L'Inquisition médiévale

By Jean Guiraud

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Title: L'Inquisition médiévale

Author: Jean Guiraud

Release date: November 30, 2024 [eBook #74817]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INQUISITION MÉDIÉVALE ***





  COLLECTION “LA VIE CHRÉTIENNE”
  publiée sous la direction de MAURICE BRILLANT

  L’INQUISTION
  MÉDIÉVALE

  PAR
  JEAN GUIRAUD


  A PARIS
  CHEZ BERNARD GRASSET




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: SEIZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA
NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 12 ET I A IV.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1928.




INTRODUCTION


Comment peut-on parler encore de l’Inquisition après tous ceux qui ont
déjà traité cette question controversée: ennemis de l’Église dénonçant
les rigueurs de l’inquisition pour ameuter les masses populaires contre
un cléricalisme capable de toutes les cruautés; apologistes leur
répondant en lavant l’Inquisition de tous leurs reproches; historiens de
toutes nations multipliant, d’après de nouveaux documents, des études
particulières sur ce sujet brûlant? Ne risque-t-on pas de dire une fois
de plus ce que connaissent les personnes averties, et si on veut porter
un jugement sur cette institution, se classer ou, ce qui est pire, être
classé malgré soi parmi ses avocats d’office ou ses détracteurs?

Peut-on apporter une documentation nouvelle, des faits nouveaux? et
peut-on se flatter d’être objectif en pareille matière, et, dans la
négative, pourquoi ajouter un numéro de plus à la bibliographie déjà si
longue de l’Inquisition?

Nous avons passé outre à ces objections, estimant que même si on a peu
de documents nouveaux on peut s’efforcer de les mettre en meilleure
lumière et invoquer le dicton bien connu: _Non nova sed nove._ Mais
est-il vrai qu’il n’y ait rien de nouveau à dire? Beaucoup d’archives
qui étaient jalousement fermées ou ne s’entr’ouvraient que pour de rares
privilégiés se sont largement ouvertes et ont été explorées depuis un
demi-siècle; et tout d’abord, les plus importantes qui soient pour
l’histoire religieuse, les Archives du Vatican. Les érudits de toute
nation qui y travaillent en ont tiré des documents et même des
collections de documents qui précisent ou rectifient des solutions que
l’on croyait définitives. Je n’en veux pour preuve que le _Bullaire de
l’Inquisition de la France au XIVe siècle_, formé de bulles pour la
plupart inédites que M. l’abbé Vidal a extraites des archives du
Vatican. Nous avons tiré parti de ces documents pour saisir sur le vif
le fonctionnement de l’Inquisition au Moyen-Age. Le même service a été
rendu aux historiens par la publication que nous devons à Mgr Douais des
documents sur l’histoire concernant l’_Inquisition du Midi de la
France_.

Ces documents nouveaux permettent de réviser et parfois de corriger, sur
plus d’un point, les _Histoires générales de l’Inquisition au Moyen
Age_, qui sont à notre disposition, en particulier celle de l’Américain
Lea, traduite en français par M. Salomon Reinach.

On ne saurait en contester l’érudition, mais il ne faut pas l’avoir trop
longtemps maniée pour remarquer en elle deux graves défauts. On y
chercherait en vain le _lucidus ordo_ de la science française; même
après l’avoir longtemps pratiquée, il est difficile d’y retrouver ce
qu’on se rappelle fort bien y avoir vu, tant elle est confuse et mal
présentée. D’autre part, l’auteur en l’écrivant ne s’est pas dégagé de
ces préjugés haineux contre l’Église catholique qui lui ont inspiré la
plupart de ses œuvres historiques. Il s’est parfois efforcé de les
dominer et nous-même nous rendons hommage aux jugements qu’il a portés
sur certaines accusations lancées par ses amis et coreligionnaires
contre l’Inquisition; mais plus souvent, son récit dégénère en un
réquisitoire passionné et injuste. Les nouvelles collections de textes
récemment publiées permettent de distinguer dans l’œuvre de Lea ce qui
est de la science et ce qui est du pamphlet.

Cependant c’est moins par la documentation que par la méthode employée
que l’on peut, dans une certaine mesure, faire œuvre originale en
parlant de l’Inquition. Presque toujours, ce sujet a été abordé avec des
arrière-pensées étrangères et parfois contraires à l’esprit
scientifique; dès lors, plus on est objectif et plus on a de chance de
le traiter avec originalité. Nous nous y sommes efforcé; au lecteur de
voir si nous y avons réussi.

Nous n’avons prétendu poser aucune thèse _a priori_; et voilà pourquoi
nous n’avons pas abordé la question de savoir si l’Église avait ou non
le droit de réprimer par la force l’hérésie. Nous ne contestons pas
l’importance de ce problème au point de vue théologique et canonique et
même historique; mais nous aimons mieux qu’il soit mis sous les yeux des
lecteurs moins par un syllogisme scolastique que par le simple exposé
des faits. C’est pour la même raison que nous nous sommes abstenus le
plus possible de porter des jugements sur les hommes et les
institutions, ne le faisant que lorsque nos conclusions n’étaient que le
résumé de faits déjà racontés. En laissant ainsi la parole aux textes,
nous avons voulu éviter les deux écueils d’une pareille étude,
l’apologie ou le dénigrement du catholicisme ou de ses adversaires, de
l’Inquisition ou de l’hérésie. Avant tout, nous nous sommes efforcé de
faire œuvre d’historien.

C’est le seul moyen de connaître l’Inquisition et de la comprendre.

L’apologiste et l’accusateur risquent de n’apercevoir que certains
aspects du sujet; le premier ne verra dans les sentences de
l’Inquisition que des jugements dictés par un intérêt surnaturel, et
rendus en vertu d’un pouvoir transcendant, intérêt et pouvoir que les
fautes et les erreurs individuelles ne sauraient dénaturer. L’accusateur
ne verra que des actes de tyrannie et des crimes d’autant plus
révoltants qu’ils étouffaient dans les supplices et le feu la liberté de
l’esprit et la voix de la conscience en invoquant l’autorité divine.

L’historien, au contraire, groupe les faits pour en dégager ensuite les
points de vue les plus divers, et réunissant ces aspects variés en une
vue générale il fait fonctionner l’Inquisition sous les yeux du lecteur,
la montrant non pas telle que se la figurent ses détracteurs et ses
apologistes, pas même comme l’avaient conçue ses auteurs, mais telle
qu’elle fut en réalité, et non pas seulement à un moment déterminé mais
dans le cours sans cesse en mouvement de son évolution.

L’Inquisition était avant tout un tribunal; or un tribunal c’est des
accusés en face de juges et ces deux groupes sont en fonction l’un de
l’autre. Les séparer, étudier les uns et négliger les autres, c’est
altérer gravement l’institution que l’on prétend décrire, et risquer de
ne la point saisir; car les accusés font comprendre les juges et les
juges les accusés.

Aussi nous sommes-nous efforcés de décrire en même temps l’Inquisition
et les hérésies qu’elle réprimait, les doctrines des accusés et leur
répression par les juges. Parlant de l’Inquisition du Midi de la France,
nous avons exposé les prédications théologiques, morales, politiques et
sociales des Cathares et de leurs adhérents, leur organisation et leur
action, en même temps que nous montrions le tribunal qui allait les
poursuivre. C’est d’après la même méthode que nous avons exposé la
doctrine et l’action des Vaudois, des Spirituels, des fraticelli, et des
lollards, des sorciers et des juifs, telles que la voyaient les juges du
Saint-Office qui les poursuivaient. Un tel exposé fait comprendre les
raisons d’ordre religieux, politique et social qui ont ainsi dressé
l’une contre l’autre l’hérésie et l’Inquisition; or l’historien ne doit
pas se contenter de décrire les institutions, il doit encore les faire
comprendre et leurs raisons d’être il doit les demander non pas à ses
idées _a priori_ mais aux faits eux-mêmes.

L’Inquisition est un tribunal; mais les jugements de tout tribunal
supposent, d’une part, une des lois d’une formule absolue et, de
l’autre, des sentences en faisant une application adaptée à chaque cas
particulier que le texte juridique ne peut pas prévoir; une législation
rigide et une jurisprudence essentiellement variable. C’est donner une
idée tout à fait fausse de l’Inquisition que d’aligner les constitutions
pontificales et les canons de conciles qui définissaient sa procédure et
son code pénal. Si on veut serrer de plus près les faits, il faut aussi
voir comment, en fait, le Saint Office fonctionnait et dans quelle
mesure il s’en tenait à la lettre de la loi ou l’interprétait soit en
l’élargissant soit en la restreignant dans l’application.

On nous dit, par exemple, que la procédure inquisitoriale refusait aux
accusés le ministère d’un avocat et les ennemis de l’Église en tirent
prétexte pour l’accuser d’avoir ainsi méconnu le droit de défense de
l’accusé pour le livrer pieds et poings liés à la cruauté de juges
fanatiques; et certains apologistes de l’Église--tel Mgr d’Hulst, dans
la chaire de Notre-Dame,--ont déclaré que le catholicisme doit jeter
par-dessus bord l’Inquisition parce que, sur ce point capital, elle
n’est pas défendable.

Et voilà que le procès de Jeanne d’Arc--qui est un procès
d’inquisition--nous montre des inquisiteurs demandant à l’accusée si
elle a fait choix de ses avocats; et les comptes d’autres procès
mentionnent les honoraires qui ont été versés pour les avocats des
justiciables du Saint-Office; preuve évidente que l’Inquisition
admettait les avocats de la défense et que, dès lors, il faut distinguer
la lettre de la loi qui, en effet, a _parfois_ interdit le ministère des
avocats et la jurisprudence, l’usage et la coutume qui le permettaient.
On voit par cet exemple combien il est indispensable d’examiner en même
temps le _droit_ et le _fait_. C’est ce que nous nous sommes efforcé de
faire en étudiant l’Inquisition non seulement d’après son code, mais
aussi et surtout d’après son fonctionnement réel.

Enfin, l’Inquisition a été une institution humaine, et comme tout ce qui
est humain, elle a évolué. Or l’erreur de presque tous ceux qui la
condamnent et aussi de la plupart de ceux qui la défendent est de croire
qu’elle fut toujours la même et qu’on peut porter sur elle un jugement
d’ensemble, favorable ou défavorable. Tout au plus voit-on quelque
différence entre l’Inquisition espagnole, celle de Torquemada, et
l’Inquisition du Moyen-Age, celle qu’ils identifient avec saint
Dominique et ses Prêcheurs. De là des appréciations qui laissent
inexplicables certains contrastes comme celui-ci.

Si une institution, à ses origines, a été papale, c’est bien
l’Inquisition médiévale. Ses premiers règlements lui ont été donnés, à
Toulouse, au nom du Saint-Siège par un légat du pape, le cardinal Romain
de Saint-Ange. Les inquisiteurs agissaient au nom du pape dont ils
tenaient leurs fonctions, _auctoritate apostolica_; et ils ne
dépendaient que de lui, dans l’exercice de leurs fonctions. Mais alors
comment expliquer que dans le procès des Templiers qui s’est poursuivi
moins de cent ans après l’établissement de l’Inquisition, ce tribunal
papal ait visiblement agi à l’encontre du pape Clément V et dans
l’intérêt du roi de France Philippe le Bel? Évidemment parce que, en
moins d’un siècle, l’Inquisition avait tellement évolué que de tribunal
papal défendant la foi contre l’hérésie, _negotium fidei_, elle était
progressivement devenue, en réalité, sans que les apparences eussent
changé, un tribunal de plus en plus politique, subissant l’influence du
roi beaucoup plus que celle du pape. S’il en est ainsi, les
appréciations que l’histoire porte sur elle et sur son action
s’éclairent de jours bien différents et qui, en tout cas, doivent être
singulièrement nuancés.

Une autre vue simpliste de l’histoire fait attribuer à l’Église seule
l’institution de l’Inquisition et par conséquent tout l’odieux de ses
jugements et de ses autodafés. Une étude plus approfondie des textes
montre au contraire que plusieurs puissances ont concouru à la
répression de l’hérésie au Moyen-Age.

Les ancêtres reculés des Cathares contre lesquels fut établie
l’Inquisition du XIIIe siècle, les Manichéens, furent poursuivis, avec
la plus grande rigueur, par l’empereur Dioclétien; persécuteur encore
plus cruel du christianisme, on ne saurait imaginer un instant que son
bras ait été armé contre ces infidèles par l’Église. Sept siècles plus
tard, les Néo-Manichéens d’Orléans furent frappés de sentences de mort;
et ce fut par le roi Robert et non par une juridiction ecclésiastique.
Au XIIe siècle, des actes pontificaux édictèrent des peines sévères
contre les hérétiques de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne;
mais ces interventions des papes avaient été réclamées avec insistance
par les rois de France et d’Angleterre et par les empereurs germaniques;
et au XIIIe siècle, nous sommes en présence de décisions prises contre
les hérétiques, en même temps par les principes séculiers, les évêques
et les papes. De ces faits étudiés sans arrière-pensée, à la simple
lumière des textes, que faut-il conclure? Mais que l’Inquisition,
c’est-à-dire la recherche des hérétiques et leur répression par des
mesures pénales souvent rigoureuses ne fut pas l’œuvre exclusive de
l’Église; que l’autorité civile concourut à ces poursuites autant
qu’elle et même la devança dans la personne d’un empereur païen,
persécuteur par ailleurs du christianisme.

Et cette constatation nous conduit sur la nature même de l’Inquisition à
des conclusions complexes que nous développons à la fin de ce livre.
Qu’il nous suffise, pour le moment, d’opposer aux affirmations
simplistes de certains historiens de l’Inquisition, les aspects très
variés de la question et de leur rappeler que les ignorer ou les
dissimuler c’est ne donner de la réalité qu’une image mutilée et dès
lors inexacte. C’est le reproche que l’on peut adresser à la plupart de
ceux qui ont écrit sur l’Inquisition, et c’est pourquoi ce sujet si
souvent traité peut être renouvelé pour l’emploi de nouvelles méthodes:
_non nova sed nove_.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas une raison pour faire table rase de tout ce qui a été écrit
jusqu’à ce jour sur l’Inquisition. Pour notre part, nous devons beaucoup
à nos devanciers. Quelques soient les réserves que nous avons faites sur
l’_Histoire de l’Inquisition au Moyen-Age_ de Lea, nous l’avons lue et
consultée maintes fois avec profit et nous en dirons autant de celle de
M. de Cauzons, pseudonyme qui cache un prêtre qui, par désir
d’impartialité, s’est montré d’une sévérité excessive à l’égard du
Saint-Office. Nous avons aussi utilisé le volume de M. l’abbé Vacandard
sur l’_Inquisition_, où se retrouvent cette documentation sérieuse et
cette modération dans les jugements qui distinguent les écrits de cet
historien.

Sur la procédure inquisitoriale on ne saurait se dispenser de consulter
l’ouvrage de M. Tanon, sur l’_Histoire des tribunaux de l’Inquisition en
France_ et les études de M. Charles Molinus sur l’Inquisition
toulousaine; mais il faut les compléter et parfois les corriger par
l’étude de Mgr Douais sur l’_Inquisition_ et encore plus par les
_Documents_ qui ont été publiés par ce savant prélat dans la Collection
de la Société de l’Histoire de France, _pour servir à l’Histoire de
l’Inquisition dans le Languedoc_.

Ce dernier ouvrage nous a été particulièrement utile, parce que,
publiant des sentences d’inquisiteurs, il évoquait à nos yeux leur
procédure, non pas celle qui était édictée par les textes législatifs,
mais celle qu’ils suivaient dans la pratique, et qui souvent différait
de la première. Le _Bullaire de l’Inquisition en France au XIVe siècle_,
réuni et commenté par M. Vidal, nous a rendu les mêmes services, parce
qu’il nous a fait assister à la marche de plus d’un procès
inquisitorial.

En même temps que l’Inquisition, nous avons étudié les hérétiques
qu’elle poursuivait, avec leurs doctrines, leurs pratiques, et leur
organisation.

Au XIIIe siècle, elle a surtout lutté contre les Cathares
néo-manichéens, non seulement en Languedoc, mais encore dans le reste de
la France, en Italie, dans la péninsule ibérique et en Allemagne. Pour
faire connaître les Cathares du Midi de la France, plus connus sous le
nom d’Albigeois, j’ai tout simplement résumé la longue étude que j’ai
publiée moi-même, il y a une quinzaine d’années sur l’_Albigéisme
languedocien au XIIe siècle_.

M’appuyant sur les Manuels des inquisiteurs et dépouillant les Registres
de l’Inquisition qui pour la plupart ont disparu mais dont la collection
Doat conserve des copies authentiques, je me suis efforcé, d’après les
déclarations mêmes des hérétiques, de reconstituer les doctrines
métaphysiques, théologiques, morales et sociales des Albigeois, leur
organisation, leurs pratiques et leurs rites, et la place considérable
qu’ils occupaient, avant l’établissement de l’Inquisition dans toutes
les classes de la société et à tous les degrés de la hiérarchie sociale.

En d’autres pays, des études originales ou des collections de documents
nous ont fait connaître, de la même manière, les Cathares et leurs
adhérents: tel par exemple la publication du savant professeur de la
Faculté de théologie de Munich qui devint, après 1870, l’un des chefs
des Vieux-Catholiques, Dœllinger, publication qui a pour titre
_Beitraege zur Sektengeschichte des Mittelalters_[1].

  [1] J’ai donné des bibliographies détaillées du Catharisme à la fin de
    mon étude sur _l’Albigéisme languedocien au XIIe siècle_, p. CCCXLII
    et dans mes articles sur _l’Inquisition_ et les _Albigeois_ parus le
    premier dans le _Dictionnaire d’apologétique de la foi catholique_,
    le second dans le _Dictionnaire d’histoire et de géographie
    ecclésiastiques_.

Quoique beaucoup d’hérétiques aient été arrêtés sous la double
inculpation de catharisme et de vaudoisie, ces deux doctrines sont
distinctes, comme le démontrait déjà en 1834 une thèse présentée devant
l’Université de Leyde sous ce titre: _Disputatio academica de Valdensium
secta ab Albigensibus bene distinguenda_ par Jas. Cette distinction
était marquée, dès le XIIIe et le XIVe siècle par les Manuels des
Inquisiteurs, en particulier ceux de Moneta et de Bernard Gui; et c’est
sur leur témoignage autorisé que la secte vaudoise nous a été décrite
par M. Comba dans son _Histoire des Vaudois_ et plus récemment, par M.
Marx dans son étude sur l’_Inquisition en Dauphiné_.

Au XIVe siècle et au XVe le Saint-Office poursuivit avec une
persévérance inlassable tous les hérétiques Spirituels, Fraticelli,
Bizocchi et Béguins qui voulurent imposer au peuple chrétien tout entier
la pratique de la stricte pauvreté et annonçaient le prochain avènement
de l’Esprit-Saint, venant compléter, en l’absorbant, l’œuvre du Christ.
Ces doctrines ayant inspiré un grand nombre de controverses, au sein de
l’ordre franciscain, d’une part, et de l’autre, entre catholiques et
hérétiques, la bibliographie de ce sujet serait tellement considérable
qu’elle réclamerait à elle seule un volume. Nous signalons à ceux qui
s’intéresseraient particulièrement à cette question les études qui ont
été consacrées aux défenseurs et aux propagateurs de ces doctrines,
celles de M. Édouard Jordan sur _Joachim de Flore_ dans le _Dictionnaire
de théologie catholique_, du P. Callaey sur _Ubertin de Casal_, de
Hauréau sur _Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise_, les
nombreux travaux d’ensemble qui ont été publiés sur l’ordre franciscain
et les controverses qui le divisèrent si profondément au XIIIe siècle et
dont le plus récent et l’un des meilleurs est le volume du P. Gratien
sur l’_Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères
Mineurs_ au XIIIe siècle. Le cardinal Ehrle a consacré de nombreuses
études aux Spirituels et aux Fraticelli. Signalons enfin l’ouvrage
d’ensemble de Tocco sur l’hérésie au Moyen-Age (_l’eresia nel medio
evo_) et la collection de textes sur les hérésies que publia, au XVIIIe
siècle, du Plessis d’Argentré sous le titre de _Collectio judiciorum de
novis erroribus_ et qui mérite toujours d’être consultée.

Nous nous en sommes servis pour résumer les doctrines de Wicklef et de
son disciple Jean Huss.

Pour montrer qu’à partir de Philippe le Bel l’Inquisition subit de plus
en plus l’influence du pouvoir civil, en France et hors de France, nous
avons donné un rapide aperçu de plusieurs procès inquisitoriaux qui
furent inspirés et conduits plus par la politique que par le souci de
l’orthodoxie, par exemple ceux de Templiers et de Jeanne d’Arc.

Pour le premier on peut se reporter aux actes mêmes du procès qui furent
édités par Michelet puis plusieurs fois réédités, et on lira avec
intérêt les biographies qui ont été consacrées dans l’_Histoire
littéraire de la France_ aux trois personnages qui en prirent la
direction, au nom de Philippe le Bel, celle de Guillaume de Nogaret par
Renan, celle du cardinal Bérenger Frédol et celle de l’inquisiteur de
France Guillaume de Paris, par Lajard.

Quant au procès de Jeanne d’Arc, ses procès-verbaux ont été plusieurs
fois édités et encore dans ces derniers temps par M. Pierre Champion et
il a été longuement étudié par les auteurs de ces éditions et les
nombreuses Histoires de Jeanne d’Arc qui ont été écrites dans ces
cinquante dernières années.

Dans les pages qui vont suivre, dépourvues à dessein de tout apparat
critique pouvant en gêner la lecture, on reconnaîtra facilement les
textes et les livres que l’auteur a mis à contribution.




CHAPITRE PREMIER

LE CATHARISME AU XIIe SIÈCLE

SOMMAIRE.--Le dualisme cathare.--Christologie cathare.--Morale
individuelle et sociale.--Nirvana des Parfaits.--Horreur de la
famille.--Doctrines anarchistes.--Répression par les gouvernements
païens et chrétiens antérieure à l’Inquisition.--Le catharisme tout
puissant dans le Midi de la France.--Ses moyens d’action.--Parfaits et
Croyants.--Faiblesse du catholicisme persécuté.


Le XIIe siècle vit s’épanouir en plusieurs pays, mais plus
particulièrement dans le Midi de la France, une hérésie qui, par ses
doctrines et le nombre de ses adhérents, devait constituer un grand
danger pour l’Église catholique. Partant d’un pessimisme absolu, elle ne
voyait en ce monde que mal et corruption, et dès lors, elle ne pouvait
pas admettre qu’il fût l’œuvre d’un Dieu bon. La nature visible ne
pouvait être que la création d’un être puissant sans doute mais
essentiellement mauvais; et cet être c’était Satan.

Mais au-dessus de ce monde, ces hérétiques en concevaient un autre,
formé d’esprits incorruptibles et bienheureux, qui étaient les créatures
d’un être essentiellement bon et infiniment puissant, Dieu.

Ainsi se dressaient l’un contre l’autre, à la tête de deux mondes
opposés dont ils étaient les auteurs, deux principes contraires en
conflit permanent: Satan prince de la terre et de la nature, Dieu,
souverain des esprits et du ciel.

Étaient-ils également puissants et leur action devait-elle se combattre
à jamais? ou bien l’un d’eux, le principe mauvais, était-il inférieur à
l’autre, le principe bon, et destiné à succomber sous les coups de sa
puissance victorieuse, lorsque les temps seraient révolus? Sur ce point
essentiel comme sur les conclusions qui en découlaient, ces hérétiques
se divisaient.

Ils se divisaient aussi quand ils voulaient expliquer l’origine de ces
deux mondes opposés. Pour les uns, la matière était éternelle et le rôle
du démon avait été de la tirer du chaos en séparant, pour les combiner
entre eux, ses quatre éléments essentiels: le feu, l’air, l’eau et la
terre. Dans ce cas, Satan n’avait été que l’artisan de la matière, le
démiurge. D’autres, au contraire, disaient qu’il en avait été le
créateur, l’ayant tirée du néant.

Mêmes hésitations quand il s’agissait d’expliquer le monde des esprits.
Pour les uns, les esprits avaient existé de tout temps au sein de Dieu,
et ils en étaient sortis par une série indéfinie d’émanations ou
hypostases, analogue à celle par laquelle le Fils procède du Père.
D’après les autres, au contraire, les esprits auraient été tirés du
néant par un acte créateur du Dieu bon.

L’homme appartenait par sa double nature à l’un et l’autre de ces mondes
opposés. Son corps, fait d’une matière corruptible, était l’œuvre et la
propriété de Satan; mais son âme, pur esprit, ne pouvait venir que de
Dieu et lui appartenait. C’est par des récits mythiques que ces
hérétiques expliquaient la première rencontre et l’union de l’âme et du
corps dans l’être humain.

D’après les uns, Adam avait été un ange envoyé par Dieu pour voir
comment Lucifer organisait la matière; dès qu’il le vit épiant ainsi son
œuvre, le démon se saisit de lui et l’enferma dans un corps fait de
limon. «Rends ce que tu dois!» lui dit-il, c’est-à-dire soumets-toi à la
matière! «Adam se jeta alors à ses pieds, le supplia d’avoir pitié de
lui et de le délivrer de la prison ignoble dans laquelle il se trouvait
enfermé lui promettant de se mettre désormais à son service. Le démon
refusa et le força à lui payer sa dette en accomplissant avec Ève
l’œuvre de chair.» Quand il l’eut accomplie, Adam fut engagé à jamais
dans la matière, et avec lui tous ses descendants, parce qu’ils
provenaient de l’acte le plus matériel qui se puisse imaginer, l’union
de l’homme et de la femme.

D’autres hérétiques expliquaient le dualisme de la nature humaine d’une
manière qui se rapprochait de la doctrine catholique. Avant la création
de la matière, disaient-ils, Satan avait été l’auteur de la révolte des
anges et de leur chûte. Mais en foudroyant les anges rebelles, Dieu leur
avait procuré un moyen de se relever par l’expiation. Il avait permis à
Satan de se servir d’eux pour animer les corps qu’il venait de former du
limon, mais auxquels manquait l’esprit de vie. Satan s’en était réjoui
parce qu’il croyait qu’emprisonnés ainsi par lui dans la matière, les
anges rebelles lui appartiendraient à jamais; mais dans sa courte
sagesse il ne voyait pas qu’il ne faisait que préparer sa défaite en
procurant dans la prison du corps aux esprits déchus l’épreuve et la
pénitence qui leur permettraient, après la mort, de rentrer dans le
paradis perdu.

Ce dualisme de l’homme, ces hérétiques le retrouvaient dans l’humanité
et dans son histoire. L’âme, disaient-ils, était restée ignorante de sa
nature, de sa chute au sein du corps et de sa destinée; elle ne les
avait connues que lorsque le Christ était venu sur terre pour les lui
révéler. Dès lors, l’histoire du monde se divisait en deux grandes
périodes: celle qui avait précédé la venue du Christ pendant laquelle
Satan régnait sans conteste sur un monde ignorant, et celle qui l’a
suivie au cours de laquelle l’empire lui est disputé par la doctrine qui
arrache l’âme à sa captivité corporelle.

Dès lors, l’Ancien Testament avait été le règne de Satan; le dieu
qu’adoraient les Juifs charnels Jéhovah, était Satan lui-même et la
Bible l’histoire de sa domination sur le peuple hébreu. «Les Cathares
(c’est ainsi que se nommaient ces hérétiques) prenaient donc le
contrepied de l’Ancien Testament et tout ce que celui-ci attribuait à
Dieu ils le rapportaient à Satan. Les patriarches et les prophètes de
l’Ancienne Loi n’étaient en réalité que des fils de Bélial, de vrais
démons suscités par leur père pour maintenir son règne; et dans leur
nombre ces hérétiques comptaient Énoch, Abraham, qui reçut de Satan la
circoncision, Moïse qui, étant lui-même mauvais, s’entretint à plusieurs
reprises avec le démon, accomplit sur son injonction et avec son secours
tous ses miracles, reçut de lui la Loi sur le Sinaï et édicta, sous son
inspiration, tous les rites de la religion juive, pour se faire adorer
comme un dieu; enfin les prophètes qui furent suscités non par le dieu
bon, mais par Satan pour activer, à la suite de Moïse, le culte du
diable»[2].

  [2] JEAN GUIRAUD. _L’Albigéisme languedocien au XIIe siècle_, p. XLIX.

Entre tous ces prophètes, les Cathares distinguaient le dernier en date,
Jean-Baptiste, pour lui témoigner une aversion particulière. Il avait
été suscité par le démon, disaient-ils, comme le moyen suprême
d’empêcher l’œuvre du Christ dont le Précurseur aurait été ainsi le plus
puissant antagoniste. Le baptême matériel de l’eau qu’il prêchait et
qu’il conférait aux masses était fait pour les détourner du baptême de
l’esprit qu’apportait Jésus comme signe de sa doctrine purement
spirituelle.

Ils n’ignoraient pas les nombreux passages du Nouveau Testament où le
Christ et ses disciples parlent avec respect de l’Ancienne Loi, des
patriarches tels que Abraham, des prophètes tels que David, l’ancêtre de
Jésus lui-même, d’Élie et de tous ceux dont le Sauveur invoquait le
témoignage. Mais ils déclaraient que, dans le Décalogue et dans
l’ensemble de l’Ancien Testament, le démon avait habilement mêlé un peu
de vérité à une masse de mensonges pour mieux tromper l’humanité.

Le Christ, disaient les Cathares, était venu sur terre pour sauver
l’humanité et, sur ce point, ils s’accordaient avec les catholiques,
mais ils s’en séparaient dès qu’ils définissaient la personne et l’œuvre
du Rédempteur.

Ils l’appelaient souvent Dieu, mais ils donnaient de sa divinité des
explications diverses mais toutes contraires à la conception chrétienne.
Il était dieu parce qu’il était l’une des nombreuses émanations du Dieu
bon et éternel. Certains attribuaient à Jésus, émanation ou éon, une
dignité éminente sur tous les autres éons parce que seul d’entre eux il
avait été adopté par l’Être suprême dont il était ainsi le Fils et qu’il
pouvait appeler son Père.

Un ministre cathare, Guillaume Fabre, de Pech-Hermer, expliquait ainsi à
ses fidèles la nature et la mission du Christ: «Voyant que son royaume
s’appauvrissait sous l’action des esprits mauvais, Dieu demanda à ceux
qui l’entouraient: «Qui de vous veut être mon fils, de sorte que je sois
son père?» Comme personne ne lui répondait, Jésus qui était son baile
(homme de confiance), _Christus qui erat bajulus Dei_, lui dit: «Je veux
être votre fils et j’irai partout où vous m’enverrez.» Et alors Dieu
l’adopta pour fils et l’envoya dans le monde prêcher le nom de Dieu.»

Quelque différentes que fussent ces explications, tous les Cathares
s’entendaient pour nier l’Incarnation. Puisque toute matière était
foncièrement mauvaise et le domaine de Satan, comment un dieu aurait-il
pu y demeurer en s’unissant à la chair? Il se serait mis ainsi sous la
domination de celui-là même dont il venait libérer l’humanité.

Le Rédempteur ne pouvait donc être que pur esprit; mais comme d’autre
part, il voulait tomber en ce monde sous les sens des hommes, il fallait
qu’il prît les apparences d’un homme. Partant de ce principe, les
Cathares faisaient de la vie terrestre du Christ une fantasmagorie
perpétuelle.

La Vierge Marie n’avait été, elle aussi, qu’un pur esprit aux apparences
humaines. Sa maternité n’était que l’union des deux esprits, qui
formaient tout son être, le sien et celui de son divin fils. «C’est ce
que voulait dire un docteur hérétique de Castelsarrasin, R. de Rodols,
lorsque, prenant l’expression évangélique _obumbrare_ dans son sens
étymologique, il déclarait que le Sauveur était venu en ce monde comme
une ombre et non dans la réalité d’un corps humain: «_Deus non venerat
in beata Virgine sed obumbraverat se ibi tantum_[3].»

  [3] JEAN GUIRAUD, _op. cit._, p. LXI.

Jésus avait grandi, avait mené la même vie que les autres hommes,
mangeant, buvant, parlant; pures apparences que tout cela, répondaient
les hérétiques. «_Omnia in similitudine facta fuisse._»

Il avait au moins souffert pendant sa Passion, pour racheter l’humanité
par les douleurs de son sanglant sacrifice. Non! répondaient-ils, car
étant pur esprit il ne pouvait ni souffrir, ni mourir, ni par conséquent
ressusciter: «_non fuit passus in carne, non fuit mortuus
corporaliter... non resurrexit vere quia mortuus non fuit._» Mais alors
que penser des récits pathétiques de la Passion? On les expliquait soit
par la persistance de la fantasmagorie jusque sur la Croix, soit par la
substitution au Christ disparu d’un homme réel expiant son propre péché.
A Montesquieu, le ministre cathare Bonafos enseignait chez Guillaume de
Villèle «que sur la Croix, le Christ avait été figuré par un voleur,
aussi coupable que les deux larrons qui étaient à ses côtés. Dès lors,
il n’y avait dans ce supplice rien de révoltant puisque celui qui
représentait Jésus expiait ses fautes personnelles. D’après un autre
hérétique, Limosus Nègre, cet homme avait déjà traversé plusieurs
existences, en vertu de la métempsychose; or dans l’une il avait commis
des meurtres et des fornications. C’est pour cela, ajoutait-il, que le
crucifié a été frappé de la lance: coupable d’homicide, il tombait sous
le coup de la sentence qui condamne à périr par le glaive quiconque a
tué par le glaive. Agents du démon, les Juifs avaient cru mettre en
Croix le Fils de Dieu, mais ils n’avaient eu entre les mains qu’un
vulgaire voleur; sur le Calvaire comme au jour de la Création de
l’homme, le Père du mensonge s’était trouvé dupé lui-même.» (P. LVII).

D’ailleurs, pour les Cathares, la Rédemption n’était pas une expiation,
mais un enseignement; pour libérer les âmes de l’emprise de Satan, il
suffisait de leur apprendre comment elles pouvaient se libérer
elles-mêmes de la prison de leur corps et redevenir de purs esprits
retournant de droit à Dieu dès qu’elles retrouvaient ainsi leur nature
spirituelle.

Ceux qui le savaient étaient les fils de l’Esprit et ils adoraient Dieu
en esprit et en vérité. Ils formaient l’Église cathare. Les autres
restaient sous l’emprise de Satan parce qu’ils continuaient l’erreur de
l’Ancien Testament et ils demeuraient les sectateurs de Jéhovah
puisqu’ils ne comprenaient ni la mission de Jésus, ni la signification
du Nouveau Testament. Ceux-là formaient l’Église catholique et les
autres églises chrétiennes. Ainsi le dualisme de l’humanité s’avérait
dans l’opposition irréductible du Catharisme et du Christianisme.

De cette métaphysique et de cette théologie les Cathares tiraient leur
morale individuelle et sociale. Pour se sauver il fallait séparer l’âme
du corps, et on y parvenait de deux manières.

Les uns pratiquaient une vie d’ascétisme qui diminuant progressivement
l’action du corps sur l’âme, finissait par établir entre eux un divorce
de fait que la mort ne faisait que ratifier; pour employer une
expression de la mystique chrétienne, on mourait à soi-même avant de
mourir à la vie de ce monde.

Le moyen d’y parvenir c’était de s’incorporer le moins de matière
possible et par conséquent de se nourrir le moins possible; de là cette
abstinence qui était l’une des pratiques les plus rigoureuses de la
morale cathare. Elle consistait dans un régime végétarien; la viande des
animaux, et tout ce qui provenait d’eux, comme le lait, le fromage et
les œufs, étant considérés comme choses plus particulièrement
matérielles. Ils permettaient cependant l’usage du poisson parce que cet
animal à sang froid leur semblait moins matériel que les animaux à sang
chaud.

A cette raison de s’abstenir de la viande, provenant de l’horreur que
leur inspirait l’impureté de la matière, certaines sectes en ajoutaient
une autre tirée de leur croyance à la métempsychose. «Ils ne tuent
jamais ni animal, ni volatile, écrivait d’eux l’inquisiteur Bernard Gui,
car ils croient que dans les animaux privés de raison et même dans les
oiseaux résident les esprits des hommes qui sont morts sans avoir été
reçus dans leur secte, par l’imposition des mains selon leurs rites.»

C’est à cette horreur de toute viande qu’on les reconnaissait. «Invité à
Albi chez le marchand Golfier, l’hérétique Guillaume Payen refusa du
poulet rôti qu’on lui présentait. Se doutant alors que son hôte était
Cathare, Golfier lui fit servir du poisson et il en mangea.» Lorsqu’ils
allaient de village en village visiter les adhérents dont ils voulaient
réchauffer le zèle, on leur donnait ce qui était nécessaire à leur
subsistance; or ce n’était jamais de la viande, des œufs, de la graisse
ou du laitage, mais des fruits frais ou secs, raisins, figues, amandes,
noisettes, du blé ou des légumes, du vin, du miel, des fouaces ou
gâteaux de farine de froment.»[4] Quand une personne était «consolée»,
c’est-à-dire recevait l’initiation cathare, on lui demandait:
«Promettez-vous à Dieu, à l’Évangile et à nous de ne plus manger
désormais de viande, de fromage, d’œufs, ni de tout autre aliment gras?»

  [4] JEAN GUIRAUD. _Questions d’histoire et d’archéologie_, p. 63, 64.

L’acte qui était considéré comme le plus matériel, celui qui avait fixé
dans le mal Adam et toute sa descendance, c’était l’acte de la
génération. Coupable à cause de la souillure qu’il imprimait, il l’était
aussi parce qu’en appelant de nouveaux êtres à la vie terrestre et
matérielle, il étendait le règne de Satan. La chasteté perpétuelle
s’imposait donc à tout Cathare.

Alimenter le moins possible la vie en soi et s’abstenir de la propager,
c’était bien, mais ce qui était encore mieux c’était de la restreindre
progressivement pour arriver un jour, en la détruisant, à libérer
entièrement l’âme de sa prison corporelle. Parvenir à s’abstraire
tellement de son propre corps qu’on n’use plus d’aucun de ses sens et
qu’on perde complètement conscience de sa propre existence était
considéré par les Cathares comme un degré élevé de perfection. Ils
regardaient comme leurs modèles et leurs saints ceux qui atteignaient
ainsi au nirvanâ tel qu’on le voit encore chez les fakirs de l’Inde.
«Berbeguera, femme de Lobent, seigneur de Puylaurens, en Albigeois, alla
voir par curiosité un de ces saints hérétiques. «Il lui apparut,
racontait-elle, comme la merveille la plus étrange: depuis fort
longtemps il était assis sur sa chaise, immobile comme un tronc d’arbre,
insensible à ce qui l’entourait.» (P. 55)[5].

  [5] Les références données ainsi dans le texte et ne portant pas le
    titre de l’ouvrage, se rapportent au livre déjà cité au bas de la
    page la plus proche.

D’autres brusquaient les choses, et pour libérer leur âme de leur corps,
ils se donnaient eux-mêmes la mort. «Le suicide, écrit Mgr Douais,
d’après les réponses des hérétiques aux interrogatoires de
l’Inquisition, était pour ainsi dire à l’ordre du jour. On en vit qui se
faisaient ouvrir les veines et se mouraient dans un bain; d’autres
prenaient des potions empoisonnées; ceux-ci se frappaient eux-mêmes.
L’_Endura_ était le mode de suicide le plus employé: il consistait à se
laisser mourir de faim. Les documents sur l’hérésie cathare qu’a publiés
Dœllinger nous en présentent plusieurs cas.» Raymond Isaure racontait en
1308 aux inquisiteurs qu’aussitôt initié, Guillaume Sabatier se mit en
_endura_ dans sa maison de campagne; il y resta sept semaines entières
sans manger, puis mourut. Une femme du nom de Gentilis se condamna, dans
les mêmes circonstances, au jeûne le plus absolu et mourut au bout de
six jours. Une femme de Coustaussa, non loin de Limoux, ayant quitté son
mari vint dans le Savartès recevoir l’initiation du _Consolamentum_.
Aussitôt après, elle se mit en _endura_ à Ax et mourut. Le témoin qui
rapportait ces faits aux inquisiteurs déclarait avoir ouï dire par
plusieurs hérétiques qu’avant de mourir, cette femme était restée à jeun
environ douze semaines. Une certaine Montoliva se mit en _endura_ «ne
mangeant rien et ne buvant que de l’eau fraîche; elle mourut au bout de
six semaines.» Quelquefois, c’étaient les ministres cathares eux-mêmes
qui condamnaient à la mort par le jeûne absolu ceux qu’ils venaient
d’initier et dont ils assuraient le salut par une mort suivant
immédiatement la purification de l’initiation. C’est ce que nous dit une
déposition reçue par l’Inquisition vers 1242. «Le ministre défendit de
donner désormais à manger à la malade qu’il venait «d’hérétiquer», _ne
dicta infirma perderet bonum quod receperat_.» (P. 53).

Ces doctrines et ces pratiques n’étaient pas nées au XIIe siècle dans
ces pays du Midi de la France ou du Nord de l’Italie où elles eurent
tant d’adeptes. Elles étaient aussi anciennes, peut-être même plus
anciennes que le christianisme dont elles niaient si radicalement le
dogme et la morale. Dans le dualisme opposant le bon et le mauvais
principe, nous reconnaissons les doctrines manichéennes qui propagées en
Perse et dans tout l’Orient, se dressèrent contre l’Église naissante et
traversèrent tout le Moyen-Age. Dans le système des hypostases tirant de
la substance divine Jésus, Marie et une infinité d’esprits bienheureux,
nous retrouvons la théorie des éons de la Gnose primitive.

Le système qui faisait de la vie terrestre et de la Passion du Christ
une fantasmagorie, le docétisme, avait été enseigné, dès le IIe siècle,
par le marcionisme et combattu par les Pères apostoliques, puis au IIIe
par Tertullien et par saint Hilaire au IVe. L’adoptianisme qui faisait
de Jésus le fils adoptif du Père, avait été enseigné semble-t-il vers
260 à Antioche par Paul de Samosate, et aux temps de Charlemagne par
Félix, évêque d’Urgel. L’encratisme, c’est-à-dire la prohibition absolue
de la génération et de toute nourriture animale, avait été prêché, bien
avant les Cathares, par la Gnose et le marcionisme au IIe et au IIIe
siècle, et encore au milieu du IVe siècle par des disciples extrémistes
d’Eustathe de Sébaste que condamna, en 340, le concile de Gangres. Ainsi
le catharisme du XIIe siècle nous apparaît moins comme une hérésie
nouvelle que comme un syncrétisme d’hérésies ayant traversé tout le
Moyen Age et finissant par se réunir en un système néo-manichéen.

Ce n’est donc pas par leur nouveauté que ces doctrines prirent une
importance capitale, mais par le nombre de leurs adeptes. En se
propageant dans les masses elles sortirent du domaine de la spéculation
théologique pour pénétrer l’opinion publique et exercer une influence
considérable sur la vie sociale.

C’est par sa morale sociale en effet beaucoup plus que par ses rêveries
mystiques ou théologiques que le catharisme attira l’attention de plus
en plus inquiète de l’Église et des gouvernements.

Tant qu’il demeure un acte individuel le suicide est assurément
coupable, mais il n’est pas un danger social: il le devient si une
doctrine le prêche et par la diffusion de plus en plus grande de ses
enseignements en multiplie tellement le cas qu’il devient une épidémie.
Il en fut ainsi de la doctrine de l’_endura_ cathare, mais beaucoup plus
encore de celle qui proposait au genre humain tout entier la virginité
perpétuelle.

Les néo-manichéens du XIIe siècle ne se contentaient pas en effet de la
prôner comme une forme supérieure, mais exceptionnelle, de la vie morale
et religieuse comme l’avaient fait de tout temps les chrétiens; leur
pessimisme radical la présentait comme l’idéal de l’humanité tout
entière parce qu’elle était le moyen d’en finir avec la vie. L’_endura_
tuait la vie dans l’individu; la virginité universelle devait la tarir
dans le genre humain.

C’est ce qu’enseignaient formellement les Cathares en condamnant non
seulement la fornication et la luxure, mais le mariage lui-même, et par
le mariage la propagation de la race humaine.

Ils n’établissaient pas, comme le christianisme, une distinction
essentielle entre la débauche et le mariage; dans ce dernier, ils ne
voyaient qu’une légalisation criminelle et sacrilège de la première.
Leur intransigeance farouche leur dictait pour flétrir le mariage la
formule dont se servent de nos jours ceux qui contre lui prônent au
contraire la «liberté de l’amour» et l’union libre. «_Matrimonium est
meretricium, matrimonium est lupanar_» disaient les Cathares du
Moyen-Age; «le mariage est un concubinat légal», disent les bolchevistes
et les anarchistes d’aujourd’hui.

Après avoir entendu beaucoup de Cathares, l’inquisiteur Bernard Gui
résumait ainsi leur doctrine: «Ils condamnent absolument le mariage
entre l’homme et la femme; ils prétendent qu’on y est en état perpétuel
de péché; ils nient que le Dieu bon l’ait jamais institué. Ils déclarent
que connaître charnellement sa femme n’est pas une moindre faute qu’un
commerce incestueux avec une mère, une fille, une sœur.»

Concevoir et mettre au monde un enfant c’était commettre un acte
essentiellement démoniaque puisque c’était appeler à la vie de ce monde
un être qui de ce fait serait la chose, le bien du démon. Se trouvant
enceinte, Guillelma, femme d’un marchand de bois de Toulouse, reçut la
visite de la Parfaite Fabressa. Celle-ci lui fit ses condoléances et
sans doute aussi des reproches en lui conseillant «_quod rogaret Deum ut
liberaret eam a daemone quem habebat in ventro_». On devine facilement à
quelles pratiques criminelles, même aux yeux de la loi civile, pouvaient
conduire de pareilles condoléances et de tels conseils!

Quiconque recevait l’initiation cathare devait renoncer à jamais au
mariage et s’il l’avait contracté, le rompre aussitôt, en quittant pour
toujours son conjoint. «Décidé à recevoir le _consolamentum_, Guillaume
de Raissac avertissait son beau-père qu’il allait lui renvoyer sa fille.
Vers 1218, Bernard Pons de Laure était gravement malade à
Roquefère-en-Cabardès; sa femme Bermonde demanda à deux hérétiques de
venir lui donner le _consolamentum_. Mais, avant de procéder à cet acte,
ceux-ci exigèrent de Bermonde qu’elle renonçât à jamais à son mari et ce
ne fut qu’après avoir reçu cet engagement qu’ils procédèrent à la
cérémonie: «POST-MODUM, _consolati fuerunt dictum infirmum_.» Revenu à
la santé, Pons de Laure abandonna l’hérésie, revint au monde et par la
même occasion, reprit sa femme, oublieuse, elle aussi, de sa promesse.
Mais bientôt, ce fut au tour de Bermonde d’être malade et de demander le
_consolamentum_; les deux hérétiques qui accoururent à son appel,
n’agirent pas autrement que les premiers. Avant de commencer les rites
de l’initiation, ils exigèrent que Pons de Laure renonçât à sa femme; et
après en avoir reçu la promesse formelle, ils le consolèrent:
«POST-MODUM, _dicti haeretici consolati fuerunt dictam infirmam._»

Dans leur aversion absolue du mariage, les Parfaits malgré leur farouche
pureté, lui préféraient le libertinage; il était plus grave,
disaient-ils, _facere cum uxore quam cum alia muliere_. La raison en est
facile à comprendre: les liaisons du libertinage étaient plus fragiles
que celle du mariage et n’aboutissaient pas à la constitution d’une
famille; et à ce double titre elles étaient un obstacle moins grand à
l’initiation qui comportait le vœu de perpétuelle continence.

Ainsi s’explique l’indulgence vraiment étrange que ces «purs»
accordaient aux débordements de ceux de leurs adhérents qui
«sympathisaient» avec leur secte sans en adopter toutes les doctrines et
encore moins les pratiques, les Croyants.

Au vu et au su de tout le monde, Guillelma Campanha était la concubine
d’Arnaud Mestre et cependant Parfaits et Parfaites descendaient chez
elle quand ils passaient dans son pays, au Mas-Saintes-Puelles. Raymond
de Na Amelha lui aussi, logeait chez sa concubine, Na Barona, les
Parfaits qu’il protégeait et en particulier l’un des chefs de l’Église
hérétique Bertrand Marty. Parmi les Croyants qui se pressaient aux
prédications de Bertrand Marty à Montségur vers 1240, nous distinguons
plusieurs faux ménages: Guillelma Calveta _amasia Petri Vitalis_;
Willelmus Raimundi et Arnauda _amasia ejus_; Petrus Aura et Boneta,
_amasia uxor ejus_; Raimunda, _amasia Othonis de Massabrac_. La famille
de Villeneuve, à Lasbordes, protégeait ouvertement l’hérésie; or il y
avait chez elle un bâtard, Adhémar, _frater naturalis Poncii de
Villanova_, et l’on peut en dire autant d’autres seigneurs protecteurs
de l’hérésie et amis des «Purs», les Unaud de Lanta, les sires du Vilar,
les Mazeroles de Gaja.

En même temps que la famille, les doctrines et la propagande de ce
néo-manichéisme sapaient à la base les institutions sur lesquelles
s’élèvent toutes les sociétés civilisées.

Prenant à la lettre et dans son sens le plus rigoureux la parole du
Christ déclarant que quiconque tue par l’épée, périra par l’épée, ils
déniaient à la société et au gouvernement le droit de répression, les
uns d’une manière absolue, car ils enseignaient «_quod nullo modo
facienda est justitia, quod Deus non voluit justitiam_», les autres,
plus opportunistes, en condamnant seulement la peine de mort.

L’un des «sympathisants» étant devenu Consul de Toulouse, l’hérétique
Pierre Garsias lui rappela qu’il n’avait pas le droit de participer à un
procès pouvant aboutir à une sentence capitale «_quod nullo modo
consentiret in judicando in mortem alterius_».

Du même principe «qu’en aucun cas on ne peut tuer, _nullo casu
occidendum_», ils tiraient la condamnation de toutes les guerres, même
défensives. Ennemis de la justice et de l’armée, ils étaient de vrais
anarchistes, ne différant de ceux de nos jours que par le vêtement de
leur pensée, car c’est au nom de leur théologie qu’ils sapaient la
société, tandis que nos anarchistes modernes le font au nom de
conceptions philosophiques ou libertaires.

