile, je mérite d’être déposé.» Et ainsi s’humilia devant tous
celui qui les dépassait tous par sa sainteté et son autorité. Comme ils
ne voulurent pas accepter cette abdication, il décida, avec leur
consentement, que désormais on choisirait des _définiteurs_, qui
seraient revêtus de pleins pouvoirs sur l’Ordre, pendant la durée du
Chapitre.» Dès qu’ils furent nommés, le Maître général s’effaça devant
eux: «tant que dura l’assemblée, il fut comme l’un de ses frères, ne
restant le premier que pour l’abstinence, les veilles, les jeûnes, les
macérations, ne s’élevant au-dessus de tous que par la sainteté et
l’humilité.»

  [158] Bolland., _Acta SS._, 4 août.

Nous ne savons presque rien sur les délibérations de ce Chapitre. Nous
ne possédons pas même les constitutions qui y furent votées. Les plus
anciennes que nous ayons, sont celles qui furent promulguées, en 1228,
par Jourdain de Saxe, et revisées, plus tard, par saint Raymond de
Pennafort. Cependant, si nous en croyons l’historien dominicain Bernard
Gui, la plupart des observances de l’Ordre furent réglées dès 1220[159].

  [159] «Multa etiam fuerunt statuta ibidem, quae usque hodie in Ordine
    observantur.» (Martène, _Amplissima collectio_, t. VI, p. 403.)

Elles n’étaient pas nouvelles de tous points. Outre qu’elles étaient
inspirées par la règle de saint Augustin, elles rappelaient aussi celles
de plusieurs grands Ordres religieux, que les circonstances avaient fait
connaître à saint Dominique. Déjà Humbert de Romans signalait, vers
1240, les emprunts faits par les Prêcheurs aux constitutions des
Prémontrés: «Rien n’est plus juste, ajoutait-il, et plus opportun que
cette préférence; car les Prémontrés ont réformé et perfectionné la
règle de saint Augustin, comme les Cisterciens celle de saint Benoît.
Ils sont dans cet Ordre au premier rang, par l’austérité de leur vie, la
beauté des observances, le gouvernement d’une multitude de Frères au
moyen de Chapitres généraux et de visites canoniques. De là vient que le
Bienheureux Père Dominique et les siens, n’ayant pu obtenir du Souverain
Pontife la règle stricte et nouvelle qu’ils avaient désirée dans leur
ferveur, se décidèrent à emprunter aux institutions de saint Norbert
tout ce qu’ils y découvrirent d’austère, de beau, de discret, tout ce
qu’ils estimèrent conforme à leur but[160].» Les _Us et coutumes_ de
Cluny et les institutions cisterciennes fournirent aussi quelques traits
à la règle dominicaine.

  [160] Cf. dans le _Cartulaire de saint Dominique_, t. II, p. 23, la
    comparaison intéressante qu’établit le R. P. Balme entre les
    Constitutions des Prémontrés et celle des Dominicains.

Avant de procéder à sa rédaction, saint Dominique voulut préserver les
religieux contre une observance judaïque de ses prescriptions, faisant
ainsi preuve d’une réelle largeur d’esprit. «Le Bienheureux Dominique,
dans le Chapitre de Bologne, pour la consolation des Frères faibles et
pusillanimes, déclara que même les règles n’obligent pas toujours
jusqu’au péché, et que s’il croyait qu’il en fût ainsi, il voudrait
aller par tous les cloîtres les lacérer toutes avec son couteau»; et
Maître Humbert ajoutait: «C’est le Frère qui l’a entendu de la bouche du
Saint, qui me l’a répété[161].» Cependant, nous savons combien saint
Dominique aimait la régularité, et avec quels scrupules il observait
lui-même les constitutions de son Ordre!

  [161] _Ibidem_, t. II, p. 20.

Un texte liturgique de l’Office de saint Dominique résume à merveille
l’esprit de sa règle: «_Virum canonicum auget in apostolum_: il a voulu
élever le chanoine à la dignité et aux fonctions d’apôtre.» Cherchant de
son côté à définir son Ordre, Étienne de Salagnac arrivait à cette
conclusion que le vrai Dominicain est «chanoine par sa profession, moine
par l’austérité de sa vie, apôtre par l’office de la prédication».

Chanoines réguliers, les Prêcheurs l’étaient par leurs observances
religieuses. Saint Dominique tenait à leur présence au chœur; Étienne
d’Espagne, dans sa déposition, nous le montre «assistant à l’office avec
eux, et allant de chaque côté du chœur, pour les exciter à chanter à
pleine voix et dévotement[162]». «Aussitôt éveillés, les Frères, en se
levant, se mettront à réciter ensemble les Matines de la Très Sainte
Vierge, selon le temps, et ensuite, ils iront au chœur.» C’est également
au chœur que devaient se dire publiquement les différentes Heures
canoniales, depuis les Matines, qui étaient chantées la nuit, jusqu’aux
Complies, qui étaient immédiatement suivies du coucher; au chœur, que
devait se célébrer la messe conventuelle, distincte des messes privées,
dites par chacun des religieux prêtres. D’ailleurs, ces prières communes
ne dispensaient pas des «saintes méditations et des prières intimes
qu’il convient de propager, et dont on ne doit jamais se relâcher; car
une telle dévotion est le signe manifeste de la sainteté.» Pour les
provoquer, dit Galvano Fiamma[163], «il y avait dans chaque cellule les
images de la bienheureuse Vierge et du Crucifix, afin que, priant,
occupés à l’étude ou se reposant, les religieux pussent les contempler
et en être vus d’un regard miséricordieux; car l’image du divin Crucifié
est le livre de vie ouvert, sur lequel il nous faut souvent lever les
yeux et d’où nous viendra le secours d’en haut.»

  [162] _Actes de Bologne_.

  [163] Balme, _op. cit._, t. II, p. 23 et suiv.

Moines, les Prêcheurs l’étaient par leurs trois vœux de chasteté,
d’obéissance et de pauvreté. Saint Dominique tenait beaucoup à la
pratique du premier; il était sévère pour les religieux dont la pureté
pouvait être menacée par l’ombre d’une tentation; par de rudes
disciplines, il chassait victorieusement de leur corps le démon
impudique. Il veilla, avec le même zèle, à maintenir dans l’Ordre
l’habitude de l’obéissance, et il y réussit facilement, grâce à
l’ascendant irrésistible que lui donnaient son caractère et sa sainteté.
Mais par-dessus tout, il tenait à l’esprit de pauvreté, ressemblant en
cela aux grands fondateurs d’Ordres qui l’avaient précédé. Pour saint
Benoît, le crime irrémissible du moine est le crime de propriété; et son
disciple, saint Grégoire le Grand, montre, dans ses _Dialogues_, par des
exemples terribles, combien la violation de la pauvreté monastique est
détestée de Dieu. Saint Dominique poursuivit, de son côté, d’une haine
toute particulière, le «vice de propriété». Le religieux qui acceptait
un don personnel, quelque minime qu’il fût, était soumis aux peines les
plus sévères. «Un Frère de Bologne, raconte Gérard de Frachet[164],
avait reçu sans permission une pièce d’étoffe, d’ailleurs sans prix; dès
qu’il le sut, Réginald ordonna de le discipliner en chapitre, puis de
brûler l’étoffe dans le cloître, en présence de tout le couvent. Comme,
loin de reconnaître sa faute et de s’humilier, le coupable murmurait,
l’homme de Dieu ordonna aux religieux de le préparer de force à la
discipline. Puis, levant au ciel des yeux pleins de larmes, il dit:
«Seigneur Jésus, qui avez donné à votre serviteur Benoît de chasser, par
la discipline, du cœur d’un de ses moines, l’action du démon, faites que
par la vertu de cette discipline, l’âme de ce Frère soit délivrée de la
tentation diabolique.» Il administra ensuite au coupable une discipline
tellement forte que les autres religieux ne pouvaient s’empêcher de
pleurer. Mais le moine, les yeux en larmes, lui dit: «Merci, mon Père,
parce qu’en vérité, vous avez chassé de mon corps le démon!» puis il
devint un Frère humble et bon.

  [164] _Vitæ Fratrum_ (éd. cit.), p. 152.

Ce n’était pas seulement aux individus que saint Dominique voulait
imposer la pauvreté; c’était aussi aux couvents. Quoi qu’on en ait dit,
le fondateur des Prêcheurs partageait sur ce point la manière de voir de
saint François. C’était un Ordre de Mendiants qu’il voulait fonder, lui
aussi, un Ordre qui posséderait tout au plus de modestes abris pour ses
religieux, s’abandonnant pour tout le reste à la Providence de Dieu et à
la charité des hommes.

Mais de tous les vœux monastiques, celui qui semble le plus difficile à
tenir est le vœu de pauvreté. Rares sont les Ordres qui ont conservé, au
cours de toute leur histoire, la pauvreté de leurs origines, la
pratiquant en particulier et en commun; nombreux, au contraire, sont
ceux pour lesquels la richesse a été une cause irrémédiable de décadence
et de mort. Les Franciscains eux-mêmes n’ont pas échappé toujours à la
contagion de l’or, malgré le mariage mystique de leur Père avec la
Pauvreté. Aussi, n’est-il pas étonnant que, sur ce point, saint
Dominique ait rencontré, au sein même de son Ordre, les plus vives
oppositions. D’après un chroniqueur bolonais du quinzième siècle, le
Dominicain Borselli[165], ce fut précisément pour les réduire, qu’il
convoqua le chapitre général de 1220. «En ces temps-là, les Frères qui
étaient dans les pays de Toulouse et d’Albi, méprisant l’habit qu’avait
révélé la Bienheureuse Vierge Marie, adoptèrent l’usage du surplis; ils
faisaient de grandes dépenses, voyageaient à cheval, se souciant peu des
actes et des paroles du bienheureux Dominique. Lorsque Honorius III
l’apprit, il donna au Saint pleins pouvoirs sur tout l’Ordre. Alors
saint Dominique donna une attention toute particulière à la pratique de
la pauvreté, et ce fut pour la répandre, qu’il convoqua à Bologne, en
Chapitre général, tous ses frères.»

