Au cœur de l'Auvergne

By Jean Ajalbert

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Title: Au cœur de l'Auvergne

Author: Jean Ajalbert

Release date: July 17, 2024 [eBook #74061]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1922

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU CŒUR DE L'AUVERGNE ***






  JEAN AJALBERT
  de l’Académie Goncourt

  Au cœur
  de l’Auvergne


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, Rue Racine, 26




DU MÊME AUTEUR


Chez le même éditeur:

    DIX ANNÉES A MALMAISON.
    LE BOUQUET DE BEAUVAIS.
    RAFFIN-SU-SU.
    SAO-VAN-DI, roman.
    LETTRES DE WIESBADEN.


Chez d’autres éditeurs:

ROMANS ET NOUVELLES

    EN AMOUR, épuisé.
    LA TOURNÉE.
    LE P’TIT, épuisé.
    LE CŒUR GROS, épuisé.
    CELLES QUI PASSENT, épuisé.
    BAS DE SOIE ET PIEDS NUS, épuisé.

VERS

    FEMMES ET PAYSAGES, épuisé.

THÉATRE

    LA FILLE ÉLISA, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt.
    A FLEUR DE PEAU, 1 acte, en vers.

VOYAGES

    L’AUVERGNE, couronné par l’Académie française, épuisé.
    VEILLÉES D’AUVERGNE, épuisé.
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    LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE.
    LES NUAGES SUR L’INDOCHINE.
    DANS PARIS LA GRAND’VILLE.
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    LES DEUX JUSTICES, épuisé.
    LA FORÊT NOIRE, épuisé.
    QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES, épuisé.




    Il a été tiré de cet ouvrage:
    Trois exemplaires sur papier du Japon et trois exemplaires
    sur papier de Hollande non numérotés
    et dix exemplaires sur papier du Marais
    numérotés de 1 à 10


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
pays.

Copyright 1922, by ERNEST FLAMMARION.




    A CHARLES-JEAN AJALBERT

    à un fils de l’Auvergne
    engagé volontaire
    tué à Vauquois
    le 26 novembre 1914




Au cœur de l’Auvergne




CHAPITRE PREMIER

Une enfance auvergnate: Du mont Valérien au Plomb du Cantal.--Les
colonies «de patois».--La malle à musique: cabrette et bourrée.--La mort
de l’habillé de soie.--Le «siège de Paris»; du baraquement à la
cave.--Au «pays».


C’est presque des mémoires!

Déjà!

Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de la Montagne natale, ont
des visages de jeunesse sans rides! Cela date tout de même de vingt,
trente, quarante ans,--de toujours? Non, de tout à l’heure, de tout de
suite! Comment situer au passé la floraison d’enthousiasmes et
d’admirations dont le temps n’a pu tarir le parfum ni crisper les
pétales...

Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première rencontre avec
l’Auvergne...

Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je proclame natale! J’ai
dû aller à elle,--après avoir vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le
plus morne ciel de banlieue, à Levallois-Perret! Encore, je me vante!
Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses terrains vagues dépendaient
de Clichy-la-Garenne, dont la Mairie eut la charge de recevoir les
déclarations relatives à mon humble état-civil...

J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. Mes parents
descendaient, c’est le cas de le dire, du plus haut du Plateau Central,
de Brezons, de Cézens, à l’épaulement du Plomb,--et n’avaient quitté le
pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, ils n’avaient point assez
fréquenté la courte école de village _pour y perdre le patois_! A Paris,
à mesure qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient des
parents, des amis, que les Auvergnats faisaient venir à leur service.
Métiers et professions se monopolisaient, spécialisés aux cantons dont
les originaires s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les
ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma l’exode
des frotteurs ou des hôteliers. Les nourrisseurs s’espaçaient aux
barrières. Un peu partout, si j’ose cette image, les charbonniers
faisaient la boule de neige. Autant de colonies où se perpétuait le
patois, où il se localisait avec ses prononciations et ses variantes
d’Aurillac, de Murat, de Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les
compatriotes formaient souvent toutes les relations et la clientèle.
Aussi le patois était-il pratiqué autant que dans les hameaux délaissés.
A cette persistance fidèle de la langue première apprise, il y avait
sans doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, et la
défiance du français moins familier: la tâche allégée aux accents de la
race, l’exil engourdi à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont
que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme vivante et profonde
de la syllabe jaillie au berceau.

Ma mère ne me parlait jamais autrement...

Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, et la fête n’aurait
pas été réussie, sans accompagnement de la cabrette, toujours prête à
mener le bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la musette
faisait partie du bagage du montagnard dont elle constituait, avec le
couteau de poche, les plus chères reliques! Qu’elle m’en imposait, à se
gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique corsage de velours
rouge! La musique n’en est point des plus suaves. Pourtant, aiguë et
chevrotante, il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les
convives des formidables festins où défilaient à peu près exclusivement
farinades, salaisons et fromages de là-bas! Certes, il fallait bien «la
bourrée», pour leur faire laisser le boire et le manger! Mais que la
cabrette attaquât «la Marianne» et le silence s’imposait comme à la
célébration d’un rite, et toutes les jambes étaient debout à l’appel de
la danse atavique...

Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je n’entends que cela
autour des Saint-Jean et des Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des
trois quarts de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne voyais
guère que les préparatifs; mais quelle fête déjà! Aux approches de la
Noël, grand arrivage de farine de blé noir, pour les _bourriols_, de
tome fraîche pour la _truffado_, de noix, de châtaignes.

Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, engraissé depuis
des mois. Car, l’on «tuait» et l’on «salait» à la maison, étant assez
nombreux pour venir à bout d’un _habillé de soie_, sans que le lard eût
le temps de rancir! Cela me faisait peur et pitié, la bête bien lavée,
rose et blonde, les pattes ligotées, maintenue par deux hommes dont les
genoux l’écrasaient et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui
plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements terribles, les
grognements, puis les râles avaient cessé! Le sang cramoisi giclait dans
une terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais pas qu’une telle
fontaine rouge pût jaillir et couler autant de cette panse inerte, sur
la jonchée de paille, bientôt enflammée. On flambait longuement
l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente opération, et,
plus d’une fois, je rêvais de ces scènes de meurtre, d’incendie et de
ripailles. Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes
de boudins, de saucisses, d’andouillettes, pendant que l’on descendait à
la cave les quartiers de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une
cuve au couvercle pressé de lourds pavés.

Ces chants, ces danses, ces agapes au «vin du pays», je ne devais pas
leur trouver plus de couleur locale, par la suite, aux lieux mêmes
d’origine. Certes, je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes
victuailles, et le «blanc» ou le «rouge» dont on les arrosait! Le fumet
seul en passait sur mon assiette d’enfant, encore aux soupes légères et
aux plats moins massifs! Et c’est de mon lit, le plus souvent, que
j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, danser la bourrée.

                   *       *       *       *       *

Voilà des peintures qui pourront sembler puériles et qui devraient
s’être quelque peu atténuées à la longue? On comprendra qu’elles aient
gardé, chez les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, par
contraste avec d’autres visions d’une implacable netteté. Après ces gras
et joyeux réveillons de mes cinq et sixième années, qu’il fut désolé
celui de 1870, où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, pour le
Siège! Ah! dans les baraquements qui nous servirent d’abord de refuge,
au Champ-de-Mars, on ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de
famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux pain qui se
délayait en sable et en issues, et sentait le paillasson! En guise de
cornemuse, c’est le canon prussien qui menait la danse,--et la première
fois que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille hommes y
parlaient allemand sous le casque à pointe...

Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne me seraient guère
personnelles,--la guerre! et puis, la Commune! A peine avions-nous
réintégré notre demeure de l’autre côté des fortifications, que la
bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus nos têtes. Il
fallut loger dans les caves, où nous jouions aux billes avec des
biscaïens, dont il n’était pas difficile de s’approvisionner. Le
Mont-Valérien dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. Quand
on me montrait et m’expliquait les volcans éteints de notre province
qui, dans la nuit des temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne
s’emparaient pas de mon imagination. Je les tenais pour des
«Mont-Valérien» hors d’usage. La montagne, comme la vie de la montagne,
cela m’était familier. Je n’eus point d’étonnement au patois, à la
cabrette, à la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant;
quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents remontèrent au
pays, je n’y fus pas dépaysé.

A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, enfin! chez nous...




CHAPITRE II

Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La route d’Espagne.--Le
pâtre Gerbert.--Les Pèlerins de Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants»,
d’Arsène Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne.


Quand je vous dis que je suis Auvergnat!

L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé que d’émigrer...

Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue de la jeunesse,
j’aurais voulu parcourir l’univers d’une traite... Ah! les folles et
généreuses impatiences, où l’on se jette à toutes les extrémités de
l’espoir ou du découragement! Quelles tempêtes où se meurtrissaient mes
rêves, parce que la France n’était pas aussi radieusement grande, la
République aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement
désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal en partance pour
l’absolu. A des heures troubles, la patrie m’était irrespirable. Je ne
me sentais libre qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la
terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. Délibérément,
j’aurais accepté--pour combien de temps!--l’existence primitive du
fleuve et de la forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la
civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical au milieu d’une
peuplade douce et belle, je me disais: Pourquoi pas ici? Et, sans doute,
j’étais sincère, à telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement
de littérature dans mon nihilisme nomade...

                   *       *       *       *       *

Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est point celle ordinaire de
nos compatriotes. Ils ont l’émigration plus pratique, s’expatriant de
par la force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, le
penchant au gain,--non pour les joies de l’aventure.

Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il ne s’en distrayait
qu’avec ses frères d’exode, échappant aux tentatives étrangères, à
l’influence des villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa
boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une Auvergnate.
Absorbés dans la tâche commune, ils envoyaient les enfants à élever aux
grands-parents, au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes
plus tard, souvent trop tard...

                   *       *       *       *       *

L’émigration continue; la descente s’est multipliée. Mais, petits ou
grands, l’on ne se soucie plus de remonter... Ceux qui s’enrichissent
s’implantent aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant aux
autres, les difficultés matérielles les retiennent, et ils ont vite fait
d’être prisonniers à jamais du salariat absorbant des vastes
agglomérations. Il n’y a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour
revenir se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste se
lamentent de l’abandon des campagnes simples et saines pour les
capitales dévorantes.

La route d’Espagne fut une des plus anciennement suivies par nos
compatriotes. L’émigration date de loin et se réclame de devanciers
illustres: sur la fin du Xe siècle, Gerbert, élevé au monastère de
Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, Gerbert dont le génie
précurseur s’empara, pour l’augmenter prodigieusement, de tant de
découvertes personnelles, du trésor de sciences révélées au delà des
Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui deviendra Sylvestre II,
Gerbert dont Jean-Baptiste Veyre a chanté la rustique et précoce
enfance, l’immense destinée:

    Au pied d’un monticule[1]
    Était une maisonnette;
    Là, dans l’indigence
    Un enfançon naquit.
    On dit qu’à sa naissance
    En signe de puissance
    Trois fois le coq chanta...
    Et Rome l’entendit...

  [1] Ol pèd d’un putchotel...

    (J.-B. Veyre, Piaoulats d’un reipetit).

Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste savoir d’alors, de la
baguette du pastour à la crosse pontificale, après ce départ où le jeune
voyageur doit improviser un pont avec son bouclier pour faire passer son
cheval sur une passerelle disjointe. Car, l’expédition ne se faisait pas
sans encombres, à entendre la complainte romane des Pèlerins que la
Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement d’Aurillac vers
Compostelle de Galice, où l’abbaye Saint-Géraud entretenait l’église, le
prieuré, un hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus:


CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES[2]

  [2] _Canso dels Pelegrins de San Jac_

        Sem pelegrins de vila aicela
        Que Orlhac proch Jordan s’apela:
        Avem laissatz nostres parens,
        Nostra molhers et nostras gens,...

  «Nous sommes des pèlerins de la ville--qu’on nomme Aurillac près
  Jordanne;--nous avons laissé nos parents, nos épouses et tous nos
  gens,

  Pour aller en plus grande troupe--voir Saint Jacques de
  Compostelle.--Le Christ qui de droit fait envers--veuille enrichir
  beaucoup mes vers!

  De notre ruelle et maison--près du moûtier de Saint Géraud--nous fûmes
  tous à la paroisse--afin d’y prendre nos coquilles.

  Nous y priâmes dame la Vierge--de nous mettre en son paradis--et nous
  exempter du péage--pour bien faire le saint voyage.

  Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne,--tout près des pays espagnols--il
  fallut changer bel argent--pour écus et monnaie grossière.

  Quand nous fûmes à Vittoria,--nous vîmes la verdure en
  fleurs:--joyeux, nous cueillîmes lavande,--thym en un pré, et romarin.

  Quand nous fûmes sur les ponceaux,--comme ils tremblèrent, au passage
  qu’on fit!--Nous croyions mourir: «Paix! Ah! paix!--Sauve les
  pèlerins, saint Jacques!»

  A Burgos, une confrérie--merveille étrange nous montra:--dans son
  église, à grands frissons,--un crucifix suait sa sueur.

  En pleine ville de Léon,--nous chantâmes une chanson,--et les dames en
  abondance--venaient ouïr les fils de France.

  Arrivés aux monts Asturiens,--les pèlerins eurent grand froid;--à
  Salvador, nous adorâmes--jour et nuit un clou de la croix.

  Quand nous fûmes à Rivédièr--des sergents voulurent mettre en
  prison--jeunes et vieux; mais les Auvergnats firent:--nous sommes pour
  _Géraud et pour l’Abbé_!

  Devant le juge, nous le dîmes--que pour prier Dieu nous venions,--non
  pour faire mal ni dommage.--Le juge dit--«Paix! bon voyage!»

  Nous sommes en Galice. O Saint Jacques,--garde les pèlerins des
  péchés.--Et donne-leur fromage et blé--pour qu’ils en fassent force
  deniers.

  Prions pour Monseigneur l’Abbé--qui nous a tous réconfortés--Dans la
  maison sur la montagne--De pain, de vin et de provisions[3].

  [3] Selon le texte de M. René Lavaud, dans les _Troubadours
    cantaliens_, qui juge cette version la meilleure de toutes et la
    plus ancienne.

    «A quelle époque remonte cette chanson? La version imprimée ici
    paraît être du XIVe ou du XVe siècle. Mais il est très possible que
    le premier texte ait été beaucoup plus ancien.

    «Le texte actuel est presque partout d’une langue très pure et très
    classique; et il est très facile de faire réapparaître çà et là,
    sous la graphie modernisée, la forme ancienne.

    «Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, il
    témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire par destination,
    cette pièce a dû être composée par un des clercs ou des prêtres qui
    faisaient partie du pèlerinage. Les pèlerins avaient l’habitude de
    chanter, aux étapes, des chansons destinées à leur attirer la
    bienveillance et les largesses des auditeurs. Ainsi firent-ils dans
    la ville de «Léon» devant de nombreuses dames (strophe X). La
    chanson chantée à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage
    n’était pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout,
    comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée à
    Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par «Mgr l’Abbé». Elle a dû
    être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les étapes du retour à
    Aurillac.»

Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit plus
aisément. Arsène Vermenouze a fixé en traits expressifs la peinture de
ces chevauchées d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le
chemin de fer:


L’ESPAGNE[4]

  [4] _En plein vent_ (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, 1900.

    Nos émigrants d’antan étaient de fameux hommes.
    Ils allaient en Espagne à pied: les plus cossus
    S’achetaient un cheval barbe, montaient dessus
    Et partaient. Travailleurs, ardemment économes.

    La plupart, au retour, rapportaient quelques sommes
    Quadruples et ducats, dans la veste cousus
    Et qui, par la famille, étaient les bien reçus.
    Alors, on n’était pas douillet comme nous sommes

    Après tout un long jour de fatigue, on avait
    La selle du cheval pour unique chevet;
    On partageait un lit de paille rêche et rare

    Avec des muletiers, grands racleurs de guitare
    Des arrieros, nourris de fèves et d’oignons
    Et l’on dînait avec ces frustes compagnons

II

    Le même plat pour tous, pour tous la même gourde
    Pleine d’un vin épais qui sentait le goudron
    Et, tous, l’on s’empiffrait à même le chaudron
    De pois chiches très durs et de soupe très lourde.

    Autour du puchero l’on s’asseyait en rond
    Et chacun racontait son histoire ou sa bourde,
    Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde
    Venait corser un peu le menu du patron.

    L’escopette pendue à l’arçon de la selle
    Et fiers de n’avoir guère allégé l’escarcelle,
    Les émigrants étaient dehors au point du jour.

    Par des sentiers poudreux, ou des routes fangeuses
    Contemplant les sierras lointaines et neigeuses
    Et vibrants sous la joie immense du retour.

III

    Par les grands steppes nus de la Castille plate,
    Ils allaient, sans jamais regarder l’Occident,
    Même à l’heure sublime où le soleil ardent
    S’y noie, en une mer de pourpre et d’écarlate.

    Car ce n’est pas là-bas qu’est la terre Auvergnate,
    C’est vers le nord; là-haut, l’Auvergne les attend:
    L’Auvergne!... A leur regard avide et persistant
    Le vert frais et riant du doux pays éclate.

    Eh! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid?
    Ils y passent, sans même y coucher dans un lit
    Et chevauchent, des jours entiers, sans voir un arbre,

    Sous un soleil de feu,--des montagnes de marbre
    Où l’aigle plane au fond d’un ciel d’azur et d’or
    Et toujours leur regard se tourne vers le Nord.

IV

    Enfin, ils vont toucher la côte cantabrique
    Et voici les versants pyrénéens français;
    Tout poudreux et tannés par le vent, harassés,
    Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique.

    Mais un léger zéphir, venu de l’Atlantique,
    Leur apporte une odeur de France: c’est assez!
    Oubliant la misère et les labeurs passés,
    Ils s’enivrent, joyeux, du parfum balsamique.

    Et bien que n’étant pas, certes, de très grands clercs,
    Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs,
    Pour exprimer leur sentiment en l’occurrence.

    C’est égal, dit l’un d’eux, je ne sais d’où ça vient,
    Mais il n’est nul pays, dans le monde chrétien,
    Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France.

V

    Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu
    S’arrête: à l’horizon, dans le ciel doux et pâle,
    La chaîne du Cantal, toute entière, s’étale;
    Voici la dent du plomb, ce colosse trapu,

    La corne du Griou, le pic svelte et pointu,
    Le puy-Mary... C’est bien la montagne natale
    Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale,
    Ces Arvernes, au front volontaire et têtu,

    Ces âpres «chineurs», ces «roulants» aux dures âmes,
    Se mettent à pleurer soudain comme des femmes,
    Sans se cacher, leurs pleurs s’écrasant sous leurs doigts.

    Oubliant l’espagnol, ils clament en patois:
    «Quoi l’Ouvernho; li som![5]» et tous, à perdre haleine,
    Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine.

  [5] C’est l’Auvergne; nous y sommes!

Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait Vermenouze, pour la
rime; car il voulait dire l’Auvergne. Ainsi humait l’air natal le
troubadour Pierre Vidal:

    _Ab l’alen tir ves me l’aire
    Qu’en sent venir de Proenza._

  (Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir de Provence.)

                   *       *       *       *       *

Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les essences
triomphales, après quoi nos fleurettes des champs ne devraient plus rien
sentir?

Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les vitres closes, quand
le train roule à travers le vent cantalien, j’ai toujours été réveillé
par l’odeur distincte du pays, les poumons soudain dilatés d’une avidité
d’absorber l’espace! Ce ne sont plus les parfums qui violentent, les
aromes qui étourdissent, rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau
vaporisée aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte et, près des
villages, quelque fumée au toit matinal, des bouffées de l’étable qui
s’ouvre, le pain sortant du four, qui ne sont pas du même bois, des
mêmes bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous démêlerions la
saveur à travers le bouleversement d’une fin du monde et d’une nouvelle
création:

    _C’est l’Auvergne, nous y sommes!_




CHAPITRE III

Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le retour au Village: à l’aube
de la mémoire.--Le ruisseau de Brezons.


Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. J’ai dû y tomber
endormi. Lorsque je fus réveillé, c’est comme si j’en avais toujours
été, familier avec les grands parents dont j’entendais la langue, avec
les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque automne, entraient
chez nous, remplaçaient les gars partant pour le régiment.

Je ne me rappelle pas mon arrivée...

Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la Commune, comment
l’oublier!

Mon père,--de la Garde nationale pendant le siège,--ne s’était pas
enrôlé parmi les fédérés. Aux réquisitions, il prêtait chevaux,
voitures, tout le matériel commercial dont il disposait; mais il ne
donnait point de sa personne. On exigea qu’il endossât la vareuse
insurrectionnelle, qu’il prît le chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à
la perquisition de nuit dans les caves transformées en logements, où je
fus dressé de terreur, à des lueurs farouches de lanternes, à des voix
menaçantes, à des baïonnettes éventrant les lits, fouillant dans tous
les coins; ma mère devait guider la sombre horde, aux commandements
avinés du forgeron, du blanchisseur, qui avaient dénoncé le voisin comme
pactisant avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous avions
favorisé le départ des gendarmes qui habitaient l’immeuble contigu, dont
les jardins étaient ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne
voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, ils les avaient
enfouis dans notre cour, dépavée et repavée, sous les fumiers! Mais le
grief du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on faisait
ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs que chez eux.
Naturellement, je ne sus ces choses que plus tard! Ce que j’ai retenu,
de moi-même, c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en
déménageur, dans une voiture de meubles, nous franchissions à
Saint-Denis les lignes prussiennes.

Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait les rescapés du
siège, et de la Commune.

Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons...

                   *       *       *       *       *

Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de l’existence, j’ai
_un pays_,--le patrimoine intangible où ne mordront pas les plus
cruelles vicissitudes... J’en _ai quitté_, après quinze, vingt mois de
premier séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances
scolaires; depuis un quart de siècle, plus une fois, alors que je ne
cessais de parcourir le Cantal.

Voici que, revenu de loin et de presque tout, j’ai voulu revoir
Brezons... J’ai voulu? Non, j’y ai été ramené par la force de l’attache
jamais rompue...

Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris avec les pâtres, en
grimpant lever des nids aux branches périlleuses, ou traquant la truite
imprenable de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres du ruisseau;

Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout enflammé de canicule,
les airelles bleues frissonnant dans le mystère des sous-bois;

La vipère, détendue comme un ressort, debout et sifflante, à travers les
pierrailles et la bruyère;

Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier disloqué, le
sonneur nous laissait suivre et prendre le bout de la corde traînante, à
la fin des sonneries...

La jument docile à nos plus turbulentes équitations;

Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé sur les marches de
_l’oustau_, à la rampe de bois vermoulu...

Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute leur fraîcheur, à l’aube
de la mémoire...

En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine pas le piquet où
nous sommes noués comme des chèvres par une corde plus ou moins longue,
plus ou moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous sommes au
bout, croyant encore dévider de la bobine, a cessé déjà de s’allonger et
se renroule par le même manège, de plus en plus réduit, pour nous
ramener au point de départ, au centre du néant...

Brezons! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant délaissé toute la vie,
il me semble qu’après je ne saurais être bien qu’ici, à l’angle du
verger, sur ce quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de la
route qui, du fond de la commune, à l’étranglement de la vallée, ne
conduit plus nulle part; elle s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir
tant monté à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent...

Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, aux gestes tendus
vers les sommets, où j’essayais mes premières escalades, je souhaiterais
boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette fois, ce serait
vraiment les grandes vacances...

Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne:

    _Il aima le ruisseau de Brezons._




CHAPITRE IV

L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F. Coppée.--Paysages
«impressionnistes».--La montagne retrouvée.--La «grammaire» de
Bancharel.--Les précurseurs de «l’École Auvergnate».


Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, j’obtins
d’aller me soigner en Auvergne.

J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément d’une phrase
trop souvent entendue: «Les jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste
toujours fragile...» Or, j’avais survécu au frère mort tout jeune,--mais
je croyais peu à une longue durée...

Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. Aux falaises
basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du haut ramonait mes poumons
encrassés de banlieue. Les courses en montagne fortifiaient les muscles
paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, je fixais,
solidement, mon statut moral auvergnat.

Pour beaucoup _j’ai quitté le pays_, je suis descendu vers Paris. C’est
le contraire: né loin de mon _village natal_, il m’a fallu remonter...

                   *       *       *       *       *

Eh! oui, j’ai d’abord «chanté» les plaines de détritus et de gadoue, les
arbres de fil de fer, les horizons fuligineux chers à Jean-François
Raffaëlli, mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami des
débuts. A petites touches impressionnistes, en vers démesurément
libres,--c’était vers 1880, où commençait de se dilater l’alexandrin aux
premiers feux du symbolisme,--je m’efforçais d’annexer à la poésie
française,--pas plus!--la contrée où régnait l’admirable peintre de ces
ciels souffreteux sous lesquels ahane le travailleur des usines, et
trône le rôdeur des fortifs et des terrains vagues! La banlieue à la
mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, de François Coppée, où, par la
campagne élimée, jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille,
grouille une humanité de misère, de rebut, et de vice! Parfois, une
bouffée de jeunesse, une volée d’ouvrières avec des rires et la romance
du jour; mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu,
derrière les lourdes portes de la fabrique...

                   *       *       *       *       *

Comme ce décor de barrière se retire vite de ma vie, à l’éblouissement
des sublimes aspects de la montagne,--de mon cœur gagné à la haute
nature...

                   *       *       *       *       *

(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain passé, graves de
mélancolie et de reproche: n’ai-je pas connu, par ces guinguettes à
canotiers, la première aventure? par ces ruelles de faubourg, la marche
triomphale de la vingtième année, accompagnée d’orgues de Barbarie sous
les fenêtres, de clairons et de cors de chasse par les glacis et les
fossés! Soirs divins où l’on se moque bien que ce soit le cornet d’un
tramway qui scande les aveux impérissables! Non, je ne vais pas renier
les heures enchantées,--il n’en sonne pas tant à l’horloge inflexible
dont l’aiguille ne retourne jamais en arrière,--là-bas, au fond de ma
mémoire encombrée, au bout du jardin où il a poussé de tout, ah! s’il
était permis de revenir sur ses pas, que j’irais droit sans me tromper,
au mur de lierre, à la haie d’épine-vinette, à la tonnelle de
chèvrefeuille, d’où mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille
miroirs brisés de l’eau du fleuve...)

                   *       *       *       *       *

J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était pas la montagne
retrouvée, délaissant mes poètes et mes maîtres d’hier, et tirant une
révérence aux camarades de la génération symboliste et décadente.
Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et les plombs, et le
patois des bouviers me tenait lieu de littérature; la plus traînante
banalité reprenait un goût d’inédit, en passant dans une locution
indigène. Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que je parvins aux
grands félibres du Languedoc, de Gascogne et de Provence, et c’est par
Aurillac que je m’acheminai vers Maillane...

                   *       *       *       *       *

Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance à ce brave
petit livre d’Auguste Bancharel: _La Grammaire et les Poètes de la
langue patoise d’Auvergne_!

L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et par la foi aux destinées
de la race,--une foi pratique et agissante...

Car, les considérations linguistiques de l’auteur sont des plus
aventurées; pour lui, la langue auvergnate et la celtique, c’est tout
un: voilà pour les origines. Sans doute notre téméraire philologue
admettra que, par la suite, le latin et le germain influencèrent le
patois, mais sans le corrompre:

  De tous les dialectes divers de la langue romane, le patois seul a
  conservé sa pureté, sa vie. C’est encore la langue que parlaient les
  troubadours, les maîtres de la _sobregayo companhia_. Le patois a la
  souplesse de l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol,
  l’énergie et la concision du latin, avec le _molle atque facetum_, le
  _dolce de l’Ionie_ qu’il hérita des Phocéens de Marseille, et
  l’imagination de la Gascogne qui lui a donné et lui conserve ses
  autres richesses.

Pauvre parler de nos montagnards! Ah! Auguste Bancharel lui faisait la
part belle. Évidemment, il exagérait! Mais que de gratitude ne faut-il
pas garder pour cette exaltation passionnée, en regard du mépris où la
bourgeoisie tenait le vocabulaire du peuple qui, lui aussi, d’ailleurs,
en usait «sans l’estimer». Tournons les pages de linguistiques
contestables, et voici le chapitre savoureux où sont recueillis nombre
de proverbes ruraux, rudes et précis[6]. Plus loin, des chants du pays,
malheureusement présentés sans ordre, alors que l’auteur était si bien
désigné pour une compilation plus méthodique et définitive du folklore
déjà rassemblé en maints guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous
à Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement les étapes
de notre chère petite renaissance auvergnate. Grâce à cette anthologie
des précurseurs patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu
Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, Jean-Baptiste
Veyre. Ainsi, le médecin, le prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour
traduire leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir,
avaient préféré au français de leurs diplômes officiels l’idiome de leur
enfance et de leur village, spontanément, avant d’y être incités par le
grand mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient là que des
essais modestes, d’innocentes distractions, le jeu d’amateurs
s’ingéniant à tirer quelques sons d’un instrument démodé. Cependant, ces
accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient des oreilles
attentives, parvenaient aux abbés Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène
Vermenouze, de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait les
tentatives, par ses articles de _l’Avenir du Cantal_, dès 1880, par ses
brochures, par les fêtes dues à son initiative, les concours de
cabrette, dont il était le promoteur et où il avait imposé que les
discours d’usage fussent prononcés en patois.

  [6] _La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise d’Auvergne_, par
    A. Bancharel (Aurillac, 1882).

Donc, par son action personnelle, par l’exemple de sa vie obstinée au
sol natal, par sa propagande décentralisatrice, Auguste Bancharel
ouvrait et facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence a pu
orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa vingtième année, alignait
des alexandrins romantiques à la gloire de «Surcouf»! Que pouvait rêver
de plus, dans sa _casa de commercio_ d’Illescas, le jeune émigrant, que
d’être imprimé à _l’Avenir du Cantal_, de collaborer avec son Directeur,
leurs _Rimes Patoises_ paraissant sous même couverture? Ce n’est pas de
ses âpres compagnons de négoce qu’il pouvait être compris! Entre deux
voyages en Espagne, de retour au pays, il tombait dans un renouveau de
poésie patoisante, et il était vite gagné à la cause! Ah! de ce
Bancharel,--qui avait assisté à la descente de Jasmin en Aurillac,
vingt-cinq ans auparavant! N’était-il pas le confident tout indiqué des
inspirations littéraires du jeune compatriote. Comment «le grammairien»
même n’en eût-il pas imposé à l’élève sorti des «Frères» avec un petit
bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse dialectologique
pour qui portait en soi toute poésie, avec le don le plus sûr de
l’expression juste, puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin
de connaître la genèse géologique des carrières du marbre qu’il taille,
l’architecte de savoir l’historique de tant de matériaux qu’il assemble?
Arsène Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation des mots
asservis du premier coup à sa pensée; il lui suffisait qu’ils en
suivissent le jet impétueux et le rythme souple et large...

Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à Auguste Bancharel,
d’avoir peut-être révélé Vermenouze à Vermenouze; en tout cas, de
l’avoir, dès les premiers vers, reconnu et signalé comme un maître à ses
concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques...




CHAPITRE V

Le patois de circonstance.--Curés, médecins, instituteurs: L’abbé
Bouquier; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval,
chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier de santé. J.-B. Veyre,
instituteur.--Statues et pavés de l’ours.


_Des poètes de la langue patoise_, écrivait Auguste Bancharel...

Des _poètes_?

_La langue patoise_?

C’est beaucoup dire...

En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, abbés,
instituteurs,--et très éloignés du patois authentique, par les études
mêmes qui les avaient appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans
les collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la poésie, sous le
feu de l’inspiration dévorante. Dans leur vocabulaire apprêté et
composite, l’expression ne jaillit pas des sources de la roche
ancestrale. Ils pensent en français, et ne traduisent même pas; ils
transposent. Car, traduire, c’est _traire_, à l’étymologie, _tirer_...
La traduction exige une recherche d’esprit, qui amène des trouvailles.
Il ne s’agit pas seulement de rendre le sens littéral des mots, mais de
restituer la phrase, la locution, par des équivalences, de répondre,
quand faire se peut, par les idiotismes correspondant aux gallicismes,
qui sont le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins ne font
guère qu’affubler le vocable français d’une désinence patoise. Non, ni
poètes, ni artistes. Ils n’eurent pas la curiosité des vieilles formes
du langage traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, du haut de
leur savoir à diplômes officiels. Du parler du terroir, ils ne goûtaient
plus la saveur intime. Mais, vivant au village, de par leurs
professions, il leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, le
client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui prend un pli
rustique, comme la jaquette coupée par le tailleur du bourg. Ainsi, ce
patois occasionnel n’apparaît-il guère qu’en des pièces de
circonstances. Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent
de rappeler, de sauver du temps, mais il ne convient pas d’accorder à
ces exercices de prosodie champêtre des mérites, même locaux, qui leur
manquent... C’est une erreur que de les prendre pour les représentants
du patois, qui se maintenait si vigoureux et dru par toutes nos
campagnes! du patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho
véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté qu’on n’y rencontre le
sentiment de la nature auvergnate,--on pourrait dire de la Nature tout
court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher natal, mais,
littérairement; ils ne l’ont pas vu. Leur esprit était resté ailleurs,
aux dictionnaires du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons rien
par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de son histoire, ni de son
folklore.

Cependant, ces échantillons seront utiles et curieux, pour la
comparaison avec une œuvre pleinement patoise et auvergnate comme celle
de Vermenouze, jaillie à grand flot du sol, de la race, de la langue
populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre documentaire. Leurs auteurs
ne sont pas plus des précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont
des continuateurs des troubadours. De ce que, de temps à autre,
quelqu’un a discouru en fin de banquet sur le mode villageois, et que
les journaux de chef-lieu ont sympathiquement reproduit cette amusette,
il ne faut pas que cela prête à croire à une littérature écrite et
suivie, d’une école auvergnate!

                   *       *       *       *       *

Cependant, un trait commun caractérise tous ces fragments où se
retrouvent les tendances réalistes de nos montagnards, observateurs et
narquois; ce sont des moralistes pratiques.

                   *       *       *       *       *

Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, dont il ne reste
qu’une composition, les autres égarées par sa famille, à Calvinet, ou
emportées par lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé
mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à défaut d’autres mérites, ne
manque pas d’étrangeté. Le titre est en français:

      _Dialogue d’un curé qui personnellement
    Pour gagner un procès a fait un faux serment
    En dépit de son seing et de sa conscience
    Et se croit dispensé d’en faire pénitence.
    Si mon style trop plat dégoûte le lecteur
    Qu’il corrige l’ouvrage et le rende à l’auteur._

Le _Dialogue_ annoncé est toute une pièce, la moralité du moyen âge, à
nombreux personnages réels ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le
Curé, le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop tard pour
porter secours à l’âme en perdition, et ne s’émeut pas autrement de la
victoire de Satan:

    _Counsoloté, moun cher counfrairé,
    Bouto qué n’oben pas perdut gairé_

  (Console-toi, _mon cher Confrère_, dit-il à l’ange gardien! Et mets
  que nous n’avons pas perdu beaucoup.)

En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur de l’Enfer. Les
scrupules ne l’encombrent pas!

    _Yeou jurorio bé prou, mais l’ifer! Malopesto!_

  (Je jurerai bien assez, mais l’enfer! Malepeste!)

La Conscience apparaît, mais sans confiance. Elle a essayé d’intervenir
d’autres fois. On lui a dit: Chut! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.

C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, qu’on ne s’attendait
pas à trouver dans cette affaire, qui décide le Curé à lever la main:

  Le péché est ce qu’il paraît--au pécheur qui le commet;--car, selon le
  sage Sénèque, comme l’on croit pécher l’on pèche.

Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute:

  Eh bien! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour m’en confesser!

Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur:

  Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire,--Au moins, quand
  tu mourras, tu sauras où aller coucher--Et où aller passer toute
  l’éternité...

Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet que, pour être bien
placé, il lui suffit de parler à Pluton et à Proserpine, sa femme, qui
dirige les enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut être
assuré qu’il n’a pas à craindre le froid...

                   *       *       *       *       *

A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien moins que des
chefs-d’œuvre, dont les manuscrits remplissaient une bibliothèque
entière! Il ne se retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques,
dont l’un pourtant, ne semble pas devoir être apocryphe, tant le
portrait de l’auteur offre une complète ressemblance avec l’image de
celui dont la vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été
en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois ses travaux, et
qui le conseillait. Mais le chantre de Lisette ne le corrigea pas de
boire. Ce sont les _Mauvais Garçons_ de Villon qu’il rappelle:

  Le vin nouveau à la tête me monte;--pour me guérir, demain, je ferai
  le lundi,--de bon matin, la goutte me remonte,--mais tout le jour, je
  reste fidèle au (vin) bleu.--Quand la nuit vient, pour passer la
  veillée,--près d’un bon feu, je m’assieds sur un banc.--Et tout en
  fumant et mangeant la grillée (_de châtaignes_)--à tout hasard, je
  bois un litre de blanc.

  Puis au café, je vais prendre une demi-tasse;--cela me ferait mal sans
  trois sous d’eau-de-vie.--Je trouve un ami, nous faisons la petite
  partie,--et deux cruchons (de bière) y passent rondement.--Ils sont
  nettoyés, il faut quitter la place.

  Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson;--j’en ai bien assez
  fait, la patrouille me ramasse--sans que je résiste et me met en
  prison.»

Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles ait laissé une
réputation d’originalité que n’était pas pour démentir son esprit
caustique. Écoutez cette répartie:

  --Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait une dévote à
  M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement un! Et voyez «la cafetière
  du coin», cette effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont
  magnifiques. Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée? Moi qui en
  demande chaque jour au Bon Dieu!

  --Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.

  --Et comment fait-elle.

  Eh! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux hommes...

Plus important est le bagage de Jean-Baptiste Brayat (1779-1838) de
Boisset où, en 1907, lui fut élevé un buste. La purge, la saignée, et la
lecture de sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement par
le pauvre officier de santé. Ces pratiques familières, un estomac
complaisant qui ne refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et
le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce sont les
qualités--autant que les défauts--domestiques de Brayat, plus que ses
poèmes, je pense, qui provoquaient l’admiration et la reconnaissance de
ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui ajoutait les
médicaments à l’ordonnance, et, sur son calepin de visites, inscrivait:

    «_Pierré me pogoro si los costognon se bendou._

  (Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)

On devine que le brave homme ne s’enrichissait pas à cette façon de
traiter la clientèle!

Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze au poète-médecin J.-B.
Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, le poète instituteur, n’aurait-il pas eu
son monument à Saint-Simon! Le Comité est formé, la souscription
ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand Delmas, le Dr Vaquier ne
prêtent pas «aux pépiements d’un roitelet» la voix du rossignol, comme
galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des _Piaoulats d’un reipetit_,
qui le recevait, le 23 février 1854, à Aurillac, où le poète agenais
était de passage, en tournée pour les pauvres:

  Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau,--j’ai pris ma veste
  neuve et mon joli chapeau pour venir fêter ta grande renommée,--de
  couronnes de fleurs chaque jour parfumée... Auprès du rossignol,
  piaille le roitelet.

A quoi Jasmin répliquait:

  Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le chant
  harmonieux.--C’est un rossignol qui, par jeu, s’est vêtu--de la plume
  d’un roitelet.

De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse d’usage, envers qui lui
rimait la bienvenue au chef-lieu du département.

Mais que dire des opinions portées, la plume à la main, par des
compatriotes lettrés et qui devaient avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous
les yeux! Je n’en citerai qu’un, le plus important, et le grand
responsable, puisqu’il fit la préface des _Piaoulats_ en 1860. Or, M. de
Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et Frédéric Mistral:

  Un avocat... Un riche propriétaire provençal, un homme du monde,...
  que j’ai vu moi-même à Paris colporter dans les bureaux d’un journal
  au sortir d’un élégant coupé, les produits d’une inspiration
  artificielle et savante... Les pâtres n’ont pas lu Mireille; ils ne le
  comprendraient pas... Mais les pâtres comprendront Veyre, et Veyre
  sera chanté aux veillées; et, dans sa hutte roulante, le pauvre
  gardeur de bestiaux fredonnera ses vers sur la montagne.

Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche de basalte qu’une
pareille présentation fait crouler sur une innocente victime!




CHAPITRE VI

Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur, auteur, imprimeur comme
Roumanille.--Le progrès dans la tradition.--Rimes Patoises et
Grammaire.--Les veillées auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux.


Poètes, et poètes de terroir,--on a vu qu’il y avait à hésiter sur le
mérite des auteurs présentés par Auguste Bancharel comme des
restaurateurs du patois, et des annonciateurs d’une renaissance
auvergnate...

S’il y a eu quelque précurseur,--c’est Auguste Bancharel lui-même, à qui
l’on doit l’initiation précieuse d’Arsène Vermenouze.

Toutes distances gardées pour tous quatre, il aura été à Vermenouze ce
que fut Roumanille pour Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans
analogies avec celles du Créateur des _Provençales_, qui réunissait sous
la même couverture Mistral, Aubanel, etc., et servit de tribune aux
nouveaux poètes. Ainsi, dans les _Rimes Patoises_ et dans _La
Grammaire_, Auguste Bancharel recueillait les anciens, groupait les
nouveaux venus. Tous deux sortaient de l’enseignement pour devenir
auteurs-imprimeurs. On trouverait d’autres points de comparaison, quant
à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du terroir, à leurs
tendances combatives et politiques, l’un, pamphlétaire des
_Enterre-chiens_, les enterrements civils,--ultra-catholique et
conservateur,--l’autre, satiriste matois de la réaction de l’Ordre Moral
et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger le parallèle, où les
quelques essais de notre compatriote ne sauraient être mis en regard
d’une production considérable, sous tous les rapports.

                   *       *       *       *       *

Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins parlé dans ses
brochures de propagande où, tout occupé à découvrir les autres, il ne se
présente guère que comme éditeur et directeur de l’_Avenir du Cantal_.
Il ne serait que juste de lui rendre justice, sinon comme poète, du
moins comme patoisant, après l’avoir salué comme le promoteur du
mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans l’orbe du système
félibréen...

                   *       *       *       *       *

Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, à Reilhac, à quelques
kilomètres d’Aurillac, où il devait professer au Collège, avant de
passer, comme percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la retraite,
sur la cinquantaine, de fonder imprimerie et journal au chef-lieu...
Tempérament d’artiste, rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une
curiosité passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. Il
n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus de fameux
troubadours, restât en arrière de la vaste ambition méridionale. Il
approuvait de tout cœur les revendications décentralisatrices. Le patois
était pour lui langue vivante,--seule capable de traduire les
aspirations, les sentiments, les besoins de la race. Lui, aussi, aurait
voulu maintenir du passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait
la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les fêtes, les danses,
les chants, les costumes, dont le pittoresque et le goût s’en vont, que
ne remplacent pas de banales et laides importations. Il n’était pas un
vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais c’est de l’exaltation de
la race, dans le sens traditionaliste, qu’il espérait de la grandeur et
du bonheur à venir,--plus que de l’effacement de l’individu dans la
foule incolore, et dans l’écrasement, par le rouleau administratif, de
tout relief provincial. De là, son apostolat. De là, soutenant la thèse,
au moins téméraire, d’une littérature «de langue patoise», son
enthousiasme sans critique pour quiconque patoisait. De là, que chaque
bonne volonté lui était sacrée. Mais quoi! Sa foi communicative, en
s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, en ne décourageant
personne,--aura frayé la route... Qu’importe si, au départ, il y eut
quelque désordre; le tout était de partir...

Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des _Rimes Patoises_ et
des _Veillées Auvergnates_ à l’entraîneur de la petite cohorte
cantalienne. Auguste Bancharel, contestable philologue et technicien
hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde du parler populaire. A
lui, non plus, je ne décernerai pas le laurier du poète, du poète au
souffle puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne composa guère
que des vers de circonstance! Mais de quelle manière élargie, en quel
langage savoureux, intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer
l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles citadines. Il
recherchait, au contraire, le vocabulaire le plus gonflé de sève
originelle. Et, voici qu’au point de vue du patois, ses écrits offrent
une rare valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, qui
faisait défaut à ses devanciers. Ils nous évoquent, en relief vigoureux,
le paysan de chez nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de
rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas un morne Pégase de bois
pour gravir un Parnasse desséché. Il reste de son temps et de son
pays,--et par un réalisme de bon aloi, la franchise et la finesse de
l’observation, la verve du récit, la pratique du patois dans son
tréfonds proverbial, il assure à de simples chroniques versifiées la
survie de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une ironie durables.

