Le fameux chevalier Gaspard de Besse : ses dernières aventures

By Jean Aicard

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Title: Le fameux chevalier Gaspard de Bresse

Author: Jean Aicard

Release date: March 7, 2024 [eBook #73118]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1919

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FAMEUX CHEVALIER GASPARD DE BRESSE ***






  JEAN AICARD
  de l’Académie française

  LE FAMEUX CHEVALIER
  GASPARD DE BESSE

  SES DERNIÈRES AVENTURES

        En France, la gaîté est une vertu.


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
  réservés pour tous les pays




Il a été tiré de cet ouvrage vingt exemplaires sur papier de Hollande
tous numérotés.


ŒUVRES DE JEAN AICARD

Collection à 5 francs.

  Alfred de Vigny                                                 1 vol.
  Hollande, Algérie                                               1 vol.
  Théâtre, I. Molière à Shakespeare; William Davenant; Othello,
    le More de Venise                                             1 vol.
  Théâtre, II. Au clair de la Lune; Pygmalion; Le Pierrot de
    Cristal; L’Amour gelé; Smitis                                 1 vol.
  Le Dieu dans l’Homme      1 vol.
  Le Livre d’heures de l’Amour                                    1 vol.
  Poèmes de Provence. Les Cigales. Nouvelle édition. (Ouvrage
    cour.)                                                        1 vol.
  Le Manteau du roi. Pièce en 4 actes en vers                     1 vol.
  Maurin des Maures (17e mille)                                   1 vol.
  L’illustre Maurin (12e mille)                                   1 vol.
  Benjamine                                                       1 vol.
  La légende du Cœur. Drame en 5 actes. Illustré                  1 vol.
  Le père Lebonnard. Comédie en 4 actes, en vers. Illustré        1 vol.
  Tata                                                            1 vol.
  Don Juan                                                        1 vol.
  La Chanson de l’enfant (Cour.)                                  1 vol.
  Mélita (Roman bohème)                                           1 vol.
  Miette et Noré (Ouvr. cour.)                                    1 vol.
  Roi de Camargue. Roman                                          1 vol.
  L’âme d’un enfant. Nouvelle édition. Préface de Frédéric Passy  1 vol.
  Le pavé d’amour. Roman                                          1 vol.
  L’été à l’ombre. --                                             1 vol.
  Notre-Dame d’amour. --                                          1 vol.
  Diamant noir. --                                                1 vol.
  L’Ibis bleu. --                                                 1 vol.
  Fleur d’abîme. --                                               1 vol.
  Jésus. Poèmes. Nouvelle édition en un joli volume in-32         1 vol.
  Othello, le More de Venise, trad. en vers, 1 vol. in-8, sur
    papier de Hollande, avec portrait (Prix 10 fr.)               1 vol.
  Édition populaire illust. de Maurin des Maures en 9 vol.
    (à 75 cent.)                                                  9 vol.
  Le Témoin (Prix 2 fr. 50)                                       1 vol.
  Des cris dans la mêlée                                          1 vol.
  Arlette des Mayons. Roman                                       1 vol.
  Le Sang du Sacrifice. Poèmes dédiés aux nations alliées         1 vol.
  Comment rénover la France                                       1 vol
  Gaspard de Besse (Un bandit à la française)                     1 vol.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1919, by ERNEST FLAMMARION




TABLE DES CHAPITRES


  Chapitre I.--Le prisonnier Gaspard, qui a tout le loisir de
    méditer sur sa vie passée et de songer à de nouveaux projets,
    pressent que, dans la gorgerette d’une chaste pucelle, il
    trouvera la clef des champs.                                       1

  Chapitre II.--Sainte Roseline, patronne des prisonniers, étend
    sur Gaspard sa protection miraculeuse par l’intermédiaire
    d’un pauvre ermite.                                               21

  Chapitre III.--Dom Pablo, avec des arguments frappants, démontre
    à Castagne que l’esprit vient toujours à bout de la force.        33

  Chapitre IV.--Bons cœurs, lorsque j’étais prisonnnier, vous
    m’êtes venus voir.                                                49

  Chapitre V.--Où, après s’être étonné de la pratique singulière
    inventée par un vigneron pour remédier à la maladie de ses
    vignes, on verra une mère dévote apprécier sans indulgence
    les joies du paradis, ce qui pousse l’incrédule dom Pablo à
    révéler son inattendu dégoût des hypocrisies humaines.            58

  Chapitre VI.--Gaspard, hôte de Mme Lizerolles, met à profit le
    temps qu’il doit passer au château pour compléter son
    éducation politique                                               74

  Chapitre VII.--Le chevalier Gaspard reçoit, à Lizerolles, un
    présent digne du sultan Saladin. Réveillé d’un beau rêve par
    les sourdes menaces de sa petite armée, il se voit forcé de
    reprendre la vie active du partisan.                              90

  Chapitre VIII.--Pour être un gouvernement, il faut connaître la
    science ou l’art de gouverner; pour monter à cheval il faut
    avoir appris; les démocraties ignorantes courent à leur perte;
    toutes vérités que démontre un apologue en action, imaginé par
    le malin Gaspard.                                                 98

  Chapitre IX.--Où l’on verra Mlle Clairon, de la
    Comédie-Française, honorée comme une sainte et comment, à la
    suite d’une conversation à la fois populaire et hautement
    métaphysique, Gaspard annonça, sur la foi d’un livre qu’il
    venait de lire, la fin des guerres, à jamais assurée par
    l’entente des peuples, au nom du sens commun.                    118

  Chapitre X.--Pablo raconte un miracle qu’il a lui-même accompli,
    et Bernard pense à Thérèse.                                      132

  Chapitre XI.--L’oie de frère Anselme.                              142

  Chapitre XII.--La visite extraordinaire de Gaspard au château
   de Fontblanche;--et comment la peur des voleurs jeta dans les
   bras de Gaspard une jeune et belle marquise; et comment
   l’infortune du marquis fut, à bon droit, imputée à l’abbé de
   Chaulieu.                                                         153

  Chapitre XIII.--Pablo redevient ermite.                            174

  Chapitre XIV.--Où l’on verra comment Thérèse découvrit que
    Gaspard était un voleur, mais que, étant voleur sans l’être,
    il se montrait sévère envers ceux qui méritent ce nom
    méprisable; et comment cette découverte impressionna
    l’intéressante fiancée de Bernard.                               194

  Chapitre XV.--Gaspard invite un évêque à bénir les fiançailles
    de Thérèse et de Bernard.                                        204

  Chapitre XVI.--La mémorable entrevue de l’évêque de Castries et
    du faux moine dom Pablo.                                         212

  Chapitre XVII.--Le diable se sert subtilement d’un innocent
    évêque pour encourager un amour profane; et Gaspard, avec la
    femme qu’il aime, contemple les pierres, encore vivantes, qui
    furent l’Arc de Triomphe de Marius.                              224

  Chapitre XVIII.--En attendant la chute du Parlement, Gaspard,
    usurpant les fonctions de cette haute assemblée, rend, à sa
    façon, et à l’exemple de saint Louis, la justice sinon sous
    un chêne, du moins sous un pin parasol.                          235

  Chapitre XIX.--M. de Paulac, représentant du lieutenant général
    de police et envoyé de Paris, par ordre royal, pour informer
    aussi bien sur les agissements du Parlement que sur les actes
    de Gaspard de Besse, est arrêté et conduit en prison sur
    l’ordre non moins royal du bandit populaire.                     246

  Chapitre XX.--Où l’on verra M. Marin devenu président à deux
    mortiers, le mortier populaire étant l’ustensile sans lequel
    on ne saurait confectionner un des deux plats nationaux de
    Provence: l’aïoli.                                               255

  Chapitre XXI.--M. de Paulac, ayant pris des libertés avec les
    soubrettes et avec les conseillers au Parlement, s’élève avec
    vivacité contre l’enjouement que montrent les femmes du beau
    monde en faveur du bandit Gaspard.                               273

  Chapitre XXII.--Où l’on assistera à la deuxième rencontre de
    Gaspard avec Séraphin Cocarel et aux remontrances royales de
    M. de Paulac au Parlement d’Aix-en-Provence.                     287

  Chapitre XXIII.--Comme quoi M. de Paulac, tout représentant
    qu’il fût de M. le lieutenant de la police royale, n’hésita
    pas à recevoir de Séraphin Cocarel une somme fort honorable,
    en échange d’un service qui ne l’était pas.                      299

  Chapitre XXIV.--Le poète Jean Lecor fait recevoir une pièce en
    un acte et en vers par la troupe de Gaspard de Besse.            307

  Chapitre XXV.--Jean Lecor, prince des poètes, prince des
    conteurs, prince des acteurs,--conquiert le droit d’être
    proclamé prince des avocats.                                     315

  Chapitre XXVI.--Gaspard, en prononçant son réquisitoire contre
    le Parlement, n’échappe pas à ce défaut chéri des orateurs,
    qui est d’être prolixe, tandis que Sanplan, au contraire,
    motive l’arrêt com-pen-di-eu-se-ment.                            329

  Chapitre XXVII.--Le dernier acte du bandit gentilhomme.            349

  Chapitre XXVIII.--La fin de la grande galégeade et les prodromes
    de la Révolution française.                                      354

  La Postérité.                                                      371




LE FAMEUX CHEVALIER

GASPARD DE BESSE

SES DERNIÈRES AVENTURES[1]

  [1] Les premières aventures de Gaspard forment un volume publié, chez
    le même éditeur, sous ce titre: UN BANDIT A LA FRANÇAISE: GASPARD DE
    BESSE, _raconté aux Poilus de France_, par JEAN D’AURIOL.




CHAPITRE PREMIER

Dans la prison, Gaspard qui a tout le loisir de méditer sur sa vie
passée et de songer à de nouveaux projets, pressent que, dans la
gorgerette d’une chaste pucelle, il trouvera la clef des champs.


La prison de l’Observance est encore visible dans la partie haute du
vieux Draguignan, et assez voisine de la maison dite Maison du Bourreau.

Elle a quelque chose de naïf, cette prison historique où fut enfermé
Gaspard de Besse.

Bien qu’ayant un judas, la porte qui donne sur la rue est assez
semblable à toutes les portes massives des maisons voisines: mêmes
dimensions, même aspect paisible, innocent. La porte ouverte, on se
trouve dans un étroit vestibule; et, à trois pas devant soi, on a
l’entrée du cachot principal, à vrai dire un simple cabinet noir; mais
un reste de ferrures, scellé dans les murs, atteste que, tout de même,
les prisonniers devaient être, en un tel réduit, assez misérables pour
satisfaire la vindicte publique. Seulement, du cachot à la rue, il n’y
avait littéralement qu’un saut. Et ce saut, tout prisonnier le faisait
en rêve nuit et jour. Beaucoup s’évadaient, pour peu qu’ils pussent
récompenser les complaisances du geôlier. Et les procès-verbaux
d’évasion étaient remarquablement nombreux dans toutes les villes de
France.

Si le mur de son cachot eût été seulement percé d’un fénestron donnant
sur la verte campagne, Gaspard eût considéré le temps de sa captivité
comme une halte reposante, favorable à la lecture et à la réflexion.

C’est à la lueur d’un calèn qu’il lisait tout le jour.

M. de Tervieille, en lui faisant parvenir divers ouvrages d’histoire,
avait, à prix d’or, obtenu du geôlier que le prisonnier pût s’éclairer
de la pauvre petite lampe de fer, suspendue à un clou et qui donnait une
lamentable mais suffisante clarté au lecteur assidu. Quand il ne lisait
pas, Gaspard réfléchissait, la nuit surtout.

Non sans guetter l’occasion de s’évader, il prit ainsi son mal en
patience.

Il médita sur son existence passée et sur son avenir; se raconta plus
d’une de ses propres aventures, s’interrogea sur ses sentiments. Il
vécut un peu à la façon d’un novice sincère qui, tout de suite, du fond
de son couvent, juge plus librement et mieux les conflits humains, les
méprise même, et, en vérité, s’élève à des pensées qui lui étaient
étrangères au temps où il vivait dans le siècle.

Il y a toute une littérature qui, au XIXe siècle, s’est appliquée à
montrer le paysan de France comme étant toujours un être sordide,
uniquement préoccupé de s’arrondir, incapable de s’élever à une vraie
vie morale, une sorte de végétal-animal, n’ayant d’autre souci que celui
de satisfaire ses appétits. Cette figure du paysan a passé pour
rigoureusement ressemblante, jusqu’au jour où, lancé dans la guerre pour
la défense du sol, le paysan français a été proclamé un héros,
compréhensif et conscient. Peut-être est-il juste de dire que la
nécessité d’être héroïque a paru transfigurer l’homme de France; les
circonstances n’ont fait que mettre en lumière des sentiments qui
existaient en lui virtuellement; ces sentiments, les circonstances ne
les ont pas créés mais seulement fait éclater; l’homme de la terre ne
s’est élevé à la hauteur des événements qu’en se relevant de toute sa
taille, courbé qu’il était sous les fardeaux d’une vie quotidienne qui
exigeait cette attitude. Ce n’est pas devenir grand tout à coup que
montrer soudainement toute sa stature, en se redressant.

                   *       *       *       *       *

Quelque opinion que l’on ait sur Jean-Jacques Rousseau, on est bien
forcé de convenir que ce valet n’était pas un sot. Épictète fut un
esclave, ce qui prouve que pour penser noblement, il n’est pas
nécessaire d’être empereur comme Marc-Aurèle. Tous les apôtres n’étaient
que de pauvres diables, de très humbles pêcheurs; et ils comprirent
mieux que les princes des prêtres la plus sublime des paroles que l’âme
humaine ait jamais entendues. Gaspard, fils de paysan, avait, nous le
savons, une intelligence des plus vives, servie par une mémoire
infaillible. Il avait beaucoup lu; il s’appliqua à lire beaucoup dans sa
prison, car il croyait en son étoile et il ne doutait pas de sa
prochaine libération.

Dans l’ombre de ce cachot sans air, où il passa bien des semaines, ses
bras, chargés d’une chaîne assez légère quoique solide, soulevaient le
livre vers la clarté fumeuse de son calèn; et il s’instruisait
avidement.

Le _Voyage de Provence_, écrit par M. l’abbé Papon, tout
particulièrement l’intéressa. Il y retrouvait ses itinéraires de coureur
des bois, de routier; les paysages familiers de sa province; des
anecdotes sur ses plus célèbres compatriotes, parmi lesquels deux
surtout lui apparurent comme dignes d’attention et de sympathie: le
marseillais Adraman et le toulonnais Paul qui, de ce pauvre prénom, fit
un nom illustre.

Adraman tout enfant, fut, par des parents qui vivaient dans la misère,
embarqué comme moussaillon sur un petit navire armé en course. Pris par
les Turcs--tout comme devait l’être un jour l’ami Sanplan--Adraman ne
fit ainsi que changer de misère. A bord du bateau pirate tunisien, il
reçut des coups de garcette turque, des coups de pieds turcs et des
gifles turques. Or, les mêmes traitements lui avaient d’abord été
prodigués par ses concitoyens d’Europe; en sorte que, ne pouvant établir
aucune différence entre chrétiens et musulmans, il se fit Turc sans
remords et bon serviteur d’Allah. Il avait du goût pour l’état de pirate
et le fit bien voir, si bien voir que, dit Papon, «dans un pays où tous
les hommes sont égaux par la naissance, et où ils ne sont estimés qu’en
raison de leurs services (où diable, se trouve ce pays-là?) Adraman ne
tarda pas à être élevé aux premiers emplois... La mer devint son
élément... Il y fit des expéditions dignes des plus grands capitaines...
Le Grand Seigneur le nomma Bacha de Rhodes, ensuite amiral et général
des Galères, à la place du fameux Mezomorvo!»

Voilà une belle carrière d’aventurier; mais, plus que tout autre, un
trait de cette curieuse existence charma Gaspard.

Adraman était accoutumé à une discipline sévère.

Un jour, ce Bacha de Rhodes, suivi de quelques soldats «faisait la
patrouille à Scio». A la porte d’une maison, il vit, attachés à l’anneau
du mur, trois ou quatre bourricots dont les doubles paniers de sparterie
étaient chargés de pierres. Un enfant les gardait.

--Où donc sont les maîtres de ces ânes?

--Ils sont allés prendre nourriture.

Le Bacha ne répondit rien et continua sa tournée; mais, une heure après,
repassant par là, et voyant les mêmes animaux toujours à l’attache et
toujours chargés, sous la garde du même enfant:

--Va me chercher les maîtres de ces ânes, et me les amène.

Et quand les âniers furent en sa présence, Adraman leur dit:

--Avez-vous mangé de bon appétit?

--Oui, Seigneur.

--Il est donc juste que vos ânes mangent à leur tour. Je regrette _pour
vous_ que vous ayez cru bon de leur laisser ces lourdes pierres sur
l’échine pendant que vous faisiez durer plus que de raison le temps de
votre repas.

Là-dessus, il leur ordonna de se tenir immobiles devant lui, à quatre
pattes; et à ses chaouchs de leur mettre sur le dos les paniers des ânes
avec leur chargement de pierres, dont, à vrai dire, le poids portait en
partie sur le sol mais les retenait captifs.

--A présent, leur dit ce Turc très chrétien, vous attendrez patiemment
qu’à leur tour vos ânes aient mangé à leur faim... Il ne faut pas faire
à autrui ce que vous ne voulez pas qui vous soit fait!...

«Quelque étrange et dure que fût la punition, dit Papon, il fallut la
subir.»

Cette histoire, donc, enchantait Gaspard, le faisait à la fois rire et
pleurer de satisfaction, et, bien des fois, plus tard, il la conta à sa
bande.

Il est absurde de prétendre que les livres n’ont aucune influence sur la
moralité des hommes. C’est avec des paraboles simples que l’Évangile a
transformé la pensée humaine.

La sévérité d’Adraman lui fit des ennemis; sa grandeur, des jaloux.
Faussement accusé d’avoir voulu incendier Constantinople, il fut
«condamné à perdre la vie par le cordon» et fut exécuté en 1706.
L’excellent Papon déclarait qu’il était mort victime d’un «gouvernement
arbitraire».

La vie de ce Toulonnais, demeuré illustre sous le nom de _chevalier
Paul_ n’enchantait pas moins Gaspard.

Paul, simple mousse comme Adraman le Marseillais, s’éleva de cet humble
état au grade de «chevalier de justice dans l’ordre de Malthe» et de
vice-amiral de France. Il était fils d’une blanchisseuse. Elle était
fort avancée dans sa grossesse lorsque, allant de Marseille au Château
d’If, par mauvais temps, tangage et roulis la délivrèrent brusquement.
Ainsi son enfant, le futur amiral, fut un peu le fils de la mer et de la
tempête, ou de «Neptune, dieu des flots».

Paul commandait la Marine à Toulon, quand Bachaumont et Chapelle
visitèrent la ville; et leur voyage, en vers de huit pieds, lui rend
hommage en ces termes:

    C’est ce Paul dont l’expérience
    Gourmande la mer et le vent;
    Dont le bonheur et la vaillance
    Rendent formidable la France
    A tous les peuples du Levant.

Louis XIV, en 1660, fut reçu à Toulon par le chevalier Paul, qui lui
donna une fête dans son jardin, à Dardennes.

Pour amuser les belles dames de la Cour, Paul fit suspendre, dans ses
orangers, parmi les _bigarrées_, d’excellentes oranges confites,
attachées aux branches par des fils menus, habilement dissimulés:

--Oh! voyez, chère marquise, les belles oranges, extraordinaires d’être
si douces, parmi les autres si amères!

--C’est une merveille!

--Cela ne vous étonne point?

--Un peu sans doute; mais les fruits du dattier, dit-on, ne sont pas
moins mielleux, collants et sucrés, et se peuvent dire naturellement
confits par les soins de la nature!

On se croyait dans cette Ile des Plaisirs que M. de Fénelon devait plus
tard imaginer pour la joie de Monseigneur le Dauphin.

Un jour, le chevalier Paul rencontra, sur le quai de Toulon, un pauvre
batelier qui, à sa vue, parut vouloir se dissimuler parmi d’autres. Paul
le reconnut pour un de ses anciens camarades. Il l’appela par son nom;
et, l’homme s’étant approché, l’amiral se tournant vers ses officiers:

--Je vous présente un de mes anciens camarades de jeunesse et de misère.
Souffrez, messieurs, que je m’entretienne un instant avec lui.

Il l’interrogea en particulier sur sa famille, sur ses besoins, lui
témoigna beaucoup d’amitié et lui fit accorder un bon petit emploi...
Paul mourut en 1667, laissant toute sa fortune aux pauvres, parmi
lesquels il voulut être enterré.

--Voilà un homme! s’écriait Gaspard qui, en lisant, dans son cachot, ce
trait de la vie de Paul, versait des larmes. Nobles larmes, comme celles
que firent verser à Condé, Corneille et la clémence d’Auguste.

Ces émotions de Gaspard, la préférence qu’il eut pour Adraman et le
chevalier Paul--la simple et touchante bonté des actions qui leur
valurent cette préférence--suffiraient à nous révéler la qualité de son
grand cœur populaire; et à nous faire comprendre pourquoi le peuple de
Provence a fait de Gaspard un de ses favoris.

Gaspard, aidé par les circonstances, aurait pu avoir une destinée égale
à celle des héros dont il admirait la fortune, dont il aimait surtout la
bienveillance envers les existences des plus humbles.

Comme le bandit Mandrin, qui fut un vrai capitaine, Gaspard, sur un
champ d’action plus vaste, eût sans doute acquis une renommée
universelle; et, dans le rang des réguliers, il eût conquis l’admiration
du monde, grâce à des qualités heureuses qui ne furent pas toujours
celles des chefs de peuples. Avant tout, il aimait, autant que la
justice, la bonté. Et voilà déjà qui n’est pas commun. Son curé lui
avait appris à faire son examen de conscience; il le fit dans la
solitude du cachot.

Il regrettait de s’être fait bandit. L’idée du juste mépris où l’on
tient les voleurs lui était difficile à supporter. Cependant, si sa
condition de chef de bande le mettait un jour à même de faire comprendre
aux puissants que le peuple exigeait la réforme de la juridiction
pénale, n’y avait-il pas quelque chose de respectable dans sa condition?
C’est du moins ce qu’il se disait. Les vols à main armée opérés
_courtoisement, sans violence inutile_, n’étaient à ses yeux qu’un impôt
prélevé par lui pour l’entretien de sa troupe, à laquelle il ne
permettait aucun pillage. Des tributs volontaires rendaient les vols de
jour en jour moins nombreux. On vivait, on ne thésaurisait pas. Il
poursuivait un but hautement politique: il voulait humilier le
parlement, le ridiculiser, le dénoncer à tous les yeux comme une
institution qu’il fallait ou changer ou rendre à elle-même, c’est-à-dire
aux principes dont elle se prétendait issue et que pourtant elle
paraissait mettre souvent en oubli.

Le Parlement avait étouffé l’affaire de l’assassinat de Teisseire parce
que les coupables étaient _des puissants_ selon l’expression du bon La
Fontaine; et Gaspard voulait que les coupables fussent atteints; que la
mort du père de Bernard fût expiée; et que, dans le châtiment des
coupables, les paysans, les petits, vissent le signe de la protection
des lois étendue sur eux. Le but qu’il se donnait lui avait paru
jusqu’alors une satisfaisante excuse à ses actes de rebelle; toutefois
il les sentait en contradiction permanente avec l’idée d’obéissance aux
lois, qu’il eût voulu servir, et de cela il souffrait étrangement. Mais,
s’il souffrait ainsi, est-ce que ce tourment ne donnait pas à sa mission
un goût de sacrifice qui la rendait honorable, ne fût-ce qu’à ses
propres yeux? En tous cas, il ne pouvait plus rien changer aux
contradictions dont il gémissait: il s’était engagé dans une voie où, à
sa suite, il avait engagé d’autres existences; il se devait à elles; il
poursuivrait sa tâche. Toutefois, et cela était nouveau en lui, il se
répétait souvent: «Il est malheureux que, pour servir mon désir de
justice, j’aie cru pouvoir m’entourer de coquins!» L’état d’humiliation
où il se voyait réduit, les chaînes qui l’attachaient aux murs de son
cachot, éveillaient en lui ces poignants regrets. Il se sentait sous le
coup de la réprobation publique! Il combattait ce regret en se répétant
qu’un grand bien sortirait peut-être de sa révolte condamnable. Et, tout
d’abord, n’allait-il pas donner une vie heureuse à Bernard, son frère
d’adoption, en lui faisant épouser la fille de l’usurier Cabasse, cet
ancien valet de fermier général, qui avait dépouillé tant de pauvres
gens, et par qui il avait été dépouillé lui-même de son patrimoine?

A l’idée du bonheur qu’il préparait à Bernard et à la pupille de
Cabasse, malgré toutes les résistances du tuteur usurier, Gaspard
s’attendrissait.

Le bonheur d’amour, dans la paix, selon la loi et selon Dieu, l’amour
dans le devoir, une famille laborieuse et respectée,--c’est ce que lui,
Gaspard, n’aurait jamais!--Donner ce bonheur à deux jeunes êtres qui en
étaient dignes, n’était-ce pas une bonne œuvre qui lui serait comptée
comme une touchante excuse aux exactions qu’il était en train d’expier?
Il ne parvenait pas à en être sûr et à s’absoudre pleinement... Ainsi la
solitude de la prison lui montrait les choses sous un jour nouveau,
formait en lui comme une conscience neuve.

Assis dans l’étroite cellule, les poignets pris dans des bracelets de
fer, attaché aux murs comme un chien à sa niche, Gaspard rêvait. Le
chien enchaîné, lui du moins, voit, du seuil de sa cabane, la lumière du
jour. Gaspard n’avait que la clarté de son calèn fumeux et qui
s’éteignait souvent faute d’huile; il fallait alors attendre le bon
plaisir du geôlier Castagne. Un grillage épais, au-dessus de la porte,
barrait la mince ouverture rectangulaire par où lui arrivait un peu de
la lumière naturelle. Et cela s’appelait un jour de souffrance.

Dans cette ombre, Gaspard rêvait aussi d’amour; et c’est là que, pour la
première fois, il se prit à reconnaître que l’image de Mme de Lizerolles
était en lui comme vivante et attirante.

Quoi! osait-il espérer d’elle autre chose qu’une pitié hautaine? Il ne
savait pas. Profiterait-il de l’ignorance où elle était de son nom? Il
se refusait à cette pensée comme au plus criminel des abus de confiance.

Or, Gaspard avait un secret d’amour, enfoui profondément dans son cœur.
A Aix, il avait trompé, séduit, sous un nom d’emprunt, une douce et
humble petite bourgeoise, misé Brun, la femme d’un modeste horloger.
Celle-là n’avait-elle pas pour lui oublié tous ses devoirs? Quelle
honte, quelle douleur pour elle, le jour où elle apprendrait que son
amant n’était autre que Gaspard de Besse, un chef de voleurs!

... Ainsi, il aimait assez Mme de Lizerolles pour vouloir lui épargner
une souffrance que, bien malgré lui, mais fatalement, il infligerait tôt
ou tard à misé Brun. Et la noblesse de son amour pour la comtesse lui
reprocha la bassesse de son acte vis-à-vis de la plébéienne, en sorte
qu’il prit, dans sa prison, la résolution de ne plus revoir misé Brun.
Elle pleurerait un infidèle, mais ignorerait à jamais--il l’espérait du
moins--la qualité de son déplorable séducteur. Il éprouva un grand
bien-être à s’affermir dans cette résolution; il se sentit un peu
réconcilié avec lui-même, et, d’ailleurs, libéré en même temps, d’une
dangereuse intrigue.

Y avait-il d’autres figures de femmes dans ses souvenirs? Sans doute;
mais toutes comme voilées et lointaines. Il était si «agradant», si
plaisant, que, pour s’expliquer ses qualités de séducteur, les paysans
de Besse (et il ne l’ignorait pas) prétendaient qu’il était un enfant de
l’amour. Il était fils, disait-on, du marquis de X... qui avait séduit
sa mère misé Bouis. Facilement ému par la grâce féminine, il se reconnut
troublé par la fille de son geôlier, Louisette, qui, parfois, remplaçant
son père, lui apportait l’eau et le pain. Quand c’était Louisette qui
ouvrait la porte du cachot, un rayon du joyeux soleil entrait avec elle;
et, elle aussi, était lumière et joie... Essaierait-il de troubler le
cœur de cette fillette pour obtenir d’elle la liberté? Il souriait
malgré lui à cette idée. On racontait dans le peuple que la fille d’un
geôlier séduite par M. de Mirabeau, enfermé au château d’If, avait
favorisé l’évasion du gentilhomme. Donc, il imiterait M. de Mirabeau...;
mais, là encore, Mme de Lizerolles intervenait, apparaissait à Gaspard
avec un visage sévère: «Vous laisserez en repos cette fille»...

Comment! n’était-il donc plus libre de cœur et d’esprit? Tout caprice
galant lui était-il interdit par une ombre? Pauvre Louisette!
qu’arriverait-il de cette enfant?... Mais, quoi! ne pourrait-elle le
servir sans en être si mal récompensée? Serait-elle la première qui
l’aurait ému de désir sans être mise à mal?

Cette question réveilla en lui le souvenir d’une gentille aventure qui
lui était arrivée naguère. Il en revit les moindres détails. Elle
l’égaya tout un jour dans sa misérable geôle...


HISTOIRE D’UNE GORGERETTE.

... Il avait, un matin, rencontré une femme qui, à pied, s’en allait
à-z-Aï (à Aix) avec sa fille, une mignonne de seize à dix-sept ans, un
peu frêle, mais d’autant plus gracieuse.

--Eh, bonjour, bonne dame! Où allez-vous comme ça, avec une si jolie
fille? et si bien attiffées toutes les deux? Les chemins ne sont pas
sûrs.

--Pas sûrs, les chemins! dit la femme. Oh! que si!... Gaspard de Besse
rôde par là, et nous protégerait de «mauvais rencontre». Il est doux au
pauvre monde!

Gaspard fut charmé.

--Vous pouvez, en effet, dit-il compter sur lui. Il aime les pauvres
gens. Mais tout cela ne me dit pas où vous allez?