Les gouvernements n’attendirent pas le XIIe siècle pour voir le danger
que de semblables doctrines feraient courir à l’ordre social si elles
gagnaient les foules et à plusieurs reprises, ils essayèrent d’en
réprimer la propagande. Fait curieux et qui prouve que ce n’est pas
l’Église qui a inventé la répression de l’hérésie par des lois pénales:
ce fut un empereur païen, celui-là même qui entre tous a persécuté les
chrétiens avec le plus d’acharnement, Dioclétien qui a porté les
premières lois contre le Manichéisme, ancêtre direct, nous l’avons vu,
du Catharisme. Par un décret de 287 qu’a enregistré le code Théodosien,
il édicta contre tous les disciples de Manès, sans distinction de secte,
la peine de mort ou tout au moins des travaux forcés aux mines, et ses
successeurs Valentinien et Honorius ne firent que suivre son exemple
lorsque, par une série d’édits réunis au livre XVI du Code Justinien,
ils frappèrent d’exil et de confiscation plusieurs sectes hérétiques et
de mort certaines sectes manichéennes estimées encore plus dangereuses;
ces peines furent renouvelées par l’empereur Justinien.

A la fin du Xe siècle, les Manichéens firent de tels progrès en
Macédoine et en Bulgarie qu’on les appela en Occident _Bougres_,
c’est-à-dire Bulgares, ou Bogomiles, du nom de l’un de leurs chefs. Mû
par les raisons d’ordre public qui avaient inspiré les empereurs des
siècles précédents, l’empereur Alexis Comnène fit arrêter et condamner
au bûcher un grand nombre de ces hérétiques.

Au cours du même siècle, les chroniqueurs signalent en France des actes
de répression semblables; en 1017, dix chanoines de l’église
Sainte-Croix d’Orléans, convaincus de manichéisme, étaient dégradés,
excommuniés et brûlés par ordre du roi Robert, qui était cependant l’ami
personnel de plusieurs d’entre eux. Si, la mort dans l’âme, le roi se
montra aussi inflexible contre eux, c’est parce que, dit le chroniqueur
Raoul Glaber, «il appréhendait de leurs doctrines à la fois la ruine de
la patrie et la mort des âmes, _tristis et mœrens nimium effectus,
quoniam et ruinam patriae revera et animarum metuebat interitum_». On ne
saurait mieux affirmer que la sévérité de Robert s’inspirait à la fois
de raisons d’intérêt religieux et de défense sociale.

Malgré ces actes de répressions isolés, l’hérésie néo-manichéenne prit
des proportions considérables au XIIe siècle, dans la France du Nord, en
Allemagne, en Italie, mais plus particulièrement dans les pays au sud de
la Loire. Au cours des missions qu’il dirigea contre elles en Aquitaine
et en Languedoc, sans grand succès, saint Bernard faisait ces tristes
constatations: «Qu’avons-nous appris et qu’apprenons-nous chaque jour?
Quels maux a faits et fait encore à l’Église de Dieu l’hérétique Henri!
Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres
sans honneur et, pour tout dire en un mot, il n’y a plus que des
chrétiens sans Christ. On regarde les églises comme des synagogues, les
sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus solennisées. Les
hommes meurent dans leurs péchés, les âmes paraissent devant le tribunal
terrible sans avoir été réconciliées par la pénitence ni fortifiées par
la sainte communion. On va jusqu’à priver les enfants des chrétiens de
la vie du Christ en leur refusant la grâce du baptême. O douleur!
faut-il qu’un tel homme soit écouté et que tout un peuple croie en lui!»

Dans la seconde moitié du siècle, le comte Raymond V de Toulouse faisait
écho à ces plaintes douloureuses. «L’hérésie, disait-il, a pénétré
partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le
mari et la femme, le fils et le père, la belle-fille et la belle-mère.
Les prêtres eux-mêmes ont cédé à la contagion. Les églises sont désertes
et tombent en ruines. Pour moi, je fais tout mon possible pour arrêter
un pareil fléau; mais je sens mes forces au-dessous de ma tâche. Les
personnages les plus importants de ma terre se sont laissés corrompre.
La foule a suivi leur exemple, ce qui fait que je n’ose ni ne puis
réprimer le mal.»

En recueillant ces plaintes désolées et ces aveux d’impuissance de la
bouche d’un saint Bernard et d’un si grand seigneur ne croirait-on pas
entendre les lamentations désolées du curé le plus découragé de l’une de
nos paroisses les plus indifférentes! Une foule de témoignages puisés
aux archives de l’Inquisition méridionale nous prouvent combien étaient
exactes ces tristes descriptions de la désolation religieuse du Midi de
la France.

De Bordeaux à Marseille, des Pyrénées à l’Auvergne, les Cathares avaient
partie gagnée; ils prêchaient et pratiquaient leur culte publiquement.
Tandis que les églises étaient désertes, leurs assemblées
étaient suivies par l’immense majorité de la population. A
Saint-Martin-la-Lande, en Lauraguais, «_maxima pars hominum ibat ad
praedicationem_» (1215). A Caraman, à Lanta, à Verfeil, c’est le
ministre hérétique et non le prêtre que les mourants appelaient à leur
chevet pour recevoir l’initiation cathare, le _consolamentum_ et non les
sacrements: «_pauci homines moriebantur apud Caramanhum, vel Lantarium,
vel Viridefolium quin hereticarentur_» (1215). A Castelnaudary, Cathares
et Vaudois avaient leurs établissements publics et des couvents pour
leurs Parfaits et leurs Parfaites; ils allaient même chanter dans
l’église, ce qui donnerait à croire soit qu’ils l’avaient usurpée sur
les catholiques, soit qu’ils en partageaient l’usage avec eux, en vertu
d’un _simultaneum_ analogue à celui qui attribuait naguère aux
protestants et aux catholiques l’usage du même édifice du culte en
Alsace et dans l’ancienne principauté de Montbéliard.

Les deux sectes rivales des Vaudois et des Néo-manichéens étaient
tellement puissantes qu’elles organisaient des _meetings_ et des
conférences contradictoires entre elles sur les places publiques; les
catholiques étaient si faibles et si découragés qu’ils n’osaient même
pas s’y aventurer avant les prédications de saint Dominique. Le peuple
était si familier avec ces controverses qu’elles alimentaient les
conversations; il discutait sur les doctrines hérétiques ou catholiques
comme il le fait de nos jours sur les questions sociales et politiques.
«Passant un jour par le chemin qui longeait l’hospice de Laurac, un
écolier, Amiel Bernard, entendit deux truands, recueillis sans doute
dans cet asile de mendicité, discuter sur l’Eucharistie. L’un d’eux
prétendait que pourvu que l’on eût la foi autant valait communier avec
une feuille d’arbre et même avec du crottin qu’avec les espèces
consacrées; l’autre truand le contestait. Dans sa simplicité ce fait est
des plus curieux; il nous prouve que l’esprit de libre examen en matière
religieuse avait pénétré dans les couches les plus infimes de la société
puisque même les mendiants ne craignaient pas d’exprimer publiquement
des doutes et même des interprétations singulièrement hétérodoxes sur
les dogmes les plus sacrés[6].

  [6] JEAN GUIRAUD. _L’albigéisme languedocien au XIIe siècle_, p.
    CCXXXII.

Toutes les classes de la société avaient été gagnées par le
néo-manichéisme; et tout d’abord la noblesse. «Les personnages les plus
importants de ma terre se sont laissé corrompre», écrivait en 1177
Raymond V, comte de Toulouse, au chapitre général de Citeaux. Il aurait
pu le dire de son propre fils Raymond VI. Tout en faisant des dons aux
abbayes et en protestant de la pureté de sa foi catholique, ce dernier
recherchait la société des Parfaits et se faisait toujours accompagner
de l’un d’eux pour recevoir le _Consolamentum_ en cas de maladie grave.
Qui trompait-il, l’Église ou l’hérésie? En tout cas cette duplicité
dénotait chez lui un singulier opportunisme et les égards qu’il avait
pour les Cathares, s’ils ne prouvaient pas sa foi en eux, lui étaient du
moins inspirés par l’importance qu’il leur reconnaissait dans ses états.

Le comte de Foix Raymond Roger donna aux hérétiques une marque toute
particulière de sa faveur lorsqu’il permit à sa femme Philippa de se
faire Parfaite et par conséquent de renoncer à jamais à sa famille et à
lui-même pour aller vivre avec eux. «En 1205, Philippa, comtesse de
Foix, était établie à Dun où elle dirigeait une communauté de Parfaites,
qui appartenaient elles-mêmes à l’aristocratie du pays. Pierre Guillaume
d’Arvinha qui alla les voir dans leur couvent mentionne avec Philippa,
Alamanda de Nogairol et sa propre mère Cécile d’Arvinha. Le comte de
Foix était resté dans les meilleurs termes avec sa femme, puisque
souvent il venait la voir à Dun avec son escorte et prenait ses repas
avec elle et ses compagnes. Il semble même que Philippa ait fait, comme
les Parfaits, des tournées d’apostolat, qui étaient de vraies
missions... Le comte permit aussi à sa sœur Esclarmonde de recevoir le
_Consolamentum_ et, entouré de nombreux chevaliers, il assista à cette
cérémonie qui se déroula en son château de Fanjeaux, en 1206. Une autre
de ses sœurs offrit aux hérétiques sur ses propres terres un asile
qu’elle croyait imprenable, sur une hauteur d’environ 1.200 mètres à
Montségur; elle les aida à y construire une forteresse escarpée et
difficilement abordable qui devait les protéger de toutes les atteintes
des croisés».

Parmi les plus puissants feudataires du comte de Foix figuraient les
seigneurs de Castelverdun. Le chef de cette maison combattit les Croisés
et lorsque le traité de Paris de 1229 eut proscrit l’hérésie, il
s’entremit pour qu’on lui laissât la liberté du culte à Montségur devenu
pour elle comme une place de sûreté. Atteint d’une maladie mortelle chez
sa parente Cavaers, châtelaine de Fanjeaux, il demanda deux Parfaits qui
allèrent chercher ses deux amis, chevaliers comme lui, Hugues et Sicard
de Durfort; il reçut d’eux le _Consolamentum_ et mourut dans l’hérésie.

A Montréal, place forte qui se dressait sur une hauteur aux larges
horizons dominant, d’une part, tout le pays entre Castelnaudary et
Carcassonne et de l’autre, le Razès, habitait une famille féodale
puissante par ses possessions et ses alliances. Son chef, Aymeric,
s’intitulait, en 1211, seigneur de Montréal et de Laurac-le-Grand; sa
sœur Guillelme possédait Lavaur qu’elle défendit vaillamment contre
Simon de Montfort. Or tous les membres de cette grande famille étaient
hérétiques.

En face de Montréal, s’accrochant aux pentes de la Montagne-Noire se
voient encore les ruines majestueuses du château-fort de Saissac, avec
les pans de mur qui furent de puissantes courtines et formaient avec
leurs tours, un puissant système de défense et de domination. Le bourg
qui l’entourait était lui-même solidement fortifié. Là habitait un
seigneur qui avait étendu ses domaines sur tout le versant méridional de
la Montagne-Noire, de Revel à Caunes. C’était vraiment le roi de la
Montagne et telle était sa puissance qu’il fut choisi comme tuteur du
jeune Trencavel, vicomte de Carcassonne et de Béziers. Or Bertrand de
Saissac était hérétique si bien que la victoire des croisés lui fit
perdre tous ses biens. L’une de ses parentes «tenait maison
d’hérétiques», c’est-à-dire était supérieure d’un couvent de Parfaites à
Hautpoul, l’une des possessions de la famille.

Plus importante encore que les ruines de Saissac sont celles qui se
dressent sur les sommets du Cabardès, dominant la route qui coupe la
Montagne-Noire, pour mettre en communication Carcassonne et Albi. Dans
cette place formidable dont plusieurs tours crénelées et un magnifique
donjon en ruines demeurent les majestueux témoins, habitait une
puissante famille seigneuriale toute gagnée à l’hérésie. Son chef Pierre
Roger recevait chez lui ostensiblement les Cathares; un de leurs
diacres, Arnaud Not, faisait des prêches dans le château et parmi ses
auditeurs figurait toute la noblesse d’alentour: Grave, chevalier de
Cabaret, Bernard de Miraval, Pierre Raymond de Salsigne, Pierre de
Laure, Gaucelm de Miraval. La plupart d’entre eux reçurent à leur lit de
mort le _Consolamentum_. Parfois la prédication était plus solennelle;
c’était l’évêque cathare Pierre Isarn qui la faisait lui-même.

Les vicomtes de Carcassonne et de Béziers de la maison de Trencavel
eurent envers l’hérésie la même attitude que leurs suzerains les comtes
de Toulouse. Tout en faisant des legs à l’Église, Roger II avait choisi
comme tuteur de son fils le seigneur notoirement hérétique de Saissac;
sommé en 1173 de retirer sa protection aux Parfaits, il ne s’était pas
exécuté et avait été excommunié par les légats du Saint-Siège. Fils d’un
tel père, pupille de Bertrand de Saissac, Raymond Roger Trencavel se
défendit d’être hérétique lorsqu’en 1209, il tomba aux mains des
Croisés; mais il reconnut que «les sectaires avaient trouvé protection
dans ses villes et sur ses terres» et il en rejeta la responsabilité sur
les hommes que son père avait désignés pour gouverner la vicomté et
l’éduquer lui-même pendant sa minorité.

Les plus puissants seigneurs des hautes vallées de l’Aude et de ses
affluents pyrénéens étaient les sires de Niort. Outre les châteaux-forts
et les nombreux villages qu’ils possédaient sur les hauteurs du pays de
Sault, dans les vallées de l’Aude, et du Rébentys et du côté de
l’Ariège, dans le Donezan et le comté de Foix, les trois frères, Guiraud
Guillaume, Bernard Oth et Raymond tenaient de leur grand’mère Blanche de
Laurac d’importants domaines dans le Lauraguais. Ils avaient, d’autre
part, contracté des alliances de famille avec Nunès Sanche, comte de
Roussillon, et les rois d’Aragon.

Or ils étaient tous foncièrement hérétiques. «Dès sa plus tendre
enfance, Bernard Oth avait été élevé par sa grand’mère Blanche dans le
couvent d’hérétiques qu’elle dirigeait à Laurac. Il y avait, pendant
quatre ans, vécu de la vie des cathares, mangeant à leur table de leur
pain bénit, assistant aux prédications des diacres et adorant les
Parfaits.» (P. CCLII).

Sous l’autorité de ces grands seigneurs féodaux se trouvait toute une
noblesse de hobereaux possédant un ou plusieurs villages, quelquefois
même se partageant avec plusieurs autres un fief ou certains droits.
Avant la croisade des Albigeois, la ville et le territoire de Mirepoix
se partageaient entre 35 coseigneurs, vassaux du comte de Foix. Or toute
cette noblesse rurale et même paysanne était, comme ses puissants
suzerains, presque entièrement gagnée à l’hérésie.

Il en était de même des classes populaires. Les Cathares leur en
imposaient par leur austérité. C’est ce que faisait remarquer saint
Dominique aux religieux cisterciens qui essayaient en vain de ramener à
la foi catholique les populations du Languedoc. «Voyez les Cathares,
disait-il, c’est par les apparences trompeuses de la pauvreté et par des
dehors d’austérité qu’ils persuadent les simples...; triomphez d’une
sainteté menteuse par une religion vraie.»

Les Parfaits, d’autre part, «allaient au peuple» en lui rendant les
services qui pouvaient le mieux le gagner. «Il ne faut pas avoir habité
longtemps la campagne pour savoir le prestige dont y jouissent les
médecins, surtout s’ils semblent donner leurs consultations par une
sorte de vertu mystique. Un curé médecin voit rapidement les foules se
presser autour de lui et les soins que le prêtre peut donner au corps
lui ouvrent facilement le chemin des âmes. C’est ce qu’avaient compris
les Parfaits; un grand nombre d’entre eux étaient médecins.» (P. CCIX).
Plusieurs dignitaires de la secte exerçaient aussi la médecine, et de
même beaucoup de Parfaites.

Les Cathares rendaient aussi des services d’argent grâce aux sommes
considérables qui leur venaient par dons et legs de leurs adhérents. Ils
fréquentaient les foires et les marchés et colportaient de porte en
porte leurs marchandises; ce qui leur permettait de pénétrer dans
l’intérieur des familles et de s’y créer des relations qui, commerciales
d’abord, pouvaient prendre bientôt un caractère religieux.

En beaucoup de pays, ils ouvrirent des ateliers, soit pour augmenter
leur influence sur ceux qu’il employaient comme ouvriers, soit pour
assurer des moyens d’existence à ceux qui avaient fait profession entre
leurs mains, soit pour avoir des occasions, sous prétexte d’affaires, de
pénétrer au sein des familles. A Fanjeaux, un certain Tardieu
approvisionnait de toisons de moutons les artisans cathares. Dans le
couvent de Parfaites que dirigeaient, à Cabaret, Auda et Finas, on
tissait des pièces d’étoffe.

Parfois ces ateliers servaient moins à fabriquer des objets qu’à former
des apprentis que l’on préparait ainsi, dès leur jeunesse, à entrer un
jour dans la secte. «Un marchand de Fanjeaux, frère d’un dominicain,
raconta aux inquisiteurs que dans sa jeunesse, il avait été apprenti
chez des hérétiques et qu’en cette qualité, il les avait adorés. Or,
ajoutait-il, son cas n’était pas particulier; à Fanjeaux, beaucoup de
jeunes gens avaient été ainsi placés chez des patrons hérétiques et
n’avaient pas tardé à les adorer. P. de Gramasie travaillait chez des
hérétiques de Fanjeaux vers 1205 et c’est ainsi qu’il entendit les
prédications des Parfaits et finit par les adorer.» Ce prosélytisme par
l’apprentissage était facile en un temps ou l’apprenti était intimement
mêlé à la vie familiale de son patron, considéré comme le fils de la
maison, élevé et formé avec les enfants de son maître.

Cet apostolat fut si fécond qu’il finit par gagner au catharisme la
plupart des corps de métiers, dans le Midi surtout, mais aussi dans le
Nord de la France, en Allemagne et en Italie. Dans le Languedoc, au
début du XIIIe siècle, les deux termes de «tisserand» et de «Cathare»
étaient synonymes, tant l’industrie textile comptait de patrons et
d’ouvriers soumis à la direction cathare. Déjà en 1157, le Concile de
Reims faisait remarquer que c’était surtout par les voyages de
tisserands nomades, ancêtres des «Compagnons de France», que les
doctrines néo-manichéennes se propageaient dans le pays tout entier, au
sein du monde ouvrier.

Enfin les Cathares se servaient de l’enseignement comme d’un excellent
instrument de prosélytisme, leur permettant d’amener à leurs doctrines,
dès l’âge le plus tendre, les enfants qui leur étaient confiés.
Plusieurs de leurs maisons étaient des écoles et même des internats où
leur influence se substituait entièrement à celle des familles. «A
Saint-Martin-la-Lande, deux Parfaites entrèrent un jour chez une veuve,
Na Mazeus, et voyant son fils, Pierre Biure, un enfant d’une douzaine
d’années sans doute, ils lui proposèrent de l’emmener avec elles pour
apprendre les lettres. L’ayant rencontrée, une autre fois, chez un
certain Cap-de-Porc, elles lui firent les mêmes ouvertures: s’il voulait
quitter sa famille et venir chez elles, elles le feraient instruire;
n’en avait-il pas assez de garder les bœufs?... Ce fut aussi sous
couleur de l’instruire que les hérétiques de Verfeil se firent livrer, à
Villemur, Matfred de Palhac. Ils lui enseignèrent la grammaire, espérant
qu’il deviendrait une colonne de leur église, _magna columna ecclesiae
haereticorum_.

Pour garder à jamais l’enfant qu’on leur confiait et le soustraire
entièrement à l’influence de sa famille, les Cathares usaient de
procédés étranges; en voici un que rapporte Étienne de Bourbon. «Un
jour, dit-il, une mère voulant livrer sa fille aux hérétiques, feignit,
sur leur conseil, de se rendre avec son enfant en pèlerinage au tombeau
d’un saint. Cependant, s’emparant de la jeune fille, les hérétiques la
firent entrer dans une maison inconnue, la revêtirent de leur habit,
puis rendant à la mère les vêtements qu’elle venait de quitter: «Vous
pourrez, lui dirent-ils, affirmer à vos voisins que votre enfant a passé
de ce monde en un monde meilleur, puisque elle est venue à nous et que
reçue dans cette maison souterraine, elle est morte au monde.» La
malheureuse femme suivit ces tristes conseils; elle paya même au curé du
lieu les droits de sépulture. Heureusement, la jeune fille, au bout de
sept ans, parvint à s’échapper de sa prison, revint à la foi et révéla
la ruse de sa mère.»

Dans d’autres cas, c’est à la suite de rapts que les enfants étaient
conduits dans les maisons hérétiques pour y recevoir l’enseignement et
l’éducation qui les prépareraient à l’initiation. En 1245, un certain
Pons, d’Avignonet, racontait aux inquisiteurs que trente ans auparavant,
soit en 1215, son fils lui avait été volé par les hérétiques et que,
depuis, il n’avait pu le revoir.

Ce qui rendait l’hérésie encore plus forte et plus conquérante, c’était
sa solide organisation; elle formait une contre-Église avec ses fidèles,
ses docteurs, ses couvents, sa hiérarchie et son culte.

Les foules qui lui appartenaient se divisaient en deux groupes
d’importance numérique et d’influence inégales.

Les plus nombreux étaient les _Croyants_. C’étaient ceux qui, sans avoir
fait profession, recevaient les directions de la secte et la
favorisaient de tout leur pouvoir. Ils continuaient à vivre dans le
monde sans que rien les en distinguât; ils gardaient toutes les
apparences du catholicisme, recevant à l’occasion les sacrements de
l’Église, suivant ses offices et entretenant le plus souvent des
relations correctes avec ses religieux, ses prêtres et ses évêques,
prenant même part à des œuvres pies par leurs aumônes et leurs
fondations. Mais au fond de leur cœur, ils préféraient à l’Église,
l’hérésie, au clergé catholique, la hiérarchie cathare; et leur foi
chrétienne était précaire parfois même nulle.

S’ils ne demandaient pas le _Consolamentum_, cérémonie d’initiation qui
aurait fait d’eux des hérétiques Parfaits, des Purs ou Cathares, c’était
pour ne pas s’astreindre aux pratiques rigoureuses de la secte,
l’abstinence, la rupture de leur mariage, la chasteté perpétuelle; mais
la plupart, croyant que le salut était dans le _Consolamentum_ et non
dans les sacrements de l’Église comptaient bien le recevoir à leur lit
de mort, pour obtenir ainsi, sans avoir à mener une vie austère, le
bénéfice de leur conversion. Ils renvoyaient à leurs derniers moments la
réception du _Consolamentum_, comme aux premiers siècles du
christianisme, beaucoup de païens, chrétiens au fond de leur cœur,
ajournaient jusqu’à leur lit de mort leur baptême.

Beaucoup ne dissimulaient pas ce calcul. Un certain Bernard Bort étant
gravement malade reçut la visite de deux Parfaits qui lui proposèrent le
_Consolamentum_. Il refusa leurs services quoique étant leur partisan,
«parce qu’il ne pensait pas mourir, _quia non putabat mori_.»

Mais ces Croyants ne manquaient jamais l’occasion, quand ils assistaient
à quelque réunion hérétique, de manifester leur ferme désir de recevoir
un jour l’initiation; ils étaient ainsi des «hérétiques de désir». Quand
ils se trouvaient en présence des Parfaits, ils les saluaient en disant:
«Bons chrétiens, donnez-nous la bénédiction de Dieu et la vôtre;
demandez pour nous au Seigneur qu’il garde notre âme de la mauvaise mort
et nous conduise à une bonne fin.» «Or, ajoute l’inquisiteur Bernard
Gui, ils appellent _mauvaise mort_ la mort dans le giron de l’Église
romaine et «bien finir par le ministère des bons chrétiens» c’est se
faire recevoir, à son dernier soupir, dans la secte et l’ordre des
hérétiques.» Ces engagements souvent renouvelés s’appelaient
_convenentia_.

Une fois par mois, ils assistaient à un prêche des Parfaits appelé
l’_apparelhamentum_. Ils y faisaient un examen de conscience à la suite
duquel ils prononçaient ces paroles: «Tandis que la sainte parole de
Dieu nous enseigne, ainsi que les saints Apôtres et nos frères
spirituels nous le prêchent, que nous rejetions tout désir de la chair
et toute souillure, nous serviteurs négligents, non seulement nous ne
faisons pas la volonté de Dieu, mais le plus souvent nous accomplissons
la volonté de la chair et nous nous asservissons aux soucis du monde, si
bien que nous nuisons à nos esprits.»

Après avoir ainsi libéré leur conscience de ses remords, reçu la
bénédiction des Parfaits auxquels ils avaient rendu l’hommage de
«l’adoration», ils reprenaient leur vie habituelle, fréquentant, s’il le
fallait, l’Église catholique qui était cependant, aux yeux de la secte,
l’Église de Satan, exerçant tous les métiers, prenant les aliments
défendus et menant le plus souvent une vie dissolue que toléraient
(comme nous l’avons vu plus haut) les Parfaits. L’usage de la viande
était criminel et cependant les documents signalent des bouchers
Croyants. «Si au cours de leurs voyages, on offrait aux Parfaits de la
viande, du gibier ou simplement des œufs, ils se gardaient d’y toucher;
mais ils n’avaient aucun scrupule d’en faire manger eux-mêmes à leurs
Croyants. Vers 1231, plusieurs Croyants d’Avignon allèrent «adorer» deux
Parfaits qui étaient de passage; or au repas liturgique qu’ils prirent
en leur présence, «ils mangèrent du lièvre et plusieurs autres choses
que les Parfaits leur donnèrent». Nous savons que la morale cathare
interdisait formellement les rapports sexuels et mettait au même rang
l’inceste, l’adultère et le mariage. Or les Parfaits les toléraient chez
leurs Croyants qui, jusqu’à l’initiation complète du _Consolamentum_
gardaient avec eux leurs femmes et leurs concubines et souvent les unes
et les autres.

Les Croyants prenaient d’autant plus de libertés avec la morale humaine
et cathare qu’ils étaient persuadés que le _Consolamentum_ les
purifierait, d’un seul coup, à leur dernière heure, de toutes leurs
fautes, si graves fussent-elles, et de toutes leurs souillures.

Puisque la secte libérait ainsi les Croyants de toutes les obligations
du catholicisme sans leur imposer les siennes, en les mettant
d’ailleurs, par ses doctrines auxquelles ils adhéraient, au-dessus de
toutes les lois humaines, on conçoit que le nombre de ces hérétiques
honoraires ait été fort nombreux et ait formé comme un tiers-ordre de
l’Église cathare.

Au-dessus des Croyants, objets de leur part d’une grande vénération et
d’un vrai culte, les Parfaits, appelés aussi Cathares ou Purs, formaient
la vraie Église néo-manichéenne. Ils en étaient les membres _actifs_
puisqu’ils se proposaient de mettre leur vie de tous les jours en
conformité avec ses doctrines. Ils étaient consacrés Parfaits par les
rites du _Consolamentum_. Ils vivaient le plus souvent en commun comme
des religieux et lorsqu’ils voyageaient, c’était deux à deux. Ils
étaient soumis à une sévère discipline et à une étroite hiérarchie.

Certains auteurs leur ont attribué un chef suprême comme un pape; mais
il est possible qu’ils aient cru voir un pape cathare dans tel évêque de
la secte dont l’autorité ne portait que sur une région déterminée. Il
est plus juste de croire, à la suite de plusieurs inquisiteurs qui ont
étudié de près le catharisme, que la secte se composait d’une fédération
d’Églises. En France, on en comptait quatre, celles des pays de langue
d’oil, de Toulouse, d’Albi et de Carcassonne.

Chacune de ces églises avait à sa tête un évêque. Dans la première
moitié du XIIIe siècle, l’évêque cathare de Toulouse se nommait Gaucelm.
Un jour de l’année 1203, Olivier de Cuc, seigneur d’Auriac, le rencontra
dans une rue de Toulouse avec son compagnon Vidal de Montaigu; pour leur
faire honneur, il descendit de cheval et mit à leur disposition ses
montures. Étant toujours évêque de Toulouse, en 1213, quand les croisés
se furent rendus maîtres de cette ville, Gaucelm se retira à Lavaur.

Il semble qu’à la suite de la tourmente de la croisade albigeoise,
plusieurs évêques cathares aient dirigé simultanément l’église hérétique
de Toulouse, de 1223 à 1240. «Gaucelm vivait encore en ces temps-là
puisque, en qualité d’évêque, il prêchait aux Cassès, près de
Castelnaudary, et y présidait une cérémonie religieuse en 1228; et
cependant, en 1215, Bernard de La Mothe, diacre de la secte, avait été
élevé à la dignité épiscopale et pendant plus de vingt ans, devait
exercer, lui aussi, son ministère dans le Toulousain, à Saint-Germain, à
Lanta, à Toulouse enfin, près de la Croix-de-Baragnon, et chez Sicard de
Gameville. Une déposition reçue en 1239 par les inquisiteurs, nous le
montre faisant, de 1223 à 1225, de vraies tournées pastorales dans le
haut Languedoc, signalé tour à tour à Villemur, Montauban, Moissac,
Castelsarrasin, et Toulouse, où il rencontrait un autre évêque de la
secte Guilabert de Castres; dans le pays de Lanta, à Taravel, à
Folcalvat où il était reçu chez une noble dame; à Caraman où il
descendait et passait un an chez un diacre hérétique Guiraud de Gordo; à
Labécède-Lauraguais où Guilabert de Castres, son confrère, lui offrait
l’hospitalité; à Laurac chez le diacre Raymond Bernard, où il était
adoré par plusieurs seigneurs de la contrée; enfin à Fanjeaux, où il
donnait audience chez Guilabert de Castres à toute la noblesse cathare
du pays.

De là, il entra dans le Carcassès et visita tour à tour Aragon,
Montolieu, Saissac, Verdun, pour assister ensuite, dans le Razès, au
concile de Pieusse et à l’ordination de Benoît de Termes. Il retourna
ensuite dans le Lantarès et le pays de Caraman, ses résidences
habituelles, en passant par le Mirepoix, le Savartès et les terres du
comte de Foix.

Quoique le séjour de Toulouse fût devenu dangereux depuis que, par le
traité de Paris, Raymond VII s’était engagé à réprimer l’hérésie,
Bernard de La Mothe y exerça plusieurs fois son ministère chez de nobles
Croyants, les Roaix, les Massos, les Bouquet, les Roqueville. Il reparut
aussi, vers le même temps, à Avignonet, dans le Mirepoix et le comté de
Foix. Vers 1240, on le perd de vue.

On peut suivre de la même façon les traces des autres évêques du
Toulousain, Guilabert de Castres, Bertrand Marty, des évêques du
Carcassès, Pierre Isarn, Guillaume Abit, Pierre Folha; de l’évêque du
Razès Benoît de Termes, qui fut élu dans une réunion d’une centaine de
personnes qui se tint dans la maison des Cathares, à Pieusse, non loin
de Limoux.

Partout où il se trouvait, l’évêque était le chef; il présidait les
assemblées et prenait toutes les décisions importantes; il était assisté
de deux Parfaits qui étaient comme ses vicaires généraux: le fils majeur
et le fils mineur.

Au-dessous des évêques il y avait des diacres qui parcouraient sans
cesse leurs régions respectives, se tenant en perpétuelle relation avec
les Parfaits et les Croyants, prêchant et présidant aux différentes
assemblées et réunions liturgiques de la secte. Dans notre étude
détaillée sur l’_Albigéisme languedocien au XIIe et au XIIIe siècles_,
nous avons dressé la liste de nombreux diacres cathares en mentionnant,
d’après les Registres de l’Inquisition, leurs résidences et parfois
leurs tournées (p. CXLI-CLIII).

Ainsi forte du nombre de ses adhérents et de sa solide hiérarchie,
l’Église cathare n’avait en face d’elle qu’une Église catholique
affaiblie et découragée, dépourvue, semblait-il, de toute force de
réaction.

Tandis que les masses l’abandonnaient, désertaient ses sacrements, ses
prédications et ses temples, le clergé catholique était battu en brèche
par la noblesse. Les seigneurs du XIIe siècle comme les princes qui au
XVIe siècle, donnèrent leur adhésion à la Réforme, en Allemagne, en
Angleterre, dans les pays scandinaves et même dans certaines régions de
la France, souvent favorisèrent l’hérésie moins par conviction que par
l’avidité qui les poussait à faire main basse sur les biens
ecclésiastiques, à la faveur de la crise que traversait le catholicisme.
Ils ne voyaient pas que, dépositaires de l’autorité, ils favorisaient
l’éclosion et le développement des ferments d’anarchie politique et
sociale que portaient en elle les doctrines néo-manichéennes[7] et qui
n’auraient pas manqué d’éclater sans la victoire de la Croisade et
l’établissement de l’Inquisition.

  [7] De même, les princes allemands qui favorisèrent les débuts de la
    Réforme pour dépouiller l’Église catholique de ses biens, ne
    prévoyaient pas les guerres sociales et les cataclysmes qui devaient
    déchaîner l’anabaptisme et les autres sectes issues des prédications
    de Luther.

Le comte de Toulouse Raymond VI donnait le premier l’exemple de cette
curée des biens d’Église. Dans une lettre du 1er mars 1196, le pape
Célestin III s’en plaignait amèrement: «Nous avons appris, lui
disait-il, non sans une grande douleur, que vous n’avez aucun respect
pour la juridiction des églises et des monastères.» Il lui reprochait
d’avoir pillé les domaines de l’abbaye de Saint-Gilles et fait
construire sur ses terres le château-fort de Mirapetra.

Lorsque, en 1224, Raymond VII, comte de Toulouse, se réconcilia avec
l’Église, voici les biens ecclésiastiques qu’il dut rendre aux églises
et aux abbayes parce qu’elles en avaient été dépouillées par son père et
par lui-même: à la cathédrale de Vaison, la ville et le château de
Vaison; à l’évêque de Maguelonne, le château de Melgueil; à l’évêque
d’Agde, la ville d’Agde, Loupian et plusieurs châteaux; à l’abbé de
Saint-Pons, le château de Salvetat, Montouliers, Labastide-Rouairoux; à
l’abbé de Quarante, Cesseras; à l’abbé de Saint-Tibéry, le Mas
Saintes-Puelles; à l’évêque d’Albi, la place de Vias; à l’abbé de
Gaillac, ses anciennes possessions de Gaillac; à l’évêque d’Agen, tous
ses anciens droits dans la ville et le diocèse; à l’évêque de Rodez,
Villeneuve avec tous ses droits; à l’évêque de Toulouse, à l’abbé de
Saint-Sernin et au prieur de la Daurade, dans la même ville, tous leurs
anciens droits; et nous arrêtons là la liste interminable de ces
usurpations.

L’abbaye de Lagrasse s’était vu confisquer par le vicomte de Béziers et
de Carcassonne et par ses vassaux: dans le Razès, Cépie, Malviés,
Saint-Couat, Verzeilles, Montgradail, la moitié de Belvèze, Couffoulens,
Leuc, Couiza, Luc-sur-Aude; dans le Cabardès, Cabrespine; dans le
Carcassès, Blomac, Comigne, Cours, Comeilles, Alaric, Moux, Montlaur,
Montclar, etc. D’autre part, Olivier de Termes lui avait pris tous les
villages qu’elle possédait dans les Corbières et le Roussillon.

Un des seigneurs les plus hostiles à l’Église était ce seigneur de
Saissac, Bertrand, qui gouverna comme régent la vicomté de Carcassonne
et de Béziers pendant la minorité de son pupille Raymond Roger
Trencavel. Pour mieux dépouiller l’abbaye d’Alet des biens qu’il
convoitait, il y installa, comme abbé, une de ses créatures, par les
procédés les plus odieux. Les moines ayant rejeté son candidat avaient
élu un de leurs voisins, l’abbé de Saint-Polycarpe, Bernard de
Saint-Ferréol. «En l’apprenant, le sire de Saissac se livra aux pires
excès. Il se rendit à Alet, entra de force dans l’enceinte de l’abbaye
et après un engagement entre ses hommes et ceux du monastère, il arracha
violemment de son siège Bernard de Saint-Ferréol, l’enferma dans une
étroite prison et l’y retint trois jours. Puis, cassant de sa propre
autorité le choix qui venait d’être fait, il fit procéder à une nouvelle
élection dans les circonstances les plus macabres. Pour effacer tout ce
qui avait été accompli les jours précédents, il eut l’idée inouïe de
faire présider le chapitre par l’abbé qui venait de mourir: il le fit
déterrer et revêtir de ses insignes, puis l’installa sur son trône
abbatial. Sous la présidence de ce cadavre en décomposition, les moines
terrifiés votèrent et ce fut naturellement pour le candidat de Bertrand.
Ainsi se fit l’élection de Boson. Arrachée par l’intimidation, achetée
par la simonie (car plusieurs religieux avaient reçu de l’argent de
Bertrand), accomplie dans les circonstances les plus étranges, elle
aurait dû être cassée. Mais l’archevêque de Narbonne se laissa acheter,
lui aussi, et donna sa confirmation à Boson. Avec un tel abbé, Bertrand
de Saissac et Trencavel après lui, prirent de telles libertés avec les
biens du monastère qu’ils furent rapidement dilapidés et l’abbaye
réduite à la misère.

L’abbaye de Saint-Hilaire, près de Carcassonne, fut également dépouillée
par la noblesse environnante, en particulier des biens qu’elle possédait
à Limoux et de l’église Saint-Martin de cette ville.

Encouragé par les violences des seigneurs, le peuple se livrait à toutes
sortes d’attentats contre les églises et les membres du clergé. «La
soldatesque du comte de Foix commettait dans les églises et les
monastères les plus odieuses profanations. Après la prise d’Urgel,
«elles faisaient avec les bras et les jambes des crucifix des pilons
pour broyer les condiments de leur cuisine. Leurs chevaux mangeaient
l’avoine sur les autels. Eux-mêmes, après avoir affublé les images du
Christ d’un casque et d’un écu, s’exerçaient à les percer de coups de
lance, comme les mannequins qui leur servaient au jeu de la quintaine.
Dans le diocèse de Toulouse, l’évêque ne pouvait plus faire ses visites
pastorales parce que les populations lui étaient hostiles et il devait
se faire accompagner de fortes escortes. A Béziers, les chanoines se
retranchaient dans leur église transformée en forteresse, par crainte
des habitants de la ville.

Quelques mois avant la Croisade, les moines de Montolieu voyaient se
soulever contre eux la population de leur ville. Le monastère fut
envahi, pillé et brûlé par les hérétiques, ses terres dévastées et sous
la conduite de leur abbé, les religieux eurent à peine le temps de se
réfugier à Carcassonne où Raymond de Capendu les recueillit.

L’évêque de Carcassonne, Bérenger, avait été, quelques années
auparavant, persécuté par les hérétiques de sa cité épiscopale. Sur la
fin de ses jours, il voulut prêcher contre eux et réfuter leurs erreurs
en leur prédisant les maux qui devaient tomber sur eux. Loin de se
convertir, ils le chassèrent de Carcassonne avec défense à n’importe
quel habitant de la ville de rester en relations avec lui[8].

  [8] JEAN GUIRAUD. _L’Albigéisme languedocien au XIIe et XIIIe siècle_,
    pp. CCLXXIX-CCLXXX.

Un jour, au Mas Saintes-Puelles, dans la boutique de Pierre Gauta, il se
passa un fait vraiment ignoble. Plusieurs personnes s’y trouvaient
réunies et parmi elles était un certain Pierre Rigaud, qui étant
acolythe, portait la tonsure cléricale; une des personnes présentes
devant toutes les autres commit une incongruité que seul le latin peut
exprimer: «_inductus propria voluntate, minxit super coronam ipsius
testis qui est acolythus, in opprobrium et in turpitudinem totius
ecclesiae catholicae_.»

Parfois, c’était par l’assassinat, manqué ou accompli, que ces
populations témoignaient leur haine aux gens d’Église.

Au cours de ses prédications saint Dominique faillit être massacré par
les hérétiques. Pressentant quelque embûche, nous dit un de ses
biographes du XIIIe siècle, il marchait intrépide et alerte, montant
vers Fanjeaux. Du bord du sentier tombèrent sur lui des gens armés qui
l’avaient attendu pour le tuer et ils n’y renoncèrent qu’en voyant avec
quelle ardeur il désirait le martyre. «A quoi bon, se dirent-ils, faire
son jeu?» Encore de nos jours, en souvenir de ce fait ce sentier
s’appelle le chemin du Sicaire et le lieu même où saint Dominique fut
assailli est marqué d’une croix. Ce fut l’assassinat du légat Pierre de
Castelnau, par des hérétiques, familiers du comte de Toulouse, qui
déchaîna la guerre des Albigeois en déterminant le pape Innocent III à
faire prêcher la Croisade.

En face de ces violences et de ces attentats de sectes qui se croyaient
tout permis, le clergé catholique s’abandonnait, sans la moindre
réaction, soit qu’il fut découragé, soit que plusieurs de ses membres
fussent complices de l’hérésie, comme ces prélats et ces clercs du XVIe
siècle, qui pactisèrent avec la Réforme.

Le métropolitain de tous ces diocèses que désolait l’hérésie, Bérenger,
archevêque de Narbonne depuis 1191, appartenait par sa naissance à cette
féodalité infectée de catharisme puisqu’il était le fils de Raymond
Bérenger, comte de Barcelone, et oncle de ce roi d’Aragon, Pierre, qui
devait trouver la mort à la bataille de Muret, en combattant les
croisés. En 1204, les légats du Saint-Siège le dénoncèrent à Innocent
III comme coupable «de montrer une extrême négligence dans les fonctions
de son ministère et de n’avoir pas encore visité ni sa province ni son
diocèse depuis treize ans qu’il occupait son siège, conduite,
disaient-ils, qui n’avait pas peu contribué à l’accroissement de
l’hérésie dans tout le pays.» De mœurs relâchées, pratiquant la simonie,
il n’avait ni les moyens, ni même la volonté de s’opposer au mal; il
devait être déposé en 1212 après la victoire des Croisés.

L’année précédente, son suffragant, Bernard Raymond de Roquefort, évêque
de Carcassonne, avait eu le même sort à cause de ses accointances avec
la noblesse hérétique à laquelle il se rattachait par sa naissance et
toute sa parenté; il en fut de même de Raymond de Rabastens, évêque de
Toulouse.

Nous avons vu plus haut quel singulier abbé, la violence du sire
hérétique de Saissac imposa au monastère bénédictin d’Alet. Aussi
n’est-il pas étonnant que le légat apostolique, Conrad, cardinal évêque
de Porto, ait procédé contre cet abbé Boson et l’ait dégradé «comme
favorisant les hérétiques». Il est à croire que la grande majorité des
moines ressemblait à l’abbé, puisque au lieu de donner à Boson, un
successeur, le légat concéda l’abbaye et ses biens au chapitre de
Narbonne, «parce que l’abbé et les moines du dit Alet soutenaient les
hérétiques de la dite ville.»

On ne saurait affirmer que l’abbé de Saint-Volusien de Foix fût
hérétique, mais son entourage comptait de nombreux Cathares. Il
appartenait à une famille de haute noblesse, que le catharisme avait
profondément pénétrée, la famille de Durban. «Vers 1224, son frère
Bertrand reçut le _Consolamentum_ à Pamiers, à son lit de mort, en
présence de plusieurs seigneurs du pays de Mirepoix; il légua aux
Parfaits son cheval. Agnès, sa sœur, était, elle aussi, hérétique. Vers
1210, à Castel-Verdun, en présence de Raymond de Montlaur, frère de
l’abbé de Saint-Antonin de Pamiers, elle déclarait qu’il n’y avait de
salut que chez les Cathares, _non erat salvatio nisi in haereticis_.
Elle éleva son fils Garcias Arnaud dans ces doctrines. En 1230, elle
assistait à une cérémonie de la secte à Castelverdun, chez Pons Arnaud,
seigneur du lieu.

Les Parfaits avaient des intelligences dans le monastère bénédictin de
Sorèze; ils envoyaient, un jour, une corbeille de cerises au moine
Guilabert Alzeu (p. CCLXXXVII).

Quant au bas clergé, encore plus mêlé, surtout dans les campagnes, aux
populations indifférentes ou fanatisées par les Parfaits, il était
découragé et démoralisé; il se résignait à son impuissance ou même
entretenait de bonnes relations avec les hérétiques afin de n’avoir pas
la vie trop dure. Il faisait, en somme, comme plus d’un curé de notre
temps qui croit nécessaire de faire bon ménage avec son maire
franc-maçon, telle famille radicale ou son instituteur socialiste parce
qu’il serait dangereux de les combattre.

Les interrogatoires de l’Inquisition nous présentent plusieurs de ces
curés qui entretenaient de bonnes relations non seulement
avec les Croyants mais même avec les Parfaits. Tel celui de
Saint-Michel-de-Lanès, en Lauraguais, maître Arnaud Baron: il aime
tellement le jeu qu’il laisse mourir ses paroissiens sans sacrements et
sans absolution plutôt que d’abandonner ses échecs et ses dés... et
peut-être aussi, ajoutons-le, parce qu’on a trop souvent refusé son
ministère. Entre un chrétien austère ne jouant pas et un hérétique
Croyant bon joueur, il n’hésite pas: c’est ce dernier qu’il fréquente.
Aussi par le jeu est-il fort lié avec les hérétiques et avec le plus
important de tous, le sire de Saint-Michel, seigneur du lieu, son
partenaire. D’une tolérance qui eût réjoui Voltaire, il accepte des
invitations à dîner au couvent hérétique de Labécède, paroisse cependant
assez éloignée de la sienne. Il a tellement la confiance des Parfaits
qu’il assiste à leurs cérémonies, sans toutefois s’associer à leurs
prières ou les adorer. «Lorsque les Croyants revenaient à l’Église il
avait une singulière manière de les absoudre. L’un d’eux, Guillaume
d’Issel, reçut de lui la pénitence dite des vendredis (_penitentia de
sextis feriis_). Mais, peu après, prêtre et pénitent se mirent à jouer
et la pénitence que le curé venait d’imposer fut l’enjeu de la partie.
Guillaume d’Issel la gagna et la pénitence lui fut enlevée!

Un autre curé, celui de Cadenal, habita pendant deux ans, avec un
Parfait, prenant avec lui tous ses repas. Il savait fort bien qu’il
était le commensal d’un «hérétique vêtu», mais peu lui importait. «Un
chevalier de Puylaurens, Sais de Montesquieu, alla entendre la
prédication de deux hérétiques de marque, Bernard de la Mothe et Raymond
de Carlipa; il aperçut dans l’assistance Rocas, curé de Cuq-Tolsa; et
cependant c’était en 1225, alors que la Croisade des Albigeois avait
porté de grands coups à l’hérésie. Un autre jour, il vit grande foule
devant le château de Puylaurens où un Vaudois allait faire une
conférence; et comme il reprochait à plusieurs de ceux qui étaient ainsi
assemblés de venir entendre un hérétique, ils lui répondirent qu’ils
pouvaient bien le faire puisque leur curé était avec eux. Il y avait en
effet parmi eux maître Bernard Adalbert, curé de la Crozelle.

«Les interrogatoires de l’Inquisition nous révèlent un fait tellement
inouï qu’il est à peine croyable. La citadelle de l’orthodoxie, le
couvent dominicain de Prouille, aurait compté, un traître en 1220, du
vivant même de saint Dominique, et le propre fils de Simon de Montfort,
qui avait été le chef de la Croisade et était mort en combattant
l’hérésie, Amaury aurait eu un chapelain hérétique. C’est ce que
déclarait à l’inquisiteur un habitant de Fanjeaux, Bernard Mir: «Dans ce
bourg, chez Guillelme de Nabona, il alla entendre l’un des chefs des
Cathares, Raymond Mercier et son compagnon; il y avait là Peytavi Arveu,
Guillaume Hugon, clerc, un autre clerc, Guillaume de Lanta, _un convers
de Prouille, Pierre Roger, et Gaubert, chapelain du comte de Montfort_;
et _tous_ adorèrent les hérétiques en fléchissant le genou et en disant:
«Bons hommes, priez Dieu pour nous!» (p. CCXC).




CHAPITRE II

L’ÉTABLISSEMENT DE L’INQUISITION

SOMMAIRE.--Missions cisterciennes impuissantes,--Saint Dominique.--La
Croisade des Albigeois.--La répression de l’hérésie par le pouvoir civil
et l’Église avant l’Inquisition.--Constitution de Vérone.--Le concile de
Toulouse.--Règlements de l’Inquisition toulousaine.--Prêcheurs et
Mineurs.--Manuels des Inquisiteurs.


De toute évidence, l’Église ne pouvait pas compter sur un pareil clergé
pour arrêter les progrès de l’hérésie et encore moins reconquérir sur
elle le terrain perdu. Aussi, au cours du XIIe siècle, les papes
avaient-ils fait appel au clergé du Nord de la France et surtout à
l’ordre de Citeaux. A la demande du pape, saint Bernard était venu
prêcher contre les hérétiques; ni son éloquence, ni l’ardeur de son zèle
apostolique, n’avaient réussi; on l’avait tourné en dérision. En 1177,
Pierre, cardinal de Saint-Chrysogone dirigea une mission dans les états
du comte de Toulouse; elle n’obtint aucun résultat appréciable. En 1181,
Henri, abbé de Clairvaux, fit une nouvelle tournée accompagnée de
mesures de répression puisqu’il déposa l’archevêque de Narbonne, Pierre
d’Arsac. Il réunit plusieurs conciles pour réformer l’Église occitane et
il s’empara de la ville de Lavaur qui était un repaire d’hérétiques.
Malgré ces actes d’énergie, le Catharisme continua à faire de tels
progrès que, dès l’année même de son avènement, Innocent III s’en
préoccupa. Il organisa une troisième mission cistercienne à la tête de
laquelle il mit deux religieux; l’un d’eux, Raynier, étant tombé malade,
fut remplacé par l’archidiacre de Maguelonne, Pierre de Castelnau, qui
fit aussitôt profession dans l’ordre de Citeaux et devint moine de
l’abbaye de Fontfroide près de Narbonne.

Munis de pleins pouvoirs par le Saint-Siège, ces nouveaux légats
mêlèrent la répression à la persuasion. Ils firent des enquêtes ou
inquisitions sur les hérétiques et leurs menées, exigeant, sans
l’obtenir, leur répression du pouvoir séculier, qui le plus souvent,
était gagné lui-même à l’hérésie; ils menaçaient les endurcis de
sentences d’excommunication et de confiscation de leurs biens.

En même temps, ils multipliaient les prédications et engageaient même
avec les Parfaits des conférences contradictoires; dans l’une d’elles
qui eut lieu, en 1204, à Carcassonne, Pierre de Castelnau et Raoul, son
collègue, se mesurèrent avec l’évêque cathare, Bernard de Simorre. Peine
perdue! en 1204, Pierre de Castelnau était tellement découragé qu’il
demandait au pape Innocent III, sans l’obtenir, d’être relevé de ses
fonctions.