  [165] On pourra objecter que le témoignage de Borselli est postérieur
    de plus de deux cents ans aux faits qu’il rapporte. Il est cependant
    précieux parce qu’il s’accorde, en les précisant, avec certains
    témoignages plus anciens, tels que ceux de Gérard de Frachet,
    Bernard Gui, les _Actes de Bologne_, qui mentionnent tous le goût
    tout particulier qu’avait Dominique pour la pauvreté, et laissent
    deviner facilement les oppositions qu’il rencontra chez les siens
    pour la réalisation de cet idéal. D’ailleurs, il ne faut pas oublier
    que Borselli était religieux du couvent même de Bologne, et qu’il a
    soin d’avertir le lecteur qu’il écrit d’après des documents anciens,
    tirés des archives du monastère.

Il leur avait, en même temps, formellement défendu de recevoir des
biens-fonds, leur faisant un devoir d’aliéner ou de donner aux
monastères de femmes ceux qu’ils avaient déjà. Plusieurs religieux du
midi de la France vinrent à Bologne et, si nous en croyons Borselli, ils
avaient l’intention d’y protester contre les ordonnances draconiennes de
leur Maître, et même, s’il le fallait, d’interjeter appel contre elles
devant la Curie romaine. Ils arrivèrent avec des bourses bien garnies et
sur de riches montures, qu’ils eurent soin de dissimuler dans les
hôtelleries de la ville, avant de paraître devant saint Dominique. Mais
dès que celui-ci l’apprit, il leur enleva tout l’argent qu’ils avaient
apporté, fit faire des recherches minutieuses dans toutes les auberges
de Bologne pour y retrouver et confisquer les montures, qu’il mit à
l’encan sur la place publique; le prix qu’on en retira servit à la tenue
du Chapitre général.

Dès les premières séances, saint Dominique fit renouveler par
l’assemblée l’interdiction des biens-fonds: «les Frères décidèrent de ne
point avoir de possessions immobilières, de peur que l’office de la
prédication ne fût entravé par le soin de biens terrestres; il leur plut
de n’avoir désormais que des revenus.» Ils ne conservèrent que leurs
maisons conventuelles et leurs églises. Un citoyen de Bologne, Odéric
Gallitiani, avait donné un domaine au couvent de cette ville; on le lui
rendit et l’acte de donation fut déchiré par le Maître, devant le
chapitre.

Saint Dominique, d’après Borselli, aurait voulu faire plus encore. Du
moment qu’il lui était impossible d’amener les religieux à vivre non de
revenus, mais d’aumônes, au jour le jour, il aurait au moins voulu
interdire aux clercs l’administration temporelle des couvents, pour les
vouer uniquement à l’étude, à la méditation, et à la prédication. Il
proposa formellement d’abandonner aux convers la gestion financière des
monastères. Les autres religieux s’y opposèrent, alléguant, non sans
raison, que pour avoir agi ainsi, les profès de l’Ordre de Grammont
étaient opprimés par les frères lais, qui ne voulaient leur rendre
compte ni de leurs recettes ni de leurs dépenses, n’acceptaient pas
d’être repris et prétendaient même les enseigner et les corriger. On
décida que les Frères auraient la haute main même sur les questions
matérielles, et que, s’ils en confiaient la gestion à des convers,
ceux-ci seraient tenus d’en rendre compte[166]. Sur ce point encore,
saint Dominique dut faire des concessions au chapitre et sacrifier, en
partie, son idéal de pauvreté absolue.

  [166] «Ordinatum est ut conversi singulis suis majoribus rationem
    reddant _et agantur potius quam agant_.»

Du moins fit-il rendre des ordonnances précises pour que la vie
conventuelle fût modeste. «On décida, dit Borselli, que les Frères
auraient des maisons d’humble apparence, des vêtements sans prix, des
cellules étroites, sans portes de bois.»--«Nos Frères, disent les
constitutions primitives, auront des demeures humbles et modestes, de
telle sorte que les murs n’aient pas plus de douze pieds d’élévation,
vingt avec l’étage supérieur[167].»

  [167] Nous empruntons ces citations de la Chronique, en grande partie
    inédite, de Borselli, conservée à la bibliothèque universitaire de
    Bologne, aux _Analecta Ordinis Prædicatorum_, publiés par le R. P.
    Mothon, vol. III, p. 608.

Le lieu saint, lui aussi, devait présenter le même caractère de
pauvreté; et à ce sujet, saint Dominique reprit, pour son Ordre, les
austères règlements que saint Bernard avait donnés aux Cisterciens.
L’église devait être d’une hauteur modeste, ne pouvant jamais dépasser
trente pieds; le toit n’était point supporté par une voûte de pierre,
mais par une simple charpente; les marbres et les mosaïques en étaient
sévèrement exclus. «Il mit tous ses soins, déclara Frère Amizo[168], à
ce qu’il ne s’y trouvât ni étoffes de soie ou de pourpre, même sur
l’autel, ni vases d’or ou d’argent, sauf les calices.»

  [168] _Actes de Bologne_.

Hors du couvent, la pauvreté des religieux devenait encore plus
rigoureuse. Il leur était interdit d’aller à cheval, ils partaient sans
argent, et devaient vivre d’aumônes. Lorsque le prieur recevait un
novice, il l’instruisait tout spécialement de cette coutume austère.
«Saint Dominique ne manquait jamais de rappeler à ses Frères qu’ils
appartenaient à un Ordre mendiant et que, de la charité publique, devait
provenir non seulement leurs ressources générales mais encore leur pain
quotidien.»

La règle du silence est par excellence une règle monastique. Saint
Dominique l’avait recommandée d’une manière toute particulière aux
religieuses de Madrid; il l’imposa à tous les couvents de l’Ordre; en
dehors de certaines heures prévues, le silence le plus absolu devait
être gardé par les Frères.

Le jeûne et les abstinences, dès les temps du pape Pelage, étaient, avec
la prière et la paix, l’essence de la vie monacale. Saint Dominique fit
prendre à ce sujet des décisions rigoureuses par le Chapitre général de
Bologne. Il fut ordonné que l’on jeûnerait de «la fête de l’Exaltation
de la Sainte Croix (14 septembre) jusqu’à Pâques et aussi tous les
vendredis[169].» L’abstinence était perpétuelle. «Jamais, dit Frère
Ventura, même en voyage, le Saint ne mangeait ni viande ni mets
assaisonnés au gras, et il l’a fait observer à ses Frères.» Une seule
exception était faite en faveur des malades et des vieillards, qui
pouvaient se nourrir de viandes ou rompre le jeûne, à l’infirmerie. Les
religieux qui les servaient devaient eux-mêmes observer rigoureusement
la règle, comme le prouve cette histoire racontée par Gérard de Frachet.
«Un jour, dit-il, il y avait à Bologne un Frère infirmier qui parfois,
et sans permission, mangeait les restes des viandes servies aux malades;
or, saisi par le démon, il se met à pousser des cris lamentables. Le
Bienheureux Père accourt, et, plein de compassion pour celui qui est si
horriblement tourmenté, il reproche au démon d’avoir ainsi envahi le
corps de l’un de ses fils. Le diable s’excuse et dit: «Il l’a mérité,
car il mangeait en cachette des viandes destinées aux infirmes,
contrairement à ce que prescrivent tes constitutions[170].» Hors des
repas, il était absolument interdit de rien prendre sans permission,
fût-ce un verre d’eau[171].

  [169] Borselli: «Item, jejunium a festo S. Crucis usque ad Pascham et
    jejunium feria sexta tenendum statuerunt.»

  [170] C’est à dessein que nous rapportons plusieurs de ces histoires
    diaboliques, que l’on trouve en si grand nombre dans l’histoire des
    Ordres religieux; elles nous permettent souvent de nous rendre un
    compte exact de l’idéal monastique, en nous signalant les
    manquements que subissait parfois la règle.

  [171] Borselli: «interdixerunt omnem potum extra prandium».

Tous les manquements à la règle devaient être avoués par le coupable,
devant tous ses frères, réunis au Chapitre de la coulpe; ils étaient
punis aussitôt par le prieur. Un récit, qui semble un apologue, nous
montre combien saint Dominique tenait à cette pratique, imitée
d’ailleurs de plusieurs autres Ordres monastiques antérieurs. «Un jour,
raconte Thierry d’Apolda, le Saint, comme une sentinelle vigilante,
faisait le tour de la cité de Dieu; il rencontra le démon qui rôdait
dans le couvent comme une bête dévorante, il l’arrêta et lui dit:
«Pourquoi rôdes-tu de la sorte?--A cause du bénéfice que j’y trouve»,
répondit le démon. Le Saint lui dit: «Que gagnes-tu au dortoir?»--«J’ôte
aux Frères le sommeil, répondit le démon, je leur persuade de ne point
se lever pour l’office, et quand cela m’est permis, je leur envoie de
mauvais songes et des illusions.» Le Saint le conduisit au chœur et lui
dit: «Que gagnes-tu dans ce saint lieu?» Il répondit «Je les fais venir
tard, sortir tôt et s’oublier eux-mêmes.» Interrogé à propos du
réfectoire, il demanda de son côté: «Qui ne mange plus ou moins qu’il ne
faut?» et au parloir, il dit en riant: «Voici mon domaine: c’est le lieu
des rires, des vains bruits, des paroles inutiles.» Mais quand il fut au
Chapitre, il voulut s’enfuir en disant: «Ce lieu m’est en exécration,
j’y perds tout ce que je gagne ailleurs; c’est ici que les Frères sont
avertis de leurs fautes, qu’ils s’accusent, qu’ils font pénitence et
sont absous.»

Chanoines réguliers, moines mendiants, les Dominicains étaient avant
tout des Prêcheurs, et par la prédication, des apôtres. «Notre Ordre a
été spécialement fondé pour la prédication et le salut du prochain, dit
Humbert de Romans, dans son commentaire de la règle; notre étude doit
tendre principalement, ardemment et souverainement, à ce que nous
puissions être utiles aux âmes.» Voilà pourquoi les dispenses viennent
corriger les défenses canoniales où monastiques, lorsqu’elles pourraient
entraver le but suprême que l’Ordre doit poursuivre. «Dans son couvent,
disent les Constitutions, le supérieur aura le pouvoir de donner aux
Frères des dispenses, quand il le jugera expédient, surtout en ce qui
semblera devoir empêcher ou l’étude, ou la prédication, ou le bien des
âmes, car, ajoute Humbert, de toutes les œuvres qui s’accomplissent dans
l’Ordre, la plus fructueuse et la meilleure est celle de la prédication.
Si plusieurs personnes sont sauvées par les oraisons et les autres
pratiques de l’Ordre, combien sont-elles en face de celles qui doivent
leur salut à la prédication! C’est en effet par la prédication que
l’univers tout entier est mis sous le joug du Christ.»

