Opuscules

By Jean-B.-A. Ferland

The Project Gutenberg EBook of Opuscules, by Jean-Baptiste-Antoine Ferland

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Title: Opuscules

Author: Jean-Baptiste-Antoine Ferland

Release Date: January 17, 2005 [EBook #14720]

Language: French


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L'ABBÉ FERLAND


OPUSCULES


1876



Dans les premiers jours de septembre, 1852, je m'embarquais sur la
_Doris_, afin de visiter, pour la première fois, les côtes désertes et
inhospitalières de l'île d'Anticosti. Peu élevée, bordée de récifs et
souvent couverte de brumes épaisses, cette terre est fort dangereuse
pour les bâtiments qui entrent dans le fleuve Saint-Laurent ou qui en
sortent. L'automne et le printemps, les vents soufflent avec une extrême
violence sur la mer voisine; aussi de nombreux naufrages ont rendu
tristement célèbre le nom de l'île d'Anticosti.

Autrefois, quand un vaisseau venait se briser à la côte, les hommes de
l'équipage, qui n'étaient pas engloutis par les flots, ou broyés par les
rochers, étaient condamnés à périr de faim et de froid, sans pouvoir
espérer de secours. Les sinistres de ce genre devenaient si fréquents et
si désastreux, à mesure que le commerce du pays s'étendait au dehors,
que la législature du Bas-Canada dut s'occuper de les prévenir, ou du
moins de venir en aide aux matelots naufragés. Depuis quinze à vingt
ans, deux, phares ont été bâtis sur la côte méridionale d'Anticosti, par
les soins du gouvernement provincial. Ils sont à trente lieues l'un de
l'autre; le premier s'élève sur la pointe est de l'île, et le second sur
la pointe du sud-ouest Ce sont des tours de soixante-dix à quatre-vingts
pieds de hauteur, couronnées par un fanal monstre, dont la lumière sert
à signaler aux navigateurs deux des points les plus dangereux de l'île.
Chacun de ces phares est à cinq ou six étages; l'appartement le plus
rapproché du fanal renferme l'huile et une partie des appareils qui font
tourner les réverbères. Dans les étages inférieurs sont déposés des
vivres, réservés pour les besoins des matelots et des voyageurs, que
quelque accident jetterait sur l'île. Deux autres dépôts ont été établis
pour la même fin, l'un, à la rivière Jupiter ou rivière aux Chaloupes, à
mi-chemin entre les deux phares, et l'autre à dix lieues au-dessus de la
pointe du sud-ouest, vers le fond de la baie de Gamache.

Le vapeur à hélice, la _Doris_, allait distribuer les provisions
d'huile, de lard et de farine, avant les gros temps de l'équinoxe; il
portait quelques membres du bureau de la Trinité, chargés de visiter les
établissements confiés à leur surveillance. Quoique ma mission fût d'un
ordre tout différent, j'avais obtenu la permission de prendre passage
à bord du même bâtiment, sur lequel messieurs les commissaires me
témoignaient la plus franche amitié.

Nous n'avions plus qu'une étape à visiter dans l'île, celle de la baie
de Gamache. J'avais hâte d'y arriver, car depuis nombre d'années le nom
du sieur Gamache retentissait à mes oreilles, sans que j'eusse trouvé
l'occasion de voir le personnage lui-même. Il n'est pas un pilote du
Saint-Laurent, pas un matelot canadien, qui ne connaisse Gamache de
réputation; de Québec à Gaspé, il n'est pas une paroisse où l'on ne
répète de merveilleuses histoires sur son compte. Dans les récits
populaires, il est représenté comme le beau idéal d'un forban, moitié
ogre et moitié loup-garou, qui jouit de l'amitié et de la protection
spéciale d'un démon familier. "On l'a vu debout sur un banc de sa
chaloupe, commander au diable d'apporter un plein bonnet de bon vent; un
instant après, la chaloupe de Gamache faisait vent arrière, les voiles
pleines, sur une mer unie comme une glace, tandis que, tout autour, les
autres embarcations dormaient sur l'eau, sur un calme plat. Pendant un
voyage qu'il fit à Rimouski, il donna un grand souper au démon, non pas
à un diablotin de seconde classe, mais au bourgeois lui-même. Seul avec
ses compagnons invisibles, il a massacré des équipages entiers et s'est
ainsi emparé de riches cargaisons. Vivement poursuivi par un bâtiment de
la compagnie des postes du Roi, il a disparu avec sa goëlette, au moment
où il allait être saisi, et l'on n'a plus aperçu qu'une flamme bleuâtre
dansant sur les eaux". Voilà la substance de bien des légendes que, le
soir à la lumière des étoiles, les matelots débitent sur le gaillard
d'avant, et qui se répètent, au coin du feu, dans les réunions du
village.

Sur ces récits merveilleux s'était élevée et avait grandi la réputation
du redoutable sorcier; aussi la plupart des voyageurs auraient-ils mieux
aimé escalader la citadelle de Québec que d'approcher, pendant la nuit,
de la maison de Gamache.

Ces contes avaient été accueillis même sur les navires anglais, qui,
dans la traversée entre la Grande-Bretagne et le Canada, sont forcés
de côtoyer l'île d'Anticosti. Un de mes compagnons de voyage, ancien
officier de la marine royale, en arrivant dans ce pays, il y a environ
quinze ans, fut tout étonné, lorsqu'il passa vis-à-vis de l'île
d'Anticosti, d'entendre les récits des matelots anglais sur le compte du
terrible Gamache. Les fables les plus merveilleuses étaient débitées par
un marchand juif, de Montréal, qui, pendant deux jours, fut dans des
transes continuelles, tant il craignait d'être mis à la broche et dévoré
à belles dents dans l'antre du polyphème d'Anticosti.



II

La _Doris_, arrêtée par une brume épaisse, avait mouillé au large de
la Baie de Gamache. Vers huit heures du matin, les bancs de brume se
dispersent sous le souffle d'un vent frais, et un soleil brillant nous
laisse apercevoir, à une lieue de distance, les deux caps qui marquent
l'entrée de la baie. Nous doublons la pointe à l'Aigle, et devant nous
se déroule, sur une longueur de cinq milles, une belle nappe d'eau,
abritée contre tous les vents, à l'exception de ceux qui viennent
du sud. Nous entrons dans la Baie de Gamache, seul port de l'île
d'Anticosti. Sur un côteau, qui s'étend au fond de la baie, brillent,
par leur blancheur, des édifices groupés en forme de village; il n'y
a là cependant que la maison, les granges et les hangars du maître du
lieu. Ils sont sur les bords d'une petite rivière, qui serpente au
milieu de belles prairies, et se décharge à la mer, tout près de la
maison.

Dans les eaux de la baie il y a chasse et pêche en abondance; à notre
passage se lèvent canards, sarcelles, huards, outardes. Dès que nous
avons jeté l'ancre, des loups-marins s'approchent; se tenant à une
distance respectueuse, ils examinent attentivement, et avec un certain
air d'intelligence, la masse noire qui, au milieu de flots d'écume,
lance le feu et la fumée. Ils la prennent sans doute pour quelque
baleine extraordinaire, qui vient envahir leur paisible domaine; aussi
ont-ils la prudence de se tenir hors de la portée de sa queue et de ses
lourdes mâchoires.

A peine avons-nous mis pied à terre qu'un homme, en cheveux blancs, mais
encore vert et vigoureux, s'avance vers nous et vient me saisir la main
avec une énergique cordialité. "C'est à vous le premier que je dois
donner la main, monsieur le curé; soyez le bienvenu. Excusez, messieurs,
mais je dois commencer par mon prêtre". C'était Louis-Olivier Gamache,
maître du lieu. A son compte, notre hôte avait alors soixante-huit
ans; il était plein de feu et d'activité, parlait fort et ferme, et
s'occupait de ses affaires avec tout l'entrain d'un jeune homme.
"Voyez-vous, messieurs, on est porté à vivre vieux ici", nous
répondit-il, lorsque nous le complimentions de sa vigueur; "Pair de la
mer entretient la santé. Regardez mon poulin, là-bas: il ne songe pas
encore à mourir. Ce n'est pourtant plus une _jeunesse_, car il avait six
ans quand il arriva ici, il y a bientôt vingt-neuf ans".

La maison, consistant en un rez-de-chaussée surmonté d'un étage et d'une
mansarde, était un véritable arsenal. Dans la chambre voisine de la
porte d'entrée, je comptai douze fusils, dont plusieurs étaient à deux
coups. Chargés et amorcés, ils étaient suspendus aux poutres et aux
cloisons, au milieu d'épées, de sabres, de piques, de baïonnettes, de
pistolets. Chaque appartement, même dans les mansardes, renfermait au
moins deux ou trois fusils. De plus, toutes les précautions avaient
été prises pour empêcher les étrangers d'entrer sans la permission du
maître; toutes les portes et les fenêtres se fermaient de manière à
pouvoir être solidement barricadée et à résister aux efforts d'un ennemi
placé à l'extérieur. Au moyen de ces arrangements, deux ou trois hommes,
retirés dans la maison, auraient pu soutenir un siège régulier contre
une douzaine d'assaillants. Près du perron, un canon était monté sur un
affût de mauvaise mine; mais il n'était plus guère en état que de faire
du bruit.

Tenus avec un soin et une propreté remarquables, les hangars contenaient
de longues rangées de barils, de seaux, de barriques, et d'épaves
de tout genre. "Mes étables ne renferment plus d'animaux", nous dit
Gamache, en nous les indiquant de la main; "avant la mort de la bonne
femme, j'avais ordinairement quatorze à quinze vaches; par défaut de
soins tout a fondu, depuis qu'elle n'y est plus pour veiller sur le
train. Je vois bien que je serai forcé de me marier une troisième fois.
Je pense, monsieur le curé, que si vous pouviez me trouver, à Québec,
une femme qui voudrait devenir madame Gamache, vous me rendriez service
et à elle aussi, peut-être". Je n'osai promettre que je m'occuperais de
l'affaire; je n'en avais point le temps, et d'ailleurs je n'avais aucun
espoir de trouver une personne qui voulût consentir à être maîtresse de
ce manoir, à condition d'y passer presque toute l'année dans un complet
isolement. Les absences du bourgeois étaient fréquentes; durant l'été,
il naviguait; en hiver, il courait les bois pour faire la chasse.

Sa seconde femme est morte pendant qu'il était dans la forêt, occupé à
tendre et à visiter des pièges. Quand il rentra à la maison, après une
absence de deux semaines, il ne trouva plus qu'un cadavre glacé et
raidi, auprès duquel se pressaient, exténués de faim et transis de
froid, ses deux petits enfants, âgés l'un de cinq et l'autre de six ans.
"Voilà comme on me trouvera quelque bon jour; chacun aura son tour.
Eh bien! puisqu'elle est morte, il faut l'enterrer". Ce fut la seule
remarque qu'il fit au chasseur qui l'accompagnait; il avait cependant
toujours témoigné à sa femme de la bonté et de l'affection.

Pendant les quelques heures que nous passâmes en ce lieu, nos préjugés
contre Gamâche se dissipèrent. Dans sa personne, les dehors étaient
rudes, mais le fond du coeur était bon. Il était le premier à rire des
moyens qu'il avait employés pour acquérir sa terrible renommée, et il
se félicitait de la sécurité qu'elle lui procurait dans son poste
périlleux. Nous pûmes recueillir de sa bouche quelques détails sur sa
vie et, en particulier, sur les espiègleries qui avaient rendu son nom
célèbre dans les quartiers d'alentour.



III

Louis-Olivier Gamache naquit à l'Islet, vers 1784, d'une famille
originaire de Saint-Illier-la-Ville, dans le diocèse de Chartres. Ses
ancêtres s'établirent, il y a près de deux cents ans, dans la côte de
Beaupré, d'où ils passèrent sur la rive méridionale du Saint-Laurent.
C'est d'un membre de cette famille que le fief Gamache a reçu son nom.

D'un caractère ardent et aventureux, le jeune Olivier quitta ses parents
à l'âge de onze ans, pour s'engager comme mousse à bord d'une frégate
anglaise; son éducation se fit dans les haubans et sous la direction de
la garcette. Aussi, quand il revint au pays, après avoir servi pendant
de longues années dans la marine royale, il rapporta toute l'intrépidité
et en même temps toute la rudesse d'un vieux matelot anglais. N'ayant
point réussi dans le négoce qu'il entreprit d'abord à Rimouski, il
alla se fixer dans l'île d'Anticosti, au fond de la baie qui porte
aujourd'hui son nom; il acheta cet établissement d'un sieur Hamel, qui y
avait résidé assez longtemps.

Cette situation était conforme aux goûts de Gamache, car il aimait
l'indépendance; il pouvait, en ce lieu, se livrer à ses occupations
favorites, la pêche, la chasse, la navigation. Seul avec sa femme, ses
enfants et un ou deux serviteurs, il passait six mois d'un long hiver
sans avoir de rapports avec le reste du monde. Ses plus proches voisins,
placés à dix lieues de lui, vivaient dans un semblable isolement.

En été sa baie était visitée par des navires cherchant un havre, et
quelquefois par des coureurs d'aventures. Par suite de l'éloignement de
tout secours, sa maison était exposée à des attaques de la part de ces
derniers; il songea donc à la mettre à l'abri d'un coup de main, en
multipliant les moyens de défense et en attachant à son nom le prestige
d'une terreur superstitieuse.

Une veine de plaisanterie se cachait souvent au fond des mesures
qu'employait Gamache pour se faire craindre. Arrivant un jour à Rimouski
après un jeûne forcé, il s'arrête à une auberge et demande qu'on prépare
à souper pour deux personnes, dans une chambre séparée. Le souper est
servi; selon ses ordres, deux couverts sont placés sur la table.--"Mais,
qui attendez-vous pour souper?" demande l'hôtelière.--"Est-ce que cela
vous regarde? vous serez payée comme il faut; c'est assez. Retirez-vous,
et ne rentrez point sans que je vous appelle".

Le prétendu sorcier ferme soigneusement la porte. Après s'être acquitté
noblement de la tâche de deux bons mangeurs, il appelle l'hôtesse, qui
faillit perdre connaissance en entrant dans la chambre. La porte est
bien jusque-là restée fermée; et cependant voilà deux chaises auprès de
la table, les deux couverts ont servi, et, qui plus est, un seul homme
n'aurait jamais eu le courage de manger tout ce qui avait été mis sur la
nappe.

Le lendemain matin, tout le canton était informé que Gamache avait passé
la veillée avec le diable. On les avait entendus parler tout bas, et
bien des circonstances mystérieuses avaient été remarquées; mais on
n'osait pas les répéter. Gamache riait sous cape et se disait tout bas:
"Eh bien! mes b........s, puisque vous êtes si bêtes, on va mettre une
double charge à la peur".--"Madame, ce soir, je veux encore un souper
pour deux, entendez-vous? Je ne dînerai pas ici, mais j'y souperai". A
six heures, le souper était servi. En entrant dans la maison, Gamache
aperçoit un groupe d'hommes et de femmes qui s'éloignent de lui à son
passage.--"Est-il venu un monsieur habillé tout en noir?" demande-t-il
à l'hôtesse.--"Pas vu", répond celle-ci en tremblant.--"N'importe, je
vais l'attendre; tenez ma porte fermée". Depuis quelques minutes les
curieux chuchotaient dans la cuisine, lorsque tout à coup la porte
s'ouvrit, sans que personne se montrât. Gamache, au moyen d'un bâton
ramé d'une longue ficelle, avait fait l'opération, tout en restant
à l'autre extrémité de la salle à manger. Pâles de frayeur, hommes,
femmes, enfants s'enfuient par les portes et par les fenêtres; Gamache
est resté maître du champ de bataille; il se présente devant l'hôtesse,
toute tremblante, après la fuite précipitée des compères et des
commères.--"Eh bien! madame, vous n'avez pas encore vu venir le monsieur
en noir?"--"Non; personne ne l'a vu".--"N'importe, il paiera toujours
son écot, et je souperai pour lui et pour moi".

Après ce fait, passé devant beaucoup de témoins, personne dans la
paroisse de Rimouski n'aurait osé soutenir que le sorcier d'Anticosti
n'avait pas des rapports intimes avec sa majesté satanique.

De temps à autres, Gamache visitait les Montagnais, de la côte du Nord,
pour traiter avec eux, quoi que ces voyages ne fussent pas sans danger
pour lui. Voici pourquoi: La compagnie des postes du Roi prétendait
avoir le privilège exclusif de faire le commerce des pelleteries au
nord du Saint-Laurent, et menait assez durement les caboteurs qui
s'aventuraient sur ses prétendus domaines. Élevé à l'école des Anglais,
Gamache s'était déclaré l'ennemi des monopoles; dans les courses qu'il
entreprenait avec sa goëlette, légère et fine voilière, il usait, à
l'exemple de ses modèles, du droit de trafiquer avec le monde entier.
Comme il aimait à faire les choses franchement, il allait étaler ses
marchandises à la barbe des employés de la compagnie, dont il méprisait
les menaces, quand leurs forces n'étaient pas doubles des siennes. Il
était d'ailleurs assuré de trouver, dans l'occasion, des défenseurs
parmi les sauvages, qui favorisaient souvent les traiteurs.

Un jour que sa goëlette était mouillée dans le port de Mingan, au milieu
d'un cercle de canots montagnais, et que le trafic allait rondement, une
voile apparaît au loin et semble se rapprocher assez vite. L'oeil
exercé du vieux loup de mer a reconnu un bâtiment armé, dont il a déjà
plusieurs fois éludé la poursuite.--"A demain, de bonne heure, mes
amis", crie-t-il aux sauvages; "ne vous éloignez pas trop; nous
reprendrons nos affaires, quand j'aurai donné l'air d'aller à ces
messieurs".

L'ancre est levée, et pendant que l'ennemi court une bordée pour venir
tomber sur sa proie, la flotte de canots a disparu, et la goëlette
glisse rapidement hors du port, toutes les voiles déployées. Le croiseur
se met à sa poursuite, espérant bientôt la rejoindre; mais il avait
compté sans Gamache, habile pilote, qui réussit à conserver l'avance
prise au départ. Cependant la nuit se fait, et bientôt les deux
bâtiments ne sont plus que deux ombres perdues sur la surface des
eaux.--"Voilà le bon temps", observe Gamache, en s'adressant à son
compagnon; "attise le feu dans la cambuse pour que ces gredins-là voient
la flamme tout, à clair.--Bien.--A présent, il faut les faire courir
après un feu-follet". Il lie ensemble quelques bouts de planches pour en
former un radeau; les tisons enflammés de la cambuse sont enfoncés dans
un baril de goudron, qu'il cloue solidement au radeau, et le phare
flottant est descendu avec précaution à la mer.

--"Bon! là, mon garçon; largue l'amarre qui tient le radeau. Pendant
qu'ils vont s'amuser à le rejoindre, nous allons courir quelques bordées
pour aller reprendre notre place dans le port de Mingan. Ils ne sont pas
assez futés pour venir nous chercher là". Grande fut la déconvenue des
officiers du croiseur, quand, après une chasse prolongée, ils arrivèrent
à un petit feu qui semblait se nourrir des eaux de la mer. La poursuite
fut continuée au hasard vers le sud, avec le seul résultat de persuader
aux matelots que Gamache s'était échappé sous la forme d'un feu-follet.
Grande aussi fut la surprise des commis de Mingan, lorsque, le matin
du jour suivant, ils aperçurent la goëlette chassée la veille,
tranquillement mouillée à la placé qu'elle avait occupée, quelques
heures auparavant, et environnée d'un triple rang de canots montagnais.

Quoique Gamache se confiât à la générosité de la tribu montagnaise en
général, il y avait cependant des circonstances où il se mettait en
garde contre les individus.

