Bella

By Jean Giraudoux

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Title: Bella

Author: Jean Giraudoux

Release date: March 15, 2025 [eBook #75620]

Language: French

Original publication: Paris: Grasset, 1926

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  JEAN GIRAUDOUX

  BELLA


  PARIS
  BERNARD GRASSET
  61, RUE DES SAINTS-PÈRES
  1926

  Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
  réservés pour tous pays.

  Copyright by Bernard Grasset 1926.




DU MÊME AUTEUR:

    PROVINCIALES (Bernard Grasset, éditeur).
    L’ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS (Bernard Grasset, éditeur).
    LECTURES POUR UNE OMBRE (Émile-Paul, éditeur).
    SIMON LE PATHÉTIQUE (Bernard Grasset, éditeur).
    AMICA AMERICA (Émile-Paul, éditeur).
    ELPENOR (Émile-Paul, éditeur).
    ADIEU A LA GUERRE (tirage limité: Bernard Grasset, éditeur).
    ADORABLE CLIO (Émile-Paul, éditeur).
    SUZANNE ET LE PACIFIQUE (Émile-Paul, éditeur).
    SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN (Bernard Grasset, éditeur).
    JULIETTE AU PAYS DES HOMMEs (Émile-Paul, éditeur).

EN PRÉPARATION:

    BELLITA (suite de Bella).




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CHAPITRE PREMIER


René Dubardeau, mon père, avait un autre enfant que moi, c’était
l’Europe. Elle était autrefois mon aînée, et, depuis la guerre, ma
cadette. Au lieu de me parler d’elle comme d’une sœur d’âge et
d’expérience, à peu près casée, il prononçait son nom avec plus de
tendresse mais plus d’inquiétude, enfant encore à marier, et pour
laquelle mes avis de jeune homme justement ne lui semblaient pas
inutiles. Mon père était, si l’on excepte Wilson, le seul
plénipotentiaire de Versailles qui eût recréé l’Europe avec générosité,
et le seul, sans exception, avec compétence. Il croyait aux traités, à
leur vertu, à leur force. Neveu de celui qui amena la synthèse dans la
chimie, il jugeait possible, surtout à cette chaleur, de créer des États
nouveaux. Westphalie avait donné la Suisse, Vienne la Belgique, États
qui devaient à l’artifice même de leur naissance un esprit naturel de
neutralité et de paix. Versailles avait le devoir d’accoucher elle aussi
les nations dont l’Europe était maintenant enceinte et qui se
développaient sans profit en son centre. Mon père aida Wilson dans cette
tâche, et il fit mieux, il donna un mouvement à l’Europe centrale. Au
lieu de s’arrondir, toutes les jeunes nations avançaient maintenant vers
le Nord ou vers le Sud, l’Est ou l’Ouest; elles étaient toutes en place
pour un départ. Dans sa jeunesse, pour gagner sa vie d’étudiant, mon
père avait rédigé dans la _Grande Encyclopédie_ les notices sur les
peuples disparus ou asservis. Au Congrès, sans que personne s’en
aperçût, il s’était amusé à réparer des injustices millénaires, à
restituer à une commune tchèque les biens qu’un seigneur lui avait ravis
en 1300, à rendre l’usage d’un fleuve à des bourgs qui avaient défense
depuis des siècles d’y pêcher leur poisson, et son nom, ce nom de
Dubardeau que mon grand-oncle avait donné à des filtres, à des courants
électriques, à des axiomes, les jeunes États, avançant sur leurs terres
nouvelles, en baptisaient maintenant des cascades, des lacs. Toutes les
pointes d’une nation en dehors de sa vie égoïste s’appelaient maintenant
comme moi, les hôpitaux, les écoles, les gares. Au lieu de clamer
«Thalassa», c’est au cri de «Dubardeau» que le pays auquel mon père
obtint l’accès de l’Adriatique poussa son armée vers la mer. Si, dans ma
vieillesse, comme les veuves des grands hommes, j’aimais habiter la rue
ou le coin de terre qui porte mon nom, je n’aurais à choisir qu’entre
des pics, des péninsules, qu’entre ces terrasses du monde d’où l’on
domine et l’on espère. Quand mon père voyageait en Tchéco-Slovaquie et
en Pologne, des paysans venaient en foule le supplier de trancher des
procès vieux de vingt ans. Il les tranchait en contentant les deux
parties, et sans trancher d’enfants.

Mon père avait vu venir la guerre sans illusion. C’est à lui également
que l’on doit, dans la _Grande Encyclopédie_, les notices sur les fléaux
qui ont désolé l’humanité et sur les dates fatidiques, sur l’an mil, la
peste, les Huns. Il savait que le pire ne comporte pas d’arrêt. Le 2
août 1914, alors que j’espérais encore que par une chance inouïe, à part
le caporal Peugeot, tué déjà, aucun Français ne pouvait plus tomber dans
cette guerre, il savait que des millions d’hommes allaient mourir. Il me
dit d’ailleurs tout cela le lendemain, quand je rejoignis mon régiment.
Délié de l’ignorance et de la crédulité universelles il ne se croyait
pas tenu au mensonge. Je suis le seul soldat qui soit parti pour la
guerre en sachant qu’elle était dangereuse, et mon père m’estimait assez
pour me tenir au courant de chaque nouveau danger. Je savais, en
gaspillant par ordre mes balles, que nous manquions de munitions. Quand
une fausse alerte faisait crépiter le front, je ne pouvais m’empêcher de
voir le vide qu’elle apporterait dans une minute à la voiture de
compagnie, ce soir au train de combat, demain aux arsenaux. Je savais,
quand toute l’armée, le soir venu, enlevait son képi et dénudait son
visage pour la nuit, que l’heure des gaz asphyxiants approchait. Je
savais, chaque fois que l’on nous faisait attaquer pour la dernière
fois, que nous commandions en Australie du drap de guerre pour quatre
ans. Je savais que les Japonais ne viendraient pas, que le Kronprinz ne
pillait pas, que le président des mutilés avait reçu sa blessure d’un
copain en chassant le sanglier entre des tranchées, j’étais un atome
épuré de la guerre, je n’avais d’autre raison d’espérer que l’espérance,
qui était chez mon père un sens comme la vue ou l’ouïe, qu’il m’avait
léguée, et que je nourrissais de ces calamités exceptionnelles. Certes
il est dur d’entendre derrière soi un soixante-quinze vous empêcher de
dormir toute la nuit et attirer des ripostes, quand on sait qu’il n’y a
plus d’obus en France que pour deux jours. Mais j’étais rassuré, dans
mes permissions, à la vue seule de celui qui me révélait tous les périls
de la guerre. Il arrivait au restaurant où nous nous donnions
rendez-vous près de ma gare, satisfait et presque en avance. C’étaient
les seuls jours, me disait-il, où il relayait, et il ne me quittait pas
de la soirée. Il avait confié toutes les affaires et toute la voiture
des alliés à un vieux général nommé Brimaudou, dans lequel il avait
toute confiance, car Brimaudou était incapable de comprendre le
raisonnement d’un civil, et n’admettait par jalousie aucun argument
militaire. C’était Verdun. J’avais pris Douaumont. J’avais l’enjouement
de ceux qui n’ont pas perdu tout à fait leur année, leur vie. Mon père,
lui, avait la gaieté de ceux qui n’ont pas perdu leur journée; c’est
qu’il venait d’obtenir d’un roi allié que son armée ne serait pas pour
toujours mise au repos, des Anglais qu’ils n’évacuassent pas Salonique.
Nous partions donc au cinéma, malgré Brimaudou qui téléphonait en vain,
acculé pour la nuit à des responsabilités d’empereur, dont nous ne
voulions pas voir l’envoyé, et qui faisait demander d’urgence par
l’ouvreuse la façon de parler à un prince royal siamois, qu’il allait
recevoir. Chaque Président du Conseil nouveau disgraciait mon père,
mais, au premier déjeuner, au premier voyage, il était repris par lui;
car les Français aiment jouer, surtout s’ils sont Ministres, et mon père
connaissait toutes les recettes par lesquelles les générations et les
races se divertissent, tous ces légers opiums pour peuples que sont le
billard, le mah-jong, le loto et la manille. Un Président du Conseil ne
refuse plus sa confiance à l’homme qui a joué aux boules avec lui en
plein château de Madrid. Dans ces soirées de congrès, sinistres comme
des soirées de province, mon père sut jouer les dominos à Londres, les
dames à Spa, les jonchets à Cannes. Dès le wagon-restaurant, attirés par
ce bonneteau auquel il ne les faisait d’ailleurs jamais gagner, les
présidents le prenaient en amitié, et c’était leur chance. Car, à
celui-là, il indiquait aussitôt où se trouvait la Vistule, lui passait
sa carte d’Europe à jour comme une carte de tranchées à la relève et lui
faisait prendre une sérieuse avance sur Wilson et sur Lloyd George. Pour
celui-là, il ramassait la Syrie tombée du panier, et la replaçait dans
le lot de la France. Ce sont les présidents non joueurs qui ont perdu
Mossoul, Sarrelouis, et Constantinople. A ce troisième, plus curieux,
qu’il ahurissait à chaque minute par une nouvelle imprévue, lui révélant
que les paroles de la _Marseillaise_ sont en partie de Boileau, que les
mirabelles tirent leur nom de Mirabeau, que les éléphants blancs
deviennent, quand ils s’aperçoivent qu’on les adore, d’un orgueil de
femme et réclament des colliers, il expliquait les adversaires du
Congrès par leurs femmes et leurs familles, par leur passé et leur
ambition, amenait ce Méridional à son juste degré de chauffe, à son
point de culture, et le lançait plein de naturel et d’esprit dans
l’assemblée. Il ne connaissait peut-être pas les hommes mais
admirablement les grands hommes. Il connaissait les mœurs, les forces,
les faiblesses de cette race internationale qui vit toujours, sinon
au-dessus, du moins en marge des lois. Il en connaissait même l’anatomie
particulière. Il savait comment les engraisser, les faire maigrir,
quelle boisson et quelle nourriture leur donnait leur maximum de génie
politique. Que j’aimais ces soirs où, pour se reposer d’avoir manié tout
le jour dix sexagénaires, il s’asseyait bien en face de moi, me
présentait son visage un peu plus grand que nature, auquel le mien
ressemblait, et où je lui apprenais les distractions de ma compagnie, la
bourre, la belote, lui transmettant ma jeunesse sous forme de ces jeux
qui allaient lui servir, dans le prochain congrès, à obtenir les mines
de la Sarre et le Cameroun.

Mon père avait cinq frères, tous de l’Institut, deux sœurs, mariées à
des conseillers d’État ancien Ministres, et j’étais fier de ma famille
quand je la trouvais rassemblée les jours de fête ou de vacances dans la
propriété de mon oncle Jacques, en Berry. Cette propriété n’était pas de
famille. Elle nous avait été vendue par un carrossier de Châteauroux,
qui la tenait d’un marchand de vins de La Châtre. Un chemisier en gros,
un teinturier, l’avaient également possédée aux époques où les chemises
et les couleurs florissaient à Issoudun et à Guéret. Elle ne portait
l’empreinte ni d’un métier, ni d’une caste. La maison n’avait aucune
originalité, le chemisier l’avait ornée de gouttières à la chinoise, le
teinturier d’un paratonnerre, le carrossier d’un canon à grêle, et le
marchand de vins, le moins craintif sans doute des éléments, d’un cadran
solaire doublé d’un mécanisme qui sonnait les heures. On devinait dans
l’air, sous les tonnelles, les places vides de boules dorées ou
argentées... La province n’était pas notre province. Le hasard nous
avait amenés dans ce district d’Argenton où mon oncle voulait étudier
avec Rollinat la vipère du Berry. Mais, dans ce jardin dont une suite de
faillites et non d’héritages nous avait valu l’ombre et les fruits, où
l’arbre le plus grand dont nous fussions responsables était le petit
pois, le chou, sous ces hêtres auxquels le nom d’aucun ancêtre n’avait
jamais été gravé, devant ce pays de vignes et de topinambours vers
lequel nous avions été guidés de Paris par un serpent, mes cinq oncles
et mon père rayonnaient de bien-être et réparaient leur teint tout comme
au milieu d’une demeure ancestrale et d’une province maternelle. Ce
sentiment d’aise, cette euphorie de tous leurs organes ne leur venait
pas du large paysage, des terrasses, des collines lointaines, des vues
sur la vallée de la Creuse. Il en avait été ainsi quand nous avions
passé les vacances dans un moulin dissimulé sur son écluse, dans un
château Louis XIII à ras le sol, au hasard de cette migration commandée
par l’oncle Jacques, directeur du Muséum, qui étudiait les végétaux et
les animaux migrateurs, et qui se rendait dès juin là où l’appelait de
toute sa voix une variété particulière de lichen, d’aigle ou de brochet.
Dans le dernier canton adopté par l’animal migrateur, nous nous
installions, et prenions un repos enfin à jour d’après les dernières
lois de l’histoire naturelle. Parvenus en vingt ans, grâce à cette
allure, au terme qui avait demandé dix millions d’années à la flore et à
la faune française, les six frères avaient acquis le talent de
s’installer au milieu de tout pays. Nous n’avions pas davantage un
cimetière de famille, si ce n’est toutefois le Panthéon. Mes oncles et
mon père étaient simplement habitants de la France en général, de la
terre aussi peut-être, et il leur suffisait de poser deux photographies
dans leur chambre pour que le paysage aperçu de la fenêtre leur parût
familier. Dès le soir de l’arrivée, ils contractaient de nouvelles
habitudes, différentes de celles qu’ils avaient pu avoir déjà dans leur
vie et définitives, oubliant la pêche au goujon pour la chasse aux
grives, adoptaient l’huile de noix au lieu de l’huile d’olive, se
levaient ou se couchaient tôt selon que dans cette nature nouvelle le
coucher ou le lever du soleil valait ou non le dérangement, buvaient le
vin du pays, sans réclamer même ces compagnons dont le perfectionnement,
la découverte, étaient dus avant tout aux Dubardeau, l’électricité, le
gaz, l’acétylène, et dont les appareils auraient pu être traités par des
Français plus vaniteux en blasons ou en meubles de famille.

Le soir, de même qu’ils se réunissaient les années précédentes devant
l’écluse de Maintenon ou le jardinet sans horizon de Montmirail, ils
s’asseyaient sur la terrasse d’où l’on dominait la Marche à dix lieues,
et d’où chacun voyait exactement les mêmes choses, car ils avaient tous
des regards d’aigle et personne dans la famille n’était myope ou
hypermétrope. C’était le crépuscule, aurore des chouettes, de la
sagesse. C’était l’heure où monte de la terre ce relent qui enivre
depuis Ausone les écrivains régionalistes, où le paysage avoue à ses
enfants poètes sa raison,--ténacité ou faiblesse, dissimulation ou
loyauté,--où il exprime sa plus originale vertu par les instruments et
les aveux les plus simples, une cornemuse, le son des sabots sur la
route, un meuglement. Mais ni l’angélus, ni l’accordéon, ni le cri du
hibou berrichon, ni toutes ces églises romanes qui prenaient encore le
soleil quand les maisons n’étaient déjà plus éclairées, ne donnaient à
ma famille d’émotion, de langueur, et ne les attendrissaient sur le sort
des anciens Bituriges. Ce n’était là pour eux qu’un balbutiement de
province, un zézaiement, alors qu’ils comprenaient la langue la plus
perfectionnée de la terre entière. Ils écoutaient cette rumeur comme un
dialecte pittoresque, dont on sourit, parce qu’il couvre les grands mots
de terminaisons trop sensibles. En vain les fenêtres du château de
Gargilesse flambaient tout à coup, en vain les truites sautaient dans
chaque coude de la Creuse, ils étaient insensibles à cette ponctuation
limousine. Installés sans qu’ils s’en doutassent devant la nuit dans
l’ordre où ils étaient nés, en un demi-cercle qui rapprochait le cadet
et l’aîné, le chimiste et le financier, le pôle négatif et le pôle
positif, souriants à on ne sait quel créateur, mais d’un sourire
artificiel, comme on sourit au téléphone, mes cinq oncles et mon père
attendaient la nuit, burgraves d’un bourg en rayons ultra-violets que
l’humanité ne voyait pas encore. Les étoiles venaient. Dédaignant les
districts du firmament si décrits et si contemplés que l’éclat nous en
semblait aussi un patois provincial, l’oncle Gustave, l’astronome, nous
montrait, délimité entre des bornes que deux savants allemands
déplaçaient chaque nuit, le petit champ obscur qu’il explorait et où il
découvrait, avec des étoiles de onzième ou de dix-septième grandeur, le
vrai journal du ciel. Puis ils parlaient. Une sorte de confession
s’instituait, où le chirurgien, puis le naturaliste, puis le chimiste,
puis le ministre des Finances racontaient chacun sa dernière expérience.
Tous avaient le même timbre de voix. Dans cette ombre, il pouvait me
sembler que c’était la même personne, éparse dans la journée, qui le
soir se reconstituait pour ce monologue. Ce que la vipère du Berry avait
aujourd’hui révélé à l’un s’ajoutait à ce que l’autre avait appris d’un
gaz nouveau. C’était le rapport du soir d’un démon favorable aux hommes,
en journée sur la terre. Un venin de cette minute cessait d’être nocif.
Une nouvelle lueur à dater de cette nuit était donnée aux hommes.
C’était l’humanité se parlant à elle-même au bord extrême de l’inconnu.
C’étaient les dernières réponses à Einstein, à Bergson, et à d’autres
auxquels il n’avait jamais été répondu aussi nettement encore, à Darwin,
à Spencer. Parfois celui qui dans une autre famille eût médit de cousins
et de cousines avouait sa brouille, passagère, il l’espérait, avec
Leibnitz, avec Hegel. Nous l’espérions aussi. Nous savions que Leibnitz,
Hegel, feraient les premiers pas. Celui qui aurait raconté ses
trouvailles chez l’antiquaire, nous faisait l’éloge du système
d’Empédocle ou d’Anaximène, et le dégageait pour nous de la rouille dont
Platon et le christianisme l’avaient recouvert. Un rayon de lune les
éclairait. Je voyais leurs gestes un peu raides, leur tête un peu
grosse, leur large poitrine. J’avais vraiment devant moi une équipe de
scaphandriers plongés dans la couche d’air, au fond des profondeurs de
l’air, et y travaillant, et y souriant, renseignés plus que personne au
monde sur ce qu’il y a de factice dans un poumon humain, d’instable dans
un mélange d’oxygène et d’azote, mais tranquilles, et décidés à ne
jamais tirer la corde de secours. La lune aveugle brillait, les
caressait au visage, voulait les reconnaître. Ils se taisaient, pour
qu’elle n’en distinguât aucun. Puis, celui qui dans une autre famille
eût feuilleté alors un roman, pensait avec indulgence à ces fausses
sciences admirables qui permettent à l’homme de jongler dans le vide, à
la géométrie, à la métaphysique. Il souriait. Les lanternes des
gardes-barrières elles-mêmes étaient invisibles et rien n’indiquait plus
qu’il faut aux humains des chemins tracés. La terre, tous feux éteints,
renonçant à ses prétentions du jour, se donnait peureusement à son petit
cabotage. Parfois naissait une minute où sombrait le temps tout entier.
Le sommeil venait, et plusieurs, méprisant le lit, restaient dans leurs
fauteuils d’osier, d’un bois tout frais sur lequel prenait encore la
rosée, endormis jusqu’au matin. Une ou deux fois ils se réveillaient en
sursaut dans leur sleeping: la terre sautait un cassis. Le coq chantait.
Ils dormaient. Ce n’était pas une famille qu’on réveille avec des chants
d’oiseau. Mais, soudain, le soleil les prenait de face, aveuglait ces
yeux fermés, et ils descendaient engourdis se jeter dans la rivière.

Ou bien ils parlaient de la mort. J’étais surpris de voir combien ces
savants prenaient, en ce qui les concernait, peu de précaution contre
elle. Pas une minute l’idée ne leur vint de tirer un bénéfice personnel,
ne fût-ce que contre les coryzas, de leurs recherches, ou, par un
suicide bien calculé, d’éviter toute lutte avec la déchéance. Ils
s’étaient donnés sans réserve au sort commun. Ils refusaient toujours
d’admettre qu’ils étaient souffrants, se jugeant injuriés quand on les
soupçonnait d’avoir un rhume, allant à leurs conseils d’administration
ou à leurs séances d’immortels avec des joues gonflées par la fluxion,
ce dont à la rigueur ils pouvaient ne pas s’apercevoir, aucun d’eux
n’usant du miroir. Selon leur humeur du moment, ils acceptaient la
maladie chez les autres ou en étaient un peu irrités. Mais si, au lieu
de les convaincre de rhume ou de névralgie, on leur avait annoncé une
maladie mortelle, ils auraient pris la révélation avec enjouement et se
seraient confiés à ce mal comme à un nouveau sens. Beaucoup de mes aïeux
d’ailleurs étaient morts subitement. La tension de la vie était si
grande en eux qu’elle amenait un jour, aux approches de la vieillesse,
quelque déchirement. Ou bien leur vie, cette vie qui semblait un acier
inflexible, cédait à une raison morale, et la mort du mari entraînait,
parfois dans la journée, celle de sa compagne. On ne saurait trop se
réjouir d’un destin antique dans une famille moderne. L’embolie pour les
parents, l’aviation pour les fils, nous n’étions pas trop mal servis.
Tous d’ailleurs savaient où ils allaient, c’est-à-dire au néant. Dans
les discours d’apparat, pour satisfaire la foule émue, en Sorbonne, ils
voulaient bien l’appeler le Néant Éternel, mais en fait ils savaient que
ce mot ne comporte pas plus d’adjectif que le vide ne supporte de
couronne. La vue de cent nouvelles cornues ou de dynamos monstres dans
leur laboratoire, la découverte d’un nouveau remède, l’échec d’une
expérience, ne les incitait pas davantage à accoler au mot Néant le mot
Provisoire, ou le mot Hostile, ou le mot Insondable. Ils allaient à une
fin sans épithète, à une dissolution sans couleur. Ils ne nous en
aimaient pas moins, mes cousins et moi. Ils étaient même tendres. On n’a
pas tous les jours des fils forts et habiles qui vont au néant, des
nièces qui s’y acheminent de quel pas heureux et souple! Ils cherchaient
au contraire à projeter sur nous le plus de lumière humaine. Ils
parlaient devant nous sans restriction. Ils traitaient la vie par la
lumière comme un cancer. Pas de secrets dans cette famille. Nous étions,
dès qu’arrivait l’âge de comprendre, au centre du plus vif cercle de
clarté qui ait été dirigé sur les événements et les hommes. C’étaient
des secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences qui répondaient
consciencieusement et sans se lasser à nos pourquoi d’enfant. Ils
aimaient aussi, le soir, sur la terrasse, unissant leur expérience, à
nous donner, en sages chinois, les définitions de la sagesse, de la
bonté, de la popularité, de la vertu. Ils soulevaient pour nous ces
pierres étincelantes, ils en chassaient les cloportes. Pas un seul des
secrets de seconde main dont vit la conversation et le monde qu’ils
n’aient revisé à notre usage. Pas une indication sur Pasteur, sur
Meredith, sur Nietzsche qu’ils n’aient obtenue par leur contact avec ces
hommes-là eux-mêmes. Nous étions d’ailleurs rarement seuls, à Paris ou à
la campagne. D’abord nous avions le droit d’amener nos camarades. Le
bruit des jeux et des disputes leur importait peu. Oncles et père
travaillaient dans le tumulte, ne faisaient leurs découvertes que
bousculés. Nos amis étaient les descendants des amis de nos parents ou
de nos grands-parents, les petits Hugo, les petits Claude Bernard, les
petits Renan, les petits Gobineau. Mes oncles aimaient voir la jeunesse,
l’espièglerie, l’entêtement crier et gesticuler chez nous avec le timbre
de voix et les gestes des plus grands hommes. Leur esprit de recherche
et de découverte baignait dans cette jeunesse géniale. Cette danse
devant l’arche scientifique qu’ils portaient, ils aimaient la voir
exécuter par les pages de la science, et installaient des dancings dans
le laboratoire. Nous valsions autour de cornues célèbres par leur
contenu et leur passé. Eux se mêlaient à tous nos jeux, faisaient avec
nous des courses à pied, de la boxe, prétendaient nous battre. Nous
avions aussi des visites moins agréables. C’étaient des curieux, qui
arrivaient avec ces lettres dont on se munit pour visiter les monuments
interdits au public, entraient avec précaution dans cette cathédrale
invisible, examinaient chaque tête de mes oncles comme un chapiteau,
comme un chapiteau d’un style futur, du trentième, du cinquantième
siècle, se reprochant intérieurement de ne pas deviner l’acte de
politesse qui correspondait dans notre maison au signe de la croix ou à
l’ablation des chaussures. C’étaient ceux encore que la société
déconcertait ou réprouvait, et qui se réfugiaient en vertu du droit
d’asile dans un des rares points de l’univers où mouraient les préjugés,
c’était Verlaine qui venait prendre son premier verre de vin au sortir
de prison, Oscar Wilde, qui venait manger son premier toast après sa
geôle, Ferdinand de Lesseps, qui venait dormir son premier sommeil après
le procès. Souvent aussi c’étaient des espions, car certains jugeaient
indispensable d’espionner la clarté; c’étaient des gens du monde
délégués par le monde pour connaître les dessous de notre famille. Ils
flattaient mes oncles et mon père. C’étaient des agents provocateurs de
l’orgueil, ils disaient devant eux du mal de Madame Curie, de Cuvier.
Ils les amenaient à ces carrefours où la franchise ressemble à de
l’orgueil, où une restriction sur l’écriture et les pattes de mouches de
Pasteur ressemble à l’envie pour ses travaux sur la rage. Par mille
aiguillages sournois, ils essayaient de diriger vers la vanité le rapide
familial. Mais souvent la sérénité de mes oncles les déconcertait. Mes
oncles, dans leurs jugements et leurs expériences, faisaient la part la
plus large à l’hypocrisie, à la bassesse, à l’ingratitude humaine, aux
déchets humains. Tout cela, c’était en effet la base de l’humanité
actuelle. Mais, dès que le problème se posait devant eux sous la forme
d’un homme, ils oubliaient que cet homme était la personnification de
cette humanité qu’ils connaissaient pour vile, ils le traitaient en lui
supposant toutes les qualités qu’ils estimaient le plus, ils le
traitaient non comme s’il était nouvellement arrivé à Argenton, mais
bien nouvellement créé, traitaient ses oreilles, son cœur comme des
oreilles nouvelles, un cœur nouveau et parfois l’un de ces espions était
conquis. Il entreprenait de les admirer. Incapable de soutenir chaque
jour le train de loyauté le plus rude que famille française ait mené
vis-à-vis de la création, du théâtre moderne, de l’affaire Malvy, de
l’inceste et de l’adultère, il cessait d’être familier, mais
reparaissait tous les trois mois, et prenait part une heure par
trimestre à cette course sans relâche, se donnant ce jour-là des allures
d’entraîneur. Puis les vacances finissaient, chacun se précipitait à
nouveau à la bataille, et sous ces prénoms de petits rentiers, l’oncle
Jules, l’oncle Émile, l’oncle Charles et l’oncle Antoine, tout ce qu’il
y a de moins mortel en France, travaillait.

Telle était ma famille, occupant terriblement son temps, car la plupart
de ses membres ne dormaient que trois heures par nuit, comme dans une
cabane d’aiguilleur. C’est qu’elle surveillait les aiguillages des
venins, des théories politiques, des atomes. Par certains, elle était
crainte et détestée. Ces âmes stérilisées paraissaient des ferments
d’indiscipline, des virus d’orgueil. Le curé de Meudon, l’actuel,
obligeait les femmes à se signer quand passait l’oncle Jacques. Tout
prenait d’ailleurs aisément un air de défi dans leur conduite, à leur
insu. Ce fut le jour où la Bertha commença de bombarder Paris que
l’oncle Antoine se mit à installer dans des vitrines une collection de
petits objets en verre filé dont on lui avait fait cadeau longtemps
auparavant. C’est le jour du raz de marée de Biarritz que l’oncle Émile
prit sa première leçon de natation. Mon oncle Charles, dans sa jeunesse,
avait parié de sortir déguisé dans la rue en sonnant du cor. Il
s’aperçut que les passants étaient scandalisés, c’était le jour des
Morts. Par dépit contre ces gens assez injustes pour croire qu’il se
moquait de leurs pratiques, il sonna, comme l’autre, jusqu’à ce qu’un
petit vaisseau se fût rompu dans sa gorge. Une famille éplorée qui
sortait du Père-Lachaise le vit cracher le sang, le soigna et la fille
devint amoureuse... Ce qui leur valait le plus de haine et aussi le plus
de dévouement, c’est qu’ils ne croyaient pas que la science, le
détachement des honneurs, la loyauté dussent les éloigner de la vie
publique. Ils appartenaient à un parti. Ils se mêlaient à tous les
grands remous sociaux avec l’à-propos de l’oncle Émile à son premier
bain, apprenant la politique dans l’affaire Dreyfus et la banque dans
Panama. L’oncle Charles apportait dans les finances une méthode d’audace
et d’innovations qui froissaient aussi violemment les dynasties
banquières protestantes que les juives et les catholiques. Ces trois
variétés d’argentiers étaient habitués à considérer l’or bien plus en
raison de leur religion que des qualités de l’or même. C’était avec des
vêtements sacerdotaux qu’ils s’approchaient du capital. Avec leurs
barbes de pope, leurs mains de prélat, rien ne ressemblait plus à un
conseil de fabrique que leurs conseils d’administration. Ils avaient
pour l’or des égards rituels: toute augmentation de leur capital était
pour eux une augmentation de leur Dieu et de leur propre sainteté, et
seul le caissier, gardant une idée juste dans les pouvoirs bas de l’or,
se précipitait le samedi après-midi jouer aux courses. L’oncle Charles
révisa ces catéchismes d’avarice et d’usure. On n’avait jamais vu cela,
un banquier contre le veau d’or; et ce que Charles avait fait pour l’or,
Antoine le fit pour le radium, et l’oncle Jules, qui était général,
lutta toute la guerre contre certains mots également divins, qui
amenèrent à la mort, en mots divins qu’ils étaient, les vagues de dix de
nos classes. Ce fut le rôle de mon père à Versailles de fondre les mots
archi-saints de Question Balkanique, de Question du Rhin, de Question
d’Autriche en des termes plus humains et plus simples. Contre tout ce
qui prenait la forme d’une granulation dans l’air, d’un fibrome dans
l’organisme, d’une entité dans l’état, on pouvait être sûr que l’oncle
présent, suivant sa spécialité, y allait carrément. On s’en aperçut
quand l’oncle Émile fut préfet de police, à propos de certains
groupements communistes et même du simple docteur Macaura... Mais le
vulgaire pardonne difficilement à la cohorte qui fonce avec cette
vigueur et cette simplicité contre le Pulsokôn, l’Offensive, et l’Or...




CHAPITRE II


Je décidai ce jour-là d’aller à l’inauguration du monument aux élèves de
mon lycée morts à la guerre, car j’avais tout mon temps. Ces rendez-vous
que les jeunes gens donnent pour cinq ou six heures du soir et qui les
absorbent tout le cours du jour, je les avais à sept heures du matin...
Mon amie ne trouvait de liberté qu’à l’aurore... Les joies réservées aux
amants dans la ville déjà fatiguée et sursaturée, elles nous venaient
dans une heure où nous étions seuls, mon amie et moi, à nous aimer dans
Paris. J’allais à notre entresol avec les terrassiers qui se rendent au
travail, et les billets à demi-tarif ouvrier étaient valables pour cette
passion. Chaque orme de square, chaque tilleul de cour, le Bois, le parc
Monceau nous avaient, par douze heures d’aspiration et de distillation
spéciale, préparé l’air le plus pur dans lequel à Paris deux amants se
soient embrassés. Elle, quand je l’accueillais, n’avait encore aucun
parfum. C’était en se précipitant de son lit, en ouvrant ses yeux
endormis, affolée par le réveille-matin, qu’elle faisait sa toilette
pour l’amour. Amour qui exigeait seulement de chacun de nous deux qu’il
vît lever le soleil. J’allais par des rues où seuls les laitiers étaient
éveillés, où il n’y avait à taquiner que les mamelles de la ville
endormie, où tous les appartements qui contiennent des psychologues, des
industriels, des actrices, avaient leurs volets fermés, contenaient des
morts. Cette marche à crémaillère vers leurs amantes qui mène d’habitude
les amants par des boutiques d’antiquaires, de perles ou de livres
rares, je l’accomplissais tous les jours par des rues à magasins fermés,
tous les jours par un dimanche. C’était la seule heure où l’on entende
les cloches sonner dans Paris. Le soleil seul se distribuait sur les
devantures closes comme la seule denrée, le seul vêtement, la seule
antiquité à vendre. J’achetais tout sans concurrence. Cette force de la
première heure que le jockey emploie à monter son cheval le plus rétif,
le bûcheron à abattre le plus gros chêne, seul dans Paris j’étais assez
heureux pour l’employer à l’amour. Je traversais le pont de la Concorde,
j’étais arrivé. Personne n’a eu à franchir un pont plus bref entre le
dernier de ses rêves et son amie. Elle débarquait au métro des
Champs-Élysées, la station à cette heure aussi la plus select, presque
réservée aux maçons et aux plâtriers dont elle portait parfois le plâtre
sur sa robe, son seul fard. Je lui pardonnais de s’être laissée
effleurer par le travail. Nous nous étreignions non pas dans
l’atmosphère de la Bourse, dans les relents du change, des courses, dans
les nouvelles d’un jour déjà gâté pour les hommes qu’annoncent le
_Temps_ et _l’Intransigeant_, mais dans les grandes lumières nouvelles
qu’apporte le matin, tremblement de terre au Japon, révolution au
Brésil, ou naufrages de cuirassés. Une nuit d’une heure se ranimait pour
nous, bâtie de tout ce que l’aurore et le soleil pouvaient offrir de
plus éclatant. Nous étions à jeun. Nous n’avions vu personne. Nous
n’avions parlé qu’à des hommes qui plus qu’employés de Paris et
serviteurs du Conseil municipal étaient les fonctionnaires de la terre
même, les arroseurs, les jardiniers. Nous tirions les rideaux, nous
fermions les yeux, nous plongions de toute notre âme dans cette nuit que
nous rattrapions dans le passé!... Neuf heures sonnaient. Il fallait
partir. Au lieu de se dissoudre dans les frivolités du soir, dans le
sommeil, dans le luxe, l’amour pour nous s’épanouissait sur des êtres
travailleurs et vivants, et toute notre journée en était satisfaite.
Nous étions les deux seuls humains dans Paris déchargés de son souci,
lourds de sa grâce. La liberté morale allait abonder pour nous dans les
tramways et les restaurants. Nous redescendions dans cette foule active
et jeune née de notre étreinte. Pas une jeune fille avec son cartable,
pas un élève partant pour Condorcet qui ne nous en parût le fruit. Nous
avions enfanté des pompiers, une bouquetière, un cycliste bossu... Nous
nous quittions. Elle me laissait soudain devant la matinée ensoleillée,
avec la pudeur et la modestie d’une jeune et tendre appareilleuse, se
retirant devant cette journée comme devant la fille qu’elle m’avait
amenée. Elle ne se retournait pas, elle ne voulait rien voir. Jamais
femme ne comprit mieux le rôle de la femme. Elle m’amenait pour une
étreinte solitaire l’amertume dans toute sa complaisance, la joie dans
toute sa soumission, et toute la postérité qu’on peut avoir de ces
filles, je les avais dans l’heure. On ne lui connaissait pas d’amant. On
ne me connaissait pas de maîtresse. Nous échappions à tous les regards,
roulés dans l’aurore.

C’était Rebendart qui inaugurait le monument. Rebendart, avocat, ancien
Ministre des Travaux publics, hier Président de la Chambre, depuis un
mois Ministre de la Justice, poursuivait de sa haine mon père, qui avait
été avec lui plénipotentiaire au Traité de Versailles. Mais, sans parler
même de cette querelle, je souffrais, dès que j’avais à penser à
Rebendart. Je l’entendais si souvent dans ses discours répéter qu’il
personnifiait la France, je lisais dans tant de journaux que Rebendart
était le symbole des Français, que des doutes m’avaient pris sur mon
pays. Mon pays était donc cette nation où il n’était d’échos que pour la
voix des avocats! Les avocats de mon pays étaient donc ces hommes au
visage toujours tourné vers le passé, au veston plus couvert de
pellicules que Loth après qu’il eut étreint sa femme changée en sel
gemme, son passé aussi à lui, et qui déplaçaient la nuit, du côté du
Rhin et même dans les âmes des Français, les bornes mitoyennes. Le champ
de l’hypocrisie, de la mauvaise humeur croissait à Rebendart, dans tous
les corps constitués français, dans les Conseils généraux, dans les
maisons de passe, dans les cœurs d’enfants à l’école. Tous les
dimanches, au-dessous d’un de ces soldats en fonte plus malléable que
lui-même, inaugurant son monument hebdomadaire aux morts, feignant de
croire que les tués s’étaient simplement retirés à l’écart pour
délibérer sur les sommes dues par l’Allemagne, il exerçait son chantage
sur ce jury silencieux dont il invoquait le silence. Les morts de mon
pays étaient donc rassemblés par communes, pour une conscription
d’huissiers, et se chicanaient aux Enfers avec les tués allemands. Il
était effroyable de penser comment Rebendart, qui, pendant son passage
aux Travaux publics, avait tenu à descendre dans les mines d’Anzin en
plein travail, dans les mines de Lens en réparation, dans les mines de
Courrières inondées, se représentait les Enfers, et le repos éternel, et
l’arrivée au gué des fantômes, et le repêchage par Caron de l’ombre
bousculée jetée par-dessus bord. Alors, au nom de ces morts réunis à
cette minute même en longs brouillards, ou en massifs ombreux, ou en
ruisseaux incolores, il faisait l’éloge de la clarté, de notre système
numéraire, du latin, dans une langue faussement précise, adipeuse,
acariâtre, qui laissait regretter le langage radical-socialiste dont les
termes les plus simples sont le mot _sublime_ et le mot _éperdu_. Quand
le soleil rayonnait, tout ce que le printemps ou l’été pouvaient obtenir
de lui, c’était qu’il lâchât dans sa harangue des féminins pluriels. Les
Réalités, les Probabilités directrices, les Directives, s’y
rencontraient alors avec mille caresses, et ce saphisme des abstractions
les plus bureaucratiques le comblait de volupté. Adossé aux marbres de
Bartholomé, marbres plus froids que jamais ne l’a été cadavre, porté à
sa plus haute température par leur contact, la mort de tous ces Français
était pour Rebendart ce qu’était une mort dans une famille, ce qu’avait
été pour lui, en dépit de toute sa souffrance, la mort de son père et la
mort de son fils: une querelle d’héritage. La guerre? On n’a pas tous
les jours, pour justifier à ses propres yeux le plus détestable des
caractères politiques, une pareille excuse! Mais je n’oubliais pas que
même dans la paix, même dans ses discours de jeunesse, le ton était déjà
aigre, et quand il inaugurait alors des expositions, des monuments à nos
grands hommes, on percevait déjà dans sa harangue un soupçon de
réclamation vis-à-vis de l’Europe, comme si l’Europe nous devait des
réparations parce que nous avions produit Pasteur, le pont Alexandre, ou
Jeanne d’Arc.