L’étude est indispensable au Prêcheur: «Sans doute, dit Humbert, elle
n’est pas la fin de l’Ordre, mais elle est éminemment nécessaire pour
prêcher et opérer le salut; sans elle, nous ne pouvons ni l’un ni
l’autre.» Aussi les Constitutions prévoyaient-elles le cas où il
fallait, pour la favoriser, restreindre les observances canoniales et
monastiques: «On récitera brièvement et couramment les Heures de
l’office, de peur que les études des Frères n’en soient entravées... Les
Frères aptes à l’office de la Prédication, le plus important de tous
dans l’Ordre, ou plutôt dans l’Église de Dieu, ne seront pas employés à
d’autres occupations; qu’ils se consacrent aux livres et à l’étude
plutôt qu’au chant des répons et des antiennes[172]».

  [172] Borselli, _Analecta O. P._, t. III, p. 609.

Saint Dominique recommandait l’étude des sciences, des lettres et
surtout de la théologie et de l’Écriture sainte: «Je puis le certifier,
déclarait Jean de Navarre, dans le procès de canonisation; car je le lui
ai entendu dire souvent[173].» Lui-même en donnait l’exemple: il portait
constamment sur lui l’Évangile de saint Mathieu et les Épîtres de saint
Paul; il les possédait au point de les savoir par cœur[174]. D’anciennes
traditions lui attribuent même plusieurs traités sur les Écritures;
outre le Commentaire des Épîtres de saint Paul, qu’il aurait professé à
Rome, dans le palais apostolique, il aurait fait à ses Frères de Bologne
des conférences sur les psaumes et les épîtres canoniques; il aurait
même écrit le commentaire de certains passages de l’Évangile de saint
Mathieu[175].

  [173] _Actes de Bologne_.

  [174] _Ibidem_.

  [175] Échard, _op. cit._, I, p. 88.

Les couvents eux-mêmes étaient de vraies maisons d’étude. Les plus
importants étaient établis dans les grands centres universitaires de
l’époque, à Paris, Bologne, Palencia, Oxford, et leurs religieux ne
tardèrent pas à se mêler à la jeunesse des écoles. Dans l’intérieur même
des monastères, étaient institués des cours réguliers de théologie ou
d’Écriture sainte, qui avaient lieu chaque matin, et auxquels toute la
maison devait se rendre, même le prieur. Le protecteur du couvent de
Saint-Jacques, Jean de Barastre, doyen de Saint-Quentin, ne se contenta
pas de donner aux Frères une demeure; il vint faire chez eux et pour eux
des leçons de théologie. En 1220, c’était Roland de Crémone qui y
professait; le Chapitre de Bologne le releva de ses fonctions et le
remplaça par Jourdain de Saxe, «qui expliquait avec agrément
l’Évangile[176]», et dès lors, les Chapitres généraux et provinciaux
eurent l’habitude de nommer les lecteurs, qui devaient diriger les
études de chaque couvent.

  [176] Borselli: «In isto capitulo, absolutus fuit a lectura Parisiis
    frater Rolandus Cremonensis et substitutus est ei frater Jordanis
    Theutonicus, qui legit Evangelium gratiose.» (_Analecta O. P._, t.
    III, p. 609.)

C’était parce que, dans leur pensée, l’Ordre dominicain devait être un
Ordre savant, que saint Dominique et ses premiers compagnons cherchaient
à faire des recrues dans le monde des professeurs et des étudiants. Nous
avons vu déjà les coups de filet que lancèrent Mathieu de France, à
Paris, et Réginald, à Bologne, dans les milieux universitaires.
Saint-Dominique en fit autant à Padoue; en 1220, il s’y rendit, «attiré
par l’Université qui s’était développée dans cette ville[177]», et il y
fit d’importantes recrues parmi les maîtres de l’École de droit.

  [177] Borselli: «Anno eodem, B. Dominicus de Bononia ivit Paduam,
    _propter studium quod ibi erat_.» (_Analecta O. P._, t. III, p.
    611.)

Grâce à ces soins, il imprima à son Ordre une impulsion scientifique qui
se perpétua pendant les siècles suivants. C’est de son sein que sont
sortis, au moyen âge, les docteurs les plus illustres de l’Église, les
professeurs les plus renommés des écoles de théologie et de droit. Il
suffit de rappeler, dès le treizième siècle, les grands noms de saint
Raymond de Pennafort, de Humbert de Romans, d’Albert le Grand, du
cardinal Hugues de Saint-Cher, de Pierre de Tarentaise, et surtout de
l’Ange de l’École, saint Thomas d’Aquin.

Lorsque les religieux étaient suffisamment préparés, on les envoyait
prêcher. A l’exemple des Apôtres, ils partaient deux à deux,
«n’emportant que la nourriture, les vêtements et les livres
nécessaires[178]». Saint Dominique n’avait pas oublié les préventions
qu’au concile du Latran, beaucoup d’évêques avaient nourries contre
l’Ordre projeté; aussi recommandait-il à ses religieux de témoigner la
plus respectueuse obéissance aux ordinaires des lieux qu’ils
évangéliseraient. «Lorsque nos Frères entreront dans un diocèse pour
prêcher, ils commenceront, s’ils le peuvent, par visiter l’évêque. Ils
suivront ses conseils dans leur ministère auprès de son peuple, et tant
qu’il seront sur ses terres, ils lui obéiront pieusement en tout ce qui
ne sera pas contraire aux règles de l’Ordre[179].»

  [178] «Euntes ad praedicationis officium exercendum vel alias
    itinerantes, aurum et argentum, pecuniam aut munera, exceptis victu
    et necessariis indumentis et libris, nec accipient nec portabunt.»
    (_Analecta O. P._, t. III, p. 610.)

  [179] Balme, _op. cit._, t. III (sous presse).

Bien qu’aucun texte ne nous l’affirme, il est probable que le Chapitre
général de 1220 s’occupa aussi des couvents de femmes. Plusieurs, nous
l’avons vu, s’étaient successivement fondés à Prouille, à Rome, à
Madrid, à Bologne; et déjà, quelques mois auparavant, saint Dominique
avait senti la nécessité de rédiger pour eux des règles définitives.
Elles étaient sans doute adressées aux Sœurs de Saint-Sixte; mais elles
durent être adoptées par les Dominicaines des autres monastères. Saint
Dominique prit soin d’en expliquer les articles aux religieuses
romaines. Si nous en croyons le témoignage de saint Antonin de Florence,
«après avoir consacré tout le jour à gagner des âmes à Dieu, par la
prédication, le ministère de la confession ou des œuvres de miséricorde,
le bienheureux Dominique avait coutume de venir, sur le soir, à
Saint-Sixte, et d’y faire, en présence des Frères, une conférence ou un
sermon, pour enseigner aux Sœurs les pratiques de l’Ordre; car pour
s’instruire, elles n’ont eu d’autre maître que lui.»

Les constitutions des religieuses rappellent le plus possible celles des
religieux; car, dans la pensée de saint Dominique, les couvents d’hommes
et ceux de femmes ne devaient former qu’un seul Ordre. La règle de saint
Augustin, les vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, les jeûnes
et les abstinences, l’office du chœur, les exercices spirituels, la loi
du silence, les Chapitres de la coulpe étaient imposés aux unes comme
aux autres. Toutefois, le but poursuivi par les religieuses, différant
beaucoup de celui que saint Dominique avait assigné aux Prêcheurs, leurs
constitutions devaient subir, sur plus d’un point, de graves
modifications. Les Frères unissaient la vie contemplative et la vie
active, en donnant à celle-ci la prépondérance; les Sœurs, au contraire,
se vouaient entièrement à la contemplation. Tandis que les religieux
devaient aller par tous les chemins porter la parole de Dieu, elles
restaient perpétuellement cloîtrées. Un acte de 1425, conservé aux
Archives de l’Aude dans les fonds de Prouille, dit qu’elles sont
recluses et comme emprisonnées (_muratæ, incœrceratæ_) dans leurs
couvents: «elles ne sortent jamais au dehors du cloître, du réfectoire,
du dortoir, de l’église et de l’enceinte de leur monastère et elles n’en
sortiront jamais, jusqu’à ce qu’au jugement dernier, se fasse entendre
cet appel divin: «Venez, les bien-aimées de mon Père, recevez la
couronne qui vous a été préparée dès le commencement du monde!» «Aucune
Sœur, disent les Constitutions, ne devra sortir de la maison où elle
aura fait profession, que si elle est transférée, pour une cause
nécessaire, dans un autre couvent du même Ordre.» La clôture était
inviolable; elle ne pouvait être levée que devant les cardinaux, les
légats apostoliques ou les dignitaires de l’Ordre, lorsqu’ils
procédaient à la visite canonique du monastère. Les Sœurs ne pouvaient
communiquer avec les personnes étrangères, même avec leurs confesseurs,
qu’à travers une grille; c’était derrière ces barreaux qu’elles
entendaient les prédications qui leur étaient faites. La règle des
Carmélites peut seule donner l’idée d’une clôture aussi rigoureuse[180].

  [180] A Rome, les religieuses des saints Dominique et Sixte, près du
    Quirinal, possèdent encore la grille que saint Dominique fit placer
    au couvent de Saint-Sixte, sur la voie Appienne.

Recluses à jamais, les Sœurs ne pouvaient pas mendier, comme les Frères;
elles ne recevaient d’autres aumônes que celles qu’on leur portait; et
comme cette ressource était incertaine, leurs couvents devinrent
forcément des propriétaires fonciers. Cependant, tout en permettant aux
Sœurs la possession de biens-fonds, saint Dominique leur en enleva la
gestion, afin qu’elles ne fussent pas détournées par des soucis
matériels de la contemplation des choses divines; et il la confia à des
Frères. A côté de tout couvent de religieuses, il établit un couvent de
religieux qu’il chargea de veiller aux intérêts spirituels et temporels
des Sœurs, les uns célébrant pour elles les offices, écoutant leurs
confessions et leur adressant de pieuses exhortations; les autres, en
général simples convers, gérant leurs biens et s’occupant de leur
entretien matériel.