--A Aix, mon gentilhomme, consulter un avocat.

Gaspard n’aimait pas les avocats parce qu’indifféremment, disait-il, ils
plaident pour ou contre l’innocent, ce qui, ainsi présenté, est une
fausse conception de la profession d’avocat. La défense est une garantie
de justice; et il n’est pas vrai de dire que la culpabilité ou
l’innocence n’émeuvent pas fort différemment les défenseurs.

--Un avocat, dit Gaspard, vous prendra beaucoup d’argent. Expliquez-moi
votre affaire. J’ai appris à connaître les lois parce que je les
voudrais changer.

--Et qu’êtes-vous donc? dit la femme.

--Gaspard de Besse lui-même.

--Bou-Diou! s’écria-t-elle sans montrer d’autre trouble qu’une surprise
joyeuse. La Bonne Mère vous envoie! Pour sûr que je vous consulterai! Je
le sais bien que vous êtes de bon conseil, et que souvent, de très loin,
les gens viennent à vous, pour vous demander ça ou ça... Eh bien, donc,
je vais vous expliquer. Ma fillette était fiancée, il y a peu de temps,
avec un matelot de la marine du Roi, dans Toulon. Il faut vous dire qu’à
Toulon je tiens un cabaret, rue de l’Arme à Dieu, mais en tout bien tout
honneur.

--Et pourquoi, dit Gaspard, ne consultez-vous pas à Toulon?

--Pour pas qu’on sache nos affaires, pardi!... Et puis, dans Aix, où
j’ai des parents qui nous recevront, et où se trouve le Parlement,
chacun sait qu’on a tout ce qui se fait de mieux en fait d’avocats.

--Oui, dit Gaspard, à Toulon on a le bagne; à Aix, le Parlement...

--Pour lors, dit la cabaretière, le matelot, fiancé de ma Mïette, a,
tout en un coup, rompu les accords. Il ne la veut plus. Et je voudrais,
moi, savoir si, pour le tort qu’il fait à notre réputation, nous n’avons
pas droit à quelque avantage, tel qu’une ronde somme d’argent qu’on le
forcerait à nous payer?

--Hum! fit Gaspard, je dois, bonne mère, vous poser une question
indiscrète... Mais, j’aperçois là-bas un rocher en forme de banc, au
bord du chemin. Allons nous y asseoir un moment, on y causera plus à
l’aise.

Et quand tous trois furent assis sur la roche, un peu au-dessus du bord
de la route exhaussée en talus:

--Voilà, dit la mère. Le matelot prétend que ma fille, en été, porte une
gorgerette trop ouverte, et que, par ce jour de souffrance, elle montre
trop d’elle-même! Il est jaloux cet homme. Bien mal à propos! Il ne veut
pas comprendre qu’en été on ne peut pas se cacher toute la poitrine,
comme il se doit en hiver; ni être, dans sa maison, toute couverte comme
aujourd’hui sur le grand chemin.

--Diable! dit Gaspard, la question est des plus graves, et un curé y
répondrait peut-être mieux que moi.

--Oh! dit la femme, si on écoutait les curés, on ne montrerait jamais
rien à personne, pas même à l’époux qu’on a choisi devant Dieu! J’ai, en
mon temps, porté gorgerette bas ouverte, qui me laissait voir bien
rédoune comme j’étais; et c’est justement la raison pourquoi feu mon
cher mari, qui avait l’œil bien voyant, me choisit entre beaucoup
d’autres. Tout le monde à la foire n’aime pas acheter une ânesse sans
lui avoir tâté la croupe, ni une vache dans un sac.

--Raison vous avez, dit Gaspard riant; et sans doute votre marin est
bien sot... Toutefois il pourrait avoir raison, au cas, par exemple, où
la gorgerette serait véritablement trop échancrée.

Aussitôt la mère commanda:

--Lèvo-ti, Mïette; ote ton fiçu.

La fillette se leva et ôta son fichu.

--Descends sur la route, et te place bien devant nous.

Cela fut fait. Et la fillette, fichu ôté, se trouva toute gracieuse,
avec sa cotte rayée de blanc et de bleu, son casaquin à fleurs, à
petites basques étroites, en saillie sur les hanches; jolie sous son
large chapeau, et montrant des jambes fines à bas rouges, telles les
pattes fluettes d’une alerte perdrix.

La gorgerette échancrée montrait un cou flexible et le haut d’une
poitrine qui n’avait jamais vu le soleil des paysans; c’est dans une
ombre fraîche que les doux fruits se formaient, sous le corsage, et
d’ailleurs, dans une des rues les plus obscures du vieux Toulon.

Au soleil, à présent, la peau blanche resplendissait.

--Eh bien? interrogea la mère.

--Eh bien, dit Gaspard malicieux, je ne vois pas grand’chose.

--J’en étais sûre! s’écria la mère triomphante... Alors, le procès sera
bon pour nous, hé?

--Pas si vite! dit Gaspard, regardant le pied de la petite, sa cheville
et son mollet, qui apparaissaient sous la cotte haut troussée.--Pas si
vite! ne serait-elle pas, des fois, trop décolletée par en bas?

--Jamais plus qu’aujourd’hui, mon bon monsieur Gaspard, dit la mère.
Elle a joué, des fois qu’il y a, la comédie pour Noël, mais elle n’est
pas danseuse... Seulement...

--Seulement, quoi? dit Gaspard.

--Seulement il se peut faire que, lorsqu’elle verse à boire à la
pratique, elle se penche un peu de trop; et le matelot a prétendu qu’en
ce cas on lui voit trop au fond.

--Et que voit-on alors? demanda Gaspard.

A ce mot:

--Miette, ordonna la mère, penche-toi comme si tu donnais à boire à M.
Gaspard; il jugera notre affaire.

La gracieuse petite, tenant en main une fiasquette imaginaire, fit le
geste d’emplir pour le matelot la coupe des voluptés permises.

Elle s’inclina. La gorgerette bailla. Gaspard regarda.

--Je ne vois toujours rien, dit-il, naïvement déçu.

--Penche-toi un peu plus, ma fille.

La fille obéit.

--Je ne vois rien, répéta Gaspard.

Peut-être n’était-il pas tout à fait sincère.

La mère, pour la seconde fois, poussa un cri de triomphe.

--Il ne voit rien! cria-t-elle. Monsieur Gaspard lui-même, qui est jeune
et qui a, comme mon pauvre homme en avait, pechère! de bons yeux bien
voyants et qui ne demandent qu’à voir,--ne voit rien du tout, ma belle
Mïette! Je te le disais bien, que nous gagnerions notre procès!

Et, changeant de ton, après cet éclat de voix qui chantait victoire,
elle reprit avec calme:

--Et puis, vous savez, que je vous dise un peu! C’est bien naturel que
vous ne voyiez rien, monsieur Gaspard, pourquoi personne ne pourrait
rien voir; bien entendu que le diable lui-même y perdrait son latin
d’Église, par la raison que ma belle petite n’a pas encore d’estomac,
pechère! pas plus que sur la main!... C’est plat comme un ange; et vous
pourriez, si vous n’aviez pas peur des juges, déposer au procès comme
témoin _aquilère_.

Gaspard riait de bon cœur.

--Et que voulez-vous dire par témoin aquilère?

--Un témoin _qui y était_, pardine! un témoin dont on peut dire: _aqui,
l’éro!_... Et alors, que vous nous conseillez? Ce que vous nous
conseillerez, nous ferons, pourquoi en vous nous avons confiance; et
j’aime mieux vous, qui êtes un bandit bien honnête, que beaucoup
d’hommes honnêtes qui sont de véritables bandits; et, surtout, j’aime
mieux conseil de vous que d’un avocat à qui, d’avance, il faudrait
donner un bel argent qu’on risquerait de tout perdre.

Gaspard, devenu grave, cherchait sa sentence.

Il rêva un temps; les deux femmes le regardaient, toutes réjouies
d’espérance.

--Votre matelot a bien tort, prononça enfin Gaspard. Je devine la raison
pourquoi il ne veut plus de votre jolie fille.

--Et quelle est-elle, sainte Vierge! la raison pourquoi?

--C’est que, bonne dame, votre jeune homme ne sait pas que, sur la
terre, il faut savoir se contenter de peu. C’est là, pourtant, la
sagesse, qui seule donne le bonheur. Et maintenant, pour vous bien
prouver que je ne suis pas un avocat, mais un voleur qui aime à rire,
voici un bel écu, en souvenir de moi... Adesias; ma route va de ce côté,
au rebours de la vôtre...

                   *       *       *       *       *

Seul au fond de son triste cachot, Gaspard, en se remémorant cette
aimable rencontre, riait tout haut; et Louisette, la fille du geôlier,
survenant tout à coup pour lui présenter la cruche d’eau et la miche de
pain quotidiennes, le trouva tout riant encore. Elle lui demanda la
cause de cette gaîté, singulière en un tel lieu.

--Je ris, dit Gaspard, d’un souvenir que je vous puis conter.

Parler directement aux filles de ce qu’elles doivent cacher n’est pas
convenable, mais le souvenir qui égayait Gaspard restait aimablement
chaste, après tout, avec tout juste la petite pointe de malice galante
que personne ne condamne. Il se complut donc à narrer son historiette,
et si gentiment le fit que Louisette y prit un plaisir extrême. Elle
écoutait, un peu rougissante; et le jouvent pensait qu’une prison où
l’on reçoit de temps à autre une si plaisante visite n’est point cruelle
autant qu’on le pourrait croire.

Avec sa coquine d’histoire, il n’offrait pas la fleurette à la fille,
mais il lui montrait la fleurette.

Parler d’amour, c’est déjà appeler l’amour; et c’est justement ce que
faisait Gaspard, et de quoi il se sentait tout ranimé, dans un vague
espoir d’obtenir quelque chose sans rien demander. C’est bien ce qui
advint, car il se sentit tout à coup regardé avec des yeux dont le
brillant humide se noyait dans un trouble communicatif.

Vivement sortit Louisette, pour cacher ce trouble léger. Ce fut assez.
Gaspard comprit qu’à la fille du geôlier il ouvrait, lui, le captif, une
fenêtre sur l’amour; et qu’en échange elle lui ouvrirait la porte qui
donnait sur la liberté. C’est dans la gorgerette de Louisette qu’il
trouverait la clef des champs.




CHAPITRE II

Sainte Roseline, patronne des prisonniers, étend sur Gaspard sa
protection miraculeuse par l’intermédiaire d’un pauvre ermite.


Pendant qu’ainsi rêvait, lisait et souffrait Gaspard, non sans garder
confiance en son étoile,--que devenaient sa bande et ses amis?

La bande s’était prudemment dispersée, et chacun des bandits, chez
quelque paysan affilié, vivait en «travailleur de terre».

Bernard revoyait de temps à autre sa Thérèse. «J’ai trouvé, à Marseille
(lui disait-il), un bon emploi chez un armateur, et j’amasse un joli
pécule qui sera ta fortune un jour.» Pourquoi l’aurait-elle soupçonné de
mensonge? Elle l’aimait.

                   *       *       *       *       *

Lorsque Sanplan et Bernard se rejoignaient, ils combinaient avec Pablo
et Lecor, des plans d’évasion, toujours modifiés, car on ne voulait agir
qu’avec une certitude de réussite.

A ces conciliabules assistaient souvent deux affidés qui étaient l’âme
secrète de «l’administration» créée par Gaspard pour assurer la vie de
sa bande. C’était Jean Bouilly, de Vidauban, et Joseph Augias, de la
Valette, dont les noms ne furent connus du peuple que plus tard,
lorsqu’ils figurèrent dans l’arrêt du Parlement.

Donc les amis de Gaspard, Sanplan et Bernard, ne songeaient qu’à
délivrer le prisonnier; mais, prudents, ils laissaient mûrir leurs
projets. La capture de Gaspard était trop importante, croyaient-ils,
pour que le captif ne fût pas gardé jalousement. D’autre part, si
Sanplan se laissait prendre à son tour, la bande resterait sans chef et
désorganisée. Il fallait donc manœuvrer avec la plus grande prudence.
Bernard était bien novice pour tenter à lui seul une opération aussi
difficile. Lecor s’offrit pour aller aux informations; mais Sanplan, en
fin de compte, ne se fiant qu’à lui-même, décida qu’il irait en simple
éclaireur à Draguignan; il y aurait les renseignements nécessaires sur
la prison et les gardiens de la prison; à son retour, on aviserait. Il
se rendit à Draguignan, en effet; il y apprit avec satisfaction que la
geôle dracénoise n’était pas ce qu’il craignait qu’elle fût, mais
simplement un pauvre cachot dans une maison assez mal défendue par le
geôlier, un bon vivant nommé Castagne, veuf et père d’une jolie fille
fort sage. Cette enfant exerçait, sur un père un peu trop amoureux de la
bouteille, l’influence heureuse d’une fille vainement courtisée par les
plus jolis gaillards de la ville. C’est par elle, songea Sanplan, que
nous devons arriver à nos fins, mais il ne faut pas l’effaroucher.
Gaspard d’ailleurs--je le connais--a dû commencer déjà, en faisant un
brin de cour à la fillette, l’œuvre de sa délivrance.

Enfin, tout bien examiné, il fut décidé que, muni de ces premiers
renseignements, dom Pablo irait à son tour à Draguignan; et, livré à ses
inspirations, trouverait la «combinazione» la meilleure pour pénétrer
dans la prison, y voir Gaspard, lui parler, s’entendre avec lui. Pour
cela, Pablo devrait ou s’assurer les bonnes dispositions de Louisette,
la fille du geôlier; ou apprivoiser celui-ci.

«Un ami de Bacchus! déclarait Pablo; je m’en charge!»

La bande était dans l’Estérel.

Le moine s’achemina vers Draguignan. Chemin faisant, il chercha, dans
son sac à malice, la combinazione la plus favorable. Il était parti trop
tard dans la matinée pour atteindre Draguignan le soir même; et il
suivit la grand’route de préférence aux chemins de collines, où les
habitations, trop rares, ne lui promettaient aucune hospitalité
réjouissante.

Protégé par sa robe religieuse, il chemina allègrement en chantonnant
maints couplets joyeux, comme: «_Laudate Bacchum omnipotentem_», et:
«Dans Avignon, l’y a un père blanc».

La nuit tombante, il arriva à Trans, tout près du monastère de
Sainte-Roseline où, dans une noble chapelle, est conservé, intact
miraculeusement, le corps de la sainte[2]. Au XIIe siècle les chevaliers
du Temple eurent là un de leurs établissements, qui devint plus tard une
maison de religieuses appartenant à l’ordre des Chartreux. Le monastère
passa ensuite aux Observantins...

  [2] Roseline naquit aux Arcs, en 1263, d’Arnaud II, sire de
    Villeneuve, baron des Arcs et de Trans. Sa mère était Sibile de
    Sabran, fille du comte de Forcalquier.

Ces moines furent hospitaliers à dom Pablo. La robe que portait Pablo
lui avait valu bon accueil; on le fit manger et boire à sa satisfaction.
On lui fit visiter la chapelle où dort la sainte au visage découvert,
noir d’être dans la mort depuis 800 ans. Ses mains noires sont jointes
sur sa poitrine; elle dort dans une tunique aux plis rigides... telle
une maigre et sombre statue de bronze. Un bon père avait accompagné
Pablo et l’éclairait d’une lanterne.

Le bon père était vieux et marchait courbé. Pablo en conclut
distraitement qu’il était sourd et ne lui parla qu’en criant à tue-tête;
d’où l’autre, de son côté, conclut que Pablo, pour crier si fort, était
sourd lui-même; en sorte que ce fut un retentissant dialogue dont
tremblaient les antiques voûtes du cloître.

--Vous avez là un trésor! cria Pablo dans l’oreille du moine; les dévots
doivent abonder par ici, et remplir vos coffres?

--Ne m’en parlez pas, répondit l’autre en hurlant. La religion s’en va!
On oublie Sainte Roseline! Rares sont au contraire les pèlerins. Nous
devrions, grâce à elle, ne manquer de rien. Des visiteurs tels que vous
et qu’il faut nourrir, c’est là tout ce que la sainte nous rapporte!
Elle fait pourtant des miracles, mais pas pour nous... _Sic vos non
vobis..._

Ici se révéla le génie improvisateur de Pablo:

--Avez-vous un âne? vociféra-t-il.

Cet âne arrivait là sans nul souci des transitions, qui sont les
pont-aux-ânes des esprits lents. Si saugrenue parut la question aux
oreilles excellentes du prétendu sourd, qu’ayant parfaitement entendu,
il ne comprit pas:

--Vous dites? cria-t-il éperdûment.

Pablo, qui avait une voix de stentor, pensa: «Il n’entendrait pas Dieu
tonner! Il n’y a pas deux sourds pareils dans le vaste monde!» Et
déchaînant sa voix de tempête:

--Pouvez-vous me prêter un âne?

L’autre le regarda d’un air effaré; et, posant sa lanterne à terre, il
se fit un porte-voix de ses deux mains, criant:

--Et pour quoi faire?... oui, que nous avons un âne! mais ce n’est pas
une bête de nuit.

--Pas si fort! Je ne suis pas sourd! gronda Pablo.

--Moi non plus, grommela l’autre.

Alors Pablo, à demi-voix et se parlant à lui-même: «Il appelle ça ne pas
être sourd!» L’autre entendit et dit tout bas: «J’appelle ça...
j’appelle ça comme ça doit s’appeler.» Ils reconnurent alors qu’ils
avaient l’un et l’autre l’ouïe en parfait état; et le dialogue put
continuer sur un ton mieux convenant à la silencieuse majesté d’un lieu
sacré.

--Voici ce que je pourrai faire de votre âne, disait Pablo. Assis sur le
dos de la bonne bête, j’irai à Draguignan, j’arriverai, à l’heure du
marché, sur la place publique; et, du haut de cet âne, comme du haut
d’une sainte tribune, je prêcherai la foule; je lui ferai honte de
l’oubli dans lequel elle laisse tomber Sainte Roseline; j’exciterai le
peuple à la dévotion envers elle; je sais les paroles qu’il faut dire.
Je les dirai avec onction et componction, vigueur et sévérité, violence
et enthousiasme... Comptez que l’on m’écoutera et qu’on me suivra. Vous
aurez, le jour même et les jours suivants, et toujours, des visiteurs en
grand nombre; et, si vous savez vous y prendre, si vous savez demander à
chacun d’eux, en termes insinuants, une obole pour l’entretien de la
chapelle et pour les œuvres à quoi vous employez vos peines, vous
obtiendrez facilement, et en toute justice au total, une somme
respectable.

--Saint homme! s’écria le père, encore essoufflé d’avoir tant crié,
votre idée vous est certainement inspirée par la sainte elle-même. L’âne
sera bâté et bridé demain matin au point du jour; et que la bénédiction
du Ciel vous accompagne tous deux, l’un portant l’autre.

Fort judicieusement le malin Pablo s’était dit ceci: à se présenter
inconnu chez Castagne qui, étant geôlier, ne pouvait être que
soupçonneux, il courrait, lui, Pablo, grand risque de se faire jeter en
prison comme présumé complice de Gaspard. Au contraire, un moine, qui
aurait prêché publiquement sur la place principale de la ville, et qui,
là, en un instant, aurait conquis sympathie et célébrité,--ce moine ne
pourrait être, du moins de prime abord, soupçonné de manœuvres
suspectes.

C’est pourquoi, le lendemain, aux premières heures du jour, dom Pablo se
mit en route, corps lourd mais âme légère, sur son âne trottinant. Du
haut d’une éminence, il découvrit tout à coup la ville de Draguignan,
les maisons aux toits roses groupées autour de son clocher et de son
beffroi, comme troupeau autour des pâtres. D’un cœur sincère, le
biblique Pablo admira la ville antique, jeune de beauté dans la lumière
matinale. Couchée au fond de la vallée, elle s’éveillait avec des
murmures, dans le parfum balsamique de ses collines caressées d’une
brise languissante.

Le païen dom Pablo était latin comme un vrai moine, et sensible à toutes
les caresses de la beauté.

Et donc, apercevant tout à coup, au fond de la vallée, la cité charmante
vers laquelle descendaient en chantant les collines rangées en cercle
autour d’elle et chargées d’oliviers aux retroussis argentés, il fut
saisi d’admiration sincère, et béatement il s’écria:

--O ville, que je maudis à cette heure parce qu’elle retient dans un
noir cachot le plus vaillant des chevaliers du siècle, sois néanmoins
saluée dans ta grâce incomparable! Tu t’éveilles, étincelante comme une
perle d’Orient au fond d’une coupe d’onyx! comme une rose entre les
seins de la terre qui sont les collines de Provence! Tu es pareille à la
Sulamite couchée aux pieds de Salomon. Je t’aimerai sans réserve quand
tu m’auras rendu mon maître précieux!

Après cette effusion lyrique, le moine, toujours dédaigneux des
transitions, dit à son âne ou plutôt à l’âne du monastère: «Hue donc! et
me mène où je veux aller. Et que Dieu bénisse notre entreprise!»

                   *       *       *       *       *

Seul, le marché de Toulon peut lutter, par l’animation et l’éclatante
diversité des couleurs, avec celui de Draguignan. Sur la place longue,
ombragée, les marchandes avaient ouvert les larges parasols multicolores
plantés en terre; et, assises derrière leurs éventaires, elles
appelaient familièrement les ménagères connues. Le violet des
aubergines, la verdure des légumes variés, l’or des oranges, le rouge
vif des pommes d’amour, tout cela, poudré d’étincelles d’aurore,
flamboyait; et des milliers de fleurs chatoyantes mêlaient leur parfum
de rêve voluptueux à l’odeur appétissante des légumes et des fruits.

--Par ici, ma belle! J’ai tout ce qu’il vous faut.

--Combien les oranges?...

--Allons, venez; que je vous arrange; c’est bien pour vous que je les
laisse à ce prix-là.

--... Non!... Mais regardez-moi cette madame!... Ça porte le sautoir, et
ça marchande pour une dardenne! Vous n’avez pas crainte, qué?...

--A cinq sous la douzaine, les belles oranges!...

--Allons, beau calignaire, prenez-moi ces roses pour la «drôle» qui vous
agrade.

--Bonjour, Louisette! tu ne me prends rien aujourd’hui.

A travers ces cris, ces murmures, ces fruits et ces fleurs, circulent
les ménagères aux fichus roses, bleus ou écarlates. Et c’est au milieu
de ces papotages, et de cet éblouissement de couleurs vivantes, que tout
à coup surgit, souriant, bedonnant, assis, à la façon des femmes, entre
deux larges ensarris vides, sur un âne à mine éveillée, un moine
inconnu, au bon visage émerveillé et vermillonné.

Il s’arrêta au beau milieu de la place; et tous les regards ne tardèrent
pas à se tourner vers lui. C’est ce qu’il attendait.

--Qui c’est, celui-là? Qu’est-ce qu’il veut? Vous le connaissez?

--Non!

Dom Pablo, de sa voix éclatante, entonna alors un refrain improvisé:

«_Magnificat anima mea civitatem dracenam!_

Il chantait d’une voix si magistrale qu’elle domina tous les murmures et
tous les bruits. Un vaste silence se fit. Alors, il prononça un sermon,
dont le souvenir ne s’est pas encore perdu:

--Mes très chers frères, et mes chères sœurs, je suis venu à vous, sur
cette douce monture, qui sied à l’humilité d’un bon chrétien, pour vous
apporter des paroles de paix et d’amour!--Vous vous demandez, tournés
les uns vers les autres: «Quel est celui-ci? Qui de nous le connaît?...
Personne.» Et lui-même vous répond: «Connaissez-vous Sainte Roseline?
Oui, vous la connaissez, ou plutôt vous la connaissiez jadis, mais vous
l’avez oubliée! oubliée et délaissée! Vous la négligez--et je suis, moi,
un envoyé de Sainte Roseline. Les moines qui conservent dans leur
chapelle, pour votre gloire, son corps miraculeux, vous les oubliez
comme vous oubliez la sainte!--Et c’est pour vous rappeler à vos devoirs
envers elle et envers eux que j’ai bâté et bridé mon âne; et tous deux
nous sommes venus vous dire: _Memento quia pulvis es!_ Souvenez-vous que
vous êtes poussière, et que, à l’heure finale de votre vie, vous ne
serez reçus dans le saint paradis que si vous avez accompli de bonnes
œuvres sur la terre. Or, des bonnes œuvres que vous devez accomplir
ici-bas, vous les voisins de Sainte Roseline, les plus belles ne
sont-elles pas le pèlerinage au lieu où elle repose, et l’entretien du
monastère qui a la garde de son glorieux corps? O mes frères, lequel
d’entre vous est sûr, dites-moi, de n’être pas un jour traîné devant les
juges de ce bas monde et jeté dans un noir cachot; soit, s’il est
innocent, par le faux témoignage des méchants; soit,--et ce sera justice
la plupart du temps,--s’il est coupable de concussion, de simonie, de
forfaiture, de prévarication ou de vente à faux poids,--ce qui est le
crime honteux de la plupart d’entre vous, ô vendeurs effrontés assis au
seuil du temple! Lequel de vous, ô malheureux, lequel de vous se sent la
conscience parfaitement pure et nette? Pas un! car le commerce c’est le
vol qui se cache, honteux, sous un masque d’hypocrisie! Et donc, quand
la justice des hommes aura mis la main sur vous, qui invoquerez-vous à
l’heure de calamité, du fond de votre geôle sans jour, entre la cruche
d’eau trouble, et le morceau de pain noir et dur? Qui invoquerez-vous,
dans vos angoisses, sinon Sainte Roseline? Oh! alors, alors, vous vous
souviendrez du miracle qui a fait sa gloire!... Écoutez-en le récit: son
frère, le chevalier Hélion de Villeneuve, avait suivi le conseil de mon
illustre et vénéré collègue Pierre l’Ermite, et il était parti pour la
Terre Sainte. Il y fut fait prisonnier par Saladin, Saladinus, Saladina,
et jeté dans un étroit cachot. Là, _in carcere duro_, il gémissait et
pleurait, songeant avec amour à la chère terre provençale, aux vallées
dracénoises, à son pays enchanté, qui est le vôtre! Et il ignorait que
sa sœur Roseline était morte en son absence. Et voilà qu’une nuit, la
morte, passant à travers les murailles, par la permission de Dieu, entra
dans le cachot; et le fantôme de la sainte ouvrit la porte de la geôle
et délivra miraculeusement son frère Hélion!... O mes très chers et très
coupables frères, quand vous serez vous-mêmes au fond d’une prison, en
expiation de vos péchés, alors vous regretterez amèrement de n’avoir pas
été plus dévots à Sainte Roseline, libératrice des prisonniers qui
l’invoquent et se repentent. O marchands et marchandes! engeance vile!
trafiquants méprisables! levez vos âmes vers Dieu, et abaissez vos
regards sur les ensarris vides de mon âne! La bonne bête ne demande qu’à
les remporter tout à l’heure, pleins à crever, vers le couvent où
m’attendent les bons serviteurs de Sainte Roseline. Gonflez, gonflez les
paniers de mon âne, âmes charitables, ô estimables, respectables
marchands! et quand ils seront gonflés et débordants, non pas de fleurs,
mais de fruits, de légumes pour les jours maigres, de lourdes andouilles
et de porc salé pour les jours gras, de fraîches viandes succulentes,
pour aujourd’hui même,--et de bons vins pour longtemps,--oh! alors, ne
vous tenez pas encore pour rachetés et sûrs de votre salut éternel!...
Quand mon âne, trop faible pour porter vos générosités, vous remerciera
en son langage, chargez-vous vous-mêmes de bonnes et saintes choses à
boire et à manger, présents du Ciel, dons du Seigneur, sacrifices
offerts par vos âmes assoiffées de pardon; et suivez mon âne,
suivez-moi, en chantant de sacrés cantiques. Suivez-nous jusqu’au cher
couvent, où vous serez reçus à bras ouverts, c’est moi qui vous en fais
la solennelle promesse. Là, vous vous agenouillerez devant la sainte;
vous lui demanderez le pardon de vos péchés innombrables; et ce pardon,
je vous l’accorderai en son nom. Et, beaucoup plus légers de corps et
d’esprit, baignés d’allégresse, vous reviendrez dans vos logis,
accompagnés de mes bénédictions et de la miséricorde céleste, dont je
suis le représentant trop indigne. Amen.

Le succès de dom Pablo fut immense, car, de tout temps, le fin peuple de
Provence--on pourrait dire le peuple de Gaule--s’est complu à mener de
front son respect sincère des causes sacrées et une spirituelle
irrévérence à l’adresse de ses propres superstitions. En un clin d’œil,
l’âne fut surchargé de carottes, de navets, de choux, de poireaux,
d’aubergines, d’oranges, de gibiers, et même de fleurs, inutile mais
gracieuse parure des dons substantiels. Et l’âne titubait. Et le faux
moine, à pied, amena au monastère toute une longue procession de
pénitents chargés comme des ânes, et suivis d’enfants qui agitaient des
branches de romarin. Tels sont les miracles de l’éloquence. Les discours
sont des chaînes mystérieuses que lance aux foules captivées la bouche
d’or des orateurs que Dieu inspire.

Maintenant, Pablo se sentait sûr d’être reçu par le geôlier Castagne, au
jour qu’il lui plairait de choisir, comme un hôte illustre, bienfaisant
et révéré.

C’est pourquoi, après trois jours de monacale bombance, il se rendit à
la prison de l’Observance, toujours monté sur son âne, dont, cette fois,
les ensarris contenaient assez de victuailles alléchantes et de boissons
capiteuses pour qu’en effet Castagne reçût avec faveur un âne si bien
monté.




CHAPITRE III

Dom Pablo, avec des arguments frappants, démontre à Castagne que
l’esprit vient toujours à bout de la force.


Toc, toc. De deux coups secs, le marteau fit vibrer la porte de la
prison.

La glissière du judas ayant crissé, la figure du geôlier Castagne
apparut dans l’étroit encadrement, sous le masque du grillage. Elle
était sévère, de ton bilieux, avec des rides sèches et profondes; les
coins de la bouche retombaient avec une expression de dureté triste;
l’homme n’avait de barbe que sur les joues, et courte à la façon des
marins, lèvre et menton rasés.

--Qui va là? dit-il.