                   *       *       *       *       *

Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux partage l’honneur
d’avoir éclairé le chemin de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au
prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. L’Abbé aurait
pu s’effaroucher, comme d’autres firent niaisement plus tard, devant
quelque phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût suffi d’un doute
du confident de sa pensée religieuse, de l’ami le plus près de son
esprit et de son cœur, pour entraver la libre inspiration du poète des
_Menettes_, de _Magne_, etc. Il faut donc savoir gré au directeur de
conscience de Vermenouze de n’avoir pas éveillé en lui pareils scrupules
sur l’orthodoxie de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire
intelligence brillait dans la foi, pourtant si combative, du fondateur
de _la Croix du Cantal_,--pour lui éviter pareille erreur. Aussi, F.
Courchinoux était poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux
préparé que d’autres confesseurs à comprendre un tempérament de poète.
Au contraire; il se présentait un autre danger, et il faut louer
l’auteur de la _Pousco d’or_ d’avoir humblement oublié qu’il était
poète, lui aussi, devant l’écrivain de _Flour de Brousso_. Celui-ci
était un primaire, sorti jeune de l’école des Frères, tandis que l’autre
avait fait des classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études de
Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de Saint-Flour, voyagé en
Terre Sainte, et, licencié en philosophie, dirigé l’École Gerson.

Sa manière, toute de culture littéraire, était à l’opposé du réalisme
spontané des débuts de Vermenouze. Il eût pu se tromper sur le génie
fruste, et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction,
s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité violente selon ses
vues propres. Non. F. Courchinoux, prêtre et poète, s’est contenté de
comprendre et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure.
Cela valait d’être noté.

Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux (1859-1902) fut
professeur, imprimeur, journaliste. De tous partis, on a rendu justice à
la bravoure, à la droiture, au talent alerte, sobre et précis du
polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de variétés humouristiques,
dispersées sous le pseudonyme de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui,
qui nous touche plus particulièrement, un volume de vers d’une centaine
de pages, _la Pousco d’or_[7], en dialecte du Cantal, dit le sous-titre.
En dialecte pâle, filtré, tout clarifié,--en dialecte lavé, passé au
crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. F.
Courchinoux avait étudié la renaissance provençale. Il cherchait le
rythme et l’harmonie. Il connaissait la prosodie, les maîtres savants.
Il a écrit, chanté en mesure! C’est une délicate tentative que celle de
l’abbé Courchinoux, mais dont les résultats ne pouvaient être que très
minces. Sans doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante se
révèle, pure et sensible. Comment ne pas goûter _Lou Roussignoou_,--le
rossignol que ne veut pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à
la mort:

  [7] La _Poussière d’or_, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a
    simplement traduit: _La Poule d’or_, dans un volume grotesque à
    souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage comme il s’en
    dresse trop souvent dans les collections de littérature en série.

    O Jordanne, voyons[8],
    Marche doucement,
    Et, gentille, écoute
    Mon chant, un moment.

    Dieu nous fait chanteurs,
    Nous autres rossignols.
    --Oiselet, mon pauvre petit,
    Quelque chose d’autre me point.

    Dieu m’a fait voyageuse,
    Chante, moi je m’en vais;
    De ta voix priante,
    Je n’ai souci ni goût.

    La jolie musique
    De ton gosier
    Sort pour le roi de pique
    Ou le roi de carreau.

    Et triste et pleurant
    L’oiseau la suivit,
    L’oiselet chanteur,
    Aussi loin qu’il put.

    Mais, de lassitude,
    Et de chagrin,
    La petite bête muette
    Ne put pas longtemps,

    Et, comme une étoile
    Tombe dans la nuit
    Dans l’eau meurtrière,
    L’oiselet tomba.

    Depuis, la rivière
    De l’oiselet mort,
    Parmi ses cailloux,
    Promène le cadavre.

    Mais on dit que maintenant,
    Quand elle entend chanter,
    La Jordanne claire
    Pleure en écoutant...

  [8] O Jiourdono, bouto...

Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que la langue, nous ne
retrouvons le pays. Tout le volume est d’un sentiment délicieux, d’une
exquise fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un brillant
séminariste à qui sont interdits les sujets profanes. Du moins, il y a
eu effort conscient. F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et
le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir l’idiome vulgaire
«d’entre les boues de l’atelier, de le rendre propre et net». Il l’a si
bien gratté, poncé et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du
Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de la poésie harmonieuse
et distinguée, avec de la tendresse et de la sincérité, mais sans plus
rien d’Auvergnat...




CHAPITRE VII

Patois ou langue? La thèse nationale; la critique philologique.--Les
études de M. Antoine Thomas et de M. Albert Dauzat.--Patois et patois de
la Dore à la Cère.--Le patois du Livradois.--R. Michalias.--A la
Marianne d’Auvergne.--Le patois, verbe de la race.


_Le Patois_ d’Auvergne...

Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois que d’intransigeants
arvernophiles vous apostrophent avec véhémence:

--_Du patois_, le parler d’Auvergne? C’est _une langue_...

Et en avant un groupe d’arguments désuets qui flattaient évidemment
notre amour-propre aborigène, mais que déciment les preuves mobilisées
par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil ne se serait-il pas
réjoui d’entendre démontrer victorieusement que le patois cantalien,
tant discrédité et honni, n’était autre que le dialecte celtique, usité
des bardes et des druides! Ainsi, l’idiome ancestral s’était maintenu,
indestructible comme le rocher de basalte, parmi les invasions
étrangères et la course des siècles; il avait coulé, roulé jusqu’à nous,
comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a pas été tari pour
quelques éboulements de pierres, pour des végétations insolites en
travers de leurs eaux millénaires!

Que de raisons spécieuses de faire confiance à la thèse nationale! Elle
se résume en deux vers de Lucain:

    _Arverni latios ausi se dicere fratres
    Sanguine ab Iliaco populi..._

Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle tous deux doivent leurs
langues contemporaines. Mais tandis que le latin évoluait avec la
civilisation romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées aux
montagnes, demeurait rudimentaire, réduit au minimum d’expressions
suffisant à la vie pastorale, restreint au parler, sans écriture ni
littérature. Donc, nulle dérivation du latin. La conquête romaine? Elle
ne poussa pas de colonisation effective dans la montagne aux habitants
dispersés, sans écoles, sans routes, sans relations ni contact avec
l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des premiers siècles de notre
ère se serait-il défait de son langage coutumier, dans son habitat
inaccessible, alors qu’après treize cents ans de pénétration
_française_, de _vie française_, après le chemin de fer et
l’instituteur, le patois résiste, ne s’est _pas perdu_ encore? Au reste,
le _gaulois_ existait si bien au IIIe et au VIe siècles qu’à partir
d’Ulpien, dont Justinien renouvelait les décisions dans les _Pandectes_,
la législation romaine autorisait le témoignage en langue gauloise
devant les tribunaux.

Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué dans les campagnes
jusqu’à nos jours, indépendant du _latin_ officiel, du _roman_
littéraire, du français en devenir, qui vécurent, disparurent, se
transformèrent dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie des
classes supérieures.

                   *       *       *       *       *

Eh bien! la terrible philologie n’entend pas se contenter de ces
raisonnements d’apparence si plausible... Elle prend le patois corps à
corps, mot à mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la
paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas fils du celte, frère
du latin, mais un bâtard, cousin dégénéré du roman, un parent pauvre de
la famille d’oc.

Pourquoi les Gaulois parlèrent latin? M. Eugène Lintilhac nous
l’explique à merveille dans sa brillante _Histoire élémentaire de la
Littérature Française_:

  Que du Ier au VIe siècles, plusieurs millions d’hommes aient pu en
  arriver à oublier graduellement leur langue, certes voilà qui étonne
  d’abord, froisse notre amour-propre national et excuse certains
  paradoxes étymologiques; mais ce fait, outre son évidence historique,
  est corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi curieux
  que décisifs.

  D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en dernière analyse,
  par les causes suivantes: l’ascendant d’une civilisation supérieure
  telle que, dès le premier siècle de notre ère, la culture latine tend
  à prévaloir sur la culture grecque dont Marseille est le centre: les
  nécessités des relations militaires, commerciales, administratives et
  judiciaires, entre vainqueurs et vaincus; les habiletés de la
  politique romaine, qui allèrent, dès César, jusqu’à faire sénateurs de
  nobles Gaulois, et, sous Claude, jusqu’à offrir l’accès des emplois
  publics aux Gaulois, sachant le latin, que l’on trouve dans les plus
  hautes charges à partir du IIe siècle; les violences de la conquête et
  les persécutions que l’on croit avoir été exercées contre le druidisme
  sous Tibère et ses successeurs; enfin, les séductions de la paix
  romaine. Il y faut joindre aussi des causes secondaires, telles que
  les suivantes: l’absence de textes écrits dans la langue nationale; la
  curiosité pour les journaux officiels des Romains; la vogue et
  l’imitation de leur littérature dans les hautes et moyennes classes
  qui fréquentaient leurs nombreuses écoles; les antiques affinités de
  race; enfin, cette souplesse du génie et cet amour de la nouveauté que
  les anciens historiens nous signalent comme des traits du caractère
  celtique.

A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est pas si humble, puisque
le français ni le provençal ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la
période romane, a fourni les plus célèbres troubadours:

    _Icil d’Alverne i sunt li plus curteis,_

    (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois)

dit la Chanson de Roland; l’Auvergne à qui le monde doit, avec Blaise
Pascal, le plus formidable écrivain français; l’Auvergne n’a point à se
croire diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas tous les
quartiers de vieillesse que lui octroyèrent des partisans plus zélés
qu’érudits. Au XVIIIe siècle la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire,
n’allait-elle pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis terrestre
où Adam et Ève auraient parlé bas-breton ou auvergnat!

Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer de l’Auvergnat des
accents propres à lui constituer dans l’histoire de la renaissance
félibréenne des titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et
contestable atavisme?

Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat en le qualifiant de
patois. Mais il me semble lui garder ainsi son caractère de famille, un
peu lointain, sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris au delà
des limites de la petite patrie! Le patois, je dirais donc, le plus
souvent, et, mieux, notre patois: car le patois d’Auvergne diffère, non
seulement de département à département, mais de commune à commune.

On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots, la question des
origines et de la formation de la «langue d’Auvergne», alors que l’étude
des sources du patois est à peine entreprise, et exigerait des enquêtes
savantes, minutieuses, innombrables:

  Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point, nous n’avons
  encore des dialectes qu’une connaissance tout à fait insuffisante
  attendu que les matériaux dont nous disposons sont très incomplets,
  qu’ils ont été recueillis en grande partie sans critique, qu’on a fait
  œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse conduisant à
  un but bien déterminé.

Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par M. Antoine Thomas, dans sa
Préface aux _Études linguistiques sur la Basse-Auvergne_[9] de M. Albert
Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute:

  [9] Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897 (Félix
    Alcan).

  Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas d’après des divisions
  arbitraires et factices, mais dans toute la richesse et la liberté de
  cet immense épanouissement linguistique, telle est la tâche à laquelle
  M. Gaston Pâris conviait naguère les membres du Congrès des Sociétés
  Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver à réaliser cette
  belle œuvre, il faudrait que chaque commune d’un côté, chaque forme,
  chaque mot, de l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite
  de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation
  qu’exigent les sciences naturelles.

Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne soit une des régions
les moins connues quant à ses patois:

  Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des Sciences Morales,
  intitulé _Les Patois de la Basse-Auvergne_, phonétique historique du
  Patois de Vinzelles (Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de
  la méthode linguistique.

Toute cette préface est à lire[10]. Puisse-t-elle exciter les chercheurs
laborieux et décourager les vocations faciles.

  [10] «Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme);
    le premier est dans la Haute-Auvergne, le second dans la
    Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique du
    vocabulaire de la géographie administrative puisse donner le change
    sur l’état de choses réel. Comme il est à peu près impossible de se
    passer de termes géographiques d’une compréhension plus ou moins
    étendue, autant vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a
    pour elle la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à
    celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun lien
    nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes divisions
    territoriales civiles ou religieuses à quelque époque qu’elles
    puissent remonter. La Basse-Auvergne ne forme pas plus une unité
    linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne que l’Auvergne tout
    entière, considérée en bloc, n’en forme une vis-à-vis des provinces
    limitrophes: Bourbonnais, Manche, Limousin, Quercy, Rouergue,
    Gévaudan, Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des
    anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel des
    patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis en
    Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les faits qui vont à
    l’encontre sont précis et indéniables. Nous connaissons très bien
    les anciennes limites du diocèse de Clermont, et nous sommes à peu
    près certains que ces limites remontent à l’établissement même du
    christianisme en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du
    département actuel du Cantal dépendait de la civitas Arvernorura et
    Aurillac (Aureliacus) y figurait au même titre que Saint-Flour
    (Indiacus). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare du reste du
    département du Cantal au point de vue linguistique si l’on tient
    compte d’un phénomène phonétique très saillant, le traitement des
    sons primitifs c et g devant la voyelle a: le c et le g sont
    demeurés intacts, conservant leur son explosif comme dans les
    provinces plus méridionales (Quercy et Rouergue), tandis que dans le
    reste du département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les
    provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c et le g
    ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs ch et j qui
    ont continué leur évolution et qui la continuent encore pour ainsi
    dire sous nos yeux. A quoi attribuer ce schisme linguistique qui
    contraste si singulièrement avec l’unité religieuse et
    administrative qui n’a jamais été rompue entre Aurillac et
    Saint-Flour! M. Dauzat a inscrit en tête de son travail un titre
    plus large que le sujet qu’il traite actuellement: Études
    linguistiques sur la Basse-Auvergne. C’est un engagement pour
    l’avenir. J’espère qu’il le tiendra, et même, pour les raisons que
    je viens d’indiquer, qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ
    de ses recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui
    rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers,--et
    quelques nouveaux efforts d’activité scientifique lui permettant de
    conquérir de proche en proche toute la province, je voudrais le voir
    alors faire l’essai de la monographie phénoménale (si je puis
    m’exprimer ainsi); après celui de la monographie locale: chaque son,
    chaque forme, chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de
    leur répartition dans la masse linguistique tout entière, on nous a
    clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes n’ont
    pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène
    sémantique que nous appelons «dialecte auvergnat» le parler des
    habitants de l’Auvergne et que nous risquons de fausser l’expression
    à la prendre au pied de la lettre et à vouloir tracer sur une carte
    le contour du dialecte et ses subdivisions intérieures aussi
    rigoureusement que nous pouvons le faire pour un arrondissement et
    les cantons qui le composent. Je ne crois cependant pas que M.
    Dauzat fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit nombre
    de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques agrégées
    qu’il lui aura été donné au préalable d’étudier une à une. La
    dialectologie risquerait de demeurer à l’état chaotique si elle
    n’arrivait pas à se donner une classification analogue à celle qui a
    tant aidé au progrès des sciences naturelles, classification qui
    sans faire violence aux faits, permette à l’infirmité de notre
    esprit de les saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait
    des chances de répondre à cette double condition doive être une
    combinaison harmonieuse des résultats de la monographie locale avec
    ceux de la monographie phénoménale. Qu’on opère sur une province ou
    sur tout un pays, le problème à résoudre est le même mais peut-être
    les éléments en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution
    plus facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier
    définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de
    l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui
    presque comme impossible, en découlera naturellement.»

C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que l’heure est passée de
la philologie de sous-préfecture, de sacristie, et de château, où le
juge de paix, l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur,
se croyaient des lumières suffisantes, avec de la bonne volonté, pour
s’aventurer dans les recherches les plus ténébreuses et les plus
complexes de l’histoire locale et des parlers du terroir! Tout cela qui,
jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite ville,
passionne, aujourd’hui, les professionnels de la philologie, de la
dialectologie, de l’étymologie, de la toponymie, de la sémantique. Les
savants effacent les vieilles démarcations de la langue d’oïl et de la
langue d’oc, du français et du provençal, et tout le morcellement
arbitraire du pays, qui:

  pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de rigueur à notre
  esprit et s’il nous portait à méconnaître la solidarité des parlers de
  France. M. Gaston Pâris l’a dit excellemment: abstraction faite du
  flamand, du breton et du basque, ces trois coins de métal étranger qui
  encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort avec évidence
  du coup d’œil le plus superficiel jeté sur l’ensemble du pays, c’est
  que toutes les variantes de phonétique, de morphologie et de
  vocabulaire, n’empêchent pas une unité fondamentale... Voilà pourquoi
  j’estime que la philologie française peut s’élargir jusqu’à embrasser
  toutes les manifestations diverses de la parole qui se produisent sur
  le sol de la France...[11]

  [11] Antoine Thomas, _Essais de philologie française_ (avant-propos),
    1898. C. Bouillon, éditeur, Paris.

Le patois! En effet, c’est bientôt dit. Chacun enferme tous les patois
dans le patois de son village. Pourtant, écoutez comme la même bourrée
diffère du Cantal au Puy-de-Dôme.

Le Patois! Du patois! Mais voici que notre grand et nous pourrions dire
notre seul vrai poète en patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil
de Mistral, proteste--avec plus de force et de rime que de raisons:

    _Naustres que son lou haut-Miet jour
    Contau, Obéirou é Louzéro,
    Porlon tobe lo lengo fièro
    De los onticos cours d’amour.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Lo lengo d’oc, lo lengo maire
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Sons s’en obregoungia jiomai,
    Des copelots de grondo marco
    L’on porlado, è maï d’un mounarco,
    Que cresio pas parla potaï
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Un potaï oquo! me fou reire._

  Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron--et Lozère,--nous
  parlons aussi la langue fière--des antiques cours d’amour.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La langue d’Oc, la langue mère.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Sans en rougir jamais,--des prêtres de grande marque--l’ont parlée, et
  plus d’un monarque,--qui ne croyait pas parler patois.

  Un patois, cela! il me faut rire.

Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait guère lu les amoureux
troubadours dont il se réclamait! Car son génie est ailleurs, dans le
parler populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le paysan, des
habiles et chevaleresques faiseurs de cansos et de sirventes, dont le
bouvier et le pâtre cantaliens n’auraient guère compris les récitations
savantes; dans le patois erratique, oral, qui ne s’était jusqu’à présent
aggloméré qu’en quelques refrains anonymes, soutenus par la
cobretto--dont auraient rougi les plus pauvres _jongleurs_, avec leurs
instruments, plus affinés, «tout un orchestre d’instruments à corde, à
vent et à percussion, violes, harpes, lyres, chalumeau, trompettes,
tambourins, sistres et castagnettes».

C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la _Grammaire_ téméraire
et naïve d’Auguste Bancharel, qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il
n’a écrit; en quel état il l’a rencontré, le patois,--sa langue!--Arsène
Vermenouze le rappelle dans une de ses pièces les mieux inspirées:


A LA MARIANNE D’AUVERGNE

    De même qu’un «ferrat»[12] au cuivre usé s’altère
    Et perd tout son éclat dans le fond d’un souillard,
    O toi, ma langue, en vain étais-tu belle et drue,
    Il te fallait quelqu’un pour te faire briller.

    Je t’ai frottée et, sous les toiles d’araignées,
    Sous la poussière, ainsi qu’on voit dans le ciel bleu,
    A l’entrée de la nuit, luire l’or des étoiles,
    J’ai vu luire à nouveau ton cuivre si joli.

    Tu semblais,--pour te mieux comparer,--Cendrillon:
    Figure barbouillée, robe pauvre, pieds nus;
    Qui diantre peut, t’ayant connue en ce temps-là,
    Dire que ton aspect n’était pas d’un souillon?

    Mais, par un beau matin, comme une fiancée,
    Là-bas, je t’ai conduite à la source sous bois,
    Où le thym, la bruyère et les genêts en fleurs
    Répandent dans les airs leurs sauvages parfums.

    Dans l’eau pure que rien de venimeux n’approche,
    --Elle jaillit du roc, s’épanche sur le sable
    Et seul le rossignol y boit,--dans cette eau pure,
    J’ai lavé tes cheveux d’or, mie, et tes pieds mignons.

    Oui, j’ai lavé tes pieds, tes mains et ton visage,
    Et lorsque je t’ai vue, après, sur la colline,
    J’ai pris tes cheveux d’or pour des rais de soleil,
    Et tes lèvres, ma mie, pour une double fraise.

    Alors, je t’ai cueilli des fleurs en quantités
    --Non des fleurs de jardin, mais des fleurs de bruyère,
    Pour ton corsage j’en ai fait une guirlande,
    Et j’ai vu que tes yeux étaient gonflés de pleurs;

    Gonflés de pleurs de joie et--n’est-ce pas vrai, dis?
    Lorsque tu t’es mirée au miroir de la source,
    La rose du bonheur a fleuri sur ton front
    Cependant que ton cœur battait pour moi, ma mie.

    Et maintenant, avec ta coiffe enrubannée,
    Tes deux petits sabots qui foulent l’herbe à peine,
    Et les quatre tours d’or de cette longue chaîne
    Qui pend sur ton corsage agrémenté de fleurs,

    Avec cela, tu n’as pas l’air d’une bergère,
    Et le public jaseur qui ne te connaît plus,
    De te voir à mon bras, sourit en chuchotant:
    C’est un fiancé qui passe au bras de son aimée.

  [12] Seau de cuivre.


Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de simple qu’il nous
touche; par ce qu’il a d’obscur--et que le poète a fait reluire--qu’il
nous est cher; parce qu’il est tout près du cœur de la race et de l’âme
du pays...

Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de conquêtes en conquêtes,
sollicitées par l’innombrable beauté de l’univers et l’infini de la
pensée et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir des
attentions et des gentillesses pour chaque caillou, chaque geste, chaque
cri des bourgades perdues des petites patries; elle ne s’aventure pas
aux cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a guère changé
depuis des siècles et des siècles, où nul des besoins nouveaux n’a
appelé des manières nouvelles de sentir et de s’exprimer... là, les
hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas laissé le loisir
d’écrire ni de s’exercer aux jeux de la poésie et de l’éloquence
tiennent jalousement aux mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères
qui s’appliquent si fortement et si tendrement aux mêmes vieilles choses
familières du champ et de la ferme... Le patois est là, contemporain de
l’histoire ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance à ses
dires immuables, à ses antiques et loyaux services? Car les expressions
de terroir ont gardé leur relief originel; elles sont d’une frappe
grossière, mais résistante. Et voici que les savants se tournent vers
l’étude des patois méconnus et dédaignés, pour y retrouver le secret
initial de la formation des langues...

Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat--pour les fils de
l’Auvergne! On nous apprendrait demain qu’il descend du chinois que cela
ne nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe ancestral! Pour
nous, émigrants, sevrés tôt de la voix maternelle,--même nourris des
splendeurs du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre
profonde qui tressaille au patois du berceau, quand il nous est redonné
de l’entendre, nostalgique, évoquer à nos esprits tumultueux, harassés
de l’exode aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la
Montagne...




CHAPITRE VIII

Les troubadours d’Auvergne; Le Puy.--Le Velay et la littérature.--De
Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les troubadours cantaliens. M. le duc
de la Salle de Rochemaure; les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La
cour de l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et le
moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui
lui plaît.--Un troubadour contre les femmes.


I

Le Puy...

Le Puy-Sainte-Marie...

Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher de tuf isolé, dans la
région volcanique de Bolsena,--à Orvieto, à Sienne, avec leurs
cathédrales à façades polychromes, leurs assises de basalte noir, de
calcaire blanc...

Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire pathétique ou
gracieuse, avec les heures nationales où Charles VII venait implorer la
Vierge d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons par sa mère
et par ses amis[13], où le sanctuaire du Puy était en même temps le
sanctuaire et le palladium de la royauté française, Le Puy, la capitale
des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en 1096, entraînait les
chevaliers à la croisade! Le Puy, où montèrent des papes et des rois, de
Charlemagne à François Ier, où siégèrent des Conciles et des Assemblées
des États du Languedoc,--et qui subit la disette, la peste, les assauts
violents des Huguenots; Le Puy, où l’église Saint-Laurent montre la
statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant les entrailles du héros!
Le Puy, dont les siècles ont épargné la carrure féodale, une des villes,
une des filles de France qui ont le mieux gardé leur visage du moyen
âge... On a visité Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy! Ce n’est pas sur
les itinéraires en vogue:

  [13] _Le Velay et la Littérature_, par P. de Nolhac (feuilleton du
    _Journal des Débats_, 14 décembre 1912).

  On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de Nolhac, s’il ne
  manquait un peu de «littérature»...

--Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait George Sand, qui a
situé deux de ses romans dans le Velay; ils n’ont pas suffi à consacrer
l’étonnant pays que «les gens qui l’habitent ne connaissent pas plus que
les étrangers».

Ce n’est pas l’Italie! Ce n’est pas l’Espagne, non plus! Pourtant, du
château de Polignac, ou du rocher Corneille, quels aspects de nature
frénétique et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants,
aux soirs de lune romantique, les environs de la fauve Tolède et du rude
Tage)! avec ces pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles,
ces orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, témoins
informes et prodigieux des heurts forcenés de la matière, debout depuis
l’orée des temps comme les bornes inusables et les points de repère les
plus reculés du Néant et de la Création...

Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons où circule la jeune
Loire, si le voyageur n’est pas attiré et retenu ici faut-il en accuser
ces horizons comme hantés de menaçants écueils, de farouches
épaves,--où, dans la pierre furieuse et immobile dressée contre le ciel,
s’enferme, impénétrable, une malédiction mystérieuse de l’origine des
choses.

                   *       *       *       *       *

Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces vertigineux parages,
l’ardeur épique et religieuse des époques de guerre et de foi où
l’esprit ne se lassait point d’une incessante confrontation, par
l’action ou la pensée, avec la Mort; où les châteaux, et surtout, les
abbayes s’imposaient aux sites les moins accessibles aux passants, et
les plus propices à la prière, parmi le silence et la solitude qui sont
les enfants de chœur de l’Éternité!

Comme il est des lectures trop sévères, il est des spectacles trop forts
pour les siècles raffinés où le goût s’affole du bibelot et se détourne
du monument. Combien de gens connaissez-vous--en dehors des sociétés de
gymnastique!--qui acceptent de gaîté de jambe de gravir des ruelles
escarpées et cailloutées, et les cent quarante marches composant à
Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le passé, se pressaient
les pèlerins de l’univers,--qui ne faisaient que du centimètre à
l’heure, sur les genoux!...

                   *       *       *       *       *

La Vellavie manque de littérature? Pas tellement!

Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants sur ce thème.
Ils signalent bien les incursions des Sarrazins, les rapines des
Routiers contre qui s’instituait la Confrérie des _Capuchons blancs_,
l’invasion des Anglais, la dévastation des Bourguignons. Tous les
manuels du tourisme renseignent sur la _Vierge Noire_, en bois de cèdre.

                   *       *       *       *       *

Mais, sur les Troubadours,--silence!

Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend que «la prière du Puy»;
chez M. Louis de Romeuf, dans son «Éternelle Prière du Puy»[14].
Pourtant, durant deux siècles, les chants et controverses d’amour
attirèrent au Puy une clientèle moins grave et douloureuse que les
croyants et les souffrants en quête de guérisons merveilleuses! Comment
omettre ces joutes brillantes des «Trouveurs», qui suivaient les
tournois et les jeux des chevaliers, à l’époque des magnificences et
largesses de Guillaume-Robert Ier, dauphin d’Auvergne (1169-1234), dans
cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.

  [14] _L’âme des villes_ (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.

Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire reprocher sa lésine,
dans un couplet de l’Évêque de Clermont, d’où, riposte du Dauphin,
l’accusant d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner le
mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait furieusement l’invective;
l’adversaire n’était pas en repos:

  Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des bénédictions. Il
  ferait mieux d’apprendre lui-même à jouter dans un tournoi; car, je ne
  crois pas qu’il en ait jamais vu aucun...

Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, comme nous le
rappellera la biographie de Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en
avait été fait seigneur, et chargé de _donner l’épervier_.

                   *       *       *       *       *

L’histoire des troubadours d’Auvergne et du Velay ne diffère pas de
celle des autres troubadours, à laquelle le lecteur devra se reporter.
En effet, un volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités
maintenant acquises sur cette période si longtemps mal connue et
négligée, où, pourtant, les maîtres du _Gai-savoir_ assuraient
l’hégémonie littéraire de la France méridionale sur les contrées
voisines. D’ailleurs, ce _Précis_ existe, des vies, des œuvres, de
l’influence des troubadours, par M. Joseph Anglade. L’érudit professeur
fournit la critique décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées
depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide la doctrine de l’Amour
courtois, source de la perfection poétique et morale. Il montre le culte
de la «forme» en tant de genres, admirée par Dante et Pétrarque. Du
premier troubadour jusqu’à la Renaissance félibréenne M. Anglade a
projeté la lumière sur les légendes et la réalité, les théories, les
écoles, les hommes et les œuvres.

Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair et assez simple pour
qu’il fût à la portée de tout le monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de
Bornelh:

  Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire
  pour que mon petit-fils la comprît.

                   *       *       *       *       *

Nous ne détacherons donc des «Troubadours», les Auvergnats, que pour
leurs origines. Car ils n’ont pas laissé d’œuvres de terroir. Sans
doute, voilà la raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans
un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants célèbres. Mais
«l’amour courtois», de mode à travers les châteaux et les assemblées du
moyen âge, ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, seules
fixées au sol, alors que se désagrégeait la société féodale. Chanteurs,
musiciens et jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons,
complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, ballades, estampies, ne
pouvaient être que des amuseurs, dont les jeux n’offrent pas d’attrait
pour une race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme.
D’Auvergne, nos troubadours avaient vite fait d’émigrer jusqu’à
l’étranger. Je comprends que, si légers et fugaces, on omette de les
situer parmi le décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses monts
tout boursouflés de scories et hérissés de dykes volcaniques. Des
centaines de noms se sont perdus. De ces «tournées» fastueuses, dont les
«vedettes» imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux contrées
germaniques, le génie lyrique provençal, il ne reste que de maigres
fragments dispersés dans les bibliothèques de Paris, de Milan, de
Florence, de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés! Nulle
publication, nulle traduction d’ensemble; et c’est à la philologie
allemande qu’est dû le grand courant des études romanes. Comment nos
esprits seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages incertains.
Des troubadours, la foule ne sait que le mot qui les désigne, avec une
nuance de raillerie...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    _Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis_
    (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.)

Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à l’honneur de nos
troubadours, paisibles poètes. Or, il s’applique à nos guerriers: _les
plus courtois_, c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos
preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin,--qu’en une
revue homérique nous montre la Chanson de Roland.

Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent par assez de
mérites personnels pour qu’il soit inutile de détourner à leur profit
des compliments qui ne leur furent pas destinés.

                   *       *       *       *       *

Les troubadours d’Auvergne! La délimitation n’est pas commode. Tantôt
ils sont mêlés à ceux du Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part
ceux du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont guère
_Auvergnats_, que de naissance. Ils n’ont rien laissé sur l’Auvergne qui
atteste leurs hérédités montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils
ne s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont des troubadours,
pareils à ceux d’Aquitaine, de Languedoc, de Provence, de Roussillon, de
Catalogne, écrivant tous à peu près la même langue littéraire limousine
provençale, qui avait gagné partie de la péninsule ibérique et de
l’italique. Ils sont des troubadours, lyriques et satiriques, des
adeptes exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour courtois. Ils
sont des troubadours, à la dévotion des nobles dames et des puissants
seigneurs, des poètes de l’art le plus raffiné: leur richesse de
technique est inouïe; près d’un millier de formes de strophes attestent
leur incomparable virtuosité!

Aussi, est bien vaine la classification des _Troubadours Cantaliens_,
imaginée par M. le duc de la Salle de Rochemaure. Même, elle ne va pas
sans danger, en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien
présente des caractéristiques régionalistes évidentes. Mais ce n’est pas
tout. Sous ce titre: _Les Troubadours Cantaliens, XIIe-XXe siècle_,
l’auteur, comme par une chaîne ininterrompue, relie tous poètes romans
et patois natifs du futur, ou présent département du Cantal, de Pierre
de Vic à J.-B. Brayat!

Il eût suffi d’une différence de quelques mètres dans le bornage
administratif pour que tels troubadours ne fussent plus cantaliens, mais
de la Haute-Loire ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire littéraire
d’une manière bien hasardeuse. Nous avons approché Arsène Vermenouze
d’assez près pour être en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère
les ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. Sans doute, on
l’eût fort étonné en le saluant comme de la lignée de Pierre de Vic,
Guillaume Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles de Saignes,
la dame de Casteldoze, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat,
Bernard Amouroux, Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume
Borzats, et d’autres, incertains: Gavaudan-le-Vieux, Hugues de Brunet,
Raymond Vidal de Bezaudun! Troubadour, le rude chantre réaliste du pays
et du paysan cantalien! C’est le patoisant qui lui a succédé comme
majoral au consistoire félibréen qui commet telle hérésie! Il est vrai
que M. le duc de la Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage,
quand il s’agit de remplacer Vermenouze. _Les Récits Carladéziens_
pouvaient mériter les suffrages méridionaux à leur auteur. Non qu’ils
vaillent par des qualités d’invention et de composition. Mais ils
abritent de la destruction quotidienne le dialecte de Carladez que M. le
duc de la Salle possède intimement,--de l’avoir appris, tout enfant,
avec les pâtres du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens et
les fermiers de son village. Ce n’est donc pas un divertissement
d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente guère aux troubadours, quand il
déchaîne le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie des
savoureuses expressions du terroir.

Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions savantes et artistiques,
curieusement imprimé et illustré, voici des reproductions de miniatures
(manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits des Troubadours
Cantaliens. Voici des photographies de nos patoisants modernes. Voici
une transcription de la musique faite sur une pièce du Moine de
Montaudon. Car les récitations des troubadours sont soutenues d’un
accompagnement musical: «Le couplet sans musique est un moulin sans
eau», dit Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les textes des
_œuvres des Troubadours, revus, corrigés, traduits et annotés_ par René
Lavaud, agrégé de Lettres.

Dans le monument bizarre, de tous styles et de toutes époques, où M. le
duc de la Salle de Rochemaure a recueilli tant de littérature douteuse,
un pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, amenés
par M. René Lavaud. Ils viennent de loin, publiés en Allemagne, pour la
plupart. Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, sans doute,
où ils se reposent, en attendant la maison définitive où les installera
leur introducteur, enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de
M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se défaire de toutes les
souillures d’un voyage de sept et huit siècles. Enfin, ils sont
eux-mêmes avec un état civil en règle, avec des références
contrôlées,--avec une traduction exacte en regard d’un texte
authentique.

                   *       *       *       *       *

Nous nous retrouvons au Puy, à _la cort del Puoi Santa Maria_ dont
Pierre Vic _fo faitz seingner et de dar l’esparvier_. Le dauphin
d’Auvergne l’en avait fait seigneur avec la charge de décerner
l’épervier... A l’origine de ces fêtes périodiques de la cour de
l’Épervier «on plaçait un épervier en mue sur une lance. Or, quiconque
se sentait assez puissant d’avoir et de courage venait et prenait le dit
épervier sur son poing; il convenait que celui-là fournît aux dépenses
de cette année.» C’était la ruine, quand il s’agissait de tournois de
chevalerie où le prix était disputé en pompeux appareil, devant de
nobles et brillantes assemblées, par nombre de réputés combattants, sous
le regard des dames de leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était
guère en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. Mais des luttes
poétiques suivaient les joutes guerrières, et le vainqueur, aussi,
recevait un épervier,--sans doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut
présider à ces concours; des miniatures le représentent, dans les
manuscrits, en «moine à cheval avec un épervier au poing».

                   *       *       *       *       *

Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château dominait
Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 ou 1150 (estime M. le duc de la Salle
de Rochemaure, dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud fixe 1155,
au tome II. Ainsi, de page en page, abondent les indications
approximatives et contradictoires). L’enfant accomplit son noviciat à
l’abbaye d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville; la prière
s’entrecoupait de fréquentes échauffourées; la vocation religieuse du
jeune gentilhomme ne devait guère s’affirmer au milieu de ces moines
batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le prieuré de
Montaudon que l’on ne sait où placer. Il ne s’y tint guère,
toujours voyageant, gagnant la faveur de Philippe-Auguste, de
Richard-Cœur-de-Lion, du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en Limousin,
où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, comme Pons de Capdeuil et
Guy d’Ussel; mollement, il encensait la vicomtesse Marie; le compliment
et les grâces n’étaient point son fort. De composer sirventes et
chansons sur les événements du pays et de s’absenter des mois, voire des
années, ne l’empêchait pas _de faire beaucoup de bien à la maison_. Il
était autorisé à suivre ses goûts ambulants, à condition d’en rapporter
les bénéfices à son prieuré; il n’y manquait pas, et les présents
étaient de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de haute et
puissante châtelaine...

Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, par le savoir «de
galanterie» (_sabor de drudaria_), par le maniérisme voluptueux et
sentimental que se distingua le moine de Montaudon. Comme le froc qu’il
ne quitta jamais, il garda le caractère le plus auvergnat, rude et
réaliste; il n’est pas le plus courtois, mais le plus bourru des
troubadours.

Sans doute, dans les «_Tensons entre Dieu et le Moine_», où, accueillant
la plainte des Images Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le
Troubadour prend leur défense; il ne semble pas qu’il tienne à gagner sa
cause. Le choix même de son si puissant contradicteur le prouve assez:

      --Moine, dit Dieu, vous excusez[15]
      Une grande faute et une grande imposture,
      A savoir que ma créature
      Se pare sans ma volonté.
      Donc elles seraient chose égale à moi, celles
      Que je fais vieillir tous les jours,
      Si, à force de se peindre et de se fourbir,
      Elles pouvaient redevenir plus jeunes!
      Seigneur, vous parlez trop fièrement
    Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur,
      Et malgré cela l’usage du fard
      Ne cessera pas sans une convention:
      C’est que vous fassiez durer leur beauté,
      Aux dames jusqu’à la mort,
      Ou que vous fassiez périr le fard,
      Qu’on n’en puisse plus trouver au monde.

  [15] Nous ne donnerons des pièces citées que le début du texte
    original.

        --Monges, dis Dieus, gran faillimen
        Razonatz e gran falzura
        Que la mia creatura
        Se genssa ses mon maudamen.
        Doncs serion cellas mien par
        Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir,
        Si per peigner ni per forbir
        Podion plus joves tornar!
        Etc.

Cependant, on arrête une transaction, comme il s’en pratique au marché,
ou par devant le juge rural. Dieu est de bonne composition:

    --Dieu dit aux Images: Si cela vous semble bon
    Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets.
                  Concédez cela
        Qu’elles en aient vingt pour se peindre,
        Si vous en tombez d’accord.

Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il faut recourir à
l’arbitrage:

    Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent,
          Et ils ont fait de bons accords
              Et les ont garantis;
      Et des deux côtés avec des serments
                Ils les ont jurés.
      Et ils ont retiré cinq ans des vingt
      Et avec les dix ils les ont additionnés
                  Et réunis:
      C’est ainsi que leur débat s’est arrêté
                  Et achevé.

Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse des prix du fard, alors
que les Dames n’en usaient que de vingt-cinq, trente à quarante,
cinquante ans! Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment et
trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon elles se mettent
sur la figure qu’il ne reste pas une parcelle de leur peau
reconnaissable!

Devant Dieu et devant les Dames, le moine de Montaudon parle le langage
le plus crûment réaliste; par là, il décèle une marque auvergnate; par
là, quelques troubadours de souche montagnarde mêlent la rudesse natale
à la mièvrerie et aux grâces alambiquées de la poésie courtoise. M. le
duc de la Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique
savoureuse. Le moine de Montaudon est «trop gaulois, trop rabelaisien».
Hardi! la gomme à effacer...

    Le Latin dans les mots brave l’honnêteté,
    Mais le lecteur François veut être respecté.

Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. A ceux qui ne savent pas
le latin cela fera supposer de l’obscénité où il n’y a que de la
vigueur, de la franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves
gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est pas éloigné de faire
un satyre--du poète satirique bien auvergnat. Gardons notre poète tel
qu’il est; il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu au ciel
plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne se départ que rarement de
sa sincérité première. Il y a comme un prélude de Villon dans ses
plaintes sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand il est
sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, ou de la Catalogne...
C’est saint Julien qui se plaint à Dieu de l’hospitalité mal observée.
Mais le Moine se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut fort.
On peut croire que son témoignage est pour bonne part dans l’hommage
rendu à l’Auvergne:

    En Auvergne, sans réception préalable[16]
          Vous pouvez loger, et venir
                    Sans invitation;
    Car ils ne savent pas le dire très gracieusement,
                Mais cela lui plaît bien.

  [16]

        En Alvergne ses accoillir
        Podetz albergar e venir...
        Etc...

Pour nous dire ses «Ennuis», point n’est besoin d’intermédiaire au moine
attristé de la dureté des temps. Sa plainte s’exhale sans vains
ornements, avec un accent tout humain, et peu désintéressé:

    Un chevalier pauvre et orgueilleux[17]
    Qui ne peut faire ni festins ni dons
    M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant
    Qui croit être intelligent
    Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous.
    Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon,
    Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne,
    L’ami qui me fait défaut en un grand besoin,
    Et le traître qui n’a point de honte,
    Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale.
    Ce qui m’ennuie fort--aussi vrai Dieu m’aide!--
    C’est quand le pain me manque sur la nappe,
    Et que quelqu’un me le taille petit à petit,
    Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer;
    Une longue modération m’ennuie,
    Et de la viande quand elle est mal cuite et dure,
    Et un prêtre qui ment et se parjure,
    Et une vieille catin qui dure trop.

    Et il m’ennuie, par la vie éternelle,
    De manger sans feu, quand il fait très froid
    Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse
    Quand elle sent mauvais dans la taverne.

  [17]

        Cavaliers paubres erguillos
        Que no pot far condugz ni dos,
        Etc...

Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se faire comprendre? Après ce
qui l’ennuie, il énumère ce qui lui plaît:

    Fort me plaît amusement et gaîté[18]
    Festin et cadeau et prouesse,
    Et dame aimable et courtoise
    Et pour répondre bien apprise;
    Et me plaît la bonté chez l’homme puissant,
    Et envers son ennemi la rigueur
    Et bien me plaît là-bas[19], en été,
    Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau,
    Et que les prés sont verts et que la fleur revit,
    Et que les oiselets chantent _piou_,
    Et que mon amie vient en cachette
    Et que je lui fais un baiser en hâte.

  [18]

        Molt mi platz deportz e gaieza,
        Condugz e donars e proeza...
        Etc...

  [19] En Auvergne.

Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait plus qu’un moine
mendiant, à qui la route est pénible. Peut-être ses récriminations
sont-elles exagérées et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi
dépenaillé? Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent guère à
présenter le poète comme «_taquinant la muse anacréontique_» avec des
_rêveries poétiques, des facultés imaginatives, le joyeux drille... dont
il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron de vices_ comme
porterait à le faire croire le ton licencieux de certaines de ses
productions[20]!

  [20] _Les Troubadours Cantaliens_ (duc de la Salle de Rochemaure).

En vérité, les compositions d’amour du moine de Montaudon sont des moins
éclatantes:

  Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il avait trop de bon
  sens pour répéter ce que disaient les poètes d’amour de son époque. Il
  paya son tribut à l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours;
  mais ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, sont la
  raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés contre le
  plus sacré des sentiments chevaleresques: contre les femmes[21].

  [21] Philippson.

Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la poésie apprêtée de
son époque, fait entendre une voix de montagnard pratique, à qui le
luxe, la grandeur et les apparences n’en imposaient pas. Par la
Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente l’Auvergne. L’empreinte
de Vic et d’Aurillac avait été définitive. A travers les tournois, les
fêtes, la robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la soie, le
velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les armes des cours
magnifiques... Oh! un Moine chanteur, et buveur, plus que prêcheur. Dans
le Moine de Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, pareil
à ces blocs erratiques de la vallée que ne touche point le sourire de la
saison, qui ne se laissent pas gagner par les grâces de la prairie, des
fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement frustes et
sombres...

Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors qu’il adressait ses
chansons à Marie de Ventadour: il n’y apportait point la souplesse
précieuse, ni le charme compliqué de la casuistique amoureuse du siècle.

Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa retraite monastique,
et obtint le prieuré de Villefranche, en Espagne. Il y mourut, non sans
l’avoir enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, qui faisait
du _bien à la maison_, tout en composant et chantant, n’avait point
perdu son adresse ni sa ténacité; l’émigrant aux royaumes de l’amour
chevaleresque et courtois avait conservé les traits saillants de la
race.


II

Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre de Vic; mais, au Puy,
il était impossible de ne pas rencontrer le Moine de Montaudon,
l’épervier au poing.