Vouées à la contemplation, elles ne pouvaient prétendre à la vie active
des religieux. Saint Dominique tint néanmoins à les préserver de
l’oisiveté, «parce qu’elle est, disait-il, l’ennemie mortelle de l’âme,
la mère et la nourrice de tous les vices».--«Aucune Sœur ne restera
inactive dans le cloître; toujours, si elle le peut, elle fera quelque
ouvrage; car la tentation ne triomphe pas facilement de quiconque
s’occupe d’une manière utile. Le Seigneur a dit à l’homme qu’il doit se
nourrir d’un pain gagné à la sueur de son front; et l’Apôtre, que celui
qui ne veut point travailler ne doit pas manger. Enfin le Prophète a
dit: «parce que tu mangeras le fruit de tes mains, tu seras heureux et
tu t’en trouveras bien.» C’est pourquoi, hormis les heures consacrées à
la préparation du service divin, au chant et à l’étude des lettres,
toutes les Sœurs s’appliqueront avec soin aux travaux manuels, comme la
prieure le déterminera.» Un document de 1340, conservé aux Archives de
l’Aude[181], nous prouve qu’à Prouille, au quatorzième siècle, on
veillait soigneusement à l’observation de cette règle. «Chaque année,
dit le procureur du couvent au provincial qui le visite, on distribue
aux Sœurs quinze quintaux de laine, bien propre et soigneusement
choisie; elles la filent et la tissent aux heures qui ne sont pas prises
par l’office divin, et elles le font selon l’antique coutume et l’ordre
formel de notre Père saint Dominique, qui l’a voulu pour chasser
l’oisiveté, la mère de tous les vices.» Le jour de fête, où le travail
manuel n’était pas permis, il devait être remplacé par la lecture.

  [181] C’est le procès-verbal de la visite canonique qui fut faite, en
    1340, à Prouille et dans ses dépendances, par le prieur provincial
    de Toulouse, Fr. Pierre Guy. Nous en préparons l’édition avec la
    collaboration du R. P. Balme. Elle suivra l’impression de notre
    _Cartulaire de N.-D. de Prouille, de 1206 à 1340_.

Toutes ces observances se complétaient pour le bien spirituel des Sœurs,
qui, dégagées de tout soin matériel, ne vivaient que pour la prière, la
méditation des choses saintes, l’étude et le travail. Placées «sous la
tutelle et la garde des Frères Prêcheurs», elles obéissaient à des
prieures librement élues, qui dépendaient elles-mêmes du prieur des
religieux et des grands dignitaires de l’Ordre; et ainsi se réunissaient
les deux grandes branches de la famille dominicaine.

Saint Dominique en créa-t-il lui-même une troisième, en instituant un
Tiers Ordre? Grave question qui, après avoir été examinée par les
Bollandistes, avec leur sagacité accoutumée, provoque toujours les
recherches des érudits[182]. Il s’agit, en effet, de déterminer dans
quelle mesure le fondateur de l’Ordre des Prêcheurs a voulu associer les
laïques à son œuvre. Il semble de plus en plus vraisemblable que l’on
doive attribuer au Bienheureux le mérite de cette fondation, mais il est
bien difficile d’en préciser la date. Raymond de Capoue écrivait, vers
1380, que Dominique avait fondé le Tiers Ordre en Lombardie, au cours
des prédications qu’il y fit pendant les dernières années de sa vie.
«Dans ces pays, dit-il, l’hérésie avait tellement corrompu les âmes de
ses enseignements empoisonnés, que, dans un grand nombre de lieux, les
laïques s’étaient emparés des biens des églises, et les transmettaient
par héritage, comme des patrimoines privés. Réduits à mendier, les
pontifes n’avaient le moyen ni de résister à l’erreur, ni d’assurer la
subsistance de leurs clercs; le bienheureux Père ne put soutenir un
pareil spectacle, et lui qui avait choisi pour ses disciples la
pauvreté, combattit pour conserver à l’Église ses richesses. Il appela à
lui des laïques craignant Dieu, qu’il connaissait, et s’entendit avec
eux pour créer une milice sainte qui travaillerait à faire rendre à
l’Église ses droits, et pour les défendre, résisterait vaillamment à
l’hérésie; après avoir obtenu le serment de ceux qu’il recruta pour cet
objet, il craignit que leurs femmes ne les empêchassent de travailler à
une œuvre aussi sainte, et il exigea d’elles la promesse que, loin de
détourner leurs maris d’une pareille entreprise, elles les y aideraient.
A ceux qui prirent ces engagements, le saint promit la vie éternelle, et
il les appela les Frères de la Milice de Jésus-Christ[183].»

  [182] Nous n’avons pas la prétention de trancher ici une question
    aussi délicate et aussi complexe, qui mériterait, à elle seule, une
    étude des plus approfondies. Nous nous contentons de fournir deux
    éléments du problème, sans essayer de le résoudre.

  [183] Raymond de Capoue, cité par les Bollandistes.

Il est certain que cette association se développa spécialement en
Lombardie, surtout lorsque, quelques années plus tard, les prédications
de saint Pierre Martyr en ce pays lui eurent imprimé un nouvel essor;
mais ne pourrait-on pas en faire remonter plus haut la création, et
faut-il croire qu’ayant combattu toute sa vie les hérétiques, saint
Dominique ne l’ait imaginée que dans ses dernières années? C’est
d’autant moins vraisemblable qu’un écrivain contemporain de saint
Dominique, Guillaume de Puylaurens, mentionne à Toulouse l’existence
d’une association analogue, dès le commencement de la croisade contre
les Albigeois[184]: «Dans sa sollicitude épiscopale, Foulques, dit-il,
voulut faire participer les Toulousains orthodoxes à l’indulgence qui
était accordée aux croisés étrangers, en les resserrant d’une manière
plus étroite autour de l’Église, et les lançant à l’assaut de l’hérésie.
Pour cela, avec la grâce de Dieu et l’aide du légat, il institua à
Toulouse une grande confrérie dont les membres furent marqués de la
croix; presque toute la cité y entra, sauf de rares exceptions; quelques
adhésions vinrent du faubourg; il les unit au service de l’Église par un
serment commun, leur donna pour bailes Aymeric de Castelnau dit Cofa, et
son frère Arnaud, tous deux chevaliers, Pierre de Saint-Romain et Arnaud
Bernard, dit Endura, tous hommes énergiques, discrets et influents.»
Sans doute, le nom de saint Dominique n’est pas mentionné dans ce texte;
mais si l’on se rappelle que, dans toutes les œuvres d’apostolat,
Dominique et Foulques ont été tellement unis que les historiens ont
souvent attribué à l’un les créations de l’autre[185]; si, d’autre part,
on considère que les Dominicains ont répandu en Lombardie et dans
l’Église universelle, quelques années à peine plus tard, une institution
de tous points analogue, on pourra supposer que le fondateur des
Prêcheurs n’a pas été étranger à la création de la confrérie
toulousaine.

  [184] Guillaume de Puylaurens, cité par les Bollandistes.

  [185] La fondation de Prouille a été attribuée à Foulques.

La Milice se développa rapidement, rattachant à l’Ordre des milliers de
personnes de tout sexe, de toute condition, de tout âge, et rendant
l’action de saint Dominique plus vaste et plus profonde. Désormais, les
laïques devinrent ses coopérateurs, et le mot d’ordre qu’il leur donna
fut rapidement transmis au sein des familles et dans tous les milieux.
Le tertiaire, en effet, portait les insignes de l’Ordre, se soumettait à
des pratiques religieuses particulières, et adoptait un genre de vie
plus austère, mais il restait dans le monde: le mari gardait sa femme,
la femme son mari, l’artisan son métier, le professeur sa chaire, le
fonctionnaire son emploi. Des souverains purent dissimuler l’habit de
tertiaire sous le manteau royal, et des cardinaux sous la pourpre. Mais,
à quelque condition qu’il appartînt et quelle que fût sa dignité, le
tertiaire devait recevoir les instructions des Frères et les exécuter
dans sa sphère d’action, avec ses moyens propres. Comme le disait son
nom, cette association était vraiment une Milice dont les religieux
étaient les chefs invisibles, mais toujours actifs. «Par la création des
Frères Prêcheurs, dit Lacordaire[186], Dominique avait tiré du désert
une phalange monastique; il les avait armés du glaive de l’apostolat.
Par la création du Tiers Ordre, il introduisit la vie religieuse
jusqu’au sein du foyer domestique et au chevet du lit nuptial. Le monde
se peupla de jeunes filles, de veuves, de gens mariés, d’hommes de tout
âge qui portaient publiquement les insignes d’un Ordre religieux, et
s’astreignaient à ses pratiques, dans le secret de leurs maisons... On
ne croyait plus qu’il fallait fuir du monde pour s’élever à l’imitation
des saints: toute chambre pouvait devenir une cellule, toute maison une
thébaïde. L’histoire de cette institution est une des plus belles choses
que l’on puisse lire; elle a produit des saints sur tous les degrés de
la vie humaine, depuis le trône jusqu’à l’escabeau, avec une telle
abondance que le désert et le cloître pouvaient s’en montrer jaloux.»

  [186] _Vie de saint Dominique_, p. 282.

Tel était l’Ordre avec ses trois grands corps, rattachés l’un à l’autre
par une étroite hiérarchie, avec ses observances et ses règlements, dont
la rigueur variait pour favoriser chez les uns la vie active, chez les
autres la vie contemplative; système vaste, mais harmonieux, où la
mysticité la plus ardente s’alliait à l’esprit pratique le plus positif,
où l’on travaillait, en même temps et avec autant de zèle, à sa propre
sanctification et à celle du prochain, reproduction parfaite en des
milliers de personnes, d’un modèle unique qui était le fondateur même de
l’Ordre, saint Dominique.