Et, voyant un moine juché sur un âne:

--On ne donne pas ici aux mendiants.

--Bonne âme, proféra doucement l’hypocrite dom Pablo, si vous me
connaissiez, votre porte s’ouvrirait vite et toute grande; et, vite,
vous auriez refermé votre lucarne soupçonneuse, qui, s’appelant un
judas, porte un nom maudit de tout bon chrétien. Mais, puisqu’il est
ouvert, ne le refermez pas avant d’apprendre qui je suis. Je suis ce
moine qui, bienfaiteur de la ville, a entraîné, voici trois jours, tout
un peuple à sa suite vers les reliques sacrées de Sainte Roseline,
patronne des pauvres prisonniers dont le seul désir--comme de
juste,--est d’être délivrés; et donc, vous n’avez rien à craindre de moi
qui vais distribuant en son nom, de ville en ville, aux incarcérés, les
dons de sa pitié céleste, sans oublier toutefois d’en réserver une part
pour les braves geôliers dont le pénible métier est de garder sous les
verrous les égarés, condamnés par la justice terrestre, mais qui ont le
droit et même le devoir d’espérer en la miséricorde de Dieu. Maintenant,
vous savez qui je suis. J’apporte, autant pour vous que pour les
malheureux enchaînés sous votre garde, un pâté, un gros, très gros, un
énorme pâté de gibier et quelques fiasquettes d’un vin généreux, digne
de réjouir des gueules plus fines que la vôtre. Ne refusez pas pour
vous-même la manne céleste qui vous arrive sous cette forme et dont est
chargé mon âne; et de cette nourriture salvatrice, agréable et
fortifiante, vous donnerez par charité une pauvre part à vos
prisonniers, car il faut qu’ils se conservent en bonne santé; il faut
qu’ils puissent atteindre sains et saufs l’heure d’un juste châtiment.
Le châtiment mérité leur sera d’autant plus dur qu’ils auront joui
davantage des biens terrestres. Telle est la pensée de la sainte
corporation dont je suis un serviteur indigne, plus indigne mille fois
que vous ne pourriez le penser.

Ce disant, dom Pablo, tira de chacun des ensarris, puis éleva, dans
chacune de ses mains, une bouteille qui scintillant au soleil, fit
s’allumer de convoitise les yeux et tout le visage, déridé soudain, du
méfiant geôlier.

La glissière grinça. Le judas s’était refermé. La porte s’ouvrit. Le
geôlier parut sur le seuil.

--Vous êtes donc ce moine bienfaisant dont parle toute la ville?
Attachez votre âne à l’anneau.

--Frère geôlier, dit Pablo, saint François vous bénisse! Je vous appelle
frère par humble imitation du grand saint François d’Assise qui appela
de ce nom un loup dévorant. Et le loup, par la grâce de Dieu, fut touché
de tant d’amour: il obéit au Saint, car Dieu confond dans la
distribution de ses bienfaits, la brebis égarée et le loup lui-même!...
Voici donc le pâté, mon frère. Et voici les flacons. Et le pâté, vous
pouvez le garder tout entier pour demain, car, pour aujourd’hui, voici
un lièvre ou une hase. Ce lièvre (qu’il soit mâle ou femelle,
n’importe--car son sexe ne lui peut plus servir de rien) la bonté
céleste l’avait fait tomber dans un lacet de laiton, tendu par un
méchant braconnier, mais Dieu a permis que, suivant un sentier dans le
bois voisin du couvent, je visse la pauvre bête. Je voulus la
délivrer... Elle était morte, hélas! Qu’en faire? sinon la nourriture
d’un chrétien, fût-il, ce chrétien, condamné par la justice des hommes,
sujette à tant d’erreurs!... Et si vous ignorez l’art culinaire, je
pourrai, de mes propres mains, vous faire un civet mémorable... Et voici
encore deux bouteilles.

Ces trésors achevèrent d’attendrir le garde-voleurs.

--Nous en donnerons à mon prisonnier le moins possible, de ces bonnes
choses, dit-il.

--Sans doute, répliqua dom Pablo... Vous n’en avez donc qu’un seul? tant
mieux; j’aurai moins de besogne, car, j’ai dessein, avec votre
permission, de le confesser; et il m’est toujours pénible d’entendre, de
la bouche des maudits, le récit de leurs exécrables péchés. C’est pour
les miens sans doute que m’est imposé ce triste ministère!

Il attacha sa bête à l’anneau du mur; et, tirant des paniers une brassée
d’herbes en fleurs:

--Et voici pour votre frère l’âne, car toute créature est notre sœur et
a droit, au moins, à la nourriture que Dieu ne refuse point au passereau
perché sur nos toits. L’âne d’ailleurs est sacré, car un de ses ancêtres
était dans la crèche où vagissait le Dieu de l’Évangile; et c’est là une
noblesse plus ancienne d’un millier d’années que les plus vénérables des
noblesses humaines, celles qui se croisèrent pour la délivrance du
tombeau divin.

A cela Castagne n’avait rien à répondre. Et Castagne ne répondit rien,
si ce n’est:

--Entrez, saint homme!

Dom Pablo était dans la place. Sachant, pour l’avoir bien examinée du
dehors, la maison peu vaste, et la devinant sonore, il chantonna:

    Tôt ou tard, il faut qu’on laisse
    La bouteille--et le magot!--

Cela suffisait: Gaspard était averti de la présence de dom Pablo; il
avait reconnu sa voix; il pouvait le revoir sans le trahir par un cri de
surprise.

--Chut! dit le geôlier; que vient faire ce _de profundis_? Je n’aime que
les chansons gaies.

--La pensée de la mort, répliqua Pablo, doit nous être à toute heure
présente, parce qu’elle nous invite à jouir mieux de la vie. C’est
d’ailleurs tout à la fin de la vie, remarquez-le, que la Providence a
placé la mort, afin de nous donner le temps de nous y préparer.

A cela non plus, il n’y avait rien à dire, et Castagne parla d’autre
chose.

--Ainsi, dit-il, vous vous chargez, saint homme, de nous faire vous-même
un civet?

--Dans cette vallée de larmes, répliqua Pablo, rien pour moi n’est
facile comme de faire un civet; mais, aujourd’hui, il y faut deux
conditions: la première est d’avoir le lièvre et le voici...

--Et la seconde?

--La seconde dépend de vous d’abord et de moi ensuite; et c’est que
j’aie, avant de remplir ma fonction de cuisinier, l’assurance que vous
me donnerez le moyen d’accomplir mon devoir de confesseur... Où sont vos
prisonniers?

--Je n’en ai qu’un,--je vous l’ai déjà dit. Et vous le confesserez.

--Ah! vous n’en avez qu’un? Tant mieux, car ainsi nous ne serons que
trois contre mon civet!

Le rusé Pablo feignait d’ignorer l’existence de Louisette.

--Avec votre permission, bon moine, nous serons quatre: j’ai une fille
qui nous servira; et, quant à mon prisonnier, on lui offrira (et, bien
entendu, ce sera dans sa cellule), on lui offrira par exemple la tête du
lièvre.

Pablo, manches retroussées, dépouillait le lièvre.

--La tête, dit-il, est la partie la plus noble du corps; néanmoins on y
joindra une patte par charité. Ainsi le veut l’inflexible règle de mon
ordre.

--Va pour la jambe! mais... si nous buvions? dit Castagne.

--Volontiers. Le civet en sera meilleur car il boira aussi.

Les deux hommes trinquèrent.

--Dès que mon lièvre sera sur le feu, j’irai confesser votre homme.

Castagne, réjoui, regardait Pablo, tout en buvant ferme.

Et, tout à coup:

--Moine, vous avez, paraît-il, conté, l’autre jour, au peuple, sur la
grand’place, que Sainte Roseline facilite l’évasion des prisonniers?
Vous ne nourrissez pas, je pense, l’intention de m’enlever le mien?

Et avec un gros rire:

--Je dois vous prévenir qu’il a, aux deux poignets, des bracelets de fer
où s’accrochent des chaînes qui l’attachent à la muraille... Eh! eh!

--Homme, dit le moine, les complots ne nous regardent en rien; nous
n’apportons que pitié du cœur. Et si la Sainte voulait protéger une
évasion, nous n’aurions qu’à nous soumettre. Elle a seule--et pas
nous--la puissance de rompre les chaînes et les bracelets de fer; et
d’ouvrir sans clef toutes les portes les mieux verrouillées.

--Vous ne voudriez pas me faire perdre ma place, saint homme? gémit
Castagne, un peu troublé déjà par le vin du monastère.

--Si telle était la volonté de la Sainte, ni vous ni moi n’y pourrions
rien, dit Pablo; et ce serait pour vos péchés... que je n’aimerais pas
entendre; mais les volontés du ciel ne regardent ni vous ni moi.

--C’est juste, dit Castagne; venez donc confesser votre prisonnier.
Suivez-moi, puisque le gibier mijote dans le poêlon.

Quand Pablo, en bas, dans le couloir, vit que la porte du cachot n’était
séparée de la porte donnant sur la rue que par la distance de deux ou
trois pas à peine, il en éprouva une très grande satisfaction. Et
pendant que la clef grinçait, rouillée, dans l’énorme serrure:

--Il n’est pas méchant, du moins, l’unique prisonnier?

--Lui, méchant? dit Castagne, lui méchant? pechère! c’est Gaspard de
Besse!

A ce nom, Pablo, simulant un grand effroi et reculant d’un pas:

--Peut-être ferais-je bien de renoncer à le voir. J’ai entendu ce
nom-là. Ce Gaspard est un terrible!

--On voit bien que vous vivez loin des choses de ce monde, dit Castagne,
puisque vous ignorez que Gaspard de Besse est le meilleur des hommes.
C’est un grand voleur devant l’Éternel; et s’il est en prison, c’est
justice; mais c’est, pas moins, un homme sans méchanceté; et si les
juges l’acquittent, m’est avis qu’avec deux sentences contraires, ils
lui auront rendu justice deux fois.

--Vous me rassurez.

Là-dessus, Castagne tira deux pesants verrous, et la porte du cachot
s’ouvrit.

Gaspard, qui avait entendu ce dialogue avec joie, feignit, couché sur sa
paille, de gronder tout bas, se plaignant d’être dérangé dans son repos,
après une nuit sans sommeil.

--Maintenant, dit Pablo au geôlier, laissez-nous.

En refermant la porte, il mit un doigt sur sa bouche pour recommander le
silence à Gaspard; précaution inutile, Gaspard devinant bien que
Castagne se tiendrait aux écoutes derrière la porte.

«Nous allons voir s’il a l’oreille au trou de la serrure»,--se disait
Pablo de son côté. Dans cette pensée, il rouvrit si subitement la porte
et la poussa avec une telle violence que le malheureux Castagne, puni de
son indiscrétion, fut marqué en plein front par le fer de la grosse
serrure anguleuse.

Il saignait un peu et jurait abondamment.

--Oh! pardon, excuses! disait mielleusement Pablo; je ne pouvais pas
deviner que vous étiez encore là! et je voulais simplement vous dire que
la confession est un secret que personne ne doit pénétrer... Montez chez
vous, mon frère, et mettez un peu d’eau fraîche et d’eau-de-vie sur
votre estimable front. Ce ne sera rien. Dans quinze jours, il n’y
paraîtra plus.

Castagne, ahuri, étourdi par la force du choc, accepta le conseil; et,
songeant aux bouteilles délaissées là-haut, remonta volontiers chez lui,
sans répondre autrement que par des sons confus et plaintifs. Il préféra
d’ailleurs se mettre de l’eau-de-vie dans l’estomac que sur le crâne.
Pablo, ainsi délivré du geôlier, dit au captif:

--Capitaine, tout peut se dire en peu de paroles. J’ai vu et je vois ce
qu’il fallait voir pour travailler efficacement à votre délivrance. Nous
abreuverons ce butor, nous le saoûlerons de victuailles, nous
l’étourdirons de paroles, nous l’égaierons de chansons à boire; mais
comment rompre vos chaînes?

--Une lime! dit Gaspard, à voix basse.

--Bon, fit Pablo sur le même ton; mais quand ce vieux singe me reverra,
rien ne dit qu’il ne se méfiera point... Je serai fouillé... et
peut-être pendu.

--Il a une fille, dit Gaspard.

--Je sais, dit Pablo. Et Sanplan qui ne pense, comme nous tous, qu’à
vous délivrer, suppose que vous avez déjà conté fleurette à la petite.

--Elle me sourit, dit Gaspard.

--Alors, on peut lui confier la lime?

--Oui.

--N’oublions-nous rien?

--Où rejoindrai-je Sanplan?

--Chez notre associé de Brignoles. Mais mieux serait que, à peine libre,
vous me vinssiez demander au monastère de Sainte Roseline. On m’y
appelle dom Boniface; et je vous conterai pourquoi j’y suis bien
accueilli et même fêté.

--C’est entendu, fit Gaspard, j’irai tout d’un trait au couvent.

Alors, ayant rouvert la porte et songeant que Castagne pouvait s’être
remis aux écoutes sur le palier supérieur, dom Pablo, à voix haute,
prononça, à la façon d’un confesseur qui ajoute de bonnes paroles à
l’absolution:

--Adieu, mon fils! Bon courage. La vie est un calvaire; mais la palme
des bienheureux attend les victimes de l’injustice humaine. Ainsi
soit-il. _Benedicat te omnipotens Deus. Amen._

Et il referma bruyamment la porte.

Castagne descendit; il rouvrit le cachot, visita les chaînes de son
prisonnier, referma à double tour la lourde porte bardée de fer; et,
accompagné du moine, il regagna l’agréable cuisine qui sentait le
roussi, comme de juste.

Là-dessus, Louisette arriva. Elle passait la plus grande partie de ses
journées et soirées chez une bonne commère du voisinage. La compagnie de
son père manquait d’agrément.

--Voici ma fille, dit Castagne.

Dom Pablo sourit.

--Ma fille, ce saint homme est venu nous visiter et confesser notre
prisonnier.

--La demoiselle, insinua Pablo, était sans doute, l’autre jour, au
marché, quand j’ai prêché ma pacifique croisade? Ne m’a-t-elle pas
accompagné au couvent?

--Mais si, bon père, murmura la fillette.

--Castagne, mon ami, déclara tout à coup Pablo, je ne peux vraiment pas
lâcher, en ce moment, la queue du poêlon; courez vite prendre, dans un
des paniers de mon âne, tout au fond, un flacon de vieille aïguarden, le
plus précieux de tous les flacons, et que je vous offre. Quelques
gouttes encore de cet élixir dans mon civet sont indispensables,
croyez-moi, au parfait contentement de ceux qui le mangeront.

C’était là une injonction qui ne souffrait pas d’être discutée. Castagne
disparut.

--Deux mots, et vite, mademoiselle, dit avec gravité Pablo. Assurément,
je ne trahis pas le secret de la confession en vous répétant que Gaspard
vous aime, car ses yeux ont dû vous le dire; ce beau jeune homme ne sera
pas roué vif si vous ne voulez pas qu’il le soit!

--Parlez vite, bon père!...

--J’ai eu une vision, déclara le moine. Sainte Roseline m’est apparue et
elle m’a dit: «Je veux délivrer ce beau prisonnier dont le malheur
injuste a troublé mon cœur... Procure-lui une lime!»

--Je lui en porterai une, dit Louisette, puisque c’est la volonté de la
sainte. Mais... Chut! voici mon père!

Castagne avait bu une gorgée à même le flacon, sous le nez de l’âne; il
tendit la bouteille au moine.

--Elle est fameuse! fit-il.

--Elle est à vous! dit Pablo. Dieu aime les bons geôliers qui sont doux
aux bons captifs.

Louisette prépara le service des grands jours, nappe sur la table.

Nos gens s’attablèrent. Pablo récita le _Benedicite_.

--Je ne l’oublie jamais, fit-il; ce sont les grâces que souvent
j’oublie, c’est-à-dire la reconnaissance... Ah! pauvres pécheurs que
nous sommes tous!

Il mit sur un plat une bonne part de son lièvre, et pria mademoiselle
Louisette de la porter au prisonnier, avec la permission de Dieu et
celle de son respectable père.

--Et n’oublions pas de joindre au lièvre une de nos bouteilles.

Louisette obéit volontiers. Elle descendit vivement, et ne dit à Gaspard
que quatre mots bien simples: «Vous aurez la lime.» Gaspard leva sa main
droite qui soulevait sa triste chaîne, et il envoya à la belle enfant,
qui en fut toute émue, un baiser silencieux.

Elle revint se mettre à table, la quittant de temps à autre pour servir
les deux hommes; mais la conversation languissait. Castagne, plus qu’à
moitié ivre déjà, s’efforçait de ne point trop parler, et il y parvenait
mal. Il avait cependant l’habitude de se gêner quelquefois en présence
de sa fille. Le moine, lui, était tenté de respecter en elle une
conquête du capitaine... Louisette avait entendu dire que les hommes
entre eux aiment se raconter, coudes sur table, des histoires que ne
doivent pas entendre les filles. Du reste, avec ces deux convives, elle
s’ennuyait.

--Père, dit-elle, quand le lièvre fut dévoré,--notre voisine m’attend
pour un travail de couture. Nous raccommodons du beau linge pour la
femme du procureur.

--Va, dit le geôlier, va; tu me laisses ce soir en bonne compagnie.

Restés seuls, les deux hommes s’en racontèrent de salées; puis, de plus
en plus animés, ils chantèrent chacun la sienne. En bas, derrière sa
porte ferrée, Gaspard se réjouissait, comprenant que son aumônier était
en train de corrompre son geôlier.

Saint homme, disait Castagne, ma cervelle s’embrouille, par la faute de
ce vin qui n’a pas son pareil, et je ne retrouve plus un seul couplet
des chansons de gaillard d’avant--que j’aime à chanter.

--Je vous en chanterai qui sont du gaillard d’arrière, répondait Pablo.
Écoutez-moi, par exemple, celle-ci. Je la tiens d’un baron normand qui
gardait les vaches d’un vacher breton.

--Il faut, dit Castagne, que ma cervelle soit joliment embrouillée, car
je ne puis comprendre ceci. Il me semble que les mots que vous prononcez
jouent aux quatre coins, et que les uns prennent la place qui
conviendrait aux autres.

Mais déjà Pablo, à pleine gorge, chantait:

    J’avions une grande vaque
    Qu’avait le musiau blanc;
    All’ se n’est allaie paître
    Dans le pré à Durand...
    Qu’all’ a d’ l’entendement,
          Not’ vaque!
    Qu’all’ a d’ l’entendement!

--Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’une vache ait de
l’entendement; c’est réservé aux chrétiens.

    --All’ se n’est allaie paître
    Dans le pré à Durand...
    All’ y a mangeai un chou
    Qui valait bien chent francs!

--Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’un chou puisse valoir
une somme aussi considérable; on ne m’en donne pas à garder, à moi, de
ces vaches-là, non!

    --All’ y a mangeai un chou
    Qui valait bien chent francs;
    Durand qui la regarde
    N’en paraît point content...

--Il a diablement raison, ce Durand, dit le geôlier. La propriété, c’est
sacré!... On va mener cette vache-là en prison, je pense!...

Et Castagne s’indignait.

--Aimable geôlier, s’écria dom Pablo, vous ne comprenez donc rien? Vous
n’êtes qu’une buse! Cette chanson est une gandoise, une galégeade, une
moquerie salée contre les propriétaires de choux, les parlements, les
commissaires, les procureurs du roi et les geôliers du diable! Cette
chanson est un coup de pied au derrière des hommes de loi et de leurs
suppôts! et la fin de la chanson vous le démontrera, quand vous seriez
cent fois plus borné que vous n’êtes:

    «Durand qui la regarde
    N’en paraît point content.
    Au parlement la mène
    Les deux corn’ en avant!
    Qu’all’ a d’ l’entendement,
          Not’ vaque!
    Qu’all’ a d’ l’entendement!»

--J’en ai pourtant, moi, de l’entendement; j’en ai assez pour trouver ta
chanson stupide.

--Ces chansons-là, affirma le moine, sont faites expressément pour
n’être pas comprises des imbéciles qu’elles tournent en ridicule!

    «Au parlement la mène,
    Les deux corn’ en avant.
    All’ lève sa grand’ qüe
    Et s’assied sur un banc.»

--Moine! cria le geôlier en colère, je veux bien croire à vos sornettes
de religion;--je croirai, si tu veux, pour te faire plaisir, que des
santons de bois peuvent faire miracle; mais ne viens pas me raconter
qu’une vache, qui s’assied sur un banc, prend soin de relever sa queue
comme un de nos seigneurs relève la jupe d’un beau justaucorps de soie
pour ne la point froisser. Ça, je ne le croirai jamais, jamais!...
Moine! tu chantes comme ton âne!

--Ta jugeotte, cria Pablo, est celle du dernier des coïons! Tu es de
ceux qui ont besoin, pour reconnaître qu’une lanterne est allumée, qu’on
la leur fasse voir en allumant encore un lampion:

    «All’ lève sa grand’ qüe
    Et s’assied sur un banc:
    All’ fait un pet pour l’ juge
    Et deux pour le sergent!
    Qu’all’ a d’ l’entendement,
          Not’ vaque!
    Qu’all’ a d’ l’entendement.»

Maintenant, Castagne écoutait d’un air sombre. Il était saoûl, si
complètement saoûl qu’il ne pouvait supporter l’injure inouïe faite à ce
juge, à ce sergent, personnages sacrés pour un homme de son état.

--Et sache, reprit Pablo d’un ton sacerdotal, sache que l’esprit,
lorsqu’il veut railler l’épaisse matière des faibles d’esprit, leur
jette au nez ce qui sort d’eux et ne sent pas bon! car ce qui souille
l’esprit, ce n’est pas ce qui vient de l’esprit, c’est ce qui sort de la
chair!

    «All’ fait un pet pour l’ juge
    Et deux pour le sergent!
    Et pis une gross’ bousaille
    Pour tous les assistants!...
    Qu’all’ a d’ l’entendement,
          Not’ vaque!
    Qu’all’ a d’ l’entendement.»

Éclairé par les commentaires du moine, le geôlier, dans une
hallucination d’ivrogne, reçut les éclaboussures de la grosse bousaille;
et, sans crier gare, tombant sur Pablo à bras raccourcis, il l’eût
assommé, si l’ivresse n’avait fait dévier ses coups. Pablo, prudent et
moins titubant, s’était levé, et s’efforçait de lui démontrer à coups de
poing la supériorité indiscutable de l’esprit sur la force brutale. Les
escabeaux se renversaient, la table chancelait, les verres
tintinnabulaient. Les deux hommes se rossaient consciencieusement. Dom
Pablo prenait joyeusement conscience de ses forces à mesure que
chancelaient davantage celles de Castagne; et la lutte continuerait
encore, si un bruit de verre fracassé n’eût attiré vivement l’attention
du plus ivre des deux compagnons. Castagne, en effet, à ce bruit connu,
tourna la tête vers la bouteille d’aïguarden qui, inclinée, s’apprêtait
à choir; il s’en saisit, la porta à ses lèvres, but une lampée qui
acheva de l’abrutir; et il s’endormit bientôt, tête sur bras, bras sur
table, en grognonnant:

    Et pis un’ grosse bousaille
    Pour tous les assistants!

La chanson s’arrêta, remplacée par un ronflement significatif. Dom Pablo
alors s’esquiva, fier d’avoir si bien rempli sa mission, réjoui à l’idée
de conter un jour cette bataille aux bandits rassemblés en cercle autour
de lui; et d’étonner son rival, le poète Jean Lecor.

En passant devant le cachot, il souffla trois mots par le trou de la
serrure: «_Tout va bien_».

--Je m’en doutais au vacarme, répliqua Gaspard.

Pablo remonta sur son âne et rallia le monastère dans la nuit. Il
n’avait, lui, de meurtrissures que sur le dos et les épaules; mais
Castagne, pendant plusieurs jours, n’osa se montrer dans les rues: il
soignait à domicile ses yeux pochés--et mettait à mal sans miséricorde
les bouteilles que lui avait offertes la miséricorde du Seigneur.




CHAPITRE IV

Bons cœurs, lorsque j’étais malheureux, en prison, vous m’êtes venus
voir.


Deux jours plus tard, un magistrat spécial, envoyé du Parlement, fut un
peu mystérieusement introduit dans la prison; il s’informait de Gaspard,
détenu de grande marque; il venait surtout recommander qu’on fît bonne
garde. Et, enfin, il se fit ouvrir le cachot de Gaspard. Noblement campé
sur le seuil, il mesura d’un regard prudent la longueur des chaînes qui
retenaient le prisonnier... Monsieur le juge n’était pas sans quelque
secrète méfiance.

Castagne, les yeux toujours en compote, s’arrêta, par ordre, dans le
couloir, prêt à intervenir si besoin était.

Le juge, lui voyant les yeux enflés et rouges, la face tuméfiée, lui
avait dit: «Avez-vous fait une chute?»

--J’ai roulé du haut de mon escalier, avait répondu le gardien... Il
n’en sera que cela...

Sur le seuil du cachot, le juge donc examinait le bandit, en silence.
Gaspard avait eu le temps d’éteindre son calèn et de le cacher, avec son
livre, dans la paille.

--Gaspard Bouis, dit enfin le juge, je suis chargé de vous interroger
avec une certaine bienveillance;... mais d’abord, puisqu’on vous dit
intelligent, expliquez-moi comment vous avez pu concevoir et réaliser la
pensée de rompre avec la société, de faire alliance avec des forçats, et
finalement de devenir un bandit, un vulgaire voleur de grand chemin?

--Monsieur, dit Gaspard, je suis aujourd’hui estimé par mes concitoyens
et même chéri par eux beaucoup plus qu’au temps où j’étais, comme tout
le peuple, un simple honnête homme. Cela veut dire que mon peuple a pris
vos lois en horreur. Voyez-vous, monsieur, il n’y aurait pas de grands
révoltés, s’il n’y avait pas dans le monde de grandes injustices; allez
demander au Parlement d’Aix, dont vous êtes l’aimable envoyé, s’il
connaît les assassins de Teisseire, et pourquoi, les connaissant, car il
les connaît, il ne les veut point punir? Y a-t-il en justice deux poids?
deux mesures? hélas, oui! vous vendez, à faux poids, la justice même!
Vos lois, monsieur, sont de très vieilles femmes, qui perdent leurs
dents et vont branlant la tête. Elle déplaisent fort aux vigoureux
jeunes hommes, dont je suis. Elles ont beau se farder, elles sont
repoussantes. La torture--pour ne parler que de cela--est toujours
inscrite dans vos lois, cette torture que vous appliquez à des
innocents,--seulement présumés coupables, pour les obliger à avouer des
crimes que rien ne prouve! Ce châtiment avant jugement est, monsieur,
une chose monstrueuse; à proprement parler, c’est une invention du
diable! Eh bien, je me suis fait bandit pour attirer l’attention des
princes sur l’abomination de vos us et coutumes, et pour vous amener à
changer de manières.

Le juge grimaça un sourire narquois.

--En vérité, jeune homme? Et comment vous y prendrez-vous?

--Cela, c’est mon affaire, et c’est mon secret. Je me promets, sinon d’y
réussir, au moins d’y travailler.

--Bon! déclara le juge, nous y mettrons quelque empêchement.

--Monsieur, dit Gaspard, méditez ceci: il y a dans un livre d’histoire,
que mon curé me fit lire quand j’étais enfant, une fort belle réplique
d’un bandit. Le grand conquérant Alexandre, qui fut en même temps un
fameux ivrogne, dit à un pirate qu’il avait capturé: «Ne rougis-tu pas
de ton vil métier?»--«Je ne vois, répliqua le brigand, qu’une différence
entre toi et moi. C’est que tu opères avec une grande flotte et moi avec
un tout petit navire.» Et la réplique a du bon, monsieur. Un chef de
peuple qui ambitionne le titre de conquérant, et rêve de voler aux
peuples voisins leurs terres, leurs blés, leurs vignes et leurs foyers,
est un plus grand bandit, oui, celui-là est plus coupable, infiniment,
que le pire des humbles petits voleurs. A côté d’un grand conquérant, je
me juge fort estimable. Oui, certes, je m’estime, monsieur, fort
au-dessus d’un pirate et bien au-dessus d’un conquérant, attendu que je
ne me suis pas mis en campagne pour accroître mes biens, à leur façon,
par l’assassinat et le pillage,--mais pour essayer de rendre meilleures
vos lois cruelles et injustes. Que ne les réformez-vous vous-même! je
n’aurais plus de raison d’être; ou si, alors, je persistais dans ma
révolte, je mériterais d’être le plus tôt possible pendu haut et court.
Je suis, monsieur, un chef de parti; c’est ce qu’on ne voit pas encore
assez clairement. Apprenez-le donc. Mes soldats eux-mêmes n’aperçoivent
pas encore le but que je me suis proposé, parce que beaucoup de ces
loups sont, au fond, de simples moutons ignorants qu’on a tondus
longtemps et qui ont l’habitude de présenter aux tondeurs leur pauvre
échine; mais il suffit que mes lieutenants et moi nous sachions où
tendent nos actes, pour que nous préférions être à nos places qu’aux
vôtres! Dès que le peuple aura compris, votre règne sera fini; et alors,
monsieur, selon le mot de M. de Voltaire, vos petits-neveux en verront
de belles! Et craignez, si vous ne vous résignez pas à faire de la vraie
justice, que d’autres, après nous, se montrent plus redoutables que
nous! Croyez-moi, n’irritez pas les hommes au point de les changer en
bêtes féroces! Nous voulons de vraies lois, c’est-à-dire des lois où il
entrera quelque humanité... Le contrebandier Mandrin, en vendant ses
tabacs moins cher que ne les vend la Ferme, a démontré, par le fait, que
les fermiers généraux sont de magnifiques voleurs. Je démontrerai, moi,
que, sous le règne des Parlements, la justice n’est pas ce qu’elle doit
être; je veux qu’elle devienne digne de respect, et c’est à quoi je me
suis employé et m’emploierai encore, dès que je serai hors de vos
griffes.

Le magistrat haussait les épaules:

--Je me charge de vous arrêter sur cette route, jeune homme. Il me
paraît d’ailleurs que cela est déjà fait, car vous n’avez pas ici assez
d’espace pour étendre vos bras bien loin.