Ce fut alors que traversant le Languedoc, Diégo, évêque d’Osma, et le
sous-prieur de son chapitre, Dominique de Gusman, voyant le désarroi des
prédicateurs cisterciens et la puissance de l’hérésie, abandonnèrent
leurs projets de voyage pour se consacrer à leur tour à la lutte contre
l’hérésie.

Pour gagner les âmes égarées ils employèrent deux moyens. Ils essayèrent
de rivaliser d’austérité avec les Parfaits: renvoyant ses équipages en
Espagne, Diégo, accompagné de Dominique, parcourut les campagnes, pieds
nus, revêtu d’une robe de bure, sans argent, faisant contraste avec la
magnificence des légats cisterciens. En même temps, ils multipliaient
les prédications et les conférences contradictoires dans des réunions
qui étaient présidées par un bureau mixte et se terminaient par le vote
d’ordres du jour, comme nos modernes meetings.

Plusieurs de ces controverses furent brillantes. A Servian, près de
Béziers, la réplique fut donnée à saint Dominique et à Diégo par un
prêtre apostat, Thierry, et la discussion se prolongea pendant huit
jours. De là les missionnaires allèrent à Béziers où les conférences
contradictoires se poursuivirent quinze jours. Il en fut de même à
Montréal où les plus illustres cathares, au nombre desquels était
Guilabert de Castres, argumentèrent contre Diégo et Dominique.

Ces missions avaient les résultats les plus différents. A Verfeil,
l’obstination hérétique fut telle que Diégo contre ce bourg renouvela la
malédiction que lui avait déjà lancée, à la suite de son échec, saint
Bernard: «Verfeil (_Viridefolium_, feuille verte), que le seigneur te
dessèche!» A Montréal, au contraire, saint Dominique semble avoir eu
l’avantage: les arbitres qui appartenaient au clan hérétique, refusèrent
de mettre aux voix l’ordre du jour et 150 conversions au catholicisme
suivirent la réunion (1206). Une grande controverse eut lieu, l’année
suivante, à Pamiers, entre les catholiques et les Vaudois ayant à leur
tête Durand de Huesca. Le président de la réunion était du parti
hérétique; non seulement il se convertit avec ses compagnons vaudois,
mais encore il forma avec eux la pieuse association des Pauvres
catholiques qui faisaient vœu de mendier leur pain, de pratiquer la
charité et de prêcher les hérétiques.

Le succès partiel de ces prédications excita la colère des Cathares qui,
assurés de la complicité des seigneurs, multiplièrent leurs attentats
contre l’Église. Aussi à plusieurs reprises, Innocent III fit-il appel
au roi de France, Philippe-Auguste, et à ses barons du Nord pour obtenir
leur protection en faveur des catholiques du Midi de la France. Le 8 mai
1204, il leur demandait de mettre leur puissance à la disposition des
légats; le 7 février 1205, il se faisait encore plus pressant: il
écrivait à Philippe-Auguste et à son fils aîné, le prince Louis: «En
vertu du pouvoir que vous avez reçu d’en haut, contraignez les comtes et
les barons du Midi à confisquer les biens des hérétiques et usez d’une
semblable peine envers ceux de ces seigneurs qui refuseront de les
chasser de leurs terres.»

Comptant sur l’appui que le pape demandait ainsi au roi de France,
Pierre de Castelnau reprenait courage et poursuivait énergiquement la
lutte contre l’hérésie. Excommunié une première fois, à cause de la
faveur qu’il accordait aux Cathares, le comte de Toulouse avait été
absous en 1198 sur la promesse qu’il avait faite de les poursuivre; il
ne tint nullement sa promesse. A la fin de 1204, Pierre de Castelnau la
lui rappela, le mettant en demeure de proscrire les hérétiques et de
confisquer leurs biens. Raymond VI le promit; il laissa déposer par le
légat l’évêque de Toulouse, mais il ne fit rien lui-même. Le légat
négocia la paix entre plusieurs seigneurs, les réunit ensuite dans une
ligue contre l’hérésie, et demanda au comte Raymond de s’unir à eux.
Raymond VI refusa et Pierre retourna contre lui la ligue nouvellement
formée. Enfin il lança contre lui une sentence solennelle
d’excommunication qui fut aussitôt confirmée par le Pape. «Si cette
punition ne vous fait pas rentrer en vous-même, écrivait Innocent III à
Raymond VI, nous enjoindrons à tous les princes voisins de s’élever
contre vous comme contre un ennemi de Jésus-Christ et un persécuteur de
l’Église, avec permission à chacun de retenir toutes les terres dont il
pourra s’emparer sur vous afin que le pays ne soit plus infecté
d’hérésie sous votre domination.»

Devant ces menaces, Raymond VI se soumit et obtint la levée de
l’excommunication; mais éclairé par Pierre de Castelnau, le Pape n’avait
aucune confiance dans le comte de Toulouse et de même que pour suppléer
le clergé du Midi, le Saint-Siège avait fait appel aux Cisterciens, de
même il confia au roi de France et à ses barons la défense de
l’orthodoxie que déclinaient le comte de Toulouse et les seigneurs du
Midi. «Par une bulle datée du 17 novembre 1207, il invita
Philippe-Auguste à venir dans le comté de Toulouse combattre les
hérétiques et y rétablir l’orthodoxie; à lui et à tous ceux qui
prendraient part à cette expédition, Innocent III accordait les mêmes
indulgences qu’aux croisés partant pour la Terre Sainte. Des bulles
analogues étaient adressées aux comtes, barons, chevaliers et en général
à tous les chrétiens du royaume de France, aux comtesses de Troyes, de
Vermandois et de Blois, au duc de Bourgogne, aux comtes de Nevers et de
Dreux et à Guillaume de Dampierre.

C’était la Croisade contre les Albigeois prêchée par le Pape à toute la
France du Nord.

Retenu par sa guerre avec l’Angleterre, Philippe-Auguste répondit
froidement à cet appel si solennel; il mettait comme condition préalable
à son intervention dans le Midi la conclusion d’une trêve avec
l’Angleterre garantie par le Saint-Siège et une aide pécuniaire du
clergé; encore ne voulait-il s’engager que pour un an.

Au milieu de ces hésitations survint un événement imprévu qui précipita
les événements: le 15 janvier 1208, au moment où il allait passer le
Rhône après avoir eu, la veille, à Saint-Gilles, un entretien orageux
avec le comte de Toulouse, le légat apostolique Pierre de Castelnau
était assommé par un inconnu et aussitôt l’opinion publique désigna
Raymond VI comme l’instigateur de ce crime: le meurtrier était de fait
un de ses familiers. Ce fut aussi le sentiment de l’abbé de Citeaux et
du Pape.

«A la nouvelle de cet assassinat, Innocent III manifesta la plus grande
colère.» De l’affliction qu’il en eut, dit la _Chanson de la Croisade_,
il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de Compostelle et
saint Pierre de Rome.» Dès le 10 mars 1208, il envoya une lettre
circulaire aux archevêques de Narbonne, d’Arles, d’Embrun, d’Aix, de
Vienne et à leurs suffragants. Après avoir fait l’éloge de Pierre de
Castelnau et décrit sa mort, il leur faisait un pressant devoir de
poursuivre l’hérésie qui avait armé le bras du meurtrier. Quant au comte
de Toulouse, il le désignait comme le complice de l’assassin et il
l’excommuniait en déliant de leurs serments «tous ceux qui lui avaient
promis fidélité, société ou alliance»; il ordonnait à tout chrétien «de
poursuivre sa personne et d’occuper ses domaines, sauf le droit du
seigneur principal.» Les évêques devaient prêter leur concours le plus
absolu aux deux légats Arnaud, abbé de Citeaux et Navarre, évêque de
Couserans. Le pape ordonna en même temps à l’archevêque de Tours de
ménager une trêve entre les rois de France et d’Angleterre, puis de se
joindre aux évêques de Nevers et de Paris pour prêcher la Croisade dans
les terres de Philippe-Auguste et de ses vassaux.

Aucune de ces mesures ne put faire sortir le roi de France de sa
prudente réserve; il se contenta, malgré toutes les instances du
Saint-Siège, de permettre à ses barons de se croiser et c’est ainsi
qu’en 1209, l’armée de la Croisade s’organisa sans l’intervention de
Philippe-Auguste.

Elle se composait d’un grand nombre de seigneurs, de prélats et de
paysans. «L’ost, dit la _Chanson de la Croisade_, fut merveilleuse:
vingt mille chevaliers armés de toutes pièces, plus de deux cent mille
vilains et paysans, sans compter clercs et bourgeois.» Pierre, abbé de
Vaux-Cernay qui prit part à l’expédition avec les autres abbés
cisterciens, réduit ces chiffres: il ne comptait que 50.000 hommes dans
l’armée quand elle arriva sous les murs de Carcassonne.

Nous n’avons pas à raconter avec ses péripéties la Croisade des
Albigeois, marquée tantôt par la victoire des armées du Nord, tantôt par
des retours de fortune en faveur des seigneurs du Midi. La bataille de
Muret dans laquelle fut tué le principal allié des Albigeois, le roi
Pierre d’Aragon, sembla assurer la victoire définitive du chef des
armées du Nord, Simon de Montfort, sur Raymond VI et ses troupes
méridionales; mais, cinq ans après, la mort de Simon sous les murs de
Toulouse remettait tout en question puisque le commandement de la
Croisade tombait aux mains du fils de Simon, Amaury, tout à fait
inférieur à son père par l’intelligence et le caractère. En moins d’un
an Raymond VI, aidé par la jeunesse entreprenante de son fils, reprenait
une grande partie du terrain perdu.

La Croisade semblait compromise; ce fut le moment que Philippe-Auguste
choisit pour en saisir la direction afin d’en recueillir les fruits. Son
fils Louis prit le commandement des troupes d’Amaury désemparées et à la
suite de plusieurs campagnes qu’il poursuivit pendant son règne éphémère
de trois ans (1223-1226), il prépara la victoire finale qui fut obtenue
grâce à l’habileté diplomatique de sa femme Blanche de Castille, sous la
minorité de son fils Louis IX. En 1229, Raymond VII, comte de Toulouse,
demanda la paix qui fut signée définitivement à Paris en 1229.

Par ce traité, Raymond VII cédait au roi de France le bas Languedoc, qui
forma les sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire; il ne gardait
pour lui que le Toulousain, l’Agenais, la Rouergue et une partie de
l’Albigeois. Il donnait à un frère de Louis IX, Alphonse de Poitiers, sa
fille unique Jeanne en mariage et par elle la succession éventuelle des
domaines qu’il conservait.

Le cardinal légat Romain de Saint-Ange, négociateur du traité, fit
insérer dans le texte des clauses concernant la répression de l’hérésie.
Raymond VII s’engageait à faire ce que son père Raymond VI avait refusé
avant la Croisade, à poursuivre les hérétiques et à les exterminer,
c’est-à-dire à les expulser de ses terres après leur avoir confisqué
leurs biens.

Pour agir ainsi, il fallait les rechercher avec d’autant plus de soin
que ne pouvant plus compter sur la faveur des princes, ils allaient
désormais se cacher en donnant à leur secte le caractère d’une société
secrète.

Cette recherche (_inquisitio_) des hérétiques en vue de leur procès et
de leur extermination fut l’_Inquisition_.

A vrai dire elle n’était pas une nouveauté.

Nous avons vu plus haut que, dès les origines même du christianisme, les
princes, empereurs romains et byzantins, rois de France, avaient édicté
des mesures sévères pour réprimer et punir l’hérésie à cause de ses
doctrines anarchiques et antisociales. Les papes du XIIe siècle
n’avaient fait que marcher sur leurs traces, lorsqu’ils avaient publié
des ordonnances contre les hérétiques de plus en plus dangereux et
ordonné aux souverains de les exécuter.

Dès 1139, le concile œcuménique de Latran présidé par Innocent III,
s’exprimait ainsi dans son canon 23: «Les hérétiques qui rejettent le
sacrement du corps et du sang du Seigneur, le baptême des enfants, le
sacerdoce et les autres ordres, condamnent le mariage, sont expulsés de
l’Église de Dieu; nous les condamnons et nous ordonnons au pouvoir civil
de les réprimer». Le concile de Reims qui se tint en 1148 sous la
présidence du pape Eugène III, effrayé des progrès des Cathares dans le
Midi de la France, renouvela ces sentences: «Personne, disait-il, ne
devait défendre ou protéger les Cathares; aucun seigneur ne devait les
accepter sur ses terres sous peine d’anathème et d’interdit.»

Effrayés, comme l’avait été Robert le Pieux, par le caractère antisocial
et anarchiste des doctrines et des organisations hérétiques, les princes
sollicitaient de l’Église de semblables décrets et l’inclinaient vers la
rigueur. Rien n’est plus curieux à ce propos que la discussion qui
s’engagea, en 1162, entre le roi de France Louis VII et le pape
Alexandre III.

Le frère du roi, Henri, archevêque de Reims, inquiet du progrès des
Cathares, s’apprêtait à les poursuivre lorsque ceux-ci firent appel au
Saint-Siège. Alexandre III répondit à leur attente en recommandant ainsi
la douceur envers eux à l’archevêque et au comte de Flandre. «Mieux vaut
absoudre les coupables que de s’attaquer par une excessive sévérité à la
vie d’innocents... l’indulgence sied mieux aux gens d’Église que la
dureté.» Et il appuyait son conseil sur ce texte de l’Écriture: «_Noli
nimium esse justus._»

Louis VII, à qui l’archevêque dut communiquer cette lettre, répondit au
Pape pour plaider contre sa mansuétude la cause de la rigueur: «Notre
frère l’archevêque de Reims, lui dit-il, parcourant dernièrement la
Flandre, y a trouvé des hommes égarés par les plus funestes doctrines,
adeptes de l’hérésie des Manichéens; l’observation a prouvé qu’ils sont
beaucoup plus mauvais qu’ils ne le paraissent. Si leur secte continue à
se développer, ce sera un grand mal pour la foi... Que votre sagesse
donne une attention toute particulière à cette peste et la supprime
avant qu’elle puisse grandir. Je vous en supplie pour l’honneur de la
foi chrétienne, donnez toute liberté dans cette affaire à l’archevêque;
il détruira ceux qui s’élèvent ainsi contre Dieu: sa juste sévérité sera
louée par tous ceux qui, dans ce pays, sont animés d’une vraie piété. Si
vous agissiez autrement, les murmures ne s’apaiseraient pas facilement
et vous déchaîneriez contre l’Église romaine les violents reproches de
l’opinion.»

Le pape qui chassé de Rome, s’était réfugié dans les états de Louis VII,
s’inclina devant ses représentations; il convoqua à Tours un concile qui
réunit 12 cardinaux, 124 évêques, 314 abbés et une foule considérable et
il prit des mesures énergiques contre «l’hérésie manichéenne qui, comme
un chancre, s’était étendue à travers toute la Gascogne et dans d’autres
provinces.» Tous les évêques et tous les prêtres avaient ordre de
surveiller les hérétiques, de les faire chasser du pays où on les
découvrirait, de surprendre leurs assemblées secrètes et de les faire
condamner par les princes à la prison et à la confiscation de leurs
biens.

Le roi d’Angleterre se montrait aussi rigoureux contre les hérétiques
que le roi de France. Traqués en Flandre, en 1163, ceux-ci s’étaient
réfugiés en Grande-Bretagne. Henri II les fit arrêter, marquer d’un fer
rouge au front et exposer, ainsi défigurés, devant le peuple. C’est
ainsi, nous dit le chroniqueur Guillaume de Newbridge, qu’il préserva
totalement le royaume de la peste de l’hérésie. Les Assises de Clarendon
rédigées par Henri II défendaient «de recevoir chez soi des hérétiques
sous peine de voir sa maison détruite.» C’était l’extermination complète
et radicale de l’hérésie et comme le fait remarquer Lea, dans son
_Histoire de l’Inquisition_, elle était ordonnée par une loi
exclusivement civile, poursuivie par des officiers laïques et une
juridiction séculière, au nom d’un prince excommunié par l’Église à
cause du soin qu’il prenait de la soumettre au pouvoir laïque.

Lorsqu’ils eurent signé la paix entre eux, Louis VII et Henri II
entraînèrent le pape dans une action encore plus énergique. C’est sur
leurs instances qu’Alexandre III, envoya en 1179, dans le Midi de la
France la mission du cardinal de Saint-Chrysogone. «Henri II, dit le
chroniqueur Benoît de Peterborough (1178), ne voulut pas passer la mer
et rentrer en Angleterre avant de s’être entendu avec le roi de France
pour envoyer de concert avec lui, dans le comté de Toulouse, des hommes
d’Église et des laïques qui ramèneraient les hérétiques à la vraie foi
par des prédications ou les réduiraient par les armes.»

Alexandre répondait à leurs vœux lorsque, rentré dans Rome, il
convoquait le concile de Latran et devant les évêques qui le
composaient, tout en rappelant que le clergé avait horreur des
répressions sanglantes (_cruentas effugiunt ultiones_), il invitait les
puissances séculières à édicter des sanctions pénales «contre les
Cathares, les _Publicani_ et les _Patareni_, qui en Gascogne, dans
l’Albigeois et le comté de Toulouse, ne se contentaient pas de professer
leur erreur en secret, mais la manifestaient publiquement.» Il déclarait
anathème leurs protecteurs, quiconque les recevrait sur ses terres ou
commercerait avec eux; il appelait les princes et le peuple aux armes
contre eux. Une indulgence de deux ans était accordée à tous les
chrétiens qui répondraient à cet appel; pendant leur séjour à l’armée
sainte, leurs droits et leurs biens seraient sous la sauvegarde spéciale
des évêques.

Cette décrétale d’Alexandre III proclamait, pour la première fois, la
guerre sainte, la Croisade, contre les hérétiques.

Dès les débuts de son règne, Philippe-Auguste se montra aussi rigoureux
contre l’hérésie que son père Louis VII. Dans sa _Philippide_, Guillaume
Le Breton le félicite d’avoir poursuivi énergiquement ces êtres
malfaisants «que le peuple appelle _Popelicani_, qui réprouvent le
bonheur conjugal, déclarent défendre l’usage de la viande et répandent
plusieurs autres superstitions.» Le roi les a fait sortir de leurs
cachettes et après les avoir fait juger par ses tribunaux, les a
«envoyés au bûcher, pour que le feu matériel leur soit un avant-goût des
flammes de l’enfer». Ainsi, dit toujours Guillaume Le Breton, le royaume
a été totalement purgé de l’hérésie et nul ne peut y vivre s’il
n’accepte pas tous les dogmes de la foi catholique ou s’il nie les
sacrements.

Si un prince fut hostile à l’Église, ce fut Frédéric Barberousse,
empereur d’Allemagne, qui suscita contre les Papes des antipapes, chassa
par les armes le Souverain Pontife de Rome et le força à vivre plusieurs
années en exil, se moqua des excommunications, fomenta des schismes et
tenta d’asservir entièrement le clergé au pouvoir civil. Il fut, comme
Henri II, Louis VII et Philippe-Auguste, un pourchasseur de l’hérésie.
Ce fut lui qui, à l’assemblée de Vérone de 1181 réunissant autour du
pape et de l’empereur des patriarches, des archevêques, des prélats et
des princes venus de tout l’Empire, persuada au pape Lucius III de
promulguer une nouvelle constitution, plus énergique encore que celle
d’Alexandre III «contre les Cathares, les Patarins, ceux qui
s’appelaient faussement les Humiliés et les Pauvres de Lyon; les
_Passagini_, les _Josephini_, les _Arnaldistae_.»

Cette constitution de Vérone, insérée plus tard par Grégoire IX dans le
recueil des Décrétales, était, remarque l’historien Lea, «la plus sévère
qui eut été encore fulminée contre l’hérésie.» «Elle excommuniait avec
les chefs de l’hérésie, ceux qui les protégeaient, avaient reçu d’eux le
_Consolamentum_, se disaient Croyants ou Parfaits. Ceux d’entre eux qui
seraient clercs, seraient dégradés, dépouillés de leurs charges et de
leurs bénéfices et livrés à la puissance civile pour être punis par
elle. Les laïques seraient livrés de la même manière et pour le même
objet au bras séculier, surtout s’ils étaient relaps. Tout archevêque ou
évêque devait inspecter soigneusement en personne ou par son archidiacre
ou des personnes de confiance, une ou deux fois l’an, les paroisses
suspectes et se faire désigner sous serment par les habitants les
hérétiques déclarés ou cachés. Ceux-ci devraient se purger par serment
du soupçon d’hérésie et se montrer désormais bons catholiques. S’ils
refusaient de prêter le serment ou retombaient ultérieurement dans
l’erreur, l’évêque les punirait. Les comtes, barons, recteurs, consuls
des villes et autres lieux devaient prêter serment d’aider l’Église dans
cette œuvre de répression, sous peine de perdre leurs charges, d’être
excommuniés et de voir l’interdit lancé sur leurs terres. Les villes qui
résisteraient sur ces points aux ordres des évêques seraient mises au
ban de toutes les autres; aucune ne pourrait commercer avec elles.
Quiconque recevrait chez soi des hérétiques serait déclaré infâme à
jamais, incapable de plaider, de témoigner et d’exercer une fonction
publique. Enfin, les archevêques et les évêques devaient avoir, en
matière d’hérésie, toute juridiction et être considérés comme délégués
apostoliques par ceux qui jouissant du privilège de l’exemption, étaient
placés sous la juridiction immédiate du Saint-Siège.»

Lorsque Pierre de Castelnau sommait Raymond VI non seulement de rompre
ses relations suspectes avec l’hérésie, mais encore de poursuivre
Parfaits et Croyants et de les chasser de ses États, il invoquait, d’une
part, la législation civile des rois de France et d’Angleterre,
suzerains du comte de Toulouse et la législation canonique des conciles
et des papes codifiée en quelque sorte dans la Constitution de Vérone.

Avant d’aborder l’examen des règlements qui furent édictés dans le Midi
de la France à la suite de la Croisade des Albigeois, quelques remarques
s’imposent.

Il est tout d’abord évident que le pouvoir civil s’est inquiété de
l’existence et du développement des hérésies autant et plus peut-être
que l’autorité religieuse. Celles qui le préoccupaient le plus ce
n’étaient pas celles qui étaient purement théologiques; car nous ne
voyons pas qu’il se soit ému de la négation par Bérenger de Tours du
dogme de la transsubstantiation. Celles qui l’effrayaient c’étaient
celles dont l’erreur théologique se doublait de doctrines anarchistes et
antisociales; et voilà des princes excommuniés par l’Église qui les
poursuivaient au moins autant que les papes, parce que dans leur
triomphe éventuel ils voyaient, selon l’expression même de Robert le
Pieux, «la ruine même de la patrie.»

A ce point de vue, la répression de l’hérésie fut une œuvre de défense
sociale autant qu’une œuvre de défense religieuse.

Dans cette politique de répression le pouvoir civil devança l’Église
puisque les plus anciennes lois frappant les Manichéens eurent pour
auteurs des empereurs païens; et dans les premiers siècles de cette
lutte, le plus souvent, ce fut le pouvoir civil qui excita le zèle de
l’Église et des papes, sollicitant de leur part des canons de conciles
et des décrétales répondant à leurs édits et à leurs ordonnances.

Avant la Croisade des Albigeois, l’Inquisition religieuse était exercée
par les évêques. C’étaient eux qui inspectaient les paroisses,
recherchaient les hérétiques et instrumentaient contre eux et contre
tous ceux qui, de quelque manière que ce fût, leur donnaient asile, aide
et protection. C’étaient eux qui invitaient la puissance civile à leur
prêter main-forte, et, selon l’expression usitée plus tard, invoquaient
l’aide du bras séculier ou même la requéraient. Le pape n’intervenait
que pour donner des règles générales, le plus souvent au sein des
conciles, comme le firent Innocent II, Eugène III, Alexandre III et en
dernier lieu Lucius III à Vérone, ou pour réveiller et exciter le zèle
des évêques et des princes par des légations extraordinaires, des
lettres personnelles et collectives, des monitions et des menaces,
quelquefois même par des sentences d’excommunication ou d’interdit
contre les princes, de suspense ou même de déposition contre des évêques
ou des clercs. Mais dans son fonctionnement normal, l’Inquisition était
épiscopale.

Elle était donc constituée et fonctionnait déjà avant la guerre des
Albigeois; et cependant c’est à la défaite des Albigeois et au traité de
Paris que l’on attribue généralement l’établissement ou tout au moins
l’organisation définitive de l’Inquisition. Quelle en est la raison?

C’est tout simplement parce que, sans diminuer le rôle des Ordinaires
dans la répression de l’hérésie, les Souverains Pontifes s’en occupèrent
d’une manière plus directe et plus continue dans le Midi de la France,
puis dans toute la chrétienté par le moyen d’inquisiteurs nommés par
eux, et revêtus par eux d’une autorité qui dépassait celle des évêques
puisqu’elle émanait directement du Pape. Désormais, trois puissances
coopérèrent à l’œuvre de l’Inquisition: les évêques directement ou par
leurs délégués; les Souverains Pontifes par les inquisiteurs qu’ils
prirent l’habitude de choisir dans les deux ordres que furent la milice
du Saint-Siège au Moyen-Age, les dominicains ou Frères Prêcheurs, et les
franciscains ou Frères Mineurs; enfin la puissance civile mettant à la
disposition de l’Église le bras séculier jusqu’au jour qui ne devait pas
tarder, où elle allait se servir de la puissance redoutable des
tribunaux de l’Inquisition pour ses visées politiques.

Le négociateur du traité de Paris, Romain, cardinal de Saint-Ange, avait
fait signer à Raymond VII plusieurs engagements concernant la répression
des hérésies cathare et vaudoise. Le comte de Toulouse promettait non
seulement de punir les hérétiques, Parfaits et Croyants, avec leurs
complices, mais encore de les rechercher dans la vie cachée qu’ils
allaient désormais mener le plus souvent; de suivre en tout point les
instructions que promulguerait le légat, et de faire exécuter les
condamnations portées contre eux par les Ordinaires ou tout autre
autorité régulière.

Les instructions ainsi prévues--ce que nous nommerions aujourd’hui le
règlement d’administration publique précisant l’application des
lois--furent promulguées, en novembre 1229, par le cardinal Romain, au
concile de Toulouse, en présence de Raymond VII et d’un grand nombre de
seigneurs du Midi, du sénéchal royal de Carcassonne, des deux consuls de
Toulouse, des archevêques de Narbonne, de Bordeaux et d’Auch et de
nombreux prélats. «On y décida une inquisition générale des hérétiques;
les archevêques et évêques devaient la faire faire dans toutes les
paroisses de leurs diocèses tant rurales qu’urbaines, par un prêtre ou
deux ou trois laïques. S’il le fallait, on fouillerait toutes les
maisons, une à une, même les caves et toutes les cachettes possibles,
_domos singulas et cameras subterraneas seu quecumque alia latibula_, et
on remettrait aux Ordinaires, aux seigneurs et à leurs baillis les
hérétiques, Parfaits et Croyants, leurs adhérents et leurs hôtes pour
être immédiatement punis. Les abbés devraient faire les mêmes recherches
dans les terres exemptes de leurs monastères. Le seigneur qui sciemment
donnerait aide à des hérétiques serait dépouillé de ses biens et remis
au jugement de son suzerain. Le bailli négligent dans l’inquisition,
serait révoqué et déclaré à jamais inhabile à exercer les mêmes
fonctions. Toute maison dans laquelle un hérétique aurait été trouvé
serait détruite. Le roi de France pourrait poursuivre les hérétiques
dans le comté de Toulouse et le comte de Toulouse et ses vassaux dans
les terres du roi.

«Le règlement précisait ensuite comment il fallait traiter les
hérétiques qui se convertissaient de leur plein gré, par crainte ou
toute autre cause, enfin les malades suspects d’hérésie. Il déclarait
les hérétiques, les Croyants et les suspects incapables d’exercer les
fonctions publiques et étaient suspects non seulement ceux qui avaient
pactisé avec les Cathares et Vaudois, mais encore ceux qui ne se
confessaient ni ne communiaient au moins trois fois l’an, à Noël, à
Pâques et à la Pentecôte. L’article 8 avait soin de préciser que nul ne
pourrait être condamné par le pouvoir civil comme hérétique avant
d’avoir été déclaré tel par l’évêque ou tout autre juge ecclésiastique
qualifié «afin d’éviter que l’hérésie fût un faux prétexte de
condamnation[9]».

  [9] MANSI. _Conciliorum amplissima Collectio_, XXIII, p. 191-198.

Tel fut le premier règlement de l’Inquisition pour le Midi de la France;
plusieurs autres vinrent les préciser et les compléter. Comme il s’y
était engagé, Raymond VII leur donna force de loi dans ses terres par
une ordonnance du 18 février 1232 qui répétait mot à mot le règlement:
le pape Grégoire IX confirma l’acte de son légat et félicita le comte du
zèle avec lequel il le faisait observer.

Bientôt une bulle pontificale apporta une nouvelle assise à
l’institution de l’Inquisition en lui fournissant un personnel stable
investi de l’autorité papale. Le 20 avril 1233, Grégoire IX donnait
mandat au provincial des Frères Prêcheurs de Provence, de désigner les
religieux qui feraient, dans le Midi, une _praedicatio generalis_ contre
l’hérésie et auxquels serait confiée l’«affaire de la foi».

Cette bulle ne donnait pas précisément aux dominicains le monopole de
l’Inquisition, puisque les évêques conservaient toujours le pouvoir de
l’exercer en vertu de leurs pouvoirs ordinaires; mais en leur confiant
d’une manière spéciale «l’affaire de la foi», Grégoire IX ouvrait la
voie au rôle considérable que les Prêcheurs ont joué dans l’Inquisition
dont la conduite générale par-dessus les évêques leur était confiée; et
voilà pourquoi l’un des plus célèbres inquisiteurs dominicains, Bernard
Gui, voyait dans cette lettre le premier titre de son ordre à exercer
l’Inquisition «_in partibus Tolosanis, Albigensibus et Carcassonensibus
atque Agennensibus_.»

Presque en même temps, Grégoire IX associa l’ordre des Mineurs à celui
des Prêcheurs dans cette affaire de la foi, non seulement dans le Midi
de la France, mais dans la chrétienté tout entière. Le premier
franciscain qui exerça l’Inquisition semble avoir été le frère Étienne
de Saint-Thibéry de 1235 à 1242 et, d’après Frédéricq, la première bulle
attribuant le pouvoir inquisitorial à l’ensemble de l’ordre de saint
François fut celle d’Innocent IV du 13 janvier 1246.

Réunis en conciles provinciaux, les évêques précisèrent la procédure des
tribunaux inquisitoriaux, et leur jurisprudence. En 1235, par exemple,
celui de Narbonne exigea qu’une condamnation ne fût portée que sur un
aveu formel de l’accusé ou sur des preuves décisives; car il valait
mieux, disaient les prélats, relâcher un coupable que condamner un
innocent. A Béziers, en 1246, les évêques de la province de Narbonne,
réunis sous la présidence de leur métropolitain Guillaume de la Broue,
rédigèrent 37 articles sur la procédure: «_qualiter sit in inquisitione
procedendum contra haereticos_.» Il en fut de même de plusieurs autres
conciles qui se tinrent, au XIIIe et au XIVe siècle, en France, en
Espagne et en d’autres pays du monde chrétien.

Enfin, les inquisiteurs eux-mêmes voulurent faire profiter leurs
auxiliaires et leurs successeurs de leur expérience, et dans des manuels
pratiques ou _Directoires_, ils précisèrent comment il fallait réprimer
l’hérésie en rappelant la législation, la jurisprudence et aussi les
moyens empiriques qui leur avaient réussi à eux-mêmes pour découvrir les
hérétiques et obtenir leurs aveux. L’un des plus anciens de ces Manuels
fut rédigé entre 1244 et 1254 par quatre dominicains qui, pendant ces
dix ans, exercèrent les fonctions d’inquisiteurs en Languedoc, Guillaume
Raymond, Pierre Durand, Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre. «Il
contient des formules de lettres de citations collectives ou
individuelles, d’abjuration avant l’interrogatoire, de réconciliation et
de pénitence pour les convertis, de sentences livrant l’hérétique au
bras séculier, de sentences posthumes contre ceux qui étaient morts dans
l’hérésie. Le tout se termine par un avertissement sur la nature de
preuves admises et la conduite à tenir par les juges qui entendent ne
s’écarter en rien de la ligne tracée par les constitutions
apostoliques[10].»

  [10] DOUAIS. _L’Inquisition dans le Midi de la France_, p. CCXXXIV.

En Aragon, un travail du même genre fut préparé dans une conférence que
présida à Barcelone, l’archevêque Pierre de Albalat, archevêque de
Tarragone, et rédigé par le dominicain Saint Raymond de Pennafort,
pénitencier du pape Grégoire IX et l’un des canonistes qui codifièrent
les Décrétales.

Le plus connu de ces Manuels est la _Practica Inquisitionis haereticae
pravitatis_ que rédigea, dans le premier quart du XIVe siècle, Bernard
Gui. Né dans le Limousin, à Royère, vers 1261, ce religieux avait fait
profession dans l’ordre des Prêcheurs le 16 septembre 1280 et exercé les
fonctions inquisitoriales dans le Toulousain à partir du 16 janvier
1307. Chargé de missions en Italie et en Flandre par la confiance de
Jean XXII, évêque de Tuy en Galice en 1323, il demeura inquisiteur
jusqu’en 1324. Transféré alors sur le siège de Lodève, il mourut au
château de Lauroux le 30 décembre 1331.

M. l’abbé Mollat qui vient d’éditer, après Mgr Douais, la _Practica_ de
Bernard Gui, la décrit ainsi: «Elle est divisée en cinq parties. La
première contient 38 formules ayant trait à la citation et à la capture
des hérétiques ainsi qu’à la comparution de toutes personnes pouvant
intervenir, à quelque titre que ce soit, dans un procès inquisitorial.

«Dans la seconde partie, figurent 56 actes de grâce ou de commutation de
peine faits au cours et en dehors des sermons généraux prononcés par les
inquisiteurs.

«La troisième partie renferme 47 formules de sentences rendues à
l’occasion ou en dehors de ces mêmes sermons.

«La quatrième consiste en une «courte et utile instruction» concernant
les pouvoirs des inquisiteurs, leur excellence, leur étendue, leur
exercice, leurs fondements. Ce petit traité a été conçu sur le modèle
des écrits scolastiques et juridiques du temps, c’est-à-dire qu’il est
hérissé de divisions et de subdivisions et que le texte est noyé dans
une masse d’extraits d’édits impériaux, de consultations de juristes, de
constitutions apostoliques passées ou non dans le _Corpus juris
canonici_.

«La cinquième partie constitue la pièce maîtresse de l’œuvre de Bernard
Gui. Elle est intitulée «Méthode, art et procédés à employer pour la
recherche et l’interrogatoire des hérétiques, des Croyants et de leurs
complices». On y retrouve un exposé méthodique des doctrines et des
rites en honneur chez les Cathares, les Vaudois, les Pseudo-Apôtres, les
Béguins et les Béguines ainsi que des exemples d’interrogatoires.
L’auteur ne consacre que quelques pages aux Juifs convertis qui
retournaient au judaïsme, aux sorciers, aux invocateurs des démons, aux
devins. Il donne aussi le texte d’actes de procédure relatifs à ces
diverses sortes d’hérétiques.»

Quelques années après Bernard Gui, un nouveau Manuel de l’Inquisition
fut écrit par un autre inquisiteur dominicain Nicolas Eymeric. Né en
1320, il était entré à l’âge quatorze ans dans l’ordre des Prêcheurs; en
1357, il avait succédé comme inquisiteur général d’Aragon à Nicolas
Rossel créé cardinal par le pape Innocent VI. Son épitaphe dit qu’il fut
«inquisiteur intrépide» et défendit la foi pendant quarante ans.
Lorsque, poursuivi par la haine qu’avaient accumulée contre lui ses
rigueurs, il se fut retiré à Avignon auprès de Grégoire XI et de Clément
VII, il lutta encore contre les hérétiques par ses écrits en montrant
comment il fallait les poursuivre. Il composa ainsi deux traités l’un
sur «l’action de l’Église et des inquisiteurs contre les infidèles
invoquant les démons», l’autre sur «l’action des inquisiteurs contre les
infidèles en opposition avec notre sainte foi», enfin le _Directorium
inquisitorum_ qui fut composé en 1376.

«Non seulement il provient d’un praticien aussi expérimenté que Bernard
Gui, mais écrit à la cour pontificale, dans l’intimité du pape Grégoire
XI, dont Eymeric était le chapelain, il semble avoir un caractère encore
plus officiel. Il est aussi le plus méthodique et le mieux composé des
ouvrages de ce genre. Il comprend trois parties. La première donne un
exposé large de la foi catholique et prépare la seconde qui fournit un
rapide aperçu des hérésies et spécifie les délits relevant de
l’Inquisition. Dans la troisième, sont développées des instructions très
précises sur l’office des inquisiteurs, sur les règles de la procédure
et la pénalité. Une connaissance profonde du droit éclate dans cette
œuvre; c’est un avantage dont elle jouit sur toute autre[11].»

  [11] DOUAIS. _Les sources de l’histoire de l’Inquisition dans le Midi
    de la France_, p. 75.

Nous saisissons enfin sur le vif le fonctionnement des tribunaux de
l’Inquisition dans les Actes de l’Inquisition, qui nous donnent, pour un
grand nombre de procès, les procès-verbaux officiels des interrogatoires
des accusés et des témoins. Dans la préface de sa publication des
_Documents pour servir à l’histoire de l’Inquisition dans le Midi de la
France_, Mgr Douais a dressé la liste des Actes concernant cette région
qui nous restent du XIIIe siècle, avec l’indication des manuscrits qui
nous en donnent l’original ou la copie.

Grâce à l’ensemble de ces documents nous pouvons reconstituer un procès
type d’Inquisition.




CHAPITRE III

LE FONCTIONNEMENT DE L’INQUISITION

SOMMAIRE.--Les édits de foi et de grâce.--Constitution du tribunal
inquisitorial ou Saint-Office.--Les inculpés.--Les inquisiteurs et leurs
auxiliaires.--Dénonciations et témoignages.--La défense; avocats,
procureurs, témoins à décharge.--Les prud’hommes ou _boni viri_.--La
torture.--Les sentences inquisitoriales.--Les _auto-da-fé_.--Pénitences
du Saint-Office.--Peines afflictives.--Le bras séculier et le
bûcher.--Procès et condamnations posthumes.--Proportion de ces
peines.--Adoucissements et commutation de peines.--Grâces et amnisties.


M. l’abbé Vacandard, dans son volume sur l’_Inquisition_, distingue, au
cours du procès, les étapes suivantes: temps de grâce, appel et
déposition des témoins, interrogatoire des accusés, sentence de
réconciliation des hérétiques repentants, sentence de condamnation des
hérétiques obstinés. Ajoutons-y l’exécution de la sentence.

Lorsque la présence d’une hérésie était dénoncée dans un pays,
l’inquisiteur nommé par le pape s’y rendait seul ou accompagné du
représentant de l’Ordinaire, qualifié lui aussi, pour enquêter; il était
accompagné de tout le personnel qui constituerait le tribunal. Il
visitait les autorités civiles pour leur présenter ses pouvoirs et leur
demander leur concours et leur protection qu’elles devaient fournir sous
peine d’excommunication, d’interdit et même de déposition. Puis il
promulguait deux édits: par le premier, _l’édit de foi_, il ordonnait,
sous peine d’excommunication, à quiconque connaîtrait des hérétiques ou
des complices d’hérétiques de les lui dénoncer; par le second, _l’édit
de grâce_, il indiquait un délai de quinze à trente jours pendant lequel
tout hérétique ou suspect pouvait obtenir le pardon, moyennant une
pénitence canonique, s’il se dénonçait lui-même spontanément. Ces édits
étaient portés à la connaissance du public, le plus souvent par un
sermon.

Le délai passé, le tribunal était constitué. Il comprenait l’inquisiteur
ou son délégué, ses commissaires, les _boni viri_, les officiers
subalternes, les gardiens de la prison lorsque l’Inquisition en ayant
une (à Carcassonne et à Toulouse par exemple), n’avait pas à emprunter
celle de l’officialité diocésaine ou des autorités civiles; le notaire,
des scribes et des employés subalternes.

On devait rechercher 1º les hérétiques c’est-à-dire ceux qui avaient
fait profession d’hérésie, en recevant l’initiation de la secte et en
accomplissant toutes les obligations qu’elle comportait; dans la secte
cathare, les hérétiques étaient les Parfaits. 2º les Croyants,
c’est-à-dire ceux qui avaient adhéré à l’hérésie sans s’être soumis à
toutes ses lois et à toutes ses pratiques. 3º les suspects qui le plus
souvent étaient des Croyants, ceux par exemple qui suivaient les
prédications des hérétiques, fléchissaient le genou devant eux, priaient
avec eux, leur demandaient leur bénédiction. On pouvait être suspect
_simpliciter_, _vehementer_, _vehementissime_, selon le degré de zèle
qu’on avait témoigné aux hérétiques. 4º les _celatores_, ceux qui
s’étaient engagés à ne jamais dénoncer les hérétiques. 5º les
_receptatores_, ceux qui avaient, au moins deux fois et sciemment, donné
asile aux hérétiques, pour les mettre en sûreté ou leur procurer le
moyen de prêcher, prendre leurs repas, faire en commun leurs prières et
célébrer leurs rites. 6º les _defensores_, ceux qui avaient pris la
défense des hérétiques, soit en paroles soit en actes ou tout simplement
en déniant à l’Église le droit de les poursuivre; quand la défense était
flagrante on était _fautor_; enfin 7º les _relaps_, c’est-à-dire ceux
qui, après avoir abjuré, retournaient d’une manière quelconque à
l’erreur.

Il est à remarquer que pour être coupable et punissable, il fallait
avoir accompli un acte matériel; tant que l’erreur ou l’affection pour
l’erreur ne se manifestait pas en dehors de la conscience, il n’y avait
pas matière à procès. Ce n’était pas l’erreur en elle-même qui était
poursuivie; mais la profession extérieure qu’on en faisait, et l’appui
matériel que l’on donnait à sa diffusion.

Les plus grandes précautions étaient prises pour le choix des
inquisiteurs et de leurs auxiliaires. Appartenant à des ordres religieux
ils étaient à la fois sous la surveillance de leurs supérieurs et sous
celle du pape informé par ses légats et les Ordinaires. D’autre part,
tous ceux qui composaient un tribunal inquisitorial se devaient les uns
aux autres la correction fraternelle et si elle ne produisait pas
d’effet, ils devaient porter plainte au Saint-Siège contre celui qui
n’avait pas tenu compte de leurs observations. Aussi les inquisiteurs
furent-ils en général des hommes intègres.

Bernard Gui, dans son Manuel, trace de l’inquisiteur ce beau portrait
qu’il essaya de réaliser lui-même dans ses fonctions inquisitoriales:
«Il doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité
religieuse, le salut des âmes et l’extirpation de l’hérésie. Parmi les
difficultés et les incidents contraires, il doit rester calme, ne jamais
céder à la colère ni à l’indignation. Il doit être intrépide, braver le
danger jusqu’à la mort; mais, tout en ne reculant pas devant le péril,
ne point le précipiter par une audace irréfléchie. Il doit être
insensible aux prières et aux avances de ceux qui essaient de le gagner;
cependant, il ne doit pas endurcir son cœur au point de refuser des
délais ou des adoucissements de peine, suivant les circonstances et les
lieux... Dans les questions douteuses, il doit être circonspect, ne pas
donner facilement créance à ce qui paraît probable et souvent n’est pas
vrai; car ce qui paraît improbable finit souvent par être la vérité. Il
doit écouter, discuter et examiner avec tout son zèle, afin d’arriver
patiemment à la lumière. Que l’amour de la vérité et la pitié, qui
doivent toujours résider dans le cœur d’un juge, brillent dans ses
regards afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par
la convoitise et la cruauté.»

Les Souverains Pontifes se faisaient une idée aussi haute de
l’inquisiteur, tel que le réclamaient ses graves fonctions. Ils
exigeaient de lui des garanties d’âge: Clément V, au concile de Vienne,
décida, après plusieurs de ses prédécesseurs, que le minimum d’âge
requis d’un inquisiteur serait quarante ans. Garanties d’intelligence et
d’honorabilité: Alexandre IV, en 1255, Urbain IV en 1262, Clément IV en
1265, Grégoire X en 1273, Nicolas IV en 1290 ont réclamé de lui les
qualités de l’esprit, la pureté des mœurs, l’honnêteté la plus
scrupuleuse. Garanties de science: on exigeait d’eux la connaissance
approfondie de la théologie et du droit canon.

Quand les inquisiteurs étaient infidèles à cet idéal, les papes les
frappaient parfois sévèrement. Innocent IV, le 13 janvier 1246, et
Alexandre IV, le 13 mai 1256, ordonnèrent aux provinciaux et aux
généraux des Prêcheurs et des Mineurs de déposer les inquisiteurs de
leurs ordres qui par leur cruauté, soulèveraient l’opinion publique. A
plusieurs reprises, les papes réprimèrent directement les inquisiteurs.
«Dès les débuts de l’Inquisition (1234), le comte de Toulouse dénonça
leurs excès à Grégoire IX et celui-ci chargea aussitôt l’archevêque de
Vienne, son légat, de les réprimer. Il donnait des conseils de sagesse,
de modération et de prudence aux évêques de Toulouse, d’Albi, de Rodez,
d’Agen et de Cahors en leur recommandant «la pureté d’intention» et la
«vertu de discrétion». Après avoir félicité de son zèle, l’inquisiteur
de France, Robert le Bougre, Grégoire IX apprit qu’il exerçait avec
cruauté ses fonctions. Il ordonna aussitôt une enquête, et quand elle
eut prouvé la vérité des faits incriminés, non content de révoquer
Robert, il le condamna à la détention perpétuelle. Les inquisiteurs
encouraient les sentences d’excommunication et par conséquent de
déposition «s’ils poursuivaient quelqu’un injustement et pour des motifs
impurs»; et seul, le pape pouvait les relever de ces peines. Il en était
de même «si l’inquisiteur poussé par l’avarice, se rendait coupable
d’extorsions dans l’exercice de ses fonctions, avec une intention de
lucre personnel.»

Les autres membres du Saint-Office, commissaires, notaires, scribes et
employés subalternes étaient tenus, sous les mêmes peines, à la même
intégrité. Un acte consistorial du pape Benoît XII du 18 février 1340
nous montre sur ce point la vigilance du Saint Siège. Lorsque le neveu
de Jean XXII eut été nommé évêque d’Albi, cinq consuls de cette ville
furent envoyés à Avignon pour présenter les hommages de leurs
concitoyens au pape, aux cardinaux et à leur nouvel évêque; l’un d’eux
Giraud Coll en profita pour dénoncer au cardinal Fournier des injustices
et des abus commis par les notaires de l’inquisition d’Albi.

Jean XXII mourut bientôt après et le cardinal Fournier lui succéda sous
le nom de Benoît XII. Pour couper court aux plaintes du consul d’Albi,
le commissaire de l’Inquisition de Carcassonne, Menet de Robécourt,
chanoine de la collégiale de Montréal, entama une information contre
Giraud Coll, lui reprochant de vouloir, par ses plaintes, entraver
l’œuvre de l’Inquisition. Benoît XII évoqua à lui-même l’affaire, la
confia à l’examen de deux cardinaux qui, après de longs débats
contradictoires, se prononcèrent contre le commissaire de l’Inquisition.
Portant lui-même la sentence définitive, Benoît XII condamna Menet de
Robécourt qui fut révoqué de ses fonctions et dut rembourser à Coll,
rétabli dans tous ses droits, tous les frais du procès et les dommages
qu’il avait subis[12].

  [12] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, p. 266.

D’autres faits de ce genre ont fait porter sur le personnel du
Saint-Office ce jugement par un historien par ailleurs fort sévère pour
l’Inquisition, M. de Cauzons: «Les faits de corruption que nous
connaissons étant fort rares, tout nous fait supposer une honnêteté
générale, jointe à une discipline rigoureuse, parmi le personnel
inquisitorial[13].»

  [13] DE CAUZONS. _Histoire de l’Inquisition_, t. II, p. 86.

Le tribunal étant constitué, avec l’aide de ses commissaires,
l’inquisiteur dressait la liste des personnes qui étaient suspectées
d’hérésie ou en faisaient profession ouverte, qu’elles lui fussent
désignées par le bruit public ou par des dénonciations. Dans l’édit de
grâce qu’il avait promulgué, à son arrivée, l’inquisiteur avait, en
effet, enjoint sous peine d’être excommuniés et de devenir à leur tour
suspects d’hérésie, à tous ceux qui connaîtraient des hérétiques, des
Croyants ou des suspects, de les lui dénoncer.

Les inculpés étaient aussitôt cités devant le tribunal de l’inquisiteur
ou Saint-Office soit par trois monitions portées à domicile par le curé
du lieu, soit par un avis lu au prône du dimanche; la dernière citation
était dite péremptoire. Certains inquisiteurs se contentaient d’une
seule. Si le cité ne se présentait pas personnellement ou par procureur,
il était déclaré provisoirement contumax. La contumace comportant
l’excommunication et maintenant toujours le procès en suspens, était
définitive au bout d’un an.

Parfois, l’inculpé était mis en état d’arrestation pour attendre en
prison le jour du procès; c’était apparemment quand il était important
ou dangereux. Parfois, le Saint-Office procédait lui-même par ses sbires
aux arrestations; mais le plus souvent il en chargeait l’autorité
civile; car, d’une part, les Souverains Pontifes et les évêques
faisaient un devoir aux magistrats civils de livrer les hérétiques, sous
peine d’être eux-mêmes suspects d’hérésie ou de complicité, et d’autre
part, presque tous les princes avaient, en acceptant l’Inquisition,
enjoint «à leurs officiers ainsi qu’à ceux des comtes, barons et
seigneurs, leurs vassaux, aux scribes, juges, baillis et sergents
dépendant d’une autorité quelconque... de prêter aide et conseil aux
inquisiteurs dans l’exercice de leurs fonctions et d’obéir à leurs
ordres et réquisitions.»

Dès que, prévenus libres, ou détenus en prison préventive, les inculpés
se trouvaient en présence du tribunal on leur donnait connaissance des
soupçons, dénonciations et charges qu’on avait réunies contre eux.
Beaucoup naturellement demandaient les noms des dénonciateurs ne fût-ce
que pour discuter la valeur de leur témoignage. Dans ce cas,
l’inquisiteur se trouvait en face d’une difficulté que la coutume a
résolue dans des sens opposés.

