Notre-Dame-d'Amour

By Jean Aicard

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Title: Notre-Dame-d'Amour

Author: Jean Aicard

Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627]

Language: French


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JEAN AICARD

NOTRE-DAME-D'AMOUR

PARIS

E. FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON)




DEDICACE

À MADEMOISELLE MADELEINE AICARD

_Ma bonne vieille tante_,

_Pourquoi je vous dédie ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures
qui, je le sais, vous toucheront_.

_C'est, d'abord, dans la chapelle abandonnée, la pauvre statuette de
Notre-Dame-d'Amour_.

_C'est, ensuite, la vieille mère du gardian Pastorel_.... _Ne trouvez-vous
pas qu'elle ressemble un peu à la vôtre, à ma grand'mère_? _Et n'est-ce
pas que, pour cela, vous aimerez mon livre_?

               _Votre neveu dévoué,_

                         JEAN AICARD.




NOTRE-DAME-D'AMOUR




I

NOTRE-DAME-D'AMOUR.


Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le
prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était
resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne
sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle
de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux
noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la
blancheur dorée de son cou.

Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait
la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans
l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir
un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à
la chaînette des grand'mères.

Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses
poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À
l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.

Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules
et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers
la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme
des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un
songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans
espéraient.

...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La
Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront,
est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui
traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en
novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie
lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....

Et il écoute, en rêvant....

Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus
petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les
couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font
sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes.
On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une
seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des
ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le
château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de
tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la
toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le
touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent
encore.

Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis
on disait la messe, se dresse, étroite et longue.

On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.

Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux,
et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais
les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en
l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle,
portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces
croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu
tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous
ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les
Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine,
protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles
donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées,
l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et
résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées
mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi
sans relâche battue des vents....

Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe.
Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas;
ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants
qui habitent Marseille,--de tirer, aux jours de fête,--de dessous
l'autel qui forme placard,--les vêtements sacerdotaux précieusement
enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis,
les araignées, les tarentes.

Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de
Notre-Dame-d'Amour.

Hélas! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des
glorieux! Il y a, hélas! par le monde, des Notre-Dames illustres,
vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques,
des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il
y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette,--l'univers
le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite
Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens
du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus
pauvre des cabanes de ce désert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce
nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si
Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les
Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en
faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel où
brillent deux candélabres de cuivre et un tabernacle de bois doré, la
Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du
moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser
sa prière, depuis sa petite enfance.

Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre
l'abandon! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh! grande comme une
enfant de dix ans, vêtue, par-dessus la robe de bois doré, d'une robe en
vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. Elle est
coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles;
elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de
perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien
solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des
mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte,
chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce
Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux
murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des
chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du
naufrage.

Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de
miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer--à cinq lieues d'ici, au
sud,--voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous,
et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce
jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes
Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la
voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les
Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours
justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles
guérissent celui-ci au lieu de celui-là,--mais à tous également elles
donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie.

Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane,
visitent leur église.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous
êtes leur reine pourtant, et la propre mère de Dieu, et c'est elles
qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur
servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'église,
sont vénérées surtout des bohémiens! Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous
êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans
honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai
qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez-vous....
Protégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai.
Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la
plus humaine et la plus divine!

Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller
dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin
entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la
vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin
enserre étroitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en
deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les
anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au
passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans
l'entre-bâillement de ses fichus arlésiens.... Et elle prie, agenouillée
dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui
découvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille
sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans.

--Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette
terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du
mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez moi d'avoir un
amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières
courses des plaines de Meyran, vint,--comme s'il m'eût connue et
aimée,--m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du
taureau en colère!

       *       *       *       *       *

Or, voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame
d'Amour était si fervente; sa foi, si entière.

Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle
aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés des tous petits pour les
bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il couchait, fut blessé d'une ruade
par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la
chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette
circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aimé.
Hélas! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire cette
prière, le chien mourut, et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne
demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante!... Elle s'exaltait
dans cette idée, quand le vétérinaire, arrivé d'Arles pour voir le
cheval, ayant demandé à examiner le chien mort, déclara que l'accident
du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et
dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fût pas déclarée
encore.... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de
bonté....

C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par
Notre-Dame-d'Amour.




II

LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE.


Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n'avait pas le droit,
véritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel «marrias», quel
homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe
noire et inculte, carré d'épaules, puissant comme un taureau, de haute
mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de
franchise, c'était un traître, un homme dont on ne savait jamais l'idée.
Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait,
mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des
yeux gris piquetés de petits points d'or comme ceux des chats) un
trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne
au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges....

Quelque chose sortait de ces yeux-là d'implacablement malin; mais de
malin sans esprit, sans clarté.... Ce n'était pas un éclair de mal, oh
non! une fumée plutôt, comme celle qui sort des «lorons», ces trous
mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui
exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de
dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure
croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et
vraiment c'était effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour à
Zanette, qu'il rêvait d'en faire sa femme, «le gueux!»--ou même sa
maîtresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène,
épousant ce lourd coquin! une petite caille mariée à la _lardarasse_,
l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses
serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et
corrompues.... Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de
chaume!

On ne voyait pas ça, non, pour sûr! Ni au physique ni au moral, ces deux
êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l'idée d'un tel
sacrilège. Et pourtant il s'était mis ce projet en tête,--«le
gueux!»--de plaire à Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse
ou de force!

Zanette, jolie comme un coeur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu
aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa
poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'était une petite créature
brune, un sage petit coeur, aimant son père, Dieu et saint Trophime,
patron des Arlèses,--et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d'Amour.

Et afin de vous montrer que Martégas n'était point fait pour l'honneur
et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de
l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille légère de la mignonne, ni
de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce
bon petit coeur, il n'y a qu'à savoir où il passait ses soirées depuis
quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles.




III

LE REMORDS DE MARTÉGAS.


Ses soirées, il les passait en des bouges qu'on trouve, à Arles, le long
du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du
Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau,
dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui
semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac,
leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la
voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les
maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent
livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres
s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le
quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet
massif, attire et blesse l'oeil, comme un mur de prison....

Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux,
qui grogne et se lamente et qui menace....

Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là,
buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône
n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets
horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les
charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se
débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve.

Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le
futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints
d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination
d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques
et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une
débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer,
du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le
passant lui-même.

Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et
boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas,
puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans
leurs dents rageuses,--faces congestionnées, barbes sales, mains
spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d'hommes en
qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s'ennuie la maîtresse du logis,
jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée,
dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup,
toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret
ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alcôve ouverte,
mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une
commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées....

Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis
deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits,
il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que
jamais demeurent fixes.

--Eh bien, Martégas, qu'as-tu?

On le secoue, il répond enfin:

--Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne
l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me
rongera encore!

--Martégas a un remords!

--Et tu n'en as qu'un, Martégas?

--Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses
cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête
avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en
ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en
des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades.
Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles
étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable
remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....

Les autres gaillards se mirent à rire grossement.

--Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une
qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les
bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....

Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui
lui sourit avec une espèce de reconnaissance.

Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le
coude en disant:

--A la vôtre!... Que cela dure! et longuement!

Il y eut un lourd silence.

Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les
camarades, l'oeil sur sa vision, un des hommes dit:

--As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu
démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme?

--Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un
peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si
Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous
ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un
secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!...
Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous
conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il
plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui
pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut
pas l'être plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au
contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce
pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi,
Cabrol!

Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'oeil injecté, le poil
hérissé, le colosse grogna:

--Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu!

Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de
taureau collant.

Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales
s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les
jupes de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux.

Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé:

--C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si
aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des
fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les
poings. Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et
rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval,
d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de
colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer,
comme s'il y était pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant,
pas à lui la faute, pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis,
ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je
écouté! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant....
Nous boirions heureux!

--N'y pense plus! dit l'autre.

--Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible!
soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire.

Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux.
Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard,
rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence.

--Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,--mais tu es
un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!

Martégas s'essuya le front d'un revers de main.

--Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!...
Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte
bien, si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé,
contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce
pas? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas;
c'était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des
coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le
matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même
compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil
tout le matin.... A présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la
débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez,
comme une manade folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas
pourquoi,--parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour
rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce
fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si
rien n'était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de
moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il
traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh! oui, un peu
trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous arrêtons dans
un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à
l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu
d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps passaient les
derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n'en
passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je
pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous
deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de
partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route
qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier
de notre régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous
entendez bien, blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et
je dis à cette bête brute qui est là; je dis à Cabrol:

--Regarde!

Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de
bois, la caisse ferrée où était l'argent, l'argent de la solde pour tout
notre régiment. Elle était lourde, allez! ils la portaient sur un
brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu'elle était
lourde... oh lourde! lourde bougrement!

Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il
y eut un silence embarrassé.

--Tu es à temps de ne rien dire, Martégas! Tu y es à temps!

Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore.... La
convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! Déjà
ils ne comprenaient plus les remords de Martégas.... Eh bien quoi?
après? il avait attaqué les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il
avait un peu volé la caisse; ce Martégas, et--pour cela--tué un peu; tué
un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, à la guerre! un de
plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et
d'envie.

--Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix.

Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui
représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite
après, il y a «des millions».

--Pour sûr, gronda Martégas! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille
francs!... Et je lui dis:

--Regarde!

Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à
trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se
méfiaient de rien.

Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu'il me comprenait parce
qu'il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l'imbécile. Et à voix
basse je lui dis:

--Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite! Je me
charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble....

Alors, j'épaulai mon fusil....

Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.

--Ah! quel remords! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et
de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant... quel
remords, mes amis!...

--Mais alors, Martégas, tu es riche? s'écria tout à coup la fille. Tu ne
me disais pas ça!...

Et elle posa sa main sur le bras de l'homme.

--Riche! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout
justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'être, sans
celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre
son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment
où j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le
gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut
manquer un boeuf dans un corridor)... cette bête mauvaise que Dieu
préfonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te
vide!... cet animal malfaisant m'empêcha de tirer:

--Ne fais pas ça, qu'il dit, Martégas! ne fais pas ça! Pour l'amour de
Dieu, pas ça!

Et il détourna mon fusil avec sa main.

--Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué _pour toujours_! Il
était trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup
si sûr! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!...
une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre,
oui, la débandade, qui nous favorisait; oui, tout était embrouillé,
l'ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où.... Personne
pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, collègues! quel
remords d'avoir manqué ce coup-là! De ma vie, je vous dis, je ne m'en
consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse
mal gardée, qu'on n'avait qu'à prendre! Pourquoi t'ai-je écouté,
imbécile! je serais riche à présent! Misère de moi! malheur! malheur!
quel remords!

Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs
partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en
ivrognes.

--Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour--c'était un beau
coup,--ça ne se retrouve pas, non!--J'ai cru d'abord que tu regrettais
d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de
l'avoir manqué....--C'est malheureux, Martégas, bien malheureux....

Il était inconsolable, ce Martégas.

On ne pouvait donc pas dire qu'il n'eût pas de conscience. Seulement, sa
conscience travaillait à l'envers. Le diable en personne doit avoir des
_remords_ pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion
favorable de bien mal faire!




IV

A QUI LE CHEVAL?


Un peu avant le lever du jour, à l'heure blafarde, Martégas sortit du
bouge avec Cabrol.

Tous deux montèrent sur la digue, et s'en allèrent longeant le parapet,
le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la
couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux.

Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête
au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.

Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages
terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les
réveilla.

Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d'une
clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai; ils
avaient l'air de deux mauvais fantômes.

Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles
Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il
dit, ce Cabrol:

--Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu
de bien et d'argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène.
Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne
faim et soif. C'est une cerise qui pend à l'arbre. Tu n'as qu'à prendre.
Et je t'en avertis, Martégas, pour que tu le saches,--un que l'on nomme
Pastorel--tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian?

--Je sais qui tu veux dire; il habite près des Saintes, à Silve-Réal.
C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là?

--Pardi, qu'il en tient pour Zanette!

--En es-tu sûr? demanda Martégas, s'arrêtant tout sec.

--Si j'en suis sûr!... quand je le dis?

--Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde à ce que tu vas dire. Car
celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux
dire! Je suis aussi matelot, mon homme!

--Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'être sorcier,
pour ça, collègue!... Il n'y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du
mois de mai, aux plaines de Meyran....

--Eh bien?

--Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y
étais-tu pas?

--Avance donc! Je t'écoute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me
fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y étais pas, c'est que
j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, ânesse.

--Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et
renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre
par la main, ta Zanette, afin qu'elle vînt marquer la bête avec le fer
rouge, au chiffre du maître.... Et ça, on ne le fait, voyons, que pour
sa fiancée, ou pour sa maîtresse.

--Gueusard de sort! gronda Martégas.

Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son
aise.

--Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce
Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi étant là, il aurait du
mal!

--C'est que, répliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommencé
déjà.

--Où? Dis, que je sache!

--Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas
venu?

--J'étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait
remettre précisément ce jour-là, sans faute.... Dis-moi tout sur ce
Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé? Sans rien oublier, sans rien
me cacher surtout.

--Eh bien, après la ferrade, où l'on marque les plus jeunes bêtes, il y
eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux
plus malins. La cordette un peu lâche qu'on avait mal tendue, d'une
corne à l'autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la
cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde
ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d'où il ne put
dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes
par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il était maigre, de manière
qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise!...

Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour
accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de
la vaquette maladroitement; il fut piqué d'un coup de corne à la cuisse
et on l'emporta évanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il
semblait ne vouloir entrer dans l'arène que s'il y avait du danger,
comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les
plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l'arène, du
haut de son banc, car il ne s'était pas mis sur les charrettes qui
formaient le cirque, non, il s'était placé sur la tribune des gros
messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta
dans l'arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi:

«Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!» La vache courut sur
lui, décidée, tout droit, tête basse, il l'esquiva, la laissa passer,
en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas dépassé de la tête,
qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de
rien! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla
vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la
tribune en traversant toute l'arène comme s'il n'y avait pas eu de
vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine
d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de travers en faisant, du pied,
des trous dans la terre....

--Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette?

--Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette
avant un autre.

--Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a
longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène,
d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle
était petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et
demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un
perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et
tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il
faut, ma maîtresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu
que ça sera comme ça.

--Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix,
il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un
chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours
contre tes idées? Tu m'entends de reste....

--Et je te dis «gramaci», collègue.

Les deux complices se serrèrent la main.

--Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas
donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait,
autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu
Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert
des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?

--Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.

--Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges
du cheval?

--Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept
ans pour mon ennemi.

--Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh
bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le
gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou
moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre!

--Eh bien? interrogea Martégas.

--Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale,
il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire,
hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en
cadeau, il s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais
comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se
faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du
cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la
manade des pâturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les
taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser
retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se
fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.

...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la
fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu
enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire,
hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait
chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?...

--Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur
ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui
enlèverai sa fille! on verra ça!




V

LE SULTAN ET SON SÉRAIL.


Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute
seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un
accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la
maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le
remède», la quinine, dont la provision était épuisée.

Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette
Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en
vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain
d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne
terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme
autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à
enchaîner.

Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois,
dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques
années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà
que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et
à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant
il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout,
qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués,
bizarres--et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou
bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie
au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir
devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace,
l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.

--Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles.
Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné
pour moi....

Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu
visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame
l'abandonnée!

Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans
peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ,
mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des
paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux
malgré tout.

A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle
fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui
l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les
ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la
voix même de la lumière.

Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses
épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était
tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces
bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des
piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc
et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne
piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main
les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût
habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....

--Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.

Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle
connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles
violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et
grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette
trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe,
levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber
toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue--ce que
n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était
un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage,
au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes.
Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de
courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il
s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue
traînante.

--Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.

Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et,
pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile
et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu
en arrière se mit à hennir fièrement.

C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les
taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur
vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs
dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps
en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se
rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le
voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe
saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....

Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés;
ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des
fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche
jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais
lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros
yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages,
regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le
Rhône qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où
quelquefois ils avaient été blessés.

Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier,
surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs
taureaux.

Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et
nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les
caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la
repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer
peut-être....

Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop....

--Gardez-vous, demoiselle!

Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle
s'en doutât, la menaçait.

Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui,
à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux,
cavales, taureaux et même les hommes,--accourait tout à coup contre
elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu
dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle
regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils
furent tout près d'elle:

--Zou! en avant! lui crièrent-ils.

D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle
venait d'entendre derrière elle, tout près, le souffle d'une bête;
Sultan qui broutait un peu à l'écart du troupeau, ayant aperçu tout à
coup Griset, s'était furieusement élancé vers lui; il était, le Sultan,
jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait
bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la
croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de
ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur
l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'était dérobée. Et, détournée
à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée,
menaçante, ses deux pieds battant l'air, sa tête fière et farouche
détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent.

Les deux gardians le menacèrent de la pique... il fit une brusque tête à
queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue
rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri
d'orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d'un seul coup la
tête de toutes les cavales... et il alla passer près d'elles, comme pour
leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre... il
tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d'appel,
caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,--et
voilà qu'elles s'émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant
auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent
bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l'air,
la liberté, l'amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale
favorite du Syrien, s'émouvant la première, bondit vers lui,
frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et
déjà loin. Alors la manade s'ébranla entière. Une brusque trépidation,
comme un roulement de mille tambours voilés, commença.... Zanette et les
gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la
poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des
crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de
fines pointes d'oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les
courbes des croupes... et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un
instant surpris et indécis, à leur tour partirent; et à la suite et
comme sur l'ordre de l'étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière
la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux
cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses.... Le roulement
des pieds innombrables s'éloigna, comme absorbé par l'immensité de la
plaine, et en un clin d'oeil tout disparut derrière les tamaris là-bas,
dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le
clair soleil du matin, une fumée d'or!

--Vous l'avez échappé belle, mademoiselle Zanette! dit un des
gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqué cela! Voyez-vous, si
Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules... il vous eût
écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais!... il serait temps
de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que
c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les dépayse
pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône
à la nage! il l'a fait plusieurs fois déjà!...

--Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre
père donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre
une balle dans la tête. C'est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait
temps de s'en défaire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien.

Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route.




VI

LE CONSEIL DES BÊTES.


Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par
le charme de la saison autour d'elle et par le rêve, en elle, de sa
naissante jeunesse. L'année, plus âgée qu'elle, avait déjà une ardeur
grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première
heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes
gaîtés d'oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés
du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d'une
cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi,
sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis,
«l'alouette de pays», la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle
un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs;
les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis,
devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque
motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'où elles pouvaient
surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles.
On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute
dormaient les oeufs, leur espérance d'avenir.... Dans les groupes
d'arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l'avril,
chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant
convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se
tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite
Zanette avec leur oeil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient
semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de
brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque
peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pensée d'agace
était tourmentée.... «Que veut-elle, cette fillette? elle est petite,
l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants
qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux cîmes, pour prendre nos nids....
Jacassons, mes soeurs, jacassons comme si nous n'avions rien à faire,
pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les
cigales encore dépourvues d'ailes et qui, après avoir quitté leur
fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé
d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs
ailes humides, toutes repliées!» À ces discours des agaces prudentes,
des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses
semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière
blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d'être pour la première
fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine
des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille,
pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux
les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient,
s'embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de
mica, avec un bruit métallique.... Leurs yeux immenses, bombés sur leur
tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des
hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout
espérait, craignait, vivait, se défendait.... Et si elle ne voyait pas
toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle,
et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d'un désir de vol, de
causerie à deux, de frôlements tendres, d'infinie espérance, d'amour
enfin, d'amour toujours.

Elle n'avait plus sa mère, et contre les pièges d'amour, son brave père,
maître Augias, pechère! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait
pas osé, le brave homme! Eût-il osé, non, il n'aurait pas su. Ayant
toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait
aimé qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'où
était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son
coeur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce
au coeur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous
les dehors de l'indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et
ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent guère de se dire,
sinon peut-être à l'heure première de l'amour adolescent, des
câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est
leur meilleure manière de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au
moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son père. Sa
vïore à la main: «Bien le bonsoir, père!» disait-elle.--«Bonsoir,
bonsoir!» répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne
quelconque à laquelle il était tardivement occupé.

Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu'elle ignore et que
lui prépare un Martégas? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant
viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait
l'écouter! il sera le premier à lui parler d'amour; et le premier qui
parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler
l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des
loups se déguisent en bergers.

On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni
conseil, à qui la nature,--par mille et mille voix insinuantes, qui
parlent en elles et hors d'elles,--conseille justement tout le
contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité....

Les oiseaux volètent et caquètent; le vent du matin murmure; l'air frais
se fait tiède; l'heure marche; une langueur d'été commencera bientôt. Au
dedans de son coeur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement
d'ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers
l'horizon immense qui ne s'arrête pas à la mer! Le premier qui viendra
ne lui plaira-t-il pas trop vite? Hélas, mon Dieu! elle ne sait pas
elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin....

Notre-Dame-d'Amour, protégez-la!




VII

LA COCARDE DE ZANETTE.


La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de
la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du
chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien
cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre
d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la
route, et se trouva bientôt près des _Plaines de Meyran_ où ont lieu
souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays
arlésien.

Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de
prendre une figure précise. Voici qu'il avait des moustaches et
s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques
semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et
d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si près des fameuses
plaines, sans y courir un instant, pour rien--pour les revoir,--pour se
mieux rappeler l'instant de triomphe où ce gardian, inconnu d'elle, lui
avait offert ce qu'on offre à la mieux aimée,--ou du moins à la plus
jolie....

Ce n'était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement.
Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s'arrêta. Elle était devant
les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les
immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de
toutes sortes et par les taureaux de course.

Elle s'arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune
d'honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés,
flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces,
pareilles à des serpents ailés....

Elle se rappela tous les détails de ce grand jour.

Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les
innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés,
rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou
passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un
cirque plus grand peut-être que les arènes d'Arles. Zanette était
arrivée tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place
inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de
rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à
bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli
char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des
lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait
un peu....

Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la
tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties
des courses et des jeux.

Les taureaux étaient là-bas, à l'une des extrémités du cirque ovale, ils
étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois,
sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de
marcher.... La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes
exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des
Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie
des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour
voir des miracles.

Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de
la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes,
et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de
Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa
fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la
cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché
sur l'oreille, le pied bien assuré dans l'étrier fermé, contents de
sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme
qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi
bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur,
au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient
parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du
cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour
sonore et gai d'un passant.

Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui
avait fait envie.... Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, prise en
croupe par un jeune homme? voilà ce qu'elle avait pensé....

Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui,
tous les ans, dès qu'aux Saintes la fête est finie, part en longue
procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars,
carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des
malades tristement avaient continué leur route vers Arles; celles qui
n'emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran,
et c'était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement
de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant,
s'entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes
qui s'écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les
filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les
rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec
des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en
comptant ceux qu'on avait dételés et qui sont attachés à des piquets
comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée!

--Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer.

Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son
père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le
sous-préfet d'Arles,--le milieu de l'arène commença de se vider, mais
lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entrée du
premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l'étrier, trottaient
dans le cirque, demandant qu'on leur laissât le champ libre.

--A vos places! bonnes gens! à vos places, donc!... Veux-tu que je t'y
mène, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il
que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?...

Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel
qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de
tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l'aise sur sa
selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si
facilement, d'un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur
place, dans un rond grand comme une assiette,--un beau cheval blanc, un
vrai camarguais.

Quand le cirque avait été presque libre,--ce Pastorel en avait fait le
tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte,
et pour sûr, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un.

Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs,
son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu
dire:--La plus jolie, celle que voilà!

Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se
disant: «Il ne travaillera donc pas, lui?»

Et enfin il s'était montré, après que deux autres eurent tenté
inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au
milieu de l'arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit
vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas
approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait.

Alors, oui, Jean parut, il s'avança d'une démarche souple, mais très
ferme; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il
était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme
elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, cédant d'abord au
choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui
résister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arrêtant....
A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus...
serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir,
ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l'animal? L'homme et la bête
se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'efforçait,
serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du
taureau et le taureau s'efforçait de la retourner en sens inverse.

Brusquement, l'homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée,
cédant à la résistance du taureau afin de s'en servir pour le faire
tomber, l'avait en effet couché sur le flanc! Et dix mille mains
l'applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s'appuyant sur la croupe et sur
le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout
courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant
la main:

--Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie!

Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait
murmuré:

--Vas-y!

Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait
déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense
arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait
ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit
bras, sur le flanc grésillant et fumant de l'animal qui se débattait,
avait appliqué le fer rougi au feu,--confiante dans l'adresse et la
force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même
beaucoup.

Puis, il l'avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près
pour la voir avaient dit:

--Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi!

Toute étonnée et confuse, elle s'était assise à sa place, attendant la
suite des jeux.

Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du
front, attachée à une cordelette tendue d'une corne à l'autre, une
cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire
découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une
taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau,
Jean Pastorel s'était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les
autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la
cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier.

       *       *       *       *       *

Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli
compliment.

...Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son
cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s'étaient
passées; cela lui semblait un songe.... C'était bien là, pourtant...
oui, là. La tribune d'honneur était là encore, comme un témoin debout et
parlant.... Hélas! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu
qu'un caprice, une idée du moment? l'avait-il ainsi appelée pour
l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si
grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrogé,
sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur
dont tout le monde s'entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que
du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes
causaient. Zanette avait prêté l'oreille. Une vieille femme disait:

--Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet
enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent
qu'il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la
vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un
peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace.
Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s'emporte. C'est un
agneau, ce grand diable-là!

C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment!
Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou même est-il bien
vrai? n'a-t-elle pas rêvé?

Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa
main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle
blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et
blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un
peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de
Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la
foule et le beau gardian,--et lentement elle met sur ses lèvres cette
petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui
sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux.

Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place; et, au galop,
la petite Arlèse amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour
regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de
faire attendre le pauvre Augias.

       *       *       *       *       *

Les filles,--c'est ainsi--facilement oublient père et mère pour l'amour
de l'inconnu.




VIII

ROSSELINE.


Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui
avaient poussé Jean Pastorel à lui faire «tant d'honneur» le jour des
fêtes aux plaines de Meyran....

Jean, si bon à l'ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis
plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux
(tombé, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre
aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontrée, comme
cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande
réjouissance publique. C'était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline
Queïrel, était vraiment d'une beauté éblouissante. Sous le velours
sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage
régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très
noirs,--éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux
marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait
exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout
droit la ligne du front; la saillie des lèvres bien rouges semblait
l'appel d'un éternel baiser; le menton large et bien arrondi disait
l'énergie dans la beauté; et toute cette tête petite, aux yeux d'ombre
étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors
des plis des fichus de l'Arlèse avec une grâce ferme qu'on devinait
souple.

De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine
rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine
fierté d'allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse.

C'était tout le contraire; elle était faible, accueillante, prompte aux
ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de
sang-froid, d'âme commune d'ailleurs. Capable de méchanceté si la
méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n'était point
méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir.
Elle le sentait elle-même et n'y répugnait pas, disant au contraire
qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,--des imbéciles. Elle ne
mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes.
L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton
d'une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes,
parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était
vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était
gourmande, refusait parfois l'humble déjeuner de sa mère,--modeste
couturière,--pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au
chocolat et des tartes aux fraises.

Jean lui avait d'abord fait sa cour «pour le bon motif». Bien pris,
superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé
avec plaisir.