--J’en ai du moins assez pour prendre quelque élan, dit Gaspard. Le
peuple m’aime; et, de me savoir dans vos cachots, soyez sûr qu’il
murmure, et se fâchera.

--Nous le contenterons bientôt, dit le juge près de sortir.

Au moment où le magistrat, sur le seuil du cachot, proférait cette
menace, la gracieuse Louisette, s’étant glissée en silence dans le
couloir, derrière son père, se mit à écouter.

Elle entendit la fin du dialogue.

--Je veux dire, continuait le juge, que vous ne resterez guère dans ce
lieu malsain.

--J’entends, répliqua Gaspard. Vous me promettez la roue, et les jambes
rompues après la torture?

--Nous aurons à revenir sur cette conversation, fit le juge; au plaisir
de vous revoir.

--Au revoir? Non, dit Gaspard; adieu.

Quand le juge sortit, Louisette, inaperçue même de son père, s’était
enfuie pour aller pleurer dans sa chambre.

Le magistrat fit au geôlier de suprêmes recommandations.

--Gardez-nous bien ce coquin-là... C’est l’instruction, ce sont les
livres qui l’ont perdu et rendu dangereux... Nous l’enverrons chercher
demain matin pour l’interroger mieux.

Ayant dit, M. le juge s’en alla, roidi dans sa dignité.

Louisette avait parfaitement compris l’affreuse menace. C’était la
torture pour le lendemain matin. Il n’y avait plus à s’interroger; et,
le soir même, elle s’arrangea pour porter l’eau et le pain au malheureux
Gaspard.

Il y eut d’abord, entre elle et lui, un moment d’attente silencieuse. Il
la considérait avec des yeux interrogateurs, mais brillants de plaisir
amoureux. Elle le regardait d’un air sur lequel il ne pouvait se
méprendre. Elle le trouvait «agradant», beau de jeunesse, touchant de
malheur. Quoi! on gâterait ce beau corps de jouvent! Est-ce Dieu
possible! Que sainte Roseline nous protège! j’empêcherai cette
abomination... comme le désire la sainte!

--Tenez, dit-elle; combien vous faut-il de temps pour venir à bout de
vos chaînes avec cette bonne lime?

--Pas très longtemps, si la lime est bonne, car la chaîne a un point
faible que j’ai déjà usé moi-même... Votre père est-il là-haut?

--Oui; mais si occupé à boire!

--Il a l’oreille fine. Il entendra le grincement de la lime?

--Non, si vous travaillez le plus silencieusement possible, tandis que
moi, devant la porte, je chanterai, comme il m’arrive souvent. Cela
couvrira le bruit. Refermez votre porte, dont je vous laisse la clef. La
voici; moi, j’oublierai de tirer les verrous. On ne s’étonnera pas trop
de votre fuite, car beaucoup de prisonniers, à ce que dit souvent mon
père, s’échappent journellement des prisons de France.

--Et, dit gentiment Gaspard, ne vous arrivera-t-il aucun mal à vous,
pour m’avoir été charitable?

--Oh! dit-elle, soyez tranquille, je trouverai moyen de tenir caché ce
qui doit l’être.

Elle le regardait toujours, et avec des yeux d’une si tendre expression,
que ceux de Gaspard se noyèrent de désir.

Leurs regards à tous deux, à la fois troublés et lumineux, s’appelèrent.
Leurs deux jeunesses, aimantées l’une par l’autre, s’attirèrent. La
jeune fille se rapprocha lentement du jeune homme qui ouvrit ses bras...
Il la tint un moment renversée sur son cœur et comme enveloppée de ses
chaînes qu’elle allait rompre. Leurs lèvres se confondirent... Un bruit
là-haut... Elle s’arracha à l’étreinte.

--Vite! dit-elle; c’est bien entendu, n’est-ce pas? je chanterai pendant
votre travail.

Elle se plaça devant la porte refermée bruyamment. Là-haut, l’ivrogne
chantait, lui aussi. Derrière la porte, la lime patiente commença son
fin bruit de scie.

Louisette chanta:

    Ma filho, té vouas maridar?
    Aven gès d’argènt per ti douna.
    --Qu’ès aco d’argènt? qu’appellas d’argènt?
        Empruntaren nouastrès parèns.
              L’ Antoni,
              Lou voli!
        Maridatz-mi per aquest an:
        Iou pouadi pus espèrar tan.

La lime crissait. La chanson reprit:

    Ma filho, té vouas maridar?
    Aven gès de pan per ti douna.
    --Qu’ès aco dè pan? qu’appellas dè pan?
        Leis boulangiès cuisoun tout l’an.
              L’ Antoni,
              Lou voli!
        Maridatz-mi per aquest an
        Iou pouadi pus espérar tan!
              L’ Antoni,
              Lou voli!
        Maridatz-mi per aquest an:
        Iou pouadi pus espérar tan!

Gaspard, tout en limant d’un mouvement continu, écoutait la jolie voix.

    Ma filho, ti vouas maridar?
    Aven gès d’anneou per ti douna.
    --Qu’ès aco d’anneou? qu’appelas d’anneou?
        Décèouclaren nouastré tounneou.
              L’ Antoni,
              Lou voli!

Ah! que Gaspard eût volontiers envoyé sa lime au diable! Elle crissait,
la petite lime, et la voix continuait:

    Ma filho, ti vouas maridar?
    Aven gès dè liech per ti douna
    --Qu’ès aco dè liech? qu’appelas dè liech?
        Si coucharen dins l’escarié!
              L’ Antoni,
              Lou voli!
        Maridatz-mi per aquest an:
        Iou pouadi pus espérar tan!

Cette impatience, exprimée par la chanson, gagnait, ma foi, le pauvre
Gaspard... et d’autant plus ardemment il limait ses chaînes.

Quand Louisette eut cessé de chanter l’_Antoni_, la petite Provençale
chanta une chanson normande, car tous les prisonniers qui faisaient
connaissance avec la prison de Draguignan n’étaient pas nécessairement
des Provençaux.

La chanson normande disait que l’amour doit être accepté comme une douce
fatalité de nature:

    Pernez en un, pernez en deux,
    Contentez votre envie;
    Mais, quand vous m’aurez ben bigée,
    N’allez point leux y dire,
    Car si mon père il le savait,
    M’en coûterait la vie
            Voyez-vous!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Quant à ma mère, alle le sait ben,
    Mais alle ne fait qu’en rire.
    Alle se rappelle ce qu’alle faisait
    Alors qu’alle était fille,
            Voyez-vous!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Mes petits enfants f’ront comme moi
    Ainsi veut dame Nature,
            Voyez-vous!
    J’aime lonla, landerirette,
    J’aime lonla, landerira!

--Ah! la coquine! pensa Gaspard, elle sait où le diable a fait feu.

La petite lime crissait, et la fillette commença une autre chanson; et,
après celle-ci, une autre encore. Le concert dura longtemps, s’arrêta,
puis reprit; la lime était bonne et les chaînes étaient usées... Le
temps et l’amour viennent à bout des entreprises les plus difficiles...




CHAPITRE V

Où, après s’être étonné de la pratique singulière inventée par un
vigneron pour remédier à la maladie de ses vignes, on verra une mère
dévote apprécier sans indulgence les joies du paradis, ce qui pousse
l’incrédule dom Pablo à révéler son inattendu dégoût des hypocrisies
humaines.


Le soir même, à la brune, ses chaînes étant tombées et Castagne absent,
Gaspard fut rendu à la liberté par la jeune fille toute tremblante.

--Je vous souhaite un bon mari, lui dit Gaspard, et jamais ne vous
oublierai.

Deux heures après, il demandait, au portier du monastère
Sainte-Roseline, le frère Boniface, c’est-à-dire Pablo. Présenté par
lui, sous un nom d’emprunt, il fut traité en hôte de distinction, et
admis au réfectoire.

Pablo lui conta comment, à cheval sur un âne, il avait prêché sur la
grand’place de Draguignan pour conquérir la confiance générale; et que,
en retour des bienfaits qu’il avait attirés sur le couvent, les bons
pères, à sa demande, lui faisaient cadeau de l’âne. Ainsi, ajouta-t-il,
j’aurai, à l’avenir, quelqu’un avec qui parler des choses que souvent,
faute d’un compagnon intelligent, on rumine à part soi.

Le lendemain matin, à l’aube, il alla brider l’animal; et, dans
l’écurie, il lui dit, tout en lui posant le bât sur l’échine:

--Mon frère, tu ne me quitteras plus désormais. O âne, tu devrais être
offert en modèle à tous les hommes. Étant de bonne race, tu portes sur
ton dos une divine croix dessinée par la nature; et aussi, tu portes,
sans gémir, cette croix humaine qui s’appelle travail et chagrin... Tu
es un être de paix. Jamais on ne vit deux armées d’ânes s’avancer l’une
contre l’autre, en ordre de bataille; et jamais tu ne réponds à une
parole injurieuse par des paroles empreintes de raillerie ou de
méchanceté. Si tu te montres parfois contrariant en actes, on s’aperçoit
bientôt, en y réfléchissant, que tes raisons de résistance sont très
valables... Tu es ignorant, mais modeste. Sais-tu seulement pourquoi tu
existes? non; ni tu ne prétends le savoir, en quoi tu te montres plus
avisé que beaucoup de prétentieux philosophes. Viens, maintenant, viens
jouir avec moi d’un bien mal acquis, sans même en soupçonner l’origine
impure. Viens, mon frère d’élection; pardonne-moi le poids lourd de mon
corps; et puissent tes paniers ne jamais t’être légers; et ce, grâce à
la charité de mes tristes semblables.

Il dit; et, suivi de son âne, il alla présenter ses adieux et
remerciements à ses hôtes qui l’embrassèrent; puis, il prit, à pied,
avec Gaspard, en l’honnête compagnie du roussin, dont les paniers
étaient gorgés de vivres, le chemin de l’avenir et des grandes
aventures.

Pour dépister les gens qu’on devait avoir mis à leurs trousses, ils
choisirent le chemin des écoliers, et gagnèrent d’abord le Muy en
passant par les gorges de Pénafort.

Là, du fond d’un large ravin, s’élève une pyramide naturelle, un cône de
rochers, chargé de pins tortueux, mamelon à peu près inaccessible, au
sommet duquel, remarqua Gaspard, on pourrait, sans crainte, défier un
assaut; sur ce sommet, ils passèrent la nuit; le lendemain, ils
revinrent sur leurs pas, pour dépister toute poursuite; passèrent la
seconde nuit à Pignans, chez un affidé; la troisième, dans une des
cavernes de Solliès; et, le quatrième soir, ils allèrent demander
l’hospitalité aux Chartreux de Montrieux. Là, un vieux moine, à qui
Pablo conta son prêche de Draguignan, et le bien qui en était résulté
pour le couvent de Sainte-Roseline, leur dit: «Puisque vous pouvez avoir
tant d’influence à l’occasion, tâchez de servir Sainte-Madeleine, comme
vous avez servi Sainte-Roseline. Nos frères de la Sainte-Baume
voudraient bien avoir une statue de la Pécheresse; mais il y faudrait
quelque argent... N’oubliez pas Sainte-Madeleine!»

Ce que promirent nos deux pèlerins en prenant congé de leurs hôtes.

                   *       *       *       *       *

En attendant les grandes aventures, ils en eurent deux petites, assez
réjouissantes.

                   *       *       *       *       *

Ils rencontrèrent d’abord un paysan d’âge mûr, en contemplation devant
des vignes malingres qui s’étalaient par longues rangées sur la pente
d’une colline.

L’homme, quand passèrent près de lui les deux aventuriers, ne manqua
point de leur dire: «Bonjour, la compagnie.»

--Vous êtes bien poli pour mon âne, répliqua Pablo; recevez donc son
fraternel remerciement; mais que regardiez-vous là, d’un air si
préoccupé, l’ami? Vous ne semblez pas content? Seriez-vous malade?

--C’est ma vigne, dit le paysan, qui ne se porte pas bien! Déjà, l’an
passé, elle ne m’a pas donné ce qu’elle aurait dû. Elle était déjà
malade... Alors je me suis mis quelques boisseaux d’avoine entre les
fesses, mais ça ne va pas mieux, non! ça n’arrange pas les choses.

Gaspard et Pablo se regardèrent, saisis d’un étonnement bien naturel.

--C’est un singulier remède pour guérir les maladies de la vigne, dit
Gaspard.

--Ça ne guérit pas la vigne, pardienne! déclara le paysan; mais ça
devrait me soulager un peu du tort qu’elle me fait.

--Ce doit être, fit Pablo, en riant, un remède de très vieille femme ou
de sorcier; mais, à votre place, j’aimerais encore mieux faire
franchement exorciser mes vignes, car votre remède me semble gênant; et
je ne vois même pas comment vous avez, où vous dites, la place de le
loger; et, pour vous confesser la vérité, ni mon compagnon ni moi nous
ne vous comprenons.

--Eh! dit l’homme, suivez-moi, et vous comprendrez... quand je vous
aurai montré mes fesses!

--Je m’y refuse! dit gravement dom Pablo.

--Venez voir mes fesses! insista cet homme obstiné. Elles sont longues,
longues, et larges, larges. Ce sont des fesses d’au moins deux cents pas
de long et larges de huit. J’y ai semé de l’avoine. Elle est maigre,
maigre, comme l’an passé. Et cela m’attriste beaucoup d’avoir des fesses
où rien ne pousse!

Alors Gaspard et Pablo comprirent enfin, et ils éclatèrent de rire
ensemble.

Les espaces de terrain libre, entre les vignes, c’est-à-dire les
oullières, se nomment, en provençal, des _faïssos_...

--Bonhomme, dit Gaspard, renoncez désormais à parler le noble langage
francihot et à traduire au hasard, dans cette langue réservée aux hommes
de lois et aux anges du ciel, les mots du beau langage de Provence. Nous
comprenons maintenant que vous voulez parler des faïssos; mais, jour de
Dieu! nous vous avons d’abord cru fou! Par Saint-Yves, le beau parleur!
faïssos et fesses sont deux... comme de juste!

--Ma foi, dit l’homme, nous croyons convenable, nous autres paysans, de
nous servir du français pour répondre aux gens de la ville ou aux
clercs; excusez-moi donc de vous avoir parlé, par ignorance, d’une
partie de moi-même dont il convient de ne pas s’occuper sans nécessité.

Ayant pris congé du paysan confus, ils repartirent; et, un peu plus
tard, s’étant arrêtés à l’ombre d’un vieux chêne, au bord du chemin, ils
mirent l’âne à brouter; et, délestant ses paniers d’une partie des
provisions qui les gonflaient, ils déjeunèrent en devisant. Ayant bu et
mangé à leur satisfaction, ils se remirent en marche; ils allaient à
Brignoles.

Et voilà qu’une vieille femme qui les regardait passer, du seuil de sa
bastide, non loin de la route, leur fit signe d’approcher. Elle
s’essuyait les yeux avec son tablier. Pensant qu’elle les appelait pour
être secourue dans sa peine, ils lui obéirent.

--Que voulez-vous, ma pauvre femme?

--Bon père, dit-elle au moine, mon fils est mort l’autre semaine. On l’a
porté en terre à la Roquebrussane, où je ne puis me rendre parce que mes
jambes souffrent de douleurs. C’est mauvaise chose de se faire vieux. Et
le curé qui, lui aussi, est bien vieux, n’a pas pu me venir visiter. Il
aurait eu pour moi, bien sûr, des paroles consolantes, comme vous devez
en savoir; et je vous ai appelés pour les entendre de votre charité. En
échange, vous pourrez, chez moi, vous reposer un instant et y prendre,
si vous voulez, le repas du soir.

Pablo fut touché, comme Gaspard.

--Notre souper, dit le moine, nous le trouverons dans les paniers de
notre âne, car je vois bien que vous n’êtes pas riche. Nous n’aurons pas
besoin d’abuser de votre générosité et d’aggraver, si peu que ce soit,
votre pauvreté. Êtes-vous donc seule en ce monde?

--Mon homme est aux champs, mais si vieux, si vieux, qu’à nous deux nous
ne faisons qu’une ruine et qu’une tristesse.

--Et quel âge avait votre fils?

--C’était une chose de vingt ans, saint homme! Et grand, et fort! Il
avait l’air qui plaît; et un si bon regard! Toutes les filles le
reluquaient, quand il traversait le village. De plus beau «cadavre» de
jouvent, elles n’en avaient jamais vu danser, les jours de romérage. Il
était amoureux d’une et pas de toutes, comme tant de jeunes calignaires
qu’il y a! Aï! las! povre de moi! Je l’ai perdu et ne saurai plus me
consoler!... Il se charmait de vivre; et moi, je me charmais de le voir
vivre; c’était la consolation et l’espoir des vieux, sa jeunesse! Et, de
l’avoir perdu, nous avons tout perdu à la fois!

La bonne mère pleurait à longues larmes. Gaspard ne trouvait rien à lui
dire. Et voilà que dom Pablo, cessant de se donner à lui-même la triste
comédie de son incrédulité, se rappela les douceurs de sa foi reniée;
et, parlant avec le désir sincère d’adoucir la peine de cette femme, il
lui dit dans le langage des clercs:

--Aviez-vous quelque chose à reprocher à votre enfant, ma fille?

--Tout grand et tout fort comme il était, dit-elle, c’était un ange par
l’amour qu’il avait dans son cœur pour sa mère et pour son père. Ça n’a
jamais fait tort ni même peine à une mouche! Il se confessait
souvent--sans avoir, bien sûr, rien à dire au prêtre;--il communiait
toujours à Pâques. M. le curé, de lui était content.

--Alors, ne pleurez plus, bonne mère, car c’est maintenant un
bienheureux.

Elle sanglotait.

--Ne pleurez plus, car un pareil fils ne peut être qu’en paradis.
Consolez-vous: je vous dis que Dieu, qui est toute justice, l’a reçu
dans son sein. Ne pleurez pas sur lui, ni même sur vous, puisque vous
vouliez, avant tout, son bonheur. Le bonheur, il l’a maintenant. Oui,
j’en ai l’assurance, il est maintenant parmi les bienheureux; et, avec
eux, il chante les louanges de Dieu. Il n’y a pas de plus grand bonheur
que celui de prendre part au concert des anges, dans le ciel et pour
toute l’éternité.

La bonne femme brusquement cessa de pleurer; et, regardant le moine d’un
air de doute interrogateur, elle répliqua, avec un balancement de la
tête et des épaules qui chez les Provençaux, exprime la méfiance:

--Oï! véritablement? vous croyez que c’est une grosse distraction, çà,
dites un peu, pour un jeune homme de vingt ans?

Le génie maternel de la pauvre femme, un peu sarrazine comme toute
provençale, lui faisait inventer un paradis de Mahomet.

Pablo lui fit de son mieux comprendre que le pur bonheur des élus est
bien au-dessus des tristes plaisirs terrestres, et ils la laissèrent,
apaisée.

Ayant fait cette bonne action, ils repartirent--et plus allègrement
cheminèrent derrière leur âne. Ils allaient maintenant sans se rien
dire, parce que la douleur de cette pauvre mère les avait émus, et parce
que sa candeur donnait à réfléchir, qui demandait pour son fils, mort en
Dieu, des joies toutes pareilles à celles d’ici-bas.

Ce qui se pensait en eux, se pensait sans paroles; ils ne cherchaient
pas à en prononcer; ils se taisaient, ne sachant que répondre à une
vague tristesse qui, elle-même, n’avait pas d’expression dans les
langues qu’ils savaient, pas plus en provençal qu’en français.

                   *       *       *       *       *

--Frère Pablo, dit tout à coup Gaspard, vous m’aviez déjà paru un autre
homme, le jour où vous avez déclaré que, si mes gens en révolte
voulaient suivre Tornade, vous ne m’abandonneriez pas;--et, tout à
l’heure encore, j’ai vu en vous un homme différent de l’ermite bouffon,
galegeaïre et blasphémateur, que vous paraissez être à l’ordinaire.

--Maître, dit Pablo, s’arrêtant et regardant Gaspard qu’il appelait
maître pour la première fois, réfléchissez qu’en exagérant l’hypocrisie
comme je le fais, un Tartuffe se dénonce et n’est donc pas un vrai
Tartuffe! C’est peut-être le vrai moi-même que je vous ai découvert tout
à l’heure, car j’ai été profondément touché par la vue d’une de ces
douleurs humaines que rien ne saurait consoler, pas même la parole
divine que je peux réciter encore sans y croire. Il est temps, je pense,
de me confesser à vous qui m’avez presque deviné. Je ne suis pas, de
pied en cap, un faux religieux, car j’ai étudié pour être prêtre;--je
suis Provençal, comme un olivier, et je m’appelle, en réalité, Marius,
comme tout le monde en Provence. Sachez que j’admire cette grâce du cœur
qui permit à un saint François d’Assise de fonder, par opposition aux
superstitieux et aux débauchés de son siècle, un ordre de pur amour
chrétien; j’estime les vertus, mais je les crois rares et n’ai point le
courage qu’il faut pour les pratiquer... Daignez m’écouter avec
attention... J’eus une enfance pieuse et très pure; mais un de mes
maîtres, que je prenais pour un véritable saint, étant secrètement un
misérable voué à des œuvres de luxure et de perdition, excita mes
curiosités, et, bref, parvint à me pervertir, en colorant d’expressions
mystiques ses mauvais désirs et ses actions les plus abominables.
Comment je lui dois un autre et plus grand malheur, je ne puis vous le
dire aujourd’hui, sur un grand chemin, car ce souvenir est si cruel que
j’éclaterais sans doute en larmes de rage et de douleur, après tant
d’années!... C’était le plus vil des fourbes... Quand je découvris son
indignité, je n’étais plus digne moi-même, à mes propres yeux, de
prendre la robe des lévites. Adolescent sans expérience, je me persuadai
qu’après le péché, quand il est si noir, on ne peut pas en être racheté,
même par le repentir et la confession. L’aveu, d’ailleurs, m’eût été
pénible au point qu’il me parut impossible; et mon odieux professeur de
vice se servit de mon sentiment de honte pour me convaincre de la
nécessité de me taire. Il alla plus loin, et m’assura que beaucoup de
prêtres étaient pareils à lui et que leur caractère sacré était un
masque, le plus favorable du monde, à leurs déportements. Dans mon
inexpérience, j’avais déjà conclu du particulier au général, et je pris
en haine tout ce qui portait une robe de religieux. Une déception,
pareille à celle d’un amant naïf qui se voit trompé par une ignoble
courtisane, adorée par lui comme une vierge, me frappa à la façon d’une
foudroyante maladie. Je restai comme empoisonné. Une indignation,
rageuse de se sentir impuissante, devint mon humeur habituelle. Je
croyais voir dans tous les religieux des monstres, de faux prophètes
vêtus de la peau de l’agneau. Je renonçai à la cléricature par pure
loyauté; mais comme je n’avais aucun moyen d’existence et ne savais
aucun métier manuel, je n’eus devant moi d’autres moyens de vivre, que
le parasitisme d’abord, et plus tard la mendicité. Telle est mon
histoire lamentable. Et je livre aujourd’hui en ma personne, à la risée
de vos gens, l’image de tout ce que j’abomine et de ce qui m’a perdu.
J’y trouve la satisfaction de mes colères, de mes rancunes, une âpre
saveur de vengeance. Et, en même temps, je m’imagine parfois que
j’éloigne du mal ceux qui le voient en moi; et, afin de leur en mieux
donner l’horreur, je pousse loin mon rôle, jusqu’à exciter, par le
ridicule joint à l’impudence, le dégoût des maudits dont je veux être la
copie repoussante. Je jouis du mépris que j’inspire parce qu’il
s’adresse en ma personne aux faux dévots qui ont trahi ma jeunesse, mes
espérances, ruiné mon avenir. Je ne suis que leur ignoble et volontaire
simulacre; mais, parfois, il m’arrive de m’apercevoir que le mépris que
j’excite ne va pas, en réalité, à ceux contre qui j’ai voulu le
soulever; il n’abaisse que moi-même; alors, je reconnais toute ma
déchéance et que, bien véritablement, je n’en pourrais désormais plus
sortir, même si je le voulais. Voilà, maître, ma nudité déplorable
devant vous étalée. Et tout ce que je vous confesse vous explique qu’un
beau jour, vous sachant chez Cabasse, je sois allé me présenter à vous,
dans l’espoir de trouver, auprès du bandit, une occasion souvent
renouvelée de combattre un monde vil et menteur, où toute vertu n’est
que fausse apparence. Cependant il arrive aussi, comme tout à l’heure,
que, dans un éclair, j’entrevoie encore la robe blanche de la Vérité,
laquelle (puisque vous savez du latin) me fuit aussitôt, _sicut Galathea
ad salices_... Vous vous demanderez pourquoi je vous fais cette
confidence tardive. C’est que j’ai reconnu en vous un brave cœur, bien
loyal, et, pour tout dire, un honnête homme, comme on en voit peu dans
le siècle!

--Vous me flattez! dit Gaspard, avec un son de voix singulier.

--Mais non, dit Pablo, je me connais en canaillerie et en canailles! et
je vous tiens pour un grand honnête homme.

--Par comparaison, il est possible qu’on me voie ainsi! déclara Gaspard.

Il souriait, mais une tristesse était dans son cœur.

Pablo reprit:

--Le masque du bouffon vient de se soulever un peu, pour vous montrer à
vous, bon maître, ma vraie figure; mais vous devinez qu’il a fini par se
coller à ma peau et qu’en le soulevant j’ai fait saigner ma chair... Je
continuerai donc, avec votre agrément, à jouer ici-bas le rôle de mon
choix; c’est le seul qui soit dans mes moyens, comme vous avez paru un
jour le pressentir. C’est, en résumé, celui d’un ilote chancelant qui
inspire aux autres le dégoût de l’ivresse, et qui, pour comble de
misère, partage ce dégoût tout en y trouvant sa réjouissance...

Et Pablo, après un silence, termina par cette phrase inattendue, qui
était le regret de son cœur sincère:

--Heureux les peuples qui suivent Dieu, c’est-à-dire les voies de
droiture; et heureux ceux qui le craignent, tout en le considérant comme
la source de toute bonté!

--De façon, dit gravement Gaspard, que, de ne plus croire à la vertu des
autres, cela vous a dispensé d’en avoir vous-même; et il n’y a plus pour
vous ni bien, ni mal?

--Ce n’est pas cela, dit Pablo. Au fond, c’est la vieille histoire:
_meliora video proboque; deteriora sequor_; mais j’ai suivi et je
suivrai encore le pire, avec le furieux plaisir qu’on attribue au
diable! Ne voyant dans le monde de justice nulle part, je me dis que je
serais bien sot de me gêner et de contrarier mes appétits pour faire le
petit saint; et que ce serait être dupe; mais je ne puis m’empêcher de
reconnaître, au fond de moi-même, que ma conduite est condamnable. Le
mal existe. Les plus forcenés des méchants le savent; ils savent donc
que le bien existe également. Et c’est leur punition: ils se jugent.

--Et qu’est-ce que le mal? dit Gaspard.

--C’est, répondit Pablo, c’est véritablement tout ce que le catéchisme
appelle le péché.

--Touchez là! dit Gaspard, en lui tendant la main; ce que vous venez de
dire, mon pauvre ami, est le bon sens même. Il ne faut faire tort ou mal
à personne; et, quant à moi, je ne mérite pas le grand éloge que vous
m’avez adressé. Certainement j’ai le désir de la justice, et le cœur
assez bien placé; mais je cherche à faire la justice par des moyens
dignes de blâme: je ne le sais que trop! Par malheur, le siècle où nous
vivons l’a ainsi voulu... mais peut-être verrons-nous, vous et moi, des
temps meilleurs. J’ai toujours pensé que les mauvais prêtres (c’est
dommage) perdraient la religion, comme les mauvais juges perdront les
bonnes lois, et les mauvais rois la royauté; et je voudrais pouvoir,
sans être leur ennemi, être l’utile critique des institutions que les
uns et les autres mettent en péril. C’est eux qui sont les ennemis
d’eux-mêmes et non pas nous. Comment sortir de là?

A cette profondeur d’incertitude, n’ayant plus rien à se dire, les deux
compagnons se turent, rongés par leurs pensées; et ainsi arrivèrent-ils
chez Morillon, où les attendait Sanplan.

Là, il fut convenu que Gaspard ne rassemblerait pas tout de suite la
bande. Il allait être recherché sans doute par toutes les brigades
d’archers et de dragons. Il devait se terrer.

--Fais dire à nos hommes, commanda Gaspard à Sanplan, que, dans un mois,
jour pour jour, je les rejoindrai à Cuges: il faut qu’on ignore où je
serai caché. Je ne le confierai pas même à toi.

--Pas même à moi! se récria Sanplan. Que veut dire cette méfiance?

--Elle veut dire que l’homme le plus discret peut se trahir en rêve; et
que, ne sachant pas le secret de ma cachette, tu affirmeras plus
énergiquement que tu l’ignores, puisque tu seras sincère. Le mensonge
est souvent difficile à l’honnête homme; il s’y montre maladroit.

--A la bonne heure! fit Sanplan.

--Le capitaine a raison, comme toujours, dit dom Pablo. Maintenant,
déjeunons, et buvons sec!

Morillon leur apporta du meilleur; ils payèrent richement, cette fois,
toutes ses complaisances présentes et passées. Le lendemain Gaspard,
seul, à pied, prenait à travers bois, loin de toute route battue, le
chemin du château de Lizerolles.

Sanplan rejoignait deux de ses hommes qu’il chargea de communiquer à
tous les autres les ordres de Gaspard.

Quant à dom Pablo, il avait été convenu que, voyageant sur son âne, il
mènerait, pendant la durée du licenciement de la bande, une vie de frère
quêteur. Il en profiterait pour tâter le pouls à l’opinion publique. Que
pensait-on de Gaspard dans le peuple? et de son emprisonnement, et de sa
disparition?

Pablo, ayant reçu de Gaspard et de Sanplan un cordial «au revoir», monta
donc sur sa bête et partit à l’aventure.

De toute la matinée, il ne lui arriva rien, attendu qu’il lui avait plu
de cheminer par des «drayes», escourches et sentiers de mulets, à
travers des collines où les bastides étaient rares.