Pour que l’œuvre fût durable, il fallait pourvoir à la régularité de son
fonctionnement. Des circonstances imprévues pouvaient réclamer des
règlements nouveaux, provisoires ou définitifs, des négociations ou des
mesures exceptionnelles. Réunis à Bologne, en 1220, sous la présidence
de leur Maître, les Pères décidèrent que, pour trancher les graves
questions d’intérêt général, le Chapitre de tout l’Ordre se tiendrait
désormais chaque année, dans l’un des deux grands centres dominicains,
Paris et Bologne[187]. Il fallait aussi prévoir que l’institution ne
conserverait pas toujours intactes l’austérité et la rigueur des
premiers temps et que des abus se glisseraient dans l’ensemble de
l’œuvre et dans chacune de ses parties. Le Maître général devrait y
veiller avec les visiteurs qu’il enverrait dans les provinces et les
couvents. Enfin, puisque le nombre des monastères devenait chaque année
plus grand, il fallait les rattacher les uns aux autres par les liens
étroits d’une forte hiérarchie, en établissant des intermédiaires entre
eux et le Maître. Ce fut à cette tâche que se consacra plus spécialement
le second Chapitre général, qui se tint encore à Bologne, en mai 1221,
sous la direction de saint Dominique. Les actes de cette assemblée ne
nous sont pas plus parvenus que ceux du premier Chapitre. Nous savons
toutefois qu’elle groupa les monastères dominicains en huit provinces
ayant chacune à sa tête un provincial, intermédiaire entre les
monastères de sa circonscription et le Maître général. Ce furent
l’Espagne, la Provence, la France, la Lombardie, Rome, l’Allemagne, la
Hongrie, l’Angleterre; elles reçurent pour provinciaux Suéro Gomez,
Bertrand de Garrigue, Mathieu de France, Jourdain de Saxe, Jean de
Plaisance, Conrad le Teutonique, Paul de Hongrie, Gilbert de
Frassinet[188].

  [187] Plus tard, d’autres villes purent être choisies pour la tenue du
    Chapitre.

  [188] Échard, t. I, p. 20.--B. Gui, _Brevis historia O. P._ (_Ampl.
    Coll._, t. VI, p. 350.)

L’Ordre était organisé définitivement; sans craindre d’en compromettre
la prospérité, saint Dominique aurait pu l’abandonner à lui-même, comme
il avait voulu le faire en 1220, pour courir chez ces barbares Cumans
dont il rêvait toujours de devenir l’apôtre. La Providence ne le permit
pas: saint Dominique avait achevé la tâche qui lui avait été assignée
sur terre, il ne lui restait plus qu’à aller recevoir au ciel la
récompense méritée.




CHAPITRE VIII

MORT ET CANONISATION DE SAINT DOMINIQUE.


Lorsqu’il rentra de Venise au monastère de Bologne, vers le milieu de
juillet 1221, saint Dominique était atteint du mal qui devait
l’emporter[189]. Il sentait une grande fatigue et avait de fréquents
accès de fièvre. A son arrivée, il oublia sa lassitude pour s’entretenir
avec le prieur, Frère Ventura, et le procureur, Frère Rodolphe, des
intérêts du couvent, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Malgré leurs
instances il voulut encore assister, selon sa coutume, aux Matines et
prier jusqu’au jour. De violentes douleurs de tête le forcèrent alors à
se coucher sur le sac de laine qui lui servait de lit; il ne devait plus
se relever. La fièvre augmenta, consumant rapidement ses forces, et
bientôt, la dysenterie vint compléter son œuvre. Les médecins consultés
déclarèrent que tout espoir était perdu. Lui-même ne se faisait aucune
illusion: il annonça à plusieurs reprises qu’il ne verrait pas les fêtes
prochaines de l’Assomption.

  [189] Nous nous sommes servi, pour raconter les derniers moments de
    saint Dominique, des dépositions qui furent faites en 1232 dans
    l’enquête de canonisation, par les religieux de Bologne, qui avaient
    assisté le Maître pendant sa dernière maladie. A l’exemple de
    Lacordaire, nous nous sommes borné le plus souvent à traduire leurs
    récits aussi véridiques que touchants.

Il voulut profiter de ses derniers jours pour donner à ses religieux de
graves enseignements. A plusieurs reprises, il groupa les jeunes novices
auprès de lui, et conservant toujours un visage serein, il les exhorta,
«en termes très doux», à observer fidèlement la règle, dans son esprit.
Il appela ensuite douze des plus anciens Frères; en leur présence, il
fit tout haut à Ventura la confession générale de sa vie. Puis,
s’adressant aux religieux, il leur recommanda de garder la chasteté: «La
miséricorde de Dieu, leur dit-il, m’a conservé jusqu’à ce jour une chair
pure et une virginité sans tache. Si vous désirez la même grâce, fuyez
toute relation suspecte. C’est le soin de cette vertu qui rend le
serviteur agréable à Dieu, et lui donne crédit auprès du peuple. Servez
toujours le Seigneur dans la ferveur de l’esprit; soutenez et étendez
notre Ordre naissant, soyez fermes dans la sainteté et l’observance de
la règle; croissez en vertu!» Craignant sans doute de s’être glorifié,
en parlant publiquement de sa chasteté, il reprit: «Quoique la bonté
divine m’ait préservé jusqu’à cette heure de toute souillure, je vous
avoue cependant que je n’ai pu échapper à cette imperfection de trouver
plus de plaisir à la conversation des jeunes femmes qu’à celle des
vieilles.» Craignant toujours d’en avoir trop dit, il se tourna vers son
confesseur, et lui dit tout bas: «Frère, je crois que j’ai péché en
parlant tout haut de ma virginité: j’aurais dû m’en taire.» Enfin,
devenant plus grave et donnant à ses paroles toute la solennité d’un
testament, il ajouta: «Voici, ô mes frères et mes fils, le patrimoine
que je vous laisse: ayez la charité, gardez l’humilité, conservez la
pauvreté volontaire.» Il insista alors tout particulièrement sur le vœu
de pauvreté, expliquant à ses Frères l’importance qu’il avait pour la
vie religieuse et la prospérité de l’Ordre; s’échauffant de plus en
plus, «il lança sa malédiction et appela celle du Dieu tout-puissant sur
ceux qui donneraient aux Prêcheurs des biens temporels et terniraient
d’une poussière terrestre un Ordre destiné à briller à jamais par sa
pauvreté.»

Quoiqu’il souffrît beaucoup, il gardait sa sérénité et son enjouement
habituels; il ne poussait aucune plainte, aucun gémissement. Cependant,
pour calmer ses douleurs, on le transporta hors de la ville, sur les
hauteurs de Sainte-Marie du Mont, où l’air était plus pur et plus frais.
Il voulut parler au prieur; à son appel, celui-ci monta auprès de lui
accompagné de vingt religieux qui voulaient, une fois encore, entendre
les conseils de leur Père; il les leur donna en termes beaux et
émouvants. Comme le curé de Sainte-Marie du Mont annonçait l’intention
de présider aux funérailles du Saint et de l’ensevelir dans son église,
saint Dominique déclara humblement que son tombeau devait être sous les
pieds de ses Frères; pour assurer l’exécution de ce vœu, sans qu’elle
pût soulever de contestation, il se fit reporter au couvent.

On le plaça dans la cellule de Frère Monéta. Le procureur, Frère
Rodolphe, ne le quitta plus, soutenant sa tête et essuyant, sans cesse,
les gouttes de sueur qui perlaient sur son visage. Autour de lui se
tenaient les religieux, contemplant, les yeux en pleurs, cette sainte
agonie. Saint Dominique les vit et voulut les consoler: «Ne pleurez pas,
fils bien-aimés; que la disparition de mon corps ne vous trouble pas; je
vais en un lieu où je vous serai plus utile qu’ici.» L’un des Frères lui
demanda où il voulait que fût sa sépulture, il répondit encore: «Sous
les pieds de mes Frères.»

Le moment suprême approchait: le Saint appela une dernière fois le
prieur et les moines: «Père, lui dit le prieur, vous savez dans quelle
tristesse et dans quelle désolation vous nous laissez; souvenez-vous de
nous devant le Seigneur.» Et Dominique, tout absorbé en Dieu, leva les
mains au ciel et dit: «O Père saint, j’ai accompli avec bonheur ta
volonté et j’ai soigneusement gardé ceux que tu m’as confiés; à mon
tour, je te les recommande, garde-les; voici que je vais à toi, ô Père
céleste.» Et s’adressant aux Frères: «Commencez», leur dit-il: Aussitôt,
les religieux récitèrent les prières de la recommandation de l’âme, en
les entrecoupant de pleurs et de sanglots, tandis que, remuant
faiblement les lèvres et absorbé dans sa contemplation, le Bienheureux
les répétait. Lorsqu’à la fin de la prière, on en fut à ces mots: «Venez
à son aide, saints de Dieu, venez au-devant de lui, anges du Seigneur,
prenez son âme et portez-la en présence du Très-Haut», il éleva les
mains au ciel et mourut. C’était le vendredi 6 août 1221; il était à
peine âgé de cinquante et un ans[190].

  [190] Bernard Gui fait remarquer que la mort de saint Dominique fut
    une dernière leçon de pauvreté. «Il mourut, dit-il, dans le lit de
    Frère Monéta, parce qu’il n’avait pas lui-même de lit; il mourut
    dans la tunique de Frère Monéta, parce qu’il n’avait pas une seconde
    tunique pour remplacer celle qu’il portait depuis longtemps.»
    (Martène, _op. cit._, t. VI, p. 339.)

Le même jour, étant en voyage, Frère Raon disait la messe. Au mémoire
des vivants, il allait prier pour le rétablissement de saint Dominique,
lorsqu’il tomba en extase et le vit, la tête ceinte d’une couronne d’or
et éclatant de splendeur. Il était midi; c’était l’heure où le Saint
mourait à Bologne. Frère Rodolphe procéda à son ensevelissement tandis
que les moines psalmodiaient des cantiques; mais bientôt, dit
Lacordaire[191], «un chant de triomphe succéda aux lamentations
funèbres, une joie immense descendit du ciel dans les esprits.» Le culte
du saint commençait avant sa sépulture!

  [191] _Vie de saint Dominique_, p. 301.

A cette nouvelle, le cardinal Hugolin accourut à Bologne et voulut
présider lui-même aux funérailles de celui dont il avait été l’ami.
Après avoir été exposé aux yeux de la foule, le corps du Bienheureux fut
déposé dans un cercueil de bois soigneusement fermé, et, en présence du
cardinal, du patriarche d’Aquilée, d’évêques, d’abbés et de tout un
peuple, il fut inhumé dans l’église de Saint-Nicolas. Le tombeau fut
fortement scellé, on le couvrit d’un bloc pesant «pour prévenir
l’enlèvement sacrilège qu’aurait pu inspirer une fausse dévotion.»
Bientôt, des miracles se produisirent sur cette sainte sépulture.