C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait
trouvé agréable cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien
connu dans tout le pays. Si elle devait l'épouser, elle n'y avait pas
songé beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'était pas assez riche pour
qu'elle s'y sentît vraiment contrainte par l'intérêt. C'était un galant
de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d'aise quand, de sa
fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son
cheval devant la porte, l'attacher à l'anneau, entouré de quelques
gamins dont l'admiration était attirée par le harnachement du cheval
camarguais et la bonne grâce du «chevalier».

Elle n'avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du
moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'émotion facile,
si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années
une femme. Elle avait mis à mal plus d'un joli adolescent; elle leur
demandait à tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se
reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle
rougissait à ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y
songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas
trop mal fait et jeune lui disait: _Je t'aime_. Et finalement, elle
était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce
jour-là, il l'avait innocemment conduite à la promenade, le long du
Rhône; c'était un matin de printemps. Elle avait d'elle-même, tout à
coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et
le diable,--qui est toujours là dès qu'on est deux, homme et
femme,--avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon
Pastorel.

Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie,
de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à
Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le
plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus.
Le breuvage qu'il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée
d'un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable.

Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le
plaisanter à l'occasion. On lui donnait à entendre que la belle «en
avait d'autres»; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en était
sûr et ne voulait pas l'admettre; il eût voulu que cela fût prouvé et ne
cherchait pas à le savoir.

--Ceux qui disent ça, l'ont-ils vu? répétait-il pour se consoler.

On lui citait des noms de galants: il interrogeait naïvement Rosseline
qui riait, en réponse, d'un air si tranquille, si ingénu!

--Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine!

Alors il lui demandait pardon.

Puis il la surveilla, et ne parvint qu'à se rendre ennuyeux; il ne
venait plus aux jours dits; il arrivait inopinément, dans la nuit
quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient
éclairées,--et, si elles étaient sombres, il n'en concluait pas moins
que sa maîtresse n'était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le
signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de
la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il
attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle
ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et
lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très
basse, un peu sifflante, commençaient; et sur lui bien souvent
pleuvaient l'injure et la menace, en échange des reproches.

--Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... Où as-tu laissé ton
cheval?

--Je l'ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais,
dans les saules....

--Va-t'en!

--Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu
entends!... pour être ainsi reçu?

--Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis?

--N'es-tu pas mienne et comme ma femme?

--Oh! ça pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux.

--Oui, de tout et de tous!

--Pourquoi?... c'est bête.

--Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je
t'aime.

--Si je te fais peur, quitte-moi!

--Est-ce que je peux!

--Ils disent tous ça.

--Tu vois qu'il y en a d'autres!

--Pas comme tu veux dire....

--Rosseline!

--Jean?

--Ouvre-moi, descends.

--Ma mère entendrait.

--Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère,
aujourd'hui plutôt que les autres fois?

--A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y
laisse à la fin sa réputation; il ne faut qu'une fois.

--Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi!

--Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez,
à la fin.

--Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas!

--Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place.
Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies.

Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l'esprit, en
pareil cas, qu'on pût, par amour pour un homme, se priver d'aller
dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, à
l'heure où ses yeux se sentaient alourdis.

Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au coeur
de Jean, comme un bruit terrible.

Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit--car il était venu
ainsi, des fois, en plein hiver; il restait là, un instant indécis, le
sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges
intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses
pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à
grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour
la briser.... Et puis, s'il faisait cela, après?... Elle était seule,
pour sûr.... La mère, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il épouserait
Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'était plus sûr, à
cette heure, d'en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours,--mais
comme femme? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire
cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il
redoutait la malice inconnue!

--Ah! pauvre de moi!

Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du
Rhône parmi lesquels il l'avait caché, l'envie lui venait de se jeter au
fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne
la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir
des bêtes indomptées, s'étonnait, s'irritait de n'être pas ici le
maître absolu.... Et tous les mauvais commérages lui revenaient; des
mots atroces le mordaient au coeur; il se rappelait des gestes d'elle,
des regards équivoques adressés à des jeunes gens.... Il ne savait
plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de
son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le
bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il était là, tout près, le
fleuve; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l'eau
obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout à coup le brave enfant
songeait: «ma mère!» et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour
fuir la tentation....

Oh! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide,
à travers la lande! Cette furie du retour, où il ressentait et
employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper
sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé!... Tout
ce qu'il avait dû tout à l'heure contenir de passion désordonnée,
d'amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à
piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le
ralentissement, à la frapper de l'éperon quand elle ralentissait sa
course.... La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes,
soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans
la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers
l'espace vide!

--Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine,
je le sens.

Ce n'était pas encore une coquine. C'était une créature inconsistante,
sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d'elle-même, sans
conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât
si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en
temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute.
Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être,
pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d'eux-mêmes, qui
les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne
peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu'il faut
violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui
parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de
s'écraser devant l'homme, leur dieu armé; ou encore natures de cavales
qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa
main légère, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les
châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou
des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout
jamais vicieuses.

Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval.




IX

CE QUE ZANETTE IGNORE.


Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant
délit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il
devenait sûr de sa fausseté,--il serait guéri.

Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des
plaines de Meyran,--un homme qu'il connaissait à peine, un gardian comme
lui, au retour d'une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de
la ville.

Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre
Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu'il
conta fit bondir de rage le coeur du rude gardien de taureaux.

Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les
marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que
le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville,
artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques
lettres d'imprimerie: _La belle Rosseline_. Les voyageurs qui viennent à
Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arlèse
pour vingt sous,--ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande
colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'étaient
rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir
de faire reproche à sa maîtresse. Et s'étant reconnus, ils s'étaient
pris de querelle et battus même, publiquement.

Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle,
maintenant,--c'était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle
devenait la patronne, grâce à la générosité d'un peintre parisien. Un
bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient
et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le
photographe.

Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens
avaient vu «le tableau» où la belle, très ressemblante, montrait plus
que ses épaules....

Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une
belle et bonne promesse,--car la fille était accueillante, un peu folle
de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'était dans l'intention
évidente d'attirer les chalands «par le moyen» de sa beauté. Ses
portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce....

Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné
l'adresse du cabaret de Rosseline.

--Et le tableau? avait répondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le
tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre?

--Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont
les fenêtres regardent le théâtre antique....

Tout transformé dans son coeur par ces nouvelles qui l'éclairaient
décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement
tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles; il avait couru
chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian
l'avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de
Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus
qu'il n'est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n'être
pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu
courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu'il appelait
maintenant dans sa pensée «la fille à tout le monde».

Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée
de jeunes débauchés de la ville; et comme, la bouche en coeur, sans
avoir l'air de se douter qu'il pût lui garder rancune, elle était venue
à lui, disant très haut:--«Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne
reconnaît plus ses amis, donc?... Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma
main, un des taureaux d'aujourd'hui,» il avait répondu, au milieu des
fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle
Arlèse:

--Que me veux-tu, fille à tout le monde? Je sais ce que je sais, et,
vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme
des premiers souliers que j'ai chaussés, tu m'entends? Les portraits à
vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent!
La belle Rosseline est à vendre? Moi, les choses qui sont miennes,
personne autre n'y doit toucher!

Elle avait pâli, l'Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard,
quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense
assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et
pour lui donner la cocarde.

Elle fut d'autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle
faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez
grande, de beauté hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette,
toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants
et pétillants. A la beauté d'un fruit formé, il opposait la grâce un peu
frêle d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora
l'affront, mais elle avait juré de se venger.

Elle ne se doutait guère, Zanette, qu'elle avait servi une rancune
d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage reçu par elle
n'était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le
coeur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la
petite Zanette sans se dire: «Pourquoi pas?» Hélas! le souvenir malsain,
âpre, mordant, précis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore
victorieusement, au fond de son coeur, contre l'image fragile de la
fillette chaste et simple.




X

ZANETTE ET ROSSELINE.


Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait à faire. Elle acheta «le
remède,» expédia quelques menues commissions, et moins d'une heure après
elle reprit, à la remise d'une auberge, son cheval qui, réjoui par un
double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La
jolie Zanette ignorait même l'existence de la belle Rosseline.

C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie
Arles à l'île de la Camargue, que Rosseline s'était fait acheter, pour y
trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et
repeint à neuf.

La maison de sa mère était juste à l'autre extrémité du pont,
c'est-à-dire dans l'île de Camargue et dans le faubourg de
Trinquetaille.

La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle
allait coucher quelquefois et à l'abri de la curiosité de sa mère, qui
d'ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les
libertés de sa fille.

En ce temps-là, la ville d'Arles ne possédait pas encore le très vilain,
très solide et très utile pont de fer qu'elle doit à la science des
ingénieurs. Arles était relié à l'île et au faubourg par un pont de
bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les
chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la
communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés
sur la rive gauche n'étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de
trouver à bonne portée un cabaret où s'arrêter un instant.

Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s'était débarrassé de
Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste
rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on
voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des
anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur
l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAFÉ DES ARÈNES.
Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre
qui s'était présenté tout de suite à l'esprit du Parisien gouailleur
pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et
d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.

La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l'intérieur
voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis
deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica
et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les
rideaux étaient chargés d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de
passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de
s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par
une voix de femme:

--Eh! la jolie fille, où vas-tu si matin?

Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas
du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la
reconnaître, sans parvenir à s'expliquer où elle l'avait vue.... C'est
qu'aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les
fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout,
souriante ou grave, ici l'air impérieux, là, l'air sentimental.

L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette
s'arrêta.

--Est-ce à moi, madame, que vous parlez?

--Et à qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue.
Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes... c'est
samedi. Où vas-tu si vite?

--Je retourne chez nous; mon père m'attend. Mais... je ne vous reconnais
pas.

--Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu
ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le
crois!

--Vous me connaissez?

Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de
la dame.

--Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la
reine des fêtes, il n'y a pas longtemps, aux dernières courses des
plaines de Meyran?

Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.

--Tu ne vas pas dire non, j'espère. Tiens,... je vois une chose que tu
vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour
sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton
bonnet.... N'est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a
donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel?

Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait porté la main
à sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde,
cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.

--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle.

Rosseline s'était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont
le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.

--Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien
pardon et «gramaci!»

La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire.

--Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle.

Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement,
rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L'enfant jeta autour
d'elle un regard de détresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle
éprouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'était le malaise que
donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais.

Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier:

--O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-même.

Puis, tout haut:

--Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la
rendriez-vous pas?

--Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'impérieuse
Rosseline.

--Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est
bayle.

La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air
d'orgueil. Elle était fière de l'honnêteté de son nom. Son père, un
brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance
des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale
capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua:

--Je le savais, j'étais aux fêtes; là j'ai questionné des gens sur ton
compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais
trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite!

--Pourquoi me dites-vous cela, à la fin? répliqua Zanette pâlissante et
suffoquée.

--Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les
autres, de juger celle pour qui on les laisse!

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien,
mon père m'attend.

Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas
vers lui, et qui saisit la bride.

--Lâchez mon cheval! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la
colère gronder, plus grande que son pauvre coeur.

--Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est à
moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi!
S'il t'a fait, ce jour-là, une politesse,--tant pis pour toi, car elle
n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton
bonheur d'avoir été assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux
serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te
vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes
qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville
d'Arles! Tu es fière de l'honnêteté de ton père, à ce que je vois, et
il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'être un peu
honnête toi-même! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu volé mon galant?
voleuse! voleuse! voleuse!

Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience
les galets pointus où s'écaillait sa corne.

--Me lâcherez-vous à la fin? cria Zanette toute indignée.

Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la
tête et recula devant Rosseline.

Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de
Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s'émut
tout entière au plus profond d'elle-même.

--La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce
qui est à moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si
vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et
surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète! rendez-le moi!

--Non! tu ne l'auras plus!

Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite
cocarde qui, en un clin d'oeil, comme une fleur morte, comme un papillon
noyé, fut emportée au Rhône.

Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache
était près de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de
la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'était
Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la
belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un
cheval des villes.

Après un marché passé sur la _Place des Hommes_ où les travailleurs
viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en
reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Martégas avait surpris
le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au coeur une sorte
d'amour mauvais et sauvage.

De gré ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire était
le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.

--Lâchez-moi! lâchez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette
en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui
elle n'avait que de la répugnance.

--Voleuse! voleuse! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la
bride.

Et de cette injure passant à d'autres, elle couvrit Zanette de toutes
les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose
bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la
première fois!... Mais elle s'interrompit tout à coup avec un cri de
douleur. La cravache de Martégas s'était abattue sur son bras qui lâcha
la bride.

--Merci, Martégas! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot
elle s'éloigna....

--Où vas-tu? cria-t-il, où vas-tu, petite?

--A ma maison!

--Bon! songea Martégas, je la rattraperai toujours.

Rosseline et Martégas se regardaient.




XI

DOMPTEUR.


--Et alors? fit Martégas, narquois.

--Qui êtes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute pâle.

--Un client pour ton cabaret, voilà ce que je suis, la belle.

--Et tu te mets dans la tête qu'après ton injure et le mal que tu m'as
fait, je te recevrai chez moi?

--Il le faudra bien, ma fille. Ton métier veut ça et il paraît que tu
l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la clientèle de tous ceux de
Camargue et de beaucoup du Rhône. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais
frappé fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour
ainsi dire j'ai vue naître?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien
entendu. Que t'a-t-elle volé?

--Ça ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses
galants, à cette fille?

--Plût à Dieu! car à la vérité, j'espère bien le devenir. Elle est plus
gentille que toi, à mon goût du moins.

Rosseline, de nouveau, était blessée au point le plus sensible. Elle ne
pouvait souffrir que même un indifférent lui préférât une femme, une
fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du goût que cet inconnu
montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha
ce mot:

--Lâche! dit-elle, lâche!

--Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence?

Qu'il eût ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui
était un nerf de boeuf. Alors, le ressentiment la saisit; un mélange de
colère et d'épouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie,
l'impuissance déterminèrent l'exaspération folle. Elle arracha de sa
coiffe une épingle à grosse tête ronde, et piqua furieusement la jambe
du cavalier.

D'un bond il fut à terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il
prit la fille par un bras.

--Au secours! cria-t-elle.

Il lui ferma la bouche, et la portant à moitié il la poussa contre la
porte du cabaret dont les vitres éclatèrent et qui s'ouvrit toute
grande.

--Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en tâter, cavale?

Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le
carreau. Puis, penché sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle
se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tombèrent alors drus et
pressés sur ses cheveux qui se dénouèrent; la coiffe fut lancée au
loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serrées, avec seulement
une saccade de respiration plus forte à chaque coup. Les coups sonnaient
sourdement. Tout de suite, elle comprit très bien que ce redoutable
jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'épargnait....
Cette réserve lui parut une sorte de suffisante tendresse mêlée à la
brutalité; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait....

--En as-tu assez, réponds? Recommenceras-tu, dis? réponds; mais réponds
donc, réponds, je te dis!

Elle était étendue à terre de tout son long.

Il la prit par ses longs cheveux dénoués et marchant sur les genoux, il
la secoua, la traîna sur le carreau; mais elle, continuant à comprendre
que s'il eût voulu il l'eût brisée, sentait toujours comme une caresse
sous les coups,--et elle ne répondit pas, ne désirant peut-être pas
être lâchée par ce poing terrible, qui l'épargnait.

Il la laissa enfin.

--Lève-toi, dit-il. Donne-moi à boire.

Elle se leva, le visage tout démonté, les lèvres molles, l'oeil humide
et brillant, ses cheveux épais, lourds, traînant jusqu'à terre.

Il la trouva belle à ce moment.

Elle le trouvait beau, l'hercule aux épaules carrées.

--Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds à
la tête.

--Écoute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons
bons amis. Laisse tranquille la petite.

Elle ne répondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien:

--Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut
promettre.

En réponse, l'envieuse pinça le bras du gardian et tordit la chair
entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, déjà, elle était jalouse de
lui.

--Ah! tu en veux encore?

Il l'avait ressaisie, renversée, assise sur un tabouret et il tenait à
deux mains sa tête qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une
table.

--Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite?

Rosseline se décida à parler.

--J'étais la maîtresse de Pastorel, un que pour sûr tu dois connaître...
il me quitte pour l'épouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il
l'épouse!

--Ça n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente,
dit Martégas.

Rosseline vivement répliqua en serrant les dents:

--Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la
hais!

Alors tout à coup il l'embrassa.... Elle le mordit.

--Écoute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu?

Elle ne voulait pas que Zanette devînt la femme de Pastorel. Pour qu'il
ne l'eût pas, elle la livrait à celui-ci....

L'horrible marché plut au bandit.

--Ça va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un
coup d'_aïgarden_ et mon cheval!

Peut-être se fût-il attardé auprès de Rosseline, s'il n'avait pas songé
que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre
Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants,
même un homme, depuis un instant, regardaient.

Elle lui servit à boire, en le couvant des yeux.

--Mon cheval, à présent!

Lui, n'y faisait pas attention.

Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attaché à l'anneau. Martégas
se mit en selle.

--A bientôt, ma fille. Nous nous reverrons bientôt.

Ils se souriaient.

Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arlèse regarda s'éloigner
le gardian Martégas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait,
en renouant ses cheveux:

--Ah! si ce Pastorel m'avait traitée ainsi, comme je l'aurais aimé,
lui!




XII

LA POURSUITE.


Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la
petite cavalière.... Tout de même elle avait eu une demi-heure d'avance,
et il ne la joignit qu'après avoir couru près de deux lieues.

Par bonheur pour elle, elle ne s'était point trop hâtée, trottant et
marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures
convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée.

Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'était-ce
pas son droit? La galanterie qu'il avait faite à Zanette, le jour des
courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la
petite. Elle allait jusqu'à deviner une querelle entre cette femme et
lui, un mouvement de dépit, et c'était pour affronter cette _autre_
qu'il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main
devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en
était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve
d'un jour....

Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et
puis... un rêve n'est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son
désir d'aimer, son désir de la seizième année s'était posé un instant
sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l'aimait pas encore.
Pourquoi l'eût-elle aimé?...

Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c'est qu'une si vilaine
femme l'eût, dans la rue, arrêtée, injuriée.... Et Zanette avait
l'impression de s'être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans
les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de
vous éloigner d'elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule
en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l'heure devant la
réalité!...

Elle se disait que ce n'était pas fini, que cette femme inconnue aurait
une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas.

L'intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi
avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait,
avait été chassé de la ferme par maître Augias? Cependant il l'avait
défendue! il était allé jusqu'à frapper de sa cravache cette femme!...
Sans doute il la connaissait... il était le rival de Pastorel
peut-être!... Si cela était, qu'arriverait-il entre eux?... quelque
chose pour sûr.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc
un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire,
bonne Notre-Dame-d'Amour?

Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et
qu'elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d'effroi, vite réprimé.
Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de
rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l'enfance, une
confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait
trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais
peignée, vilaine.... Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce
qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de
Barbe-Bleue.

Maintenant, elle refusait de s'abandonner à son antipathie.

--Il m'a rendu service, il m'a défendue, songeait-elle.

Et, dans la pureté de son coeur, elle se reprochait sa répugnance comme
une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arrêter, le cavalier qui
accourait derrière elle.... Elle n'avait pas à s'étonner qu'il fît ce
chemin... il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute
passer devant elle après qu'elle l'aurait de nouveau remercié.... Sans
doute il était pressé, puisqu'il galopait....

--Eh bien, petite, es-tu contente?

Il la tutoyait; cela lui déplut; il continua:

--Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l'affaire.
Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d'une bonne raclée son
insolence avec toi!...

Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il
lui apprit le nom.

--Oui, oui, je l'ai battue «comme on bat les poulpes pour les
attendrir». J'espère que ça te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il
y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais là par hasard,
envoyé par les amis, pour voir le café nouveau.... Je t'ai reconnue et
alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai
abordée?... Il y en a qu'il faut mener comme on mène les cavales! Ce
n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme ça? Du premier coup on
te casserait, pechère!

Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le
supporter. Elle serait morte,--oui,--de rage et de honte. Les coups,
pour elle, ne pouvaient représenter que l'insulte. Qu'on y pût trouver
un plaisir, ça, par exemple! elle ne l'imaginait pas.

--Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur
Martégas! J'en suis fâchée... et cependant, pour le secours que vous
m'avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera
mieux encore.

Martégas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une manière de
confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout.

--Figurez-vous que j'y vais, voir votre père, mademoiselle. On m'a parlé
du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l'aura dompté, et
je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous?

Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'était pas fait pour le
lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement,
elle ne laissa rien deviner de sa pensée.

--C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval.

Il y eut un silence embarrassé; chacun cherchait ce qu'il fallait dire.
Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur
Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient
pour elle l'une la haine, l'autre l'amour.

Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait guère d'éveiller en elle le
souvenir de l'homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son
fiancé sans doute. Il était sûr d'apprendre tôt ou tard la vérité
là-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voilà
tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour
deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l'autre,
cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup
double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-même. Il
comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre
plutôt que toute autre; il sentait qu'elle devait sérieusement désirer
une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à
la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il
pensait aussi qu'en compromettant irrémédiablement Zanette, il
arriverait à l'épouser peut-être, après qu'elle aurait servi de trait
d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la
belle patronne du café des Arènes; il gagnait, à cet arrangement, une
maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour
lui... et honorable! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque
rapport. Avec un bon nerf de boeuf, il la mènerait à tout. En la
secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des
prunes!

Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Martégas. Tout cela était
simple et facile. Ses intérêts étaient d'accord avec sa passion de
taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux
sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.

Zanette vit l'éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis
un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par
l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle
éprouvait, au fond d'elle-même, ce malaise, ce serrement de coeur qui
trouble l'agneau devant le loup.

--Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire... il ne serait pas bon
pour moi qu'on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en
causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous
m'avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme; mon père vous
remerciera; il faut nous quitter, monsieur Martégas; je puis prendre par
ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par
la route.

Ce n'était pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas,
afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d'un ton naturel:

--Par ma foi de Dieu! vous avez peut-être raison, demoiselle: mais,
croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe
la route--voyez--est ici trop large et trop profond.... Il se rétrécit
là-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.

Elle jugea qu'il ne serait pas bien honnête d'insister. Elle ne se
rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s'élargissant
jusqu'à être infranchissable.

Et de temps en temps il lui disait:

--Le «pas» est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près....
Avançons....

Puis il parlait d'autre chose:

--Vous êtes jolie, savez-vous?

La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la
blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.

--Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est là ce qui,
en toi, me plaît tellement que j'en rêve il y a beau temps.... Si tu
veux que je te dise, eh bien, du temps que j'étais loué chez ton
père,--tu n'avais pas treize ans alors,--déjà tu me plaisais, de vrai,
et déjà je pensais à toi comme à une femme!

Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit coeur.
Elle n'en laissa rien paraître, seulement, son talon battit
involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut
retenir. C'est le même instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de
l'oiseau effarouché,--mais il les referme bien vite, si le renard, en
arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant
sous les herbes.

Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit
dans sa main énorme le tout petit bras.

--Une enfant! dit-il tout bas.

Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle
comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout.
Elle était à sa merci.

Martégas s'animait. L'ogre apprêtait ses dents.

Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche,
cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d'avance
pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire? il
descendrait de cheval pour aller à un puits.... Pendant ce temps elle
effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop....

La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu'il ne tomberait
pas dans ce piège enfantin.

Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui
doublait le pas.

--Pas si vite, que diable! dit Martégas.

Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes
sous la peau tendue, comme lorsqu'il était ivre.

--Pas si vite! Où tu vas, je vais. J'ai à voir ton père, et puis, que
diable! il peut attendre.... J'ai des choses à te dire, beaucoup.... Et
pareille occasion de n'être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas
souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout à l'heure? Le désert est
tout vide, il se fait midi.... Il faut être enragé pour courir la plaine
à cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de
l'ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts....
Descends de cheval et viens là, à l'ombre.

Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux
gros doigts.

A ce moment, loin devant eux, l'oeil perçant et désespéré de la mignonne
aperçut le providentiel secours.

--Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas.

Et elle dit tout haut:

--Les gendarmes!

Martégas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Martégas,
mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu'ils
ne fussent pas tous ignorés....

Il se mit à rire.

--Nous ne faisons pas de mal, dit-il.

Les deux gendarmes s'avançaient au grand trot. En arrivant près de
Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête,
quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le
brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n'était pas
fâché, à l'occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux....
Encore un que Martégas n'aimait guère.

--Ah! c'est toi, Martégas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait
chaud, hein?

Martégas dut s'arrêter.

Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien
dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arrêtant de
la sorte, et s'amusa à la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans
cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans
le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l'éperon à son
cheval qui se cabra.

--Mon cheval s'impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier;
j'accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C'est
Zanette Augias, de la ferme de la Sirène....

Et Martégas mit son cheval au galop.

--Une fille bien gardée! grogna le brigadier, qui s'en retournait à
Arles avec son compagnon.

Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était
vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu'elle avait quittée,
filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de
midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance.
Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de
centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course.
Et, franchissant d'un bond énorme le fossé de la route, il s'élança à
la poursuite de la légère cavalière....

Légère en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que
le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de
l'aigle.

Griset, qui rentrait vers l'écurie, vers le repos, vers les endroits
familiers,--volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les
pattes... il volait, filait, horizontal comme une flèche....

--Dzira! criait-elle....

Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui.
Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un
jour, en poussant son cheval; elle l'avait répété en pressant Griset du
pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin
jamais d'aucune autre excitation.

--Dzira! sifflait-elle à voix basse.

Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une
magie infaillible.

«Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!» Dzira! c'est peut-être de ces
assonnances qu'était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa
plus petite enfance à monter les chevaux de la manade.

Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau à
la branche que le vent peut secouer.

--Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la
délicieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Martégas.
Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands
chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier
pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le
sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l'intention
d'atteindre Zanette, en avoir le démenti.

Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers
fermés qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit à faire tourner rapidement
dans sa main droite le nerf de boeuf qui était sa cravache. Le bruit
continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du
cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c'était un cheval plus
fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses
vingt kilomètres, ce matin.... Martégas gagnait du terrain, il reprit
espoir.

--Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il.

La coquillade est un des noms de l'alouette huppée, l'alouette de pays,
toujours perchée sur motte ou sur roche,--et qui ne se laisse pas
facilement approcher.

Alouette ou caille,--Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse,
l'aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l'atteindre.

Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer
sa route tout droit vers la ferme,--dont ils étaient séparés encore par
plus d'une lieue et demie,--elle tourna brusquement à angle aigu, comme
si elle voulait se laisser rapprocher.

Ce fat énorme le crut d'abord.

--Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant.

Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant
distinguer son joli visage.

...Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu'elle
avait été forcée à cette manoeuvre.

--Dzira! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un
fossé, elle continua sa galopade furieuse..., mais Martégas gagnait du
terrain.... Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure....
Martégas redoubla d'efforts. Son nerf de boeuf, sifflait, tournoyait
toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir
sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les
endroits où poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout
droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas
courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait.
Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve
chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval,
se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être....

Tout à coup, Martégas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti
à l'ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au
galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais
gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien,
comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées
sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre
jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où
ses sabots sans fer creusaient des rainures.

Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons,
si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine
immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette
dangereuse surface, écrasé par le poids d'un cavalier trop lourd,
fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux,
envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un
lièvre.... Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à
terre, mais le bouvier ne s'arrêtait plus de filer sur le dos, si bien
que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever à trente pas de
Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment.

Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Martégas.

--Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet
qu'il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu
pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je
pense, sera à toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré
elle,--car le tien--j'en ai peur,--aura les jambes quelque temps
malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attiré sur ce fond, où les
chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu
serais à cheval encore.... Chacun se défend comme il peut--mais je
n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m'as joliment tirée de
peine. Adieu.

Elle s'éloigna.

Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique,
la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place
quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de
sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se traînant,
au bord de ce fond d'argile, jusqu'à l'ombre d'une touffe de tamaris, il
attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour
être grattée et que l'étourdissement eût passé.

Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne
lâchait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des
serres aiguës et un bec recourbé.




XIII

L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS.


Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens
de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à
hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et
Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui,
l'ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison.

Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de
l'eau-de-vie; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi,
ayant bouchonné son cheval avec une poignée d'herbe sèche, brûlée déjà
au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes.

Un valet d'écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme.

--Le bayle Augias? demanda Martégas.

--Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l'homme. Il
vous attend, il est malade; je conduirai à l'écurie votre cheval.

--Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Martégas; il n'a
besoin que de cela.... Où est le bayle?

Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme.

--En bas, dit-il; entrez.

Et il emmena le cheval.

La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de
protection qui arrête les mouches et tamise la lumière.

--Bonjour! La bonne santé! dit-il.

Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre
l'horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d'être
aimable avec ce gardian qu'il avait chassé, mais qu'il jugeait utile de
ménager comme dangereux,--répliqua:

--Bonjour.... C'est toi Martégas? je t'espérais; ma fille m'a dit que tu
allais venir, t'ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le
vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain
n'est pas très tendre, mais le fromage est frais.

Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle
n'avait rien dit à son père.

--Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous
êtes malade?

--Ce n'est rien. La fièvre. L'accès est passé.

--Et votre fille, elle va bien? dit Martégas.

--Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d'Augias.

Le gardian fronça le sourcil.

--Quel vent t'amène? demanda maître Augias brusquement.

--Votre fille ne vous l'a pas dit?

--Elle m'a dit seulement qu'en passant près d'elle au galop, tu lui as
crié: Je vais chez ton père.

--Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval.

--Quel cheval?

--Sultan, donc!

--Qu'est-ce que tu lui veux?

--N'a-t-on pas fait dire qu'à celui qui saura s'en rendre maître et le
monter convenablement, il sera donné en cadeau? N'est-ce pas l'intention
des maîtres et la vôtre, bayle?

--C'est l'intention et l'ordre formel des maîtres, et je le regrette,
dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des
lettres de plainte! Et ils m'ont ordonné de me défaire ainsi du cheval.
Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m'ennuie. Le cheval est
beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait
une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et
dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de
lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux
gardians,--mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le
sait, un métier de soldat. Le métier veut qu'on souffre. Toujours à
cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être
sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint
de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon
sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou
pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne
l'aurait, ma foi de Dieu, plus regardé! Les gardians se seraient
détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout
change, c'est le siècle!

Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des
paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: «C'est
le siècle!»

Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias; il bavardait
pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d'écarter,
au moins d'ajourner la demande de ce Martégas.

--Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit
Martégas. Et je prendrai bien le cheval!

--Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se
laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement
entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable.

--Je le prendrai, moi! dit Martégas. Quand peut-on?

--Ah! voilà, mon homme! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au
hasard:--Ah! voilà! c'est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux
toi-même.... Il faudrait attendre.

--Et qui donc veut essayer?

Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa
pensée:

--Jean Pastorel, dit-il.

Martégas se frappa la cuisse du poing.

--Il est encore là, celui-là! dit-il.

--Comment, encore là?

--Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve
toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; ça m'ennuie. Enfin!... il
faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.... Et quand vient-il pour
essayer de prendre le cheval, ce Pastorel?

--Après-demain, répliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son
mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la
manade sera proche; nous irons tous.

--C'est dit, fit Martégas.

Maître Augias venait de prendre la résolution d'aller, dès le lendemain,
chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il
n'entendait pas qu'il eût le cheval; il avait pour cela ses raisons.

Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette
et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui
parler un peu, seul à seule.... Le bayle, repassant en lui-même tous les
motifs de colère et de mépris qu'il avait contre Martégas, se sentait
repris d'une envie sourde de le mettre à la porte. Il s'en voulait de le
recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son
pain, de son vin; mais il se répétait en lui-même qu'avec celui qu'il
appelait tout bas, quelquefois tout haut, une «canaille», un peu de
politique était nécessaire.

Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d'un air
dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de
son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait.
Cette aisance, qui était une manière d'insolence, irritait le vieux, en
dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu; il s'agita
sur sa chaise, et n'y tenant plus:

--Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras
après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le
cheval à qui le prendra.... Seulement Pastorel a demandé avant toi.
Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en
serai content.... Je ne suis pas payé pour t'aimer.

--Vous avez la rancune longue!... fit Martégas. Allons, vieux, je m'en
vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!...
Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien
que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir même, mieux
monté qu'un empereur!... Adieu, maître Augias.... Ne peut-on voir votre
fille? Elle se fait jolie, savez-vous?

--Je te défends de me parler de ma fille! cria Augias exaspéré tout à
coup. En voilà assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais,
coquin de sort! je ne le souffrirai pas!

--Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi?
expliquez-vous un peu.

Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout
de bon; il se débonda:

--Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fièvre
m'étouffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te
moques? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le
coeur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut
plus!... En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû,
après avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au
plus tôt...! Mon oeil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne
penses, compère! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire,
vois-tu, je sais de tes manières, camarade! j'en connais plus long que
tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te
vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre
ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'espère. Oui, tu as du front! tu
devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chassé.... Tu
étais chargé de l'écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à
panser, à dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours.
Comment les traitais-tu? dis, réponds! Tu oubliais de les faire
boire,--et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu
m'en as gâté plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu
veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de désespoir et de
honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu
veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant,
parce que j'espère bien te voir, la première fois que tu essaieras,
envoyé en l'air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale
que tu es!

Et maître Augias conclut:

--En te chassant comme j'ai fait, bête brute, j'ai nettoyé mon écurie!

--Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle.
Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour à votre
fille....

Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine
de colère contenue:

--Martégas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire
dire simplement bonjour... Écoute. Tu as à ton compte plus d'un méfait
dont on a cherché bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu
des bêtes qui n'ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a
été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein?
comment lui était arrivé le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des
filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de
la mienne à personne, pas même à moi!... Si je t'ai chassé d'ici, ça
n'est pas seulement parce que tu salissais l'écurie!--C'est clair comme
la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis?--Si je t'ai chassé c'est
aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les
filles--même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant!
Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus,--ou, vrai comme
je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle
de mon fusil! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles
ne me donnera tort, tu entends?

Augias parlait bas, et Martégas se contint.

--A après-demain matin, maître Augias! dit-il avec une insolence sourde
et menaçante.

Il dit encore:

--Je l'aurai, votre cheval!

Et mentalement il ajoutait:

--Et aussi ta fille!

Maître Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le
fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait,
n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de
Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant
soulevés.




XIV

NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!


Le père Augias n'eut pas grand'chose à expliquer à sa fille.

--J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel
dût venir?

--Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me
débarrasser de ce Martégas. J'aurais dû lui dire tout de suite et tout
simplement que je ne lui permettais pas d'être de ceux qui essaieront de
prendre le cheval... je n'ai pas osé d'abord... j'ai eu peur de lui,
s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un
mauvais coureur de filles, capable de tout... il connaît trop bien la
maison!... Aussi, vois-tu, j'ai hâte de te voir mariée, quoique
jeunette. Je peux, d'un moment à l'autre, te manquer... il faut que j'y
pense, à cela. Et donc, c'est au hasard, sans réflexion, que j'ai parlé
à Martégas de ce Pastorel;--me voilà forcé maintenant d'aller le
chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari
comme il te faudrait. Il faut que tu sois protégée.

Zanette rougit un peu:

--Vous le connaissez donc, mon père? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit
ça.

--Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des fêtes; je le
connaissais seulement un peu, je voulais être sûr que le bien qu'on dit
de lui est véritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements;
j'ai même vu sa mère, à Silve-Réal. Ça n'est pas loin des Saintes, et
j'irai là, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant....

Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais,
pensait-il, Pastorel se débarrasserait de cette mauvaise femme, en
brave homme qu'il était, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il
oublierait facilement sa méchante aventure avec la belle Arlèse. Ainsi
pensait Augias, et il ajouta:

--Il y a bien, pour l'heure, un empêchement qui vient de lui, à ce que
m'a dit sa mère... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra où est son
bonheur.

Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son père
favorable à Pastorel, elle s'étonna d'éprouver ce bonheur-là.
Décidément, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car déjà, en
elle-même, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette....
Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise
femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?...

Or, de son côté, Jean Pastorel avait parlé à sa mère de la petite
Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du
cheval de la ferme de la Sirène, dont il désirait se rendre maître.

Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses:

--C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voilà une que tu ferais
bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant
de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je bénirais la vie, en
la laissant recommençante derrière moi!

Quant au cheval, la musique avait été autre:

--Le métier, véritablement, est assez dangereux, sans aller chercher,
par plaisir, des bêtes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est
quelque sorcier peut-être! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias,
oui,--mais son cheval, non! Entends-tu, Jean?

--Mais... dompter le cheval, ma mère, est un des moyens d'avoir la
fille,--de lui plaire d'abord, et au père aussi. J'en ai connu et mené
de plus difficiles....

--Des filles? interrogea sournoisement la vieille.

--Des filles, oui, et des chevaux!...

--Eh bien, laisse les bêtes vicieuses où elles sont, toutes! Épouse la
Zanette,--et que Dieu nous bénisse....

La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des
deux Maries, surmontée d'une brindille où étaient accrochés des cocons
de vers à soie, et devant laquelle brûlait de l'huile dans une lampe de
forme antique.

A la même heure, l'idée venait à Zanette d'aller dans la chapelle brûler
un cierge, un des petits cierges jaunes qui étaient suspendus sous le
crucifix, au chevet de son lit.

Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, planté dans une pointe
de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de
Notre-Dame-d'Amour, et, agenouillée, Zanette priait de toute son âme.

Elle prie pour son père, pour l'âme de sa mère morte; pour que Martégas
ne parvienne pas à se rendre maître du cheval sauvage; pour que Pastorel
au contraire, dompte heureusement la bête et la fasse sienne, et encore
pour qu'il oublie cette femme si mauvaise.

Et Zanette disait:

--La flamme de ce cierge qui brûle pour vous, je vous l'offre, ô
Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le voeu que
voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi
que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour,
exaucez-moi!




XV

LA BELLE ET LA BÊTE.


Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée.

La mère de Zanette avait laissé,--pauvre morte!--une autre enfant qui,
maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois
ans, avait confié cette enfant trop petite à sa soeur, mariée avec un
pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'élevât parmi les
siens.

--Si je partais avec vous, père, pour voir la petite?

--J'allais, dit Augias, te le dire moi-même.

Ils partirent.

Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa soeur, puis
revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de
Pastorel pour savoir d'elle où il trouverait le gardian.

Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la
maison de Pastorel.

Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'après-midi,
irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une
manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu
bientôt aux arènes d'Arles et on l'avait chargé de se rendre compte par
lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et
de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on «trierait» quelques
jours plus tard.

Augias se remit en route pour aller prendre chez sa soeur, aux Saintes,
le repas de midi.

Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite soeur,
n'avait pu résister au désir de courir un peu sur l'immense plage
déserte des Saintes.

Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa.

--C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,--quoique, si l'on
en croit le monde, les mauvaises fièvres n'existent plus guère,--j'ai
toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur
qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu
n'as pas peur, au moins?

--Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais.

Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de
chez elle.... Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène! De
temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui
aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait
beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s'en vont
loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches....

Tenez, ce matin même, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine,
là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les
sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l'église
sur le bleu de la mer,--elle s'était levée tout debout, Zanette, sur le
char à bancs, en poussant des cris,--en battant des mains: «La mar! la
grando mar!» La mer! la mer si grande! Et le coeur de Zanette
s'échappait, s'envolait hors d'elle-même; il volait avec les oiseaux,
au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les
effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sirène.

Et comme on était au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle
aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires,
avait couru sur la plage.

Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait
sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les
dessins d'écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour
disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s'y
posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l'eau, sous le
poids, en sortait comme d'une éponge. Quand elle retirait ce pied, très
petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre très vite. Et
cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller
ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le
sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la
déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était
maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette.
Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas; ici,
elle avait tourné en rond comme une folle.... Les courbes se
rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l'enfant s'était
échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps,
longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au
moins, sur l'immense plage vide, déserte. Elle s'assit alors sur les
petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se
retournant, elle apercevait à peine le faîte de l'église crénelée, avec
ses trois cloches découpées en plein ciel dans l'ajourement du clocher.
Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer
qui court sans cesse au-devant d'elle-même, impuissante à saisir mieux
la terre qu'elle semble désirer.

Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans
cette eau si claire, si bleue, si fraîche. «Dans une heure, il sera
midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.»

Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d'être bien
seule. Debout, étendant les bras, elle s'étira au soleil et une joie
physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté.

Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux
gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni
l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette
ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de
l'eau, soeurs légendaires des sirènes de l'air dont les plumes ont
toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles
entrevues sous les vagues.

La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la
beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était
chaste.

Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu'elle éprouvait la força de
s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend à la
liberté, qu'on renvoie au troupeau libre après l'avoir attelé plusieurs
jours, s'étonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout à coup
bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une
des petites dunes voisines qui s'écroula sous elle; elle regarda, du
sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l'est, des
mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels; elle se
retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps
perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la
poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains
en avant,--avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la
mer paisible mais toujours murmurante.

Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s'élança
vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau
jusqu'à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris
perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes.

Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme
la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans
les vagues.... Un cavalier presque aussitôt franchit d'un bond la dune
au même endroit et s'arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant
tour à tour, d'un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage.

C'était Jean Pastorel.




XVI

LE CHEVALIER.


Un des taureaux qu'il était venu juger en vue des courses d'Arles,
excité par lui, s'était dérobé tout à coup après l'avoir attaqué
plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'était
tout seul mis à sa poursuite, il l'avait atteint, piqué de son trident
au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal
farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer,
dans laquelle il cherchait maintenant asile.

Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.

Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour à
tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L'arête sinueuse
de son échine luisait dans l'éclat palpitant de la mer, sous le
rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et
faisait face à l'ennemi non sans regarder parfois d'un oeil oblique la
petite nageuse qui s'éloignait.

Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant.

Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel.

Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la
bête.

La honte, en elle, dépassait l'effroi. Le taureau lui faisait peur,
certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les
taureaux libres en Camargue, mais le «chevalier» qu'allait-il faire?
qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il fût
bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des
histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée
parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un
coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent à
de subites et dangereuses folies.