Vers midi, il eut faim; et le plateau sur lequel il se trouvait lui
agréa cependant, parce que, au milieu des clapiers, il aperçut un puits
sarrazinois, au bord duquel était planté un mât traversé d’une vergue
oblique. La vergue avait, à l’un des bouts, une lourde pierre qui en
maintenait l’extrémité contre terre; à l’autre bout pendait un bâton
vertical; et au bas bout de ce bâton était suspendu un seau. Pablo
abaissa le seau dans le puits; la pierre, contrepoids à son effort, se
souleva; et ce contrepoids, quand le seau fut plein, le fit remonter
aisément. Pablo but à même le seau; puis, il en vida le contenu dans une
auge qui était là, et dans laquelle il fit boire son âne.

Et, encore tout occupé de la conversation secrète qu’il avait eue avec
Gaspard, et des pensées silencieuses qui étaient en lui depuis cette
confession mémorable, il disait à son âne: «Bois en paix, ô mon âne! la
vue de ta placidité me rassérène. Tu n’en sais pas plus que moi sur la
nature de toutes choses; et ta quiétude fait la leçon aux vaines
agitations des hommes; tu ne t’es jamais dit que tout est vanité et
tourment d’esprit. Si grande est ta supériorité sur ton maître, que tu
confies, sans proférer une parole, ta destinée aux dieux inconnus. O mon
âne! ta vie plonge dans l’infini par les deux bouts: _avant_ ta
naissance tu étais, et, _après_ ta mort, tu seras; tu seras quelque
part, même dispersé en poussière, car ta substance est immortelle, comme
on le dit de l’âme des humains; mais cet _avant_ n’est pas plus
accessible que cet _après_, à mon entendement; et pas davantage au tien;
mais toi, tu ne te soucies pas de ta sainte ignorance; tu vis avec
confiance sous le ciel, sous les coups et sous les injures. Tu as
confiance sans le savoir. _Après_ cet _avant_, et _avant_ cet _après_,
il y a ta vie actuelle, et tu n’en raisonnes point; tu l’acceptes en
toute simplicité, puisqu’elle t’a été imposée: cela te suffit. Il n’y a
point à y résister. Et si, durant cette vie _où tu es_, tu ne peux te
l’expliquer, comment t’expliquerais-tu _déjà_ ce qui sera _après_,
puisque tu n’y es point encore? Et quand tu y serais, cet _après_ te
serait aussi inexplicable, mais te semblerait aussi naturel, car aucune
vie ne peut être plus surprenante que la vie. L’intelligence, ô mon âne,
est une corde à puits. Un bout dans la nuit et l’eau, l’autre bout dans
la clarté du ciel; et tout est inintelligible dans le fait. Que cela est
ainsi, mais que du moins ma vie terrestre me serve à amener jusqu’à mes
lèvres et aux tiennes une eau fraîche et pure, cela s’entend fort bien
et peut suffire à ma joie comme à la tienne... sauf que, moi, je
regretterai éternellement que cette eau ne soit pas du vin!

L’âne, qui avait assez bu, tournait maintenant la tête vers son maître
et le regardait d’un air stupide mais amical.

--Tout ce que je te dis là, poursuivit Pablo, est certainement de la
métaphysique, car nous ne nous comprenons ni l’un, ni l’autre.

Et, l’un portant l’autre, ils se remirent philosophiquement à la
recherche d’une maison de bûcherons où ils trouveraient l’herbe et le
pain tendres, l’aliment matériel, soutien du spirituel.




CHAPITRE VI

Gaspard, hôte de Mme de Lizerolles, met à profit le temps qu’il doit
passer au château pour compléter son éducation politique.


L’amoureux Gaspard se demandait comment il se tirerait d’une
conversation en tête à tête avec la patricienne. Lors de sa première
visite à Lizerolles, il ne l’avait pas vue seule, mais en présence du
comte de Mirabeau. N’ayant eu à prononcer qu’une seule réponse, adressée
à un homme, il avait pris le ton d’un inconnu qui ne s’attache point à
plaire. Cette fois, il lui faudrait trouver des paroles fines,
insinuantes; mais l’aventurier avait tort de douter de lui: il était de
ceux qui ont, d’une manière innée, le goût des élégances et le don
d’imiter celles qu’ils ont observées aussi bien dans le langage que dans
la tenue. L’histoire des imposteurs célèbres fourmille de bouviers
devenus princes et même rois. Gaspard non seulement avait beaucoup vu et
beaucoup appris, mais il avait, de plus, très haute mine, une démarche
noble, une jolie allure naturelle. Il avait de la race, sans savoir d’où
elle lui venait.

N’importe; au moment d’affronter le délicat péril d’une conversation
avec une femme de qualité, il dut faire appel à tout son courage. Il
chercha à se rappeler comment s’expriment, dans les comédies, les
gentilshommes. Un de ses livres favoris, _la Folle Journée_, de M. de
Beaumarchais, lui avait appris non seulement les idées nouvelles chères
à Figaro, mais aussi le ton des conversations entre grands seigneurs. Il
reconnut, avec satisfaction, que des phrases complètes en étaient
restées dans sa mémoire; et aussi il se souvint que, tout enfant,
présenté à ce bon baron de Besse par M. le curé, il avait été admis à
l’honneur de jouer la comédie au château, avec les enfants du noble
seigneur. Plus d’une fois, en quittant la robe rouge, la rouge calotte
et le blanc surplis du clion (enfant de chœur), il avait revêtu leurs
costumes de fantaisie ou un habit de gala emprunté à leur garde-robe,
pour jouer avec eux une scène d’_Esther_, ou d’_Athalie_, ou un acte de
Marivaux. Ces souvenirs le rassuraient un peu; il tâcherait de retrouver
le maintien de ses rôles; oui, il avait bien tort de se tourmenter. Il
avait la grâce sans apprêt, que n’ont pas toujours les princes.

Pas plus qu’à sa première arrivée devant Lizerolles, Gaspard n’eut à se
faire annoncer. L’avenue, qui, de la route, conduisait au château en
ligne droite, était surveillée par la comtesse un peu désœuvrée, et qui
souvent rêvait à sa fenêtre.

Gaspard fut reçu, devant le perron, par le jeune valet de chambre, qui
lui dit, en souriant d’un air de connaissance, et en ouvrant devant lui,
à deux battants, la porte de la grand’salle:

--Madame la comtesse ne tardera pas à se rendre ici.

Madame de Lizerolles, en effet, arriva bientôt.

--Madame, dit Gaspard, je viens avant tout pour m’excuser de n’avoir pas
révélé à vous, madame, et à M. de Mirabeau, le jour où je reçus votre si
gracieuse hospitalité, un nom que vos discrétions ne me demandèrent pas,
il est vrai, mais que ma confiance en vous--aurait dû avouer. Sans doute
est-ce mon respect même pour mes hôtes qui me conseilla le silence.

--M. de Mirabeau est un esprit pénétrant, dit la comtesse; et s’il a
parlé devant vous comme il le fit, c’est, monsieur, qu’il crut, comme
moi, avoir deviné à la fois et votre incognito et les raisons de votre
silence, où nous vîmes votre respect.

--Merci, madame, fit Gaspard.

Et, ne se nommant pas encore:

--Ma reconnaissance s’accroît, madame, en même temps que vos bontés
m’enhardissent. Permettez-moi donc d’espérer aujourd’hui une faveur plus
grande que celle que j’ai déjà reçue à Lizerolles.

La dame fit, de la main, un menu geste qui signifiait: «Parlez, j’écoute
avec sympathie.»

--Vous voyez aujourd’hui devant vous, madame, non plus un libre partisan
qui cherche un refuge contre l’orage...

--Ah! dit la patricienne, je vous avais donc bien deviné, monsieur
Gaspard... Parlez librement.

--Vous avez devant vous, madame, un véritable proscrit, dont la tête est
mise à prix; qui est parvenu à briser les fers dont on l’avait chargé,
et que bientôt vont poursuivre et traquer tous les dragons de Sa Majesté
et tous les archers, déjà prévenus sans doute, depuis trois jours. Il y
a certainement, dans cette demeure, plus d’un pauvre réduit, si obscur
soit-il, où, si votre bonté daignait y consentir, je pourrais vivre
quelque temps comme un prisonnier, mais avec la consolation de me dire
que je dois ce cachot désiré--à la générosité et à la pitié d’une noble
dame.

Mme de Lizerolles allait répondre; mais déjà Gaspard continuait, car il
était impatient de faire comprendre à la jeune femme que le bandit
Gaspard était aussi, comme le pensait M. de Mirabeau, le partisan
Gaspard, jaloux de s’instruire et de bien faire un jour:

--... Et si la discrète prison que je sollicite laisse entrer cependant
un rayon du jour, je vous supplierai de m’y faire porter, de temps en
temps, un livre qui puisse diriger mon intelligence et m’aider à mieux
comprendre ma propre destinée.

--Monsieur Gaspard, répliqua Mme de Lizerolles, c’est, je crois, un
devoir d’aider, même et surtout peut-être dans les circonstances où vous
êtes, une bonne volonté sincère, comme paraît être, comme est
certainement la vôtre... Voulez-vous, je vous prie?... Le ruban de la
sonnette est tout à portée de votre main.

Gaspard ayant obéi à cette indication, le valet de chambre parut
aussitôt.

--Baptistin, _Monsieur le chevalier de Roquebrune_ veut bien faire sa
chambre du cabinet d’étude qui communique à la bibliothèque... Il y faut
disposer à l’instant toutes choses, de façon que le cabinet soit
habitable... La porte de communication ferme assez mal; il faut qu’avant
ce soir elle soit en bon état... Attendez, Baptistin.

Et se tournant vers Gaspard:

--Vous trouverez, chevalier, un registre sur la grande table qui occupe
le milieu de la bibliothèque; ce registre contient, en ordre parfait, la
liste de tous les livres que possède Lizerolles... L’heure de chaque
repas est signalée à deux reprises par une cloche. Le premier coup est
sonné dix minutes avant le second. Du reste, Baptistin, pour ce soir,
ira vous prévenir, chez vous... Vous entendez, Baptistin?

--Les ordres de madame la comtesse seront exécutés, répondit le valet
avec quelque solennité. Et il disparut.

--Madame, dit alors simplement Gaspard, je ne puis me permettre de dîner
à votre table.

--Il le faut pourtant, monsieur. Votre présence à ma table me paraît
devoir assurer un déguisement nécessaire.

--Madame, répondit Gaspard, précisément je ne suis pas encore assez
déguisé. Et j’ai vraiment honte d’être arrivé chez vous sous un costume
aussi délabré.

--C’est celui, dit en souriant la comtesse, d’un chasseur qui a traversé
des fourrés épineux. On ne saurait s’y méprendre.

--Un chasseur sans arme, dit Gaspard, riant aussi; et un cavalier
démonté! car les gens de robe ont trouvé convenable de confisquer mon
cheval.

--Ce ne sont là que légers inconvénients parfaitement réparables et que
vous aurez vite oubliés, monsieur. Je compléterai mes ordres au valet de
chambre. Feu mon mari a laissé une garde-robe renouvelée à la veille de
sa mort. Autant que j’en puis juger, vous avez sa même stature; et vous
trouverez tout à l’heure, dans votre chambre, des vêtements à choisir,
et qui sortent directement des mains du tailleur.

--Madame, dit Gaspard, un pauvre soldat de fortune et un illettré comme
moi ne peut que s’étonner, avec admiration, de rencontrer, sans y avoir
aucun droit, chez une haute dame telle que vous, la grâce hospitalière
que le fabuliste rencontra chez Mme de la Sablière. Jamais je ne me
serais permis d’implorer toutes les charités que vous voulez bien
m’annoncer.

--Vos répliques sont loin d’accuser un illettré, monsieur Gaspard; et la
qualité de votre remerciement vous rend digne de toutes les
bienveillances.

Et, désignant une porte:

--Voici l’entrée de la bibliothèque. Vous voudrez bien y attendre, en
jetant un coup d’œil sur sa belle ordonnance, qu’on vienne vous désigner
le lieu de votre asile, où vous serez, soyez-en certain, en sécurité
complète.

Gaspard se leva, salua profondément, et entra dans la bibliothèque.

--Quelle aventure! pensait la comtesse. Ne dirait-on pas d’un rêve!

Elle s’assit devant la fenêtre et s’abandonna aux suggestions de ce
rêve.

Gaspard se promenait, émerveillé, dans la vaste bibliothèque, portant
les yeux de tous côtés, marchant sur la pointe des pieds comme un dévot
dans une église, quand le valet de chambre vint le chercher.

Le cabinet qui devenait son logis était une assez grande pièce. Un lit
sculpté; de hautes tentures; une psyché démesurée. Une large fenêtre
donnant sur le parc.

Des vêtements d’une sobre richesse étaient étalés sur le lit.

--C’est moi qui étais le barbier de M. le comte, dit le valet de
chambre. Et, si cela convient à Monsieur le chevalier, je
l’accommoderai.

Gaspard crut comprendre que le valet avait, même sur ce point, des
instructions précises; et il songea que son déguisement comportait, en
effet, le sacrifice de sa noire moustache.

--Rendez-moi, dit-il, le même office qu’à M. le comte... J’aurais pu
d’ailleurs m’accommoder moi-même.

Le valet le rasa fort cérémonieusement; puis:

--Si monsieur le chevalier le désire, je reviendrai dans un instant.

--Soit, dit Gaspard.

Il achevait des ablutions parfumées, quand reparut Baptistin.

--Avec son agrément, j’aiderai M. le chevalier à revêtir cet habit que
feu M. le comte n’eut pas même le temps d’essayer, étant mort subitement
d’un accident, à la chasse.

--Faites, dit Gaspard.

Une demi-heure plus tard, resté seul, il se contemplait, non sans
complaisance, dans la psyché qui le rassura sur sa façon de porter soie
et dentelle. La métamorphose était complète. Il avait l’air de jouer les
_Lindor_ dans une comédie du précieux Marivaux. Sa jeunesse se fit
coquette devant le miroir; il se prit à songer une seconde que, ainsi
tourné et ainsi paré, il pourrait fort bien ne pas sembler trop
dégoûtant à sa délicieuse hôtesse; mais il chassa cette idée bien
naturelle, comme une impertinence envers celle à qui il ne devait que
respectueuse reconnaissance.

Cependant Gaspard, devenu subitement le chevalier de Roquebrune,
reconnut que la comtesse, pour lui avoir si délibérément imposé cette
qualité, avait dû le juger capable de la soutenir avec vraisemblance.

Le soir, le souper fut cérémonieux et charmant. A peine était-il terminé
que la comtesse dit à son hôte, en présence du valet:

--Vous devez être fatigué, monsieur; et vous pouvez prendre tout de
suite un repos nécessaire. Du reste, considérez que vous vous devez aux
études projetées, dont vous trouverez la matière dans la bibliothèque.
Même, aux jours où cela vous conviendra, vos repas vous seront servis
chez vous. Quand il s’agit pour eux d’un séjour prolongé, on doit à ses
hôtes la plus entière liberté. Je vous souhaite un bon repos.

Et elle se retira. Il dormit comme un enfant, avec d’agréables songes.
Et, le lendemain matin, dès son réveil, Baptistin, attentif, étant
accouru, lui dit:

--Madame la comtesse fait dire à monsieur le chevalier que si, avant de
commencer ses travaux dans la bibliothèque, il lui plaisait de prendre
la distraction de la chasse, sans attendre les heures chaudes, madame la
comtesse elle-même l’accompagnerait. Madame la comtesse a pensé que,
peut-être, monsieur le chevalier, avant de commencer ses travaux de
savant, prendrait volontiers cette distraction.

--Tête-bleu! s’écria Gaspard, dites à votre maîtresse que ce me sera, en
effet, le plus agréable des plaisirs, puisqu’il me sera permis de le
prendre en sa très gracieuse compagnie.

--Je vais, dit Baptistin, apporter le costume de chasse de monsieur le
chevalier.

--Pour la chasse, dit Gaspard, je reprendrai l’habit que j’ai quitté
hier.

--On ne saurait y penser, dit Baptistin; il s’était déchiré dans les
ronces, en plusieurs endroits; on aurait même pu croire qu’un sanglier
avait attaqué et un peu froissé monsieur le chevalier.

Le chevalier se laissa mettre un habit de chasse convenant et prit
l’arme qu’on lui apporta, un fusil à double canon, dont la crosse
sculptée portait un écusson d’argent aux armes de Lizerolles; puis,
étant sorti, il fut bientôt rejoint par la comtesse, svelte comme Diane,
bottée finement, armée légèrement d’un fusil simple.

--Laissez-nous, dit-elle au piqueux qui amenait deux magnifiques chiens
d’arrêt, blancs, avec de belles taches orange et l’étoile au front.

On se mit en route; des sentiers faciles étaient ménagés à travers la
colline qu’ils sillonnaient en tous sens.

Les chiens d’arrêt firent leur office. Gaspard s’étonnait de se voir en
cet équipage, avec une si jolie et si délicieuse princesse; car c’est
princesse qu’en lui-même il nommait cette dame; comme il sied lorsqu’on
se meut dans un conte de fées.

Le chemin qu’elle suivait, il le quitta pour surveiller les chiens, et
servir de rabatteur à la chasseresse;--mais surtout pour s’éloigner
d’elle, car il sentait sa jeunesse, conseillère d’audace, parler un peu
trop haut.

Ce fut bien une autre affaire, une heure plus tard. La châtelaine avait
gentiment abattu deux ou trois perdrix, et lui une seule, lorsqu’un
lièvre, s’étant levé sous les pieds de Gaspard, traversa le sentier et
tomba sous l’adroit fusil de la dame.

--En vérité, je crois, dit-elle, que vous fuyez les bonnes chances pour
me les réserver et me laisser reine de la chasse!... Mais voici un
pavillon de repos que j’ai fait construire il y a peu de temps. Nous y
trouverons un en-cas, et de l’ombre.

Ils y entrèrent. L’en-cas était servi, plats couverts, flacons
engageants.

Tant qu’on échangea les politesses habituelles entre convives, Gaspard
ne fut pas trop mal à son aise; mais quand le silence à deux se fut
fait, le jeune homme se sentit gêné. La dame, assise non loin du seuil,
regardait au dehors: son rêve errait, flottant parmi les romarins, les
genêts, les arnavés; il s’alanguissait dans les sous-bois tièdes des
pinèdes à l’ombre claire. Un coude au dossier de sa chaise, sa main
soutenant sa jolie tête, elle semblait oublier qu’elle n’était pas
seule.

Gaspard, lui, regardait la nuque ronde, fraîche inexprimablement, sous
les cheveux follets, qui étaient d’un noir profond et pétillaient au
soleil. Le malheureux sentait ses lèvres attirées, comme celles d’un
assoiffé le sont irrésistiblement par une source transparente. L’image
de Louisette passa dans sa mémoire. Quoi! en moins de trois ou quatre
jours, il aurait, comme un coquebin, laissé échapper deux occasions de
montrer ses facultés libertines! Lui! Gaspard! le bandit Gaspard! Ne
savait-il pas qu’on le disait un séducteur de profession?... N’aurait-il
pas honte d’avoir deux si pitoyables souvenirs, si pitoyables qu’il
n’oserait jamais les conter à aucun homme! Cette considération révoltant
son orgueil, il rapprocha, par un mouvement lent, insensible, son visage
de la nuque prestigieuse... Mais, tout à coup, il imagina la comtesse se
retournant offensée, irritée, et lui intimant l’ordre de quitter le
château! le chassant comme un laquais!... Le même orgueil qui le
poussait en avant le rejeta vivement en arrière...

--Madame, dit-il froidement, si nous retournions au château?
voulez-vous?... Voici que le soleil est déjà haut.

Ils prirent le chemin du retour.

L’après-midi, la comtesse, l’ayant rejoint dans la bibliothèque, lui
désigna elle-même les planchettes qui portaient Montaigne, Corneille,
Molière, Montesquieu, La Fontaine, Fénelon, Voltaire et Rousseau. Il
avait lu, dans son adolescence, quelques-uns de ces livres, que
possédait Sanplan; il devait les relire à Lizerolles, puis en causer
longuement avec la patricienne qui, sans affectation, se piquait de bel
esprit et de philosophie.

Il retira grand fruit de ces lectures commentées par elle; il comprit
toute la grandeur classique qu’il avait à peine entrevue jadis; mais il
fut particulièrement ému, frappé, par la lecture d’une _Vie de Rienzi_.

Cola de Rienzi, dont jusqu’alors il n’avait jamais entendu parler, lui
parut son grand ancêtre historique. Rienzi n’était-il pas le fils d’un
vulgaire aubergiste? A vingt ans, il s’était mis à étudier l’histoire de
l’antique Rome et le Droit romain. En ce quatorzième siècle, la vie d’un
citoyen issu de la plèbe était peu de chose aux yeux des patriciens, des
Orsini et des Colonna.

Un jour, tandis qu’il se promenait, avec son petit frère, sur les bords
du Tibre, de nobles cavaliers passèrent; et, sans daigner se retourner,
bousculèrent et, sous les pieds de leurs chevaux, écrasèrent l’enfant.
En vain, Rienzi essaya-t-il de se faire rendre justice. Et, devant la
dureté, l’insolence et la cruauté des grands, il fit serment de donner
au peuple des lois protectrices, et de soumettre à ces bonnes lois les
patriciens châtiés, les barons meurtriers... De même, lui, Gaspard, ne
s’était-il pas juré de châtier les nobles parlementaires, de venger le
meurtre impuni du paysan Teisseire, père de Bernard? Ne voulait-il pas,
lui aussi, transformer les lois?

Les concordances entre la vie du tribun et la sienne frappaient Gaspard
et lui inspiraient une sorte de joie orgueilleuse; mais ce qui, sans
l’étonner, le troubla cruellement, ce fut de voir que le premier soin du
tribun avait été de flétrir le vol et de mettre un terme aux rapines des
brigands qui ravageaient la campagne romaine. C’est contre le vol
organisé que, tout d’abord, s’était levé Rienzi.

L’amitié du divin Pétrarque et l’appui du pape Innocent VI, qui siégeait
en Avignon, Rienzi les avait obtenus, parce qu’il était l’ennemi
honorable des barons pillards et de leurs mercenaires allemands. C’est
par là que Rienzi avait mérité le titre de libérateur.

Les réflexions de Gaspard après sa lecture furent des plus pénibles.
Tout un jour, il feignit d’être pris de fièvre afin de garder la
chambre. Il fit porter ses excuses à la comtesse. La fièvre qui le
tourmentait, c’était une honte subite de soi-même. Il voyait ce qu’il
aurait pu être, et rapprochait de sa réelle condition présente la vision
d’un Gaspard qui, avant tout, eût été assez instruit pour devenir
vraiment utile à son peuple. Il s’indignait de s’être donné des
compagnons méprisés. Ce fut une crise douloureuse. Et quand il reparut,
un jour plus tard, devant sa conseillère, il avait une attitude un peu
embarrassée qu’elle prit pour le signe d’une faiblesse physique, suite
de son indisposition.

--Avez-vous lu, lui dit-elle, cette _Histoire de Rienzi_, dont je vous
avais parlé?

--Oui, madame, j’ai lu. Ce fut un beau et courageux et sublime
réformateur, mais les grandeurs lui donnèrent le vertige. Il faut croire
qu’on éprouve une particulière ivresse lorsqu’on arrive au sommet du
pouvoir. Le tribun aimé ne tarda pas à mériter, étant devenu un tyran,
la haine des peuples. Et lui qui, parti de si bas, s’était élevé aux
plus hautes dignités; lui qui avait été reçu comme ambassadeur des
Romains par le pape Innocent VI; lui que Pétrarque aima et encouragea,
il dut sa chute à l’excès de son ambition, à son amour de l’apparat, des
fausses gloires, de toutes les satisfactions somptuaires... Quelle leçon
pour les meneurs de peuples!

--Monsieur Gaspard, dit gravement la comtesse, vous voilà mon hôte
depuis deux semaines;... j’espère que votre séjour se prolongera au delà
du temps que vous vous êtes fixé, car je souhaite vivement que vous
acheviez ici l’étude de l’humaine sagesse. Je souhaite, que finalement,
elle vous conduise à faire triompher vos idées, qui sont justes, par des
moyens dignes d’elles. Ceux que vous employez...

Elle hésita un instant:

--... vous exposent à une mort infamante.

--Madame, dit Gaspard avec tristesse, j’ai souvent regretté d’avoir à
marcher vers un but honorable par des voies qui ne le sont pas. Ce
regret me devient cruel comme un remords; j’ai commis un acte criminel,
le jour où j’ai pris pour soldats des criminels; et j’ai commis là, en
même temps, une faute politique. Mieux instruit et mieux conseillé,
j’aurais pu sans doute préparer, au moins dans ma province, un mouvement
populaire ayant quelque chance de s’étendre à tout le royaume. J’aurais
pu, en tout cas, attirer plus efficacement l’attention des princes sur
la nécessité de certaines réformes demandées par vos philosophes. J’ai
donc--ou du moins je le crains--manqué ma vie. Mon effort avortera,
c’est probable; trop heureux serai-je si nos maîtres y voient un
avertissement sérieux... ou même, ajouta-t-il en soupirant, un
avertissement tragi-comique... Il n’en sera que cela. Je sens bien, je
sens désespérément que je ne saurais me hausser désormais à une dignité
que j’ai moi-même compromise.

--On a vu, dit-elle, des transformations plus inattendues.

--Non! fit-il avec énergie; je serais sans excuse si j’abandonnais, tout
à coup, une troupe de pauvres diables dont quelques-uns n’étaient des
condamnés que pour un temps et que j’ai mis pour toujours hors la loi.
Puis-je, en disparaissant lâchement, les laisser seuls exposés à toutes
les conséquences de ma révolte? Non, non, c’est impossible...

Il parut réfléchir longuement et répéta comme se parlant à lui-même:
«C’est impossible!»

Il reprit:

--J’ai juré de venger Teisseire, et de rendre son fils heureux, autant
qu’il sera en moi. Je sens bien que les conséquences de mes actes
peuvent être funestes, même à ceux que j’ai prétendu protéger. Je ne
voudrais de châtiment que pour moi...

Il crut voir qu’elle fronçait le sourcil et faisait de la main un geste
de réprobation. Il répondit avec une extrême vivacité:

--Attendez, je vous en conjure, que les circonstances me présentent une
façon honnête de m’évader d’une situation que je réprouve.

--C’est déjà, dit-elle, un grand pas vers votre délivrance que d’hésiter
à cause de mes objurgations amicales.

Et elle lui tendit la main.

Il prit cette main tendue et dévotement la baisa.

--Ah! madame, que ne ferait-on pas pour conquérir votre estime, après
s’être reconnu indigne de l’obtenir!

--Restons-en là, pour aujourd’hui, monsieur Gaspard. Réfléchissez,
méditez...

Et au bout d’un instant:

--Êtes-vous aussi mauvais cavalier que médiocre chasseur?

--Madame, dit-il, quand je chasse avec la déesse Diane en personne, il
se peut qu’une sorte de timidité fasse trembler dans ma main une arme
devenue innocente,--mais, vive Dieu! aucune amazone ne pourrait devancer
à la course le centaure Chiron ni votre serviteur...

--Eh bien, dit-elle, nous ferons ensemble une promenade à cheval, si
vous êtes assez bon cavalier pour vous rendre maître de Kalife. Kalife
est un cheval syrien que mon mari reçut en présent. Un officier de notre
marine royale l’avait lui-même reçu en cadeau d’un cheik d’Arabie, qui
lui avait quelque reconnaissance. Ce cheval, inactif depuis des mois,
refuse tout cavalier. Il est menaçant et fut toujours dangereux. Il ne
tolère que la visite d’un seul être, ma petite épagneule Mirza, avec
laquelle il s’est étrangement lié d’amitié. Demandez au valet d’écurie
de vous conduire auprès de Kalife, et tâchez de vous entendre avec ce
seigneur du désert. Mais ne vous hâtez pas de lui confier votre
existence. Sachez qu’on est même plus en sûreté sur ses reins qu’à ses
côtés. Il a le regard malin et la ruade fort adroite... Vous me ferez un
vif plaisir si vous parvenez à me le rendre maniable...




CHAPITRE VII

Le chevalier Gaspard reçoit, à Lizerolles, un présent digne du sultan
Saladin. Réveillé d’un beau rêve par les sourdes menaces de sa petite
armée, il se voit forcé de reprendre la vie active du partisan.


Le même jour, Gaspard, ayant interrogé le palefrenier, apprit que Mirza
visitait Kalife, chaque jour, à des heures fixes.

--A quelle heure? demanda-t-il.

--Dès que sonne la cloche des repas.

--C’est bien, dit Gaspard. Quand vous me verrez me diriger vers les
écuries, ne me suivez sous aucun prétexte.

Les jours suivants il se mit en observation, aux heures dites, et vit
Mirza s’en aller vers l’écurie, après avoir volé, non sans un regard de
méfiance autour d’elle, une pomme dans des corbeilles, sous un hangar.

Un matin, Gaspard se fit apporter la petite chienne; et, l’ayant mise
sous son bras, il entra avec elle, et les poches bourrées de pommes,
dans l’écurie. Kalife, à son entrée, donna tous les signes d’une
agitation menaçante; mais Mirza ayant jeté un petit jappement, le cheval
s’immobilisa; et, tournant la tête vers Gaspard, le regarda d’un œil
inquiet. Gaspard, alors, lui présentant la mignonne chienne d’une main,
de l’autre lui tendit une pomme. Kalife flaira affectueusement la
chienne et prit la pomme. Ayant continué en secret ce manège pendant
quelques jours, Gaspard demanda que Kalife lui fût amené devant le
perron du château.

Mme de Lizerolles, prévenue, était à sa fenêtre.

Difficilement bridé, sellé, puis maintenu par le valet, Kalife
bondissait, se cabrait, ruait, ondulait, souple, sauvage, magnifique.