Douze ans après, en 1233, le Siège Apostolique était occupé par Grégoire
IX, le grand Pape centenaire, l’ancien cardinal Hugolin. Les merveilles
de plus en plus nombreuses qui s’opéraient à Saint-Nicolas, attiraient à
Bologne des foules de pèlerins; l’église ne suffisait plus à contenir
les religieux qui s’y pressaient, et il fallut la reconstruire. A cette
occasion, le Maître général, Jourdain de Saxe, décida de transférer dans
un tombeau magnifique les restes de son prédécesseur. Il présida
lui-même à cette cérémonie, le 24 mai 1233, en présence des nombreux
Frères qui étaient venus à Bologne pour le Chapitre général, de
l’archevêque de Ravenne, des évêques de Bologne, de Brescia, de Modène
et de Tournai[192], de nombreux seigneurs et d’une grande foule.
«Cependant, raconte-t-il lui-même, les Frères sont dans l’angoisse; ils
prient, palissent et tremblent. Longtemps exposé à la pluie et à la
chaleur dans une vile sépulture[193], le corps de saint Dominique
n’apparaîtra-t-il pas rongé de vers et exhalant une odeur fétide?» O
merveille! «Lorsque la pierre du tombeau eut été soulevée, il se dégagea
une odeur suave et délectable, qui semblait sortir d’un coffre de
parfums plutôt que d’un sépulcre. Remplis d’étonnement et de joie,
l’archevêque, les évêques et tous les assistants tombèrent à genoux,
pleurant d’émotion et louant le Seigneur qui avait glorifié d’une
manière aussi éclatante son élu.» Le cercueil fut ouvert et Jourdain en
retira les ossements qu’il déposa dans un coffre de mélèze et dans un
monument de marbre. Huit jours après, sur les instances du podestat et
de la foule, on ouvrit encore une fois le tombeau et tour à tour, le
Maître général et trois cents religieux vinrent déposer un dernier
baiser sur le front desséché de leur Père, gardant longtemps sur eux le
parfum qui se dégageait de ces précieuses reliques.

  [192] D’après Bernard Gui. (_Ampl. Coll._, t. VI, p. 352.) Ces évêques
    furent envoyés à Bologne par le pape Grégoire IX: «ad quam
    translationem convenerunt mandato domini papae Gregorii».

  [193] Pendant les travaux de reconstruction de l’église, le tombeau de
    saint Dominique était resté en plein air.

Aussitôt, Grégoire IX décida d’ouvrir le procès de canonisation de ce
serviteur de Dieu. Par une lettre du 11 juillet 1233, il nomma
commissaires enquêteurs Tancrède, archidiacre de Bologne, Thomas, prieur
de Sainte-Marie du Reno, et Palmiri, chanoine de la Trinité. Pendant
plus de vingt jours, du 6 au 30 août, ils reçurent, sur la vie et les
miracles du Saint, les dépositions des religieux qui l’avaient approché,
en particulier de Frère Ventura, qui l’avait assisté à ses derniers
moments, de Guillaume de Montferrat, Jean de Navarre, Rodolphe de
Faenza, Étienne d’Espagne, Paul de Venise, et plusieurs autres qui
l’avaient accompagné dans ses voyages ou avaient vécu dans son intimité.
Une seconde commission d’enquête fonctionna à Toulouse, sous la
direction de l’abbé de Saint-Serrin et des archidiacres de Saint-Sernin
et de Saint-Étienne; devant elle, un grand nombre de témoins vinrent
raconter la vie que le Saint avait menée en Languedoc, pendant ses dix
ans de prédication contre l’hérésie. Le procès terminé, Grégoire IX
proclama la sainteté de Dominique et, par une bulle solennelle, datée de
Spolète, le 13 juillet 1234[194], il rendit son culte obligatoire dans
l’Église universelle et fixa sa fête au 5 août[195].

  [194] Potthast, _Reg. pont. Rom._, nº 989, où sont indiquées les
    nombreuses éditions de cette bulle de canonisation.

  [195] On ne put pas la placer le 6 août, anniversaire de la mort du
    saint, parce que ce jour-là était déjà occupé par la fête de la
    Transfiguration. Plus tard, pour rendre sa solennité à la fête de
    sainte Marie aux Neiges (dédicace de sainte Marie-Majeure), Clément
    VIII avança encore d’un jour celle de saint Dominique, et la fixa
    définitivement au 4 août.

Après avoir évoqué en un style mystique le souvenir des grands
fondateurs d’Ordres, le Pape rappela à grands traits la vie de saint
Dominique, faisant un éloge magnifique de sa sainteté. «Tout jeune
encore, dit-il, il portait dans sa poitrine d’enfant un cœur de
vieillard; adoptant à jamais une vie de mortification, il rechercha
l’Auteur de la Vie; voué à Dieu, consacré Nazaréen sous la règle de
saint Augustin, imitant le zèle de Samuel pour les choses sacrées, il
rappela, par le soin qu’il mit à châtier ses désirs, la sainteté de
Daniel. Ferme comme un athlète dans les sentiers de la justice et la
voie des saints, ne s’écartant jamais ni des enseignements, ni du
service de l’Église militante, soumettant la chair à l’esprit, les sens
à la raison, s’unissant à Dieu en esprit, il s’efforça de marcher à lui
en restant attaché au prochain par les liens d’une sage compassion.
Devant cet homme qui foulait aux pieds les plaisirs charnels et
foudroyait les cœurs de pierre des impies, la secte des hérétiques
trembla tout entière, tout entière l’assemblée des fidèles tressaillit
d’allégresse. Il crût en même temps en âge et en grâce; goûtant un
plaisir ineffable au salut des âmes, il voua son cœur aux paroles du
Seigneur et fit naître à la vie, des foules par l’Évangile du Christ...
élevé à la dignité de pasteur et de guide parmi le peuple de Dieu, il
institua par ses mérites un nouvel Ordre de Prêcheurs et il ne cessa de
le conformer par des merveilles évidentes et certaines; car, outre les
œuvres de sainteté et les miracles de vertu qui donnèrent tant d’éclat à
sa vie mortelle, il rendit, après sa mort, la santé aux malades, la
parole aux muets, la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, le mouvement
aux paralytiques, montrant ainsi quelle âme avait animé son corps.

«Lié d’une étroite amitié avec nous, lorsque nous étions dans une
condition plus humble, il nous a donné par le témoignage de sa vie des
preuves certaines de sainteté; elles ont été confirmées ensuite par la
vérité de ses miracles que nous ont rapportés de fidèles témoins. C’est
pourquoi, partageant, avec les peuples qui nous sont confiés,
l’assurance que, par ses suffrages, la miséricorde de Dieu pourra être
aidée, et que nous nous réjouirons d’avoir dans le ciel le patronage de
celui qui aura été notre ami sur la terre, de l’avis de nos frères et de
tous les prélats présents auprès du Siège Apostolique, nous avons décidé
de l’inscrire au nombre des saints, statuant et vous[196] ordonnant
qu’aux nones d’août, la veille du jour où, déposant la charge de son
corps, il est entré, riche en mérites, dans la gloire céleste, devenant
semblable aux saints, vous célébriez sa fête et la fassiez célébrer avec
solennité; ainsi, fléchi par les prières de celui qui, vivant, l’a
servi, Dieu nous donnera la grâce en cette vie et la gloire dans
l’autre. Voulant honorer par l’affluence des pieux chrétiens la
sépulture de ce grand confesseur, qui illustre l’Église universelle par
l’éclat de ses miracles, à tous ceux qui, contrits et confessés, la
visiteront chaque année, au jour de la fête, avec dévotion et respect,
nous accordons, par la miséricorde de Dieu et l’autorité de ses apôtres,
Pierre et Paul, un an d’indulgence[197].»

  [196] Il s’adresse aux archevêques, aux abbés et aux prélats de
    l’Église universelle.

  [197] Labbe, _Concilia_, t. XI, pars I, p. 329.

Après l’Église, les arts et les lettres ont exalté saint Dominique; une
école de peintres et de sculpteurs s’est développée au sein de son
Ordre, si bien que l’on a pu écrire des livres sur «les artistes de
l’Ordre des Prêcheurs». Ils ont consacré leur génie à la gloire de leur
Père.

On ne tarda pas à trouver indigne d’un si grand Saint le tombeau que
Jourdain de Saxe lui avait érigé en 1233; le couvent et la commune de
Bologne confièrent à l’illustre Nicolas Pisano et à un Dominicain
bolonais, Fra Guglielmo, le soin de de lui élever une _Arca_ magnifique
en marbre sculpté. Les artistes y travaillèrent longtemps; enfin, le 5
juin 1267, fête de la Pentecôte, en présence d’un grand concours de
peuple, ils firent placer dans l’église Saint-Dominique de Bologne le
tombeau que l’on y admire encore. Très simple, le sarcophage qui
contenait les précieuses reliques reposait sur des rangées de colonnes.
Les deux grandes faces ont été décorées chacune de deux bas-reliefs,
séparés par des statues, celle du Christ sur l’une, celle de la Vierge
sur l’autre, les faces étroites n’ayant chacune qu’un bas-relief.
L’artiste a représenté les principales scènes de la vie du Bienheureux:
le miracle de Fanjeaux, la vision d’Innocent III, l’apparition des
Apôtres Pierre et Paul, la vision et la vocation dans l’Ordre du
bienheureux Réginald, la résurrection de Napoléon Orsini, le neveu du
cardinal de Fossanova. Le tout formait un ensemble de quatre-vingts
figures. «Dans cette représentation tout unie d’événements contemporains
et surtout dans les reliefs du devant, le maître (Nicolas Pisano) s’est
surpassé lui-même par une meilleure proportion des figures, par la vie,
le mouvement, par la mesure du style, l’élégance de l’exécution[198].»
Artiste moins puissant, Fra Guglielmo s’est élevé aussi au-dessus de
lui-même, en travaillant pour le fondateur de son Ordre.

  [198] Burkhardt, _Le Cicérone, Art moderne_ (trad. franc.), p. 319.