Parmi les inquisiteurs, les uns refusaient de livrer les noms des
dénonciateurs; ce qui a indigné plusieurs historiens de l’Inquisition.
«L’accusé, a écrit M. Lea, était jugé sur des pièces qu’il n’avait pas
vues, émanant de témoins dont il ignorait l’existence.» M. de Cauzons
leur répond en leur donnant la raison qui, dans certains cas, imposait
aux dénonciations l’anonymat. «Cette coutume, dit-il, n’avait pas été
imaginée pour entraver la défense des prévenus; elle était née des
circonstances spéciales où l’Inquisition s’était fondée. Les témoins,
les dénonciateurs des hérétiques avaient eu à souffrir de leurs
dépositions devant les juges; beaucoup avaient disparu, poignardés ou
jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les amis, les
coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles
sanglantes qui fit imposer l’anonymat. Sans lui, ni dénonciateurs ni
témoins n’eussent voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le
tribunal.»

D’autres inquisiteurs au contraire donnaient les noms des dénonciateurs
et même les confrontaient avec les accusés. Lea lui-même nous le dit:
«Lorsque Boniface VIII incorpora dans le droit canonique la règle de
taire les noms, il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs
à agir à cet égard avec des intentions pures, _à ne point taire les noms
quand il n’y avait pas de péril à les communiquer_ et à les révéler si
le péril venait à disparaître. En 1299, les Juifs de Rome se plaignaient
à Boniface VIII que les inquisiteurs leur dissimulaient les noms des
accusateurs et des témoins. Le pape répondit que les Juifs, bien que
fort riches, étaient sans défense et ne devaient pas être exposés à
l’oppression et à l’injustice résultant des procédés dont ils se
plaignaient; en fin de compte, ils obtinrent ce qu’ils demandaient[14].
Il en était de même des confrontations; elles n’étaient supprimées que
quand il y avait, à les faire, péril pour les témoins. C’est ce qui
explique que dans le procès de Bernard Délicieux, en 1319, seize témoins
furent mis en présence de l’accusé.

  [14] LEA. _Histoire de l’Inquisition au Moyen Age_, I, p. 494.

Dans le cas où l’anonymat des dénonciations et des témoignages à charge
était observé, l’accusé n’était pas pour autant livré au bon plaisir de
l’inquisiteur. Celui-ci devait communiquer les noms des dénonciateurs et
des témoins aux notaires, aux assesseurs et à tous ses auxiliaires qui,
nous l’avons vu, devaient contrôler ses actes et, ces derniers, s’il y
avait des abus, avaient le devoir de les dénoncer à leur tour aux chefs
religieux de l’inquisiteur, aux évêques et même au Souverain Pontife. Le
16 mars 1261, le pape Urbain IV ordonna de communiquer aussi ces noms
aux _boni viri_ dont nous allons voir le rôle, assez semblable à celui
de nos jurés, et qui pouvaient suppléer au contrôle de la publicité.

D’autre part, les prévenus étaient invités à déclarer leurs ennemis
mortels et la raison de leur intimité; ces personnes, si elles
figuraient parmi les dénonciateurs ou les témoins à charge, étaient
aussitôt récusées par l’inquisiteur, ses assesseurs et les _boni viri_.

Enfin, M. Lea rappelle lui-même que «lorsqu’on démasquait un faux
témoin, on le traitait avec autant de sévérité qu’un hérétique.» Après
toutes sortes de cérémonies humiliantes, il était généralement jeté en
prison pour le reste de sa vie. Quatre faussaires de Narbonne, en 1328,
furent considérés comme particulièrement coupables parce qu’ils avaient
été subornés par des ennemis personnels de l’accusé. On les condamna à à
l’emprisonnement perpétuel, au pain et à l’eau, avec des chaînes aux
mains et aux pieds. L’assemblée d’experts qui se tint à Pamiers, lors de
l’_auto-da-fé_ de janvier 1329, décida que les faux témoins devraient
non seulement subir la prison, mais réparer les dommages qu’ils avaient
fait subir à l’accusé (LEA, _op. cit._, p. 499).

Dans son Manuel de l’Inquisiteur, Bernard Gui enseignait que les procès
du Saint-Office ne devaient pas suivre la procédure du droit commun. En
vertu de son pouvoir discrétionnaire, «le juge devait procéder
directement, _de plano_, sans clameur d’avocats ni figure de jugement.»
Il devait passer outre à toutes les exceptions de droit, procédés
dilatoires, exemptions de juridiction. C’est sans doute ainsi qu’avait
agi Bernard Gui et il avait pu s’appuyer, pour cela, sur des textes
canoniques. Le concile d’Albi de 1254 employait les mêmes expressions
que lui dans son canon 23: «_ne inquisitionis negotium per advocatorum
strepitum retardetur, providendo statuimus quod ab inquisitoribus non
admittantur in processibus advocati_.»

Bien que appuyée sur de sérieuses autorités, cette pratique était loin
d’être universelle et dans un grand nombre de cas, nous voyons les
tribunaux inquisitoriaux accorder aux inculpés des avocats non seulement
pour plaider en leur faveur, mais aussi pour les assister dans toutes
les phases de la procédure. Dans un procès fait à un moine de
Saint-Polycarpe, au diocèse d’Alet, Raymond Amiel, par Guillaume
Lombard, inquisiteur délégué par Benoît XII, le prévenu obtint du
tribunal un avocat. Dans les comptes du procès d’Arnaud Assalhit se
trouve cette note des honoraires dus aux deux avocats de l’accusé
«_Magistris Guillelmo de Pomaribus et Francisco Dominici advocatis, pro
labore et patrociniis ipsorum._» Le procès de Jeanne d’Arc fut
inquisitorial; or, dès le début, les juges demandèrent à Jeanne si elle
voulait le ministère d’un avocat; elle le refusa.

Contredisant Bernard Gui, l’inquisiteur Eymeric, dans son Manuel,
déclare «qu’on ne doit pas enlever aux accusés les défenses de droit
mais leur accorder un avocat et un avoué (_procurator_) pourvu que
ceux-ci soient probes, loyaux, non suspects d’hérésie, experts dans le
droit civil et le droit canon et zélateurs de la foi.»

L’accusé était invité par les juges à se défendre lui-même soit en
répondant aux questions de l’interrogatoire, soit en présentant lui-même
des mémoires ou cédules préparées d’avance, soit en invoquant les
défenses de droit. La plupart des procès portent cette mention: «On
demanda à l’accusé s’il entendait se défendre des accusations portées
dans l’enquête et il répondit oui. _Requisitus si velit se defendere de
his que in inquisitione inventa sunt contra eum, dixit quod sic._
Parfois on leur fait cette demande trois fois consécutives: «_iterum
fuit requisitus semel, secundo et tertio si volebat aliud dicere ad
defensionem suam vel aliquas legitimas exceptiones proponere_.» Le
prononcé du jugement commence toujours par rappeler que la défense est
épuisée, _expeditis defensionum processibus_.

Le moine de Saint-Polycarpe, Amiel, ne se contenta pas de répondre
oralement aux accusations dont il était l’objet; il déposa contre l’acte
d’accusation un mémoire démontrant l’illégalité de la citation qu’il
avait reçue et plaidant celle de tout le procès.

L’inculpé avait le droit de produire des témoins à décharge et de les
faire entendre en sa présence. Il pouvait enfin récuser des juges et
l’inquisiteur lui-même en donnant de sa récusation des raisons dont
l’inquisiteur était juge, sans doute, mais aussi le pape, en cas
d’appel. Ainsi fit Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, accusé
d’hérésie par l’inquisiteur dominicain Maurice de Saint-Paul. Après de
multiples péripéties, ses récusations finirent par être acceptées à la
Curie d’Avignon et les nouveaux juges que lui donna le pape
l’acquittèrent[15].

  [15] Voir la longue procédure de cette affaire dans les documents
    officiels et le résumé qu’en donne l’éditeur, M. VIDAL, dans son
    _Bullaire de l’Inquisition française_, pp. 75-84, 88-89, 93-97, 99,
    106-110.

Pour protéger l’accusé contre l’arbitraire possible de l’inquisiteur et
de ses commissaires, l’interrogatoire de l’accusé devait être fait en
présence de _boni viri_, prud’hommes qui formaient un jury dont l’avis
devait être demandé avant le prononcé de la sentence. C’est ce
qu’ordonna une bulle d’Innocent IV du 11 juillet 1254 «parce que,
disait-il, pour une accusation si grave, il fallait procéder avec les
plus grandes précautions.» Le nombre de ces prud’hommes fut d’abord fixé
à deux; mais il ne tarda pas à s’augmenter considérablement. Même avant
la promulgation de la bulle d’Innocent IV, les inquisiteurs toulousains
Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre jugeaient «après avoir pris
l’avis de beaucoup de prélats et autres prud’hommes qui avaient assisté
à tout le procès: _communicato multorum prelatorum et aliorum bonorum
virorum consilio_».

Ces assesseurs, «experts dans l’un et l’autre droit» ne se contentaient
pas d’être des personnages muets; ils émettaient des consultations
juridiques sur les procès qu’ils suivaient et les cas d’espèce qu’il
fallait trancher. Mgr Douais, dans son livre sur l’_Inquisition_, nous
décrit plusieurs de ces conseils de prud’hommes. Celui que réunit à
Lodève, dans la salle capitulaire, l’inquisiteur Jean de Beaune (2
juillet 1323) comptait, avec les deux vicaires généraux de l’évêque, 23
personnes. Les 9-11 août, dans la chambre de l’évêque de Pamiers, eut
lieu une réunion inquisitoriale de 39 _probi viri_. Les 22-23 février
1325, ils étaient 50 à Carcassonne, autour de l’inquisiteur Jean du Prat
et de l’évêque. Mgr Douais nous donne les noms des personnes qui tinrent
conseil dans la maison de l’Inquisition de Carcassonne sous la
présidence de l’inquisiteur Henri Chamayou; il y avait des commissaires
de plusieurs évêques de la province de Narbonne, des chanoines, des
curés, des religieux, mais aussi le sénéchal et les consuls de
Carcassonne, des juges civils et un grand nombre de licenciés en droit
ou en décrets, des docteurs-ès-lois, en tout 20 juristes laïques sur 51
personnes, sans compter les fonctionnaires royaux.

La présence de ces laïques dans ces conseils de l’Inquisition était pour
les accusés une précieuse garantie. Elle assurait, tout d’abord, une
quasi-publicité à leur procès, et mettait en présence des juges
religieux, revêtus d’un pouvoir discrétionnaire, des conseillers
habitués aux procédures de droit commun et pouvant s’en inspirer, dans
leurs avis, quand les juges ecclésiastiques s’en écartaient trop.

Notons, d’autre part, qu’au XIIIe et au XIVe siècle, souffla dans
beaucoup de villes, en particulier dans le midi de la France, un vent
d’anticléricalisme, si l’on entend par ce mot non pas de l’hostilité
contre la religion, mais une certaine opposition à la domination du
clergé. A Narbonne, à Carcassonne et à Albi, par exemple, les magistrats
municipaux furent parfois en conflit avec l’Inquisition elle-même et
dénoncèrent ses abus. A Narbonne, ce fut pour contrecarrer la puissance
du chapitre métropolitain qu’au XIVe siècle, les consuls entravèrent la
construction de la cathédrale, restée jusqu’à nos jours inachevée. Or
ces prud’hommes laïques qui furent adjoints aux tribunaux inquisitoriaux
appartenaient à cette bourgeoisie de légistes, à ces familles investies
de charges municipales et ils en partageaient les sentiments; en eux les
inculpés trouvèrent souvent une faveur plus ou moins affirmée, mais
réelle.

Aux preuves émanant des témoignages et des débats contradictoires, les
inquisiteurs préféraient les aveux des prévenus. Pour les obtenir, dit
M. Mollat, analysant la _Practica_ de Bernard Gui, «ils promettaient la
vie sauve, l’exemption de la prison et de l’exil à toute personne qui
avouait spontanément ses fautes».

Quand les promesses demeuraient sans effet, on recourait à la rigueur,
c’est-à-dire à la torture.

Les adversaires de l’Église ont exploité violemment contre elle les
tortures de l’Inquisition. C’est le plus souvent sous l’aspect de moines
présidant aux supplices les plus affreux afin d’extorquer des aveux,
qu’ils représentent les juges du Saint-Office. Pendant longtemps, ils
montraient à Carcassonne la chambre dite de la question, avec toutes
sortes de récits accompagnés d’exhibitions d’instruments barbares plus
ou moins authentiques. Tenons-nous loin de toute exagération
tendancieuse et laissons parler les faits.

Pendant de longs siècles, l’Église s’était montrée hostile à la torture
qu’admettaient les tribunaux laïques. Répondant au IXe siècle, à une
consultation de Bulgares, le pape Nicolas Ier avait déclaré que ce moyen
d’enquête «n’était admis ni par les lois humaines ni par les lois
divines; car l’aveu doit être spontané.» Reprenant la même formule, le
Décret de Gratien, compilation de droit canonique du XIIe siècle, disait
que l’aveu doit être spontané et non extorqué. Le développement du droit
romain au XIIIe siècle, amena le rétablissement de la torture dans la
justice séculière; elle apparaît dans le code véronais de 1228 et dans
les constitutions siciliennes de Frédéric II de 1231.

L’Inquisition l’adopta aussi; car elle était pratiquée par le
Saint-Office, dans le midi de la France, vers 1243. Avant cette
année-là, un certain Arnaud Bordeler de Lauzerte fut mis sur le
chevalet, mais on ne lui arracha aucun aveu, «_fuit levatus in equleum
sed nihil dixit nec potuit ab eo extorqueri_.» Peu après, un certain
Raymond de Na Richa, à Toulouse, «_fuit tractus_» et avoua[16].

  [16] DE CAUZONS. _Histoire de l’Inquisition_, t. II, p. 233.

Le pape Innocent IV, par sa bulle _Ad extirpanda_ du 15 mai 1252, permit
l’usage de la torture, en précisant les cas et les conditions de son
emploi par le Saint-Office. Il invoqua, pour cela, l’usage qui en était
déjà fait dans les tribunaux royaux et seigneuriaux contre les voleurs
et les brigands.

Alexandre IV, le 27 avril 1260, et Urbain IV, le 4 août 1262, permirent
aux inquisiteurs eux-mêmes d’assister à la torture, de la diriger et de
faire recueillir par leurs notaires les aveux émis au milieu des
tourments.

Il semble bien que certains inquisiteurs se soient servis de ce moyen
rigoureux d’une manière cruelle. Vers la fin du XIIIe siècle, Philippe
le Bel les dénonçait lui-même dans des lettres à l’évêque, au sénéchal
et à l’inquisiteur de Toulouse; des plaintes analogues furent portées
jusqu’au Saint-Siège par des bourgeois et des consuls. Accusé de complot
contre le pape Benoît XI et Philippe le Bel et d’entraves à l’exercice
de l’Inquisition, le franciscain Bernard Délicieux fut mis à la torture,
en 1319, par le Saint-Office de Carcassonne, mais il n’avoua que son
hostilité à l’Inquisition. Jean de Belegneyo, chanoine d’Autun, jugeant
à Poitiers, au nom de l’évêque Fortius Daux, une femme accusée
d’hérésie, fit poser sur des charbons ardents la plante des pieds de la
prévenue. Sous l’action de la souffrance, cette femme «avoua des erreurs
et des crimes horribles contre la foi catholique» et dénonça de nombreux
complices qui furent, dans la suite, punis; ce qu’elle n’aurait pas fait
sans les tourments. Le chanoine déclara n’avoir ordonné le supplice que
parce que les prud’hommes qui l’assistaient lui avaient dit que la
torture était pratiquée par l’Inquisition de Toulouse, _se asserebant
vidisse examinari hereticos in partibus Tholosanis_. Quelque temps
après, cette femme mourut en prison, et comme la mort avait pu être
provoquée ou hâtée par la torture, le juge en demanda l’absolution au
pape Jean XXII dans une supplique relatant tous ces faits; il l’obtint
par une bulle du 28 juillet 1319[17].

  [17] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, nº 51.

D’autres inquisiteurs étaient moins rigoureux. Bernard Gui mentionne
dans son Manuel la torture, mais rapidement; ce qui permet de penser
qu’il s’en est peu servi. Quant à Eymeric qui met en avant son
«expérience», il ne croyait pas beaucoup à l’efficacité de la torture;
des inculpés, disait-il, les uns préféraient mourir plutôt que d’avouer;
les autres devenaient insensibles; ceux-là, d’une nature faible,
avouaient tout indistinctement. «La torture est trompeuse et inefficace,
_quaestiones sunt fallaces et inefficaces_,» écrit-il dans son
Directoire.

Eymeric n’est pas le seul à avoir pensé ainsi. Dans le midi de la
France, où cependant l’Inquisition déploya une grande activité au XIIIe
et au XIVe siècle, les procès-verbaux mentionnent rarement la torture;
c’est ce que remarque, non sans étonnement, l’historien américain Lea,
si hostile à l’Inquisition. «Il est digne de remarque, déclare-t-il, que
dans les fragments de procédure inquisitoriale qui nous sont parvenus,
les allusions à la torture sont rares.» Il en est de même de
l’Inquisition de Provence et de celle du Nord de la France.

Les papes avaient eu soin d’édicter des mesures limitant la dureté de la
torture et les cas dans lesquels il était permis d’y recourir. Elle ne
devait jamais être poussée «jusqu’à la perte d’un membre» et encore
moins «jusqu’à la mort, _citra membri diminutionem et mortis
periculum_.»

D’autre part, les Manuels de l’Inquisition, en particulier celui
d’Eymeric, faisaient remarquer que la question ne devait être infligée
que dans des cas graves et lorsque les présomptions de culpabilité
étaient déjà fort sérieuses. «D’une manière générale, pour mettre
quelqu’un à la torture, il était nécessaire d’avoir déjà sur son crime
ce qu’on appelait une demi-preuve, par exemple deux indices sérieux,
deux _indices véhéments_, selon le langage inquisitorial, comme la
déposition d’un témoin grave, d’une part, et d’autre part, la mauvaise
réputation, les mauvaises mœurs ou encore les tentatives de fuite de
l’inculpé.» (De Cauzons, II, 237.)

Elle n’était infligée que lorsque les autres moyens d’investigation
étaient épuisés. Enfin on ne laissait pas à l’arbitraire de
l’inquisiteur, excité peut-être par la recherche de la vérité, le soin
de l’ordonner à lui seul. Il fallait pour cela un jugement spécial et à
ce jugement devait participer l’évêque ou son représentant. Cette mesure
fut prise, en 1311, au concile de Vienne, par le pape Clément V.

Lorsque les débats du procès étaient terminés, la défense ayant dit son
dernier mot, il n’y avait plus qu’à prononcer la sentence.

Elle n’était pas laissée à l’arbitraire de l’Inquisiteur et de ses
commissaires, mais mise en délibéré dans un Conseil où l’inquisiteur
prenait l’avis de ces _probi viri_, de ces _boni viri_ qui avaient suivi
les interrogatoires. C’est ce que porte le Manuel de Bernard Gui.
L’inquisiteur, dit-il, «avait l’obligation de prendre l’avis des
_consulentes_... Il faisait l’extrait des accusations et des aveux et le
mettait sous leurs yeux; il taisait le nom de l’inculpé pour écarter les
partialités et prenait «l’avis sur la culpabilité et la peine.» C’est ce
que nous dit le texte même des sentences d’acquittement ou de
condamnation.

Le 4 juin 1329, à Béziers, Henri Chamayou, de l’ordre des Prêcheurs,
inquisiteur du royaume de France en résidence à Carcassonne, avait à
juger pour hérésie frère Pierre Julien de l’ordre des Mineurs. L’évêque
et lui réunirent dans la Chambre épiscopale 33 _boni viri_ dont les noms
figurent dans l’acte du jugement, et ils interrogèrent chacun d’eux
individuellement sur la réalité des faits, sur la culpabilité et s’ils
les reconnaissaient, la peine à infliger: «_praefati domini episcopus et
inquisitor petierunt consilium super facto et culpa praefati fratris
Petri Juliani inibi recitata et specificata, interrogando quemlibet
divisim unum post alium_.»

A titre d’exemple, voici les réponses de quelques-uns de ces
jurisconsultes, telles que les donne le procès-verbal de la sentence.

Bernard Veyriaud, juge mage de Carcassonne, dit qu’il n’allait pas
jusqu’à acquitter le frère Julien[18] de l’accusation d’être hérétique
relaps, encore moins de le condamner à ce titre; mais il estimait
miséricordieux de l’emprisonner à vie au sein de son ordre.

  [18] Contrairement à ce qui est dit plus haut, dans ce procès les
    «consulentes» avaient eu connaissance des noms des inculpés; ce qui
    prouve combien était variable la procédure inquisitoriale et combien
    on se tromperait si on la jugeait non pas d’après la pratique, mais
    d’après les textes juridiques.

Jacques Berthomieu, licencié-ès-lois, avocat des causes fiscales du roi
dans la sénéchaussée de Carcassonne et Béziers, dit qu’il ne croyait pas
le frère coupable d’hérésie ni relaps, mais apostat de son ordre (en
rupture de ban de son ordre) mais non de sa foi. Pour cela, il invoqua
le texte du chapitre _Accusatus extra de haereticis_ au Sexte du droit
canon.

Invoquant le même texte et le commentant autrement, Friscus Richomanni,
docteur en droit, dit qu’il croyait et réputait le dit frère relaps et
punissable à ce titre.

La plupart des conseillers se partagèrent entre ces deux manières de
voir.

Bernard Cabot, docteur en droit, official de Béziers, déclara que, vu
les termes de l’abjuration de Pierre Julien et ceux du chapitre
_Accusatus_ du Sexte, il le croyait relaps; mais vu la diversité des
opinions des conseillers, il lui semblait raisonnable de ne le condamner
qu’à la prison perpétuelle, après dégradation.

Lorsque les avis eurent été pris, en comprenant celui du frère Guillaume
de Salvella, gardien des frères mineurs de Béziers, qui expliqua l’acte
de l’accusé son confrère, l’évêque et l’inquisiteur, vu la diversité des
opinions, ajournèrent le procès pour plus ample information et le
jugement fut rendu, dit la sentence, «en présence de la plupart des
jurisconsultes qui avaient opiné, _sedentibus dominis episcopo et
inquisitore et remanentibus in ipso loco magna parte ipsorum et majorum
et peritorum_,» et «_vu_ les opinions diverses qui avaient été émises,
_deductis in discussione opinionum praedictarum multis rationibus hinc
inde allegatis_.»

Dans un autre procès qui eut lieu à Carcassonne, dans la «Maison de
l’Inquisition», frère Chamayou inquisiteur, avait autour de lui 51
conseillers. Comme il fallait juger en même temps neuf personnes, on
donna sur chacune l’avis collectif des juristes.

Après avoir entendu lire les extraits des aveux de Guillelme de
Barbaira, et les avoir tenus en mains tous les conseillers jusqu’au
seigneur Hugues de Cavrol (c’est-à-dire la grande majorité) la
reconnurent Croyante des hérétiques et, à ce titre, digne de la prison
perpétuelle.

Quant à Raymonde _Jeunie_, femme de Guillaume _Jeunii_ de Saissac,
diocèse de Carcassonne, sa fille Guillelme et son frère Pons, tous les
conseillers, sauf maître Guillaume qui n’était pas encore arrivé,
déclarèrent la mère et les enfants Croyants et, à ce titre, dignes de la
prison perpétuelle, mais ils demandèrent, pour l’application de la
peine, de l’indulgence en faveur des enfants: «_omnes concorditer,
excepto magistro Guillelmo qui nondum venerat, dixerunt eamdem matrem et
liberos ejus fore Credentes errorum et heresis et tanquam tales perpetuo
immurandos; tamen cum liberis predictis mitius est agendum_.»

La plupart des sentences inquisitoriales du midi de la France, au XIIIe
et au XIVe siècle, portent dans leur préambule mention de cette
délibération des juristes ou _boni viri_: «_communicato multorum
praelatorum et aliorum bonorum virorum consilio;--communicato consilio
multorum bonorum virorum peritorum tam in jure canonico quam civili et
religiosorum plurium discretorum_[19].»

  [19] DOUAIS. _L’Inquisition_, p. 237.

C’est au vu de ces documents, que j’ai déjà écrit, dans une étude sur
l’Inquisition[20]: «Ces conseils plus ou moins nombreux selon les
circonstances et les pays, mais toujours obligatoires, étaient de vrais
jurys, fonctionnant à peu près comme ceux de nos jours mais se
prononçant non seulement sur la culpabilité, mais même sur les questions
de droit qu’elle soulevait et sur l’application de la peine. Or,--on ne
l’a pas fait suffisamment remarquer et même certains historiens, ennemis
de l’Église, l’ont tu de parti pris--sur ce point, la procédure
inquisitoriale était beaucoup plus libérale que celle de son temps; elle
a devancé les siècles et fait bénéficier ses justiciables d’une
institution dont nous nous croyons redevables à la Révolution. Disons-le
hautement: le jury a fonctionné sur notre sol français, comme d’ailleurs
dans toute la chrétienté, cinq cents ans avant les réformes de 1789...
et ce fut dans les tribunaux de l’Inquisition.

  [20] Article _Inquisition_ dans le _Dictionnaire d’apologétique de la
    foi catholique_.

«Le fonctionnement de ces conseils de jurés n’était pas seulement pour
les accusés d’hérésie une garantie de premier ordre: leur intervention
devait aussi s’exercer souvent dans le sens de l’indulgence; car c’est
la tendance générale de tous les jurys. De plus, des influences de
famille, des recommandations de toutes sortes ne manquaient pas de se
produire autour de ces prud’hommes, les amenant à tempérer les sentences
que le zèle de l’orthodoxie et le respect superstitieux des textes
juridiques auraient pu inspirer aux inquisiteurs. En tout cas, comme le
voulait Innocent IV, le fonctionnement de ces conseils constituait une
précaution dont l’importance était en proportion avec celle du procès:
«_in tam gravi crimine, cum multa oportet cautela procedi_».

«Après cela, que devons-nous penser de ces historiens de l’Inquisition
qui prétendent que devant ces redoutables tribunaux, tout accusé était
condamné d’avance? «Pratiquement, affirme Lea, celui qui tombait entre
les mains de l’Inquisition n’avait aucune chance de salut... La victime
était enveloppée dans un réseau d’où elle ne pouvait échapper et chaque
effort qu’elle faisait ne servait qu’à l’y impliquer davantage.» (I, p.
507). «Tous les moyens ordinaires de justification étaient à peu près
interdits à l’accusé, dit de son côté M. Tanon... saint Pierre et saint
Paul, s’ils avaient vécu de son temps et avaient été accusés d’hérésie,
se seraient vus, affirmait Bernard Délicieux, dans l’impossibilité de se
défendre et auraient été infailliblement condamnés[21].»

  [21] TANON. _Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France_, pp.
    398-399.

Quand, au lieu de s’en tenir à cette boutade lancée par Bernard
Délicieux à ses juges, on dépouille, comme l’a fait Mgr Douais, et nous
à sa suite, les sentences de l’Inquisition qui nous ont été conservées,
on voit combien il est faux de prétendre, avec Lea et Tanon, que devant
les inquisiteurs tout prévenu était un condamné.

D’ailleurs, un inquisiteur qui a laissé une réputation de sévérité,
Eymeric, prévoyait des cas et une procédure d’acquittement.

Si, dit-il, «l’accusé n’est convaincu par aucun moyen de droit, il est
renvoyé, soit par l’inquisiteur, soit par l’évêque qui peuvent agir
séparément; car on ne peut faire attendre l’innocent qui bénéficie sans
retard de la décision favorable de l’un ou l’autre de ses deux juges.

«Si l’accusé a contre lui l’opinion publique, sans que toutefois on
puisse prouver que sa réputation d’hérétique soit méritée, il n’a qu’à
produire des témoins à décharge, des _compurgatores_ de sa condition et
de sa résidence habituelle, qui, le connaissant de longue date,
viendront juger qu’il n’est pas hérétique. Si leur nombre répond au
minimum exigé, il est acquitté.»

Même quand il y avait des charges, pourvu qu’elles ne fussent ni graves
ni péremptoires, l’inquisiteur se contentait d’une abjuration qui
soumettait l’accusé à des pénitences canoniques et non à des peines
afflictives. Sur 13 cas possibles de poursuites, Eymeric en prévoyait
six où les accusés étaient simplement relaxés ou soumis à des sanctions
purement spirituelles.

De 1308 à 1323, Bernard Gui prononça 930 sentences; sur ce nombre, 139
étaient des acquittements et près de 300 n’imposaient que des pénitences
religieuses, analogues à celles de la confession.

Les sentences étaient proclamées dans une assemblée solennelle et
publique que l’on appelait _sermo generalis_ et en Espagne _auto-da-fé_
(acte de foi). Elle se tenait, sur convocation de l’inquisiteur
proclamée dans toutes les églises de la ville, soit dans des églises,
soit dans le palais épiscopal ou dans des cloîtres, soit dans la maison
commune ou hôtel de ville. Jeanne d’Arc entendit sa première sentence de
condamnation dans un cimetière, celui de Saint-Ouen de Rouen.

Le Manuel de Bernard Gui précise le cérémonial et l’ordre du jour du
_sermo generalis_. M. de Cauzons le résume ainsi: «En dehors de l’évêque
et du clergé, l’inquisiteur convoquait au sermon les autorités civiles
ainsi qu’un certain nombre de parents, amis et compatriotes des
condamnés, pour servir de témoins à leur châtiment ou à leur repentir,
pour apprendre aussi par leur exemple terrible, à fuir l’erreur. Des
archers et gens d’armes, envoyés par la municipalité ou le seigneur,
veillaient au bon ordre, protégeaient le cortège, surveillaient les
prisonniers.

«Tous ceux qui faisaient partie d’une confrérie quelconque
revendiquaient leurs privilèges en ce jour. Ils prenaient rang dans les
processions, qui des chapelles des confréries se dirigeaient vers le
lieu du sermon... Là, sur des estrades, le clergé et les autorités
civiles dominaient la foule; ils faisaient face aux bancs ou à l’estrade
des condamnés.»

Tel était le cadre; voici les cérémonies qui s’y déroulaient.

Le plus souvent, quand la cérémonie avait lieu le matin, elle commençait
par une messe; puis, avait lieu le sermon qui donnait son nom à
l’assemblée. L’inquisiteur ou un prêtre désigné par lui parlait sur la
foi et réfutait l’hérésie, surtout celle contre laquelle on allait
sévir. On promulguait ensuite les indulgences en faveur des assistants
et l’excommunication contre quiconque s’opposait à l’exercice de
l’Inquisition. Enfin on recevait les serments des autorités séculières
promettant de prêter leur concours à la poursuite de l’hérésie.

On s’occupait ensuite des hérétiques. Ceux qui avaient accompli leur
pénitence ou en avaient obtenu remise étaient rendus à la vie libre.
Ceux qui venaient d’être condamnés à ces mêmes pénitences les
entendaient proclamer et s’en voyaient imposer les signes sur eux et sur
leurs vêtements; aussitôt après, ils faisaient leur abjuration. Puis
étaient lues les sentences portant des peines afflictives dont la plus
terrible était celle qui livrait le coupable au bras séculier,
c’est-à-dire à la mort, infligée par l’autorité civile sur condamnation
portée par l’Inquisition.

Même quand l’Église poursuivait avec le plus de rigueur l’hérésie, elle
ne perdait pas de vue la maxime que «Dieu veut non la mort du pécheur,
mais sa conversion.» Aussi les juges de l’Inquisition préféraient-ils
user de pénitences canoniques, suivies de la réconciliation du pécheur,
que de peines afflictives et de supplices, punitions de sa révolte
obstinée.

La réconciliation du pécheur exigeait, d’une part, l’aveu spontané de sa
faute et la promesse formelle de n’y plus retomber et, d’autre part, une
pénitence l’expiant. Voilà pourquoi le Saint-Office tenait un grand
compte des aveux spontanés, suivis d’abjuration. Dans ce cas, les
inquisiteurs se présentaient comme des médecins spirituels, selon
l’expression de Guy _Fulcodi_ qui devint le pape Clément IV; ceux qui
fuyaient leur contact leur semblaient redouter la médecine spirituelle
qu’ils leur apportaient, _medicinam sibi apponi metuentes salutarem_,
dit d’eux Nicolas Eymeric.

Les aveux spontanés procuraient l’absolution avec des pénitences variées
selon la gravité du cas.

C’étaient d’abord des œuvres de piété. Bernard Gui en énumère plusieurs
dans son manuel: réciter certaines prières, assister à la messe
paroissiale les dimanches et y entendre le sermon, jeûner pendant
l’Avent comme pendant le Carême, faire des dons déterminés aux églises,
par exemple d’un cierge, d’un calice, d’un ornement, d’une somme
d’argent, aider à construire un sanctuaire; la visite annuelle et à vie
de certaines églises, à des fêtes déterminées, par exemple des églises
Saint-Étienne de Toulouse le 3 août, jour de sa fête patronale
(Invention de saint Étienne), Saint-Sernin de Toulouse dans l’octave de
Pâques, Saint-Nazaire, cathédrale de Carcassonne, le 28 juillet, sa fête
patronale, Sainte-Cécile, cathédrale d’Albi, le 22 novembre, jour de sa
fête.

Les pèlerinages étaient des pénitences plus graves à cause des longs
voyages, des absences et des frais qu’ils causaient. Dans le Midi de la
France, on distinguait les pèlerinages majeurs et les pèlerinages
mineurs.

Les pèlerinages majeurs étaient hors de France; c’étaient ceux de Rome,
de Saint-Jacques de Compostelle en Galice, de Saint-Thomas de Cantorbéry
en Angleterre, des Trois Rois Mages à Cologne.

Les pèlerinages mineurs dont la liste est intéressante parce qu’elle
nous montre les sanctuaires les plus vénérés du Moyen-Age, dans la
France méridionale, étaient Notre-Dame de Rocamadour, Notre-Dame du Puy,
Notre-Dame de Vauvert, Notre-Dame de Sérignan, Notre-Dame des Tables à
Montpellier, Saint-Guilhem du Désert, Saint-Gilles, Saint-Pierre de
Montmajour, Sainte-Marthe de Tarascon, Sainte-Marie-Madeleine de la
Sainte-Baume, Saint-Antoine du Viennois, Saint-Martial de Limoges,
Saint-Léonard en Limousin, Saint-Seurin de Bordeaux, Notre-Dame de
Souillac, Sainte-Foi de Conques, Saint-Paul-Serge de Narbonne,
Saint-Vincent de Castres, auxquels s’ajoutaient des pèlerinages à des
sanctuaires devenus nationaux: Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de
Paris, Saint-Denis en France.

Les pénitents devaient partir pour ces pèlerinages dans un délai fixé
par leurs lettres d’absolution, lesquelles leur servaient de
sauf-conduits. A leur retour, ils devaient remettre aux inquisiteurs des
certificats délivrés au lieu de leur pèlerinage et constatant qu’ils
avaient rempli toutes les obligations de leur pieux voyage.

Quelquefois, à ces œuvres de piété s’ajoutaient des pratiques
humiliantes. Ils devaient, par exemple, se présenter dans les églises
devant une assistance souvent nombreuse dans une tenue de pénitence, en
«cotte hardie» de tissu grossier, sans chapeau ou chaperon, nu-pieds, en
simples chausses, un cierge à la main. Parfois aussi, ils étaient soumis
à la fustigation après avoir présenté eux-mêmes les verges, et l’ayant
reçue du prêtre officiant, ils déclaraient publiquement l’avoir méritée.

L’humiliation était plus grave encore parce que plus durable, lorsque
l’on imposait à l’hérétique pénitent de porter sur ses vêtements des
signes distinctifs, rappelant sa condamnation. C’étaient le plus souvent
des croix en nombre variable. Elles étaient très visibles, tranchant par
leur couleur rouge ou jaune sur le vêtement sombre. On en portait
parfois deux, l’une devant, l’autre derrière, ou toutes deux sur la
poitrine. Aux hérétiques Parfaits à qui on avait épargné la prison
perpétuelle on ajoutait une troisième croix sur le chapeau ou sur le
voile de la femme. On imposait aussi aux pénitents des vêtements de
formes et de couleurs spéciales, une mante noire, un capuce orné de
croix, enfin quelquefois un chapeau en forme de mitre: Jeanne d’Arc en
portait une en allant au bûcher.

Il est curieux de constater que ces pénitences variées que nous
décrivent les actes de l’Inquisition du XIIIe siècle et les Manuels du
XIVe, Saint Dominique les employa, à la fois, comme délégué d’Arnaud de
Citeaux, légat du Saint-Siège. Vers 1208, il donna l’absolution à un
hérétique de Tréville, près Castelnaudary, Pons Roger. Il lui imposa la
pénitence de la flagellation, «_ut tribus dominicis aut festivis diebus
ducatur a sacerdote, nudus in femoralibus, ab ingressu villae usque ad
ecclesiam verberando_»; l’abstinence perpétuelle, sauf aux fêtes de
Pâques, Pentecôte et Noël où il devait manger de la viande pour montrer
qu’il n’était pas hérétique, «_ut a carnibus, ovis et caseis seu omnibus
que sementinam trahunt carnis originem, abstineat omni tempore, excepto
die Paschae, die Pentecostes et die Natalis Domini in quibus, ad
abnegationem erroris pristini, precipimus ut eis vescatur_»; le jeûne
pendant trois Carêmes en un an, «_tres quadragesimas faciat in anno,
piscibus abstinens, et jejunet_»; mêmes abstinences et jeûne sans vin
trois jours par semaine; port de deux croix cousues sur des vêtements,
rappelant par la forme et la couleur ceux des religieux, «_religiosis
vestibus induatur tum in forma, tum etiam in colore, quibus in directo
utriusque papillae singulae cruces parvulae sint assutae_»; messe tous
les jours; messe et vêpres le dimanche, et partout où il serait;
récitation des prières répondant à l’office de nuit et de jour soit sept
fois par jour, dix _Pater_, et à minuit vingt _Pater_. Tous les mois,
Pons Roger devait montrer à son curé ces lettres de réconciliation et de
pénitence, et le curé devait surveiller l’accomplissement de tous ces
actes[22].

  [22] BALME. _Cartulaire de Saint Dominique_, t. I, pp. 187 et suiv.

Ainsi les conciles de Toulouse et de Béziers et les bulles pontificales
réglementant les pénitences du Saint-Office, ne faisaient que s’inspirer
de pratiques plus anciennes.

Des condamnations plus sévères frappaient le coupable dans ses biens. On
lui imposait des amendes, en ayant soin de ne pas les faire tourner en
extorsions d’argent, mais de les assigner à des œuvres religieuses ou à
des entreprises d’utilité publique. Les inquisiteurs Guillaume Arnaud et
Étienne de Saint-Thibéry imposèrent à l’hérétique repenti Pons Grimoardi
l’entretien d’un pauvre toute l’année et le paiement de 10 livres.

Nous avons vu plus haut qu’avant l’organisation de l’Inquisition,
plusieurs bulles pontificales et des ordonnances de rois et d’empereurs
avaient ordonné la confiscation des biens et des seigneuries des
hérétiques. Cette peine fut largement appliquée dans le Midi; les biens
des hérétiques ou _encours_ furent mis sous séquestre par l’autorité
royale, parfois donnés aux seigneurs du Nord qui avaient pris part à la
Croisade, et rarement rendus à leurs anciens possesseurs ou à leurs
descendants. C’est ainsi que la Croisade des Albigeois fit passer à des
seigneurs du Nord un grand nombre de terres enlevées à des seigneurs du
Midi. Ce ne fut pas seulement contre des seigneurs mais aussi contre des
personnes de toute condition que l’Inquisition prononça ces sentences de
confiscation.

Au lendemain de la Croisade, il avait été également édicté que toute
maison où un hérétique aurait été reçu, serait détruite. Cette pratique
fut conservée par l’Inquisition. Le concile de Toulouse de 1229 décréta
en effet que toute maison où on trouverait un hérétique serait rasée de
son emplacement et confisquée.

Cette mesure aurait accumulé trop de ruines si elle avait été
rigoureusement appliquée; aussi fut-elle souvent atténuée. M. de Cauzons
signale des cas où des maisons ainsi confisquées furent plusieurs années
après réclamées, preuve qu’elles n’avaient pas été démolies. Par
ordonnance du 19 octobre 1378, Charles V défendit la destruction de
maisons en Dauphiné, sauf dans des cas fort graves et avec le
consentement du gouverneur.

Toutefois, on trouve souvent mention de maisons d’hérétiques démolies,
avec défense de les reconstruire. «Leur emplacement devenait un dépotoir
infect. Bernard Gui précise que cet endroit devrait rester à jamais
inculte et sans clôture pour servir de dépôt d’ordures. On a un vivant
commentaire de ces prescriptions dans une supplique d’Aymon de Caumont à
Clément VI du 22 août 1343. On y voit qu’un de ces endroits maudits,
situé dans le plus beau quartier de Carcassonne était devenu, à cause de
l’infecte puanteur des immondices qui s’y accumulaient depuis des
années, un tel foyer d’épidémies que les riches bourgeois du voisinage
étaient contraints de déserter leurs hôtels. Afin de parer à ce danger
permanent pour la santé publique, on voulut dresser autour de ce cloaque
une clôture non pas de pierres, mais de piquets de bois: il fallut
l’agrément du pape.

L’hérétique était frappé _ipso facto_ d’incapacité civile et
ecclésiastique et cette incapacité pouvait s’étendre à ses enfants et à
ses petits-enfants. Elle les rendait inaptes à remplir certains actes de
la vie civile, à occuper des charges et remplir des fonctions civiles et
religieuses. Ceux qui en étaient revêtus les perdaient par la
révocation, la déposition et la dégradation.

Ces pénalités sévères n’ont pas été inventées par l’Inquisition; elles
figuraient déjà dans la loi portée contre les Manichéens par les
empereurs Arcadius et Honorius en 407, et dans le Code Justinien. Elles
avaient été rappelées par les papes Lucius III et Innocent III dans les
bulles qui ordonnaient la poursuite de l’hérésie et elles furent
insérées par Grégoire IX dans les Décrétales.

Tandis que l’Église, de sa propre autorité, enlevait aux clercs leurs
bénéfices et fonctions religieuses et leurs privilèges ecclésiastiques,
en procédant publiquement dans les _sermones generales_ à leur
dégradation, l’État, de son côté, appliquait aux hérétiques, dans la vie
civile, toutes les conséquences de l’incapacité. «L’hérétique non clerc,
privé du droit de témoigner en justice, d’ester en aucune affaire comme
demandeur, de contracter, acquérir ou transmettre à titre gratuit ou
onéreux à quelque personne que ce fût, était encore dépouillé de ses
fonctions, dignités et charges. Juge, ses sentences n’avaient plus de
force; avocat, il n’était plus admis à offrir ses services; notaire, les
instruments de sa main perdaient toute valeur... Les sujets d’un
seigneur hérétique se trouvaient déliés de leur serment de fidélité
ainsi que de toutes obligations envers lui. Les pères étaient déchus de
leurs droits sur leurs enfants, le mari sur sa femme bien que le lien du
mariage persistât...» (de Cauzons, II 315-316.)

Une ordonnance de Saint Louis du 14 octobre 1258 défendait expressément
de donner des charges et des fonctions aux fils et petits-fils
d’hérétiques et de Croyants et Philippe le Bel révoqua un notaire
d’Avignon et Raymond Vital, dont l’aïeul avait été brûlé comme relaps.

L’emprisonnement à temps ou à vie figurait assez souvent parmi les
pénalités infligées par les tribunaux de l’Inquisition. On n’a pas
oublié le fameux tableau de Jean-Paul Laurens intitulé «les Emmurés de
Carcassonne»; les victimes de l’Inquisition y sont représentées
entassées derrière un mur fermé devant eux et invoquant du Ciel leur
délivrance. Il donne l’impression fortuite ou voulue que ces malheureux,
littéralement «murés» et à jamais séparés de leurs semblables, étaient
condamnés à mourir de faim dans leur isolement. En réalité «mur» était
tout simplement synonyme de «prison» et «emmuré» de «prisonnier».

Selon les cas, la prison était plus ou moins rigoureuse. On distinguait,
en Languedoc, le _mur large_, régime relativement doux avec facilité de
se procurer quelques aises et de se promener dans les cloîtres et les
préaux de la prison, et le _mur étroit_, régime dur, désigné dans les
sentences par ces mots: «le pain de douleur et l’eau de tribulation.»
Parfois, le prisonnier soumis à ce régime était enchaîné, mis aux
entraves, sans distraction autant que possible, en cellule séparée bien
que l’encombrement des débuts ait nécessité l’internement dans les
salles communes (de Cauzons, II, p. 370).

Rarement, les inquisiteurs avaient des prisons à eux; le plus souvent,
ils empruntaient, pour y enfermer les prévenus et les condamnés, les
prisons seigneuriales, municipales et royales ou les prisons
épiscopales.

Enfin, la condamnation la plus grave de toutes était la condamnation à
mort par le bûcher. On a essayé d’en enlever la responsabilité à
l’Inquisition en faisant remarquer que l’Église ne se reconnaissant pas
le droit de prononcer des sentences capitales, c’était le juge séculier
qui, en réalité condamnait à la peine de mort ceux que l’Inquisition
livrait «à son bras» parce qu’elle désespérait de leur conversion. Dès
le XIIIe siècle, un apologiste catholique raisonnait ainsi: «Notre pape
ne tue ni n’ordonne qu’on tue personne; c’est la loi qui tue ceux que le
pape permet de tuer et ce sont eux-mêmes qui se tuent en faisant des
choses pour lesquelles ils doivent être tués.» De nos jours, on a dit
que dans les procès se terminant par l’exécution du coupable,
l’inquisiteur n’agissait qu’à la manière d’un expert constatant le crime
contre lequel le pouvoir civil avait déjà décrété la mort, et qu’en
réalité le responsable de la mort c’était la juridiction qui l’avait
ordonnée c’est-à-dire le pouvoir civil.

Ces raisonnements sont trop subtils; en fait, l’Inquisition savait fort
bien qu’en livrant l’hérétique au bras séculier, elle l’envoyait à la
mort par le bûcher 1º parce qu’elle connaissait l’ordonnance civile qui
allait infliger la mort; 2º parce que elle-même forçait la puissance
civile d’appliquer ces ordonnances de mort. Le pouvoir civil n’était pas
libre de relaxer les hérétiques que lui livrait le Saint-Office; le
juge, le seigneur qui l’aurait fait se serait donné l’air de protéger
l’hérésie et de ne pas seconder l’Inquisition et, à ce double titre, il
serait devenu fauteur d’hérésie, suspect et en cela, justiciable à son
tour du Saint-Office. Il était tenu de prononcer et de faire exécuter
contre les hérétiques l’_animadversio debita_ et par ces deux mots, on
désignait la mort.

C’est ce qu’ont proclamé successivement plusieurs papes dans les
Décrétales qui ont pris place dans le _Corpus juris canonici_ de
Grégoire IX et dans les bulles visées par les Manuels des Inquisiteurs.
C’est Lucius III disant dans sa constitution de Vérone, en 1184:
«l’hérétique livré au bras séculier devra être puni par lui, «_debitam
recepturus pro qualitale ultionem_»; c’est Innocent III lui faisant
écho, au concile de Latran de 1215: «_damnati vero principibus
saecularibus, potestatibus aut eorum ballivis relinquantar,
animadversione debita puniendi_»; c’est Innocent IV disant dans sa
fameuse bulle _Ad extirpanda_: «Quand les individus auront été condamnés
pour hérésie, soit par l’évêque, soit par son vicaire, soit par les
inquisiteurs, et livrés au bras séculier, le podestat ou recteur de la
cité devra les recevoir aussitôt et, dans les cinq jours au plus, leur
appliquer les lois qui ont été portées contre eux.»

Ne faisons donc aucune difficulté de le reconnaître puisque les textes
nous le prouvent: l’Inquisition a endossé la responsabilité des
sentences que prononçait le pouvoir civil à la suite de son propre
jugement. Ce que l’on peut ajouter cependant c’est que cette peine du
bûcher qui révolte notre sensibilité n’a pas été inventée par l’Église
mais par le pouvoir civil: par les empereurs romains contre les
Manichéens, par Robert le Pieux contre les Néo-manichéens d’Orléans,
enfin par l’empereur Frédéric II qui, dans sa constitution de 1224,
édicta que l’hérétique déclaré tel par un jugement de l’autorité
religieuse, serait brûlé au nom de l’autorité civile, «_auctoritate
nostra ignis judicio concremandus_.»

Nous avons vu plus haut que l’autorité civile avait au maximum cinq
jours pour prononcer et exécuter les sentences de mort contre les
hérétiques; en fait, ce délai pouvait être allongé ou diminué. Jeanne
d’Arc, saisie par les soldats anglais aussitôt après la sentence du
tribunal ecclésiastique, fut conduite immédiatement au bûcher préparé
d’avance, sans être jugée par l’autorité séculière. Dans d’autres cas,
c’était après le _sermo generalis_ qu’avait lieu le procès civil
condamnant à mort et le soir du même jour, le bûcher était allumé.
Parfois aussi, on attendait une fête prochaine pour l’agrémenter d’un
aussi terrible supplice.

L’Église, en livrant les condamnés au bras séculier, les recommandait à
sa clémence et dans cette formule on n’a voulu voir souvent qu’une
ironie de mauvais goût. Il n’en est rien; en parlant ainsi, le juge
ecclésiastique voulait empêcher ces supplices accessoires, qui
précédaient la mise à mort et constituaient une cruelle aggravation de
peine. Jamais elle n’admit ces applications de fer rouge, ces
mutilations de membres, ces ruptures du corps par le supplice de la roue
que pratiqua la justice séculière jusqu’au XVIIIe siècle et qui, à
l’exécution de Damiens, excitèrent la malsaine curiosité des dames les
plus délicates et les plus «sensibles»!

Quelquefois, l’Inquisition a fait des procès posthumes. Dans son
_Bullaire de l’Inquisition française au XIVe siècle_, M. Vidal nous
raconte celui qui fut instruit, de 1300 à 1319, par l’Inquisition de
Carcassonne contre un habitant de cette ville mort en 1278. Bienfaiteur
des franciscains, Castel Faure avait été assisté à ses derniers moments
par six d’entre eux et enterré dans leur cimetière. Vingt-deux ans
après, l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville apprit que cet homme qui avait
laissé la réputation d’un chrétien pieux et charitable, avait reçu le
_Consolamentum_ cathare à son lit de mort et, par un avis qui fut lu
dans toutes les églises de Carcassonne, il invita les parents et les
amis de Castel à défendre auprès de lui sa mémoire. Les franciscains ne
furent pas les derniers à le faire. Un appel au pape rédigé à grand
peine par un homme de loi timide et placardé par surprise à la porte de
l’inquisiteur, arrêta le procès et, peu après, Nicolas d’Abbeville fut
destitué (1302). Le pontificat de Clément V amena une détente.