Gaspard lui parla; à sa voix le cheval parut se calmer un peu; et le
cavalier, ayant saisi la bride et mis le pied dans l’étrier, fut tout de
suite en selle. Le cheval se mâta d’abord tout debout, comme s’il eût
espéré faire un bond en plein espace. Gaspard lui parlait. La bête, de
nouveau, voulut s’élancer; il la retint, et, d’une main lui flatta
l’encolure. Les quatre pieds trépidants battirent le sol, puis un pied
de devant creusa la terre, fit voler des graviers... Gaspard rendit
doucement la main. Ils partirent, flèches vivantes; s’enfoncèrent,
disparurent sous l’ombre de la longue allée. Peu de temps après, on les
vit revenir au pas. Kalife semblait se complaire à danser sa promenade,
virevoltant vingt fois au gré du cavalier, reprenant un pas tranquille,
l’abandonnant tout à coup pour un trot régulier; puis, à l’ordre du
maître, avec qui il avait fait alliance, il quittait la terre des quatre
pieds à la fois, et, en retombant, se clouait au sol comme un cheval de
bronze.

--Sellez-moi l’alezan! commanda la comtesse enthousiasmée.

Un quart d’heure plus tard, la dame et le cavalier s’éloignaient côte à
côte.

--En vérité, comment avez-vous fait sa conquête? interrogea-t-elle.

--Comme vous avez fait la mienne, madame; par la bonté.

Elle leva, sur l’étrange ami qu’elle s’était donné, un regard où se
lisait un attendrissement.

--Allons voir, dit-elle, pas très loin d’ici, les ruines du château des
Vaulabelle. Il fut à demi détruit par un incendie, il y a quatre ans; je
ne l’ai pas revu encore, car mes amis l’ont quitté sans espoir de
retour, leur fortune ne leur permettant pas de le relever.

Le château des Vaulabelle se dressait à une lieue de Brignoles, sur le
flanc nord des collines au bas desquelles court la route d’Aix. De la
route jusqu’au pied des collines, s’étendait un beau parc qu’entouraient
des murailles surchargées de lierres. Le portail de fer forgé[3]
s’ouvrait non loin de la route. Cette grille était, en son milieu,
surmontée des armes des Vaulabelle, heaume creux et panache, de fer
léger. Les allées du parc empruntaient à l’antiquité des arbres une
majesté de mystère. Çà et là des statues, dont quelques-unes déjà
avaient été mutilées par les enfants, que nulle muraille n’arrête. Au
milieu d’un large rond-point, s’élevait une gloriette enfouie dans des
chèvrefeuilles. Là-haut, sur les premières pentes de la colline sauvage,
chargée de pins, les ruines, au soleil, semblaient roses et dorées. Des
rosiers grimpants envahissaient les fenêtres. On les voyait, d’en bas,
se mirer dans les hautes glaces, à demi-brisées, d’un salon effondré.
Les salles du rez-de-chaussée et les sous-sols avaient été respectés par
le feu. Dans la muraille, au nord, derrière les ruines, une porte
dérobée permettait l’entrée directe dans le bois le plus fourré, le plus
inextricable de tous ceux qu’on peut voir en Provence, et que défendait
une armée de genêts épineux. Admirable lieu de retraite! pensait
Gaspard,--pour des gens qui auraient à fuir trop souvent messieurs de la
maréchaussée.

  [3] Ce portail en fer forgé a été transporté à Signes, et orne
    l’entrée d’un enclos où il subit malheureusement l’injure des
    intempéries et l’insulte des gamins.

Quand les deux cavaliers revinrent de leur excursion:

--Eh bien, que dites-vous, monsieur, des ruines de Vaulabelle?

--Ma foi, madame, le respect me clôt les lèvres.

--Allons, hardi! beau cavalier!... En vérité, vous êtes bien le brigand
le plus déconcertant du monde! Vous, un dompteur de chevaux sauvages,
vous voilà embarrassé pour répondre à une question si simple!

--Ce dompteur, madame, recule à la seule idée de provoquer le froncement
de sourcil d’une femme! Je peux du reste dire ce que je voulais taire et
qui n’est, après tout, qu’une pensée sans application possible à la
déesse dont la bonté me confond... Eh bien, je trouve de pareils lieux
tout à fait propres à l’amour; et ils semblent inutiles dès qu’ils ne
sont plus habités par Adam et Ève--ou par les nymphes chères à M. de
Fénelon.

--C’est très gentil, dit-elle. Vous parlez comme M. de Florian, et il
faudrait être de bien maligne complexion pour reprendre quelque chose à
de si poétiques paroles... Mais prenez garde que voici là-bas un passant
que je soupçonne être un homme de police, car il s’est déjà présenté
chez moi, il y a deux jours, demandant à vous voir; et j’ai chargé mes
gens de l’éconduire. Aujourd’hui, il paraît à la fois se dissimuler et
faire en sorte qu’on le voie.

Gaspard tressaillit en reconnaissant l’ami Sanplan.

--Hélas! madame, je comprends qu’à la seule vue il vous soit suspect,
mais c’est un loyal ami de Gaspard de Besse. J’avais, bien entendu,
gardé jalousement le secret de ma retraite chez vous. Il l’aura deviné,
car mes hommes sont des limiers incomparables; celui-ci surtout.
Souffrez, je vous prie, que, vous ayant accompagnée jusqu’à votre seuil,
je revienne parler à ce diable, meilleur qu’on ne croirait à le voir.

Il fit signe à Sanplan de l’attendre, reconduisit la comtesse, et revint
au galop vers son lieutenant.

Sanplan, à l’approche de Gaspard, secoua tristement la tête:

--Tu as trouvé, paraît-il, tes délices de Capoue! Cela nous sera
funeste, ami Gaspard! Il y a huit jours que, d’après tes promesses, tu
devrais avoir rejoint la troupe. Bernard et moi, Lecor et Pablo, nous
nous efforçons en vain de contenir les mécontents. Tornade a, cette
fois, presque partie gagnée. On t’appelle du joli nom de traître; et, je
dois l’avouer, les apparences sont contre toi. Il faut me suivre à
l’instant. Arriverons-nous encore assez à temps pour remettre les choses
en ordre? Je ne sais, j’en doute... Ah! les femmes!

--Attends-moi là. Es-tu venu à pied?

--Non, Pablo m’a prêté son âne,--qui broute, caché près d’ici.

Gaspard, en un temps de galop, arriva chez la comtesse, à qui il
expliqua l’incident.

--Si cette révolte de vos gens vous libère, je la bénirai, dit-elle.

--Ne l’espérez pas, madame. M. de Mirabeau m’a fait comprendre qu’on
peut dominer, diriger même, une grande révolution: je compte bien venir
à bout d’une mutinerie. J’ai réussi une fois déjà; je réussirai encore,
en pensant à lui... et à vous. Mais permettez-moi d’ajouter un mot: je
jure de renoncer à ma vie aventureuse, le jour où, étant parvenu à
infliger un affront public et sévère aux parlementaires, je pourrai me
croire libéré des engagements pris envers moi-même. Vous m’aiderez à
rendre à la vie régulière, en les faisant pardonner par le roi, les
hommes qui, sur mes ordres, auront travaillé à lui montrer comment sa
magistrature est parfois indigne de Sa Majesté.

--Et alors, en ce cas, monsieur, que deviendrez-vous vous-même?

--Ce qu’il plaira à Sa Majesté, dit Gaspard. Si le Parlement d’Aix était
mon otage, je demanderais pour sa rançon, à mon roi, le châtiment de
certains criminels que le Parlement criminel ne poursuit pas; et si un
châtiment ne m’atteignait pas moi-même... peut-être... Qui sait?

Il se tut, puis baissant la voix:

--Il y a, dans bien des couvents, des pénitents plus coupables que moi.

Elle parut très émue; et, lui tendant la main pour la seconde fois:

--N’exagérons rien, lui dit-elle; il est très vrai que je réprouve vos
moyens d’action, mais je n’irai pas jusqu’à dire que je vous condamne.

Gaspard eut un mouvement de joie.

--J’entends fort bien, poursuivit-elle, que, dès l’instant où vous vous
êtes décidé à agir, à lever et à entretenir une armée sans aucun
subside,--il fallait bien avoir recours à de fâcheux moyens. Ce fut la
conséquence criminelle d’une révolte pardonnable.

--Quelle joie, madame, de vous l’entendre dire, murmura Gaspard.

--Ne vous excusez pas trop en cela; ne vous condamnez pas non plus
vous-même trop sévèrement...

Il la regarda d’un air de détresse, de reconnaissance et d’étonnement
profond. A ce regard elle répondit:

--Vous vous étonnez, je le vois, de trouver en moi un partisan si
déterminé de vos entreprises. C’est que, comme vous et depuis mon
enfance, je m’indigne, et plus passionnément que vous ne sauriez
l’imaginer, contre les déportements de certains gentilshommes; et je
crois qu’il serait temps de leur donner une grande leçon. Vous vous
attaquez à la législation pénale? J’en veux, moi, aux coupables haut
placés qui se permettent toutes les fantaisies, sans qu’on les en fasse
repentir... Je suis une petite-nièce de cette grande dame qui, vers le
milieu du dernier siècle, fut enlevée de vive force par un grand
seigneur, avec l’aide d’une poignée de complices non moins titrés que
lui. Elle fut enlevée, portée de vive force dans un carrosse, et
malmenée, et pourquoi? Parce que M. de Bussy était épris de sa grande
beauté. Du carrosse lancé au galop, elle se jeta dans les buissons
d’épines qui bordaient la route et s’y déchira cruellement le visage;
reprise, elle se débattit; elle n’échappa que par miracle à ce rapt, à
ces odieux malappris qui se piquaient de belles manières; et tous ces
misérables restèrent impunis. Ma grand’tante, leur victime, n’est autre
que Mme de Miramion, amie de Mme de Sévigné, et qui termina sa vie en
pratiquant de si pures vertus, que l’histoire la regardera comme une
sainte. Voilà pourquoi, monsieur, je suis l’amie des philosophes, celle
de M. de Mirabeau, le prisonnier du château d’If. Et voilà pourquoi je
suis l’amie de Gaspard de Besse, vengeur d’un paysan assassiné par des
gentilshommes plus dignes que personne du nom de bandits... Moi-même,
monsieur, ajouta-t-elle avec un air de suprême dignité, moi-même j’ai
connu des offenses assez semblables à celles qu’eut à subir ma grande
aïeule; et cela de la part du gentilhomme dont, à seize ans, je devins,
sans amour, la femme, parce qu’il sut m’y contraindre en usant des
moyens les plus perfides et les plus lâches... Allez donc, monsieur
Gaspard, et que Dieu vous protège!... Allez à vos destinées. Vous êtes
le maître de les rendre plus dignes de la justice que vous rêvez de
servir. Adieu. Remontez à cheval, car Kalife est à vous. Je vous l’offre
en souvenir vivant. Puisse-t-il vous conduire vers une fin plus heureuse
que celle que vous bravez.

Gaspard, sur Kalife, rejoignit Sanplan qui l’attendait, confortablement
assis sur l’âne de dom Pablo, et qui, à la vue de Gaspard, retrouvant sa
bonne humeur, s’écria:

--Mort de ma vie! cette fois, les bornes de la route, pour peu qu’elles
aient lu de bons livres, doivent reconnaître en nous la folie et le bon
sens, l’immortel don Quixotte et l’immortel Sancho!




CHAPITRE VIII

Pour être un gouvernement, il faut connaître la science ou l’art de
gouverner; pour monter à cheval il faut avoir appris; les démocraties
ignorantes courent à leur perte; toutes vérités que démontre un apologue
en action, imaginé par le malin Gaspard.


--Ne trouves-tu pas singulier, dit Gaspard, qu’ayant sous moi, au lieu
d’un Rossinante, un cheval tel que celui-ci, j’aie en même temps pour
écuyer un gros homme monté sur un âne?

--En effet, répliqua Sanplan narquois, j’ai remarqué l’animal, et je te
félicite de ton acquisition. Pour peu que tu l’aies payé, ce doit être
encore une assez ronde somme... Et, dans ce sens, c’est aussi, dirai-je,
une bête de somme... eh! eh!

--Je te prie, Sanplan, de ne pas oublier que je suis ton chef, et
nullement d’humeur, aujourd’hui surtout, à supporter, de qui que ce
soit, la plus inoffensive raillerie.

--J’entends, j’entends, grogna Sanplan; monsieur aura pris, dans la
compagnie des femmes, cette sorte de maladie qu’on appelle les vapeurs,
lesquelles ne vont guère à un homme... Quant à ce cheval, c’est, je
pense, un cadeau de princesse; et la dame qui a offert le cheval n’a pas
manqué, je parie, de nipper le cavalier. Notre Gaspard a maintenant la
mine d’un colonel qui a acheté son régiment à beaux écus comptants; et
me voici le cornette du colonel de Besse! Mais je ne sais trop comment
ton régiment, qui n’est pas de bonne humeur, lui non plus, recevra son
beau colonel.

--Assez! répliqua sèchement Gaspard... Je disais donc qu’un cheval
impatient comme celui que j’ai sous moi--et entends-le comme tu
voudras--n’est pas fait pour suivre le pas d’un âne. Tu me rejoindras à
ton heure. D’après tes rapports, ma présence au camp est urgente... Tu
aurais pu te déguiser autrement qu’en ridicule ânier.

--Il est urgent, mon cher capitaine, que, avant tout, je vous explique
en détail où en sont les choses au camp; et je m’étonne que vous ne
l’ayez point déjà demandé... mais tu es encore pareil à un homme qu’on
tire d’un lourd sommeil, et qui reste mal débroussaillé d’un
enchevêtrement de visions chimériques. Quant à me précéder au camp, je
t’engage à n’en rien faire, car tu n’auras peut-être pas trop d’un ami
de plus, tel que ce trouble-fête de Sanplan, pour te défendre contre
Tornade et ses acolytes. Ses principaux complices sont Mïus et
Gustin..., le diable emporte Morillon chez qui nous fîmes leur
connaissance!

--Enfin, que veulent-ils?

--Ce qu’ils veulent, ils te le diront mieux que moi. Ils veulent...
mériter le bagne.

--Mais encore?

--D’abord, ils sont indignés de ton absence inexplicable; ils te
traitent de tyran et veulent se débarrasser de toi. Tornade alors
deviendrait leur chef. Vols, assassinats et pillages. Tu t’es,
disent-ils, imposé à eux. Ils veulent des chefs élus. Après Lecor, qui
t’a vainement défendu, et que j’ai soutenu, comme tu penses, de toutes
mes forces, Pablo, resté fidèle, mais qu’on m’a changé aussi, car il est
moins amusant que jadis, leur a fait un discours sérieux et, il faut le
confesser, fort ennuyeux; ce qui, de sa part, tu en conviendras, est
impardonnable. On l’a hué.

--Pauvre Pablo!... Et qu’a-t-il répondu?

--Il a répondu: «Vous ne pouviez pas me comprendre; je m’en doutais!
Voilà ce que c’est que de compter sur l’intelligence du peuple! Que
puis-je vous répondre, sinon que ceci: _stultorum numerus infinitus
est_, ce qui veut dire, en style de clerc, que Tornade est un coïon, et
coïons sont ceux qui le suivent. _Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ..._» Et il
se frappait la poitrine. Ce geste le perdit. Tes ennemis le sifflèrent;
et Tornade s’étant précipité sur lui, les amis de Tornade tombèrent sur
tes amis, c’est-à-dire sur moi, sur Bernard et Lecor. Nos archers
fidèles se rangent à nos côtés. La mêlée est épouvantable; et c’est
finalement notre aumônier qui nous sauve. En un clin d’œil, il jette aux
orties sa robe d’ermite, prend Tornade à la gorge, le renverse; et, lui
mettant sur la figure un pistolet qu’on ne lui avait jamais vu, il l’eût
tué, sans notre intervention trop généreuse. Il se releva, mais en
remettant debout son adversaire qu’il tenait toujours d’une main par le
collet; dans l’autre main il avait son pistolet à deux coups; et il cria
aux mutins de sa plus belle voix de prédicant: «Faisons un accord. Vous
voyez que la vie de votre Tornade est entre mes mains. Je le laisserai
sauf, si, vous et lui, vous vous engagez à attendre le retour de notre
chef. Vous vous expliquerez avec Gaspard. Il n’est pas juste de le
condamner sans l’entendre... Acceptez-vous mes conditions?»

--Pour sauver la vie de Tornade, ses amis crièrent _oui!_ Et, là-dessus,
je quittai cette véritable caverne de brigands, et me mis à ta
recherche.

--Et pourquoi sur un âne?

--C’est que, tu l’as dit tout à l’heure: cet âne me déguise. Un bandit
ne chemine pas sur un âne. Il fallait aller à ta recherche de bastide en
bastide, de château en château, d’un air bonhomme; recueillir des
renseignements sans donner l’éveil à la maréchaussée. Avisée de ton
absence et de la mienne, elle aurait pu tomber sur nos gens, qui sont
incapables de se défendre utilement sans les lumières de leurs chefs.
Chose que, bien entendu, ils ne veulent pas admettre...

L’esprit de Gaspard piaffait d’impatience comme piaffait son cheval:

--Je vais en avant! s’écria-t-il.

--Pour l’amour de Dieu, n’en fais rien, Gaspard! tu peux avoir besoin de
mon bras, là-bas. Nous n’avons plus qu’une petite demi-lieue pour
atteindre la Roquebrussane. Je trouverai là, peut-être, chez un ami ou à
prix d’argent, un cheval qui me permettra d’allonger mon allure et de me
mettre à ton pas,... si tu consens à raccourcir le tien.

Ce parti prévalut; le cheval fut trouvé. C’était un cheval épais mais
trottant ferme, assez vite pour un cheval de roulier, mais lent comme
tortue à côté du cheval ailé que montait Gaspard. Et Sanplan,
littéralement écartelé sur la vaste échine du pesant animal, criait de
loin à Gaspard:

--Pas si vite!... il faut arriver ensemble... Qui m’aurait dit que je me
mettrais entre les jambes la toiture d’une maison!... Je suis à cheval
sur une toiture! Et que dira Pablo, quand il verra, entre mes jambes
trop courtes, cette toiture au lieu de son âne! Attends-moi, Gaspard,
attends-moi!

                   *       *       *       *       *

En dépit des difficultés que présentait un voyage entrepris dans ces
conditions, Gaspard n’abandonna point son ami.

Les deux cavaliers traversèrent Méounes au galop; et, après Méounes,
Belgentier et Solliès; ils arrivèrent le soir à la Valette, où ils
s’arrêtèrent.

Sanplan avait dit: «La bande est réunie dans notre caverne d’Evenos.»
Bien qu’en état d’anarchie, et à cause même de cet état, elle avait su
choisir, pour s’y réfugier, la plus inaccessible de ses retraites.

Gaspard et Sanplan, pour s’y rendre, comptaient gagner la route qui
escalade le _Bàoú de quatre heures_, au nord de Toulon; elle aboutissait
à la plus fameuse de leurs cachettes. De la Valette, ils prirent, pour
n’avoir pas à traverser la ville, le chemin qui contourne le Faron, au
nord, et rejoint la vallée de Dardennes.

Par des sentiers montants, tortueux, pierrailleux et sonores, au flanc
du Bàoú, ils parvinrent en peu de temps sur des plateaux où, entre les
roches d’un gris bleu, pousse une végétation sèche, kermès, romarins,
cystes et thyms, dévorés de soleil. De cette hauteur, dont ils suivaient
la crête en se dirigeant vers le nord-ouest, ils dominaient un paysage
incomparable et changeant. Ce fut d’abord, dans le sud, à leurs pieds,
le port de Toulon, l’arsenal avec les cales de Vauban; les grands
navires à l’ancre, voiles carguées et lourdement festonnantes; les
bateaux de pêche sous le triangle de la voile latine; l’immense cadre de
la rade fermé au sud par l’isthme des Sablettes, et par la presqu’île de
Saint-Mandrier que termine le cap Cépet, la pointe la plus méridionale
de la France; au sud-ouest, la colline de Six-Fours, postée en
sentinelle dans la plaine; au sud, Notre-Dame du Mai; les rochers égaux
des _Deux-Frères_, debout dans la mer; et, sur tout cela, une
«escandilhado», c’est-à-dire, un resplendissement de soleil, que la mer
renvoyait au ciel par des milliards de facettes mobiles.

Puis, à mesure que nos cavaliers avançaient, des collines
s’interposèrent entre leurs yeux et ce prestigieux tableau; mais il fut
aussitôt remplacé par un autre. Ils descendaient un peu maintenant vers
l’ouest; et ils découvrirent tout à coup un paysage non moins vaste. La
chaîne de la Sainte-Baume apparut sur leur droite, longue ligne qui se
brise, en un certain point, pour figurer le profil d’un fauteuil
gigantesque, que Gaspard appelait la _Chaise du Pape_. Devant eux, au
loin, par delà Sanàri, se profilait le Bec-de-l’Aigle; des îlots
flamboyaient, baignés dans l’azur d’un ciel terrestre... Derrière la
barre de la Sainte-Baume, Gaspard voyait en esprit Azaï, la ville du
Parlement maudit; et le château de Lizerolles, l’asile qu’il chérissait.

Sa pensée d’homme actif ne s’attardait pas aux impressions de beauté
qu’il recevait de ce vaste cirque de cultures et de forêts, de mer et de
montagnes; mais, de ces étendues, une joie singulière lui venait, qui
gonflait ses espérances de révolté, comme le vent gonfle les voiles des
grands vaisseaux. Ce qu’il éprouvait le plus fortement, c’était une
ivresse de future victoire, de juste conquête et de liberté. Il
respirait l’enivrant effluve à pleins poumons et de toute sa jeunesse.
Sur la vaste étendue de ces horizons, il avait ses voies secrètes, ses
retraites, ses affidés connus de lui seul, son peuple; d’un coup d’œil,
il embrassait tout son royaume. Ses traces étaient partout marquées,
dans ces sentiers, dans ces drayes rocailleuses, sur ces cimes hardies;
et, aujourd’hui encore, le voyageur provençal, qui parcourt ces vallées
et ces montagnes, retrouve, sur tout le territoire qui va de l’Estérel à
Sainte-Victoire-d’Aix, le nom de Gaspard répété par toutes les pierres,
et résonnant encore dans toutes les cavernes.

Ils approchaient de leur grotte farouche, dont les abords avaient été
naguère dévastés par un incendie. Ils trouvèrent, sous un bouquet de
pins parasols, qu’avait épargnés le feu, deux sentinelles postées par
Bernard; ils leur confièrent leurs chevaux. «Toute la bande est dans la
grotte», dirent les sentinelles.

Ils y allèrent. Quittant le chemin frayé, ils se mirent à descendre une
pente assez inclinée pour être presque impraticable, et qui, plus bas,
le devient tout à fait. En face d’eux, se dressaient maintenant la
pointe et le château d’Evenos. Sous eux, serpentait, au fond d’un ravin
à peu près inaccessible, le torrent du Destéou qui va rejoindre puis
côtoyer la route royale, au fond des gorges, en tout temps fameuses, et
dont on ne prononce plus le nom sans évoquer celui de Gaspard de Besse.
Surplombant la pente qu’ils descendaient en faisant glisser sous leurs
pieds des pierrailles concassées par les siècles, une masse calcaire
s’érige, dont la forme est à peu près celle d’une gigantesque fenêtre de
mansarde faisant saillie au flanc d’une toiture très inclinée; sous
cette masse s’ouvre la grotte. C’est une salle de quarante pieds de
large sur vingt de profondeur. L’ouverture est un grand arc surbaissé;
la hauteur du sol à la voûte est de quinze pieds; à l’intérieur, le sol
s’abaisse vers l’ouverture. Une galerie, balcon naturel, règne,
suspendue à mi-hauteur, contre la muraille du fond. Au milieu de cette
salle, se dresse une roche en forme de table naturelle ou de tribune, et
où Pablo voulait voir un autel druidique. Au plafond, sous l’action des
eaux suintantes, l’effritement calcaire a façonné des figures de
chimères que Puget eut le désir de transporter à Toulon, dans sa maison
de la rue Bourbon. Les Provençaux lui attribuent semblable projet, à
propos de bien d’autres sculptures naturelles.

La caverne est imprenable. Le regard n’y peut plonger que d’Evenos,
juché sur la cime qui lui fait face; mais à Evenos Gaspard avait des
amis. Telle est la grotte dans laquelle Gaspard avait établi la
principale de ses caches à munitions de guerre et à provisions de toute
nature.

Sanplan, dans son sifflet de maître d’équipage, siffla selon un rythme
convenu; et, après une courte descente parmi les pierrailles qui se
dérobaient sous leurs pas mal assurés, les deux hommes contournèrent la
masse rocheuse qui recélait dans ses flancs la grotte, à l’entrée de
laquelle ils se dressèrent subitement sous les yeux de la troupe
grondante.

Par un escalier fait de moellons branlants, ils se hissèrent dans la
vaste caverne. Gaspard vit tout de suite que Tornade était là, désarmé
et surveillé. Cependant il comprit aussi que les mutins étaient les plus
nombreux. Tornade était comme prisonnier sur la foi des traités, étant
resté le vaincu de Pablo. Les bandits, une fois encore, avaient su se
plier volontairement aux disciplines qui faisaient leur force.

Gaspard, sous des huées menaçantes, gagna paisiblement l’espèce de
tribune qui se dresse au milieu de la grotte; d’un regard, il jugea les
dispositions des groupes séparés.

Puis, se tournant vers les anciens archers qui gardaient Tornade:

--Laissez aller cet homme du côté de ses amis, commanda-t-il, et
rendez-lui d’abord ses armes...

Les archers hésitèrent.

--Donnez l’exemple de l’obéissance, vous qui êtes mes amis. Rendez à
Tornade ses armes.

Quand Tornade fut délivré:

--Tu entraînes pour la seconde fois tes compagnons à la révolte. Que
veux-tu? Que désires-tu? Que veulent tes amis? Réponds.

La réponse eut le mérite d’être brève et claire:

--Les soldats veulent choisir leurs officiers. Tu t’imposes à nous. Nous
ne t’avons pas choisi. Nous ne voulons plus de toi. Ils désigneront pour
chef qui bon leur semblera. Choisir, c’est être libres. Nous ne voulons
pas rester tes esclaves.

--Je t’entends: tu leur as persuadé qu’ils en savent assez pour faire la
différence entre les talents militaires d’un ignorant et ceux d’un homme
capable de les conduire au succès. Tu cours sottement le risque de les
mettre sous les ordres d’un chef inhabile qui les fera tomber, avant
trois jours, au pouvoir des dragons royaux. C’est bien cela? Et ce chef
ce sera toi, hein? Voyons, une fois leur chef, à quoi emploieras-tu ton
armée?

Tornade s’écria rageusement:

--A des expéditions contre les demeures de certains riches que, toi, tu
veux épargner.

--Je ne fais pas la guerre de rapine et de pillage, répliqua violemment
Gaspard. J’épargne, quand je puis les distinguer, ceux qui, riches ou
non, aiment le peuple et défendent ses intérêts.

--C’est la conduite d’un traître! hurla Tornade, épileptique. Oui! nous
avons appris que tu te cachais au château de Lizerolles. Il y a, dans ce
château-là, quelque chose à faire pour nous. Tu n’en profiteras pas
seul. Nous le pillerons à notre heure; et, après quelques expéditions
semblables, chacun de nous sera riche à son tour, et pourra vivre en
paix, pendant le reste de ses jours, du fruit de son travail.

--Joli travail! et où donc, ensuite, serez-vous en sécurité?

--On passera la frontière, comme le fit souvent Mandrin qui, lui,
n’était pas un traître comme toi!

--Tu n’es qu’une brute ignorante, Tornade; et je te dis que la première
qualité pour mériter d’être un chef, c’est l’intelligence et la
connaissance du métier de chef. Toi, tu sais manger et boire; et te
battre, soit! mais rien d’autre! Je t’ai entendu dire que tu détestes
les guerres; que ce sont des crimes; et pourtant tu ne rêves que
massacres et pillages. Ce que tu veux piller d’abord, c’est surtout des
cuisines et des caves, hein?

Dans cette caverne, les bandits faisaient silence; les uns adossés aux
murailles; d’autres debout devant l’entrée; quelques-uns couchés;
quelques autres assis, jambes pendantes, sur la galerie; et tous
dardaient leurs regards interrogateurs, furieux ou inquiets, indécis ou
assurés, sur le Chef qui, debout, au centre, demeurait calme, une main
sur sa tribune de roche.

--Tu as des idées, toi, hé? ricanait Tornade; des idées que tu prends
dans les châteaux? eh bien, j’en ai plus que toi, moi, des idées! et si
j’étais à la tête des compagnons, j’en aurais, moi, des idées à moi!

--Dis-les-nous.

--D’abord, chacun de nous aurait les mêmes pouvoirs que tous les autres.

--Et quand il faudrait aller tous ensemble quelque part, pour assurer le
salut commun, si chacun voulait aller de son côté, que ferais-tu?

--Eh bien, je laisserais faire! on est égaux! tous égaux! avec les mêmes
primes! Dans ma troupe, à moi, voilà, tout serait en commun, tout! même
et surtout les femmes. On ferait prisonnières toutes les marquises et
princesses; et elles resteraient à la disposition de ma troupe. De quel
droit un seul homme accapare-t-il une belle femme pour lui tout seul?...
Ce n’est pas naturel... C’est injuste... Je suis pour la nature. Les
belles femmes sont rares. J’en veux. Et puis quoi? Nous ne sommes pas
chez le Grand Turc, qui les a toutes pour lui tout seul? Je suis pour la
nature. Il faut un sérail pour le peuple.

--Ça existe déjà, s’écria Sanplan impatienté; y entre qui veut.

--Mais il faut payer pour en sortir! cria Tornade; le peuple établira le
sérail gratuit pour les travailleurs.

Gaspard se voyait en face de la Brute, bornée, sourde, aveugle comme un
mur de roche.

--Écoute, Tornade, dit-il. L’an passé, nous avions parmi nous un
camarade qui avait les mêmes idées que toi. Je crois même que tu les as
héritées de lui, incapable que tu es d’avoir par toi-même des idées,
même mauvaises. Ce camarade s’appelait Vérigneux.

--Tu m’insultes, Gaspard, interrompit Tornade; tu me paieras cela.