«Peire d’Alvernhe», savant, lettré, avenant de sa personne, était fils
d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. Très honoré et fêté par les
vaillants barons et les nobles dames, il ne doutait point de son mérite:
«Jamais avant moi ne furent écrits de vers parfaits.» (Du temps de
Pierre d’Auvergne, toutes les sortes de poésies étaient comprises sous
ce nom générique. _Chanson_ ne vient que plus tard, pour désigner les
pièces galantes qu’on chantait.) Sa célébrité se répandait, en ses
voyages et séjours, à la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour
d’Ermengarde, comtesse de Narbonne, à celle de Raimond V de Toulouse.
Selon Nostradamus,--dont l’autorité est faible,--il était si bien
accueilli de toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces il
s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait davantage; et,
presque toujours, la belle Clarette de Baux avait la préférence...
Cependant, au bout de tant de succès terrestres, il songea au salut de
son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, fit longue
pénitence, avant de mourir, très âgé.

Celui-ci fut un troubadour--expert en gracieuses trouvailles; ainsi,
quand il fait du rossignol son messager d’amour[22]:

  [22] J. Anglade, _les Troubadours_.

  Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments
  et qu’elle te dise sincèrement les siens; qu’elle me les fasse
  connaître ici..., et que d’aucune manière elle ne te garde auprès
  d’elle...

L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il
part de bon cœur et sans crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.

Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à
chanter doucement, comme il fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se
tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre,
sans la surprendre, des paroles qu’elle daigne ouïr:

  Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir
  pour chanter selon votre plaisir...

  Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande
  joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant
  d’amour, je partirai et volerai avec joie où que j’aille; mais non,
  car je n’ai pas dit encore mon plaidoyer.

  Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne
  devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs; car bientôt les
  cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de
  couleur sur la branche...

  L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai envoyé; et il
  m’a fait tenir un message, suivant la promesse qu’il m’a faite:
  «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or, écoutez--pour
  le lui dire--ce que j’ai au cœur.

  «J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de moi... la
  séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je lui aurais témoigné
  plus de bonté, c’est ce remords qui m’attriste.

  «Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à lui me viennent
  en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis
  secrètement aucune créature ne la connaît...

  «Même avant de le voir il m’a toujours plu; je ne voudrais pas en
  avoir conquis qui fût de plus haute naissance...

  «Le bon amour est semblable à l’or, quand il est épuré; il s’affine de
  bonté pour celui qui le sert, avec bonté, et croyez que l’amitié
  chaque jour s’améliore...

  «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et
  vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et
  l’oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de
  son heureuse aventure[23].

  [23]

        Rossinhol en son repaire
        M’iras ma donna nezer
        E dignas lil men affaire...

    _Chrestomathie Provençale_, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.

Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que «l’homme sans amour ne vaut pas
mieux que l’été sans grain», on n’est pas toujours assuré de sa
sincérité amoureuse. Par contre, les poètes contemporains n’ont point à
douter de ses sentiments caustiques qu’il expose dans un sirvente, plus
tard repris et continué par le moine de Montaudon:

  Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs façons. Les
  plus mauvais croient faire des prodiges; mais je leur conseille
  d’aller chanter ailleurs; car il y en a une centaine qui n’entendent
  pas la force des mots, et qui ne sont faits que pour garder les
  moutons.

Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui ne serait pas reniée de
nos polémiques d’actualité.

De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne devait se
repentir:

  Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le
  juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les
  honneurs de la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois; je
  cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le
  Saint-Esprit me guide; c’est lui qui me mène; ne vous fâchez pas, si
  je ne reviens pas vers vous.

La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps après, est toute
profane, malgré tant d’adeptes ecclésiastiques: on l’a vu par le moine
de Montaudon. Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à tourner sa
pensée vers des fins religieuses:

  Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés nos pères...
  nous mourrons tous; les richesses ne nous sauveront pas... Contre la
  mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.

Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques par excellence;
d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec
plus de bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les
traiter; cette priorité, d’abord, et, ensuite, une certaine originalité
dans l’expression des sentiments, que la poésie des troubadours ne
connaissait guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner dans
l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses[24].

  [24] «Les chants de croisade» renferment bien une partie religieuse,
    mais factice, accessoire; ils sont historiques, satiriques, plus que
    religieux.

                   *       *       *       *       *

C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, qui fera entendre,
dans ce genre, la voix la plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute
chargée de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations orageuses.

Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. Au chapitre de la
cathédrale il apprit ses lettres, et sut bien réciter et bien chanter.
La cléricature ne l’attira pas: «Il s’éprit de la joie de ce monde, car
il se sentait gai, beau et jeune», tout ce qu’il fallait pour réussir
auprès des dames, par les cours où il se présentait avec son jongleur
qui interprétait ses compositions. Or, ce n’est point par de frivoles
chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de suite éclate à son
esprit le néant des vanités du monde. Encore, le Moine de Montaudon,
Pierre d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au goût du temps.
Pour l’amour Peire Cardenal n’a que de virulentes critiques:

  Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L’une a un
  amant, parce qu’elle est de grande naissance, et l’autre, parce que la
  pauvreté la tue; l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune
  fille, l’autre est vieille et a pour amant un jeune homme; l’une se
  livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau d’étoffe brune;
  l’autre en a deux et s’y livre autant.

N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, d’un moraliste du
théâtre ou de la chaire plus que d’un poète lyrique? Avec quelle ironie
passionnée il raille l’amour et la phraséologie amoureuse:

  Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève ni le manger
  ni le dormir, je ne sens ni la froidure ni la chaleur; il ne me fait
  pas soupirer ni errer la nuit à l’aventure; je ne me déclare pas
  conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste et affligé; je ne suis
  trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.

  J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas
  trahir--je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce jaloux, je
  ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis
  pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends
  pas être vaincu par amour.

  Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me
  fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la
  désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets
  pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur
  en gage, je ne suis pas son prisonnier.

Tout de même, un jour, il exprime quelque regret de sa solitude:

  Je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon
  amie, si j’en avais une. Je serais l’amant le plus parfait qui soit
  jamais né. J’ai aimé une fois et je sais comment vont les choses
  d’amour et comment j’aimerais encore[25].

  [25] Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. Il y a
    Marcobrun, de Gascogne, qui déclare: «Je n’aimai jamais et ne fus
    jamais aimé.» De l’amour il parle ainsi: «Famine, épidémie ni guerre
    ne font tant de mal sur cette terre comme l’amour; quand il nous
    verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas... Amour pique plus
    doucement qu’une mouche, mais la guérison est bien plus
    difficile...»

Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il s’égarait sans doute
sur ses mérites latents d’amant et de chanteur. D’autres vertus et
d’autres qualités, plus puissantes, ont été les siennes. Au service
d’une superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, il a mis
les dons les plus solides du satiriste, l’originalité du tour et de
l’expression, le courage de l’attaque, une combativité forcenée; et ses
mœurs, son caractère commandaient l’estime. Tout de même, on n’est pas
peu surpris de la liberté dont il en usait avec toutes les puissances,
sans aucune précaution de langage: ce fut un maître de l’invective
farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, en cette implacable
période albigeoise, il ne fut rien moins que tendre aux croisés et au
Clergé. C’était un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les
meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît pas qu’il ait
été jamais inquiété. Le notaire qui fournit les seuls renseignements
insérés dans la bibliographie provençale, Maître Michel de la Tour, nous
fait savoir que Pierre Cardenal avait bien environ cent ans quand il
mourut. C’est-à-dire à la fin du XIIIe siècle. Long espace d’humanité,
aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter les sirventes
impitoyables du troubadour, dont la vie et l’œuvre ne répondent guère
aux images habituelles que l’on se fait du poète médiéval, honoré par
les rois et les barons.

Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle qu’avec un pessimisme
définitif:

  Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de telle
  nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous: tous, à
  l’exception d’un seul; il se trouvait dans sa maison, et dormait quand
  la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le
  public, il vit faire toutes sortes de folies; l’un lançait des
  pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau; celui-ci
  frappe son voisin; celui-là pense être roi, l’autre saute à travers
  les boues. Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce
  spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d’étonnement; ils
  pensent qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce
  qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés
  et que c’est lui le fou.

  Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s’enfuit à
  demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes
  sont les fous, mais ils regardent comme un fou celui qui ne leur
  ressemble pas, parce qu’il a le _sens de Dieu_, et non celui du
  monde[26].

  [26] Joseph Anglade, _les Troubadours_.

Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le clergé est sa bête
noire! Il lui reproche tous les vices, tous les calculs, toutes les
turpitudes:

  Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des
  criminels; quand je les vois habiller, il me souvient d’Isengrin qui,
  un jour, voulut venir dans l’enclos des brebis; mais, par peur des
  chiens, il se vêtit d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il
  voulut...

  Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d’ordinaire le
  monde; maintenant, ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l’ont
  gagné en volant ou en trahissant, par l’hypocrisie, les sermons ou la
  force... Je parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus
  grands ennemis de Dieu.

Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le pape et les cardinaux,
que l’aumône rachète tous les péchés:

  Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut que les
  pauvres.

Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette verve drue, précise
et brûlante, auvergnate:

  Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout en usage. A
  ceux-là ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoient
  ceux-ci en enfer par leurs excommunications. Ils portent des coups
  qu’on ne peut parer; et nul ne sait si bien forger des tromperies
  qu’ils ne le trompent encore mieux.

Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire Cardenal:

  Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en
  hiver, avec de bonnes chaussures, semelle à la française, et quand il
  fait grand froid en bon cuir de Marseille, bien cousu, ils vont
  prêchant et disant qu’au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur
  avoir... Si j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma
  femme ces gens-là: car ces moines ont des robes de même ampleur que
  celles des femmes: rien ne s’allume si aisément que la graisse avec le
  feu...

Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, qui semble monter de
l’Ecclésiaste:

  Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs
  et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; aussitôt, ils
  deviennent l’ami du riche, et si la maladie l’accable, ils se font
  faire des donations. Mais savez-vous que devient la richesse mal
  acquise? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien; c’est la
  mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une
  demeure où les maux ne leur manqueront pas.

Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le répétait sans cesse,
qu’aux mauvais prêtres «larges en convoitises mais chiches de bonté»...
Cependant, soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser
sa croyance en Dieu--et à Rome. En effet, plus d’une fois, Peire
Cardenal fulmine en marge du dogme et tient à Dieu des discours d’une
énergie bien profane:

  Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai au jour du
  jugement à celui qui me créa et me forma du néant; s’il veut m’accuser
  de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai:
  Seigneur, pitié, arrêtez; j’ai combattu toute ma vie les méchants;
  gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.

  Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra mon plaidoyer;
  car, je dis que Dieu est injuste avec les siens, s’il pense les
  détruire et les mettre en enfer; car il est juste que celui qui perd
  ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette: Dieu
  doit être doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses
  créatures.

  Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute âme qui voudrait y
  entrer y passât joyeusement; car jamais cour ne sera parfaite si une
  partie pleure pendant que l’autre rit; et quoique Dieu soit souverain
  et tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera
  raison...

                   *       *       *       *       *

  Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d’âmes et plus
  souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en
  absoudre lui-même.

  Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au contraire,
  j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma
  mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous
  ferai une belle proposition: renvoyez-moi où j’étais avant de naître,
  ou bien pardonnez-moi tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis
  si je n’avais pas existé.

Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie religieuse,--qui se
développera; encore il introduisit cette nouveauté d’écrire en l’honneur
de la Vierge; ce qui deviendra fréquent après lui, mais n’existait pas
avant:

  Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait
  tort et péché; car, je puis vous reprocher que pour un bien vous
  m’avez donné mille maux. Par pitié, je vous prie, dame Sainte Marie,
  qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide!

Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le précédent sirvente.
Il a laissé des invocations à la Vierge d’une suavité qui contraste avec
ses satires. Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement du
montagnard vellave.

Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient pas oublier
rois et seigneurs:

  Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou trois endroits
  pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en sortirait que des
  mensonges, qui se déborderaient comme un torrent... Lorsqu’un grand se
  met en route, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière lui--le
  crime; la convoitise est du cortège; le Tort porte la bannière et
  l’Orgueil le guidon...

Les gens de justice ne sont point épargnés non plus. Mais nous revenons
à la terrible opinion que Peire Cardenal avait de tout son siècle:

  Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition à tout
  le monde: je promets un besan à tout homme loyal pourvu que chaque
  homme déloyal me donne un clou; un marc d’or au courtois si le
  discourtois me donne un denier; un monceau d’or à chaque homme vrai,
  si chaque menteur veut me donner seulement un œuf. J’écrirais sur un
  parchemin, large comme la moitié du pouce de mon gant, toutes les
  vertus qui sont dans la plupart des hommes; d’un petit gâteau, je
  nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je voulais
  donner à manger aux méchants, j’irais sans regarder criant partout:
  Messieurs, venez manger chez moi...

Tel est le thème de furieuse misanthropie où il excelle. Ces diverses
citations montrent assez l’originalité, la vigueur du tempérament
littéraire, la franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour
sans amour.


III

Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers 1160-1180, dans le
Carladès), n’apporte guère d’autre contribution à notre point de vue que
sa biographie, d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à celles du
Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, de Peire Cardenal: il était
d’Auvergne, gentilhomme, beau, avenant; chanoine de Clermont, il
manquait de zèle pour la piété et la retraite; comme il chantait et
composait agréablement, il se fit troubadour et même jongleur. Ainsi
plus d’un de ceux que leur famille destinait à l’état ecclésiastique
succombaient à la tentation de la vie nomade, brillante et courtoise.
Mais où d’autres, de leur première affectation, gardaient l’empreinte de
moralistes, prenaient tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers
n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée des vestiges de sa
foi, reléguée pour longtemps avec le camail et l’aumusse.

Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans le sirvente où il
s’irrite «d’entendre se mêler de chanter cent poètes pastoureaux dont
nul ne sait quelle note monte ou descend»:

  En ceci Pierre Rogiers mérite mal--(et pour cela il en sera accusé le
  premier)--qu’il chante d’amour publiquement;--et il lui vaudrait mieux
  porter--un psautier dans l’église ou un chandelier--avec une grande
  chandelle ardente[27].

  [27]

        D’aisso mer mal Peire Rogier
        Per quel n’er encolpatz premier...

En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent rien moins que
discrètes. Il se rend à la cour fastueuse de la vicomtesse de Narbonne,
dont les exploits guerriers, l’intelligence politique, le jeune veuvage
font une rare souveraine, royalement entourée et adulée. Pierre de
Rogiers soupire, se déclare, est écouté, jusqu’où? longtemps il est en
faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est pas trop déchirée par
la jalousie des courtisans. Pour ce motif, ou d’autres, vient la
disgrâce, et, dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit quitter
la Cour de _Tort n’avetz_,--comme il désignait la noble protectrice,
dont l’opinion voulait qu’il eût eu toutes joies d’amour.

Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation chez Raimbaud, comte
d’Orange, jusqu’à la mort de ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis,
il gagne l’Espagne; après des séjours en Castille et en Aragon, il
revient en France où il fut traité avec honneur par le comte Raymond de
Toulouse. Pierre de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son
désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère de Grammont.

Enfin, dans une chanson publiée par M. René Lavaud, qui a réalisé la
première interprétation française de Pierre de Rogiers, le troubadour
dont on chercherait vainement une autre marque originelle, et chez qui
manque toute caractéristique du terroir, a laissé un vers de regret
tardif, à l’adresse du pays:

      Je ne puis m’empêcher de me lamenter
      De ce que notre compagnie se rompt;
      Moi je m’en vais en terre étrangère:
    _Certes, j’aime mieux froidure et montagne_
    Que je ne fais figue et châtaigne
          Et plaine et chaleur[28].

  [28]

        Non puesc mudar que nom plagna
        Quar se part nostra compagna...
        Etc...

Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou aux plaines chaudes et
fertiles en fleurs et en fruits ce sont les froidures de la montagne
d’Auvergne que préfère l’émigrant obligé de partir:

    Là-bas s’en va mon corps marri,
    Par ici demeure mon âme...[29].

  [29]

        Lai s’en vai mos cors marritz
        Et co remou l’esperiz...

Il y avait donc, en Auvergne, une «douce amie» qui pouvait faire oublier
Ermengarde?


IV

Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une ligne qui, peut-être,
fait allusion à la montagne natale, d’autres troubadours, auvergnats ou
vellaves, n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur naissance:
Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de Peirols (à Rochefort-Montagne),
Bertrand II, Sire de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil,
Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, Gausseran de
Saint-Didier, Guillaume Moissat de la Moissetrie, Pierre de Cère de
Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), Astorg
d’Aurillac, baron de Conros, Astor de Segret.

Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate chez Ebles de
Saignes; c’était le troubadour économe, qui mettait la peine d’argent
au-dessus des chagrins de cœur: _On ne souffre d’amour que si l’on veut.
Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l’amant sans espoir?_
dialoguent Ebles et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a conservé
cette pâle dispute; et le comtour de Saignes de se lamenter:

    Guillaume Gasmar, jamais par amour[30],
    Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,
    Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée,
    Et nul ne doit à présent davantage de son bien:
    Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve,
    Qu’aucun mal ne se laisse
    Comparer à la douleur d’amour;
    Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre
                                                                pire mal
    Que celui à qui chacun dit: «Paye-moi, paye!»

  [30]

        Guillaume Guaysmar, anc per amor
        No trays piegz hom, de son joven,
        Etc...

Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre d’Auvergne qui le
mentionnait dans sa galerie des mauvais troubadours:

  Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais n’échut bien
  d’amour,--quoiqu’il chante comme on bataille;--un petit vilain
  chicaneur bouffi,--qui, dit-on, pour deux deniers du Puy--là-bas se
  loue et ici se vend[31].

  [31]

        E’nn de Sagna I dezez,
        A cuy anc d’amor non cenec bes,
        Etc...

Mais, alors comme aujourd’hui, _l’éreintement_, souvent, prouvait que la
victime n’était pas si négligeable... L’effet des abatages de Pierre
d’Auvergne fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait et
dont la plupart n’ont laissé que leur nom sauvé par l’invective.

Décidément, les dames ne sont pas prisées des troubadours auvergnats,
comme c’est la règle courtoise. Ebles de Saignes redoutait l’assaut des
créanciers plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson de Cavaire
et de Bonnafos est plus significatif encore, de l’infirme et laid
plébéien et de l’élégant seigneur qui préfère à une dame sa vengeance
contre les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire et de
Bonafos on n’est pas exactement fixé (vers 1225-1250); mais, sans doute,
ils habitèrent Aurillac, où ils situent leur haineux différend. Cavaire
voyagea en Vénétie; il fut à la Cour du marquis d’Este, où il se
rencontra encore un concurrent, Folco, pour lui demander s’il avait
perdu le pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite de
l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en accusant Folco de
n’être qu’un bas comparse, vêtu et employé par un jongleur. Mais
reproduisons le tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire de
polémique locale; les troubadours non plus ne craignaient de se ruer aux
querelles de personnalités:


    I. CAVAIRE[32]

    Bonafos, je vous invite
    Et vous fais une proposition double:
    C’est de posséder une dame au corps achevé,
    Belle et bonne et aimable,
    Ou bien de tenir à votre entière discrétion
    Dix bourgeois, de ceux qui habitent
    A Aurillac pour votre malheur.
    Présentement il paraîtra, sire Bonafos,
    Si vous êtes plus méchant qu’amoureux.


    II. BONAFOS

    Cavaire, j’ai vite choisi
    Et je vous répondrai tout court:
    J’aime mieux, étant honni
    Les tenir, eux, ainsi immédiatement
    Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée;
    Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter:
    Si j’en tiens dix à ma discrétion
    Je leur arracherai les yeux et autres organes
    Et par le pied ils vous ressembleront.


    III. CAVAIRE

    Maître chevaucheur de roussins, vil,
    Cupide, pauvre et mal embouché,
    Vous avez laissé de côté ce qui a du prix,
    Et la dame gracieuse,
    Pour dire des grossièretés
    Sur le peuple honoré et respectable
    D’Aurillac qui vous aime tant
    Que, s’il en avait le pouvoir,
    Vous auriez nom _Malafos_! (Maudit soit-il)!


    IV. BONAFOS

    Bénit soit celui qui vous frappa
    Cavaire, de son fer[33].
    Car il vous a si joliment déprécié
    Que jamais depuis, courant le monde,
    Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable;
    Les pèlerins même--c’est ce qu’on va racontant--
    En vos courses vous les étrangliez,
    Et celui qui va avec les voleurs,
    C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient.


    V. CAVAIRE

    Vieux roussin, truand détesté,
    Comme après un loup, ils vont criant après vous,
    Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne
    Toujours de vos trahisons!


    VI. BONAFOS

    Voici pourquoi vous vous en allez clochant,
    Cavaire,--vous ne savez même pas cela!
    Et pourquoi votre talon est plus court;
    Parce que vous dites des paroles haineuses.

  [32]

        Bonafos, yen vos envit
        E fatz vos un partimen.

  [33] Cavaire eut le talon tranché ou «raccourci» (vers 43) par un
    instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident ou fut-il
    réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui impute?

C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze,--Dona
Casteldoza,--qu’il faut chercher l’amour, si rare dans nos troubadours
auvergnats. La poétesse était mariée,--mal mariée, peut-on supposer,--à
Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne nous montre plus occupé de
guerroyer que d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand de
Bréon, tendre et beau, mais inconstant,--qui aurait habité le château de
Merdoye, dont la ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. Or,
il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications courtoises, de
désespoirs rimés et chantés. Il semble que la plainte de l’amoureuse
délaissée monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de Casteldoze
n’est pas la noble châtelaine à qui vont les hommages des poètes et des
galants seigneurs. Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la
femme. Elle était très belle et très instruite, dit la biographie. Mais
l’instruction des dames, à l’époque, ne s’étendait guère. Leurs courtes
études même expliqueraient la différence remarquée dans l’expression
naturelle et touchante de la sensibilité de quelques poétesses
méridionales et le langage apprêté des troubadours. Aussi ne
composaient-elles point par profession.

Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, en quels termes
implorants elle s’adresse au trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa
dureté, et dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la traîtrise:

    Ami, si je vous trouvais gracieux[34],
    Humble, franc et de bon mérite,
    Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient
    Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur
    Et je fais des chansons afin que je fasse entendre
    Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner
    A ne pas vous faire louer par tout le monde,
    Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux
    Je sais vraiment que ceci me sied fort bien,
    Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant
    Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même
    Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours,
    Mais celui qui le dit ne sait point bien juger,
    Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir,
    Que dans la prière je trouve un grand réconfort
    Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin.
    Il est passablement fou celui qui me blâme
    De vous aimer, puisque cela me convient si bien,
    Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi;
    Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis,
    Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse:
    Qu’à quelque moment il pourrait arriver
    Que de vous revoir j’aurais encore la joie.
    Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux.
    Tout autre amour, je le tiens à néant,
    Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient
    Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime
    Quand je sens le plus de peine et d’angoisse;
    Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement
    De vous, ami, que je ne puis changer,
    Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours
    Sauf autant que j’en aurais en dormant.
    Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir
    Car j’ai tenté par le mal et par le bien
    Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point;
    Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même,
    Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir
    De quelque joie; et si vous me laissez mourir,
    Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance,
    Et par là vous serez blâmé vilainement.

  [34]

        Amics, s’ie-us trobes avinen,
        Humil e franc e de bona merce

Il est passablement fou, celui qui me blâme: _Il ne vous voit pas en cet
instant comme je vous vis...!_

Car j’ai tenté par le mal et par le bien: _votre dur cœur dont le mien
ne se lasse point, ne se décourage point!_

(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore:

    Si tu voyais ses yeux! Or! l’ange qui pardonne,
    Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour!
    J’ai voulu me sauver... Il pleurait à son tour;
    J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante:
    Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.

Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs qui se rencontrent à des
siècles de distance pour souhaiter, au plus fort de leur détresse, le
bonheur de l’infidèle. «_Priez pour lui_», dit Marceline:

    Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes
    Une voix qui réponde aux secrets de sa voix!
    Donnez-lui du bonheur, Dieu! Donnez-lui des larmes;
    Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois.

    J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne,
    Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera;
    Il ne dira jamais: «Soyons heureux, sois mienne!»
    L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra?

    Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore!
    Demain! à mon courage il reste peu d’instants!
    Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore;
    Mais... Dieu! Vous savez tout, vous savez s’il est temps.

Enfin:

    Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais!)

Écoutez Na Casteldoza:

    Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil[35]
    Ni plein de fourberie,
    Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard,
    Car je tiens à grand bonheur
    Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur,
    Au contraire je suis pensive, quand il me souvient
    Du riche mérite qui vous protège
    Et je sais bien qu’il vous convient
    Une dame de plus haut parage.

  [35] Mas ja vas vos non aurai cor truan, etc...

Et ailleurs:

    Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne
    De l’aimer ni de la servir.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Qu’il la _serve_ elle; mais qu’il me ranime en cette angoisse
    De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir.

N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de Marceline:

    Tout change, il a changé; d’où vient que j’en murmure?
    Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné!
    Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure;
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens
    Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens!

La dame de Casteldoze ne nous est connue que par quatre morceaux, à
peine une centaine de vers: quelques-uns n’ont-ils pas mérité de
survivre, si délicats, si émus, si simples de sentiment éternel,--de
cette troubadouresse d’Auvergne;--si peu «troubadour», et si peu
«auvergnate»! Du moins, nous en jugeons de la sorte, parce que nous
avons accoutumé de considérer les troubadours tout d’une pièce et
l’Auvergne tout d’un bloc; que de diversités, au contraire!...

                   *       *       *       *       *

Nous étions partis du Puy, avec les troubadours--qui nous ont mené
loin...

Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour faire jaillir de la
littérature du sol vellave.

Jules Vallès, n’est-il point d’ici? Jules Vallès, un grand écrivain,
sobre et ramassé, dont les mots volcaniques crèvent la page sombre de
leur jet igné, comme les dykes de basalte érigent leurs fusées de flamme
pétrifiée à travers la campagne hallucinée.

Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, les violences du
réfractaire et de l’insurgé sont récentes,--et Jacques Vingtras n’a pas
bénéficié encore de l’amnistie du temps! Sa bohème de barricade n’a pas
les suffrages du lecteur ami des gentilles aventures du pays latin. La
vie de bohème n’a qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques
Vingtras ne désarme pas.

Le Puy! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait l’amer collège. Il
a aimé la porte de Pannesac, la rue qui sent la graine et le grain: il y
a pris le respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de pêche,
devant les boutiques où se vendaient les engins merveilleux! Le
chaudronnier «en train de taper sur du beau cuivre rouge», le décrotteur
Poustache, la tannerie «avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent,
son odeur aigre», cette odeur montante, qu’il retrouvera à deux lieues
des fabriques pareilles, et vers laquelle il tournera son nez
reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes du _Reinage_.

  On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais... Je danse la
  bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux... Il y a aussi la
  promenade d’Aiguilhe, toute bordée de grands peupliers. De loin, ils
  font du bruit comme une fontaine.

Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre le collégien revient
«au pays»! Il fait le grand garçon. Il casse la «croûte chez Marcelin,
qui a la réputation pour le vin blanc et les grillades de cochon... On
dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à rasades...

Qui, dans la littérature française, a laissé des pages rustiques
préférables à celle-ci?

  Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une
  gaieté dans l’espace,--elle monte, comme un encens du feu de bois mort
  allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un
  petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins...
  Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et
  si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a
  fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense
  des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à
  la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les
  pierres...

  La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux
  cuisses; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de
  glace. C’est ma joie, maintenant, d’éprouver ce premier frisson. Puis,
  j’enfonce mes mains dans tous les trous et je les fouille. Les truites
  glissent entre mes doigts; mais le père Régis est là, qui sait les
  prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent
  avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.

On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès qu’il est lâché en pleine
nature, loin du triste logis paternel. Avec quels éloges Théodore de
Banville citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la pureté
de l’antique:

  Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et j’y
  entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.

  Voilà comme je suis, moi.

  Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour
  leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons.

  Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant
  pied à terre; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons
  dégringoler. Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et
  nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.

  Comme il fait beau! Un soleil d’or! De larges gouttes de sueur me
  tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui jouent sur leurs
  joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des
  ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique dans l’air...

  --Qu’est-ce que vous faites donc là-bas? crie une voix du seuil de la
  maison.

  Ce que nous faisons? Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai
  jamais été, comme je ne le serai jamais. J’enfonce jusqu’aux chevilles
  dans les fleurs, et je viens d’embrasser des joues qui sentent la
  fraise.

Comment peut-on dire, que de ses troubadours médiévaux à Jules Vallès,
et à tout à l’heure, Le Puy a manqué de littérature!




CHAPITRE IX

En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris.--Un concours de
«cabrettes».--La musette et la bourrée.--La Procednitza bulgare et la
bourrée d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des Bulgares, dans
le Cantal en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la cabrette.--La
révélation de Vermenouze.


Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.

J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où je dirigeais mes
vacances d’il y a trente ans.

C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, magistrats,
professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs,--qui sont l’apparence
banale de tous les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les
nomades administratifs n’entament guère la vie profonde de la cité; sans
doute, ils font renchérir le prix des loyers et de la truite; leur
souffle peut ternir d’embu la glace des cafés; il n’imprègne pas le
basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au passant... Où l’on
s’aperçoit que l’étranger compte peu, c’est aux vieilles dates de foires
et de marchés, quand la montagne dévale, quand, de toute la région, la
vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes et leurs produits par
le foirail, le Gravier, le Portail d’Aureinques, les placettes et les
rues de la capitale! Parmi la multitude aux blouses bleues, quels
visages de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste chapeau velu! Il
faut céder toute la place aux envahisseurs--qui ne se contentent plus de
l’auberge ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à lanière de
cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du fermier d’aujourd’hui, qui
ne craint pas la dépense; mais, ce progrès matériel, l’instruction plus
étendue, des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup le statut
ancestral.

Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation plus intime,
dans l’exploration plus nombreuse de l’habitant et du pays, quand les
circonstances m’ont rendu familiers et chers ces horizons, quand
Aurillac est devenue pour moi le refuge dans la tempête.

                   *       *       *       *       *

C’est à Louis Bonnet, fondateur de _l’Auvergnat de Paris_ que je dois le
premier contact attachant avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de
mon auvergnatisme! Louis Bonnet, dont la barbe de flamme fut, pendant
trente ans, l’étendard de l’Auvergne à Paris! Quelles ressources de
conviction et d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause
qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe! L’entreprise
apparaissait chimérique, d’un journal hebdomadaire, régionaliste,
«faisant ses frais» à Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort
tirage, encombré d’annonces, avec des éditions de province,--et
indépendant. Les dons d’une raison intrépide et claire, des qualités
d’écrivain de race, permettaient à notre chroniqueur débutant toutes les
espérances du journalisme et de la politique. Il n’est plus sorti de cet
_Auvergnat de Paris_, où il a amené quiconque, par l’atavisme, touche au
Massif central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la défiance
traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats l’esprit de solidarité. Il a
fallu une incommensurable propagande, par le fait: si des articles
avaient suffi, cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, un à un,
je crois bien, L. Bonnet a catéchisé «tous ceux de chez nous». Il a
groupé les métiers, les professions, les intérêts, les sympathies. Des
corporations vagues il liait le faisceau de sa _Ligue Auvergnate_,
aujourd’hui «_l’Auvergne_», où se rejoignent les sociétés, amicales,
mutuelles, syndicales, qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait point
que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats de Paris: il entendait
qu’ils restassent reliés avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret
de la force durable est de reprendre pied au terroir. Il a dirigé «le
retour au pays», par des combinaisons avec les compagnies de chemins de
fer qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs infiniment
réduits,--dont les convois montent, de plus en plus nombreux chaque
année, vers les villages salubres et les cimes vivifiantes...

Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication n’est pas rompue
entre ceux qui partent et ceux qui restent,--et qui s’ignoraient, aussi,
les uns les autres.

Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, officiellement, en
Aurillac, sa ville natale.

                   *       *       *       *       *

Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne de
Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant jusqu’à Aurillac. Un
comité de la presse cantalienne avait projeté, en regard de la
manifestation politique, «un concours de musettes». Dès mes premiers
vers, inspirés de la maigre arête «des fortifs» de Paris, et non du
Puy-Mary! Louis Bonnet m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître
encore personnellement, dans ses effectifs de combat. Grand maître de la
mobilisation, pour utiliser chacun, il attendait l’occasion propice. Je
fus de service commandé, pour le festival aurillacois de la cabrette!
J’étais très glorieux de présider à cette solennité peu banale: le
voyage s’effectua en musique, si l’on peut dire, avec quelques douzaines
de museteurs dans le train; car, déjà il fallait les faire venir de
Paris, où des bals de quartier les conservaient encore; il n’y en avait
déjà plus beaucoup au pays, envahi d’accordéons et de vielles! A ce
tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition n’était accordée
qu’aux instruments authentiques. Par l’émulation, Louis Bonnet avait
tenté d’enrayer la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur typique, dont
les lèvres collées à l’embouchure, les joues gonflées, faisaient corps,
du moins faisaient figure avec la panse sonore arrondie d’un souffle
puissant, ce joueur du passé dont le pied martelait sur le sol le rythme
des airs populaires,--ce joueur n’est plus, maintenant; par un cordon,
le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement la sorte d’oie
rouge ou bleue que le cabrettaire serre sous le bras gauche, et qui
pousse des cris de chèvre! la figure de l’exécuteur, impassible, à
travers cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression bizarre d’une
expérience ou d’une opération sur quelque volatile congestionné! Que
nous voilà loin des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée,
où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant... L’habileté des
doigts n’est pas tout. Je veux croire que le souffle même de la race
passait de la poitrine de l’homme dans la poche à danses et à chansons,
et lui communiquait le charme naïf que l’on ne goûte plus aux
contrefaçons éventées d’à présent. Mais voici que la Bourrée ne serait
plus auvergnate! La controverse a couru les journaux.

Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on de nous. Il va falloir
changer pour: «Ni hommes ni femmes, ni Auvergnats: tous Bulgares».

                   *       *       *       *       *

En effet, les journaux signalent la prétention des vainqueurs
balkaniques de revendiquer notre bourrée montagnarde comme leur danse
nationale; aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres aient
poussé de fréquentes incursions à travers le Massif Central.

_La Veillée d’Auvergne_, sous les signatures de M. Gandilhon Gens
d’Armes et de M. Marcellin Boudet, nous fournit de curieuses notes sur
«la Bourrée», le mot: Bougre, et les Bulgares en Auvergne. Ce serait par
leurs doctrines (hérétiques) que des milliers de Bulgares (expatriés) se
firent détester en France des puissances temporelles et spirituelles.

De là à devenir une façon de boucs émissaires, il n’y avait qu’un pas.
Il fut franchi. Tout leur fut attribué, le nommable et l’innommable.
Voltaire le constate en divers passages. Un fait historique contribua à
accentuer le sens défavorable du mot Bougre. Les guerriers de la
quatrième croisade, au lieu d’aller combattre les Turcs en Asie,
s’immiscèrent dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur de
l’empire latin d’Orient, ayant offensé le tsar bulgare, celui-ci
l’attaqua, le battit près d’Andrinople en 1205, le fit prisonnier, lui
fit couper bras et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo:

--C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares fussent en
horreur à toute l’Europe.

                   *       *       *       *       *

Cependant, le mot: «Bougre» perdait à la longue son sens péjoratif. Il y
eut des bons bougres. Au XVIIe siècle, un _Joli Boulgare_, un _Bon
Boulgare_ s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un brave homme.
L’Auvergne fait un emploi si abondant du terme, que l’Auvergnat, avec
son patois, devient le Bougri de Bougra de la chanson! Aussi, le docteur
C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté quelle place occupait la
ressemblance de notre bourrée avec la _Procednitza_ de ses compatriotes.

Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la _Revue franco-bulgare_:

  Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, _la Bourrée_, et
  l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au nom de cette danse
  quand, en 1898, réveillonnant avec quelques étudiants auvergnats, je
  les vis danser la bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se
  rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. Mêmes pas,
  mêmes gestes, même entrain. Rien n’y manquait: ni les talons
  s’entrechoquant ou frappant le sol en cadence ni les mains s’agitant
  en l’air alors que les doigts simulent le claquement des castagnettes
  ou bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions des genoux,
  les pas en avant et en arrière, les tours, les demi-tours jusqu’à de
  petits cris stimulant l’ardeur des danseurs, tout y est. Bien que ce
  soit là, de par la violence des mouvements, une danse plutôt
  masculine, les femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux
  hommes... Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que dans l’air
  même de la bourrée on reconnaît le chant le plus populaire, le plus
  répandu dans les provinces bulgares: _Bouréno Bourenké_.

  Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du chant bulgare
  où nous trouvons le mot bourrée, pas altéré davantage que dans
  _Bourellia_, nom patois de la danse auvergnate dans certains
  départements français et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à
  ces paroles initiales: _Bouréno Bourenké_ nous permettent d’affirmer
  que nous sommes en présence d’une seule et même chose.

De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas... Aussi le docteur
Stoïtchof poursuit:

  En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales consacrées aux
  stations thermales du centre de la France. Je me trouvai en pleine
  Auvergne, et quel fut mon étonnement de me sentir là en pays de
  connaissance: mêmes physionomies, même allure, beaux gaillards bruns
  aux traits un peu rudes.

_Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare_, constate le docteur
Stoïtchof qui suppose une pénétration de hordes barbares mêlées à nos
vieilles populations.

Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant indéfectible, a tôt fait de
proposer l’hypothèse contraire.

  Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques dans l’Europe
  centrale et presque parmi les Slaves? Pourquoi n’y en aurait-il pas
  dans les Balkans? Ou du moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu? Des
  Gaulois ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien pu
  implanter dans les Balkans des traditions celtiques, des rythmes, des
  danses celtiques. Les hommes qui parlèrent si fièrement à Alexandre de
  Macédoine en lui montrant le ciel, étaient fort capables de danser
  d’endiablées «_montagnardes_». Mais oui, monsieur Stoïtchof, j’ai idée
  que la procednitza bulgare n’est que la _bourrée_ arverne que nos
  aïeux ont apprise à vos aïeux.

Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant plus que M. Albert
Dauzat venait à la rescousse pour maintenir à la bourrée une origine
française, sinon exclusivement auvergnate.

  D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale d’Auvergne,
  serait, y compris son nom, d’origine bulgare! Les Bulgares ne
  chantent-ils pas, en dansant: _Bouréno Bourenké_? Avec de semblables
  rapprochements on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le
  français _chou_ vient de l’allemand _schuh_, soulier,--ou _vice
  versa_,--et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, qu’à
  rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle trouvée par
  l’Auvergnat dans sa soupe aux choux!

  Pour parler sérieusement, il est certain que les anciennes danses
  populaires de pays très éloignés les uns des autres ont souvent entre
  elles des caractères frappants de ressemblance. Un Portugais de mes
  amis m’a affirmé--tout comme le Bulgare--que ses compatriotes
  dansaient une vieille danse de tout point semblable à la bourrée. Et
  qui sait si, au lieu de plonger dans la nuit des temps, ces danses,
  moins vénérables peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout
  simplement de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas des
  survivances provinciales de pas dansés à la cour à telles ou telles
  époques,--lâchons le grand mot, de modes parisiennes?

  C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je déplore autant
  que quiconque la disparition, mais qui ont pour la plupart une origine
  parisienne et non, hélas! régionaliste.

  Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient du Nord.
  D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie de danse, elle aurait été
  dansée à Paris en l’an 879. J’ignore où ce renseignement a été puisé,
  et j’ai tout lieu, je l’avoue, de me méfier: l’éminent artiste
  rendrait un service inappréciable à la philologie s’il retrouvait
  l’état civil du mot «bourrée».

  En attendant, une seule certitude existe: c’est que
  l’Auvergne--suprême paradoxe!--a emprunté au français le mot de sa
  danse nationale: du mot français bourrée, elle a fait bouréyo, comme
  du mot idée, idéyo, etc. «_Bourrée_» est cité en français, pour la
  première fois, par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on
  trouve ce nom de danse en Auvergne avant le XVIIIe siècle.

  Le nom de la bourrée--sinon la chose--a été transmis à l’Auvergne par
  le Bourbonnais, où la bourrée pendant le XIXe siècle, a été tout
  autant en honneur, ainsi que dans le Haut-Berry: relisons, pour nous
  en convaincre, les délicieux _Maîtres Sonneurs_, de George Sand. Car,
  aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, on ne danse plus la
  bourrée: la plupart des jeunes gens l’ignorent autant que les
  Parisiens.

  Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, d’avoir
  conservé cette danse pittoresque... Même si elle n’est ni celtique, ni
  bulgare. Peut-être les érudits du Bourbonnais et du Berry pourront-ils
  éclaircir définitivement le mystère de ses origines.

En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie fabriquée par un
folkloriste en délire, d’après qui _bourrée_ viendrait de: Bou reï yo
(bon roi il y a!), acclamation dont l’on aurait salué les nouveaux
souverains à leur avènement dans les villages d’Auvergne. Or, voici que
_La Veillée d’Auvergne_, par la plume de M. Marcellin Boudet, apporte
des arguments historiques à M. le docteur C. Stoïtchof. En 1210, de
redoutables bandes s’emparent de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent
Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête et les écrase.
Chaque année, un présent est remis au sauveur de Rodez, dont les envoyés
doivent crier par trois fois: «_Viva Tinièros que nos a défendut des
Albigés et des Bulgares!_»

Quelques années après, l’incursion est renouvelée par un prince
portugais, surnommé le _Bugre_, d’Avignon, soit qu’il eût des Bulgares
avec lui, soit pour rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. Le
Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.

En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort,--celui de mon enfance!--est
occupé par une tribu d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur
donner assaut au château et «le forcer au pétard».

Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés Égyptiens
Bohémiens. «On bloquait dans cette expression les tribus slaves,
bulgares, danubiennes et autres étrangers». M. Boudet conclut «que des
Auvergnats et des Bulgares et autres gens des Balkans ont pu danser
ensemble la bourrée en plein Cantal, à une époque infiniment plus
moderne qu’on n’aurait cru.»

Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne parlent pas M. Marcellin
Boudet et M. Gandilhon Gens d’Armes, c’est que la _cabrette_ auvergnate
et la _gaïda_ bulgare ont le même instrument de musique,--l’outre qu’il
faut gonfler et dont le souffle, à la pression du bras, alimente la
flûte rustique.

                   *       *       *       *       *

Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître Arsène Vermenouze, à ce
festival de museteurs qui me le donna comme voisin de jury, sous le
péristyle du Palais de Justice.

Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, tandis que,
par l’averse croulante, sous de profonds parapluies, la foule emplissait
la vaste place où, depuis, a prospéré le square tout grêle alors. Nous
écoutions, nous prenions des notes pour le classement... Tout de même,
ils étaient trop--et puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur
répertoire rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des
rengaines de café-concert! Un ministre passa, et la cohorte officielle,
avec discours d’usage qui, pas plus que la _Cabrette_, n’enrayèrent les
cataractes! Aussi, quand se dressa «le poète local», inscrit au
programme, je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. Devant nous, le
Déluge? Or, c’était Vermenouze qui, déjà... qui, depuis! Ah! il pouvait
bien pleuvoir! Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie
merveilleuse où le verbe du Poète lançait une chaleureuse bienvenue aux
concurrents:

  ... La bourrée[36] et la cabrette--tiendront toujours le même
  rang,--car elles sont filles d’un même sang--et comme dans les mêmes
  langes--dorment deux jumeaux côte à côte--ainsi font bourrée et
  cabrette.

  Mais dans le cœur de l’Auvergnat--leur amour est planté et
  pousse,--comme à travers l’herbe et la mousse,--la racine d’un orme ou
  d’un vergne.--Et nulle musique n’est aussi douce--à l’oreille d’un
  Auvergnat.

  [36]

        Elo bourreio è la cabreto
        Tourou toutchiour lou mèmo rong...

Dès que je tourne me mémoire vers cette journée qui se dérobe derrière
un rideau de pluie incessante, le visage de Vermenouze est seul à
surgir, en triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant vers
la barbiche en pointe; il y avait de l’arabe dans ses traits maigres, sa
peau tannée de nomade du désert; à défaut de burnous, on l’imaginait
volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère espagnol!

Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y retrouver le premier
son entendu de sa voix, elle éclate métallique et martelée, mordante et
combative; sur cette physionomie rude, comme rocheuse, avec sa touffe de
poil revêche aux lèvres et au menton, il coulait de la douceur et de la
bonté des yeux tendres et frais comme des sources claires! La modestie,
l’assurance, l’indépendance et la fierté se décelaient à ses regards, à
sa parole, à son geste. L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son
mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère que pour quelques
amis, et ne disait que peu en public. De sa vie aventureuse au delà des
Pyrénées, peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que l’on ne
possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos lourdes montagnes.

Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux de sa personne et de sa
poésie qu’il m’impressionna. L’originalité ne pouvait guère briller dans
cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. Mais la
sincérité, la conviction, la simplicité du récitant imposaient le rythme
et la phrase, révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. La
curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant n’était pas qu’un
versificateur local, comme il s’en produit à toutes inaugurations et
commémorations régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était pas qu’un
faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la conversation. Elle ne devait
s’achever que vingt ans plus tard,--avec la Mort.




CHAPITRE X

Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol», liquoriste, poète et
chasseur.--Les colères de Vermenouze: la montre tyrannique; la servante
sourde.--La truite fraîche.--La bécasse à point.--Une histoire
de chasse.--La rôtie et le «Vieux Fel».--L’intérieur du
célibataire.--«L’ouverture» du 14 juillet.


Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je pénétrais dans
l’intimité pittoresque et chaleureuse de Vermenouze. Avec lui,
l’invitation était prompte et cordiale autant que rare. Son intérieur ne
s’ouvrait qu’à quelques amis très chers. Il était incapable de convier
le passant de hasard. Sans doute, sa sympathie rapide venait de mon
admiration spontanée pour ses strophes patoises. Il avait été étonné
que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler natal. Puis, je n’avais
pas été moins enthousiaste que lui à célébrer la petite patrie, dans mes
allocutions aux ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques
émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur visite inondée notre
festival amphibie.

                   *       *       *       *       *

--Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi... Tout serait trop cuit
et mauvais...

                   *       *       *       *       *

J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. Je ne les rapporte
que brièvement. Il était né à Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il
avait donc quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille
«d’Espagnols»; comme on désigne celles dont les membres vont commercer
au delà des monts, Vermenouze émigra, avec un court bagage de savoir
primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis du négoce. Il se
rendait à Illescas, entre Madrid et Tolède, où un groupe de parents
associés devaient l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie.
Mais ses occupations n’étaient point paisiblement sédentaires, à la
_casa de commercio_. Le jeune homme n’était pas immobilisé dans une
boutique, derrière un comptoir. A lui, les longues tournées par la
province, à travers les villages de la Nouvelle Castille. Ce n’était pas
de calmes chevauchées de marchand,--par la région infestée de bandes
carlistes et de détrousseurs de grands chemins! Ajoutez à cela que
Vermenouze dévorait Hugo, A. de Musset, Lamartine; La _Légende des
Siècles_ ne le quittait pas! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero,
l’escopette au côté, je le vois très bien foulant quelque paysage désolé
de la Manche, plus hanté du rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte
que d’écouler ses ballots d’étoffes...

Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais déjà, quand je fus à la
porte de son magasin de distillerie, sous l’enseigne _Vermenouze et
Garric_. Ici, comme _tra los montes_, il était avec des Garric depuis
quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait des loisirs
pour la poésie et la chasse. Il se tenait au bureau, assurait la
comptabilité,--avec quelque détachement. Les affaires se traitaient sans
fièvre, avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, sortait
de sa réserve pour faire quelques semaines dans l’active, à l’automne.
C’était une tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à pied,
et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne sais s’il plaçait
beaucoup sa marque, ou tuait quantité de gibier: mais de ses courses au
vent de la montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir,--où il
n’était plus question de Surcouf, le corsaire héroïque de la Mer des
Indes.

                   *       *       *       *       *

J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. Je n’étais pas en
retard. Cependant, mon hôte avait tiré sa montre, tout en m’ouvrant la
porte,--vieille habitude de chicaner à une minute près.

--Entrez, entrez... Nous avons encore un moment... C’est bien ainsi...
Il ne faut pas faire attendre la cuisinière... Oh! ne comptez pas sur un
festin. Je vous reçois en vieux garçon...

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait d’une sage calotte;
chaussé de pantoufles, en gros veston, Vermenouze s’excusait de son
accoutrement d’intérieur; il avait pris froid dans l’humidité de la
veille; il était obligé à des précautions, à cause d’une ancienne
pleurésie. Marcheur intrépide, nous le plaisantions quelquefois sur sa
faiblesse imaginaire; il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré
quelque tare aux poumons...

Aux apparences, il ne faudrait pas croire que Vermenouze goûtât le calme
dans ce bureau-caisse aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce,
toute en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, d’Élixir
de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités de la maison ou de la région.
L’ordre était partout, dans les rayons d’alcools, comme dans la cage des
registres et des cartonniers. Mais un perpétuel tumulte ébranlait la
sérénité du maître de céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait
l’émoi du lecteur.

--C’est dégoûtant! clamait Vermenouze.

Il nous tendait _L’Autorité_, le doigt sur l’article de Paul de
Cassagnac, qui était alors «son homme», mais dont il devait, plus tard,
se désaffectionner, le vigoureux polémiste n’ayant pas renversé _la
Gueuse_, dans les délais souhaités par son fidèle abonné.

                   *       *       *       *       *

Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, chaque jour, à peu
près à heures fixes, ses motifs de grommeler et d’éclater. Nullement
quinteux, nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades ne
décelaient aucune humeur de hargne contre son prochain; elles ne
s’attaquaient qu’aux événements et aux institutions, dans un
grossissement des plus menus incidents, transformés en catastrophes! Une
bonne colère de Vermenouze était un spectacle réjouissant. Car il y
allait d’une verve impétueuse--irrésistible. Je crois bien que ce n’est
pas sans intention que, dans son entourage même, quelque associé se
faisait un jeu d’exhiber, en face de _L’Autorité_, le _Cri du Peuple_,
de Jules Vallès, ou quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque
autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver qu’à
l’avant-dernier coup de midi ou de sept heures, sonnant à Notre-Dame des
Neiges, tandis que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa montre
qui... n’était jamais à l’heure! Il lui fallait toute une série de
calculs pour obtenir le point. Il devait se souvenir que, la veille ou
l’avant-veille, elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait
remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, variant de cinq ou
dix minutes...

Bref, on montait, et la discussion reprenait,--avec la servante qui,
d’ailleurs, souriait imperturbablement aux éclats de voix et aux
apostrophes habituels: elle était sourde. La serviette dépliée c’en
était fini de tous éclats de voix. Le maître de maison exigeait que les
convives, un ou deux, rarement trois, fussent tout à l’office immédiat.
La truite était de son choix. Il savait qui l’avait pêchée, et à quelle
heure, et rapportée sans qu’elle eût senti le soleil, entre les herbes
et les feuilles mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La
bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée et puante, il l’avait
«descendue» de son propre fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans
le courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau avait son
histoire:

  Alors, le gibier, qui sent fondre la neige[37], le pluvier doré, le
  vanneau,--et le roi des longs-becs, la jolie bécasse.--Tout cela
  vient, tout cela passe.

  [37] Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.

  Mais chut, chut! Mon chien, Tom, qui cheminait au trot,--vient de
  s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre.--Je
  m’en approche: Beau! Tom. J’entends: tchiarro, tchiarro!--et je vois
  un oiseau gris, qui file tant qu’il peut,--je le fais rouler à terre
  du premier coup.

  C’est une bécassine, et même grosse et replète,--presque autant qu’une
  lombarde.--Je l’introduis au fond du carnier,--avec une autre couple
  que j’ai déjà mise en ordre,--et j’ouvre mon fusil vivement, et même
  je le charge,--car Tom allonge à nouveau le museau et s’arrête dans
  une flaque, au bord du ruisseau:--Ah! pauvre homme! Quelle
  émotion!--J’ai passé devant Tom et je fais: Brou! rien ne se
  lève,--Beau! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme?

  Mais Tom demeure là plus roide que jamais.--Je crie: Brou! tant que je
  peux; alors cependant--un petit oisillon me part à me toucher les
  pieds; je me retourne,--car il m’est parti derrière et vivement je le
  tire,--mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon,--et qui
  n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf,--est
  tellement léger que le vent l’emporte,--comme de l’herbe sèche ou
  quelque feuille morte,--et il s’en va, il s’en va, le _sourdou_--un
  oiseau gras comme un lardon,--le meilleur, le plus fin! Je jure que
  tout en fume,--car j’ai la mauvaise coutume,--quand je manque ainsi
  quelque gibier,--de jurer comme un charretier.

Mais finalement, la rescapée de la première alerte, ou quelque autre,
devait enfler le carnier fatal... Du moins, la bécasse vaincue n’était
pas jetée à la fosse commune, au panier des revendeurs. Vermenouze lui
assurait de nobles funérailles.

Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste cheminée où la
victime arrivait de la cuisine, toute drapée de lard fin, comme sur un
lit de parade, sur sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette
d’Ytrac; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes suprêmes.
D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait guère qu’un compagnon au
partage de la bête, celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur
dans ses rites: il était solennel et magnifique, à la lueur de la
flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce de la rôtie, découpant
et gardant sur son assiette brûlante la moitié du gibier dont il nous
glissait l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais savourer sans
délai; seulement, quand il avait versé le vieux Fel, des derniers plants
que n’avait point encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer et
s’exclamer...

Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le fromage. Vermenouze
en avait toujours quelque morceau précieusement soigné; les marchands le
savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il aurait dit la
montagne et le troupeau d’où provenait le quartier de fourme servi à sa
table. Cependant, ce gourmet était sobre; il mangeait peu, et du salé,
du Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, le contentaient
à l’habitude; son régal était une pomme au dessert.

Et sa pipe...

                   *       *       *       *       *

Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. J’ai anticipé. Sans
doute, le menu était autre,--la bécasse ne passant qu’à l’automne ou au
printemps. Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui m’avait
fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué et ému pour fournir
grande attention au repas. Je ne m’y intéressais vraiment que par le
souci dont mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue de
son intérieur. Nous prîmes le café dans une autre pièce, toute hantée de
rapaces empaillés, avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des
râteliers de pipe de tous genres. A une table, était vissée une
mécanique à sertir des cartouches; un fusil était démonté...

--Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le 14 juillet...

--Comment! vous tirez des salves pour la République...

--F... non! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes de l’arrondissement
sont de service en ville pour la revue. Alors, je vais voir s’il y aura
du perdreau dans les environs...

                   *       *       *       *       *

Vermenouze me remit quelques numéros de journaux aurillacois qui
accueillaient ses poèmes patois. Il redescendit à sa boutique et je
regagnai l’hôtel, sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme
s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé d’être un touriste,
à la merci du ciel maussade. Il y avait, en cette étroite rue
d’Aurinques, un homme et un poète épris comme moi de notre Auvergne!

Nous n’étions pas nombreux alors!




CHAPITRE XI

François Mainard.--A la cour et aux champs.--Le courtisan sous les
rochers de la province.--Les roses du Parnasse et les épines de la
chicane.--A l’ambassade de Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de
Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle vieille.--Conseiller
d’État et Académicien.--L’édition de 1646.--Adieu Paris.--_Donec
optata_...


Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter dans cette étroite et
montante rue d’Aurinques où, presque en face de son magasin de liqueurs,
trois cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre l’ingratitude
du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus duquel il avait fait
graver l’inscription toujours lisible:

    _Donec optata veniat_[38]

  [38] En attendant la mort, qui sera bienvenue.

Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent seuls à méditer sur
sa détresse,--s’ils savaient le latin--avait répété, plus explicitement,
dans son cabinet de travail:

    Las d’espérer et de me plaindre
    Des Muses, des grands et du sort,
    C’est ici que j’attends la mort,
    Sans la désirer ni la craindre...

Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de Saint-Céré où se
transportait le poète président Mainard, à tous loisirs, et ils étaient
nombreux, de sa charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être
exactement renseignée sur l’endroit où la conviait le célèbre faiseur
d’épigrammes. Céré, où il naquit et dont il fit son principal séjour;
Aurillac où était le siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta
pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du comte de Noailles,--sa
pensée n’y était jamais,--toute demeurée à Paris et à la Cour.

Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant échappé aussi
complètement à l’ambiance. François Mainard n’était pas sorti de
province avant vingt ou vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri
IV, au cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il devint
secrétaire des Commandements de la reine divorcée, avec quatre cents
écus d’appointements. Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait
dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe le distingue. Il
se fait des protecteurs puissants. Mais l’assassinat d’Henri IV ruine
tous ses projets. Il faut vivre, se créer une situation. François
Mainard n’a pas trente ans; il n’a vécu que de 1605 à 1610 à Paris; cela
aura suffi pour le marquer à jamais; il n’achèvera qu’avec la mort
d’intriguer pour reprendre pied dans la société brillante où il avait
cru pouvoir se fixer en de hautes destinées.

Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine de sa paroisse de
Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré, et avec les huit mille livres de
dot, commence de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac. Il
organise sa nouvelle existence. Tantôt en Auvergne, tantôt dans le
Quercy, il présidera là aux séances des juges et du lieutenant criminel;
ici, il surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la pompe et
aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a adoré. Loin des parures
trompeuses, des vaines apparences:

    Hélène, Oriane, Angélique,
    Je ne suis plus de vos amants,
    Loin de moi l’éclat magnifique
    Des noms puisés dans les romans.
    . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ma passion, quoi qu’amour fasse,
    Ne fera plus son paradis
    Des beautés qui mettent leur race
    Plus haut que celle d’Amadis.

C’est la nature, toute franche, que prisera désormais M. le Président:

    Vive Barbe, Alix et Nicolle
    Dont les simples naïvetés
    Ne furent jamais à l’escolle
    Des ruses et des vanitez.
    . . . . . . . . . . . . .
    Sans donner bal ny musique,
    Sans emprunter chez les marchands,
    Et sans débiter rhétorique,
    Je plais aux Calistes des champs.
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Adieu, pompeuses demoiselles
    Que le fard cache aux yeux de tous,
    Et qui ne fûtes jamais belles
    Que d’un beau qui n’est pas à vous.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    J’en veux aux femmes de village,
    Je n’aime plus en autre part.
    La nature en leur beau visage
    Fait la figue aux secrets de l’art.

Malgré ces professions de foi, persistera le regret des espérances
anciennes! A la veille de quitter le monde, François Mainard
n’adressera-t-il pas ses vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui
lui avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas fléchir, trente
ans après!

Certes, François Mainard a vanté la paillardise rustique et ne détestait
pas «la galanterie de table» qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le
président aimait la bonne chère du château de Castelnau où le comte de
Clermont-Lodève l’invitait avec l’évêque de Saint-Flour, avec le bon
Flotte: «biberon» fameux, comme le baptisait Balzac!

    Mes chers amis, je vous convie,
    Ce bon vin dissipe l’ennuy,
    Qui n’aura goinfré de sa vie
    Doit commencer aujourd’hui.
    Faisons durer la Guerre
    De la soif et du verre.

En vérité, plus que les larges beuveries et les réunions joyeuses, c’est
la noble compagnie qui lui plaisait. Il divertissait le grand seigneur,
au dam des hobereaux de la contrée, les «petits gentilshommes à lièvre»
(c’est-à-dire vivant chichement du produit de leur chasse), les Gascons
bretteurs, les «brutaux de province». Mais les hauts châtelains
ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne existence de
va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré: «En compagnie, je suis gay et dis
toujours le mot pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur tombe
entre les mains de la mélancolie». François Mainard se sentait étouffé
«sous les rochers de sa province»; ils ne l’inspiraient guère, son
activité poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait
fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce des beaux esprits.
Il y festoyait aussi abondamment, toujours prêt à faire chère-lie et
carrousse. Mais les délices de la table n’allaient pas sans une extrême
licence de penser et d’écrire; les pièces gaillardes et scabreuses de
François Mainard excitaient les menées de la cabale dévote, qui
dénonçait ses stances et épigrammes du _Parnasse Satyrique_, comme
répréhensibles au point de vue de l’honnêteté publique. François Mainard
en fut quitte pour la peur; cependant, il devint prudent, quand il vit
Théophile condamné au bannissement pour athéisme et libertinage.

F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre? En 1612, il composa des
pièces de circonstance pour les doubles fiançailles du dauphin avec
l’infante Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe
d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers pour un ballet en
l’honneur de Mme Élisabeth. Puis, il approche le prince de Condé.
Quelques gratifications, et ce fut tout, alors que le Président
d’Aurillac espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait d’être
pensionné par leurs Majestés.

Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut plus de la province: «Je
ne marche pas toujours sur les roses du Parnasse; les épines de la
chicane piquent quelquefois mes pieds.» Il abandonne sa charge. Il court
tenter la destinée auprès de Richelieu. Des odes nombreuses encensent le
«divin, l’incomparable ministre»; L’État n’aura rien à craindre «tant
que ce grand homme en tiendra le timon»; F. Mainard est reçu à Rueil. Il
exulte. Il regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est imminente! On
l’oublie. La fortune le persécute, gémit-il, dans un placet au Cardinal:

    Elle me tient loing de mon Prince,
    Entre des brutaux de province
    Dignes d’estres soulés de foin.

    Quel secours faut-il que j’appelle
    Si Richelieu ne prend le soing
    De me mettre bien avec elle?

Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému de la supplique. Pourtant,
par la suite, F. Mainard fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec
des avantages exclusivement honorifiques: l’ancien président avait
compté sur les émoluments. L’évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles,
intercéda pour lui obtenir une nouvelle place de président, en création.
Sans succès. A son corps défendant, il doit accepter, sur l’entremise
pressante de son protecteur, de suivre, en qualité de secrétaire, à
l’ambassade de Rome, François de Noailles. C’est que les nuages se sont
épaissis au-dessus de la tête du poète vieillissant. Déjà,
prématurément, sa fille aînée était morte: «Un père qui pleure trop
opiniâtrement les enfants qu’il a perdus offense ceux qui luy sont
demeurés», écrit-il. Il avait des motifs de consolation,--avec une
famille de cinq filles et trois garçons. Cependant, la tristesse de
l’irréparable l’avait envahi:

    Mon noir chagrin est un mal sans remède;
    La Parque avare a volé tout mon bien.
    Ma fille est morte et l’Église possède
    L’aimable Esprit qui possédait le mien.

    Celle qui fut tout l’espoir de ma vie
    Est exposée à la merci des vers.
    Le sort, rempli de malice et d’envie,
    L’a seulement montrée à l’Univers.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Que deviendrai-je après un tel naufrage?
    Qui tâchera de modérer mon deuil?
    Qui soutiendra le faible de mon âge
    Et promettra des fleurs à mon cercueil?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    O ciel, auteur de ma noire aventure,
    Mon cœur soumis ne t’a pas offensé;
    Et cependant l’ordre de la nature
    Est, pour me nuire, aujourd’hui renversé.

    Hâte ma fin que ta rigueur diffère;
    Je hais le monde et n’y prétends plus rien.
    Sur mon tombeau ma fille devrait faire
    Ce que je fais maintenant sur le sien.

Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des souffrances cruelles,
d’un fils dont il espérait beaucoup, rouvrit son affliction. Sa femme
était depuis longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour fuir
aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de rejoindre François de
Noailles. Après «un mois sur les chemins» avec la «maudite chère» des
hôtelleries italiennes, il sera à Rome: tous les chemins mènent à Paris,
et l’incorrigible courtisan ne songe qu’à entrer à la Cour, avec de
puissants protecteurs, favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera
aussi imperméable aux splendeurs artistiques de Rome et à la grandeur de
ses ruines qu’il fut insensible à la beauté farouche de la montagne
cantalienne! «Il vaut mieux être misérable à Paris que riche à Rome»,
écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à Aurillac. La chaleur l’accable:
«J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent
en ma chambre qui ferait des naufrages en mer.» Toutefois, il a recruté
des compagnons avec qui, buvant «le vin et l’eau investis de neige», il
lutte contre la sécheresse. La table merveilleuse de l’Ambassade le
remet de sa détestation de la cuisine des Princes de l’Église qui ont
«force estaffiers» mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne tire
aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le Saint-Père,
dispensateur de faveurs et de largesses. Le courtisan se retrouve «à la
Cour prélatesque». D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne à
la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique; et, familier
du Vatican, savoura la douceur des prévenances de Sa Sainteté à qui il
prodiguait des odes saturées d’incroyables flatteries. Il lui en restait
quand même pour les intimes du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio,
l’historien de la Guerre des Flandres. Des livres, des tableaux, des
statues, de charmantes libéralités prouvaient au poète la sympathie du
«sujet papable». Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait pas
l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour en France le combla
d’aise. Hélas! l’ambassadeur dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué,
et que son remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut accusé
faussement, mais vilainement, d’avoir trahi son maître, qui n’était que
trop disposé à écouter les envieux du poète et à faire tomber son humeur
sur lui: devant la menace des coups, il dut fuir! Au lieu d’une rentrée
brillante à Paris, ce fut par le noir et glacial hiver, le plus
lamentable échouage à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une
âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu--et le brouille avec
l’évêque de Saint-Flour. Il est pauvre, avec d’énormes charges de
famille.

                   *       *       *       *       *

Paris défendu, l’ancien président ne rencontre que du côté de Toulouse
des amitiés qui se souviennent et se raniment. Il y est fêté à divers
voyages et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour Ronsard ou
de Baïf, les «Jeux Floraux», sans qu’il eût envoyé de vers, lui
décernent un prix extraordinaire qui sera représenté par une Minerve
d’argent. En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est élu maître en la
gaie science. Mais il attend et il attendra toujours, la «Minerve»
promise, qu’il réclamait d’argile, à défaut d’autres:

    Si le peuple est trop indigent
    Par les dépenses de la guerre,
    Gardez votre image d’argent,
    Et m’en donnez une de terre!

L’académie de dame Clémence Isaure, non plus que celle de Richelieu,
alors, ne nourrissaient leur homme!

Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus d’ambition que
littéraire. Il songe à une édition définitive de ses œuvres, à travers
les soucis qui l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa
femme. Il précède dans leurs protestations nos célibataires
d’Aurillac[39] qui se sont syndiqués contre les propositions de frapper
les vieux garçons d’un impôt: «Le célibat n’est pas moins nécessaire aux
poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent pas s’embarrasser des
soins d’une famille.»

  [39] _Aux célibataires de France_. L’union des célibataires
    cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet d’impôt sur
    les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des encouragements
    et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui a été voté à la réunion
    tenue à Aurillac:

    _L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de la
    mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions qui lui
    parviennent du pays tout entier, et en présence du projet
    gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt de 20 %,
    adresse un appel pressant à tous les célibataires de France pour
    qu’ils forment des syndicats qui, rattachés à une fédération des
    célibataires français, constitueront un puissant et efficace moyen
    de défense contre l’établissement d’un impôt antirépublicain, parce
    qu’attentatoire à la liberté individuelle._

    _D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre un grand
    banquet auquel ont assisté des délégations de Thiers, Châlons,
    Amiens, etc._ (1913).

Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot des Princes (1641), le
château de Saint-Céré est occupé par les troupes royales, tout le
Haut-Quercy saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la paix se
fit et le calme revint dans la contrée, et les divertissements reprirent
chez les grands seigneurs où fréquentait toujours le poète, François de
Crussol, duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à Castelnau où le
muscat réputé de Languedoc arrosait les saumons de la Dordogne, les
cerfs et les sangliers des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait
encore entendre ses chansons, mais tournoiements de tête, rhumatisme,
troubles gastriques le condamnent à se soigner. Il s’est vu au bord du
tombeau, à la veille «du grand départ». Il n’avait point cessé de
croire, malgré les apparences. Avec la détresse de l’âge, les
infirmités, les désillusions, toutes les épreuves, la foi reparaît,
illumine ses jours sombres:

    Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,
        Mon dernier jour est dessous l’horizon,
    Tu crains ta liberté. Quoy? n’es-tu pas lassée
        D’avoir souffert soixante ans de prison?

    Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites,
        Parmi tes maux on trouve peu de bien.
    Mais «si le bon Jésus te donne ses mérites»
        Espère tout et n’appréhende rien.

    Mon âme reprends-toi d’avoir aimé le monde
        Et de mes yeux fais la source d’une onde
    Qui touche de pitié le Monarque des Rois.

        Que tu serais courageuse et ravie
    Si j’avais soupiré durant toute ma vie
        Dans le désert, sous l’ombre de la Croix.

C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui s’exprime avec tant
de sagesse, de résignation et de grandeur, aussi, dans _l’Ode à
Alcippe_.

            Alcippe, reviens dans nos Bois.
            Tu n’as que trop suivi les Rois
    Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole.
        Quelque bonheur qui seconde tes vœux,
    Ils n’arrêteront pas le Temps qui toujours vole
    Et qui, d’un triste blanc, va poudrer tes cheveux.

Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi païenne que chrétienne,
où l’âme harmonieuse et rude du poète se manifeste avec un tel accent
profond, c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute... F. Mainard se
redresse, comme devant. De nouveau, il veut secouer le joug de la
province; sa femme est morte; il est harassé de solitude; le duc de
Noailles a reconnu l’inanité de ses griefs; avec la santé recouvrée, des
velléités combatives le ressaisissent, de parvenir...: «La démangeaison
de la Cour m’a pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre un
métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne m’a pas réussi.»
Incurablement, il souffre de n’être point en place, avec de l’argent et
des honneurs.

Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait de battre. Il en
fait la confidence à Balzac, l’ami fidèle dont il va égayer la solitude
en Charente. Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment et de
désir qui dicte au sexagénaire des vers impérissables. Cloris, que, dans
la flamme de la jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en avait
épousé un autre, est veuve. Le poète n’a jamais oublié. Vainement,
Balzac intervient, d’une plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et
riche, n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre
extraction et sans revenus,--mais qui, pour parler de «la belle
vieille», modulait ainsi sa plainte contenue et passionnée:

    Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie
    Et que ma passion montre à tout l’univers,
    Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,
    Et donner de beaux jours à mes derniers hivers?

    N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.
    Ton visage est-il fait pour demeurer voilé?
    Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire
    Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête;
    Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris.
    Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
    Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,
    Je me plains aux rochers, et demande conseil
    A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure
    Fait de si belles nuits en dépit du soleil.

    Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,
    Consulte le miroir avec des yeux contents.
    On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses,
    Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât à de tels accents. Il
considérait l’hyménée comme conclu: «Je vous souhaite à l’un et à
l’autre, écrivait-il à Cloris, une longue et parfaite félicité à la
charge que cette belle vie sera toujours fertile en beaux vers, et que
le prophète ne s’assoupira pas de telle sorte entre les bras de la
nymphe qu’il y oublie à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à
l’accoutumée, et qu’il chante ses contentements comme il a chanté ses
espérances. Mais il faut pour cela que vous disiez oui. Il ne tiendra
donc qu’à votre consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame
et je vous demande au nom de toute la France un poème qui ne se peut
faire sans vous.»

                   *       *       *       *       *

Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose de Balzac, il n’y eut pas
consentement. Depuis longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait
plus de contentements! Quant à ses espérances indéfectibles, elles
prenaient leur dernier vol, qui fut court. A son retour de Charente, il
trouvait à Saint-Céré un brevet de Conseiller d’État, que ses amis lui
avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était qu’un titre, qui ne
rapportait rien, mais qui conférait la noblesse, dont le poète fut
investi, en août 1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût enfin
échue; il hâta son départ pour Paris, où il n’était pas retourné depuis
douze ans:

    Quand dois-je quitter les rochers
    Du petit Désert qui me cache
    Pour aller revoir les clochers
    De Saint-Pol et de Saint-Eustache!

    Paris est sans comparaison,
    Il n’est plaisir dont il n’abonde;
    Chacun y trouve sa maison,
    C’est le pays de tout le monde.

    Apollon, faut-il que Maynard,
    Avec les secrets de ton art,
    Meure en une terre sauvage;

    Et qu’il dorme, après son trépas,
    Au cimetière d’un village
    Que la carte ne connaît pas.

Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en appétit. Il avait redouté
la soixante-troisième année, «son an climatérique», aujourd’hui franchi.
Il n’a plus peur de rien:

    Je suivrai les Galants, je quitterai les Sages,
    Les désirs voleront après les beaux visages:
    Cloris en sera prise, et je ferai le vain.

    Adieu, Caducité débile et méprisée;
    Je suis cher à la Parque, et sa fatale main
    Va du fil de mes jours faire une autre fusée.

Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il fréquente surtout à
l’hôtel Séguier, où le chancelier donnait l’hospitalité à l’Académie
Française; élu en 1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il
travaille au Dictionnaire; par ailleurs, il est reçu chez les
précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de Choisy comme aux séances de
la docte Compagnie, F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre
génération, il est d’une autre époque.

                   *       *       *       *       *

Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en in-quarto, avec portrait
du poète par Pierre Doret. Mais la flatterie ni l’adulation les plus
excessives ne valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son nom
comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point son existence parmi les
brutaux du Quercy et de l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les
belles manières dont il manquait en sa jeunesse; il était de plus en
plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège, il commence à s’apercevoir
qu’il fait fausse route:

    Adieu Paris, adieu pour la dernière fois.
    Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune.
    Et brûle de revoir mes rochers et mes bois,
    Où tout me satisfait et rien ne m’importune.

F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence: il n’avait rien à
obtenir, le découragement l’accablait, il se le confesse sans détour:

    Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux,
    Pins qui d’un si beau vert couvrez mon hermitage,
    La Cour, depuis un an, me sépare de vous,
    Mais elle ne saurait m’arrêter davantage.

Il rentre à Saint-Céré: «Le cher président est encore mieux dans sa
cabane qu’à la porte du Palais», écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28
décembre 1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg des
Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré. On portait, avec les
cérémonies religieuses accoutumées, «à petit bruit et le visage couvert,
dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la Vierge, le corps
de François Mainard».

                   *       *       *       *       *

Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles Drouhet, à qui j’ai fait
le plus large emprunt, pour conter la vie de l’habitant de la rue
d’Aurinques, dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze non plus,
au temps où nous fîmes connaissance. Il ne me semble pas qu’Aurillac
porte guère d’attention à l’ancien Président au présidial et au poète
dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des chefs-d’œuvre et mérite
le plus vert laurier.

Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée. Dans ses trajets
d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait pas au chaos fantastique des
Gorges de la Cère. Le «sublime» du paysage lui échappait; ce n’était pas
de son époque. L’Auvergne n’avait à lui offrir que la tumultueuse
grandeur de son noir basalte. Il préférait la riante campagne du Lot,
caressée d’un soleil déjà méridional.

Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent absente, envolée
vers Paris. Tout de même, F. Mainard a habité cette rue d’Aurinques.
Pendant quinze ans, au moins, il a chevauché de château en château, et
son originale figure hante toute la contrée.

Pourquoi tant d’oubli? N’a-t-il pas laissé des stances inoubliables?

Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses courbettes. De quel âpre
accent n’a-t-il pas dépouillé le vieil homme! Sans doute comme le dit
Voltaire: «Il nous aurait paru plus grand en ne songeant même pas s’il y
a des grands au monde!» Mais comment traverser Aurillac sans un souvenir
mélancolique pour le poète qui, au bout de son œuvre de priapées
violentes, d’épigrammes de Cour et de Ville, de pièces maniérées, tira
de son propre cœur, de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa
révolte, une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la
fréquentation «des brutaux de province» n’avait point assoupli le jarret
du courtisan ni limé les aspérités de son caractère, la solitude n’avait
pas nui à l’écrivain; il avait perdu l’afféterie et le précieux de la
Cour et des ruelles; il avait gagné en vigueur de pensée, en netteté
d’expression, jusqu’à devenir méconnaissable; les pauvres gentillesses
de Paris avaient été balayées par le vent des sommets...

                   *       *       *       *       *

Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac! N’a-t-il pas mérité
son médaillon au mur de ce logis, le poète qui, lui-même, jugeait
sévèrement le courtisan incorrigible, au retour de ses vaines
expéditions vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac, voilà où sa
lyre frissonnait d’un souffle épuré, vibrait d’un accent inoubliable:

    Que j’aime ces forêts, que j’y vis doucement,
    Qu’en un siècle troublé j’y dors en assurance,
    Qu’au déclin de mes ans j’y rêve heureusement,
    Et que j’y fais des vers qui plairont à la France.

    Depuis que le village est toutes mes amours,
    Je remplis mon papier de tant de belles choses
    Qu’on verra les savants, après mes derniers jours,
    Honorer mon tombeau de larmes et de roses.

    Ils diront qu’Apollon m’a souvent visité,
    Et que pour ce désert les Muses ont quitté
    Les fleurs de leur montagne et l’argent de leur onde.

    Ils diront qu’éloigné de la pourpre des Rois,
    Je voulus me cacher sous l’ombrage des bois
    Pour montrer mon esprit à tous les yeux du monde!

Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt--_Donec optata
veniat_--qui? l’Amour, ou la Mort?...




CHAPITRE XII

Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de la _Revue Bleue_.--Les
gueux des chemins.--_Les deux Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le
chasseur de Sauvagine.


Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient pas ébloui plus que ma
première lecture de cette liasse de journaux locaux où avaient paru les
premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. C’était comme si
l’Auvergne, pétrifiée et muette des millions d’années, se fût dressée
d’un geste vivant et eût pris la parole.

Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux négations de mes
camarades de littérature. On devine si décadents et symbolistes, occupés
à concasser du vers libre, se gaussaient du régionalisme. Pour moi, à
travers la fumée des petites chapelles, montait une flamme neuve et
haute. J’étouffais; il me fallait de la poésie de grand air. Je criais
au miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants d’aujourd’hui ne
sauraient comprendre l’audace qu’il fallait, il y a seulement vingt ans,
pour entamer une conversation sur un sujet aussi lointain. On vous eût
volontiers renvoyé à la Société de Géographie, avec les explorateurs du
Continent noir et les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois
d’Auvergne! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse Daudet, en qui trente ans
des brouillards de Paris n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du
soleil méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, dans une
prose enamourée du parler natal le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, _Vie
d’Enfant, Un Paysan du Midi_, n’en pouvait parler qu’à ses proches et
aux «despatriés» de la Province! Ce livre, avec une si glorieuse
présentation, aurait dû retrouver le triomphe des _Lettres de mon
Moulin_; la traduction n’était plus une traduction, mais le double du
livre, revécu, repensé, réécrit en français! Cependant, Batisto Bonnet
est demeuré Baptiste comme devant.

                   *       *       *       *       *

Cependant, j’osai, j’étais jeune! avec une audace qui n’avait d’égale
que ma timidité. Le hasard me servit, comme il sert tous ceux qui vont à
sa rencontre. Car le hasard veut être sollicité. En présence de M.
Ferrari, sans avoir jamais songé à la _Revue Bleue_ qu’il dirigeait, je
manifestai mon enthousiasme. Certainement, je produisis à M. Ferrari
l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition lointaine. Il me
commanda l’article, que je fabriquai tout de suite, vers la fin de 1891,
et dont je reçus les épreuves dans la huitaine comme pour paraître dans
un numéro suivant. Maintenant, la hardiesse de M. Ferrari se
rafraîchissait: c’était si _spécial_, pas _d’actualité_... Bref, le nom
de Vermenouze ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.

Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze en sa première
manière, tel qu’il devait se révéler, quatre ans après, dans son ouvrage
de début: _Flour de Brousso_! Un Vermenouze bon vivant, truculent, qui
ne s’effarait pas devant les mots ni devant les images et dont la
tendresse allait volontiers aux gueux des chemins, au _Velu_, à
_Gratte-chat_, aux braconniers du bois et de la rivière, au peuple
pittoresque de la besace et du carnier qui abandonne prudemment la
grande route aux chevaux de la gendarmerie, en approchant des villages;
la maréchaussée est curieuse, et il n’est pas toujours facile
d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures ou d’une gourde qui
voisinent dans «le sac à malice» avec une saucisse et un paquet de
tabac.

Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours en règle avec la loi.

Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit; il les savait
ingénus et bons sous leurs haillons; il avait un faible pour ces
réfractaires qui maintenaient au paysage une couleur de romantisme. A
travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du paysan au sol, leur
errance problématique les montrait insouciants et libres; le mendiant
prend facilement de la grandeur, et sa parole du mystère. On l’accueille
et on le redoute. De lui, on fait peur aux enfants pas sages, qu’il
emportera. Seule, sa venue suscite quelque imprévu au hameau bloqué par
l’impitoyable hiver!

Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous les cheveux gris,
raffolait des Contes de Voleurs, du grand-père, de la vieille servante,
du bouvier aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur fumeuse
de la lampe de cuivre.

Vagabonds, braconniers, dans les replis de la vallée, où les vachers
paissent leur rouge ou jaune bétail, sur les hauts plateaux,--les hommes
et le troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur d’une frise
antique; le joueur de cabrette, qui est de toutes les fêtes, le bon curé
«porté sur la bouche», ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire
le citadin commandant des œufs au beurre noir, parce que, dans le pays,
on ne fait que du beurre blanc; Vermenouze évoquant toutes ces figures
campagnardes et montagnardes avec une verve cordiale et joyeuse,
«déboutonnait le gilet de ses auditoires locaux, à force de rire.»

Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.

Il excelle à _faire court_, sans détours ni lenteurs, à présenter les
personnages dans leur raccourci essentiel; il demeure véridique, jusque
dans la caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. Dans le
patois de basalte où il taille ces frustes compagnons, soudain l’éclair
jaillit, un coup de pic fait pétiller des étincelles, bondir la flamme;
c’est le feu des mots, des expressions du terroir où se réchauffe,
s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant dans la religion du
passé. Le petit chef-d’œuvre qui suit édifie suffisamment sur la manière
sobre et franche de Vermenouze:


LES DEUX MENETTES

  Il était nuit, il faisait froid: c’était vers Noël;--mais par bonheur
  nous avions du bois sec à la maison.--Mon aïeul, assis sur sa grande
  chaise,--sommeillait les pieds sur la pierre du foyer,--et n’écoutait
  plus mon père qui, tout haut,--à la lumière de _lun_ nous lisait le
  journal.--Tout à coup, nous entendons au milieu du vacarme--que
  faisait un vilain vent noir et sauvage,--nous entendons, sur le pavé,
  dehors, un bruit de sabots.--En même temps: pan, pan! quelqu’un heurte
  deux fois.

  Mon père se leva, s’approcha de la porte--et cria: Qui êtes-vous? de
  sa plus forte voix.--Alors, une autre voix répondit: C’est moi,--Jean
  Pel, et ouvrez-moi, car il neige;--même si vous aviez du bon vin, j’en
  boirais bien une _pauque_.--Mon père reconnut Jean Pel à sa voix
  rauque,--et sans se faire prier, tira le verrou:--Allons Jean Pel,
  dit-il, venez prendre un bouillon;--mais quant au vin, vous le savez,
  il vous rend trop tapageur;--et vous n’en aurez pas chez moi: le vin
  vous est contraire.

  En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel--entra en secouant
  sa veste et son chapeau.--C’était un vieux qui faisait métier de
  museteur.--Il ôta ses sabots, s’approcha de la lumière--et nous
  autres, les enfants, nous vîmes, étonnés,--un colosse d’homme avec
  deux verrues sur le nez,--telles que la plus grande avait la grosseur
  d’une noisette:--la barbe lui pendait comme une brassée de laine,--et
  les cheveux lui tombaient plus bas que la nuque.--Bonsoir, la
  Compagnie! fit-il, j’ai bien soif;--et, si elle était pleine de vin,
  j’imagine, par ma foi,--que je viderais du coup l’outre de ma
  musette.--Pauvre homme, lui répond la servante Marion,--nous avons le
  puits tout auprès,--même il est profond, bien sûr,--et vous ne le
  tarirez pas en une gorgée!

  Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade:--Je te remercie, Marion,
  dit-il, de ton invitation;--mais l’eau, vois-tu, encore qu’elle ne
  soit pas bien chère,--tu en as trop grand besoin pour te laver la
  figure.

  Notre Marion, qui avait le sang un peu vif,--n’aurait pas coupé court
  à la conversation, mais mon aïeul--devant Dieu soit-il--dressa
  l’oreille, entendit quelque bruit, obscurcit le sourcil,--et Marion
  n’osa pas répondre au musicien,--car tous, à la maison, nous
  respections l’ancien.

  En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était,--sans façon s’assit
  auprès de mon père.--Quand il eut bien mangé et fait un grand
  sobrot[40]--avec du bouillon gras et du vin, pas trop,--il nous conta
  qu’il venait d’une grande fête où il avait joué de la musette jusqu’à
  la mi-veillée,--et qu’en retournant chez lui, la neige l’avait
  surpris:--Je n’ai jamais, disait-il, enduré autant de froid,--et
  cependant, la nuit je suis en course bien souvent;--je me rappelle
  qu’une fois on me vola la bourse.--Une autre fois, j’avais bu du vin
  nouveau,--et cela me travailla le cerveau si fort que malgré qu’il fît
  une lune superbe,--je me plantai, la tête la première, dans un étang!

  [40] Mélange de vin et de bouillon.

  Mais la fois que je me suis amusé comme il faut,--ce fut un soir que
  je revenais de Saint-Paul.--Comme toujours j’avais étanché force
  verres; la route--me semblait étroite, et il me la fallait
  toute.--Cependant je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme
  j’arrivais au Vert, le soleil disparaissait.--Et juste au milieu du
  pont, que vois-je? Deux menettes--qui venaient doucement, sans bruit,
  toutes seulettes.

  Le diable, qui ne dort pas souvent,--dans ce moment me tenta:--Jean
  Pel, me fit-il, l’occasion est choisie.--Et de ta vie tu ne la
  rencontreras pas de nouveau:--deux _menettes_, la nuit, seulettes sur
  un pont,--cela ne se trouve pas trente-six fois par an;--Jean Pel,
  fais-les danser! Moi qui étais très capable--de faire ce péché sans le
  secours du diable,--je ne me le fis pas dire deux fois.--Je prends
  ma cabrette et j’ôte mes sabots. Quand les _menettes_
  m’aperçurent,--elles se signèrent toutes deux à la fois,--et elles
  reculèrent: _Menettes_, leur fis-je, il vous faut danser
  incontinent;--vous devez voir que je n’ai pas soif,--et si vous ne
  dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez--aller prendre un
  bouillon dans la rivière d’Authre.

  Les menettes me connaissaient,--elles voyaient bien d’ailleurs que
  j’étais rond comme un œuf--et qu’elles perdraient leur temps à se
  demander grâce;--donc elles se mirent face à face et dansèrent.
  D’abord, elles firent un peu doucement--une menette est comme une
  nonne, c’est toujours plein de timidité;--mais sur la fin elles
  prirent élan et elles dansèrent à faire trembler le pont.--La plus
  vieille surtout, quelle rude menette!--Je faillis en crever l’outre de
  ma musette!--vous auriez dit une toupie;--elle volait quasi comme un
  oiseau.--Je leur jouai d’abord: _Sur la lisière du petit bois_, puis,
  _la Marianne_,--puis _Je montai la marmite_.

  La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne,--devint pourpre et
  se lassa tôt.--Mais l’autre m’aurait lassé, moi!--Noire, sèche,
  édentée, cette vieille fée,--dansa, sans suer, jusqu’à la dernière
  bourrée,--et quand s’acheva le bal,--je crois qu’elle le regretta.

  Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée,--l’homme se leva,
  caressa sa barbe en éventail,--but encore un demi-verre de vin,--puis
  s’en alla. Je ne l’ai pas revu depuis.

Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts réalistes. Là, je crois
bien, il fut le plus près de nos compatriotes. Comment n’auraient-ils
pas été sensibles aux strophes qui célébraient d’un tel accent filial la
beauté méconnue des plus humbles sites. Vermenouze aura été l’inventeur
passionné, le paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du peintre:


DANS LES CHATAIGNERAIES

  De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne,--mais d’une vigne
  maigre et rance, qui boude,--qui traîne à regret par les pays et les
  pentes--ses pousses maladives, tordues comme des serpents.--Aussi le
  petit vin jailli de sa grappe--n’est pas bien fort, le pauvre, et ne
  tache pas la nappe,--Mais de franc comme lui je n’en connais
  aucun:--il emplit la vessie et jamais ne monte à la tête.

  C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort,--et moi, je lui
  trouve une senteur de violettes.

  Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter,--et boire de ton vin
  digne d’être vanté--une chopine à ta santé.--Mais avant de chanter la
  vigne et le vignoble,--je veux chanter le châtaignier.--Il est
  rustique, il n’est pas élégant, il n’est pas noble.--Mais c’est un
  arbre nourricier.--C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre du
  peuple.--Je veux chanter le châtaignier.

  Au froment exigeant il faut de la terre grasse,--il lui faut tout,
  culture et terrain, et fumier.--La vigne maladive (elle est de trop
  vieille race),--veut du soleil levant un coup d’œil, le premier,--mais
  lui n’a pas besoin de cela, le châtaignier.

  Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable et dans le
  gravier:--souvent au milieu d’un roc, perdu dans les genêts,--vous
  voyez comme un roi qui a sa couronne en tête,--ou comme un coq à la
  plus haute cime d’un clocher,--un gros arbre feuillu (vous le
  connaissez de reste),--seul, d’un roc dur comme le fer, peut sortir le
  châtaignier.

  Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu:--sa racine s’y
  est fichée et, dans le trou obscur,--elle laboure, trouve la terre au
  fond, s’en repaît,--et cela suffit: du roc, l’arbre n’est pas
  prisonnier.--Son tronc, creux et vermoulu, perce la pierre dure,--et
  glorieux vers le soleil monte le châtaignier.

  Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle,--où plus rien ne
  pousse, pas même l’arrête-bœuf,--sur des sommets qui sont pelés comme
  des œufs,--le châtaignier, gaillard, épanouit sa frondaison.

  Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui:--quand tout se froisse,
  sèche et meurt dans la campagne,--le brave châtaignier, tout chargé de
  châtaignes,--vaniteux comme un paon, fait la roue au soleil.

  Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige,--cet énorme tronc,
  couronné de feuilles,--vous surprend d’autant plus que souvent tout
  creusé,--il n’a pas deux doigts de bois sain sous son écorce.

  «Fichu pays, ce pays de châtaigniers!»--disent les fiers paysans, fils
  des terres hautes,--les montagnards aux cheveux blonds, aux joues
  rouges,--qui toujours ont de la viande et du vin à la maison,--«fichu
  pays, disent-ils, pour l’homme et le bétail.»

  «Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne,--encore que les
  châtaigniers rompent sous le poids des rameaux:--l’herbe par en bas
  vous monte à peine sur les orteils,--et de deux choses l’une: les prés
  sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit chevaucher les
  grillons.

  «Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille,--et les bœufs, et
  les taureaux rouges de Saint-Chamant--ou de Salers, quand ils l’ont
  rongé toute une année,--deviennent fauves et sont comme des cosses.

  «Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards:--ils n’ont pas le
  ventre gros ni davantage la mine rouge; ils font surtout la soupe avec
  des quartiers de courge,--et les grands jours de fête avec des
  quartiers de lard.»

  Du bas pays ainsi parlent les montagnards.

  Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues,--que si
  l’homme de la châtaigneraie est un peu maigrot,--quand il s’irrite, il
  est vaillant, malin et têtu,--et qu’alors il n’y a pas de diable qui
  le tienne.

  Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas l’air)--que
  dans le bas pays les filles sont belles,--et que le pays, qui produit
  ces plantes,--a le droit de s’en croire et d’en être fier--autant,
  pour le moins, que d’un veau de Salers.

Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur les sommets. Il
descendait aux contingences de la politique d’arrondissement, entraîné
par les circonstances, en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à
croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne l’intolérance de
toutes les Inquisitions: une tête de Torquemada, aussi, de coupe dure,
d’une maigreur ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, mais
vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient pas encore
des contes dont la bonne humeur et la saine gaillardise contrastent avec
sa production postérieure.




CHAPITRE XIII

A travers l’Auvergne.--La course au Clocher.--Stendhal à
Clermont-Ferrand.--Le «roman auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à
Sainte-Foy-de-Conques.--De la riche basilique au pauvre clocher à
peigne...


Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur pays autant que
Vermenouze et moi nous faisions de l’Auvergne en ces années 1892, 1893,
1894! La sympathie s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à
l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques, à de nombreux
voyages. Mais nous ne moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous
le toit hospitalier, nous devions nous mettre en route pour les
excursions convenues.

Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre, et un grave débat
s’instaurait: comment fallait-il se chausser?

Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où trente paires de
chaussures s’alignaient sur les rayons de bois, dégageant une farouche
odeur de cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers aux
semelles cloutées, guêtres, houzeaux, bottes où s’enfoncent le pantalon,
jambières et cuissards de caoutchouc pour le marais (c’était toute une
bibliothèque de marche), soigneusement entretenus, qui s’augmentaient
sans cesse, à la recherche de la paire idéale, qui ne prendrait pas
l’eau. Les chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux rares
ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze parcourait les prospectus
des fournisseurs spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle
qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir, il devait s’avouer
que l’humidité transperçait; toute cette camelotte n’était bonne que
pour les amateurs d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant
du fusil...

En excursion Vermenouze traînait toujours son fusil, et, devant la
panoplie encore, il réfléchissait, supputait l’itinéraire, ascensions,
forêts, rivières...

Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles absorbant trente,
cinquante, cent kilomètres de paysages à l’heure. Nous prenions quelque
train pour gagner la région choisie, quelque voiture pour parvenir au
village lointain, et puis, en d’allègres et formidables étapes, nous
escaladions les monts abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés
dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon cher Vermenouze.
Avec leurs machines vertigineuses, parmi la poussière et l’essence, ils
peuvent boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à déguster,
bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge quelques gouttes d’ancien et
sûr Armagnac dont vous portiez une petite gourde dans votre carnier,
vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que tout est toujours assez
bon pour boire avec de l’eau. Que la vie était belle, aux jours lumineux
où il nous semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu
débordait, toute éclaboussée de soleil! L’onde courait d’une fraîcheur
incessante, parmi les senteurs de la terre et du roc brûlés de canicule,
dans l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment, nous jouissions
de l’heure immense et désintéressée,--passionnés de silence et de
solitude. Hélas, la coupelle est tarie; mais de ce jaillissement du
terroir, Vermenouze a capté le flot le plus authentique, dont la saveur
ne s’évente pas avec l’âge; au contraire...

                   *       *       *       *       *

Nous étions des pèlerins insatiables de la petite patrie, cheminant par
tout le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions,
nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions la consistance et
les limites par nous-mêmes, sans le secours des livres ou, plutôt, nous
rapprenions, comme font des malades qui ont perdu l’habitude de marcher,
par exemple. A Vermenouze, ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de
Paris, nous avaient paralysé la fibre ancestrale.

Le marin qui renonce, le montagnard qui ne remonte pas, s’ankylosent, au
meilleur d’eux-mêmes. Infaillible traitement! Nous redevenions complets,
à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos trajets; ce serait
le guide du Massif Central, tout au moins!

                   *       *       *       *       *

Tout nous était émerveillement, à mesure que l’on dévalait du Haut Pays
vers des horizons plus étendus où la clémence des saisons avait permis
aux populations de songer davantage à l’embellissement de la vie
extérieure. Aussi, nous choisissions la saison propice, pour nos
expéditions qui comportaient toujours un programme longuement pédestre.
Le plus souvent, les villes ne nous apparurent que dans la joie de la
lumière, dans l’éclat du matin, dans la douceur des soirs, dans
l’enchantement de l’été et de l’automne; nos printemps tardifs et aigres
sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir, bien des régions
bénéficiaient et bénéficient à jamais de la surprise du moment.
Cependant notre enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache,
par exemple, à la basilique, à la cathédrale, aux fontaines, aux rues de
vieux logis de Clermont et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la
Limagne. Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant une admiration
archéologique à Vermenouze; certainement, il préférait le roc caverneux
des cimes où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou moins
habilement, et sa rude foi montagnarde se trouvait mieux à l’aise pour
prier dans l’humble vie du village que dans le vaisseau des cités
épiscopales, où il n’aurait pas osé entrer en bottes et blouse de
chasse, laissant son fusil et son chien à la garde du pauvre, sous le
porche. Le fait est curieux qu’ayant habité l’Espagne, traversé
l’Italie, parcouru la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre de notre
École Auvergnate, le croyant Vermenouze, ni en patois ni en français,
n’ait été inspiré jamais par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires
de notre pays! Cependant que l’on n’aille pas conclure qu’il ne recevait
pas l’impression immédiate et chaleureuse, et qu’il ne la traduisait
pas, sur place, en paroles expansives! Comment, chez nous, dans ces
édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze n’aurait-il pas ressenti
l’admiration qu’il prodiguait à toute notre nature montagnarde, car nos
édifices romans apparaissent comme des prodiges du sol, comme des
jaillissements spontanés du terroir; ils surgissent comme de fabuleux
tubercules noués des plus profondes racines indigènes; ils adhèrent au
mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique; c’est
vainement qu’on leur assigne pour origine le renouveau des basiliques
romaines et byzantines; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici,
comme la grange et comme l’étable de basalte...:

  La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont pour nous, ce qu’elles
  disent à notre ouïe lorsque nous les considérons dans un moment de
  calme et de tranquillité, est l’effet du Style.

écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne[41].

  [41] Notons encore ces réflexions:

    J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin, celui de ne
    pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position! Quelle admirable
    cathédrale! Quelle belle chaleur _ventillata_!

    La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux lieues de la
    ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect de la Limagne donne
    l’idée de la magnificence et de la fertilité. Je n’ai pu donner
    qu’un quart d’heure à la cathédrale commencée vers 1248, mais non
    achevée. La voûte est à cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice
    est de trois cents pieds, les piliers du rond-point sont
    remarquables par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère
    et imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même sur un
    monticule. J’ai été surpris et charmé par la vue que l’on a de la
    terrasse. La très antique église de Notre-Dame-du-Port, qui date de
    560 et fut reconstruite en 866, mériterait une description de
    plusieurs pages. La grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait
    d’être intelligible. En Auvergne, on tire un grand parti de la
    différence de couleur dans les matériaux des surfaces. Les anciens
    peignaient les façades de leurs temples. Avant cette découverte
    assez récente, les savants d’académie maudissaient cette pratique.

    Mon correspondant a voulu absolument me conduire au jardin de
    Mont-Joly, à vingt minutes de la ville; j’y ai trouvé une magnifique
    allée de vieux arbres qui, à elle seule, vaudrait un voyage de dix
    lieues. Et je n’ai pu donner qu’une heure et demie à cette ville de
    la Suisse, avec cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en
    lave, et que la présence d’un volcan, _même éteint_, imprime
    toujours au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui
    empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur est
    d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement et à
    _l’épuisement moral_ que la vue d’un fort beau paysage: c’est dans
    ce cas que la colonne antique la plus insignifiante est d’un prix
    infini; elle jette l’âme dans un nouvel ordre de sentiments.

    Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais
    fort bien dans les _Cantals_ aux environs de Saint-Flour. Il y a là
    des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir les sonnets de
    Pétrarque; mais je ne les indiquerai pas plus distinctement, afin de
    les soustraire aux phrases toutes faites et aux malheureux
    superlatifs des faiseurs d’articles dans les revues.

Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays,--témoin Pascal.
Comment, avec Vermenouze, aurions-nous été insensibles à l’accent roman,
patois, de l’architecture du XIe siècle.

«_Chaque province, en France, a eu son beau moment_», inscrit encore
Stendhal, dans ces mêmes _Mémoires d’un Touriste_! Sans doute, pour
l’Auvergne, les XIe et XIIe siècles ont marqué une ère considérable,
encore peu étudiée.

C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents ans avant d’être
baptisée; le mot roman ne date que de 1825, l’architecture romane se
disait lombarde, saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le roman
ne doit pas avoir été le règne du beau en Auvergne, en ce XIe siècle où
«l’Architecture» _romane_ succède à la _romaine_ et la copia autant que
la misère et la barbarie des temps le permettaient. Or, il y fallut de
la richesse et du savoir, les biens du clergé, et le génie de la race,
en qui Stendhal n’a vu que des imitateurs étroits et serviles.
Aujourd’hui, il faut reconnaître l’originalité et l’audace de ces
constructeurs médiévaux du massif central dont la leçon se propagea si
loin qu’ils abaissèrent nos frontières de montagnes pour
faire resplendir la gloire de l’École auvergnate depuis
Saint-Sernin-de-Toulouse jusqu’à Autun[42].

  [42] On peut facilement établir que les églises romanes de
    Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens,
    Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse,
    Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle,
    dénotent une certaine imitation de l’art arverno-roman. La sculpture
    des chapiteaux, des frises, des corniches, des modillons des églises
    romanes de l’Auvergne, a inspiré les écoles poitevines, toulousaines
    et provençales; le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été
    imité par l’École toulousaine; ainsi, l’École auvergnate apparaît
    comme une abondante source où les architectes ont longuement puisé.

L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir la tradition de
l’architecture romaine, que ses moines bâtisseurs devaient adapter si
puissamment et originalement à notre ciel sombre et à nos violents
climats: les églises des XIe, XIIe siècles ne furent-elles pas édifiées
aux places d’anciens monuments gallo-romains, dont on utilisait les
substructions? Notre-Dame-du-Port, du VIe au XIIe siècle fut
reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation définitive de l’époque
romane. C’en était fini des plafonds plats des basiliques romaines, des
toitures de charpente vouées à l’incendie; le plein cintre, la voûte en
berceau furent la trouvaille du roman:

  Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif sont des éléments
  primordiaux de l’art arverno-roman. Par l’importance qui leur est
  donnée, l’École Auvergnate dérive de l’architecture romaine où le mur
  jouait un si grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme une
  pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice; l’église romane
  d’Auvergne a l’air d’une forteresse[43].

  [43] L’art roman auvergnat, par Albert Bresson.

De là, son accord profond, une harmonie foncière avec nos Villes
fortifiées, les paysages où les parois des monts sont comme de noirs
remparts[44]. Nous n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est
d’instinct que nous admirions,--bien avant de connaître les raisons, le
détail technique du roman auvergnat,--d’un regard épris de lignes
sobres, de plans solides, de robustes aspects montagnards; par la
contemplation limitée de nos horizons, la basilique rude, aux rares
ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de ses formes pleines,
trapues, mais clairement, simplement, logiquement réparties. Ici, la foi
n’est point dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de cent
provenances étrangères. La variété de l’ornementation par les
incrustations coloriées est tirée du volcan même. Cette polychromie de
marqueterie jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières des
laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations géométriques
sans distraire l’attention par des curiosités dispersées:

  [44] La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer en douze
    éléments précis et déterminés qui caractérisent son architecture; en
    croix latine avec trois nefs--nef centrale voûtée en berceau,
    épaulée par des nefs latérales avec voûte d’arête--piliers carrés
    cantonnés sur les quatre faces de colonnes engagées--voûte médiane
    avec ou sans arcs doubleaux--croisée du transept voûtée en coupole
    surmontée d’une tour--lanterne centrale octogonale--nef centrale
    éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres amorties en plein
    cintre avec large évasement intérieur, presque toujours à l’aplomb
    du mur extérieur--archivoltes intérieures inscrivant les baies des
    absides et du chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes
    dégagées--abside en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée
    d’absidiales voûtées de même--arcature courant au-dessus des
    baies et autour du chevet toujours circulaire--chœur à
    déambulatoire--crypte dans le chœur (Idem).

«Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne»,
pensait Pascal.

Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables cathédrales dans
leurs décors merveilleux n’offrent-elles pas de représentations d’une
pompe où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise? J’imagine que le
recueillement et la prière doivent trouver leur densité la plus
émouvante dans l’âpre refuge de la crypte romane, dans le caveau
souterrain aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe guère que le
buisson des cierges, et où ne descendent pas les voix des orgues et des
cantiques.

Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser les matériaux de la
contrée, et en tirer les éléments d’une ornementation personnelle à
quoi, plus qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations
pratiques, qui entendent la raison plus que la fantaisie, ces étonnants
bâtisseurs n’ont pas innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la
taille du basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont emprunté
leurs motifs à la convention, sans un regard sur la nature. On remarque
qu’en dehors de la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne
végétal n’a guère été exploité; généralement, l’exécution des chapiteaux
est lourde, médiocre. Cependant, on ne saurait juger indifférente la
naïveté du «rendu» des monstres, des masques étranges, des compositions
obscènes--de réminiscence orientale.

Mais il est une catégorie de sculpture éminemment auvergnate; ce sont
les chapiteaux historiés, donnant une suite, par exemple, à
Notre-Dame-du-Port, l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines de
ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par leur beauté, inscrivent
l’art dans le roman auvergnat. On a, dans quelques cas, tenté de
déchiffrer le symbolisme supposé de certaines scènes ou de certains
personnages--sans parvenir à des solutions satisfaisantes. Il est moins
hasardeux de s’en tenir à la pensée visible des artisans.

Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux pages si documentées de
M. Albert Bresson. Il vous dira les modillons, les corniches, les
frises, et tous les accessoires de l’architecture religieuse, la croix
sur la place du village, les croix professionnelles, les crosses, les
calices, les colombes eucharistiques, les grilles de fer forgé, les
autels portatifs, les châsses, les reliquaires, les meubles.

Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect de ces pierres
disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort d’un peuple pour hisser à
la place indiquée, les uns fournissant l’argent, et, les pauvres--ces
corvées épiques,--qu’au travail individuel et délicat des métaux
précieux. Certes, à Conques, nous savions, une à une, toutes les
merveilles des vitrines et des armoires: de la statue d’or de sainte Foy
à l’A de Charlemagne, quel éblouissement! Mais ce n’est là que de
délicieux amusements de l’esprit, du regard, du toucher. L’extase
indicible est dans le monument paisible et formidable, qui impose sa
puissante sérénité à ces farouches régions de ravins, de bois, de monts;
à travers le chaos figé des vagues volcaniques, nos églises de roman
auvergnat sont ancrées comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait
démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé son type
définitif. Elle n’en voulait plus essayer d’autre. Elle lui demeurait
fidèle, alors que partout on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion
victorieuse partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas chercher,
dans nos montagnes, des exemplaires brillants. A peu près toutes nos
églises sont romanes, l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non,
le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement de proche en proche; il a
sa souplesse et sa diversité; mais, à travers toutes les
différenciations, il garde ses caractéristiques de force et de
simplicité. Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie de
concentration, qui assure à nos montagnes une incomparable unité d’art
et de paysage, une aussi pathétique harmonie des créations de l’homme,
du sol tragique et de l’âpre ciel arverne.

Cette communion intense du monument et de l’ambiance, nous la sentions
dans nos villages les plus reculés; le retour à nos plus humbles églises
de tous les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs un
moment apparues. La plus pauvre chapelle peut nous retenir et nous
émouvoir, quand elle garde du caractère, qui sauve de la laideur et de
la prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère saine et vaillante
dans «ces clochers à peigne» où les cloches se balancent ou reposent à
l’air, à toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas plus
chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier...




CHAPITRE XIV

De Bretagne en Auvergne.--Le Cobreto et le cercle.--Les Auvergnats
d’été.--La ballade du veau.--_En plein vent_; _Mon Auvergne_.--La
vieillesse du poète.--«Ma mère»; «Le Grillon».--De Vielles à Maillane.


En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir breton où je vivais avec
mon fils, un bébé de trois ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes
amis; mais l’hiver...! Quand le temps permettait de chasser la bernache,
les rudes courses de mer suffisaient à endormir ma pensée... Seulement,
bien des jours, par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et
mon bateau devait rester à son corps mort... Locquémeau était à une
douzaine de kilomètres de Lannion, du médecin, du pharmacien... Au
moindre bobo de l’enfant, que faire... Enfin, nous n’étions pas d’ici...
Le fermier, le pêcheur parlaient breton. Je voulais que mon petit fût un
Auvergnat. Je m’en ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours
qu’il m’avait quitté,--qu’il m’avait trouvé un enclos, dont la
description m’enchantait, à trois quarts d’heure d’Aurillac, sur les
bords de la Cère... En quelques semaines, il arrangeait tout, location
avec promesse de vente, à des conditions parfaitement amicales de la
part du propriétaire, du notaire, d’ailleurs étonnés de mon acceptation,
les yeux fermés! Que m’importait? Pouvais-je être mal en Auvergne, au
voisinage de Vermenouze...

Et puis, il y avait le _Cercle de l’Union_, qui ne date pas
d’aujourd’hui...[45]

  [45] Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux hommes
    honnêtes et probes, d’honneur et de caractère sociables, tant le
    luxe et l’amour du plaisir avaient envahi Aurillac. Les femmes se
    ruinaient chez les modistes. Les élégants se passionnaient pour le
    domino, en prenant le punch ou le café, dont la première tasse en
    France aurait été servie, dit-on, à côté du local de la Société, «à
    l’hôtel patrimonial des Noailles».

    Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui
    centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé à
    Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité diverse et
    successive que ne décourageaient pas les événements. Avocat au
    Parlement, en 1784, Président du Conseil Général en 1790, député à
    l’assemblée législative en 1791, le consoleur public au Tribunal
    Criminel en l’an IV, administrateur de la ville d’Aurillac en l’an
    V, Procureur Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en
    1819. Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du
    Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment qualifié
    pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la prudence et de
    la concorde, à travers tant de changements de régimes politiques.
    Loin de «l’esprit de coterie», Antoine Guitard, au 15 janvier 1809,
    fixe l’esprit et le but de l’orientation:

    _La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui ont convenu
    d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs travaux, et y passer
    leurs moments de loisir, avec agrément et peu de frais..._

_La Société littéraire d’Aurillac_...

C’est là que Vermenouze venait lire les journaux et fumer sa pipe, et
que se préparait _lo Cobreto_, l’organe de l’_École auvergnate_ et du
_Haut-Midi_ (1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient
infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais pas eu si tort de ne pas me
laisser encercler dans tant de groupements étroits, hors desquels il n’y
avait point, paraît-il, de salut littéraire! Un jour, j’étais sorti du
naturalisme, de l’impressionnisme, du décadentisme, du symbolisme, pour
faire tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus, de tout
mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment, il n’en sortait aucune
nouveauté d’école. Un livre qui s’intitulait: _L’Auvergne_! De
l’histoire, de la géographie, de la compilation! C’était la rupture avec
les cénacles unifiés. En revanche, de fortes compensations, dans le
mouvement régionaliste. La petite patrie valait bien les petites
chapelles. Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct, sans
l’indication de personne, il y a trente ans! d’autres s’empressent,
désormais, un peu tard. On découvre la France. Pour le réveil auvergnat,
je revendique l’honneur d’avoir été à la peine.

La peine fut un plaisir quand la _Cobreto_ nous révéla l’exaltation et
l’émulation que suscitait la production inspirée et locale de
Vermenouze; dès ses premiers airs, la _Cobreto_ se faisait entendre
jusqu’au plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait l’avènement de
Vermenouze et de l’École Auvergnate, comme une date du félibrige. Félix
Gras acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées de Vic-sur-Cère,
de Vic-en-Carladès où l’ombre du moine de Montaudon dut tressaillir à la
nombreuse, savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac.

                   *       *       *       *       *

Le Cercle, la Cobreto, ce fut l’effort charmant d’Armand Delmas, jeune
avocat lettré, le conteur exquis des _Menettes de Roumégoux_ et de
_l’Armoire au linge blanc_; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité au
travail pour dépasser les frontières provinciales; mais ce n’est pas
rien que d’avoir signé des pages qui font regretter que l’auteur n’en
ait pas publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir, en nos rudes
pays, voulu la vie plus polie, plus élégante et sacrifié son repos pour
l’agrément de ses concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé sa
production personnelle pour favoriser la renommée du voisin: _Flour de
Brousse_ doit à l’initiative généreuse d’Armand Delmas d’avoir été
imprimée; et, des fondateurs de la _Cobreto_, il fut le plus opiniâtre
et le plus ingénieux, certainement. _Il y a attrapé chaud_, pour le
reste de son existence! A force d’aller et venir, il gardait, au plus
glacé de l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger, sans
cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre forain!--j’ai passé là plus
d’une heureuse soirée; les consommations y étaient de marque, et, après
l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou 10 heures, les
joueurs partis, la conversation s’y prolongeait, non sans violence, dans
la nuit, jusqu’à la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5
kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les vapeurs de la prairie
arpajonnaise...

L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse du café mitoyen, où se
rencontraient les «Auvergnats de Paris», fidèles à la petite Patrie,
Lintilhac, en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en route pour
remplacer Brunetière, à la _Revue des Deux-Mondes_, le comte de
Miramon-Fargues, et Louis Delzons, prématurément disparus, avant d’avoir
fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond, redouté pour son esprit,
Louis Farges, des Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin
Boule, le savant professeur au Muséum.

On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut Pasteur, dont les
vacances s’écoulaient à _Olmet_, vers Vic-sur-Cère; de jeunes peintres,
de jeunes musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et des
pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne où il est devenu
maître, et pour qui le Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet:
tel Maurice Prax qui raillait de la sorte:

    Balade pour l’âme Sentimentale
    Qui vit les veaux sur la montagne.

    _O les souvenirs idylliques!
    Théocrite, tes chalumeaux!
    Replets, dodus, académiques,
    Nous les vîmes, les petits veaux,
    Sur les gros monts en somnolence,
    Se mordiller, se tracasser,
    Et jeter leur exubérance:
    Ils ont dû depuis engraisser!_

    _Ils regardaient--veaux poétiques--
    Voler les tout petits oiseaux;
    Et, l’instant d’après,--plus pratiques--
    Ils dépontaient les baliveaux
    Et suçaient des pousses l’essence,
    Puis se prenaient à rêvasser
    A choses plus graves qu’on pense!
    Ils ont dû, depuis engraisser!_

    _Ils cherchaient--veaux mélancoliques,
    De quoi sont faits les fricandeaux,
    Et les reliures classiques
    Des œuvres des poétereaux.
    Mon dieu, qu’on est léger en France!
    Nous vîmes les veaux grimacer,
    Bientôt après... Insouciance!
    Ils ont dû, depuis, engraisser!_

    _Bonne âme, qui faites bombance,
    Ayez un doux pleur à verser,
    Quand des veaux aurez souvenance!
    Ils ont dû, depuis, engraisser._

Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché et la chambre de «M.
Vermenouze» être de moins en moins occupée. Quelques mois à peine
s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac, que son contrat
d’association avec les cousins Garric était rompu, et qu’il quittait sa
vieille demeure de la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle,
où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous écartait d’une
quinzaine de kilomètres, impraticables l’hiver. D’ailleurs, la maladie
commençait de le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient...

Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous pouvions espérer
plus durables. Vermenouze nous tombait à l’improviste, avec son chien,
sa pipe, son carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse, à
la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac--et c’étaient de
plantureuses veillées.

                   *       *       *       *       *

Vermenouze achevait les pièces d’_En plein Vent_. Nous ne l’avions pas
encouragé dans cette voie, ses lointains débuts en français n’accusaient
pas d’originalité. Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au lieu de
ces lourdes machines de naguère, où l’on sentait trop ses lectures de
Hugo, de Lamartine, de Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se
retrouvaient son tempérament, sa verve, son observation réaliste et
malicieuse, sa marque sobre et solide. Il s’y décelait d’autres dons,
d’intimité, d’émotion, de douceur,--comme une source susurrante dans la
brousse sèche où se complaisait jadis le chasseur de sauvagine; la
plupart de ces quatorzains nous redisent encore la faune montagnarde,
avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste. De la ferme
des vallées au buron des sommets, du martin-pêcheur au grand-duc, nul
habitant de la terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes
et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète va supplanter le
coureur des bois et des ruisseaux. Il songe aux anciens «_qui devant
Dieu sont_», devant qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son
tour, et il implore:

    Mon père, ce preneur de truites sans rival,
    Les dimanches d’été m’emmenait à la pêche:
    En ce temps-là, j’étais joufflu comme une pêche
    Et blond comme un rayon de soleil estival.

    Marchant dans les genêts et la bruyère sèche,
    Nous allions commencer tout à fait en aval
    D’un ruisseau cascadeur qui coule au fond d’un val;
    Et bientôt l’épervier s’abattait dans l’eau fraîche.

    Mon père, son panier d’osier contre le flanc,
    Déployait le filet, qui partait en sifflant,
    Rapide, ailé, d’un vol foudroyant de rapace.

    Et, le soir, des poissons marbrés de pourpre et d’or
    Emplissaient notre grand panier jusques au bord;
    Et voilà quarante ans de cela.--Le temps passe!


II

    Mon père est mort, j’atteins mon cinquantième hiver;
    Mais je garde très frais, dans ma vieille mémoire,
    Le souvenir de ce ruisseau, vivante moire,
    Qui frissonne et bruit au fond du vallon vert.

    Pour vous, qui fûtes bon et qui m’êtes si cher,
    O mon père, le Christ vous reçut dans sa Gloire;
    Et, comme, ainsi que vous, j’ai le bonheur de croire
    A l’immortalité de l’âme et de la chair,

    Mon rêve, c’est d’aller, un jour, bientôt, peut-être,
    Vous retrouver là-haut, auprès du divin Maître,
    Et de recommencer, comme au bon temps jadis,

    (Dieu qui peut tout, peut bien nous permettre ces choses)
    Nos pêches aux goujons dorés, aux truites roses,
    Dans quelque merveilleux ruisseau du Paradis.

L’attendrissement a imprégné le poète; le chasseur a mis bas les armes,
il ne s’agit plus que de pêche innocente sans crainte de procès verbal.

                   *       *       *       *       *

Le pays et les gens me faisaient fête. Le village s’animait du
va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs.

Vermenouze était choyé.

Comme pour _Flour de Brousso_, les amis et voisins du poète avaient fait
leur devoir, assuré la publication d’_En plein Vent_[46]. Ç’avait été un
gros succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent aux louanges
qu’il recevait des maîtres à qui il avait fait le service de son livre.

  [46] _En plein vent_ (P.-V. Stock, éditeur).

Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la Saint-Martin: ils ont une
fin. Notre Lintilhac ne venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en
suspendant «sa moumoute»,--sa perruque--à quelque branche. Les camarades
avaient repris le train pour la capitale. On s’installait pour les
quartiers d’hiver--lorsqu’un soir, Vermenouze m’arriva tout défait: il
quittait Aurillac--et moi, je m’embarquais pour l’Indochine.

                   *       *       *       *       *

Ce furent les années (1901-1904) où il composa _Mon Auvergne_. Il me
montra le manuscrit avec gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude.
Son recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents
ouvrages, patois ou français. Je remarquais surtout les professions de
foi trop fréquentes, et banales, qui intervenaient à tout propos. Je
trouvais Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles
l’avaient encerclé. Cependant _Mon Auvergne_, sous la réserve des
critiques précédentes, montre un Vermenouze d’inspiration élargie et
d’envolée plus haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison
natale, entre les siens,--sa mère vivait encore,--il est touché d’une
grâce exquise. Il sort moins, craignant de laisser trop seule et
inquiète la vieille femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère
qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée familiale; sa
foi devient plus exigeante. Il m’écrit, au sujet d’un roman projeté en
collaboration sur les émigrants cantaliens en Espagne:

  Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous les
  renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir de me procurer.
  Il est même possible que j’écrive quelque chapitre du livre, _pourvu
  que la morale et la religion chrétienne_ y soient partout respectées!

Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais une manifestation
religieuse et politique. Il mêle la poésie et «les inventaires»; je
n’insiste pas. Jouissons seulement des beautés du livre en soi,--sous la
typographie fâcheuse et le puéril _ex libris_ de la _Revue des Poètes_:

Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté d’une voix plus douce
les horizons intimes; sa langue s’est assouplie, comme sa rudesse s’est
apaisée:


_Ma Mère_

    Notre logis, sous sa glycine et son tilleul,
    Égayait les prés verts de sa blancheur riante,
    Mais la mort vint, qui prit l’aïeule, puis l’aïeul,
    Et qui bientôt courba, douloureuse et priante,

    L’épouse veuve sur un troisième linceul.
    Et dans cette maison, où mène une humble sente,
    Ma mère pour toujours s’enferme, vieillissante,
    Avec le souvenir de ses morts, seule à seul.

    Maintenant, elle, aussi, vers Dieu s’en est allée...
    Mais quand ma lèvre, après que j’ai prié, le soir,
    Touche les pieds du Christ en bois vétuste et noir,

    A la place où son âme un jour s’est exhalée,
    C’est un peu d’elle encor que j’embrasse à genoux,
    Sur ce Christ qu’ont baisé tous les morts de chez nous.

En fait, ce n’est que par le ton que _Mon Auvergne_ diffère d’_En plein
Vent_, dont elle répète le plus souvent le thème limité au décor
familier, aux scènes du foyer, aux courses dans la montagne, aux
pittoresques émigrants.

Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme quelque peu pictural, a
succédé une poésie, plus affective et repliée, où le sentiment l’emporte
sur l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit et se nuance
davantage.


LE GRILLON

    J’ai pour hôte un grillon à peau parcheminée
    Et flétrie, à la voix fêlée,--un grillon vieux,
    Qui, tout l’hiver, durant les longs soirs pluvieux,
    Tient en éveil l’écho de notre cheminée.

    Ce vieillard, qui, peut-être, a connu nos aïeux,
    Est d’humeur casanière, et vit en cénobite,
    Laissant à peine, au fond du trou noir qu’il habite,
    Luire l’émail blafard et poli de ses yeux.

    Il boitille en marchant, et n’a plus qu’une antenne,
    Une sorte de poil qui, sur son front chenu,
    Tremble ainsi qu’un plumet minuscule et ténu;
    --Quand il chante, sa voix paraît toujours lointaine.

    Paraît toujours lointaine et venir du passé...
    Et, dans ces chants voilés, tristes comme des plaintes,
    Il ne sait évoquer que des choses éteintes,
    Des êtres qui depuis longtemps ont trépassé.

    Il évoque, sous le rayonnement des lampes
    De jadis,--qui ne se rallumeront jamais,
    Le tranquille sommeil des aïeuls que j’aimais,
    Et leurs beaux cheveux blancs flottant le long des tempes.

    Il dit, le vieux grillon, de son timbre brisé,
    La mère qui m’aima du seul amour qui dure,
    Et dont la mort m’a fait une telle blessure
    Que mon cœur n’en sera jamais cicatrisé.

    Et je revois le bon sourire de ses lèvres,
    Et je songe que les amantes et les sœurs
    N’ont pas les tendres bras caressants et berceurs,
    Dont elle enveloppait mes douleurs et mes fièvres.

    C’est ainsi que, mélancolique évocateur!
    Le grillon dit les chers disparus qu’il regrette,
    Tandis que son antenne unique,--son aigrette,
    Se dresse sur son front de toute sa hauteur.

    Par instants, il se penche au bord de la lézarde
    Où son timbre enroué sonne, toujours lointain,
    Et, jusque sur le mur, que la fumée a teint
    De bistre fauve et d’or rougeâtre, se hasarde.

    J’écoute ce grillon, chantre des longs hivers,
    Et qui, poète et vieux comme moi, me ressemble:
    Voilà plus de trente ans que nous vivons ensemble,
    Lui, chantant ses chansons, et moi, faisant des vers.




CHAPITRE XV

Du Cantal aux Alpilles.--Le cinquantenaire de Font-Ségugne.--Le palais
du Félibrige.--L’appui d’Aristide Briand.--La statue de Mistral.--Vive
Provence.


Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire de la fondation
du Félibrige, que s’imposa la gloire de Vermenouze.

Droit comme le chêne sous lequel il est debout dans ses
soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent rien, Mistral entonne la chanson
de circonstance:

  Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue nous étions comme
  des dieux.

  Les beaux diseurs sont morts,--mais les voix ont parlé:--sont morts
  les bâtisseurs,--mais le temple est bâti...

_Le Temple est bâti_... Pour longtemps, le grand prêtre est encore là...
Mais après? Il n’y avait guère de nouveaux, au jubilé du Félibrige?...

Il y avait Vermenouze--avec Michalias. Quand les regards de F. Mistral
revenaient du passé, du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur
l’Auvergne qu’ils devaient se porter--et sur l’œuvre auvergnate du
_Capiscol_ dont le _Consistoire_ félibré allait faire un _majoral_.

Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose et régnant,--avec
cette Arlésienne, jolie comme un matin de printemps, le fichu
traditionnel d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses cheveux
relevés dans la dentelle, cernés du ruban de couleur--qu’il promenait
fièrement à travers la foule...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha:

--Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de ces belles filles-là?

Le front lumineux, le rire sonore, il continua sa promenade, sous les
arbres de Font-Ségugne, au milieu de son peuple, avec la jeune fille à
son bras, simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme s’il avait
à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la Provence, et toute sa
jeunesse et tout son génie.

                   *       *       *       *       *

J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, en 1889... Je
commençais à écrire sur l’Auvergne et, de proche en proche, par les
patois, à me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier Goncourt
ou de Champrosay n’étaient pas familiers avec le génie méridional, et ne
comprenaient guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de _Numa
Roumestan_ pour le poète des _Iles d’or_, bien près de leur apparaître
comme quelque autre tambourinaire. Or, je vois bien que la ferveur de
Daudet croissait avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience
et la science de Paris, pouvait juger... L’ardeur nostalgique avec
laquelle il traduisait _Batisto Bonnet_ certifie assez son estime du
parler provençal et de la renaissance félibréenne. De comprendre sa
langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, des minutes dont je
n’étais pas peu fier, quand, en _a parte_, il jetait vers moi quelque
proverbe, quelque apostrophe qui échappaient aux autres
interlocuteurs--et m’avançaient un peu plus dans son intimité...

A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non loin d’Arles et
d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus d’une fois nous poussâmes jusqu’à
Maillane, je m’enivrais des «beaux diseurs» et «des bâtisseurs» de
Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la _Miougrano
entreduberto_; je n’avais lu d’Aubanel, que les _Filles d’Avignon_! mais
dès lors, toute la boutique Roumanille y passa.

Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le trait d’union entre F.
Mistral et moi; la proportion se renversa par la suite, où j’eus
l’occasion d’être utile à F. Mistral que je voyais souvent.

C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait par la suite, «son
ambassadeur à Paris», dans les circonstances que j’ai rappelées ainsi:

    Au grand flambeau
    Allumant les audaces,
    Nous fondions dans l’espace,
    L’Empire du Soleil.

Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, à l’anniversaire
demi-séculaire de la Sainte-Estelle où fut baptisé le félibrige.

Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin saluait l’aurore
éblouissante: _Il y a une vertu dans le soleil!_ Certes il le fallait,
pour que cette pléiade de la Renaissance provençale pût espérer se faire
entendre parmi les voix immenses du romantisme, dans la _langue
méprisée_...

  Le soleil me fait chanter...

  En chantant dans notre langue, nous étions comme des dieux.

Hélas! Le chef est demeuré seul, de la phalange des Aubanel, des Gras,
des Roumanille, pour mener la cause à la consécration universelle...
Seul, il aura vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs
d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo Santo, qui ne semblait pas
destinée à s’emplir jamais d’un tel flot d’or--de l’or du nord venant
éclairer le midi...

Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave la vendange heureuse.
Il a convié toutes les ombres chères de ses compagnons disparus à la
libation glorieuse du _Cinquantenaire de Mireille_, et de l’érection de
sa statue à lui, Mistral, vivant! Et pour qu’elles puissent
magnifiquement assister aux prochaines commémorations arlésiennes, il
leur a préparé le logement,--un _Palais du Félibrige_.

Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le lauréat du prix Nobel
avait trouvé l’emploi de la somme... Souverain de l’idéal,--dont toute
l’existence s’était tenue dans la simple maisonnette de famille, il
rêvait parfois d’une résidence plus grandiose: non pas pour lui, dont
l’ambition finale était le petit mausolée au cimetière du village
natal--mais pour l’Empire...

Oui, un _Palais du Félibrige_, où emménagerait et s’augmenterait le
«Muséon Arlaten,» trop à l’étroit dans son étage du tribunal de
commerce: le «Muséon Arlaten», précieux et naïf reliquaire de la
tradition familière et du génie poétique de la Provence. Mistral avait
tourné son dévolu sur le bel ancien hôtel de Laval, du XVe siècle.

Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver aux prises avec les
contingences terrestres et locales, municipales, départementales et
gouvernementales! Et moi aussi! Mais, pour moi, c’était toute joie et
tout honneur que le hasard me permît de servir le maître de Maillane
et de l’aider à se diriger dans le dédale des difficultés
administratives,--et à en sortir. C’est ce qui me procure l’occasion,
avec son assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au portail du
monument, avant qu’il ne soit ouvert aux pompes officielles.

Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale--qui risquait de
n’aboutir que pour le centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter
l’hôtel de Laval, où était le collège--que l’on se proposait de
transférer à l’école primaire supérieure, en construction. Grâce à
l’aubaine particulière, la ville, sans grever ses finances, pouvait
désaffecter l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste pour
recevoir les élèves du collège. Mais il fallait l’agrément du ministère.
Si la suppression était décidée, en principe, du vieux collège appelé à
se confondre dans la jeune école, la solution pratique exigeait quelque
délai. Mistral commençait à s’inquiéter des retards bureaucratiques. Un
soir de juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, je lui
proposai de tenter une démarche précise, auprès du nouveau grand maître
de l’Université. Oh! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté
d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la séparation! Enfin, il
me confia le petit dossier, et peu après, il pouvait m’écrire:

  Mon cher ami,

  Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous avez mise à
  présenter et à recommander à M. Briand le projet relatif au Muséon
  Arlaten... Je vous donne copie de la charmante lettre que m’a adressée
  M. Briand. Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami dès
  à présent, vous voudrez bien me le dire...

  F. MISTRAL

Voici la lettre du ministre dont je prends le texte sur la copie
conforme, de la main de Mistral:

  Mon cher Maître,

  J’ai été mis au courant de votre généreux projet par M. Ajalbert, et
  j’ai pris connaissance des documents qu’il m’a soumis. J’ai mis
  immédiatement la question à l’étude et j’espère que nous pourrons
  trouver une solution favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la
  cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, et la plus
  respectueuse pour votre personne et pour votre œuvre...

  ARISTIDE BRIAND

Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres dans le palais de
Laval, le maire d’Arles acquiesçait et le ministre se montrait
favorable...

J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas...

Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait la semaine
suivante... C’était le désarroi, mélancoliquement traduit en trois
lignes:

  Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, et que je vous
  communique, non sans embarras... Qu’il est difficile de faire un peu
  de bien!...

  F. MISTRAL

C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, comme une
farandole!

J’avais demandé une note sur la situation du collège, pour joindre au
dossier. Un ami de Mistral s’était précipité chez le principal du
collège, qui lui avait affirmé que le collège n’avait jamais été aussi
florissant, que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école nouvelle:

  Arles, 13 août 1906.

  _à F. Mistral_.

  Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai à me
  renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La seule personne qui
  pût me fournir des tuyaux précis était le Principal du Collège. Or, M.
  Castel passe ses vacances à la campagne dans les environs du Petit
  Clar.

  Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un fiacre et nous
  nous sommes rendus à la campagne de M. Castel.

  Il résulte des affirmations de M. Castel que notre Collège n’est
  nullement en décadence; et que le chiffre de 140 élèves qu’il compte à
  cette heure n’a peut-être été jamais atteint. Voilà un renseignement
  puisé à la source.

  M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable des
  constructions constituant le Palais de Laval nécessitait, comme
  réparations indispensables, des sommes folles. Quand on aura dépensé
  50.000 francs dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement
  presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire; et toutes les
  menuiseries des fenêtres (il y en a une centaine, au bas mot) et tous
  les carrelages. Ce sera un gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et
  quand on y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que tant
  d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, sans
  qu’on ait la certitude de voir le Contrat de location respecté
  jusqu’au bout.

  Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis très franc sur une
  combinaison qui n’est avantageuse _qu’en façade_ (c’est le mot). Le
  projet de contrat que j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un
  contre-projet _bien défectueux_, puisque le Maire en vient d’accepter
  les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement son compte.

  Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, et il
  pousse, il pousse!...

  X...

Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait:

  Maillane, 17 août 1906.

  Mon cher ami, la question devient embarrassante et ne pourra être
  éclaircie que par l’expérience qui va se faire. Dès que l’École
  Primaire Supérieure en construction sera ouverte, on verra si la
  plupart des élèves du Collège passeront à la Primaire, comme le croit
  le Maire d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le
  principal.

  Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, les
  grosses réparations qui seraient à faire au Palais Laval, s’il n’y a
  pas exagération (ce que je saurai par l’architecte du monument)--qui
  va du reste être classé.

  Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et nous sommes
  logés. D’ailleurs nous pourrions nous camper aussi dans quelque autre
  ancien hôtel d’Arles--et nous en avons trois ou quatre en vue. Mais
  l’hôtel de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, aurait
  ma préférence, si, une fois classé, le ministère des Beaux-Arts
  voulait aider à la restauration!

  Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé tout ce tracas de
  démarches et je vous suis quand même extrêmement reconnaissant de
  l’empressement extrême que vous aviez mis à m’être agréable. _Quan vai
  plan vai van._ Attendons.

  Je vous remercie, la main dans la main.

  F. MISTRAL

Ces quelques extraits de correspondance indiqueront assez par quelles
tribulations Mistral ne s’est acheminé que lentement vers le palais du
Félibrige... Enfin tout s’arrangeait peu à peu; et victoire nous
restait:

  30 décembre 1906.