Mais après l’avénement de Jean XXII, plus énergique dans la répression
de l’hérésie, l’inquisiteur Jean de Beaune reprit le dossier de
l’affaire constitué par son prédécesseur. Une bulle de Jean XXII, du 15
mars 1319, publiée par M. Vidal nous apprend que l’inquisiteur avait
condamné Castel Faure comme hérétique et ordonné d’exhumer ses ossements
et de les brûler. Quarante ans après leur sépulture, on ne put pas les
retrouver et on accusa les franciscains de les avoir mêlés à d’autres
ossements pour rendre impossible l’exécution de cette condamnation
posthume; accusation qui aurait pu amener ces religieux, à leur tour,
devant le Saint-Office. Mais une enquête ordonnée par Jean XXII les
reconnut innocents. Castel Faure ne fut donc ni exhumé, ni brûlé après
sa mort; mais ses biens furent confisqués. Sa femme Rixende fut l’objet
d’un procès et d’une condamnation posthumes semblables en 1329; son
corps fut exhumé et brûlé. (VIDAL, pp. 44-47.)

Vers le même temps, l’inquisiteur de Carcassonne fit un procès du même
genre au père d’un dominicain de cette ville Guillaume Peyre; l’accusé
était mort depuis quarante ans; il fut condamné (_Ibid._, p. 140).

Le 19 juin 1293, était remise à Bertrand de Clermont, inquisiteur de
Carcassonne, une lettre d’Adam de Come, inquisiteur de la province
romaine, lui demandant d’examiner, en son lieu et place, un dominicain
de Carcassonne, Pierre d’Aragon, accusé d’hérésie. Pierre fut interrogé
par l’inquisiteur de Carcassonne, assisté de son collègue de Toulouse,
et reconnu innocent. Il mourut vingt ans après, sans avoir jamais été
inquiété (1313). Mais dix-sept ans plus tard, vers 1330, l’inquisiteur
Henri Chamayou reprit le procès et condamna le défunt à la confiscation
de ses biens. Une maison qui lui avait appartenu et qui était sise à une
lieue de la ville, entre Cazilhac et Cavanac, la Bastide, fut donnée par
Philippe VI à son notaire Jacques de Boulay. Or le fils de Pierre
d’Aragon Isarn était alors chanoine de Carcassonne et prévôt de l’église
de Capendu; en vertu de l’incapacité qui frappait les fils d’hérétiques,
il se trouvait, du fait de la condamnation posthume de son père, inapte
à garder son canonicat et sa prévôté. Jean XXII se montra bon prince:
non content de répondre favorablement à sa supplique en lui maintenant
ses bénéfices et en le reconnaissant apte à en obtenir d’autres, sauf
l’épiscopat, il lui conféra le prieuré de Trèbes, entre Capendu et
Carcassonne (VIDAL, p. 147-148).

Le même inquisiteur Henri Chamayou, qui semble avoir exercé
particulièrement son zèle contre les morts, se disposait, en 1330, à
commencer des procès contre 18 personnes de Narbonne et de Carcassonne
décédées depuis longtemps. Les dépositions remontaient à 40 et 46 ans
(1284-1290); les délits à 47 et même 62 ans. La procédure avait été
commencée par les inquisiteurs Jean Galand et Guillaume de Saint-Seine
et par l’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, reprise, en 1309, par
Geoffroy d’Ablis et, en 1320, par Jean de Beaune et jamais conduite à
terme. Henri Chamayou voulut en finir et fit inviter les héritiers des
défunts à présenter leur défense à partir du 17 septembre 1330; quelques
jours après la Saint-Martin, l’instruction était terminée.

Sur les 18 accusés, il semblait prouvé que 15 avaient assisté à
l’hérétication ou initiation d’autres Croyants et adoré les hérétiques
et que trois avaient été eux-mêmes hérétiqués à leur lit de mort. Sur ce
nombre on comptait cinq prêtres, trois femmes et un officier royal du
château de Cabaret.

Leurs héritiers, apprenant les intentions de l’inquisiteur, se
plaignirent amèrement au pape et lui remontrèrent le dommage qui
résulterait pour eux de ces poursuites injustes, disaient-ils, et
abusives. Jean XXII désira s’informer et, par la bulle du 18 décembre
1330, il ordonna de surseoir à toute poursuite contre les défunts non
convaincus d’hérésie de leur vivant et de n’en entreprendre à l’avenir
que sur l’avis favorable du Saint-Siège. En outre, il exigeait la remise
intégrale des livres contenant les dépositions et la suite de
l’instruction. (VIDAL, _op. cit._, p. 158.)

Ces rigueurs inquisitoriales sont effrayantes et on s’explique que les
ennemis de l’Église s’en soient emparés pour taxer de cruauté les
tribunaux du Saint-Office. Mais la description qu’ils en font est
incomplète et en cela injuste; car ils s’en tiennent au texte de la loi
pénale, sans se préoccuper de la manière dont elle était appliquée, et
ils mettent en lumière tragique les exécutions sévères en taisant les
mesures de mansuétude et de pardon. L’historien impartial, soucieux
avant tout de la vérité, doit perpétuellement confronter la lettre des
lois et leur application.

Une première question qui se pose c’est de savoir dans quelle proportion
les différentes peines que nous avons énumérées, étaient infligées. Pour
s’en rendre compte, Mgr. Douais a dressé le bilan, article par article,
des condamnations qu’a portées, pendant la durée de ses fonctions, de
1308 à 1323, l’un des inquisiteurs les plus connus, celui qui a écrit le
Manuel le plus pratique, pour ses collègues et ses successeurs, Bernard
Gui. Au cours de 18 _sermones generales_, il prononça 930 sentences en
15 ans. Or voici comment elles se répartissent: 139 acquittements suivis
de l’élargissement pur et simple: 132 impositions de croix, 9
pèlerinages en Terre Sainte, 143 services militaires en Terre Sainte,
307 emprisonnements effectifs, 17 emprisonnements platoniques, décrétés
contre des défunts, 42 remises au bras séculier, 3 remises platoniques
décrétées contre des défunts, 69 exhumations, 40 sentences de contumace,
2 dégradations, 2 expositions au pilori, 1 exil, 22 destructions de
maisons, 1 talmud juif brûlé. Notez que beaucoup de ces pénalités
pouvaient être cumulées.

Remarquons d’abord la rareté des condamnations à mort par le bras
séculier: 42 en 15 ans, soit moins de 3 par an, en un temps où
l’Inquisition fut particulièrement active, et 42 sur 960 procès, soit
entre 4 ou 5 pour cent des prévenus. Au contraire, l’acquittement que
certains historiens ont nié, est fréquent: 139 sur 960 procès soit un
sur 6, et environ 18 pour cent. Les pénitences canoniques (275)
n’étaient guère moins nombreuses que les emprisonnements et les peines
afflictives (327).

Remarquons aussi que parfois l’Inquisition condamnait des crimes de
droit commun soit parce qu’ils avaient été commis à l’occasion de
l’hérésie, soit parce que leur énormité leur donnait l’apparence de
sacrilèges. En 1324, à Pamiers, Pierre d’en Hugol, Pierre Peyre et plus
tard Guillaume Gautier furent condamnés à la prison pour faux
témoignage: ils s’étaient prêtés à une machination ourdie par Pierre de
Gaillac, notaire de Tarascon, contre son confrère Guillaume Tron. Jaloux
de ce dernier qui attirait tous les clients, Gaillac avait résolu de le
charger du crime d’hérésie et Pierre d’en Hugol et Peyre lui avaient
servi de faux témoins[23].

  [23] VIDAL, _Le tribunal d’Inquisition de Pamiers_, pp. 55-56.

Guillaume Agasse, chef de la léproserie de Lestang, fut condamné pour
avoir empoisonné des fontaines et des puits; Arnaud de Verniolle de
Pamiers et Arnaud de Berdeilhac, pour avoir commis des crimes contre
nature (_ibid._, pp. 127-128). Le 26 juin 1398, le pape d’Avignon Benoît
XIII ordonnait à l’inquisiteur et à l’official de Besançon de poursuivre
certains habitants de la paroisse de Morteau qui, sous le coup de
censures ecclésiastiques, refusaient de s’amender et continuaient à
commettre des adultères, des incestes et des crimes de stupre (VIDAL, p.
469).

Sévères dans la teneur de la sentence, les peines inquisitoriales
étaient souvent atténuées dans la pratique. Les prisonniers, même à vie,
voyaient souvent s’adoucir leur captivité. Ils obtenaient parfois des
vacances qu’ils allaient passer chez eux, sur la promesse qu’ils
reviendraient au premier appel. «A Carcassonne, le 13 septembre 1250,
l’évêque donnait à Alzais Sicre, emprisonnée pour hérésie, un congé
jusqu’à la Toussaint avec permission d’aller partout où elle voudrait,
en toute liberté, «_quod possit esse extra carcerem ubicumque
voluerit_[24]».

  [24] DOUAIS. _Documents sur l’Inquisition_, t. II, p. 132, nº 29.

Une permission du même genre était donnée, pour cinq semaines, à
Guillaume Sabatier de Capendu, à l’occasion de la Pentecôte. Raymond
Volguier de Villar-en-Val qui avait eu un congé expirant le 20 mai 1251,
le faisait proroger jusqu’au 27. Pagane, veuve de Pons Arnaud de
Preixan, fut ainsi en vacances du 15 janvier au 15 avril 1251.

Les congés pour cause de maladie étaient fréquents. L’Inquisition
mettait en liberté provisoire les détenus dont les soins étaient utiles
à leurs parents et à leurs enfants. C’est ce qu’avaient décidé, en 1244,
l’archevêque de Narbonne et ses suffragants d’Elne, Maguelonne, Lodève,
Agde, Nîmes, Béziers, l’évêque d’Albi et les abbés de Saint-Gilles, de
Saint-Aphrodise de Béziers et de Saint Benoît d’Agde.

Même les inquisiteurs fort sévères, tels que Bernard de Caux,
accordaient ces permissions. En 1246, après avoir condamné à la prison
perpétuelle un hérétique relaps, Bernard Sabatier, il lui permettait de
demeurer auprès de son père, vieux et malade, pour le soigner jusqu’à sa
mort, parce que le père du coupable était un bon catholique.

Les détenus malades obtenaient souvent la permission d’aller se faire
soigner chez eux. Le 16 avril 1250, Bernard Raymond Clerc, de Conques,
quittait sa cellule de Carcassonne, _propter infirmitatem_. Le 9 août
suivant, même permission était donnée à Bernard Mourgues, de
Villar-en-Razès, à condition qu’il rentrerait en prison huit jours après
sa guérison. Le 17 août suivant, Raine, femme d’Adalbert de Couffoulens,
était autorisée à demeurer hors de sa prison, «_quousque convaluerit de
egretudine sua_.» Même permission était donnée, le 5 août 1253, à P.
Bonnafous de Canecaude; le 17 août, à Guillelme Gafière de
Villemoustaussou; le 2 septembre, à P.-G. de Caillavel, de Montréal; le
15 novembre 1256, à Guillaume, clerc de Labastide; Esparbairenque; le 9
septembre, à Ber. Guilabert. Le 18 novembre, c’est une certaine Rixende,
femme de Guillem Hualguier, qui obtenait de sortir pour faire ses
couches et de ne rentrer qu’un mois après qu’elles auraient eu lieu.

La répétition de ces cas à des intervalles si courts, et parfois le même
jour, prouve que nous sommes en présence, non de faits exceptionnels,
mais de pratiques fréquentes au XIIIe siècle.

En 1317, le franciscain Bernard Délicieux s’était mis à la tête du
mouvement des spirituels à Narbonne et à Béziers. Il fut aussitôt
prévenu du crime d’envoûtement contre le pape Benoît XI, de conspiration
contre le roi de France pour livrer Carcassonne, Albi et Cordes au roi
de Majorque, enfin d’obstruction au libre exercice de l’Inquisition. Il
fut jugé par une cour solennelle comprenant l’inquisiteur Jean de
Beaune, Jacques Fournier, évêque de Pamiers (en 1332, pape sous le nom
de Benoît XII) et Raymond de Mostuejouls, évêque de Saint-Papoul, du
sénéchal de Carcassonne et des réformateurs royaux, Méchin, évêque de
Troyes, et Jean, comte de Forez. Reconnu coupable de conspiration et
d’obstruction à l’Inquisition, il fut condamné à l’emprisonnement
perpétuel au pain et à l’eau (_murus strictus_) et dégradé.

Les procureurs royaux trouvèrent la peine trop faible et firent appel au
pape; l’inquisiteur, au contraire, l’atténua puisque, vu l’âge, et les
infirmités de Bernard Délicieux, il le dispensa des chaînes et du
jeûne[25].

  [25] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, p. 50.

Dans sa _Practica_, Bernard Gui, signale d’autres cas de ce genre: c’est
un mari dont la captivité a réduit sa femme et ses enfants à la
mendicité et qui est remis en liberté provisoire; même faveur est
accordée à un père dont les filles ne peuvent pas se marier en son
absence (_Practica_, éd. Douais, 54).

L’inquisiteur Bernard Gui, et après lui, Eymeric, dans leurs Manuels,
proclamèrent le droit de l’inquisiteur de diminuer, atténuer, commuer et
même remettre entièrement les peines des condamnés (_Practica_, 103).
Les Actes de l’Inquisition nous en présentent de nombreux cas. Dès le
milieu du XIIIe siècle, on commua en amendes au profit de la Croisade ou
d’une œuvre pie la prison, le port de croix et autres signes d’infamie,
les pèlerinages lointains. Tel fut le cas d’un certain Mathieu Ricard
dispensé de croix à condition de payer une somme pour la construction du
pont de Tonneins. De commutations de la prison en ports de croix ou en
pèlerinages, on en relève deux à un _sermo generalis_ de 1307; une à un
_sermo_ de 1310; trois en 1312, 56 en 1319, huit à un _sermo generalis_
de Pamiers; le tout dans le seul ressort de l’Inquisition toulousaine.
Dans d’autres cas, le port des signes d’infamie était changé en visites
à des églises ou en pèlerinages: 4 en 1300, 3 en 1310, 12 en 1312, 21 en
1319 pour la seule inquisition de Toulouse, 13 en 1322 à Pamiers (de
CAUZONS, II, p. 405). Le 3 septembre 1252, P. Brice de Montréal obtenait
de l’Inquisition de Carcassonne la commutation de sa captivité en un
pèlerinage en Terre Sainte. Le 27 juin 1256, c’est au contraire ce
lointain pèlerinage qui était remplacé par une amende, le condamné
pouvant difficilement voyager à cause de son âge, _propter senectutem_.
Le 5 octobre 1251, un grand nombre d’habitants, de Preixan, Couffoulens,
Cavanac, Cornèze, Leuc et Villefloure, aux environs de Carcassonne,
obtinrent de remplacer le port de croix apparentes par des pèlerinages.

Malgré sa haine anticléricale, Lea reconnaît loyalement que «ce pouvoir
d’atténuer les sentences était fréquemment exercé»; et il en cite, à son
tour, un certain nombre de cas. «En 1328, dit-il, par une seule
sentence, 23 prisonniers de Carcassonne furent relâchés, leur pénitence
étant commuée en ports de croix, pèlerinages et autres travaux. En 1329,
une autre sentence de commutation, rendue à Carcassonne, remettait en
liberté 10 pénitents, parmi lesquels la baronne de Montréal». Après
avoir cité d’autres cas empruntés aux sentences de Bernard Gui, Lea fait
remarquer que «cette indulgence n’était pas particulière à l’Inquisition
de Toulouse».

Les papes engageaient les inquisiteurs dans cette voie, même lorsqu’ils
les encourageaient à poursuivre l’hérésie. Innocent IV, celui qui
autorisa l’emploi de la torture, permit, le 20 janvier 1245, aux
inquisiteurs de la province dominicaine de Provence de commuer, du
consentement des prélats, les pénitences infligées aux hérétiques; le 9
décembre 1247, il donnait à l’archevêque d’Auch la faculté de commuer le
port de croix ou la prison en pèlerinages en Terre Sainte. De Lyon, il
mandait à l’évêque d’Albi, le 2 mars 1248, d’accorder la même faveur aux
hérétiques emprisonnés, _muro clausi_, sur les terres de Philippe de
Montfort et de son père. Un certain nombre d’habitants de Limoux
condamnés pour hérésie, ayant imploré l’indulgence du pape, Innocent IV,
ordonna aux juges de commuer leurs peines; elles leur furent enlevées
par les inquisiteurs qui se firent rappeler à l’ordre parce qu’ils
avaient outrepassé les instructions reçues (1249). Les Registres
d’Alexandre IV et de Clément IV portent plusieurs autres actes de
commutation et d’adoucissement de peines, en faveur d’hérétiques
condamnés.

Le _Bullaire de l’Inquisition de France_ de M. Vidal nous en présente
d’autres dus aux papes d’Avignon. Barthélemy Brugère, religieux de
l’ordre de saint François, avait adhéré comme beaucoup de ses confrères
à la secte des _fraticelli_ et au schisme de l’antipape Pierre de
Corbière. Dénoncé par deux frères Prêcheurs, il fut poursuivi par
l’inquisiteur de Carcassonne Henri Chamayou et jugé le 9 septembre 1329,
«_in auta domus inquisitionis_» en présence de 22 _boni viri_ et
condamné à la prison perpétuelle. Mais comme il accepta avec humilité et
contrition son châtiment, l’inquisiteur commua sa captivité en
pénitences canoniques, lui imposant de dire, pendant trois ans, chaque
semaine, deux messes, l’une en l’honneur du Saint-Esprit, l’autre en
l’honneur de la Sainte-Vierge. Aussitôt après, Brugère adressa au pape
Benoît XII une supplique, demandant sa réintégration dans l’ordre
franciscain et le pape non seulement la lui accorda par une bulle du 11
avril 1335, mais encore lui fit espérer que s’il s’acquittait fidèlement
de sa pénitence canonique, pendant deux ans, elle lui serait enlevée (p.
220).

Ce dernier cas nous montre que les peines de l’Inquisition pouvaient
être non seulement atténuées mais totalement remises. Elles étaient
parfois la récompense d’une action dont l’Inquisition savait gré au
condamné. Bernard Gui nous dit lui-même qu’il fit grâce de la
confiscation des biens, du port des croix, et de la prison à un
hérétique et à sa femme qui avaient procuré l’arrestation de trois
autres hérétiques, à un condamné qui avait dénoncé un complot contre
l’Inquisiteur, enfin à un prisonnier qui, en criant la nuit, avait
empêché une évasion[26].

  [26] DOUAIS. _L’Inquisition_, p. 229.

Les Manuels des inquisiteurs avaient des formules de remises de peines,
ce qui semble indiquer qu’on en accordait souvent; en voici une tirée de
la _Practica_ de Bernard Gui: «Par grâce spéciale nous absolvons et
amnistions telle personne de tel pays, ses biens présents et futurs
devant revenir à ses héritiers, de tout pèlerinage, visite d’églises à
elle imposés comme pénitence, pour crime d’hérésie, et de toutes les
peines spécifiées dans la lettre de pénitence et en particulier de celle
qui la rend inapte aux fonctions publiques.» (_Practica_, p. 56.) Une
autre formule vise uniquement ce dernier cas, et permet à des
descendants d’hérétiques condamnés «_uti officio consulatus, si ad illud
electus fuerit vel vocatus, et tenere bajulias et administrationes alias
et quaecumque officia publica exercere_.»

Les papes firent souvent remise de peines inquisitoriales. Le 24 juin
1245, par exemple, Innocent IV ordonnait aux inquisiteurs Guillaume
Durand et Pierre Raymond d’absoudre Guillaume Fort, bourgeois de
Pamiers, et le 5 août 1249, il ordonna à l’évêque d’Albi de réintégrer
dans la communion de l’Église Jean Fenassa d’Albi et Arsinde sa femme,
condamnés par l’inquisiteur Ferrier. Le 24 décembre 1248, il faisait
mettre en liberté des hérétiques dont il estimait le châtiment
suffisant. Le 25 mai 1248, il ordonnait à l’évêque de Lérida de
proclamer l’amnistie pour tout hérétique qui voudrait rentrer dans le
giron de l’Église, pourvu qu’il fît abjuration publique et donnât des
garanties suffisantes de «fidélité pour l’avenir»[27].

  [27] ÉLIE BERGER. _Les Registres d’Innocent IV_, nº 3904.

Dans un passage de son livre intitulé _Mansuétude du Saint-Siège_ (II,
p. 290) Lea, traduit par M. Salomon Reinach, cite de même la décision
par laquelle, en février 1286, «Honorius IV relevait les habitants de la
Toscane, individuellement et collectivement, des pénalités encourues
pour hérésie ainsi que de toutes les incapacités édictées par Frédéric
II contre les hérétiques.» «Il semble, ajoute Lea, que cet
extraordinaire privilège ait été respecté pendant un certain temps.»

L’un des châtiments de l’Inquisition qui semble le plus injuste c’est
celui qui, punissant les enfants et les petits-enfants pour les fautes
de leur aïeul ou de leur père, les frappait d’incapacité ecclésiastique
et civile et de mort civile. Il faut ajouter que beaucoup en furent
relevés par des dispenses des inquisiteurs et des papes. Voici quelques
exemples de ces réhabilitations. Le 25 avril 1326, Jean XXII déclara le
dominicain Guillaume Garric apte à enseigner, prêcher, confesser, être
élu à toutes les autres fonctions comme les autres religieux de l’ordre,
bien que la mémoire de son grand-père et de sa grand-mère eût été
condamnée dans un procès posthume[28]. Semblable dispense était
accordée, le 31 juillet 1329, pour la même raison, à un dominicain de
Carcassonne, Guillaume Peyre[29]. Le 19 décembre 1330, deux frères et
leur cousin, tous trois religieux, Trinitaires à Limoux, appartenant à
la famille Embry, de cette ville, qui avait compté en son sein, au
siècle précédent, des hérétiques zélés, condamnés par l’Inquisition,
étaient de même réhabilités. Des dispenses pontificales semblables,
rendaient des laïques, descendants d’hérétiques, aptes à toutes les
charges et fonctions publiques; une d’elles était accordée, le 25 juin
1352, par l’intermédiaire de l’archevêque de Narbonne à Raymond de
Tournissan.

  [28] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition de France_, 115.

  [29] _Ibidem_, 140.

Il y a d’ailleurs un cas de ce genre qui est assez célèbre pour qu’il
nous dispense d’en citer encore d’autres. C’est celui du fameux légiste
Guillaume de Nogaret. Il était petit-fils d’un Cathare des environs de
Toulouse; ce qui ne l’empêcha pas d’être professeur de droit à
l’Université de Montpellier, juge mage de la sénéchaussée de Beaucaire,
membre de la Cour du roi; de faire fonction de chancelier; d’être l’âme
damnée de Philippe le Bel dans l’affaire d’Ansagni et dans le procès des
Templiers; et de posséder dans le Bas-Languedoc d’importantes
seigneuries que lui procura la faveur du roi telles que Calvisson,
Tancarlet et Marsillargues.




CHAPITRE IV

L’INQUISITION EN FRANCE ET DANS LE MONDE CHRÉTIEN AU XIIIe SIÈCLE

CATHARES ET VAUDOIS

SOMMAIRE.--L’hérésie cathare dans le Nord de la France.--Établissement
de l’Inquisition en France, en Aragon et Castille, en Italie.--Saint
Pierre martyr.--L’Inquisition dans l’Empire germanique.--Les
Vaudois; leurs doctrines, leur organisation.--L’Inquisition en
Dauphiné.--L’inquisiteur François Borrel.--L’Inquisition en Corse.


L’organisation que nous venons de décrire n’était pas spéciale à
l’Inquisition du Midi de la France; elle fut étendue à tous les
tribunaux inquisitoriaux qui, au cours du XIIIe siècle, s’établirent
dans la plupart des nations chrétiennes.

Les hérésies cathare et vaudoise n’étaient pas en effet cantonnées dans
les états du comte de Toulouse et plus particulièrement dans le pays
albigeois dont elles finirent par tirer leur nom le plus connu. Les
mesures prises contre elles par Robert le Pieux et Philippe-Auguste dans
la France du Nord, Henri II en Angleterre, Frédéric Barberousse en
Allemagne, les papes Alexandre III, Lucius III et Innocent III dans la
chrétienté tout entière nous prouvent bien que, dès le XIIe siècle, et
même avant, le néo-manichéisme et les autres hérésies plus ou moins
apparentées à lui s’étaient répandues, non seulement dans l’Occitanie,
mais aussi dans tout le monde chrétien.

Il est donc naturel que l’Église et le pouvoir civil, pour les
poursuivre partout, aient institué, dans la plupart des nations, des
tribunaux inquisitoriaux ressemblant, par leur organisation et leur
procédure, à ceux que nous venons de décrire.

De 1108 à 1125, un certain Tanchelm propageait le néo-manichéisme dans
la Nouvelle-Zélande, à Anvers et en Flandre, et à ses prédications se
joignait une action politique et sociale. «Il faisait porter devant lui
une bannière et un glaive, symboles de la puissance temporelle, et pour
prouver qu’elle lui était conférée par Dieu, il leva une armée de 3.000
hommes qui appuya ses arguments par la violence. Marchant à sa tête,
revêtu d’un manteau royal et le front ceint de la couronne, il s’empara
de force de Bruges et s’établit en maître à Anvers. Après avoir déclaré
que les églises devaient être réputées des lieux de débauche _ecclesias
Dei lupanaria esse reputandas_, il les faisait profaner par ses
partisans. Il empêchait par la force la levée des dîmes et faisait
mettre à mort quiconque lui résistait: «_resistentes sibi caedibus
saeviebat_», dit de lui le chroniqueur Sigebert de Gembloux[30].

  [30] _Monumenta Germaniae historica_, VI, p. 449.

Les chroniqueurs de la fin du XIIe siècle nous montrent, sous le règne
de Philippe-Auguste, le Centre de la France mis à feu et à sang par des
hérétiques que l’on appelait Cataphryges, Arriens, Patarins et qui
ressemblaient aux Cathares et aux Albigeois du Midi. Ils saccageaient et
brûlaient les églises, infligeaient aux prêtres des traitements cruels
et sacrilèges, foulaient aux pieds les objets sacrés et les saintes
hosties. A l’appel des populations du Berry et du Limousin,
Philippe-Auguste dut diriger contre eux une expédition qui en extermina,
à Dun, plus de 7.000.

La chronique de Saint-Marien d’Auxerre marque, en 1200, dans la province
de Sens, des progrès considérables de l’hérésie néo-manichéenne,
_haeresis populicana_, qu’elle déclare la plus «puante» de toutes,
_omnium haereseon fetulentissima_. L’abbé de Saint-Martin et le doyen de
la cathédrale de Nevers qui y avaient adhéré furent déposés par le
concile de Sens. «Le cardinal Pierre de Saint-Marcel fut envoyé dans ces
pays pour la combattre; il convoqua à Paris un concile devant lequel il
cita le chevalier Evrard qui gouvernait le comté de Nevers comme dans le
Midi l’hérétique seigneur de Saissac administrait les terres de son
pupille le comte de Carcassonne et Béziers. Reconnu coupable par le
légat, Evrard fut livré au bras séculier et brûlé à Nevers. A Paris, la
place des Champeaux, près du Louvre, fut réservée, vers 1209, pour le
supplice des hérétiques.

Cette poursuite de l’hérésie, ces procès aboutissant à des condamnations
et même à des exécutions et conduits par un légat du pape, prouvent que
l’Inquisition fonctionnait déjà dans le Nord de la France avant même
qu’elle n’eût pris dans le Midi sa forme définitive.

Elle l’avait vers l’an 1232. Cette année-là, Grégoire IX nommait le
prieur des dominicains de Besançon, Gautier et son compagnon Robert
inquisiteurs du comté de Bourgogne (Franche-Comté). L’année suivante, le
13 avril 1233, il chargeait les Prêcheurs de la poursuite de l’hérésie
dans tout le royaume de France «parce que les soucis de leurs multiples
occupations permettaient à peine aux évêques de respirer.» Enfin, le 21
août 1235, il nommait inquisiteur général, _per universum regnum
Franciae_, frère Robert, surnommé _le Bougre_, parce que, avant d’entrer
dans l’ordre de Saint-Dominique, il avait été l’un de ces hérétiques
Cathares que le peuple appelait _Bulgari_ en latin et _Bougres_ en
langue vulgaire[31].

  [31] FRÉDÉRICQ. _Robert le Bougre, premier inquisiteur général de
    France_, p. 13.

Saint-Louis assura à l’Inquisition son concours le plus absolu. Dans sa
_Chronique rimée_, Philippe Mousket affirme que l’inquisiteur Robert le
Bougre agissait au nom du pape (_l’apostole_) et du pouvoir spirituel
(_estole_) comme au nom du roi.

    Par le commant de l’apostole,
    Qui li enjoint par estole,
    Et par la volonté dou roi
    De France ki l’en fist octroi[32].

  [32] DOM BOUQUET. _Recueil des historiens de France_, XXII, p. 55.

Le Coutumier connu sous le nom d’_Établissements de Saint Louis_
constate le même accord: «Quand le juge (ecclésiastique) aurait examiné
(l’accusé), s’il trouvait qu’il fût bougre (hérétique), si le devait
envoier à la justice laïque, et la justice laïque le doit faire ardoir
(brûler).» Ce que répète un autre texte juridique important, les
_Coutumes du Beauvaisis_ de Beaumanoir: «En tel cas, doit aider la
laïque justice à Sainte Église; car quand quelqu’un est condamné comme
bougre par l’extermination de Sainte Église, Sainte Église le doit
abandonner à la laïque justice et la justice laïque le doit ardoir parce
que la justice spirituelle ne doit nul mettre à mort.»

A la fin du XIIe siècle et pendant la Croisade des Albigeois, les
souverains d’Aragon avaient été sinon les adeptes, du moins les
protecteurs de l’hérésie dans le Midi de la France. Ils étaient
apparentés aux seigneurs de Foix, de Carcassonne et de Béziers et aux
comtes de Toulouse dont nous avons montré les perpétuelles collusions
avec les Cathares et lorsque Simon de Montfort marcha contre eux, le roi
Pierre d’Aragon vint à leur secours et même mourut en combattant contre
les croisés à la bataille de Muret (1213).

Est-ce pour cette raison qu’oubliant les édits promulgués contre eux, en
1198, par ce même roi d’Aragon Pierre, les hérétiques de Languedoc
cherchèrent, après leur défaite, un asile de l’autre côté des Pyrénées?
Vers 1226, leur nombre effraya les évêques aragonais et leur roi Jayme.
Pour arrêter cette invasion de l’hérésie, ce dernier remit en vigueur
les édits de 1198 contre «les hérétiques, leurs hôtes, leurs fauteurs et
défenseurs». Quelques années plus tard, il établit l’Inquisition dans
son royaume.

Sur les conseils de son confesseur, le dominicain Raymond de Pennafort,
il demanda à Grégoire IX de lui envoyer des inquisiteurs et par une
bulle du 26 mai 1232, le pape chargea l’archevêque de Tarragone de
faire, avec l’aide des Prêcheurs, une inquisition générale en Aragon et
en Catalogne. L’année suivante, Jayme publia contre l’hérésie un code de
répression reproduisant celui que le cardinal Romain de Saint-Ange avait
promulgué à Toulouse, au lendemain du traité de Paris. Enfin en 1235,
Grégoire IX lui envoya tout un traité de procédure inquisitoriale
qu’avait rédigé Raymond de Pennafort, devenu pénitencier et canoniste du
Saint-Siège. Dès lors, l’Inquisition était établie en Aragon, aux mains
des dominicains et des franciscains et son action s’étendait sur la
Navarre.

En même temps, le roi saint Ferdinand de Castille, cousin de saint
Louis, l’organisait dans ses états. Le _Fuero real_ promulgué par son
successeur Alphonse X le Sage, en 1255, et les _Siete partidas_ de 1265
reproduisaient les prescriptions qu’avait édictées Grégoire IX contre
l’hérésie et que le pape Boniface VIII devait plus tard inscrire dans sa
collection canonique, le Sexte.

Dès le XIe siècle, la Lombardie avait été un actif foyer d’hérésie. Vers
1040, un certain Girard prêchait aux habitants de Monteforte, près de
Milan, des doctrines qui se rapprochaient du manichéisme par leur
condamnation radicale du mariage et de la famille. L’archevêque de
Milan, Héribert ayant fait aux gens de Monteforte une guerre
victorieuse, emmena Girard prisonnier ainsi que plusieurs de ses
adeptes. Il aurait voulu leur sauver la vie pour les amener ensuite à se
convertir; mais le peuple ne l’entendit pas ainsi. Il éleva un bûcher en
face d’une croix, imposant aux hérétiques de choisir entre la mort par
le bûcher ou l’abjuration devant la croix. N’ayant pas voulu abjurer,
ils furent tous brûlés malgré l’archevêque.

Le feu ne consuma pas l’hérésie; au XIIe siècle, elle avait fait des
progrès considérables; sous le nom de Patarins, les néo-manichéens
étaient nombreux dans toute l’Italie du Nord. Vers le même temps, les
prédications d’un caractère à la fois politique et théologique d’Arnaud
de Brescia déchaînaient la révolution à Rome et des troubles dans une
grande partie de l’Italie. «Les clercs qui ont des propriétés, les
évêques qui tiennent des régales, les moines qui possèdent des biens ne
sauraient être sauvés. Tous ces biens appartiennent au prince et le
prince n’en peut disposer qu’en faveur des laïques.» En parlant ainsi,
Arnaud appelait les princes à la curée des biens ecclésiastiques et à la
révolte tous les sujets de seigneuries ecclésiastiques, à commencer par
celle du pape. A Brescia même, l’évêque fut dépouillé de ses biens et
chassé par les Arnaldistes; et en 1146, le peuple romain, s’insurgeant à
l’appel d’Arnaud, chassa Eugène III et proclama la République sous la
suprématie de l’empereur allemand.

Attirée par les doctrines politiques de cet agitateur, dans la plupart
des villes italiennes, la bourgeoisie gibeline, anti-papale et
impérialiste favorisa Patarins et Cathares, comme le faisaient en
Languedoc les seigneurs, et en se développant de plus en plus, l’hérésie
devint un grave danger social. Un auteur du XIIIe siècle, Étienne de
Bourbon, déclare que, de son temps, il y avait à Milan au moins dix-sept
sectes hérétiques. Vers le milieu du XIIIe siècle, l’un des militants de
l’orthodoxie catholique énumérait les différentes églises cathares des
Marches et de la Lombardie.

Dans son _Histoire de l’Inquisition_, à tendances hostiles au
catholicisme, Lea fait remarquer que les forces cathares et gibelines
coalisées déchaînaient, en de nombreux pays, la guerre civile et
sociale. En 1204, elles soulevaient Plaisance contre l’évêque qui était
exilé avec son clergé. Ces derniers s’étant réfugiés à Crémone, la haine
des sectaires les y poursuivit: elle souleva contre eux les Patarins qui
expulsèrent, avec les réfugiés de Plaisance, l’évêque de Crémone et
nombre de ses partisans. Ce ne fut qu’en 1207 que les catholiques de
Plaisance purent rentrer dans leur cité et rétablir leur culte.

Les hérétiques étaient si puissants que certains pessimistes annonçaient
que l’Église finirait par périr sous leurs coups. Dans son commentaire
de l’Apocalypse, Joachim de Flore voyait dans les hérétiques les
sauterelles armées du venin des scorpions surgissant, au son de la
cinquième trompette, du fond de l’abîme. Il trouvait inutile toute
résistance contre eux, surtout depuis qu’en 1195, ils étaient entrés en
négociations avec les Sarrasins.

La puissance et le fanatisme de ces hérétiques italiens furent encore
renforcés lorsque, vaincus chez eux par la Croisade de Simon de
Montfort, les Albigeois vinrent se réfugier en masse dans l’Italie du
Nord, tout en gardant des relations occultes avec ceux de leurs frères
qui étaient demeurés dans leurs pays. Un complot permanent contre
l’Église unissait les hérétiques d’Italie et ceux du Midi de la France.

Rien de plus suggestif, à ce sujet, que les réponses que fit, vers 1277,
aux inquisiteurs, un de leurs prisonniers, Pierre de Beauville,
d’Avignonet. Au lendemain du meurtre des Inquisiteurs toulousains, tués
à Avignonet par des hérétiques cathares, avec la complicité probable du
comte de Toulouse Raymond VII, Pierre de Beauville, se sachant suspect,
se réfugia en Lombardie sur le conseil d’un serviteur du comte de
Toulouse. Il alla à Cuneo où il demeura sept ans; il fréquentait un
atelier de corroyeurs que dirigeaient ouvertement un Toulousain réfugié
Arnaud Poirier de _Burgueto-Novo_, et sa femme Béatrice, tous deux
Croyants. Il y rencontra d’autres réfugiés Raymond de Baux, qui était
venu de Toulouse, et Raymond Imbert de Moissac. Dans la ville, il trouva
un drapier de Toulouse, Arnaud de Frezonis, Barthélemy Boyer, de la rue
des Avocats de Toulouse, et beaucoup d’autres hérétiques du Lauraguais
et du Carcassès.

Après ce séjour de sept ans à Cuneo, il passa à Plaisance où il vécut
cinq ans avec des réfugiés de Saint-Paul Cadajous, puis à Crémone, où
résidaient l’évêque des hérétiques de Toulouse et des réfugiés de Lanta,
Goderville, Dreuille, Issel, Fanjeaux, Saint-Martin-la-Lande et
Toulouse. Il se transporta ensuite à Pavie où il vécut 14 ans, y
rencontrant aussi de nombreux réfugiés du Midi de la France et avec eux,
un diacre des hérétiques de Catalogne, Philippe. Après un séjour à
Alexandrie, à San-Quirico, près de Gênes, et en d’autres lieux, il eut
sans doute la nostalgie de la patrie qu’il avait quittée quarante ans
auparavant; il revint à Avignon mais pour se faire prendre par
l’Inquisition. Au cours de l’interrogatoire où il raconta son odyssée,
il donna les noms d’au moins cent languedociens hérétiques, réfugiés en
Italie, avec lesquels il s’était trouvé en rapports personnels[33]. Ce
mouvement d’émigration se continua pendant tout le XIIIe siècle; car la
collection Doat nous donne des récits de voyages semblables à celui que
nous venons de résumer et datés de 1271 et 1277.

  [33] Bibliothèque nationale, fonds Doat XXV fº 297 et suiv.

Dans ces régions où l’hérésie, ayant le plus souvent la faveur des
pouvoirs publics, se pratiquait publiquement et même lançait de
violentes attaques contre les catholiques, on s’explique la forte
organisation qui fut donnée par l’Église à l’Inquisition; entre elle et
les hérétiques ce fut une guerre à mort. Dès 1224, le pape Honorius III
confia aux évêques de Brescia, de Modène et de Rimini le soin
d’organiser la poursuite de l’hérésie. En 1228, Geoffroi, cardinal de
Saint-Marc et légat du Saint-Siège en Lombardie, rendait obligatoires
les lois qui ordonnaient la mise à mort par l’autorité civile des
hérétiques que le tribunal ecclésiastique livrait au bras séculier. En
Italie, comme ailleurs, Grégoire IX confiait la direction de
l’Inquisition aux Prêcheurs et aux Mineurs; il nommait, en 1232,
Albéric, inquisiteur de Lombardie; en 1233, Pierre de Vérone,
inquisiteur de Milan et inquisiteurs de Florence, Aldobrandino
Cavalcante, en 1231, et Ruggiero Calcagni en 1244; ils étaient tous
dominicains.

Ces inquisiteurs furent munis de pouvoirs étendus; outre ceux qu’ils
reçurent du pape, comme leurs collègues des autres pays, ils furent
soutenus par la législation très sévère qu’édicta contre les hérétiques
l’empereur Frédéric II. Coup sur coup, furent promulgués, en 1231 et
1232, une loi impériale qui rendait exécutoire en Italie, comme en
Allemagne, les mesures prises à Toulouse, en 1229, par le cardinal de
Saint-Ange; un édit publié à Amalfi déclarant l’hérésie crime de
lèse-majesté, ce qui comportait la peine de mort; enfin l’ordonnance de
Ravenne qui étendait à tout l’empire l’édit d’Amalfi.

Plusieurs principautés et républiques municipales de l’Italie édictèrent
aussi des lois particulières contre l’hérésie, et veillèrent à
l’exécution de celles du Saint-Siège et de l’Empire. C’est ce que fit, à
Rome, en 1231, le sénateur Annibaldi, gouverneur de la commune sous
l’autorité du pape.

Rigoureuse, l’Inquisition fut combattue avec la dernière violence par
l’hérésie puissamment organisée et disposant, comme nous l’avons vu, de
forces considérables dans les masses populaires et la riche bourgeoisie
gibeline et de la faveur de nombreux seigneurs. L’un des tyrans les plus
redoutés de l’Italie, Ezzelin de Romano (mort en 1259) est présenté par
les chroniqueurs de son temps comme un ennemi acharné de l’Église et un
protecteur des Cathares: «_inimicus ecclesiae, haereticorum refugium; a
fide catholica penitus alienus, ob hoc sicut perfidus haereticus ab
ecclesia damnatus_.» Or il possédait Vérone, Padoue, Vicence, Trévise,
Feltre, Trente et Brescia.

La position des inquisiteurs fut souvent critique et les Prêcheurs
payèrent parfois fort cher la mission qu’ils avaient spécialement reçue
de poursuivre l’hérésie. L’un d’eux, Pierre de Vérone, fut assassiné
comme le furent vers le même temps, sur les terres du comte de Toulouse,
les inquisiteurs d’Avignonet; il fut aussitôt canonisé et l’Église
l’honore sous le nom de Saint Pierre martyr.

En 1279, l’Inquisition avait fait plusieurs exécutions à Parme; la femme
de l’aubergiste Ubertino Bianco, Tedesca, avait été brûlée, en même
temps qu’une grande dame dont elle avait été la servante, Oliva de
Fredulfi. Le menu peuple (_popolani_) qui était, sans doute, attaché à
l’aubergiste, envahit le couvent dominicain où résidait l’inquisiteur,
le saccagea, mit à mort un vieux frère, Jacques Ferrari, et à mal
plusieurs autres. Les Prêcheurs durent quitter la ville sur laquelle le
Pape lança l’interdit; ils n’y rentrèrent que huit ans plus tard (1287),
après de longues négociations[34].

  [34] MURATORI. _Rerum italicarum scriptores_, IX, 9, p. 35 (_Chronicon
    Parmense_).

Pour contrebalancer la force hérétique capable de provoquer de pareils
soulèvements, l’Inquisition organisa des sociétés politiques et
religieuses décidées à défendre à main armée l’orthodoxie. A Plaisance,
entre 1260 et 1270, un de ces groupements, la société du Saint-Esprit,
avait pour siège la maison de l’Inquisition, preuve évidente des
relations étroites qu’il entretenait avec elle. Dans cette même ville et
dans les environs se créa la Compagnie de la Croix pour tenir tête au
chef du parti gibelin, Uberto Pelavicino, fauteur d’hérésie. Vers 1240,
les dominicains de Bologne fondèrent, dans cette ville, la Société de
Sainte-Marie et de Saint-Dominique contre les Patarins et les Sodomites.
A Milan, l’inquisiteur Pierre de Vérone avait créé la Société des
défenseurs de la foi dont Grégoire IX faisait un bel éloge en 1234. Le
même pape louait de même les Frères de la Milice de Jésus-Christ de
Parme et, comme il le faisait dans une lettre adressée à Jourdain de
Saxe, général des dominicains, on peut supposer que les inquisiteurs
dominicains n’étaient étrangers ni à la création ni à la marche de cette
société. En 1261, se fondait une ligue catholique entre plusieurs
seigneurs de Bologne, de Parme et de Reggio; c’était le membre d’une
famille entièrement dévouée aux dominicains depuis quarante ans,
Lotteringo d’Andaló, qui en avait pris l’initiative.

Avec de tels appuis les Inquisiteurs purent poursuivre leur œuvre
difficile. En 1273, ils osèrent s’attaquer à l’une des citadelles de
l’hérésie, Sermione, près de Vérone. Là résidait un évêque cathare,
Laurent, entouré d’un grand nombre de réfugiés de Bourgogne, de France
et de Piémont. L’Inquisiteur, frère Tinnidio, évêque de Vérone,
s’appuyant sur le podestat de la ville Andaló degli Andaló, fit arrêter
un hérétique de Sermione qui lui échappa, ce qui amena une grande
effervescence dans le pays. Il organisa contre Sermione une expédition
militaire qui fut conduite par Albert della Scala, chef de l’illustre
famille véronaise des Scaliger, et à laquelle il prit part en personne
avec son auxiliaire dans l’œuvre de l’Inquisition, fra Filippo
Bonaccorsi. La guerre se termina par la défaite des hérétiques; 200
d’entre eux furent brûlés le 13 février 1278, dans les Arènes de Vérone.
Ce fut l’une des plus cruelles exécutions de l’Inquisition italienne.

Il est probable que d’autres interventions armées contre le repaire
hérétique de Sermione durent se produire dans la suite; car le 27 juin
1289--onze ans après--le pape Nicolas IV félicitait les Scaliger de la
conquête de Sermione[35].

  [35] CIPOLLA. _Nuove notizie sugli eretici Veronesi_ (1273-1310), p.
    9.

Les hérétiques étaient puissants, même dans les États de l’Église et
l’Inquisition dut les y poursuivre. A Orvieto, par exemple, ils avaient
à leur tête Tosti; dès 1249, l’inquisiteur Roger condamnait comme
hérétiques Christophe et Barthélemy de Ranuccio, membres de cette
famille. Vingt ans plus tard, leurs descendants furent l’objet d’une
semblable condamnation; leurs demeures et les tours qui les défendaient
furent rasées à la suite d’une série de sentences des 14, 20 et 30 mai,
des 20 et 26 juillet, du 13 août, enfin du 22 janvier 1269, rendues par
les inquisiteurs dominicains contre Ranuccio, Christophe, Rainier de
Stradigittostesso, Rainier di Bartolomeo, et plusieurs de leurs cousins
dont une femme, donna Tafura de Tosti[36].

  [36] Le texte de ces condamnations a été publié par THEINER. _Codex
    diplomaticus Sanctae Sedis._

Les inquisiteurs surveillaient les allées et venues des réfugiés qui
leur étaient signalés des pays d’où ils venaient. Vers 1264, un certain
Raymond Baussan, originaire de Laurac (près Castelnaudary), se rendit de
Plaisance, où il avait d’abord émigré, dans les Pouilles «_in quadam
bastida que vocatur Lagarda-Lombart_.» Il y vit l’évêque des hérétiques
de Toulouse qui l’invita à dîner; il descendit chez deux Cathares qu’il
«adora», Pons Boyer de Saint-Rome, diocèse de Toulouse, et Raymond
d’Andorre, et il s’y rencontra avec d’autres réfugiés de la région de
Toulouse, en particulier Guiraud Unaud et Mathieu de Cerveria. Mais le
roi Manfred les chassa, à la demande des inquisiteurs de Toulouse et du
roi d’Aragon qui lui avaient dénoncé leur hérésie et leur présence[37].

  [37] DOELLINGER. _Beitraege zur Sektengeschichte des Mittelalters_,
    tome II.

Manfred, roi de Sicile, qui proscrivait ainsi les hérétiques à la
demande de l’Inquisition, était lui-même, au même moment, en lutte avec
l’Église et excommunié par elle. Le pape Urbain IV cherchait à lui
opposer un concurrent; cette opération fut menée à bonne fin par son
successeur, Clément IV, qui dressa Charles d’Anjou contre Manfred et
elle fut consommée lorsque, vainqueur à Tagliacozzo, Charles fit tomber
sous la hache du bourreau la tête de Conradin, fils de Manfred.

Excommunié par l’Église, pendant une grande partie de son règne, le père
de Manfred, l’empereur Frédéric II, avait poursuivi avec une extrême
rigueur les hérétiques, en parfait accord avec l’Inquisition; ce qui
semble indiquer qu’il obéissait moins au fanatisme religieux et à un
sentiment de dévouement au Saint-Siège, qu’à des raisons d’ordre
politique et social. Dans les hérétiques il poursuivait moins des
adversaires du catholicisme que des révolutionnaires qui, par leur
doctrine et leur action, menaçaient l’ordre établi comme devaient le
faire plus tard, toujours en Allemagne, à la suite des prédications de
Luther, les anabaptistes de Munzer.

Les empereurs du XIIe siècle avaient déjà montré une grande sévérité
contre l’hérésie et nous avons vu, plus haut, la grande part qu’ils
prirent aux mesures qu’édictèrent les papes contre elle, en particulier
à la grande assemblée de Vérone.

Dès son avènement, Frédéric II suivit l’exemple de ses prédécesseurs.
Dans sa bulle d’or d’Egra (12 juillet 1213), il promit au pape Innocent
III, alors son protecteur, son concours le plus absolu pour l’extirper
entièrement de ses états: «_super eradicando autem haereticae pravitatis
errore auxilium dabimus et operam efficacem_.» Le jour de son
couronnement (22 novembre 1220), il publia une Constitution dont les
articles 5 et 6 étaient dirigés contre les hérétiques Cathares,
Patarins, Spéronistes, Léonistes, Arnaldistes et Circoncis, renouvelant
contre eux les mesures édictées par Alexandre III, par Lucius III à
Vérone et par Innocent III au récent concile universel de Latran. Il
ordonna à l’Université de Bologne d’expliquer cette constitution dans
ses cours de droit. Quatre ans plus tard, en mars 1224, il publia, pour
toute la Lombardie, une ordonnance frappant de la peine de mort les
hérétiques, au nom du droit civil comme au nom du droit ecclésiastique,
«_utriusque juris auctoritate muniti_», et de la plénitude de son
pouvoir, parce que, disait-il, le Seigneur, en lui donnant la couronne
impériale, l’avait établi gardien du corps de l’Église avec l’obligation
de le préserver de la contamination des brebis galeuses.