--C’est entendu; quand tu seras mon chef... Or, Vérigneux pensait, comme
toi, qu’il fallait, en toute occasion, piller, voler,... assassiner. Un
jour, ayant quitté la bande avec l’intention de _travailler seul, pour
son compte_, comme il disait, il assassina lâchement une vieille
femme, sur la route, entre Cuges et Aubagne. Puis il crut
bon--souviens-t’en--de revenir se réfugier parmi nous. Les gens
d’Aubagne me firent savoir que s’ils parvenaient à s’emparer de
Vérigneux, ils le pendraient. Tu sais ce que je fis? Je le leur fis
livrer; je l’accompagnai moi-même à Aubagne, où il fut pendu, sur la
place publique, par un peuple indigné; et sa tête fut plantée à la cime
d’une bigue, à l’endroit même où le crime avait été commis. Cet endroit,
qu’on appelle déjà _le Vallon de la Bigue_, restera célèbre sous ce nom;
et, longtemps après notre mort à tous, ce nom apprendra aux gens de chez
nous que la bande de Gaspard de Besse ne fut pas une bande de méchants
hommes, cruels et pillards, mais une troupe armée pour la justice, sous
un chef qui condamnait la lâcheté et le meurtre... Tornade, tu connais
le Vallon de la Bigue[4]?

  [4] Le Vallon de la Bigue a gardé son nom.

--Je le connais, dit Tornade. Et après?

La bande se taisait, cherchant à deviner pourquoi Gaspard, avec
insistance, rappelait ce souvenir menaçant. Où voulait-il en venir?...
Beaucoup croyaient deviner, et s’apprêtaient à défendre Tornade par tous
les moyens.

Gaspard continuait:

--Ce que tu ne sais pas, Tornade, c’est que, pas loin d’ici, habitent le
père et la mère de Vérigneux. Ce père et cette mère, ayant appris quel
supplice allait être infligé à leur fils, demandèrent eux-mêmes aux gens
d’Aubagne que la tête de leur fils fût tranchée et exposée à la cime
d’une bigue. Et cette bigue, le père alla l’abattre de sa main dans la
forêt: «Je veux, dit-il, qu’on sache bien que nous avons renié notre
fils; cette bigue, plantée par moi-même, en témoignera.» Ainsi fut-il
fait; et il en résulta que ces pauvres gens, au lieu d’être méprisés et
montrés au doigt, comme parents d’un infâme, excitèrent la compassion de
tout le pays; et que le crime de leur fils n’est pas une honte pour eux.

--Et alors? dit effrontément Tornade, qui comprenait enfin.

--Alors, cela signifie que je suis prêt à renier toute la bande, à la
combattre et à la désigner moi-même à l’indignation publique, si elle
devient une bande de lâches et d’assassins.

Une sourde rumeur de mécontentement fut la réponse à ces paroles.

--Mais, dit Gaspard, j’ai confiance en vous tous, en votre intelligence;
vous n’êtes pas encore et vous ne deviendrez pas cela. Votre erreur
n’est que la folie d’un moment.

Le sourd grondement de révolte reprit--un peu plus accusé.

--Pour conclure, attendez, mes amis, la fin de ce que j’ai à dire. Vous
verrez que je n’ai nullement l’intention de vous résister, tant que vous
ne passerez pas à l’action.

Il se tut un moment; et, voyant qu’on attendait sans protester:

--Tornade, reprit Gaspard, tu es le plus dangereux des fous; un sot
devenu fou; et le plus dangereux des fous parce que tu ignores ton
ignorance. Tu n’es qu’un misérable imbécile, et tu serais le pire des
tyrans. Écoute-moi bien: un chef doit avoir la prudence qui protège ceux
dont il a la charge; la modestie, qui l’empêche de se dire fort quand il
est faible, de se croire instruit quand il ne sait rien, spirituel quand
il est stupide. Il doit avoir la bonté, qui cherche la raison des fautes
pour pouvoir les pardonner si elles méritent pardon; l’énergie, pour
être sans pitié au crime prouvé. Toi, tu es faible et tu te prétends
fort; tu es haineux et tu ne pardonnes rien; tu es bête et tu te crois
fin; tu es orgueilleux de toi-même et tu ne sais pas distinguer un A
d’un B. Tu es d’une ignorance sans prudence, qui mènerait à
l’échafaud--avant trois jours, je te le répète--ceux à qui tu promets la
fortune, car tu ne hais l’homme riche que pour devenir riche à sa place,
sans avoir travaillé! Je sais, je vois tout cela, je te juge. Eh bien,
cependant, si tes amis sont assez bêtes pour confier leur avenir à un
dément exaspéré, qu’ils le fassent! Je les combattrai ensuite,
loyalement. Une première fois tu t’es révolté et j’ai eu raison de toi.
Cette fois-ci, je suis de nouveau prêt à m’effacer devant toi, à te
laisser prendre ma place, mais à une condition que je vais dire: puisque
tu sais tout ce que doit savoir un chef d’armée, tu dois savoir monter à
cheval? hein?

--Ce ne sera pas la première fois, dit Tornade.

--Mais, entends-moi bien, tu dois pouvoir monter n’importe quel
cheval?... Le mien est à deux cents pas d’ici...

La bande se mit à rire; on commençait à s’amuser... «Il a de l’esprit,
notre Gaspard!... il est malin... Pauvre Tornade!... ça va mal tourner
pour lui... Gaspard y perdra son cheval... Je parie pour Tornade!...
Moi, contre!»

Tornade sentit venir l’impopularité; et que, s’il reculait, c’en serait
fait de son prestige... Ses amis doutaient déjà de lui. Il le sentait.
Son orgueil répliqua, le poing tendu vers Gaspard:

--Vous tous, qui vous arrogez le commandement des hommes, vous prétendez
tout savoir! et pour nous mieux tromper sur vos mérites, vous prétendez
qu’il est très difficile d’apprendre, dans des livres, ce qu’un enfant
peut apprendre tout seul, de la nature. Je suis pour la nature, moi!...
Je n’aurais peut-être pas, à cheval, l’air d’un général à la
parade;--mais je tiendrai sur la bête par ma volonté et mon courage
naturels! j’y tiendrai aussi bien que toi, et sans mépriser comme toi
ceux qui vont à pied! Sortons. Où est-il, ton cheval? Sortons tout de
suite. Aide-moi seulement à enfourcher ta bête; et si je ne tiens pas
collé sur son dos comme «arapède» au rocher, je veux perdre mon nom de
Tornade, et je promets de renoncer à l’honneur de conduire des hommes!

Mïus et Gustin, les deux inséparables de Tornade, applaudirent les
premiers. Les autres mutins, impressionnés, attendaient, avec une
curiosité ardente, la fin de l’incident; mais leur foi en Tornade
chancelait: «Comment va-t-il s’en tirer? c’est vrai qu’il nous faut un
chef qui sache aussi bien faire figure à cheval que commander la
manœuvre.»

Toute la troupe sortit de la caverne et gagna le plateau.

Tornade marchait à côté de Gaspard et ne cessait de discourir, en le
coudoyant à chaque pas, par esprit de provocation.

Ce qu’on distinguait le mieux, dans cette nature trouble, c’était
l’envie et un orgueil têtu. Tornade avait en lui, ardente comme une
soif, l’ambition; il était impatient de dominer, non pour tenter de
conduire son clan vers des destinées, les meilleures possibles, mais
pour être oppressif et cruel, et venger ainsi sa prétendue grandeur,
selon lui méconnue. Cet ami des hommes et de la liberté rassemblait donc
en lui toutes les qualités qui font les tyrans les plus intolérables. En
créant ici-bas un enfer à l’usage des incrédules, les inquisiteurs
sincères pensaient faire, en même temps que leur propre salut, celui de
leurs victimes. Ils voulaient partager avec elles un bonheur éternel!
Tornade, lui, prétendait aimer les hommes, et c’était avec férocité, en
bourreau. Ce qu’il y avait en lui de plus redoutable, c’était sa foi en
soi-même. Cet imbécile croyait en son génie, exactement comme certains
fanatiques croient en leurs dieux. La foi dans le mal conçu comme étant
le bien est une puissance qui n’a plus de mesure, et proprement
satanique. Il avait cette puissance. Il croyait à l’excellence du mal.
Tornade était implacable à la façon de la brute élémentale, parce qu’il
était stupide de très bonne foi.

Il dit à Gaspard, tout en le poussant du coude:

--Je ne vois pas pourquoi je ne serais pas un meilleur cavalier que toi.

--Moi non plus, répliqua Gaspard... Aussi bien es-tu libre de le
devenir.

--Je suis ton égal, fit Tornade, rageur.

--Pas encore, répliqua Gaspard avec calme. Vois-tu, nous sommes tous
égaux avant de nous mesurer, comme le sont les _targaïrés_ (joûteurs)
avant la lutte; mais, après, on est bien forcé de se reconnaître
différents par le mérite.

Sanplan, ayant entendu ces mots, fredonna l’antique chant populaire:

    Qu’a gagna la targo?
    Lou patroun Vincèn,
    Qu’émé sa lancetto
    N’a fa toumbar cent!

On était arrivé sur le plateau.

Gaspard détacha son cheval, qui hennit de joie à son approche.

Gaspard le prit par la bride et le caressa; puis il présenta lui-même
l’étrier au pied ferré de Tornade qui s’enleva gauchement, le poing dans
la crinière. Gaspard flatta, une fois encore, l’encolure de la noble
bête, en lui parlant avec douceur.

--Tiens bon, Tornade! cria-t-on de toutes parts.

--_Benedicat te, Deus omnipotens!_ officia Pablo.

--Quel idiot, ce Tornade! murmurait Bernard.

--On va rire, disaient les archers.

Gaspard tenait toujours la bride dans sa main immobile.

--Largue l’écoute! commanda Sanplan.

Gaspard ouvrit la main. Tornade, nerveux, essaya d’envelopper avec ses
jambes le ventre de Kalife; en même temps, au lieu de rendre la main, il
prit appui sur la bride. Les deux ordres, contraires et violents, firent
comprendre à Kalife qu’il n’avait pas sur l’échine une intelligence mais
une autre sorte de bête. Il bondit. Tornade s’accrocha à la crinière.

La politique était oubliée. La bande entière n’avait plus sous les yeux
qu’un spectacle de cirque. Qui serait vainqueur, de l’homme ou de
l’animal? Les plus féroces par nature, étant les amis de Tornade,
c’était eux justement qui souhaitaient sa chute avec une sorte
d’avidité.

Au bord du plateau, et non loin, commençait la pente abrupte aux flancs
de laquelle pas une ronce ne poussait dans les pierrailles concassées,
comme ruisselantes. Le plateau, çà et là, se hérissait de troncs de pins
noircis, calcinés naguère par l’incendie.

Sur ce sol semé d’embûches, le cheval, au galop, bondissait à tout
instant pour franchir quelque obstacle, un roc éboulé, un pin entier
couché en travers de sa course folle. On vit Tornade, tout à coup
projeté en l’air, retomber à califourchon sur l’encolure du cheval qui,
relevant la tête aussitôt, d’un mouvement brusque, renvoya son cavalier
sur la selle. «Bravo, Tornade!» Ses amis feignaient de croire à un tour
d’acrobate. Arrivé à l’extrémité du plateau, le cheval syrien fit un
écart soudain, puis se cabra, puis rua; et son cavalier, lancé sur la
pente, roulant sur lui-même, la descendit dans une formidable avalanche
de pierrailles, et disparut au fond du Destéou. Alors, le cheval
sauvage, tête haute, queue haute, comme fier d’un exploit, revint se
placer sous la main de Gaspard.

Le cri de la troupe résonna dans les formidables échos des gorges
d’Ollioules, comme un tonnerre cent fois répété:

--Vive Gaspard de Besse!

Les mutins étaient maintenant les plus ardents à soutenir que Tornade
n’était qu’un sot. La plupart d’entre eux se sentaient libérés d’une
tyrannie, et déjà s’étonnaient d’avoir pu la subir un moment.

--Mes amis, dit Gaspard, Tornade est allé où il vous aurait conduits.
Vous êtes tous témoins que j’ai laissé ce fou pleinement libre d’agir
seul, comme il l’entendait. Réfléchissez bien que, pour vivre libre, il
faut apprendre à se servir de la liberté.

Les amis de Gaspard le félicitèrent.

--Capitaine, dit Jean Lecor, vous avez une façon à vous de manier
l’apologue! Celui-ci vaut la fable des _Membres et de l’Estomac_.

--Et le capitaine est mon élève, dit glorieusement Sanplan.

--Mïus et Gustin, avancez! commanda Gaspard.

Et quand les deux traîtres furent devant lui, avec une mine à la fois
déconfite et insolente:

--Mes garçons, leur dit Gaspard, allez retrouver Morillon; et dites-lui
que vous ne faites plus partie de ma troupe. Vous y seriez trop
malheureux en l’absence de Tornade, laquelle menace d’être éternelle.

C’était un ordre. Les deux acolytes disparurent.

--Moi, maître, dit dom Pablo, j’irais volontiers partout où il vous
plairait de me conduire, et quand ce serait à la mort; car je suis sûr
que le diable, vous sachant aussi malin que lui, jamais ne voudra vous
tolérer en enfer; et je suis sûr, d’autre part, que, connaissant vos
intentions, jamais le bon Dieu n’aura le courage de vous damner... Ainsi
soit-il.

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là, dans la caverne d’Evenos, il y eut grand’liesse et chansons
joyeuses:

    Buvons à Gaspard de Besse,
    A tire, tire-larigot!

On fêtait la fin des querelles intestines.

Trois jours après, la troupe, heureusement réduite de trois vilains
compagnons, s’installait dans les ruines du château de Vaulabelle.




CHAPITRE IX

Où l’on verra Mlle Clairon, de la Comédie-Française, honorée comme une
sainte; et comment, à la suite d’une conversation à la fois populaire et
hautement métaphysique, Gaspard annonça, sur la foi d’un livre qu’il
venait de lire, la fin des guerres, à jamais assurée par l’entente des
peuples, au nom du sens commun.


Dom Pablo dut aller reprendre son âne à la Roquebrussane où, pestant et
sacrant, il se rendait à cheval sur la «toiture» que l’on sait. Il
pestait surtout contre la nécessité d’abandonner, le lendemain même de
son arrivée à Vaulabelle, le parc si agréable, et le château, à
demi-ruiné, mais où les cuisines, restées en bon état, lui promettaient
des joies paradisiaques, quoique purement humaines.

                   *       *       *       *       *

L’âne accueillit son maître avec un long braiement de satisfaction, car
Pablo avait pour lui toutes sortes de gâteries, d’égards et de caresses;
il le flattait souvent de la main, et le comblait de poétiques éloges en
même temps que d’herbe fraîche et d’avoine.

Ayant rendu le cheval-toiture à ses maîtres de la Roquebrussane, le
moine, sur son âne, reprit le chemin du paradis terrestre, c’est-à-dire
de Vaulabelle, non sans avoir garni les «ensarris» de bonnes choses
comestibles, dues à la pieuse sympathie des Roquebrussanois ou des
Roquebrussanais.

Et, chemin faisant, Pablo disait: «Je regrette, ô mon âne, que tu n’aies
point assisté à l’assemblée tenue, il y a cinq jours, par notre chef,
sous la voûte de notre merveilleuse grotte, qui est pleine de bons vins;
et où, d’ailleurs, tu n’aurais pu accéder, malgré l’adresse et la
fermeté de tes mignons sabots... Si tu avais été là, nous pourrions
aujourd’hui rire ensemble au souvenir de l’impertinence de Tornade et de
sa chevauchée comique, et de sa tragique fin! Il dort à présent au fond
du Destéou, bien couché dans le lit à sec du torrent: mais, aux
premières pluies, l’eau roulera sur lui, avec un joli bruit de
gargoulette qui se vide ou mieux de tonneau débondé... Ah! l’imbécile!
figure-toi! il voulait réformer à sa façon notre société et le monde! Et
d’abord, il prétendait créer un sérail pour le peuple, autant dire un
haras populaire! Que dis-tu de cela? Et pareille idée aurait-elle jamais
pénétré dans ton crâne, heureusement épais? O cher bourricot, toi pour
qui une fleur de chardon, avec les épines de sa tige, est un mets
suffisant, tu allies à la sobriété la chasteté, qui est la sobriété des
amoureux. Tu es une créature bénie. Sans doute, quand passe, près de
nous, par les sentiers de colline, une jolie ânesse, tu te sens frémir
d’un naturel désir, et tu lances vers le ciel un aimable braiement qui
retentit dans les échos charmés, mais ton chant reste un platonique
hommage à la beauté, un hymne à la fécondité de la terre...; tu braies
et tu passes... La jolie, la désirable ânesse est déjà loin; et tu
l’oublies jusqu’à ce qu’une autre réveille en toi le vain souvenir de
toutes celles qui furent tour à tour l’objet de tes rêves fugitifs.
Jamais je ne te vis te rapprocher d’aucune pour la réalisation du vœu
charnel! Tu as bien d’autres choses à faire! Tu es tout à tes humbles
devoirs, dont la pensée absorbe tes facultés; tu ne demandes à la vie
qu’un peu de grain et beaucoup de paille, le chardon pour dessert. Tu es
un sage virginal, et tu m’as l’air de ne point ignorer que l’amour est
haïssable, car la passion amoureuse détourne de leur salut les
créatures. Et si tu n’étais pas hongre et tu ne l’es que trop,
c’est-à-dire contraint à tant de sagesse, je te proclamerais le roi des
ânes continents!... Allons, i! puisque tu comprends le latin, i, mon
âne! et retournons vers cet éden de Vaulabelle où nous aurons nos aises,
moi dans une vraie cuisine, toi dans une véritable écurie.»

Avec des propos semblables, Pablo charmait la longueur du chemin et
réjouissait son âne qui aimait le son de sa voix.

                   *       *       *       *       *

Dans le parc de Vaulabelle, Gaspard avait découvert, presque enfouies
sous les feuillages, quatre statues dont le socle était comme enseveli
sous des lierres, et qui, toutes quatre, représentaient, en diverses
attitudes, Mlle Clairon. Gaspard qui, à Besse, sous les yeux du curé,
avait joué Joas et Assuérus, dans _Athalie_ et dans _Esther_, n’ignorait
pas que Mlle Clairon, tragédienne, avait triomphé, à la
Comédie-Française, dans la _Phèdre_ de M. Jean Racine. Les socles des
quatre statues portaient cette inscription: MLLE CLAIRON, DE LA
COMÉDIE-FRANÇAISE; et, sur chacun des piédestaux, on lisait, suivi d’une
date, le titre de l’une des pièces où la tragédienne avait excellé:
_Phèdre_, _Sémiramis_, _Zulime_, _Iphigénie en Tauride_.

Gaspard se rappela que les Chartreux de Montrieux, le jour où il avait
reçu leur hospitalité, lui avaient exprimé le désir de voir un jour, à
la Sainte-Baume, la statue de Sainte Madeleine orner la grotte
légendaire. Une des statues lui parut propre à cet office. Cette statue
représentait Mlle Clairon, à demi couchée, dans une attitude qui était
celle de Phèdre languissante d’amour:

    Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
    ... Oh! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts!

Après tout, Phèdre n’était-elle pas une pécheresse?... Or, un roulier,
porteur d’une assez forte somme, ayant été arrêté par les bandits,
Gaspard lui dit: «Nous allons faire un marché. Je te laisse ton magot,
mais, en échange, tu porteras, de ma part, cette statue aux moines de la
Sainte-Baume.» Le roulier accepta gaîment; et, sous le contrôle de
Pablo, qui suivit son âne, attelé en flèche, il transporta la statue de
marbre au sommet du Saint-Pilon, à quelques pas de la chapelle. Et dom
Pablo rapporta à Gaspard la bénédiction des pères.

Et lorsque, assis bien confortablement sur sa bête, il eut quitté le
couvent, il disait à maître Roussi: «Ainsi vont les choses humaines; et
voilà que, d’une comédienne, dont la vie n’a pas été celle d’une nonne,
nous avons fait, avec ton aide, une sainte; et, à ses pieds, désormais,
on déposera des missives comme celles que j’ai vues amoncelées à terre,
dans cette grotte du Saint-Pilon, et ces lettres cachetées portent cette
adresse: «A Sainte-Madeleine, pour remettre à notre Seigneur Jésus, au
ciel.» Espérons que Mlle Clairon sera un commissionnaire fidèle. Elle
avait, dit-on, de l’esprit; elle comprendra et remettra l’épistole sans
la lire; voilà Gaspard béni et moi avec lui, et toi, mon âne, avec moi!
Au train dont je vois aller les choses d’ici-bas, qui sait si, en
souvenir de ma chevauchée d’aujourd’hui, sur ma bête évangélique, dom
Pablo--oui, qui sait?--n’aura pas, un jour, en quelque endroit de
Provence, ou dans la grotte d’Evenos, par exemple, sa statue équestre ou
asinestre? i donc! que Gaspard nous attend. Dans la nature, au fond,
tout est supernaturel!» Après cette réflexion, plus profonde qu’elle ne
paraît, dom Pablo n’ajouta rien.

Le lendemain au soir, il faisait son rapport à Gaspard, en présence de
Sanplan, de Bernard et de Jean Lecor; et cela se passait dans la
gloriette du parc où se voyaient encore quelques chaises et un large
divan oriental, restes oubliés d’un riche ameublement. Une lanterne
éclairait Gaspard et son état-major. Pablo disait:

--En échange de la statue[5], je vous apporte la bénédiction des
révérends pères. Cette bénédiction me paraît d’autant mieux convenante
que le parc où nous campons est déjà lui-même, par excellence, ce qu’on
peut appeler un endroit béni. On y trouve toutes sortes de commodités et
d’agréments. Les ruines y sont accueillantes. Les traces d’incendie y
sont roses et bleues. C’est un endroit féerique, un parc enchanté. Quant
à la bénédiction des bons pères, qu’on pourrait trouver superflue,
prenez-la comme une politesse, et sachez que votre statue a déjà fait un
miracle.

  [5] La statue de Mlle Clairon est, en effet, dans la grotte du
    Saint-Pilon, sans qu’on ait bien su, jusqu’à ce jour, comment elle y
    est venue.

--Et quel miracle? dit Sanplan.

--Celui d’arriver au sommet du Saint-Pilon par des chemins
impraticables!... Seulement d’avoir vu une vingtaine de paysans porter,
sur une civière improvisée, ce marbre si lourd jusqu’au sommet de la
montagne par des sentiers étroits et raboteux, au risque de se le
laisser choir sur les orteils ou sur les reins, rien que de les avoir
vus gravir la montagne en geignant et suant, je suais moi-même, et je
redoutais un rhume mortel!... Nous arrivâmes enfin dans la grotte,
au-dessus de l’antique et merveilleuse forêt qui, de là, ne montrant que
ses cimes moutonnantes, semble un vaste champ d’herbe fraîche. J’ai revu
avec satisfaction ce site magnifique; là, j’ai vécu autrefois d’aumônes,
pour mes péchés. Les moines m’ont reconnu et fêté, ignorant ma nouvelle
profession... Et je me réjouis à l’idée que Mlle Clairon fera désormais
des miracles, car elle ne saurait y manquer.

--Vous ne croyez donc pas aux miracles, pour en parler avec tant de
légèreté? demanda Lecor.

--Comment ne croirais-je pas aux miracles, puisque j’en ai fait un
moi-même, et non des moindres?

--Contez-nous donc votre miracle, frère Pablo, dit Sanplan. Je vous jure
que j’y croirai; un miracle de votre façon est bien le seul auquel je
veuille croire, et quelque chose de deux fois prodigieux.

--Vous riez? Pourquoi? dit Jean Lecor gravement; l’ordre habituel de la
nature (et j’en vois la preuve dans les tremblements de terre) peut fort
bien être dérangé par Celui qui en est le maître.

--Celui-là, dit Gaspard, n’a besoin de rien déranger, après coup, de
tout ce qu’il a mis en ordre, puisqu’il sait d’avance quels seront les
effets de l’ordre établi par lui.

--Mais, dit Bernard, il dérange l’ordre, puisqu’il laisse les méchants
gouverner le monde.

--Et puisque, ajouta Sanplan, il laisse les parlements condamner aux
galères les pauvres colporteurs.

--Je conclus, dit Gaspard, qu’il est selon le dessein de la Providence
que les hommes cherchent à installer eux-mêmes la justice sur la terre.

--C’est là, affirma Sanplan, un mérite qu’elle veut leur laisser et
auquel elle reconnaîtra les siens.

--Ainsi soit-il, murmura Pablo.

--Tout en croyant plaisanter, fit Gaspard gravement, tu pourrais bien, ô
Sanplan, avoir dit la vérité.

--Dieu, conclut Pablo, fait bien tout ce qu’il fait. Et notre
entendement n’est pas de taille à le contenir. Mon ami Garo découvrit un
jour la raison pourquoi les chênes ne portent pas de citrouilles. Il fit
cette importante découverte en dormant, réveillé qu’il fut par un gland
qui lui tomba sur le nez et le lui eût aplati, si les glands eussent été
citrouilles.

Sanplan proféra:

--M. de Voltaire a écrit que, lorsque, de deux individus causant
ensemble, l’un ne comprend pas l’autre, c’est que cet autre fait de la
métaphysique, c’est-à-dire s’occupe de choses qui ne peuvent être
vérifiées par nos sens; et il ajoute que si, des deux interlocuteurs,
aucun ne comprend l’autre, c’est alors que tous deux font de la haute
métaphysique.

--C’est justement ce que l’autre jour je disais à mon âne, qui resta
muet, confirma Pablo.

--Il y a pourtant, reprit Sanplan, des choses qui tombent sous mes sens
et que néanmoins je ne peux m’expliquer.

--Et quoi donc, par exemple?

--Mais... tout; simplement tout, dit Sanplan. T’expliques-tu qu’une
femme fasse un enfant?

--Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, avoua Gaspard. Mais je puis
affirmer que cela paraît réel, certain, indiscutablement vrai, prouvé,
historiquement établi, chaque jour, par des faits bien connus et dûment
enregistrés.

Sanplan reprit:

--Qu’une femme fasse un enfant, cela sans doute est surprenant, mais
elle y met du temps; et il me paraît bien plus miraculeux que l’homme
n’y ait jamais employé qu’une petite minute!

--Donc l’homme est bien plus étonnant que la femme, dit Jean Lecor qui
riait copieusement.

--Qu’est-ce qui vous fait rire?

--C’est, dit le poète, de vous voir oublier si aimablement que nous
sommes une modeste réunion de bandits! et c’est de nous voir érigés en
cour d’amour, dans une gloriette qui fut, si je ne me trompe, dédiée à
la déesse Vénus. Regardez le papier (un peu décollé par endroits) qui
orne les murs. On y voit, répété cent fois,--ici, l’image de l’Amour
qui, dans une barque, a pris comme passager le Temps en personne, armé
de sa faulx, avec cette devise: _L’amour fait passer le temps..._

--C’est, ma foi, vrai! et le jeu de mots m’en plaît fort, fit Sanplan.

--Et là, poursuivit Lecor, les rôles sont renversés. Le passager, c’est
l’Amour; et le Temps conduit la barque. Devise: _Le temps fait passer
l’amour_.

--Le jeu de mots, cette fois, déclara Sanplan, me déplaît, parce qu’il
est trop juste, et que, vu mon âge, je commence à en concevoir toute la
rigueur!... Mais nous ne sommes pas ici pour parler d’amour. Que
disions-nous donc?

--Tu philosophais à tort et à travers, dit Gaspard.

--Pablo, dit Sanplan, félicitait Dieu de n’avoir pas fait pousser les
citrouilles sur les arbres, et cela dans le dessein, tout à fait
providentiel, d’épargner au nez de son ami Garo un aplatissement
fâcheux; mais, dans le pays des cocotiers, que dirait le même Pablo, en
voyant que des noix, grosses comme des melons, sont suspendues aux
rameaux des cocotiers?

--Tu devrais, Sanplan, écrire le recueil de tes pensées.

--J’y ai quelquefois songé, mais je me suis résisté.

--Et pourquoi donc?

--Parce que se faire auteur, c’est donner au premier imbécile venu le
droit de déclarer hautement que vous êtes plus bête que lui. Je suis
trop fier pour exercer un métier si humiliant.

--Hélas, dit Lecor, c’est à pareilles humiliations qu’on est
quotidiennement exposé dans mon métier d’acteur. Je m’en console en
pensant que Dieu lui-même doit subir la critique des sots, et qu’il
n’est point d’action humaine, fût-ce la plus pure, qui n’y soit soumise;
et pourtant, la crainte de la critique est peut-être le commencement de
la sagesse et de la conscience. En tous cas, la critique tend à nous
ramener à la modestie. Votre Voltaire, Monsieur Sanplan, n’a-t-il pas
exercé ce métier, si humiliant, d’auteur dramatique?

--Sans doute, dit Sanplan, mais il le put faire avec fierté, parce qu’il
fut en même temps critique lui-même. Et quel critique! Rien n’échappait
à ses traits; il était capable, celui-là, de se défendre _unguibus et
rostro_!... Quant au recueil de mes pensées dont, je le crains, notre
capitaine ne me parle que par aimable moquerie, je crois qu’un libraire
habile en pourrait retirer grand profit, surtout s’il s’occupait de bien
faire savoir que l’auteur est un échappé de bagne; ou s’il s’avisait,
tout simplement, de publier mon ouvrage sous forme d’almanach, attendu
que les almanachs se vendront toujours. Ce sont les meilleurs des
livres, parce qu’ils renseignent brièvement les honnêtes gens, et les
autres, sur les saisons, sur la lune et le soleil, sur les foires et les
travaux des champs. Or, il est plus sage de cultiver son jardin que de
se battre contre un mahométan, parce qu’on est chrétien; ou contre un
chrétien, parce qu’on est mahométan... Il est amusant de songer que ce
qui divise les hommes, c’est leurs opinions sur des choses qu’on ne peut
pas prouver; et voilà bien leur folie.

--Vous parlez d’or, ami Sanplan, dit Pablo. Les guerres les plus
affreuses ont été faites au nom des plus belles religions, des plus
douces, des religions de paix. Et cela démontre que les instincts
sauvages, de meurtre et de guerre, seront toujours plus forts que
l’esprit d’amour.