  ... J’ai encore besoin de votre «Sésame ouvre-toi!» pour l’effective
  livraison de mon palais de Laval. Malgré le traité signé avec le maire
  d’Arles qui me livre ce local après cette année scolaire, malgré
  l’assentiment de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur
  universitaire de Marseille), malgré le voyage que le maire d’Arles fit
  à Paris pour hâter la solution... la tardive évacuation du collège et
  l’aménagement qui devra suivre, renverront notre prise de possession à
  deux ou trois ans.

  Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre barbe blonde,
  je pourrais attendre sans impatience! Mais songez que dans trois ans
  et demi j’aurai atteint, si Dieu et Sainte Estelle le permettent,
  quatre âges d’homme, comme Nestor! Il ne faut pas plaisanter avec
  pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, toutes
  sortes de bonheurs et je prie, en vrai croyant, Notre-Dame d’Arpajon
  de vous payer en bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des
  Saintes-Maries.

  MISTRAL

Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements! La tâche était
facile d’incliner à la requête d’un Mistral le ministre Aristide Briand;
il suffisait qu’il connût; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser en
diplomatie!

Et le triomphe s’apprête:

  24 janvier 1909.

  Mon Cher Ajalbert,

  Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille et
  l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la Pentecôte... Je
  n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de tout cœur à hâter la
  désaffection de ce vieux collège d’Arles, que j’ai payé à la ville
  40.000 francs de mon argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux
  dire de la restauration du dit collège et de son appropriation au
  Muséon Arlaten! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. Les travaux
  sont terminés et le transfert des collections provençales a lieu
  actuellement.

  Et maintenant, plaignez-moi: assister de mon vivant à l’érection de ma
  statue est la plus effroyable tuile qui pût me tomber sur la tête, et
  je donnerais tout ça pour un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert,
  sous les peupliers blancs des bords du Rhône...

  Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous donc, et vive
  Provence!

  MISTRAL

Vive Provence! Et vive Mistral qui, si simplement et affectueusement,
veut bien se souvenir qu’à la couronne d’or et d’étoiles du Félibrige,
nous avons mêlé un brin de genêt d’Auvergne...




CHAPITRE XVI

Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style des _Pensées_ et celui
de Napoléon.--Blaise Pascal _l’Auvergnat_.--Le sol et le
caractère.--Tout à gagner; rien à perdre...--Du Puy-de-Dôme à
l’immortalité de l’âme.


Que l’ombre de Joséphine me permette quelque infidélité! Aussi bien, il
vient trop de visiteurs à Malmaison, par ces grands beaux jours
d’impérial printemps. En groupes compacts et internationaux, à lourds
souliers de touristes, ils piétinent le silence et la solitude, ils
écrasent la séculaire rumeur d’amour et de gloire qui hante ces chambres
et monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans foule. Je vais
faire un tour. Le téléphone peut appeler de sa plus insistante sonnerie;
dans quelques minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus du
niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, chaque année, de mon
pèlerinage vers le parc de Richelieu, pour l’anniversaire de la visite
que fit, en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au terrible
cardinal qui villégiaturait à Rueil... Ici, Étienne Pascal, avec ses
deux filles et son fils, accourait remercier le ministre qui rendait sa
faveur au Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De l’audience
était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, âgée de treize ans, sur un
placet en vers remis à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint
«de l’incomparable Armand», touché de sa gentillesse, qu’il appelât de
l’exil leur malheureux père.

                   *       *       *       *       *

Blaise Pascal: l’Auvergnat...

A ce nom, quel changement à vue, vertigineux; comme un frêle décor de
théâtre, le joli paysage sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se
dresse, monte, s’étage formidable, dans la nue! Les triomphes de la
politique, la gloire des batailles qui s’évoquent, entre ces arbres,
autour de ces pièces d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie
et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la promenade sur ces
terres historiques de Rueil, reprises aujourd’hui par des usines de
blanchisseries ou la culture maraîchère,--les plus impérieuses figures
de la diplomatie et de la guerre, comme elles se reculent, pour moi, sur
le fond du paysage, dès que s’avance l’écrivain des _Provinciales_ et
des _Pensées_!

Qu’était-ce que le maître des destinées de la France, dans les
splendeurs d’une habitation dont le Roi se montrait jaloux, en face de
cet enfant malade, déjà tout consumé de génie! Que sera-ce, le dompteur
de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse domination, devant des
quelques traits de plume, qui ont à jamais flétri la force et la guerre:

--Pourquoi me tuez-vous?

--Eh! quoi? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau?

D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de lieux, arbitraire, qui
rapproche ici les noms de Pascal et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui
trouve de la ressemblance aux deux, en leurs écrits:

  J’ai nommé Pascal: c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se
  rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand
  celui-ci est tout entier lui-même... Pascal, dans les immortelles
  _Pensées_ qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes, et qu’il
  écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la
  brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a
  reproché, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y
  avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole à tous
  deux se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non
  plus n’y fait pas défaut. Ai-je besoin d’ajouter que ma comparaison ne
  va pas au-delà? Si simple que soit le style de Pascal et quoique on
  ait eu raison de dire que «rapide comme la pensée, il nous la montre
  si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout
  indestructible et nécessaire», ce style, dès qu’il se déploie, a des
  développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret
  n’est pas celui du héros qui court à la conquête.

Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les minutes tremblantes
où leur père attendait de son Éminence le rétablissement de sa
fortune... Par cette halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre
de Clermont-Ferrand à Port-Royal; j’ai sous les yeux tout leur trajet
éperdu, à la suite d’un père admirable, réduit à se cacher et à
implorer,--et, tout à l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et
déchirante montée vers les sommets de la certitude infinie...

Pascal Blaise...

_L’Auvergnat._

Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son _Portrait de Pascal_,
d’avoir d’abord marqué cette origine... Né en 1623, il arrive à Paris,
en 1631... Il n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de souche
auvergnate.

                   *       *       *       *       *

Pascal: le Puy-de-Dôme?

Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience du vide, qu’il fit
exécuter sur la montagne natale, qui incline à cette confrontation de la
nature du sol et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est
toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation volcanique. Chaque
paysage est un état d’âme? Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme.
Comment? où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, cratère
sublime où se penchent notre admiration et notre angoisse, comme nos
regards plongent aux gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres
et de scories... A des milliers de siècles d’intervalle, matière ou
pensée, il semble que ce soit la même lave ardente qui ait fourni les
assises et les paliers successifs des monts ou de la foi en éruption:
dans leur chaos frénétique, les _cheyres_ des environs de Clermont sont
des champs d’inconnu et d’épouvante pareils aux espaces de doute, de
détresse et d’emportement où, «seul des Jansénistes, Pascal a éclaté».
Par de mêmes gradins violents et puissants, la contrée et l’homme
escaladant vers le ciel, vers les cimes, des rochers au front
impénétrable sont émouvants d’orgueil et de mystère, comme des phrases
abruptes des _Pensées_ ont la beauté des arbres foudroyés et des blocs
erratiques...

Certes, il est aisé de composer le parallèle qui accorde la fougue
pressante et la fièvre de certitude et la splendeur tumultueuse du génie
de Pascal au rythme farouche de la montagne auvergnate, montant à
l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, miraculeusement
immobilisée, sous les aspects de la plus furieuse tempête.

Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons dans Pascal. Au cœur de
son œuvre et de sa vie, bien détachées de l’Auvergne, intimement, il se
révélera tout auvergnat authentique.

                   *       *       *       *       *

N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique qu’il entend triompher
de toutes les résistances de l’athée, du sceptique, de l’indifférent?
L’intérêt n’a pas prise que sur les seuls auvergnats; tout de même, ils
sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations hasardeuses.
Gagner l’éternité _pour un jour d’exercice sur la terre_ serait assez
dans leur manière. Résoudre le problème de la destinée, au moyen du
_pari où il y a tout à gagner, rien à perdre_, c’est d’un pur auvergnat,
fidèle au bas de laine et aux placements de père de famille.

Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a que faire, en somme;
la foule de nos compatriotes rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier.
Où Pascal peut les toucher immanquablement, c’est quand, revenu de ses
vols hardis à des hauteurs immensurables, son esprit se pose au plus bas
de nos chemins terrestres pour y faire rouler--sinon la brouette,
découverte bien avant lui,--au moins la _vinaigrette_, sorte de
voiturette à deux roues traînée par un homme, la voiture à bras qu’on
appelle roulette et aussi _brouette_, d’où la confusion. Ne doit-on pas
encore à l’auteur des _Provinciales_ l’innovation du transport en commun
des voyageurs par voitures publiques à itinéraires fixes, bref,
l’inventeur de l’omnibus? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants,
épris de réalisations immédiates. Sans doute, de mêmes formules et
combinaisons auraient pu provenir d’autres cerveaux du Nord ou du Midi?
Pourtant, on serait plus étonné de trouver chez Dante Alighieri ou dans
Bossuet la conversion de l’incrédule par la démonstration de
l’excellence du pari où à tous coups l’on gagne,--ou bien un système de
locomotion à prix réduit... Cela est du tempérament auvergnat. Le
solitaire de Port Royal n’avait pas dépouillé le vieil homme, l’enfant
natif.

                   *       *       *       *       *

Pascal: le Puy-de-Dôme..., j’y reviens quand même: le Puy-de-Dôme, qui
s’offre au regard tout autre de la base à la cime, et non pas seulement
détaché par la tête comme tant de pics des chaînes enchevêtrées les unes
aux autres; Pascal, tout à part, escarpé et sans bords, dans notre
littérature, l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés,
dans leur élan formidable pour s’arracher à la terre et monter déchirer
les voiles de l’espace et de l’inconnu...

                   *       *       *       *       *

Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante ascension vers la
lumière éloignait, à chaque heure, davantage, de notre existence dans
l’ombre de la vallée... Le _patois_, le _pays_, que tout ceci était
infime à son regard ébloui d’infini... Quel désastre, d’ailleurs, si le
patois eût trop retenti à ses oreilles d’enfant, et si «la campagne qui
semble entrer de toute part dans la ville» lui eût masqué les étendues
où devait planer sa torturante curiosité! Passons. Je me prendrais à
haïr nos innocents patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre
l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme spontanée, et
suprêmement définitive. Je me prendrais à détester la petite patrie,
dont le culte étroit jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant
à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste destinée, priver
la France d’incomparables chefs-d’œuvre, le monde d’un monument
unique...

                   *       *       *       *       *

Le patois, notre cabrette, nos bourrées,--quel piètre divertissement
pour un Pascal qui condamnait tous les divertissements...

L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe:

  «Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde ni que
  moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne
  sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette
  partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur
  tout et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. Je vois
  ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve
  à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis
  plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps
  qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre
  de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je
  ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un
  atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout
  ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais ce que j’ignore
  le plus est cette mort même que je ne saurais éviter...»

Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple du haut des
crêtes escaladées... On a gravi, par les ténèbres, pour arriver au lever
du soleil... Voici l’aube et le matin...

On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour encore... Mais le sang
bat plus vite aux tempes. La vue se lasse de fouiller l’horizon... Il
faut se replier, le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et de
silence.

                   *       *       *       *       *

On n’habite pas les sommets: il faut descendre de la montagne et de
Pascal...




CHAPITRE XVII

De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille, d’Aigueperse.--Pierre de
Nolhac.--Les voyages du citoyen Legrand.--L’individu expliqué par le
pays.


Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, Clermont-Ferrand et
Rueil, ce n’est point de ma faute si les distances s’abolissent et si de
tels rapprochements s’opèrent... Détournés des âpres sommets, nos
regards vont errer sur la riche et fruiteuse Limagne... Quel sera notre
guide? Jacques Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le
chancelier de l’Hôpital; Jacques Delille dont la mère eut parmi ses
aïeules une l’Hôpital et une Pascal; Jacques Delille, l’un des hôtes les
plus brillants de la Malmaison, et qui en versifiait le _Ruisseau_ avant
la Révolution:

        Parmi les jeux que pour vous on apprête,
    Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau
    Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite,
    Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau,
        Vienne s’unir à cette aimable fête:
    C’est à vous que je dois le destin le plus beau.
    Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées,
    Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées:
    C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux,
        Ont augmenté les trésors de ma source,
              C’est vous qui, dans leur course,
        Sans les gêner, avez guidé mes eaux.

La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes de Voltaire,
qui poussait J. Delille à l’Académie où il fut élu à trente-quatre ans:
mais le Roi le trouva trop jeune; il fallut un second vote, en 1780. Le
_dupeur d’oreilles_,--comme il fut surnommé pour son habileté à séduire
ses contemporains par les récitations qu’il faisait de ses vers,--n’a
plus guère de lecteurs.

Sa manière froidement descriptive apparaît comme le plus vain des
exercices prosodiques. Cependant, par un jour où nous traversons
l’heureuse contrée d’où Jacques Delille s’élança pour une carrière si
retentissante, nous devons lui tenir compte, dans la disgrâce actuelle
de l’opinion, de ce que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la
mode et des grands ne lui firent oublier les vieux parents demeurés au
pays, ni le cher paysage de son enfance:

    O champ de la Limagne! ô fortuné séjour!
    Hélas! j’y revolais après vingt ans d’absence;
    A peine, le Mont d’Or, levant son front immense,
    Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,
    Tout mon cœur tressaillit; et la beauté des lieux
    Et les riches coteaux, et la plaine riante,
    Mes yeux ne voyaient rien; mon âme impatiente,
    Des rapides coursiers accusant la lenteur,
    Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur.
    Je le vis, je sentis une joie inconnue.
    J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue,
    En foule, s’élevaient des souvenirs charmants.
    Voici l’arbre, témoin de mes amusements;
    C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine
    Effaçait mes palais dessinés sur l’arène;
    C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,
    Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau.
    Un rien m’intéressait; mais avec quelle ivresse
    J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse,
    Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants,
    La femme dont le lait nourrit mes premiers ans
    Et le sage pasteur qui forma notre enfance!
    Souvent je m’écriais: Témoins de ma naissance,
    Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,
    Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs.

Avec plus de sincérité et de charme,--de nos jours, M. Pierre de Nolhac
marque sa tendresse filiale aux mêmes horizons. Conservateur des
magnificences de Versailles, historien de Marie-Antoinette, l’auteur des
poèmes _de France et d’Italie_ consacre de fidèles _Juvenilia_ à
l’Auvergne:

    Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées,
    Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux,
    Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées,
    De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux;
    Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères,
    Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères,
    Et tes horizons faits pour le repos des yeux.

    Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore
    Enroulent en passant les nuages houleux.
    Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore,
    Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux;
    Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques
    Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques,
    Tes cratères muets où dorment les lacs bleus.

    J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes
    Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal:
    J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes
    D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal.
    L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace,
    Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race
    A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal.

    Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques,
    Il sait confusément que ton sol enchanté
    A jailli le premier des océans antiques
    Et que le feu cruel a servi ta beauté:
    Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles,
    Tes soixante volcans, comme autant de mamelles,
    Symbolisent ta force et ta fécondité.

    O Terre, où chaque pli cache une cicatrice,
    Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi,
    Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice;
    Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi;
    En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes,
    L’exemple et le conseil de tes horizons roses:
    Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi...

De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède d’autres
témoignages, moins suspects que ceux de ses enfants poètes--qui eussent
célébré pareillement quelqu’autre berceau de leur naissance,--comme ils
ont glorifié de tout leur effort des sites plus fameux de l’art et de
l’histoire... La Limagne a conquis le citoyen Legrand, moins tendre à
l’ordinaire. Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève des Jésuites,
puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à la suppression de la
Compagnie. Épris de vieux langage, il recueille ou traduit des
_Fabliaux_ et Contes des XIIe et XIIIe siècles. Puis, il s’avise--cela
n’a pas vraiment changé--qu’il paraît beaucoup de livres de voyages «de
Suisse, d’Angleterre, d’Italie, de tous les États du monde, enfin! et
jamais de voyages de France.» M. Legrand d’Aussy n’avait, d’abord,
d’autre dessein que d’aller voir son frère, qui habitait passagèrement
Clermont. La visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en 1788.
D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand: _Dans la ci-devant haute
et basse Auvergne_, paru l’an III de la République Française. Après
quoi, il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits français à la
Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand d’Aussy mourra membre de
l’Institut.

Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, c’est le coup de foudre.
Il n’y va pas par quatre chemins, en Auvergne, mais par un seul:

  «L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra d’abord un
  voyageur, sera pour lui ou une contrée hideuse, ou un pays magnifique.
  Y entre-t-il par l’est, par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que
  montueuse, âpre et sauvage; il hâte ses pas pour en sortir et n’y
  pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de Paris ou du
  département de l’Allier: tout change; il admire, il envie; c’est la
  ci-devant Limagne qu’elle lui présente, cette Limagne, l’un des plus
  fertiles, ainsi que l’un des plus agréables cantons de la République
  et dont jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge.»

Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au IVe siècle, Sidoine
Apollinaire disait de cette contrée que sa beauté donnait au voyageur le
dégoût de sa patrie: _quod hujus modi est ut semel visum advenis multis
patriæ oblivionem sæpe persuadeat_. Grégoire de Tours a noté les regrets
du Roi Childebert, contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir
du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir: _dicere enim erat
solitus rex velim unquam Arvernans lemanem, que tantâ jucunditatis
gratiâ refulgere diditur oculis Cernere_. Le concitoyen voyageur ne se
lasse pas d’admirer. Comme Argus, il eût voulu être tout œil. Son
enthousiasme résistait malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, où
son opinion se rencontre avec celle de Fléchier pour trouver la ville
lugubre et sombre. Ce n’est qu’une première impression, contre laquelle
il se hâte de réagir:

  «Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente société... Dans
  cette ville dont l’extérieur est rebutant, tu verrais trois promenades
  publiques qui, malgré leur peu d’étendue, offrent, vers différents
  points de la Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse.»

La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. Il ne veut pas que,
malgré les apparences, l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il
n’admet pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée comme
d’autres penchent à le croire, à ne produire que des maçons, des
chaudronniers, des tailleurs de pierre. Ainsi, d’Ormesson

  «a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme _vifs_ et
  _industrieux_, tandis que, selon lui, ceux de Limagne sont _pesants_,
  grossiers, et _sans industrie_... Cependant... Je vois que la partie
  des montagnes, quoique douée par la nature _d’esprit_ et _de
  vivacité_, c’est-à-dire de génie et d’imagination, n’a pourtant à
  revendiquer dans ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour
  Vic, Mainard pour Aurillac; et que tous les autres appartiennent à
  cette Limagne où les esprits sont, dit-on, _pesants_ et _grossiers_; à
  cette Limagne qui n’est qu’une faible partie de la contrée. C’est à
  celle-ci que la littérature et les sciences doivent: Domat, l’Hôpital,
  Thomas, Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les auteurs
  vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, en même temps,
  que dans le nombre des personnages dont je viens de citer les noms, il
  n’y a pas un seul artiste; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une
  partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort jeunes, et ont
  toujours demeuré loin d’elle.»

Une autre observation curieuse est formulée:

  «C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes provinces de
  France, celle qui a produit le moins d’artistes, c’est de toutes aussi
  celle qui a donné au royaume le plus de chanceliers. Témoin:
  Saint-Bonnet, référendaire sous Sigebert III, roi d’Austrasie;
  Gerbert, chancelier de France, sous Hugues Capet; Pierre Flotte et
  Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel; Rodier, sous
  Charles-le-Bel; de Vissac et Guillaume Flotte, sous Philippe de
  Valois; Aycelin de Montaigut, sous le roi Jean; Giac, sous Charles VI;
  du Prat et du Bourg, sous François Ier; L’Hôpital, sous François II et
  Charles IX; enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII...»

Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le pays:

  «L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, des fibres peu
  irritables et devant avoir, par conséquent, peu de sensations, il est
  naturellement froid et sérieux. Pour le tirer de cet état
  d’engourdissement et d’apathie, il lui faut des émotions fortes; aussi
  ne connaît-il ni tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et
  amusements divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements dont les
  habitants sont renommés par la pétulance ou la vivacité de leur
  caractère. Tout cela serait insipide pour lui. Mais, quand il est ému
  il l’est plus profondément, plus longuement qu’eux; et presque
  toujours son affection dégénère en passion violente. Habituellement
  froid et triste, mais sujet à des orages terribles, on dirait que les
  qualités de son ciel sont devenues les siennes.»

Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout retentissant de la foudre
et sillonné d’éclairs!




CHAPITRE XVIII

Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de Champfort.--De la _jeune Indienne_ à
la Révolution.--_Guerre aux châteaux, paix aux chaumières._--Champfort
peint par Chateaubriand.


Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse Limagne pour
monter à Royat, où, dit-il:

  «On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont dévoués à
  l’habiter... Royat est renommé à Clermont pour ses fruits et ses
  fontaines; mais il était difficile de donner à ce village un
  emplacement plus horrible... C’est surtout dans la partie basse de la
  gorge, dans celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on
  éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées des deux côtés
  par des massifs de basalte coupés à pic, sont comme dans un précipice.
  Pour y voir le ciel, il faut lever la tête, et porter les yeux au
  zénith... Au milieu de toutes ces horreurs...»

Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, et il ne revenait pas
des tropiques. Sans quoi, il eût apprécié différemment la retraite
d’ombre, de fraîcheur et de mystère qui s’offre, par le ravin de la
Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville d’eaux, à quelque
demi-heure des sources de Fontanat. Par là, était l’auberge savoureuse
et discrète où venait expirer la vague épuisée des musiques du casino.
On n’y entendait guère parler de «tirage à cinq» ni de résultats du
traitement et du régime. Il n’y montait que des amateurs de bonne chère
assurés d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que des
artistes épris du site, et fuyant la contrainte des hôtels mondains.
C’était aussi un calme refuge d’intimité et de rêve... D’ailleurs,
l’endroit avait été fréquenté d’amants illustres, d’un général qui
bouleversa l’opinion française, et qui finit par un coup de revolver, en
terre d’exil, sur la tombe où l’avait précédé sa compagne inoubliée...
Qui se les rappelle aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque
et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, à la rubrique des
accidents du cœur.

Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière de sentiment et de
volupté où, finalement, les histoires de chacun ne diffèrent guère de
celles du voisin, tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi,
n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances d’adolescence ou
d’arrière-saison: «La vie de l’homme est misérablement courte» d’autant
qu’elle ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, en vérité,
depuis que le cœur est ébranlé par l’amour! Mieux vaut ne pas gaspiller
le temps à se souvenir. La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin,
dépose, et de la lie est au fond... et puis:

              ... tous les êtres aimés
    Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.

a écrit Baudelaire.

Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du passé. Ce n’est
pas une terre hantée de rêveries et de caprices; l’air n’y est pas
chargé de romanesque; ce n’est pas une province qui fournisse de suaves
ou farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. L’Auvergne est
rude et chaste. La femme n’y occupe qu’une place discrète, retirée,
matrimoniale. C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, qui,
dans ses maximes corrosives, a écrit: «L’amour tel qu’il existe dans la
société n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux
épidermes.» Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent la fantaisie. Pas
plus que dans Pascal, nous ne trouverons aux pensées de Champfort, d’une
_âpreté dévorante_, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant naturel
(1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt fait, dès la fin du collège,
d’ajouter: de Champfort à son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup
d’importance au nom.)

Un jour, le marquis de Créqui lui disait:

  --Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui un homme
  d’esprit est égal de tout le monde, et que le nom n’y fait rien.

  --Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, répliqua
  Champfort, mais supposez qu’au lieu de vous appeler monsieur de
  Créqui, vous vous appeliez monsieur Criquet, entrez dans un salon et
  vous verrez si l’effet sera le même.

Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.

«Enfant de l’amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux
et malin, studieux et espiègle», tel le peignait un de ses camarades.
Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons où il devait
enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française lui jouait un acte en
vers, _La jeune Indienne_, «_un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de
la facilité et du sentiment_», disait Grimm. On s’étonne, de nos jours,
des efforts des artistes pour approcher la nature: la jeune actrice qui
faisait l’Indienne[47] en habit de sauvage, en longue chevelure,
portait, en guise de robe, une peau _de taffetas tigré_.

  [47] Sainte-Beuve, Champfort, _Causeries du lundi_.

Le public demeura froid. Le public?

--Combien faut-il de sots pour faire un public? demandait le poète
mécontent.

                   *       *       *       *       *

Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres couronnées par
l’Académie, il a des ballets à la Cour, une autre pièce, _le Marchand de
Smyrne_. Il est heureux, plein d’espoirs avec des avantages réels et
positifs: «Je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée
bienfaisante.» Une tragédie, _Mustapha et Zéangir_, lui vaut faveurs et
pensions royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de toutes
parts, on pourrait le croire satisfait? Or, sa pensée a tourné au
sombre. Il n’est pas dupe des apparences. Il est resté Auvergnat, sous
son masque léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet d’abbé,
pour aller aux plaisirs et aux vanités du siècle. Et voici qu’il se
lamente sur le néant d’une existence factice. Les encouragements de
Voltaire, le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements de
Marie-Antoinette, «quatre amies, qui l’aiment chacune d’elles comme
quatre, mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse de
Choiseul,» le Secrétariat des Commandements du prince de Condé, et
d’être logé par M. de Vandreuil, et l’Académie à quarante ans,--tout
cela n’a pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée en lui.
Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent qui n’était pas au
niveau de son intelligence et de son esprit, une fatigue prématurée, la
nécessité de faire figure dans ce monde «qui lui était à la fois
insupportable et nécessaire». Mais que de traits communs aussi avec tant
de nos grands hommes d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants.
N’est-ce pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct de
solitude que n’avait point étouffé le succès de paraître et de briller?
D’une âpreté foncière accrue avec le sérieux de l’âge, il se révoltait
de la tendance que l’on avait à le considérer comme un amuseur de luxe.
Aussi de quelle encre virulente il protestait:

  J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion répandue
  presque partout qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille
  livres de rente est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce
  terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et
  mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma
  société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup
  plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une
  véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait la
  fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis
  trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un
  métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de
  solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout d’un coup par une
  retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas; j’ai
  pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé
  bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs! Vous savez
  que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a
  dit à ce sujet voulait dire: «Quoi, n’est-il pas suffisamment payé, de
  ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le
  plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne
  l’est aucun homme de lettres?»

  A cela je réponds:

  «J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de
  lettres sont épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre
  aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me
  retire...»

Mais cette indépendance matérielle allait lui être ravie. La Révolution
avance, et Champfort va au-devant. Ses pensions sont englouties.
Spectateur de sang-froid, il a des formules saisissantes: _Guerre aux
Châteaux, paix aux chaumières._ Il traduisait la devise révolutionnaire:
Fraternité ou la mort par: _Sois mon frère ou je te tue._

Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et désinvolture:

«_On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau._»

Il demandait à Marmontel:

«_Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions à l’eau de
rose?_»

Il était avec _le peuple neuf_ contre l’ancienne société. Mme Roland le
protégeait, friande de cet esprit qui faisait «chose très rare, rire et
penser tout à la fois». Grâce à elle, il devint conservateur de la
Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le titre et le début de
la brochure: _Qu’est-ce que le Tiers État? Tout. Qu’a-t-il? Rien._ Pour
Mirabeau, il était l’ami le plus inspirateur, «la tête la plus
électrique» qu’il eût jamais connue. Champfort préparait au tribun le
discours contre les académiciens,--lui, qui avait été l’homme d’académie
par excellence, qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et avait
tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, qui n’hésita qu’au
fort de 93, et lui faisait condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave,
qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le mouvement,--sa fougue, sa
sincérité étonnaient Chateaubriand:

  «Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé,
  d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et
  couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer.
  Ses narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de
  la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses
  modulations suivaient les mouvements de son âme; mais, dans les
  derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité,
  et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis
  toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes,
  ait pu épouser si chaudement une cause quelconque.»

Cependant, tant de gages fournis aux maîtres successifs de l’heure, ne
devaient pas sauver de la suspicion démagogique le ci-devant poète de la
_Jeune Indienne_, naguère encore secrétaire de Mme Élisabeth. Arrêté,
relâché, menacé à nouveau, il tente de se faire sauter la cervelle;
l’œil crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les jarrets,
d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, lorsqu’il mourut de
quelque imprudence de son médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13
avril 1794.

                   *       *       *       *       *

Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille France, les
paisibles projets de retraite de l’homme de lettres «qui en avait eu
par-dessus la tête» de la vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal,
il me semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où il n’avait fait
que naître,--enfant du hasard. Avec Champfort, nous voici revenus à
Paris, et rue de Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la
Bibliothèque Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où nous sommes
partis avec Pascal, de la demeure fameuse du Cardinal; Rueil où nous ne
pouvons entrer sans la hantise de l’écrivain des _Pensées_; c’est lui,
plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont de Neuilly où il faillit
être précipité à la Seine, avec son carrosse; l’accident de Neuilly, où
se fit la révélation brûlante par quoi s’exalta son génie.




CHAPITRE XIX

La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de soixante ans.--Endors-toi,
paysan.--_Le jugement de Saint-Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les
bouleaux_.--Le poète de la Dore.--La bonne souffrance.--_A la prière du
soir_.--Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.


«Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet, que quand j’ai eu
le matin la conversation de Champfort, elle m’attriste pour toute la
journée?» Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices et
amies confessait sa soif d’un bol de lait frais--après les propos du
cruel causeur: il y a toujours un peu d’arsenic au fond.

Le tasse de lait? Le contre-poison? R. Michalias,--un poète, qui fut
pharmacien--nous les offrira non loin de la Limagne, au cœur du
Livradois. C’est un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi
s’expliquent dans _Ers de lous Suts_ et _Ers d’uen Païsan_, quelque
afféterie et quelque douceur, si loin de notre Vermenouze, avec qui,
pourtant, s’apparentent si curieusement la vie et la carrière poétique
du félibre ambertois! Même où leur formation littéraire paraît différer
du tout au tout, elle est, au fond, toute pareille.

Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune n’est rentré que sur le tard
au pays, alors que Michalias n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou
voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique de la race:
d’assurer les réalités de l’existence, avant tout. Chevauchant sous les
étoiles, par les sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux,
celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se retirant des
affaires à la tentation d’écrire. Encore Vermenouze s’y était-il essayé
par intervalles, dès la vingtième année. Pour Michalias, la révélation
fut extraordinairement tardive: il ne débuta guère qu’à la soixantaine.

Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier les dons les plus
flagrants de la jeunesse et de l’âge mûr, heureusement associés, la
fraîcheur et l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de
l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra de lui-même aux
chapitres de Vermenouze.

                   *       *       *       *       *

R. Michalias tint boutique de médicaments à Ambert, et son nom reluit en
lettres d’or au-dessus de celui de son successeur, à quelques pas de la
confortable maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste et
d’amateur de jardins. Tout occupé aux soins de sa profession minutieuse,
exclusive de grosses agitations et de longues absences, il dut borner
son horizon aux brèves promenades du géologue et du botaniste. Aussi,
par son commerce incessant avec l’indigène, il conserva l’usage
quotidien du parler local et natal. De là, son inspiration limitée à
quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation précise et
méthodique; ce qui n’empêche pas le pittoresque, le charme, la
tendresse. De là, tant de saveur et de naturel du langage, ou des pièces
de composition un peu apprêtée...

J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler l’œuvre de M.
Michalias, dont la renommée s’est imposée dans le monde félibréen.
Cependant, je n’étais pas très assuré de mon jugement.

Quand je lisais:

  «Ma Dore va, telle une jarretière,--autour des tertres fleuris.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Je nais d’une goutte de rosée...--Une goutte et une goutte font un
  fil,--mais pour coudre avec, il faut le dé--et aussi l’aiguille d’une
  fée.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Entre ses doigts, le fil se fait lien,--le lien se fait
  jarretière,--se fait ruban et même nappe--et s’étale par places dans
  les campagnes.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «A la manière de petites langues, les feuilles,--de l’osier me
  viennent caresser.»

cela me semblait bien maniéré; mais le patois avait un tel goût de
terroir qu’on ne pouvait se méprendre à sa qualité foncière--si
différente de notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage, et de
revenir aux pentes du Forez et du Livradois; car, plus d’une fois, jadis
j’avais parcouru la contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de
Clermont-Ferrand au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu... Mais tous autres
souvenirs étaient écrasés, au surgissement, en ma mémoire, de la
cathédrale romane, des statues, des chapelles sur les brèches et des
dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur le plateau sauvage...

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit de conscience
professionnelle, plutôt sans enthousiasme. Je crois la connaître, notre
Auvergne,--et comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et les
rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils se disposer pour me
procurer quelque émoi inédit? Oh! je ne suis pas de parti-pris, et je
m’entraîne sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit avec
simplicité:

  «On rentre...

  La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles;--maintenant on n’y
  voit qu’à courte distance.--Même des sommets, les crêtes deviennent
  rares...--«Allons _Labri_! Viens-t’en.

  Ramène les moutons, et aboie la _Marcade_.--Vois, moi aussi je prends
  mon sac.--Cours, cours, fais-leur faire demi-tour...--Il faut aller
  manger la soupe.

  Entre deux haies de mûriers sauvages,--bêtes et gens s’en vont par le
  sentier encaissé; les brebis arrachent tout le long--quelque feuille à
  la ronce et y accrochent de leur toison.

  Sous plus de mille petits pieds alertes,--le sable du chemin desséché,
  fait une fumée.--C’est, sur le sentier, tout semblable au lourd
  brouillard qui traîne sur les ruisseaux.

  Ces bœufs, qui suivent pesamment,--la poussière garde l’empreinte du
  pied large et attardé.--De leur lèvre, parfois une bave, tel un grand
  crachat, descend sur le sol.

  Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à l’aise,--suivent
  par derrière; aucun ne parle.--De la bêche ou de la faux, le fer, sur
  leur épaule,--lance par moments un bref éclair.

  Ils traînent bien un peu la jambe:--le soleil, toute cette journée,
  les a roussis par là-bas.--La poussière et la sueur mâchurent les
  joues...--Bah! le lendemain il n’y paraît plus.

  Et la nuit, doucement, arrive, sournoise,--sur les œuvres de
  Dieu.--C’est assez de travail pour aujourd’hui.--Va dormir, paysan, tu
  as rempli ta journée!»

Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur dans les tableaux, de
la variété dans les sujets, du rire frais et de la saine gaillardise
dans certains contes, comme le _Jugement de Saint Pierre_, qui refuse
l’entrée du Paradis à la fille sage:

  «Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule--là-bas? Quelqu’un ou
  quelque chose? Je ne me trompe pas, parbleu,--c’est la vieille
  béguine:

  Qu’as-tu fait pendant ta vie,--de tes _charmes_? Tu ne t’en es pas
  servie...--et cependant il faut des enfants--pour manier les
  faucilles,--pour façonner la terre, et aider au fermier!

  Tu es comme ce vieux bénitier,--là-bas, où tisse l’araignée dans un
  coin, et où personne ne va...--

  «Il n’y a que toi de damnée!--Va prendre pour amoureux--Le diable qui
  s’ennuie...--Allons donc, jolie mariée,--allons, fiche le camp!»

Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les très humbles détails,
devant la mort du paysan!

  «La bêche et l’araire--Je ne puis plus les manier...--Alors mieux vaut
  m’en aller,--si je ne suis rien bon à faire.

  Écoute-moi bien seulement:--En mourant, je suis chrétien,--dis-moi
  quelque messe;--ensuite, tu seras maîtresse--de conduire la maison
  comme si c’était moi-même.

  Mets (_mène_) la chèvre au bouc,--Et la vache (Bardelle) au
  taureau;--Sème le champ de raves,--Tu sais qu’à notre Noire il lui en
  faut pour avoir du lait.

  Et quand ce sera fait,--Tu faucheras le regain et feras les
  semailles.--Ainsi, paisiblement--tu vivras sans rien devoir,--et tu
  viendras à bout de payer notre ferme.»

Et le voici capable du plus délicat attendrissement aux ressemblances de
la pure idylle:


SOUS LES BOULEAUX

  «Le soir, lorsque nous venions tous deux--nous y asseoir, il
  me semble--que nous étions comme deux poussins qui se
  bécotaient,--réfugiés sous l’aile de leur mère.

  La lune, en suivant son chemin,--blanchissait l’écorce d’un
  bouleau:--c’était là le parchemin--sur lequel nous mêlions le T de
  «Thérèse»--et le B de «Barthélemy».

  Mettant à profit cette faible lueur,--c’était un couteau,
  l’imprimeur--de notre petit livre d’amour--épelé dans les bois... et
  je n’en ai guère,--depuis lors, lu de meilleur.

  Maintenant que nous sommes devenus des vieux,--moi et Thérèse, à la
  veillée,--simplement assis près de la bûche allumée,--il nous revient
  parfois devant les yeux ce bon temps sous la feuillée.»

Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias une délicieuse
piécette d’anthologie:


LE PETIT BOULEAU

  «Petite robe blanche et cheveux d’or--du petit bouleau--Il me passe
  quelque chose à travers le corps,--lorsque je vous vois...

  Il me passe quelque chose à travers le corps--parce que je crois voir
  la robe de ma sœur,--la pauvre Thérèse...

  Voir les cheveux de ma sœur--qui n’avait que dix ans,--quand la prit
  la Mort...--Voilà ce que je vois.

  Et qui fait tant frissonner mon corps,--Parce que je crois revoir
  encore ma sœur,--en ce bouleau.»

J’étais charmé et dérouté par cette note aimable et plaintive, en telle
opposition avec le rude accent de la Haute-Auvergne. Le train roulait,
par la nuit glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au matin peu
hâtif de la mi-octobre, vers sept heures; c’était le Livradois qui
s’encadrait par images successives, à la portière--alors que je pensais
continuer ma lecture; c’est la Dore du poète, une souple et gracieuse
rivière à travers les prairies bordées de saules et de peupliers, la
paisible rivière et les calmes arbres de la plaine, sans rien de commun
avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens! Ah! que déjà je
comprenais mieux l’œuvre de M. Michalias!...

Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la gare d’Ambert à
la ville, sans rapport avec nos bourgs farouches, dans leurs aires de
basalte! L’Auvergne de M. Michalias est une autre Auvergne, qui a trouvé
en lui un poète spontané et attentif, un fils pieux qui n’a pas dédaigné
l’héritage ancestral. Ses habitudes d’examen et de précaution lui ont
inculqué le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain et
d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes, une jolie
pénétration. Où nous n’aurions aperçu que le vague aspect de la roche et
de la verdure, il émerveillera nos regards par tel fragment de caillou
où semblent s’être pétrifiés des milliers d’arcs-en-ciel,--que son
marteau savant a fait sauter de quelque bloc enfoui depuis les premiers
âges du monde...

                   *       *       *       *       *

Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer à travers le sol
hermétique, et se perdre, inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation
de la baguette de coudrier!

Une sensibilité de poète, ses dons d’observation, le trésor du vieux
parler ambertois--tout cela aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par
la course ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds du cœur
et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de province. Or, comme une
source longtemps souterraine, la veine poétique a jailli de M.
Michalias, à l’improviste.

Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires, il s’était cassé la
jambe. C’en était fini, pour quelques semaines, des promenades du
botaniste, de l’entomologiste, du géologue... Ce fut la bonne souffrance
où, momentanément sevré d’activité, la méditation fut la seule ressource
du malade.

Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias entreprit de
les classer, comme il avait fait toute sa vie, de son butin d’insectes,
de plantes, de minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme
discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes approbations
félibréennes. Il avait écrit par jeu, pour se distraire: l’amateur se
révélait poète, d’une imprévue personnalité. La philologie s’emparait de
son œuvre, historiquement précieuse par la qualité et la quantité des
matériaux sauvés et rassemblés; non pas des vocables de bibliothèque,
perdus et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure évidée,
mais du patois de plein air, capturé au soleil et épinglé encore tout
frémissant, comme le papillon avec toutes ses couleurs, avant de se
recroqueviller et de disparaître.

                   *       *       *       *       *

La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait fort provoquée. Ses
deux volumes (1904, 1908) n’ont été tirés qu’à une centaine
d’exemplaires chacun, restés hors commerce. Mais nombre de pièces
avaient paru dans les revues décentralisatrices, où elles avaient
conquis l’admiration du Midi.

L’enthousiasme est venu du Nord, aussi: traductions en suédois, par le
Dr Goran-Bjorkman, de Stockholm; en allemand, par le Dr Hans Weiske, de
Cottbus (Brandebourg).

Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide modestie de M. Michalias.
Il continue de produire, mais résiste à publier un nouveau volume. Il a
goûté son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres n’auraient
pas plus de saveur. Il eût pu être majoral d’Auvergne, avec quelque
intrigue, à la mort de Vermenouze, qui l’avait souhaité comme
successeur. Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités. C’est un
sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la calme retraite due au travail
accompli.

Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil tumulte dans la
demeure des grands-parents qui, tout à l’heure, partiront pour quelques
jours chez leur fille et leur gendre,--pas bien loin d’ici... Mais qui
prendra soin du jardin? Car M. Michalias cultive son jardin, un rare
enclos fermé aux regards, derrière la maison. Il y descend à l’aube,
pour découvrir ou sortir les plantes, abritées la nuit. La gelée, ici,
est précoce et meurtrière pour les espèces fragiles. Le jardin de
campagne! avec des planches de légumes, des massifs de fleurs, des
arbres fruitiers; un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis, de
bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers, de touffes de
rhododendrons, entre les murs vêtus de clématites et de glycines, et
coiffés de lilas.

Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et roussi les pétales.
Cependant, le propriétaire nous guide vers «son placard à
chrysanthèmes», richement épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à
la muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche une devanture de
paillasson. Une porte poussée, et voici l’annexe, plus rustique, dont
vient de s’agrandir le discret domaine, maintenant ombragé d’un cèdre
centenaire,--et bordé, à sa frontière reculée, de hauts sapins sous
lesquels gazouille une fontaine...

Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias et sa retraite si
doucement agencée expliquent ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu
dans sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est point de
l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un défaut, une faiblesse de
l’artiste et de l’œuvre,--mais la résultante des suggestions ambiantes;
ce pays de Livradois est tout plaine; la vallée, de tout repos, où
paresse la Dore entre ces deux lignes de montagne sans secousses; par
ici, on est villageois plus que montagnards.

Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias et le différencie d’un
Vermenouze. Je dis bien: l’inspiration. Ainsi arrive-t-il à des
patoisants de nous donner la poésie qui manque trop souvent à la
littérature...

Les chants de M. R. Michalias, ce sont des _Promenades_ et _Intérieurs_,
des _Intimités_... Oui, je songe au François Coppée des humbles choses,
des impressions à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle d’une manière
de sentir et de s’exprimer. Sans quoi il n’y a aucun rapprochement à
faire entre les sentiers, semés d’écailles d’huîtres des barrières et de
la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert.

Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle laideur n’isole de la
grâce environnante des eaux, des cultures, des prés, des bois! Il est
peu d’endroits habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille
traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire, des parages
qui ont cessé d’être ruraux et ne sont pas devenus citadins!

La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou c’est le chemin des champs
qui s’égare dans la ville. La promenade n’est pas une expédition: c’est
le tour du jardin qui se prolonge,--et qui n’en finirait plus, par tant
de séductions agrestes...

                   *       *       *       *       *

Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias, c’est la tasse de
lait,--qui ne conviendrait guère aux palais brûlés de boissons fortes:
l’alouette, la source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du
pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale d’hiver! La
chanson de la fileuse, les contes de l’aïeule! La fuite des jours et des
saisons, scandée par les labours, les semailles et les moissons!
L’éternelle humanité primitive du paysan, asservi à la glèbe du petit
pâtre au gros fermier, de la servante à la maîtresse! Le chant et la
danse d’un dimanche, d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la
monotonie des semaines. Toute une existence attachée, comme une chèvre
au piquet, au clocher natal,--qui ne s’en éloigne jamais que d’une
longueur de corde:


A LA PRIÈRE DU SOIR

  «Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu;--dans l’air, il n’en
  reste qu’à peine un frémissement.--Notre église disparaît dans l’ombre
  du soir,--mais on y allume, c’est l’heure de la prière.

  J’y entre juste au moment où une petite troupe de jeunes
  filles,--ruban bleu sur la poitrine, chante au milieu du chœur;--comme
  moi, vous aussi, vous auriez cru certainement--entendre des oiseaux,
  l’été, perchés sous les ramilles.

  Les cierges font un amas de gouttes autour de la mèche;--le vicaire,
  en surplis blanc, monte en chaire, retire sa petite calotte noire et
  dit la prière--pendant que fume là-bas un encensoir.