Les expressions que nous avons soulignées prouvent bien que, pour
Frédéric II, la répression de l’hérésie était une attribution, un devoir
même de la fonction impériale et d’ordre politique autant que religieux.
Il développa lui-même cette considération dans une lettre qu’il adressa
au pape Grégoire IX. «L’Église, lui disait-il, est déchirée
intérieurement par de faux frères, comme par des vices cachés, et
extérieurement par les attaques des rébellions politiques qui font des
blessures visibles. A ces deux maux la Providence céleste a appliqué non
pas deux remèdes mais un seul sous une double forme: l’onguent du
ministère sacerdotal servant à guérir spirituellement les vices
intérieurs des faux frères, vices qui souillent l’âme dans sa noble
essence; et la puissance du glaive impérial qui doit percer avec sa
pointe les blessures extérieurement gonflées et, en abattant les ennemis
publics, supprimer matériellement avec le tranchant ce qui est pourri et
desséché.

«Tel est vraiment, Très Saint Père, le remède unique, quoique double, de
notre infirmité; et bien que ces deux choses, le Sacerdoce et le
Saint-Empire, paraissent distinctes dans les termes qui servent à les
désigner, elles ont réellement la même signification en vertu de leur
même origine; car toutes deux sont, dès le principe, instituées par la
puissance divine...

«C’est donc à nous deux qui ne faisons qu’un et qui croyons assurément
de même, qu’il appartient d’assurer de concert le salut de la foi, de
restaurer les droits de l’Église _aussi bien que ceux de l’Empire_ en
aiguisant contre les destructeurs de la foi et les rebelles de l’Empire
les glaives qui nous sont confiés.»

Ce qui ressort de cette lettre c’est que c’est moins comme mandataire de
l’Église que comme représentant direct de Dieu que l’Empereur «de la
plénitude de sa puissance» réprimait l’hérésie au for extérieur, le for
intérieur étant seul réservé au Pape. On comprend, dès lors, que même en
conflit avec le Saint-Siège, même excommunié, il ait exercé contre
l’hérésie une œuvre de répression inhérente à la dignité et à la
fonction impériales.

Ce fut le dominicain Conrad de Marbourg qui fut chargé d’appliquer en
Allemagne les ordonnances impériales et les constitutions pontificales
qui avaient créé l’Inquisition et en précisaient la marche; il se montra
fort rigoureux.

D’Allemagne, l’Inquisition s’étendit en Bohême, en Hongrie, et de là,
dans les pays slaves et scandinaves. Quant à la Flandre et aux Pays-Bas,
ils étaient soumis, dès 1233, à l’action de l’Inquisiteur de France,
Robert le Bougre. Vers 1240, il y avait des tribunaux inquisitoriaux,
confiés aux dominicains et aux franciscains, dans la plupart des pays
chrétiens.

                   *       *       *       *       *

L’Inquisition finit par avoir raison de l’hérésie contre laquelle elle
avait été instituée, le néo-manichéisme cathare. Au commencement du XIVe
siècle, il avait perdu toute sa force dans le Midi de la France et même
en Italie; on n’en trouvait plus que des cas isolés.

L’hérésie vaudoise fut beaucoup plus tenace. Parce que l’Inquisition du
XIIIe siècle la poursuivit en même temps que le catharisme, on la
confond souvent avec lui; en réalité, elle en différait beaucoup. «La
doctrine vaudoise, écrit avec raison M. Jean Marx dans sa savante étude
sur l’_Inquisition en Dauphiné_, innove peu en matière de dogme; elle
est surtout une négation de l’autorité de l’Église et de la valeur de
ses œuvres.» Ce n’est pas chez elle qu’il faut chercher la survivance
des hérésies des premiers siècles se rencontrant au sein du catharisme:
le dualisme des manichéens, les émanations infinies d’hypostases de la
gnose et du marcionisme, l’encratisme et le docétisme, que nous avons
décrits en étudiant la doctrine cathare.

Les Vaudois voulaient, avant tout, revenir à la pauvreté évangélique, et
ils condamnaient tout ce qui dans l’Église s’en écartait: la richesse
des clercs, leurs principautés, leur autorité temporelle. Dans la
hiérarchie ecclésiastique, ils ne voyaient plus une force sanctifiante;
la sainteté n’était à leurs yeux qu’individuelle et elle ne s’acquérait
ni par des sacrements ni par des pratiques rituelles, mais par des
œuvres personnelles.

Ils croyaient à la divinité du Christ et de ses enseignements et
admettaient même avec l’Eucharistie, la Confession; mais ils pensaient
que tout homme juste pouvait continuer l’œuvre du Christ au milieu de
ses frères, et par exemple, absoudre des péchés, consacrer
l’Eucharistie, présider aux prières et annoncer l’Évangile. Ainsi, ce
n’étaient pas seulement les richesses et la puissance temporelle de
l’Église qu’ils rejetaient, mais toute la hiérarchie de l’Église. Nous
pouvons nous les représenter comme des puritains protestants ayant
encore conservé quelques dogmes spécifiquement catholiques et pénétrés
d’un esprit de pauvreté, évangélique ou franciscain. En un temps où ce
clergé qu’ils rejetaient depuis le pape jusqu’au dernier des clercs,
jouissait de richesses et d’une puissance temporelle considérables, les
Vaudois faisaient figure de révolutionnaires. Leur puritanisme ébranlait
les fondements de la puissance civile. Ils faisaient du serment un
péché; ils s’élevaient contre toute guerre offensive ou défensive; ils
refusaient à la société tout droit de répression sanglante; et par
l’anarchie, ils rejoignaient les Cathares.

Ce qui faisait aussi qu’on les confondait avec eux, c’est qu’ils
avaient, eux aussi, leurs Parfaits, leurs Purs. C’étaient des hommes
ayant un tel renom de sainteté qu’on s’adressait à eux pour obtenir
l’absolution des péchés par une cérémonie rappelant le _Melioramentum_
des Albigeois.

Ces hommes particulièrement vénérés et influents, se nommaient _barbes_
et comme les Parfaits cathares, ils menaient une vie beaucoup plus
austère que les autres adhérents de leur secte. Bernard Gui nous la
décrit dans sa Pratica. «Une fois qu’ils sont reçus dans l’ordre (car
ils finissaient par former un clergé), ils promettent d’observer la
pauvreté évangélique et la chasteté; ils doivent vivre d’aumônes. Tous
les ans, ils tiennent un ou deux chapitres généraux en secret, se
rassemblant dans une maison louée pour la circonstance par un des leurs.
C’est là que le majoral charge les frères de missions dans les divers
pays. On lui rend compte des collectes et des dépenses qui ont été
faites.» Au XIIIe et au début du XIVe siècle, les Pauvres constituaient
une sorte de confrérie où l’on entrait par le diaconat. Le diacre
subissait un examen préalable sur les Écritures, puis il allait étudier
à l’école que la secte possédait à Milan ou dans quelque autre maison
lui appartenant. L’ordination se faisait par le majoral ou par un autre
supérieur au moyen de l’imposition des mains.

Quant aux autres membres de la secte, ils devaient se rapprocher le plus
possible de la vie des Pauvres, mais sans être tenus à la suivre et
partout où la pratique de leur foi était impossible, ils avaient la
permission de se conduire extérieurement comme des catholiques plus ou
moins pieux.

L’hérésie vaudoise semble s’être tout d’abord développée dans la région
de Lyon; c’est dans cette ville que vivait le riche marchand Pierre
Valdo, qui donna son nom aux «Pauvres de Lyon,» parce qu’il avait fait
un abandon total de ses biens afin de pratiquer la pauvreté absolue.
Chassés de Lyon par l’archevêque, les Vaudois ou Pauvres de Lyon se
répandirent dans la région lyonnaise, le Dauphiné, la Provence et même
le Languedoc, où on les confondit avec les Cathares. Comme ces derniers,
ils essaimèrent en Italie, dans l’empire germanique et jusque sur le
littoral de la Baltique. Ils se cantonnèrent solidement dans les vallées
alpestres du Dauphiné et du Piémont que l’on appela plus
particulièrement les vallées vaudoises. C’est surtout là que
l’Inquisition les poursuivit.

Dès le début du XIIIe siècle, en 1208, Innocent III nommait les évêques
de Couserans et de Riez et l’abbé de Citeaux légats non seulement dans
la province de Narbonne et d’Auch, mais aussi dans celles d’Aix,
d’Arles, d’Embrun et de Vienne, pour y combattre l’hérésie, et en même
temps, l’empereur Otton IV de Brunswick ordonnait à l’évêque de Turin
d’expulser les Vaudois de son diocèse.

Dans le cours du XIIIe siècle, une série d’inquisiteurs procédèrent
contre eux; le dominicain Étienne de Bourbon qui parcourut le Lyonnais
et le diocèse de Valence et décrivit leurs croyances et leurs mœurs dans
ses _Anecdotes historiques_; l’évêque d’Avignon, Zoen Tencarari,
qu’Innocent IV envoya comme légat dans les provinces de Besançon,
Tarentaise, Vienne, Embrun, Arles et Aix en 1243; les Frères Mineurs
qu’Urbain IV institua, en 1263, inquisiteurs de Provence et de
Forcalquier.

Malgré les efforts de l’Inquisition, l’hérésie vaudoise était fort
puissante dans la région des Alpes, au commencement du XIVe siècle. En
Piémont et dans la haute Lombardie, les hérétiques tenaient publiquement
des congrès réunissant plus de 500 personnes.

Ils bravaient les inquisiteurs. En 1321, deux frères mineurs, Catelain
Faure et Pierre Pascal, avaient été envoyés contre eux par l’inquisiteur
en chef Jacques Bernard. Ils s’arrêtèrent à Montélier, au prieuré de
Saint-Jacques. Dans le silence de la nuit, un groupe nombreux
d’hérétiques armés pénétra dans le prieuré, brisant les portes de la
chambre où reposaient les inquisiteurs. Ceux-ci furent massacrés et les
meurtriers s’acharnèrent sur leur corps... Ils marchèrent, en 1332,
contre l’inquisiteur Jean Albert, de Castellazzo et l’obligèrent à fuir
et Guillaume, curé d’Angrogne, fut tué sur la place du village alors
qu’il venait de célébrer la messe; les Vaudois le soupçonnaient de les
avoir dénoncés à l’inquisiteur. A Suse en 1365, à Buqueras en 1374, des
inquisiteurs périrent ainsi. En 1383, en Dauphiné, les gens de Valpute
attaquèrent rudement le châtelain Antoine Ruchier, qui fut même blessé.
En 1474, l’inquisiteur Jean Veylet, accompagné d’un religieux et d’un
secrétaire, fut assailli entre le mont Genèvre et Césane; ses bulles,
ses papiers et ses pièces de procédure furent enlevés ainsi que l’argent
qu’il emportait pour aller à Rome. Quelques années plus tard, les
hérétiques de Valcluson attaquèrent et pillèrent la maison de
l’inquisiteur Blaise de Berra et tuèrent un de ses serviteurs. Les
tentatives amiables d’Alberto Cattaneo, en 1487, furent accueillies
assez mal; les Vaudois du Valcluson, se rassemblèrent en grand nombre et
parlèrent d’aller attaquer le commissaire apostolique[38].

  [38] JEAN MARX. _L’Inquisition en Dauphiné_, pp. 17-18.

C’était sans doute parce que l’hérésie était si puissante que parfois
les gouverneurs et les magistrats hésitèrent à prêter contre elle
main-forte à l’Inquisition. Le 19 octobre 1331, Jean XXII blâmait le
bailli de Briançon et le châtelain de Queyras des obstacles qu’ils
mettaient à la poursuite des hérétiques et les sommait en particulier de
livrer à l’Inquisiteur ou à l’évêque du lieu deux d’entre eux qu’ils
protégeaient[39].

  [39] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, nº 114.

Le successeur de Jean XXII, Benoît XII, activa de toute façon la
poursuite des Vaudois. Dès la première année de son pontificat, il
exhortait Humbert, dauphin du Viennois, à rechercher soigneusement les
Vaudois et à les livrer aux inquisiteurs (16 juin 1335) et le même jour,
il écrivait, dans le même sens, à Aymar de La Voulte, évêque de Valence.
L’année suivante (13 avril 1336), à la demande du frère mineur Guillaume
de Montrond, inquisiteur de Provence, il ordonnait aux prélats, aux
inquisiteurs, aux seigneurs temporels et aux villes de Lombardie, de
faire arrêter les hérétiques de l’Embrunois et des autres contrées de
Provence, réfugiés chez eux (VIDAL, nº 149).

Ainsi donné, l’élan ne se ralentit pas. L’inquisiteur Pierre de Monts et
l’archevêque d’Embrun faisaient brûler douze habitants de la Valpute en
face de l’église d’Embrun; en 1353, ils réconciliaient 150 Vaudois en
leur imposant des Croix et 18 autres, l’année suivante. Les deux
inquisiteurs franciscains, Hugues Cardillon et Jean Richard,
parcoururent, en 1363, les vallées de l’Embrunois.

Leur zèle fut encore dépassé par François Borrel. Il était déjà à la
tête de l’Inquisition dauphinoise avant l’avènement de Grégoire XI
(1370). Ce pape lui maintint ses fonctions et, après le grand schisme,
le pape d’Avignon Clément VII les lui confirma en 1381. Par une série de
bulles, Grégoire XI lui assura le concours du gouverneur du Dauphiné,
des seigneurs de Vinay, de Virieu, de Chateauvillain, du bailli d’Embrun
et de Briançon, des sires de Clermont et de Roussillon. Après avoir
énergiquement reproché leur faiblesse aux archevêques et évêques de
Vienne, Embrun, Tarentaise, Valence, Viviers, Grenoble, et Genève, il
leur mandait de se mettre à l’entière disposition du frère Borrel. Puis
s’adressant à l’inquisiteur lui-même, il lui ordonnait d’envoyer dans
toute l’étendue du Dauphiné, de la Savoie et de la Provence, des
missionnaires des quatre ordres mendiants, dominicains, augustins,
carmes, mineurs, pour prêcher les hérétiques (7 mai 1375). Cette
énergique campagne de prédications et d’inquisition était appuyée par la
présence d’un légat spécial du Saint-Siège, Antoine, évêque de Massa.
Les gouverneurs et les magistrats accompagnaient Borrel dans ses
tournées.

Les archives de l’Isère conservent «le cahier où Antoine Ruchier,
châtelain de Valpute, a inscrit la liste des vacations consacrées par
lui au service de l’Inquisition dans sa région.

«Il a secondé François Borrel, sur un mandement spécial de Charles de
Bouville, gouverneur du Dauphiné. Le 20 juin 1381, il s’est rendu à
Embrun où l’inquisiteur procédait à l’interrogatoire de Jean Lambert, un
«maître» de la secte vaudoise; trois hommes l’accompagnaient. En 1382,
il assiste l’inquisiteur dans l’examen de plusieurs hérétiques; ils vont
ensemble à l’Argentière où 140 témoins sont interrogés. En juillet 1383,
l’inquisiteur apprend que, parmi les gens de la Valpute qu’il a frappés
de peines canoniques, certains se sont enfuis et d’autres n’observent
pas leurs pénitences: il requiert donc le châtelain d’entrer avec lui
dans la vallée... Cependant, l’inquisiteur a reçu de graves dépositions
contre les gens du Valcluson; à la demande du prévôt d’Oulx, du vibailli
et du juge du Briançonnais, il s’en va prêcher la bonne parole aux gens
de cette vallée, accompagné toujours par Antoine Ruchier. Mais arrivés
dans la vallée, ils rencontrent une violente résistance; le châtelain
est blessé, il a les pouces démis. Néanmoins, il assiste l’inquisiteur
dans divers procès qui se déroulent à Embrun; plusieurs Vaudois relaps
sont livrés au bras séculier.

«Sur les instances de l’inquisiteur, le gouverneur du Dauphiné et le
Conseil delphinal ordonnent à Artaud d’Arces, bailli de Briançon,
d’entrer à main armée dans le Valcluson; l’inquisiteur et le bailli
requièrent, le 26 octobre 1384, Antoine Ruchier de pénétrer dans la
vallée avec le plus de forces qu’il pourra. L’expédition dure douze
jours. Armand du Roussel et Jean Rousset chevauchent à côté du
châtelain. Le 3 avril, l’inquisiteur porte à Oulx, une série de
sentences contre nombre de Vaudois arrêtés... Les hommes d’armes Jean
Faure, de Voreppe et Étienne de Blois, ont accompagné à cheval Antoine
Ruchier qui, au cours de cette longue campagne, a procédé à un certain
nombre d’exécutions capitales.» (MARX.)

Cette citation nous donne une idée de l’activité que déploya
l’inquisiteur Borrel, pendant un quart de siècle, non seulement dans les
vallées que nous venons d’indiquer, mais dans le Dauphiné, le Piémont et
la Savoie. Le résultat de ses enquêtes fut la création de nouvelles
prisons inquisitoriales, celles qui existaient auparavant ne suffisant
plus au nombre de prisonniers qu’il avait arrêtés et condamnés. Dès le 7
octobre 1375, Grégoire XI s’inquiétait de l’entretien des prisonniers et
il en donnait la charge aux évêques de leurs diocèses respectifs. Le 22
juillet 1376, il confirmait le projet élaboré par l’évêque de Missa et
un certain nombre de personnages ecclésiastiques et laïques de Vienne,
de la création d’une prison inquisitoriale dans un local de cette ville
appelé le Palais Vieux, appartenant à la mense archiépiscopale. Quant au
chapitre, il devait fournir une maison sise près de l’hôpital et qui
serait l’hôtel de l’Inquisition (Vidal, nºs 306 et 307). Le 15 août
1376, le Pape adressait un appel général à tous les fidèles, leur
demandant de contribuer par leurs aumônes à l’entretien des hérétiques
pauvres, prisonniers de l’Inquisition, «_pro alimentis carceratorum
hujusmodi_», ce qui semble bien indiquer que quand ils le pouvaient, les
«emmurés» devaient s’entretenir eux-mêmes.

Cette grande inquisition se poursuivit jusqu’en 1393; cette année-là, de
nombreux hérétiques furent brûlés à Grenoble. Ainsi se terminèrent les
fonctions de ce redoutable inquisiteur qui, devenu provincial des
franciscains de Provence, eut pour successeur, comme inquisiteur,
Antoine Alhaudi, nommé sur sa proposition par le pape le 1er juin 1393.

L’hérésie vaudoise ayant pénétré en Corse, l’Inquisition fut exercée
aussi, à plusieurs reprises, dans cette île; en 1340 et en 1369, sous la
direction de franciscains; en 1372, par un carme, évêque de Mariana; en
1372, par l’évêque d’Ajaccio et le vicaire général des franciscains.
Cinq ans après, Grégoire XI demanda à Léonard de Giffon, général des
franciscains, de déléguer un inquisiteur en Corse et en Sardaigne, ces
deux îles étant travaillées «de nombreuses hérésies» (24 juillet 1377;
VIDAL, p. XIII-XIV, et nº 309).




CHAPITRE V

L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE

SPIRITUELS, BEGHARDS ET LOLLARDS

SOMMAIRE.--Joachim de Flore.--Les _Spirituels_ de l’ordre
franciscain.--L’Inquisition contre les Spirituels et les _Fraticelli_
dans le Midi de la France.--Dans l’Empire germanique: Louis de
Bavière.--L’Inquisition contre les Béguins en France, en Espagne, en
Italie.--Les Lollards: Wicklef et Jean Huss; leurs doctrines
antisociales déchaînant les guerres sociales.--L’Inquisition contre les
Lollards et les Hussites.


A côté des Vaudois, le XIIIe siècle vit naître et se développer
plusieurs autres sectes exaltant la pauvreté et jetant le discrédit sur
l’Église coupable, à leurs yeux, d’entasser des richesses et de posséder
des principautés. Elles procédaient des écrits d’un ermite cistercien de
Calabre, Joachim de Flore, abbé de Curace, mort dans les dernières
années du XIIe siècle. Expliquant à la lumière de l’Apocalypse, la
Trinité, il apercevait une évolution historique au sein des trois
personnes divines et doublait ainsi sa théologie d’une philosophie de
l’histoire se terminant elle-même en prophétie.

L’Ancien Testament, disait-il, avait été l’œuvre du Père, qui lui-même
avait prédit l’œuvre rédemptrice du Fils. Le Nouveau Testament, œuvre du
rachat de l’humanité, était le règne du Fils; mais le Fils n’avait-il
pas prédit à son tour l’avénement de l’Esprit qui achèverait et
perfectionnerait son action, donnant ainsi au monde, après la rédemption
par le Fils, cet amour infini, et cette charité qui absorbe en elle-même
la foi et l’espérance parce que seule elle communique à l’homme la
plénitude de la divinité? Joachim de Flore décrivait les signes qui
annonceraient l’avénement prochain de cet Évangile éternel de l’Esprit
qui engloberait en lui les deux Testaments. Les générations qui le
suivirent, commentant ses écrits comme des livres saints, placèrent vers
1260 l’année où commencerait le règne de l’Esprit.

Cette théologie, tellement risquée que son auteur la soumit spontanément
au jugement du Saint-Siège, donnait naissance à une morale et à une
politique sociales. Le premier règne, celui du Père, est celui du
mariage, celui où la chair proche du péché primordial, l’emporte encore.
Le mariage qui réglemente les passions charnelles, est alors le degré le
plus élevé de la dignité humaine. C’est aussi celui de la crainte
courbant l’humanité tremblante devant le Dieu jaloux. Le règne du Fils a
porté à un haut degré la spiritualisation de l’homme; c’est l’âge de la
cléricature établie sur la continence absolue de la virginité.
L’avénement du Paraclet prédit achèvera cette œuvre de spiritualisation,
puisque le Paraclet est l’Esprit. «Les clercs ont commencé cette
sublimation des instincts mais n’ont pas renoncé à la vie active; ils
sont restés dans le monde, n’ont pas rompu complètement avec le corps.
Les moines porteront au plus haut degré, par la vie contemplative et le
renoncement absolu, l’exaltation de l’Esprit.»

Dans ces oppositions de deux Testaments, de la chair et de l’esprit et
dans l’annonce de cette victoire définitive de l’esprit, nous
retrouvons--il est vrai sans trace de manichéisme--certaines doctrines
cathares. D’autre part, ce détachement des choses matérielles, ce
renoncement absolu, les Pauvres de Lyon, les Vaudois, les prêchaient
aussi; et les prêchait aussi, vers le même temps, celui qui s’était
fiancé à dame Pauvreté, saint François d’Assise.

Aussi n’est-il pas étonnant que les visions apocalyptiques de l’abbé
calabrais aient séduit à la fois, au cours du XIIIe siècle, des
infidèles tels que les Cathares, des hérétiques tels que les Vaudois, et
des orthodoxes, prétendant le demeurer même quand il leur arriva d’être
condamnés par les papes, les franciscains.

Dès sa fondation, peut-on dire, et pendant tout le premier siècle de son
existence, l’ordre de saint François fut profondément divisé par la
question de la pauvreté. Les uns, plus près de leur saint fondateur,
voulaient la pratiquer absolument et n’admettaient pas que leur ordre
pût posséder; les autres acceptaient les atténuations que, du vivant
même de saint François, le Saint-Siège avait apportées à sa règle et à
son idéal et demandaient que l’ordre pût posséder des biens et des
richesses pourvu que chacun en usât en esprit de pauvreté. Les
controverses sur cette question furent souvent violentes et
déterminèrent des conflits pénibles et même des schismes au sein de la
famille séraphique.

Les défenseurs de la pauvreté absolue se reconnurent dans ces disciples
de l’Esprit ou _Spirituels_, qui devaient hâter l’avénement du Paraclet,
décrit par Joachim de Flore, par la contemplation et le détachement
absolu des choses de ce monde. La pauvreté selon l’idéal de saint
François était pour eux le signe extérieur de l’homme vraiment
spirituel. Aussi plusieurs d’entre eux firent-ils des commentaires des
écrits de Joachim de Flore et on finit par les appeler tous des
_Spirituels_. En 1247, ce fut un religieux à tendances joachimistes qui
fut élu ministre général de l’Ordre, Jean de Parme; il dut donner sa
démission en 1257 lorsque le pape Alexandre IV eut condamné
l’_Introduction_ à _l’Évangile éternel_.

Vers le même temps un franciscain du couvent de Béziers, Pierre-Jean
Olive (né à Sérignan, en 1248), exposait un joachimisme atténué qui fut
désormais la doctrine des Spirituels. Rejetant la doctrine condamnée par
l’Église du règne de l’Esprit se substituant à celui du Fils, il
reprenait néanmoins la division de l’histoire du monde en trois âges et
de l’histoire de l’Église en sept époques, imaginée par Joachim de
Flore.

Le troisième âge du monde correspond à la sixième et à la septième
époque de l’Église. La sixième est marquée non par la publication d’un
nouvel Évangile, mais par le renouvellement de l’Évangile du Christ sur
la base de la très haute pauvreté contenue dans la Règle de saint
François, laquelle s’identifie avec l’évangile du Christ. De même que le
deuxième âge du monde avait été caractérisé par la fermeté dans la foi à
la divinité de Jésus, de même le troisième âge sera caractérisé par la
fermeté dans la pratique de la pauvreté de Jésus. Saint François est
comme une réapparition du Christ sur la terre.

«Son ordre, ou plutôt ceux qui s’inspireront de son esprit, seront
vraiment des «pauvres évangéliques»; ils seront persécutés par l’Église
charnelle comme le Christ le fut par la synagogue; et de même que le
Christ fut enseveli, l’esprit de la Règle sera enseveli et étouffé par
les commentaires, les dispenses et les adoucissements. Olive calcule que
le troisième âge du monde doit durer 700 ans et commencer vers l’an 1300
avec le crucifiement des «Pauvres évangéliques» par l’Antéchrist qui
trouvera ses principaux partisans dans l’ordre franciscain. Mais de même
encore que le Christ est ressuscité, après ces épreuves viendra le
triomphe. Olive devint aussitôt le grand théoricien, le saint, le
prophète des spirituels[40].»

  [40] P. GRATIEN. _Histoire de la fondation et de l’évolution de
    l’Ordre des Frères Mineurs au XIIIe siècle_, p. 387.

Les franciscains Spirituels, après de nombreuses péripéties, crurent
triompher avec l’avénement de Célestin V (1294). Ayant pratiqué lui-même
la vie érémitique, dans la pauvreté, ce pape connaissait et estimait
deux Spirituels, Pierre de Macerata et Pierre de Fossombrosse. Il les
reçut, écouta leurs plaintes et les déliant de l’obéissance à leurs
supérieurs franciscains, il les autorisa à vivre selon leur idéal
d’absolue pauvreté dans des ermitages mis à leur disposition par l’abbé
des Célestins. Leur joie fut de courte durée. Moins d’un an après,
Célestin V abdiquait; son successeur Boniface VIII cassait sa décision
et favorisait les poursuites qui pourraient être dirigées contre les
Spirituels. Ces derniers, sous l’influence de Pierre de Fossombrosse,
qui prit dès lors le nom d’Ange Clareno, refusèrent de reconnaître
l’abdication de Célestin V, estimant qu’elle avait été extorquée et
l’élection de Boniface VIII fut jugée par eux schismatique; ils
continuèrent donc d’invoquer la décision de Célestin V, qui leur
permettait de vivre entre eux et ils s’intitulèrent petits frères de la
Vie Pauvre, _Fraticelli_. C’est l’un des noms sous lesquels on désigna,
dès lors, les _Spirituels_.

Après la mort de Pierre-Jean Olive (1298), les _Fraticelli_ se
multiplièrent. Ils groupèrent eux-mêmes autour d’eux des laïques du
Tiers-Ordre, qui voulaient, eux aussi, être les adeptes et les apôtres
de la pauvreté; on les appela _Béguins_ et _Béguines_.

Boniface VIII, Clément V et Jean XXII essayèrent de supprimer ce
mouvement qui de plus en plus faisait opposition à l’Église, lui
reprochant ses richesses et ses principautés, comme le faisaient les
Vaudois; mais il trouva un défenseur énergique dans la personne d’un
franciscain du couvent de Narbonne, fervent apôtre de la Pauvreté
évangélique, Bernard Délicieux, et dans un autre Mineur qui continuait,
dans ses écrits, l’œuvre d’Olive, Ubertino de Casal. Bientôt, les
Spirituels se répandirent en Italie et dans le Midi de la France surtout
à Narbonne et à Béziers; dans ces deux dernières villes, ils furent si
puissants qu’ils réussirent à chasser des couvents franciscains les
religieux qui ne voulaient pas de la pauvreté absolue.

Après maintes remontrances et plusieurs procès inutiles, le pape Jean
XXII voulut en finir avec eux et, le 17 février 1317, il ordonna aux
inquisiteurs du Languedoc de traiter désormais comme des hérétiques les
dissidents franciscains, quelle qu’en fût la dénomination: Spirituels,
_Fraticelli_, _Bizochi_, Béguins. A la fin de la même année, une
nouvelle bulle de Jean XXII (30 décembre) excommunia solennellement et
supprima la secte des _Fraticelli_, frères de la pauvre vie, les
_Bizochi_ ou Béguins, qui «prétextant une autorisation de Célestin V»,
s’étaient établis et multipliés en Italie, en Sicile, en Provence, à
Narbonne et à Toulouse. La Congrégation des Spirituels de Toscane qui
avait pour chef Henri de Ceva, fut condamnée quelques semaines plus tard
(23 janvier 1318) et les évêques eurent ordre de punir les rebelles[41].

  [41] Ces bulles sont résumées par VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition
    française_, nºs 16 et 16 _bis_.

Dès lors, les Spirituels, les _Fraticelli_ et les Béguins furent gibier
d’Inquisition.

Jean XXII inaugura les poursuites. Le 27 avril, il manda aux officiaux
de Narbonne et de Béziers d’instrumenter contre un certain nombre de
Frères Mineurs, fauteurs de dissensions et de scandale dans leur ordre.
C’étaient, pour Narbonne, Guillaume de Saint-Amans, Raymond Crivelier,
Cervian, Bernard Parazols, Bérenger Tortel, Jacques de Portal, Guillaume
Laurent, Jacques de Rieu, Laurent de Salses, Raymond Carlat, Bertrand
Durand, Pierre Fabre, Bernard François, Guillaume Sautons, Jean Barrau,
Guillaume Roger, Raymond Bordic, Arnaud Raymond, Bernard d’Alzonne,
François Sysinus, Pons Roca, Jean Rasier, Bernard d’Antugnac, Guillaume
Arnaud, Raymond Bels, Bérenger de Ferrals, Guillaume Toulza, Bernard
Bonet, Bernard Tournier, Bertrand Grancarota, Jean Corvi, Pierre
Austensii, Guillaume Pourcel, Jean Gleize, Raymond Ferrier, Jean Pruni,
Raymond Borditi, Gentilis de La Marche, Bernard de Saverdun, Raymond
Dejean, Raymond Maistre, Guillaume Rousset, Guiraud Marty, Pierre Vidal,
Guillaume de Vesian, et Jacques de Montesquieu.

C’étaient pour Béziers: les religieux franciscains Bernard Marty, Pierre
Dominique, Vincent Guiraud, Bérenger Juliol, Pierre Baysse, Pierre de
Raymond Gontard, Pierre de Raymond de Mayrac, Bernard Andrieu, Bernard
Pelhier, Bernard Guille, Béranger Cofi, Déodat Miquel, Jacques Séguin,
Pons Porteneuve, Jean Fabre et Guillaume Raoul.

Ces religieux, convoqués en Avignon, parurent en consistoire devant le
pape: ils avaient à leur tête Bernard Délicieux qui prit leur défense.
Jean XXII les somma de se soumettre: quarante le firent; mais les
vingt-cinq autres, soutenus par Bernard Délicieux, refusèrent.
L’Inquisition s’empara de leurs personnes et une bulle du pape du 8
novembre 1317 ordonna à l’inquisiteur de Provence et de Forcalquier, le
Frère Mineur Michel Le Moine, d’instruire leur procès (VIDAL, nº 15).
Quatre d’entre eux ayant persisté dans leur obstination, furent livrés
au bras séculier et brûlés à Marseille, le 7 mai 1318; un fut condamné à
la prison perpétuelle et les vingt autres à des pénitences légères. Dans
les années suivantes, l’Inquisition condamna au bûcher un assez grand
nombre de _Fraticelli_ et de Béguins à Narbonne, Lunel, Lodève, Béziers,
Capestang, Carcassonne et Toulouse (1319-1322).

Quant à Bernard Délicieux, il fut arrêté à l’issue de l’audience de Jean
XXII de 1317, soumis à une enquête dirigée par Guillaume Méchin, évêque
de Troyes, et Pierre Letessier, abbé de Saint-Sernin de Toulouse et
jugé, au nom du pape par l’archevêque de Toulouse et les évêques de
Pamiers et de Saint-Papoul. Au lieu de le poursuivre comme hérétique, on
l’accusa d’avoir ameuté le peuple de Carcassonne contre les inquisiteurs
et de l’avoir conduit lui-même à l’assaut et au pillage de la maison de
l’Inquisition, les armes à la main. D’après l’acte d’accusation, résumé
par le pape lui-même dans sa bulle du 16 juillet 1319, Bernard Délicieux
aurait fait briser par la foule les portes de la prison inquisitoriale,
mis en liberté les prisonniers, démoli les maisons de plusieurs
habitants du bourg de Carcassonne, et mis au pillage leurs jardins et
leurs biens. Il aurait aussi diffamé les procès de l’Inquisition et
appuyé les hérétiques, leurs adhérents et ceux qui leur donnaient asile.
Il aurait enfin tenté par trahison de faire passer Carcassonne, Albi et
Cordes de la domination du roi de France à celle de l’infant de Majorque
et contribué par ses envoûtements à la mort du pape Benoît XI, ennemi
des Spirituels.

Les juges ne retinrent que la première accusation et condamnèrent
Délicieux à la prison perpétuelle.

Contre cette politique de répression de Jean XXII les _Fraticelli_
invoquaient des lettres de plusieurs de ses prédécesseurs, par exemple,
la bulle de Nicolas III, _Exiit qui seminat_, insérée par Boniface VIII
au Sexte qui déclarait que la règle de saint François était visiblement
inspirée du Saint-Esprit et qu’en ordonnant la pratique de l’absolue
pauvreté, elle ne fait que suivre l’exemple du Christ et des apôtres; le
canon _Exivi de paradiso_ du concile de Vienne approuvé par Clément V et
inséré dans les Clémentines, qui approuvait, dans une certaine mesure,
les rigoristes. Pour en finir avec ces discussions, Jean XXII les
rouvrit afin d’aboutir à une sentence définitive. Saisie par lui, une
commission de théologiens condamna la thèse des Spirituels: mais le
chapitre général des franciscains réuni par le général de l’Ordre,
Michel de Césène, l’affirma une fois de plus, sous l’influence du
général lui-même, de Guillaume Occam et de Buonagrazia de Vérone.

Jean XXII crut trancher définitivement le débat en publiant, le 12
novembre 1323, la constitution _Cum inter nonnullos_, où il condamnait
comme hérétique la doctrine des Spirituels et des _Fraticelli_,
affirmant que le Christ et les apôtres n’avaient jamais rien possédé en
propre mais pratiqué l’absolue pauvreté; il la fit insérer dans le
_Corpus juris canonici_, à la section des _Extravagantes_.

Ce qui avait enhardi les Spirituels jusqu’à la révolte déclarée contre
le Pape, c’est qu’ils avaient trouvé un protecteur fort puissant dans la
personne de l’empereur allemand Louis de Bavière.

A la mort de Henri VII, une double élection avait attribué la couronne
impériale à deux rivaux, Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière. Le
pape voulut profiter de la circonstance pour affirmer, une fois de plus,
sa suprématie sur l’Empire; il se réserva de trancher lui-même le
différend et en attendant, il affecta la plus stricte neutralité entre
les deux adversaires, déclara l’Empire vacant et en confia le vicariat à
Robert d’Anjou, roi de Naples, chef du parti guelfe italien (1317). Les
deux rivaux n’en continuèrent pas moins à guerroyer l’un contre l’autre
et, le 28 septembre 1322, Louis de Bavière fit prisonnier, à la bataille
de Muhldorf, Frédéric d’Autriche.

Malgré cette victoire, Louis ne put pas obtenir la reconnaissance du
Saint-Siège, sans doute parce qu’il ne voulut pas accepter les
conditions qui en étaient le prix, et passant outre, il fit fonction de
roi des Romains, nomma un vicaire impérial en Italie et réorganisa la
ligue gibeline des seigneurs de Lombardie contre l’armée pontificale qui
assiégeait Visconti dans Milan et dut se retirer.

Jean XXII lança aussitôt contre lui un monitoire, le sommant
de comparaître en Avignon dans les trois mois, sous peine
d’excommunication. Louis de Bavière n’ayant pas comparu, après plusieurs
délais successifs, fut solennellement excommunié (1324). Cette
condamnation de l’empereur bavarois coïncidait avec celle des
Spirituels; elle les unit dans une étroite solidarité contre Jean XXII.

Le 22 mai 1324, dans sa déclaration solennelle de Sachsenhausen contre
le pape, Louis de Bavière prenait ouvertement le parti des _Fraticelli_
et des _Spirituels_. «La méchanceté du Pape, disait-il, s’attaque
jusqu’au Christ, jusqu’à la Très-Sainte-Vierge, jusqu’aux apôtres et à
tous ceux dont la vie a reflété la doctrine évangélique de la parfaite
pauvreté. Sept papes ont approuvé la règle que Dieu a révélée à Saint
François et par ses stigmates, le Christ l’a comme authentiquée de son
sceau. Mais cet oppresseur des pauvres, cet ennemi du Christ et des
apôtres cherche par la ruse et le mensonge à anéantir la parfaite
pauvreté.»

Dans sa savante étude sur Ubertin de Casal, le P. Callaey montre bien
que plusieurs _Fraticelli_ de marque collaborèrent directement à la
rédaction de cet appel de Louis de Bavière contre Jean XXII; l’un d’eux
était un ancien franciscain devenu bénédictin, François de Lautern. Le
27 juin 1324, Jean XXII ordonna aux archevêques de Cologne, de Mayence
et de Trêves, à l’évêque de Spire, au provincial et aux custodes
franciscains d’Allemagne, de l’arrêter et de l’envoyer en Avignon où son
procès serait instruit. Le provincial devait aussi se saisir de Henri de
Thalheim qui, au chapitre général de Pérouse, avait contribué à faire
triompher contre le pape la thèse de la pauvreté absolue et devait
devenir plus tard chancelier impérial. Jean XXII renouvela plusieurs
fois ses mandats d’arrêt contre François de Lautern; le 8 janvier 1326,
il ordonnait au custode de Ratisbonne de se saisir de lui à tout prix,
«parce qu’il semait des germes de doctrines perverses, _per diversa
Alemanniae loca_.»

Le ministre général Michel de Césène, bien que Spirituel, gardait encore
une extrême réserve. Au chapitre de Lyon, tenu à la Pentecôte de
1325--un an après l’appel de Sachsenhausen--il recommandait à tous les
franciscains de ne parler qu’avec modération et respect de l’Église
Romaine, du Pape et de sa définition sur la pauvreté évangélique[42],
ordonnant à tous les supérieurs de punir de prison les délinquants.

  [42] P. CALLAEY, _op. cit._, p. 247.

Poursuivant, malgré son grand âge, la lutte contre ses adversaires
coalisés sur le terrain religieux et politique, Jean XXII condamnait
solennellement l’un des principaux ouvrages de l’un des maîtres les plus
vénérés des Spirituels, les _Postilles_ d’Olive sur l’Apocalypse (8
février 1326). Il voulut aussi s’assurer de la personne de Michel de
Césène et de Buonagrazia de Bergame et sous peine de déposition et
d’excommunication, il leur fit promettre par serment de ne pas quitter
la curie et Avignon sans sa permission. Michel et son compagnon savaient
que leur procès allait s’instruire et les dispositions du pape ne leur
laissaient aucun doute sur l’issue qui lui serait donnée. Aussi
prirent-ils la fuite, de nuit, et allèrent se réfugier en Italie. Par
une bulle racontant tous ces faits, Jean XXII prononça contre eux la
déposition, conséquence de leur fuite et les inculpant d’hérésie,
chargea l’inquisiteur de Provence, le franciscain Michel Le Moine,
d’instruire leur procès (1er juin 1327). (VIDAL, nº 80.)

La lutte était ouverte entre le pape et la fraction de l’ordre
franciscain qui, malgré la sentence d’excommunication et de déposition
lancée par le pape contre Michel de Césène et Buonagrazia de Bergame,
continuaient de reconnaître le premier comme leur ministre général et le
second comme le procureur général de leur ordre.

Louis de Bavière, de son côté, accentuait son hostilité contre le pape.
Sous l’influence des spirituels de son entourage, il accusait
publiquement Jean XXII d’hérésie et en ne l’appelant plus que «Jean de
Cahors», il montrait qu’il ne le reconnaissait plus comme pape. En même
temps, il décidait de marcher sur Rome. Parti de Trente le 15 mars 1327,
il entrait à Milan et y recevait le 31 mai, de l’évêque d’Arezzo, la
couronne de fer. Il s’emparait de Pise, après un siège d’un mois (8
octobre 1327), et le 7 janvier 1328, faisait son entrée solennelle à
Rome et dans la basilique de Saint-Pierre. Le 11 janvier, au Capitole,
sur la proposition de l’évêque d’Aléria, le peuple le proclamait
empereur. «Au matin du 17 janvier, un cortège pompeux conduit de
Sainte-Marie-Majeure à Saint-Pierre l’empereur vêtu de soie blanche,
monté sur un destrier blanc. Les évêques d’Aléria et de Castello
célèbrent la cérémonie du couronnement, suivant le rite traditionnel;
puis Sciarra Colonna, l’insulteur de Boniface VIII, place, au nom du
peuple romain, le diadème sur la tête de «l’oint du Seigneur».

De son côté, Jean XXII avait successivement privé Louis du duché de
Bavière et de tous ses fiefs impériaux ou ecclésiastiques (3 avril 1327)
l’avait déclaré hérétique à cause de son adhésion à la doctrine des
Spirituels (23 octobre 1327) et enfin il fit prêcher la croisade contre
lui en déclarant nul son couronnement (31 mars 1328).

L’union de Louis de Bavière et des Spirituels se resserra à mesure que
la lutte devenait plus acharnée. Ubertino de Casal, Buonagrazia de
Bergame, Occam et Michel de Césène étaient à ses côtés à Rome et ils
contribuèrent à la double démarche qui allait déchaîner une guerre
inexpiable entre le pape et l’empereur et le schisme dans l’Église: le
18 avril 1328, dans l’atrium de Saint-Pierre, la déposition de Jean XXII
pour cause d’hérésie proclamée dans une assemblée de clercs et de
laïques, que présidait l’empereur Louis de Bavière; le 12 mai, jour de
l’Ascension, l’élection par la plèbe romaine d’un obscur Spirituel,
Pierre de Corbara, comme pape sous le nom de Nicolas V.

Nous n’avons pas à raconter les péripéties du schisme qui se termina, en
1333, par la soumission de Pierre de Corbara à Jean XXII, ni celles de
la lutte entre l’Empereur et le Saint Siège à laquelle mit fin, en 1347,
la mort de Louis de Bavière; ce qu’il importe c’est de voir la part
importante qu’eut l’Inquisition dans la répression des _Fraticelli_.

Elle les poursuivit dans ces pays du Midi de la France où leur secte
s’était tout d’abord développée. Le 10 octobre 1326, l’évêque d’Elne,
Bérenger Batlle était chargé par Jean XXII d’une enquête sur les erreurs
que professait, au sujet de la pauvreté absolue du Christ et des
apôtres, un franciscain de Villefranche de Conflent, Guillaume Nègre.
(VIDAL, nº 70). Pour échapper à l’Inquisition, un certain nombre de
Béguins de Béziers et de Narbonne cherchèrent à partir en Terre-Sainte
et en Grèce où nul ne les suspecterait, et l’un d’eux, Pierre Trencavel
de Lieuran-Cabrières recueillit des fonds pour cette émigration. Il fut
arrêté et condamné à la prison perpétuelle. Il réussit à s’évader de la
prison inquisitoriale de Carcassonne; arrêté une seconde fois, il fut
détenu dans la prison de l’inquisiteur de Provence avec sa fille Andrée,
«_de crimine hujusmodi vehementer suspecta et etiam fugitiva_». Le 21
mars 1327, le pape ordonna à Michel Le Moine, inquisiteur de Provence,
de remettre ces deux personnes à Jean Duprat, son collègue de
Carcassonne, chargé d’instruire leur procès. Trencavel fut condamné,
avec plusieurs de ses partisans: Étienne Gramat de Béziers, Blaise
Boyer, tailleur à Narbonne, le prêtre Jean Roger et Bernard Maurin,
prêtre à Narbonne.

Parfois, les hérétiques poursuivis se réfugiaient dans des églises et
des couvents, où la force publique ne pouvait pas pénétrer pour les
arrêter et ainsi, leur impunité était garantie par une sorte de droit
d’asile. Jean XXII le leur enleva à la demande du roi de France,
Philippe VI (25 mai 1328). Désormais, les agents de la puissance
séculière purent se saisir d’eux jusqu’aux pieds des autels si l’évêque
ou l’inquisiteur y consentait. De son côté, le pape demandait au roi de
permettre aux inquisiteurs de faire justice des partisans de Louis de
Bavière qui venant d’Italie en grand nombre, «_multi Tusci_», s’étaient
réfugiés dans le royaume de France, apparemment dans les provinces de
Provence et de Languedoc; en même temps, il lui transmettait les actes
du procès d’un certain Pochin Esburre que devait poursuivre
l’Inquisiteur de Provence (30 juillet 1328)[43].

  [43] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, nº 81.

Philippe VI dut répondre favorablement à cette demande puisque, dans le
courant de 1329, Jean XXII faisait instrumenter contre les _Fraticelli_
jusque dans Paris. En février 1329, il chargeait Géraud _de Campinulo_,
chanoine et chantre de Paris, de se saisir d’un _Fraticello_ Cecco
d’Ascoli; en mai, de publier les sentences portées contre Louis de
Bavière, l’anti-pape Pierre de Corbière et les juristes qui défendaient
leur cause à Paris, Jean de Jandun et Marsile de Padoue; enfin le 13
juillet, il chargeait le même Géraud, Hugues Michel de Besançon, évêque
de Paris, et l’Université de faire arrêter Géraud Rostang de Gênes,
partisan de Michel de Césène, dont il avait favorisé la fuite d’Avignon
en Italie.

L’évêque de Paris exécuta les ordres du pape qui le félicitait de son
zèle, le 28 février 1330, à l’occasion du procès d’un autre _Fraticello_
nommé Conrad. Ce franciscain ayant accusé le pape d’hérésie,
l’officialité de Paris l’avait arrêté et emprisonné. Son procès fut
instruit par l’inquisiteur de France, Aubert de Châlons et l’évêque de
Paris, d’après les prescriptions du Concile de Vienne. Les pièces de
l’instruction et les moyens de défense de l’accusé furent transmis au
pape qui les retourna à l’évêque et à l’official, en louant leur zèle et
en les exhortant à poursuivre l’affaire (28 février 1330), selon l’avis
qu’avaient émis les cardinaux Jacques Fournier et Pierre de Mortemart.
Mais la reine de France, Jeanne, s’étant intéressée à l’accusé, le pape
le fit relâcher, se contentant de son repentir.

D’autres documents nous montrent l’Inquisition d’Aragon et de Majorque
instrumentant contre les _Fraticelli_. Le dominicain François Sala,
lieutenant de l’inquisiteur, d’accord avec Gui de Terrena, évêque de
Majorque, poursuivit Bernard Fustier, frère Mineur qui leur avait été
dénoncé comme hérétique; chez lui on trouva de nombreux écrits infectés
d’hérésie, dont la plupart lui avaient été envoyés par un habitant de
Girone.

Ces procédures et celles qui furent engagées contre un noble
Roussillonnais, Adhémar de Mosset, inculpé lui aussi de béguinisme,
avaient été provoquées par les lettres envoyées par Jean XXII, le 24
avril 1330, à l’évêque d’Elne et à l’inquisiteur de Majorque pour les
engager à poursuivre énergiquement l’hérésie, et le 8 mai au roi de
Majorque, Jacques II, pour lui demander de favoriser de tout son pouvoir
l’action de l’évêque et de l’inquisiteur[44]. Le pape dut être content
de l’Inquisition et du roi, car deux ans plus tard, il leur adressait à
l’une et à l’autre ses félicitations.

  [44] VIDAL. _Bullaire de l’Inquisition française_, nºs 96, 97 et 99.

Quoique chef du parti guelfe en Italie, le roi de Naples, Robert
d’Anjou, montra moins de docilité. Sa femme la reine Sanche ne cachait
pas sa sympathie pour les Spirituels et sous son influence, le roi
prétendit s’opposer au procès inquisitorial que dirigea contre deux
d’entre eux, Pierre de Cadenet et André de Galian, le général de l’ordre
franciscain, nommé à la place de Michel de Césène, Géraud. Jean XXII
repoussa énergiquement ses plaintes, le menaçant de dénoncer au monde
entier la faveur que la reine accordait aux Spirituels. «Si la reine
irritée contre le général des Frères Mineurs prétend le diffamer,
écrivait-il le 13 mars 1332, au roi Robert, il sera obligé, lui et ses
frères, de publier et d’écrire en divers pays pour leur justification
que la reine favorise les schismatiques et les apostats de l’Ordre, que
de quelque part qu’ils viennent, elle les reçoit et leur fournit avec
abondance tout ce qui leur est nécessaire, tandis qu’elle persécute les
frères fidèles. _Elle ne souffre pas que le général ni même les
inquisiteurs et les évêques fassent leur devoir contre les hérétiques;
elle a, au contraire, arraché aux prélats les lettres que nous leur
avions adressées concernant l’office de l’Inquisition_.»

Alliés de Louis de Bavière contre la papauté, les Spirituels prirent une
grande importance en Allemagne, y faisant de nombreux prosélytes parmi
les mystiques d’une part, et de l’autre, parmi les gibelins et les
adversaires de la cour romaine. Aussi l’Inquisition les poursuivit-elle
avec une énergie toute particulière dans tous les pays qui n’acceptaient
pas l’autorité de Louis de Bavière.

Dans certaines régions ce furent les évêques qui dirigèrent la
poursuite. Parmi les captures les plus importantes que fit, en 1322,
l’archevêque de Cologne Henri, figurait un Béguin, Lollard Walter,
Hollandais, qui exerçait une telle influence sur ses disciples que,
adoptant son surnom, ils se nommèrent _Lollards_. Il prêchait et
écrivait en langue vulgaire comme devait le faire, deux siècles plus
tard, Luther. Arrêté, il refusa, malgré les supplices de la torture, de
livrer les noms de ses partisans et mourut sur le bûcher. En 1325, ce
furent des assemblées de Béguins qui furent découvertes; 50 d’entre eux
furent mis à mort, toujours par l’autorité épiscopale. L’action
énergique de l’archevêque de Cologne fut imitée, en Westphalie, par ses
collègues de Munster, d’Osnabruck, de Minden et de Paderborne et par
celui de Metz; dans cette dernière ville, plusieurs hérétiques furent
brûlés.