Dans la cour du Lycée, la cérémonie commençait. Le censeur, dans le même
costume de deuil dont il était revêtu jadis pour les accueillir au lycée
et pour les fêtes, dévoilait la plaque où les noms des élèves morts pour
la patrie étaient gravés en noir, la gravure d’or restant réservée sur
les plaques voisines aux lauréats de dissertation. A part Charles Péguy,
Émile Clermont, Pergaud, et quelques aînés, j’avais connu tous ces
camarades qui, aujourd’hui, rangés par lettre alphabétique, allaient à
la fois à l’oubli et à la gloire dans l’ordre de l’entrée aux concours
généraux. Le censeur lisait lentement ces noms qu’il n’avait lus
jusqu’ici qu’en les accompagnant d’une note de travail ou de conduite.
Il s’appliquait à ne pas prononcer, comme dans sa lecture des places de
composition, les derniers noms avec un mépris croissant. Il se disait
que c’était la seule composition de sa vie où il n’y eût que des
premiers. C’était cent un morts ex-æquo. Il s’étonnait surtout de sentir
que ce qui déterminait au nom de certains élèves son émotion, ce n’était
pas la mémoire qu’il avait du nombre de leurs prix ou de leurs retenues,
mais bien des souvenirs qu’il ne croyait pas contenir, celui de la
couleur de leurs yeux, de leurs chevelures, le dessin de leurs lèvres.
Tous ces morts lui laissaient soudain, à lui si dédaigneux et si empêtré
de ce qui n’était pas les classes et l’étude, leurs apanages humains,
celui-là son nez à la Roxelane, celui-là ses oreilles pointues, celui-là
cette cravate inusable, bien connue du lycée entier, qu’il avait portée
de la quatrième à la philosophie. Toute une chair palpitante et fraîche,
des cheveux blonds et bruns naissaient pour lui, pour la première fois,
sur ces élèves, ces fantômes. Mais il sut se reprendre. Par bonheur, il
avait descendu de sa chambre les prix qu’on n’avait pas eu le temps de
distribuer en juillet 1914, il les remit aux familles privilégiées et la
hiérarchie des morts se rétablit peu à peu en lui dans le seul ordre
admissible, car l’un des tués avait huit prix. Il s’aperçut que la
plupart des livres étaient signés d’auteurs vivants. Il en eut honte.
Mais déjà on dévoilait la plaque, et je vis là-haut, de la lettre D à la
lettre E, ceux qui m’encadraient dans les examens, qui ne m’avaient pas
protégé du brave Lintilhac et du terrible Gazier, mais qui m’avaient
protégé de la mort. C’est alors que la foule des mères et des pères
s’inclina plus encore, comme devant un cadavre suprême, et que parut
Rebendart. Il n’y avait ni estrade, ni marche. Il se mit à parler du
plancher même. Il semblait vraiment cette fois jailli du caveau. Il
parla, dit-il, au nom de ces jeunes hommes... Et il mentit. Car, de ces
morts-là, je savais ce que chacun pensait, ce que chacun aurait dit à sa
place. J’avais entendu les dernières phrases de plusieurs d’entre eux,
tués près de moi. J’avais partagé le dernier menu de quelques autres, le
pain, le vin rouge, le saucisson qui avaient été leur cène. Je
connaissais leurs dernières lettres, dont chacune d’ailleurs, tant elle
éclatait de désir, aurait pu être la première d’une existence
étincelante et longue. Je savais ceux qui avaient tué des ennemis, qui
s’étaient fait précéder dans la mort par l’ombre d’un uhlan ou d’un
chasseur de la garde, ceux qui étaient morts vierges, ceux pour qui la
guerre avait été le combat contre un adversaire théorique, qu’ils
n’avaient jamais vu, jamais saisi, et qui étaient morts les mains pures
un de ces jours où les théories deviennent pesantes et mortelles, où les
veines, les crânes, nous semblaient éclater moins sous des obus que sous
la pression du sort. Je savais que tous s’étaient précipités dans la
guerre, non par un élan de haine, mais avec la joie de se réconcilier
avec le devoir, avec la lutte, avec cet idiot de censeur, avec
eux-mêmes. Ils s’y étaient jetés, en ce début d’août, comme dans des
vacances, non seulement à l’année scolaire, mais vacances aussi au
siècle, à la vie. S’ils avaient eu la permission aujourd’hui d’exprimer
un regret, cela eût été peut-être de n’avoir pas été délivrés, le mois,
la semaine, le jour du moins qui précéda leur mort, du mal aux dents, de
l’entérite, et aussi du général Antoine, qui interdisait les cache-nez.
S’ils avaient daigné faire une réclamation posthume, c’eût été de
n’avoir pas eu pendant la guerre des corps imperméables à la pluie,
flottant sur les boues, marchant sur les eaux, frais sous la canicule,
fournissant une ombre plus grande qu’eux-mêmes, l’été, dans les plaines
sans arbres, et d’avoir eu le général Dollot, qui les forçait à
boutonner les cols de capotes en Août. Le créateur et deux généraux,
voilà ceux dont ils eussent parlé aujourd’hui à leurs familles, en
souriant, en les excusant, et non point ainsi que Rebendart le faisait
en leur nom, des ennemis héréditaires... La mort seule est héréditaire,
et encore il suffisait, comme eux, pour la narguer, de mourir sans
postérité. Pas un seul orphelin devant ce monument aux morts. Que de
futures morts n’épargne pas la mort d’un collégien! Voilà ce que
disaient tous ces tués que je connaissais. Ils me disaient aussi, car
beaucoup étaient fils de fonctionnaires, qu’ils auraient aimé revoir
Rodez, Le Puy, que le Maroc est si beau, son air si pur, et celui qui
n’avait jamais eu le temps ou l’occasion de lire la _Chartreuse de
Parme_ me demandait de me recueillir et de la lui résumer, autant que
possible, en un mot... Pas de phrases avec les morts. Un mot, un mot
crié de toute ma force, de tout mon être, dans un paysage sonore, voilà
tout ce qu’ils réclamaient, tout ce qu’ils pouvaient entendre! De sorte
que Rebendart me semblait prêcher la haine, la hargne et l’amertume au
nom des trois seuls élèves que je n’avais point connus, au nom de
Pergaud, qui aimait chez les bêtes jusqu’aux blaireaux et aux martres
sanguicruelles, de Clermont, qui aimait jusqu’aux âmes intraitables et
aux cœurs homicides, de Péguy, qui aimait tout, exactement tout; et son
discours était un blasphème. Quand, sollicité par le proviseur, il passa
serrer les mains des élèves décorés au front, et qu’il me tendit sa main
droite, cette main, disait-on, qui allait signer l’ordre d’arrêt de mon
père, je mis mes deux mains derrière mon dos. Il me prit pour un mutilé
et me salua.

Je vis alors que deux personnes de son entourage avaient remarqué mon
geste, Madame Georges Rebendart et Emmanuel Moïse.

Mme Georges Rebendart était la veuve du fils de Rebendart, avocat
général, mort de phtisie. Elle habitait avec son beau-père. C’était une
femme de vingt-cinq ans, grande, fine, qui avait sous la lumière la plus
ingrate ce masque de velours et d’ombre que les photographes, à force de
lampes voilées, de rideaux et de poudre spéciale, amènent pour un quart
de seconde sur le visage des actrices et des Américaines. Des bras d’une
belle envergure, qu’elle aimait écarter, dans une sorte de bâillement de
son âme. C’était le gibet idéal pour crucifier des hérons, des cygnes.
Des traits fins, mais qui semblaient avoir réclamé chacun un ouvrier
immense, les sourcils, arqués et emmêlés dans un de ces dessins parfaits
qu’ont les algues minuscules après la tempête, sourcils pour lesquels il
avait fallu l’océan. Mariée au sortir de la pension qui l’avait lâchée
en robe noire et montante, elle ne supportait plus le soir, par une
transsubstantiation exempte d’ailleurs de toute coquetterie, que deux
couleurs, l’argent et l’or, et se couvrait de bijoux. A table, devant
elle, sur une nappe intacte, au lieu d’égrener des miettes, elle avait
distribué en dix minutes des barrettes, des boîtes en or, des perles.
Chacun de ses gestes était la simplicité même, mais déposait un diamant.
Que dire de ses regards, de ses inclinaisons de tête? Rien des femmes du
monde politique, qui n’ont d’autre rançon au nez retroussé que
l’embonpoint et les larges oreilles. Tous ses traits étaient arrondis
par une pierre ponce divine, l’ensemble en était une sorte de signe de
l’infini, une coccinelle n’eût pas trouvé le moyen de s’élever de ce
visage. Cette tête que toute femme aperçoit de très loin dans son
miroir, les jours de passion ou d’orage, c’était celle de Mme Georges
Rebendart vue de près, par un beau soleil. A toutes les femmes elle
donnait l’impression qu’il leur suffisait de vouloir pour que le drame
ou l’angoisse passât dans leur propre vie. Les Ministresses de
l’Agriculture ou des Colonies éprouvaient près d’elle de l’exaltation,
celles des Postes et Télégraphes tressaillaient. Elle s’appelait Bella
de Fontranges et venait de Bar-sur-Seine, où son père possédait, clos de
murs, deux ou trois mille hectares. La Seine l’avait prise à sa plus
haute pente, là où l’on flotte le bois, et débarquée doucement aux
environs du Palais-Bourbon. Sa jumelle, Bellita, mariée elle aussi, la
même année, à un député du parti de Rebendart, était quelque peu écartée
de la maison depuis le soir où Bella, un jour de migraine, avait prié
Rebendart de conduire sa sœur à sa place au dîner des avocats. Toutes
ces plaisanteries de jumelles qui avaient doublé et égayé leur jeunesse,
Rebendart les avait écartées de Bella, et--il avait ce talent d’ailleurs
envers tous les humains,--il l’avait séparée de cette seconde image, de
ce reflet. Assez indifférente à l’activité des hommes, Bella ne chercha
d’ailleurs jamais à comprendre ce qu’était le métier d’avocat, ni les
occupations de son mari. Longtemps elle crut, quand Georges Rebendart
lui disait qu’il allait au Palais, qu’il partait pour Versailles, voir
les jardins.

Emmanuel Moïse me rattrapa et tint à me présenter.

--Philippe Dubardeau, dit-il à Bella.

Bella me regarda. Je soutins son regard. Elle salua en baissant les
yeux. Je vis d’elle le seul coin de chair qui fût fatigué, qui portât
trace de la vie, ses paupières. Elle devina ma pensée, ouvrit grands les
yeux, me montra par vengeance deux prunelles dont l’éclat faisait
paraître meurtri le jour lui-même et partit, me laissant avec Moïse.
Elle était pâle, je l’étais aussi. Moïse nous regardait avec étonnement,
se demandant à quelle sorte de scène, à quel coup de foudre il
assistait.

Je voyais souvent Moïse, directeur de la Banque de change la plus
puissante de l’Europe, mais je le voyais d’habitude tout nu. Chaque
matin, vers dix heures, à la piscine du Sporting, j’étais à peu près sûr
de le trouver la pointe de ses pieds réunis, les bras mollement écartés.
Il attendait parfois une minute entière ainsi planté sur cette croix
invisible qui reste pour moi la toise de ceux de sa race, avant un
plongeon qu’au fond il détestait. Le baigneur voulait lui lever et
tendre les bras. Il résistait à ces suggestions jansénistes. C’était un
crucifié gras, nourri de ce que notre cuisine a de plus riche en carbone
et en azote. Un crucifié fumant, sur cette croix même, un cigare de
géant auquel il pensait soudain et qu’il faisait cueillir de sa bouche
par le baigneur. Enfin, d’un élan qu’il croyait vigoureux, mais qui
n’était que désespéré, au lieu de plonger, il se laissait choir en
rasant la paroi, se trouvait pris juste entre l’eau et le ciment de la
piscine, et désormais s’abandonnait sans plus lutter non à ce sport,
mais à cet accident. Du banquier le plus arrogant de la terre
reparaissait seulement, au-dessus d’un corps irréel que se disputaient
les reflets et les biseaux, une tête étonnamment précise, mais
contractée d’épouvante, la tête qu’il n’avait pas encore eu l’occasion
dans sa carrière heureuse de hisser pour les pogroms, la prison ou la
banqueroute. Respectant l’échange réglé par Dieu et en vertu duquel les
crocodiles, à cette première heure ensoleillée, quittaient les fleuves
pour la terre, un quart d’heure Moïse restait là, fumant par bouffées
son cigare que le baigneur accroupi se fatiguait à donner et à
reprendre, et que les plus illustres représentants de l’aristocratie et
de la banque françaises tentaient d’éteindre en quittant brusquement à
sa hauteur le crawl pour la nage en caniche. Mais c’est placidement, à
ce pilori, qu’il recevait les lazzi et les injures des Montmorency, des
Mirabaud et des Murat. Autant, dès qu’il avait repris pied sur la
porcelaine, il redevenait brutal et sarcastique, autant il employait
alors à leur répondre de douceur, de politesse. Tout ce qu’il a eu à
exprimer d’aimable au cours de sa vie, c’est dans la piscine qu’il s’y
sentit contraint, dans ce fragment de déluge conservé entre des dalles
art nouveau, où la superstition le plongeait chaque jour. Jamais le vrai
petit Moïse, au sortir du Nil, ne délia les bras des suivantes de la
Pharaonne avec plus de douceur qu’Emmanuel Moïse dans l’eau amenée pour
lui de l’Avre à la Concorde, l’étreinte impromptue de Maginot ou de
Trévise. Mon père était le seul être dont il prononçât le nom dans les
deux éléments avec la même crainte et la même sympathie... Je dois dire
que l’épreuve du feu n’avait jamais été tentée.

Ce fut justement de mon père qu’il me parla.

--Cher Philippe, dit-il, en me tendant cette main qu’il avait toujours
mouillée excepté juste au sortir de l’eau, vous ne verrez plus Enaldo me
chasser tous les matins de la piscine. Il est mort. On le descend à
cette heure dans un solide élément. Voilà morts mes deux derniers
ennemis mortels, Porto-Pereire l’an dernier, Enaldo hier, tous deux de
notre section portugaise, les descendants, vous savez, de ceux qui n’ont
pas voté la mort du Christ. Ils avaient voté la mienne. Vous me voyez
tout joyeux. Je ne peux donc vous blâmer d’avoir refusé de serrer la
main de Rebendart. D’autant qu’il est résolu, je le sais, à continuer
ses attaques contre votre père...

Nous étions place des Pyramides. D’un taxi qu’elle arrêta soudain, une
jeune femme fit signe à un second taxi, descendit du premier à la hâte,
paya sans réclamer sa monnaie, sauta dans le second, et disparut. Nous
venions d’assister au relais d’une âme agitée, d’une kleptomane
poursuivie, d’une adultère surveillée. C’était le dernier changement de
pied de la biche, avant qu’elle soit atteinte et verse d’abondantes
larmes. Moïse, qui aimait les femmes, fut pris d’une tendresse dont mon
père profita.

--J’aime votre père, me dit-il. Sur le marbre de votre aïeul, au
Panthéon, j’ai lu gravé le vers de Dante: Lumière intellectuelle pleine
d’amour! Chaque membre de votre famille m’inspire une variante à cette
phrase, votre père: lumière politique pleine d’affection! votre oncle le
botaniste: lumière physiologique pleine de caresse! et jusqu’à votre
cousin le géologue: lumière minérale pleine d’humanité! J’adore cette
lampe humaine que porte chaque membre de votre famille, et qui dore et
éclaire la lumière du jour, cette lampe de mineur avec laquelle ils
descendent dans la vérité et son éclat. Lorsqu’un des vôtres arrive au
pouvoir, c’est signe de richesse, c’est signe que la France a son plein
d’huile, d’amitié et de raison. Dites à votre père qu’il compte sur moi
contre Rebendart. Car Rebendart s’entêtera dans son idée de lutte. Le
pouvoir le flatte moins que le commandement et sa publicité. Il est de
ces généraux qui lisent leur victoire, non la veille dans les étoiles,
mais le lendemain dans les journaux. Il veut une sentence accolée à
votre nom, un acte judiciaire, pour que tous apprennent qu’il peut y
avoir faillite dans la maison qui tient en gros la science, la raison et
l’humanité. Votre grand-père, votre aïeul sont au Panthéon? Rebendart
est homme à tirer vengeance des grands hommes. J’ai eu la semaine
dernière l’idée d’écrire un parallèle entre votre père et Rebendart. Le
parallèle est un exercice de style que j’ai pratiqué dès l’enfance dans
tous les pays, et qui m’a singulièrement aiguisé les idées ou facilité
le travail. Vous ne sauriez croire, autant la prosopopée est inutile
pour le commerce, les finances, et même pour le raffinement de la
culture, combien le parallèle, vous usant également l’âme et le jugement
des deux côtés, arrive à rendre sensibles ces deux appareils. Essayez.
Écrivez le parallèle, puisqu’il est de votre âge, entre une femme brune
et une femme blonde, et vous me direz si vous n’arrivez pas à une
décision pour l’emploi de votre journée, ou même de votre vie. En ce qui
me concerne, aussitôt après avoir écrit sur le paquebot qui m’amenait à
Casablanca, le parallèle entre Abd el Aziz et Moulai Hafid, j’ai conçu
mon plan et obtenu la concession des phosphates. Le soir du jour où, en
Palestine, j’ai fait le parallèle du commissaire français et de lord
Allenby, j’ai vendu pour mon bonheur ma banque de Jaffa. A Marseille,
l’inspiration en affaires ne m’a pas quitté du jour où j’ai comparé en
deux pages les Vlasto et les Charles-Roux. Depuis le jour où Kabbine,
mon rabbin, me dicta le parallèle du Dieu des Juifs et du Dieu des
chrétiens, ainsi j’ai fait lutter, pour chaque triomphe de ma firme, un
ange noir et un ange d’argent.

Je le priai de me lire sa comparaison de Rebendart et de mon père.

--Non, dit-il, vous vous moqueriez. J’ai malheureusement gardé de
l’Orient, quand j’écris, un style fleuri. J’ai dû renoncer à rédiger les
comptes rendus des conseils d’administration, car il y courait, sous ma
plume, un murmure de peupliers et d’eaux douces qui les rendait
ridicules. D’ailleurs ce parallèle-là est vraiment trop facile. Votre
père croit aimer les forts et il aime les faibles. Il est rude aux
positions établies. S’il aime César, Napoléon, Jules Ferry, c’est par
pitié pour les imperfections que comportait leur génie. Il aime le
passe-droit qui venge un être condamné pour la vie à la médiocrité. Il
traite les hommes comme les milliardaires aiment traiter les femmes, en
leur permettant par faveur spéciale de s’élever au-dessus de la vie. Là
où il commande fleurit une cinquième saison qui donne des prunes au
pommier, des framboises au chêne... Voilà que je m’égare... Rebendart,
lui, croit mépriser les forts et il méprise les faibles.

--Qui l’emportera? demandais-je.

--Le plus fort, dit-il. Mais quel est-il? Sur ce point, les avis
diffèrent.

Nous étions arrivés à sa banque. C’était place Vendôme, centre du monde.
Des femmes poudrées avec la poudre du matin, avec la jeunesse du fard,
passaient dans des taxis dont aucune ne changeait. C’était une abondance
de femmes fidèles, de femmes non voleuses, d’épouses non poursuivies.
Moïse disparut dans sa porte cochère, seul visiteur que le portier eût
ordre de ne pas saluer et parût ne pas reconnaître. Je savourais ces
boutiques ouvertes, ce ciel gris-bleu, ce cœur de Paris qui n’est
vraiment comestible qu’après la première gelée. Il me semblait enfin que
l’hiver écoulé avait dans Paris dissocié cette armée de débauche où
s’étaient inscrites, pour cinq ans, durée aussi de la guerre, les
classes les plus jeunes du sexe fort et toutes les classes, même les
plus anciennes, du sexe faible. Toutes ces jolies femmes qui circulaient
seules me paraissaient libérées de cet engagement global. Tout ce qui
était jeune et hardi revenait enfin à un amour ou à un vice
individuel--et ne l’exerçaient plus en commun que ceux qui gagnaient à
la communauté. C’était enfin la Classe, pour pas mal de vertus ou de
péchés! De même que chaque homme était maintenant courageux pour son
propre compte, pour son seul compte, chacune de ces Parisiennes était
belle, depuis quelques jours, à ses risques et périls. L’honneur ancien
se réinstallait dans les foyers sous la forme de l’affection ou du
classique adultère.

Je pensais à Bella Rebendart, à son sursaut quand elle avait appris qui
j’étais. Car cette amie de l’aurore, c’était elle, et je lui avais caché
jusqu’ici mon véritable nom.




CHAPITRE III


La famille de Rebendart ne le cédait pas à la nôtre en vitalité. Elle
avait fourni à la France depuis deux siècles un nombre respectable de
hauts fonctionnaires, de présidents du Conseil et de grands bâtonniers.
Alors que ma famille se plaisait sur les points magiques où les métaux
s’allient, où les nations s’unissent, et prétendait ignorer le mal en
dépit de la réalité comme elle ignorait la pluie ou la neige, le jour
d’une excursion une fois décidé, les Rebendart, tous avocats, avaient
choisi pour atmosphère le criminel et le contentieux de la France. Le
même nombre de Rebendart et de Dubardeau étaient dressés en bronze sur
les places françaises, le même nombre de rues et de champs de foire
étaient baptisés à leur nom. Mais les Dubardeau, bien que liés dans le
souvenir des générations au venin qu’ils avaient vaincu, au gaz qu’ils
avaient domestiqué, à la doctrine qu’ils avaient libérée,
personnifiaient beaucoup moins aux yeux des municipalités et des classes
bourgeoises la justice et l’intégrité que les Rebendart, dont le nom
évoquait presque uniquement les causes criminelles qu’ils avaient
défendues, de Mme Lafargue à Ravachol et à Landru. De chacun de leurs
mariages avec le crime ou la banqueroute la plus frauduleuse du siècle,
dans ces sacs où ils s’attachaient à des empoisonneuses ou des traîtres,
les Rebendart engendraient une vénération sans limites pour leur
honnêteté et leur respect des lois. Je connaissais la famille Rebendart.
Je l’avais observée tout l’été précédent, dans son berceau même, à Ervy,
en Champagne, où j’avais suivi l’oncle Jacques à la recherche d’une
musaraigne et où je m’occupais à peindre des fresques dans l’église. Le
parc de ma pension n’était séparé que par un buisson vivace du jardin
Rebendart et je pus voir à travers chaque floraison, clématite, rose,
jasmin, les parents de notre ennemi. Les moissons se firent. Je sus ce
qu’étaient les Rebendart dans le jugement des moissonneurs, des faneurs,
des betteraviers, et enfin, jugement suprême, des vignerons. La chasse
fut ouverte. Je sus ce que pensaient des Rebendart les chasseurs qui ont
des permis, puis les braconniers. Ce prisme est nécessaire à la campagne
pour bien connaître une famille. Leur maison semblait apportée en bloc
du Vésinet: elle ressemblait à notre maison d’Argenton, avec la
différence que les enjolivements apportés à la nôtre par des
quincailliers ou des bistrots, l’avaient été, avec moins de goût encore,
par des présidents de Cour ou des présidents de la Chambre. Dans les
massifs encadrés d’iris taillés en brosse, le géranium, le zinnia, le
bégonia distillaient en l’air le plus plat des arômes de la Champagne.
C’était pour les Rebendart ces fleurs de zinc qui symbolisaient la
famille, le repos, même la campagne, et il ne leur venait pas plus à
l’esprit d’y ajouter l’héliotrope ou le fuchsia, que de trouver à la
virginité et à la gloire un autre emblème que la fleur d’orange et le
laurier. Si j’en jugeais par ce que je voyais et entendais, les formes
étaient évidemment autrement respectées chez les Rebendart que chez
nous. Le rituel de la famille française y régnait dans sa minutie. Il y
avait une façon particulière d’aborder chaque Rebendart, des gestes
particuliers pour chacun, presque une langue spéciale. Leur tribu
semblait composée, au moral comme au physique, d’êtres prodigieusement
différents, et, au cours d’un simple déjeuner en plein air, je
distinguais un protocole plus délicat que celui d’aucune cour d’Europe.
La conversation comportait autant de fausses intonations qu’une
représentation de Tartuffe à la Comédie-Française. Il fallait aiguiser
sa voix quand on parlait à la cousine Claire, scander ironiquement les
mots pour le beau-frère André, si bien que je regardais malgré moi leur
assiette ou leur serviette pour voir si elle n’était pas de toile ou de
porcelaine différentes. Protocole accepté évidemment depuis de longues
années, depuis le jour où l’on avait surpris le père André un peu gris
de vin des Riceys et la cousine Claire lisant _Nana_. Il y avait un ton
de génération à génération cadette, des inflexions spéciales pour les
ministres qui n’avaient pas eu de prix au collège, pour les vieillards
ratés qui avaient obtenu des accessits au concours général. J’avais
parfois l’impression qu’ils mangeaient des poulets de carton, du faux
pain pour théâtres. Tandis que dans notre famille la vie en commun
arrivait à amincir comme jamais elle n’a été amincie la cloison entre
ses membres, à presque éteindre la différence d’âge entre les pères et
les fils, elle consistait chez les Rebendart à maintenir les distances
entre les autres et soi, entre soi et les autres, par des barres de fer.
Rien n’était effacé sur le livre de famille des premiers jurons, des
premiers écarts, des malentendus. On plongeait par le pied chaque enfant
nouveau-né dans la mémoire.

J’avais distingué d’ailleurs, avec l’aide des voisins, deux espèces de
Rebendart, et la famille était moins bourgeoisement sublime ou médiocre
que je ne le croyais au début. Au-dessous des Rebendart seuls connus à
Paris et dans la vie publique, tous buveurs d’eau, tous intègres, tous
intransigeants avec leur santé et leur travail, toujours de noir vêtus,
n’arborant jamais aucune de leurs nombreuses décorations, mais portant
avec arrogance au-dessus de leur robe, visibles à cent mètres, ces
décorations intérieures qui s’appellent le devoir, l’intégrité,
grand’croix du devoir, grands cordons du patriotisme, vivait à Ervy une
troupe à peu près égale de Rebendart qui arboraient les palmes
académiques, mais qui étaient prodigues, ivrognes ou débauchés. Tout est
mobilisable dans une famille, jusqu’aux goîtreux, quand il s’agit, comme
chez nous et chez pas mal d’autres, d’une marche vers la vérité. Mais
chez les Rebendart il s’agissait d’une marche vers l’honneur, et cela
comportait des traînards. Dans leur connaissance prodigieuse des procès
modernes et antiques, toutes les recettes pour aviver, laver l’honneur
d’une famille étaient utilisées par eux, y compris même les trucs de
Brutus et de Régulus, et dès qu’un Rebendart de la seconde zone avait
volé, déserté, ou violé, le Rebendart ministre venait lui-même au
prétoire témoigner contre lui et publiquement le renier. Il est mieux vu
d’abandonner un enfant au bagne qu’à l’Assistance. Cette vaniteuse
humilité suffisait au jury qui acquittait largement. De sorte qu’une
espèce d’impunité était octroyée en fin de compte à tous les Rebendart
et que leurs écarts publics, vol, grivèlerie, ou exhibition, restaient
des affaires et des fautes de famille. La Champagne s’était habituée à
cette situation. Elle la dissimulait hypocritement à tout homme d’État
étranger à la province qui venait y visiter les Rebendart, mais aussi
les Rebendart vénérés exigeaient-ils des Rebendart parias qu’ils ne
sortissent jamais de leur terre maternelle. Il leur était permis de
s’enivrer à Troyes, à Châlons, à la rigueur à Vaucouleurs, mais la porte
qu’avait utilisée Jeanne d’Arc et la part vierge des Rebendart leur
était fermée. Ceux qui avaient voulu partir pour l’Amérique s’étaient vu
refuser leur passeport. Il y a de quoi bourlinguer entre Reims et
Romilly. De sorte que les Rebendart ministres n’avaient pour leur
rappeler leurs vices que la Champagne, et leur splendeur le monde
entier. Ce qu’ils exigeaient des membres faibles de leur famille, ils se
l’imposaient d’ailleurs à eux-mêmes. En Champagne, ils se dévêtaient de
leur toge, ils transigeaient. Athées au Parlement et à Paris, ils
priaient à Ervy un abbé de surveiller l’éducation religieuse de leurs
fils. Partisans des milices à partir de Provins, ils étaient à
Sainte-Menehould pour les trois ans. Démocrates pour l’univers, ne
pouvaient les visiter dans leur maison de campagne que les nobles et les
bourgeois. Pour que leurs actes gouvernementaux, leur spectre politique
parût pur et sans tache, ils acceptaient que la famille fût une
garde-robe où ils reléguaient les défauts et les iniquités. Ainsi,
au-dessous des nids d’hirondelle. Dès leur enfance, les jeunes Rebendart
étaient pris dans cette antinomie hypocrite, cette pureté d’astre à
Paris et cette compromission familiale à Ervy. Mais, dès qu’ils
paraissaient saisir la situation et l’accepter, ils étaient placés par
leurs parents au bas d’une carrière administrative et ils gravissaient
les échelons, si hauts fussent-ils, avec la sûreté d’un funiculaire.
Fils d’André Rebendart le pochard ou le voleur, de Rebendart le
banqueroutier, ils exerçaient avec tyrannie leur rôle de juge ou
d’inspecteur des finances, sachant en sûreté dans une Champagne étanche,
condensé dans le petit réservoir fleury d’Ervy, salué même par les
Ervésiens, tout ce que leur famille et leur caractère contenaient de
déshonneur. Habitués à mépriser une partie des leurs, ils méprisaient
l’humanité entière, et, par la voie lactée des fonctionnaires français,
Lyon, Marseille, Lille et Bordeaux, sans effleurer jamais une ville de
moins de deux cent mille habitants, sans effleurer jamais la solitude,
directeurs de manufactures de tabacs qui ne fumaient jamais, directeurs
de monopoles d’alcool qui ne buvaient pas, directeurs de l’assistance
publique qui n’avaient jamais aimé, ils arrivaient à Paris jeunes encore
et déjà implacables. La guerre, que l’on ne trompe pas, avait mis le
front même entre les Rebendart purs et les Rebendart impurs. Mais elle
n’arriva pas à les séparer. Ervy fut occupé par l’ennemi. Tout ce que
pouvait mériter sous le joug étranger en injures, affronts, et
souffrances, l’intégrité, l’ardeur, le patriotisme des Rebendart purs,
tous d’ailleurs réfugiés à Bordeaux, les Rebendart maraudeurs, voleurs,
et coureurs, tous en pays envahi, durent le supporter des Allemands. Ils
subirent, uniquement à cause de leur nom éclatant, trois ans de prison,
deux ans de famine, une heure de torture, qui furent naturellement par
la France portés au compte de leurs parents célèbres, et quand le
Rebendart ivrogne se rebiffant contre un feldwebel fut fusillé, le monde
entier souscrivit, soulevé d’enthousiasme et d’émotion, à la statue de
Rebendart le bâtonnier, mort d’hydropisie, que l’on aurait pu fondre en
argent massif... Tant il est avantageux de placer ses défauts hors de
soi, et de les faire un peu secouer par les armées bavaroises!

Ce qui me frappait le plus, dans cette famille dont on pouvait étudier
la trace depuis Henri II, c’était le manque d’artistes. La notion du
devoir d’État et du travail d’État était si seule à éclairer leur
cerveau que ceux pour lesquels elle était éteinte glissaient
immédiatement à l’inceste et à la débauche, sans s’arrêter à ces
intermédiaires que sont la peinture ou le modelage. Il n’arrive jamais
aux Rebendart, comme à tant d’autres notaires ou avoués, de trouver leur
nom gravé en signature par un aïeul ferronnier au coq du clocher
renversé par l’orage. Même pas, dans le salon, d’aquarelles de famille.
Leurs mains ne savaient caresser, ni la glaise, ni la pierre, ni le
bronze, même pas leurs propres mains qu’ils portaient séparées comme si
chacune appartenait à une des deux parties de la famille. On ne pouvait
admirer dans la maison que les présents faits par la République aux
divers Rebendart, Barbedienne plus grands que nature, comme à des
dentistes surhumains. Les scènes de famille avaient lieu entre des
murailles de Sèvres, et, à travers des potiches péniblement équilibrées,
le ministre obtenait de son frère braconnier une réserve qu’il croyait
due à son prestige et ne l’était qu’à tant de porcelaine. Ainsi, toutes
les stations qui ont été placées entre la maison de nos pères et le
Conseil d’État, et la Cour des Comptes, et le Conseil supérieur de la
Défense Nationale, c’est-à-dire l’École des Beaux-Arts, l’Académie
Julian, Bullier, n’existaient pas pour les Rebendart, et chacun n’avait
vu qu’une femme nue, sa femme.

La vraie grandeur de la famille Rebendart, celle qui justifiait
l’admiration de la Champagne, ce n’étaient d’ailleurs pas ses hommes qui
la lui valaient, c’étaient ses femmes. Les Rebendart, parvenus au point
culminant de leur carrière, ne choisissaient pas leurs épouses, elles
leur étaient imposées par la province reconnaissante. Si la République
leur donnait Cornélie en bronze, Didon en porcelaine, la Champagne leur
offrait des jeunes filles champenoises. On oublie trop que Domrémy est
en Champagne. Le nom des Rebendart était tellement identique aux mots de
devoir, de constance, d’honneur, que tous les usiniers ou vignerons se
mobilisaient de Vitry à Lunéville, dès qu’un Rebendart manifestait le
désir de se marier, pour découvrir et offrir une femme capable de vivre
simplement avec d’aussi grands mots. Ce n’était pas toujours la plus
laide. Ce n’était pas toujours non plus la cohabitation avec le Devoir,
l’Honneur qui paraissait difficile à ces épouses; elles savaient y
trouver des réserves de tendresse, d’indulgence, de lâcheté,... mais
bien la vie avec un président au cœur sec. C’était le mari qui était
froid comme un symbole, muet en famille comme le seraient les symboles,
distant en affection comme eux, et les symboles au contraire
s’attendrissaient, tenaient compagnie à l’épouse, devenaient près
d’elles humains, lui facilitaient le sommeil et la promenade dans les
bois. Pénible vie, qu’elles cherchaient pourtant à prendre sans
amertume. Elles étaient heureuses que leurs maris se déclarassent
publiquement à la Chambre contre le vote des femmes, ressentant cette
injure comme le premier hommage rendu à leur puissance domestique, comme
le premier soupçon de jalousie, comme la première caresse. Leur seule et
involontaire vengeance était de mettre au jour, sur quatre fils, deux
Rebendart romanichels et révoltés. On leur enlevait à douze ans les deux
fils sages qu’elles avaient, elles-mêmes, en apprenant le premier manuel
ou la première grammaire, lancés sur le chemin du droit constitutionnel,
et on leur laissait pour la vie les deux cancres. Elles allaient
rarement à Paris. Les Rebendart douairières habitaient une maison isolée
au bord du lac, les Rebendart veuves un pavillon de chasse, éloigné de
deux cents mètres, entouré d’un ruisseau. Sur leur plateau, dans leur
jardin de bégonias, les Rebendart au pouvoir abandonnaient à leurs mères
les saules et les eaux, croyant les rendre ainsi à l’oubli et à la
solitude, ne les rendant qu’à la tendresse.