Un jour, il était seul, tout-à-fait seul, dans son établissement, quand
un canot sauvage, jusque-là caché par les rochers, aborda à la grève
voisine. Un énorme montagnais en débarque, et, armé jusqu'aux dents,
s'avance d'un pas ferme vers la maison. Comme il était déjà sous
l'influence de l'eau-de-vie, il était à craindre qu'il ne voulût user de
sa force pour remplir la bouteille vide qu'il portait. Gamache n'était
plus d'âge à lutter corps à corps contre un si vigoureux gaillard. Son
parti est de suite pris; il ne faut pas que l'ennemi entre en maître
dans sa forteresse. Il se pose sur le seuil de la porte, une carabine
au bras et deux ou trois fusils à ses côtés.--"Arrête! Je te défends
d'avancer!" Il lance ces mots avec sa plus grosse voix, sans troubler
aucunement l'étranger qui continue sa marche.--"Si tu fais un pas de
plus, je te tue!" Le pas est fait; mais avant que le sauvage ait pu en
faire un second, il tombe frappé d'une balle à la cuisse. Gamache est
déjà à ses côtés; après avoir désarmé le blessé, il le charge sur ses
épaules, le porte à la maison, lave et bande sa plaie, puis l'étend sur
une paillasse. Les serviteurs furent tout surpris, en entrant au logis,
d'y trouver un malade servi avec le plus grand soin par leur bourgeois.

Quand la blessure du montagnais fut guérie, son hôte l'avertit qu'il
était temps de partir, et le conduisit à la grève.--"Tiens", lui dit-il,
"voilà ton canot et des provisions que je te donne; mais écoute bien,
sac à rum que tu es; si tu entends jamais dire que Gamache est seul à sa
maison, ne te montre pas ici; car cette fois-là, je te mettrai une balle
dans la tête, aussi sûr que j'en ai mis une dans ta cuisse d'ours". La
leçon eût son effet, et sur le blessé et sur les rôdeurs de sa tribu.

La rude réception faite au sauvage montagnais était un cas exceptionnel;
car Gamache accueillait ordinairement les étrangers avec hospitalité
quand il ne se défiait point de leurs intentions.--"Quelquefois,
cependant," disait-il, "il m'est arrivé de f.... r une bonne peur à ceux
qui paraissaient me craindre".



IV

Pendant une tempête qui avait rendu la mer furieuse, un jeune pilote,
ne pouvant plus tenir au large dans sa chaloupe, se jeta, de désespoir,
dans la baie de Gamache. Il avait entendu les mille et un rapports qui
circulaient sur ce redoutable individu; aussi ne fallait-il rien moins
que la crainte d'une mort certaine en pleine mer, pour l'engager à se
hasarder dans le repaire du tigre. Il aurait bien voulu rester sur sa
chaloupe; mais ce dessein lui paraissait plein de dangers. Gamache était
sur la grève et l'invitait à descendre; il était moins périlleux de lui
témoigner un peu de confiance que de paraître s'en défier. Après avoir
mis sa chaloupe en lieu de sûreté, le pilote s'avance en tremblant
vers la maison, où il a été devancé par le maître du lieu.--"Soyez le
bienvenu", dit celui-ci, en serrant la main de l'étranger, "je suis
bien aise de vous voir. Il y a quelque temps que je n'ai point reçu de
nouvelles du monde: vous allez m'en donner. Entrez; nous jaserons un peu
pendant que la bonne femme nous préparera à souper".

Les premiers regards du jeune homme tombent sur un pan de cloison garni
d'armes, depuis le haut jusqu'au bas. Cette vue le glace; il aurait
préféré être couché au fond de sa chaloupe, quand même il eût fallu être
ballotté par la mer la plus furieuse; mais il avait donné dans le piège,
il n'y avait plus moyen de reculer. Le souper et la veillée se passent
assez gaiement; le pilote contait de son mieux ses meilleures histoires.
Après avoir remercié son hôte, il veut retourner à sa chaloupe pour y
coucher.--"Non, mon ami, tu ne partiras pas; la mer est trop grosse au
large, la nuit est froide et humide; puisque tu ne peux pas sortir de la
baie, tu n'iras pas coucher dans ta chaloupe. J'ai en haut un bon coin
pour toi. Demain tu partiras, si tu es encore en vie". Impossible à
l'étranger de rejeter cette invitation pressante, sans offenser celui
qui l'a si bien accueilli; il faut s'exécuter. Un escalier étroit et
rapide conduit, par dehors, à la mansarde.--"Tiens, dors aussi fort et
aussi longtemps que tu pourras. Le lit est mou; il y a dans ce lit de
plume le duvet de bien du gibier; car, vois-tu, j'ai la main sûre; je ne
manque jamais mon coup quand je tire un fusil".

En se retirant, Gamache ferme la porte à l'extérieur; il n'y a plus
moyen d'échapper à main ferme et sûre. Aussi, la prière du voyageur se
fait plus longue qu'à l'ordinaire; il veut se tenir éveillé pour le
moment où arrivera le danger. Hélas! il est bien jeune encore pour
mourir sitôt. Et sa pauvre mère! qui en prendra soin dans sa vieillesse?
Il se jette tout habillé sur son lit, se promettant bien de ne pas clore
l'oeil; mais bientôt il succombe sous la fatigue et les émotions de la
journée, et il dort profondément.

Jusque dans son sommeil, la terreur le suit. Il rêve: à travers mille
périls, il s'est échappé de la caverne d'un géant; vivement poursuivi,
il a devancé son bourreau, il s'est jeté dans sa chaloupe, la voile est
hissée; un moment encore, et il est sauvé, quand un coup vigoureux,
appliqué contre la cloison, le rappelle à la réalité de sa position.
C'est bien Gamache lui-même qui se penche vers lui, et qui tient une
lanterne d'une main et un fusil de l'autre. C'est donc bien vrai, tout
ce qu'on a dit de cet homme!--"Ah! te voilà déjà réveillé! Mais comme
tu es blême! Je gage qu'on t'a dit que Gamache tuait les gens. Eh bien!
lâche, je viens te donner le dernier coup!...." Il lève le fusil, et le
suspend à deux clous enfoncés dans la cloison; puis tirant de sa poche
un verre et un flacon d'eau-de-vie, il remplit le verre, boit à la santé
de l'étranger, et l'invite à rendre le compliment;--"Tiens, prends un
bon coup, tu dormiras ensuite; et si Gamache vient t'attaquer cette
nuit, tu te défendras; voilà, au-dessus de ta tête, un fusil chargé que
je t'ai apporté exprès".

--"Eh bien! camarade", dit le maître de la maison à son hôte, en le
voyant descendre tout joyeux; le lendemain matin, "tu avais peur, hier
au soir; je m'en suis bien aperçu; j'ai voulu te la donner bonne quand
j'ai été te voir. Tu me connais à présent; et si jamais des peureux te
disent que Gamache tue les voyageurs, tu leur répondras qu'ils en ont
menti!... Tu vois bien que le diable n'est pas aussi noir qu'on le
dépeint!"



V

Nous étions arrivés à la même conclusion, lorsque nous laissâmes le
sieur Gamache pour retourner à notre bâtiment. Je n'ai point revu depuis
le sorcier d'Anticosti. Au mois de septembre dernier (1854), il est
mort, comme sa femme, seul, et sans secours. Depuis plusieurs semaines,
personne n'avait visité son établissement; lorsque, au bout de ce temps,
des voyageurs entrèrent dans la maison, ils ne trouvèrent plus que le
cadavre de Louis-Olivier Gamache.




LE LABRADOR




CHAPITRE PREMIER



I

AU mois de juillet, 1858, Mgr. de Tloa, administrateur du diocèse de
Québec, me chargeait d'aller au secours du P. Coopman, O. M. I., resté
malade à Mécatina, sur la côte du Labrador. Après avoir visité le bon
missionnaire, je devais continuer la visite des familles catholiques de
cette partie du Bas-Canada. Je laissais, le port de Québec, le vingt
juillet, à bord d'un vapeur côtier, pour aller m'embarquer, à Berthier,
sur la goëlette _Marie-Louise_, prête à faire voile vers les côtes du
Labrador.

Pendant cinq jours, un fort vent contraire nous empêcha de partir, et,
durant ce temps, je profitai de la bienveillante hospitalité de M. le
curé de Berthier. Dans l'après-midi du 25, le capitaine Narcisse Biais
me fit avertir que le vent devenant favorable, il était prêt à lever
l'ancre; et, le même soir, nous laissions le quai de Berthier, en
compagnie de plusieurs goëlettes qui, comme nous, avaient, été retenues
par le vent contraire. Le 29, nous entrions dans le port de Mingan, pour
étayer notre mât de misaine, qui s'était rompu pendant le gros temps de
la veille. Le capitaine s'adressa à l'agent du poste, monsieur
Comeau, qui s'empressa de mettre à notre disposition tous les secours
nécessaires pour réparer l'avarie. Mingan, situé à cent trente lieues
de Québec, est un poste de traite, tenu par la compagnie de la Baie
d'Hudson. Les sauvages d'une partie de la côte s'y réunissent tous les
étés, pendant la mission qu'y donne un R. P. Oblat; après avoir
arrangé leurs affaires spirituelles, ils s'occupent de leurs affaires
temporelles, et échangent leurs pelleteries pour les objets qui leur
sont nécessaires. Aujourd'hui, cependant, qu'ils peuvent facilement
trafiquer avec les marchands forains, les revenus de la compagnie, dans
cet endroit, ont dû considérablement diminuer. Les dépenses de celle-ci
sont grandes; car outre les frais requis pour l'entretien et la
direction du poste, la compagnie paie une rente assez forte aux
propriétaires de la seigneurie. D'après l'acte de concession, octroyé
en 1661, au sieur Bissot, la seigneurie de Mingan est très-grande,
puisqu'elle s'étend depuis le Cap Cormoran jusqu'à la rivière Kégashka,
et renferme ainsi près de cinquante lieues de côtes; néanmoins, elle
produit peu de revenus pour ceux qui l'exploitent.

Le port de Mingan est sûr et commode; les îles qui l'abritent permettent
d'y entrer et d'en sortir avec tous les vents. Aussi renferme-t-il
toujours des goëlettes, qui viennent s'y réfugier dans les gros temps,
ou bien y faire de l'eau et du bois. L'on y voit quelquefois réunis
vingt-cinq ou trente bâtiments, appartenant aux ports des États-Unis,
du Nouveau-Brunswick, de l'île Saint-Jean et de la Nouvelle-Écosse. Les
armateurs se rendent sur la côte pour la pêche de la morue, du hareng,
du maquereau, et aussi pour y faire quelque trafic. Depuis peu d'années,
des famines acadiennes se sont fixées dans les environs de Mingan, et
ont établi des pêcheries, qui paraissent productives, s'il en faut juger
par la grande quantité de morue étendue sur les rochers pour y sécher.



II

Peu de temps après la cession du pays aux Anglais, la rivière
Saint-Jean, dont l'embouchure est à quelques lieues au dessus de Mingan,
fut désignée pour servir de limite au Canada, vers le nord-est; par
cet arrangement, les côtes de Mingan et du Labrador, ainsi que l'île
d'Anticosti, furent annexées au gouvernement de Terreneuve; mais un
acte, passé la sixième année du règne de George IV, transféra les
bornes du Canada de la rivière Saint-Jean à une ligne courant depuis
Blanc-Sablon jusqu'au 52° degré de latitude nord.

Grâce à l'obligeance de monsieur Comeau, le mât brisé fut bientôt étayé;
et le trente, matin, nous levons l'ancre et reprenons notre course,
poussés par un fort courant qui nous aide beaucoup plus que le vent.
Dans l'étroit canal entre les îles de Mingan et la terre ferme, la marée
monte et baisse assez régulièrement. On me dit que, dans les grandes
marées, le flot monte à douze pieds au-dessus des basses eaux; tandis
que, sur la côte de l'île d'Anticosti, il ne s'élève guère au-dessus
de six pieds, et de cinq pieds seulement sur celle du Labrador. À sept
lieues au-delà du poste de Mingan, se trouve la Pointe-aux-Esquimaux, où
une vingtaine de familles acadiennes se sont établies depuis trois ans.
Elles viennent des îles de la Magdeleine, d'où elles se sont expatriées
pour améliorer leur condition. Pêcheurs, agriculteurs et matelots, les
Acadiens ont fait un excellent choix en transportant leur résidence en
ce lieu. Ici, ils trouvent des terres cultivables, une mer abondante
en poissons et en gibier; à leur porte est le port des Esquimaux,
complètement abrité pair des îles; et en arrière s'étend un excellent
pays de chasse; tandis qu'aujourd'hui les îles de la Magdeleine
n'offrent qu'une partie de ces avantages et sont beaucoup trop peuplées
pour les ressources qu'elles présentent. "Et puis, voyez-vous", me
disait un des émigrés; "les plaies de l'Égypte étaient tombées sur
nous. Les trois premières sont venues avec les mauvaises récoltes, les
seigneurs et les marchands; les quatre autres sont arrivées avec les
gens de loi. Du moment que les avocats ont paru, il n'y avait plus moyen
d'y tenir".

La côte de Mingan, ci-devant déserte, acquiert, par l'immigration, une
population vigoureuse, morale et franchement catholique. Les hommes en
général sont forts, robustes; ils sont surtout de hardis navigateurs;
les mères de famille sont bien instruites des vérités de la religion, et
savent élever leurs enfants dans la crainte de Dieu. Les habitants de la
Pointe-aux-Esquimaux possèdent des chevaux, des vaches, des moutons,
des cochons; et après les cinq ou six lieues de solitude qu'on vient de
parcourir, l'on est tout surpris de tomber au milieu du mouvement et de
la vie d'un village nouveau.



III

De Mingan au grand Nataskouan, l'on compte un peu plus de trente lieues.
Dans toute sa longueur, la côte est bordée d'îles, entre lesquelles se
croisent des passages assez difficiles pour les goëlettes. Après avoir
laissé la Pointe-aux-Esquimaux, nous préférons prendre le large, et ne
pouvons ainsi voir les six ou sept habitations qui sont en deçà du petit
Nataskouan[1].

[Note 1: A neuf lieues de la Pointe-aux-Esquimaux est la baie de
Sainte-Geneviève, à laquelle Jacques Cartier donna le nom de Baie du
Saint-Laurent.]

Samedi, 31 juillet, nous avions dépassé le grand Nataskouan, quand un
gros vent debout est venu nous arrêter et nous forcer à rétrograder. Les
courants étant contraires, aussi bien que le vent, notre capitaine se
décide à se mettre à l'abri. La grande rivière de Nataskouan, à l'entrée
de laquelle est un poste de la compagnie de la Baie d'Hudson, est devant
nous; mais la passe est difficile; ce matin-même une goëlette s'y
échouait sous nos yeux. Le conseil assemblé décide qu'il vaut mieux
retourner au port du petit Nataskouan, placé à deux lieues plus haut, et
formé par plusieurs îles et îlots, près de l'embouchure de deux petites
rivières. Une seconde colonie acadienne, venue aussi des îles de la
Magdeleine, s'est établie depuis deux ans autour du port et sur les
rivages de la baie voisine. Elle se compose de quinze familles, unies
entre elles par les liens de la parenté; d'autres parents et amis
doivent bientôt les suivre dans leur pays d'adoption. Déjà un
établissement de pêche et de commerce a été formé auprès du port, par
les sieurs LaParelle, de l'île Jersey: et si l'on en juge par les
commencements, leur entreprise aura du succès. Une trentaine d'hommes,
venus de Berthier et des paroisses voisines, sont employés, par la
société LaParelle, à faire la pêche de la morue, et, depuis l'ouverture
de la navigation, cette pêche a été fort abondante.

Si la saison continue d'être aussi avantageuse, les maîtres et les
employés seront amplement récompensés. Presque tous les hommes, occupés
sur cette grève, pêchent au cent; cela veut dire qu'on leur donne une
somme stipulée d'avance pour chaque centaine de morues, qu'on les
nourrit, qu'on leur fournit des berges; quant aux pêcheurs, ils donnent
leur travail sur la mer et n'ont d'autres obligations que celle de
déposer la morue au rivage. Sur la côte du Sud, on donne le nom de grave
à un établissement de pêche où l'on fait sécher la morue; ici on se sert
du mot _raing_, qui vient peut-être de _room_, terme usité parmi les
Anglais.

Plusieurs hommes de l'équipage descendent à terre pour passer la veillée
avec leurs amis les _Cadiens_, et les informer qu'il y a un prêtre sur
la goëlette. Le lendemain étant un dimanche, la nouvelle est accueillie
avec plaisir dans toutes les maisons de la petite colonie. Accoutumés,
dans les îles déjà Magdeleine, à vivre auprès d'un prêtre, les habitants
de Nataskouan regardent comme une grande privation de ne pouvoir
assister à la messe tous les dimanches et jours de fête. L'arrivée d'un
prêtre leur était d'autant plus agréable qu'ils s'y attendaient moins;
car un mois auparavant les PP. Label et Bernard avaient donné la mission
en ce lieu, et ils n'y devaient revenir qu'au bout d'une année.

Le dimanche, premier d'août, quelques-uns des habitants, montés sur une
berge, arrivèrent de bonne heure à la goëlette, pour m'inviter à leur
donner la messe. C'était ce que je désirais faire. Comme je descendais à
terre, le patriarche du lieu, le père Victor Cormier, venait au-devant
de moi pour me conduire à sa maison, où les missionnaires ont coutume de
s'arrêter et de dire la messe. Ils ne pouvaient faire un meilleur choix;
car le père Cormier et sa femme sont extrêmement respectables, et se
font remarquer par leur honnêteté et leurs bonnes manières. Quand
j'arrivai à la maison de mon hôte, un de ses petits fils, gamin de cinq
ou six ans, sur l'avis donné par sa grand'mère "de faire serviteur à
monsieur le curé", vint me faire un gentil salut à la matelote. Paul a
déjà pris le costume et la tournure d'un marin; son amusement favori est
de grimper sur les genoux du grand-père, en se cramponnant à ses jambes,
et imitant les mouvements d'un matelot qui monte dans le hunier. Dans
ces parages, il faut être matelot, et avoir appris à l'être de bonne
heure, car la moitié de la vie d'un homme se passe sur l'eau, et c'est à
la mer que les habitants de la côte doivent recourir, afin d'obtenir les
choses dont ils ont besoin pour eux-mêmes et pour leurs familles. Dès
le petit printemps, il faut partir pour la chasse du loup-marin;
puis viennent les pêches de la morue, du hareng et du saumon, qui se
succèdent de telle sorte, que les hommes et les jeunes gens doivent être
sur la mer depuis le mois d'avril jusqu'à la mi-novembre.

La chasse du loup-marin, quand elle a lieu le printemps, exige
ordinairement des goëlettes, parce qu'il faut aller la faire au large,
au milieu, des grandes glaces flottantes. Au mois d'avril dernier, les
deux goëlettes, qui appartiennent aux habitants de Nataskouan, partirent
pour un voyage de ce genre; elles étaient montées par seize hommes, dont
un était fourni par chaque famille. Après une course de vingt lieues au
large, les chasseurs aperçurent de grandes glaces, s'étendant à perte de
vue et couvertes de loups-marins. Deux heures se sont à peine écoulées
que les goëlettes sont amarrées aux glaces, et tous les hommes, armés de
bâtons, débarquent pour commencer l'oeuvre de destruction. Un seul coup
asséné sur le nez du loup-marin suffit pour lui donner la mort; aussi
est-ce sur cet organe que se dirigent tous les coups des chasseurs. Ils
ont le soin de commencer la tuerie par ceux qui sont les plus près de
l'eau. Cette précaution est nécessaire, car si quelques-uns de la bande
se jetaient à la mer, tous les suivraient; au contraire, tant que ceux
qui occupent les bords de la glace demeurent immobiles, les autres se
contentent de contempler le massacre de leurs frères, sans faire aucun
mouvement pour prendre la fuite.