L’épiscopat sentit la nécessité d’organiser des Inquisitions régulières
et de les confier à des religieux. Aussi, vers 1340, nous voyons un
religieux augustin, Jordan, instrumenter en Saxe, condamner au bûcher à
Angermunde 14 hérétiques et un à Erfurt. Ce dernier qui se déclarait
Fils de Dieu et annonçait qu’il ressusciterait le troisième jour, semble
avoir été un fou plutôt qu’un hérétique.

Lorsque, après la mort de Louis de Bavière (1347), l’Empire eut à sa
tête un chef, Charles IV de Luxembourg, si dévoué au Saint-Siège, qu’on
le surnommait «l’Empereur des prêtres», l’Inquisition fut dirigée non
plus par les évêques mais par le pape. En 1348 Jean Schandelang,
dominicain de Strasbourg, fut nommé inquisiteur, au nom du Saint-Siège,
pour toute l’Allemagne.

Le Saint-Office eut à sévir à la suite du mysticisme déréglé et
révolutionnaire qu’allumèrent les horreurs de la Peste Noire et dont
l’une des manifestations, en Allemagne comme en France, fut la
multiplication des bandes errantes de Flagellants. Les mystiques en
rupture de ban, les Frères du Libre Esprit, les _Fraticelli_, les
Lollards, les Béguins, rejoignirent partout les Flagellants, surtout
lorsque le pape Clément VI eut sévèrement condamné leurs pratiques.
Aussi, à plusieurs reprises, les papes essayèrent-ils de nouveau de
remettre en mouvement contre tous ces hérétiques l’Inquisition. En 1353,
Innocent VI renouvela les pouvoirs de Jean Schandelang; en 1366, un
autre dominicain, Henri de Agro, exerçait les fonctions inquisitoriales
dans la province de Mayence, le diocèse de Strasbourg, le diocèse de
Bâle de la province de Besançon, aidé, comme l’avait décrété le concile
de Vienne, par les représentants des évêques. En 1367, Urbain V nommait
inquisiteurs toujours contre les Béguins, deux dominicains, Ludwig von
Caliga et Walter Kerlinger, et par deux édits signés à Lucques, les 9 et
10 juin 1369, l’Empereur Charles IV ordonna à tous les détenteurs de
l’autorité civile de donner leur concours le plus absolu aux
Inquisiteurs; en même temps, il remettait en pleine vigueur les
ordonnances portées par les empereurs Hohenstaufen du XIIe et du XIIIe
siècles, en particulier par Frédéric II, contre l’hérésie.

Ainsi organisée, la répression fut sévère; à Magdebourg, Erfurt,
Nordhausen, plusieurs Béguins furent brûlés. Elle fut efficace; car
l’Empereur déclara bientôt que l’hérésie était anéantie dans les
provinces de Magdebourg et de Brême, en Thuringe, dans la Hesse et en
Saxe et Grégoire XI ordonnait, en 1372, de poursuivre les hérétiques
dans les pays de Brabant, de Hollande, de Poméranie et de Silésie, où
ils avaient reflué vers les confins de l’Empire.

En affaiblissant l’Église partagée entre deux obédiences rivales, le
grand Schisme ne paralysa pas l’Inquisition d’Allemagne. En 1392, un
inquisiteur papal, nommé Martin, traversa la Souabe, réconcilia avec
l’Église un grand nombre de Béguins et de Spirituels et en envoya aussi
quelques-uns au bûcher; la même année, à Bingen, 36 hérétiques étaient
brûlés. Les années suivantes, 1393 et 1394, un autre inquisiteur papal,
Pierre, provincial des Célestins, montra une grande activité. Il
réconcilia un grand nombre d’hérétiques, se contentant de leur imposer
des pénitences canoniques; un de ses registres, dit M. Lea, ne contient
pas moins de 443 affaires.

Ce qui amena cette recrudescence d’activité de l’Inquisition, même
pendant le schisme, c’est que l’hérésie devenait de plus en plus
redoutable. Toutes les sectes qui avaient pullulé à la suite du
mouvement mystique des Spirituels s’étaient confondues les unes dans les
autres; d’autre part, l’hérésie vaudoise se réveillait à leur contact.
Enfin, toutes ces sectes prenaient de plus en plus un caractère
révolutionnaire.

Les Spirituels avaient dirigé déjà contre Jean XXII une offensive
religieuse et politique à la fois, puisqu’ils l’avaient déclaré intrus
et avaient fait cause commune avec son rival l’Empereur Louis de
Bavière, pour le faire déposer et déchaîner le schisme. Les doctrines
impérialistes des légistes furent propagées par les docteurs spirituels
contre la papauté. Le théologien franciscain Occam fit cause commune
avec les légistes impériaux, Marsile de Padoue et Jean de Jandun. A
mesure que le mouvement s’accentua, il prit un caractère social, parce
que c’était dans les masses populaires que l’hérésie se recrutait et
bientôt, de social il devint socialiste et même anarchiste, avec les
Lollards, Wicklef et Jean Huss.

En 1413, Jean Lucke tira des œuvres du premier 160 propositions qui
furent, bientôt après, condamnées par le Concile de Constance; or voici
celles qui, dans le nombre, traitent des relations sociales.

«1º Sans la grâce, l’homme ne saurait tirer un droit légitime de
propriété ni des dépositions des témoins, ni des sentences des juges, ni
de la possession matérielle, ni de l’hérédité, ni des mutations, ni même
de tout cela réuni;

«2º Puisque Dieu a donné à l’homme tout bien, dès que l’homme en abuse,
il ne peut plus se réclamer de la donation divine; et si ce titre de
propriété lui fait défaut, je ne sais quel autre il pourra alléguer;

«3º Tout homme injuste, occupant un bien de Dieu, ne saurait l’avoir que
par vol, rapine et brigandage.

«4º Toute communauté, toute personne ecclésiastique ayant coutume
d’abuser de ses richesses, peut en être dépouillée par le pouvoir civil,
quels que soient d’ailleurs les titres humains sur lesquels elle
s’appuie.

«5º Dieu ne peut pas donner à l’homme, ni pour lui-même ni pour ses
héritiers, une puissance civile perpétuelle.

«6º La succession n’est pas un titre suffisant pour légitimer une vraie
puissance, s’il ne s’y joint la charité.

«7º Toute personne en état habituel de péché mortel ne saurait exercer
un pouvoir légitime.

«8º Dans le cas où la patrie serait ravagée et dévastée, même par les
barbares, mieux vaudrait tout souffrir humblement que de repousser avec
courage l’agression.

«9º Dieu exige du pouvoir civil la justice; aussi quiconque est en état
de péché mortel n’est maître de rien.»

Il n’est pas nécessaire d’examiner longuement ces propositions pour leur
découvrir un caractère d’anarchisme mystique. D’après Wicklef, le
pouvoir n’est qu’une communication faite par Dieu à l’homme de son
pouvoir suprême; or Dieu ne se communiquant qu’à ceux qui sont en état
de grâce, quiconque est en état de péché mortel ne saurait entrer en
communication avec Dieu, et partant, exercer une autorité légitime.
Usurpateur en conséquence quiconque, en vertu des prétendues lois de
succession, du consentement populaire, de la possession même, prétend
gouverner sans la grâce de Dieu! C’est un devoir pour tout fidèle de se
dresser contre lui et de détruire une tyrannie d’autant plus odieuse
qu’elle s’attaque à Dieu lui-même.

Sans doute, les théologiens de la théocratie avaient prêché aux siècles
du Moyen-Age une doctrine qui peut être, par un certain côté, comparée à
celle de Wicklef. D’après eux, l’orthodoxie la plus rigoureuse devait
être exigée de tout détenteur du pouvoir et le prince qui se mettait en
opposition ouverte avec l’Église, était, par ce fait même, privé de
toute autorité. La déchéance du prince était la conséquence logique et
immédiate de son excommunication; et ainsi, si d’après Wicklef, il ne
pouvait y avoir d’autorité légitime sans état de grâce, d’après Grégoire
VII il n’y avait pas de pouvoir sans l’orthodoxie.

La ressemblance entre ces deux doctrines est toute superficielle. Ce qui
les distingue profondément, c’est que la doctrine théocratique désigne
le tribunal qui jugera les détenteurs de l’autorité, prévenus d’hérésie
et, à ce titre, passibles de déposition, comme aussi la procédure qui
précisera le crime dont la punition sera la déchéance. On peut trouver
excessives ces prétentions, mais comme loin de détruire l’autorité,
elles se contentent de la déplacer, en la centralisant aux mains du
pape, on ne saurait les accuser d’anarchisme.

Dans la théorie de Wicklef au contraire, le vice qui détruit l’autorité
n’est pas évident, car le péché mortel n’est pas un acte aussi
caractérisé qu’une rébellion ouverte contre l’Église. Le prince peut en
commettre dans sa vie privée, en secret, au sein même de sa conscience;
sa faute sera connue tantôt de lui seul, tantôt de ses familiers les
plus intimes, tantôt d’un nombre plus ou moins grand de ses sujets; elle
aura ainsi une publicité très variable. Mais surtout, qui pourra dire,
d’une manière certaine, si le péché est mortel. L’intention aggrave une
faute, en apparence légère, ou atténue un péché en apparence mortel.
Quel homme peut scruter les consciences au point de pouvoir deviner avec
certitude chez le prince le péché mortel qui doit être suivi du retrait
d’obéissance? En toute logique, Dieu seul pourrait le faire, or Wicklef
en reconnaît le droit à chacun! C’est la révolte à tout propos, le
signal de la révolte donné par le premier venu, à propos de n’importe
quel acte, que Wicklef prône dans ces propositions extraites de ses
œuvres. S’il ne nie pas l’existence théorique de l’autorité, en
pratique, il en rend l’exercice impossible, et l’anarchisme est la
conséquence nécessaire de ses erreurs théologiques.

Le communisme s’en dégage aussi avec une non moins forte logique. On
peut résumer en deux propositions les idées de Wicklef sur la propriété:
1º sans l’état de grâce, la propriété c’est le vol; 2º l’état de grâce
donne droit à la propriété. Or ces deux propositions justifient toutes
les convoitises et toutes les spoliations. A une dénonciation intéressée
qui lui était faite contre un fonctionnaire accusé de _carlisme_[45],
Louis-Philippe répondit finement que le fonctionnaire carliste était
celui dont un autre convoitait la place. Ne pouvait-on pas dire, avec
encore plus de raison, que le jour où le système de Wicklef aurait force
de loi, les propriétaires dont on convoiterait les biens--c’est-à-dire
tous--seraient immédiatement réputés en état de péché mortel; ce serait
l’anarchie dans la propriété. Et que signifie ce droit de propriété
conféré par la grâce sinon le droit de chacun à la propriété? car enfin,
si les consciences sont plus fortement inclinées au mal qu’au bien, il
n’est cependant pas interdit à personne d’atteindre, pour un temps plus
ou moins long, l’état de grâce, c’est-à-dire le droit à la propriété et
pour ménager à chacun l’accès à la propriété, le jour où la pureté de sa
conscience le lui permettrait, il n’y aurait qu’un moyen,
l’établissement du communisme.

  [45] C’est-à-dire partisan de la restauration de Charles X.

Wicklef n’a pas reculé d’ailleurs devant ces conclusions et dans son
traité sur le pouvoir civil (_De civili dominio_), il a formulé ce
théorème collectiviste: «Tous les biens de Dieu doivent être communs et
je le prouve ainsi. Tout homme doit être en état de grâce, et s’il y
est, il est le maître de la terre et de tout ce qu’elle contient.

«Or cela ne pourrait pas s’accorder avec la multiplicité de la race
humaine si les biens ne devaient pas être communs; donc ils doivent
l’être.»

Enfin l’idée de patrie était rejetée par Wicklef et par ses disciples;
car recommander une attitude toujours passive devant les attaques de
l’ennemi, condamner le défenseur de son pays, voir en lui un coupable,
n’est-ce pas rendre toute patrie impossible? N’est-ce pas nier les
devoirs que la patrie nous impose; n’est-ce pas même les transformer en
crimes? Et voilà comment nous trouvons dans l’âme de ce prédicateur
anglais du XIVe siècle les idées utopiques et antipatriotiques d’un
Tolstoï, propagées par les socialistes et les anarchistes modernes.
Ainsi anarchiste, communiste, «sans-patrie» apparut le système de
Wicklef au Concile de Constance qui le condamna et à l’Inquisition qui
en poursuivit les propagateurs.

Ces doctrines sortirent de la spéculation pure et donnèrent naissance à
de graves troubles sociaux. En Angleterre, les Lollards se soulevèrent,
saccageant les comtés d’Essex, de Kent, de Suffolk et de Norfolk,
ouvrant les portes des prisons, massacrant les hommes d’Église, de loi
et de finances. Le 13 juin 1381, jour de la fête du Saint-Sacrement, ils
entrèrent à Londres et le lendemain, ils tuèrent l’archevêque de
Cantorbéry et le grand prieur de Saint-Jean de Jérusalem, dont les têtes
furent promenées, au bout de piques, dans toute la ville. Que Wicklef
ait été sinon l’instigateur direct de ces atrocités, du moins
l’inspirateur de ceux qui les commettaient, c’est ce qu’il est difficile
de nier. Les Lollards et en particulier leurs chefs Wat-Tyler et John
Bull se réclamaient de lui; dans la suite, l’opinion publique fit
remonter jusqu’à ses prédications la responsabilité de ces violences;
enfin il est impossible de ne pas reconnaître une étroite relation entre
ses déclarations contre l’Église, sa richesse et son autorité temporelle
et ces excès contre les clercs, les prélats, les financiers et les
magistrats.

Jean Huss fut toujours présenté comme le disciple de Wicklef et son
continuateur; leurs contemporains n’ont pas établi de différence entre
eux et c’est ensemble qu’ils furent condamnés par le concile de
Constance. Cette étroite solidarité de ces deux hérétiques a été
nettement affirmée par l’historien français qui a le mieux étudié Jean
Huss et les hussites, Ernest Denis. Or tout en insistant de préférence
sur les erreurs théologiques de Huss, les Pères de Constance ont marqué
qu’elles étaient séditieuses et prêchaient la révolte au nom de la
grâce; ils en tirèrent cette proposition qui est du pur wickléfisme.
«Tout homme en état de péché n’est ni prince temporel, ni prélat, ni
évêque, _Nullus est dominus civilis, nullus est praelatus, nullus est
episcopus_.»

Le concile ne la lui prêtait pas à tort, car plus tard, Æneas Silvius
Piccolomini la retrouvait chez les Hussites. D’après eux, écrivait-il,
quiconque était coupable de péché mortel devenait incapable de remplir
n’importe quelle fonction civile ou ecclésiastique, et dans ce cas, la
révolte contre lui était «le plus sacré des devoirs.»

Comme celles de Wicklef, les doctrines de Jean Huss devaient déchaîner
le désordre et la guerre civile. En les condamnant avant le concile de
Constance, l’Université de Paris avait prédit que cette «hérésie
pernicieuse, féconde en lamentables crimes, ne pouvait qu’entraîner les
peuples à l’insoumission et à la révolte et finirait par attirer sur le
pays, assez malheureux pour les accueillir, la malédiction de Cham.»

Cette prédiction se réalisa à la lettre puisque, pendant une grande
partie du XVe siècle, la Bohême fut ravagée par la guerre des Hussites.
D’après les historiens anticatholiques, cette guerre avait été allumée
par le bûcher qui consuma, à Constance, Jean Huss et Jérôme de Prague,
malgré le sauf-conduit que leur avait donné le roi des Romains,
Sigismond. D’autres attribuent, avec plus de raison, une cause politique
à ces luttes; ils y voient des aspirations slaves identifiées avec
l’hérésie, contre le germanisme catholique. Mais il ne faut pas oublier
tout ce qu’il y avait de socialiste et de communiste dans les
revendications hussites; et à ce point de vue, le mouvement
révolutionnaire de Bohême, au XVe siècle, procédait directement des
doctrines de Jean Huss et de Wicklef, syncrétisme de tout ce qu’il y
avait d’antisocial dans les systèmes des Spirituels, des Bégards, des
Vaudois et des Cathares.

Dans sa belle _Histoire du peuple allemand_, Janssen met en évidence
cette vérité: «Par une adresse au Conseil de Prague, raconte-t-il, une
fraction du parti hussite propose l’adoption de douze articles
principaux. Ces articles réclament l’abolition de tous droits contraires
aux commandements de Dieu. L’abrogation du droit existant était le
premier pas à faire vers le but que l’on voulait atteindre: le libre
usage des eaux, forêts et pâturages pour tous. Dans l’administration de
la justice, tout devait être basé sur le droit divin. Les hommes étaient
frères; nul ne devait être soumis à qui que ce fût. D’autres voulaient
la communauté des biens: personne ne devait plus posséder une propriété
particulière. Celui qui gardait un bien pour lui seul était en état de
péché mortel.»

Légat en Bohême, le cardinal Branda insistait, en 1424, sur le caractère
antisocial des aspirations hussites: «La plupart de ces hérétiques,
dit-il, veulent la communauté des biens et soutiennent qu’on ne doit aux
autorités ni tribut, ni obéissance. Or par ces principes toute
civilisation est détruite. Les Hussites regardent comme non avenus les
droits divins et humains et ne songent qu’à s’en débarrasser par la
violence. Les choses iront si loin que ni rois ni princes, dans les
royaumes ou principautés, ni bourgeois dans leurs villes, ni
particuliers dans leurs propres maisons, ne seront plus en sûreté; car
cette abominable secte ne s’en prend pas seulement à la foi et à
l’Église; dirigée par Satan, elle déclara la guerre à l’humanité tout
entière dont elle attaque et renverse tous les droits.» Et il concluait
en disant que le salut de la société humaine, _conservatio societatis
humanae_, était intéressé autant que l’Église à la défaite des
hussites[46].

  [46] Ces trois dernières pages ont été empruntées à une étude signée
    de moi sur la _Répression de l’Hérésie au Moyen Age_ et qui a paru
    dans mes _Questions d’Histoire et d’Archéologie Chrétienne_ (Paris,
    Gabalda).

En parlant ainsi, le cardinal Branda faisait écho, à travers trois
siècles, au roi Robert le Pieux. Quand ce roi mit à mort les
néo-manichéens d’Orléans, il les accusait de préparer par leurs
doctrines, «la ruine de la patrie et la mort des âmes, _ruinam patriae
et animarum interitum_». Branda voyait dans la défaite des Hussites le
salut du genre humain, _conservatio societatis humanae_. Cette rencontre
du roi du XIe siècle et du cardinal du XVe, n’est pas fortuite; elle
montre que dérivant plus ou moins les unes des autres, les grandes
hérésies du Moyen-Age avaient un aspect antisocial, communiste,
anarchiste et que l’un des objets poursuivis par l’Inquisition a été
précisément de sauvegarder à la fois les intérêts sociaux et les vérités
religieuses qu’elles menaçaient en même temps.




CHAPITRE VI

L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE

JUIFS ET SORCIERS

SOMMAIRE.--Les Juifs et l’Église.--L’Inquisition contre les Juifs
relaps.--Sorcellerie et Magie.--L’Inquisition contre la sorcellerie.


L’Inquisition eut aussi à s’occuper des Juifs, mais à un point de vue
particulier.

Tant qu’ils restaient fidèles à leur religion ils échappaient
entièrement à son action. En vertu du principe que, ne connaissant pas
la loi chrétienne, ils ne pouvaient pas être jugés par elle, ils
jouirent, pendant tout le Moyen-Age, d’une liberté de conscience à peu
près complète. A maintes reprises, le droit canon proclame qu’aucun
d’eux ne doit être amené par la force au baptême. Une constitution de
Clément III défend à tout chrétien de conférer le baptême à un Juif qui
ne voudrait pas le recevoir, de le tuer, de le blesser ou de lui enlever
ses biens sans un jugement régulier de la société civile l’y autorisant,
ni de le gêner dans la célébration de son culte. Ordre était fait aux
fidèles de respecter la liberté individuelle des Juifs et leurs
cimetières et de n’exiger d’eux que les contributions accoutumées.
Clément III frappait d’excommunication ceux qui violeraient ces
prescriptions et déclarait prendre les Juifs sous sa protection. Il
ajoutait qu’en agissant ainsi il suivait l’exemple de Calixte II, Eugène
III, Alexandre III et Célestin III, ses prédécesseurs du XIIe siècle.

En insérant cet acte pontifical dans le livre V de ses Décrétales,
Grégoire IX faisait siennes ces prescriptions, au moment même où il
organisait l’Inquisition contre les hérétiques, et il est à remarquer
que le compilateur des Décrétales, celui qui y transcrivit la bulle de
Clément III, Raymond de Pennafort, avait été, quelques années
auparavant, un sévère inquisiteur en Aragon.

Les mesures édictées par le _Corpus Juris canonici_ contre les Juifs ont
été prises moins pour les persécuter que pour protéger contre leurs
entreprises et leur puissance les chrétiens. S’ils ne pouvaient avoir ni
esclaves ni serviteurs chrétiens, c’était pour préserver ces derniers de
leur emprise; et c’est pour la même raison que les chrétiens ne
pouvaient pas servir chez eux et que les fidèles de l’Église ne devaient
pas recourir à leurs médecins et à leurs chirurgiens, sauf dans des cas
de grave nécessité. Il est à croire que ces cas se présentèrent souvent;
car les médecins juifs eurent de belles clientèles chrétiennes et furent
souvent les médecins attitrés de papes et d’évêques.

Au même moment où l’Inquisition du Midi de la France poursuivait
l’hérésie, il y avait des juiveries dotées de privilèges et d’une
organisation particulière à Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Agde,
Béziers, Montpellier, Lunel et Beaucaire. «La juiverie de Narbonne était
située dans le domaine du vicomte de cette ville... Il y avait aussi, en
1276, quelques Juifs qui demeuraient dans celui de l’archevêque de
Narbonne. Il y avait plusieurs Juifs à Pamiers, sous l’autorité de
l’abbé et ensuite de l’évêque de cette ville et du comte de Foix qui en
étaient seigneurs.»

Dans la plupart des villes, qu’ils habitaient, ils possédaient des
synagogues où leur culte était libre et même parfois des écoles
rabbiniques, et les biens de ces synagogues et de ces écoles étaient
sous la garantie des lois de la société civile et de l’Église.

Dans les savantes études qu’il a consacrées, dans l’_Histoire littéraire
de la France_ aux «Écrivains juifs français» du XIVe siècle, Renan nous
rappelle que, chassés de France par Philippe le Bel, désireux avant tout
de s’approprier leurs richesses, malgré le droit canon, «les juifs
trouvèrent un asile dans les terres qui allaient devenir papales
(Avignon et le Comtat), dans le comté d’Orange, en Provence et en
Catalogne. «Vers le milieu du siècle, ajoute-t-il, nous rencontrerons
des étudiants juifs à Montpellier. L’arabe était enseigné par eux à
Arles, à Tarascon, à Perpignan. Le roi Robert d’Anjou était
l’instigateur de ce travail. Nous trouverons un grand nombre d’auteurs
hébreux qui lui dédient leurs ouvrages (par exemple Schemariah de
Nègrepont); c’est pour lui que Calonyme fit des traductions en latin.»
Parmi ces Juifs, dont Robert d’Anjou était le mécène, figurait Lévi de
Bagnols, auteur de plusieurs ouvrages de philosophie: «Les papes
d’Avignon, dit Renan, faisaient grand cas de ses travaux astronomiques.»

Dans ces conditions, les inquisiteurs n’eurent à s’occuper des Juifs que
lorsque, par leurs écrits, ils attaquaient l’Église ou bien lorsque
s’étant convertis, ils devenaient par leur baptême des justiciables de
l’Église pour tout ce qui regardait la foi qu’ils venaient d’adopter
librement, et en particulier pour le cas d’apostasie.

Autant en effet l’Église reconnaissait aux juifs le droit d’être et de
demeurer librement juifs, autant elle redoutait de les voir s’infiltrer
chez elle sous le couvert d’une conversion simulée. Elle craignait
d’être corrompue par cette immixtion sournoise d’éléments étrangers et
d’exposer ses fidèles aux entreprises d’ennemis prenant les fausses
apparences de frères. Aussi surveillait-elle la sincérité des Juifs
convertis et quand elle avait des raisons d’en douter, elle leur
appliquait les pénalités sévères qui frappaient les apostats; car le
Juif converti qui demeurait Juif dans sa foi était le renégat de son
propre baptême, c’est-à-dire un apostat. Punition d’une tromperie, moyen
de défense contre une sournoise pénétration juive, tel fut le caractère
des mesures inquisitoriales qui furent portées contre les Juifs relaps.

Reconnaissons, d’autre part, que plusieurs de ces conversions étaient le
fait non d’une simulation mais de la terreur. A maintes reprises, les
populations médiévales, dans tous les pays, manifestèrent la haine la
plus féroce contre les Juifs; à la suite de crimes commis par tels
d’entre eux ou d’accusations calomnieuses propagées par la crédulité,
elles firent de grands massacres, des pogroms, dirions-nous, de juifs;
et beaucoup d’entre eux ne purent conserver la vie qu’en se faisant
chrétiens. Que la paix revenue ils aient rejeté un christianisme qui
n’avait été pour eux qu’un abri contre l’assassinat, on le comprend; et
dans ce cas, semble excessive l’application qu’on leur faisait des
pénalités frappant les relaps.

En 1268, Clément IV ordonna aux Inquisiteurs de poursuivre les Juifs
convertis retournés à leurs erreurs; cette bulle fut renouvelée par
plusieurs de ses successeurs, Grégoire X, Nicolas III et Nicolas IV.
Elle était assurément appliquée puisque, en 1285, un dominicain,
Guillaume d’Auxerre, s’intitulait «Inquisiteur des hérétiques et Juifs
apostats de France.» Dans son _Bullaire de l’Inquisition française_, M.
Vidal nous présente plusieurs procès engagés par l’Inquisition contre
des Juifs convertis au christianisme, revenant au judaïsme.

Le 7 avril 1338, Benoît XII ordonnait à toute personne revêtue d’une
autorité civile ou religieuse de prêter main-forte à Raimond Raboti,
bénédictin du monastère de Saint-Eutychius, au diocèse de Spolète, et à
Laurent Raimbert, citoyen d’Avignon, chargés par le sénéchal de
Provence, Jean Badas, d’arrêter un espagnol nommé Alfonse Dias, «_qui
olim de judaismo ad fidem conversus, catholicam et sacri baptismatis
gratiam consecutus, postmodum, instigante diabolo... in errorem judaicae
caecitatis pristinum, tamquam canis ad vomitum... est subversus_.» Dias
s’était réfugié parmi les Juifs du Dauphiné ou de Savoie.

Une autre bulle de Clément VI (31 janvier 1343), nous montre un juif
relaps achetant, pour arrêter son procès, le notaire et commissaire de
l’Inquisition Menet de Robécour, chanoine de Montréal. Ce juif, Jean de
Lombers, avait été dénoncé comme relaps par Amiel Massol, Durand Ros,
Raymond de _Ulmo_, Jacques _Matfredi_ de Graulhet, Jean de _Cunho_ de
Puybegon, Guillaume Texier et Jean des Breuils, clercs et laïques des
diocèses de Castres et d’Albi. Cité, Jean de Lombers, au lieu de
comparaître, avait acheté Menet, lequel incarcéra les délateurs et les
soumit à la question pour leur faire retirer leur déposition. N’ayant
rien pu obtenir de ces témoins, Menet avait interpolé le texte de leurs
déclarations. C’est de leur prison où ils étaient détenus depuis la Noël
que ces témoins en appelaient au Saint-Siège; le pape ordonna à l’évêque
de Carcassonne de les entendre. Il est à croire que la plainte de ces
témoins ainsi emprisonnés, était fondée; car ils furent mis en liberté
et quelque temps après, Menet de Robecourt n’était plus commissaire et
notaire de l’Inquisition; mentionnant une procédure de lui, une bulle du
13 juin de la même année le désigne comme _ayant été_ commissaire et
notaire de l’Inquisiteur.

Le 30 septembre 1359, Innocent VI chargea le franciscain Bernard Dupuy,
inquisiteur de Provence, de rechercher les Juifs relaps qui s’étaient
réfugiés en d’autres pays. Ces pays c’étaient les royaumes de Castille
et d’Aragon puisque c’est à leurs rois que le pape recommandait la
mission de Pierre Dupuy. Une inquisition de même genre fut confiée par
Urbain V, le 26 juin 1364, au successeur de Pierre Dupuy, le franciscain
Hugues de Cardillon; elle devait porter sur la région de Carpentras, la
Savoie, le Valentinois et le Diois; car c’est auprès des seigneurs de
ces pays que le pape accréditait l’inquisiteur. En 1391, l’inquisiteur
de Carcassonne, Pierre de _Baucheyo_, poursuivait toujours les juifs
relaps puisque son vicaire, Bernard de Gaillac, en condamnait un à
Montpellier. Enfin en nommant, le 30 août 1409, le franciscain Pons
Feugeyron inquisiteur d’Avignon, du Dauphiné, de Provence et du Comtat
Venaissin, le pape nouvellement élu au concile de Pise, Alexandre V, lui
rappelait qu’il devait poursuivre les juifs convertis qui retournaient
au judaïsme.

L’Église s’est toujours efforcée de réagir contre les poussées de haine
qui entraînaient le peuple chrétien à des actes de violence contre les
juifs. Les inquisiteurs pouvant être emportés eux-mêmes dans ce
mouvement, le Saint-Siège leur rappela à plusieurs reprises les règles
du droit à cet égard. En 1360, les juifs de Provence avaient, dans une
supplique, signalé au pape Innocent VI un certain nombre d’abus de
pouvoir commis par les Inquisiteurs à leur détriment. On ne leur
permettait pas, par exemple, de recevoir copie, à leurs frais, des
procédures dirigées contre eux; on n’observait pas dans les procès où
ils étaient impliqués, le décret du concile de Vienne imposant
l’assistance d’un représentant de l’Ordinaire; la prison préventive
était pour eux aussi dure que l’afflictive, «_duro carceri qui magis ad
penam quam ad custodiam videtur tendere, presumitis mancipare_.» Le pape
prit en considération toutes ces plaintes et ordonna aux inquisiteurs de
tenir beaucoup plus de compte désormais, à l’égard des juifs, des règles
du droit et des lois de l’humanité.

Boniface VIII avait permis de donner aux juifs poursuivis, comme aux
autres inculpés, les noms des témoins à charge quand l’anonymat n’était
pas nécessaire à la sécurité de ces derniers; il est à croire que
parfois on ne tenait pas un compte suffisant de cette bulle. Grégoire XI
en renouvela les prescriptions le 1er juin 1372. Quelques années plus
tard, le 15 avril 1383, le pape d’Avignon retirait à l’Inquisition la
connaissance des procès dans lesquels seraient engagés des juifs pour
les confier aux Ordinaires apparemment plus cléments parce qu’ils
étaient mêlés davantage au monde. Ce fut l’objet d’une lettre qu’il
écrivit aux provinces ecclésiastiques de Sens, de Rouen, de Reims et de
Lyon. D’autre part, il permit la présence de juifs parmi ces _probi
viri_ qui assistaient les inquisiteurs pour peser les témoignages et
donner des consultations sur les cas litigieux.

Beaucoup d’hérésies versaient dans la sorcellerie et la magie, surtout
celles qui, comme les Lucifériens, se vantaient de conjurer les
maléfices de Satan en l’évoquant et en lui rendant un culte. Ces
pratiques magiques se multiplièrent surtout lorsque traquées, les sectes
devinrent occultes; en leur sein, certains de leurs adeptes, hommes et
femmes, essayaient de prendre un crédit tout particulier en faisant
croire que des pratiques de magie les mettaient en rapports avec
l’au-delà. Dans les milieux populaires la superstition attribua une
puissance fort grande aux sortilèges et aux pratiques de magie; de là,
la multiplication des sorciers.

L’Église avait de tout temps poursuivi ces pratiques, car outre qu’elles
étaient superstitieuses, elles tombaient facilement dans la plus
grossière obscénité; des scènes orgiaques et libidineuses avaient lieu
souvent dans les réunions mystérieuses de ces sectes.

Une fois fondée, l’Inquisition partagea avec l’épiscopat la répression
de la magie, des sortilèges et de la sorcellerie. Quand ce n’étaient que
pratiques superstitieuses ou immorales, les curies épiscopales
intervenaient, mais dès que quelque hérésie s’y mêlait, l’Inquisition
instrumentait. C’est ce que précisa le pape Alexandre IV dans sa bulle
du 9 décembre 1257. Jean XXII activa la guerre contre la sorcellerie qui
avait pris un développement inquiétant. En son nom, le cardinal
Guillaume Pierre Godin ordonna, le 22 avril 1320, à l’inquisiteur de
Toulouse de poursuivre tous les devins, adorateurs des démons et autres
faiseurs de sortilèges, et en 1330, le pape lui-même remit aux
inquisiteurs des provinces de Toulouse et de Narbonne la répression de
toutes ces pratiques criminelles: invocation des démons et conclusion
avec eux de pactes sacrilèges, fabrication et baptême de petites images
de cire, envoûtements et autres pratiques de sorcellerie, profanation
des sacrements de l’Église et surtout de l’Eucharistie, dans les
pratiques de magie. «Le pontife ne distinguait plus entre la
superstition et l’hérésie; tout était désormais considéré comme des
attentats contre la foi, et c’est le châtiment des hérétiques qui était
désormais réservé à tous les sectateurs de la sorcellerie.» Les nombreux
cas de sorcellerie qui figurent dans le _Bullaire de l’Inquisition
française_ nous prouvent combien grande sur ce terrain était l’activité
des inquisiteurs stimulés par les papes.

Le 28 juillet 1319, Jean XXII ordonnait à l’évêque de Pamiers, Jacques
Fournier, qui faisait fonction d’inquisiteur dans son diocèse, de
poursuivre «trois enfants de Bélial», Pierre Azéma, prêtre, Pierre
Ricard, de l’ordre des Carmes et Galharde Enquede, de Montgaillard,
inculpés de fabrication d’images superstitieuses, d’incantations, de
consultations de démons, de fascinations, de maléfices et autres
pratiques superstitieuses. Nous ne connaissons pas les péripéties de ce
procès, mais on sait qu’un moine, Pierre Ricard, fut condamné pour
sorcellerie, à Pamiers, le 17 janvier 1329. En juin 1320, un prêtre
était inculpé de sorcellerie avec plusieurs complices et détenu à
Carcassonne; le pape enjoignit au sénéchal de les remettre à deux de ses
familiers, Gailhard de Mazerolles et Pierre de la Penne, qui les lui
remettraient pour être jugés, avec les pièces du procès fait à
Carcassonne.

Le procès de Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, qui fut commencé par
l’inquisiteur de Tours et passionna l’opinion par les incidents qui s’y
mêlèrent, était un procès de sorcellerie. On l’accusait de fabrication
d’images de cire et d’incantations diaboliques pour gagner les faveurs
d’une dame. En 1327, c’était un moine cistercien de Valmagne au diocèse
d’Agde, Raymond Miquel, qui était accusé d’adorer le démon. Jean XXII
évoqua le procès à la curie et demanda à l’évêque de Béziers d’y faire
conduire ce moine sous bonne garde.

L’inquisiteur de Paris, Aubert de Châlons, rivalisait de zèle avec ses
collègues du Midi. En 1330, il intenta une poursuite à maître Anselme de
Gênes, chirurgien à Paris, et à Réginald de Cravant, clerc du diocèse
d’Auxerre pour hérésie et sorcellerie.

Avant de succéder, en 1334, à Jean XXII, Jacques Fournier comme évêque
de Pamiers puis de Mirepoix, avait fait plus que de s’intéresser à
l’Inquisition; il avait été inquisiteur en même temps qu’évêque et il
s’était occupé des sorciers et des occultistes. Il n’est donc pas
étonnant que, devenu pape sous le nom de Benoît XII, il ait donné une
attention toute particulière à ces questions de magie. Le 24 avril 1335,
il demandait à l’évêque de Paris, Guillaume de Chanac de lui envoyer
tout le dossier d’un clerc originaire de L’Hay, Garin, incarcéré par
ordre de Hugues de Besançon, prédécesseur de Chanac, et inculpé «_super
diversis horrendis sortilegiis, maleficiis et erroribus_.» Sur les
terres du comte de Foix, Gaston II, auxquelles il continuait de
s’intéresser particulièrement, il faisait arrêter Pierre de Coarraze,
Nicolas de Saint-Boé, Lespaylier de Solas et Divinus de Salies, vivement
suspects de maléfices et invocations aux démons, et il demandait qu’on
les lui envoyât en Avignon. Ils y étaient encore en prison l’année
suivante; l’inquisiteur Guillaume Lombard poursuivait leur procès.

Les montagnes de Béarn et de Bigorre devaient abonder en sorciers et en
magiciens si nous en jugeons par les lettres qu’écrivait à leur sujet
Benoît XII au comte de Foix et à l’évêque de Tarbes.

Il se passait des choses aussi étranges dans les montagnes de Limoux et
de Pamiers. Un clerc de Rieux, Guillaume de Mousset, dit le bâtard de
Mousset, et plusieurs cisterciens de l’abbaye voisine de Boulbonne,
Raymond Fenouil, Arnaud Gifre, Bernard Aynier et Bertrand de Cahuzac, se
livraient à l’alchimie pour qu’elle révélât un trésor à leur cupidité.
Mousset leur apprit qu’il connaissait près de Limoux une montagne
enchantée dans les flancs de laquelle il y avait un trésor enchanté,
gardé par une magicienne.

Pour parvenir à cette montagne, gagner cette magicienne et enlever ce
trésor, il fallait une statue de cire parlante que l’on devait baptiser.
Cette statue, achetée par Guillaume, fut apportée à Pamiers, chez un
certain Pierre Garaud et de chez Garaud, Raymond Fenouil la transporta
lui-même au monastère de Boulbonne, où il la posa sur l’autel de
Sainte-Catherine. Les moines qui n’étaient pas dans le secret l’y
laissèrent, puis Raymond la rapporta à Pamiers chez Garaud. Ces
religieux poussèrent l’audace jusqu’à confier à leur abbé Durand la
statue enfermée dans une corbeille avec neuf aiguilles qui devaient
servir à la transpercer. Raymond Fenouil garda plusieurs jours un rituel
contenant le formulaire du baptême; il le tenait d’un clerc de l’église
de Montaut, auquel il demanda du Saint-Chrême de cette église, sans
pouvoir d’ailleurs l’obtenir. Qu’advint-il de la statue de cire, des
aiguilles et du baptême? le fit-on et eut-on du Saint-Chrême? mais
surtout que devinrent la montagne enchantée, le trésor et la magicienne?
Nous ne le savons pas, car la lettre de Benoît XII ne parle que d’une
enquête à faire sur ces faits, encore plus projetés que réalisés. Une
lettre écrite, six mois après, par le pape à l’abbé de Boulbonne (23
juillet 1340) pour l’exciter à mener rondement le procès, ne nous
renseigne pas davantage.

Sous Alexandre V, eut lieu un procès de magie qui était aussi curieux.
Quoique bons catholiques, croyant à tous les articles de la foi, allant
à la messe et recevant leur Créateur, une fois l’an, trois citoyens de
Narbonne Pierre Olive, Jean Guillem et Arnaud Peynore exposaient au pape
qu’ils avaient eu recours à un nécromancien; mais c’était pour le bien
commun. Ils voulaient, par des incantations, rectifier le cours de
l’Aude qui longeait la Cité de Narbonne et passait sous le pont qui
l’unit au Bourg, afin d’éviter de dangereuses incursions de l’Aude dans
la ville; ce qui nous prouve, en passant, que le cours d’eau était déjà
un torrent, en 1411 et même bien longtemps avant.

Il fallait, pour y parvenir, briser un gros rocher qui obstruait le
cours de la rivière et pour cette œuvre difficile mais utile, nos trois
citoyens comptaient que le nécromancien leur procurerait le puissant
concours du démon.

Mais l’Inquisition veillait à l’observation des bulles d’Alexandre IV et
de Jean XXII; elle cita en sa maison de la Cité de Carcassonne les trois
citoyens de Narbonne. Obéissants, «_ut filii obedientie_», ils s’y
rendirent tous les trois _unanimiter_: mais ils étaient aussi
procéduriers qu’obéissants et quand l’inquisiteur les eut interrogés ils
ne voulurent pas répondre, l’official de Narbonne étant seul qualifié
pour connaître l’affaire, puisque aucune hérésie ne s’y trouvait
impliquée.

L’inquisiteur ne fut pas de cet avis et il commença par extorquer aux
comparants de l’argent pour payer la procédure déjà engagée. Mais
ceux-ci n’entendaient pas payer toujours, en attendant que l’official et
l’inquisiteur s’étant mis d’accord, l’affaire pût être réglée, et ils
demandaient au pape de trancher la question de compétence. Alexandre V
se montra débonnaire, plus assurément que ne l’eussent été Benoît XII et
Jean XXII: il chargea l’abbé de Saint-Gilles de prononcer entre
l’inquisiteur et l’official, et puis, d’absoudre _ad cautelam_ les trois
Narbonnais de la sentence d’excommunication, si elle tombait sur eux de
l’official ou de l’inquisiteur.

Cette lettre d’Alexandre V, comme celle de Martin V introduisant un Juif
parmi les _probi viri_ dans les procès inquisitoriaux où leurs
coreligionnaires étaient impliqués, marquent un singulier adoucissement
de l’Inquisition. Elle est à son déclin vers 1430 et si elle persiste
encore, condamnant encore des _Fraticelli_, en Italie, et Jeanne d’Arc,
en France, ce n’est pas d’elle ni même de l’Église qu’elle tire sa vie,
mais du pouvoir civil qui l’a accaparée pour en faire, à son profit, un
instrument de domination.




CHAPITRE VII

L’INQUISITION ASSERVIE PAR LE POUVOIR CIVIL

SOMMAIRE.--Philippe le Bel et l’Inquisition méridionale.--Bernard
Délicieux.--Le procès des Templiers et l’Inquisition de France.--Le
cardinal Bérenger Frédol.--Les Templiers à la question.--Procès
inquisitoriaux au XIVe siècle.--Hugues Aubriot.--Procès de Jeanne d’Arc:
Cauchon, les Anglais et l’Inquisition.


L’établissement et le fonctionnement de l’Inquisition, au XIIIe siècle,
avaient suscité de sérieuses oppositions non seulement de la part des
hérétiques, déclarés ou cachés, qu’elle menaçait directement, mais aussi
de populations qui, même orthodoxes, avaient des relations avec les
hérétiques, de magistrats civils qui voyaient à côté d’eux une
organisation aussi redoutable, prétendant disposer d’eux, et même de
communes craignant pour l’indépendance du pouvoir civil, la
toute-puissance de cette nouvelle institution. De là des conflits et des
troubles qui jalonnent, en France et en Italie surtout, mais aussi en
d’autres pays, l’histoire de l’Inquisition.

Elle ne fonctionnait régulièrement que depuis huit ans lorsqu’à la suite
d’exécutions ordonnées par les inquisiteurs Arnaud Cathala et Guillaume
Pelhisso, plus de 300 personnes se révoltèrent contre eux à Albi. Deux
ans après (1235), à Toulouse, les consuls eux-mêmes se mirent à la tête
de leurs concitoyens pour expulser les Frères Prêcheurs et
l’inquisiteur; on fit de même à Narbonne où le couvent dominicain fut
envahi et les registres de l’Inquisition déchirés. Une intervention de
Grégoire IX auprès du comte Raymond VII, ramena les Prêcheurs à Toulouse
en 1237.

Vers 1280, à Carcassonne, se forma contre l’Inquisition une violente
opposition au sein de la bourgeoisie qui craignait pour les libertés
communales et la liberté individuelle de chacun surtout depuis que
quiconque s’opposait à la volonté des inquisiteurs, était considéré
comme fauteur d’hérésie ou même hérétique et tombait sous la menace des
peines réservées à ces catégories de personnes. Sous la conduite d’un
haut dignitaire de l’Église, apparenté à la haute bourgeoisie de la
ville, Sanche Morlane, archidiacre de Carcassonne, se noua un complot
ayant pour objet de prendre et saisir les registres des inquisiteurs sur
lesquels figuraient nombre de suspects pouvant, à ce titre, monter
quelque jour sur le bûcher. Le projet fut éventé et l’un des
conspirateurs avoua; des poursuites furent engagées par l’Inquisiteur.
Mis en cause, l’archidiacre paya d’audace et porta plainte au pape;
d’autre part, les consuls en appelèrent au roi. Sanche Morlane et les
consuls reprochaient à l’Inquisition de ne pas se limiter aux poursuites
contre les hérétiques, mais d’établir un régime de suspects en menaçant
quiconque ne lui était pas dévoué.

Ces plaintes fournirent à Philippe le Bel l’occasion qu’il cherchait
d’intervenir. Fier de son autorité royale et désireux de la défendre
contre toute immixtion pontificale, comme allait le prouver son violent
conflit avec Boniface VIII, il ne pouvait pas voir d’un bon œil ces
tribunaux inquisitoriaux portant des jugements redoutables au nom de
l’autorité spirituelle et obligeant, sous peine d’excommunication,
l’autorité temporelle à les exécuter sans discussion. La domination du
Saint-Siège que redoutait le roi, n’avait pas d’instrument plus
redoutable que l’Inquisition, surtout depuis que le Catharisme étant
définitivement vaincu, elle avait singulièrement étendu ses attributions
et son action.

Abolir l’Inquisition était difficile; à le tenter on risquait de passer
pour fauteur d’hérésie. Plus habile, Philippe le Bel crut que le mieux
était de mettre sur elle la main du roi, en la contrôlant, en prenant
une part de plus en plus grande à ses jugements, en discutant leur
exécution; et lorsque ce serait accompli, faire un pas de plus et
l’asservir au pouvoir royal pour faire de cette institution de la
toute-puissance pontificale l’instrument des volontés royales. Les abus
de l’Inquisition, dénoncés par la bourgeoisie et même le clergé
séculier, allaient être exploités dans ce sens par Philippe le Bel.

Accueillant la plainte des consuls de Carcassonne, il fit défense à son
sénéchal d’emprisonner personne à la demande des inquisiteurs à moins
que ce ne fussent des hérétiques manifestes. Bientôt après, il annonça
la prochaine arrivée en Languedoc d’enquêteurs royaux qui remédieraient
aux abus. Puis, il décréta qu’aucun juif converti ne pourrait être
arrêté comme hérétique ou relaps, sur réquisition des inquisiteurs, sans
que les motifs de l’arrestation eussent été examinés par le sénéchal ou
le bailli royal (1295).

Cette dernière mesure, extension des deux premières, équivalait à
imposer l’exequatur royal comme condition préliminaire de toute
poursuite inquisitoriale.

Gardons-nous d’expliquer cette politique par le désir de modérer les
rigueurs de l’Inquisition ou de rendre plus libres les consciences. Ces
sentiments étaient étrangers à Philippe le Bel, quelque «moderne» qu’on
le suppose; il ne recula jamais devant la brutalité quand il la crut
utile à son gouvernement et, d’autre part, il était, non moins que son
aïeul Saint Louis, le défenseur zélé de l’orthodoxie catholique. Ce qui
le prouve c’est que, à plusieurs reprises, il manda à son sénéchal de
Carcassonne de prendre des mesures de rigueur contre les juifs, les
faisant tous arrêter et jeter hors du royaume, en 1306, et menaçant de
mort ceux d’entre eux qui y rentreraient. Ce même prince qui, en 1295,
faisait mine de vouloir modérer l’Inquisition, devait, en 1304, en
renforcer la puissance et proscrire comme séditieuse toute ligue formée
contre les Inquisiteurs. L’intervention de Philippe le Bel n’avait donc
que des mobiles politiques.

Le pape Boniface VIII comprit la gravité de cette mainmise du pouvoir
royal sur l’Inquisition et pour montrer à quel point il la repoussait,
il ordonna, en octobre 1297, à l’inquisiteur de Carcassonne d’entamer
des poursuites pour crime d’hérésie à plusieurs fonctionnaires royaux de
Béziers. Ainsi le conflit qui mettait aux prises le pape et le roi, au
sujet de la levée des décimes, se compliquait d’un autre conflit à
propos de l’Inquisition.

Ce désaccord sembla s’apaiser l’année suivante. Pour prix de certaines
concessions pontificales dans le domaine politique et fiscal, Philippe
le Bel renonça momentanément à ses empiètements sur l’Inquisition. Dans
le sixième livre (le Sexte) qu’il ajouta, le 3 mars 1298, au _Corpus
juris canonici_, Boniface VIII réclama comme un droit absolu de l’Église
de requérir le concours sans condition des fonctionnaires séculiers à
l’action inquisitoriale, et par conséquent, condamna implicitement les
prétentions qu’avait émises Philippe le Bel, en 1295, de ne faire
exécuter les sentences de l’Inquisition que lorsque, examinées par lui,
elles auraient eu son approbation. Or loin de protester contre cette
bulle pontificale à laquelle Boniface VIII attachait une telle
importance qu’il l’avait insérée dans le Code même de l’Église
universelle, le roi ordonna à ses officiers de la respecter
scrupuleusement (6 et 15 septembre 1298).

L’une des conséquences immédiates de ces deux actes fut la soumission
des Carcassonnais qui, sous la direction de deux légistes, Guillaume
Garric et Guillaume Brunet, maintenaient la vive opposition qu’avait
dirigée contre l’Inquisition, les années précédentes, l’archidiacre
Sanche Morlane. Dans une assemblée, réunissant les évêques, les abbés,
les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne et des «gens du roi» tels
que Jean de Burlas, maître des arbalétriers et Lambert de Thury,
seigneur de Saissac et lieutenant du sénéchal, ce dernier obtint de
l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville le pardon des habitants de
Carcassonne. Douze des meneurs, anciens consuls, avocats et notaires,
reçurent des pénitences; la ville dut ériger dans le couvent des
Prêcheurs une chapelle en l’honneur de Saint-Louis, récemment canonisé,
et les excommunications portées par l’inquisiteur furent levées. En
somme, Philippe le Bel abandonnait ceux dont, quatre ans auparavant, il
avait encouragé la résistance. Ainsi le comprirent les légistes
carcassonnais et en particulier Guillaume Garric et Castel Fabre, qui
avaient été sévèrement punis par l’Inquisiteur.