  Que voulez-vous? Moi qui suis une espèce de parpaillot,--(je ne suis
  que comme je suis et cependant pas mauvais homme)--de sentir cette
  odeur, d’entendre ces chants et tout le reste--cela me fit quelque
  chose... et moi aussi, je priai un peu».

Enfin, une des caractéristiques du talent de M. R. Michalias, c’est le
mouvement, la justesse du dialogue quelque peu féroce, toutefois, et
excessif comme dans _Funérailles_--quoique ces propos l’auteur les ait
probablement entendus! Mais cela détonne, parmi la verve bienveillante
et attendrie dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les choses
du Livradois.

                   *       *       *       *       *

Comme on l’a vu, ces _chants_ en patois d’Ambert devaient solliciter des
romanisants. M. Michalias s’est pris lui-même à vouloir démonter le
mécanisme de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument servi. Il
a élaboré un _Essai de grammaire auvergnate_, qui n’est pas un modèle de
méthode scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et les
spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique et la morphologie.

Quand même, la recherche est louable, et le résultat précis. Ainsi en
juge, avec autorité, M. B. Petiot:

  «Des exemples nombreux, non composés artificiellement à l’appui d’une
  règle, et, partant, toujours suspects, mais formés de phrases
  familières réellement entendues, nous donnent, mieux que toutes les
  explications et toutes les théories, l’impression d’une langue parlée
  et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie. C’est ici que
  l’auteur, bien servi par sa connaissance des moindres nuances du
  patois, retrouve sa supériorité. J’ai dit plus haut que la syntaxe,
  resserrée en un chapitre de quatre pages, était insuffisante, et c’est
  vrai. Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui est
  spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe; elle est répandue dans
  tout le livre; et, à condition de la dégager des exemples on aura une
  connaissance assez complète de la langue. On ne saurait donc trop
  féliciter M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples; ils
  corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y avoir par
  ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance théorique est
  compensée par la connaissance pratique. Un souhait pour finir: M.
  Michalias rendrait un grand service aux études de patois en composant
  un vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire de
  Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux. Si, dans chaque
  pays, on relevait les mots ou les sens qui ne se trouvent pas dans _le
  Trésor du Félibrige_, on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique
  dans un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que M.
  Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique spécial»[48].

  [48] _Revue d’Auvergne_, septembre 1910.

M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à bout,--comme de
tentatives autrement ardues. N’est-ce pas à lui que les Ambertois
doivent l’initiative de ce reluisant établissement de bains-douches
populaires, tout modern-style, aux gaies faïences de couleur, d’un
aménagement irréprochable, d’une propreté éclatante,--où, pour quatre ou
cinq sous, l’eau est distribuée à profusion à tout venant? La fondation,
émanant d’une Caisse d’épargne prospère, était destinée au public le
plus modeste, à l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par
contre, la population aisée y fréquente en foule. Sans doute, peu à peu,
l’exemple des citadins et des bourgeois entraînera le campagnard et
l’ouvrier. Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront
récompensés de leur effort. Même chose pourrait advenir pour le poète
patoisant, en sens inverse: de retarder la fin du parler ambertois.

De voir «les Messieurs» faire tant de cas du vieux langage naguère
dédaigné et reculant de la ville au village et du village au hameau
arriéré, le paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du français de
hasard ramassé à la foire et au cabaret. De le lire imprimé, il
l’estimera à une autre valeur, comme le seau ou la lampe de cuivre jetés
au rebut et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le flambeau
d’étain, la croix d’or émaillée échangés pour quelque affreux objet «à
la mode»--et devenus introuvables.

M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois, épris du passé et
féru d’hydrothérapie, sans qu’il en résultât d’autre catastrophe que de
la renommée et du bien-être supplémentaire pour le cher pays natal...




CHAPITRE XXI

Des Poètes nouveaux.--Le buste d’E. Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles
et Olivier Calemard de La Fayette.--La Petite victoire de
Samothrace.--Le poème des champs.--Considère...


J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages. Peut-être est-ce
d’avoir traîné mon enfance par la hâve et fuligineuse banlieue que je
n’arrive pas à me rassasier de nature et d’espace! Peut-être, est-ce
d’avoir fabriqué «des vers impressionnistes»,--que j’ai, par l’amour des
contraires, gardé la passion de la poésie--des autres, français et
patoisants... Toujours est-il que je n’approche jamais sans émotion le
recueil d’un poète nouveau. D’abord, ce n’est pas un volume qui se
vende. Vraiment, le poète se donne! Avec le prosateur, si désintéressé
soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous faisons une affaire,
lui, surtout; il demande de l’argent, il touche; et nous en sommes pour
notre dépense.

Des vers, des paysages, voilà qui me tentait; d’autres paysages,--le
Velay voisin--que me vantait chaleureusement Henri Pourrat, dont le
jeune talent affirmé dans les _Films auvergnats_, _Sur la Colline
ronde_, en collaboration avec Jean l’Olagne, enchante les régionalistes,
et mérite de gagner tous les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de
la vie du Livradois,--annexé à la littérature française, dans une langue
robuste, pleine, serrée, aux images hardies, nettes et justes--entre Guy
de Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a trouvé son poète patois
en M. Michalias, ses riverains et les campagnards ressortissants
d’Ambert ont rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat des
conteurs à qui ils doivent de nous apparaître typiques, définitifs,
inoubliables, admirablement _locaux_. Il y a là des mœurs, du
pittoresque inédits; ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre...

Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades autour d’Ambert,
m’entretenait de nature, de littérature, d’art, et de la poussée
industrielle et commerciale de la petite capitale du Livradois, où se
fabriquent des chapelets pour toutes les parties du monde. Le petit
palais cossu de la caisse d’épargne dit assez l’accroissement des
économies que les bas de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais
Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de ses écus. Cet été,
elle honorait, par un buste dû à Constantin Meunier, en place publique,
l’un de ses plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier[49].

  [49] A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury, surmonté du
    buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard a redit ainsi cette
    cruelle destinée d’un génie contre qui s’acharnait la malchance:

    «Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une vieille famille
    Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays natal: depuis son nom,
    à étymologie pastorale, jusqu’à son accent, ponctuant drôlement des
    locutions du crû: «Eh! ma mie!--Ah! bonnes gens!» depuis ses
    houppelandes et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à la
    carrure de son corps replet, surmonté d’une face large et animée, au
    front puissant, au regard incisif. Mais surtout ce qui faisait de
    lui la personnification même de sa race, c’était son tempérament
    volontaire, véhément et combatif, la vie ardente qui bouillonnait en
    lui, et s’épanchait, tantôt en une verve comique intarissable,
    tantôt en une tendresse effrénée; c’était enfin son inspiration,
    affirmant dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de _vivre_.

    «Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle
    Destinée:--toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite de
    malchances broyant peu à peu sa volonté tenace. D’abord, sa vocation
    musicale fut contrariée; il dut faire du droit pour obéir à son père
    et ne put étudier son art qu’à moments perdus, au gré des loisirs
    que lui laissaient ses occupations au Ministère de l’Intérieur
    (1862-1880). En 1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier;
    libéré du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire
    auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille
    artistique et menant le bon combat wagnérien: Chabrier fut un de
    ceux qui contribuèrent à la victoire; il en retira le bénéfice de se
    faire connaître autrement que comme auteur d’opérettes, et Lamoureux
    lança sa rhapsodie _Espana_ qui eut la fortune que l’on sait. Mais à
    cette époque commença le calvaire de _Gwendoline_; cet opéra, qui
    fut l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps,
    de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la première
    représentation de _Gwendoline_ avait lieu... à la Monnaie de
    Bruxelles. Mais la malchance persistait: à peine _Gwendoline_
    triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique, que le directeur
    de la Monnaie faisait faillite. Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre
    fit le tour de l’Allemagne, le tour de France, mais toujours sans
    pouvoir forcer les portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait
    besoin de gloire et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre
    d’un art plus accessible au public: _le Roi malgré lui_. Accueillie
    avec faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine installée
    (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après, devenait la
    proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce nouveau revers,
    Chabrier voyait encore un avenir brillant devant lui: les
    représentations de _Gwendoline_, quoique étrangères à Paris,
    l’avaient décidément rendu célèbre; partout il était recherché,
    fêté; en juin 1886, ses compatriotes s’étaient honorés de le
    recevoir et de lui faire présider un concours musical qui avait lieu
    à Clermont-Ferrand, et ce fut le retour triomphant au pays natal,
    dans l’apothéose d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal
    du _Roi malgré lui_, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre,
    pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la suprême
    expression de son génie: _Briséïs_; il ne put achever cette
    entreprise; l’épuisement paralysa peu à peu ses facultés, usées par
    de trop grands efforts, par les déceptions, par la vaine attente de
    voir représenter _Gwendoline_ à l’Opéra. Cette consolation, il l’eut
    à peine: quand _Gwendoline_ parut enfin sur la scène de l’Académie
    Nationale de musique, le 27 décembre 1893, la raison de Chabrier
    était trop affaiblie pour qu’il pût se rendre compte clairement de
    ce qui se passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13
    septembre 1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever
    _Briséïs_.

    «L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes de son
    génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit hilarant, d’un
    pittoresque grouillant ou d’une grâce légère, elle nous offre à peu
    près les seuls exemples qu’on ait de ce que pourrait être la musique
    humoristique, c’est-à-dire, par opposition avec la vile opérette,
    une musique qui tirerait tout son effet comique de moyens purement
    artistiques: non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du
    rythme, de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la
    trilogie humoristique des _Cochons roses_, des _Petits canards_ et
    des _Gros Dindons_ est un pur chef-d’œuvre; mais il faut citer
    aussi: dans la note surtout comique, l’opérette de _l’Étoile_; dans
    la note surtout pittoresque, _Espana Habanera_, _Joyeuse Marche_, la
    _Bourrée fantasque_, les _Valses Romantiques_, et la plupart des
    _Pièces pittoresques_; dans la note spirituelle et légère,
    _l’Éducation manquée_ et le _Roi malgré lui_. Tantôt encore, l’œuvre
    de Chabrier nous fait entendre les accents de l’héroïsme, d’un
    héroïsme rude qui lui est bien spécial, et c’est _Gwendoline_, et ce
    sont les rôles de chrétiens dans le fragment de _Briséïs_. Tantôt
    enfin--et c’est peut-être là qu’était la note la plus intime de
    Chabrier,--sa musique nous traduit une tendresse infinie, parfois
    éplorée; elle est une caresse enveloppante, elle exprime la vraie
    nature de son âme, qui était toute «d’effusion affectueuse», suivant
    le mot de Vincent d’Indy: telle est l’inspiration de quelques
    «pièces pittoresques» comme l’émouvant _Sous-bois_, de la plupart
    des romances, _l’Ile Heureuse_, le _Credo d’amour_, _Toutes les
    fleurs_, _Tes yeux bleus_, etc., de la _Sulamite_, et de presque
    tout le premier acte de _Briséïs_.

    «Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement
    reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux
    enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements insolites de
    timbres, dans l’orchestration, créent une atmosphère musicale qui
    lui est bien propre. Certes, il n’a rien inventé, à proprement
    parler, en fait de technique musicale; mais, par la hardiesse de son
    harmonie et de son instrumentation, il a eu la plus large part dans
    cet affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école
    moderne. En maints passages de _Gwendoline_, et surtout dans la
    _Sulamite_ et _Briséïs_, on sent déjà très nettement l’esprit dans
    lequel seront conçues les œuvres de Debussy et de ses disciples.»

Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat me citait Olivier
Calemard de La Fayette... Un jeune, et qui n’est plus, et que
j’ignorais... On peut suivre un temps, à travers les petites revues, les
générations qui montent... Et puis, l’on perd le contact... On ne peut
tout lire... Il faut qu’un nom éclate, en fanfare retentissante, pour
frapper nos oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant que
chaque année nous découvre des princes et des lauréats du vers et de la
prose par douzaines.

                   *       *       *       *       *

Olivier de La Fayette! M. Henry Pourrat m’en parlait avec transport, me
communiquait des articles récents, à propos de la stèle commémorative
élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de pousser jusqu’au
Puy et de m’y arrêter. Je connaissais la région, inséparable de
l’Auvergne. Du moins, je croyais la connaître. Je la vis comme
renouvelée, plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante
et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les champs et les monts naguère
accablés du plus morne silence...

Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains si lents, qui
s’arrêtent partout,--et voilà qui suffit à mon bonheur, et je marquerais
la journée d’une pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de
lave sombre.

                   *       *       *       *       *

Olivier Calemard de La Fayette... Il naquit au Chassagnon (Haute-Loire),
le 27 août 1877; il y mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le
_Rêve des jours_, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909, ont fait
paraître son volume inachevé: _La Montée_, avec des fragments de prose,
et quelque correspondance. Mais comment ne point être conquis et
bouleversé tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand sa voix s’est
tue, celui qui écrivait de tels vers, dont M. Pierre de Nolhac a dit si
bien: «Le jeune génie d’Olivier de La Fayette ressemble à cette
_Victoire de Samothrace_ qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment vers
le ciel; toutes les puissances de vie sont en elle; mais ses grandes
ailes sont à demi brisées, et nul ne saura jamais les lignes admirables
de son visage mutilé.»


_A ma petite Victoire de Samothrace_

    J’invoque, le soir, quand ma lampe luit,
            Ta chair mutilée;
    Et j’entends sonner le farouche bruit
            De ton envolée!
    J’entends dans les cieux profonds et vermeils
            Où l’astre ruisselle,
    Avec l’harmonie ivre des soleils,
            L’écho de ton aile!
    Et je vois fleurir, sous les doigts du soir,
            Aux plis de tes voiles,
    Pour illuminer ton large essor noir,
            Des reflets d’étoiles!
    Ma chair douloureuse est rivée au sol,
            J’en souffrais de honte.
    J’ai pleuré d’orgueil d’avoir vu ton vol
            Qui passe et qui monte!
    Et voici mon rêve... Emporte-le moi
            Vers ces ombres roses...
    Il veut savourer la gloire ou l’effroi
            Des apothéoses!
    Car ton aile ouverte a fait tant de vent
            Sur sa face pâle,
    Qu’il n’apaisera sa soif qu’en buvant
            Toute la rafale!

Je parcours les comptes rendus de l’inauguration du monument que Le Puy
a élevé le 30 juin 1912 à Charles et à Olivier Calemard de la Fayette.
Car le grand-père a laissé un _Poème des champs_, fort estimé de
Sainte-Beuve. Il avait fait partie des cénacles romantiques, ami de Th.
Gautier, d’Arsène Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira dans
sa terre:

    Celui qui, dédaigneux des haltes et des trêves
            Se complut aux fureurs,
    Apaisé, repentant, dans les grands bois qu’il aime,
    Vint se cacher, obscur et laboureur lui-même,
            Parmi les Laboureurs.
    Sans regret ni souci de la bataille humaine,
    Par la famille à naître et par le vieux domaine
            Aux longs devoirs lié,
    Fidèle au sol béni que la sueur féconde,
    Pour les humbles bonheurs il a fui loin du monde
            Oubliant, oublié.

Par les quelques fragments des journaux, il est facile d’apercevoir que
le petit-fils, touché d’autres inquiétudes morales et religieuses,
souffre de ne pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul:

    Si pourtant,--car la vie évolue et rayonne
    Sous la forme qui se dessèche et qui périt--
    Quelque Rêve affligeait tes vieux espoirs, pardonne
    Les mots que tu n’aurais pas dits!

    C’est la même rivière, en de nouvelles rives,
    Qui coule reflétant, pure, les fleurs du bord,
    Et par les soirs profonds et bleus, la clarté vive
    Des étoiles, à l’horizon de nouveaux ports.

    J’ai souffert, j’ai souffert de n’être plus toi-même.
    Pourquoi faut-il que l’eau déserte la montagne?
    Ta vie était immense et j’aimais ton poème...
    Que ton cher souvenir me garde et m’accompagne.

Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la terre et le ciel
_d’Auvergne_, _des Cévennes_, _du Velay_, _de la Limagne_, auxquelles il
dédie une grande partie de son volume... Mais il dépasse vite: «La
profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient satisfaire, même un
instant, le désir de l’infini, que pourtant elles avivent.
L’inconscience de la matière suffit à nous rendre plus étrangère que son
indifférence même.» Ainsi argumente le poète, à propos d’une de ses
inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus tôt du décor étroit des pays et
des saisons, à la poursuite du Mystère que ne lui masquent pas
d’éphémères apparences:

    Les feuilles, cette année, étaient trop vigoureuses,
    Encore pleines de sève au moment des gelées;
    Et l’hiver a surpris ces pauvres malheureuses
    Qui grelottent déjà sous les nuits étoilées.

    Nous n’aurons point les belles feuilles de novembre
    Qui tombent lentement, une à une, en silence...
    Feuilles d’automne, feuilles rouges, feuilles d’ambre,
    Tournoyantes dans l’air calme de somnolence.

    Nous n’aurons pas les belles feuilles mordorées,
    Les feuilles sans regret qui tombent d’être mûres...
    Le vent brutal arrachera ces éplorées,
    Et le bois douloureux aura de longs murmures,

    Où de la tige saine à la pointe roussie,
    La mort prendra soudain la feuille bien vivante...
    --Entends dans la forêt ces frissons d’épouvante...

... Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces arbres, à ces bois
roux dont il invoquait la muse! Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu,
le lac de Malaquet, quelle communion d’or et de flamme,--qui semble
processionner vers le Puy, vers la stèle du poète... Avec les bouleaux,
les peupliers, les hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont
je ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous les rouges,
toutes les pourpres, tous les carmins de la palette, du feu, du corail,
de la chair, des pierreries, des fleurs, des aurores et des couchants.
Comment avec des mots redire l’apothéose de cette fin d’après-midi
d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus qui, par tant d’arrêts,
peut-être, voulait témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces
merveilleux parages! Nulle part encore, je n’avais assisté à pareille
féerie, à si outrancière et délicate débauche de couleurs et de nuances,
du vinaigrier éclatant comme un brasier d’incendie parmi les verts
sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs d’ambre, laissant tomber
des jaunets de cuivre clair comme la menue monnaie de ce fabuleux
inventaire de la fin des beaux jours! Mais à grands seaux de ténèbres,
la Nuit va noyer ces flammes précaires, ces feux rapides de la forêt
éphémère.

    Ah! garde en toi ce ciel immobile et si doux
    Sur le mauve horizon de l’Automne qui meurt,
    Déjà le val profond fait monter des vapeurs
    Au front du Soir fragile et qui tombe à genoux!

La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne se satisfait pas des
spectacles de la nature environnante. Il aimait les paysages de la
contrée natale. Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte
atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait sa pensée, comme
tourmentée de l’angoissante échéance:

«J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses...» dira-t-il, en cet
admirable poème du _Bourdon_, du symbolique insecte dont il suit
nostalgiquement l’évasion vers le ciel!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Une odeur de résine alourdit le sous-bois
    Où craquète l’aiguille jaune; et, chaque fois,
    Que je resonge, ô jour, à cette solanée
    D’où monta le bourdon brutal vers la clarté,
    Je sens, ivre d’un vain désir d’immensité,
    Battre en ma chair pesante une aile emprisonnée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    D’une touffe de peluche,
    D’un paquet d’herbes moussu,
    S’élevaient des chants de ruche,
    Des appels sourds et confus.

    Devant moi, je crus entendre,
    Douloureux frémissement,
    Je ne sais quel désir tendre,
    De l’immense firmament,

    Et je cherchais dans la mousse
    Près des brins d’or velouté,
    Quelle vie obscure et douce,
    Voulait boire à la clarté.

    Sous la mauve solanée,
    Aux macules de sang noir,
    Une bête emprisonnée
    Qu’on pouvait à peine voir,

    Bourdon frêle, ombre velue,
    Captif grave, plein de nuit,
    Tout emmaillotté de glue,
    Murmurait l’étrange bruit.

    Patte prise, ailes collées,
    Il était beau, l’être lourd,
    Dans l’effort de l’envolée,
    Vers la joie et vers le jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Vers les saules d’étain vibrent les guêpes claires...
    Midi chaud fait saigner la lèvre des glaïeuls...
    On entend des bruits d’eau sous les calcéolaires,
    Et la chanson des abeilles dans les tilleuls.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ton vol frappe l’air tiède et tressaille si vite
    Que tu ne peux monter vers la vie éperdue
    Qu’en t’agrippant aux brins jaunis des fleurs moussues
    Que la brise d’été, pleine de baume, agite.

    Mais, soudain, l’aile ardente a trouvé l’équilibre;
    Il s’élève, emporté vers quelque but fatal,
    Sur les agneaux dorés, bleus dans l’ombre du vol,
    Et sur les hauts taillis, odorants, dans l’air libre;

    Et sans voir le ruisseau ni les aulnes mielleux
    Où les martins-pêcheurs sont des joyaux qui passent,
    Il monte conquérant candide de l’espace,
    Pèlerin puéril des lourds infinis bleus,

    Dépasse des bouleaux la feuillaison penchante,
    Rayonne en prismes et bourdonne éperdûment,
    Et croyant que ce bruit, c’est tout l’été qui chante,
    Confond la vie entière à son bourdonnement.

    Ah! Campanule, ouvre à mourir ton urne noire,
    Et toi, goutte-de-sang, ton cœur d’amour! Les cieux
    L’appellent. L’astre luit et brûle; il veut y boire,
    Loin du parfum d’en bas qui rampe... Insoucieux

    De tout un champ d’iris qui tend ses fleurs de soufre,
    L’être clair, qui se croit l’âme du jour vermeil,
    Ébloui, transparent, rose et mauve, s’engouffre
    Dans la corolle incandescente du soleil!

_La Montée!_ C’est vers par vers qu’il faudrait suivre l’ascension
passionnée du poète:

    Vérité! Vérité! je t’aurai tant nommée,
    Je t’aurai tant voulue et t’aurai tant aimée
    Que tu dois vivre un peu sous l’obscure ramée.

La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en l’espoir de la société
future où, la matière vaincue, les hommes connaîtront la fin des labeurs
ingrats; comme dans le _Rêve des Blés_. Mais le passage en ce monde est
bref:

    Les saisons cueilleront la feuille qui se dore
    Et quand la neige lourde aux grands épicéas
    S’écroulera d’un coup sur le cerveau sonore,
    L’écho long du sol creux ne m’éveillera pas.

D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature tout ce qui lui vient
d’elle:

    --Oh! vois-tu, ce que je t’ai pris à toi, Nature,
    Ces longs sommeils dorés au flanc du val,
    Ces silences devant tes monts aux lignes pures,
    Ces frissons si profonds qui m’ont fait tant de mal.

    Ces yeux bleus étonnés des teintes de l’automne
    Sous les érables fraternels prompts à gémir,
    Ce pouvoir de fixer la couleur que tu donnes
    Au ciel d’héliotrope où le soir va mourir...

    Tout cela, tout cela, tu peux me le reprendre,
    Car, si j’en fis du songe et de vaines douleurs,
    Le temps silencieux en ferait de la cendre,
    Et, toi, tu sais, dans l’ombre, en refaire des fleurs.

    Voici ma chair, mes sens, ma vie et ma tristesse,
    Tout ce que j’ai subi, sans l’avoir désiré,
    Et ces vagues langueurs et ces troubles ivresses,
    Dont j’ai bu le vertige, en le croyant sacré:

    Emporte... Un seul désir purifia mes heures,
    Que je ne veux pas rendre et ne puis te devoir,
    J’en ai voué l’image à tout ce qui demeure,
    Et qui n’est pas venu des souffles de ton soir...

Du poète de _la Montée_, je ne voulais que citer quelques strophes, pour
prêter leur musique à ce décor sublime, vers le plateau de la
Chaise-Dieu. Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette, d’une
telle inspiration, n’est pas de celles où l’on découpe le refrain léger
qui se suffit et suffit souvent pour caractériser la manière, les
tendances, le talent d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé,
une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les noms de Maurice de
Guérin, de Sully-Prud’homme, d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait
en prononcer d’autres. Toutes les possibilités étaient dans ce jeune
homme, marqué de génie, il faudrait toute une étude pour analyser le
développement ardent de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il
faudrait des pages et des pages pour le situer parmi la génération, dont
il se rapprochait par quelque symbolisme, mais dont il s’éloignait et
qu’il domine par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des bons
troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse. Il était ennemi
des techniques étroites. Son vers est abondant, lyrique et solide,
harmonieux, précis, direct. _La Montée!_ Jusqu’où ce vertigineux enfant
n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait encore:

    O mon âme! Étrangère en ta propre demeure
    Tu parcours tout mon être, étonnée et craintive,
    D’avoir en vain cherché la raison de ton leurre...
    Ta nostalgie inconsolable de captive
    Se mêle au temps muet qui coule, heure par heure,
    Dans le morne océan sans écume et sans rive...

Pourtant:

    Tu sens à ton amour pour la Vie, ô mon Rêve,
    A ton amour pour la musique et pour les êtres,
    Qu’il n’est rien qui commence en toi, rien qui s’achève.
    Le rythme universel te guide et te pénètre,
    Les germes éclosant des graines que tu sèmes,
    Et tout se lie autour de nous, et sur toi-même...
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ah! se sont-ils trompés pour jaillir et verdir
    Les surgeons souterrains à la tête rosée
    Dont l’effort végétal est presque du désir?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Sous le rouge soleil et la lourde rosée,
    Hors des terreaux profonds et mouillés, vers le jour,
    Chaque feuille argentée ouvre un jeune velours,
    Et, dans la brume lumineuse et reposée,
    Chaque fragile tige a des gestes d’amour...

Ainsi, des _Étoiles_ sa vision retombait à la terre natale, dont il
restituait avec grandeur les tableaux familiers:

    Sous l’écorce d’argent la sève roule en fleuves.
    Le peuplier garde un rayon dans ses hauteurs.
    Il a plu. Les troncs durs lancent des pousses neuves
    Et la terre se trouble, ivre de ses moiteurs.

    Là-bas, dans les parfums d’ombre tiède où les aulnes
    Fléchissent sous le poids des ramures mielleuses,
    Couchée entre des boutons d’or et des lis jaunes
    Contre le fond grenat du talus qui se creuse,

    Une vache mugit vers la première étoile...
    Et l’odeur du troupeau, sa vapeur et la brume
    Qui flotte au haut du val et traîne comme un voile,
    Font sur le bétail sombre une gloire qui fume...

Un volume de début, et un recueil posthume, le _Rêve des jours_, et la
_Montée_, où l’on a rassemblé l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir,
de tant de chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité...
Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée flambe, comme l’or à
l’arbre élancé «qui garde des rayons dans ses hauteurs». Destinée
brûlante et courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait pu
s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées dans leur
jaillissement volcanique, qui prête aux paysages _Vellaves_ de tels
aspects titaniques et foudroyés.

Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils grave et ardent de
cette Auvergne vellave. On a prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et
d’Alfred de Vigny? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf ans, qui, se
sachant perdu à bref délai, quelques semaines avant sa mort, se
résignait avec une telle noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire
d’avance, «un ordre dur, inexplicable ou vain».

    Laisse la tiède nuit t’envelopper; tu l’aimes,
    Et tu goûtes pensivement la volupté
    De recréer en toi son infini lacté,
    Lorsque, sous tes paupières lasses qui la voilent,
    Tu la vois plus profonde et plus pleine d’étoiles.
    Et cachant d’autres nuits sous cette profondeur,
    Toi qui tiens l’Univers sans borne dans ton cœur,
    Sache trouver, avant l’aube neuve, une joie
    A te bien contempler sous le sort qui te broie;
    Et puisque tu ne peux, hélas! vivre tes jours
    Où ton âme trop haute eût voulu trop d’amour,
    Puisque tu ne connais ni ton but, ni ta cause,
    Et puisque les trois blocs de marbres blancs et roses
    Où tu voulus sculpter toi même ton Destin
    Sont tombés tour à tour en poudre sous ta main,
    Ne devant désormais dans l’humaine lumière
    Ni jouir, ni savoir, ni créer,--considère...




CHAPITRE XXII

Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la Reine-Jeanne_.--L’épitaphe
anonyme.--C’était un roi de Provence...


J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé depuis 1899 pour
mon fils à qui je voulais faire des muscles montagnards, une âme
auvergnate, où je revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes en
Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient à Paris. Le gamin
n’avait pas trop à se plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler
parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine que des récifs
bretons aux volcans d’Auvergne et aux ombrages napoléoniens, le décor où
sa vie fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas manqué de
grandeur, de variété ni d’agrément; mais il faut être avancé dans la
vie, pour goûter les souvenirs d’enfance! Je ne quittai pas Arpajon sans
mélancolie, mais je fus consolé,--quant à l’enclos--à mon premier
retour, presque tout de suite. Une grandiose allée d’arbres, qui
faisaient voûte, du bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie
bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre côté du chemin. Le
nouveau cimetière s’établissait, découpant, là-bas, les prés, de ses
murs lugubres. C’en était fini des beaux jours de Maussac,--dont nous
n’aurons pas eu, du moins, à supporter l’enlaidissement et la déchéance.

                   *       *       *       *       *

Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la Provence par
l’Auvergne, Maillane par Vielle et Aurillac, le lent et pittoresque
trajet par la montagne.

--Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze.

--Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral. Quelles nouvelles?

Hélas, de plus en plus mauvaises; les médecins expédiaient le malade,
tantôt à Amélie-les-Bains, tantôt à Hyères; il n’en revenait pas
amélioré.

De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je rapportais!
Vieillesse est un substantif qui ne pouvait s’employer pour le père de
_Mireille_. Tel je le quittais, au printemps, tel je le retrouvais en
automne. Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec Mistral
sont peut-être les seuls où je n’aie jamais entendu parler régime! Par
exemple, jamais je ne l’ai vu plus allègre et droit, que l’après
déjeuner où il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau.

Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort: l’orage s’abattait en
trombes apocalyptiques sur les vendanges inachevées; le désastre
s’acharnait sur la vigne...

Ce fut le début de la conversation, à Maillane, dans la blanche salle à
manger que Paul Arène comparait à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la
lampe ne s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale du
poète.

Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait donc des vignes? Non,
plus de vignobles, un petit clos pour son dessert, et sa bouteille
personnelle. Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une dizaine
d’années, escomptant la facilité du bénéfice, il avait bientôt arraché
ses vignes, reculant devant la dépense du matériel, de la _vaisselle
vinaire_!

                   *       *       *       *       *

A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître, qui sort, rentre
peu après, pose sur la nappe des papiers, une facture dont il nous
montre le timbre frais acquitté:

--Je viens de verser quinze cents francs à mon entrepreneur... Vous ne
vous douteriez pas pour quel travail?... Eh bien! j’ai fait faire mon
tombeau...

(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient montré leurs monuments
funéraires, construits d’avance, qui font partie, pour ainsi dire, d’un
mobilier usuel tant soit peu confortable... En France, c’est plus
rare...)

Les yeux de Mme Mistral s’embrument; l’admirable et tendre épouse
s’attriste du tour que prend la causerie, mais cela ne saurait durer...
Comme le vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse, d’un geste
dominateur, le Maître refoule si loin les pensers lugubres!

Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve, d’une telle fougue
juvénile, si robuste et si droit dans sa fière stature: il semble bien
commander au Temps! Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son
tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille toujours gaie, qui
disait:

--Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant!

C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines merveilleuses, devant
le Pavillon de la Reine-Jeanne, que l’idée de son tombeau a traversé
l’esprit du promeneur...

Mais comment rendre cette parole qui a des ailes, ce geste qui fait de
la lumière! La tempête peut s’amonceler au dehors: nous sommes dans le
phare où brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur la gloire,
sur la gloire éphémère, sur la postérité chanceuse... Nous citons
Homère, Virgile... Mais l’auteur du Poème du Rhône est sceptique:

--Qui lirait l’_Odyssée_ et l’_Énéide_, si ce n’était aux programmes
scolaires?

Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre funèbre, mais cette
épitaphe seulement, qu’il me confie:

    Non nobis, domine, non nobis
        Sed nomini tuo
      Et Provinciæ nostræ
          Da Gloriam...

Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la gloire de la Provence,
que s’élèvera le monument...

--Oui, je sais bien comment cela se passera... Tenez! je viens de
l’expliquer en vers... Je vais vous les lire...


MON TOMBEAU

  Sous mes yeux je vois l’enclos--Et la coupole blanche--Où, comme les
  colimaçons,--Je me tapirai à l’ombrette.

  Suprême effort de notre orgueil--Pour échapper au Temps vorace,--Cela
  n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui--Vite se change en long oubli!

  Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à Jean
  Guévré:--«Qu’est-ce que ce dôme?» ils répondront:--«ça c’est la tombe
  du Poète,

  Poète qui fit des chansons--Pour une belle Provençale qu’on appelait
  Mireille; elles vont,--Comme en Camargue les moustiques,

  Éparpillées un peu partout!--Mais lui demeurait à Maillane--Et les
  anciens du terroir--L’ont vu fréquenter nos sentiers.»

  Et puis un jour on dira: «C’est celui--Qu’on avait fait roi de
  Provence...--Mais son nom ne survit plus guère--Que dans les chants
  des grillons bruns.»

  Enfin, à bout d’explications,--On dira: «C’est le tombeau d’un
  mage--Car d’une étoile à sept rayons--Le monument porte l’image.»

Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne semblait pas, ne voulait
pas prendre garde à notre trouble.

--Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le voir.

En route pour le cimetière proche, parmi les dalles sombres et les
mausolées de village, s’élève une jolie réplique du Pavillon de la Reine
Jeanne si gracieux avec sa coupole légère, ses arcades élégantes, ses
sveltes colonnettes...

Mistral, rêvant que le paradis devrait être la réalisation de ce que
l’on a souhaité sur terre, pense qu’il sera bien sous ce kiosque
charmant, pour tenir une éternelle _Cour d’Amour_. Avec l’Étoile du
félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques «Belles-têtes»
seront sculptées aux clefs de voûte des Arlésiennes:

--Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré, murmure le
poète...

Retournant à sa maison, il se félicite encore.

--Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait fabriqué un monument
funéraire... Or je voulais quelque chose à mon goût... Cela en vaut la
peine, c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du jardin qui me
le cachent un peu, je vais les faire abattre... Je suis très heureux à
la pensée que je serai bien logé pour l’éternité!




CHAPITRE XXIII

La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les arbres d’Hyères.--Le
dernier Noël.--L’Auvergne en deuil.


Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de brèves reprises, il se
sentait perdu. Il fut incomparable de foi, de sérénité, de bravoure. Il
nous a légué le plus pur exemple de résistance humaine dans
l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement des horizons
où s’était plu sa robuste activité. La verve du conteur, le rire ont
disparu. La mélancolie et la tristesse sont venues, mais une âme
imprévue d’exquise douceur se révèle. Le caractère ancien du capiscol
nous paraissait dans son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais
non sans rudesse; maintenant, le montagnard s’est dépouillé de sa
rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle de réformer un tempérament
jadis prompt et volontaire, désormais soumis à la loi divine; nulle
plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des strophes qui n’ont
plus rien de terrestre, d’une adorable pureté de forme, qu’il jette un
précieux regard sur les heures évanouies:

    Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair,
    O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves,
    Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves
    Sur qui passe le vent farouche de la mer.

    Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines
    Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari;
    Il ne réchauffe plus mon cœur endolori;
    Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines.

    Je ne peux plus aller rêver parmi les champs
    Au milieu des gazons que mouille une eau sonore,
    Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore
    Ou les pourpres mélancoliques des couchants.

    Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres,
    D’où je découvre un large horizon de sommets,
    Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés,
    Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres.

    Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu;
    Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage
    Garde pour moi le charme attendri d’un visage
    De parent humble et doux qu’on a toujours connu.

    Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie,
    Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil,
    Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil,
    De ce qui fut la grande ivresse de ma vie.

    Et je reconnais là votre cœur paternel:
    Vous mesurez le vent à la brebis tondue,
    Et desserrez, avec une tendresse émue,
    Avant de les briser, tous nos liens charnels.

    Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses
    Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis,
    Et l’été sous de frais ombrages recueillis,
    Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses.

    Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs
    Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle.
    Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales,
    Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur.

    Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle
    Glisse, discrète et souriante, autour de moi;
    Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois
    Le frais attouchement de mes mains fraternelles.

    Votre charme et votre douceur sont infinis;
    Et pour le miel que vous versez dans mon calice,
    Pour la bonté dont vous mêlez votre justice,
    Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis.

De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, émacié, fiévreux, contre
la cheminée où s’immobilisaient ses fusils:

    Maintenant, je suis las et vieux; mais de mon seuil,
    Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle,
    Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil,
    M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale.

Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués si gaillardement,
naguère, dont les ombres chrétiennes lui apparaissent, consolatrices:

    Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums
    De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre,
    Par cette après-midi brumeuse de novembre,
    J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts.

    Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres
    Que consuma discrètement l’amour divin:
    Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain
    Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres.

    D’autres, tout simplement, furent de braves gens,
    De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile,
    Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile,
    Et dont la grange était ouverte aux indigents.

    Penchés durant six jours sur la glèbe natale,
    Ils ne se reposaient que le septième jour,
    Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg,
    Sitôt que souriait l’aube dominicale.

    Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit,
    Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne
    Et cette vie active, encor que monotone,
    Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui.

    Le soir, groupés autour d’une table massive,
    Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun,
    Puis s’endormaient, après la prière en commun,
    Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive.

    A leur foyer, sur qui planait un crucifix,
    Trois générations s’asseyaient côte à côte,
    La même cheminée accueillant sous sa hotte
    Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils,

    Et, dans cette maison vivante et bruissante,
    Les vieillards souriaient avec un doux orgueil,
    Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil,
    Leur rude toge encore une fois florissante.

    Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs,
    Les deuils cruels et les traîtrises de la terre;
    Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire,
    Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs.

    Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages,
    Entrait comme un voleur au pas silencieux,
    Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux,
    Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits;
    Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure,
    Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure
    Qui longuement et lentement les ont polis.

    Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses,
    Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien,
    Qui connut les derniers partis et s’en souvient,
    Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses.

    Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer,
    Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme,
    Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme,
    Qui revient, un instant, réjouir le foyer.

Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie de retour à la foi, a
pu écrire des hexamètres de cette pure et touchante simplicité. Voilà,
après une existence d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, qui
n’était pas sans quelques habitudes invétérées de vieux garçon, tout
fondu, en douceur, en tendresse infinie, à l’emprise de son cher
entourage, fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, rimant des
propos de noces émus:

    Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit,
    Partir de ce foyer, pour en fonder un autre,
    Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre,
    Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid.

    Et chaque fois que sur ta porte hospitalière,
    L’on verra refleurir ton sourire vermeil,
    Ce vieux nid se fera gai comme une volière,
    Dans laquelle pénètre un rayon de soleil.

    Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses
    A cet humble logis de paix et de douceur,
    Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur,
    Celle qui vit du souvenir de tes tendresses.

    Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs
    Et tes parents seront radieux, et moi-même,
    L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême,
    En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs.

Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait Vielles, dès
l’automne, pour des climats plus propices. Vermenouze faisait cette
concession à ses docteurs. Il ne s’y trompait pas: ne racontait-il pas
ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de la Côte d’azur, où l’on
refusait de le loger, à son apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans
forte conviction qu’il se chauffait à «ses derniers soleils»;
remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères:

    Vous tous, arbres des bords méditerranéens,
    Qui si longtemps, avez offert à ma névrose
    L’abri tiède de vos bosquets élyséens,
    Je vous quitte à regret et je vous remercie.

    J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie;
    Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or,
    L’air vierge de la mer, la splendeur du décor,
    Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie.
    Un peu de votre sève a coulé dans mon sang,
    D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie.
    Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant
    D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes
    Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais,
    Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme,
    O bons samaritains, votre ombre et votre paix!

De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, quelque carte
illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit au jour de l’an, il ne manquait
jamais de nous envoyer ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre
1914:

  Vielles, le 24 novembre 1914

  Merci, mon cher ami; Rozès de Brousse m’a communiqué votre charmant
  article de l’_Avenir du Tonkin_. Je n’ai ni la force ni le courage de
  vous écrire plus longuement: jamais je ne me suis senti si fini. Bonne
  année tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens vous offrent
  leurs amitiés.--Je viens de passer une semaine au lit.

  Aujourd’hui, il fait une journée splendide.

  A. VERMENOUZE

Le 8 janvier suivant, il mourait.

                   *       *       *       *       *

L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure l’ami de vingt ans
que mon affection ne séparait pas de la nostalgie de la petite patrie.
Il m’était bien impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze.
Il m’apparaissait comme une âme vivante, entre les puys de nos volcans
éteints. Après des siècles de silence de nos montagnes il avait jailli
comme une lave nouvelle,--aujourd’hui glacée... Maintenant sur quel
sommet, dans quelles vallées ne serai-je point assailli de la noire
douleur d’être seul,--quand, à peu près partout, nous avions passé,
fraternellement, ensemble.




CHAPITRE XXIV

En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze patriote.--L’aigle et le
Coq.--Un vieux de la vieille.--Les traductions de Vermenouze: Jous la
Cluchado.--Inspiration et philologie; Omperur et Empéradour.--A
l’Auvergne...


Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe, mon cher grand
Vermenouze!

Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août 1914.

Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre juste aux chapitres où
je devais magnifier votre œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des
voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc, et puis en Bretagne,
et, ensuite, à travers Danemark, Norvège et Suède; il y a, à peine, six
semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais à Hambourg, à
Cologne, à Liège! En Afrique, j’étais allé par l’Espagne, par notre
Espagne auvergnate. A chaque station, je me rappelais nos projets de
collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne! Au retour
de la randonnée dans le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que
vous aviez visitée lors de votre séjour en mon manoir de Locquémeau:

    Nous, nous avons les monts; vous avez l’Océan.
    Deux mers: la vôtre bouge et la nôtre est figée,
    Mais cabrée et debout, après un bond géant.
    Elle s’est en plein ciel, à jamais érigée...

Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu. Mais, soudain, votre
souvenir, impérieusement, a bondi sur moi; j’acquitte une dette, pour
laquelle il n’est pas de moratorium: vous voulez que je dise quel
patriote vous étiez, avec un magnifique espoir...

Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces annonces de guerre.

Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague, où nous nous étions
rencontrés avec une tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû
m’avouer que des rapports policés étaient difficiles avec cette brutale
engeance, toute ruée à la pâture des banquets. De ces télégrammes de
conflits diplomatiques ma génération en a tant lus, depuis près d’un
demi-siècle! On se battrait, pour ces histoires de Serbie? Quelle
plaisanterie! Et voici que les peuples se ruent à la bataille, deux
millions d’hommes s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses
forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses armées se hâtent
pour une lutte formidable, comme il ne s’en est peut-être jamais
déclarée. Ceux que l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent
désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques échouées à pourrir
sur le rivage. Impossible de travailler, de s’attacher à rien. C’est le
plus merveilleux été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur et
de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse, le tumulte habituel
des travailleurs, des machines, des bêtes, du plaisir, anéanti...

Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un village de Normandie,
d’où il m’écrit sa volonté de s’engager à Rouen, à Paris? il ne sait,
avec les difficultés des parcours[50]... Quelle angoisse!... Je suis
seul, désorbité... Je fais la ronde, à travers le château, la mémoire
écrasée de tout ce passé... Ici, Bonaparte revenant d’Égypte, de
Marengo... De ce cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène... Ces
arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs sont troués des balles,
des biscaïens de 1815, de 1870... J’ai froid, j’ai peur... Je me réfugie
dans le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots
d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où s’exilent des Bouddhas des
plus lointaines pagodes d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de
volumes et la documentation de ce livre en préparation... Je n’ai guère
de goût à m’y remettre... Cependant, si je pouvais travailler: où en
étais-je?... A Vermenouze, toujours, naturellement! Naguère, j’ai dit le
_chasseur de sauvagine_. Je voulais ensuite raconter le Celte
irréductible,--qui le 24 juin 1895, au théâtre d’Aurillac, recevait le
Capoulié _Félix Gras et les Félibres_, en récitant _l’Aigle et le Coq_:

  [50] Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113e régiment d’infanterie le
    15 septembre, à Rouen.

  ... Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union, d’humanité
  pacifique; car la France est blessée, encore, trop au vif. Je vais
  chanter l’épée héroïque.

  Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix,--tant que nous
  n’aurons pas mis en place--la chair, de notre chair, notre membre
  coupé,--notre Lorraine et notre Alsace.

Vermenouze ne savait guère d’histoire de France que le commencement,
qu’il avait appris à l’humble école des frères, et la fin, 1870-1871, où
il avait servi, à vingt ans... Dans le deuil inconsolable de la défaite,
c’est au passé glorieux de l’Auvergne que se retrempait sa foi dans la
sûre revanche. Voici César, son cheval hennissant, avec du sang
montagnard jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays:

  Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays.