Attiré par ces visages toujours souriants où la froideur des Rebendart
avait seulement agi comme un décolorant, par leurs silhouettes nerveuses
et fières, je m’étais fait présenter par le curé sous un faux nom, et
j’étais venu les voir souvent, toujours à la tombée de la nuit, de peur
que l’un des fils ou des neveux ne me reconnût. Je pénétrais chez ces
vieilles dames par la poutre de l’écluse, ou en franchissant des haies
de jasmin, quand le soleil déclinait, comme un amant. Ou bien j’arrivais
chez elles par le ruisseau, dans lequel j’avais pêché les écrevisses
pieds nus, sans laisser de trace. Tout l’été, elles s’amusèrent à
m’attendre ainsi le soir, me croyant un jeune peintre ennemi de la
société, avec les égards et la gratitude qu’une femme sait témoigner à
l’homme qui vient la voir au milieu des sangliers et en nageant.
J’arrivais toujours à point, comme on arrive dans toute vie réelle. Je
les trouvais occupées à placer un meuble ou un objet de famille chassé
de la demeure déjà comble du ministre par l’arrivée d’un présent
officiel. C’était un rouet libéré par une jardinière en verre filé
offerte par le roi de Serbie, une console Empire libérée par un Centaure
en porcelaine de Bilbao offert par Alphonse XIII. Parfois je devais
attendre sur mon écluse ou dans mon ruisseau, car c’était l’angélus, et
je restais là, découvert, comme le paysan de Millet, mais les pieds dans
l’eau. Elles étaient pieuses, l’une avec un peu d’enfantillage, l’autre
plus gravement, chacune vouée depuis l’enfance à un patron, qui avait
formé avec le mari le couple spirituel adoré d’elles, Rebendart le
Légiste avec saint Antoine de Padoue, Rebendart le ministre du Commerce
avec sainte Thérèse. Depuis la mort de leurs maris, elles goûtaient,
sans se l’avouer, une paix profonde: c’est que la loi était morte avec
ces avocats, c’est qu’aucun de leurs gestes, aucune des aventures de
leur journée n’était plus réglée par la jurisprudence. Elles n’avaient
plus de procès avec les chasseurs qui tiraient les poules d’eau, elles
les menaçaient de leur canne. Quand un avion militaire se posait dans
leur verger, elles n’avaient plus de procès avec l’autorité militaire,
elles invitaient l’adjudant à dîner. Elles ne se doutaient pas qu’au
terme du nombre légal d’années, conformément à ces lois faites par leurs
maris morts, de veuves elles étaient devenues divorcées, divorcées de
cœur et d’esprit. La preuve en est qu’elles aimaient maintenant tous les
hommes. Elles aimaient les jardiniers, avec leurs mains qui prennent
dans la terre, les écuyers de Sedan qui franchissaient les haies du parc
avec leurs chevaux entiers. C’étaient les humains les plus polis avec
les animaux, elles les aimaient. Elles aimaient les chemineaux avec
leurs oreilles pointues, et ces plumes ou ces fétus dont sont pleines
leurs vestes selon qu’ils viennent de coucher dans une étable ou dans
une vraie chambre, les présidents des usines Wendel aux vestons toujours
propres, toujours couchés dans la richesse..., et moi. Au début de ces
nuits de Champagne si primitives, quand les cerfs brament dans le
brouillard ou se taisent par la lune en se regardant au fond de l’étang,
quand les fouines, les blaireaux, les renards avancent vers les
poulaillers du pas différent de la mort, suivant, car je me guidais sur
les saules, une ligne d’humidité qu’avait dédaignée le ruisseau et qui
me faisait éternuer, je leur apportais tout ce que l’on peut apporter à
des jeunes filles, des revues d’art, Francis Jammes, des cerises
chocolatées. Elles m’accueillaient avec un regard sur mes poches,
essuyaient sur moi le premier souffle de la rosée, me tiraient vers la
cheminée, et faisaient flamber un feu de sarments qui allait évaporer de
leur hôte des cartes postales de Vézelay, l’histoire d’Arthur Rimbaud,
les mœurs des femmes de l’île Fidji, et un peu d’amour. Puis, toutes
pâles malgré la flamme, blanches comme des cœurs de salade trop
comprimés, elles goûtaient, croyant que c’était la conséquence et la
récompense de leur veuvage, de leur âge extrême, aux premiers fruits de
jeunesse. Je sus que Rebendart s’étonnait de voir allumées si tard les
lumières de sa tante et de sa belle-sœur. C’est que le fils de ses
ennemis arrivait chez elles, porteur de Verlaine, et contaminait
d’extase toute la section de la famille Rebendart vouée à une mort
prochaine. Quand je repartis pour Paris, je leur donnai, comme à des
mannequins, mon adresse poste restante avec de fausses initiales. Elles
me répondent fidèlement, à peine inquiètes de ce que je n’aie encore
trouvé ni un appartement ni un nom.

Un soir, elles m’attendaient. C’était la fête de l’une d’elles. J’étais
en avance, et, mon bouquet à la main, je m’assis au haut de la colline
sur le banc de famille. Je m’assis dans le sens qu’aucun Rebendart
n’avait pris. J’avais la barre du dossier contre mon ventre. Je n’étais
pas tourné vers l’Allemagne, vers le Rhin... Rebendart dans cette
position, et cela eût signifié qu’il n’y avait plus d’ennemi
héréditaire... Le soleil déclinait. Je suivais le soleil aussi loin vers
l’Amérique qu’on le pouvait de ce pays. Je voyais le soleil affaibli se
réserver dans son agonie pour tout ce qui est brillant de nature, les
prunes violettes, le lac, comme un mourant réserve ses regards pour la
petite cuiller, la veilleuse... puis mourir. Déjà la lumière du pavillon
était éteinte, celle de la grande maison s’avivait. C’est que la veuve
avait rejoint la grand’tante pour m’attendre et qu’on avait ouvert le
lustre. Une lanterne contourna l’escalier. C’est qu’elles allaient à la
cave. Car elles m’alléchaient comme de jeunes veuves savent allécher un
beau jeune homme, en me promettant du Tokay, de la quiche. Sans me
laisser une heure même de répit, la lune déjà m’attaquait du côté déjà
vaincu par le soleil. Le ruisseau, décapé par places et tout obscur,
brillait sous les saules et se plaquait d’argent. Les sapins que l’on
plante ici autour des maisons bourgeoises comme autour d’une tombe
bruissaient de ce langage également compréhensible aux vivants et aux
morts, aux fonctionnaires en retraite et aux ombres. Maintenant, dans la
cave, les vieilles dames courbées se penchaient sur les bouteilles, et,
comme elles s’étaient courbées dans tous les grands actes de leur vie,
auprès des berceaux, des lits de mort, des blessés, graves à cause de ce
cœur ainsi suspendu, elles se croyaient graves à cause du Tokay. Je ne
me lassais pas de suivre les allées et les venues de l’amitié, marquées
dans cette nuit des feux obligatoires. Je pensais à mes vieilles amies
avec tendresse. Je sentais sur moi tout l’âge, toute l’expérience dont
je les avais déchargées. Ces feux-follets, c’étaient deux belles âmes
vivantes, encore vivantes. Tous ces enthousiasmes périmés pour moi
depuis le lycée, ce n’était pas sur mon fils que j’allais pour la
première fois les raviver, mais sur des existences périmées dont ce
serait le jeu suprême. J’apportais ce soir Shakespeare, qu’elles
ignoraient. J’allais lâcher ce soir ces démons qui réclament le champ de
toute une vie, Desdémone, Hamlet, et les autres, qui réclament
égoïstement des âmes jeunes pour les martyriser, dans un tout petit
domaine bordé par la mort. La poésie, qu’elles rencontraient pour la
première fois, les ravissait. Tous ces gens, qui au lieu de faire des
procès aux voisins, aux braconniers, à l’intendance, faisaient des
procès en vers à la mer, à la nature, à la fortune, les ravissaient.
C’était là la vraie formule de la jurisprudence. Cette attitude
intransigeante ou folle des poètes vis-à-vis de ce qu’elles n’avaient
pas connu, la pauvreté, la faim, le froid, la souffrance, les ravissait.
La poésie venait saluer à leur dernier lustre ces nourrices d’avocats et
de lutteurs. Desdémone, Hamlet, venaient jouer autour d’un avenir qui
était la mort, et le soir, frissonnantes, sous la forme atténuée de la
chouette ou de la hulotte, mes vieilles amies sentaient aussi toute
l’escorte du mal et des vampires m’accompagner jusqu’à leur âme pure.

Ce soir-là, j’étais en jaquette. Comme elles étaient passionnées
d’étoffes et de vêtements, autre révélation, je m’amusais à m’habiller
pour elles. Sans avoir jamais dans l’après-midi une occupation qui
réclamât d’autre habit que mon sarrau de peintre, je leur montrai toute
la garde-robe d’un jeune homme moderne en invoquant de faux prétextes.
Je leur disais que j’avais joué au tennis, et elles admiraient mon
costume de flanelle, mes chemises blanches faites pour le soleil et qui
n’avaient sur elles que de la lune et de la rosée. Comme elles auraient
aimé couvrir de ces couleurs leurs fils, auxquels les Rebendart
n’avaient dès le baptême accordé que le noir! Je leur disais que j’avais
eu un dîner à Troyes et j’arrivais en habit, impeccable devant ces
vergers de pruniers, en habit pour les saules. Elles apprenaient que
l’habit comporte une pochette, les Rebendart n’avaient pas de pochette.
Tout geste qui rapproche la main du cœur, même pour prendre un mouchoir,
ne leur était pas familier. Il fallait aussi expliquer le mécanisme qui
relie les perles du plastron, la chaînette pour la montre, et jusqu’au
bouton à bascule du col. Elles essayaient le secret. Cette science de la
toilette masculine qu’ont si naturellement les mauvaises femmes, je la
leur apportai enfin. Elles voyaient enfin sur un homme du linge souple,
de la soie, il leur semblait que la vie s’était assouplie pour les
hommes. Il leur semblait que la douceur s’était enfin posée sur les
hommes. Elles caressaient mes cravates, mes cheveux. Je vins en costume
d’atelier, je leur montrai sur moi les couleurs même, car mon sarrau
était devenu une vraie palette. Elles y trouvaient la couleur des yeux
de Rebendart, le président. Elles en étaient émues; il y avait donc eu
de la couleur, la couleur des bleuets dans ce corps présidentiel!...
Ainsi, rat d’hôtel multicolore, je poussais la barrière de leur domaine.
Les chiens enfoncés dans ce premier sommeil qui vainc aussi les
concierges, aboyaient peu. J’arrivais sans être aperçu ou deviné
jusqu’au salon vitré où elles m’attendaient. Elles discutaient.
J’entendais leurs voix. La tante morigénait la belle-sœur:--Non! le
symbole de la fantaisie était Ariel et pas Caliban! Pourquoi? Parce
qu’il en était ainsi. Non, le _Bateau Ivre_ n’était pas de Fernand
Gregh. Pourquoi? Parce que Fernand Gregh n’avait pas corrompu sa
jeunesse à Paris, parce qu’il n’était pas mort en Abyssinie! Comment, ce
n’était pas exact?... Alors je poussais la porte et j’entrais, juge des
mots, je retirais à Caliban cette royauté d’une minute sur la beauté et
l’esprit, à Fernand Gregh les Illuminations... Mais, ce soir, une
troisième voix s’insinuait entre leurs deux voix, une voix de femme
aussi, mais un peu rauque, voilée jusqu’à l’étranglement, quelque amie
d’enfance arrivée à l’improviste ou qu’elles avaient attirée dans ce
guet-apens tendu aux environs de Reims aux vieilles âmes poétiques.
Préparé à affronter une nouvelle incarnation de la vieillesse, avec
l’attrait d’un nouveau cœur âgé et pathétique, je frappai...

Vous devinez maintenant la raison de ce prologue, la justification de
ces heures où je venais faire le mannequin de Doucet et de Shakespeare
devant les dames Rebendart. Entre elles deux, assise sur ces sièges bas
de peluche capitonnée qui isolent en France la bourgeoisie de la mort,
assise à même la terre, les jambes demi-croisées, était une jeune femme.
Il faisait chaud cette nuit-là. Cette femme avait les bras nus, une robe
légère. Le Tokay qu’elle venait de déboucher était à côté d’elle. Elle
était dorée par l’été, elle semblait sortie du flacon. Moi, qui avais
prétexté une visite au président de la Cour de Nancy pour révéler la
jaquette en drap pelucheux, je m’inclinai, avec mon chapeau de soie.
C’est en tenue de mariage, un jonc d’or à la main gauche, que je lui
tendis la main droite pour l’aider à se relever, comme pour lui faire
passer un gué, et l’élan qu’elle prit fut si fort qu’elle tomba un peu
sur moi, qu’elle tomba dans ma vie. Je crus d’abord que les deux
vieilles dames n’avaient pu, comme tous ceux qui trouvent un trésor et
le montrent justement au plus avare et au connaisseur, résister au désir
de montrer à une jeune femme le consul spécial envoyé cet été auprès
d’elles par les puissances de la littérature et de la mode. Je me
trompais. C’était la bru du vieux Président Rebendart, absent pour
quelques jours, qui descendait veiller chez ses tantes. Elle aussi fut
surprise, car mes deux amies n’avaient même pas songé à lui dire que
j’étais jeune. La soirée fut lourde, d’un sérieux que les vieilles dames
attribuèrent l’une à la névralgie, l’autre à l’orage, et qui venait de
la présence, simplement, de la jeunesse. Elles ne comprirent pas
pourquoi je refusai, ce soir-là, d’être leur lecteur, et de leur
expliquer Platon et Théocrite, ainsi que je devais le faire en une
heure. Toutes ces fables, ces héros et héroïnes, ces écrivains qui se
prêtaient complaisamment à moi quand j’étais seul avec elles pour un jeu
anodin, se dérobèrent devant Bella. A sa vue je sentais toutes les
fictions que d’habitude je lâchais sans danger dans cette salle,
reprendre leur venin, leur vertu; et Bella d’ailleurs ne faisait rien
qui pût animer la soirée. Elle ne dit pas un mot. L’homme le plus disert
de France avait pour bru la femme la plus muette. Cette évaporation
qu’est la parole n’arrivait pas à se produire sur elle, tant souterraine
ou éloignée d’elle-même était sa pensée. Les bergers de Théocrite
amorcés par mes vieilles amies fuyaient de toutes leurs sandales vers
l’antiquité à la vue de ce beau visage moderne comme à la vue de la
Méduse. Je me sentais, en plus de mon haut de forme, chargé ridiculement
de leurs houlettes. Toute une cavalerie de Centaures ou d’Amazones que
je m’étais habitué depuis un mois à rendre innocente, se trouvait
soudain devant une vraie guerre, et ruait... Enfin, minuit sonna.
J’accompagnai avec Bella la tante, puis j’accompagnai Bella elle-même
jusqu’à la demeure sur la colline. Les quelques étoiles dont je sais le
nom étaient derrière moi, la voie lactée allait de ma droite à ma
gauche, nous prenions de toute évidence le ciel de biais. Ces habitudes
que j’avais inconsciemment depuis mon enfance dans la nuit, qui
m’orientaient toujours dans le même sens dès que paraissait la Grande
Ourse, elles étaient détruites ou contrariées par cette marche. J’avais
l’avenir dans mon dos, la ferveur sur ma droite, l’inconnu devant moi.
Bella avait pris mon bras. Tout ce vocabulaire préparé sur mes lèvres
pour la soirée de Théocrite, le cythise, le romarin, les peupliers
légers, s’évanouissait à la vue de ces géraniums, de ces bégonias et je
redescendais dans un domaine lourd. C’est ainsi que chaque fois que
Rebendart allait parler chez les morts sa bru allait se taire chez les
vivants.

Rebendart s’absenta pour un voyage et je la revis chaque soir. Nous
avions repris le langage à son commencement, nous nous disions
maintenant bonjour, bonsoir. Nous désignions les bêtes par leur nom. Je
crois que je l’aimais. S’il est des coups de foudre entre animaux, entre
êtres qui ne savent ni se parler ni se toucher, c’est l’un d’eux qui
s’était égaré sur nous, trompé par notre silence. Son corps, sa chair
semblaient endormis, et il n’en venait que ces mots, ces soupirs, ces
demi-chants qui échappent dans le sommeil. Il n’était pas un de ses
mouvements qu’elle n’eût pu faire dans son lit. Elle semblait neuve, ne
pas avoir eu d’enfance, être nouvellement créée, et tout l’artifice de
notre vie sur cette terre était dénoncé à sa vue, les ennuis à la
gravitation, la complication de la respiration humaine. Que Bella se
tînt debout auprès de l’écluse semblait une opération merveilleusement
dangereuse. Je ne me hasardais point à la toucher. Il faut vraiment ne
pas savoir ce qu’est la rate, le foie, pour presser carrément contre soi
une créature humaine. Je la sentais plongée dans une mer d’acides, de
bases vénéneuses, dont il fallait notre chance pour nous tirer. Et
encore, nous n’en avions pas pour si longtemps! Il est doux de revivre
avec une femme les affres du premier homme, et de craindre sa résorption
subite, sa cassure en deux, une fêlure soudaine de son front à son
orteil. Pas d’épisode, pas de révélations dans notre amitié. Il ne nous
arrivait jamais ces incidents qui marquent pour les âmes plus civilisées
le début et la croissance des liaisons. Nous ne rencontrions jamais un
mendiant qui discutait avec nous de l’existence de Dieu. Nous ne
sauvions point une fillette de sa marâtre. Nous ne découvrions point au
centre d’une ruine ogivale un lièvre blessé. La même cerise ne se trouva
jamais à la fois sur nos lèvres. Au contraire, le monde s’aplanissait,
se lissait autour de nous, et jamais une granulation dans nos pensées.
Ignorants des secrets de ce pays, inconnus de lui, tout nous en était
simplifié; nos promenades dans des champs célèbres cependant depuis
Clovis ou Attila, n’étaient pour nous que des promenades dans la
luzerne; au lieu de lever des sangliers ou des outardes, pourtant
abondants, nous ne faisions partir sous nos pas que des moineaux et des
poules. Nous avions une divination infaillible pour trouver des routes
sans pittoresque, toutes celles qui sur la carte Michelin ne sont pas
bordées de vert. Un instinct nous menait aux prairies plates, aux
plaines de betteraves. La Champagne abdiquait devant Bella son
pittoresque, sa sécheresse, son passé. Une sorte de Beauce fleurissait
sous nos pas, prospère en après-midi vides, en soirées sans histoire.
Pas d’averses brusques, plus d’orages. Jamais rien dans la nature ne se
heurtait et ne nous provoquait. Nous avions nous-mêmes le moins possible
de gestes, et tous ces contacts amenés électriquement entre des corps
amoureux par un loup-cervier qui crache aux yeux de la jeune fille, par
la corneille qui casse une noix, par le ramier saisi par la buse, nous
n’avions pas à les subir. Aussi, les lendemains de nos promenades
étaient sans regret, sans remords, sans malaise, une Beauce de
satisfaction et de souvenirs. Je trouvais Bella toujours prête,
n’accordant jamais une minute à sa toilette, élégante, mais portant des
robes mises depuis mille ans, et si une ronce déchirait son bas, si une
goutte tombait sur le foulard, elle ne s’en souciait pas plus que si le
temps allait tout recoudre ou détacher. Elle voulut voir la fresque que
je peignais à l’église, et s’appuya par mégarde au pilier que je
peignais aussi. Autour de son corsage blanc resta marqué un sautoir
rouge, le manteau entier de saint Martin, cette fois doublement
généreux, mais elle ne dit rien. Elle revint avec cette fourragère de
sang, évitant de la toucher comme une égratignure, guérie quand elle fut
sèche. Nous nous arrêtions à des auberges. Je commandais sans la
consulter du Byrrh cassis, du Picon grenadine, du Chambéry fraisette.
Elle les buvait d’un trait, sans jamais questionner. Elle croyait que
c’était le même liquide. Elle s’étonnait de trouver à chaque verre un
goût différent. L’amitié d’habitude donne le même goût aux boissons.
Elle avait par contre une mémoire de fourmi. Je lui fixais à la dernière
minute des rendez-vous que je choisissais à la hâte et au hasard, le
troisième noyer du champ, la cinquième écluse. Je me reprochais le
lendemain d’avoir si vite indiqué le lieu de notre rencontre, je n’en
étais plus sûr moi-même. Mais je trouvais toujours Bella au pied du vrai
arbre ou au centre de la vraie écluse, en avance toujours sur l’heure,
car elle n’avait pas de coquetterie, ne se trompant jamais sur l’essence
des arbres ou sur le courant des ruisseaux, avertie par un sens
particulier, par un don accordé aux femmes d’écureuil, mais rarement aux
brus de présidents, de la différence entre vernis du Japon, catalpas, et
châtaigniers. De sorte, quand je dus partir pour Paris, que nous
n’avions d’autres souvenirs de ces quinze jours, aucun autre souvenir,
que celui d’un temps infini, d’un horizon sans obstacle, d’un langage
sans paroles, que nous n’avions obtenu l’un de l’autre aucun gage, si ce
n’est que deux existences s’étaient rapprochées aussi près qu’il est
possible, mais sans cesser d’être parallèles, et que nous avions éprouvé
seulement la caresse d’une vie totalement différente, totalement
étrangère, mais toute proche. Je crois que le premier jour où je la vis
de face fut celui de mon départ, au passage à niveau d’Ervy. J’étais
triste, car je lui avais indiqué par erreur le passage à niveau de Raas,
où mon train ne passait pas, mais elle avait corrigé d’elle-même avec
sûreté ce qu’aucun indicateur n’avait pu m’apprendre. Toute en gris
pâle, accoudée à un portillon qui me parut lui aussi d’ailleurs être
fraîchement peint, elle me cria une phrase que je ne pus naturellement
entendre, et qui devait être un secret de son être, une recette de son
cœur, car elle rougit et se tait quand je veux obtenir maintenant
qu’elle la redise ou l’écrive.




CHAPITRE IV


Moïse me convoqua au Maxim’s. C’était le seul jour du mois où il n’allât
pas à la piscine. Il le consacrait au souvenir de sa femme. Depuis vingt
ans il passait au Père-Lachaise cette matinée anniversaire, à installer
des bouquets dans le caveau, ou même à déposer des fleurs sur les tombes
des femmes voisines, car il imaginait devoir aussi des égards à cette
société de mortes où l’ombre de Sarah Griffith rayonnait de l’amour et
de la constance de son époux. Des maris l’avaient fait surveiller, et
lui avaient enjoint de ne plus cacher les monuments modestes de leurs
femmes sous des gerbes qui laissaient croire aux familles qu’elles
avaient eu un amant. Comme un amant il obéissait, et se contentait
désormais de placer furtivement sur l’angle de la tombe un bouquet de
violettes, mais il souffrait de ne pouvoir, ne fût-ce que pour ennuyer
les veufs et surtout les belles-familles, dépitées que les brus dans
l’autre monde eussent pu acquérir d’aussi belles relations, offrir des
bagues et des bracelets. Il tenait à jour des fiches sur les maris des
deux voisines les plus proches de Sarah. Il ruina l’un, qui avait
démérité, et qui ne sut jamais que les Gafsa avaient baissé en un jour
de quarante points parce qu’il avait chanté l’avant-veille à l’Abbaye de
Thélème: «Ma femme est morte.» Les dons rituels achevés, il ouvrait le
caveau de Sarah avec le mot qui ouvrait son coffre-fort, et s’y
enfermait. Des amis prétendent qu’il racontait tout haut à la morte des
aventures du mois écoulé, et des espions avaient tenté, en collant les
oreilles aux fleurs ajourées du coffre-fort de marbre, de connaître les
destinées du change. Il sortait, muni d’un calme que la piscine ne lui
donnait pas toujours, mais l’humilité qu’il avait devant les tombeaux
avant sa descente aux Enfers se changeait, pour la descente vers Paris,
en orgueil et en mépris. Il semblait que des renseignements particuliers
venaient de lui révéler la veulerie des morts, leur hypocrisie, leur
esprit profondément antisémite. Il ne suivait même plus les allées. Il
n’avait plus sur le Père-Lachaise son pas glissant et serein de tout à
l’heure, copié sur le pas de celui qui marche sur les eaux. Tapotant
d’une main cavalière la main de Félix Faure, donnant une chiquenaude à
la cuisse de la pleureuse de Rothschild, secouant l’arbre sans fruit de
Musset, délaissant tous ces morts que Sarah avait cafardés, il ne
poussait plus sa promenade que jusqu’à la tombe fraîche, si le cas se
présentait, d’un ennemi: aujourd’hui d’Enaldo. Du terre-plein, il
regardait Paris d’un œil satisfait, celui dont son illustre parrain eût
regardé, mais après y avoir pénétré et gagné de quoi fondre les Tables
en or massif, la terre promise, se posait depuis vingt ans le même
problème à propos de Saint-Sulpice, qu’il laissait chaque mois de profil
et qu’il retrouvait de face. Puis il descendait déjeuner au Maxim’s, à
moins qu’il n’aperçût, de la grande allée, un cortège gagner le
département où reposait Sarah. Il le suivait alors de loin, s’inquiétait
du nom, se réjouissait si c’était pour elle une jeune compagne, et ne
partait qu’après avoir contrôlé ce nouveau voisinage.

J’arrivai en avance, et le trouvai déjà installé. Sa conversation avec
Sarah avait été sans doute brève ou tenue en style télégraphique: «Lutte
Rebendart-Dubardeau engagée, avait-il dû lui dire. Enaldo hier mort. Lu
dans _Revue Universelle_ étude sur enseignement classique par
ambassadeur États-Unis. Assez idiot. Temps plutôt agréable. Belles
averses la nuit, et jour tout lumineux.» Je pensais qu’il voulait me
parler de Rebendart. Je me proposais surtout d’obtenir des nouvelles de
Bella, car je l’attendais en vain chaque matin, depuis ce jour où elle
avait appris mon nom. Elle ne venait plus, elle ne répondait plus. J’en
profitais, le matin, pour lire. Privé de Bella, réveillé tôt, je lisais
les livres à la mode, Istrati, Ossendowski. Restait à savoir si
l’aventure d’un Polonais autour de l’Ienisseï valait un corps affable se
glissant près du vôtre, si les discours sur la tyrannie du baron Ungern,
dans sa forteresse d’Ourga, valaient une minute de lutte, puis de repos
éternel, le tout suivi d’un chocolat tiède et de toasts; si les
pratiques des élans en Haut-Thibet et leurs courses en biais devant les
caravanes valaient deux yeux reconnaissants, mille baisers sincères,
sans compter l’inondation d’eau de Cologne en plein milieu des reins.
Lassé de cette fusion du regret et de la Mongolie, je rejetais
Ossendowski. Je prenais, parmi les livres, le plus terne, le plus
triste, le Livre Noir des Soviets. Mais la question restait la même,
éternellement la même. Restait à savoir si la certitude que le _Matin_
est soudoyé par la Russie valait une jeune femme se levant, s’habillant,
si la mise au pilori de l’_Éclair_ par M. Bojarski valait la séparation
au coin de la rue Daunou, si aucune phrase au monde valait cette forme
de Bella entrevue dans le miroir du magasin, valait le désespoir
quotidien, sans remède, de notre séparation... Tout cela restait à
savoir... Du moins le manque d’amour me donnait pour la matinée presque
la même liberté que l’amour lui-même.

Moïse ne voulait pas me parler de Bella. Il avait vu Rebendart la
veille. Le ministre l’avait reçu dans son cabinet, place Vendôme, les
fenêtres ouvertes, entre le jardin d’où venait le bruit d’un jet d’eau,
le parfum des roses, et le Conseil des Ministres. Les ministres
bavardaient, attendant leur hôte. Rebendart, agacé, avait ouvert toute
grande la porte double et crié: «Eh bien, Messieurs!» Le silence s’était
rétabli. Mais le jet d’eau parlait, les roses s’évertuaient. Rebendart
avait marché vers le jardin, prêt à les remettre eux aussi à leur place,
puis s’était contenté de fermer la fenêtre. Enfin, dans cette écluse
poussée sur les fleurs et ouverte sur les ministres, Moïse avait écouté
Rebendart.

--Monsieur Moïse, avait demandé Rebendart, êtes-vous pour ou contre moi?

Car Rebendart ne dédaignait pas l’intimidation. Dès qu’il s’agissait de
l’État, il se croyait dégagé de tous les liens, préjugés ou formules,
qu’il acceptait pour sa conduite personnelle. Lui, qui mangeait sa
fortune dans sa charge, admettait pour les autres les pots-de-vin, les
achats de conscience. Intègre avec son marchand de vin, sa marchande de
journaux, son régisseur, il avait une double parole avec le président du
Sénat, et avec Édouard VII. Jamais personne n’avait acheté son tabac
avec plus de loyauté, et applaudi avec plus de félonie Gambetta et
Waldeck-Rousseau. Moïse au contraire, assez dénué de principes pour ses
affaires personnelles, et qui n’hésitait pas à se débarrasser d’une
pièce fausse aux dépens d’un chauffeur, devenait purifié au contact de
toutes les entités qui ne vendent et n’achètent pas, la religion,
l’État, la France, valeurs que n’affecte aucun change. Tandis que le
squelette intègre de Rebendart fondait sous un acide inconnu dans son
corps de ministre, dans le corps adipeusement oriental de Moïse
s’introduisait, dès qu’il s’agissait du pays, une ossature des grands
jours et du moyen âge, et jusqu’à son maintien en était plus droit et
plus digne. Ce n’était pas tout. Rebendart traitait l’État comme on
traite un homme, par la jurisprudence, le raisonnement, l’autorité.
Moïse au contraire appréciait à l’extrême les qualités féminines de la
France. Il sentait que changer un pays de royaume en république était en
changer le sexe même. Tout ce qui concernait la France, tout ce qu’il
lui avait donné, il ne l’avait jamais dit. La puissance que la France
avait eue tout à coup un matin, dans une période de ruine financière, en
face de la City, on ne saurait jamais que Moïse la lui avait prêtée en
sacrifiant le tiers de sa fortune: cela était le chapitre Femme, c’était
son secret. S’il adorait la France, ce chœur de la Nef Europe où ses
coreligionnaires se sentaient aussi en sûreté morale qu’au moyen-âge
derrière un autel, cela était le chapitre Liaisons, cela le regardait,
et ne regardait point Rebendart. De sorte que pour le duel ce chrétien
champenois et ce juif échangèrent simplement leurs armes, le chrétien
prenant l’astuce et l’aveu, le juif la loyauté et le secret. Tous deux
se mesurèrent, chacun avec son honneur de bataille, qui était l’honneur
quotidien de l’autre.

--Monsieur le Président, avait répondu Moïse, je suis un banquier de
change. Dans la mesure où vos demandes et les exigences du change
s’accorderont, vous me trouverez toujours à vos ordres.

--Je vous exprime mes remerciements, avait dit Rebendart. J’y joins le
regret de vous entendre formuler des réserves.

Car la conversation de Rebendart semblait apprise sur un manuel de
conversation pratique pour hommes d’État.

--Un pays, même maritime, ne règle point ses marées, avait repris Moïse,
qui s’amusait de cette banalité. Mais je suis tout à vous s’il s’agit de
les prévoir.

Rebendart s’était levé brusquement, et, filant la métaphore, en vieux
parlementaire, il avait dit:

--Ne nous égarons point, Monsieur Moïse. Il ne s’agit pas de la lune. Il
s’agit de Dubardeau.

La fenêtre du jardin, mal poussée, s’était ouverte. Un courant d’air en
venait, dont le Conseil des Ministres souffrit silencieusement. Moïse
attendait. Il était sûr de soi. Depuis son enfance il avait une recette
pour être toujours chez Moïse et au centre de sa force. Qu’il fût dans
une ville, sur une montagne, il calculait d’un coup d’œil ce que sa
fortune lui permettait d’acheter autour de lui, il s’en considérait
comme le maître, et ses interlocuteurs se trouvaient tout d’un coup en
face du propriétaire. Circonférence d’abord peu extensible qui lui
donnait à ses débuts quelques pieds carrés à peine dans le parquet en
bois de Carinthie du bureau où il avait débuté chez les Kohn de Trieste.
Il suffisait alors que le collègue Hahnensteg retirât son tabouret au
moment où il s’asseyait pour que Moïse chût hors de son domaine. Puis
juste la mosaïque de la salle d’attente chez les Laberti de Gênes. Puis
quelques étroits centiares de vraie herbe à Chaville, quand il y
déjeunait le dimanche, vers 1890, avec le frère de Sarah. Mais ce
système d’arpentage dès 1912 au centre de la Lozère lui accordait le
département, et, en ce moment même, dans le bureau de Rebendart il lui
donnait la Concorde entière, la rue Royale, le Sud jusqu’à la rue de
Grenelle, tout le bloc de Paris qui peut s’estimer trois milliards or.
La Bourse lui avait d’ailleurs été ce matin fructueuse, de sorte qu’il
voyait, à mesure que parlait Rebendart, le locataire Rebendart, son
cercle magique mordre sur la Madeleine, englober les chevaux de Marly à
l’Ouest et le Rhinocéros des Tuileries à l’Est, s’approcher au Midi du
tombeau même de Napoléon. Il n’avait le sentiment de sa puissance, dans
toute discussion, qu’en construisant autour de lui ce ring d’or. Il
s’assit. Il boxait assis...

Rebendart, lui, restait debout, car ce n’était pas du centre de sa
circonscription, comme il sied à un parlementaire, qu’il paraissait
parler, mais du pied d’un monument. De quel monument? On ne pouvait
hésiter longtemps à le deviner; c’était au pied de son monument propre.
Un Rebendart de bronze le dominait et lui dictait sa parole. Son Égérie,
c’était lui-même, lui-même en airain. Il avait édifié dans son
imagination un Rebendart obstiné et insensible qui le dispensait de
discussion et d’énergie, car il était au fond impressionnable et faible.
Sa volonté était en dehors de lui dans cette réplique de fonte. Tout le
mouvement qui lui restait, comme à une statue, c’était le mouvement de
son ombre, l’ombre de sa résolution, le reflet de sa volonté. Jamais
aucune de ses décisions n’était commandée par l’avenir, par des signes
venus de l’avenir, mais bien par la dernière décision que ce Commandeur
devait avoir prise. Il ne se rendait pas compte que pour avoir ce corps
de fonte il avait vendu son âme à toutes les puissances du passé, à
toutes les formes périmées de la civilisation, et que c’était justement
en leur nom qu’il allait maintenant, hargneux, hérissé, insultant,
s’humilier devant Moïse.

--Je vous ai vu hier à l’Opéra, dit-il en changeant de ton. J’aime
Mozart.

Moïse eut quelque espoir d’avoir avec Rebendart une conversation
humaine. Jamais Mozart n’avait été joué avec autant de perfection que la
veille. Lui, Moïse, en était encore pénétré... Sa haine pour les
ennemis, son amour du gain, la rapidité même de sa parole en avaient été
relâchés au profit d’un bien-être physique qui l’accablait depuis son
lever. Cette rouille dans ses genoux, cet engourdissement de ses
oreilles, en effet, il le reconnaissait maintenant, c’était bien la
nonchalance divine, l’acide urique suprême, c’était bien Mozart. Il se
réjouit d’avoir à parler des Dubardeau avec un homme qui avait entendu
Mozart au début de sa nuit. Il ignorait que la musique avait sur
Rebendart des effets particuliers, que César Franck incitait Rebendart à
la pétulance, Debussy à l’énergie, Leoncavallo au raisonnement, et que
ce qui justement le poussait ce matin sur le chemin de la jalousie, du
mépris et de la haine, c’était Mozart.

--Monsieur Moïse, dit Rebendart, reprenant son manuel à une leçon
supérieure, parlons franc. Les plus fermes soutiens qu’aient trouvés nos
rois dans leur lutte contre les féodalités, ce sont les banquiers et ce
sont les juifs. Je parle à un portrait composite de ces adjoints. Pas de
bavardage. Ce n’est pas une haine personnelle qui m’anime contre les
Dubardeau, mais leur exemple est néfaste. Ils sont les féodaux du
régime. Laissant entendre qu’ils planent au-dessus des lois divines,
qu’ils modifient les lois physiques et chimiques, ils en ont profité
pour se soustraire aux lois tout court. Ce sont de malhonnêtes gens.
L’honnêteté ne consiste pas à refuser de recevoir les parlementaires et
à aimer les cubistes. Dans chacun de leurs domaines, politique,
scientifique, financier, ils sont les rabatteurs de l’esprit d’orgueil,
d’indépendance, et d’incrédulité. Je serai impitoyable. D’ailleurs vous
avez lu mes derniers discours. Je n’ai rien à y ajouter.

--Ah! fit Moïse.

Car Moïse, malgré le peu d’attrait qu’avait déjà pour lui Rebendart,
était déçu par cette dernière phrase. Tout entretien avec un homme
d’État lui avait montré jusqu’ici l’orateur différent de ses discours et
presque toujours supérieur à eux. Un discours politique en France est
une espèce de monologue aussi impersonnel que le récit de la mort
d’Hippolyte ou le monologue de Charles-Quint. Tout le monde l’attend,
personne ne l’écoute. Un discours politique en France, c’est un geste,
un geste quelquefois nouveau, mais les mots, les paragraphes, le sujet,
sont mécaniquement choisis et déclamés. Ce sont des uniformes de la
parole ou de l’âme que l’on revêt dans les solennités, mais Moïse
n’avait jamais prétendu juger plus Rebendart sur ses discours que la vie
familiale d’une actrice sur le récitatif d’Athalie. Moïse savait
qu’après avoir déposé les discours qu’ils s’opposaient comme des armes
de carton, les hommes d’État retrouvaient au pied de la tribune leurs
vraies armes, la culture, l’enjouement, l’esprit, la sensibilité, et
commençaient avec elles le vrai combat des couloirs. En se référant à
ses discours, Rebendart avouait simplement à Moïse qu’il ne pouvait
employer, pour le convaincre, ni le rire, ni la cordialité, ni la
passion, ni le bon sens.

--Laissez-vous convaincre, dit Rebendart. L’autre jour vous avez invoqué
contre moi le personnel des ministères que les Dubardeau ont dirigés.
Vous prétendez qu’ils y étaient populaires, qu’ils y sont regrettés, que
chaque fonctionnaire est un témoin de leur honneur. En ce qui concerne
le Ministère de la Justice, vous allez voir.

Il sonna Crapuce.

Moïse eut envie de se lever, de partir. Il comprenait le projet de
Rebendart. Il s’agissait de faire renier mon père par ses
collaborateurs, par ceux surtout qui lui devaient tout. Dans son mépris
des hommes, Rebendart aimait les amener ainsi à des carrefours
humiliants. Par bonheur, dans le jardin, Moïse vit soudain le soleil
illuminer deux statues de Flore et de Pomone que mon père avait
découvertes dans un grenier du garde-meuble. Il ne fallait pas compter
sur Flore et Pomone pour renier mon père. Leurs seins étaient éclairés,
leurs secrets. Elles semblaient sacrifier leur pudeur de statue à la
reconnaissance. Peu importait donc le parjure de Crapuce, et Moïse
attendit.