Cette entente entre Philippe le Bel et Boniface VIII fut de courte
durée; en 1300, commencèrent entre eux des négociations difficiles à
propos de l’évêque de Pamiers, Bernard de Saisset, dont le roi
poursuivait le procès malgré le pape. Aussi le roi reprit-il ses
entreprises contre l’Inquisition, avec l’aide dévouée d’un certain
nombre de légats et de prélats. L’un des plus acharnés fut un membre du
conseil du roi qui devait devenir, en plusieurs affaires graves, le bras
droit de Philippe le Bel, Guillaume de Nogaret. Il avait des raisons
particulières de haïr l’Inquisition: il appartenait à une famille de
cathares de la région de Carcassonne; son grand-père avait été brûlé
comme hérétique et si la législation spirituelle et civile frappant
d’incapacité les fils et petits-fils d’hérétiques avait été observée, il
n’aurait pas pu occuper les charges importantes qu’il détenait et toutes
celles dont la confiance du roi allait le combler.

Les prélats du Languedoc furent, avec des nuances, partisans du roi, le
soutenant les uns discrètement, les autres plus ouvertement contre le
pape et les inquisiteurs. Leur métropolitain, Gilles Aycelin, archevêque
de Narbonne, était le chancelier de Philippe le Bel. Ce fut à plusieurs
de ces évêques que le roi confia la surveillance de l’Inquisition. Dans
son procès, Bernard Délicieux déclara qu’en 1300, Gaucelm, évêque de
Maguelone, et Bérenger Frédol, évêque de Béziers, étaient délégués par
le roi et les prélats pour examiner les procès de l’Inquisition, «_erant
deputati per regem et praelatos et suum consilium ad videndum processus
dictorum inquisitorum_.»

Ce changement de front du pouvoir royal ranima l’opposition contre
l’Inquisition; elle trouva un chef actif et énergique dans la personne
d’un frère Mineur du couvent de Narbonne, Bernard Délicieux. Une
députation conduite par lui partit pour Senlis où résidait la Cour; elle
apportait au roi les doléances des populations d’Albi, de Carcassonne et
de Toulouse contre l’Inquisition. C’était le moment où le procès de
l’évêque de Pamiers mettait de nouveau aux prises Philippe le Bel et
Boniface VIII. Aussi le roi accueillit-il avec faveur la députation dont
Délicieux fut le porte-parole. L’évêque d’Albi, Bernard de Castanet,
dénoncé comme ayant pris part aux cruautés de l’Inquisition, fut
condamné à une amende de 2.000 livres; le roi exigea et obtint des
dominicains la révocation de l’inquisiteur toulousain Foulques de
Saint-Georges, accusé de rigueurs excessives par la députation.

Puis survinrent plusieurs ordonnances qui, sous prétexte de combattre
les abus, mettaient l’Inquisition sous le contrôle des évêques et du
roi. Le 7 décembre 1301, Philippe le Bel rappelant que la prison
inquisitoriale de Toulouse lui appartenait, décidait que son geôlier
serait nommé par l’évêque et à son défaut, par le sénéchal; que
l’inquisiteur ne pourrait incarcérer personne sans l’approbation de
l’évêque, de deux Mineurs, de deux Prêcheurs, de deux archidiacres et
d’autres personnages ecclésiastiques avec lesquels il délibérerait.

Cependant le conflit devenait aigu entre Boniface VIII et Philippe le
Bel. Par ses bulles _Salvator mundi_ et _Ausculta fili_, le pape
proclamait ses droits sur le roi et dressait la liste de ses attentats
contre les libertés de l’Église et de son peuple. Bientôt après, il
convoquait un concile à Rome pour le 1er novembre 1302 afin de délibérer
«sur la réformation du royaume et la correction du roi». Ce dernier
devançait le concile, en réunissant, le 10 avril 1302, à Notre-Dame de
Paris, les représentants de tous les ordres qui affirmèrent leur
attachement au roi dans des déclarations qui furent envoyées à Rome. En
novembre 1302, la décrétale _Unam sanctam_ proclamait le droit de
contrôle du pape sur le gouvernement royal et bientôt, parvenaient des
menaces d’excommunication pour le roi et d’interdit pour le royaume. Le
7 mars 1303, Guillaume de Nogaret recevait mission de conduire la lutte
et elle devenait encore plus âpre; quelques jours après, ce descendant
de cathare faisait le procès de Boniface VIII devant une assemblée
réunissant au Louvre prélats et seigneurs. Le 14 juin, le roi ayant été
excommunié, appel était fait au concile universel contre le pape dont on
demandait le jugement et Guillaume de Nogaret et Sciarra Colonna
organisaient l’expédition en Italie qui devait aboutir, le 7 septembre,
à l’odieux attentat d’Anagni suivi, un mois après (11 octobre), de la
mort de Boniface VIII.

C’est parallèlement à ces faits que se poursuivait, dans le Midi de la
France, la campagne contre l’Inquisition. Bernard Délicieux parcourut le
Languedoc pour prêcher une sorte de croisade contre elle; à Alet,
Caunes, Gaillac et Rabasteins, il souleva les populations par son
éloquence de tribun. A Carcassonne, le 3 août 1303, il convoqua les
habitants dans le cloître des Frères Mineurs et à la suite de sa
harangue, la foule se porta contre les maisons des amis de l’Inquisition
et les pillèrent. Peu de temps après, le vidame d’Amiens Jean de
Picquigny et Richard Leneveu, enquêteurs royaux pour le Languedoc,
vinrent à Carcassonne. Le peuple allant à leur rencontre les conduisit
au couvent des Mineurs où étaient déjà réunis les députés de Cordes,
d’Albi et d’autres villes; on les supplia de confier aux consuls la
garde des prisonniers de l’Inquisition et ils y consentirent; et tandis
que l’on vidait ainsi les prisons de l’Inquisition, la foule toujours
excitée par Bernard Délicieux, se portait une fois de plus contre le
couvent des Prêcheurs.

Excommunié, pour cela, par l’inquisiteur de Carcassonne, Geoffroy
d’Abluses, le vidame d’Amiens retourna à Paris pour en référer au roi.
Délicieux qui l’accompagnait toujours, essaya de gagner l’appui de la
reine Jeanne dont le confesseur était franciscain; mais le roi avant de
se prononcer voulut faire un voyage en Languedoc. Il parcourut le pays
accompagné par Guillaume de Nogaret, de retour de son expédition
d’Agnani; il fut harangué par les délégués de Carcassonne, de Cordes et
d’Albi. Son voyage eut pour effet l’ordonnance royale publiée à Toulouse
le 13 janvier 1304.

Philippe le Bel, y déclarait, dans le préambule, «qu’informé par les
habitants de Carcassonne, d’Albi et de quelques autres villes du pays du
scandale survenu à l’occasion des procès inquisitoriaux, d’où il pouvait
survenir des troubles dans l’État, et voulant que l’office d’inquisiteur
fût exercé à la louange de Dieu et pour l’accroissement de la foi, il
avait jugé bon de se rendre lui-même dans le pays tant pour rétablir la
paix et la tranquillité que pour réformer les abus. Il rappelait les
conférences qu’il avait eues, sur ce sujet, avec les prélats, les
princes et les barons du pays, avec Guillaume Peyre, provincial et
vice-gérant de l’ordre des Prêcheurs, enfin avec les inquisiteurs. Il
avait résolu de faire visiter les prisonniers de l’Inquisition par des
commissaires royaux accompagnés des inquisiteurs, «non pas, avait-il
soin de préciser, que nous voulions en cela usurper sur la juridiction
ecclésiastique ou y mettre obstacle, mais pour apaiser le peuple, éviter
le scandale et les périls et faire en sorte que l’office d’inquisiteur
soit mieux et plus efficacement exercé.»

Cette ordonnance, concluant à la visite des prisons de l’Inquisition par
les gens du roi et élargissant le rôle qui appartenait aux évêques dans
la répression de l’hérésie, fut une déception pour Bernard Délicieux et
ses partisans. Ils avaient cru que le roi détruirait l’Inquisition; or
il ne voulait que l’aménager à son usage, en la soumettant à son
contrôle et en y établissant les évêques dont il se croyait, non sans
raison, plus sûr que des dominicains. Cette déception se traduisit par
un complot dirigé par Bernard Délicieux et qui avait pour objet de faire
passer Carcassonne au pouvoir de l’infant de Majorque, fils du roi
d’Aragon, procès qui amena Délicieux, en accusé cette fois, devant
l’Inquisition qui lui fut indulgente.

La mort de Boniface VIII facilita la tâche de Philippe le Bel. Le
nouveau pape Benoît XI montra quelque résistance. Il était dominicain et
à ce titre, attaché à l’Inquisition. Lorsque le vidame d’Amiens se
présenta devant lui, à Pérouse, pour recevoir l’absolution de
l’excommunication lancée contre lui par l’Inquisition, Benoît XI eut un
accès de colère: «Allez, chassez ce patarin de l’église, tandis qu’on y
célèbre l’office divin!» dit-il au maréchal du palais qui l’assistait
(17 mai 1304). Le pape étant mort peu après (7 juillet), Bernard de
Castanet, évêque d’Albi, Geoffroy d’Abluses, inquisiteur de Carcassonne,
et Guillaume de Morières, inquisiteur de Toulouse, firent dresser, le 3
novembre suivant, par Jean, évêque élu du Spolète, un acte constatant
que Jean de Picquigny n’avait pas pu recevoir l’absolution du pape
défunt.

Les habitants de l’Albigeois ne se laissèrent pas décourager et ils
eurent pour interprètes à la curie les chapitres de Sainte-Cécile et de
Saint-Salvy d’Albi, l’abbé et le monastère de Gaillac. Prenant parti
contre leur évêque, Bernard de Castanet, qui était à Pérouse pour prêter
son appui à l’Inquisition, ces chanoines et ces religieux envoyèrent une
supplique au Sacré-Collège gouvernant l’Église, _sede vacante_, après la
mort de Benoît XI. Ils le suppliaient de s’interposer entre leur pays et
l’inquisiteur, en mettant fin par une sage décision à des décisions
préjudiciables au public et à l’Église: «_Nostra patria quantis sit
exposita praecipitiis et ruinis propter questiones et dissensiones
quibus ad invicem se collidunt patria et inquisitores hereticae
pravitatis, novit Ille qui nichil ignorat._»

Le pape qui fut laborieusement élu par le conclave, Clément V, n’avait
pas la fermeté de Boniface VIII ni même de Benoît XI; son pontificat
marqua le triomphe de Philippe le Bel, en particulier dans l’affaire de
l’Inquisition. Dès le 12 mars 1306, il chargea le cardinal de
Saint-Vital, Pierre Taillefer de la Chapelle, ancien évêque de Toulouse,
et le cardinal de Saints Nérée et Achillée, Bérenger Frédol, évêque de
Béziers, d’ouvrir contre Castanet et les inquisiteurs l’enquête que
demandaient les habitants d’Albi et de Cordes.

Le choix des deux enquêteurs était significatif. Bérenger Frédol était,
depuis plusieurs années, l’ami de Bernard Délicieux; ce religieux,
arrêté par ordre de Clément V, à la demande de Philippe le Bel qui le
trouvait trop agité, pouvait toujours compter sur la protection, à la
curie, du cardinal. Il lui dut tout d’abord, une prison très douce, puis
son élargissement. Les prisonniers de l’Inquisition étaient assurés de
la sympathie de l’ami de Bernard Délicieux.

Après une séance toute protocolaire dans laquelle furent examinés les
pouvoirs et les procurations, les deux cardinaux visitèrent les prisons
de l’Inquisition de Carcassonne. Dans les geôles inférieures ils
trouvèrent 40 «emmurés», presque tous de l’Albigeois; après avoir reçu
leurs doléances, «ils donnèrent immédiatement l’ordre de transporter
plusieurs prisonniers ou malades dans les cachots supérieurs, dès que
ces cachots auraient été mis en état. Ils décidèrent que toutes les
provisions envoyées aux détenus leur seraient intégralement remises, que
l’évêque de Carcassonne et l’inquisiteur pourraient leur accorder la
permission de se tenir et de se promener _per carrerias muri largi_,
c’est-à-dire dans les rues bordant la prison. Au gardien principal
préposé par l’Inquisition, ils adjoignirent un second gardien qui serait
nommé par l’évêque de Carcassonne. Enfin, ils ordonnaient la restitution
et le remplacement de tous les agents. Chaque cachot aurait deux clefs,
une pour chaque gardien.» Des mesures semblables furent prises à Albi.
L’année suivante, Castanet, évêque d’Albi, était déclaré suspens au
spirituel et au temporel.

Le pape trouva que Bérenger Frédol avait été trop favorable aux ennemis
de l’Inquisition, et rendant ses pouvoirs à Castanet, il le transféra au
Puy. Bérenger eut sa revanche au concile de Vienne. Il prit certainement
une grande part à la rédaction de la constitution _Multorum querela_ que
promulgua le Concile et qui fut insérée dans l’appendice au _Corpus
juris canonici_ appelé _Clementines_. Cette constitution, comme le
voulaient Philippe le Bel, les prélats et les adversaires de
l’Inquisition, donnait aux Ordinaires un rôle important dans le
fonctionnement du Saint-Office. L’inquisiteur ne pouvait pas
instrumenter sans eux; les prisons étaient sous leur surveillance et ils
prenaient une part importante aux délibérations et aux sentences du
tribunal. L’Inquisition devenait mixte, épiscopale presque autant que
papale, et par les évêques entrait dans ces tribunaux l’influence du
souverain qui avait barre sur l’épiscopat beaucoup plus que sur les
ordres religieux. Cette constitution était la traduction ecclésiastique
de ces ordonnances de Philippe le Bel contre lesquelles Boniface VIII
avait protesté et qu’approuvaient, moins de dix ans après sa mort, son
successeur Clément V et le concile œcuménique.

Du jour où l’Inquisition fut ainsi soumise à l’influence de Philippe le
Bel, elle prit un caractère de plus en plus politique et, menée par un
pouvoir civil qui s’imposait au pouvoir spirituel lui-même, elle fut
entre les mains des rois sans scrupule un terrible instrument de
domination et de tyrannie.

C’est ce que nous montre le procès des Templiers.

Il est fort probable que la destruction de l’ordre du Temple fut l’une
des conditions qui furent mises par Philippe le Bel à l’élection de
Clément V. Le roi de France était, d’une part, effrayé de l’influence
politique que les Templiers tiraient de leurs immenses richesses et
d’autre part, toujours besogneux lui-même, il désirait vivement
s’enrichir de leurs dépouilles. Il suffisait pour cela de les faire
condamner comme hérétiques puisque les législations canonique et civile
s’entendaient pour frapper de la peine de confiscation le crime
d’hérésie. Comme l’Inquisition était le tribunal compétent en cette
matière, Philippe le Bel décida de leur faire faire un procès
inquisitorial.

Clément V avait été élu le 5 juin 1305; or le 5 novembre 1306, il
annonçait à Philippe le Bel l’envoi de deux cardinaux munis de sa pleine
confiance qui prendraient part à un important conseil tenu par le roi.
Cet envoi supposait donc une invitation à lui adressée au moins quelques
semaines auparavant. Les événements qui suivirent prouvent que parmi les
affaires graves qui allaient être discutées et qui, d’après les paroles
mêmes du pape, intéressaient la chrétienté mais plus particulièrement la
France, et tenaient à cœur au pape autant qu’au roi, figurait celle des
Templiers.

Les cardinaux envoyés par le pape étaient Bérenger Frédol, qui
s’occupait de l’Inquisition à Carcassonne et à Albi, et Étienne de
Suisi, cardinal de Saint-Cyriaque _in Thermis_.

Bérenger Frédol avait déjà donné à Philippe le Bel tant de gages de sa
soumission qu’il était bien l’homme qu’il fallait dans la circonstance.
Après avoir été si avant dans la faveur de Boniface VIII que ce pape lui
avait confié la rédaction du Sexte, il avait adhéré au terrible
réquisitoire de Guillaume de Plaisians contre lui et, le 3 juillet 1303,
avec les deux évêques d’Agde et de Lodève qui ne faisaient que le
suivre, il avait signé une déclaration publique d’union avec le roi
contre Boniface VIII, et d’appel contre ce dernier au concile universel.
Au lendemain d’Anagni, il était à côté de Philippe le Bel et de Nogaret
lui-même dans la tournée qu’ils firent dans le Midi. Plus tard, il
devait être mêlé à l’absolution de Nogaret et, en décembre 1310, Clément
V le présentait comme «un ami du roi et fort au courant de ses
affaires». Cette amitié, il la poussa bien loin lorsque, au cours de
l’enquête ordonnée par Clément V sur les accusations portées contre
Boniface VIII, devant la commission qui la dirigeait et dont il faisait
partie, il se porta garant de la pureté d’intention du roi et affirma
«n’avoir jamais entendu parler de l’arrestation du seigneur Boniface, ni
en présence du roi d’insulte à faire au dit Boniface, ni n’avoir entendu
de la part du roi ni en paroles ni en fait, rien de contraire aux
bienséances contre ledit seigneur Boniface.»

De tout cela nous pouvons conclure que Bérenger Frédol, évêque de
Béziers, cardinal prêtre des SS. Nérée et Achillée, puis cardinal évêque
de Tusculum, était l’homme du roi.

Nous ne savons pas ce qui se passa dans le conseil extraordinaire de fin
1306, mais l’année suivante, les faits se précipitèrent grâce à un homme
d’Église qui était encore plus l’homme du roi; et cet homme d’Église
était l’inquisiteur de France lui-même, Guillaume de Paris.

Lorsque le roi de France lui eut confié la direction de sa conscience
avec tous les problèmes qu’elle posait, ce religieux dominicain était
déjà probablement l’«inquisiteur général du royaume» et quand on connaît
la politique de Philippe le Bel, il est permis de croire que l’une des
raisons de son choix, ce fut de s’annexer en la personne de son
confesseur l’Inquisition. Quoi qu’il en soit, dit M. Félix Lajard, dans
la notice sur Guillaume de Paris, qu’il a écrite pour l’_Histoire
littéraire de la France_, dans l’affaire des Templiers, «trop disposé
peut-être à seconder les intentions de son royal pénitent, le grand
inquisiteur se montra l’homme du roi plus que le ministre du
Saint-Siège, dont il tenait les pouvoirs, et sans attendre
l’autorisation du pape, il se mit à l’œuvre.» En même temps que le roi
envoyait à ses officiers l’ordre de s’assurer de la personne de tous les
Templiers demeurant dans le ressort de leurs gouvernements ou de leurs
bailliages, Guillaume, par une circulaire du 22 septembre 1307, donnait
commission aux inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, aux prieurs,
sous-prieurs et lecteurs de l’ordre des Frères Prêcheurs, dans tout le
royaume d’interroger les Templiers sur les crimes dont ils étaient
accusés.

Il est même à remarquer que, par un zèle vraiment excessif, il déclarait
prendre lui-même l’initiative d’un acte qui lui était demandé par le
roi; l’inquisition qu’il ordonnait ainsi, il la faisait par une faveur
spéciale du roi. Lui-même instrumenta aussitôt contre plusieurs
Templiers pris dans le coup de filet général du roi, à Troyes, à Bayeux
et à Paris dans le Temple même; du 19 octobre au 24 novembre, il en
interrogea 138; le dernier jour, le maître de l’Ordre, Jacques Molay,
comparut devant lui.

Il avait reçu des instructions du roi qu’il communiqua à tous ses
délégués dans la France entière. Les commissaires du roi devaient
d’abord se saisir des biens de l’Ordre et en faire l’inventaire, mettre
les chevaliers sous une sûre et bonne garde, puis les interroger. Ce
n’est qu’après ce premier interrogatoire fait par les gens du roi que
l’inquisiteur et ses commissaires commenceraient leurs interrogatoires
«par torture, s’il en était besoin». Pour exercer une forte pression sur
les inculpés, les inquisiteurs devaient les mettre dans l’alternative
d’être absous et relaxés, s’ils avouaient, ou d’être mis à mort s’ils
persistaient dans leurs dénégations.

Guillaume de Paris et ses délégués tinrent le plus grand compte de ces
instructions, comme le prouvent les procès-verbaux de leurs procédures
qui ont été plusieurs fois publiés. Ils nous décrivent les
interrogatoires faits en Champagne, Normandie, Quercy, Bigorre et
Languedoc. Guillaume de Paris instrumenta à Paris, dans la maison même
du Temple, en présence d’autres religieux, de conseillers du roi tels
que Simon de Montigny, de greffiers, de bourreaux et d’un nombreux
public.

La torture fut administrée avec cruauté. Vingt-cinq Templiers moururent
des suites de leurs supplices; ceux qui n’y furent pas condamnés furent
préparés aux aveux par le régime du pain et de l’eau, auquel ils furent
soumis pendant le mois qui précéda leur comparution. Malgré tout,
quelques-uns n’avouèrent rien et défendirent jusqu’au bout l’honneur de
leur Ordre. La plupart avouèrent, les uns d’avoir profané la croix,
d’autres d’avoir pratiqué la sodomie, d’autres enfin d’avoir renié le
Christ et accompli des rites sataniques.

Les commissaires de Guillaume de Paris procédèrent de même. «A force de
géhennes», ils obtinrent les aveux qu’exigeait le roi. Mais dans la
suite, la plupart des accusés rétractèrent leurs aveux, sans doute
lorsqu’ils eurent la conviction que leur condamnation était déjà faite,
parce qu’elle était nécessaire au roi. «Nos frères, écrivaient en 1310
plusieurs Templiers, ont dit ce que voulaient leurs bourreaux.»
«Avez-vous été torturé? demandait-on, en 1310, au frère Ponsard de
Gisi.--Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains
derrière le dos si serré que le sang jaillissait des ongles et on m’a
mis dans une fosse attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de
pareilles tortures je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai
tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils
soient courts; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour
l’honneur de l’Ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à
petit feu, comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en
prison.»

Lorsque, au printemps de 1308, le maître général de l’Ordre, Jacques
Molay, comparut en présence d’une foule considérable réunie dans une
église de Paris, devant les commissaires du pape, le cardinal Bérenger
Frédol lui rappela les aveux qu’il avait faits au cours de son
interrogatoire par l’inquisiteur, le 24 novembre précédent. «Molay
découvrit ses membres décharnés, excoriés et fouillés par les
instruments de torture, et ses os mis à nu. Ce geste expliquait
éloquemment comment on avait pu lui faire dire à lui et aux frères qui
l’entouraient tout ce qu’on avait voulu lui faire dire, et il avait crié
à la foule son innocence et celle des Templiers. A ce spectacle les deux
cardinaux (Bérenger Frédol et Étienne de Suisi) avaient, sans prononcer
une parole, versé des larmes et renoncé à porter la sentence que le pape
leur avait donné mission de prononcer.» En 1310, dans la seule ville de
Paris, 546 Templiers emprisonnés, dont plusieurs avaient fait des aveux,
déclaraient vouloir défendre l’Ordre, parce qu’ils n’y avaient jamais vu
aucun mal.

Mais les aveux obtenus en 1307 par l’inquisiteur et ses commissaires
étaient toujours là, mettant ceux qui les avaient faits dans
l’alternative d’être punis gravement pour les crimes dont ils s’étaient
accusés ou d’être brûlés comme relaps, s’ils reniaient leur confession.
Ces aveux furent mis à profit jusqu’à la condamnation suprême des
chevaliers et de leur Ordre. Le pape Clément V les rappelait lorsqu’il
évoquait à lui l’affaire, nommant pour remplacer les inquisiteurs des
commissaires enquêteurs apostoliques. Ils furent allégués dans les
réunions solennelles qui eurent lieu devant le pape et à Paris à
l’occasion des Templiers; enfin les agents de Philippe le Bel et le plus
important de tous Bérenger Frédol, cardinal de Tusculum, les apportèrent
devant le concile de Vienne pour obtenir des Pères la suppression de
l’Ordre, prélude du supplice de ses principaux religieux.

Avec l’inquisiteur confesseur du roi, le meneur principal de tout le
procès fut l’homme qui, à Anagni, avait porté un coup terrible à la
papauté et que Frédol se préparait à absoudre, le légiste qui, en
ébranlant le droit canon, exaltait le droit monarchique, Guillaume de
Nogaret.

Ce fut en effet pour le conduire qu’il avait reçu la garde du sceau
royal, le 22 septembre 1307; car ce fut au lendemain même de sa
nomination, que fut décidée par le roi l’arrestation de tous les
Templiers (13 octobre 1307).

Guillaume de Nogaret était encore dépassé par un autre légiste, Pierre
du Bois. Celui-ci semble avoir eu l’idée de faire porter sur tous les
biens ecclésiastiques, même sur ceux du pape, la sentence de
confiscation qui se préparait contre le patrimoine du Temple; c’est
Renan qui l’a fait remarquer. «Faire du roi de France le chef de la
chrétienté, sous prétexte de croisade, lui mettre entre les mains les
possessions temporelles de la papauté, une partie des revenus
ecclésiastiques et surtout les biens des ordres voués à la guerre
sainte, voilà le projet avoué de la petite école secrète dont du Bois
était l’utopiste et dont Nogaret fut l’homme d’action.»

Retourner ainsi l’Inquisition contre la Papauté, en faire contre elle
l’instrument de la royauté, n’était pas une entreprise banale.

Clément V, dont l’intelligence était supérieure au caractère, voyait la
solidarité qui existait entre l’Église et les Templiers, menacés
également par l’impérialisme politique et la fiscalité de Philippe le
Bel; il se rendait compte, d’autre part, que les accusations lancées par
Guillaume de Nogaret, petit-fils d’hérétiques, et peut-être hérétique
lui-même, de cœur sinon d’esprit, contre la foi et les mœurs du Temple,
n’étaient qu’un prétexte pour le spolier et le supprimer. Aussi
essaya-t-il de détourner le procès dont le projet lui avait été
communiqué apparemment à la fin de 1306, à la suite du fameux conseil
secret où il avait député les cardinaux Bérenger Frédol et Étienne de
Suisi.

A la suppression projetée du Temple il opposa un projet de fusion des
Hospitaliers et des Templiers dont le programme d’action et les règles
avaient tant d’analogie. Il appela auprès de lui les maîtres des deux
Milices et demanda à celui du Temple, sur ce sujet, un mémoire qui a été
conservé. Ce n’était pas ce que voulait le roi; aussi coupant court au
contre-projet pontifical en préparation, il découvrit brusquement son
plan. Clément V crut pouvoir en arrêter l’exécution en gagnant du temps
et la mort dans l’âme, «_non sine magna cordis amaritudine, anxietate et
turbatione_», il consentit à une enquête sur les Templiers. Philippe le
Bel transforma aussitôt l’enquête en un procès confié à Nogaret et à
l’inquisiteur de France, Guillaume de Paris.

Le premier, par l’arrestation générale des Templiers, le 13 octobre
1307, le second, par la commission générale d’instruire qu’il donna le
22 septembre 1307, et l’instruction qu’il poursuivit jusqu’au 24
novembre, soit en personne, soit par les commissaires qu’il avait
délégués dans la France entière, mirent le pape devant le fait accompli:
l’ouverture du procès, les interrogatoires des Templiers et les aveux
qui en étaient résultés.

En apprenant toutes ces nouvelles, le pape éprouva un sentiment de
colère et d’indignation qui lui dicta sa lettre du 27 octobre 1308 à
Philippe le Bel et l’envoi au roi des deux cardinaux Bérenger Frédol et
Étienne de Suisi, chargés de prendre sous leur garde les personnes et
les biens des Templiers. Clément V annonçait ainsi l’intention de
diriger lui-même l’enquête et il en dessaisissait l’Inquisition quelques
semaines après (déc. 1308). Philippe le Bel lui fit une réponse
cauteleuse d’où il résulta que les prisonniers seraient toujours à la
disposition de l’Église, mais demeureraient dans les prisons royales et
que, d’autre part, leurs biens ne serviraient qu’aux besoins de la Terre
Sainte mais seraient séquestrés et administrés par Bérenger, l’homme du
roi. Le procès entrait, dès lors, dans une phase diplomatique.

Pour réduire les velléités de résistance de Clément V, le roi usa envers
lui de procédés d’intimidation constituant un vrai chantage; il le fit
menacer d’une campagne de pamphlets. «Que le pape prenne garde! écrivait
son âme damnée, le légiste du Bois, il est simoniaque; il donne par
affection du sang, les bénéfices de la Sainte Église à ses proches
parents; il est pire que Boniface qui n’a pas commis autant de
passe-droits; il faut que cela cesse!»

Devant ces menaces, Clément V céda et renvoya l’affaire des Templiers à
un prochain concile œcuménique; en attendant, pour fournir des
éclaircissements et des dossiers à l’auguste assemblée qu’il allait
convoquer, il nomma des commissaires apostoliques à la tête desquels il
mit toujours Bérenger Frédol, pour poursuivre l’enquête sur les
Templiers. Nous ne la suivrons pas, car l’Inquisition n’y jouait aucun
rôle officiel. Mais toute l’affaire avait été montée par elle d’accord
avec «les gens du roi» et sur les instructions de Philippe le Bel.

Ainsi créée par les Souverains Pontifes, moins d’un siècle auparavant,
pour instruire en leur nom les procès d’hérésie, cette institution était
déjà devenue un instrument de règne aux mains du roi de France. C’est ce
que reconnaît l’un de ses récents historiens, M. Ch.-V. Langlois
écrivant dans l’_Histoire de France_ de Lavisse: «Il n’a pas tenu au
Garde des Sceaux de 1307 (Guillaume de Nogaret) que l’_Inquisition
politique_, à la mode des pays du Midi, des princes guelfes d’Italie et
des «Rois catholiques» d’Espagne, ne s’acclimatât chez nous.»

On ne saurait mieux dire que Philippe le Bel et Nogaret sont les
précurseurs authentiques de Philippe II et de Torquemada.

Au cours du XIVe siècle, les rois de France firent de l’Inquisition, qui
était tout d’abord un tribunal essentiellement religieux et pontifical,
une juridiction bâtarde ecclésiastique et canonique par la composition
de son personnel, mais séculière et légiste par ses rapports avec les
Parlements, les «gens du roi» et l’influence prépondérante qu’exerçait
sur sa marche la Couronne.

On le vit bien, en 1322, lorsque comparut devant l’Inquisiteur de
Toulouse Amiel de Lautrec, abbé de Saint-Sernin. Il y était cité, non
plus par l’inquisiteur, mais par le procureur du roi et, lorsqu’il fut
acquitté par elle, le procureur du roi fit appel non pas devant le pape,
chef suprême de l’Inquisition, mais devant la Cour royale la plus haute,
le Parlement de Paris.

Lorsqu’en 1329, Guillaume de Villars, commissaire du roi, s’empara des
Registres de l’Inquisition, le chef de cette dernière protesta non pas
auprès de la Curie, mais auprès du Parlement considéré comme une sorte
de tribunal d’appel de l’Inquisition.

La diminution de puissance que subit la papauté pendant son séjour à
Avignon, et bien plus encore pendant le grand schisme, accentua
l’asservissement de l’Inquisition à la monarchie des Valois. En 1385, à
Reims, l’archevêque et les magistrats municipaux se disputant la
connaissance du crime d’hérésie, finirent par signer entre eux une
transaction, sans même penser qu’il existait, à côté d’eux, dans Reims,
une Inquisition qui avait reçu du pape la mission de réprimer le
blasphème et l’hérésie.

Pendant le grand schisme, l’Université de Paris finit par supplanter
complètement le Saint-Office dans l’examen des doctrines et la
connaissance des crimes d’hérésie. En 1362, prêchant à Châlons dans la
cathédrale, puis dans les églises de Notre-Dame _de Vallibus_ et de
Saint-Alpin, le dominicain Jean dit l’_Eschacier_ avait combattu la
croyance à l’Immaculée Conception et la même doctrine malsonnante avait
été aussi enseignée par un autre dominicain, Jacques _de Bosco_. Ils
furent dénoncés par maître Nicolas de Vertus, augustin, et Jean de
Saint-Médard, l’un et l’autre professeurs de théologie, et par plusieurs
autres personnages ecclésiastiques et laïques.

Une enquête fut faite aussitôt, au nom de l’évêque, par Galhard Frozin,
vicaire général, et frère Nicolas de Vassy, dominicain, subdélégué dans
la ville et le diocèse de Châlons de l’inquisiteur général de France.
Devant le chapitre, les deux inculpés reconnurent la vérité de
l’accusation et ils furent condamnés au nom de l’évêque et de
l’inquisiteur, agissant ensemble d’après la procédure du concile de
Vienne.

Mais lorsqu’en 1387, un dominicain du couvent Saint-Jacques de Paris,
Jean de Montson, eut professé les mêmes doctrines, ce ne fut plus
l’inquisiteur qui le condamna, mais l’Université de Paris qui poursuivit
tous les Frères Prêcheurs de Paris, ou d’ailleurs qui avaient adhéré à
son opinion. C’est elle qui, appuyée par l’évêque et le Chapitre de
Paris, mena l’affaire avec une telle vigueur que tous les principaux
partisans de Montson et lui-même furent excommuniés par trois cardinaux
au nom du pape d’Avignon, Clément VII. Au cours de ce procès,
l’Inquisition n’intervint pas et cependant il s’agissait d’un religieux
de l’ordre qui avait la charge de l’Inquisition; ce qui nous indique à
quel point l’Université l’avait supplantée dans son rôle de gardienne,
contre toutes les hérésies, de l’orthodoxie.

En réalité, elle n’avait plus de vraie vie que celle que lui donnait le
gouvernement royal ou le parti au pouvoir lorsque, pour mieux perdre un
adversaire, ils estimaient utile de le faire tomber sous une
condamnation pour hérésie portée par le Saint-Office. Nous en voyons un
cas curieux dans le procès qui fut fait par l’Inquisition, en 1381, à
l’ancien prévôt de Paris, Hugues Aubriot.

Le 21 janvier 1381, Aymeric de Magnac, évêque de Paris, Pierre Godefroy,
official de la curie épiscopale, et le dominicain Jacques de Morey,
inquisiteur de France, le citèrent devant le tribunal de l’Inquisition
sous l’inculpation «d’hérésie, de bougrerie, d’être sodomite et faux
chrétien». Après avoir essayé de résister en s’appuyant sur la Cour,
Aubriot se constitua prisonnier le 1er février suivant.

L’accusation fut soutenue avec acharnement par les délégués de
l’Université de Paris, tandis que le duc de Bourgogne, Philippe le
Hardi, oncle du jeune roi Charles VI, plusieurs nobles de Bourgogne et
le premier président du Parlement, Philibert Paillart, le défendaient.

Finalement, le vendredi 17 mai 1381, devant le grand portail de
Notre-Dame, sur un échafaud élevé pour la circonstance, Aubriot dut
faire amende honorable en présence de 40.000 personnes, parmi lesquelles
il y avait de nombreux étudiants; puis il fut condamné à la prison
perpétuelle par l’inquisiteur et ramené dans les cachots de l’évêché. Au
mois de mars suivant (1382) l’insurrection des Maillotins le délivra et
il s’enfuit auprès du pape d’Avignon, Clément VII, qui cassa la sentence
de l’inquisiteur et le laissa en liberté.

Par la nature des crimes visés comme par la qualité des juges, cette
cause semble intéresser la foi et les mœurs; en réalité, si l’on
considère les antécédents du prévôt, ses ennemis, les circonstances de
son arrestation et de sa condamnation, on voit que l’Inquisition fut
contre lui l’instrument d’un parti et lui fit un procès politique.

Aubriot avait été nommé prévôt royal de Paris, lorsque, après la
tentative manquée d’Étienne Marcel, Charles V avait supprimé la charge
élective de prévôt des marchands pour placer à la tête de la capitale un
fonctionnaire royal nommé par lui et ne relevant que de lui. Pendant
tout le règne de Charles V, il avait réfréné les aspirations communales
des Parisiens soutenus par l’Université et il avait été l’homme du roi.
Or il avait eu parfois la main dure et à plusieurs reprises, maîtres et
étudiants avaient porté plainte contre lui au souverain.

Après la mort de Charles V (1380), sa puissance ne fut plus la même.
Pendant la minorité du jeune Charles VI, le pouvoir passa aux princes,
frères du feu roi qui s’empressèrent de renvoyer les petites gens avec
lesquelles Charles V avait gouverné. Le chancelier Pierre d’Orgemont dut
se retirer, dès septembre 1380, suivi bientôt de Jean Le Mercier, ancien
trésorier des guerres et conseiller des aides.

Le moment sembla propice à l’Université pour satisfaire ses rancunes
contre le prévôt royal. Elle commença par le traduire devant le
Parlement de Paris, en se plaignant des violences qu’elle avait subies,
de sa part, le jour des obsèques de Charles V; mais s’étant aperçue de
la faveur que lui témoignaient plusieurs membres de cette cour
souveraine et surtout son président, Paillart, Bourguignon comme lui,
elle crut plus habile de porter l’attaque devant l’Inquisition; et elle
lui intenta un procès d’hérésie.

De ce simple exposé il ressort que la mise en accusation de Hugues
Aubriot, son jugement, sa condamnation et sa réhabilitation furent
provoqués par la politique. C’était le prévôt de Paris, hostile à ses
privilèges et immunités que l’Université poursuivait avec tant de haine;
c’était l’ami de Charles V que réhabilitait Clément VII. Dans cette
affaire, comme dans celle des Templiers, l’Inquisition avait été
l’instrument de haines politiques et non la gardienne de l’orthodoxie.

Le procès de Jeanne d’Arc est une nouvelle preuve de l’asservissement au
pouvoir civil de l’Inquisition sur son déclin; il rappelle, sur
plusieurs points, celui des Templiers.

Quand Jean de Luxembourg se fut fait livrer Jeanne d’Arc par le bâtard
de Wandomme qui l’avait faite prisonnière à Compiègne, il refusa tout
d’abord de la livrer aux Anglais, l’Université de Paris la réclamant de
son côté pour l’Ordinaire. Mais l’Ordinaire du lieu sur lequel la
Pucelle avait été prise, Cauchon, évêque de Beauvais, insista pour
qu’elle fût livrée aux Anglais et Jean de Luxembourg la vendit pour
10.000 florins. Qu’allaient faire les Anglais de cette femme qui leur
avait fait tant de mal et qu’ils avaient tenu à avoir en leur pouvoir?

Ils auraient pu la mettre à mort en invoquant n’importe quel prétexte;
ils aimèrent mieux lui faire faire un procès religieux aboutissant à une
condamnation canonique portée au nom de l’Église et de Dieu lui-même;
car cette condamnation ferait tomber ce prestige merveilleux que la foi
lui avait donné; cette envoyée de Dieu, dépositaire des secrets du ciel,
dont les foules baisaient les habits, ne serait plus, après sa
condamnation, qu’une aventurière, en rupture de ban, déclarée coupable
par l’Église d’avoir violé les lois les plus élémentaires de la morale
divine et humaine.

Pour monter ce procès, ils avaient un homme tout trouvé, l’Ordinaire du
lieu où Jeanne avait été prise, prélat tout dévoué à l’Angleterre,
Pierre Cauchon, évêque de Beauvais.

Il avait été toujours du parti bourguignon. En 1413, chanoine de Reims
et de Beauvais, il s’était mis, à Paris, à la tête de l’émeute
cabochienne. En 1414, il avait été, au concile de Constance,
l’ambassadeur de Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, et y avait pris la
défense du franciscain Jean Petit, l’apologiste de l’assassinat du duc
d’Orléans. Il avait été comblé de bénéfices par l’intervention de
l’Université de Paris, entièrement acquise au parti bourguignon. Élu
évêque de Beauvais, sur la recommandation de l’Université, il fut
installé dans son diocèse par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Lorsque
le traité de Troyes eut fait du roi d’Angleterre l’héritier présomptif
du roi de France, il servit le parti anglais; ce qui lui valut d’être à
la fois l’exécuteur testamentaire de Charles VI et le conseiller du
jeune roi d’Angleterre, Henri VI. Lorsque les Français entrèrent à
Beauvais (1429) il se retira à Rouen où il faisait partie du grand
conseil du duc de Bedford, régent d’Angleterre et vice-roi de Normandie.

Les Anglais ne pouvaient pas confier à un prélat plus dévoué à leurs
intérêts le procès de Jeanne d’Arc. Il en accepta la direction en se
faisant donner par le chapitre de Rouen, le siège étant vacant, le
pouvoir d’exercer à Rouen sa juridiction d’évêque de Beauvais sur Jeanne
d’Arc (28 décembre 1430).

L’Inquisition s’était déjà intéressée à l’affaire. En apprenant que la
Pucelle avait été faite prisonnière et était aux mains du duc de
Bourgogne, deux agents de l’Inquisiteur de France, Le Fourreur et
Hébert, avaient écrit à ce dernier pour lui demander qu’on la fît
comparaître devant eux. «Usant des droits de notre office, de l’autorité
à nous commise par le Saint-Siège de Rome, nous requérons instamment et
enjoignons, en faveur de la foi catholique, sous les peines de droit, au
dessusdit et à toute personne, de quelque état, condition, prééminence
et autorité qu’elle soit, le plus tôt que sûrement et convenablement se
pourra faire, d’envoyer et amener prisonnière par devers nous la dite
Jeanne soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant l’hérésie,
afin de comparaître devant nous contre le procureur de la sainte
Inquisition et pour répondre et procéder comme de raison, au bon
conseil, faveur et aide des bons docteurs et maîtres de l’Université de
Paris et autres notables étant par de çà.»

D’après ce texte, dès le 26 mai 1430, l’Inquisition de France avait
manifesté son intention de juger elle-même Jeanne à Paris avec les
lumières et le concours des maîtres de l’Université. C’était donc en
opposition formelle à cette prétention que Cauchon instituait le procès
à Rouen, avec l’autorisation du Chapitre de cette ville.

Il le poursuivit pendant plusieurs audiences, nommant des assesseurs,
ordonnant des enquêtes préparatoires sans paraître se soucier de
l’Inquisition. La première séance ayant eu lieu le 9 janvier, ce ne fut
que le 17 février, l’après-midi, que le vicaire général de l’Inquisition
à Rouen fut invité par Cauchon à prendre part au procès. «Ce même jour
de lundi, vers quatre heures de l’après-midi, sur notre requête,
comparut dans notre maison d’habitation vénérable et discrète personne
maître Jean Le Maistre, de l’ordre des frères Prêcheurs, vicaire du
seigneur inquisiteur du royaume de France et par lui député en la cité
et diocèse de Rouen.»

L’inquisiteur de France était alors Jean Graverent prieur du couvent
Saint-Jacques de Paris. Au moment où s’ouvrait le procès de Jeanne, il
en instruisait lui-même un autre à Coutances, celui de Jean Le Couvreur,
bourgeois de Saint-Lô; c’est pourquoi Cauchon appelait à sa place son
délégué à Rouen, Jean Le Maistre.

Celui-ci semble avoir été peu empressé à répondre à l’appel de Cauchon.
Il allégua que le procès relevant du diocèse de Beauvais, et ne se
faisant à Rouen que par une permission spéciale de chapitre, il se
demandait s’il pouvait y prendre part n’ayant aucune délégation de
l’Inquisiteur pour Beauvais: Cauchon dut demander à Graverent pour Le
Maistre une délégation spéciale pour le procès de Jeanne et il l’obtint;
aussi Le Maistre assista désormais aux audiences et prit part à la
condamnation.

Ainsi le procès de Jeanne fut bien un procès inquisitorial dirigé
d’après les prescriptions du concile de Vienne par l’Ordinaire, Cauchon,
et l’inquisiteur Jean Le Maistre. Or ce qui frappe, quand on lit le
procès-verbal du procès, c’est le rôle de second plan qu’y joue le
vice-inquisiteur. C’est l’évêque de Beauvais qui dirige tous les débats
et mène l’affaire et Jeanne le proclama elle-même, lorsqu’elle lui lança
cette apostrophe: «Évêque, c’est par vous que je meurs!» Dans les
procès-verbaux des séances, Jean Le Maistre est mentionné simplement,
sans rang spécial, au milieu des assesseurs et des docteurs formant le
tribunal. Lorsque, le 13 mars 1431, ayant reçu commission régulière de
Graverent, il a désigné le promoteur et le notaire de l’Inquisition
chargés de suivre avec lui le procès, Jean Le Maistre choisit ceux-là
mêmes qui avaient été déjà institués, à ce titre, par Cauchon: comme
promoteur, d’Estivet, chanoine de Bayeux et de _Beauvais_, homme de
confiance de son évêque, et Jean Massieu comme notaire. Ce fut seulement
dans «le procès d’office» lequel commença le 26 mars que le tribunal fut
dit présidé par Cauchon et par le vicaire de l’Inquisiteur. La citation
à entendre la sentence définitive fut faite au nom de l’un et de l’autre
et le jugement également rendu par l’un et par l’autre.

Ce qui est encore plus évident que le rôle secondaire du
vice-inquisiteur dans un procès essentiellement inquisitorial, c’est
l’influence qu’y exerça le pouvoir civil représenté par le duc de
Bedford. Sans doute, il n’y parut pas officiellement, mais il le
dirigeait par Cauchon qui joua dans le procès de Jeanne d’Arc le même
rôle que l’inquisiteur Guillaume de Paris et le cardinal Bérenger Frédol
dans celui des Templiers. C’est ce que proclame l’un de nos historiens
qui se sont occupés de cette affaire et qui a une tendance marquée à en
atténuer non l’injustice, mais l’irrégularité, M. Pierre Champion.
«C’est le conseil anglais de Bedford, écrit-il, qui désigna Cauchon afin
qu’il réclamât Jeanne comme sorcière, et qui fournit les 10.000 livres
nécessaires à son achat. Encore que Bedford n’ait paru qu’une fois dans
le procès et dans une singulière attitude pour un noble duc, encore
qu’il semblât avoir passé la main au cardinal Beaufort, ce prélat
violent et orthodoxe, il n’est pas douteux que Bedford ait conduit
personnellement toute l’affaire. On reconnaît partout son esprit
puissant; on retrouve ses créatures parmi les juges: Pasquier de Vaux,
son chapelain, Jean Ponchon, qui représentera le chapitre de Rouen en
son nom, Jean Bruillot qui le haranguera afin qu’il ne sacrifiât pas le
chapitre de Rouen à ses chers Carmes... Quand on voit le gouvernement
anglais acheter à un prix considérable la Pucelle aux Bourguignons,
faire les frais du procès, quand on sait que le 3 janvier 1431 le
conseil écrit: «C’est notre intention de revoir et reprendre par devers
nous icelle Jeanne, si elle n’était pas convaincue et atteinte des cas
susdits», il est hors de doute que l’affaire que les Anglais feront
instruire le sera bien en leur nom.»

Les cas de pression gouvernementale sur les juges qui n’étaient pas
assez zélés sont prouvés; un témoin Houppeville a dit des juges que «les
uns agirent en faveur des Anglais et les autres par crainte.»

L’évêque de Beauvais se proclama lui-même l’agent direct du gouvernement
anglais, lorsque, répondant à Jeanne qui le récusait, il déclara
cyniquement: «Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le
ferai!»

Il suffit de citer cette parole pour montrer à quel point, au XVe
siècle, l’Inquisition était devenue une institution plus gouvernementale
que religieuse.




TABLE DES MATIÈRES


  Introduction                                                         7

  Chapitre I.--LE CATHARISME AU XIIe SIÈCLE                           21

    Le dualisme cathare.--Christologie cathare.--Morale
    individuelle et sociale.--Nirvana des Parfaits.--Horreur de
    la famille.--Doctrines anarchistes.--Répression par les
    gouvernements païens et chrétiens antérieurs à
    l’Inquisition.--Le catharisme tout puissant dans le Midi de la
    France.--Les moyens d’action.--Parfaits et Croyants.--Faiblesse
    du catholicisme persécuté                                         21

  Chapitre II.--L’ÉTABLISSEMENT DE L’INQUISITION                      66

    Missions cisterciennes impuissantes.--Saint Dominique.--La
    Croisade des Albigeois.--La répression de l’hérésie par le
    pouvoir civil et l’Église avant l’Inquisition.--Constitution de
    Vérone.--Le concile de Toulouse.--Règlements de l’Inquisition
    toulousaine.--Prêcheurs et Mineurs.--Manuels des Inquisiteurs     66

  Chapitre III.--LE FONCTIONNEMENT DE L’INQUISITION                   91

    Les édits de foi et de grâce.--Constitution du tribunal
    inquisitorial ou Saint-Office.--Les inculpés.--Les Inquisiteurs
    et leurs auxiliaires.--Dénonciations et témoignages.--La
    défense; avocats, procureurs, témoins à décharge.--Les
    prud’hommes ou _boni viri_.--La torture.--Les sentences
    inquisitoriales.--Les _auto-da-fé_.--Pénitences du
    Saint-Office.--Peines afflictives.--Le bras séculier et le
    bûcher.--Procès et condamnations posthumes.--Proportion de ces
    peines.--Adoucissements et commutations de peines.--Grâces et
    amnisties                                                         91

  Chapitre IV.--L’INQUISITION EN FRANCE ET DANS LE MONDE CHRÉTIEN
  AU XIIe SIÈCLE.--CATHARES ET VAUDOIS                               142

    L’hérésie cathare dans le Nord de la France.--Établissement de
    l’Inquisition en France, en Aragon et Castille, en
    Italie.--Saint Pierre martyr.--L’Inquisition dans l’Empire
    germanique.--Les Vaudois; leurs doctrines, leur
    organisation.--L’Inquisition en Dauphiné.--L’inquisiteur
    Français Borrel.--L’Inquisition en Corse                         142

  Chapitre V.--L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE.--SPIRITUELS, BEGHARDS
  ET LOLLARDS                                                        170

    Joachim de Flore.--Les _Spirituels_ de l’ordre
    franciscain.--L’Inquisition contre les Spirituels et les
    _Fraticelli_ dans le Midi de la France.--Dans l’Empire
    germanique: Louis de Bavière.--L’Inquisition contre les
    Béguins en France, en Espagne, en Italie.--Les Lollards:
    Wicklef et Jean Huss; leurs doctrines antisociales déchaînant
    les guerres sociales.--L’Inquisition contre les Lollards et
    les Hussites                                                     170

  Chapitre VI.--L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE.--JUIFS ET SORCIERS     200

    Les juifs et l’Église.--L’Inquisition contre les Juifs
    relaps.--Sorcellerie et Magie.--L’Inquisition contre la
    sorcellerie                                                      200

  Chapitre VII.--L’INQUISITION ASSERVIE PAR LE POUVOIR CIVIL         214

    Philippe le Bel et l’Inquisition méridionale.--Bernard
    Délicieux.--Le procès des Templiers et l’Inquisition de
    France.--Le cardinal Bérenger Frédol.--Les Templiers à la
    question.--Procès inquisitoriaux au XIVe siècle.--Hugues
    Aubriot.--Procès de Jeanne d’Arc: Cauchon, les Anglais et
    l’Inquisition                                                    214




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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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