La chasse, dans cette circonstance, fut si abondante, qu'au bout de deux
jours, dix-huit cents loups-marins avaient été embarqués sur les deux
goëlettes; c'était tout, ce qu'elles pouvaient porter. Il restait encore
sur la place plusieurs milliers de loups-marins, qui paraissaient
résignés à partager le sort de leurs compagnons; mais il aurait été
inutile de les tuer, puisqu'il n'y avait pas moyen de les emporter.
Après une course de douze jours, les chasseurs rentraient en triomphe au
port. L'huile allait couler à larges flots, et, avec elle, la joie
et l'abondance; plus d'une ménagère, allongeait déjà la liste de ses
emplettes futures chez le marchand. Malheureusement, on n'avait pas
songé à préparer des futailles.--"Allons en chercher aux îles de la
Magdelaine", proposa un des chefs.--"Allons-y", répondent tous les
autres; "ils connaîtront qu'il y a du loup-marin à Nataskouan autant
qu'aux îles de la Magdeleine". C'est vrai; mais aussi les futailles
manquaient aux îles de la Magdeleine, comme à Nataskouan. L'on cingla
alors vers Pictou, dans l'espérance d'être plus heureux; ici encore on,
fut complètement désappointé; il fallut retourner à Nataskouan comme
l'on était venu, et se décider à tirer parti de tous les vieux barils
qu'on pourrait trouver. Pendant ce pélerinage de quinze jours, les
loups-marins restaient à fond de cale; une portion de l'huile se sépara
des chairs, se mêla avec les eaux croupies de la sentine, et fut ainsi
perdue, grâce à l'imprévoyance des pêcheurs.



IV

Les maisons de Nataskouan sont propres à l'extérieur et à l'intérieur;
la bonne tenue qui y règne prouve que les habitants ont joui d'une
certaine aisance dans leur ancienne patrie. Avec les avantages que
présente Nataskouan, ils s'y croiraient heureux, s'ils pouvaient obtenir
la résidence d'un prêtre, ou du moins les visites plus fréquentes d'un
missionnaire. Ils s'inquiètent de l'avenir de leurs enfants, qui vont
être élevés sans recevoir d'autre instruction religieuse que celle que
les parents pourront eux-mêmes donner. Dans l'espérance d'avoir bientôt
un missionnaire, chargé de demeurer sur la côte, ils se proposent de
bâtir une chapelle, à laquelle ils ajouteraient facilement un logement
suffisant pour lui et pour son serviteur. Si, un jour, le supérieur
ecclésiastique jugeait à propos de placer un prêtre, pour desservir les
habitations qui s'échelonnent depuis Mingan jusqu'au cap de Wapitugan,
point mitoyen entre les deux parties du Labrador, Nataskouan se
trouverait à peu près au centre de la mission, et offrirait une
population plus rapprochée et plus considérable qu'aucun autre poste de
la côte, à l'exception de la Pointe-aux-Esquimaux.

Sur la pointe qui s'avance dans le havre, près de l'embouchure du petit
Nataskouan, un plateau, élevé d'une quarantaine de pieds au-dessus du
niveau de la mer, est encore tout couvert de bois. Ce serait, il me
semble, le lieu le plus convenable pour la chapelle[2]; placée sur la
hauteur, elle serait visible du port et de toutes les parties de la
baie. Près de cet endroit est le magasin, où tous les habitants ont
affaire; c'est à quelques pas de la pointe que les pêcheurs viennent
chaque soir mettre leurs berges en sûreté; de là aussi le prêtre pourra
plus facilement surveiller les employés de la grave et les équipages
des bâtiments, qui s'arrêtent ici en assez grand nombre. Il paraît plus
avantageux que le missionnaire réside dans un lieu où ses rapports
avec ses paroissiens seront plus faciles, et où il pourra exercer une
influence salutaire sur la population flottante, amenée chaque été par
les navires.

[Footnote 2: Une chapelle et un presbytère ont été bâtis à Nataskouan,
et un missionnaire y réside depuis le printemps de 1861; il est chargé
de la partie inférieure du Labrador canadien. Sa mission a à peu
près cent vingt lieues de côtes. Un autre missionnaire est à la
Pointe-aux-Esquimaux.]

On trouve autour de Nataskouan des forêts renfermant des sapins, des
épinettes et des bouleaux. Ces arbres, plus beaux dans l'intérieur du
payé, n'atteignent pas une grande hauteur près de la mer; ils suffisent
néanmoins pour fournir, outre le combustible, des pièces de charpente et
de bons madriers. Comme sur le reste de la côte, depuis la Pointe
des Monts, le sol est ici sablonneux; engraissé avec du varech ou du
poisson, il produit facilement des pommes de terre, des navets, des
légumes. Les céréales croissent rapidement, mais l'on n'a pu encore
constater si le blé peut y mûrir; l'orge et le seigle d'automne
réussiraient probablement. Les pois sauvages et une herbe particulière
au pays couvrent spontanément le sol et suffiraient pour nourrir les
bestiaux dont on pourra avoir besoin.

Près de la mer se sont formées plusieurs rangées de dunes, qui
ressemblent aux vagues soulevées par le vent. Si l'on creuse un trou
entre ces dunes, il s'emplit aussitôt d'une eau claire et parfaitement
douce. En passant à travers les sables, l'eau de la mer est filtrée et
se décharge complètement du sel qu'elle tenait en solution; plusieurs
des puits, qui servent aux besoins des habitants, ne sont qu'à,
cinquante ou soixante pieds de la ligne des hautes marées; et cependant
l'eau y est aussi bonne et aussi fraîche qu'on la puisse désirer. Chacun
peut avoir ainsi près de sa porte une source qui ne saurait jamais être
épuisée, puisque la mer lui sert de réservoir.

Moyennant ces avantages nombreux, rien n'empêcherait la population de
Nataskouan de s'accroître et de s'étendre, s'il était possible d'obtenir
des titres de concession de la part des seigneurs de Mingan. Jusqu'à
présent, les établissements ont été commencés sans leur participation,
et il est difficile de faire des arrangements avec eux, car ils sont
nombreux et dispersés en Angleterre, au Canada et aux États-Unis. En
arrivant dans ce lieu, il y a deux ans, les colons se placèrent près
du rivage, et après avoir mesuré l'étendue de grève que chacun se
réservait, ils se mirent à l'oeuvre, pour construire des habitations
avant la venue de l'hiver. Chaque lopin a environ quatre-vingts ou
cent pas de largeur sur une profondeur indéterminée; avec la pêche, il
suffirait pour faire vivre convenablement une famille laborieuse.

Il est de l'intérêt public que le gouvernement protège les colons qui
viennent fertiliser de leurs sueurs ces côtes incultes et abandonnées.
L'on parle beaucoup d'encourager les pêcheries, de former des matelots,
d'empêcher les étrangers de profiter seuls des richesses du golfe
Saint-Laurent. Eh bien! sans aucun effort de la part du gouvernement
canadien, et par suite de circonstances favorables, ces projets sont en
voie de réalisation. Voilà une population vigoureuse, morale, formée aux
durs travaux de la terre et de la mer, appartenant au pays, parlant la
langue du pays, fermement attachée à la religion de la majorité des
habitants du pays; elle s'offre à mettre en valeur les pêcheries, à
fournir de bons marins, à lutter pour conserver au Canada ses droits
et ses privilèges contre les envahissements des spéculateurs des
États-Unis. En retour, elle demande qu'on lui permette de s'asseoir
paisiblement sur les sables déserts du Labrador, en face des grandes
solitudes de l'océan, qu'elle se plaît à parcourir; elle désire qu'on
lui assure le fruit de ses travaux, et que de prétendus propriétaires
n'aient pas le droit de venir la troubler, lorsqu'elle aura donné la
valeur réelle à cet établissement. Les seigneurs ont négligé de faire
habiter les côtes de leur seigneurie, ou bien ils n'ont pu y réussir; le
gouvernement a sans doute le droit de mettre lui-même à exécution les
conditions imposées à tous ceux qui ont reçu de grandes concessions
de terre; et l'obligation de faire habiter les terres accordées en
seigneurie, est une des clauses qu'on trouve le plus souvent répétées
dans les actes de concession. Il est désirable, il est nécessaire que la
côte du Labrador soit habitée, afin que les navires qui suivent la route
du détroit de Belle-Isle puissent trouver des secours, dans les cas
d'avaries ou de naufrages.

Les offices du dimanche étant terminés, je regagnai le bâtiment, malgré
les pressantes sollicitations du père Cormier, qui voulait m'engager à
demeurer chez lui. J'aurais bien volontiers accepté ses offres, mais je
tenais à ne point retarder le départ de la goëlette, si le vent devenait
favorable.



V

Le lendemain, 2 septembre, deux barges chargées de sauvages arrivèrent
de grand matin sur notre bord. Ces braves gens viennent faire baptiser
un enfant, et tous les intéressés se sont réunis avec leurs parents et
leurs amis pour être présents à la cérémonie. Parmi les assistants
est un chef, qui étale avec complaisance sur sa poitrine une médaille
d'argent, portant l'effigie de la reine Victoria. Il me prête secours
quand il s'agit d'obtenir les noms des parents et ceux du parrain et de
la marraine. Chacun d'eux me donne volontiers son nom de baptême; mais
quand je lui demande son nom de famille, il me regarde en souriant, puis
il se tourne vers ses compagnons, comme pour leur demander s'ils en
savent quelque chose; et voilà tout. Sur les quatre noms de famille que
je voulais connaître, je n'en pus obtenir qu'un seul. On m'apprit plus
tard que les sauvages ne tiennent pas beaucoup à ces noms, qui sont
souvent une raillerie ou un opprobre, quoique dans leur bouche ils aient
une apparence magnifique. Aussi dans les circonstances solennelles,
comme ils ne veulent point se clouer eux-mêmes l'injure au front, ils
laissent à leurs camarades le soin de parier; et ceux-ci par délicatesse
sourient et se taisent.

Ces montagnais se préparaient à remonter la grande rivière de
Nataskouan, qui s'avance fort loin dans l'intérieur du pays. Pendant
l'automne et l'hiver ils feront la chasse, et ils ne descendront à la
mer qu'au printemps prochain, pour aller au magasin et pour assister aux
exercices de la mission. Ils emportent avec eux quelques sacs de farine;
le fusil leur procurera la viande. Le lièvre, la perdrix blanche, le
caribou et l'ours, voilà les provisions sur lesquelles ils comptent pour
passer l'hiver. Mais si le gibier est rare, s'il survient un accident
au chasseur, la famine se déclarera dans la cabane; les enfants et
les parents se suivront au tombeau, sans qu'aucun étranger en ait
connaissance. Il n'est pas rare que des familles entières ou presque
entières disparaissent ainsi pendant l'hiver, lorsque la petite
provision de farine a été épuisée et que la chasse ne produit rien; la
tribu s'aperçoit à la réunion du printemps qu'il lui manque une famille.




CHAPITRE DEUXIÈME



I

Dans l'après-midi de ce jour, nous pûmes laisser Nataskouan, et nous
mettre de nouveau en route. De ce havre à Wapitugan, il y a environ
vingt-cinq lieues; sur cette étendue de côtes sont le poste de Kégashka
ou se termine la seigneurie de Mingan, et où sont établies sept ou
huit familles acadiennes, puis ceux de Maskouaro, de la Romaine, de
Coucoutchou, qui renferment chacun une famille.

A Wapitugan, la côte qui, depuis Mingan, a couru de l'est à l'ouest, se
replie vers le nord-est. Le pays change d'aspect; les îles deviennent
plus nombreuses et bordent la côte sur deux ou trois rangs; les
arbres disparaissent, l'on ne rencontre plus que des broussailles, ou
_brousses_ selon le langage du pays. Ce sont des épinettes noires,
blanches et rouges, des sapins, des bouleaux et des cormiers, qui
s'élèvent à une hauteur de six ou sept pieds; encore ne trouve-t-on ces
arbres, rabougris que dans les lieux les plus favorisés.

La côte du Labrador, depuis Wapitugan jusqu'à la baie de Brador,
c'est-à-dire sur une longueur d'environ soixante lieues, est un lit de
granit, dont les aspérités forment des collines et de petites montagnes
sur la terre ferme, et des îles fort nombreuses dans la mer. Presque
partout ces rochers se montrent à nus; sur quelques points une mousse
blanche et épaisse s'étend sur le roc et lui communique une teinte
grisâtre. Ailleurs les mousses sont décomposées et en se mêlant avec
le détritus des rochers ont formé quelques pouces d'un sol, dont les
éricacées se sont emparées. Quand on observe de loin la verdure dont
elles revêtent là pierre, on croirait voir de magnifiques prairies, ou
de beaux champs de blé encore en herbe; mais, de près, l'illusion est
bien vite dissipée. En se pourrissant à leur tour les feuilles et les
racines de ces plantes finissent par former, dans les creux des rochers,
une couche de terre végétale de dix à douze pouces d'épaisseur. Quelques
habitants industrieux ont utilisé le terreau ainsi formé, en le
ramassant et le transportant dans un lieu abrité; par ce moyen ils ont
réussi à créer des jardins et de petits champs, ou ils récoltent des
patates et des navets. On concevra combien ce travail doit être pénible,
si l'on considère qu'il n'y a pas de chevaux pour faire les charrois, et
que tout doit être transporté à bras.

L'histoire du Labrador n'est pas longue. Ce pays, à l'arrivée des
Européens, était dans la possession des Esquimaux, qui soutenaient déjà
et continuèrent longtemps après à soutenir une guerre assez vive, d'une
part, contre les Montagnais, et, de l'autre, contre les Souriquois
ou Micmacs, habitants des côtes de l'Acadie; de la Gaspésie et de
Terreneuve. Les Esquimaux qui semblent appartenir à la famille des
Samoyèdes et des Lapons se défendaient courageusement; mais quand les
Français se mirent de la partie contre eux, ils durent céder peu à peu
et se retirer vers le Labrador septentrional.



II

Les chroniques du nord de l'Europe nous portent à croire que dès les
treizième et quatorzième siècles, les Norvégiens et les Danois avaient
découvert dans leurs voyages les îles de Terreneuve et le Labrador. En
1497, Jean et Sébastien Cabot, cherchant un passage vers les Indes,
reconnurent la partie septentrionale du Labrador. En 1500, le portugais
Cortereal visita aussi les côtes de ce pays. Dès l'année 1504, des
pêcheurs basques, normands et bretons, y faisaient la pêche. Lorsque
Jacques Cartier découvrit le fleuve Saint-Laurent, il rencontra vers la
baie des Rochers un vaisseau rochelois, qui cherchait le port de Brest,
situé près de l'embouchure de la rivière Saint-Paul.

Abondante en poissons, cette mer continua d'être fréquentée, et le port
de Brest devint le rendez-vous d'un grand nombre de pêcheurs français.
Lewis Roberts, dans son _Dictionnaire du Commerce_, imprimé à Londres,
en 1600, dit que c'était le principal poste de la Nouvelle France,
la résidence d'un gouverneur, d'un aumônier et de quelques autres
officiers; que les Français en exportaient de grandes quantités de
morues, des barbes et des huiles de baleine, ainsi que des castors et
autres fourrures précieuses. Il ajoute qu'ils entretenaient un fort à
Tadoussac, pour y faire le trafic des pelleteries avec les sauvages. Il
est difficile de déterminer ce qu'il y a de vrai dans l'assertion de
cet auteur; mais il est bien certain que sur la baie de Saint-Paul se
trouvent des ruines qui ont conservé le nom de _Vieux-Fort_. Le même nom
est donné à ce lieu dans les cartes attachées à l'histoire du Canada,
par Charlevoix.

Quand la colonie de la Nouvelle-France eut commencé à s'affermir,
des compagnies, à la tête desquelles étaient les sieurs Aubert de la
Chesnaye et Riverin, obtinrent des concessions de terres sur la côte
du Labrador, au nord de Blanc-Sablon. Peu de temps après, le sieur
LeGardeur de Courtemanche était mis en possession de la baie de
Phélypeaux, aujourd'hui nommée la baie de Brador; et le sieur Amador
Godefroy de Saint-Paul obtenait cinq lieues de côtes, de chaque côté
de la grande rivière des Esquimaux, à laquelle il donna le nom de
Saint-Paul, et qui est aujourd'hui appelée rivière aux Saumons.

Dans les limites de la seigneurie du sieur de Saint-Paul, se trouvait
renfermé l'ancien port de Brest Le but des concessionnaires, tel qu'il
est exprimé dans leurs demandes, était de faire "la pêche des molues,
baleynes, loups-marins, marsouins et autres". Les héritiers des premiers
acquéreurs continuèrent la même pêche, et dans un tableau des produits
du Canada, pour l'année 1744, l'on trouve que plusieurs milliers de
barriques d'huile avaient été en cette année exportées du Labrador.
Sous le gouvernement britannique toutes ces pêcheries passèrent à
des marchands anglais et écossais, qui employaient un certain nombre
d'hommes pour faire la pêche et la chasse. Le chef de la dernière
compagnie qui exploita ces postes fut le sieur Adam Lymburner, alors un
des premiers marchands de Québec.

Il y a quarante ans, l'on ne rencontrait pas sur la côte une seule femme
d'origine européenne; les six ou sept postes du Labrador ne renfermaient
que des hommes, presque tous originaires de Berthier. Ceux-ci étaient
célibataires ou avaient laissé leurs femmes dans leur paroisse natale.
Plusieurs, après avoir réussi à faire des épargnes et à découvrir
quelque lieu avantageux pour la chasse ou pour la pêche, s'y bâtirent
des demeures et commencèrent à travailler pour leur propre compte; la
femme et les enfants venaient bientôt après occuper la maison et prendre
part aux travaux du chef de la famille. Les premiers arrivés attirèrent
quelques-uns de leurs parents ou de leurs amis; et ainsi se sont
établies une quarantaine de familles canadiennes, venues des environs de
Québec. Les femmes sont encore bien moins nombreuses que les hommes, de
sorte qu'il est presque impossible d'obtenir une servante sur les lieux;
aussi si une femme est malade, elle doit avoir recours à sa voisine. Or,
les maisons étant à cinq ou six milles l'une de l'autre, la voisine qui
vient servir de garde-malade doit amener avec elle tous ses enfants,
s'ils sont encore en bas âge. Pour la raison ci-dessus donnée, la rareté
des personnes du sexe, il arrive que les filles se marient fort jeunes,
souvent même avant l'âge de quinze ans.

Trente familles à peu près parlent la langue anglaise; parmi elles une
dizaine sont catholiques et les autres protestantes. Quelques-unes
comptent parmi leurs ancêtres des anglais, des écossais, des irlandais,
des jersiais, des français et des esquimaux.

La langue française est la plus généralement répandue dans la partie
supérieure du Labrador, depuis Mingan jusqu'à Saint-Augustin; elle est
aussi ordinairement en usage à Blanc-Sablon; mais depuis Saint-Augustin
jusqu'à la baie de Brador, on parle habituellement l'anglais. Beaucoup
d'habitants de la côte se servent facilement des deux langues.

On rencontre peu de Montagnais; ceux qui paraissent dans ces quartiers
pendant quelques semaines ne font qu'y passer, pour se rendre à leurs
quartiers d'hiver et en revenir par les rivières d'Itamamiou, de
Saint-Augustin ou des Saumons. Quant aux Esquimaux, j'en ai vus trois ou
quatre, qui vivent à l'européenne; tous les autres se sont retirés
vers le nord. Ils ont néanmoins laissé dans le pays des traces de leur
passage: les noms de lieux, la manière de faire la pêche et la chasse,
certaines coutumes locales, viennent en grande partie des Esquimaux:
les voitures, les harnais des chiens, les fouets sont les mêmes dont se
servent les Esquimaux. L'on a fait preuve de sagesse en conservant ces
usages des anciens habitants, car ils conviennent au climat et à la
nature du pays.