Crapuce, secrétaire général de Rebendart au Ministère de la Justice,
l’avait été de ses cinq prédécesseurs. Il est encore quelques mots
antiques qui couvrent complètement des cœurs ou des opérations modernes:
Crapuce était un affranchi. Il possédait les caractéristiques classiques
de l’affranchi, la salacité, la servilité, la méticulosité. Il n’était
pas une de ses bassesses et même de ses tics que Tacite n’eût décrit,
son aspect minable évoquait un beau terme classique, son regard piteux
un de ces beaux et nobles mots latins qui expriment en deux syllabes que
vous êtes premièrement impitoyable pour les inférieurs, doué vis-à-vis
d’eux d’une voix tonitruante, d’une stature, et deuxièmement que vous
êtes vis-à-vis des puissants, fluet, bossu et à voix de fausset. Le
soufflet qui séparait son bureau du salon du ministre était la chambre
d’accessoires où en une seconde Crapuce échangeait le masque de
l’extrême tyrannie contre celui de la servilité. Chaque fois que
résonnait comme un cri de cigale la crécelle d’appel de Rebendart, à ce
cri de cigale qui fait vibrer tout cœur libre et l’incite à la liberté,
Crapuce était pris du délire de l’esclavage. Il cessait de couvrir ses
huissiers d’injures, saisissait les dossiers qu’il portait horizontaux
comme des coussins avec des clefs de ville, et c’était toujours en effet
la reddition totale du ministère, du personnel, du budget, des
assassins, de tout ce qu’il était chargé de défendre, à laquelle il se
rendait ainsi. Je m’amusais à observer pour des raisons archéologiques
la vie de cet affranchi, comme je m’étais arrêté tout un matin à suivre
près de Rome les courses dans un lac d’un poisson qu’on m’avait dit être
la murène. Murène à dents gâtées. L’existence de Crapuce était une
course le long de la vie du ministre. Il s’agissait pour lui de se lever
avant son maître et de se coucher après lui. Ne trouvant jamais un
papier sale, une plume usée, un buvard avec taches, les ministres
acceptaient d’avoir leur journée ainsi bordée par Crapuce. Ils pouvaient
dormir sans crainte qu’une écritoire fût renversée sur le bureau de
d’Aguesseau, et parfois ils retrouvaient au matin cent sous que Crapuce
avait ramassés sur leur tapis. D’ailleurs, méfiants, ils l’employaient
surtout à écarter les visiteurs indésirables. C’est Crapuce qui recevait
les hommes d’État dont l’haleine était forte, les académiciens sans
beauté, les évêques sans charme. C’était un purificateur à l’entrée de
leur cabinet. Il remettait aussi les pots-de-vin. On devine quelle
fatuité avait prise Crapuce de ce contact, le seul suivi qu’il eût dans
le monde, avec des actrices uniquement laides, des généraux uniquement
courtisans, et des savants uniquement quémandeurs. Il s’en estimait
beau, indépendant et intègre. Au téléphone, Rebendart lui passait
également les bègues, les menteurs, et ceux qui ont l’accent étranger.
Si bien qu’il se croyait seul détenteur du beau langage. Aux dîners
officiels, c’est Crapuce que l’on plaçait près du grand duc idiot, du
maréchal sourd, de la princesse coureuse. Si bien qu’il avait le mépris
des grands. De la politique, des affaires, de la guerre même, il n’avait
ainsi connu, par sa fonction et sa nature, que le côté honteux ou
ridicule. Des livres il ne lisait que les passages obscènes, pour en
avertir le ministre, des journaux que les scandales. Il ne signait
lui-même que les lettres de réprimande ou de congédiement, le ministre
pour sa publicité se réservant les autres. Il n’avait donc aucune raison
de croire à la beauté de cette vie, où il circulait avec les gestes
furtifs, les moustaches, et jusqu’aux yeux d’un rat d’égout. En fait, il
ne connaissait pas sa vraie nature, qui était, non de nommer en disgrâce
à Barcelonnette le substitut de Riom, mais de crever les yeux d’un
rossignol, non d’empêcher la naturalisation d’un auteur grec fêté aux
Nouveautés, mais de couper les pattes d’une tortue, non pas de révoquer
le procureur réactionnaire d’Aix qui réclamait ses frais de voyages,
mais d’enfoncer des aiguilles à tricoter dans les joues de ses huissiers
quand ils riaient. Car ce qu’il détestait le plus au monde, et c’est en
cela que les affranchis ne connaîtront jamais la liberté, c’était le
rire.

--Crapuce, lui demanda à brûle-pourpoint Rebendart, ne me répondez que
par un mot, un seul. Dubardeau a-t-il fait du mal ou du bien à ce pays?

Crapuce devait tout à mon père, ses grades, sa situation. Menacé de
révocation quand il était sous-préfet de Compiègne, mon père l’avait
sauvé. Un jour où il avait été pris dans une rafle, car il aimait les
filles, mon père lui avait évité le poste. Il était présent quand mon
père avait obtenu de Wilson l’alliance, de Kitchener l’armée d’Égypte.
Il n’hésita pas...

--Plutôt du mal, Monsieur le Ministre.

--Vous tenez à votre plutôt?

--Du mal, si vous le voulez, Monsieur le Ministre.

--Je ne veux rien du tout. Je vous demande votre avis.

--Du mal.

A cette parole, un coup de soleil inonda le jardin. Les cuisses de
Pomone s’illuminèrent. Le jet d’eau que mon père avait fait nettoyer
monta. Les merles, indivis entre le Ritz et le Ministère, entre les
belles américaines et la justice, sifflèrent. Les oiseaux ont le secret
de deviner les instants où l’on renie. A défaut du coq, l’un d’eux vint
se poser sur la fenêtre... Trois petits cris de moineau... Mais personne
ne s’y trompa, le moineau avait chanté! Rebendart prolongea le supplice
de Crapuce.

--Je ne vous demande pas une affirmation de complaisance, Crapuce. Je
sais que vos rapports passés avec Dubardeau vous rendent la franchise
difficile. Répondez ce que vous pensez et non ce que je pense. A votre
avis, un Dubardeau, quelles que soient ses qualités, est-il utile ou
néfaste?

--Certaines personnes le jugent néfaste.

--Je le sais pardieu bien. Je suis de ces personnes. Il s’agit de vous.

Crapuce était pâle. Il essayait de deviner quel piège lui tendait
Rebendart. Enfin il dit:

--Néfaste.

--Vous dites? C’est insensé, on n’entend rien avec cette fenêtre
ouverte!

--Néfaste.

Rebendart le congédia de la main et sonna Basquettot, le directeur des
affaires civiles.

Je ne connais pas dans l’histoire littéraire, non seulement de la France
mais de tous les âges, un écrivain assez superficiel pour que je lui
confie la description du baron Basquettot. Quand je songe à lui, la
plume d’André Theuriet me paraît un burin effroyable. La moindre
indication en profondeur ou en relief eût dénaturé son caractère. Non
pas qu’il ne fût aussi hypocrite, aussi vaniteux, aussi ambitieux qu’un
fonctionnaire peut l’être, mais ces défauts, par lesquels généralement
les âmes sont étoffées, amincissaient encore la sienne, et les mots même
d’hypocrisie et d’ambition se dérobaient, dédaigneux, à la vue de
Basquettot. Il eût suffi de dire que Basquettot était vicieux, traître,
ou lâche, pour que lâcheté et traîtrise et vice parussent les défauts
d’êtres secondaires tels que les étourneaux et les huîtres. On pouvait
d’ailleurs faire la preuve par l’absurde, et accoupler le mot Basquettot
au mot amour, au mot noblesse, ou simplement au mot justice, puisqu’il
avait été juge: cela eût provoqué le rire. Le krach de la Société
Générale, l’affaire Dreyfus, la baisse du franc, se muaient dès qu’on
passait la porte de son cabinet en jeux de mots. Les caractéristiques de
Basquettot étaient une inconséquence absolue doublée de mémoire, une
incompréhension totale doublée d’assiduité, et un déficit incalculable
d’imagination doublé de la passion des calembours. Il ignorait tout même
du monde. Il suffisait qu’il acceptât un dîner pour apprendre le
lendemain que l’hôte se trouvait inscrit sur la liste des indésirables,
des insoumis, ou de la police secrète. Il soupait dans les ménages la
veille du divorce, chez les financiers le matin de leur faillite, chez
Mme Steinheil la veille du crime, mais sa personnalité était à ce point
futile qu’il ne venait à personne l’idée de soupçonner les mœurs ou
l’honnêteté de Basquettot, dont les principales relations avaient été
jusqu’à ce jour Adelsward, Lenoir, Rochette et Mme de Tessancourt. Son
flair n’était pas moins heureux en ce qui concerne les animaux ou les
plantes. Les chiens qualifiés par lui de race qu’il promenait chaque
matin au Bois étaient des lévriers à patte courte, des dackel sans
queue. Le sort semblait pourtant l’avoir eu à l’œil entre les autres
mortels, et l’avait mis à même de jouer les grands rôles de l’humanité:
celui de Robinson Crusoé, car après un naufrage il s’était trouvé seul
dans une île, mais il n’y avait découvert qu’un remède contre le ver
solitaire; celui d’Œdipe, car, séparé à sa naissance de sa mère qui
avait dix-huit ans, il l’avait rencontrée au cours d’un voyage et manqué
séduire, mais il n’avait tiré de cette aventure qu’un monologue en vers
qu’il récitait volontiers; le rôle même de Prométhée, car dans une
caravane en Asie Centrale où tous les instruments à obtenir le feu
avaient été perdus, il se trouva le seul à posséder des boîtes
d’allumettes, et la convoitise et le crime avaient rôdé autour de lui,
mais il gâcha le stock en un soir à vouloir flamber une omelette au
rhum. Sa carrière néanmoins avait été facile. Chaque fois qu’un des
postes importants du ministère venait d’être confié à un jurisconsulte
de talent ou simplement à un sage, comme il ne fallait auprès de cette
lumière qu’un comparse, Basquettot s’imposait. Mais la lumière un jour
était soufflée, l’homme remarquable partait, et le coadjuteur Basquettot
restait en titre. Il avait ainsi gravi les six échelons suprêmes, et le
fait que Basquettot y était maintenant le premier signifiait simplement
que le ministère s’était amputé de six intelligences.

--Basquettot, dit le Ministre. Un mot. Quelle est la situation de
Dubardeau en Europe?

Basquettot avait entendu le roi d’Angleterre tutoyer en français mon
père, mais il ne l’avait jamais rencontré chez Mata Hari, il avait vu le
roi de Belgique lui donner l’accolade, mais il ne l’avait pas vu chez
Bolo. Il n’y avait pas eu ces dix dernières années un monarque ou un
chef socialiste qui n’eût serré mon père dans ses bras. Mais mon père
n’avait pas baisé la main de Mme Comarin-Buchenfeld.

--Nulle, dit Basquettot.

Moïse s’était levé.

--Eh bien, dit Rebendart, l’expérience est-elle suffisante? Êtes-vous
convaincu?

--Je réclame une troisième preuve, dit Moïse, qui commençait à s’amuser.

--Voulez-vous que j’appelle le directeur des affaires criminelles?

--Non, dit Moïse. Prenons au hasard. Prenons l’attaché de service, par
exemple.

--Qui est-ce? demanda Rebendart.

--C’est un nommé Brody-Larondet, rédacteur de troisième, dit Basquettot.
Garçon remarquable. Le meilleur classeur du département. C’est lui qui a
renouvelé le numérotage des fiches en remplaçant l’O par l’Y, et en
supprimant les doubles lettres. Cela nous a permis de retrouver tous les
précédents des graciés de mort, que nous avions égarés depuis dix ans.

--Qu’il entre, dit le Président.

Brody-Larondet, celui qui avait retrouvé le passé de Cayenne, entra.
C’était un homme de quarante ans, myope, voûté, rhumatisant, avec un
gros pouce, des yeux faux, et qui accumulait sur lui tous ces défauts
physiques dont la race des juges passe pour être déchargée aux dépens
des criminels. Il n’avait pas eu, lui, de passé, si ce n’est que rue
Cujas, quand sa mère lui envoyait de Cahors des pâtés de foie gras, il
invitait à les manger les autres étudiants et qu’on le forçait vers
minuit à épouser en public une des femmes, cependant que l’assemblée
tapait autour du lit sur les boîtes de conserve vides et les casseroles.
Il n’avait pas d’avenir, si ce n’est que prochainement il allait épouser
pour de vrai une cousine du Périgord, pauvre, laide, et se coucher
silencieusement auprès d’elle pour la vie. Il frémissait déjà de
crainte, pensant qu’il était bien imprudent en effet de remplacer l’O
par l’Y, s’imaginant que le ministre était partisan acharné des doubles
lettres, et il s’inclinait, prêt à toutes les rétractations.

--Brody-Larondet, dit Basquettot, le Ministre désire savoir ce que vous
pensez de M. Dubardeau, son prédécesseur en cette maison.

Brody-Larondet respira. Ainsi le Ministre adoptait son système! Il se
trouva comble envers Rebendart d’une reconnaissance qui se trompa
d’expression.

--C’est un grand homme, Monsieur le Ministre, un très grand homme!

--Expliquez-vous, dit Rebendart, glacial.

Brody-Larondet comprit alors. Il n’était pas homme à mentir, mais il
entrevit sa disgrâce. Il essaya, pour amortir le ressentiment de
Rebendart, de détourner son éloge sur un Dubardeau dont Rebendart ne
pouvait être jaloux. Il se rappela avoir parlé un jour avec mon père de
Vincent d’Indy. Jamais la musique moderne ne lui avait été expliquée
aussi clairement. Il avait immédiatement envoyé _Fervaal_ à la fanfare
du village de la cousine du Périgord.

--C’est un grand musicien, dit-il, un grand musicien!

Rebendart prenait mal l’aventure. Brody le sentait. Il tenta un dernier
effort. Il se rappela avoir rencontré mon père au marché aux puces. Mon
père avait expliqué doucement pourquoi un tableau que Brody venait
d’acheter assez cher n’était pas de Vinci, ni de Rembrandt, comme Brody
en était sûr, mais d’un nommé Durand, qui en inondait actuellement
toutes les boutiques d’antiquaires.

--C’est surtout un grand peintre, dit-il, un très grand peintre!

--Vous êtes un grand imbécile, dit Basquettot, sortez!




CHAPITRE V


Un homme venait d’entrer au Maxim’s et s’était assis en face de nous, de
l’autre côté du couloir. Moïse se leva pour le saluer. Ce nouveau venu
avait près de soixante ans, une taille superbe, des moustaches blondes
et grises à la gauloise, des yeux bleu pur. Il était de ces gens dont on
a l’impression de décrire l’âme en décrivant leurs vêtements.
Décrivons-la. Il avait un pantalon à petits carreaux noirs et blancs,
une cravate noire lavallière, des souliers jaunes et des guêtres, un
veston bordé de ganses. Ses ongles étaient soignés, sa raie parfaite. Un
mouvement constant l’animait. Il roulait sa chevalière, il plaçait et
enlevait son monocle, il enfonçait son épingle de cravate; il était de
ceux qui entretiennent une grande âme avec de petites manies. Une sorte
de douceur, un nuage d’enfantillage l’appareillait à chacune des femmes
présentes; avec aucune il n’eût juré, même avec les plus jeunes, même,
lui tout habillé, avec les femmes nues des fresques. Mais il était seul.
Il déjeuna d’une côtelette, détermina chez le maître d’hôtel en
commandant une côtelette la déférence que d’autres obtiennent tout juste
avec le homard et le faisan, s’inclina devant nous et sortit.

--C’est le père de la bru de Rebendart, c’est Fontranges, me dit Moïse.
Nous ne sortirons pas aujourd’hui de la famille...

C’est ainsi que je connus l’histoire du père de Bella.

Un régime alterné de sécheresse et de tendresse dominait la famille des
Fontranges. A une génération de Fontranges qui vivait jusqu’à
quatre-vingts ans dans l’avarice, le mépris des voisins, la dureté pour
les enfants, succédait toujours une génération passionnée, mais qui
mourait vite... de sorte que l’aïeul et le petit-fils secs se
retrouvaient seuls en tête à tête de longues années et imposaient un
renom unanime de sauvagerie à cette famille dont un membre sur deux
mourait d’amour, de désespoir, ou de mélancolie. La seule passion
commune aux Fontranges cruels et aux Fontranges tendres était la chasse.
Elle était aussi variée dans leurs domaines qu’avant la Révolution; ils
tenaient à avoir toutes les espèces de chiens, de furets, de faucons,
d’oiseaux appeleurs, ils veillaient à ce que tout gibier prospérât, à ce
qu’aucun animal nuisible, blaireau, loutre, renard, ne fût éliminé.
Aucun acte de la Convention, du Directoire, ne libéra chez eux du combat
avec l’homme une seule espèce animale, et le père de notre voisin avait
été destitué en 1878 de son capitanat de louveterie parce qu’il
entretenait dans ses bois des louves. Tous les quarante ou cinquante
ans, quand grandissait le petit Fontranges doué d’un cœur, survenait
dans le château ce moment pathétique où les chiens, traités de mémoire
de chien à coups de pique et de fouet, connaissaient les caresses.
Chaque espèce canine, confinée jusque-là dans l’exercice d’une haine
spéciale, celle de la perdrix rouge, celle de la fouine, celle du
sanglier, devenait en même temps, avec ce Fontranges qui lisait dans
leurs yeux, le spécimen d’une tendresse particulière. Puis le jeune
maître s’embarquait pour les spahis, délaissant ces bassets et ces
setters qui hurlaient à son départ, prêts pour lui à chasser le lion, et
ne revenait que pour donner libre cours à son cœur. Car les passions des
Fontranges ne les égaraient jamais. Elles n’étaient jamais provoquées
par une actrice, par une cousine mariée. Aucun désir qui les menât hors
de leur maison et de leur droit, et qui ne fût approuvé par les
commandements de Dieu. C’était à leur mère, à leur femme, à leur
belle-mère, quelquefois à leur père cruel qu’ils se consacraient. Mais
cette passion était si ardente qu’elle prenait aux yeux de tous l’aspect
d’une passion défendue. La passion de notre Fontranges avait eu pour
objet son fils.

Il l’avait eu jeune, car son père l’avait marié dès son retour des
cuirassiers. Il ne l’avait jamais quitté un seul jour, même bébé. Il
venait chaque après-midi avec un pliant s’asseoir auprès du berceau et
face à lui, comme auprès d’un fleuve. Chaque jour, dès le premier jour,
lui semblait apporter à cet enfant des progrès tellement considérables
qu’il se demandait comment Jacques pourrait atteindre, sans avoir épuisé
depuis des années toutes les ressources de l’enfance, l’âge de raison.
Mais l’idée ne lui venait pas d’autre part qu’une époque viendrait où il
n’aurait plus à s’asseoir près du berceau, à tendre patiemment ses
lignes pour un gazouillement, un regard, un cri, et il fut effrayé de
trouver un jour son fils sur ses jambes. Il lui sembla que du jour où
l’enfant allait marcher, il allait fuir; il pouvait se perdre, ne pas
revenir. Il ne donna jamais Jacques qu’avec le sentiment d’une
séparation éternelle aux divers modes de locomotion, à la voiture à
chèvre, au poney, à la bicyclette. Il avait acheté d’avance pour ce fils
encore muet les livres de la Bibliothèque rose, des soldats, des
constructions; il avait déjà pris un abonnement au _Petit Français
illustré_, bien que Jacques n’eût que dix-huit mois. Il tenait magazine
et jeux en réserve comme un père docteur tient prêts chez lui ses
ampoules de sérum, ses tubes de vaccin, comme si la maladie qui
nécessite Peau d’Ane ou le sapeur Camembert pouvait éclater soudain et
qu’il ne fallait pas être pris au dépourvu. Il ne se consolait pas
d’avoir manqué les deux premiers jours de Jacques, car il chassait alors
chez des amis espagnols l’un des rares gibiers que Fontranges ne contînt
pas. Il avait manqué le premier cri, le premier regard, la première
poignée de main. Un izard l’avait stupidement entraîné loin de la source
de son bonheur. Ces deux jours de passé, malgré toutes ses questions, se
dérobaient. Il ne pouvait arriver à savoir l’heure exacte de la
naissance, ni même quel était le temps. A en croire tous ces témoins
bornés, il aurait plu et fait beau à la fois, Jacques aurait passé les
deux jours endormi à la fois et éveillé. Mauvais précédent dans la
famille. Jacques allait-il être absent le jour où Fontranges mourrait?
Fontranges était trop jeune et trop inoccupé pour voir dans son fils une
suite, une revanche à la mort. Il lui obéissait comme à un aîné, lui
reconnaissait un droit d’aînesse qui rendait respectables ses paroles,
ses gestes. C’était un aîné ravissant, avec son unique dent d’ivoire
neuf, ses cheveux nouveaux, ses prunelles bleues fraîches. La candeur,
l’innocence, la grâce, le rire paraissaient à Fontranges des qualités
d’aînés, l’aboutissant de la vie, et non son départ. A côté de cet
enfant sans parole et presque sans regard, les hommes lui paraissaient
enfantins. C’est devant les hommes qu’il avait envie de faire les
marionnettes, aux hommes qu’il était tenté de parler en zézayant. Ce
chasseur comprit enfin la chasse quand il eut à défendre son fils contre
les fourmis, les abeilles, et contre les moineaux terrifiants.
L’extermination des bêtes nuisibles commença dans le parc, on n’y vit
plus de rats d’eau, plus de vipères. On combla les trous où vivaient les
blaireaux et les fouines. Ce grillage que les parents de Paris
appliquent à la fenêtre de la nursery, on le tendit tout le long de la
Seine, qui naissait non loin de là et dont le nom évoque pour les
Fontranges un ruisseau ombragé de vergnes où les vaches vont boire.
Habitué pendant quatre ans à vivre au milieu de cuirassiers, la taille
de Jacques le ravissait. Il ne savait trop remercier la Providence que
les enfants fussent petits. Sans voir le regard d’entente que le
grand-père cruel et le petit-fils égoïste échangeaient déjà par-dessus
lui et le berceau, il tenait chaque jour à peser Jacques lui-même, sur
un instrument de précision qu’il avait installé au centre du jardin, car
c’était l’été. On voyait de là toute la Champagne quand on mettait les
poids, toute la Bourgogne quand on mettait Jacques. Il pesait l’enfant
nu entre ces deux grasses provinces. Puis Fontranges s’asseyait près du
berceau, abattait les moustiques du geste dont les Fontranges tuent le
cerf, attirait les papillons par des stratagèmes de famille qui devaient
remonter à Berthe aux grands pieds, et toutes ces onomatopées que nous
avons appris des femmes, le miaulement, l’aboiement, le meuglement,
Jacques les apprit d’un baron de Charlemagne. L’enfant tenait de la
génération dure son corps et son teint. Ses organes étaient parfaits. A
chaque âge d’ailleurs, que ce fût pour le bain dans la baignoire
minuscule, le bain dans la Seine ou le bain à Deauville, il fut le
baigneur modèle dont les illustrés demandent la photographie. Les heures
du jour avaient pris un sens pour Fontranges depuis qu’elles changeaient
le teint de Jacques. Le soleil, la lune l’intéressèrent à nouveau quand
il s’arrangeait pour faire passer Jacques sous un de leurs rayons. On se
demande s’il éprouva quelque chagrin quand sa femme mourut, en mettant
au monde les deux jumelles qu’il appela Bella et Bellita, choisissant
inconsciemment pour elles, en grand éleveur qu’il était et comme pour
deux pouliches nées la même année, des noms commençant par la même
lettre. Jacques avait alors quatre ans. La paternité de Fontranges fut
doublée d’une intimité corporelle qu’il n’avait pas osé rechercher, par
déférence pour la mère. Il borda chaque soir son fils. Il surveilla sa
nourriture. A cet enfant qui ne pensait déjà qu’à tuer et duquel les
chiens, flairant un Fontranges de la race méchante, se détournaient, il
apprit tendrement le massacre des cailles, l’assassinat des biches. Le
petit géant prospérait, écrasant des têtes de moineaux avec des pierres,
coupant des queues d’écureuils vivants, tous jeux qui semblaient au
père, tant la lutte avec les animaux était la raison de cette famille,
des promesses d’amour filial. Cependant, appréhendant chez l’enfant un
mépris aussi complet des êtres humains que des animaux, il essaya de lui
dire le bien qu’il pensait des hommes, c’est-à-dire le courage des
gardes-chasse, l’abnégation et la force des cuirassiers. Il était un peu
à court sur ce chapitre quand il eut l’idée de lui parler des grands
hommes. Ce fut un mois délicieux. Jacques vit défiler avec ravissement
Duguesclin, qui tua un ours, le Grand Ferré, qui tua un loup, Voltaire,
qui disséqua un hérisson, et Guillaume Tell qui abattit une pomme sur la
tête de son fils. Toute une semaine le fils essaya même, inversant la
légende, de placer une pomme sur la tête du père et de l’abattre.

Les années passèrent. Fontranges ne se sentait pas digne de Jacques. Il
se reprochait de n’avoir jamais été qu’un père médiocre. Il n’avait pas
eu, quand Jacques avait deux ans, assez de tendresse, ni assez
d’imagination quand il en avait six, ni maintenant assez de science. De
même que pour l’avenir de Jacques il avait renoué avec les Orange et
avec les Hohenzollern, auxquels les Fontranges étaient alliés et
desquels il désirait obtenir aussi le vrai loulou poméranien, il tenta
de renouer avec l’Histoire, avec les peuples de l’Orient, avec la
Géographie. L’étude lui semblait surtout, il ne s’expliquait pas
pourquoi, un moyen de préserver dans la vie ce petit corps superbe, ces
petites jambes florissantes, ces belles petites épaules. Il voyait mal
comment la hauteur des Pyramides, les dates d’avènement de nos rois, la
science des cas d’égalité des triangles peuvent donner au regard plus de
tendresse, à la peau plus de brillant, au serrement de main plus
d’énergie, mais il le constatait sur lui-même. De même qu’il prenait
maintenant à son petit déjeuner de la phosphatine, à son goûter du lait
frais, de cette nourriture d’enfance, de cette lecture de manuels, ce
père se sentait aussi plus vigoureux. Il devint comme Jacques un modèle
de santé et de force. C’était la première fois que la génération
passionnée et sa passion dépassaient la quarantaine. Il y eut d’ailleurs
toute une année où les rapports du père et du fils furent parfaits. Ce
fut vers la dixième année de Jacques. C’était l’époque, qui ne devait
pas revenir, où ces deux êtres furent naturellement ouverts et dévoués
l’un à l’autre. Tout ce que Fontranges avait d’élégance provinciale, sa
lavallière, son épingle de cravate en fouet d’or, ses mouchoirs à
blason, devait séduire un enfant de dix ans. Tout ce qu’il pouvait
obtenir de son imagination, imaginer de déguiser Jacques en jockey, de
le faire courir contre la race de chiens la plus lente, satisfaisait
pleinement un enfant de dix ans. Il sauva cette année-là un cheval qui
se noyait, il éteignit un petit incendie: il était un héros pour enfants
de dix ans. Jusqu’à leurs voix dont le timbre, discordant jusque-là,
devint harmonieux. Toujours le souvenir de cette année divine plana sur
les autres souvenirs de Fontranges, celui de la seule année où les
masques entre père et fils étaient tombés. Il toucha et regarda le
visage doux du cruel Jacques pour la vie.

A dix-neuf ans, Jacques partit pour Paris. Jamais créature ne s’embarqua
aussi intacte pour une capitale. Pas un ongle blanc. Pas un durillon.
Pas un souffle au cœur. L’amour paternel l’avait protégé des cicatrices,
des boutons causés par le faux-col, des veines gonflées par les
jarretelles. Les études que le père lui avait imposées, avec un abbé
d’abord, puis un agrégé, avaient peu meublé son esprit mais lui avaient,
selon la théorie de Fontranges, servi physiquement. L’étude des Romains
lui avait donné un thorax sans fêlure et sans cœur, l’étude des Grecs
des mains qui jonglaient. Quand ce fils sans myopie, sans arthrite, sans
tache de rousseur, lui dit adieu, Fontranges, serrant sur son cœur
l’être le plus sain qu’ait produit le monde, défaillait d’admiration et
de bonheur. Jacques resta six mois absent. Il revint pour l’ouverture de
la pêche, un peu sombre, bientôt égayé. Il prit le soir même un brochet
de dix livres. Quelques jours après le docteur de la famille rendit
visite à Fontranges et lui annonça, sous le sceau du secret, que Jacques
avait eu à Paris une mauvaise aventure, et qu’il était malade.

La désolation de Fontranges fut sans limites. Rien ne servit de lui dire
que ce mal n’était plus terrible, qu’il était guérissable, qu’il n’était
rien. Jacques continuait à éclater de beauté et de santé, plein de
projets déjà, appâté par la guérison prochaine. Fontranges dépérissait.
La vue des brochets qui s’entassaient lui serrait le cœur. La vie
n’avait plus de sens pour lui. A lui, qui tuait impitoyablement les
chiens de chasse atteints d’ophtalmie, les chevaux couronnés, qui
insultait en pensée les pommes véreuses, à la place d’un enfant
immortel, Paris rendait un fils miné par le fléau le plus pernicieux de
l’humanité, et aussi le plus vulgaire. Le fait que Jacques se garait de
lui, l’embrassait à peine, évitait de le toucher, surveillait
jalousement ses hameçons comme si les brochets étaient malades, le fait
qu’il fallait pour aller à la chasse deux gobelets, lui donnait le
sentiment que c’était lui le réprouvé. Mais surtout, puni d’avoir trié
dans la vie tout ce qui est sain, honorable, beau, il restait seul en
faillite dans un entrepôt de richesses, de santés, et d’honneurs
inutiles, tandis que son fils se retrouvait pour toujours sur le côté
méprisé. Que ne pouvait-il l’y rejoindre! Il fit dans ce but quelques
pas timides. Fontranges, si soigné et si naïvement soigneux et parfumé,
qui jamais ne s’était approché à deux mètres d’un métayer, s’asseyait à
parler aux ouvriers de ferme, leur offrait des cigares, serrait la main
des bergers, embrassait leurs fillettes. Lui, qui évitait les pauvres à
cause de leur odeur, dès qu’il voyait un mendiant, tournait maintenant
autour de lui jusqu’à ce qu’il trouvât un prétexte pour l’effleurer,
pour l’aider à remettre son veston, pour le toucher. Il s’approchait du
travail et de la pauvreté comme du vaccin qui allait le rendre l’égal de
Jacques. C’était la saison la moins faite pour pareille révélation,
c’était le printemps. Chaque feuillage nouveau sur un arbre, chaque
rayon de soleil tout jeune, le plongeait dans le désespoir. Il était
obligé de sortir du salon quand on y prononçait un de ces mots tellement
fréquents en juin, le mot mariage, le mot nid, le mot couvée. Il
s’apitoyait, devenait faible. Il maintint dans le chenil trois petits
chiens à taches mal placées. Le médecin le consolait, lui citant tous
les grands hommes qui ont puisé dans ce mal des inspirations, lui citant
les livres, les comédies célèbres, et même les inventions scientifiques
qu’on lui doit, l’assurant qu’il protégeait la poitrine, les
articulations. Il n’enlevait même pas, selon le médecin, la gaieté. La
plupart des vaudevilles modernes ont pour auteurs de tels malades...
Fontranges l’écoutait sans jamais répondre. Il avait honte de sa chair
saine. Il était prêt à y renoncer. Il était, en somme, à cause d’un seul
être, dans cet état de sainteté où Salon de Fontranges en 1120, par
amour de l’humanité entière, caressait des lépreux. Tous ces animaux
qu’il détestait, les araignées, les crapauds, les têtards, il ne les
méprisait plus, il se sentait leur frère par alliance, ou plutôt,
c’était triste à dire, par le sang. Il but un peu. Il eut une crise de
rhumatismes et il en fut d’abord heureux. Il manda son fils, qui pêchait
en Sologne, et se réjouissait de se montrer à lui amoindri. Ses mains
étaient devenues un peu noueuses, on lui laissait espérer qu’un de ses
genoux resterait gonflé, mais, quand fier de ce mal qui le défigurait et
le clouait au lit, il vit arriver Jacques souriant, frais et rose, il
comprit son erreur. Ce n’était ni le rhumatisme, ni la typhoïde, ni la
vieillesse qui lui rendrait avec son fils une chair commune... Tant
pis... Il ne pouvait vivre dans cette injustice abominable. Tant pis. Il
se rappela le jour de son enfance, où après avoir couronné son poney, il
s’était creusé aux genoux deux plaies. Jacques ne comprenait pas
pourquoi le père recherchait son bras, mêlait les couteaux à table.
Retranché dans son mal, il en voulait à Fontranges de l’y relancer
égoïstement. Un jour vint où, son père l’ayant embrassé, il se retourna
furieux, prêt à tout dire... Mais la décision de Fontranges était prise.
Cette passion qui avait mené son grand-père au suicide, le grand-père de
ce grand-père à la tuberculose, le guidait sans remède... Il partit pour
Paris.

L’été était venu. C’était l’été de 1914. Entre des souverains de
l’essence de Jacques le sort de l’Europe se jouait. Mais Fontranges ne
lisait guère les journaux. Du train il passa l’après-midi à regarder la
Seine, la vit enfant jusqu’à Bar, jeune fille jusqu’à Romilly, puis,
après on ne sait quel accident, dont il souffrit, large et maculée. Le
soir tombait quand il arriva à l’hôtel. Son cœur se serra, et il se
contint pour ne pas pleurer, en ouvrant ses valises, qui lui donnèrent
sa garde-robe soignée, parfumée, dernière pureté de sa vie, son
nécessaire d’argent avec son contenu naïf, de benjoin, d’eau de Botot,
sa trousse que l’expérience de cinquante ans avait tout juste compliquée
d’un fil de soie pour les dents et d’un vernis pour les ongles. Il se
donna quelques jours. Ce furent des jours d’été magnifiques. Le soleil
était fondu dans le ciel, et n’y apparaissait que le soir, comme une
ventouse, amassant autour de l’Arc de Triomphe des hectares de sang.
C’était trop peu pour les chancelleries. C’était trop pour Fontranges,
qui en avait les yeux pleins de larmes. Le sol des jardins, la terre de
Paris, résonnait sourdement en terre demi-saine. Fontranges se
promenait, voyant les monuments et les environs dont il avait jusque-là
remis la visite, comme s’il allait mourir. Il vit un à un les tableaux
historiques de Versailles, retrouva dans la prise de la Smalah le
Fontranges qui était aide de camp du roi, et auquel le peintre avait
donné un pur-sang hongre, alors qu’il montait ce jour-là le fameux
Majordome, une gloire des haras. Il ne croyait pas que la peinture vécût
d’éléments aussi faux. Tout est faux dans ce monde, même la couleur! Il
voulut revoir le Louvre, il s’arrêta devant le Régent. Les larmes lui
vinrent encore aux yeux à la vue de ce diamant gigantesque. Un fils en
diamant serait une chose si précieuse! Puis, après avoir visité quelque
bel édifice, repentant, il gagnait les quartiers pauvres, il se laissait
coudoyer par une foule assez sale. Les ménagères se moquaient de ce
grand diable à guêtres, mais si français dans son allure que personne
dans le 20e arrondissement n’eut l’idée, malgré la crise et malgré son
monocle, de l’appeler espion. Mais on l’appela Vercingétorix. C’était
Vercingétorix rendant ses armes au mal. Un jour de fête, dans le tram de
Belleville, un apache l’insulta, une fille le défendit. Il souriait, il
montait à son calvaire par le funiculaire. Il vit les Buttes-Chaumont,
riches en petits enfants hâves, le parc Monceau, peuplé de mille
Jacques. Dès qu’il arrivait au pied d’une tour, il la gravissait,
colonne de la Bastille ou Tour Eiffel. Il s’accoudait, regardait couler
cette Seine qui ne contenait plus une goutte de l’eau pure des sources
Fontranges. Il avait, insecte prisonnier, être sans but, les réflexes
des coccinelles, des suicidés. Puis il rentrait à l’hôtel. C’était la
vue de son nécessaire qui le maintenait encore à cette station de sa
vie, le blaireau d’argent fin, les rasoirs d’écaille jamais flambés, cet
acier, cet or que seul des mains saines avaient touchés. L’odeur du
benjoin surtout lui semblait l’odeur même de son existence passée, de
son bonheur. Il le vida un jour dans sa cuvette, le remplaça par une
lotion prise au hasard. Toute la chambre sentit pendant deux jours le
benjoin. Il avait beau laisser les fenêtres ouvertes, son existence
passée ne sortait pas. Il remplaça son savon spécial par un Gibbs. Ah!
que n’eût-il payé pour que l’incarnation s’opérât en modifiant
simplement la forme de ses flacons, le contenu de ses tubes! Il se
donnait jusqu’au milieu d’août, tant il était heureux, le soir, d’ouvrir
ce coffret du passé. Un jour même, chez le coiffeur, il accepta la
manucure. Elle lui prit la main. Il avait l’impression de donner pour la
dernière fois la main à la pureté. Mais un après-midi, il trouva une
lettre de son fils. Jacques se plaignait de souffrir atrocement de la
tête. Il souffrait, souffrait, comme ce jour, ajoutait-il, où, à dix
ans, il était tombé de cheval. Il croyait flatter son père en faisant
allusion à leur année de flirt. Alors Fontranges sortit.

Il erra dans Montmartre, s’arrêta devant les bars, se heurtant à leurs
portes différentes avec le même marchand de poupées et les mêmes
musiciens, dont il suivait inconsciemment l’itinéraire, l’itinéraire de
quémandeur. A chaque porte une lumière lui donnait une couleur nouvelle.
Fontranges fut rose, puis bleu, puis violet. Il essayait la couleur de
ce corps qui allait changer de substance. Puis il repartait. Les filles
n’osaient aborder ce seigneur âgé, triste, et bien vêtu. Un gué de
pureté s’ouvrait devant lui dans la place Pigalle. Fontranges avait peu
de pratique de ces lieux. Quand il venait à Paris, il n’allait guère
qu’à l’Union, et tout tournant de rue qui n’était pas la rue Royale lui
était difficile à prendre. Soudain, place de l’Opéra, car il était
redescendu par l’effet seul de la pente, il aperçut un bar dont son fils
lui avait parlé. Il poussa la porte. Ce n’était pas ce qu’il avait
imaginé. Peu de tables étaient garnies. Des écrivains discutaient dans
un coin sur les fautes d’orthographe au XVIIIe siècle. En face d’eux,
quelque juriste à favoris cachetait une lettre. C’était dans ce quartier
une heure de repos, les écrivains parlaient, les avocats écrivaient.
Mais pas de femmes. Le barman avait devant lui un nécessaire d’argent
qui fit penser Fontranges à ses propres flacons, à son lit encore intact
là-bas à l’hôtel du Louvre, à l’ancien bonheur. De temps à autre, un
jeune homme entrait boire au comptoir et questionnait le barman sur la
venue de Jeanne, sur celle de la guerre. Les deux semblaient assez
certaines... Enfin une jeune femme entra.