Quelque beau qu’il fût, ce tombeau ne satisfit pas encore la piété des
Bolonais pour saint Dominique. En 1469, la commune vota 700 écus d’or
pour faire exécuter le couvercle de son tombeau. On en confia le travail
à l’un des disciples de Giacomo della Quercia, Nicolas de Bari, qui fut
dès lors connu sous le nom de Nicolas dell’ Arca. Il consacra à cette
œuvre quatre ans, de 1469 à 1473, et la laissa inachevée. Vasari la
trouvait divine. Une série de statues ornent le couronnement pyramidal
du tombeau, représentant un ange en prières, saint François d’Assise et
saint Dominique, les deux saints que l’on se plaisait à unir en un
commun hommage, saint Florian, saint Agricol, saint Vital, une
déposition de croix entre deux anges, les quatre Évangélistes; au sommet
de la pyramide, présidant cette assemblée de saints, se dresse la statue
grave et majestueuse du Père Éternel. Nicolas dell’ Arca eut pour
continuateur Michel-Ange lui-même. Frère d’un Dominicain, ami de
l’illustre moine de Saint-Marc, Savonarole, le grand sculpteur florentin
apporta à saint Dominique l’hommage de son génie. En 1492, il fit pour
son tombeau un ange à genoux, la statuette de saint Procule et celle de
saint Pétrone, le protecteur de Bologne. Enfin, l’ami et le
collaborateur de Michel-Ange, Alfonso Lombardi, acheva cette œuvre
merveilleuse en sculptant le soubassement sur lequel le sarcophage fut
posé. En 1532, il y représenta en bas-reliefs la naissance de saint
Dominique, l’adoration des Mages, le triomphe de saint Dominique[199].

  [199] Sur le tombeau de saint Dominique, on pourra consulter: Davia,
    _Memorie intorno all’ Arca di S. Domenico_;--R. P. Berthier, _Le
    tombeau de saint Dominique_;--la _Revue de l’Art chrétien_, «_Le
    Tombeau de saint Dominique à Bologne_», 1895, p. 456;--Burkhardt,
    _le Cicerone, Art moderne_, p. 319, 320, 404, 438 et suiv., et les
    histoires générales de l’art italien.

De leur côté, les peintres primitifs ont consacré au fondateur de
l’Ordre des Prêcheurs d’admirables fresques sur les murs des cloîtres
dominicains et des tableaux pleins de grâce et de piété. A sainte
Catherine de Pise, Trains peignait, au quatorzième siècle, sur une table
à champ d’or, un saint Dominique debout et il l’encadrait de huit
histoires tirées de sa vie. A Sainte-Marie Nouvelle de Florence, Simone
Memmi exécutait, dans la chapelle des Espagnols, cette belle fresque où
il nous a montré la lutte acharnée de la théologie dominicaine contre
l’erreur, des chiens du Seigneur (_Domini Canes_) contre les loups de
l’hérésie. Mais c’est le grand peintre dominicain, Fra Angelico, qui a
rendu à son Maître l’hommage le plus chrétien. Saint Dominique imposant
la règle du silence, tel qu’il l’a peint sur la porte du couvent de
Saint-Marc, est une image saisissante de l’austérité monacale. Et
comment oublier les gracieuses scènes de la vie du Saint qu’il a peintes
à Cortone sur la prédelle d’autel du Gesù, et la Crucifixion de
Saint-Marc où saint Dominique assiste, avec les autres fondateurs
d’Ordres, au mystère du Calvaire? Pisano, Lombardi, Michel-Ange, Memmi,
Fra Angelico, quels rayons éclatants dans la gloire de saint Dominique!

Comme les arts, les lettres ont glorifié le fondateur de l’Ordre des
Prêcheurs; innombrables sont les panégyriques qui ont proclamé sa
sainteté, depuis la bulle de Grégoire IX jusqu’à nos jours. Retenons
entre tous celui que Dante a inséré dans son Paradis. Après que, devant
l’assemblée des saints, saint Thomas d’Aquin a chanté la pauvreté de
saint François, le grand docteur franciscain, saint Bonaventure célèbre
la science et le zèle apostolique de saint Dominique. «Dans cette partie
du monde où se lève le zéphyr, ramenant les feuilles nouvelles dont se
revêt l’Europe, non loin du fracas de ces ondes, derrière lesquelles le
soleil, dans sa longue fuite, se cache quelquefois à tous les hommes,
est placée la fortunée Calahorra... C’est là que naquit l’amant
passionné de la foi chrétienne, le saint athlète si bon aux siens, si
formidable aux ennemis. Quand il fut conçu, Dieu remplit son esprit
d’une telle vertu, que sa mère devint prophète.

«Après qu’il eut contracté sur les fonts sacrés une sainte alliance avec
la foi, alliance dans laquelle ils se dotèrent d’une délivrance
réciproque, la femme qui donna pour lui l’assentiment, vit en songe le
fruit admirable qui devait sortir de lui et de ses héritiers.

«Un ange descendit du ciel, et pour manifester ce qu’était cet enfant,
le nomma Dominique, du nom du Seigneur auquel il appartenait tout
entier; c’était le jardinier diligent que le Christ avait choisi pour
l’aider dans sa vigne. On vit en lui l’envoyé chéri du Christ quand on
connut le don du premier amour qui brillait en cet enfant, quand on sut
comment il suivrait le premier conseil que donna le Christ... O toi,
Félix, son père, que tu fus dignement nommé! O toi, Jeanne, sa mère, que
tu méritais de porter ce nom, s’il s’interprète comme on le dit[200]! Il
ne se passionna pas pour le monde, comme quiconque étudie le cardinal
d’Ostie et Thadée[201]; mais il chercha la manne véritable. En peu de
temps, il acquit une science étendue et sut cultiver la vigne qui
languit quand le vigneron ne travaille pas. Il ne demanda pas au
Saint-Siège... qu’on le dispensât de rendre six moyennant deux ou trois;
il ne demanda pas l’assurance d’obtenir les premiers bénéfices vacants,
ni les dîmes qui appartiennent aux pauvres de Dieu; il ne sollicita que
le droit de combattre la malice du monde avec la semence dont tu vois
vingt-quatre plantes autour de toi. Ensuite, ce savant et saint
religieux se mit en mouvement, avec la protection apostolique, comme un
torrent que des pluies considérables ont formé. Son impétuosité frappa
les germes de l’hérésie avec d’autant plus de force qu’on opposa plus de
résistance. De cette source naquirent plusieurs ruisseaux qui baignent
le jardin catholique et rafraîchissent ses arbustes[202].»

  [200] _Felix_ en latin signifie heureux; Jeanne, en hébreu, signifie
    _favorisée de la grâce_.

  [201] Le cardinal d’Ostie est un célèbre commentateur des Décrétales,
    Thadée un illustre médecin florentin.

  [202] Dante, _La Divine Comédie_, _Paradis_, chant XII, vers 52-105.
    (Trad. Artaud de Montor.)

                   *       *       *       *       *

Après avoir signé la bulle de canonisation, Grégoire IX déclara qu’il ne
doutait pas plus de la sainteté de saint Dominique que de celle des
apôtres Pierre et Paul; de nombreuses générations de chrétiens l’ont
redit avec lui. Il est impossible, en effet, d’imaginer une abnégation
plus complète de soi-même, une vie plus entièrement vouée au service de
Dieu. Depuis le jour où, jeune étudiant à Palencia, il vendait ses
livres pour secourir les pauvres, jusqu’à celui où mourant, il adressait
à ses religieux ses dernières exhortations, saint Dominique n’a
poursuivi qu’un but, la gloire de Dieu; et c’est ce qui donne à sa vie
une merveilleuse unité. En cela, il ressemble à un grand nombre de
saints; mais sa physionomie devient plus précise et plus personnelle,
quand on considère les moyens dont il s’est servi. Parmi les élus, les
uns se consacrent à la contemplation des choses divines; pour mieux
pratiquer l’ascétisme, ils s’enfoncent dans la solitude, s’enferment
dans les cloîtres, afin qu’aucun bruit extérieur ne vienne troubler
leurs extases. D’autres se lancent dans l’action, soit pour opérer des
miracles de charité, soit pour étendre toujours plus loin le règne de
l’Évangile. Quelques-uns même arrivent à la sainteté par des moyens qui
répugnent à notre délicatesse et étonnent notre esprit. Rares sont ceux
qui ont uni harmonieusement le mysticisme et l’action, en les poussant
l’un et l’autre jusqu’au sublime.

Saint Dominique fut de ceux-là. Si l’on considère ses austérités, si
l’on se rappelle le cilice qui était attaché à sa chair, la chaîne de
fer qui adhérait à ses reins, les disciplines qu’il se faisait donner
jusqu’au sang, les abstinences qu’il pratiqua toute sa vie, les nuits
entières qu’il passa en prières; si l’on n’oublie pas qu’il a fondé un
Ordre de religieuses cloîtrées qui, derrière leurs grilles, se vouent à
la pénitence et à la contemplation, il nous apparaît comme un mystique
digne de figurer sur les autels à côté de saint Bruno, sainte Thérèse,
saint Paul de la Croix. Mais le même Saint a parcouru à pied l’Europe
occidentale pour prêcher; il a fait entendre sa voix à des milliers de
villes et de bourgades; il a fondé un Ordre où tout converge vers
l’action de l’apostolat; il a organisé lui-même la plupart de ses
couvents, dirigé les délibérations de ses Frères réunis en Chapitre.
Savant dans les choses du ciel, connaissant à merveille les choses de la
terre, il excellait à conduire ou une négociation ou une controverse, à
gérer des intérêts matériels, à faire des achats, des échanges, des
comptes d’exploitation rurale pour assurer l’existence de ses chères
filles de Prouille. Ami de Simon de Montfort, conseiller des Papes, il a
été mêlé aux affaires politiques les plus importantes de son temps: il a
jugé les hérétiques; le crucifix à la main, il a paru dans les
batailles, et, à peine âgé de cinquante-un ans, il est tombé, épuisé par
son activité autant que par ses macérations.

C’est ce qui a rendu son influence si profonde et si durable. C’est ce
qui nous permet aussi de rechercher dans sa vie des enseignements qui
s’appliquent à merveille aux nécessités de l’heure présente. Ce n’est
plus seulement en Lombardie ou dans le Languedoc que l’Église est
aujourd’hui reniée et que la société est agitée par des doctrines
néfastes. Ce n’est plus dans un pays isolé que les gouvernements
favorisent les missionnaires de l’erreur et entravent les apôtres de la
vérité. Les grands moyens qu’employa saint Dominique avec tant de
succès, sont encore nécessaires aujourd’hui; plus que jamais, il faut
des Prédicateurs; plus que jamais, il faut que l’Église fasse œuvre de
science et que, tout en augmentant en eux-mêmes par la prière et les
secours surnaturels, la vie divine, ses défenseurs ne manquent pas
d’aller puiser dans les Universités et dans l’étude, la connaissance des
choses divines et humaines.