En laissant Wapitugan, j'entrais dans les limites de ma mission. La
_Marie-Louise_ devant s'arrêter à la plupart des postes pour y débarquer
des provisions, j'étais assuré de rencontrer le P. Coopman ou du moins,
s'il était parti, d'apprendre quelles étaient les maisons qu'il n'avait
pu visiter; car je ne savais encore ou il me faudrait débarquer. A la
Pointe-à-Morier et à Watakayastic, on nous informa que la maladie du
Rev. Père avait été très-grave, qu'après avoir été retenu une quinzaine
de jours au Petit Mécatina, il avait pu se mettre en route, avec
l'espérance de continuer sa mission.



III

Le 4, nous nous arrêtions à Natagamiou, tout près d'une chute que fait
la rivière de ce nom en se jetant dans la mer. La cascade est si forte
que le saumon ne peut la remonter; aussi le poste ne vaut-il rien pour
la pêche du saumon. Le propriétaire de Natagamiou possède la seule vache
qui se trouve entre Wapitugan et Blanc-Sablon; il en retire peu de
profit, car, de huit à dix lieues à la ronde, on envoie chercher chez
lui du lait, pour guérir toutes les maladies imaginables: un tel service
ne se refuse jamais et est toujours rendu gratuitement.

A la Tête-à-la-Baleine, nous débarquons un passager, qui vient s'essayer
aux travaux du pays. Cette île est un rocher à peu près nu; cependant
le sieur Kenty, qui s'y est établi, entretient fort convenablement sa
famille, avec les produits de la pêche du loup-marin, de la morue et du
hareng. Au commencement du mois d'août, il avait déjà près de trente
mille morues, et le poisson était encore abondant. Il a aussi su
utiliser le peu de terre qui se trouve sur l'île, en la ramassant et la
transportant près de sa maison, pour y former un petit champ. La culture
lui a fourni des navets et des pommes de terre, dont il a pu vendre une
partie, après avoir fait la provision nécessaire pour sa famille.

En laissant la Tête-à-la-Baleine, nous franchissons un étroit passage au
milieu des îles--et nous côtoyons le pied du Gros Mécatina, morne élevé,
qui sert d'amarque aux vaisseaux arrivant de la haute mer sur la côte
du Labrador. Sa cime est depuis une semaine couverte de fumée. Selon ce
qu'on nous dit, le feu, mis dans les broussailles et dans la mousse
par des voyageurs imprudents, s'est étendu sur toute la montagne et a
ensuite pénétré dans les terres, consumant dans son passage la maigre
provision de bois qui servait au besoin des habitations environnantes.
Comme la sécheresse règne depuis longtemps, l'on craint qu'il ne soit
porté vers l'intérieur du pays, où il causerait un double dommage, en
détruisant le bois, si précieux dans ces lieux, et en éloignant le
gibier. L'on est tout étonné d'apercevoir, sur les flancs noircis de la
montagne, des ravines encore pleines de neige. Malgré les flammes de
l'incendie, malgré les chaleurs du mois d'août, l'hiver a laissé les
traces de sa rigueur, non-seulement sur la terre, mais encore sur la
mer, car, à une lieue de distance, une énorme glace miroite au soleil,
en se balançant lourdement sur les vagues.

Le poste du Gros Mécatina est ancien, et, il y a un siècle, il était un
des plus productifs du Labrador; en 1744, la veuve Pommereau, à qui il
appartenait, en retirait 451 barriques d'huile, tandis que le poste
de la baie Phélypeaux n'en fournissait que 390 au sieur de Brouague.
Aujourd'hui, il a perdu de sa valeur, et cependant les quelques familles
qui y demeurent n'ont point raison de se plaindre de leurs pêcheries.

Dans une des baies voisines, la baie des Bateaux, on trouve des huîtres
connues sous le nom de palourdes, dont les coquilles sont fort belles;
elles vivent cachées dans le sable, et, pour les en tirer, il faut
se servir de la pelle ou de la pioche. Elles sont, dit-on, d'un goût
excellent.

Nous nous dirigeons vers la Tabatière, ou je dois laisser la goëlette
pour donner une mission. La Tabatière est la métropole du canton; située
à mi-distance, entre Wapitugan et Blanc-Sablon, elle renferme dans un
rayon de trois lieues douze familles catholiques. Aussi, à un peu plus
d'un mille du principal établissement, a-t-on élevé une chapelle,
destinée à l'usage de ce noyau de fidèles. La raison qui a porté à
mettre la chapelle à une telle distance du port peut servir à donner une
idée du pays; c'est le seul endroit où il y ait assez de terre pour un
cimetière; et encore ce cimetière a-t-il à peine un quart d'arpent en
superficie.

Le poste de la Tabatière a été établi par le sieur Samuel Robertson, que
monsieur Lymburner voulut favoriser, après avoir abandonné lui-même le
commerce du Labrador. Écossais de naissance, M. Robertson apportait
aux affaires l'intelligence et la persévérance qui distinguent ses
compatriotes. Lorsqu'il eut reconnu les avantages qu'offrait le port
de la Tabatière, il le choisit pour y établir une grande pêcherie; les
loups-marins alors étaient si nombreux dans ces parages, que dans un
seul automne on en prit ici plus de quatre mille.

Le nouveau propriétaire était d'un caractère un peu excentrique, et
tentait par fois des entreprises hasardeuses qui lui plaisaient par leur
singularité. Il avait remarqué que les baleines, en remontant, suivaient
assez souvent une passe entre deux îles; il crut pouvoir les arrêter, ou
du moins les embarrasser dans leur course, en tendant un rets monstre
dans ce détroit. Pour cette fin, il fit préparer avec un soin
particulier un filet d'un genre tout nouveau. Les mailles, d'une
très-grande largeur, étaient formées avec de gros câbles, capables de
résister à une forte tension; des barriques vides servaient de flottes;
de puissantes amarres, destinées à tendre le rets et à le maintenir en
place, étaient attachées à des ancres qu'on avait enfoncées dans les
fissures du roc. Robertson avait eu la précaution de prendre à son
service, pour l'hiver, des harponneurs et des matelots accoutumés à
poursuivre la baleine. Il espérait qu'en suivant sa route accoutumée, la
baleine irait se heurter contre le filet; les harponneurs devaient
alors profiter de la situation, et donner le coup de mort au malheureux
cétacé, embarrassé dans les plis du filet. Les pêcheurs connaissaient un
peu le vigoureux lutteur à qui ils avaient affaire; ils représentèrent
que toutes les amarres, retenant un côté du filet, devaient être assez
faibles pour se briser au premier choc; qu'en cédant ainsi sur un point
le ret serait moins exposé à être rompu et s'enlacerait plus sûrement
autour de la baleine; que si les deux bouts étaient également solides,
la baleine ferait une trouée complète et continuerait sa route. Le
conseil était trop sage pour être adopté; la conséquence fut que la
première baleine passa à travers le filet, et le laissa dans un état si
déplorable, qu'il fallut le lever sans mot dire. Depuis cette tentative,
l'on a renoncé à prendre les baleines avec des filets.

Je fus reçu chez une des cinq familles qui demeurent dans le
voisinage immédiat de la Tabatière; et je pus, le même soir, juger de
l'hospitalité qu'on exerce sur la côte, et dont j'avais entendu parler
à plusieurs reprises. En effet, pour le souper, une dizaine d'hommes se
présentèrent à table et s'y placèrent sans façon. "Combien employez-vous
donc de pêcheurs?" demandai-je à quelqu'un de la maison. "Nous n'avons
que trois hommes.--Mais d'où viennent tous vos convives?--Les uns
appartiennent aux postes voisins; les autres sont arrivés par une
goëlette venue de l'ouest, et s'en vont à la pêche du hareng vers
Blanc-Sablon.--Les connaissez-vous tous?--Pas tous; mais quand un
étranger arrive, il a sa place à table; c'est la coutume. Dix étrangers
resteraient une semaine toute entière dans une maison, qu'on ne leur
ferait pas voir que leur visite est un peu longue".

L'hospitalité se pratique même en l'absence des maîtres de la maison.
Pendant la pêche du saumon, quelques familles laissent leur demeure
ordinaire, pour aller en occuper une autre sur les bords de la rivière
Saint-Augustin, ou de quelque autre rivière. En partant, on laisse
des provisions, quelquefois même de l'argent, et les portes restent
ouvertes, de manière que les voyageurs y puissent entrer et prendre les
choses dont ils ont besoin. Jusqu'à présent, personne, n'a abusé d'une
si louable coutume; mais le temps est arrivé où, à cause du grand nombre
d'étrangers qui fréquentent la côte, il ne sera pas possible de la
maintenir.

Il est à remarquer que chaque famille a ordinairement deux maisons: la
maison du _large_ et la maison de _terre_. La maison du large est placée
sur une île, ou au bord de la mer si elle est sur la terre ferme. C'est
la demeure ordinaire de la famille pendant la plus grande partie de
l'année; elle est toujours dans l'endroit où la pêche du loup-marin, du
hareng et de la morue se peut faire plus facilement. La maison de terre
est occupée pendant la saison du saumon, qui se prend dans les rivières.
Il est des gens qui en possèdent une troisième pour l'hiver, afin d'être
plus rapprochés du bois; car il arrive que la maison du large se trouve
à quatre ou cinq lieues de l'endroit où l'on coupe le bois de chauffage.

En général, les maisons ordinaires sont propres, et assez grandes pour
être partagées en deux, ou trois chambres. Les meubles n'en sont pas
riches, mais l'on y trouve tout ce qui est nécessaire. Les marchands y
viennent d'Halifax, parcourent les havres de la côte, sur des goëlettes,
et fournissent à un taux raisonnable les provisions et les marchandises
qui, si l'on en excepte la farine et le lard, sont à meilleur marché
qu'à Québec. En retour, les trafiquants reçoivent les huiles, le poisson
et les pelleteries. Ils s'en tiennent ordinairement au troc, et ne
donnent d'argent que dans les cas extraordinaires. Ainsi conduit, ce
commerce est fort lucratif. C'est sur la côte du Labrador que le sieur
Daniel Cronyn, un des plus riches marchands d'Halifax, a fait une
fortune considérable. Il passait de poste en poste sur une goëlette,
distribuait des marchandises, et recevait le saumon, l'huile, les
peaux de loups-marins et les riches fourrures des _planteurs_; je dois
employer ce nom de planteurs, que se donnent les habitants de la côte,
quoiqu'il n'y en ait que deux ou trois parmi eux qui plantent des pommes
de terre.

Les marchands de Québec ont eu moins de succès; pendant bien des
années, le feu sieur Victor Hamel a fait un commerce étendu avec
les Labradoriens; il en a retiré assez peu de profit, mais beaucoup
d'honneur, car partout je l'ai entendu louer pour son honnêteté et son
obligeance. Aujourd'hui, peu de Canadiens font le commerce au Labrador;
l'on prétend que leurs marchandises sont mises à un prix trop élevé, et
que le marché de Québec ne vaut point celui d'Halifax pour les produits
du pays.



IV

Le 5 août, lendemain de mon arrivée, je me rendis à la chapelle, qui est
convenable et bien tenue. Elle est couronnée par un petit clocher, qui
attend encore une cloche; derrière le choeur, il y a une sacristie,
qui peut servir de résidence temporaire au missionnaire, pendant les
quelques jours de sa visite en été. Le site, tout-à-fait solitaire, est
propre à l'étude et à la méditation; on n'y entend d'autres sons que
le chant des oiseaux et le bruit de la vague qui vient déferler sur le
sable du rivage. Là, pendant plus de la moitié d'une semaine, je donnai
matin et soir les exercices de la mission, et tous y assistèrent
régulièrement. Le dernier jour, qui était un dimanche, la congrégation
se trouva au grand complet; car aux habitants du lieu s'étaient
réunies plusieurs familles sauvages qui se rendaient à la rivière
Saint-Augustin. "N'est-ce pas", observait après la messe, un jeune homme
né au Labrador, "qu'il y a beaucoup de monde par ici; je suis sûr qu'il
y avait plus de cinquante grandes personnes dans la chapelle".

Entre les offices du matin et ceux du soir, je trouvais du temps pour
lire et pour explorer les mornes voisins. Un cap, taillé à pic et qui
s'avance dans la baie Rouge, à quelques pas de la chapelle, excitait
particulièrement ma curiosité. Sur une saillie du rocher, à cinquante
pieds au-dessus de la mer, s'élèvent quelques pierres, qui semblent
noircies par la fumée. A-t-on fait du feu sur cette pointe suspendue
au-dessus d'un précipice? Comment y a-t-on transporté du bois?--A quel
propos des chrétiens se sont-ils nichés là-haut?--Voilà l'énigme qui se
présentait à mon esprit, depuis une heure que je rôdais sur la grève, au
pied du cap. Comme je n'avais personne autour de moi pour m'éclairer sur
ce sujet, je me décidai enfin à essayer de résoudre personnellement le
problème. Attaquer le rocher de front, était tout bonnement se casser
la tête contre, une muraille; il fallait recourir à la stratégie, et
prendre la forteresse à revers. En m'éloignant du rivage, je réussit à
gravir le côteau, au moyen de quelques arbrisseaux; puis, un sentier
tracé par les chiens, me conduisit au sommet du cap, d'où je me glissai
tant bien que mal sur une _corniche_ du rocher, longue d'environ douze
pieds et large de trois ou quatre. Sous mes pieds était le rivage d'où
j'avais examiné ce nid d'aigle; ce n'était pourtant pas un nid d'aigle,
mais bien un nid de montagnais. Oui, sur-ces quelques pieds de roc,
une famille sauvage avait passé deux semaines; ces pierres enfumées
formaient la cheminée; quelques branches d'épinette recouvertes de
mousse marquaient le lieu où dormaient paisiblement le père, la mère et
les enfants, tandis qu'au-dessus grondait l'ouragan, et qu'au-dessous la
mer dans sa furie ébranlait le pied du rocher. Des tisons noircis, des
amas d'os de goëlands, et d'arêtes de poissons prouvent que la chasse et
la pêche avaient abondamment fourni à la cuisine qu'on faisait céans.
Mais comment les enfants n'ont-ils pas été lancés à la mer par leur
étourderie naturelle, ou par la violence des vents? c'est ce dont je ne
puis me rendre compte.--On m'apprit plus tard que cette famille était
une de celles qui en pêchant et en chassant descendaient à la rivière
Saint-Augustin.

Dans mes promenades, je pus étudier à loisir la botanique du pays. Le
règne végétal y offre surtout des éricacées et des plantes alpines, qui
croissent dans les fentes des rochers, ou au milieu des couches de la
longue mousse grise. Souvent, au fond d'un bassin creusé dans le roc, et
dont les parois retiennent les aux pluviales, s'étend sur un lit de
deux ou trois pouces de terre, un riche et mollet tapis, formé par le
_drosera rotundifolia_. Cette plante délicate, dont la teinte rougeâtre
contraste avec le beau vert des lycopodes, occupe des espaces assez
considérables sur plusieurs des îles de la Demoiselle. Les arbustes les
plus communs, sont: le thé du Labrador, _ledum latifolium_, qui répand
un odeur aromatique, lorsque l'on broie ses feuilles veloutées; un
bouleau nain à feuilles rondes, _betula glandulosa;_ la petite épinette
noire, qui se traîne sur les rochers et dont les feuilles infusées dans
l'eau chaude fournissent un breuvage préféré au thé par les planteurs;
on en fait aussi une bière meilleure que la bière d'épinette grise.

Les fruits, ou, comme on les nomme dans le pays, les graines sont en
abondance. L'on trouve beaucoup de bluets; deux espèces d'atocas; les
mûres rouges du _rubus arcticus_ qui porte des fleurs cramoisies; les
baies de _l'arbutus alpinus_, en anglais _fox-berry_; les graines de
corbijeaux, noires et rouges, _empetrum nigrum_ et _empetrum rubrum_,
nourriture favorite des oiseaux dont elles portent le nom. Au mois
d'août les corbijeaux arrivent tout amaigris; ils dévorent avec avidité
les baies de l'empetrum; et, au bout de quelques semaines, ils ont
acquis un embonpoint tel qu'ils ont peine à voler. Mais le fruit du
pays, par excellence, est une mûre jaune, _rubus chamoemorus_, nommée
_chicoté_ par les sauvages et les français; et _bake apple_ par les
anglais. Ce fruit est estimé non-seulement des hommes, mais encore des
chiens et des ours, qui en sont très friands; il est mis à bien des
sauces, mais il sert surtout aux provisions de confitures, que les
ménagères préparent pour l'hiver. Je dois ajouter à la liste de fruits,
les groseilles rouges et violettes, les petites _poires_, _amelanchier
canadensis_, et les framboises qui sont rares. Quant aux fraises, si
communes dans les environs de Québec, je ne me rappelle pas en avoir
trouvé sur la côte du Labrador.



V

Le 6, en retournant le soir à mon logis, je pus juger par mes yeux de
l'abondance du poisson dans cette mer. J'avais dans le cours de la
journée remarqué plusieurs berges, qui se suivaient lentement, en
visitant les baies et les anses. Chacune était conduite par six rameurs;
debout sur levant, se tenait immobile un matelot, qui sondait de ses
regards le fond de la mer.

Ces berges étaient à la recherche, d'un banc de harengs; elles
appartenaient à une goëlette mouillée à deux lieues de là, près du Gros
Mécatina. Deux heures plus tard, leur grande seine, longue de plus de
cinq cents brasses, avait été lancée à l'eau et enveloppait une masse
épaisse de harengs. Les deux bouts de la seine avaient été toués vers la
terre, où ils furent amarrés, puis avec de petits filets l'on mettait
le poisson à sec sur le rivage. La prise était évaluée à quatre ou cinq
cents barils. Comme le vent du nord-est commençait à souffler avec
violence, les embarcations du voisinage furent mises, en réquisition,
et, à mesure qu'on en avait empli une, on la dépêchait vers la goëlette.
Par malheur, une des berges trop lourdement chargée fut couverte par un
coup de mer, vis-à-vis de la Baie-Rouge, et les deux pêcheurs qui la
conduisaient furent emportés par la vague. Leur perte était assurée,
si leurs compagnons n'avaient volé à leurs secours sur de légères
embarcations: l'un et l'autre furent retirés à demi-morts et ne comptant
plus revoir la terre. On les transporta dans une maison voisine, où les
soins les plus empressés leur furent prodigués avec tant d'efficacité,
que le lendemain ils étaient prêts à reprendre leur pénible travail.

Cependant comme le vent continuait à augmenter, il fallut mettre la
seine en état de résister à la mer, au moyen d'ancres et de forts
câbles; pendant la nuit, tous les pêcheurs restèrent sur pied, prêts à
couper les amarres, à ouvrir la seine et à la retirer de l'eau, si elle
était en danger de se rompre. Le soir, un véritable ouragan se déchaîna;
les vagues venaient se briser avec fureur contre les rochers, et
s'élevaient en masses d'écume à une hauteur de plus de vingt pieds. La
mer et le vent semblaient devoir tout balayer; mais l'abri avait été si
bien choisi et les mesures étaient si soigneusement prises pour prévenir
les accidents, que durant trois jours de gros temps la seine résista
à la pression du dehors et aux mouvements du dedans; car les pauvres
prisonniers, battus par les flots, cherchaient à rompre les murailles de
la geôle.




CHAPITRE TROISIÈME



I

Le dimanche (8 août) je terminai la mission après avoir recommandé aux
habitants de se conserver soigneusement dans la grâce de Dieu, car d'ici
à onze ou douze mois, fussent-ils aux portes de la mort, ils ne pourront
obtenir les secours de la religion, attendu que le prêtre le plus voisin
se trouve sur la côte de Gaspé, à plus de cent lieues de distance.