Elle était habillée avec audace, et de toutes ces couleurs qui
s’étaient, tout à l’heure, essayées sur Fontranges, mais elle semblait
pénétrer dans un lieu à la fois familier et peu sûr. Fontranges s’était
installé tout au fond, sur la banquette, et la femme vint s’asseoir dans
son voisinage. Elle n’osa lui parler. Mais elle commanda le même alcool,
les mêmes cigarettes. Cette flatterie modeste toucha Fontranges. Il lui
offrit une allumette. Il approcha l’allumette enflammée de son visage,
vit nettement cette mèche plongée dans du rouge, du khol et de la poudre
de riz, fit effort sur lui-même, eut l’impression d’avoir à allumer sa
drogue fatale, sa pipe dernière, l’alluma. Le barman n’aimait pas la
nouvelle venue. Elle le dit à Fontranges, toujours sans se rapprocher,
par peur du barman, et continua à parler face au comptoir, dans un
monologue que Fontranges se croyait parfois tenu d’interrompre par
politesse, et dont le motif était qu’aucune femme au monde n’était mieux
armée qu’Indiana pour combattre les hommes. Car elle s’appelait Indiana,
et était de Melun. Les hommes, dès l’enfance, elle avait appris à se
méfier d’eux, car la maison de son père était la plus rapprochée de la
prison pour jeunes gens, et c’était à elle que tous les libérés, tous
les évadés aussi, venaient dire leur première parole de liberté. Oui,
Indiana était son vrai nom. Du moins maintenant. Auparavant elle
s’appelait Germaine... Aucun jeune homme ne pouvait donc se vanter de
lui en avoir fait accroire. Elle refusait, et comment, de l’eau aux
libérés, elle indiquait le mauvais chemin aux évadés. Des vieux
d’ailleurs elle se défiait tout autant. Quand ils arrivaient sur elle,
dans la rue ou même dans le bar, l’abordant, ces vieux notaires, ces
vieux juges, avec les mêmes exactes phrases que prononçaient les
évadés,--eh bien, la belle, comment cela va-t-il? elle les remettait
proprement à leur place... Elle continuait à parler sans se tourner vers
Fontranges, sans s’incliner, dans la crainte de ce barman, ni vieux, ni
jeune, doté de cet âge intermédiaire contre lequel peut-être elle
n’avait pas d’armes et auquel elle devait ses malheurs. Elle poursuivait
le récit de sa vie avec orgueil, comme si c’était une victoire
perpétuelle sur les hommes, son passage à seize ans au phalanstère mixte
de Sampuis, où le Dr Robin, entre autres leçons, apprenait aux
pensionnaires jeunes gens les instruments à corde et aux filles les
instruments à vent. Elle avait appris le cor.--La trompe de chasse?
demanda Fontranges. Non, le cor anglais, le bugle. Elle s’arrangeait
pour que l’orifice se trouvât devant l’oreille du Dr Robin, un homme,
lui aussi, après tout. Il en était empoisonné. A trois heures du matin,
en plein hiver, elle se payait le luxe de réveiller tous les garçons en
tirant d’un coup la couverture. Ils grelottaient. Ils éternuaient.
C’était rudement bien fait pour eux. Quand Robin l’avait mise à la
porte, elle n’avait regretté que le chien de l’établissement, un grand
fox jaune à longs poils.--Un setter irlandais, corrigea Fontranges. Il
écoutait le cœur serré ce récitatif de Walkyrie. C’était une Walkyrie
qui oubliait ses quatre hôpitaux, ses douze avortements, ses deux
suicides, le premier en l’honneur du fils Veil-Picard, le second, un
mois après, en l’honneur d’un lad, tous deux sur le même champ de
course, où on l’avait prise pour une parieuse ruinée et ramenée dans la
voiture d’ambulance des jockeys. Des gens du turf saluaient au hasard:
c’était Indiana de Melun désarçonnée par la vie. Avec un diamant qu’elle
avait à cette époque, elle avait gravé sur la vitre de l’ambulance, pour
se venger des hommes, du mal des chevaux.

Le barman vint demander à Fontranges si elle le gênait. Ne parlait-elle
pas un peu fort? Elle resta immobile, regardant son ennemi d’yeux
soudain morts. On la supportait ici à cause d’un client peintre dont
elle était le modèle, mais un mot, et on la ficherait à la porte. Elle
resta immobile: comme modèle, elle était là! Fontranges fit signe qu’on
la laissât. Mais elle ne parla plus. Si les hommes croyaient l’avoir
ainsi, ils se trompaient, elle n’allait plus dire une syllabe. Elle
s’amusa, pour se venger, à sonner sous la table. Le barman ne pouvait
deviner qui sonnait et allait d’une table à l’autre. La vengeance est
douce qu’on prend grâce aux sonnettes sur ces hommes qui vous ont
condamnée à l’alcool, à la morphine, à la cocaïne! Fontranges pensait à
son fils, qui à cinq ans s’amusait à sonner la grande cloche, et tout le
monde feignait de croire que le curé ou les La Rochefoucauld arrivaient.
Mais aujourd’hui aussi La Rochefoucauld et curé s’abstenaient de
répondre à l’appel d’Indiana. Elle ne parlait plus à Fontranges que par
signes, par gestes, mais ces pauvres gestes désignaient cette fois sa
vie réelle, sa boîte de drogues, ses bleus au bras, son porte-monnaie
vide, témoins enfin sincères. Puis sa jarretière craqua, et elle devint
toute rouge, car il fallait la raccrocher sans que le barman se doutât
de rien, ou elle serait expulsée pour toujours. Elle commença sur
elle-même un lent travail, celui du serpent qui avale un animal encore
doué de défense, ou de l’acrobate qui casse sur soi des chaînes, ou de
l’ambassadeur dont les bretelles ont sauté juste à la minute où il
présente ses lettres de créance. Fontranges, habitué à découvrir l’âge
d’êtres sur lequel il est peu lisible, les chevaux, les perdrix, les
biches, voyait qu’elle avait vingt ans.

Puis on ferma le bar, et ils sortirent. On criait des journaux malgré
l’heure tardive, car c’était le 31 juillet 1914, et tous les passants
parlaient de l’Allemagne. Indiana était allée en Allemagne. Un ami
allemand, rentré de Paris à Munich l’année dernière lui avait écrit de
venir. Au milieu de la nuit, seule dans le train, elle avait cru
comprendre le nom de Munich, et était descendue sur le quai. C’était la
gare d’un village de Franconie. Sans un sou, incapable de se rappeler le
nom de l’ami de Munich, elle était restée là un mois. Ce qu’avait pu
être l’existence d’Indiana à Frankenthal-unter-Main,--car c’est le nom
que son oreille avait pris pour Munich,--où elle ne connaissait âme qui
vive, et ne pouvait dire un mot, restait un mystère. Mais, avec un
dédain implacable pour les hommes, on se tire d’affaire toujours. Elle y
avait mangé un gibier excellent, des espèces de dindons qui se
réunissent à minuit, les imbéciles, et luttent pour leurs femelles au
clair de la lune.--Des coqs de bruyère, ou tétras, indiqua Fontranges.

Dans une débauche de lumière, qu’une nuit de quatre ans allait suivre,
Paris se consumait. Les boutiquiers avaient laissé leurs boutiques
ouvertes et allumées. Fontranges, venu pour un obscur sacrifice,
escortait Indiana dans la route la plus étincelante que vainqueur ait
suivie, corrigeant seulement les termes toujours inexacts dont elle
appelait les chiens et les chevaux qui passaient. Les concierges
d’Indiana n’étaient pas couchés. Ils attendaient chaque locataire pour
avoir des nouvelles d’Allemagne. Ils questionnèrent longuement
Fontranges, qui les rassura. Aucun certes ne se douta qu’Indiana
ramenait un cousin du Kaiser! Dans un coin de la loge, une petite fille
le regardait de son berceau. Indiana la caressa. Rien ne rassure comme
un vêtement bien coupé, bien repassé, un linge méticuleusement propre! A
chaque étage, une tête apparaissait et interrogeait ce monsieur si bien
mis. Il rassurait tout le monde, surtout les enfants, qu’il caressait du
côté non caressé par sa compagne. Ce fut la seule maison de Paris où
l’on dormit tranquille cette nuit. Enfin l’on parvint à l’étage
d’Indiana, à l’étage sans enfants. Il n’y avait pas de chaises chez
elle. C’était la première pièce au monde que Fontranges vit sans aucune
chaise. Il était emprunté et ému comme un chrétien dans une mosquée.
Lui, qui avait l’habitude de ranger soigneusement ses habits, de tendre
son pantalon, de déposer sa lavallière, obligé de les laisser ainsi à
l’aventure, avait l’impression de se donner à une vie nouvelle qui
jamais n’exigerait plus de vêtements..., de plonger, pour toujours...
Cependant toute l’Europe l’imitait et, cette nuit-là, se donnait à la
guerre.

Il venait de rentrer à l’hôtel du Louvre quand Jacques arriva. Dans un
accès d’égoïsme qu’il croyait être l’enthousiasme, Jacques couvrit son
père de baisers. Le père les rendait.--Comme la guerre efface tout!
pensait Jacques.--Ah! qu’auprès d’un pareil chambardement, pensait
Jacques, mon accroc est peu de chose!... Tant de gens allaient mourir,
une vieillesse si soudaine rongeait chacun de ses camarades, qu’il se
sentait purifié. Il avait raison. Il fut tué dès 1914. La balle entra
par l’épaule, et chemina jusqu’au cœur, comme un ver... Pour Indiana,
elle était saine.

                   *       *       *       *       *

Cependant Bella et Bellita de Fontranges, qui avaient reçu au printemps,
sous je ne sais quel prétexte d’épidémie, défense d’embrasser personne,
commençaient à trouver le temps long et jouaient, tant leur ressemblance
était grande, à s’embrasser l’une l’autre en s’embrassant chacune dans
la glace.




CHAPITRE VI


Ma brouille avec Bella ne satisfaisait point Jérôme et Pierre
d’Orgalesse.

Je rencontrais souvent, dans la salle à manger de l’Automobile-Club, ces
deux quadragénaires géants. Toujours assis à la même table près d’une
fenêtre, tous deux penchés en sens inverse sur la place de la Concorde,
ils suivaient de leurs regards croisés les voitures, les autobus, les
piétons, surveillaient la Tour Eiffel, la porte des Tuileries, et ils en
tiraient des indications précises sur ce qui se passait au fond des
cœurs dans Paris. Tous deux, et aussi Gontran leur aîné, semblaient
avoir toutes les passions. Ils faisaient courir, ils jouaient, ils
avaient des collections de porcelaines et de mauvaises habitudes. En
fait, ils n’avaient qu’un vice: la curiosité. Eux-mêmes étaient sans
mystère, car leur passion était si vive qu’ils avaient accepté de passer
aux yeux au monde d’abord pour des indiscrets, puis pour des espions,
puis pour des névrosés. Ils n’inquiétaient plus, on leur pardonnait
maintenant comme on pardonne aux perversions. Leurs amis timides les
disaient psychologues. C’était faux, car ils ne se contentaient pas
d’observer un être, une famille, une race, ils observaient, au
microscope, au microphone, tous les Parisiens. Ils étaient les espions
de Paris pour un dernier jugement laïque et mondain. Mais ils n’avaient,
à part leur vice, rien de déplaisant, de brutal, et même de faux. Très
grands, d’une beauté latine courante, mais dont la banalité ne suffisait
plus à les dissimuler, ils étaient doués tous trois de qualités qui
voisinent rarement avec l’indiscrétion, de tact, de générosité, et leur
nez fort, leurs paupières fendues jusqu’à entamer la base du nez, leurs
oreilles admirablement pourvues de tous les perfectionnements de la
coquille et du labyrinthe, abritaient des sens aigus, qu’ils exerçaient
constamment à la chasse ou aux sports. Pas un de leurs chevaux ou de
leurs chiens qu’ils n’eussent d’ailleurs acheté d’un particulier, le
jour où cet achat leur permettait de pénétrer pour la première fois dans
une maison et dans une existence, ou de vérifier quel mouvement la vue
de l’argent provoquait chez le vendeur. Leurs automobiles elles-mêmes
n’étaient acquises que d’occasion, ou, neuves, à des constructeurs
qu’une grande passion agitait. Par naissance, par souci d’éducation
classique, ils étaient seulement préoccupés des secrets de cet amalgame
soumis aux lois civiles mais dégagé des lois morales qu’on appelle le
monde. La vie secrète d’un Chevreuse les intriguait plus que celle d’un
Potin, celle d’un académicien plus que celle d’un jockey,--à moins que
Potin et jockey, par l’amplitude ou l’élévation de leur folie, ne
franchissent cette barrière qui sépare la tragédie de la comédie
larmoyante. Ils étaient les Racine de notre époque. Ils amassaient, sans
les divulguer, car ils bavardaient rarement si ce n’est pour amener les
confidences, des albums de mouvements généreux, surhumains, trop
terrestres, bas, qui sans eux se seraient dilués en ne laissant pas plus
de trace que les forces de la houille bleue. Le résidu le plus palpable
de la vie mondaine, de tant d’amours, de haines, d’infamies et
d’abandons, de disputes de préséance et de querelles de plagiats, de
même que toute la houille bleue ne sert en ce début de siècle qu’à
alimenter une petite usine et occuper une famille en Oranie, servait
seulement à unir dans leur affection les trois frères. Souvent celui qui
voyageait aux Indes ou au Japon pour y obtenir quelque révélation sur
Lord Curzon ou sur une ambassadrice à la mode recevait un télégramme
chiffré ainsi conçu: _Liaison Annibal confirmée. Enlèvement Rachilda
prochain._ Car ils aimaient plutôt prévoir un événement du cœur que le
comprendre une fois périmé. Ce qu’ils appelaient le secret n’était pas
en retard sur la marche de l’univers; ils n’avaient rien du détective,
ou du savant; ils n’ouvraient pas les tombes. Mais ils voulaient être en
avance de quelques heures ou de quelques matinées sur les catastrophes
sentimentales de notre époque, sur ses couronnements moraux. Exercés par
trente ans de recherches, ils savaient distinguer dans les intrigues en
apparence les plus banales celles qui conduisaient à la mort. La
chronique mondaine du _Gaulois_ et du _Figaro_ avec ses comptes rendus,
ses enterrements et ses mariages, leur fournissait la plus dramatique de
leurs lectures. Ils lisaient même l’_Humanité_ pour sa nécrologie.
Parfois, quand ils croyaient leur science du vieux continent à peu près
à jour et que les drames y étaient encore en bas âge, ils laissaient une
sentinelle unique et partaient à deux pour une nouvelle terre. Mais les
cœurs des Argentins et des rajahs n’étaient pour eux qu’un alphabet,
ceux des Américains du Nord un transparent, et ils revenaient avec joie
en Europe, en France surtout, où déjà la vague d’amour et de haine avait
pris ses volutes de l’année. L’été, ils partaient selon la mode pour
Deauville ou pour La Baule, étendaient leurs trois beaux corps nus sur
la plage, dans une fausse indifférence, qui intriguait et aiguillonnait
les liaisons sur leur déclin ou sur leur orient, et, dans leur dos cette
foule comprise et connue d’eux, devant eux ce gouffre, ils discutaient
métaphysique, toujours d’accord sur les hommes et discors sur les
éléments, se contredisant non sans humeur sur la sensation et sur la
matière, jusqu’à l’heure où le flux montant daignait les prendre. Ils
nageaient loin, épousant chacun un secret différent des vagues de fond,
des sables, se laissant prendre quelquefois à titre personnel par un
courant ou par une algue. Autant ils se trouvaient unis face aux
vivants, autant chacun dérivait vers une nage propre ou un désir
particulier de mort ou de survie. Du rivage, on voyait le faisceau
fraternel, secoué par la force primitive, flotter à trois exemplaires,
dissocié pour la première fois. Ils sortaient de la mer presque
brouillés, presque distraits, comme de la mort.

Depuis quelques mois Jérôme et Pierre étaient tristes. Leur aîné allait
mourir. Une chute de cheval lui avait causé au foie une lésion
maintenant sans remède. Humilié de mourir frappé au seul organe dont le
nom ne puisse être pris, du moins à notre époque, dans un sens
spirituel, non au cœur, non aux entrailles, mais au foie, il allait
rapidement vers ce que Jérôme appelait l’au-delà, Pierre le mot-croisé,
et lui le néant. Tous trois évitaient d’ailleurs de discuter sur ce
point. Les médecins donnaient encore six mois à Gontran. Il mourrait
tout au début de 1926. Il le savait. Pour distinguer mieux sur les
humains les empreintes des passions et des maux, il avait tenu à faire
autrefois sa médecine, son stage à la Salpêtrière. Il n’y a pas
d’empreinte plus simple à déchiffrer que celle de la mort. Il savait
d’ailleurs aussi lire dans la main. Il lisait dans les siennes: il
allait mourir. Il y aurait, gravées sur sa tombe, deux dates côte à
côte, 1876-1926, séparées par un tiret. Ce tiret était sa vie.--Tiens,
dirait-on, Gontran avait cinquante ans juste! C’était faux, car il
mourrait en janvier et il était né en décembre. La vie lui prenait
injustement presque toute une année, elle travaillait avec lui, comme
avec tous les autres, en gros... Il ne sortait plus de son appartement.
Il s’irritait d’être nommé Gontran, nom si peu fait pour un mort. Il n’y
avait plus chez lui ce déballage de caisses de tableaux, d’objets
modernes qu’il ouvrait avec la même angoisse qu’une lettre. Plus de
lettres de la civilisation, du siècle. Parfois il désirait mourir.
Mourir au besoin avant la fin de l’année, pour embêter le sort. Puis
l’idée de ces chiffres qui se répondraient harmonieusement sur le
marbre, de ce demi-siècle plein, le caressait, et il immolait sur sa
tombe, à cette belle rime de ses chiffres, les trois saisons perdues.

Sa curiosité n’avait pas diminué. Des amis douteux avaient même dit à
ses frères:--Pauvre Gontran, qu’il doit bien prendre cela, comme cela va
être intéressant pour lui! Non. Cela, ceci plutôt, ne l’intéressait
pas... Il s’acharnait plus encore sur les pistes de l’année. En vain ses
frères essayaient-ils parfois de lui donner l’idée d’une Europe où les
adultères étaient fidèles, les jeunes époux sans ressentiment, les
douairières sans folie. Gontran au contraire sentait que cette année
1926 allait être fertile en cheminements des vertus, en affleurements du
vice. Il devinait que de belles proies qu’il avait suivies depuis des
années allaient justement dans cette année fatale se déchaîner, livrer
leur raison ou leur secret. Des joueurs, l’honnêteté même,--qu’il
guettait depuis longtemps,--allaient tricher. Il souffrait de ne pas
savoir quelle conclusion aurait l’affaire Dubardeau-Rebendart; de ne pas
savoir comment tournerait ma brouille avec Bella. Il s’irritait de la
lenteur de Rebendart, de ma lenteur. Voilà que, du fait de cette lenteur
inutile, la vie des moindres hommes autour de lui devenait un problème
dont il ne connaîtrait pas plus la solution que celle de la lutte des
anglo-saxons et des latins, ou de la ruine des falaises de Dieppe. Que
les gens vivaient au ralenti cet été! Ce qui lui restait de force
s’usait à l’immortalité de son concierge ou du facteur. Que le rythme de
la vie lui semblait faux, à cette distance de la mort! De vraies
passions devraient se loger entières dans des après-midi, tous les
mouvements épars à travers une année dans une semaine, au plus. Quelle
hypocrisie, au fond, que cette lenteur! En huit jours, un Dubardeau
sincère aurait reconquis Bella, l’aurait quittée... Mais, pour presser
ces tortues, il aurait été nécessaire que toutes fussent condamnées à
une mort prochaine, et que Gontran d’Orgalesse fût bien portant.

Ses frères partageaient son impatience. Pour la première fois ils
usaient du crédit et de la force mondaine que leur donnaient tant de
secrets pour hâter la marche de telle liaison ou de telle rupture.
Jusqu’à ce jour, ils ne s’étaient pas crus plus qualifiés pour
intervenir dans une aventure qu’un jardinier pour hâter la maturité de
ses légumes ou de ses fruits. Par amour de Gontran, ils renoncèrent à ce
détachement. Pour Gontran mourant, ils firent des primeurs. Eux, qui
attendaient avec la sérénité et l’apathie de Dieu que Chatillon-Luçay
prît sa femme en flagrant délit, que lord Bastle présentât enfin à la
cour sa femme américaine, que la vérité sur Barbette fût connue, pour
Gontran ils avancèrent par une lettre anonyme, par leur action sur le
prince de Galles, et par une forte prime, ces trois révélations. Quand
ils entendaient dans un salon un mot d’esprit, une comparaison, ils la
téléphonaient aussitôt à la maison pour être sûrs qu’elle arrivât avant
la mort. «Frère chéri, télégraphiaient-ils, nuit admirable. Yvonne a
comparé firmament haussé d’un cran à machine à écrire haussée pour
majuscules...» Tant les métaphores neuves paraissaient de vraies
nouvelles à Gontran! Le jour où ils m’invitèrent, je sus donc qu’ils
intervenaient dans mon amour.

Je m’étais amusé à leur rendez-vous place de l’Opéra, sur le refuge
central, pour brouiller toute piste. C’était mettre deux bassets au
rond-point où se croisent tous les gibiers de la forêt. Une odeur plus
commune que celle de leurs chasses habituelles les désorientait, un
mouvement plus rapide que ceux de la vie mondaine les affolait. Autour
des numéros d’autobus, les mains leur semblaient se tendre pour des
numéros de flirt, de passion. Ils virent débuter, s’ébaucher des
connaissances qui devaient fournir dans les huit jours aux faits-divers
des suicides ou des entôlages, ils virent un premier baiser, ils virent
une rupture. Pour contenter Gontran mourant, il eût fallu que le monde
aimât, oubliât à ce rythme vulgaire. Ils me suivirent avec un regret,
d’ailleurs bientôt dissipé, car ils aperçurent dans une confiserie des
Boulevards une amie, et Jérôme entra sous un prétexte pour voir la
qualité des bonbons qu’elle offrait. Le ciel était tout bleu, Paris tout
vernissé. Je marchais à leur droite, pour ne pas sembler un voleur entre
deux gendarmes, et mon côté droit tout seul baignait dans du soleil et
dans du libre choix. Le côté du cœur était sous leur contrôle. Je
sentais qu’ils me menaient vers une brouille définitive ou une
réconciliation, et je les suivis au Jockey.

C’était l’inauguration du nouvel hôtel du Jockey, une date. La perte de
l’ancien Jockey avait paru aux Orgalesse une disparition aussi terrible
que celle de la bibliothèque de Louvain. Les cercles, les restaurants
célèbres étaient pour eux des lieux chargés d’histoire, étaient les
coulisses du vrai théâtre, les points les plus sensibles de Paris, mais
aussi les plus tranquilles et ceux où, dans un noble et pacifique
automatisme, dans une chaleur surveillée au thermomètre par les maîtres
d’hôtel comme la plus favorable à la race humaine, les passions, les
haines, les indifférences s’entretenaient et se transmettaient.
C’étaient leurs cathédrales. Que le Jockey eût quitté la rue Auber, que
l’aristocratie française en veine d’amour ou de jeux n’eût plus, pour
venir au Jockey, à passer devant le coiffeur du rez-de-chaussée à
boutique régence, à traverser par le Grand Hôtel quand il commençait à
pleuvoir, à se heurter à des Américains du Sud dans toute la rue, et
uniquement aux Soubise et aux Gramont à partir de l’escalier, tout cela
leur semblait inconcevable et troublait leur sens même de l’orientation.
Que les propriétaires de courses d’obstacles n’eussent plus à prendre
une ou deux fois par jour l’ascenseur pomponné, que disparût sur tant de
chefs de famille illustres ou milliardaires l’odeur de ce savon de
lavabo immuable depuis cinquante ans, ils en étaient amoindris, comme si
les bases de leur art ou les bases des passions dans Paris en étaient
ruinées. Aussi se hâtaient-ils vers le nouvel hôtel, anxieux de voir
quelle rose des vents, quel carrefour des cœurs le nouveau Jockey allait
signifier désormais.

Passés de la peluche au plâtre frais, les vieux larbins s’accordaient
des éternuements, déploraient, quand leurs yeux s’égaraient sur les
fenêtres, cette disparition des chambres du Grand Hôtel où
s’apercevaient tant de scènes distrayantes, s’énervaient de ces
apparitions de moineaux, de merles, maudissaient les cris d’enfants qui
leur parvenaient du jardin au lieu de la rumeur bien adulte de la rue
Auber, et se précipitaient vers les pardessus râpés de l’aristocratie
française comme vers la fidélité. C’était tout ce qu’ils avaient pu
sauver des faux cuirs de Cordoue, du velours, de la panne, et des
cordons terminés par des glands à franges. Rien n’était au point pour
eux. Les glaces, au lieu d’apporter l’obscurité, scintillaient. Au lieu
d’apercevoir dans les glaces un reflet de famille, on s’apercevait dans
tous ses détails, et répercuté personnellement de miroir en miroir. Si
un membre commandait des toasts, il n’y avait plus à téléphoner à la
concierge qui les grillait dans l’arrière-boutique du coiffeur. Si un
membre s’arrachait un bouton de culotte ou se déchirait, il n’y avait
plus pour le recoudre la gouvernante du vieux médecin du quatrième.
Évanouies, ces secondes entières passées entre deux portes-soufflets
avec des plats odorants. On ne savait même plus les spécialités du
Jockey, qui étaient avant le déménagement les épinards et la compote de
pruneaux. Au lieu d’arriver dans leurs habitudes les plus invétérées,
tous ces messieurs avaient l’air d’arriver à l’hôtel.

Jérôme et Pierre d’Orgalesse buvaient des yeux ce que ce spectacle avait
de vierge. Sur ces murs vides encore en secrets, en pathétique, en
souvenirs, ils posaient déjà, premier apprêt, le futur souvenir de ce
déjeuner inaugural avec l’ami de Bella Rebendart, et de leur frère
malade. Cette suppression des divans ronds au centre des salons, qui
permettaient jadis à cinq ducs de se parler sans se voir, seule
survivance des tables rondes des forêts, cette disparition des
andouillers dans l’escalier, qui mettait un terme aux débauches d’esprit
que se livrait à leur vue la haute agriculture française, leur
paraissaient des changements d’habitudes morales. Ce quart d’heure de
retard pour le déjeuner inaugurait un nouvel horaire des sentiments.
Seuls le Punch et les London Illustrated reliaient l’ancien club et le
nouveau dans l’esprit du personnel et des maîtres. On se les arrachait
comme une preuve d’identité. L’Angleterre a vraiment du bon. Mais la
vieille odeur de pipe et de dent cariée chère aux ambassadeurs retour
d’Orient, ou au banquier qui venait de quitter le boudoir de sa
danseuse, était remplacée par un parfum réclame. C’était la première
odeur de cet être multiple, Jérôme et Pierre l’aspirèrent avec délices.
Ils m’accablaient de mots aimables. Ils me présentaient à tous. Je
sentais qu’ils m’avaient apporté là, m’emmurant dans les présentations,
comme on emmure un chat ou une pièce d’or dans la première pièce d’un
édifice. Soudain ils se turent, regardèrent un groupe qui entrait, se
firent signe, c’était le premier croisement de gibier, c’était Bella et
Rebendart.

La seule table vide était près de la nôtre. Bella eut une hésitation
dans sa marche; je sentais qu’elle se demandait si elle aurait le
courage de se placer face à moi, pour m’éviter la vue de son beau-père.
Mais Rebendart déjà s’installait, et je la voyais de dos. Elle était
ployée, elle m’offrait le fermoir de son collier, le laçage de sa robe,
le nœud de ses cheveux, les boutons de sa tunique, car elle aimait être
boutonnée par derrière, jamais par devant ou par côté. Elle sentait mes
regards sur elle, elle sentait que tous ses sentiments, toute sa
résistance avaient leur fermoir derrière elle, j’avais sous les yeux
tout ce qui pouvait la rendre nue et défaillante. Rien de plus lourd que
le chagrin sur des épaules de femme; cet affaissement de champion qui
lève cent vingt kilos, l’idée de ma présence le provoquait sur Bella.
Ah! comme le record en poids de la mélancolie était battu! Ah! que les
épinards renommés furent les bienvenus! Elle se laissa aller dès qu’ils
furent servis, elle se courba sur eux comme sur une prairie. Par devant
elle bavardait, elle riait, mais ses épaules et ses reins succombaient.
Parfois d’une main qui semblait venir d’une amie, elle tâtait le fermoir
du collier, le premier bouton de la blouse, le peigne. Puis la main,
sentant mon regard, disparaissait. On eût dit une main de voleuse, mais
elle partait toujours vide. Que la peine est belle sur un être beau!
Bella était plus forte, plus épanouie que lorsqu’elle m’avait quitté.
Notre rupture lui avait valu ce que cause aux autres femmes un enfant.
Le souci avait arrondi ses épaules, donné à son dos ce beau volume,
gonflé un peu ses bras, chassé les muscles de son cou, la renfermant
toute dans une gaîne. Jamais plus je n’étreindrais ce corps léger et
remuant, il était cousu dans une peau plus charnue et veloutée. Je ne
pourrais plus que le sentir se débattre au sein de cette autre femme,
qui le retenait par une couture sans marque, que la main surgissant à
nouveau semblait chercher. Elle était à peu près immobile. Elle savait
que si elle s’inclinait d’un côté ou de l’autre, elle me dévoilait la
tête de Rebendart. Je comprenais le martyre de tous ces héros de la
Bible ou de l’antiquité qui n’ont pu se retourner vers l’humain, leur
seul souci, qu’ils abandonnaient ou qu’ils ramenaient de la mort.
Penchée comme une proue, comme ma proue, Bella tout ce repas fendit le
fleuve de mes maux, cependant que Rebendart, nouvelle sirène, tentait de
l’attirer dans la jurisprudence et l’histoire par de fines attaques
contre Tacite. Les frères d’Orgalesse jouissaient de ce supplice. Le
Jockey n’était plus un dolmen sans victime. L’un d’eux se leva, sous un
prétexte, pour téléphoner à Gontran qu’ils nous avaient pris, Bella et
moi, dans le filet tout neuf tissé par les maîtres d’hôtel qui passaient
de notre table à la sienne, dans une promiscuité pour elle douloureuse,
la moutarde, le sel, ou même le pain. Rebendart mangeait mon reste de
pruneaux. On prit à Bella les fruits pour nous les apporter. Il me vint
de Bella ce que les amoureux s’offraient jadis, des gâteaux, des pommes.
Dès que l’une des tables réclamait un objet, l’autre table le lui
fournissait. Elle accepta du café. Jamais, je crois, elle n’en avait
pris. J’en demandai aussi à voix très haute. Je la vis tressaillir. Elle
savait qu’il m’était interdit, nuisible. Je venais de porter la main sur
un de ses plus sensibles fermoirs. Nous sortions des aliments pour
entrer dans le domaine des filtres. Ce café à la fin du repas, qui pour
elle était un des derniers bonds vers la liberté, vers l’indifférence,
pour moi un léger, si léger sacrifice de ma vie, nous éleva une minute
au-dessus de ce réfectoire, avec des sens aigus. On nous servit en même
temps. Je m’arrangeai pour porter ma tasse en même temps qu’elle à mes
lèvres, à chaque bruit de sa cuiller la mienne répondait. Quand elle
reposa sa tasse vide, elle entendit la mienne se poser à la même exacte
seconde sur la table. Ce café appliqua exactement pendant un instant nos
deux existences l’une contre l’autre, nous força à un même geste. Elle
ne pouvait pas ne pas penser à l’amour. J’en demandai tout haut une
seconde tasse. Je le réclamai plus chaud et plus noir. Elle courba la
tête, s’affaissa plus encore, si bien que j’aperçus au-dessus de sa
toque le front de Rebendart. Contrainte par surprise à me retrouver dans
le jeu du café, elle refusa de me suivre jusqu’à ce second palier de
notre entente secrète. Le premier maître d’hôtel et le majordome étaient
accourus eux-mêmes, honteux de mes reproches, pour voir si cette fois
mon café serait assez fort. Des tables voisines s’intéressaient à ma
cafetière. Le prince de Clermont prenait le majordome à partie et
l’invitait à profiter du déménagement pour servir enfin autre chose que
du gland grillé. Devant ces préparatifs, je plaisantais, j’affectais de
rire, comme celui auquel on prépare le trapèze volant ou le chlorure
d’éthyl, puis, je bus, sous l’œil anxieux de dix vieillards qui auraient
constitué sous Louis XV le conseil de régence, la mixture qui allait
accélérer la lutte de mon sang contre mon cœur trop faible. Elle avait
goût de bouchon. C’était le premier café de ma vie qui eût goût de
bouchon. Je l’avalai d’un trait et, bonheur, en portant à nouveau mes
regards sur la table de Bella, je vis que Rebendart, puissance du
filtre, avait disparu.

Rebendart était parti de mauvaise humeur pour la Chambre, où il avait
appris qu’on l’interpellait sur le monopole des allumettes. Ce n’est pas
qu’il détestât être interpellé, mais l’interpellateur était un jeune
radical-socialiste qui n’avait pu trouver de fauteuil dans les travées
de gauche et qui l’attaquait de la droite. Bien que ses opinions se
fussent quelque peu modifiées au cours de sa carrière, Rebendart
détestait avoir à proférer vers la droite des opinions de gauche, et
réciproquement. Depuis quinze jours ce Pujolet l’obligeait, par ses
questions constantes sur les chemins de fer de l’État, sur un préfet
royaliste, sur les agissements des congrégations, à se tourner vers ses
collègues de l’institut ou du Jockey pour proclamer sa libre-pensée et
son amour de la république. Il voyait toutes ces faces où le reproche
muet éclatait d’autant plus qu’elles n’étaient assombries par aucune
barbe noire et aucun cheveu, se détourner avec gêne de ses regards.
Tandis que Pujolet, plus excité encore de tremper dans ce bain de
réaction, se démenait et poussait Rebendart aux derniers aveux de
républicain, toute la droite se désintéressait du spectacle,
désapprouvant cette parade forcée et se taisait. Pujolet insistait,
désirant savoir de Rebendart s’il était résolu à faire observer
l’interdiction des processions. Il fallait s’y engager face à Barrès, à
Denys Cochin. C’était vraiment de mauvais goût. Il semblait à Rebendart
que l’acoustique de la Chambre, c’est-à-dire celle de son cœur même,
avait changé. Il ne reconnaissait plus le clavier de cette machine à
parler, si semblable dans sa forme à une machine à écrire. Ah! de quel
demi-tour soulagé il se rejetait vers l’extrême-gauche, si par chance un
communiste intervenait dans le débat, puis avec le même élan vers la
droite, si un incident de séance ramenait à l’éloge de notre armée, et
éprouvait ainsi, mais successivement, toutes les joies de sa double
franchise. Moi, je bénissais Pujolet, grâce auquel ce soir Bella était
maintenant seule au milieu du Jockey, à quatre pas que rien ne pouvait
combler, mais cependant incertaine dans sa fuite immobile, car ses
bagues, ses boîtes d’or, ses agrafes, toutes ses miettes habituelles
étaient encore éparses autour de sa soucoupe.

Il faisait un grand soleil. Il était deux heures tout juste, car nous
étions au jour le plus long de l’année. Le vent s’était calmé. Le beau
temps gagnait dans le club jusqu’à l’eau des carafes et de la piscine.
Le mois se terminait. C’était la fin d’un chapitre dans l’histoire du
vent, de la pluie ou des nuages, mais chacun croyait qu’il s’agissait
d’un repos dans son existence et freinait ses pensées. Seuls mes deux
hôtes n’oubliaient pas leur frère mourant et entendaient ne pas revenir
à lui sans nouvelles. S’ils n’avaient pas été là, Bella serait sans
doute partie de son côté, moi du mien, mais les deux frères d’Orgalesse,
devant ce joint entre nos destinées, se précipitèrent pour la soudure.
Ils allèrent saluer Bella, lui rappelèrent qu’elle avait promis de les
accompagner aux Jeux Olympiques et, avant qu’elle eût pu savoir si je
venais, nous étions dans le taxi.

La voiture était petite et nous étions empilés. Assis sur le strapontin
vis-à-vis de Bella, car les Orgalesse avaient tenu à nous mettre
aussitôt face à face, le moindre mouvement des quatre grandes jambes
fraternelles me repoussait sur mon amie, et, quand ils le jugeaient bon,
nos voisins accentuaient par une pression physique la pression morale
déjà si forte qui régnait dans l’auto. Bella, ne sachant si j’étais leur
complice, gardait pur le haut de son corps, sa conscience, sa vie, et ne
m’abandonnait que des jambes insensibles. Son menton était haussé d’un
centimètre, ses prunelles élevées dans son œil, ses narines tendues,
elle était au point le plus haut de dignité qu’ait jamais atteint une
camarade de taxi. Dans l’étau de mes genoux prise plus subitement qu’au
piège à loup, ne pouvant changer de conversation, elle avait changé de
silence, et entre les quelques paroles que les Orgalesse lui
arrachaient, je sentais un mutisme de martyre. Eux contenaient à peine
leur joie de posséder dans cette chambre étroite une passion si dense et
si peu frelatée. Jamais ils n’avaient encore réussi à accoler aussi
étroitement et aussi près d’eux des amants brouillés et les deux
descendants de familles ennemies. C’était pour eux Rodrigue et Chimène,
Roméo et Juliette, liés par les jambes, et promenés dans ce territoire
magnétique bordé par la Grande Ceinture où tout le pathétique que l’air
trop lourd de Paris comprime sur vous-même pétille et flamboie dès que
l’oxygène de Nanterre ou de Saint-Denis l’a touché. C’était à dessein et
par raffinement que les Orgalesse nous menaient aux Jeux Olympiques. Ils
savaient que tous les remèdes, tous les dénouements aux crises
sentimentales nées dans Paris, de même qu’il faut chercher parfois les
foyers en dehors de l’ellipse, c’était à Chantilly, à Orsay qu’on
risquait de mieux les trouver. Nous faisions en ce moment sous leur
commandement une de ces sorties désespérées vers Champigny si chères aux
cœurs parisiens assiégés, et ils bondirent de volupté quand nous fîmes
lever le corbeau le plus rapproché de Paris.