Après tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici
bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et
s'éloignait du rivage, afin d'être cachée entièrement par l'eau,
lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches
apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit
et amusé, un peu inquiet pourtant....

--Prends garde, petite! cria-t-il, la bête est mauvaise.... Je vais
tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es!

Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer
entre le taureau et la fille.

La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait
d'eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne
onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le
cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière,
détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l'éperon. La lance du
gardian, appuyée à l'étrier, luisait à son côté et rayait le ciel
éclatant d'une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en
trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le
trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que
jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur
Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait
comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois,
l'animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague
qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un
étincellement d'eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel
cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le
cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau
continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers
elle; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l'homme
n'était loin ni de l'une ni de l'autre.

Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une
expression rapide d'étonnement mêlé de plaisir... puis, aussitôt après,
de vive inquiétude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré.

Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le
coeur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s'arrêter. Et le
gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers
regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du
côté de l'amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges,
espacées, et n'écumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles étaient
lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s'abaissait,
découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses
bras posés l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne
savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle
était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d'eau amère. Elle respirait
avec effort.

Pastorel réfléchissait, combinant une tactique.

Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes,
habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau
lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un
pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le
plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il
était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage,
quand,--après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière
à pouvoir faire bien vite face au taureau,--Pastorel lui cria:

--Écoutez-moi! Écoutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour
rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la première
fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux
sont gênés, ils ne se sentent plus libres d'eux-mêmes. Ils se méfient de
l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille
sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui «couper les devants»....
Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite,
habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous
prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il? Je
ne vois pas comment faire autrement.

Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas «comment faire autrement!»

--Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau.

--A votre volonté! dit-il. Éloignez-vous donc un peu.

A son idée, elle ne gagna pas grand'chose.

Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d'eau et
d'écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait,
malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de
l'eau, s'étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante,
plus blanche qu'elle n'aurait paru à terre.

Elle s'arrêta de nouveau et prit pied.

L'homme oubliait la bête.... Il se décida pourtant à l'attaquer, avança
contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval
n'ajoutait pas, comme à l'ordinaire, à la force du coup de trident,
celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce;
il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en
avant.

C'est le cheval qui dut reculer.

Le gardian cria:

--Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez à
terre!

Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant
la bête.

Il n'y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers; il
fallait obéir; mais Zanette s'était éloignée de ses vêtements, dont le
gardian, au contraire, se trouvait rapproché.... Et c'est le taureau qui
était leur maître!... Elle en prit son parti, courut à terre le plus
vite qu'elle put, dans un éclaboussement d'étincelles d'eau. Elle songea
bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser
deux fois sur ce piédestal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le
pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du
taureau se détourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme
humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le
gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser
dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme
put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se
rhabillait.

Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que
Zanette était la plus jolie; il n'avait donc aucune peine à la trouver,
comme ça, plus jolie encore!

Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe,
retournait vers les Saintes.

Pastorel allait au pas, car la route était trop courte... trop courte
vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce
temps-là justement, maître Augias le cherchait.

Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de
honte, qui s'accrochait à lui.

De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni
l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer,
voilà qu'il se croyait tout de bon amoureux.

A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.




XVII

NOBLESSE.


Au père de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en
croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la
baignade. Pourquoi faire?... Après tout, elle avait eu tort. Elle le
reconnaissait en elle-même: il ne faut pas se fier à la solitude du
désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il
arrivé si au lieu d'un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas!

--Ah! ce brave Pastorel! dit le père Augias.... Je te connais comme un
des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais
justement pour te chercher.... Je pensais hier à toi, et puisque tu
viens de rendre service à ma fille, c'est-à-dire à moi, bien plus
volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis même allé chez
ta mère pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur
notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un
cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir.

--Je le sais, dit Pastorel.

--De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c'est
un terrible!

--Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays.

--Il est entier comme pas un!... On peut à peine l'approcher; c'est un
diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les
autres étalons; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux
qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n'en
veulent plus: ils m'ont dit qu'à celui qui pourrait le dompter et
l'emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau....
Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne.

Le père Augias ne se doutait guère qu'il copiait le mot de Charlemagne
dans la légende: «Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la
donne.... Tu n'as qu'à la prendre!»

Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n'était pas seulement le fameux
cheval, c'était le moyen de suivre Zanette.

--Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même
vous demander la permission de prendre la bête.... Quand partez-vous?

--Doucement! dit Augias. Connais-tu Martégas?

--Oui, je sais qui c'est.

--Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin; il veut le cheval...
mais c'est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton
intérêt.

--Quand partez-vous? répéta Pastorel, pour toute réponse.

--A deux heures, après déjeuner.

--Vous avez votre char à bancs?

--Oui.

--Je vous suivrai à cheval.

--Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma soeur. A
ton service! Tant qu'il te plaira, à l'avenir, tu pourras frapper à ma
porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec
nous?

--Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère; je
mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai
sur la route.

Rendez-vous fut pris pour l'après-midi, sur un point de la route où, en
effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la
ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont
les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu
humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au
vent de la course.

Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel
parlaient du cheval.

Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des
déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d'un pays mystérieux et
barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un
autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui
habitait Marseille, n'en put rien faire à la ville. Il le fit venir en
Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le
firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les
taureaux. Cet ancêtre était d'un gris doux, d'un gris velouté, pâle,
comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces
terrains de Camargue, gris, jaspés d'efflorescences salines. Sa crinière
et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le
poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C'était une
bête d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et
maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait,
disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et
au moral, méchanceté comprise.

Était-ce bien de la méchanceté? N'était-ce pas plutôt la colère de
l'étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune
de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes
et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'église crénelée
des Saintes!

L'histoire était vraie. L'ancêtre du cheval que maître Augias offrait à
Pastorel était un des Syriens rapportés d'Orient par Lamartine, qui,
dans l'histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes,
le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un
émir des grands déserts libres. Ce cheval s'étant blessé un pied,
pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète,
avaient offert de le garder jusqu'à ce qu'il fût guéri. Et plus tard,
quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement
généreux, avait répondu: «Puisqu'il est guéri et si beau, gardez-le.»

Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait
son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien
était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par
tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'était le
Sultan.




XVIII

LE SÉDEN.


Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,--toute
confuse, à cause du souvenir de la journée,--surprit le regard du
gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait
que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais
plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était,
comme on dit là-bas, «dans ses pensées».

Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle
représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener
avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce
en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite
aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait.

Il la félicita.

--Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il.

--C'est toute sa mère, fit le père Augias.

Et Augias parla de sa femme. Il conclut:

--J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la
remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop
jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite soeur. Et
je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma soeur à moi, aux
Saintes; ça m'est un crève-coeur.

--A moi aussi, fit Zanette.

Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui
pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave
Augias.

Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle
était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la
beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui
apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la
poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus
aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que
dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive,
particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus
profond de lui, pour lui prendre le coeur. Cela se faisait non pas à son
insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus
fort que lui.

Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins
ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il
voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir
regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce
soir-là, ils s'aimèrent.

Le père Augias le vit bien et s'en réjouit.

Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls.

--Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais
te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot
sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval.

--Il ne l'aura pas.

--Et pourquoi?

--Puisque je l'aurai avant lui.

--Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et
s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.

--Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il
vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias.

--Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le
monstre est capable de tout.

Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête
travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle
s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt
elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre,
d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses,
dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait
toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint
Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et
encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de
Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel
portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la
ressemblance de Jean.

--Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je
n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à
craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que
dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!...
Notre-Dame-d'Amour nous protégera...»

Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence,
elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les
grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire
escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à
l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient
sur leurs chaînes: «--Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau!
beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du
cheval de Pastorel.

Aisément, elle les trouva.

Elle prit le séden (sédène), et l'emporta.

Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le
séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit
pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de
lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et
même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce
séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands
chiens, l'emportait.... Où donc?

Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent.

Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le
visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de
lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise,
et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un
bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au
dehors.

Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens
couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de
sa robe....

--Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il
n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre
ceinture et qu'il est maintenant sacré.

Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris.

Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques
d'inquiétude....

--Martégas! songea-t-elle.

Et vivement elle rentra dans la ferme.




XIX

A QUI LE CHEVAL?


C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu
en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien
jouer un vilain tour à Pastorel,--ou à son cheval, ce qui serait même
chose.

Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'oeil, soigner
sa bête à l'écurie.

Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer
le ver». Et en route!

Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut
content de voir qu'elle s'apprêtait au départ.

Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:

--Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter
l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la
trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas.

--Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux?

--Deux seulement, dit Augias.

--Qui commencera? dit Martégas, narquois.

--Pastorel! répliqua vivement Augias.

--Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de
chance.

--C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il
davantage?

--Peut-être, dit Martégas.

Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui
déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette....

--Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas
toi qui l'auras!

--C'est ce que nous verrons!

--Nous le verrons!

Augias trouva Pastorel imprudent:

--Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus
tôt.

Pastorel fronça le sourcil.

--Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut
être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements....
Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se
contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des
reproches.

--Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.

--J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera.

Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour
pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie
nécessaires ce jour-là.

Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon
état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.

--Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon
avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je
parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans
parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il
en sera pour lui.

Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.

Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui,
comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean
se balancer à l'arçon.

Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius
Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la
recherche de la manade....

Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et
souriait, contente.

Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à
travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le
sable çà et là blancs de sel.

De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de
fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs.
Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux
chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au
fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les
avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin
que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du
niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la
couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées
sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles.
A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et
des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve.

--La manade! cria le père Augias.

Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la
manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à
lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les
oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air
salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs
croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un
l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes,
tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme
s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des
caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds
sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de
cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à
l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la
lumière dont ils étaient réjouis.

Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.

--C'est lui! dit Augias.

--Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu
son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?

--Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père.

L'oeil de Martégas s'alluma de convoitise.

--Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.

On ne s'occupait pas de lui.

Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude.
En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur
ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute
frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un
monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son
poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa
petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec
une allure féline....

--A moi! dit Martégas.

--C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?

--Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre.

Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au
beau milieu.

Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda
dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha
vers le troupeau, lentement, l'oeil sur l'animal qu'il voulait
capturer.

Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon
les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible,
de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait.

--Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le
lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!

Attentif à sa manoeuvre, Martégas ne répondit pas.

En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout
le reste.

Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements
inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et
les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant
derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans
l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le
calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi
familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les
approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient
elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière
restait là, en attente.

A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan
regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la
manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il
ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna
de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis
marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden
onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque
volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la
cuisse; aussitôt il détala, au trot.

La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé,
hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait
rien de cassé.... On ne songea plus à lui.

La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon
passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté
qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de
Pastorel.

Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop,
joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou
son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut
troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que
le séden se déroulait, Pastorel manoeuvrait son cheval de façon que la
corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se
raidit enfin; ils s'arrêtèrent.

...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et
fixes, remerciait Notre-Dame!

La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval
hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur
place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan
bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde
se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au
moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et
demeura sur place, vaincu.

Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manoeuvre s'il
se relevait; il ne se releva pas.

La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur
visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été
pressé à la gorge rudement.

Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride,
filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par
surprise,--pesant de tout son poids,--sur l'encolure de la bête couchée.
Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en
un clin d'oeil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval,
et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se
débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à
se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.

--«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine
d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle
admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et
s'abaissait par coups précipités.

Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la
manade, broutant avec elle.

Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos!

Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra,
s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en
l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin,
en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour
rebondir.

Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de
la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé
par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à
laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une
détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait
le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval
avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété
par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en
arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage
appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut
en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la
même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une
menace sous l'oeil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut
tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le
maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun
de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer
d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de
s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait
de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il
le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent.

En un clin d'oeil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne
virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible
cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent
autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se
rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ.

Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se
fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il
suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son oeil dur lançait
une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On
voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui,
ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit
à rire.

--Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.

--Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais
crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le
Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que
nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre,
méfie-toi!

--Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien
maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez
fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le
dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez
moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.

--Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute
tout sellé parmi les aigues et les taureaux....

--Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas?

Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au
triomphe de son rival, avait disparu.

--Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a
bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.

--Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce
soit vous!... Oh! de sûr, bien contente!

Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan
dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et
la rancune.

--Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias....
Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le coeur
sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant,
Sultan!

--Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques
bonds désordonnés, dans une course furieuse.

Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il
imitait, ce Griset, le coeur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait
Sultan et son nouveau maître....

Elle retint son cheval et aussi son coeur, mais non ses regards qui ne
se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y
fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.




XX

DEUX BONNES AMES.


Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui
avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas
qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale
de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même
degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce
qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni
plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en
elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux voeux de colère et
de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en
cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en
puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus
dans son coeur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes,
peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses
instincts de malignité dominer.

Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois,
tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et
mauvais.

Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice,
il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable.
Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son coeur les
germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de
Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant,
était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce
confus était décidément le Mal.

Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de
volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme
qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument
peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant
tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.

Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un
seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui
si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à
côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle?
Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter
dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et
le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas,
c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!--«Il me le paiera!» Cela
ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas
tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont
elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se
venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie
au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est
entendu qu'être battue est humiliant.

Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des
deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au
possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une
vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait.
Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de
fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si
violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa
curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance.
Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi,
ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde
bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!»

C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline.

Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui
serait aussi impossible que celle de Sultan.

Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu
comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au coeur, et, sans
s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il
n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par
surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître
détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui,
il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La
résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire,
comme il en reconnaissait la difficulté.

Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il
entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée
revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante
de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître.

--Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle
est à moi, celle-là du moins.

Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé
de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit,
prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en
était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la
sauvage fillette.

Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait
trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui
avait échappé.

--Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir
même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré.

Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la
maladresse et le ridicule.

--Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses
dents...--Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette
boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être
si fort!... Ah! ah!

Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre
encore,--mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée
dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin
d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup
monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel,
qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait
avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied
qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la
voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle
n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement.
Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à
Zanette ni à Pastorel, jamais!

Et il répétait: «C'est un coup monté!»

Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard.
Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en
impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur
départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui
obéir, avait de bonnes raisons....

--Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer
un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient
jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,--pas si
terrible qu'on le disait, ce cheval!--j'avais envie de faire ce qu'un
jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade....
L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade.
A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,--vois,--je tenais
toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou
dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs
pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,--regarde,--il
porte sur des pointes.--Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je
n'avais--comprends-tu--qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête
et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et
dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer
sur l'échine du cheval les pointes,--tu comprends?--les pointes du
mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages
se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux
deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait
fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du
chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête!

--Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment.

Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri....

Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais
songe....

Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et
se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une
autre toute contraire:

--Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde.

Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en
moins; il se remit à boire.

Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait
tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,--en souriant, maligne.

--D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se
serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il
rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura
ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui
aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que
la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre....
L'avenir est long.

Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de
Rosseline:

--J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque
petite chose... un peu de récompense....

--Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne
te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.

Il frappa la table du poing.

Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle
reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté:

--Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la
plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le....
Tu me tenais, et tu me tenais bien,--je te dis,--moi qui suis une
gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une
alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu....
Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole!

Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau
cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.

--C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont
sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez
la boutique.... Ah! te voilà,--Martégas?--On te retrouve dans tous les
bons endroits, hein?

Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.




XXI

LE PLAT DE LENTILLES.


Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier,
monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un
arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris,
à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans
l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu
d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se
mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard
de Zanette.

Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et
très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme
une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever
le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis,
il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de
Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se
laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se
rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de
blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute
blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au
soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne
lui en avait parlé.

--C'est vous, monsieur Jean?

--Oui, demoiselle; où est votre père?

--Au travail, là-bas.

--Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.

--Il faut vous méfier, toujours.

--Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes....
C'est un peu traître, des fois.

--Vous êtes méchant!

--Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval--fait moins mal
peut-être que blessure d'amour....

--Vous voulez rire, Jean!

--Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!

--Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez?

--A peu près, j'ai mes moyens.

--Et qu'est-ce que vous lui faites?

--Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me
sera reconnaissant.

--Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il
ne vous a reconnaissance de la recevoir.

--Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera....

--Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?

--Regardez, Zanette.

--Non! non! ne l'approchez pas par derrière!...

Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le
bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête
comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un
coup d'oeil oblique, jugea la position du gardian et, portant
brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître
coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.

--Voilà, dit-il, comment nous sommes amis!

Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil,
un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait
quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les
éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour
faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les
mettait au creux de son tablier.

Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se
sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près
d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de
cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il
songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la
couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans
doute aussi il en avait la bonne odeur....

--Zanette?

--Monsieur Jean?

--Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,--comme
vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?

--Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de
rien--jamais, il me semble.

Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce
que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne
voyait pas le regard du jeune homme.

Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit
avec une oppression:

--Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça?

--C'est vrai, dit-elle.

Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille,
brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de
baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;...
la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à
la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:

--Oh! mes lentilles!

Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées,
celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt
morceaux!

--Oh! mes lentilles!

Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux
devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de
poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire
comme des fous.

--Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.

--Pour sûr, dit-elle.

Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il
retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il
était devenu très grave.

--Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour
aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?

--Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de
roi!

--Alors, c'est dit?

--Demandez à mon père.

Le rude compagnon,--toujours à genoux, à cause des lentilles,--prit dans
sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa,
comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.

--Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.

Son sein battait très vite, très vite.

--Alors, fit-il, je suis avec Dieu.

Elle se leva:

--Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur
Jean?

--Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur
l'arbre est trop en danger d'être volé!

Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les
mains.

--Et quand m'as-tu aimée, Jean?

--Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume
blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de
perles....

C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir.

--Tais-toi, méchant!

--C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant.
Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran?

Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.

Il ne s'en aperçut pas, et reprit:

--Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine,
maintenant.

--Oh! pas encore.

--Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?

--Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le
cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette
bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez
l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme
le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux
m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,--acheva-t-elle avec un
sourire malicieux,--eh bien... j'y comptais!

--Ah! coquine!

Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent.




XXII

TOUJOURS.


Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts,
et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des
heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à
peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur
jeune coeur.

--Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta
mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens
qu'une fois....

--Tu l'as connue, Jean?

--Oui, oui, je m'en souviens maintenant!

Et il parlait,--ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette,
voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les
avait rapprochés pour jamais.

--Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que--voilà cinq ans--tu
n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys
dans ta main?

--Oui, Jean.

--Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si
jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à
marier.

--Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes!

--Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve?
Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je
te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se
disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs
épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au
soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux
d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit
cri... et--souviens-toi--un homme prit un de ces bohémiens, celui qui
était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans
le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi!

--Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de
ça.

Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de
l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur
rapportait....

Une fois elle dit:

--Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit voeu, si
je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener
chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses
descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois,
j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de
lys et d'immortelles....

Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient.

--C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de
fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais
déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne
pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous
ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs
pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous,
petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui
m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!»

Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se
retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le
néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer....
Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était
avant, et maintenant elle serait toujours.

L'amour est un espoir, un rêve d'éternité.

Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.

La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très
ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds.
L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui
semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut
de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au
sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses
idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire
d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me _pilerait_
plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas
faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français.
C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens
d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui
ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie
et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de
générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les
forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même
paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont
naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette
terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes
en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas
convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier,
incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère
de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche
populaire.

Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.

--Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui
disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu
seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des
fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis
la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!»
Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu
criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu
m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi:
«Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour
toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et
comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera
un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai
jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur
l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous
bénira.

Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean,
qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent
faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses
avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue
à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines,
des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes
des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient
métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de
Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train
là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que
disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave;
elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et,
plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras,
le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa
poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse
d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et
l'enfant sur la mère.

Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le
désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais
pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui
brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues
libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur
amour, de l'amour... qui est éternel.

       *       *       *       *       *

Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas
autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas,
mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage,
arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.




XXIII

L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.


La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence
d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en
dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de
Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre
ferme. On aurait pu le comparer à la _trantaïère_. La trantaïère, c'est,
à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine,
abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les
tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se
trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux
regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez,
elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver
qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme!
L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un
abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline.

D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes
aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait
bien voir;--une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle
qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie
de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses
caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité,
toujours jaloux.... Quel repos!

Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa
mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais
ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre
fille aussi jeune et aussi gentille.

Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments,
c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement,
dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la
grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait
contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La
gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de
la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait
passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans
doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le
souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il
regrettait tous les jours.

Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la
protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il
ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de
larmes. Le rude gardian se sentit le coeur faible et défaillant. Il
aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!

Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi
jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se
reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de
son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en
Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles
qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une
réalité d'amour, connue, et regrettée.

Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres
ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était,
s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté,
moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de
telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage
délibérément, mais sans beaucoup d'entrain.

Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline;
il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission
d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.

Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre,
et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait
charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur
d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après
Martégas, mais avec des pensées bien différentes.

Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite
soeur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour
l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides,
aux lèvres bien mûres....

Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est
que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le
bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des
plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant
à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais
c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes,
l'attachaient à l'autre....

Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire
les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait
faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de
quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des
tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait
naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère
le voyait bien.

--Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être
plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te
dire des choses.

Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille,
que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large,
carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les
saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de
parchemin, des cordes tendues.

Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette:

--Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère,
je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des
pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu
puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des
méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il
n'y a pas longtemps, une maîtresse?

--Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.

--Par lui?

--Non.

--Et comment?

Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la
cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment
elle avait été poursuivie, tout enfin....

--J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit
au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce
qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois
tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il
faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!

Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et
Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la
fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton
singulier: Ah? elle m'aime encore!

--Jure-moi que tu ne la reverras pas.

Il pâlit, il hésita à répondre. Puis:

--Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc?

--De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure,
sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même
pour lui parler innocemment!

Et secouant la tête, elle ajouta:

--Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me
refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te
demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la
fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas
ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait
peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais!

--C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne
voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de
faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.

La vieille respira profondément, comme soulagée.

Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent.




XXIV

PARJURE.


Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de
Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie
de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation
contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était
répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!»
mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui
annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse
de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce
voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes
filles, et les compromettait; il s'écria:

«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs,
ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est
impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des
dernières!»

La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après
tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui
défendait aussi de rechercher Martégas.

Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger
Zanette des insolences du gardian....

La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline
pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne
connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait
supporter l'idée! il en voulait avoir le coeur net.... Et, un beau
matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles
même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il,
une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un
entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses
monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à
mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs
taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs
d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix,
de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la
région, et même à Nice et à Monte-Carlo.

En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux
Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres
gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de
taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le
secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et
peut-être, malgré son serment, de lui parler.

Son serment? lorsqu'il y songeait:

--J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages....
Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier
service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias».

Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le
déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.

Et de Zanette, que pensait-il?

--Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma
femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se
marier, ont «des adieux à faire».

Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.

En traversant le pont de Trinquetaille, le coeur lui battait. La petite
rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il
eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue,
pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise
habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à
laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.

Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable.

A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.

Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise
devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de
couture,--un livre à la main, les _Mystères de Paris_.

Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.

En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une
volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur
le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de
leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la
séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était
une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la
terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette
impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa
presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa
physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le
premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée,
sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la
première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé.
Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite,
la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les
lèvres....

Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source,
est aussi délicieux que l'avant-goût du néant.

--C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment
est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne
pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!

Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.

--Un verre de vin, la belle.

Le client but et sortit.

Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.

Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps
préparé:

Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas
qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses
griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne
voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait
tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est
qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue
la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là
surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il
comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait
pas,--jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se
fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était,
elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se
compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé...
ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et
pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre
d'elle-même?...

--N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui
courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu
ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!

Il la couvait d'un oeil ardent.

Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait,
tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé,
l'oeil en feu,--plus belle encore de sa colère qu'avec son air
tranquille, virginal, de tout à l'heure,--belle d'une autre beauté,
celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la
solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait
l'enfant, la pauvre Zanette.

--As-tu tout dit? fit-elle.

--Oui!

--Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès
d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles.
Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau
sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis
capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je
ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime,
oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout
depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la
fête,--quand tu m'as insultée,--quand tu m'as dit: «De toi, je m'en
moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien
dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté,
mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été
si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant
qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton
Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!...
Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future!
entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;--je ne lui en veux même
pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée
par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille.
Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu
as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire!
d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte
pas!

Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant
même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.

--Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je
t'aime.

Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la
lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus
vivante!

Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la
bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait.

L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour,
l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il
est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours
vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement,
il est d'ordre surnaturel, divin,--ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur,
unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les coeurs, par les
cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et
l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche
davantage, le bouvier peut-être, le coeur simple, celui qui suit le
mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,--ces modèles réels
d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable.

Le gardian ne se connaissait plus.

--Ne pleure pas, je t'aime!

Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer!
Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait
souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre
d'émotion.

Chacun d'eux n'aimait que soi.

Rosseline cria:

--Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne
veux pas!

Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère
lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains
amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que
t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?»

--Ne l'épouse pas! répétait Rosseline.

--Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste,
oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon
mariage, tout ce que tu voudras... tout!

Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu,
furieux:

--Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des
autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une
fille,--mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici,
menteur! sors d'ici!

--Rosseline!

Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une
invisible chaîne incassable.

--Alors, promets que tu ne l'épouseras pas?

--Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de
malheurs à la fois! je ne peux pas.

--Alors, prends garde à toi!

--Que feras-tu donc?

--Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse.
Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon....

--Sinon?

--Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu?

--Non!

Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie
bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande
haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition
seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant,
assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait
passivement ses instincts.

Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus
qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'oeil
démesurément ouvert, lançant la colère....

Il fit mine de la saisir.

Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing:

--Va-t'en! je te tuerais!

Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à
le provoquer, lui, Jean.

Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un
lâche! Il la faisait battre par d'autres!

--Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.

Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges
se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de
son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière:

--Rosseline....

--Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....

--Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme
ressaisie.

--Eh bien... nous verrons!

Elle hocha la tête d'un air de défi.

--Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.

Il leva les mains. Elle fut contente.

--Frappe! mais frappe donc! dit-elle.

Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa
retomber, et reprit froidement:

--Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais
promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse
aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que
jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!

Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.

--Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi
seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le,
par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes
fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des
honneurs,--et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais
Zanette... je te le donnerai, tu entends?

--Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant,
donne-moi à boire.

C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....




XXV

L'ABRIVADE.


L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,--lorsque, à la
veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la
surveillance des gardians à cheval,--c'est le jeu populaire qui consiste
à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à
travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des
rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le
fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande
joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux
jeunes hommes de vingt-cinq.

Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée,
les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des
boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers,
chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des
milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de
faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive
parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles
n'aime pas l'abrivade.

Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des
portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on
l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à
quelque nouvel ennemi,--le pied martyrisé par le pavage en galets
pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,--bientôt perd la tête, se
lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il
serait hué par la foule, et où le dondaïre, le boeuf à sonnaille,
viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici,
dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités,
aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des
moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par
la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et
misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à
coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais
d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête
armée de tous ses moyens naturels,--dégénère ici en vilenie....

M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour
les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour
les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une
forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au
toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs
qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de
négligence serait mis à l'amende--ou ne serait pas payé. Ces mesures
n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent,
moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts.
Martégas devint leur complice.

Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade,
eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il
y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était
destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui
avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques,
ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que
les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée
de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.

Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants,
même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où
elle aboutit au Rhône.

La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de
la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement
sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen
de charrettes renversées.

Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois
traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour
remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais
nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en
ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur
les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop.