Je partis le même soir de la Tabatière, avec le sieur François Lévêque,
maître du poste de la Grosse-Ile de Mecatina, pour aller donner la
mission à sa famille. Quoique le vent fût faible, nous franchîmes dans
une heure les deux lieues que nous avions à faire.

Les berges dont on se sert sur toute la côte demandent peu de vent,
parce qu'elles sont légères et portent une forte voilure; si le temps se
fait gros, il est facile de prendre deux ou trois ris dans les voiles.
Ces embarcations sont construites au Massachusetts et viennent surtout
de Newburyport près de Boston; elles coûtent ordinairement de quinze
à seize louis lorsqu'elles ont leur voilure. On ne bâtit point au
Labrador, le bois étant trop rare et trop éloigné. Il en est tout
autrement sur la côte de Gaspé, où beaucoup de pêcheurs construisent
eux-mêmes leurs berges, qui sont grandes, fortes et si propres à
résister à de gros coups de vent, que les pêcheurs gaspésiens ne
craignent point de s'en servir pour traverser du Cap des Rosiers à la
pointe est de l'île d'Anticosti. C'est une distance de trente lieues en
pleine mer. Les berges américaines courent mieux dans le vent et sont
préférables pour louvoyer; mais elles sont moins sûres et exigent plus
de précautions contre les accidents; si la lame passe pardessus les
carreaux, elles s'enfoncent et disparaissent sous l'eau. Celles de
Gaspé, au contraire, lors même qu'elle tournent sous voiles, surnagent
presque toujours. Aussi les pêcheurs de Percé, de Douglastown et du Cap
des Rosiers ne craignent point d'exposer leurs berges à chavirer, car
ils savent qu'ils pourront se réfugier en sûreté sur la quille.

La Grosse-Ile est un rocher qui a une longueur de quatre ou cinq milles;
comme elle est haute et avancée à la mer, on l'aperçoit de loin dans
toutes les directions. Ses rochers, ses grèves et ses baies sont
riches en gibier. Au moment ou nous y arrivons, des milliers d'oiseaux
s'agitent de toutes parts autour de nous; plusieurs-familles de jeunes
_moignacs_ s'enfuient sur l'eau, ayant les ailes encore trop faibles
pour voler; les goddes, penguins en miniature, et les cormorans nous
adressent des injures du haut de leurs rochers; des goëlands, des
corbeaux beaucoup plus gros que nos corneilles, des hibous, des
chouettes tournoient en poussant des cris d'inquiétude.

L'île possède deux beaux ports où les plus gros vaisseaux peuvent
se mettre à l'abri: dans l'un, les goëlettes baleinières se rendent
d'ordinaire pour le dépècement des baleines qu'on vient de tuer; sur
l'autre, sont établis des fourneaux et des fonderies. C'est près de
la baie qui forme le second port que sont les maisons et les autres
bâtiments de monsieur Lévêque; c'est au fond de cette baie qu'il tend
deux rets dont chacun a trois cents brasses de longueur, sans compter
les annexes. L'année dernière, il prit deux cent huit loups-marins,
qui lui ont valu plus de deux cents louis. C'est assurément un retour
avantageux, pour une pèche qui ne dure que deux ou trois semaines. Mais
il faut remarquer qu'une pêcherie ou échouerie de loups-marins entraîne
bien des dépenses, car les frais de premier établissement, en filets,
ancres, berges, s'élèvent à trois ou quatre cents louis. Viennent
ensuite les dépenses annuelles pour l'entretien et le renouvellement de
ces objets, ainsi que pour les gages des employés.

Il faut ordinairement quatre hommes pour compléter l'équipage des
berges. Quoique la pêche ne dure que trois semaines, on garde ces
employés depuis le mois de septembre jusqu'au commencement de mai. Ils
reçoivent ordinairement une part convenue dans les profits de la saison,
et de plus le maître de l'échouerie est tenu de les nourrir et de les
loger. Pendant le reste de l'hiver et du printemps, on les occupe comme
on peut, soit à charroyer le bois de chauffage, soit à faire la chasse,
sur la terre ferme. Ainsi les profits nets sont réellement bien moindres
qu'ils ne paraissent à première vue; tels qu'ils sont, ils suffisent
cependant pour récompenser le propriétaire dans les années ordinaires.

Il s'agit ici de la pêche d'automne ou d'hiver qui est différente de
celle du printemps, dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de novembre,
les loups-marins commencent à remonter de la mer vers le fleuve
Saint-Laurent; ils vont rencontrer les glaces flottantes, sur lesquelles
ils se tiennent pendant l'hiver. Comme ils suivent alors la côte et
les îles, la pêche d'automne se fait près de la terre; de grands rets,
garnis d'annexes ou ailes rentrantes, sont tendus dans les passages
étroits et dans les baies. Les ailes sont placées de manière qu'en
suivant le rets, les loups-marins s'engagent dans une espèce de
cul-de-sac, qui ne leur présente point d'issue pour sortir. La pêche
commence vers le milieu de décembre et finit vers le huit ou le dix de
janvier; aussi comme c'est la plus rude saison de l'année, les pêcheurs
ont beaucoup à souffrir du froid, des glaces et des neiges. Sur les
échoueries ordinaires, l'on prend, en terme moyen, de cent cinquante à
deux cent cinquante loups-marins, que l'on évalue à un louis pièce;
la peau vaut de quatre à cinq chelins, et l'huile de deux à quatre
piastres.

Il y a plusieurs espèces de loups-marins dans les eaux du Labrador; on
les distingue par la taille, par les habitudes, par le poil et par
la conformation de la tête. Les plus grands sont les Wastics qui ont
jusqu'à treize pieds de longueur. Les Wabishtouis sont aussi fort
gros; la ressemblance de leurs traits avec ceux des Esquimaux a donné
naissance à la tradition, qui porte que ce peuple est descendu d'un
couple de Wabishtouis ostracisés par la tribu, et forcés de chercher
une nouvelle patrie sur la terre ferme. L'espèce la plus commune de
loups-marins est _phoca groenlandica_, nommé _harp seal_ par les
Anglais. Voici ce qu'en dit le sieur Samuel Robertson, dans un mémoire
présenté par lui à la Société Littéraire et Historique de Québec:

"Cette espèce de loups-marins se trouve depuis le fleuve Saint-Laurent,
jusqu'à la mer glaciale.... Ils ont jusqu'à sept pieds de longueur
et quatre pieds de tour. Quand ils sont arrivés à leur entier
développement, vers l'âge de trois ans, ils ont la tête noire et portent
sur chaque coté une bande noire depuis les épaules jusqu'à la queue;
le reste du corps est blanc. Ils sont très-nombreux et forment la
principale nourriture des Groenlandais et des Esquimaux. Avec des rets,
on les prend en grand nombre sur les côtes du Labrador et de Terreneuve;
on les tue aussi sur les glaces flottantes. Ces amphibies sont errants,
ils voyagent vers le nord durant l'été et fréquentent le golfe et les
bancs de Terreneuve pendant l'hiver. Dans les mois de février et mars,
les femelles montent sur une glace flottante et y donnent naissance
à leurs petits; la portée est d'un petit pour l'ordinaire, mais
quelquefois de deux et même de trois. Les mères abandonnent
immédiatement leurs nourrissons; parfois, mais bien rarement, elles
les allaiteront pendant un jour ou deux. En venant au monde, le jeune
loup-marin est de la grosseur d'un chat et pèse de quinze à vingt
livres"

Malgré l'immense destruction de ces animaux, leur nombre semble à peine
décroître; ils forment une des principales sources de revenus pour les
habitants du Labrador, d'une partie de Terreneuve et des îles de la
Magdeleine. Les peaux vertes servent assez souvent de monnaie dans les
marchés qui se font entre les planteurs. Lorsqu'elles ont été bien
préparées, elles sont employées pour harnais à chiens, bottes, mitaines.
Quant à la chair, on la sale et on la conserve avec la viande de baleine
pour nourrir les chiens pendant une grande partie de l'année. Sous ce
rapport, le loup-marin est d'une haute importance pour les planteurs,
car, s'ils en manquaient, ils ne pourraient garder leurs chiens; et sans
les chiens, qui tiennent lieu de chevaux dans les voyages et pour les
charrois, la côte serait inhabitable pendant l'hiver. Le pays, en effet,
ne fournit point assez de fourrages pour la nourriture des chevaux,
qui d'ailleurs seraient inutiles au milieu des neiges et sans chemins
battus.

Chaque famille garde ordinairement huit ou dix chiens, qui pendant l'été
n'ont qu'à manger, flâner et se quereller. Pendant l'hiver, l'état des
choses est bien changé: il leur faut renoncer au _far niente_, et se
soumettre à de rudes fatigues.



II

Le chien esquimaux a servi de base à toutes les familles de chiens au
Labrador; dans quelques localités, il s'est croisé avec des chiens
appartenant à d'autres races; ailleurs il a été conservé pur et sans
mélange. Le vrai chien esquimaux est de forte taille; sa robe est
blanche avec quelques taches noires; il a le poil long, les oreilles
pointues, la queue touffue et relevée; il n'aboie point, mais pousse des
cris courts et étouffés, qui semblent être des essais d'aboiement. Il
ressemble d'une manière frappante au loup du pays, ou plutôt c'est un
loup réduit à l'état domestique. Assez souvent, on a vu des loups au
milieu d'une troupe de chiens esquimaux, s'amusant à jouer avec eux;
mais les derniers semblent comprendre que cette compagnie n'est pas
respectable; car, dans ces occasions, dès qu'ils aperçoivent leur
maître, ils prennent un air de gravité tout à fait comique. Les deux
familles s'allient quelquefois ensemble.

Si les chiens esquimaux ne savent point aboyer, en revanche ils sont
habiles à hurler: chaque soir, autour des maisons, ils donnent un
concert au profit des dormeurs. Un vieux chien commence ordinairement à
donner le ton, avec sa voix de basse-taille; puis viennent les ténors;
et enfin les jeunes chiens se joignent _con amore_, aux anciens de la
troupe, et un choeur de musique infernale continue ses lamentations
jusqu'à une heure avancée de la nuit. Malheur au dormeur qui n'est pas
encore accoutumé à ce vacarme! Quant à ceux qui y sont habitués, ils
n'en sont aucunement dérangés. Les hurlements sont répétés par les
meutes des environs. Durant une nuit passée à bord de la goëlette dans
la baie de Bonne-Espérance, autour de laquelle sont dispersées quatre
ou cinq habitations, nous fûmes régalés jusques après minuit, des
hurlements d'autant de corps de musiciens.

Parfois la chanson se commence par quelque chien exilé de la bande
et est continuée par les autres. A la Tabatière, chaque matin, en me
rendant à la chapelle, vers cinq heures, je rencontrais sur un morne
écarté, un vieux solitaire de cette espèce. Je le trouvais ordinairement
couché sur la mousse; à mon approche, il se levait, secouait son poil
hérissé; et sur trois pattes, car l'une des quatre était toujours hors
d'état de faire le service, il décrivait un cercle pour éviter ma
rencontre. Quelle faute expiait-il? c'est ce que je n'ai pu savoir.
Trois mois auparavant, un meurtre, le meurtre d'un chien jeune et
vigoureux, avait été commis en ce lieu. Qui sait?--Eh bien! tous les
soirs, le vieux se rendait fidèlement sur une pointe de rocher qui
s'avance au-dessus de la mer, et soit qu'il eût l'âme poétique, ou que
le souvenir d'un crime lui rongeât le coeur, il attendait, morne et
silencieux, le lever de la lune. Au moment où elle se montrait, il
poussait un hurlement digne des chiens chantés par Ossian.--Le premier
cri restait sans réponse; au second, vingt voix claires relevaient
l'ancienne, avec une énergie et une constance propres à désespérer un
dormeur ordinaire.

Dans un autre poste, où j'occupais seul la maison d'hiver, je fus
surpris d'entendre pendant la nuit un mouvement inaccoutumé sous le
plancher; c'était des grondements, des plaintes, des menaces, suivis de
hurlements et d'un branle-bas épouvantable. La séance était si bruyante
et se prolongea si longtemps, que je me crus en plein parlement
des provinces unies du Canada; pardon, si j'emploie le langage
parlementaire. Le lendemain, je dus reconnaître la situation et étudier
la position des partis. Les chiens avaient voulu mettre à profit le peu
de terre qui se trouvait sous la maison; ils avaient creusé un passage,
puis une espèce de cave, sous l'abri des planchers. C'était leur
cabinet. Malheureusement, il n'était pas assez grand pour toute la
bande; quand deux ou trois s'y étaient installés, les autres étaient
forcés de rester à la belle étoile. De là, dissensions, querelles et
coups de dents entre ceux qui occupaient un coin dans le terrier et les
malheureux qui les voulaient remplacer.

Les chiens du Labrador sont querelleurs pendant le jour, aussi bien que
durant la nuit: à peine une heure de la journée se passe-t-elle sans
qu'il s'élève une contestation, à laquelle tous veulent prendre part.
Chez eux, comme chez les loups, gare au plus faible; car tous les autres
se jettent sur celui qui a été renversé et le déchireraient à belles
dents, si le fouet du maître n'était mis en jeu pour les séparer. A
moins d'exercer une vigilance continuelle, l'on ne saurait prévenir les
meurtres dans une société si mal réglée. Des planteurs ont perdu dans
une année jusqu'à quatre et cinq de leurs chiens, tués par leurs
camarades, souvent enfants de la même mère. Comme mesure préventive et
pour maintenir une apparence d'ordre, lorsqu'un chien devient tapageur
et hargneux, on lui attache au cou une patte de devant; ce remède est
infaillible pour l'obliger à garder la paix envers tous. Dans une meute,
l'on rencontre quelquefois trois ou quatre chiens qui subissent cette
peine. Ils semblent un peu embarrassés; mais ils peuvent encore suivre
les autres dans leurs courses et leur faire de rudes morsures lorsque
l'occasion s'en présente.

Jusqu'à ce jour, à deux ou trois exceptions près, on n'a pu réussir à
élever d'autres animaux domestiques: chats, vaches, cochons, moutons;
tout a été détruit. Si Un chien est élevé dans la maison, on peut être
sûr qu'à la première occasion il sera étranglé. Un planteur avait un
beau chien de Terreneuve, plein d'intelligence et rendant de grands
services par son adresse à la mer. Il était d'autant plus prisé que les
chiens esquimaux ne peuvent être dressés pour l'eau. Le terreneuve avait
le privilège d'entrer dans la maison et recevait assez souvent les
caresses de son maître. C'en fut assez pour exciter la jalousie des
autres, qui guettèrent une bonne occasion, étranglèrent le favori et
le traînèrent à la mer. Après ce mauvais coup, ils s'esquivèrent à
la maison; mais leur mine embarrassée ayant fait soupçonner que tout
n'allait pas bien, on découvrit bientôt les preuves de la trahison, sur
le cadavre du pauvre chien de Terreneuve.

Je n'ai trouvé sur la côte qu'une chèvre et un cochon qui aient échappé
au massacre général. Un marchand de Boston, venu au Labrador pour y
chercher la santé, avait amené avec lui ces deux animaux; le premier
devait lui fournir du lait, le second était un élève favori. A peine
déposé sur le sol de la nouvelle patrie, le pauvre cochon faillit être
dévoré; il fallut, pour prévenir de nouvelles attaques, lui préparer une
cage que l'on élargit à mesure que l'hôte grandit. Quant à la chèvre,
dès le premier jour elle sût se faire respecter: la tête baissée et les
cornes en avant, elle attendit ses ennemis de pied ferme. Le premier qui
osa l'approcher fut renversé et s'enfuit, hurlant et boitant; un second
voulut soutenir l'honneur du corps, mais il éprouva le même sort. La
chèvre a depuis joui d'une paix profonde et obtenu le droit de cité.
Elle parcourt les environs avec les chiens, elle se couche au milieu
d'eux, et ils n'en font pas plus de cas que si elle était un membre de
la famille.

Il a pu arriver que des chiens aient attaqué quelque voyageur isolé,
mais cela a dû être fort rare. Partout je les ai trouvés civils et
caressants pour moi. Une fois que la connaissance avait été faite avec
eux, ils me suivaient dans mes courses, et j'avais souvent peine à les
renvoyer, lorsque leur compagnie ne me convenait point.

Pendant l'hiver, ils récompensent leur maître des dépenses et des
inquiétudes qu'il lui ont causées durant le reste de l'année. En été,
les voyages se font en berges ou en chaloupes; en hiver, c'est au moyen
des chiens et des cométiques. Vers le mois de janvier, les baies et les
passes se couvrent d'une glace solide, jusqu'à trois et quatre lieues au
large. L'on en profite pour traîner aux maisons le bois qui a été coupé
pendant l'année précédente; cinq ou six chiens attelés à un cométique
enlèvent de lourdes charges. Six ou sept bons chiens, traînant trois
personnes, parcourront dans la journée de vingt à vingt-cinq lieues.



III

Le cométique est un traîneau large d'environ trente pouces et long de
dix à douze pieds. Il est bien différent de la tabagane, ou traîne
sauvage. Deux membres, semblables à ceux du traîneau canadien, sont unis
par des barres transversales arrêtées au moyen de lanières de cuir. Sous
chaque membre est une bande ou lisse, formée d'os de baleine, et ayant
un demi pouce d'épaisseur. On choisit pour cela des mâchoires, qu'on
laisse tremper dans l'eau de la mer pendant quelques semaines. Lorsque
toutes les particules de chair se sont détachées, on scie les os dans
leur longueur et on les divise en pièces, qui sont longues de quinze
à vingt pouces, et qui après avoir été polies ressemblent à l'ivoire;
ainsi préparées, des lisses glissent sur la neige bien plus facilement
que celles de fer. Il est bon de faire remarquer, en passant, que les
mâchoires de la baleine contiennent une moëlle abondante dont on tire
quelquefois jusqu'à cent livres de savon.

Le cométique de voyage est garni de peaux d'ours ou de loups-marins,
fortement cousues, que le voyageur, ramène sur lui pour se préserver du
froid. L'attelage est en peau de loup-marin; on place le chien-guide à
une dizaine de brasses du cométique; les autres sont rangés derrière lui
de manière à ne point l'embarrasser. Le guide ou, comme on le nomme au
Labrador, le chien de l'avant, doit être intelligent, dressé à obéir à
la voix, et à se porter vers la droite, ou vers la gauche, sur un mot
d'ordre. Les autres chiens sont accoutumés à le suivre et n'ont pas
besoin d'être soumis à la même discipline. Avec un bon chien de l'avant,
le voyageur n'a pas à craindre de s'écarter durant les tempêtes, lorsque
souvent la neige empêche de voir les objets à quelques pas autour de
soi. Qu'il abandonne la direction du traîneau à la sagacité de son
chien, sans le troubler par des ordres ou par des coups: guidé par
l'odorat, l'intelligent animal reconnaîtra les traces cachées sous
la neige, et se dirigera soit vers le logis de son maître, soit vers
l'habitation la plus voisine. S'il arrive quelque accident dans les
voyages d'hiver, on peut presque toujours l'attribuer à l'inexpérience
ou à la mauvaise humeur du conducteur, qui a gourmandé ses chiens hors
de propos.

Le fouet est un instrument formidable, devant lequel les chiens fuient,
même en été. Au milieu de leurs batailles les plus acharnées, il suffit
de le leur montrer pour rétablir la paix. À côté du fouet esquimaux, le
knout de la Russie est un jeu d'enfant. Un bon fouet a une longueur de
dix à douze brasses: il est attaché à un manche long de cinq ou six
pouces; lorsqu'on ne s'en sert point, on le laisse traîner derrière le
cométique. Pour les personnes qui ne sont pas accoutumées dès l'enfance
à le faire jouer, il constitue un embarras sérieux à cause de sa
longueur; mais dans les mains d'un esquimaux ou d'un homme élevé sur
la côte, il devient une arme puissante. Le bout du fouet va choisir
à quarante ou cinquante pieds le chien, paresseux ou grognard; le
claquement produit un son si éclatant que l'animal le plus endormi
en trépigne d'épouvante. Un seul coup, appliqué à une grande portée,
couperait un chien en deux. Les fouetteurs habiles sont connus dans tout
le Labrador; à leur tête est un nommé Bill, dans les veines duquel coule
un peu de sang esquimaux; du bout de son fouet, il enlève à soixante
pieds, le goulot d'une bouteille sur une ligne tracée d'avance. Il joue
mille tours de cette force, tous remarquables par leur précision et leur
vigueur.