Bella se taisait. Je sentais son corps pris dans le mien comme s’il
venait d’en naître, et aussi distinct et ennemi que l’est déjà du corps
de sa mère le corps du nouveau-né. Son sang suivait une tout autre
carrière que mon sang. Elle se taisait d’ailleurs dans ses joies comme
dans son indifférence. La parole était pour Bella un téléphone auquel
elle ne recourait que forcée. Ses monologues étaient des hochements de
tête, ses dialogues de la langueur. Des cris, des soupirs, des
onomatopées, le langage mondain de Bella était le même que le langage de
ses étreintes. Ce n’était pas que la vie physique eût quelque privilège
en Bella. Au contraire. La parole était pour elle trop brutale. Ce bruit
de la pensée, obtenu à force de trucs dont chacun en éliminait ou la
vérité ou la chaleur ou le vertige, elle le négligeait. Elle ne se
plaçait jamais vis-à-vis de nous comme le font les autres, de façon à
nous entendre, de façon à voir notre bouche. Elle avait des positions
d’objet, des attitudes d’être sans oreilles, toute une vie inhumaine qui
l’unissait à vous par d’autres liens que les sens reconnus ou légitimes.
Il fallait la rejoindre dans la contemplation, la conscience, dans une
tiédeur d’âme inestimablement éloignée de la température et du siècle
courants. Je me demandais en effet pourquoi elle eût parlé, pourquoi
elle eût rapproché, en parlant, de la réalité, cette bouche, ces dents
aussi lointaines dans mon imagination que des yeux, des regards. J’avais
parfois l’impression que seuls ses sens n’étaient pas sensibles. Pour la
première fois je trouvais une âme féminine d’un maniement original.
J’avais, à nouveau, sur les qualités des femmes, sur la forme de l’âme
des femmes cette même incertitude que j’avais au lycée sur leur forme
corporelle. Bella me redonnait l’ignorance, la jeunesse. Je l’aimais
avec des aptitudes de jeune homme, avec du dévouement pour son corps, de
la sensualité pour sa pensée. J’ignorais tout des raisons qu’elle avait
eues de me quitter, mais j’acceptai de débattre silencieusement avec
elle, dans cette dernière rencontre, premier match du spectacle
olympique, le drame qui nous séparait. Elle, je la sentais pleine de
haine, dans les yeux, un regard homicide. C’est ce moment que le
chauffeur choisit pour écraser un basset. Quelle peine, au moment où
l’on tuerait volontiers des hommes, de voir soudain couler le sang d’un
chien!

C’était un chien peu fait pour intéresser les Orgalesse, un chien de
campagne, sans race, sans collier, sans pièce d’identité qui puisse le
rattacher de près ou de loin à une intrigue mondaine, un chien
d’instituteur certainement non adultère, d’agent-voyer non joueur. Bella
était descendue, malgré nos compagnons qui n’admettaient pas le
pathétique animal. Cette délégation de souffrance humaine donnée aux
singes, aux chiens, les impressionnait sans bénéfice. La souffrance, dès
qu’elle n’était plus le bien personnel d’un humain, ne les intéressait
pas plus que l’électricité, la vapeur et le mouvement des volcans. Ce
passage chez l’animal du néant de la pensée au néant de la vie, par la
mort, par cette opération qu’ils considéraient comme divine, les
froissait. De plus ils détestaient les chiens à cause des puces, et ils
essayaient d’effrayer Bella.

--Laissez-le, chère amie, il a tout l’air d’être enragé. D’ailleurs il
n’a rien.

Bella caressait le chien. Il était sur le flanc. Le sort lui avait
appris à faire le mort et à donner la patte à la façon des dresseurs, en
lui écrasant les côtes et le tibia. Nos mouchoirs servirent à son
premier pansement. La patte aux initiales des Rebendart, le corps aux
initiales de Dubardeau, il sembla se calmer. Mais il fallait un
vétérinaire. C’était la première fois que les Orgalesse avaient à
s’occuper d’un vétérinaire. Leur mauvaise humeur s’accrut. Des tondeurs,
des hongreurs, ils n’avaient rien à apprendre. Mais il est difficile de
réparer un basset avec une masseuse et un pédicure chinois. Une idée
leur vint:

--Dites-nous, Philippe. Le nouveau pavillon de votre oncle est à cinq
minutes. Charles Dubardeau doit y être. C’est bien lui qui a greffé à un
lévrier noir une patte de setter blanc?

L’oncle Charles y était.

--En route, le chien meurt!

Délirants d’introduire Bella chez les Dubardeau, ils découvrirent même
dans une poche un vieux morceau de sucre que le chien lécha, puis refusa
tristement, la gueule amère, se demandant pourquoi les hommes s’amusent
à offrir aux chiens blessés des morceaux de sel.

                   *       *       *       *       *

Bella était toute pâle. Rebendart, pendant le déjeuner, lui avait confié
que les Dubardeau organisaient cet après-midi quelque complot dans leur
nouveau domaine de Marly. Il savait de source sûre que le maréchal
Bauer, Emmanuel Moïse, et le directeur du plus grand journal du soir
devaient s’y retrouver vers quatre heures. Complot étrange, auquel
osaient participer l’ambassadeur d’Espagne, Antoine, le directeur de
l’Odéon, et Blavène, revenu de la veille, rappelé de Jersey par
l’amnistie après cinq ans d’exil que lui avait valu sa condamnation en
Haute-Cour. Bella tenta de s’échapper, de confier le chien aux
Orgalesse. Ils se méfiaient, descendirent les premiers, prirent les
devants. Elle dut les suivre, fermant à demi les yeux, tirée comme une
aveugle par ce basset meurtri dans la maison des adversaires.

Il lui sembla, dès que le pavillon fut en vue, que mes oncles avaient
adopté un costume bien particulier de conspirateurs. Ils portaient
ces sarraux de toile qu’on achète pour dix francs rue de
l’École-de-Médecine, ces combinaisons pour les rendez-vous avec
l’anatomie ou le calcul logarithmique, mais salis de plâtras et de suie.
Le maréchal Bauer et Antoine, en salopette, qui venaient d’enfoncer les
vasistas du grenier avec les plus grands efforts qu’ait jamais faits
Antoine, habitué aux maisons de toile, aux fenêtres de carton, se
détachaient sur la mansarde en guetteurs. C’est que le complot en effet
avait une réalité, plus de réalité certes que ne le croyait Rebendart.
L’entrepreneur qui devait réparer le pavillon inhabitable avait fait
faux-bond, à cause de grèves, et décidée à s’installer dès le premier
jour de l’été, ma famille, sous cette nécessité des premiers âges,
s’était décomposée naturellement, comme celle de Noé au sortir de
l’arche, en équipes de plâtriers, de menuisiers et de badigeonneurs. La
première nuit avait été pluvieuse, les plafonds étaient crevés. Il
n’était pas un de mes oncles qui n’eût reçu des gouttes dans sa couche,
et recouru pour s’en protéger, selon ses préférences historiques, à la
tente, la hutte, la voûte, ou au parapluie cloué à même le bois de lit.
Ils avaient décidé au réveil un appel aux amis, aux amis les plus forts,
à ceux des amis qui peuvent marcher sur le rebord des toits, plier des
barres de fer, porter des soliveaux, et, si la police de Rebendart avait
été perspicace, elle aurait dû mal augurer d’une conspiration qui ne
réunissait que des géants comme Bauer ou des haltérophiles réputés comme
l’ambassadeur d’Espagne. Il ne manquait à l’appel que l’oncle Jules,
qui, dans une furie inverse, s’acharnait depuis six semaines à
décomposer l’ion. Il pensait réussir aujourd’hui. Chaque fois que la
grille grinçait, les conspirateurs croyaient que c’était lui, que
c’était fait, et qu’ils construisaient de cette heure sur un monde à
atomes soudain dédoublés. Le vent soufflait. Une tempête était à
craindre pour la nuit, et dans cette dernière heure du printemps,
embauchant par pneu ou téléphone la politique, l’art dramatique, la
stratégie, les Dubardeau consolidaient avec leur aide charpentes et
volets. Antoine prenait parfois du champ, s’écartait de la maison, la
jugeait comme on juge les décors, avertissait dès qu’il voyait un peu du
jour filtrer à travers les planches ou les murs, et tous alors
s’empressaient, comme des castors, comme pour un barrage. C’était un
jour électrique et sauvage, qui semblait envoyé à mes oncles par
exception, par les pylônes de fer de Sainte-Assise, un dernier jour de
printemps primitif reconstitué, avec des couleurs nettes dont les
premiers hommes devaient mal distinguer leurs sentiments, un bleu
rebelle, un chrome sincère, un rouge fourbe. Dans leur tenue de
laboratoire, armés de scie, de vilebrequins, ils avaient vraiment l’air
de se livrer à quelque gigantesque expérience. C’en était une. C’était
celle qui donne aux hommes, quand elle réussit, une maison.

C’est ainsi que Bella surprit ces modèles d’ambition, d’égoïsme et de
négation, conspirant à l’extérieur contre le vent, la pluie, cependant
qu’à l’intérieur le complot contre les cloisons du salon se dévoilait.
Seul Blavène avait gardé ses vêtements, son costume acheté tout fait à
Jersey, l’après-midi où l’agence Reuter lui avait appris son amnistie,
et où, dans son vertige, il n’arrivait pas à entrer dans le bon magasin,
prenant le photographe pour le tailleur, la boulangerie pour la
chemiserie, se heurtant à toutes ces vitres, de la tête aussi, comme un
oiseau qui aperçoit sa liberté. Mes oncles l’avaient invité, malgré sa
maigreur, sa faiblesse, désirant l’unir dès le premier jour, dans cette
collaboration toute manuelle, sans l’obliger à passer par des
intermédiaires, à nos gloires et à nos héros. Par respect aussi pour ce
costume neuf, mes oncles lui épargnaient les lourdes tâches. Ils
l’avaient d’abord chargé d’effacer du parc et du pavillon les traces
laissées par les précédents locataires. La mission lui avait paru
pénible, car le pavillon servait d’orphelinat à la Ville de Paris.
Blavène n’effaçait qu’avec regret ces empreintes puériles; il s’en
voulait de trouver dans les fourrés, au lieu de nids, des cachettes
d’enfants où restaient l’escabeau et le plumier, leur seule famille
sensible. Il ne pouvait s’empêcher de lire les manuels qui traînaient
desquels un philanthrope anonyme avait extirpé toutes allusions aux
pères, aux mères, au père de Bayard, à la mère de saint Louis, et où
toutes les actions illustres semblaient avoir pour auteur des enfants
trouvés ou naturels. Il était préparé, rentrant en France après quatre
ans d’exil, à trouver une patrie de faible natalité, voire un pays
d’adultes, mais non certes un pays d’orphelins. Aussi, en dépit de ses
hôtes, qui le traitaient en convalescent, ou, par délicatesse afin de
marquer leur confiance, qui le dirigeaient sur les besognes
aristocratiques du chantier, le nettoyage des trumeaux ou la peinture
des rechampis, il n’était pas à l’aise. Sortir d’exil, presque de
prison, et passer du bleu de roi ou du carmin sur les angles d’un salon
Louis XV, cela lui déplaisait. Ce n’était pas des traces ainsi colorées
qu’il avait à laisser aujourd’hui sur la France. Il ne sentait plus ces
belles couleurs en soi. On ne s’amuse pas non plus à farder soi-même la
femme qui nous a trompé la veille. Il laissa errer ses regards sur ce
paysage au terme duquel son regard ne se heurtait plus enfin à l’océan
mais aux nuages, sur l’Ile-de-France, île dans le ciel. Il essaya
ensuite de nettoyer les cuivres au Miror, les glaces à l’Ozor, mais ce
travail qui aboutissait seulement à donner de lui un reflet plus net, à
rappeler peu à peu d’exil son reflet, il ne put le supporter davantage,
et laissant ses pots de ripolin, de mélusande, comme des pots de fard
quand on songe au bain, il quitta son veston et s’attaqua aux fardeaux.
Il ne fit plus que porter des poutres, il souleva la margelle du puits.
De même que ce matin, chez lui, il n’avait employé que le gros langage,
et n’avait pas eu d’esprit ni de pointes, et avait repris la langue
familiale par ses expressions quotidiennes, il profitait de l’occasion
fournie par mes oncles pour saisir la terre française par ce qu’elle
avait de plus pesant et de plus matériel. C’est le mot pain, le mot vin,
le mot bonne nuit, qu’il avait prononcés avec le plus de joie en
revenant en France. Il se sentait purifié à toucher les moellons même,
le bois même, le cœur des carrières et des forêts. Si bien que mes
oncles, le comprenant, n’hésitaient plus à lui faire monter le mortier
sur ses épaules. Nous l’entendîmes rire sur l’échelle. Il retrouva enfin
le rire dans ces travaux forcés de bonheur, ce bagne d’amitié, goujat de
son pays...

Tant était grande l’occupation des invités et des hôtes qu’aucun ne vous
avait vu venir. Des clous dans les lèvres, les mains noircies, mon père
m’accueillit en me touchant de l’épaule. Ce coup qu’ont les charpentiers
pour rentrer les pointes à l’intérieur de la bouche, il n’avait pu
encore l’attraper. Il essaya de m’embrasser, il effleura ma joue, baiser
martien, avec ces tiges de fer. Le chien s’était calmé. Bella
contemplait avec surprise mes oncles au travail. L’imagination,
l’inspiration éclairaient sur ces échelles et ces toits leur visage de
la même lueur que dans leur laboratoire. Il n’y avait en plus que la
sueur, qui marque les opérations purement humaines. Ils avaient
découvert au cours de la journée de nouvelles façons d’enfoncer les vis,
de comprendre les espagnolettes, de vider les réservoirs. Tout un flot
d’invention géniale avait passé aujourd’hui sur les petits métiers et
les habitudes d’artisans. Quatre paires d’yeux créateurs avaient regardé
les marteaux, les pincettes, la colle à pâte. Maintenant, au milieu de
l’orage qui éclatait, l’oncle Charles, malgré un éclair et malgré
l’ambassadeur d’Espagne qui n’aimait pas les imprudences, et disait
avoir vu un haltérophile foudroyé en levant ses haltères, hissait comme
premier pavillon, pavillon peut-être de la famille, le premier
paratonnerre de Franklin.

Nous étions d’ailleurs à peine dans le salon, autour du chien, que mes
oncles opéraient et soignaient, à défaut d’autre matériel, avec des
équerres, des cordages, un sécateur, avec les instruments qui servent à
opérer et à soigner les maisons, que la foudre, dédaignant le
paratonnerre de l’Américain, dédaignant les Dubardeau, dédaignant la
science, tomba sur un petit if de la cour et l’abattit. Ce fut du
travail pour Blavène qui le rentra sur son dos dans le bûcher. La pluie
tombait. L’arbre était lourd. Mais il aurait, aujourd’hui, de joie,
porté de vrais morts.

                   *       *       *       *       *

--Bella toute songeuse, télégraphièrent les Orgalesse à Gontran pendant
notre dîner de retour à Versailles... Elle et Philippe reprennent du
café.




CHAPITRE VII


Le mois d’août était torride. Mais Rebendart avait enjoint de fermer le
jet d’eau du jardin. Il profitait de l’absence des Chambres pour
préparer la mise en accusation de ma famille, et ce murmure le gênait
dans son travail. Les merles, punis avec les Dubardeau, attendaient en
vain tout le jour leur gargarisme et leur bain. Vers neuf heures, les
soirs où Rebendart sortait, le chef des huissiers se glissait dans
l’ombre, tournait le robinet, le laissait ouvert une heure, puis
rentrait à sa loge avec la conscience d’avoir décongestionné la terre
entière et la mine un peu coupable de ce père en prison qui buvait, pour
le soulager, au sein de sa fille. Rebendart, au centre de la justice,
était parvenu sans peine à trouver la sanction exacte à chacun des
gestes de mes oncles et de mon père. Le geste de l’oncle Jules fécondant
un continent par un système bancaire trop altruiste relevait de la
correctionnelle. Le geste de l’oncle Émile créant une Internationale de
radio-téléphonie relevait du Tribunal de commerce. Celui de mon père,
refusant la brouille avec l’Angleterre et l’Amérique, valait la Haute
Cour. Les Grecs eussent avantageusement chargé Rebendart de trouver la
juridiction compétente pour ceux de leurs héros mythiques ou réels qui
ont poussé trop loin la sagesse ou l’initiative, et qui en furent
insuffisamment punis, le tribunal des douze pour Icare et la relégation
pour Aristide. Avec plus de perfidie encore, sachant que les Français
contestent les arrêts de leurs cours de justice, mais estiment
irrévocables les verdicts pris par des jurys sans juges, il intriguait
pour évoquer les affaires Dubardeau devant des conseils de discipline ou
des assises... C’était à la veille des élections. Il se trouvait par
chance au seul moment où les partis au pouvoir, au lieu d’imposer leur
volonté au Gouvernement, dépendent de la sienne. L’opinion du Parlement
était vis-à-vis de Rebendart dans un état de moindre résistance, et avec
des gestes de médecin mais une voix d’hypnotiseur, il dictait aux
travées sommeillantes la conduite qu’elles auraient à tenir après leur
réveil définitif. Au seul nom de Dubardeau, chaque député tressaillait,
encore incertain de la réaction que ces trois syllabes lui dictaient,
mais sentant déjà qu’elle ne dépendait plus de lui et qu’elle serait
finalement commandée par Rebendart. Ses agents avaient eu soin également
d’accoupler notre nom à certains noms décriés, l’affaire Émile Dubardeau
allait succéder à l’affaire Landru, l’affaire Jules Dubardeau se plaçait
entre le jugement de deux traîtres. Il faut plusieurs siècles pour se
remettre aux yeux du public d’avoir été exposé entre deux larrons. Ni le
Parlement ni le monde ne protestaient. Ce qu’il y avait en France
d’hommes indépendants était à Contrexéville, de femmes dévouées et
audacieuses, à Luxeuil. En deux mois, notre nom pâlit suffisamment pour
que Rebendart osât annoncer l’arrestation prochaine de l’oncle Jules.

Nous étions restés cet été-là près de Paris, sur la hauteur près de
Saint-Germain, car nous savions que Rebendart eût répandu le bruit, si
l’un de nous avait voyagé à l’étranger, que nous voulions passer la
frontière. Je montais dîner chaque soir dans ma famille, porteur chaque
soir d’une mauvaise nouvelle, facteur aussi des journaux et des lettres.
Nous habitions presque au faîte de la colline où s’élève l’aqueduc de
Versailles, et devant l’aqueduc de Marly. Nous dominions Paris. Les
jours étaient longs et le soleil était loin d’être couché quand
j’arrivais. Mes oncles et mon père, de même qu’ils niaient la maladie,
ne voulaient pas non plus admettre la chaleur. Sur ce mamelon dont
l’unique fraîcheur était la vue des deux aqueducs, par des chaussées
montagneuses et sans ombre, au macadam rongé par tous les scorbuts,
laissant à tour de rôle sur une borne la redingote qui était, avec
l’habit vert, l’uniforme de ma famille, ils s’étaient mis en tête
d’apprendre à monter à bicyclette. Ils n’en avaient eu jusqu’à ce jour
ni le temps ni l’occasion. Je retrouvais ces quinquagénaires avec toutes
les marques qui dénoncent sur un enfant laissé seul la désobéissance et
la dissipation, une bosse au front du physicien, une déchirure à la
culotte de l’ancien ministre. On s’apercevait au cours du dîner qu’il y
avait un coccyx plus sensible, un pouce tourné. Ils portaient ces
blessures avec le même dédain et le même sérieux que les cicatrices dont
l’univers avait tiré profit et que leur avait values le radium ou
l’explosion d’un gaz. Leur seul regret était qu’il n’y eût pas deux
bicyclettes, car chacun prétendait être plus rapide que l’autre et lui
lançait des défis. Ils affectaient de ne pas sentir la laisse qui les
attachait ainsi, comme des relégués, aux portes de Paris, mais quand
l’oncle Charles, ne pouvant arrêter son vélo, dévalait par les descentes
de Marly jusqu’à la machine tournante, il arrêtait un taxi pour le
remonter au plus vite jusqu’à nous. A part le physicien, qui avait
installé depuis la guerre sur une tour voisine des appareils de
télégraphie sans fil et d’optique, chacun voyait ses travaux compromis
par l’éloignement de ses champs d’action ou d’étude, mais à défaut de
l’insecte rare, le naturaliste se rabattait sur la fourmi, le banquier
se liait avec un employé de la succursale du Crédit Lyonnais de
Saint-Germain. Jamais aucun d’eux ne souffrait de reprendre ainsi la
science à son commencement. Avec leur optimisme invincible, ils
attribuaient aux vacances la rareté des visites, des lettres, la
disparition de nos habitués. La période qui va du 1er juillet au 15
novembre est une bien facile période pour les ingrats. Ou bien,
appréciant en cyclistes débutants la difficulté de monter jusqu’à notre
maison, mes oncles excusaient les anciens amis dont le journal nous
signalait le passage à Paris, comme si l’ancien Président de la
République, le Ministre des Finances, et telle poétesse illustre
devaient venir les voir à bicyclette. Mais, déjeunant à Paris, je voyais
en fait tout ce qui était mondain, bourgeois, se détacher avec plus ou
moins de précaution de nous. En deux mois, je constatai que la façon de
nous juger et de nous comprendre avait changé. Le bonheur et la chance
ont une merveilleuse acoustique; les mots partout colportés autrefois de
l’oncle Jules ne portaient plus, l’allure de notre famille entière
intéressait moins. Les plus complets savants du monde, les hommes d’État
les plus utiles subissaient cette défaveur qui atteint les chanteurs de
café-concert, les boxeurs. Si j’avais eu une maîtresse, je l’aurais
sentie, à d’imperceptibles signes, débordante d’amour d’avoir à se
donner à un fils de réprouvé. Mais mes oncles ne voulaient rien
constater dans la façon dont la science se donnait à eux. Ils refusaient
d’utiliser pour leurs découvertes et leurs écrits ce flux de divination
que donne l’infortune. On leur écrivait moins? On ne venait plus les
voir? C’était les vacances. Ces cadeaux dont les inondaient les
horticulteurs, les princes en mission, étaient taris? C’était les
vacances. C’était les vacances des orchidées, des manuscrits persans.
L’ambassadeur qui avait prétendu revenir d’Extrême-Orient pour les voir
prenait, vers Singapour ou Port-Saïd, à la lecture de son courrier, un
aiguillage qui l’amenait à Versailles, villégiature de Rebendart, et non
à Saint-Germain, la nôtre. Les vacances de la reconnaissance, du
courage. Les prospectus des grands magasins, les lettres de mort ou de
mariage leur parvenaient encore. Ils avaient assez d’imagination pour se
suffire de ce contact théorique avec l’humanité. Un jour, le messager
leur apporta une bicyclette toute neuve, don anonyme. C’était moi qui
l’avais achetée. Ils l’attribuèrent à chacun des mille ingrats. Tout
était bien. Ils étaient heureux.

Ils souffraient. Du moins le jour, et dans leurs études. Le bain
journalier dans un flot de familiers, de demi-inconnus, de voix et de
sourires leur était nécessaire. Ce n’était pas seulement par effet de
l’habitude qu’ils aimaient travailler dans le bruit, dans des pièces
couloirs où les gens passaient et repassaient, des gens qui s’appelaient
Durand ou Dupont, Bloch ou Bechamort, La Rochefoucauld ou Uzès.
L’humanité était le ferment qui faisait réussir leurs recherches. Dans
toutes leurs expériences sur les mélanges de gaz, sur les plantes
hybrides, sur la vitalité de l’Autriche, ils pouvaient à l’énumération
des produits mélangés ajouter: j’y ajoute un homme. La présence d’un
être médiocre nommé Labaville avait amené la réussite de la synthèse.
Quand Labaville n’était pas là, avec ses boutons et sa cravate de
cachemire à bague d’or, l’oncle Charles travaillait mal. Tous avaient
besoin pour essuie-plume ou essuie-regard, quand ils relevaient les yeux
des mélanges en fusion ou des venins au travail, d’un visage. Jusqu’à
l’astronome, le soir, qui en face du firmament exigeait près de lui la
tête pâle de son secrétaire. Le rythme de la vie humaine autour de ces
expériences que des cyclopes ou des martiens auraient pu eux aussi
réussir était peut-être indispensable pour que la recherche ne divaguât
pas hors de l’humanité même. Or, ce flux d’amis, ce sérum terrestre se
retirait. Un soir, je les retrouvai absolument seuls, ce que je n’avais
jamais vu de ma vie. Même dans nos fêtes de famille, l’un d’eux avait
glissé quelque ami de longue date ou quelque visiteur du matin. Il y
avait toujours eu à caresser à la maison un humain beau ou laid que les
frères se passaient comme le chat de la pension et auquel ils
racontaient, comme à un vrai chat, jusqu’à des secrets... Ce jour-là,
ils étaient seuls. Ils ne se rendaient pas compte de ce qui les rendait
moins bavards, moins gais aussi. C’est qu’il y avait pour eux ce soir-là
une première fin du monde. Paris s’alluma, étincela. De ces cinq
millions d’hommes entassés au-dessous de nous, aucun n’était avec nous.
Nos appareils de télégraphie sans fil parlèrent; de ces deux milliards
d’êtres épars dans les continents, aucun ne buvait en ce moment notre
marc ou ne se faisait raconter notre histoire du traité de Versailles.
Le courrier du soir arriva. Mais ils ne recevaient plus guère de lettres
que de leurs égaux en science, en génie de la vie. Il n’y avait pas ce
soir de lettres signées de ces noms qu’on voit sur les boutiques, seules
cartes de visite de l’humanité. Il n’y avait qu’un message téléphoné de
Mme Curie et une longue lettre d’Anatole France... Les Roudinot nous
oubliaient, ces petits fonctionnaires auxquels nous nous étions tous
efforcés, on ne sait pourquoi, car ils n’étaient eux-mêmes que
médiocrité, de fournir les plus beaux spectacles, les plus beaux
souvenirs de guerre, les plaçant pour la bataille de la Marne à Paris
même, logeant chez eux Pershing, leur obtenant une estrade près de l’Arc
de Triomphe pour le défilé final. Les Bahut nous oubliaient, auxquels
notre famille au contraire réservait,--pourquoi encore? car ils se
querellaient sans arrêt,--les solennités pacifiques, les loges de
ballets russes, les billets pour les centenaires. On téléphona. Mais ce
n’était que Vincent d’Indy... Pourquoi pas Wagner! Les seuls êtres, les
seuls noms qui nous effleuraient maintenant étaient ceux des êtres
célèbres, les noms d’êtres relativement immortels, qui n’étaient pas
liés à nous par la vie seule, mais dont la présence, après leur mort
même, ne serait pas diminuée. Allions-nous être condamnés à un étage
supérieur de l’humanité, à Thomas Hardy, à Einstein, à Foch, à une sorte
de dialogue des morts entre vivants, à Vercingétorix, à Fénelon, à
Lavoisier? Tout nous était fidèle, tout était stable et invariable pour
nous dans l’impondérable domaine, mais ces signaux d’hommes illustres à
hommes illustres ressemblaient vraiment trop aux premiers feux
qu’échangeaient de colline à colline les hommes, quand l’humanité
n’existait pas. Les piles retirées de leurs fluides se parlaient l’une à
l’autre, mais elles n’étaient plus vivantes. Jusqu’aux avions qui
avaient tourné par dizaines autour de nous, avant le coucher du soleil,
en revenant atterrir à Chaville, et qui ne leur avaient donné qu’une
caresse théorique! Ils étaient là entre inventeurs, l’inventeur du sérum
contre le cancer, de la lampe électrique qui donne la fusion des gaz, le
théoricien des migrations humaines, mais il manquait entre eux
l’inventeur des ceintures hygiéniques, des boutons de faux-col à
bascule, en un mot les hommes.

Mais la nuit venait. Cette nuit qui fait sentir au commun des hommes
leur adhérence avec les éléments prétendus éternels, qui les rapproche
du dieu qu’ils ont choisi, qui leur apporte le détachement du monde,
redonnait justement à ma famille le contact qu’elle avait perdu avec les
habitants de la planète. Au-dessus de la ville, les réclames lumineuses
leur répétaient ces noms nécessaires à leur travail: Duval, Citroën. Les
appareils de radio, plus perfectionnés d’ailleurs en ce lieu même, nous
comblaient de nouvelles, nous présentaient par leurs noms les solistes
de la Tour Eiffel, nommés Peignecod et Millard, et raflaient d’un coup
tout ce que les ondes, de Nauen à Shanghaï, contenaient cette nuit de
music-hall, de finances et de politique. La communion avec les amis
ingrats et traîtres était rétablie par un morceau de la garde
républicaine, par une annonce de l’armée du salut. C’était l’heure
vulgaire des éléments déchaînés par la science. C’était la fête de
Neuilly des hommes électriques. Mes oncles et mon père, qui aimaient
d’ailleurs monter à Neuilly sur les manèges et entrer chez l’Aérogyne,
prenaient goût à cette foire. De cette terrasse où pendant la guerre
était le poste d’écoute des sous-marins allemands, dont les signaux nous
heurtaient durement de la mer du Nord, plus doucement de la
Méditerranée, comme si c’étaient les eaux et non l’air qui nous les
transmettaient, où s’inscrivaient aujourd’hui sur nous en même temps que
deux communiqués truqués et enfantins les véritables coups de la guerre,
nous arrivait la voix de Damia, des monologues, et le résultat des
courses. Le mardi, il y avait cinéma à Louveciennes, et nous y allions
en bande voir les _Trois Mousquetaires_ ou des films d’actualité. Mais
ces images, vieilles de quelques mois, paraissaient vieilles de siècles,
et augmentaient en moi l’impression d’une famille restée seule après un
déluge et ouvrant, pour se rappeler les époques foisonnantes, des
microphones laissés par la police noyée, ou les disques conservés dans
les caves des Arts et Métiers. De la ville au-dessous de nous, nous ne
voyions que le plein de feu, les lignes de feu qui étaient les rues, les
blocs de feu qui étaient les monuments, les cercles de feu qui étaient
les places. Les seuls animaux qui nous effleuraient étaient des
chauves-souris, étaient des animaux préhistoriques. Nos domestiques
avaient pris cette voix voilée et cette qualité divine qui revêt, dans
le naufrage, dans les épreuves, les serviteurs dévoués. Nous en étions
arrivés à consulter davantage les baromètres, les thermomètres, comme si
nous faisions quelque ascension et tentions de battre un record
d’altitude. Les lectures aussi s’élevaient. Insensiblement, tous les
livres récents et faciles, dont la lecture et la discussion ne
demandaient qu’un jour, avaient fait place aux grands livres. L’oncle
Charles relisait _Faust_, l’oncle Jules l’_Introduction à la Médecine
expérimentale_, mon père _Robinson Crusoé_. Quand je descendais à Paris,
j’emportais une liste de livres à prendre chez le libraire à la mode:
c’était la Bible ou Montesquieu. Un jour, je n’y tins plus, et je
ramenai à déjeuner Fontranges.

Jamais homme inconnu pénétrant chez un peuple hospitalier et curieux,
jamais troupe de renfort arrivant doubler une garnison assiégée, ne fut
reçue avec plus d’effusion que Fontranges par ma famille. Ce survivant
de l’humanité disparue portait tous les attributs dont on l’eût revêtu
dans les planches d’une histoire faite par les observateurs d’une autre
planète, sa cravate Lavallière, son jonc à pomme d’or, son monocle. Ce
noble laisser-aller qui signalait déjà l’armure même des Fontranges
pendant la guerre de Cent ans, distinguait encore son veston noir bordé
de ganses. Son mouchoir pendait démesurément de sa pochette, son monocle
à cordon de soie semblait le seul balancier de sa pensée, mais ses
ongles étaient faits, ses cheveux parfumés et secs. J’avais certainement
choisi l’humain dont le savon était le meilleur. Il avait de grands
gestes déférents, et faisait de grandes grâces aux êtres et aux
bibelots, comme les Martiens peuvent croire que font les hommes. Avant
le déjeuner, mes oncles l’emmenèrent à Marly. Il saluait les prêtres,
les religieuses, les monuments aux morts, et toute la bourgeoisie de
Marly, aux fenêtres, regardait avec considération cet otage du monde que
promenaient les Dubardeau. Il vit sur notre cheminée un portrait de
Renan. Il avait beaucoup entendu parler de Renan. Vie familiale
parfaite, n’est-ce pas? Attitude catholique peut-être un peu moins sûre?
Il s’inclina. Il montrait pour la science les mêmes égards que pour une
femme qu’on ne connaît que de vue. Il la saluait. Et ce portrait-là?
C’était Kipling? Il regrettait de n’avoir jamais eu l’occasion de lire
Kipling. Mes oncles s’empressaient. Ils avaient délaissé pour lui
Robinson, Montaigne et les Évangiles. Chacun cherchait dans sa
spécialité par quelle échelle de fortune il allait pouvoir hisser dans
la conversation cet être doux, ignorant et bon. Il y avait par bonheur
autour de nous de nombreux objets avec lesquels il ne s’était jamais
familiarisé, la bicyclette par exemple. Tous ces membres de l’institut
eurent beau jeu à lui expliquer cette invention moderne, prodigieuse, la
bicyclette. On démonta la roue arrière devant lui. Les billes
l’intéressèrent particulièrement, le changement de vitesse.
N’éviterait-on pas beaucoup de maladies, de maladies contagieuses, par
exemple, si nos articulations fonctionnaient avec ce système? Enhardi
peu à peu, devant ces hôtes qui connaissaient tout, il hasarda des
questions qu’il n’avait jamais eu l’occasion de poser depuis sa
jeunesse, et que lui avait aussi posées, avec un succès mitigé, son
fils. Comment fonctionnaient les phares? Qu’est-ce que les marées?
Est-il vrai que la lune les provoque? La houille verte a-t-elle autant
d’avenir que la houille blanche? En somme tout un questionnaire sur la
mer, qu’il connaissait d’ailleurs à peine, d’un jour passé à Dieppe,
qu’il connaissait juste de vue, ainsi que Kipling et Renan. Il repartit
vers l’hôtel du Louvre lesté de connaissances exactes sur la migration
des anguilles et leur reproduction dans la mer des Sargasses, sur la
petite usine qui utilise le flux et le reflux du Golfe de Gascogne, sur
la beauté du vert de nos feux fixes, si envié des Anglais. L’oncle Jules
lui promit de faire monter sur la tour les principaux modèles de
lanternes de phares, ce qui lui était facile, car il était l’ami du
conservateur du dépôt, et de les essayer un soir devant lui. Fontranges
dut quitter Paris quelques jours après sans revenir dîner, mais les
Parisiens purent voir, pendant les nuits de septembre, surgissant de
Marly, des feux de toutes couleurs, toutes forces, et toute durée;
c’étaient les feux qui annonçaient la pointe du Raz, les rochers des
Sanguinaires, le blocus de la Méditerranée, la peste dans Saïgon. En
fait, c’étaient mes oncles faisant des signes au dernier homme.




CHAPITRE VIII


La veille de la Toussaint, la gendarmerie de Marly prévint mon oncle
Charles et mon père d’avoir à passer vers trois heures de l’après-midi
au Ministère de la Justice. Rebendart les convoquait. Pendant le
déjeuner, Moïse arriva en automobile et nous apprit que l’ordre d’arrêt
était signé.

--Il a trouvé un truc, dit Moïse.

Ce n’était pas pour nous rassurer. Nous savions la haute estime que
Moïse avait pour les trucs et la part qu’il leur attribuait dans les
réussites de la vie. S’il avait échappé, enfant, à la mort qui avait
emporté la plupart de ses frères, c’est qu’il avait su à temps,
prétendait-il, le truc pour manger des figues sèches sans attraper
d’érysipèle, celui pour guérir le bouton d’Alep, avec un emplâtre
découpé dans le papier bleu des pains de sucre, et celui pour rendre le
lait de mouflonne inoffensif. Il ne restait pas dix minutes sans vous
indiquer, s’il était en confiance, le truc pour grimper seul au faîte
des Pyramides, pour respirer au fond de l’eau, pour sortir des
labyrinthes, pour réduire Forain au silence. Le jour où je lui eus
raconté que les Français, quand il fallait immobiliser les prisonniers
allemands, se contentaient de couper leurs boutons de culotte, il ne
douta plus de la victoire des Français. Dix trucs de cette force, et la
guerre était finie, sans qu’il fût besoin de recourir aux trucs
américains. La Banque était aux yeux de Moïse le seul élément avec
lequel il ne servît à rien de biaiser ou de truquer à l’aide d’un livre
de sagesse et dès qu’il s’agissait d’elle, reparaissaient en lui les
simples vertus qui font les matelots, les dompteurs et les pompiers. Il
n’avait plus alors aucune superstition, aucune habitude. Il écrivait
avec le premier stylographe venu, il parlait n’importe quelle langue, et
alors flottaient autour de lui les trucs qui s’appellent l’audace,
l’assassinat, le suicide, même l’espérance, truc en émeraude.

--Je me demande vraiment lequel! disait-il, distrait comme s’il
cherchait un mot croisé.

Mon oncle et mon père ne se troublaient pas pour si peu. Après le café,
ils firent une dernière promenade dans le parc où l’automne, par un truc
cette fois nouveau, au lieu de jaunir les chênes, venait de les
cramoisir. Il avait plu la veille. A des cercles et à des rectangles
plus humides, ils reconnaissaient les emplacements des bassins détruits,
et quelques beaux nuages, immobiles dans le ciel, semblaient occuper eux
aussi là-haut des places hier classiques. Les symboles de la fidélité,
aujourd’hui, c’étaient l’eau, les fumées. Alors qu’ils longeaient le
grillage qui isolait les tirés, deux chevreuils les regardèrent de loin,
les suivirent, pleins de pitié pour ces hommes prisonniers. Ils ne
l’étaient pas encore. Ils se préparaient en riant. Ce fut mon tour
d’apprêter pour eux la valise qu’ils m’avaient faite pendant la guerre,
à chacune de mes permissions. Ils connaissaient cette valise, aussi
exactement qu’ils connaissaient à cette époque ma capacité même; ils
savaient le maximum de ce qu’elle pouvait recevoir, de ce que je pouvais
tenir en bouteilles de rhum, en chocolat, en artichauts. J’allais
apprendre maintenant à la mesurer avec des dossiers, des livres. Mon
père entra dans la chambre au moment où j’y glissais un tricot de
guerre, car il risquait de faire froid à la Santé, et ses cigarettes. Il
sourit: je faisais la valise de collège de mon père.