La vie de saint Dominique est encore une école de patience et de
courage. Après dix ans de prédications en Languedoc, il n’avait encore
que quinze compagnons et les hérétiques semblaient triompher! Mais sa
foi restait inébranlable et, cinq ans après, plus de mille Frères
étaient répandus dans le monde chrétien tout entier, attestant par leur
zèle combien était féconde cette œuvre qui avait paru d’abord échouer.
Il n’avait pas attendu le succès pour avoir confiance: ouvrier dans la
vigne du Seigneur, il était assuré d’avance que le Père céleste la
ferait fructifier.




BIBLIOGRAPHIE


OUVRAGES ET DOCUMENTS DU TREIZIÈME SIÈCLE.

JOURDAIN DE SAXE.--_De l’origine de l’Ordre des Frères Prêcheurs_.
Successeur immédiat de saint Dominique comme Maître général de l’Ordre,
Jourdain de Saxe écrivit ce récit sommaire avant la canonisation du
Saint, avant 1234. Ce texte est imprimé dans le recueil des Bollandistes
_Acta Sanctorum_, 4 août, p. 545; et a été réédité par le R. P. Berthier
O. P., professeur à l’Université catholique de Fribourg. Écrit par un
ami et un disciple de saint Dominique, ce texte a une valeur capitale.

--_Lettre encyclique_ adressée par le Maître général Jourdain de Saxe à
l’Ordre, sur la translation de saint Dominique. Elle fut écrite entre le
24 mai 1233, date de la translation, et le 13 juillet 1234, date de la
canonisation du saint. C’est le récit d’un témoin oculaire; nous nous en
sommes particulièrement servi.--Éditée par les Bollandistes, _ibidem_.

_Actes de Bologne et de Toulouse_, recueil des dépositions sur la vie,
les vertus et les miracles du Saint, qui furent recueillies en 1233, par
les commissaires enquêteurs dans le procès de canonisation. Nous nous en
sommes servi pour décrire les traits particuliers de la vie et du
caractère de saint Dominique.--Édités par les Bollandistes.

BARTHÉLEMY DE TRENTE.--_Vie de saint Dominique_; écrite de 1234 à 1251
par un religieux dominicain qui avait connu personnellement saint
Dominique.--Éditée par les Bollandistes.

HUMBERT DE ROMANS.--_Chronique de l’Ordre des Prêcheurs de 1202 à 1254_,
écrite par Humbert de Romans, Maître général de l’Ordre; mérite la plus
grande confiance à cause de la sincérité et de la situation officielle
de son auteur; publiée par Mamachi, _Annales Ordinis Prædicatorum_, et
rééditée par le R. P. Berthier dans sa réédition complète des œuvres
d’Humbert.

--_Vie du Bienheureux Dominique_; écrite avant 1254, alors que Humbert
n’était pas encore Maître général; publiée par Mamachi, _op. cit._, et
le R. P. Berthier; recueil des traditions les plus authentiques sur la
vie de saint Dominique.

CONSTANTIN D’ORVIETO O. P.--_Vie de saint Dominique_, écrite de 1242 à
1247, pour compléter celle qu’avait écrite Jourdain de Saxe; éditée par
Échard dans ses _Scriptores Ordinis Prædicatorum_; Paris, 1719.
Constantin était évêque d’Orvieto et il écrivit à la demande du Maître
général, Jean le Teutonique.

SŒUR CÉCILE.--_Relation sur la vie de saint Dominique_. Sœur Cécile
avait été une des religieuses que saint Dominique avait transférées de
Sainte-Marie du Transtévère à Saint-Sixte; elle devint plus tard prieure
du monastère de Sainte-Agnès à Bologne. Agée, elle dicta, vers 1280,
cette relation à sœur Angélique. Écrit près de soixante ans après les
événements, ce document, quoique venant d’un témoin oculaire, a besoin
quelquefois d’être contrôlé; il y a une tendance à l’exagération et au
merveilleux.--Publiée par Mamachi, dans ses _Annales Ordinis
Prædicatorum_.

GÉRARD DE FRACHET O. P.--_Vie des Frères de l’Ordre des Prêcheurs_,
écrite par Frère Gérard, originaire de Frachet, dans le diocèse de
Limoges, provincial de de Provence; il l’entreprit, en 1256, sur l’ordre
du Chapitre général de Paris et du Maître général Humbert de Romans, sur
des documents authentiques. Nous en avons tiré de nombreux traits sur la
vie du Saint. Édité en 1619, à Douai, cet ouvrage a été réimprimé de nos
jours par le R. P. Reichert O. P. dans les _Monumenta Ordinis
Prædicatorum_, en voie de publication.

RODRIGUE DE CERRAT.--_Vie du Bienheureux Dominique_, écrite par un
religieux espagnol avant 1266; compilation sans grande valeur.--Éditée
par Mamachi, _op. cit._

THIERRY D’APOLDA.--_Histoire de la vie et des miracles de saint
Dominique et de l’Ordre qu’il a fondé_, vie complète et détaillée du
saint, écrite, vers 1288, par un Dominicain allemand, par ordre de Muño
de Zamora, Maître général de l’Ordre, d’après tous les écrits
antérieurs.--Éditée par les Bollandistes.

Sur la guerre des Albigeois, il faut surtout consulter les chroniques de
Pierre de Vaux-Cernay (Migne, _Patr. lat._, t. CCXIII) et de Guillaume
de Puylaurens (Bouquet, _Historiens des Gaules_, t. XIX). Les bulles
pontificales concernant saint Dominique et les premiers temps de l’Ordre
occupent les premiers numéros du _Bullarium Ordinis Prædicatorum_.


QUATORZIÈME SIÈCLE.

BERNARD GUI.--Cet illustre historien dominicain a écrit d’après les
traditions de l’Ordre et les documents antérieurs, dont il s’est servi
avec beaucoup de tact, plusieurs ouvrages utiles à consulter, notamment
une _Histoire des fondations dominicaines_, un _Catalogue des Maîtres
généraux de l’Ordre_, et un _Catalogue des prieurs de Prouille_, qui ont
été imprimés par Martène et Durand, dans leur _Veterum scriptorum et
monumentorum amplissima collectio_, t. VI.

PIERRE CALO.--_Vie de saint Dominique_, écrite, vers 1314, par un
religieux dominicain; compilation qui se sert surtout de l’ouvrage
quelque peu antérieur d’un autre Dominicain, Étienne de Salagnac: _Des
quatre choses en quoi Dieu a honoré l’Ordre des Prêcheurs_ (inédit).


DU QUINZIÈME AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

ALAIN DE LA ROCHE.--_Vie de saint Dominique_. Ce Dominicain breton, qui
écrivait au milieu du quinzième siècle, prétendit écrire la vie de saint
Dominique d’après ses propres révélations. Avec ce procédé tout
particulier, il composa un récit, presque de tout point fabuleux, qui
n’a eu que trop de crédit auprès des âmes pieuses. Une grande partie de
la légende du Rosaire provient des récits d’Alain. Fribourg, 1619,
in-4º.

JEAN DE RÉCHAC O. P.--_Vie de saint Dominique_. Paris, in-4º. A le plus
souvent mis en français les récits fabuleux d’Alain. Paris, 1647, 2 vol.
in-4º.

MALVENDA O. P.--_Annales Ordinis Prædicatorum_. Œuvre de peu de
critique, Naples, 1627, in-fº.

BOLLANDISTES.--_Acta S. Dominici confessoris_. Vie critique de saint
Dominique, écrite par le Jésuite Guillaume Cuper, et publiée dans le 1er
volume d’août du grand recueil des _Acta Sanctorum_, Anvers, 1733; fait
justice de plusieurs fausses légendes obscurcissant la vie de saint
Dominique; nous nous en sommes beaucoup servi.

TOURON O. P.--_La Vie de saint Dominique Guzman, fondateur de l’Ordre
des Prêcheurs, avec l’histoire abrégée de ses premiers disciples_,
Paris, 1739, in-4º. Faite avec une certaine critique, d’après les
sources primitives; elle nous a été de quelque utilité.

MAMACHI O. P.--_Annales Ordinis Prædicatorum_. Rome, 1756, t. I, seul
paru, in-fº.


OUVRAGES MODERNES.

LACORDAIRE O. P.--_Vie de saint Dominique_, parue en 1840, in-8º,
lorsque le grand écrivain travaillait à rétablir en France l’Ordre des
Prêcheurs, dans lequel il venait d’entrer; vaut beaucoup plus par la
forme que par le fond.

DANZAS O. P.--_Études sur les temps primitifs de l’Ordre des Frères
Prêcheurs_. Ier volume, in-8º. Poitiers, 1885.

RÉV. MÈRE DRANE.--_Histoire de saint Dominique_ (en angl.), trad. fr.
par Cardon. Paris, in-8º, 1895.

BALME ET LELAIDIER O. P.--_Cartulaire ou Histoire diplomatique de saint
Dominique_; recueil complet de tous les actes concernant saint
Dominique, publiés et commentés par le R. P. Balme. Nous devons beaucoup
à cette publication, qui permet de préciser la vie du Saint et de la
dégager de beaucoup de légendes. 2 vol. in-8º, parus à Paris, troisième
sous presse.

_Histoire du monastère de Notre-Dame de Prouille_, par une religieuse du
même monastère. Ce livre est surtout intéressant pour ce qui concerne
l’histoire du nouveau monastère. In-8º; au monast. de Prouille.

_Analecta sacri Ordinis Prædicatorum_. Revue publiée par ordre du Maître
général de l’Ordre et donnant, à côté des documents contemporains
concernant l’Ordre, d’importants documents sur l’histoire primitive des
Prêcheurs. Rome, 3 vol. in-fº, maison généralice.




TABLE DES MATIÈRES


                                                                 Pages
  Chapitre I.--Enfance et jeunesse de saint Dominique 1170-1203      1
  Chapitre II.--Saint Dominique et les Albigeois                    19
  Chapitre III.--Fondation du monastère de Prouille                 53
  Chapitre IV.--Fondation de l’Ordre des Prêcheurs                  65
  Chapitre V.--Saint Dominique, maître général de l’Ordre           99
  Chapitre VI.--Voyages et prédications de saint Dominique         138
  Chapitre VII.--Organisation de l’Ordre dominicain                157
  Chapitre VIII.--Mort et canonisation de saint Dominique          187
  Bibliographie                                                    207







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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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