Un long _yankee_ des environs de Boston, voulut un jour disputer à Bill
ses titres de gloire. Pour une bouteille de rum, il s'offrit à recevoir
deux coups de fouet de la main du célèbre claqueur. Par une sage
précaution, cependant, il avait garni son homme inférieur de deux paires
de caleçons et d'un pareil nombre de pantalons. Se confiant dans son
bouclier et dans la maigreur de sa propre charpente, il se met bravement
en position à cinquante pieds. Le fouet est lancé par Bill avec une
nonchalance de métis, et va effleurer, sur la personne du Yankee, la
partie vouée à l'épreuve, enlevant une étroite lisière des pantalons,
des caleçons et de ce qui se trouvait de chairs et de nerfs dans la
région voisine. Un cri aigu et nasal répond au claquement du fouet, et
les deux mains du patient se pressent pour sonder la profondeur de la
plaie et réparer les brèches faites à la place. Sur la proposition
de recevoir le second coup de fouet, il renonce généreusement à la
bouteille de rum, remarquant avec beaucoup d'à-propos: "_Well! I guess I
would be too leaky to hold liquor, if you were to strike me again_."

J'ai assisté à quelques discussions sur les mérites respectifs des
chiens esquimaux de race pure et des chiens de race mélangée. Il me
parait résulter des propositions établies, que les derniers sont plus
forts et peuvent résister plus longtemps à la fatigue; mais il leur
faut donner à manger tous les jours, quand on veut qu'ils continuent à
voyager. Si le chien esquimaux est un peu moins, solide pour la charge,
dans le voyage il passera jusqu'à deux jours de suite sans prendre de
nourriture et sans paraître abattu. Il exige aussi moins de soin contre
le froid, protégé, comme il l'est, par son long poil blanc. La neige
n'interrompt point son sommeil, même lorsqu'elle tombe abondamment: il
la bat un peu avec ses pattes pour préparer sa couche, il s'étend en
rond et s'enfonce le nez dans le poil de sa longue queue. Il reste ainsi
à dormir jusqu'à ce que la neige, en se ramassant, soit arrivée à ses
narines; pour ne pas étouffer, il se lèvera alors, secouera celle qui
le couvre, fera deux ou trois tours, pour refaire son lit, reprendra sa
première position, et recommencera à sommeiller.



IV

Lundi, 9 août, une goëlette, arrivée de Gaspé dans le port de la
Grosse-Ile, nous apporte plusieurs catholiques de Douglastown et du Cap
des Rosiers. Ils sont venus en soixante heures de la Baie de Gaspé,
distance de trois cents milles. Par eux, nous apprenons, la triste
nouvelle de l'incendie de la chapelle à Douglastown. Cette goëlette
vient faire la pêche du hareng sur la côte du Labrador, parce que la
morue a peu donné sur la côte de Gaspé. Accoutumés à joindre la culture
de la terre à la pêche, ces braves gens sont tout étonnés de voir la
stérilité du pays, et ils se demandent, les uns aux autres, comment des
hommes civilisés peuvent consentir à vivre et à mourir au Labrador.
"Quel pays!" observe l'un d'entre eux, "il n'y a pas même assez de terre
pour se faire enterrer décemment". Sa réflexion est en partie vraie, car
le cimetière de la Tabatière est le seul endroit des environs où l'on
trouve assez de terre pour y faire des sépultures; ailleurs, l'on a été
obligé de descendre dans les crevasses des rochers les cercueils qu'on
recouvrait ensuite de pierres.

Comme la Providence de Dieu, par une admirable disposition, a réglé que
le genre humain occuperait toute la surface de la terre, à chaque pays
et à chaque climat elle a attaché des avantages qui contrebalancent les
misères. Le Labrador a ses charmes, non-seulement pour ceux qui y sont
nés, mais encore pour ceux qui y ont passé quelque temps. La mer, avec
l'abondance de son gibier et la richesse de ses pêcheries, avec ses
jours de calme et de tempête, avec ses accidents variés et souvent
dramatiques; la terre, avec la liberté, la solitude et l'espace, avec
ses chasses lointaines et aventureuses, offrent, toutes deux, des
avantages et des plaisirs qu'on abandonne difficilement quand on les a
une fois goûtés.

De temps en temps, quelque famille part pour aller jouir des commodités
que présente le voisinage de Québec, se promettant bien de ne plus
retourner au Labrador; et, à peine le printemps est-il arrivé, que
les fugitifs déclarent ne pouvoir plus tenir loin de leurs habitudes
accoutumées et au milieu d'un état de société auquel ils sont étrangers.
Heureux alors de reprendre leur ancienne habitation, s'ils ne l'ont
point vendue!

Deux jours après avoir laissé la Grosse-Ile, je rencontrai un vieil
anglais, qui vit sur la côte depuis plus de vingt ans. Comme il a de
l'instruction, on lui a offert à plusieurs reprises des situations,
avantageuses qui l'auraient forcé de laisser le pays. Toujours il les
a refusées.--"Et pourquoi, lui demandai-je, demeurez vous ici si
longtemps sans vous établir?"--"C'est", me répondit-il, "que chaque
année je me décide à partir pour entrer en Angleterre, où j'ai un frère,
vivant bien; l'automne arrive, et je ne puis m'arracher de ce pays. Je
ne pourrais respirer en Angleterre, au milieu de la foule; là, il me
faudrait des permis pour pêcher et pour chasser; je serais gêné de tous
les côtés. Ici, je suis libre; je vais où je veux, je pêche et je chasse
quand je veux. Je ne puis me décider à sacrifier tous ces avantages pour
revoir des parents qui ne me reconnaîtraient plus".

Il faut remarquer que l'air du Labrador est fort sain, malgré les brumes
fréquentes; peu d'enfants y meurent, et ceux qui y ont été élevés sont
exposés à perdre la santé lorsqu'ils passent dans un climat plus chaud;
au contraire, des invalides venus du midi y recouvrent la santé et
les forces. Aussi, un bon nombre de personnes faibles y viennent, par
l'ordre des médecins, passer la saison de la pêche, sur les vaisseaux
des États-Unis; et la plupart s'en trouvent fort bien.

La mission en ce lieu ne pouvait être longue, puisqu'il n'y avait que
cinq communiants dans la famille de M. Lévêque; et mon travail se
trouvait terminé le dix août. Mais mon hôte me représenta que le vent
était encore trop fort et la mer trop grosse pour qu'une berge pût
s'éloigner de l'île.

Dans le cours de l'après-midi, on vint annoncer qu'une goëlette entrait
dans le port voisin et traînait une énorme baleine. Nous étions
invités, M. Lévêque et moi, à assister aux opérations du dépècement; la
proposition fut si bien accueillie que nous arrivions à la goëlette du
capitaine Stewart au moment où les hommes commençaient leur travail.
La baleine venait d'être tuée par le capitaine Coffin, qui avait reçu
l'aide de Stewart pour s'en emparer et la mettre en sûreté; par un
arrangement préalable, le tiers de la prise revenait de droit à ce
dernier.

Un seul coup de lance avait suffi pour tuer cette baleine, appartenant à
l'espèce connue sous le nom de _sulphur bottomed_, ventre souffré. Les
poissons de cette espèce possèdent une vigueur remarquables. Quand
ils prennent leurs ébats, il n'est pas rare de les voir s'élancer
complètement hors de l'eau, dans une position verticale. Ils
accomplissent ce tour de force par la seule puissance de leur queue.
Jusqu'aux années dernières, on n'osait les attaquer; la raison en était
que, quand ils ont été frappés, ils fuient avec une telle rapidité,
qu'une berge attachée à leur suite serait infailliblement engloutie.
Avec une plus longue expérience, les harponneurs ont appris à leur faire
la guerre sans danger. Pour frapper, on emploie, non pas le harpon, mais
la lance, à laquelle est attaché un grelin lié par l'autre bout à une
espaure. Le coup est porte derrière la nageoire et dirigé vers les
parties vitales. Si la lance a frappé juste et fort, l'espaure est jetée
à la mer; la baleine plonge et fuit; et lorsque le coup a été mortel,
elle ne tarde pas à revenir à la surface pour rendre le dernier soupir.

Quand on attaque une baleine à bosse (_humpback_), dont la vigueur est
moins grande, on emploie le harpon attaché à un grelin, qui se déroule
et entraîne la berge à la suite de l'animal blessé. Un homme armé d'une
hache se tient à côté du harponneur, prêt à couper le câble, s'il est
arrêté par un noeud ou un enroulement. La marche d'une berge est alors
si rapide, que l'eau s'élève de chaque côté à six pouces au-dessus du
carreau, sans cependant qu'il s'en répande à l'intérieur. La situation
paraîtrait effrayante à un novice, mais pour les baleiniers une
semblable course est un amusement; et leur adresse est telle
aujourd'hui, que, depuis fort longtemps, il n'est point arrivé
d'accident. La baleine à bosse vaut beaucoup plus que l'autre, parce
qu'elle fournit une plus grande quantité d'huile.

Le poisson qui venait d'être tué avait environ quatre-vingts pieds de
longueur; sa large queue était amarrée au beaupré et sa tête s'étendait
en arrière de la goëlette. A raison de la limpidité de l'eau, la vue
pouvait embrasser son énorme contour, et il me parut plus gros que le
vaisseau; on espérait qu'il fournirait environ quatre-vingts quarts
d'huile; il faut convenir que c'est un beau coup de lance, si l'on se
rappelle que l'huile se vend de douze à seize piastres le quart. Tous
les hommes, au moment de notre arrivée, s'étaient mis à l'oeuvre pour
le dépecer; de larges bandes de chair étaient taillées avec la pelle,
enlevées au moyen de palans, et déposées dans la calle du vaisseau,
pour être transportées à la fonderie. Quelques morceaux de graisse, qui
furent mesurés, avaient jusqu'à douze pouces d'épaisseur. Sur la peau
noire, lisse et peu épaisse, s'étaient attachés des coquillages, des
coques et des pous de baleine, ainsi nommés parce qu'ils s'engraissent
de la substance de la baleine.

Les capitaines et premiers officiers des cinq ou six navires baleiniers,
qui fréquentent le Labrador, appartiennent à Gaspé; c'est la seconde
génération de ces hommes énergiques, qui depuis soixante ans font la
guerre aux géants de la mer. L'année présente a été très-favorable à
leur pêche, par l'absence de brumes et de gros vents. La brume empêche
de reconnaître et de poursuivre la baleine; les vents violents sont
également nuisibles, par les dangers auxquels sont alors exposée les
berges. Souvent lorsque la mer est agitée, il faut abandonner le poisson
qui a été tué, dans la crainte que son poids ne fasse engloutir la
goëlette. Alors avant de le laisser, on a la précaution de lui passer
autour du corps un câble attaché à une bouée, afin de le retrouver plus
facilement. Malgré ce soin, il arrive souvent qu'il est perdu, soit que
les flots et les vents l'entraînent au loin, soit que le câble se brise
ou soit enlevé par des écumeurs de mer.

Les bâtiments employés pour la pêche de la baleine, dans le golfe
Saint-Laurent, sont de grosses et fortes goëlettes, capables de résister
aux tempêtes; car, pour faire du profit à ce métier, il faut toujours
tenir la mer. A leurs flancs sont suspendues deux berges baleinières,
toujours prêtes à être lancées à l'eau dès que le premier signal en
est donné. L'équipage de chaque goëlette se compose d'une quinzaine
d'hommes, qui doivent être de vigoureux et bons rameurs; car il leur
faut quelquefois ramer pendant des journées entières. Autrefois, on
approchait les baleines à la rame, aujourd'hui, elles sont devenues si
défiantes que le moindre bruit leur donne l'éveil; aussi quand on se
trouve à une petite distance, on laisse les rames pour prendre des
pagaies ou avirons, qui font peu de bruit dans l'eau.

La manière de payer les matelots varie: les uns sont à gages fixes; les
autres obtiennent une part proportionnelle des profits de la course.
Parmi les hommes de l'équipage du capitaine Coffin, on me fit remarquer
deux micmacs de la baie de Gaspé; tous deux paraissaient fort entendus
dans l'opération de découper la baleine. Ces sauvages font d'excellents
matelots; il est arrivé que des vaisseaux ont eu des équipages composés
entièrement de micmacs, et ces équipages valaient les autres.

Le lendemain de notre visite, le capitaine Stewart entrait dans le port
de la fonderie, pour y déposer sa charge. Il remorquait, pour me le
faire voir, un baleineau trouvé dans le corps de la baleine, et qui déjà
avait plus de quatorze pieds de longueur.



V

Au large de la Grosse-Ile, sont plusieurs îlots parmi lesquels est un de
ceux ou les marmettes ont coutume de couver. Les marmettes ressemblent
aux canards et sont des nombreuses au Labrador. Elles déposent leurs
oeufs dans certaines îles isolées, qu'elles ont adoptées de temps
immémorial, et ou elles reviennent tous les ans; par la blancheur des
falaises, on reconnaît d'une grande distance les îles que ces oiseaux
fréquentent. La couleur que prennent les rochers est due à la fiente,
accumulée d'année en année, et couche par-dessus couche.

Les oeufs de marmette sont de la grosseur des oeufs de canards, et sont
bien meilleurs que ceux des autres oiseaux aquatiques du pays; ils sont
aussi beaucoup plus recherchés et seraient une ressource importante pour
les planteurs, s'ils n'étaient enlevés annuellement par des étrangers;
qui en chargent leurs goélettes. Ces pillards font de gros profits, car
ils vendent les oeufs dix ou douze piastres le baril, sur les marchés
d'Halifax et des États-Unis. En conséquence de leurs déprédations, c'est
avec peine que les habitants de la côte réussissent à en faire pour leur
usage une petite provision de trois ou quatre barils par famille. Grâces
aux règlements que vient de faire la législature provinciale, il est à
espérer que les autorités réussiront à empêcher la destruction complète
des oeufs, telle qu'elle a lieu aujourd'hui, et à protéger le gibier qui
s'éloigne peu à peu.

Jacques Cartier et les premiers navigateurs parlent avec admiration de
la multitude d'oiseaux qu'on trouvait sur cette mer. Quoique le nombre
en soit bien diminué, il en reste néanmoins assez pour fournir aux
besoins des gens du pays, si les déprédations cessent. Les marmettes,
les moniacs, les goëlands, les perroquets, les pigeons sont bons à
manger au printemps et dans l'automne; mais, durant l'été, ils prennent
un goût huileux qui ne convient pas à tous les estomacs. Il n'en est pas
de même des jeunes oiseaux, qui se mangent pendant tout l'été; la chair
du petit goëland, pour le goût, ressemble beaucoup à celle du poulet.




CHAPITRE QUATRIÈME:



I

De la Grosse-Ile à Blanc-Sablon, l'on ne compte que vingt-deux lieues en
ligne droite; mais dans les détours qu'il faut faire autour des îles, il
y a à peu près trente lieues. Le douze, je fis mes adieux à mon hôte,
qui me fournit une berge pour continuer mon voyage. Le temps fut
malheureusement calme durant une grande partie de la journée, de sorte
que nous mîmes presque tout le jour pour faire environ cinq lieues de
chemin. Pendant le calme, nous vîmes passer tout près de nous un banc de
poissons, connus ici sous le nom de _horse mackerel_. Long de sept ou
huit pieds, le maquereau-cheval ressemble au véritable maquereau, par
sa figure, sa chair et ses allures. Ces poissons voyagent en bandes, et
s'amusent sur la route à bondir au-dessus des vagues; lorsque le nombre
en est un peut considérable, l'on en voit toujours quelqu'un hors de
l'eau.

Le soleil allait se coucher, lorsque nous arrivâmes à Chikapoué, où nous
fûmes reçus avec joie par le sieur Jacques MacKinnon, qui, malgré son
nom écossais, n'en est pas moins un brave canadien. Le lendemain soir,
je continuais ma mission à trois lieues plus loin, chez le sieur Jean
LeCouvey. Le quatorze, j'arrivais chez monsieur Andrew Kennedy, au poste
de Saint-Augustin. Cet homme respectable, déjà avancé en âge, et son
frère Mathew Kennedy, demeurent dans la même maison; le premier est
devenu catholique; le second est encore protestant; l'union n'en règne
pas moins entre les deux frères. Ils ont toujours vécu ensemble et ont
conduit ensemble leurs travaux et leurs entreprises; le sieur Andrew,
comme l'aîné, restait à la tête des affaires. Ils ont élevé leurs
familles, sous le même toit, et jamais aucun nuage n'a troublé
l'harmonie qui règne entre les deux frères. C'est principalement de la
pêche du loup-marin, de celle du saumon et de la chasse dans les bois,
qu'ils se sont occupés.

La rivière Saint-Augustin tombe dans la baie du même nom; à son
embouchure, elle est partagée en plusieurs bras par des îles nombreuses,
qui bordent la côte sur une longueur de sept ou huit lieues; c'est dans
une de ces îles qu'est le poste de Saint-Augustin, plus peuplé que la
plupart des autres, puisqu'il renferme deux familles. La rivière sort de
la hauteur des terres, où quelques-unes de ses sources se croisent avec
celles de la rivière Kénamou, qui va tomber dans la baie des Esquimaux.
Par cette voie, l'on peut passer des bords du golfe de Saint-Laurent à
la baie des Esquimaux, dans l'espace de sept jours. Le meilleur temps
pour faire ce voyage est le mois d'octobre, parce qu'alors il n'y a plus
de mouches; au printemps et pendant l'été elles sont un véritable fléau
pour les voyageurs. Par ce chemin, un sauvage, nommé Poknakua, est venu
de la baie des Esquimaux, pendant le cours de l'hiver dernier. Depuis
longtemps les Pères Oblats désirent aller porter les lumières de la foi
aux Nascapis, de la hauteur des terres, et aux sauvages de la baie des
Esquimaux S'ils étaient chargés de cette mission, ils pourraient se
rendre à la baie des Esquimaux, soit par la rivière Saint-Augustin, soit
en faisant le tour du Labrador, sur la goëlette que la compagnie de la
baie d'Hudson envoie annuellement dans son poste. De là il serait plus
facile aux missionnaires de saisir une occasion favorable, pour remonter
la grande rivière près de laquelle se tiennent les Nascapis. Dans la
saison du saumon, plusieurs familles, viennent de la Tabatière et
des postes plus éloignés pour faire la pêche dans la rivière de
Saint-Augustin. Chacune d'elles a sa petite maison et sa station de
pêche sur la rivière. Il se prend une grande quantité de saumon dans ce
lieu, et si la population du Labrador s'accroît, elle devra se porter
sur les deux rivières de Saint-Augustin et de Saint-Paul, où, avec la
pêche et la chasse, l'on trouve des terres cultivables et un climat plus
doux que celui des bords de la mer.



II

Monsieur Andrew Kennedy conserve un canot esquimaux, dont il se sert
souvent quand il fait la chasse; la carcasse a été préparée par un
Esquimaux, et les peaux qui la recouvrent ont été posées et cousues
par Madame Kennedy. Cette dame respectable, née et élevée au pays des
Esquimaux, est une convertie fervente. Dès sa plus tendre jeunesse, elle
se sentait portée à descendre vers le midi pour s'instruire des vérités
de la religion. Quand il lui fut possible, elle exécuta son projet avec
une partie de ses parents; elle désirait surtout être catholique, sans
trop savoir ce qu'est le catholicisme. Mais elle voulait se sauver,
et quelque chose lui disait qu'elle ne pouvait se sauver hors du
catholicisme. Dieu la récompensa de sa fidélité à ses inspirations,
car elle eut le bonheur d'être admise avec son mari dans le sein de
l'Eglise, par le premier missionnaire qui visita le Labrador.