Moïse nous descendit sans hâte vers Paris. Le soleil était derrière
nous. Nous avions froid, mais nous voyions le dos du chauffeur
ensoleillé. Toutes les femmes, les enfants, jusqu’aux hommes,
profitaient de ce beau jour pour porter des chrysanthèmes au cimetière.
Les boutiques des horticulteurs étaient seules ouvertes. Tous les
négoces faisaient place aujourd’hui au négoce des chrysanthèmes.
Marguerites, bégonias, roses d’hiver, se dissimulaient. Ceux qui
portaient ces vieilles fleurs semblaient user de vieux remèdes. Le
chrysanthème, recette extrême-orientale, était jusque dans la banlieue
reconnu maintenant comme le meilleur antidote au chagrin, au deuil. Le
regret des morts était remplacé dans toute la France par le souci
d’avoir à choisir entre les trois espèces de chrysanthèmes, blancs,
fauves et jaunes, qu’on allait leur apporter. Toutes les familles
faisaient, en costume coloré et avec des fleurs, le chemin qu’elles
parcourraient le lendemain en costume de deuil et les mains vides.
C’était le contraire du théâtre, le contraire de l’artifice. Les vraies
veuves nous paraissaient presque aujourd’hui les femmes qui ne portaient
pas de chrysanthèmes, et les enfants qui jouaient sans fleurs, les
orphelins. Aucun signe, aucun rappel de la mort d’ailleurs dans cette
brève et belle journée. Les morts aussi se préparaient à leur fête, par
une modestie plus grande, une disparition plus complète. C’était le seul
jour où l’on circulât dans leur domaine en parlant tout haut, en
courant, le seul jour où ils n’y étaient pas. Quand vint Paris, avec sa
grille d’entrée, ses gardiens, sa cohue, nous eûmes une impression
douce, apaisante, celle d’entrer enfin dans le plus vaste cimetière.

Je confiai notre valise au concierge du Ritz, et, me disant leur
secrétaire, j’obtins d’entrer dans le Ministère avec mon père et mon
oncle. Des huissiers mal renseignés nous guidèrent à la recherche d’une
salle vide et finirent par nous arrêter dans le hall où se tenait, quand
le Garde des Sceaux était Président du Conseil, la Conférence des
Ambassadeurs. C’est là entre autres qu’on avait déchiqueté l’Autriche,
amputé l’Allemagne. Avec ses tentures rouges, ses glaces à biseaux, ses
tables de marbre, la salle semblait une boucherie les jours d’été où
tout est vide. L’Europe était à la resserre. Le sort ne varie guère les
effets qui lui ont valu dans l’histoire sa réputation d’intelligence et
d’ironie: il forçait mon père, le jour de son arrestation, à repasser
par le lieu même qui lui avait donné la gloire. C’était d’un effet
facile, et la plaisanterie fut complète, quand, au lieu de Rebendart,
nous vîmes trente jeunes gens entrer dans le salon, s’asseoir autour de
la table en fer à cheval,--car c’étaient des candidats au Conseil
d’État,--et surtout quand l’examinateur, décachetant son enveloppe, leur
lut le sujet du concours. Il leur demandait de se reporter à 1919 et de
reconstruire chacun l’Europe à sa façon. Ils avaient tout le temps,
trois heures.

Ce fut du moins pour mon père une distraction. Cela l’amusa de voir,
comme dans ces pays où le sultan cède pour un jour la royauté à
l’étudiant élu par ses pairs, la Conférence des Ambassadeurs abandonner
pour aujourd’hui l’Europe à des mains juvéniles, à des mains dont
beaucoup n’avaient pas encore caressé une femme. Tous ces jeunes gens
d’ailleurs parurent se donner à une tâche habituelle, et baissant
ensemble les épaules, ils écrivaient à la hâte sur les larges feuilles
vides, les seules dans toutes les chancelleries d’Europe qui fussent
encore blanches. Ils relevaient de temps à autre leurs têtes, avec des
expressions différentes, qui indiquaient à mon père, tant il connaissait
le reflet des villes sur le visage des négociateurs, qu’ils
s’attaquaient à Memel, ou à Fiume, ou à Temesvar. Un seul s’agitait,
taillait un crayon, bref, indiquait par tous ses gestes qu’il ne savait
reconstruire l’Europe. Il faut dire à sa décharge qu’il était mal assis,
qu’il avait un pied de la table entre les jambes, ce double pied de
table lui-même qui avait rendu si difficile au délégué américain de se
pencher et de se lever, et qui peut-être écarta les États-Unis de cette
conférence. Tout ce qui avait indisposé l’Amérique, le pied mal placé,
l’écritoire lointaine, l’embrasse du rideau trop proche à laquelle se
cognait la tête, indisposait aussi ce jeune homme. Peut-être encore
savait-il seulement reconstruire l’Asie, ou seulement créer une
politique moderne des isthmes, ou seulement répartir avec justice les
pétroles!... Il renonça, délaissa la salle où ses vingt-neuf camarades,
maintenant déchaînés, dégrafaient sans précaution les bandages du
continent. Mais, au moment où il passait à notre hauteur, il vint vers
mon père, s’inclina, trouvant une excuse à sa nullité ou à sa paresse:

--J’ai eu honte de traiter ce sujet devant vous, dit-il.

Puis il disparut, ayant reconstruit la fierté de mon père.

                   *       *       *       *       *

--Entrez, dit Rebendart.

Nous entrions dans le bureau de Rebendart. Le ministre de la Justice
était face à la porte, debout devant sa table, immobile. Bien qu’il fît
encore jour, le lustre s’alluma juste au-dessus de nos têtes, tirant de
nous une loque noire, essayant de tirer de nous, pour notre confusion,
notre ombre la moins humaine. Les quatre femmes nues dans les trumeaux,
avec des balances qui nous attendaient au point mort, paraissaient
postées pour surprendre je ne sais quel flagrant délit de ces trois
hommes habillés. Jamais je n’avais vu autant de balances, sculptées dans
les boiseries, moulées dans les stucs. Si bien que le pèse-lettres du
bureau de Rebendart, seul instrument de vrai métal, semblait une arme,
et évoquait une idée de torture. Larubanon, le sous-secrétaire d’État,
de l’air à la fois désœuvré et servile de l’aide-bourreau, l’essayait de
l’index.

Rebendart ne nous demanda pas de nous asseoir. L’entrevue, dans son
esprit, était sans doute à une hauteur qui ne souffrait ni le canapé, ni
même le fauteuil. Son bureau était près de la cheminée, non pas qu’il
aimât le feu, mais il détestait écrire près d’une fenêtre et près des
arbres. Quand une chenille tombait dans une de ses phrases, quand un
éphémère se prenait dans son encrier, faible buvard pour l’encre qui
accablait de notes l’Europe, ces atomes et ces indices d’une vie
naturelle que ne gouvernaient pas les règlements laïques le dégoûtaient
pour dix minutes du pouvoir. Mais aujourd’hui, dos à un bûcher d’énormes
bûches il rayonnait comme un vengeur, et songeait seulement à amener sur
nos lèvres les paroles qui provoqueraient ses trois réponses, préparées
de la veille, sur le bon citoyen, sur le devoir, et sur l’orgueil. Seule
la sténographe avait pris une chaise, la seule femme habillée de la
pièce, entre tant de statues et de tableaux, rousse, trop parfumée,
d’une belle chair, qui réunissait sur elle les odeurs, les ombres, les
crins de toutes ces figures nues et épilées éparses autour de nous.
Immobile, nous regardant d’yeux violets impartiaux qu’elle ne bougeait
pas, appelant dans cette scène par le gonflement de sa gorge, par le
croisement de ses jambes, assez dévoilées, un élément qui n’était pas de
distraction, mais au contraire de ferveur, indifférente et surchargée
d’appâts, comme l’histoire, elle tapait sur son clavier d’où sortait le
ruban, comparable au ruban de la Bourse, sur lequel Rebendart comptait
bien inscrire avant une heure le vrai cours de l’honneur et le vrai
change du pouvoir. Elle n’avait de vivant que le battement de ses
paupières, et une imperceptible tension du regard, que provoquait ma
présence, la présence d’un jeune homme. Seul témoin qui se souvînt
exactement, car elle était au Ministère depuis dix ans, des procès, des
scènes, des assauts entre les puissants de la République, la seule aussi
qui n’en éprouvât aucune émotion et n’en eût jamais tiré d’enseignement
pour sa sortie de six heures avec le sous-chef de gare son amant, elle
avait cependant de la dignité de ces duels une conscience qui
l’empêchait de toucher ses cheveux quand un courant d’air les
dérangeait, de rajuster l’échancrure de son corsage après un faux
mouvement, de mouiller la maille de son bas qui craquait, pour l’heure
de ces entrevues sans coquetterie et sans fausse pudeur, et elle
rentrait à la salle commune des sténos à peu près aussi froissée par
l’Histoire que par un chef de bureau entreprenant. Rebendart s’était
tourné à demi vers elle, élevant la voix. Mon père, en revanche, se
préparait à cause d’elle à amortir ses paroles. Car l’un avait toujours
traité l’histoire comme une femme ou un témoin, et l’autre comme un haut
parleur.

--Messieurs, commença Rebendart... Vous avez fini, Larubanon?

Larubanon retira de son nez l’index qu’il y avait introduit par ce geste
habituel qui le rendait, dans les autobus, objet d’aversion et de
scandale pour les mères de famille. Larubanon, myope de l’œil droit et
hypermétrope de l’œil gauche, légèrement bancal, délivré par la science
à dix ans de deux pieds bots à cause desquels il avait déchiré toutes
ses photographies d’enfant, était le fruit des amours cachées mais
illustres d’un fondateur de la République et de cette cantatrice que
Gambetta appelait,--car elle avait chanté faux sous l’Empire et juste
après le 4 septembre--le Rossignol qui ne chante que le jour. Tous les
après-midi pendant le semestre où furent votées les lois sur les
prétendants et la presse, le président de la Chambre, comme dans les
théâtres de villes d’eaux où les entr’actes sont d’une heure pour
permettre aux spectateurs de passer à la salle de jeu, faisait d’une
heure les suspensions de séance, afin de permettre aux nouvelles
lumières politiques de s’unir aux artistes du précédent régime, afin que
le premier ministre entre autres, la bouche ruisselante de vérité,
bourré de sandwiches, fécond à trente pas, et la cantatrice, dorée par
sa jeune gloire et par son automne, de soie au toucher, accablée elle
aussi de santé et de soumission néo-républicaine, eussent le temps de se
clore entre des faux Boulle, des damas lyonnais et les Gervex naissants,
pour produire Larubanon. Orphelin presque à sa naissance, mais déposé
sur les marches de l’État, l’avorton avait su jusqu’à ce jour accorder
admirablement une demi-intelligence et une demi-ambition. Une
demi-chance aussi l’avait servi. Il avait épousé une fille demi-belle,
dotée d’un demi-million. Il avait eu au Parlement un demi-succès. Mais
il venait de s’apercevoir dans son nouveau poste, pour la première fois,
qu’au lieu de n’avoir, comme il le croyait, que taquiné la fortune et
cédé à un vent heureux, il avait fait rendre leur maximum à son
intelligence et à sa force vitale. Depuis trois mois qu’il était
demi-ministre, il essayait en vain de découvrir en soi les motifs
qu’aurait eu le sort de le faire ministre entier. Il ratait les
affaires, il avait, pour la première fois et terriblement, besoin
d’argent. Cette rigidité dans la vertu et dans les convictions qu’il
croyait sa force et qui lui eût permis en effet, s’il était resté
référendaire, de mourir sans avoir commis de mensonge et sans tromper sa
femme, cette confiance en sa mission républicaine qui pendant
trente-cinq ans avait écarté de lui les automobiles, lui apparaissaient,
ce qu’elles étaient en effet, périmées, ridicules, mais il était
impuissant à les remplacer par une vertu et une vocation plus fortes.
Chaque belle chose du monde qu’il comprenait tout à coup, les perles,
les rubis, l’or, éteignait en lui une petite lumière. Il commençait à y
faire sombre. Le mois qui venait de s’éteindre lui avait fait comprendre
les gravures en couleurs, les émaux, les phares d’Hispano-Suiza... Il ne
voyait plus en lui. Il avait la veille même manqué comprendre Rembrandt,
c’est-à-dire la concussion. Au point exact où son honnêteté et sa
noblesse d’âme finissaient, il ne trouvait plus à sa disposition que
l’intrigue ou la bassesse. L’accroc le plus léger à sa parabole, qu’un
autre eût réparé simplement avec de la bonne humeur et de l’esprit, il
ne pouvait le réparer qu’avec le parjure ou la calomnie. Chacune de ses
croyances pédantes et naïves était submergée par une eau sale: sa
dévotion au droit romain cédait au poker, sa passion pour Tocqueville à
la débauche. Instruits à la fois de son cynisme et de sa faiblesse, tous
les personnages louches qui s’effacent autour des ministres sous de plus
corrects émissaires se levaient directement autour de lui. Il ne les
décourageait pas. Par timidité, dans cette crise, il préférait avoir
affaire au coulissier marron lui-même plutôt qu’au député son garant, au
fondateur de tripots en personne plutôt qu’au conseiller municipal son
avocat. Tous les vices, les crimes qui, convoqués par Rebendart se
rendaient au ministère sous leur forme honnête et parlementaire,
entraient chez le sous-secrétaire sans maquillage. Pour sa confusion
d’ailleurs, car il se rendait compte, à cette fréquentation, qu’il ne
serait jamais capable que d’une demi-habileté et d’une demi-intrigue.

--Messieurs, reprit Rebendart, laissant Larubanon promener distraitement
les yeux sur celle des quatre femmes nues à balance pour laquelle sa
mère, disait-on, avait posé..., j’assume une mission pénible. Je suis
dans la nécessité de vous inculper du crime de forfaiture.

Larubanon, toujours mobile, qui était venu tirer un rideau derrière
nous, regagna prudemment le côté des innocents. Puis, de son double
binocle, dont un verre rapprochait et un verre éloignait, il regarda les
fesses maternelles, superbement égales, symbole suprême de la justice.

--De forfaiture seulement? demanda l’oncle Charles.

C’était le moment de placer le monologue sur l’orgueil. Rebendart
hésita, et le laissa passer pour toujours.

--Le document dont M. Larubanon va vous donner lecture ne laissera
aucune espèce de doute sur ce point, déclara-t-il avec rage.

Larubanon ouvrit un dossier, se prépara à lire, puis, hésitant, le passa
à Rebendart.

--Celui-là?

Rebendart s’impatientait.

--Vous savez bien que non. Celui des Dessaline, avec le reçu signé
Dubardeau.

Je vis pâlir mon père. Alors qu’il était député, il avait obtenu pour
les Dessaline une adjudication. Quelques mois après, Dessaline lui avait
remis, au bénéfice d’un ami commun, tombé dans la misère, un chèque de
cinquante mille francs, que l’oncle Charles et lui avaient signé.
Quelque banquier ami de Rebendart avait dû les trahir. Pas de témoin.
L’obligé était au Mexique. Dessaline était mort. L’action généreuse, en
s’évanouissant, laissait en effet un cadavre de mauvaise action.

Larubanon ne trouvait toujours pas le bon dossier. Pourtant les deux
pièces étaient là, il y a une heure encore. Il s’était même piqué avec
l’épingle qui les attachait. Il montra le sang de son mouchoir, pour
preuve de sa véracité. Il en avait d’ailleurs marqué son nez. Il essaya
sans succès d’arracher une goutte neuve à sa blessure. Rebendart sonna.

--Mademoiselle Vergne, commanda-t-il.

Mlle Vergne entra, de teint laiteux, mais ne le cédant point à la
sténographe en épanouissement. Elle avait pris à chacun des magasins de
luxe qui entouraient le ministère sa spécialité la moins coûteuse, à
Coty le parfum réclame, à Orsay le dernier rouge, à Rigaud la poudre à
3,25. C’était ce qu’il y avait de meilleur marché en masque féminin dans
cette région centrale de Paris. Mais, sous ce teint slave et ces apprêts
faciles, coulait au lieu de sang rien moins que le bonheur. Femme créée
pour les voluptés du week-end, à la veille de ce jour des morts,
week-end suprême, elle rayonnait, les yeux bien mouillés par des sucs de
premier ordre, la bouche tapissée de muqueuses de luxe. Le dossier
qu’elle portait manqua s’ouvrir, elle en retint les pages contre sa
gorge comme une nichée de colombes. Les arrêtés se becquetaient, les
notes verbales se caressaient des ailes. Quand elle eut avoué son
ignorance, elle fut remplacée par Mlle Larbit, plus connue dans le
ministère sous le nom de Pan-Pan, dodue et vêtue de paillettes. Toute
cette scène de dissensions entre cœurs masculins se livra ainsi parmi
une horde de femmes qui souriaient également aux deux parties, tout
comme si les Rebendart et les Dubardeau se battaient pour elles, sur un
fond de plaisir, de santé et de nature qui lui enlevait presque son
acuité. Ces belles filles avaient d’ailleurs la carrure et le rable
particuliers aux femmes d’athlète qui servent de piédestal aux exercices
de leur mari. Quand l’une s’approchait de Rebendart, baissant la nuque,
on s’attendait à le voir bondir... Aucune n’avait vu le dossier.
Larubanon se rappela soudain l’avoir laissé sur sa table et courut le
reprendre.

Le silence régna. L’antipathie entre ces êtres était si grande que la
parole ne pouvait vivre dans pareille atmosphère. Mon père était triste.
Il songeait à cet homme auquel il avait apporté les cinquante mille
francs de Dessaline, à Saint-Nazaire, sur le quai. L’homme était
nerveux. C’était le second bateau qu’il prenait dans ce port, le premier
l’avait mené à Cayenne. Cinq ans auparavant, il avait, disait le
jugement, violenté et étranglé une bergère. On peut imaginer quels
souvenirs étaient pour lui les mouettes, la sirène, la cloche, la mer
elle-même, base de toute injustice, qui rapportait au flanc du quai en
une vague les crachats dont les forçats tenaient à la marquer tout le
long du trajet. Mon père avait connu le voyageur avant son premier
voyage. C’était alors un de ces jeunes hommes qui soudain, projetés sur
Paris d’une famille médiocre de fonctionnaires provinciaux, conquièrent
par toutes les qualités et tous les charmes. Pendant deux ans, il ne
s’était point passé une semaine où le succès ne lui fût venu sous une
forme concrète, argent, pouvoir ou amour. Il restait modeste. Mais, ce
jour-là, dans ce pré, à la fin de ces vacances, à la veille de son
retour à Paris qui tenait en réserve pour lui un haut poste et douze
femmes, il s’était trompé. Il s’était trompé sur le jeu même de la vie.
Jamais il ne s’était senti aussi débordant d’éternité, de générosité.
C’était Pan en veston. Les verdiers qui partaient sous ses pas partaient
de lui. Chaque nuage nouveau dans ce beau ciel dégageait d’une pelure
son cerveau. A cause de cette chance qu’il avait eue dans le monde,
généreusement, il se sentait en retard avec cette campagne, avec ce ciel
simple, ces collines bourrues. Dans un paysage italien ou simplement
agenais, sous un ciel gâté déjà par le génie, chéri déjà par des grands
hommes, il se fût contenu. Mais il était en Bas-Limousin. C’était
vraiment une concession qu’il avait faite à ce climat avide et sevré de
caresses, à cette province reculée et peu gâtée par les voluptés, en
s’approchant de la bergère, qui, elle, était tout juste bien. C’était
pour s’humilier vis-à-vis de son avenir et de ses invites, pour une
communion aimable avec le sol, l’herbe, qu’il avait accepté l’aventure.
C’était par condescendance, par reconnaissance envers tous ces
intermédiaires doux et nuls, sa famille y comprise, qui l’avaient mené à
la fortune par leur pauvreté, à la gloire par leur obscurité. Le cadre
le séduisait plus que la bergère, qui avait des yeux gris, des pommettes
rouges d’un rouge qui subsista comme un fard dans sa mort, et des dents
usées. Mais que le cormier sous lequel elle était assise était beau,
puissant! Il violait cette terre rétive. Une source coulait, dont il
serait bon tout à l’heure de toucher l’eau. Des alouettes se
poursuivaient d’un vol parallèle, revenaient à la terre sans s’être
effleurées; mais surtout le chien de la bergère l’avait séduit. Au lieu
d’aboyer, ce chien était accouru vers lui, remuant la queue et léchant
ses mains. C’était vraiment à cause du chien, pour le chien, qu’il
n’était point passé outre. Il avait déjà donné la meilleure place à ce
chien dans le futur souvenir qu’il allait avoir de cet après-midi. Le
vent des grandes entreprises soufflait sur lui, ses oreilles en
bruissaient; mais par modestie, par simplicité, il avait tenu bon, il
avait accepté dans sa vie ce petit épisode. Il avait l’impression de
commettre une bonne action. Il s’était approché de la bergère, guidé par
ce chien qui délaissait pour lui le troupeau, ce chien à poils et à
moustaches boueuses, qui, devant l’inconnu à mains blanches, au complet
le mieux taillé de France, avait ressenti sa vraie vocation de chien
pour salon et pour tendresse. Lui, que courtisaient pas mal de belles
femmes et qui se refusait, se gardant pour une seule amie, il vint
s’asseoir, décidé, près de la bergère. Il lui demanda le nom du chien,
qui s’appelait Bas-Rouges. Elle aussi avait des bas rouges. Il remarqua
que comme ceux du chien ses yeux gris étaient un peu vairons. Une telle
relation entre ces espèces campagnardes aiguisait encore la conscience,
qu’il avait cet après-midi-là, de se heurter à la nature elle-même.
J’oubliais de dire qu’il avait été universitaire. Il la plaisanta en
l’appelant Bas-Rouges. Elle souriait niaisement. Chaque fois que le
chien entendait ce nom, il sautait, il aboyait de joie. Elle consentit à
montrer le haut des bas rouges. Lui hésitait encore. Mais des perdrix,
disséminées par des coups de feu lointains passaient au-dessus d’eux, au
ras de l’horizon des battoirs résonnaient, un chariot là-bas grinçait;
tous ces bruits de crépuscule qui lui parvenaient en pleine chaleur et
en plein soleil le portaient à d’immenses espoirs, mais le butaient à ce
petit acte sans importance. C’est ainsi que le renard prend un piège
pour la porte de sa vie, et y pénètre par condescendance. Il sentait que
ce court moment avec cette femme simple allait lui ouvrir la soirée, lui
ouvrir la nuit, qui s’annonçait étincelante, et jusqu’à sa vie entière.
Il prit la bergère dans ses bras. Bas-Rouges du nez s’introduisait dans
leur étreinte, réclamant sa part de caresse. Il lui dit que Bas-Rouges
était superbe, qu’il aimait Bas-Rouges, elle céda, mais à la même
minute, deux chasseurs qu’il ne vit pas débouchèrent dans la prairie.
Elle eut honte, cria, se débattit. Un coup de feu le tira de la lutte.
Le premier chasseur le tenait en joue, et l’autre venait de tuer
Bas-Rouges, qui s’était précipité contre eux pour le défendre. Le
lendemain, son nom propre, son prénom presque, dans toute la France
était devenu l’insulte à la mode... Avouer la destination des cinquante
mille francs de Dessaline eût provoqué plus de scandale que les avoir
gardés. A cause de Bas-Rouges, à cause d’une âme presque humaine dans un
chien de berger, à cause d’un Beauceron qui avait approuvé tous les
élans humains, même de second ordre, Rebendart l’emportait sur les
Dubardeau.

Nous nous taisions tous. Mon père reconnaissait sur son ancien bureau, à
la couleur des dossiers, quelles affaires criminelles Rebendart avait
étudiées aujourd’hui. Un parricide, deux assassinats simples. C’était le
jour de la semaine où le ministre décide de gracier ou de guillotiner.
Le paraphe au crayon rouge ou au crayon bleu qui indique le pardon ou
l’exécution n’était pas encore tracé. Mais, dans la place même que
Rebendart avait donnée à ces dossiers de misère et de mort, les
reléguant sans précaution au bord extrême de la table, en pleine
évidence, avec les noms et les prénoms visibles, on devinait la clef de
ses actions: cet homme était insensible. Cette culture classique dont il
se vantait, ces études latines, grecques, qu’il poursuivait encore, lui
avaient donné un certain amour pour le monde, mais dans le temps, non
dans l’espace. Tout ce qui concernait la France l’atteignait, et les
pays aînés de la France, et les pays aînés de Rome ou d’Athènes: il
souffrait des injustices commises envers les tribuns, de l’indemnité de
résidence dérisoire accordée aux magistrats phéniciens, mais dès que sa
pensée, au lieu de plonger, dépassait seulement les frontières de ce
champ classique marquées exactement par les limites de la France
moderne, aucun malaise, aucune inquiétude n’était plus à craindre pour
lui. Il souffrait du raz de marée qui abîmait un phare à Biarritz, mais
il était insensible à la peste, à la famine, aux maux de l’Asie. Quand
il voyait, après cet incendie, cette électrocution, cette inondation de
l’Europe, toutes les nations en procès avec je ne sais quelle assurance
humaine qui refusait de les payer, divine qui refusait de les consoler,
Rebendart, tout ému encore du mauvais partage des terres de Charlemagne,
ne souffrait pas. Quand il voyait dans l’univers entier, besogne
lamentable, les ingénieurs s’efforcer, par les modifications les moins
coûteuses à leur conseil d’administration, de faire livrer aux machines
à canons, à obus, à fils barbelés, des pâtes alimentaires, des images
morales, des baignoires, frémissant de l’affront reçu par notre royauté
à Péronne, Rebendart ne souffrait pas. Quand il voyait les directeurs
d’usine philanthropes, embarrassés de leurs stocks, chercher l’objet
nouveau qui rendrait heureux les enfants européens, surtout en fonte et
en acier trempé, heureuses les femmes européennes, surtout en aluminium
d’avion, et soucieux d’adapter les fils de la guerre, le wolfram, le gaz
oseille, à la vie de famille, indigné de la condition des bâtonniers de
province sous Louis XIV, il ne souffrait pas. Il voyait qu’aucune des
vertus des nations du vieux continent n’agissait plus, que l’honneur,
l’humeur, le sang de certaines avait changé, il voyait l’Allemagne posée
inerte et soufflante sur l’Europe comme une bougie encrassée, il voyait
tous ces beaux métiers européens plongés dans la guerre devenus tous
uniformes, les États-Unis d’Europe établis hélas désormais en ce qui
concernait les ingénieurs, les ébénistes, les mécaniciens, il n’était
pas assuré qu’on pût jamais décaper chacun, lui rendre son sens et sa
nationalité, il voyait que c’en était fini des moulures spéciales dans
les tables, des bielles et des ressorts de montre signés, des carafes à
un exemplaire,--mais Rebendart n’en souffrait pas, n’en pleurait pas,
accablé qu’il était encore par les malheurs de Théodose. Thermomètre des
revenants, sismographe des catastrophes passées, on pouvait être sûr,
quand la voix de Rebendart s’échauffait, quand son œil s’adoucissait,
que les derniers effluves de Sylla ou de Cujas venaient d’arriver dans
la salle, et la suprême onde émise de Babylone, le jour de son
effondrement.

--Messieurs, dit enfin Rebendart, je crois que nous avons à nous
expliquer.

Mon père a toujours eu des gestes, des impulsions d’enfant. Il est doux
de voir sur un père âgé ces signes, non pas de sa jeunesse, mais de la
jeunesse des hommes. Il dit:

--Je ne discute pas avec un homme insensible.

--Il ne s’agit pas de discussion, reprit Rebendart, mais de dates, qui
n’en souffrent aucune. Il s’agit du 12 mai 1917, où vous avez pris
l’initiative d’envoyer sans ordre un émissaire à l’Autriche, et celle du
1er décembre 1913, date du chèque Dessaline.

Rebendart, pour être tout à fait sincère, aurait dû ajouter le 28 juin
1919, date du traité de Versailles, qu’il ne pardonnait pas à mon père,
le 5 février 1915, jour où le secrétaire de mon oncle Charles l’avait
qualifié dans un salon de pisse-vinaigre, et le 3 septembre
1892,--souvenir lointain, mais le plus vif,--où mon père avait à la
Chambre remarqué que la citation de Pascal faite par Rebendart dans son
discours d’ouverture du Parlement était erronée.--_A quoi pense le
monde? A jouer du luth_, avait dit Pascal. _A jouer de la harpe_, avait
cité Rebendart. Il s’était retrouvé toute une séance, une séance où l’on
discutait le monopole des allumettes, avec cette harpe ridicule sur les
bras...

Mais une autre secrétaire entrait. Elle venait chercher les dossiers des
condamnés. Elle réclama le visa. Rebendart prit le crayon bleu, signe de
mort. Tant est grande la discipline, le respect humain, au Ministère de
la Justice, que cette jolie fille ne supplia pas, ne se roula pas à
terre, ne se promit pas à Rebendart, pour sauver la vie de trois hommes.
Il ne vint pas non plus à l’idée de Rebendart, exaspéré pourtant par sa
réputation d’insensibilité, que pardonner à trois assassins, c’est être
sensible. Il signa. La belle enfant repartit avec ses trois dossiers,
légers comme des urnes, si légère elle-même.

Larubanon la bouscula dans la porte, consterné. Les papiers n’étaient
pas chez lui. Aucun doute. On les avait volés. Il avait pris un
responsable, le classeur de service, il l’amenait. C’était
Brody-Larondet, le malheureux qui devant Moïse avait pris jadis, comme
il le pouvait, la défense de mon père. Brody était courbé de ce quart
d’heure de recherche, il avait cherché jusque dans son propre bureau, où
il avait même retrouvé son testament de juillet 1914.

--Vous voulez votre révocation, lui cria Larubanon, vous l’aurez!

Brody-Larondet aperçut mon père, se redressa, eut le courage de nous
sourire, et disparut. Sa sœur et ses trois nièces l’attendirent jusqu’au
matin. Un ami le retrouva dans un cabaret des Halles, où il avait toute
la nuit essayé d’adapter à la paix son testament de guerre avant de se
jeter à la Seine. La troisième fillette était née depuis 1914. Aucune
clause n’allait plus, car il était méthodique, et avait légué à ses
nièces chaque objet, chaque meuble. Il aurait fallu tout refaire,
acheter un troisième vase de Galley, une troisième gravure en couleurs
de Scott. Il rentra chez lui.

Comme il quittait le bureau de Rebendart, juste en face de nous, la
tapisserie où d’après Rubens les anges soulevaient de terre une douzaine
d’énormes filles nues, s’ouvrit, et Bella apparut, souriante, éclatante
entre ces corps de reine soudain plissés et fanés par cet accouchement:

--J’ai brûlé les papiers, dit-elle.

                   *       *       *       *       *

Rebendart regardait avec haine Bella. Il avait passé toute sa vie à
esquiver le tragique. Toutes les occasions où la rencontre entre deux
êtres, agités de passions, ou deux chefs d’affaires, ou deux chefs
d’armée, aurait pu ou dû se faire de façon solennelle, il les avait
escamotées. Durant ces dix dernières années où la destinée avait couru
le monde, il avait toujours tâché de remplacer sur la voie qu’elle
prenait les passages à niveau par des ponts. Grâce à lui, il n’y avait
pas eu d’entrevue entre Ludendorff et Foch, entre Guillaume II et
Viviani, entre Clemenceau et le Pape. S’il avait été chimiste, comme mon
oncle, il eût consacré sa vie à empêcher l’azote de rencontrer
l’hydrogène, et tous les drames imaginables entre carbone et oxygène
eussent été éliminés. Un manque d’imagination, la peur aussi des
réactions humaines, le poussait à amortir par des papiers tous les
points de fusion entre politiques ou philosophies. Il n’y avait plus de
scènes, dans sa famille et dans son Gouvernement, que celles provoquées
par son mauvais caractère. La colère chez Rebendart était tout ce qui
restait du destin, et de son aveuglement. Par un décalage hypocrite,
imperceptible à ses secrétaires même, mais calculé d’après le Chaix ou
le guide des Transatlantiques, il avait évité toute sa vie les
confrontations entre hommes d’État, il avait fait retarder des trains
pour ne pas débarquer dans certaines villes au moment où l’attente qu’on
avait de lui, l’heure ensoleillée, l’atmosphère générale de la province
ou de la France ce jour-là, devait faire de son arrivée une minute trop
sensible. Il eût suffi de l’introduire dans l’Odyssée ou dans la Bible,
pour enlever à la légende toutes les rencontres justement obtenues par
les héros à force de politesses envers le sort et de respect pour
l’horaire humain du sublime. Avec Rebendart, plus d’épisode de Nausicaa
et d’Ulysse, de Salomé et de Jonathan. Il détestait la Passion, il y
voyait une accumulation de gestes emphatiques qu’un dieu de bon goût eût
dû éviter. Il détestait voir mourir. Cette exactitude de l’âme qui
répond à la mort, cette exactitude de la mort à ce faux rendez-vous,
cette froideur de la mort qui durcit tous les vêtements des assistants
comme un gel, cette heure où le mouvement exact de la vie se retire chez
les personnages les plus conventionnels, chez les tantes solennelles,
les nièces à principes, chez les mauvais Rebendart, dans sa fausse
liberté, il la détestait... Une fausse vie en effet n’a pas à se
terminer par la mort... Aussi, son irritation contre Bella n’avait pas
de limites. Qu’elle l’ait trahi, passe encore! Mais elle aurait pu du
moins, après avoir brûlé les lettres, voyager, disparaître, écrire... au
lieu d’attendre derrière la portière, et d’apparaître avec cette robe
vert pâle, ces bijoux, ces bras nus qui avivaient de mode cette minute
de tragédie. Elle donnait une couleur moderne, un tissu nouveau, une
coiffure, jusqu’à un parfum, à une explication administrative. Que
venait-elle faire sur ce trouble? C’était de mauvais goût. C’était
Ophélie sur du pétrole, sur du naphte. Rebendart savait qu’il cesserait
d’avoir pour lui le droit et la raison, si, au lieu des conseils de
discipline, des sanctions juridiques, quelqu’un déchaînait dans le
conflit Rebendart-Dubardeau les entités et les allégories. Les Dubardeau
n’étaient que trop aptes à trafiquer avec le double astral des lois,
l’ectoplasme des codes. Toutes ces écluses par lesquelles Rebendart,
dans un travail plus obstiné que celui des Hollandais, était parvenu à
se faire un champ de travail desséché au milieu de la guerre, des luttes
civiles, Bella aujourd’hui les ouvrait. A ce niveau si bas, au fond de
cette impasse où il nous avait attirés de nos montagnes de Meudon, un
dénouement de Crébillon le père nous libérait soudain, solution
artificielle, enfantine, mais qui annihilait provisoirement sa
vengeance.

--Que dites-vous? Quelle est cette folie?

Je sus plus tard que la scène était plus parfaite encore que je ne le
croyais, car Larubanon, qui songeait à divorcer pour épouser Bella, lui
avait confié son projet le matin même... Bella rayonnait, comme le jour
où elle avait obtenu de Clemenceau qu’il allât, dans son dernier voyage
aux États-Unis, rendre visite à Wilson. La vision de Clemenceau sonnant
à la porte de la petite maison du paralytique, par un soir d’orage
étouffant, avait nourri son esprit plusieurs semaines. Comme le jour où
elle avait, en les attirant non par des subterfuges, mais des raisons
officielles ou mondaines, mis d’Annunzio en présence de la Duse... Je la
regardais avec admiration et non sans un peu de remords. Je comprenais
enfin sa résistance, sa fuite: c’étaient des invitations à la tragédie.
Je me reprochais presque de l’avoir, malgré la rivalité de nos familles,
aimée sans autres scrupules. La bru de celui qui nous persécutait venait
me trouver dans mon lit à l’aurore. A l’aurore, quand les mouettes qui
ont suivi un saumon de l’embouchure de la Seine à Paris, aperçoivent la
place de la Concorde, et crient, j’enlaçais la fille du tyran. Mais
aujourd’hui seulement il me venait à l’idée que Bella et moi aurions pu,
même dans ce monde veule, même dans cette époque où les passions ne se
conjuguent plus et ne se mêlent plus à l’intérieur des êtres tant leur
trajectoire est égoïste et tendue, et s’exercent chacune séparément,
presque comme une fonction physique, dans cette ville où les avares ne
sont plus amoureux, où les jaloux n’ont plus d’ambition, nous aurions pu
jouer quelque réplique d’une assez belle légende. Les amantes de notre
époque ne laissent pas plus germer en elles les conflits que les fils.
J’estimais Bella d’avoir laissé celui-là grandir, arriver à son terme.
Moi, insouciant, j’étais l’heureux père d’un bel esclandre, d’un drame!
J’admirais ce corps si mince dans sa grossesse ardente, ce visage si pur
et si intact dans son masque. Pour une fois, je n’éprouvais aucun
malaise devant un acte de théâtre. Je savais un gré infini à Bella de
cette attente derrière les reines nues, de cette apparition, de cette
ponctualité, que je sentais la ponctualité de ce que le monde contient
de loyal et de beau envers mon père innocent. Ce qu’il y avait même de
prévu dans son entrée m’enchantait. Cette emphase était la frange de la
simplicité suprême, du devoir. Les quelques miracles que j’avais vus
dans ma vie, la bataille de la Marne, par exemple, m’avaient paru en
effet si mal réglés, si confus à l’œil! J’étais ému de ce petit miracle
bien net, et enfin à l’heure.

Rebendart s’était avancé, hors de lui.

--Quelle folie vous a prise? quelle est cette trahison?