...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière
un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri
inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes,
aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes.
Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que
les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du
troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en
agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent
entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure,
barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La
ville est ouverte!...

--Li biooù! li biooù!...

Un hurlement suit la galopade noire.

--Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li
biooù! li biooù! Zou! zou!

Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.

--Zou! zou! à celui-ci!

Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un
taureau....

La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur
son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les
mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;--et
derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux
gardians.

Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne
montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.

Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour
l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les
boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux
fenêtres.... L'alarme était donnée.

--Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il
entre dans la ville!

--Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas,
je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.

Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la
lance haute.

--Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur.
Attention, vous autres!

Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au
milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône....

--Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un.

--Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel.

Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne
bougea pas.

Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours
courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe,
puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau
qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut
alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes.

Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec
eux:

--Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il.

Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à
fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre
derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.

--Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel
et le taureau.

--Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.

Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc.
Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du
trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart
à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de
nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds
désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires,
des quolibets des assistants.

Et Martégas entendit ce cri de Pastorel:

--Et de deux, mon homme!

Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en
poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de
Martégas fut terrible.

--Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!

--Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le
brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout
vu, de loin.

Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques.




XXVI

AUX ARÈNES.


Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles,
apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime
et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là
représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église,
l'autre par le cirque.

Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire
qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne.

Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument
de la Force.

L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité.

L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme
une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la
dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa
rampante ellipse aux gradins massifs, comme un voeu bestial de
s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.

Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable
s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la
guerre et la mort, l'univers physique.

Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne
faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels
les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux,
semblent des joujous d'enfant.

Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les
emplissait.

Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première
course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille
spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger.

Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant
d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils
pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs.

En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans
à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu
construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y
réfugiaient comme dans une forteresse.

L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains
aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux
bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle
s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.

Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des
gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère
gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu,
et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un
bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait,
et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en
une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en
une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel,
un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un
bourdonnement de cuve bouillonnante.

Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de
l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte,
de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie
de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la
poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue
impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui
tout à l'heure elle devait monter.

Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des
vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là,
effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements
d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait,
bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades....

De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables
paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu:

--Oh! oui! ça tombe!--Il pleut du feu, hé?--Quel monstre de soleil!--Un
four véritable!--La pierre bout.--Mon échine est une gouttière.--De ce
chaud, mon homme!

C'était comme un enfer joyeux.

Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune,
bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes,
papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des
vêtements.

Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des
milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant
alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées
d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans
cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements
menus et innombrables donnait une sorte de vertige.

Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient
durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil,
voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de
l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable
chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits
étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils
apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de
Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui
vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini....

Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son
père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans
la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par
une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et
d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.

Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour
lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil,
quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les
couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe
ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des
gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix,
demandant: «Les taureaux! les taureaux!»

Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient,
contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être,
eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les
barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice
de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré
dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir
devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant
l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent
franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui
s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....

Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à
son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le
rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes
vers le ciel....

--Un autre! Zou! Un autre!

Le dondaïre, le boeuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou.
Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle
fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait
d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr
nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces
milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il
n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits,
prolongés à l'infini par la mer....

Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni
moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers
ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles.
Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet
de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec
leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique,
pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du
pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans
la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête
de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.

Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?»

--Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux.
Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme,
au moins un cheval en tous cas!

--A la bonne heure!

Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un
grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle
du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de
liberté....

Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au
moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir
ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de
l'enlever....

--Ah! ah!--Enfin!--Un vrai, celui-là!...--A qui le tour?

L'arène était vide.

L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé
d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un
brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les
jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en
scène.

Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout
entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il
connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une
fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide
assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des
barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de
ses rages, de l'inutilité de ses armes....

Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le
soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il
regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces
hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se
fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux
pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté
qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer....

Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des
vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes,
d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort
même, car beaucoup appelaient de leurs voeux la course espagnole, la
«vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où
le spectateur tue, par le consentement du coeur, et jouit en sécurité
des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble
prétexte d'admirer le courage d'autrui.

Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit
taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés,
attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes
affilées, toutes prêtes...--«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils
vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau
inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai
souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait.

Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à
coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il
étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait
au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait
manqué son coup.

Six ou sept fois il recommença sans succès.

Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme.

Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à
fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse....
L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru
l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène
attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur
son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à
Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer
l'autre...»

Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment
prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt,
regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne
parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit
pas, mais il se savait regardé.

Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline.

Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue
autour des reins.

Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre
son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de
ramasser.

Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où
Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en
effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas,
et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant
aussitôt sa manoeuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les
deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les
chargea à fond de train.

Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même,
sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau
baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette
tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la
puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal.

Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière,
toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.

Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les
éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte
de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu
où respiraient vingt mille poitrines.

Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité
entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre.
Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus
saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.

Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en
prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de
Pastorel....

Il courut au taureau.

--Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel,
je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu!

Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les
deux rivaux.

--Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules.

Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en
même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les
doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils
allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de
Martégas.

--Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu
y laisseras quelque chose!

--Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre.

Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à
l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne
pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.

Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds.
Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de
s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à
l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la
cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il
avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la
trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein
poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se
forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs
doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de
se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par
la cordelette même.

Pastorel crut à une menace.

--Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné.

Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il
l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait
attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au
milieu de l'arène.

La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité
haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un
autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.

Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que
Pastorel ne serait qu'à elle,--ou sinon... malheur!

--Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a
bien fait! Regarde, il est sûr de lui.

A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le
taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était
relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur
de prendre la cocarde. Dans son coeur, il voulait, à ce moment, en finir
avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en
effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la
bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre
terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait
pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de
l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un
grand cri, s'évanouissait.

Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur.
Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu
Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival
victorieux.

Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de
compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.

La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris
et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle
regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de
sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule,
en cette minute, faisait palpiter ces milliers de coeurs suspendus au
drame incompréhensible pour eux.

Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment,
d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement.

Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de
folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un
éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de
la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque
où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière
s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène,
allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé,
mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas
pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la
porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le
suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de
Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau
furieux accourait....

Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif
devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une
innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut
quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à
entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle
ingénieux,--les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!

Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa
fille évanouie.

Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de
la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien
réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi
seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très
grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique,
blanc comme un marbre, sculpté en médaille,--avec sa joie à vivre, à
sentir, fût-ce au prix du sang,--qu'était-elle, sinon la digne
descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle,
sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de
férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère?

Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur,
cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!»
Et il s'était redressé.

Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait
sa forme singulière....

Alors, la foule se mit à s'amuser.

--Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!--Brigadier! tu
n'as pas raison!...

Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il
la fit. Il battit en retraite....

Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme
disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de
nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre
devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y
parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque.

Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante
pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que
le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.

Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la
réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'oeil
fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître
Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une
fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des
gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce
Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un
peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put
supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé
longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne
l'effrayait plus que la mort....

Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé,
chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement
dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,--se
laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui
crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.

Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait
jailli de vingt mille poitrines à la fois.

Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut
surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait
tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec
tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes,
en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé
comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer
dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves
primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue
du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles,
enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au
faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme
s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis
en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait
aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie
de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises
bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les
vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il
n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni
Notre-Dame-d'Amour!

Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que
les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.

Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de
païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la
journée:

--En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de
longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort,
celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien...
un coup de couteau mal donné.




XXVII

LE GRAND JOUR.


Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide
de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri.

Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup
de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour
brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être
marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le
mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la
jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et
moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère.

--Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec
toi, en croupe, sur le Sultan?

--Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement!
Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai
promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle
bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles
meurent de jalousie!

Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils
allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur
le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves,
la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit
feutre bien planté sur la tête,--et chacun ayant en croupe, sur son
blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère
Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles.
Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le
quai, à l'entrée du pont.

Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui
tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout
d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la
dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur
Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur
qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son
fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards
eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!...

On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.

En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les
petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à
Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds
sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur
lui-même, il semblait valser.

--C'est, disait-on, sa danse de noce!

On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus
question que de l'église.

Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en
août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre,
entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées,
sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher
des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles
semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître
antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait
pour des épousailles.

Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de
ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé
par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices,
aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa
l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe.
Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.

En riant, elle disait au cheval:--C'est un gueux, ton maître.

Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait!

A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers
Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.

Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous
le coup d'oeil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son
être; Zanette ne s'y était pas trompée.

Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une
enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la
protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,--se
jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il
irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui
l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!...
N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...

«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il
détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une
mort inévitable, ferment les yeux....

La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la
bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.

Habitué à ses folies:

--Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq
minutes seulement.

Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là,
sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena
vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux
Aliscamps--dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les
sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et
de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante,
c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, _Deiparæ adhuc viventi_.

Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que
les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées.
Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se
briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là
qu'on le trouva, évanoui, mourant.

Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts
peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son
épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la
tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par
les gardians accourus.

Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore.
Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et
qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean
Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé
dans un char à boeufs, et toute une longue journée, le char funèbre
chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de
Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la
carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours
vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.

Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne
pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur,
craignant la folie.




XXVIII

UNE VENDETTA.


Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à
quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant,
avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le
bruit de sa mort.

--Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait
froid.--Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous
le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.

Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des
fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les
messieurs pensèrent alors.

--Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons.
Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à
présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes
deux... nous sommes d'accord.

Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et
sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un
air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse.

Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait
voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre
aucune précaution.--«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai
Jean...»

--Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le
regarder....

Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le
Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait
fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante,
pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre.

Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une
admirable bête, le cheval même de Saladin.

--Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise.

Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'oeil dur:

--Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il
mourra. Morte la bête, mort le venin!

Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris.

Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous
l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit
la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta,
frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins
épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa
beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut
jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la
mer....




XXIX

NOTRE-DAME-D'AMOUR.


Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène:

--Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait
d'arriver,--mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la
douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux
plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute
petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque
matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait?
Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de
Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son
cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère!
il n'y a pas de Bonne Mère!

Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle
perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle
croyait avoir dans le ciel.

--Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en
a pas!

Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille
prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au
ciel ses yeux creux.

--Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des
Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime;
il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur,
mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on
savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui
nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a
dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard,
ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a
raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous,
Notre-Dame-d'Amour!...

La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une
sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:

--Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout
ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres
s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à
Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre
ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette.

--Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule,
mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là,
à côté.

Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été
déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs,
posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés.

La selle dormait là, sur les sacs.

La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup
elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....

--Qu'y a-t-il, mère?

--Regarde!

Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le
rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un
petit caillou à pointes aiguës.

--Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je
comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline!

La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race
descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de
légendes et de chansons très anciennes:

--Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!...

Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une
résolution sans merci se voyait «dans toute elle».

--Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle!

--Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre
cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus
que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas
tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la
permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi....
Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois
dire que là.

Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame
d'or.

La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute
révoltée, en fit autant.

La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée,
ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en
manière de prière et de lamentation funèbre:

--Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun
de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je
laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que
je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre
de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,--puis-je la laisser,
cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que
vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne
l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes
fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de
mon propre enfant, de mon malheureux enfant!

Zanette étouffait, croyant deviner déjà.

La vieille femme poursuivit:

--Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le
moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner...
c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré
sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a
dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il
a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher,
j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma
fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut
peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus
grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette
petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!...

Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.

La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices
corses:

--Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils
l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son coeur, en désirant avec
amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir
l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans
avoir horreur de lui-même!

Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se
rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le
regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce
frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce
jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si
Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si
visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans
son coeur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait,
sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés
mêmes de sa fiancée!

La vieille se lamentait toujours:

--Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous,
qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour
son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô
Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom
soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô
Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas!
où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte!

Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait
l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était
toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle
parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle
répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et
ses gémissements:

--Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô
Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de
lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle,
ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne
Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme
autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient
délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je
n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma
petite soeur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh
bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous
promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais
dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à
vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère!

Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la
voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives:

--Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...

--Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour....

--Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!...

--Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!...

--Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...




TABLE

     I.--NOTRE-DAME-D'AMOUR
    II.--LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE
   III.--LE REMORDS DE MARTÉGAS
    IV.--A QUI LE CHEVAL?
     V.--LE SULTAN ET SON SÉRAIL
    VI.--LE CONSEIL DES BÊTES
   VII.--LA COCARDE DE ZANETTE
  VIII.--ROSSELINE
    IX.--CE QUE ZANETTE IGNORE
     X.--ZANETTE ET ROSSELINE
    XI.--DOMPTEUR
   XII.--LA POURSUITE
  XIII.--L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS
   XIV.--NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!
    XV.--LA BELLE ET LA BÊTE
   XVI.--LE CHEVALIER
  XVII.--NOBLESSE
 XVIII.--LE SÉDEN
   XIX.--A QUI LE CHEVAL?
    XX.--DEUX BONNES AMES
   XXI.--LE PLAT DE LENTILLES
  XXII.--TOUJOURS
 XXIII.--L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT
  XXIV.--PARJURE
   XXV.--L'ABRIVADE
  XXVI.--AUX ARÈNES
 XXVII.--LE GRAND JOUR
XXVIII.--UNE VENDETTA
  XXIX.--NOTRE-DAME-D'AMOUR

       *       *       *       *       *

OEUVRES DE JEAN AICARD


=POÉSIE=

POÈMES DE PROVENCE
LA CHANSON DE L'ENFANT
MIETTE ET NORÉ
LE DIEU DANS L'HOMME
AU BORD DU DÉSERT
LE LIVRE DES PETITS
L'ÉTERNEL CANTIQUE
VISITE EN HOLLANDE
LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR

=THÉATRE=

SMILIS
PYGMALION
AU CLAIR DE LA LUNE
LE PÈRE LEBONNARD
OTHELLO
DON JUAN

=ROMAN=

ROI DE CAMARGUE
PAVÉ D'AMOUR
L'IBIS BLEU
FLEUR D'ABIME
DIAMANT NOIR
L'ÉTÉ A L'OMBRE

2242-95.--CORBEIL. Imprimerie ÉD. CRÉTÉ.






End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***

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works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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