Plusieurs des planteurs vont chasser pendant l'hiver le long de la
rivière de Saint-Augustin. Cette chasse d'hiver est très profitable.
Selon la remarque des vieux labradoriens, chaque quatrième année
amène le gibier en abondance. L'avant-dernier hiver appartenait à une
quatrième année; aussi a-t-on vu descendre vers la mer un grand nombre
d'animaux des bois. Le printemps suivant, un marchand acheta sur la côte
pour vingt-huit mille piastres de pelleteries. Un seul planteur, aidé
de deux ou trois jeunes enfants, prit des loutres, des martres et des
renards pour plus de dix-huit cents piastres. Dans les années ordinaires
les chasseurs font beaucoup moins, mais leur temps se trouve toujours
bien payé.

Les fourrures du Labrador sont renommées pour leur beauté et leur
valeur: les peaux de martre, de loutre, de vison, de renard, y sont
incontestablement meilleures et plus belles que celles des pays
méridionaux. Quelques-unes de ces pelleteries sont cotées à des prix
fabuleux: ainsi la peau du renard argenté se vend au Labrador de
quarante à cinquante piastres; celle du renard noir, lorsqu'elle est
sans défaut, vaut de quatre-vingt-dix à cent piastres. Encore dit-on que
les acheteurs font un profit immense sur leur marchandise, puisque
la peau du renard noir est revendue en Russie au prix de trois cents
piastres. Les labradoriens ne peuvent s'expliquer comment on peut payer
si cher une peau qui, suivant eux, n'est pas meilleure que celle du
renard rouge; et cependant ils ne reçoivent que deux piastres pour la
dernière, lorsqu'elle est fort belle.

Le renard blanc, qui est fort commun et dont la peau semble bonne, est
absolument rejeté par les acheteurs. Il est digne de remarque que la
queue du renard noir porte à son extrémité quelques poils blancs; tandis
que celle du renard blanc est terminé par des poils noirs. Deux ou trois
renards noirs, pris dans le cours d'un hiver, forment une bonne aubaine
pour le chasseur. Mais cette chance est rare; on en prend peu, non pas
qu'ils soient bien moins nombreux que les autres, mais à cause de leur
extrême défiance.

L'ours blanc visitait autrefois la côte; aujourd'hui, il s'y montre
très-rarement et paraît se retirer vers le nord à mesure que la
population s'accroît. Les ours noirs sont encore nombreux; on leur fait
la guerre non-seulement pour leur peau, mais encore pour la viande qui
est succulente et d'aussi bon goût que le boeuf. Les chasseurs n'aiment
cependant pas le voisinage de l'ours noir, car il est égrillard et
joue souvent des tours, se plaisant à voler ce qu'il trouve autour des
habitations et à briser ce qu'il ne peut manger. Comme la grande chasse
se fait à quinze et vingt lieues dans les terres, le chasseur doit se
préparer un abri contre les neiges et le froid. Pour cela il bâtit, avec
des pièces de bois rond, une cabane qui lui sert de retraite pendant le
temps de l'expédition; il faut y porter des provisions, un poêle et les
ustensiles de cuisine les plus indispensables. C'est là que l'ours aime
à aller faire des espiègleries.

Il y a quelques années, trois jeunes gens qui passaient l'hiver
ensemble, avaient laissé la cabane pour visiter les pièges tendus dans
la forêt. En entrant au logis, ils furent étonnés de trouver la porte
arrachée et jetée sur la neige. Ils crurent d'abord que quelque farceur
de voisin était venu leur jouer un tour pendant leur absence. Dans
la cabane, tout avait été bouleversé: le poêle et le tuyau étaient
renversés; l'armoire avait été vidée, et la provision de lard gaspillée;
le sac de farine n'y était plus, et avec lui avait disparu une tasse
de fer-blanc, une paire de bottes et un paletot. Ce n'était plus un
badinage ordinaire: il y avait vol avec circonstances aggravantes, car
il ne restait plus de provisions; il fallait découvrir le voleur. Tous
trois se mettent en quête; l'on cherche des pistes, on les trouve, et
l'on reconnaît que deux ours de forte taille avaient causé tout le
dégât. Les voleurs avaient décampé, et ne purent être rejoints; mais ils
avaient laissé des preuves du délit. A peu de distance était le sac
vide et déchiré; un peu plus loin gisait la tasse broyée et portant
l'empreinte de longues et fortes dents. Quant au paletot et aux bottes,
les gaillards, probablement en voie de civilisation, avaient cru devoir
les emporter, dans l'intérêt des moeurs.

L'ours est friand de poisson et cette faiblesse l'attire quelquefois
près des maisons. Un pêcheur, Willy N..., avec sa femme et un petit
enfant, habitait une cabane près de la mer. Sur le toit plat et peu
élevé, séchait une provision de morue qu'il préparait soigneusement pour
l'hiver. Par une nuit sombre, il reposait paisiblement, sans inquiétude
au sujet des voleurs, lorsque le bruit d'un pas pesant sur la maison lui
fit comprendre qu'on enlevait son poisson. Armé d'un fusil et suivi de
sa femme, qui portait une chandelle allumée, il entr'ouvrit la porte
pour reconnaître le voleur; au même moment, effrayé par le bruit, un
ours tombait du toit, et en culbutant effleurait l'épaule du chasseur.
Willy tombe tout épouvanté dans la maison, en renversant sa femme et
éteignant la lumière. Le mari et la femme hurlent de toutes leurs
forces, et l'enfant joint ses cris aux leurs; chacun d'eux s'imagine que
l'ours est enfermé dans l'appartement et croit déjà entendre broyer les
os des autres. L'excès de la peur rétablit enfin la paix; la chandelle
est rallumée; et Willy s'aperçoit qu'ils ont eu une terreur panique,
tout aussi bien que le voleur qui s'est empressé de fuit.



III

Le dimanche, 15 août, je dis la messe dans la maison de M. Kennedy.
Outre les personnes du lieu, quelques Sauvages y assistaient. Sur
une île voisine sont une quinzaine de familles montagnaises, qui
se préparent à remonter la rivière de Saint-Augustin. Plusieurs
d'entr'elles sont venues, depuis peu seulement, de la baie des
Esquimaux, autour de laquelle résident encore plusieurs familles de la
même tribu.

Tout près de l'île de Saint-Augustin se trouvait un brick, qui prenait
une partie de la cargaison du navire l'_Arabian_, jeté à la côte,
l'automne dernier. Le capitaine de l'_Arabian_, trompé par les courants
qui changent fréquemment, se croyait près de Terreneuve, quand son
vaisseau, au milieu d'une brume épaisse, fut porté sur des récifs. Sept
hommes de l'équipage ont passé l'hiver chez M. Kennedy; d'où ils ne
sont repartis qu'au mois de juin. Pendant tout ce temps, il fallut les
nourrir, car leurs provisions avaient été avariées dans le naufrage. Ce
surcroît de bouches a causé de la gêne aux postes d'alentour, qui se
trouvaient assez mal approvisionnés. L'automne dernier, plusieurs
des goëlettes, qui ont coutume d'apporter sur la côte les provisions
d'hiver, farine, lard, beurre, légumes, n'avaient pu faire leur dernier
voyage d'automne, de sorte que les planteurs ne possédaient que l'absolu
nécessaire. M. Kennedy dût partager avec les naufragés ce qu'il
réservait pour sa famille, sans espoir d'obtenir des provisions des
postes voisins. Heureusement, on lui apprit qu'à Blanc-Sablon, il y
avait farine et lard en abondance; mais il les fallait aller chercher à
vingt lieues, et les transports occupèrent ses chiens pendant une partie
de l'hiver.

Pour obvier aux inconvénients qui, dans des circonstances pareilles,
pèsent lourdement et sur les planteurs et sur les naufragés, il serait
à propos que le gouvernement plaçât un dépôt de provisions dans quelque
lieu favorable. Il l'a fait déjà pour l'île d'Anticosti; les mêmes
raisons existent pour le Labrador. Depuis qu'on a commencé à encourager
la navigation dans le détroit de Belle-Isle, beaucoup de navires suivent
cette route. Mais comme dans ces parages les brumes sont fréquentes
et qu'on ne peut se rendre compte des courants, il arrive de nombreux
naufrages. Il ne semble pas juste de charger les habitants de la côte
de fournir aux besoins des naufragés, au risque de faire périr leurs
propres familles par la famine; ce devoir appartient au gouvernement
canadien, qui possède les moyens d'y pourvoir. Blanc-Sablon, Forteau
et la Tabatière pourraient être choisis comme lieux de refuge pour les
naufragés, qui y trouveraient les moyens de subsister jusqu'au printemps
suivant, si l'on y plaçait des provisions.

Mais la législature provinciale semble ignorer la valeur de deux cents
lieues de côtes qui s'étendent depuis la Pointe-des-Monts jusqu'à
Blanc-Sablon. Les eaux si riches du Labrador sont abandonnées aux
étrangers, qui envoient, chaque année, quatre cents vaisseaux s'y
charger des produits de la mer, des rivières et des forêts. Point de
magistrat résidant, point d'organisation municipale ni scolaire, aucun
règlement pour déterminer les limites des pêcheries: voilà où en
étaient les choses dans le pays jusqu'à cette année. La goëlette du
gouvernement, _La Canadienne_, ne peut suffire pour protéger toutes les
côtes des îles de la Magdeleine, du Labrador et du district de Gaspé; et
malgré sa bonne volonté, le surintendant ne peut être partout.

A la suggestion du capitaine Fortin, quelques bons règlements viennent
d'être établis par la législature canadienne. Il faudrait maintenant
les faire observer; et pour cela un autre vaisseau devrait être mis en
croisière sur le golfe de Saint-Laurent. Le service d'un bâtiment à
vapeur serait plus efficace que celui d'un voilier, souvent, arrêté par
les calmes ou par les vents contraires.

Comme on m'informait que le Père Coopman avait repris sa mission, il ne
me restait plus qu'à gagner Blanc-Sablon, pour prendre passage à bord
de la _Marie-Louise_, ou de quelque autre bâtiment prêt à partir pour
Québec; je louai donc une berge pour m'y rendre. Pour une somme de six
piastres, Thomas Lessard s'engagea à me conduire à Blanc-Sablon. Le 17,
nous nous mettions en route, poussés par un vent favorable; avec le
patron était un jeune Kennedy et un Esquimaux, qui a quelque droit de
saluer les Wabishtouis comme ses cousins. Notre navigation se fit au
milieu des îles jusqu'à Chicataka, où était un ancien établissement
de pêche, commencé vers le milieu du seizième siècle et peut-être
auparavant. Jacques Cartier visita Chicataka à son premier voyage, et
lut donna son nom. On y arrive par un canal de deux ou trois milles,
si profond que les plus gros vaisseaux y flotteraient à l'aise, et si
étroit que souvent il ne paraît pas avoir plus de cent pieds de
largeur. On dirait une immense fissure produite dans le roc par quelque
convulsion de la nature.

Partout nous rencontrons des ports vastes et sûrs, dans lesquels sent
abritées des goëlettes; les matelots s'occupent à faire la pêche de la
morue, du hareng et du maquereau; sur un espace de quatre lieues au delà
de Chicataka, la chaîne d'îles qui nous protégeait est interrompue et
nous sommes exposés à une forte houle qui vient du large.

La partie la plus mauvaise de la côte est à la baie des Rochers, où
la mer est presque toujours grosse; une berge ne peut, sans danger,
entreprendre de la traverser lorsque le vent souffle vers la terre.
Après avoir franchi ce passage, nous poursuivons notre course au milieu
des Iles Herbées, ainsi nommées parce qu'elles sont ceintes d'une
lisière de prairies, dont la verdure contraste avec la couleur monotone
des rochers. Une des passes les plus étroites est barrée par quatre
seines, placées les unes près des autres et pleines de poisson. On nous
apprit plus tard qu'elles renfermaient près de quatre mille barils de
hareng. Cela suffisait pour charger plusieurs des vaisseaux mouillés
auprès, dans le beau port de Bonne-Espérance.

Le port de Bonne-Espérance, nommé _Bonny_ par les pêcheurs américains,
est un des plus vastes du Labrador; il est complètement abrité par
deux ou trois rangs d'îles, et on y peut entrer par quatre passages
différents. Lors de mon arrivée, il s'y trouvait encore une cinquantaine
de vaisseaux; on me dit qu'au mois de juillet il y en avait eu jusqu'à
cent. Ceux qui sont partis ont emporté des charges complètes.

Les îles qui environnent le port de Bonne-Espérance sont encore
quelquefois nommées les îles de la Demoiselle. Ce nom s'étendait jadis
à tout l'archipel qui borde la côte depuis les îles brûlées jusqu'à
Wapitugan. Selon Thévet, les îles de la Demoiselle ont ainsi été
désignées parce que M. de Roberval aurait laissé sur l'une d'elles sa
nièce, Demoiselle Marguerite, avec un jeune homme et une vieille
duègne normande. Après la mort de ses deux compagnons d'infortune, la
Demoiselle serait restée longtemps seule, et aurait enfin été délivrée
de sa longue captivité par un navire qui venait faire la pêche dans ces
parages. Il est à remarquer cependant que le vieux cosmographe, dans
d'autres passages de ses ouvrages, a transporté la prison de la
Demoiselle Marguerite sur plusieurs points du golfe St-Laurent. Le
nombre de ces îles est si grand que Jacques Cartier paraît y avoir
trouvé son arithmétique en défaut "Nous passâmes", dit-il, "par le
milieu des îles, qui sont si nombreuses qu'il n'est pas possible de les
compter".

La baie qui se trouve entre Bonne-Espérance et Blanc-Sablon, a six
lieues de traverse et est ouverte aux vents de la mer; il faut ici
encore attendre un temps favorable pour la passer. Heureusement nous
étions au Labrador, où toutes les portes sont ouvertes au voyageur et
particulièrement au prêtre. J'allai demander chez M. John Buckle une
hospitalité qui me fut accordée avec empressement et avec joie. Quoique
la famille soit catholique, le père est encore protestant; cependant
la réception qu'il me fit n'en fut pas moins cordiale. Les vents et la
brume nous retinrent en ce lieu pendant trois jours, et ce ne fut que le
vingt que nous pûmes reprendre la mer. Le soir même, j'arrivais au havre
de Blanc-Sablon, où je trouvai la _Marie-Louise_ prête à mettre à la
voile le lendemain; le P. Coopman était à la Longue-Pointe, devant
laquelle je venais de passer. Comme on avait annoncé la prochaine
arrivée d'un steamer, remontant de Belle-Isle à Québec, il s'était
décidé à l'attendre. Pour moi, comme je n'étais point assuré que le
vaisseau annoncé dût toucher à Blanc-Sablon, je me décidai à profiter de
la goëlette. Je m'exposais à être longtemps à remonter; mais j'étais du
moins certain de ne pas hiverner en ce lieu.



IV

La, baie de Blanc-Sablon tire son nom des sables blancs d'une petite
rivière, qui lui apporte le tribut de ses eaux. La baie et la rivière
forment une extrémité de la ligne qui sépare le Labrador canadien du
Labrador uni au gouvernement de Terreneuve. Sur la rive méridionale de
la baie s'avance la Longue Pointe, formée de rochers tout différents de
ceux que nous avons vus jusqu'à présent sur la côte; le granit disparaît
et est remplacé par des bancs de rochers qui, de loin, me semblent
être d'un grès schisteux et sont couverts d'une couche de terre, assez
épaisse pour qu'on puisse la cultiver; aussi trouve-t-on en ce lien des
jardins et des prairies, et par suite des vaches et des chevaux.

Deux grands établissements de pêche existent depuis un bon nombre
d'années à Blanc-Sablon, et attirent quelques centaines de pêcheurs
canadiens, français et jersiais. L'un est sur la partie appartenant
à Terreneuve: c'est le _grand raing_, propriété de Monsieur de
Quetteville, de l'île Jersey; l'autre du côté canadien, est au sieur Le
Brault, aussi de l'île Jersey. Les deux postes font de grandes affaires,
non seulement en poisson et en huiles, mais encore en marchandises
européennes, qui sont achetées par les employés et les planteurs des
environs. Un établissement rival s'est élevé sur l'Ile à Bois qui, ainsi
que l'Ile Verte, est situé vis-à-vis l'entrée de la baie. Le nouveau
poste appartient à M. Bouthillier, de Paspébiac: plusieurs familles
canadiennes se sont bâti des maisons dans le voisinage et font la pêche
à leur compte. Ces établissements, attirent beaucoup de monde, outre les
pêcheurs, car le nombre de vaisseaux qui visitent le Blanc-Sablon est
très-considérable.

La réunion de tant d'étrangers, parmi lesquels plus de la moitié sont
catholiques, a fait désirer l'érection d'une chapelle, où ceux-ci se
réuniront le dimanche pour faire la prière, et où le missionnaire,
pendant sa visite, trouvera à célébrer convenablement les saints
mystères. Les dix familles catholiques des environs se sont mises à
l'ouvrage avec courage; la société de la Propagation de la Foi est venue
en aide, comme elle l'avait déjà fait à Itamatiou et à La Tabatière;
aujourd'hui tout le bois de charpente est préparé, et le printemps
prochain une chapelle décente sera élevée à l'Anse-des-Dunes, entre
Blanc-Sablon et Brador.

Blanc-Sablon est situé à l'entrée du détroit de Belle-Isle; il n'y a que
sept lieues de l'Isle à Bois aux côtes de Terreneuve, que l'on aperçoit
clairement. La partie la plus étroite du détroit est Forteau, où il n'y
a que dix milles d'une pointe à l'autre.

Les mers du nord versent dans le détroit de grandes quantités de glaces,
qui l'obstruent pendant sept ou huit mois de l'année. Ces glaces étaient
encore assez nombreuses au mois de juillet pour rendre la navigation
difficile; leur passage refroidit tellement l'atmosphère que, cette
année, pendant tout l'été, les hommes employés à la pêche étaient
obligés de porter des gants de laine pour se préserver des engelures.

De fait, pendant la plus grande partie de l'année, le froid semble
régner en maître sur les eaux qui baignent les côtes du Labrador. Sa
puissance s'exerce non-seulement à la surface de la mer, mais même
jusqu'à une profondeur de dix et de douze brasses.

Dans différents fleuves de l'Europe s'est produit un phénomène que les
savants n'ont pu encore expliquer d'une manière satisfaisante; c'est
la formation, au fond de l'eau, de glaçons nommés par les Anglais
_ground-gru_ et par les Français _glace-du-fond_. Voici ce qu'en dit
un écrivain anglais du siècle dernier. "Les bateliers de la Tamise ont
souvent remarqué des glaçons qui s'élèvent du fond de l'eau, et qui
renferment, dans leur partie inférieure, du gravier et des pierres
apportées _ab imo_". De semblables observations ont été faites sur
l'Elbe, sur le Rhin, sur la Néva et sur d'autres rivières. Au Labrador,
ce phénomène a été souvent remarqué par les pêcheurs; mais ici
non-seulement l'eau se congèle à une grande profondeur, mais la terre
elle-même se durcit au fond de la mer par l'action du froid. Je citerai,
à l'appui de ce que m'ont rapporté les pêcheurs, un écrit du sieur
Robertson, déjà plusieurs fois mentionné:

"J'ai vu", dit-il, "un rets plongé à une profondeur de soixante pieds,
et dont toutes les mailles étaient garnies de glaces; j'ai vu des
câbles, des chaînes et d'autres gros objets couverts d'une couche
proportionnellement plus considérable. Lorsque ce phénomène a lieu,
il faut aussitôt retirer le rets, car il flotterait comme du liège et
formerait une masse solide de glace.