Bella lui sourit, leva la main, me désigna. Que l’éducation de son
pensionnat de Charlieu était soignée! J’étais certainement la première
personne que Bella montrât du doigt. Son bras était levé presque
verticalement, sa main toute ouverte, un vrai serment.

--J’aime Philippe, dit-elle.

Mais, déjà détournée de moi, elle avait saisi d’une main la main de mon
père, de l’autre la main de Rebendart, et elle essayait de les joindre.
Une minute elle lutta contre le sort. Mon père par compassion,
obéissait, mais Rebendart se défendait brutalement. Le sourire de Bella
devenait une grimace d’effort. Déjà elle ne cherchait plus, comme elle
l’avait imaginé, à faire que ces deux mains s’unissent, que les dix
doigts de Rebendart pénétrassent les dix doigts de Dubardeau. Il
semblait qu’elle n’eût plus d’autre espoir que d’arriver à effleurer
l’une par l’autre, d’obtenir non plus un courant, mais une étincelle de
conciliation. Elle sentait l’une docile et fraîche, l’autre ennemie et
brûlante. Dix secondes elle tenta encore, maintenant désespérée,
d’agrafer les deux honneurs, les deux courages, les deux générosités du
caractère français. Tâche impossible. Je la vis soudain pâlir, fermer
les yeux, tomber à genoux, puis en arrière, puis glisser, encore un peu
inhabile de ces gestes suprêmes, décomposant sa chute, l’inscrivant au
ralenti dans nos yeux.

Tel est le truc que trouva Bella pour libérer mon père de la prison: se
rompre une artère.

                   *       *       *       *       *

Un jour j’aurai le courage de vous dire ce que fut la mort de Bella.

Je la portai dans sa chambre. La mort mettait la même densité à chaque
partie de son corps. Toute ma vie je sentirai sur moi cette surcharge
égale au poids de mon amie. Elle se cramponnait à ma main, elle la
croyait la main de Rebendart. Elle avait la force d’un cadavre, je ne
pouvais me dégager. Le médecin, la femme de chambre, Rebendart lui-même,
durent nous traiter comme un groupe indissoluble. Toute une nuit, le
rayon de ma liberté fut le bras d’une mourante. J’avais cette amertume
d’être la partie vivante d’une agonie. On avait oublié de tirer les
rideaux. Le soir du jour des Morts entrait déjà. Des lumières
s’allumaient en face, au Ritz. Le petit Argentin qui, chaque matin, à la
jumelle tâchait de la voir sortir du bain, pouvait regarder Bella,
décolletée, mourir. Elle maintenait mes mains unies. Elle exigeait de
mes mains une réconciliation absolue. Elle exigeait que chaque partie de
moi-même pardonnât enfin à l’autre, qu’il n’y eût pas, à l’intérieur de
moi, de Rebendart et de Dubardeau, que toutes ces choses qui sont dans
un être hostiles l’une à l’autre, l’adolescence et l’enfance, la force
et la faiblesse, le courage et le désespoir fissent enfin leur paix. Il
n’y eut plus rien en moi bientôt qui fût division et brouille. Pour la
première fois je sentais fermé en moi, grâce à elle, un circuit, le
circuit de ma vie... Aucune plainte. Aucune parole. C’était son même
silence, plus articulé, plus direct que n’importe quel langage...
C’était son dernier silence... Chaque geste par lequel l’un de nous
voulait arranger l’oreiller ou le drap faisait tomber du lit ou y
révélait un objet de fillette, une poupée derrière le traversin, une
médaille de pension, un collier de chien. Dans son visage aussi, si on
la forçait à boire, à respirer, se formaient des traits puérils. Toute
son enfance sortait d’elle, au moindre heurt. Jamais on ne verra un être
humain s’approcher avec plus de modestie de la mort.

                   *       *       *       *       *

Vers minuit, comme je m’étais assoupi, je fus réveillé par une
impression de bien-être, de liberté. Bella avait lâché ma main. La
famille déjà s’engouffrait dans ce passage, et m’écarta.




CHAPITRE IX


Fontranges suivit l’enterrement à côté de Rebendart. Il était intimidé
par la présence du ministre, limité dans ses moindres gestes et ses
moindres pensées par la présence de la mort, et le peu d’intimité qu’il
avait eue avec Bella ne le gênait pas moins. Il était aussi emprunté de
donner Bella à la mort, qu’il avait pu l’être le jour où il l’avait
donnée à Georges Rebendart, et, de même qu’un père éloigne sa
méditation, à force de cérémonie et de maintien, de tout ce qui va
suivre après la messe de mariage de sa fille, il se sentait mal autorisé
à penser à cette première nuit que Bella allait passer sous la terre. Il
constatait qu’il n’était pas le plus triste, il m’avait vu, il voyait
Moïse lui-même accablé, il comprenait que c’était justice d’avoir ainsi
distribué la douleur puisqu’il connaissait à peine Bella, et ne s’en
formalisait pas. Il avait trop souffert de la mort de son fils pour ne
pas considérer le deuil, sinon comme un avantage, du moins comme une
propriété, et, avec sa loyauté, plus simplement avec sa politesse, il se
fût senti indiscret de rapprocher aujourd’hui trop près ce cadavre de
son cœur paternel.

--Je les trompe, pensait-il. Ils croient que je suis le convoi de ma
fille, et c’est encore le convoi de mon fils...

Il s’aperçut qu’il avait gardé à son chapeau le crêpe de l’enterrement
de Jacques, un peu défraîchi, qu’il avait mis à son monocle la ganse qui
avait servi ce jour-là. Il s’en voulut. Il aurait vraiment pu, pour
Bella, mettre un nouveau crêpe. La cravate blanche aussi datait de cette
époque. Il se reprocha jusqu’à cet accablement, qui était son
accablement journalier depuis la mort de Jacques, ses yeux distraits,
ses épaules voûtées. Cette méticulosité qui chez lui avait été à peu
près la seule expression d’un cœur tendre et délicat lui ordonnait, dans
cette cérémonie, de se laver de l’ancien deuil, de changer de vêtement.
Jusqu’au parfum de son mouchoir, qu’il avait versé trop abondamment, le
parfum du temps de Jacques, de la mort de Jacques, qui augmentait son
malaise. Bella avait toujours été pour lui obéissante et docile. Jacques
ne pouvait vraiment en vouloir à son père de tels scrupules. Ne pouvant
changer tout de suite les souliers de la messe de Jacques, les
chaussettes, la chemise, il voulut du moins secouer cet aspect
douloureux qui n’était depuis quelques années que l’uniforme aux armes
de Jacques. Pour Bella, il modifia son attitude. Il se redressa, il
releva la tête, il prit un regard vif, il marcha d’un pas dégagé. Un des
croque-morts saignait du nez et laissait, ce qui produisait une
impression pénible dans le cortège, une trace de sang. Il lui fit porter
son mouchoir, heureux de se débarrasser du parfum, et sans songer
qu’après tout un mouchoir est l’objet le plus nécessaire à un père en
deuil. Sur son visage plus tendu les rides s’atténuèrent. Des amis le
trouvèrent de deux ans plus jeune au cimetière qu’à l’église. C’est
qu’il avait pris entre temps le deuil de Bella. Le jour aussi, de
brumeux au départ, était devenu éclatant. En même temps que le ciel se
débarrassait de ses nuages, par les boulevards ensoleillés, par la rue
de la Roquette engourdie de bien-être, le cœur de Fontranges se
débarrassait, sous prétexte de deuil, de son vernis funèbre. Dans
l’après-midi même, Fontranges courut les tailleurs et les chemisiers,
commanda, pour faire honneur à Bella, un vêtement, des cravates, des
chaussettes. Il y en avait de soie noire, avec une baguette. Il en
profita pour acheter une paire de bretelles blanches bordées de noir. Il
croyait que c’était le début d’un nouveau deuil... C’était le début d’un
nouvel amour.

Peut-être le chagrin provoqué par la mort de Jacques était-il arrivé à
son terme, et avait-il suffi, pour effriter dans le cœur de Fontranges
le monument du fils, de cette légère peine, de ce relâchement qu’y avait
apporté la mort de Bella. Peut-être aussi l’âme tendre de Fontranges,
devant laquelle s’ouvrait tout d’un coup la perspective d’un sentiment
inconnu, n’avait-elle plus assez de vigueur pour résister à une
langueur, à une passion nouvelle. Peu à peu, la pensée de Fontranges ne
quitta plus Bella. Le notaire lui remit le testament. C’était une simple
feuille à son chiffre où elle priait son père de la faire enterrer à
Fontranges sous un arbre du parc qu’elle désignait. Par inadvertance
elle avait écrit non seulement la date, mais l’adresse... Pour quelle
réponse? se demanda Fontranges. C’était la première lettre qui lui vînt
de son nouvel amour. Elle avait un faible parfum. Les larmes lui vinrent
aux yeux, à respirer l’odeur de cette affection inconnue. Il n’avait pas
de photographie de Bella. Il alla chez le photographe, qui avait l’ordre
de n’en pas vendre. Il lui répugnait de dire à cet indifférent qu’il
était le père, il le soudoya comme l’eût fait un amant. Le notaire le
forçait de rester à Paris, car il fallait attendre les délais
d’exhumation pour ramener Bella à Fontranges. Il plut. L’idée de la
pluie le gênait pour cette jeune morte, et il renonça à la solitude. Il
vint chez Moïse, chez moi, chez ceux qu’il savait connus ou chéris de
Bella, employant des ruses d’enfant pour voir les photographies que
j’avais prises d’elle à Ervy et dont chacune devenait pour lui un
souvenir. De la Bella brumeuse que lui avait donnée la photographie
d’art, il arrivait peu à peu, grâce aux photos d’amateurs, à une jeune
femme à traits précis. Ses yeux, son imagination ne tremblotaient plus
devant sa fille. Il voulut savoir aussi le nom de ses parfumeurs. Il
allait chez eux, cherchait, vieux chasseur à la trace d’un parfum. Il se
complaisait dans cette période ambiguë, qui, à cause du second
enterrement à venir, tenait à la vie de Bella, et dans laquelle il
glanait comme encore de la vie, tout ce qu’il pouvait trouver
d’impressions et d’objets avant la mort définitive. La mort de Jacques
avait été une disparition. Il ne l’avait pas vu mort. Il avait dû
attendre cinq ans avant de voir même sa tombe, en Belgique, où il
l’avait laissé, à cause de sa parenté avec les Cobourg, qui l’avaient
reçu dans leur caveau. Par sa mort, Jacques s’était retiré brutalement
d’un cœur rempli de lui. Mais Bella se donnait, se rapprochait, dans
cette douce agonie, postérieure à la mort qui durait, dans cet
enterrement ensoleillé et magnifique, et jusque dans ces formalités qui
maintenaient Fontranges entre deux tombes ouvertes. A lui que la mort
jusque-là avait écrasé, il était révélé qu’il y a des morts féminines,
qu’il y a une mort féminine, pleine de douceur. Tout un mois, Bella
offrit à son père sa pensée encore tiède. Fontranges dut aller chez le
notaire, recevoir des dépôts, choisir un marbre. Il paya les
fournisseurs, les quelques dettes laissées par sa fille en ce bas monde.
Il tint à les payer de son argent, à lui offrir ses dernières robes, son
dernier manteau. Tout un mois, Bella prolongea cette première intimité
qu’il avait avec elle. Rebendart partit en voyage: ce second
enterrement, cette seconde mort étaient pour Fontranges, pour Fontranges
seul. Il était reconnaissant à Bella de ne pas se résorber, comme
l’avait fait ce pauvre Jacques, au caveau des Cobourg, dans une
crémation familiale, mais de se confier au sol des Fontranges, à un
arbre des Fontranges. C’était l’arbre sous lequel il plaçait jadis le
berceau de Jacques, le chêne isolé au milieu des pelouses montagneuses
qui séparaient le château du parc, et qui servait dans les cartes
d’état-major de point trigonométrique. Le voilà qui devenait aussi le
repère dans cette dure carte du Tendre qu’était le cœur de Fontranges.
S’il n’avait pas tant plu, si le ciel avait été pur, il se fût senti
presque heureux. Alors que sa pensée à la recherche de Jacques se
heurtait à une vision brutale, un passé chaque jour plus durci, il ne
pouvait penser à Bella sans ramener, pas toujours des souvenirs, car il
l’avait délaissée des années entières, mais toutes les menues joies que
procure à un père une naissance. Que de mécomptes on évite en se mettant
à aimer, non plus son enfant vivant, mais son enfant mort! Au lieu de se
poser sur un visage plein de sueur, de turbulence, de cruauté, sa
tendresse trouvait offerts à chaque minute une tête charmante, des yeux
purs. Au lieu, quand il reçut de Rebendart deux malles d’objets
recueillis dans la chambre de Bella, de retirer comme de la cantine de
Jacques un revolver, des instruments douteux de toilette, un livre
libertin, livre broché, ce qui peina particulièrement Fontranges, qui
n’avait lu que dans des reliures, il découvrit des étoffes persanes, les
poésies de Vigny reliées en maroquin plein, un loup pour un bal, une
poupée. Il se rappelait le visage de cette poupée plus peut-être que
celui de Bella. Il la prit,... elle ouvrit lentement les yeux. Ces
malles contenaient tout ce que les Égyptiens laissaient à leur morte, il
les vida, c’étaient des fouilles dans son cœur paternel. Pour la
première fois depuis qu’il y a des Fontranges, un Fontranges essayait de
voir clair en soi. Il se demandait pourquoi la mort qui jusqu’à ce jour
l’avait durci, maigri, ridé, donnait aujourd’hui à sa pensée une caresse
constante, en un mot le bonheur. A changer le deuil de son fils pour le
deuil de sa fille, il avait changé ce monde d’égoïsme, de lutte,
d’infamie contre un univers de paix à la fois et de luxe. Il sentait que
la vie avait trouvé un moyen nouveau de liaison avec les Fontranges. Il
flirtait à nouveau avec la vie. Au milieu de la rue, à la vue pourtant
banale d’une vitrine de fourrures ou d’une jolie femme, il devait
s’arrêter, il se sentait effleuré à de nouvelles places de son cœur.
Qu’était-ce, quand une passante avait le parfum de Bella!... C’est que
son deuil, sa douleur changeaient de sexe. C’est que Fontranges, qui
s’était cru toute la vie réservé à son fils, cédait sur le déclin à sa
nature androgyne. Ame de Fontranges. Pauvre fleur double! Tout
l’automatisme des gestes, de tristesses amassé sur lui par son premier
malheur fut peu à peu éliminé pendant ces vingt et un jours que
réclamait l’exhumation comme par une saison à Vittel. L’anniversaire de
Jacques revint entre temps, un mercredi. Ce fut un jour triste. Il remit
les vêtements anciens, ils le gênèrent, il avait engraissé. Privé pour
la journée de ces pensées heureuses qui le menaient à grands pas
satisfaits au cimetière, il erra péniblement dans Paris, alla au bois,
au café. Tout le passé de Jacques vint jalousement heurter les quelques
souvenirs que Fontranges avait déjà de sa fille. La vie entière, la
misère de son fils s’engouffra par ce mercredi, hublot soudain ouvert
sur le passé, et parut dans l’après-midi devoir emporter pour toujours
poupée, reliure et étoffes persanes. Elles résistèrent. Il les retrouva
le soir dans sa chambre, sans une souillure. Le lendemain, pour la
première fois, il n’attendit pas pour se rendre au cimetière
l’après-midi. Il alla, pour la première fois, avec son bouquet de
violettes de Parme qui le faisait prendre dans le tramway pour quelque
amoureux, surprendre sous la rosée, au milieu du ménage que faisaient
les arroseurs et balayeurs, le cimetière, la tombe de Bella. Il était
accompagné du petit terrier irlandais de Bella, Gilbert, que Rebendart
venait de lui donner. C’était une bête jeune et intelligente, affligée
d’une mauvaise dentition et qui se déhanchait, mais pour la première
fois des imperfections chez un chien paraissaient à Fontranges des
avantages. Près de la tombe, le chien qui sentait des rats voulut
creuser. Il vint à l’idée de Fontranges que Gilbert paraissait chercher
sa maîtresse. C’était la première métaphore qui jamais eût traversé le
front d’un Fontranges. C’était le mouvement le plus facile de
l’imagination, mais Fontranges en frémit comme d’un changement de
nature. Que se passait-il? Allait-il devenir poète maintenant? Il
éprouvait un peu de vanité, il se sentait plus léger. Bella le soulevait
au-dessus de ce monde où il avait passé cinquante-sept ans sans faire
une comparaison. Gilbert retirant de son trou des cailloux plats,
Fontranges pensa que Bella, dans ce sol pierreux de Paris, faisait une
retraite avant d’entrer dans la terre profonde... Il n’y avait pas de
doute, c’était encore là une comparaison.--Qu’est-ce que je peux bien
avoir? se demandait-il. Tout le jour, il eut ainsi de petits accès
d’imagination. Il s’arrêtait chaque fois, comme un cardiaque pendant
l’arrêt de son pouls. Un dieu inconnu illustrait la vie de Fontranges.
Au retour, Gilbert sentit le parfum de Bella dans la trousse laissée
ouverte, et aboya devant le flacon. Rien de plus naturel et fréquent
qu’un chien attiré par l’odeur de son maître. Mais Fontranges ressentit
encore ces aboiements comme une métaphore. Il ne pouvait la préciser,
mais qu’elle était exacte! Que ne peut-on pas comparer dans la vie? De
chacun de ses meubles, de chacun de ses gestes, de chacun des jeux de
lumière du jour ou des lampes, il sentait maintenant qu’il lui eût suffi
d’un peu d’intelligence et d’un peu d’invention pour dégager et délivrer
un génie scintillant. Qu’il allait être consolant de vivre, si le monde
réel se cousait ainsi à un monde imaginaire! Il se confia au sommeil
comme à il ne savait quelle comparaison. Bien lui en prit. Au milieu de
la nuit, il se réveilla en sursaut. On l’avait reporté dans le lit de sa
jeunesse. C’était le même grain de drap, la même fraîcheur quand il
bougeait. Il le reconnaissait à sa température, à un courant caressant,
comme l’italien revenant d’Amérique reconnaît la Méditerranée où des
camarades le plongent de nuit par farce. Tout ce qui depuis longtemps
l’avait trouvé sourd, le cri de ce train qui demande éternellement
l’entrée de la gare, ces chants de gens avinés, il l’entendait à
nouveau. C’était sa jeunesse que Bella redonnait dans les ténèbres à
caresser à ce vieillard. Il hésitait seulement à se croiser les mains,
tant il avait peur que son corps, moins fidèle que le drap, n’eût plus
le même grain; il se retenait de tousser, pour ne pas entendre sa voix.
Mais ainsi, les yeux ouverts dans le silence et dans la nuit, rien ne
démentait sa jeunesse. C’était la même ombre que dans la jeune nuit, la
même cécité... En fait, une de ces passions, licites mais funestes, qui
ravageaient périodiquement l’âme des Fontranges, était née.

D’abord, elle fut calme. De retour au château, Fontranges eut la
surprise de retrouver partout les traces de Bella. Des chiens portaient
encore des colliers à son nom. Il ouvrit ses tiroirs. Il lut un journal
où Bella parlait de lui. L’avait-elle aimé? Il chercha dans les liasses
de lettres, et jusque dans la bibliothèque, suivant la méthode de ce
professeur qui était venu y vérifier si Laure de Fontranges avait aimé
Chateaubriand. Laure n’avait pas aimé Chateaubriand, peu de témoignages
laissaient croire que Bella eût aimé son père: mais s’il était pour le
premier cas besoin de vraies preuves, Fontranges se contentait pour le
second de preuves négatives. Il était vraisemblable qu’une fille aimante
aimât son père, qu’une fille qui n’est que tendresse aimât celui auquel
elle doit la vie. Dans aucune lettre, aucun carnet, il ne découvrait
qu’elle l’avait haï, qu’elle l’avait méprisé. Il en arrivait, pour
deviner les sentiments que Bella avait pu avoir pour lui, à s’étudier, à
se voir, et même dans la glace, à se voir presque comme il était
réellement, un être sans méchanceté, sans vigueur,--à se connaître. Il
regardait ses propres photographies pour deviner ce qu’une enfant ou une
jeune fille avait pu trouver sur lui d’attachant. Il en arrivait, après
tout, grâce à Bella, à s’aimer un peu lui-même, alors que Jacques
l’avait finalement conduit au dégoût de soi et de tous. De même qu’après
l’accident de son fils, il avait cherché par les métayers les plus
sales, par la boue, un itinéraire qui l’avilît, il découvrait la route
qu’avait suivie Bella par les arbres les plus ombreux, les chiennes les
plus caressantes, les visages les plus purs. Par des signatures, des
marques, il était arrivé à retrouver aussi dans la bibliothèque le
chemin de ses lectures. Jamais une désillusion. Toujours des reliures
magnifiques. Qu’il est plus doux de se frotter à la grâce qu’au vice! Sa
santé, sa chair si saine, ses viscères parfaits ne lui paraissaient plus
un privilège ravi à son enfant, car Bella, dans la mort, avait un corps
d’une essence plus légère, plus fluide. Quelle satisfaction de se sentir
d’une densité plus lourde que celle que l’on aime! Il lisait le Vigny
relié, sur les bancs où il se rappelait avoir vu Bella avec un livre. La
Mort du Loup le ravissait. Il regrettait de n’avoir plus à chasser, à
tuer un aussi digne adversaire. Il s’asseyait auprès de la tombe sur le
pliant qui servait pour le berceau de Jacques, car à la différence des
objets de deuil, les objets de bonheur étaient valables pour les deux
enfants. Parfois une de ces inspirations qui l’avaient visité grâce à
Gilbert, le matin du cimetière, le surprenait. Des corbeaux voletant lui
paraissaient du papier brûlé dans le vent. La vigne vierge lui
paraissait couleur de vin. Il avait chaque fois le sentiment que du fait
de Bella une grâce l’inondait... Il sortait maintenant, visitait les
familles où fréquentait Bella et où il y avait des amies de son âge,
s’attaquait poliment à la douairière, mais par étapes rapides, par la
grand’tante, par la mère, liquidant en cinq minutes chaque génération,
il rejoignait la plus jeune femme, et il était bien rare qu’il ne revînt
pas avec un de ces renseignements qui lui tenaient lieu de passé
paternel. Les trois souvenirs les plus nets qu’il eût de Bella étaient
ceux des jours de fête où le devoir l’obligeait à se relâcher de sa
passion pour Jacques et où il présidait la cérémonie ou le banquet,
celui du baptême de Bella, celui de sa première communion, celui de son
mariage. Entre ces trois souvenirs qui correspondaient à des sacrements,
il glissait tout le butin de ces visites, et jusqu’à des objets. Parfois
de vrais souvenirs reparaissaient. Il eut un jour une heureuse surprise.
Il se souvint que le matin de la naissance de Bella, il l’avait tenue
une heure dans ses bras. Le berceau n’avait été préparé que pour une
seule fille, et soudain le docteur en avait annoncé une seconde. Au bout
de vingt minutes, Bellita était née et avait été traitée aussitôt en
préférée. Elle avait eu le berceau. On avait installé pour Bella un
petit lit de Jacques, mais pendant le déménagement, Fontranges avait
tenu Bella, la plus maladroite des nourrices, mais la première. Ce
souvenir le consola de bien des regrets. Certes, il n’avait pas eu les
jours où sa fille avait noué avec le monde ses premières passions. Il
n’avait pas eu le soir où Bella, qui montrait dès son enfance un
penchant pour l’astronomie, avait compris que les étoiles ne sont pas
attachées, il n’avait pas eu celui où il avait été révélé à Bella que la
terre est ovale, mais il avait eu sa première heure en ce bas monde.
Cette enfant qu’il n’avait vue en somme que sous des voiles de communion
ou de mariée, excepté le jour de sa naissance, où elle était nue avec de
gros plis, et le jour de sa mort où il avait vu sa poitrine, ses hanches
dévêtues, cette fille qu’il n’avait vue de chair que pour son entrée
dans la vie et son entrée dans la mort, il lui semblait la porter
maintenant dans ses bras à chacun de ses âges, il sentait la douce
charge qu’elle avait été pour les fauteuils, les balançoires, les
gazons, et enfin pour la vie même. Certes il avait été passionnant de
voir la petite forme masculine de Jacques lutter contre la nature, de
suivre ses réactions de petit mâle envers les chiens, le gibier, les
aliments, les saisons, mais cette lutte d’un cœur féminin contre
l’amitié, l’amour, d’un corps féminin contre le froid, les coussins, et
aussi le corps des hommes, elle émouvait Fontranges jusqu’au fond de
l’âme. Il regardait respirer Mme Bardini. Il regardait les chambrières
puiser de l’eau. Il lisait la vie, non plus des chasseurs, mais des
chasseresses célèbres. Comme Jacques s’était mué en Bella, saint Hubert
se mua en Diane. Cette forme que le cœur peu perspicace de Fontranges
avait poursuivie depuis sa jeunesse se débarrassait soudain d’un
travesti et apparaissait en femme.

L’automne était le plus beau qu’eût vu Fontranges. Du matin au soir, il
cheminait dans du mordoré. On prit des blaireaux. Il épargna une petite
femelle en l’honneur de Bella. Elle courut vers son terrier, près du
grand arbre, pour rejoindre,--répétant la métaphore de Gilbert, mais qui
donc est original?--celle qui l’avait protégée. Une qualité de Bella se
glissait dans toutes les femelles, rates, perdrix hases, et amollissait
ses bras. Une fouine le regarda avec le regard de Bella. Devant des
poules d’eau, des renardes, il releva son fusil. Mais il y avait plus.
Une vertu féminine gagnait la nature entière. Le parc et les bois
devenaient la forêt, les prés devenaient la prairie, jusqu’au château
qui s’humiliait, souriait, se simplifiait et dans le cœur de Fontranges
devenait la maison. Cet univers qui l’avait jusqu’à ce jour séduit par
ses attributs mâles, par ses rochers, ses larges ruisseaux, où ses yeux
distinguaient de préférence les clochers, les pins, les pics, les
attributs masculins, changeait peu à peu de sexe, le séduisant par ses
roches, ses rivières, et, comme à un collégien, lui offrait des collines
semblables à des gorges, et des ravines d’ombre. L’élément masculin se
raréfiait dans le monde. Les hommes, les mâles, lui paraissaient des
raretés, des exceptions, épars qu’ils étaient à si faible densité sur
tout cet amas féminin de plaines et de montagnes. Jusqu’aux arbres qui
lui paraissaient aussi avoir changé... Il apprit du curé qu’ils étaient
du féminin en latin, les Latins sont aussi fondés que nous à connaître
le genre réel des choses. Cet homme à son déclin se trouvait heureux
d’avoir vécu, non dans un astre mâle, mais sur une planète féminine,
d’être enterré dans une terre femme. Il laissait dans la forêt les
branches le toucher, l’arrêter..., la pluie inonder son visage... Les
caresses féminines sont douces... Toutes les caresses... Même cette
Indiana!

                   *       *       *       *       *

L’automne n’en finissait pas. Il semblait résolu pour une fois à
atteindre vivant sa limite officielle, ce vingt décembre enseveli
d’habitude sous l’hiver. Tout ce qu’il y a de plus périssable dans
l’année vivait encore. Aux arbres, les feuilles atteignaient la plus
haute vieillesse que feuilles aient jamais atteinte. C’était le
centenaire des brins d’herbe, des araignées, des mouches. Fontranges,
venu pour quelques jours à Paris, s’asseyait aux terrasses des cafés,
car les musées ne l’intéressaient plus... Il était tellement étranger au
mouvement de Paris, à l’allure même de la vie, qu’on lui offrait, comme
à un étranger de race, des cartes transparentes et des guides. Parfois,
surgie si subitement qu’il la croyait surgie de son cerveau, une ronde
de jeunes filles coiffées de chapeaux de papier l’entourait; c’était la
Sainte-Catherine. Elles s’attaquaient à cet homme inoffensif de toutes
les armes les plus cruelles, de leurs dents blanches, de leurs yeux
jeunes. Mais elles étaient trop gaies, trop bruyantes. Il n’avait pas
envie d’elles. Elles lui faisaient l’effet de petits êtres à peu près
masculins. Quand on a trouvé le sexe de la terre, de l’automne, celui
des ouvrières de Patou importe vraiment peu. Le soir il allait au
cinéma. Il n’avait vu jusqu’à ce jour que des films de guerre, des
bombardements, des cadavres. Il fut étonné de voir la paix rétablie dans
le royaume des reflets. Les reflets de vigoureux garçons enlaçaient des
filles. Le reflet de l’Océan prenait dix belles baigneuses
san-franciscaines et les rendait nues. Des reflets de gorilles sauvaient
des fillettes. Cette tendresse universelle pour les femmes
l’alanguissait. Un jour, sortant d’une de ces salles, il se trouva
devant le bar où il avait connu Indiana. Il poussa la porte.

La guerre, qui ruine tout, avait couvert le bar d’acajou et de bronze.
De la guerre, qui détruit toute civilisation, le bar sortait en style
directoire, et doré à la pompéienne. C’était le même barman. La guerre,
qui a tout massacré, ne lui avait pas pris un cheveu. Fontranges entrait
dans l’éternel. C’est d’un pas d’habitué qu’il se dirigea vers la place
jadis occupée une fois, et qu’il s’assit. Pourquoi tremblait-il, quand
la porte s’ouvrait? Pourquoi ce cœur alerté, dans une opération aussi
banale que la confection d’une citronnade? Des gens passaient avec des
drapeaux. Il s’informa. C’était l’enterrement de Jaurès. Celui que l’on
avait assassiné la dernière fois où il avait vu Indiana, on l’enterrait
aujourd’hui. Il n’était ni surpris ni mécontent d’être lié à cette fille
par la volonté du sort. Quand Jaurès ressusciterait, ou quand des
communistes répandraient au vent les cendres de Jaurès, il serait là
dans ce bar appelé vers Indiana par quelque troisième deuil. Le désir
lui venait presque de voir Indiana elle-même, de toucher la borne de
cette course de dix ans, de toucher Indiana... Une femme vint
s’installer près de lui, le harcela gentiment, l’attaqua par tous ces
boucliers de métal qui sont les points sensibles des hommes dans les
bars, son porte-cigarette, son briquet, sa montre. Elle était plus fine
qu’Indiana. Sur la bague, elle lut correctement le blason des
Fontranges, sourit, mais sans insister, à _Ferreum ubique_, appela par
leur terme consacré les merlettes, le sinople. Le barman, un moment
inquiet, se gardait d’intervenir dans une discussion de blasons. Mais
détenteur pour un soir de cette intuition qui révèle aux écrivains de
génie ce que les écrivains médiocres appellent l’éternel féminin, le
gentilhomme campagnard n’était pas attiré par elle. Cette femme se
virilisait sous ses yeux... Elle était pourtant habile. Elle dirigeait
Fontranges sur les sujets les plus propres à le séduire, la chasse, les
chevaux. Elle jouait cette soirée, sa liaison de la nuit, avec douceur
et constance, comme une femme joue sa carrière, comme un vrai mariage.
Elle promettait pour cette nuit tout ce qui fait les unions longues et
heureuses, un bon caractère, de l’affabilité; elle savait coudre, elle
ne se froissait jamais. Jamais fiancée qui croit son fiancé décidé à
rompre n’employa plus de tact, plus de douce dignité: elle n’était pas
teinte, elle n’avait pas les cheveux courts. Têtu, Fontranges répondait
sans plaisir. Il ne lui demanda même pas son nom. Elle pouvait s’appeler
Auguste ou Georges, si cela lui plaisait. Il eut même le courage de la
questionner sur une femme blonde, avec de grands yeux bleus, avec une
peau très blanche, qui s’appelait Indiana. Il était étonné lui-même de
trouver pour dépeindre Indiana tant de détails; il aurait pu dire
qu’elle avait des cils doubles, l’ouverture des narines imperceptibles,
l’oreille rose, une seule des oreilles percée. La femme connaissait
Indiana. Indiana ne venait plus au bar, depuis que le barman lui avait
donné une paire de gifles et lui avait fait perdre un demi-litre de sang
par ces narines imperceptibles. Elle écrivit l’adresse de ce nouveau
bar. Elle n’y ajouta pas la sienne. Puis elle partit aussitôt, mais
dignement, refusant qu’il payât sa consommation, lui envoyant de la
porte un demi-sourire digne et triste, comme si ce départ était la
rupture de vingt ans d’existence commune. Dès qu’elle eut disparu, il se
leva et chercha le bar d’Indiana.

Il était tout voisin. Indiana en dix ans n’était jamais allée à la
campagne, n’avait jamais circulé en auto, n’avait même pas atteint la
limite des théâtres. Les bars qui l’avaient successivement abritée des
obus, des bombes, de la police, avaient des numéros différents, mais
étaient dans la même rue. Elle avait échangé le 27 pour le 15, puis pour
le 9, changé de cases, dans un jeu qui durerait sa vie. L’achèvement du
boulevard Haussmann avait rétréci son domaine, mais il ne lui venait pas
à l’idée de franchir cette nouvelle zone. Il faut se réduire, dans
l’époque où nous vivons. Aussi pour elle les ennuis qu’elle avait avec
chacun des barmen, des bargirls ou des agents étaient-ils centuples,
comme dans une île, Paris pour elle n’avait que trois barmen, six
agents. Vous pensez s’ils la reconnaissaient! Fontranges était dans le
bar depuis quelques instants quand Indiana entra.

Elle était seule. Indiana était d’ailleurs toujours seule. Elle n’avait
jamais été vue donnant le bras à un homme, se promenant avec un homme...
On pouvait exercer ce métier sans se compromettre. Les compromissions à
ses yeux c’était l’amitié, la camaraderie. Elle n’avait pas changé; le
même teint laiteux sans poudre, les mêmes lèvres rouges sans rouge, les
mêmes yeux bleus à iris si larges qu’ils semblaient dévorés par une
cataracte, ses sourcils noirs, ses cheveux blonds tirés en arrière,
offrant avec indifférence son visage sans vie comme une table
d’expérience sur laquelle les couleurs se différenciaient à l’extrême.
Entre ce rose, ce bleu, ce blanc, il y avait des différences de siècle,
de climat, de matière... Le bar était à peu près vide. Machinalement,
comme en hypnose, elle se dirigea vers Fontranges, s’assit près de lui,
et tout recommença. Fontranges considérait ce beau front sans pensée,
ces beaux yeux sans regard, ce corps lourd et dense à poignets et à
chevilles délicats, que la paresse plus que la mode enveloppait de
vêtements faciles, presque de vêtements d’enfant. Quel mal, quelle
faiblesse humaine, par amour de Bella, venait-il cette fois prendre de
cette femme? Elle ne l’avait pas reconnu. Elle ne reconnaissait pas les
objets que Fontranges sortit pour éveiller sa mémoire, le porte-cigare
que le cheval en écume, la boîte d’allumettes que des hures de sangliers
rendaient pourtant caractéristiques. Mais elle ne reconnaissait jamais
rien, à peine l’Opéra. Elle parla. Il apprit ce qui s’était passé en ces
dix ans. La revanche de Bella sur les hommes s’était poursuivie. Elle
leur volait la cocaïne, l’héroïne. Un phénomène avait voulu l’épouser,
très riche. Il la croyait sans amant. Ce qu’elle s’était vengée de lui!
Elle s’était arrangée pour se faire surprendre. Il avait voulu lui
pardonner, il lui avait apporté trois bagues à choisir, elle avait
choisi la plus chère et la lui avait renvoyée dans un pot de moutarde,
le rubis scié en deux. Elle parlait sans accent, droit devant elle,
assise comme une souffleuse, comme le souffleur indolore d’un personnage
forcené que Fontranges voyait par moments à sa vraie taille... Le bar
ferma, ils sortirent. Il l’accompagna, sans qu’elle eût dit un mot
d’offre ou de refus, comme si depuis dix ans c’était lui qu’elle venait
chaque soir attendre vers minuit. Elle habitait la même maison, la même
chambre. Fontranges se rappelait chacune des têtes effarées qui étaient
sorties voilà dix ans des portes de chaque palier pour se renseigner sur
la guerre. Il regretta ces arrêts à chaque étage, ces enfants à chaque
étage à rassurer. C’était eux surtout qui l’avaient rassuré lui-même.
Dans la chambre, toujours pas de chaise. Il fallait plonger dans cette
nuit affreuse et douce toujours comme un nageur d’un promontoire. Quand
il fut couché, la lampe éteinte, elle se promena longtemps nue, garnit
nue son fourneau d’essence. C’était son remède pour éviter les
incendies, qu’elle craignait. Ce fut une bête tachetée de glace et de
feu qui se glissa près de Fontranges.

Au milieu de la nuit, elle se réveilla. Fontranges sanglotait. Jacques,
Bella, unis soudain dans un amour parfait, s’étaient penchés sur
lui.--Je suis ta fille, disait Jacques.--Je suis ton fils, disait
Bella... et ils s’embrassaient... Indiana n’avait jamais entendu pleurer
un homme. Mais elle avait eu assez d’autres expériences pour essayer de
deviner ce bruit. Elle prêta l’oreille... Ce n’était pas l’éternuement.
On n’éternue pas cent fois de suite... Ce n’était pas, comme voilà trois
semaines, l’angine de poitrine. Dans l’angine, on se débat, on appelle
au secours... Il était trop vieux aussi pour avoir eu les gaz...
Peut-être tout bonnement une attaque... Et encore non, l’attaque dure
une seconde, et celui-là n’avait vraiment pas l’air d’avoir fini!... Il
n’y avait pas de doute. Cet homme près d’elle pleurait. A Indiana seule
arrivaient ces aventures! Pour la première fois, la maladie d’un homme
lui arracha une parole.

--Eh bien, papa, demanda-t-elle, dans ce langage incestueux qui était sa
seule tendresse; tu pleures?

Il se contint, mal...

--Ça ne passe pas, mon oncle? Tu veux de l’aspirine?

Une minute s’écoula... Un sanglot revint...

--Ah, frère, sûrement, l’amour n’est pas drôle! dit-elle.


FIN




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 14 JANVIER 1926
    PAR F. PAILLART A
    ABBEVILLE (SOMME)






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BELLA ***


    

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