  C’est l’antre du lion; l’étranger n’y entre jamais sans
  péril,--l’étranger sur le sol de notre Auvergne--est toujours en
  péril!

  Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart,--et de ses mâles forts elle
  a la chair.--Pour rempart,--l’Auvergne a sa montagne--et la chair de
  ses fils!

  Dans le ciel étoilé, un homme,--à la cime des puys s’est
  dressé.--Étoilé,--le ciel couronne d’astres--l’homme qui s’est dressé.

  Il méprise l’armure: une peau--d’ours sauvage lui sert de
  manteau.--Une peau--sur une cuisse velue--se déploie en manteau.

  Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble à une gerbe de
  blé mûr.--Roux et dur,--l’or blond de sa crinière--ressemble à du blé
  mûr.

  Comme un rayon de soleil, dans le vent,--sa moustache, là-haut, flotte
  et pend.--Dans le vent,--superbe, elle se déploie--et sur la poitrine
  lui pend.

  Il souffle dans une corne de taureau,--et fait retentir tout le
  Cantal.--Elle est d’un taureau--cette corne rauque,--qui beugle dans
  le Cantal.

  Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache à deux tranchants
  au poing, et les Latins reculent et César fuit...

  Et les montagnards fiers et velus,--remontent vers les pays et vers
  les sommets.--Fiers, velus, au poing la hache ébréchée,--ils remontent
  vers les sommets...

  Tu as bien fait ton devoir, mon pays.--Gloire à ton fils,
  Vercingétorix!--Mon pays,--gloire, gloire immortelle--à Vercingétorix!

De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y a maintes strophes
dans l’œuvre de Vermenouze.

                   *       *       *       *       *

_Un Vieux de la Vieille_, entre autres morceaux, est d’un héroïsme
familier qui conquérait tous les auditoires. On gardait «Magne» pour la
fin: Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait plus:

--Nous vous aiderons.

Nous le savions tous.


UN VIEUX DE LA VIEILLE

    L’Empereur remarqua, un jour, la face dure,
    Brûlée par le soleil, hargneuse, renfrognée,
    D’un capitaine de grenadiers à cheval:
    Tout balafré, le nez tourné de bas en haut
    Par quelque fer de lance ou la lame d’un sabre,
    Et les poignets carrés, tels ceux d’un forgeron,
    Cet homme n’était pas gracieux plus qu’il ne faut:
    --«Qu’as-tu? fit l’Empereur, que diable te faut-il?
    «Ta figure me plaît; elle est mâle et guerrière;
    «Mais où prends-tu cet air si maussade et si rogue?»
    L’autre qui tenait prêt un fort joli discours,
    Ne trouvait plus les mots; il faillit rester court.
    Il réfléchit, cracha, se gratta bien la tête,
    Et, les doigts dans les poils de sa moustache rude:
    --Sire, dit-il, je suis un mauvais avocat;
    Quand je parle le sang me monte à la cervelle;
    Et, tenez, excusez un vieux qui sait se battre,
    Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre.

Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide:

    D’où donc es-tu? reprit tout à coup le César.
    --D’Auvergne, d’Aurillac.--Et tu t’appelles?--Magne;
    Je n’ai jamais manqué une seule campagne.
    Le grand tueur, dans son gilet plongea la main
    Et murmura: Allons! nous verrons ça demain.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Le lendemain, ce fut un jour de grande lutte.
    Napoléon, toujours avec sa redingote,
    --La grise,--sa lunette et son petit chapeau,
    Bien droit sur son cheval, en culotte de peau,
    Observait, entouré d’officiers d’ordonnance,
    Un combat rude entre la Prusse et notre France.
    Tout à coup, sur la plaine, à travers la mêlée,
    Dans un nuage de poussière et de fumée,
    Il vit un escadron des nôtres qui chargeait.
    Jamais il n’avait vu charge si bien menée:
    C’étaient des grenadiers à grands bonnets à poil.
    Cent mille coups de foudre eussent fait moins de bruit.
    A leur tête, sanglant, la manche retroussée,
    Un officier marchait, brandissant son épée
    Et criant comme un fou: En avant! en avant!
    Napoléon qui l’entendait, voyait aussi
    Son œil de feu qui pétillait dans ses sourcils
    Et sa bouche fendue presque jusqu’aux oreilles
    Qui sans cesse hurlait: En avant!--Nom d’un chien!
    Fit alors l’Empereur, quel est ce fier-à-bras?
    Un de ses officiers, maréchal de l’Empire,
    S’approchant aussitôt, lui donna la réponse:
    C’est Magne, lui dit-il.--C’est l’Auvergnat d’hier?
    Répliqua l’Autre, eh! je lui dois un grand merci!

La plus saine inspiration jaillissait de cette veine de terroir, et
c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient à tarir en Vermenouze.
Des cuistres tant clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture
supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes, entreprenaient
d’affiner le patoisant, dont la personnalité était toute d’instinct et
de nature, non de savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une rare
modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze inclinait aux
conseils, d’autant plus qu’ils étaient désintéressés et provenaient
d’admirateurs sincères; mais de ces admirateurs dont l’approbation ne va
pas sans quelque arrière-pensée de supériorité.

A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le Capiscol avait pris
le désir d’épurer et de fortifier son parler, d’en régler et unifier
l’orthographe laissée à la transcription de chacun.

Du coup, on transformait le barde cantalien en grammairien, philologue
et scoliaste; ce à quoi il était tout à fait le moins préparé. Aussi
n’a-t-on pas vu, sans stupéfaction, l’aménagement de _Jous la
Cluchado_[51] avec un texte _étymologique_, un texte _phonétique_, et la
Traduction Française!

  [51] _Jous la Cluchado_ (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie
    moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de Louis Farges; R.
    Four traduxit.

Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme:

  «Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais une langue
  littéraire, nous estimons, avec notre cher poète Vermenouze, qu’il est
  temps de réagir... Mettant nos lumières en commun, nous nous sommes
  efforcés d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons,
  finira par s’imposer de lui-même, car il est le résultat d’études
  philologiques et de recherches consciencieuses... A notre avis le
  latin est la seule base solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans
  le travail de restauration d’une langue romane. En conséquence, nous
  avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos vocables
  languedociens sur leurs correspondants latins».

On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions individuelles. Le
résultat est pénible, et terriblement déconcertant. Vermenouze parlait
le dialecte d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un
vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison
artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze eût été incapable
d’user, de jet par la parole et de plume courante par l’écriture!

Quel volume! Cinq cents pages massives pour une trentaine de poèmes. En
voici l’ordonnance; par exemple pour le _Vieux de la vieille_, dont nous
avons cité un fragment: page 112, le texte _littéraire_; en regard, page
113, sa traduction; et en bas, comme en note, prenant le dernier tiers
des deux pages, le texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était
élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il composait ses
chants avant de les fixer sur le papier:


UN BIEL DE LO BIELHO

    L’omperur remorquèt, un jiour, lo caro rudo,
    Cromado pel soulel, etc.

Ceci est devenu, selon la méthode innocente de l’abbé R. Four:


UN VIELH DE LO VIEILHO

    L’emperadour veguèt, un journ, la càro rudo,
    Cramàdo pel soulelh, enchiprouso è bourrudo,
    D’un capitani de grenadièrs a chabal:

Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les savants ont déjà
répondu, comme on peut constater par la note ci-dessous[52].

  [52] _Annales du Midi_, XXIIe année.

  Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce n’est point ici
  le lieu de louer la facture énergique, la haute et noble
  inspiration,--c’est la tentative philologique à laquelle il sert de
  passeport. L’auteur et M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux
  opuscules grammaticaux (_Annales_ XV, 445, et XVII, 450), mettant en
  commun leurs lumières, ont tenté de constituer, pour le dialecte
  d’Aurillac, une graphie rationnelle, fondée sur l’étymologie, mais qui
  pourtant tient compte «des grandes lois phonétiques qui ont présidé à
  la formation de la langue d’Oc moderne» et qui prétend «allier au
  respect des formes étymologiques une ample reconnaissance des
  mutations accomplies» (p. 15). En voici les principes essentiels: le V
  étymologique est substitué au B; l’A tonique, quand il subsiste, est
  noté à; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a; l’O ouvert,
  dipthongué en ouo, est noté ó; l’o ouvert non diphtongué est noté o.
  Le but de cette réforme est évidemment de rendre le texte plus facile
  et plus agréable à lire, en dissimulant, sous une graphie
  conventionnelle, ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser
  la diffusion. Nous éprouvons quelque embarras à contester qu’elle soit
  utile; les auteurs ayant escompté d’avance l’approbation des gens
  «sérieux» et «sans préjugés». Il nous semble que toute personne un peu
  familière avec un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du
  texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns préféreraient
  même goûter ces beaux vers en leur saveur originelle. Ce que nous
  devons dire aussi, en honnêtes philologues que nous sommes, c’est que
  le principe énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que
  l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche de
  l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter? Au XVIIIe siècle, au
  XIIe, ou plus haut encore? Faut-il écrire des «bardes avernats», au
  grand siècle, comme le Dauphin d’Auvergne ou comme... Cicéron? En
  fait, certaines graphies nous reportent au delà du XVe siècle; tels
  des imparfaits comme perdia, des infinitifs comme aimar, Bastir, des
  substantifs comme drandous, flours. D’autres sont toutes modernes:
  tels les imparfaits de la première conjugaison en abo, et tous les
  mots terminés en A atone (noté O). D’autres sont hybrides, comme
  abiaun, compromis entre les deux formes, usuelles au moyen âge, avion
  et aveu. Il est tôt fait de dire que l’on tient compte des «mutations
  accomplies». Mais dans quel dialecte les considère-t-on? Et si l’on
  prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension
  géographique, pourquoi noter des particularités locales, comme dans
  Mau (pour mal), Camia (pour Camiso), Guel (pour El)?

  Et puis on se demande si tout ce grand effort était bien utile. La
  poésie de Vermenouze est assez belle pour s’imposer, pour faire son
  chemin sans avoir recours à tous ces artifices. Quand on a des ailes à
  quoi servent les béquilles?

  A. JEANROY et L. RICOME.

Nous nous contenterons de faire remarquer le gigantesque enfantillage de
cette refonte d’une pièce célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait
toujours récité:

    _L’Omperur, remarquèt, un jiour, lo caro rudo._

Pour changer _Omperur_ en _emperadour_[53], il a fallu remanier tout
l’alexandrin--et, ainsi, au long de la pièce. C’était déjà admirable
qu’un vrai poète surgissant dans le parler natal en eût marqué la mâle
et simple beauté montagnarde en regard du pâle et guindé français des
citadins, sans vouloir soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces
phonétiques et graphies abracadabrantes. Si le patois qu’ils savent de
naissance et de tradition, doit nécessiter la connaissance du Latin,
chaque paysan devra concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant
d’entreprendre la lecture de Vermenouze.

  [53] Dans la _Revue d’Auvergne_ de sept. 1910, M. B. Petiat écrit, en
    toute compétence: «Sur cette voie, on peut aller loin. C’est ainsi
    que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze a trouvé le moyen de
    défigurer le texte de son auteur avec son système barbare de
    notations étymologiques qui le conduit à écrire à côté de
    _L’OMPERUR_, la forme _EMPERADOUR_ (pourquoi pas _imperatorum_?),
    _gente_ à côté de _gionte_; _aquelses_ à côté de _aquetchis_; dins
    les _valats_, à côté de _bolats_.

    Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat d’études
    philologiques et de recherches consciencieuses, M. Four le justifie
    ainsi: «Pour faciliter aux philologues l’étude de notre dialecte et
    donner satisfaction à ceux de nos compatriotes qui sont habitués à
    lire leur langue à la française (?) nous réservons au bas des pages
    de ce volume une place à un texte purement phonétique. Cela nous
    permettra, du reste, de laisser se manifester _certaines formes
    patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire et
    orthographié_... Ce ne sera pas un des moindres titres de gloire de
    Vermenouze que d’avoir montré le bon chemin aux félibres auvergnats,
    désireux de ne pas être de simples et vulgaires patoisants».

    Voilà bien la tendance et le danger: «Éliminer (de l’Auvergnat)
    certaines formes patoises»; on aura du patois épuré, corrigé, de
    l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis qu’après avoir montré patte
    blanche. Ceux qui voudront étudier dans Vermenouze le mécanisme si
    savant et si riche de la phonétique et des formes des patois du
    Cantal sont dûment avertis!

Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four. Il a entendu aussi
épurer Vermenouze. Sous quelle sotte férule était tombé notre brave
Capiscol! Tout le caractère du _Vieux de la Vieille_ éclatait dans sa
réponse «à la Cambronne» à l’Empereur, alors que, perdant le fil du
discours longuement préparé, il s’écriait:

--Ce que j’ai? Eh bien, tenez, «ça m’emm...» de n’être toujours que
capitaine.

    _E... m’emmerde, tonès, de dèstre copitoni!..._

L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous du texte même de
Vermenouze, donne cette version:

    _mès nos prous temps qu’ai très galouns: n’en vôle quatre_,

soit en vers français:

    _Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre;_

Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le texte remanié,--en
vers libres. Le patois brut et savoureux du poète, filtré en version
«littéraire» et passé en ternes _alexandrins_ étiques,--ou ce qu’il en
reste,--d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement; pas une page où _l’on
ait à redresser_ l’insuffisance de la traduction,--avec la suffisance du
traducteur.

                   *       *       *       *       *

Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire m’a aidé à traverser
cette nuit d’angoisse, avec le réconfort de son espoir indéfectible dans
la victoire finale.

Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur aux lecteurs les mieux
intentionnés derrière les ajoutages ou les retailles saugrenues de ses
éditeurs _in extremis_, il nous reste sa pensée entière dans les sonnets
d’_En plein vent_, où, après _le Salut au Christ_ avant de célébrer la
petite patrie dans son intimité profonde, il marquait en 1900, sa
confiance que la France ne saurait être vaincue, avec le réduit
inexpugnable de ses montagnes!


A L’AUVERGNE

    Salut, Auvergne, reine héroïque des Gaules,
    Indomptable pays, où César a laissé
    L’empreinte de son corps auguste terrassé;
    Car, tu lui fis toucher terre des deux épaules;

    Mère des brenns velus, preneurs de capitoles,
    Qu’un mufle d’ours coiffait d’un casque hérissé,
    Et dont les bras noueux comme le tronc des saules
    Étouffaient l’ennemi qu’ils avaient enlacé;

    Toi, qui t’ériges sur un socle de basalte
    Bâti par les crachats figés de tes volcans,
    Comme pour y braver l’assaut des ouragans;

    Mon Auvergne, que je salue et que j’exalte,
    N’est-ce pas que, parmi tes rocs cyclopéens,
    Vit et palpite encor l’âme des anciens brenns?...


NOS MONTAGNES

        L’Auvergne, en cas d’invasion, serait le dernier rempart de la
        France: l’antre du lion. (Paroles historiques d’un maréchal du
        Premier Empire.)

    Les montagnes, là-haut, telles d’énormes tentes,
    Tel un camp formidable, au fond du ciel dressé,
    Et qui semble garder le pays menacé,
    Lèvent à l’horizon leurs cimes éclatantes.

    Et, par l’écartement de leurs brèches béantes,
    On voit bleuir un ciel d’hiver pur et glacé.
    Tapis vierge, où nul pied ne s’est encor posé,
    La neige a recouvert le dos de ces géantes.

    O montagnes d’Auvergne, ô lions vigilants,
    Qui froncez, dans l’azur profond, vos mufles blancs,
    Et que les écirs font rugir à pleines gueules;

    Vous qui veillez au seuil de notre fier pays,
    O montagnes, suprême espoir des envahis,
    Salut à vous, salut, vénérables aïeules.




CHAPITRE XXV

La mort de Mistral.--Les visiteurs de Maillane.--Lou Souleu me fa
canta.--A Maillane.--Le jardin du poète.--Le _Muséon Arlaten._--Le
triomphe du Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le
crucifix de Mistral.


J’étais en route pour le Maroc--quand survient la mort de F. Mistral...
Je n’y puis croire encore, je n’y croirai jamais. Il y a de grandes
croix illustres, au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, Daudet, F.
Coppée, Vermenouze... Pour tous, nous avions craint, bien longtemps
avant la fin. Mais Mistral avait aux yeux la flamme du soleil
inextinguible; il était si droit, si vert, si dominateur,--le géant de
la forêt, que la foudre pourrait émonder, mais qui reste debout, quand
même... Pourtant, il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.

  «Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique Mistral, à
  l’annonce de mes randonnées provençales de printemps et d’automne,
  sans quoi nous ne serons pas seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS
  Classé: on me visite comme un monument décrit dans les Joanne.»

En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, de toutes
catégories et de toutes nationalités, dans la maison ouverte à qui se
présente. Sans doute, la plupart admirent de confiance. Du félibrige,
ils ne savent pas plus que de tant de merveilles d’art et d’histoire qui
décorent la contrée d’un si riche passé. Tous, le maître les accueille
d’une humeur souverainement égale.

Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, le portrait du
grand homme remplacent l’image de dévotion:

--Maître, une signature...

Le maître signe, avec une complaisance infinie, au point que, du bureau
de tabac du village, on lui a demandé d’en signer cinquante d’un coup!

--Cinquante! Et que veux-tu en faire?

--C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre paraphe!

                   *       *       *       *       *

Maillane... Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre 1830, au mas du
Juge, ses premiers regards ouverts sur «la chaîne des Alpilles,
ceinturée d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un véritable
belvédère de gloire et de légendes», au milieu de l’immense et riche
plaine tout unie qui va de la Durance à la mer, qu’en mémoire,
peut-être, du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, Caïus Marius,
on nomme encore la Caieou...

Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son nom du mois de mai,
MAIANO suave comme MIREIO, ces deux mots heureux de huit lettres!

    Maillane, «qui ne s’oublie jamais», où:
          Tout le dimanche on s’aime
          Puis au travail, sans trêve,
        S’il faut le lundi se ployer,
        Nous buvons le vin de nos vignes,
        Nous mangeons le pain de nos blés.

Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles de ménagers qui
vivent sur leur bien, en aristocrates de la terre. Il fut baptisé
Frédéric; mais, raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au
presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé par sa mère:
NOSTRADAMUS, par souvenance du fameux astrologue de Saint-Remy!
Nostradamus! l’enfant était voué aux astres.

En 1855, le père mort, la bastide natale passée à d’autres
propriétaires, Mistral vint occuper la maison de Maillane, qui lui était
échue en partage, en face de celle qu’il occupe aujourd’hui...

Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de révélations
profondes. L’œuvre splendide n’est point éclose dans ce bureau paisible
du rez-de-chaussée. C’est un génie de plein air, de rayons et de
parfums, que celui de Mistral, qui composait ses poèmes à travers
champs, dans ses promenades vespérales,--tout le poème de Provence
vivant, chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son encadrement
d’Alpilles.

Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. «_Ne voyais-je pas
Mireille en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane
qui venaient pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers,
tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses,
oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans
les vignes?_» _L’inspiration était dans le ciel_:

    _Lou souleu me fa canta!_
    Le soleil me fait chanter...

A travers le crépuscule, auprès du vannier, du laboureur, du bûcheron,
du devineur de sources, du chercheur de simples, du berger de brebis, il
recueillait passionnément le langage du terroir, les costumes, les
traditions. Le logis de Maillane n’était qu’une dépendance pour
engranger la récolte lyrique de chaque jour!

La Maison de Maillane. Une heure et demie de voiture, car il faut s’y
rendre ainsi, partant d’Avignon, par la route blanche, traversant de
clairs villages, des cultures finement aménagées, entre leurs palissades
de roseaux, derrière quelque bordure d’osiers aux vieilles souches
taillées et retaillées en moignons étranges, avec, çà et là, quelque
ligne de hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces Alpilles
désertiques où la lumière et l’ombre seules montent ou dévalent, par ces
rochers incultes, ces falaises poudroyantes.

--Chez Mistral... le poète? interroge le conducteur, car il est un autre
Mistral, parent et voisin, enrichi dans l’industrie, dont l’auto
transporte le poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.

--C’est là...

C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et carrée, toute
simple, de justes proportions, une maison semblable aux autres, qui a le
mérite de ne pas se faire remarquer... Pourtant, que de remarques à
noter, qui lui confèrent son caractère si particulier! Elle ne se
distingue point par de faciles ornements; tout est dans l’allure qui ne
doit rien au hasard...

--C’est là...

L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la place. Il suffit
de pousser la grille--et vous n’y êtes pas! Vous avez pénétré par le
côté, sur la cour; il faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel
donne la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne l’avait
aperçue...

De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas accessible à tout
passant, son jardin à tous les regards? Et vous voyez maintenant que
vous n’aviez rien vu! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation
est comme dressée sur un socle, dans l’enclos en élévation. D’un coup
d’œil, on croit avoir pénétré dans la glorieuse demeure, de prime abord
si peu défendue! Or, la haie de lauriers qui couronne le mur de
soutènement du jardin en terrasse arrête toute curiosité de l’extérieur!
A l’angle des deux routes, tout contre le village, c’est l’ermitage,
dans la paix et le mystère, sous le soleil et dans les fleurs...

Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce petit coin de Paradou
dont Mme Mistral entretient harmonieusement le désordre champêtre. Il y
a aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens dont l’arome
domine à certains jours d’été; c’est comme une petite herbe naine, très
pâle, dont les feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes les
poussières des chemins. Et des myrtes, dont Mistral a donné le nom
provençal à l’une de ses héroïnes: NERTO. Des tournesols et des roses
trémières, violiers rouges, cosmos roses et rouges et blancs, des
balsamines et des ancolies, des pétunias et des reines-marguerites et de
la verveine. Les fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans
le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout le figuier et le
puits à la margelle usée, et le banc tourné vers la porte au-dessus de
laquelle une tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.

Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, c’est la retraite du
sage, qui a inscrit au cadran solaire illustré d’un lézard, les trois
vers:

    Beau lézard, bois ton soleil...
    L’heure ne passe que trop vite,
    Et demain, il pleuvra peut-être...

Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant l’entrée de la
maison fermée, comme endormie; mais déjà les chiens noirs sont accourus,
aboyant doucement, puis reculant: la Marie-du-Poète--ainsi la
désigne-t-on--a surgi au-devant de l’étranger. Si vous êtes attendu,
Mistral est dans le vestibule, déjà, la main tendue.

Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, tout d’abord avec ses
propres collections, n’a conservé que des souvenirs intimes, comme le
buste de Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à l’antique, des
peintures, gravures, statuettes relatives à son œuvre, surtout à
Mireille, répartis dans le vestibule qui sépare le cabinet de travail du
salon et mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, du Louis
XVI campagnard: chaises et fauteuils laqués vert d’eau, avec le pétrin,
le buffet, la panetière de Provence du XVIIIe siècle, des originaux
exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés dans le monde entier. Aux
murs, de vieux cuivres du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a
fait des guerres, le fusil du père, des grès, des faïences de Moutiers,
deux grands brocs émaillés de vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène,
demeurant vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse Daudet vers
qui sa pensée retourne sans cesse, comme vers la grande tendresse de sa
vie. A Noël, dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la crèche
traditionnelle, une montagne de carton, recouverte de quelque verdure,
un peu de neige simulée, et des santons provençaux. La Sainte Vierge,
l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les bergers connus dont les
paysans savent les noms; un petit lumignon dans une veilleuse rose adore
l’enfant Jésus, nuit et jour; quand vient l’Épiphanie, on ajoute les
rois.

                   *       *       *       *       *

Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison est traversée de
visiteurs: nombre d’écrivains et d’artistes se sont assis à la table
accueillante; reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion
professionnelle. Nul n’a su de la maison et de ses hôtes que ce qu’il
convenait au maître de laisser savoir; il n’a jamais admis personne dans
l’intimité réservée de son existence.

Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps d’irrésistible
publicité. Je peux dire que sa petite chambre est une cellule de moine,
au lit de bois, à la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux
ustensiles de toilette méticuleusement nets et rangés. C’est tout. Il
est extraordinaire comme le détail des contingences quotidiennes
s’abolit autour de Frédéric Mistral. De lui, de son entourage, de sa
maison il n’émane rien que de simple et de sublime. De la conversation,
littéraire ou familière, se trouve écarté tout ce qui la rabaisserait au
propos personnel. Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse,
nulle confidence de journal: il n’est pas de ceux qui «se racontent», en
dehors de son œuvre, il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme
s’il avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.

Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de n’avoir aperçu le «Poète»
de Maillane que parmi le bruit des félibrées, les farandoles et les
tambourinaires! Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été populaire, mais
sans rien devoir à la politique, et en écrivant dans une langue
étrangère pour les trois quarts de la France d’aujourd’hui, mais
nationale pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. De
cela nos littérateurs ne se rendent pas compte. Or Mistral est compris
de toute la race latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, par
leur ordonnance classique, par la construction de ses vastes poèmes,
Mireille, Calendal, Nerto sont bien plus accessibles aux esprits de
culture classique que toute la production ordinaire, trop spécialisée,
du roman et du théâtre contemporains.

Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, dont il est
l’incarnation. Il a mis au service de la cause un demi-siècle de génie
et de pensée, de sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. Il
n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant de la petite patrie et
de la terre natale. Poète inspiré, il n’y a pas eu de génie plus
conscient et qui ait su mieux se discipliner; le succès ne l’a point
surpris; il revint tout de suite d’une pointe poussée à Paris, pour
asseoir dans son village la capitale d’un empire dont l’éclat a rayonné
sur le monde...

                   *       *       *       *       *

Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un article de Lamartine
le faisait célèbre. Voici le portrait que l’auteur illustre de
_Graziella_ crayonnait de l’auteur inédit de _Mireille_:

  Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien de cette tension
  orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui
  caractérise trop souvent les hommes de vanité, plus que de génie,
  qu’on appelle les poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le
  possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal est à
  l’aise dans son talent comme dans ses habits: la parfaite convenance,
  qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même
  grâce d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a la
  bienséance de la vérité; il plaît, il intéresse, il émeut; on sent
  dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues
  vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.

Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui aurait pu être un jeune
provincial, à l’aise dans ses habits. Il n’en a point changé la coupe,
non plus que celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains,
préoccupés de «se faire une tête», peut-on en dire autant? Prenez les
photographies de Mistral, depuis les plus anciennes: il est toujours le
même, il est lui.

Toujours sur la flottante chevelure noire ou blanche, sur le vaste
front, le feutre à larges bords: toujours la chemise à col rabattu où se
noue une Lavallière; toujours la jaquette déboutonnée sur le gilet
droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience inlassable, d’une
humeur égale et gaie; mais il y a de la majesté, de la grandeur dans sa
simplicité--«la dignité des rois et des bergers», comme avait défini
Lamartine. Certainement, d’instinct, il répugne à la petitesse du
commérage et à l’autobiographie. Mais il lui a fallu le dessein arrêté,
aussi, et l’énergie de débouter les indiscrets; car les assauts à son
intimité n’ont pas manqué.

Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et des admirateurs
passionnés décidèrent l’érection de sa statue, d’autant plus que ce
monument démesuré ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière,
connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens pour les pièces
monumentales. Son Mistral ne rend guère l’admirable modèle déjà chargé
d’immortalité, le poète ne pouvait laisser croire qu’il
s’enorgueillissait de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait
prendre le train, canne à la main, le manteau sur le bras:

--Il manque la valise, fit Mistral.

Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait point à ce
jubilé cordial une importance délirante; mais il n’ignore pas la vertu
des fêtes et leur grâce efficace sur les foules; il se laissa donc
inaugurer par les blancs, et promouvoir commandeur de la Légion
d’honneur par les rouges; que l’on ne croie pas à quelque grossier
équilibre, quoique Mistral ait été conseiller municipal sans
interruption depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de
Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. Il ne fait pas de
politique électorale, de politique qui eût jeté la discorde au camp
félibréen. Il n’est pas indifférent à la chose publique. La République
de 1848 le trouva lyrique et frémissant:

    Réveillez-vous, enfants de la Gironde,
    Et tressaillez, dans vos sépulcres froids.
    La liberté va rajeunir le monde...
    Guerre éternelle entre nous et les rois.

Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour toujours, «à la
politique inflammable», désormais tout à la Provence, tout à la Poésie:

    Toi, Provence, trouve et chante...

conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à Mireille et à
Calendal. Vainement on a essayé de l’embrigader, mais, comme toujours,
sa décision prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble
souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner en Arles, tantôt
Mistral choisit «Pinus», tantôt «le Forum»; ce n’est point gourmandise,
ni caprices; mais chaque hôtel a «sa couleur»: Mistral ne veut être
marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien? Il y faut un rude courage,
quand les auberges rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se
sont résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. Les visiteurs qui,
de tous pays, s’empressent en foule à Maillane, et à qui le maître
semble se donner, en se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie
contemplative, sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et les fleurs
enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées plus occupées que
celles de Frédéric Mistral.

Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés ne respectent pas sa
glorieuse solitude, et ne le laissent pas impassible. Mais c’est de haut
qu’il juge les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La
sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire à un cigare fumé
par le bout allumé. Mistral ne la prend que par le bon bout, et n’en
tire que les bonnes bouffées. Au service de sa puissante et subtile
sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les plus intelligents
conseils?

Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement du génie, ne
prêtent qu’une attention polie à la présence de Mme Mistral,
silencieusement effacée: de la maîtresse de maison, ils ne sauront que
la bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur regard, la fraîcheur
de visage! Or, Mme Mistral est la grande prêtresse attentive du culte;
de l’intelligence la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement le
plus perspicace, elle est l’ineffable conseil de son mari, et sa
vigilante défense contre trop de tentatives quelquefois disgracieuses.
Avec quel tact infini elle s’entend à écourter les conversations
oiseuses! Avec quelles précautions délicates elle fait apporter le
foulard ou la couverture du maître, quand l’heure se refroidit! Comme
elle entretient l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la
Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, où sa franchise
dévouée, son respect joyeux, son libre parler sonore contribuent à
établir cette atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale!

                   *       *       *       *       *

L’emploi du temps à Maillane? Lever à sept heures; après un léger café
au lait, Mistral travaille jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de
plats rustiques, peu de viande, buvant le vin de son cru bien trempé
d’eau; ni café, ni alcool. Après midi, le maître reçoit, fait quelque
lecture et, régulièrement, abat ses quatre ou cinq kilomètres avec sa
femme. En 1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait:

  «Mistral se met à nous parler de son procédé de travail, de ses vers
  fabriqués aux heures crépusculaires, à l’heure de l’endormement de la
  nature; le matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du
  bruyant éveil de l’animalité.

Le souper est à sept heures, le coucher à neuf heures, mais quelles
journées remplies!

De sept heures à midi, correspondance qui se chiffre par dix ou quinze
lettres, et ce n’est pas le remerciement d’un mot banal aux envois de
livres, mais souvent de longues lettres personnelles; des livres qu’il
reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige doivent aller au Muséon
d’Arlaten, les autres à la Bibliothèque d’Avignon: les dédicaces ne
traîneront pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui arrive à
Maillane, l’_Argus de la Presse_ joue un grand rôle: il paraît
d’innombrables articles sur le félibrige et ses poètes, que Mistral
dépouille pour conserver les plus importants aux archives félibréennes.
Correspondance particulière ou générale, tout est absolument classé; un
bibliothécaire professionnel ne viendrait pas à bout de la tâche
qu’assume Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres d’affaires,
compliquées et pressantes, fort nombreuses, auxquelles réplique le
créateur du Muséon Arlaten avec la méthode d’un juriste: Mistral a fait
son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu apprécier de près la
promptitude et la justesse de ses vues et de ses décisions, sur les
points les plus arides.

                   *       *       *       *       *

Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a été le but de Mistral.
Il a créé un musée incomparable, le musée de la Provence, de sa race, de
son histoire et de sa tradition, un musée complet et qui n’a rien d’un
musée, tant la vie palpite dans cette exposition rétrospective de tout
ce qui caractérise de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la
beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats pour transférer le
musée de son local primitif de la justice de paix au palais Laval, où il
n’a pu s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à l’appui de
M. Briand; car il a fallu un ministre de l’Ouest pour vaincre les
inerties méridionales[54]. Il y a fallu, surtout, l’obstination et la
foi de Mistral, sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile,
écartant les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception
première du palais du Félibrige.

  [54] L’histoire de ces négociations a été exposée avec documents à
    l’appui, pages 179-184.

Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre à pousser jusqu’à
Arles ou à Avignon; en Arles, où il rencontre quelques félibres; en
Avignon, où il va faire un tour à la vieille librairie Roumanille,
fameuse dans le monde félibréen. Enfin, aux grandes dates, il se montre
à son peuple, déchaînant les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la
Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une Limousine, Mlle
Priolo. En juin, c’est, en Arles, la «Festo Virginenco». C’est assez, je
pense, pour évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on imagine
volontiers: le poète, buvant son soleil, comme le lézard du cadran
solaire.

Toute la vie du splendide rénovateur de la langue d’oc fut d’une
activité incroyable et diverse; mais il n’a tourné vers la foule que son
front de Poète-Dieu, et la multitude n’a vu de lui que son regard
dominateur, comme on ne voit de sa maison grande ouverte que le faîte
baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a tout discipliné sous sa maîtrise;
rien du dehors n’a de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est
jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos pauvres fièvres:
toujours, il a mesuré d’une âme égale le court chemin qui devait le
mener de sa maison au cimetière, une centaine de mètres après cette
promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la mort aussi il s’est
paisiblement préoccupé.

                   *       *       *       *       *

Au point de vue politique et religieux, sa situation était ainsi
délicate. Un jour qu’une revue me demandait un article sur F. Mistral,
je préparai un petit questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se
plier au goût du jour:

_Demande._--Assistez-vous aux séances du conseil municipal? (Mistral en
faisait partie depuis cinquante-cinq ans!)

_Réponse._--Je n’ai plus le temps.

--A quels offices?

--Ni, hélas, pour les offices...

Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant de recevoir la
bénédiction papale.

Les croyances héréditaires, sans doute profondes, de Mistral, ne lui
faisaient pas prendre la religion au tragique.

Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui s’offrit à porter un
petit paquet que le Maître avait à la main.

--Non, ce n’est pas lourd.

--Mais, cher maître...

--Non, non, curieuse; tu voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce
papier... Eh bien, devine...

--Maître...

--Tu ne peux pas trouver... Je vais te le dire. Il n’y avait pas de
crucifix dans ma chambre de Maillane... Je remettais toujours pour en
acheter un... Eh bien, voilà ce que j’emporte... Tu comprends, je me
suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se présenter devant le Bon
Dieu sans crucifix.




CHAPITRE XXVI

Un poète de Saint-Flour: Buirette de Belloy.--_Plus je vis d’étrangers,
plus j’aimai ma patrie._


Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me suis donné quelques nuits
d’oubli, depuis une douzaine de jours.

D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le matin de la
mobilisation.

Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture, d’une pensée.

Je suis seul, mon fils est parti s’engager...

Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de mes documents pour
ce livre à peu près achevé. Restaient quelques chapitres, à tirer de mes
nombreux articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane. Je
me suis remis à cette facile besogne mais souvent interrompue par des
rumeurs inaccoutumées, des roulements d’autos, des marches de troupes,
des piétinements de troupeaux, des abois insolites.

Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la nuit, quand je
m’aventure vers Paris. L’Auvergne et la Provence m’ont apaisé quelques
heures. Par ces nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme je
n’en avais pas vécu ici; et les roses sont ivres de soleil, et, au lever
du jour, des pigeons roucoulent éperdument sur les toits...

Est-ce tout ça? mais je suis follement confiant, et je ne puis croire à
la guerre à quelques kilomètres d’ici.

                   *       *       *       *       *

Tout de même, le Gouvernement est parti pour Bordeaux--et je suis du
camp retranché de Paris, comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on
creusait des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait les arbres
en travers des avenues. Et des avions allemands survolaient Paris. Pour
demain, après-demain la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature,
il n’est que temps de ficeler le manuscrit. Verra-t-il le jour? En tout
cas, je désire que ce soit tel que, malgré son achèvement hâtif.

_Car il est bien fini pour moi._

Je ne me vois pas, _après la guerre_, revenant sur ces pages lointaines.
Oui, comme ce sera loin...

Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin sur mon village «de
la petite patrie», ce Brezons où j’aurais tant voulu m’ensevelir... Je
voulais reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de Belloy, qui y
est né, qui a rimé un _Siège de Calais_, qui fut académicien et qui a
écrit un beau vers, dont Voltaire disait: Je le citerai souvent...

Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce livre:

_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie._

Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence qui n’a pas moisi
sur place. Je ne pensais pas que je me rappellerais le vers du poète
sanflourain, dans des circonstances où il prend une telle envergure...

_Malmaison, 3 septembre 1914._




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages

  Chapitre I.--Une enfance auvergnate: Du Mont Valérien au Plomb
    du Cantal.--Les colonies «de patois».--La malle à musique:
    cabrette et bourrée.--La mort de l’habillé de soie.--Le «siège
    de Paris»; du baraquement à la cave.--Au «pays».                   7

  Chapitre II.--Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La
    route d’Espagne.--Le pâtre Gerbert.--Les pèlerins de
    Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants», d’Arsène
    Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne.                                  12

  Chapitre III.--Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le
    retour au village: à l’aube de la mémoire.--Le ruisseau de
    Brezons.                                                          21

  Chapitre IV.--L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F.
    Coppée.--Paysages «impressionnistes».--La montagne
    retrouvée.--La «grammaire» de Bancharel.--Les précurseurs
    de «l’École Auvergnate».                                          25

  Chapitre V.--Le patois de circonstance.--Curés, médecins,
    instituteurs: L’abbé Bouquier; l’abbé Jean Labouderie.
    Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J. B.
    Brayat, officier de santé. J. B. Veyre, instituteur.--Statues
    et pavés de l’ours.                                               31

  Chapitre VI.--Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur,
    auteur, imprimeur comme Roumanille.--Le progrès dans la
    tradition.--Rimes Patoises et Grammaire.--Les veillées
    auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux.                              39

  Chapitre VII.--Patois ou langue? La thèse nationale; la critique
    philologique.--Les études de M. Antoine Thomas et de M. Albert
    Dauzat.--Patois et patois de la Dore à la Cère.--Le patois du
    Livradois.--R. Michalias.--A la Marianne d’Auvergne.--Le
    patois, verbe de la race.                                         47

  Chapitre VIII.--Les troubadours d’Auvergne: Le Puy.--Le Velay et
    la littérature.--De Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les
    troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure:
    les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La cour de
    l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et
    le moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du
    moine-troubadour. Ce qui lui plaît.--Un troubadour contre
    les femmes.                                                       60

  Chapitre IX.--En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de
    Paris.--Un concours de «cabrettes».--La murette et la
    bourrée.--La Procednitza bulgare et la bourrée
    d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des bulgares,
    dans le Cantal, en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la
    cabrette.--La révélation de Vermenouze.                          102

  Chapitre X.--Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol»,
    liquoriste, poète et chasseur.--Les colères de Vermenouze: la
    montre tyrannique; la servante sourde.--La truite fraîche.--La
    bécasse à point.--Une histoire de chasse.--La rôtie et le
    «Vieux Fel».--L’intérieur du célibataire.--«L’ouverture» du
    14 juillet.                                                      115

  Chapitre XI.--François Mainard.--A la Cour et aux champs.--Le
    courtisan sous les rochers de la province.--Les roses du
    Parnasse et les épines de la chicane.--A l’ambassade de
    Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de
    Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle
    vieille.--Conseiller d’État et Académicien.--L’édition de
    1646.--Adieu Paris.--_Donec optata._                             123

  Chapitre XII.--Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de
    la _Revue Bleue_.--Les gueux des chemins.--_Les deux
    Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le chasseur de Sauvagine.  141

  Chapitre XIII.--A travers l’Auvergne.--La course au
    clocher.--Stendhal à Clermont-Ferrand.--Le «roman
    auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à Sainte-Foy-de-Conques.--De
    la riche basilique au pauvre clocher à peigne.                   151

  Chapitre XIV.--De Bretagne en Auvergne.--«Le Cobreto» et le
    Cercle.--Les auvergnats d’été.--La ballade du veau.--_En plein
    vent_; _Mon Auvergne_.--La vieillesse du poète.--«Ma mère»,
    «Le Grillon».--De Vielles à Maillane.                            163

  Chapitre XV.--Du Cantal aux Alpilles.--Le Cinquantenaire de
    Font-Ségugne.--Le palais du Félibrige.--L’appui d’Aristide
    Briand.--La statue de Mistral.--Vive Provence.                   175

  Chapitre XVI.--Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style
    des _Pensées_ et celui de Napoléon.--Blaise Pascal
    _l’Auvergnat_.--Le sol et le caractère.--Tout à gagner; rien
    à perdre...--Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme.            185

  Chapitre XVII.--De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille,
    d’Aigueperse.--Pierre de Nolhac.--Les voyages du citoyen
    Legrand.--L’individu expliqué par le pays.                       193

  Chapitre XVIII.--Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de
    Champfort.--De la jeune Indienne à la Révolution.--_Guerre aux
    châteaux, paix aux chaumières._--Champfort peint par
    Chateaubriand.                                                   200

  Chapitre XIX.--La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de
    soixante ans.--Endors-toi, paysan.--_Le jugement de saint
    Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les bouleaux_.--Le poète
    de la Dore.--La bonne souffrance.--_La prière du soir_.--Un
    essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.                208

  Chapitre XXI.--Des poètes nouveaux.--Le buste d’E.
    Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles et Olivier Calemard de La
    Fayette. La petite victoire de Samothrace.--Le poème des
    champs.--Considère.                                              223

  Chapitre XXII.--Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la
    Reine-Jeanne_.--L’épitaphe anonyme.--C’était un roi de
    Provence.                                                        239

  Chapitre XXIII.--La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les
    arbres d’Hyères.--Le dernier Noël.--L’Auvergne en deuil.         245

  Chapitre XXIV.--En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze
    patriote.--L’aigle et le coq.--Un vieux de la vieille.--Les
    traductions de Vermenouze: Jous la Cluchado.--Inspiration et
    philologie.--Omperur et Empéradour.--A l’Auvergne.               252

  Chapitre XXV.--La mort de Mistral.--Les visiteurs de
    Maillane.--Lou souleu me fa canta.--A Maillane.--Le jardin du
    poète.--Le _Musée Arlaten_.--Le triomphe du
    Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le
    crucifix de Mistral.                                             266

  Chapitre XXVI.--Un poète de Saint-Flour: Buirette de
    Belloy.--_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie._      282


Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris.--5293-22




OUVRAGES PUBLIÉS DANS LA MÊME COLLECTION


  AJALBERT (Jean), de l’Académie Goncourt
    Au cœur de l’Auvergne                                      7  »
  BEAUNIER (André)
    Au service de la déesse. Essais de critique                7  »
  BRADI (Lorenzi de)
    La vraie Colomba                                           5  »
  V. CYRIL et Dr BERGER
    La “coco”, poison moderne                                  7 50
  DAUDET (Alphonse)
    Pages inédites de critique dramatique (1874-1880)          8  »
  DAUDET (Lucien)
    L’inconnue (L’Impératrice Eugénie)                         7  »
  DROIN (Alfred)
    M. Paul Valéry et la tradition poétique française          5  »
  ERNEST-CHARLES (J.), Avocat à la Cour
    La passion criminelle. Drames d’amour et de jalousie       7  »
  FISCHER (Max et Alex)
    Dans deux fauteuils (Notes et impressions de théâtre)      7 50
  FONCK (Capitaine René)
    Mes combats. Préface du Maréchal Foch (15e mille)          7  »
  FRANK (Bernard)
    Le carnet d’un enseigne de vaisseau (Souvenirs de la vie
      de patrouille). Préface de M. Robert de Flers, de
      l’Académie française                                     6  »
  HERMANT (Abel)
    La vie littéraire (Première série)                         7  »
  KEUN (Odette)
    Au pays de la Toison d’or (En Géorgie mencheviste
      indépendante)                                            7  »
  MARGUERITTE (Victor)
    Au bord du gouffre (Août-Septembre 1914) avec 8 plans
      (40e mille)                                              7  »
  MAYBON (Albert)
    Le Japon d’aujourd’hui                                     7 50
  PARDIELLAN (P. de)
    Nos ancêtres sur le Rhin                                   5  »
  TERY (Simone)
    En Irlande. De la guerre d’indépendance à la guerre
      civile (1914-1923)                                       7  »


5489.--Paris.--Imp. Hemmerlé, Petit et Cie. 6-24.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU CŒUR DE L'AUVERGNE ***


    

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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

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