"A ma connaissance, il est arrivé qu'à une profondeur de soixante ou
soixante-dix pieds, le fond de la mer s'est trouvé gelé et s'est durci
comme un banc de pierre calcaire. Dans une occasion, la patte d'une
ancre s'était enfoncée dans le sol; lorsqu'on la retira, la main
rapporta une masse angulaire presque aussi dure que le grès de Bristol
et formée de sable gelé.

"Il ne paraît pas que le froid soit la seule cause de ce phénomène, car
on ne l'observe pas dans des saisons aussi froides et même plus froides.
Je n'en puis donner la raison: tout ce que je sais, c'est que cela
arrive de temps en temps".

Le 21 août, la _Marie-Louise_ laissait le port de Blanc-Sablon pour son
voyage de retour; elle avait pris à son bord une dizaine de pêcheurs qui
regagnaient leurs pénates, découragés par le peu de succès de la pêche;
d'autres, en plus grand nombre, restaient à terre, décidés à remonter
par le steamer annoncé. A peine avions-nous laissé le port, qu'un
original vint supplier le capitaine d'y rentrer, pendant que lui-même
irait à quelques lieues plus loin chercher une centaine de barils, qu'il
se proposait de mettre à bord. Il lui fallait aussi accorder le temps
de tirer le hareng de la mer, de le préparer et de l'empaqueter. Sa
proposition toute modeste fut heureusement rejetée; car nous aurions eu
à l'attendre pendant une longue semaine. C'était bien assez que nous
dussions arrêter à plusieurs postes pour compléter la cargaison de notre
bâtiment; je m'en consolais, toutefois, dans l'idée que ces stations me
permettraient de visiter plusieurs endroits que je n'avais point vus en
descendant, et que je rencontrerais des pêcheurs qui étaient absents au
passage du missionnaire.

Entre Blanc-Sablon et Brador est l'Ile aux Perroquets; elle a reçu son
nom d'une espèce de palmipède à tête de perroquet, qui est, si je ne me
trompe, l'_Alca impennis_ d'Audubon. L'île est couverte de ces oiseaux;
et à chaque instant on en voit quelque bande s'éloigner vers la mer, ou
revenir vers l'île. C'est un temps de travail pour eux; car les petits
sont maintenant nombreux, et, pour les nourrir, il faut que les pères,
et mères fassent la pêche au lançon. Le lançon est un très-petit
poisson, dont les oiseaux sont très-friands; comme il est maintenant
abondant dans la baie, les perroquets vivent en épicuriens. Ceux d'entre
eux qui n'ont pas de famille, à nourrir sont en plein carnaval; car ils
n'ont qu'à flâner et à manger; ainsi quelques-uns sont si gras, qu'il
ont peine à se lever, quand ils sont poursuivis par les chasseurs.

Le lançon et le capelan sont la nourriture favorite de la morue;
lorsqu'ils sont abondants sur la côte, on est sûr qu'il y aura beaucoup
de morue, à moins qu'elle ne soit éloignée par quelque cause locale. Les
planteurs font usage du capelan pour leur nourriture; ils s'en servent
lorsqu'il est frais, et le font sécher pour l'employer au besoin. Afin
de le conserver, ils le mettent dans une légère saumure et l'étendent
ensuite au soleil sur les rochers. Il est prêt au bout de deux jours, et
ainsi préparé il peut se garder longtemps. Tous, sur la côte, mangent
avec plaisir le poisson sec; et si un enfant pleure, au lieu de lui
donner un morceau de sucre, on lui jette un capelan sec qu'il suce avec
délice, et la paix est faite. Pendant deux jours, notre goëlette reste
mouillée dans la baie de Brador, pour attendre du fret qui ne vient pas.
Nous pouvons à l'aise examiner la vaste baie, parsemée d'îlots, qui
forment cinq ou six ports différents. Cinquante ou soixante vaisseaux
y sont encore mouillés; pendant le cours de l'été, le nombre en était
trois fois plus grand. Du temps de Jacques Cartier, cette baie portait
le nom de port des _Ilettes_. Elle fut accordée par le gouvernement
français au sieur Le Gardeur de Courtemanche, qui lui donna le nom de
Phélypeaux; le fort qu'il bâtit à l'entrée du port fut appelé fort
Pontchartrain. Pendant longtemps, il y fit des affaires importantes.
Après la mort de M. de Courtemanche, qui avait épousé, non pas une fille
de Henri IV, comme le prétend une tradition du Labrador, mais la fille
d'Etienne Charest, seigneur de la côte de Lauzon, l'établissement passa
à son gendre, le sieur Foucher, et au sieur de Brouague, commandant
sur la côte. Un des fils du sieur Foucher ajouta à son nom celui de
Labrador; et je crois qu'il y a aujourd'hui en France une famille
qui porte le nom de Foucher de Labrador. Le capitaine Jones tient le
principal poste de Brador; quatre ou cinq autres planteurs se sont
placés autour de la baie, et exploitent les pêcheries.

Le 22, dimanche, je dis la messe chez le sieur Morency, et fis des
instructions en français et anglais; près de deux cents hommes y
assistaient: les uns étaient dans la maison, les autres, qui n'y
pouvaient trouver place, se tenaient au dehors, vis-à-vis des portes et
des fenêtres. Presque tous les navires mouillés dans la baie avaient
fourni leur contingent: car il se trouvait des catholiques dans tous les
équipages, et sur quelques vaisseaux il n'y avait que des catholiques.
C'étaient des Acadiens et des Écossais du Cap-Breton et de l'Ile
Saint-Jean, et des Irlandais des États-Unis, de la Nouvelle-Écosse et de
Terreneuve.--Le seul village de Souris, dans l'île Saint-Jean, a envoyé
ici sept goëlettes appartenant à des Acadiens. Tous ces braves gens qui
viennent à Brador, chaque année, s'intéressent beaucoup à l'érection de
la chapelle et ont volontairement offert leurs contributions pour cet
objet.

Vers le soir, on annonça l'arrivée du hareng dans la baie. Depuis
quelques semaines, on l'attendait et il ne venait point. Les pêcheurs
avaient pris patience en faisant la guerre à la morue: mais dès qu'ils
eurent aperçu un banc de harengs, toutes les berges furent mises à
l'eau et se dirigèrent de ce côté. La baie, si calme et si silencieuse
l'instant d'auparavant, était sillonnée, dans toutes les directions, par
des embarcations de pêche; les seines étaient lancées; de tous côtés
l'on entendait les cris des matelots qui se hélaient, les aboiements
des chiens aussi excités que leurs maîtres, le bruit cadencé des rames
frappant la mer. Tout ce mouvement fut cependant inutile, car le banc
de harengs n'était pas considérable et ne renfermait que de petits
poissons.

Les jours suivants, nous entrâmes dans les baies voisines. Pendant
quarante-huit heures, nous fûmes retenus par les vents dans la baie du
Milieu. Sur le sommet de tous les mornes, des hommes étaient en vigie,
cherchant des yeux sur les anses voisines quelqu'indice de la présence
du hareng. Comme les hauteurs sont nues, on aperçoit les sentinelles
de fort loin, et telle est leur immobilité que souvent on ne peut les
distinguer des colonnes de pierre qui servent d'amers.

Il y a beaucoup de ces colonnes de pierre sur les hauteurs. Elles
forment un des traits distinctifs du paysage au Labrador, et servent à
indiquer le voisinage d'une habitation, souvent cachée au fond d'une
anse ou au milieu des îles. Elles sont formées de pierres sèches et ont
ordinairement une hauteur de neuf ou dix pieds: dans le pays, on leur
donne le nom de Nascapis. Les Nascapis sont d'une grande utilité aux
voyageurs dans les temps de brume en été, et dans les jours où il
neige en hiver. Comme toutes les îles se ressemblent, il est presque
impossible de reconnaître, par un temps obscur, celle que l'on cherche:
quelques Nascapis, élevés sur les mornes environnants, sont aperçus
assez facilement, et dirigent le voyageur vers le lieu qu'il cherche.

A la baie du Milieu, nous eûmes le plaisir d'une chasse au homard. A
la basse marée, le capitaine et plusieurs des passagers visitèrent
les pierres restées à sec sur la grève; armés, chacun d'un bâton, ils
l'enfonçaient partout où ils soupçonnaient qu'un homard se tenait caché.
L'animal n'est pas patient; aussi quand il s'en trouvait un sous la
pierre, il saisissait le bâton avec ses fortes tenailles et se laissait
ainsi transporter au rivage. Dans un peu plus d'une heure, les chasseurs
revinrent, portant pour trophées une trentaine de homards de tout âge
et de toute condition, qui allèrent terminer leur carrière dans une
chaudière pleine d'eau chaude. Ils sont fort communs dans les baies et
dans les anses, sur toute l'étendue de la côte du Labrador; on en fait
un usage assez fréquent dans plusieurs familles, mais on n'en prépare
point pour l'exportation, car il y faudrait passer trop de temps, et le
temps du planteur est précieux.

Nous entrons, le 26 août, au port de Bonne-Espérance, où nous ne
trouvons plus qu'une vingtaine de bâtiments, tandis qu'au mois de
juillet il en renfermait plus de cent; c'est un port large et spacieux,
qui a l'avantage d'avoir quatre passes pour l'entrée et la sortie des
navires.



V

La _Marie-Louise_ n'est pas encore chargée et doit attendre ici quelques
centaines de barils de poisson et d'huile. L'individu, qui a voulu la
retenir à Blanc-Sablon, a eu le temps de préparer ses barils et son
hareng. Pendant toute la journée, il a rôdé autour de la goëlette pour
faire de nouvelles propositions; vers neuf heures du soir, il s'est
décidé, et vient éveiller le capitaine Biais peur conclure un marché. Il
se charge de conduire lui-même le bâtiment dans la baie des Saumons où
est son établissement.

Comme la journée toute entière suffira à peine pour embarquer tout le
fret qu'il doit fournir, je consens à me rendre aux îles Brûlées avec le
sieur Léger Lévêque, qui de grand matin est venu m'inviter h visiter sa
maison. Sa berge, grande et forte embarcation, a été construite à Gaspé,
et peut tenir la mer dans les gros temps; le vent est favorable, les
îles Brûlées, quoique fort avancées au large, ne sont qu'à six ou sept
milles de la baie des Saumons; nous y serons dans une heure et demie au
plus; il sera alors temps de déjeuner. Eole en avait décidé autrement.
De l'île au Caribou, nous avions à faire, pour arriver aux îles Brûlées,
une traversée ou l'on est exposé à toute la force du vent: et comme le
disait un de nos compagnons: "le vent soufflait une gueule". La brise
était si fraîche, que notre pilote ne crut pas prudent d'entreprendre
le voyage, et il fallut attendre avec patience sur l'île Caribou. Quand
midi arriva, le besoin de déjeuner commença à se faire sentir; et, pour
tromper la faim, il fallut avoir recours au sommeil, au chicoté et aux
bluets. Cependant le vent continuait toujours à souffler avec violence;
il fallut rentrer au port de Bonne-Espérance, où vers cinq heures du
soir le capitaine Fraser m'offrit, sur sa goëlette, le déjeuner que
j'avais négligé de prendre le matin.

De bonne heure, le lendemain, j'arrivais à l'île Brûlée, où la
bienveillance de M. Lévêque et de sa famille me fit presque regretter de
n'y être pas arrivé la veille. L'île est un rocher qui n'a guère plus
de sept ou huit arpents de longueur sur autant de largeur; elle n'offre
d'autre avantage que celui d'être bien placée pour la pêche. M. Lévêque
y fait de bonnes affaires, et mérite certainement la prospérité dont il
jouit. Vers midi la _Marie-Louise_ jetait l'ancre dans le port voisin,
et une heure après nous naviguions vers l'ouest.

La cargaison de la goëlette se trouva à peu près complétée à La
Tabatière, d'où nous partîmes, le 31 août, pour voguer directement vers
Québec. Les calmes et les brumes nous retardèrent. Pendant deux ou trois
jours, nous fûmes assaillis par des volées d'oiseaux ressemblant aux
chardonnerets; ils restaient à bord toute la journée, et s'occupaient
à faire la chasse aux mouches; ils étaient si peu farouches qu'ils se
reposaient sur la tête et sur les bras de ceux qui se trouvaient sur
leur chemin. Le soir, ils s'envolaient à terre pour revenir le lendemain
continuer leur voyage.

Le 2 septembre, nous étions par le travers de la pointe de Nataskouan,
derrière laquelle nous apercevions le Mont-Joli; c'est probablement la
hauteur que Jacques Cartier désignait sous le nom de Cap de Tiennot, et
où il trouva des Sauvages prêts à retourner dans leur pays, sur la côte
méridionale du Saint-Laurent.

Le 7 septembre, un vent très fort du sud-ouest nous obligea de nous
réfugier dans la baie de la Trinité, qui n'est plus aussi sauvage
qu'elle l'était, lorsque je m'y arrêtai pour la première fois, il y a
vingt-deux ans. Nous y trouvâmes plusieurs bâtiments et parmi eux une
goélette portant une quinzaine de pilotes. Les équipages des bâtiments
et les passagers descendirent à terre pour cueillir des fruits, qui sont
très-abondants en ce lieu, et visitèrent ensemble les environs de la
baie. Quelques jeunes Américains; mes compagnons de voyage, revinrent
tout enchantés des pilotes canadiens et déclarèrent qu'ils n'avaient
jamais rencontré un corps de marins plus intelligents et plus actifs que
ceux qu'ils venaient de voir. Ces jeunes gens connaissaient tous
les ports des États-Unis, et l'un d'eux, pendant sept ans, avait
parcouru-toutes les mers. Trois jours après, je feuilletais un journal
anglais, orné d'une colonne de diatribes contre les pilotes du
Saint-Laurent, que l'écrivain insultait parce qu'ils sont nés au Canada.

Vendredi, 10 septembre, nous avions franchi la batture de Manicouagan;
un gentil vent d'est-sud-est emplissait nos voiles; les prophètes nous
annonçaient que nous passerions le dimanche suivant à Berthier. Un
très-grand nombre de navires, gros et petits, faisaient la même route
que nous, après avoir été retenus, comme nous, par les vents contraires.

Vers huit heures du soir, au moment ou la marée allait commencer à
baisser, nous arrivions au pied du passage de l'Ile-Verte. Le temps
était fort obscur, nous étions environnés de bâtiments; mais le vent
était bon, et le patron espérait franchir les difficultés avant qu'il
ne nous quittât. Nous avions trop espéré; vers dix heures, il ne nous
restait plus qu'un air de vent, d'une faiblesse et d'une inconstance
désespérantes; la mer commençait à baisser, et, pour comble de
mésaventure, des bancs de brume s'étendaient autour de nous. Une
éclaircie, vers deux heures du matin, nous permit de reconnaître que les
courants nous avaient portés au nord de l'île Rouge, et que nous étions
suivis dans notre course par un très-gros navire. Un peu plus tard, un
piétinement rapide et lourd ébranle le pont: "Vite! vite! en garde! il
va passer sur nous".--Ces mots peu rassurants et le bruit inaccoutumé
eurent bientôt tiré tous les passagers de leurs lits. En arrivant sur
le pont, ils aperçoivent, à la lueur des fanaux, une muraille noire et
menaçante qui s'élève à vingt pieds au-dessus du pont de la goëlette; un
instant après, un craquement aigu et prolongé est suivi de la chute
de débris de vergues: les basses manoeuvres de l'étranger s'étaient
accrochées dans nos haubans et dans nos voiles. Les haches furent mises
en jeu pour séparer les deux bâtiments, et, grâce aux efforts des
équipages, ils s'éloignèrent bientôt l'un de l'autre.

Lorsque le jour fut arrivé, le capitaine crut qu'il était prudent de
mouiller, jusqu'à ce que l'on pût reconnaître les atterrages. A peine
avions-nous jeté l'ancre, que l'étranger sort de la brume et s'avança
de notre côté; malgré les avis et les mauvais souhaits qui lui sont
adressés, il s'avance toujours et vient mouiller à trois ou quatre
encablures au-dessous de la goëlette. Il a souffert dans la rencontre de
la nuit, aussi bien que nous; car si nous avons des voiles déchirées
et des haubans rompus, il a des vergues brisées et des manoeuvres en
désordre. Son voisinage est mal vu; nous sommes mouillés à vingt-deux
brasses, le fond est un roc uni sur lequel l'ancre a peu de prise, et
les courants sont très-forts en ce lieu.

Vers 10 heures, A. M., une brunie épaisse nous replonge dans les
ténèbres; l'obscurité est profonde, et à peine peut-on distinguer un
homme de l'avant à l'arrière de la goëlette. La mer baisse et le courant
descend avec une vitesse de cinq à six noeuds; la chaîne de l'ancre est
si violemment tendue, qu'il faut la dérouler toute entière. Malgré cette
précaution, l'ancre glisse sur le fond à plusieurs reprises, et la
goëlette est poussée vers le navire. Elle s'arrête un instant; puis un
son sourd et saccadé, et une vibration pénible dans toutes les parties,
nous avertissent que l'ancre a dérapé de nouveau et que nous sommes
entraînés par le courant. Le danger de nous jeter sur le navire, que
nous sentons à côté de nous, sans pouvoir le distinguer, est si imminent
que le capitaine se décide à laisser échapper la chaîne. Au bout de
cette chaîne, l'on attache un câble avec une bouée, qui servira à faire
reconnaître le lieu où l'ancre est laissée. Malheureusement le câble se
noue et, s'embarrasse; les instants sont précieux; on ne peut perdre de
temps, la hache tranche la difficulté; chaîne et ancre sont condamnées
à rester au fond de l'eau. La proue de la goëlette est envoyée dans le
courant, et nous glissons rapidement le long de la muraille noire et
haute que nous avions déjà vue de si près, pendant la nuit précédente.

L'ancre et la chaîne sont perdues; c'est une valeur de quarante louis
engloutie dans la rivière; mais nous sommes, en retour, débarrassés de
notre incommode voisin. Lorsque la brume disparaît, la _Marie-Louise_ se
trouve vis-à-vis de l'embouchure du Saguenay. Le vent s'élève et, après
deux ou trois bordées, nous mouillons au Pot-à-l'Eau-de-Vie, au moyen de
la seule ancre qui nous reste.

Dimanche, le 12 septembre, une grosse chaloupe appartenant à l'hôtelier
du Pot-à-l'Eau-de-Vie, partait pour la Rivière-du-Loup et emportait
quelques personnes qui s'en allaient entendre la messe. Plusieurs des
voyageurs se décidèrent, dans ce moment, à prendre passage sur le
steamer que nous apercevions au quai; je crus devoir me joindre à eux,
dans l'espérance d'être plus tôt rendu à Québec.

Pour la première fois, depuis deux mois, j'apprenais quelque chose des
affaires étrangères au Labrador. Les derniers journaux me furent fournis
par M. Pouliot, préfet du comté de Témiscouata, qui eut la bonté de
m'offrir l'hospitalité dans sa maison; j'avais peine à comprendre
les nouvelles de notre pays, tant il y avait eu de revirements
parlementaires, pendant sept ou huit semaines. Grâce à Dieu, l'on, ne
parle pas de politique coloniale sur la côte du Labrador.

Mardi matin, le 14 septembre, j'avais l'honneur de me présenter à Mgr.
l'Administrateur du diocèse, pour lui demander sa bénédiction, et lui
communiquer de vive voix quelques détails sur ma mission, pendant
laquelle la providence a daigné me préserver de tout accident personnel.










End of Project Gutenberg's Opuscules, by Jean-Baptiste-Antoine Ferland

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