--Vous concluez un peu vite, ami Pablo, intervint gravement Gaspard...
J’admire, mes amis, en vous écoutant parler folie et sagesse, que
précisément j’aie lu, dans le château où je m’étais réfugié naguère, un
petit ouvrage intitulé: _La loi du sens commun_[6].

  [6] On chercherait en vain une édition de cet opuscule portant la date
    de 1780. Jean d’Auriol ne recule pas devant les anachronismes. Si ce
    petit livre a existé en 1780, il ne paraît pas qu’il ait été
    conservé dans les bibliothèques. Quoi qu’il en soit, le texte cité
    par Gaspard se retrouve dans _Les Ruines_ de Volney, publiées avant
    son voyage en Amérique, après la guerre de l’Indépendance.

--Et de qui cet ouvrage que je n’ai jamais eu dans ma balle? demanda
Sanplan, l’ancien colporteur.

--Il aurait dû s’y trouver, répondit Gaspard. Il est d’un certain comte
de Volney qui avait vingt ans en 1777, et qui, à cet âge-là, avait déjà
appris les langues anciennes, les sciences naturelles et étudié
l’industrie. Il a voyagé en Amérique et soutenu la cause de ce peuple
qui a conquis sa liberté, un peu grâce à l’appui de M. de La Fayette. Ce
Volney a donc publié _La loi du sens commun_. Or, les raisonnements
qu’on y trouve aboutissent à la prédiction d’un avenir de sens commun et
de justice qui est tout à fait selon nos désirs. J’ai copié de ce livre
quelques passages, comme j’ai coutume quand un ouvrage me plaît...
Écoutez-moi ça...

Il tira de sa poche un carnet qu’il feuilleta, y cherchant la citation
annoncée...

--Je commence à croire, ricana Sanplan, que, dans ton château de
Lizerolles, pour le moins aussi enchanté que notre parc de Vaulabelle,
tu n’as pas perdu ton temps. Et la bibliothèque que tu m’as décrite
était, à ce que je vois, une fontaine de Jouvence;... mais voyons ton
grimoire.

--D’abord, dit Gaspard, ce Volney, ami du bon sens, déclare que les
guerres, quand elles sont entreprises par des conquérants, sont des
actes de brigandage, et qu’un conquérant est un voleur, au même titre,
mais plus coupable des milliers de fois, que le pauvre diable qui coupe
une bourse.

--C’est ce que j’ai toujours pensé, déclara Sanplan. Il n’y a d’honnête
que de se défendre contre l’injustice.

--Ce Volney, poursuivit Gaspard, annonce que les peuples, enfin
éclairés, en arriveront sûrement, un jour, à refuser l’obéissance aux
princes de rapine et de meurtre, car rien n’est plus sot, de la part des
peuples, que de consentir à faire leur propre malheur. On accuse Dieu
des souffrances du monde? Accusons-nous plutôt nous-mêmes de nos
malheurs! «Un peuple, dit Volney, s’affranchira bientôt.» Ce Volney
voulait-il, lorsqu’il publia son petit livre, parler de la France? Je ne
sais.

--Et alors?

--Je lis, continua Gaspard: «Il existera sur la terre de grands
individus...»

--De grands hommes, veut-il dire?

--Mais non.

--Comment? Qu’est-ce, en ce cas, ces grands individus?

--Il appelle ainsi des nations unies au point de former comme un seul
corps: «Il existera, dit-il, des corps de nations éclairées et libres...
Il arrivera à l’espèce ce qui arrive à ses éléments; la communication
des lumières d’une portion s’étendra de proche en proche et gagnera le
tout. Par la loi d’imitation, l’exemple d’un premier peuple sera suivi
par les autres; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes même,
voyant qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir, sans la justice et
la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et _la
civilisation deviendra générale_. Et il s’établira, de peuple à peuple,
un équilibre de forces qui, les contenant tous dans le respect de leurs
droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et
soumettre _à des voies civiles_ le jugement de leurs contestations; et
l’espèce entière deviendra une grande société... jouissant de toute la
félicité... dont la nature humaine est capable.»

--Hum! dit Sanplan, nous ne verrons pas ça demain!

Gaspard reprit sa lecture:

--«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu’il faut qu’un même
mouvement se propage dans un corps immense... qu’un peuple puissant et
juste paraisse... La terre attend un peuple législateur; elle le désire,
elle l’appelle... _et mon cœur l’entend!_... Encore un jour, une
réflexion,--et un mouvement immense va naître; un siècle nouveau va
s’ouvrir! siècle d’étonnement pour le vulgaire, de surprise et d’effroi
pour les tyrans, d’affranchissement pour un grand peuple, et d’espérance
pour toute la terre!...»

--Diable! mais, si je comprends bien, dans ce siècle-là, dit Pablo le
sceptique, il n’y aura plus de bandits?

--Rassurez-vous! Il y en aura toujours, dit Gaspard, mais ceux-là
seront, dans un temps pareil, sans excuse, et aussitôt mis hors d’état
de nuire; il en existera; et il y aura encore des essais de guerres,
mais qui, aussitôt que tentées par une nation retardataire, barbare,
rebelle à la vraie justice, seront étouffées par les peuples alliés.

                   *       *       *       *       *

Il se fit un grand silence, entre ces pauvres brigands, traversés d’un
grand rêve...

                   *       *       *       *       *

Gaspard, le premier, rompit ce silence.

--C’est peu croyable, mais c’est beau, dit-il... L’enthousiasme de ce
savant homme vient, pour un moment de passer en nous, mes amis. Nous
avons compris avec son intelligence et senti avec son cœur.

--Et qu’on vienne à présent me dire, fit Sanplan, que le peuple n’entend
rien aux belles pensées!

--Je ne peux m’empêcher, en effet, reprit Gaspard, de trouver bien sots
les princes de la terre, les puissants du monde, qui s’imaginent que le
peuple _ne pense pas_, parce qu’il est muet. Le peuple a l’air de ne
point penser, parce qu’il ne sait pas s’exprimer avec des mots savants,
des mots de livres, mais sa pensée s’agite dans son cœur;--et quand il
la reconnaît dans la parole des grands hommes, il comprend qu’elle est
juste et il sent se délier sa langue... Or çà, je vois que l’ami Pablo
donne des signes d’impatience. N’oublions pas qu’il a un miracle à nous
conter et qu’il brûle de faire briller son éloquence à nos yeux.




CHAPITRE X

Pablo raconte un miracle qu’il a lui-même accompli; et Bernard pense à
Thérèse.


--La vue de mauvais chrétiens hypocrites, dit Pablo, m’a fait perdre
tout respect pour ma religion; mais, après avoir entendu les choses
neuves et admirables que notre capitaine vient de nous lire, mes
bouffonneries vous paraîtraient fades. J’aime mieux me taire, car je
dois reconnaître que ces belles pensées dont vous parlez n’auraient pas
été écrites, si notre religion ne les avait pas engendrées.

--Pablo, dit Gaspard, vous pouvez rire et nous égayer. Le rire est sain
et les critiques sont utiles. Quelque facétieux que puisse être le récit
que vous allez faire, il ne nous empêchera pas d’être de vrais chrétiens
à notre façon, c’est-à-dire religieusement amis des cœurs charitables et
justes. Notre religion, quand on la professe sans hypocrisie, est la
plus respectable du monde. Ce n’est pas avec des simagrées qu’on gagne
le ciel, c’est avec de la bienfaisance...

--Il est vrai que les pharisiens sont les seuls à ne jamais rire, dit
Pablo. Eh bien, donc, voici mon miracle, un miracle, je le répète, que
j’ai fait moi-même, par ma propre volonté, sans être saint ni même
bienheureux... Lorsque je résolus de m’établir ermite, pour vivre
grassement sans rien faire qu’exploiter la crédulité des ignorants, je
pensai d’abord à me loger au sommet des montagnes Maures, auprès de la
chapelle dédiée à _Notre-Dame des Anges_. Vous savez qu’elle reçoit
fréquentes visites de pèlerins, et je comptais sur eux pour avoir à ma
suffisance de quoi manger et boire. Malheureusement, un autre fainéant
m’avait prévenu; la place était prise; et cet ermite, mon rival, était,
comme moi, jeune et fort; il n’y avait pas apparence qu’il me devançât
en paradis pour me laisser exercer seul ici-bas sa profession parfois
lucrative. Je m’installai néanmoins dans la plaine, au bas de la colline
dont il habitait le haut plateau, aux abords de Gonfaron, un pays fameux
par sa façon de rire des ânes et des âneries. De là, je surveillais
l’ermite dont j’étais jaloux, et dont la réputation était grande dans le
pays. Au moins, pensais-je, j’apprendrai, en le surveillant avec
attention, par quels moyens il arrive à gagner la faveur populaire. Je
sus bientôt que, depuis l’arrivée de cet ermite, la statue de
Notre-Dame-des-Anges affirmait par un miracle singulier la sainteté du
gredin. Cette statue de bois sculpté versait parfois des larmes, de
véritables larmes, sur la misère ou la douleur des suppliants,--ce qui
équivalait à leur promettre sa pitié et par suite son intercession
auprès de son fils.--«Mon frère, dis-je à l’ermite, comment t’y
prends-tu pour obtenir ce miracle ingénieux?... Que fais-tu de mal à la
sainte Vierge pour la faire pleurer, pechère?» Obstinément, il se refusa
à répondre, se contentant de hocher la tête: «Dieu est si grand!»
murmurait-il. Cependant nous avions quelque amitié l’un pour l’autre; et
tantôt il descendait me voir dans ma plaine, et tantôt je montais le
voir sur sa colline.

Un soir d’été, assez tard, il me quitta, après quelques pieuses
libations faites en commun, et il se trouva que ce fut par une pluie
torrentielle. «Couchez ici», lui avais-je dit. Pour une raison
quelconque, il n’y consentit point, et partit sur sa bonne mule. (Il
avait une mule, l’heureux coquin!) Or, la pluie battante et bruyante ne
discontinua pas de toute la nuit, accompagnée de tonnerres
ininterrompus. Ne pouvant dormir, j’employai mon insomnie à chercher un
stratagème pour obtenir la révélation du secret de mon confrère. Et
voici ce que j’imaginai. N’ayant point de mule ni même d’âne, en ce
temps-là, je partis à pied, une heure avant le jour, pour rejoindre
là-haut l’homme au miracle.

«--Attends un peu, pensais-je, je vais t’en servir un de ma
façon!»--Grâce à celui que je lui préparais, je comptais l’étonner à mon
tour, et me faire considérer décidément comme un rival redoutable...

--Que comptiez-vous faire?

--Je prétendais tout simplement cheminer à pied, dans la nuit,--sous la
pluie qui tombait en déluge,--et arriver chez mon confrère sans avoir
mouillé un fil de mes vêtements! C’était vouloir accomplir un miracle et
des plus difficiles!--Je le fis. J’avais à marcher une bonne lieue par
des sentiers montants et rocailleux, sous le grand ciel ruisselant et
sous des rafales terribles qui m’envoyaient au visage de véritables
trombes d’eau.

«Et mon miracle s’accomplit, vous dis-je, puisque j’arrivai, comme je
l’avais voulu, à Notre-Dame, au seuil de la chapelle, sans que ma robe
eût reçu seulement une gouttelette de l’eau du ciel... Voilà comment je
fis, tel que vous me voyez, un miracle, et point niable.

--Et le mot de l’énigme? dit Sanplan, car je conviens qu’il est
impossible à un sacripant tel que toi d’obtenir, de Dieu ou des Saints,
l’ombre de l’ombre d’un pareil prodige!

--Le mot de l’énigme, c’est, dit Pablo, que j’avais voyagé tout nu.

Un éclat de rire accueillit cette explication incomplète.

--Il faisait nuit, remarqua Sanplan, par bonheur pour les passantes.

--De passantes, je n’en rencontrai point... La pluie tombait drue et me
lavait du col jusqu’aux pieds.

--Une fois n’est pas coutume, ami Pablo, mais tes sandales étaient
mouillées?... et tes cheveux aussi? Et puis, il te fallait paraître
habillé de vêtements bien secs devant ton collègue?

--J’avais abrité ma tête sous un large morceau d’écorce, creux, arraché
à une énorme verrue de suve (chêne-liège), une de ces rusques dont nos
liégeurs font des baquets. J’avais mis, au fond de ce bouclier vaste et
profond, ma robe bien pliée, serrée et bien au sec, et aussi mes
sandales. Arrivé au seuil de la chapelle, je jetai ma rusque au loin...
Je m’arrêtai sous l’arcade d’entrée pour enfiler ma robe; je mis mes
sandales; et aussitôt, je tirai la corde de la cloche. L’ermite
accourut. Et alors un autre grand miracle se produisit; je n’y fus pour
rien: juste à ce moment, sous ses yeux, la pluie torrentielle
brusquement cessa.

«--Il m’a été miraculeusement permis, par Notre Dame, lui dis-je, de te
rejoindre sous ce déluge sans être mouillé, afin de te bien prouver que
je suis digne d’apprendre le secret de ton faux miracle.»

«Il crut au mien et, se jetant à mes pieds: «Hélas! s’écria-t-il, je
confesse mon imposture!» Il me montra alors que, par un petit trou bien
caché dans la muraille de la chapelle, derrière la statue de Notre-Dame,
il avait fait entrer les fines extrémités d’une verte tige de vigne;
chacune de ces extrémités, par de fins pertuis correspondants, pénétrait
dans la tête jusqu’au coin des yeux de la statue de bois qui, au
printemps, pleurait, tout naturellement, de petites larmes miraculeuses!

--Et vous prîtes la place de ce brave homme? demanda sévèrement Sanplan.

--Vous ne me connaissez pas encore! dit Pablo avec une certaine
tristesse... mais je l’ai mérité!--Non, je ne pris pas la place de
l’homme ingénu que j’avais trompé.--«Écoute, lui dis-je, ta simplicité
sera respectée. J’aurais voulu croire à ton miracle. Je regrette d’avoir
été déçu; mais que tu aies pu voir par tes yeux que le mien du moins est
véritable, cela me console...» _Alleluia_, mes amis! Il existe, ô
miracle! des hommes rusés qui sont en même temps des naïfs! Il y a des
athées qui sont des gobeurs! il y a des imposteurs qui ont de
la sincérité!... Il y a de faux prophètes qui croient aux
sorciers!...--«Va, dis-je à l’ermite imposteur, va, mon frère, et ne
pèche plus; et vis en paix. J’aurais honte et remords de troubler ton
innocence prodigieuse!... Par ta candeur parfaite, je te trouve non
seulement digne de respect, mais digne aussi d’exploiter la sottise des
bonnes gens qui croient à ton pouvoir bienfaisant! Ne les détrompe donc
pas, et que leur erreur consolante soit désormais la récompense de ton
aveu sincère et de ta contrition!» Ce disant, je le laissai à genoux,
priant Dieu et invoquant mon saint nom, à moi, pauvre pécheur! Pour lui,
je suis resté un saint, et cela vaut mieux que bien des gloires plus mal
acquises.

--Après celle-là, s’écria Sanplan émerveillé, il faut tirer l’échelle...
Vous avez, frère Pablo, le génie le plus génial qui ait jamais étonné
mon infime génie... et je baiserais le bas de votre robe... si vous la
décrottiez plus souvent.

--Ma foi, conclut Gaspard, l’histoire est édifiante et le conteur n’est
pas trop méchant;... mais est-ce que notre mélancolique Bernard ne nous
conte rien, à son tour?

--Excusez-moi, maître, dit Bernard; ma jeunesse gagne plus à écouter vos
sagesses qu’à entrer avec elles en rivalité d’éloquence.

--J’entends, j’entends, dit Gaspard avec un bon sourire; tu as une
pensée unique, que je connais bien, bel amoureux, et tu préfères ne pas
t’en distraire... A ton aise! Tu n’as peut-être pas tort.

--Alors, à toi, Sanplan! conte-nous une histoire.

--Ceci, dit Sanplan, n’est pas un conte à plaisir inventé; c’est bel et
bien une aventure à laquelle j’ai pris une part glorieuse, au temps de
ma belle jeunesse.

«... J’étais matelot à bord du _Saint-Magloire_, un beau brick
marseillais, et nous faisions route pour la Guadeloupe. Nous étions une
centaine de marins, à bord, sous les ordres d’un fameux capitaine, mes
amis! un homme qui jamais n’eut peur de rien.

«Et voilà que, tout en un coup, nous rencontrâmes un Anglais, un bateau
magnifique, qui s’en allait à la Jamaïque... Comme il aurait pu tenter
les pirates de Tunis ou d’Alger, nous ne voulûmes pas en laisser
l’aubaine à ces païens, et nous l’attaquâmes nous-mêmes pour la gloire
et le profit de la chrétienté. La capture était bonne. Son
chargement--une fortune!--fut transporté, en un clin d’œil, sur notre
brick, avec tout son équipage et avec tous ses passagers; les passagers,
c’était une vingtaine de beaux messieurs d’Angleterre, et une bonne
douzaine de belles dames anglaises. Ces dames étaient des personnes
diablement riches, à en juger par le nombre de coffres,--emplis de
falbalas, chapeaux et robes,--dont elles se firent suivre à notre bord.

«Vingt-cinq de nos matelots furent chargés de conduire en port sûr le
bâtiment anglais, notre capture; et nous, nous reprîmes notre route.

«Mais voilà que, le lendemain, survient encore un Anglais, un brick de
guerre, celui-là! et qui nous donne la chasse!

«Attention! dit notre capitaine, attention! les enfants! nous allons
rire!» Et il nous ordonna d’ouvrir les coffres de nos belles captives,
d’y prendre leurs atours, robes, mantelets, chapeaux à plumes,
ajustements de toute sorte,--falbalas, soie et dentelles,--et de nous
déguiser en femmes de qualité... Nous avions compris! il voulait faire
croire au bateau de guerre anglais que nous étions d’inoffensives
demoiselles qui se promenaient en mer, allant d’une île à l’autre,
rendre des visites...

«Tous les passagers furent enfermés dans l’entrepont, tandis que, sur le
pont, nous autres, les matelots en jupons, pouffant de rire et cachant,
sous les ombrelles et les chapeaux à plumes, nos visages dont
quelques-uns étaient admirablement barbus, nous nous pavanions, en
gangassant la poupe ou la croupe, comme font toutes les dames qui sont
vraiment de qualité.

«Donc, le capitaine comptait que, nous prenant pour de chastes
Anglaises, l’Anglais nous laisserait passer... Pas du tout!... Il nous
envoie un coup de canon pour appeler notre attention; puis, il nous
arraisonne;--autrement dit, il nous demande qui nous sommes...

«J’empoigne un porte-voix, sur un signe de mon chef, et je crie à
l’ennemi, en anglais de la Canebière:

«_Ta maïré a fach ùn pouarc!_» L’Anglais, sans doute, ne reconnut pas sa
langue maternelle, puisqu’il s’apprêta à nous canonner de nouveau; et,
cette fois, tout de bon.

«Comme nous n’étions pas taillés pour lui échapper par la fuite, le
capitaine nous cria: «En êtes-vous pour l’abordage?»--Avec ensemble,
nous répondîmes: «Oui! oui! à l’abordage!» Notre brick aussitôt vire de
bord, court sur l’Anglais, l’aborde de flanc... et nous voilà,
enjuponnés comme nous étions, jetant au diable ombrelles et chapeaux de
femmes pour empoigner pistolets et haches, retroussant nos cotillons
pour sauter sur le pont de l’ennemi! C’était magnifique, toutes ces
fausses femmes, mentons barbus, crânes tondus, poussant le cri de guerre
et s’agitant dans leur soie et leurs dentelles déchirées; on aurait dit
des pavillons vivants, de toutes les couleurs! L’Anglais perdit du temps
à s’étonner, et nous en profitâmes pour l’étonner davantage par la
rapidité de nos mouvements. Cogne à droite, cogne à gauche! On
bondissait en avant, en arrière, pour attaquer, pour éviter... saute à
bâbord, saute à tribord... Chassez, croisez!... Ce fut un bal, mes
enfants, un bal enragé: pavane et courante, trin-coquin, roumavagi du
diable, une fête de Turc à More! zou! zou! én éleis! un branle-bas si
inattendu, si extraordinaire, vu nos habillements, que l’Anglais, avant
d’être revenu de sa surprise, dut se rendre, dès qu’il eut vu l’un de
nous--et c’était moi-même!--amener bravement son pavillon! C’était
moi-même, mes enfants, moi, Sanplan, qui avais l’air, enjuponné comme
j’étais, de la déesse des combats maritimes!

«Quand nous arrivâmes à la Pointe-à-Pitre avec notre prise, comme nous
avions, par plaisanterie, gardé nos drôles d’accoutrements, nous fûmes
reçus avec des honneurs doubles, ceux qu’on doit à des amiraux
vainqueurs,--et ceux qu’on doit au beau sexe. Et cette journée sera
fameuse dans l’histoire, sous le nom de _journée des miss_[7].»

  [7] Authentique.

Lorsque Sanplan se tut, au milieu des rires:

--Es-tu bien sûr, dit Gaspard, d’avoir été l’un des héros de cette
histoire?... Je crois qu’elle se passa dans un temps où tu tétais
encore... Mon grand-père me l’a contée bien souvent.

--Ma foi, répliqua Sanplan, il me semble bien que mes souvenirs ne me
trompent pas et que j’étais de l’aventure... Au surplus, quand une
histoire vous amuse, c’est folie de chercher à gâter votre plaisir avec
des comment, des quand et des pourquoi... Il y aura toujours assez de
critiques...




CHAPITRE XI

L’oie de frère Anselme.


Quand on eut applaudi Sanplan, au milieu des rires:

--Convenez, dit tout à coup Lecor à Pablo, que vous m’avez gardé je ne
sais quelle antipathie depuis le jour de mon admission dans la bande. Ce
jour-là même, je contai, sur la demande du capitaine, le _Siège de
Six-Fours_; et ce récit fut accueilli par un tel succès de gaîté que
vous-même vous en rîtes, mais d’un rire qui tirait sur le jaune.

Dom Pablo fit une grimace.

--Les passions du monde civilisé, dit-il, visitent les ermites jusqu’au
fond des déserts, et je dois convenir que, malgré mes sentiments
religieux, je vis en vous un rival dangereux pour ma gloire terrestre;
je tremblai pour la préséance de mon éloquence sacrée, mais cette
impression ne dura pas.

--Je crois, dit Lecor, qu’elle s’effaça le jour de la Fête-Dieu, à
Saint-Maximin. Là, votre triomphe dépassa le mien de cent coudées,
attendu que je n’avais, moi, conté le _Siège de Six-Fours_ qu’à nos
camarades, tandis que, ce jour-là, votre discours s’adressait à tout un
peuple. Vous l’enthousiasmâtes... Il vous le fit bien voir, lorsqu’il
vous hissa sur le dos d’un âne plus fleuri et enrubanné qu’un mât de
Cocagne dressé pour la Sant-Aroï.

--C’est ce jour-là, dit Pablo, que vous prononçâtes ces paroles
serviables que je n’oublierai jamais: «Ton exorde est bon, soigne ta
péroraison».

--Et vous la soignâtes, en orateur expérimenté, ô Pablo, lorsqu’il
advint qu’un âne, ayant braillé à tue-tête, pour vous applaudir sans
doute, vous profitâtes de l’incident et braillâtes vous-même en toute
hâte, comme si le braiement eût été votre façon naturelle de vous
exprimer. Vous régalâtes ainsi l’assemblée des Trois-États; et moi-même,
vous m’enchantâtes.

--Vous êtes, ami Lecor, une bonne pâte.

--Ami Pablo, je m’en flatte.

--Mais, avec tout cela, dit Gaspard, riant, Pablo ne saurait se vanter
d’avoir pris sur toi, Lecor, sa revanche du _Siège de Six-Fours_; car, à
bien juger, il dut son succès de Saint-Maximin à l’art de l’orateur et
non à l’art du narrateur; et ce sont deux genres très différents. Les
récits qu’il nous a faits aujourd’hui ne sont pas, à proprement parler,
des contes, mais plutôt des fragments de mémoires personnels. Et
lorsqu’il a voulu, le soir même de son arrivée parmi nous, nous amuser
par le récit qu’il intitula: _la Pluie de macaronis_, il a pu voir que,
en bons juges, nos hommes lui firent froid accueil. Je demande, en
conséquence, qu’il nous régale aujourd’hui d’une histoire digne de faire
pendant au _Siège de Six-Fours_... Point d’excuse, Pablo! Qu’on réunisse
la bande!

--Et surtout, dit Pablo, que personne n’ait plus la cruauté de faire
allusion à ces misérables macaronis. Je vais vous dire une vraie
histoire de moine, friande à se lécher les doigts. Cette histoire se
rattache à notre conversation de tout à l’heure sur la férocité et
l’absurdité des guerres de religion, car le baron des Adrets en est le
héros. Ce beau sire, dont les bandes avaient failli s’emparer de notre
ville d’Avignon, s’était fait protestant. C’est lui qui força, un jour,
quelques-uns de ses vaincus catholiques à sauter du haut d’une tour pour
s’abîmer contre terre. Cependant, un bon mot suffisait parfois à
désarmer ce bandit, auquel nul de nous ne voudrait ressembler.

«Combien cet homme fut méchant jusqu’à la férocité, l’histoire que je
vais vous conter le montrera. Elle fait voir aussi comment, de tout
temps, l’esprit gaulois sait se venger des plus atroces violences, et
quelquefois y échapper, grâce à la vertu du rire. Il n’y a pas de géant
qui ne soit tôt ou tard vaincu par la spirituelle malice d’un nain...

                   *       *       *       *       *

Sanplan prit son sifflet de maître d’équipage; et, quand, à son appel,
les hommes furent tous réunis, Pablo commença ainsi:

--C’était en un temps, pas très éloigné du nôtre, où de féroces barons
terrorisaient leurs vassaux, et où un rustre ne pouvait pas prendre au
lacet un lapin sauvage sans courir le risque d’être pendu.

«Entre les plus affreux de ces barons-bandits, qui, embusqués dans leurs
châteaux forts, juchés au sommet des collines, étaient toujours prêts à
fondre comme des faucons sur les pauvres braconniers--le baron des
Adrets était le plus cruel. La chasse était sa seule passion; ses
vengeances les plus atroces s’exerçaient contre les piégeurs. Prendre un
cerf sur ses terres, ou seulement un lièvre, c’était se livrer soi-même
à la mort et préalablement à la torture; car jamais un malheureux,
condamné à la pendaison par son bon plaisir, n’eut le bonheur d’une mort
simple. Il le faisait fouetter d’abord, cribler de coups d’aiguille;
brûler au fer rouge; et il trouvait, aux cris de douleur des ses
victimes, un âcre plaisir de diable à face humaine.

--Le conte promet, chuchota Sanplan.

--Or, sur les terres du baron, se trouvait un couvent; et, dans ce
couvent, un religieux qui avait, lui aussi, la passion de la chasse,
exagérée par le vice de gourmandise. C’était le frère Anselme, qui avait
été diable avant de se faire ermite; et il braconnait à cœur-joie. S’il
parvenait, en hiver, quand, sous la neige, la terre est gelée, à
capturer un daim qui, attiré par une poignée de foin placée au bon
endroit, tombait dans quelque piège savant,--fosse creusée, par exemple,
et recouverte de branchettes et de feuillages,--alors le monastère s’en
régalait, en buvant à la mort subite du farouche seigneur qu’on vouait
de tout cœur à la colère céleste.

«Plusieurs fois, notre malheureux moine avait été pris et bâtonné.

--Bâtonner un homme d’Église, dit Sanplan, cela ne se faisait guère, à
ce que je me suis laissé conter. Les plus terribles de ces barons
reculaient devant la robe des religieux.

--Vous oubliez que le farouche sire des Adrets s’était converti au
protestantisme. Cependant, il se souvenait d’avoir été catholique; et,
par dérision, il prenait soin de faire dépouiller d’abord Anselme de sa
robe lorsqu’il le voulait punir. Cette robe respectable, il la faisait
poser devant lui sur un buisson, la saluait comme dévotement, assurant
que oncques il ne porterait la main sur elle; cela, disait-il, pour deux
raisons: la première, c’est qu’elle était pleine de vermine; la seconde,
c’est qu’elle était sainte et vénérable. Puis il se tournait vers le
moine tout nu et lui disait: «Maintenant que tu n’es plus qu’un homme
comme un autre, et pour ce que tu as touché au gibier défendu, je te
vais faire châtier au nom de Dieu, comme fut châtié Adam, notre père à
tous, pour avoir touché au fruit défendu.»

«Et, à plusieurs reprises, le frère Anselme avait été fouetté jusqu’au
sang; mais le bougre frottait ses plaies avec un certain onguent dont il
avait la recette, et reprenait bien vite, au couvent, ses patenôtres et,
dans les bois, ses habitudes de maraudeur.

«Un beau jour, comme l’aimable seigneur allait se mettre à table, on
accourut lui annoncer que le frère Anselme venait d’être capturé, dans
le moment où il ramassait, à l’orée du bois voisin, une couple de belles
perdrix.

«Le baron était déjà assis, plein d’appétit, devant sa large table
chargée de flacons; et on lui présentait une oie sauvage cuite à point
et dorée à souhait, dont, par avance, il se pourléchait les babouines...

«--Amenez-moi ce coquin, cria-t-il à ses gens.

«On le lui amena. Deux valets le tenaient entre leurs griffes et le
secouaient rudement par la gorge.

«--Qu’en faut-il faire, beau seigneur?

«Déjà ivre à demi pour avoir bu force rasades d’un vin comparable au vin
merveilleux qu’on nomme, en Avignon, Châteauneuf-des-Papes, ou à celui
qui, à Toulon, est célèbre sous le nom de Lamalgue, le baron était, par
hasard, de bonne humeur. Lorsqu’il était de bonne humeur, il était pire,
car alors il se voulait amuser, et ses amusements étaient d’un fou et
dix fois plus cruels qu’à l’ordinaire.

«Voyant frère Anselme trembler de tous ses membres, il voulut jouer de
lui, comme chat avec souris, avant de lui faire endurer le dernier
supplice.

«En sorte qu’une idée de joyeux dément lui passa par la tête.

«--La dernière fois que je t’ai puni, lui dit-il, je t’ai promis qu’à la
prochaine tu serais enfin pendu--et tout nu, comme de juste, car je
respecte ta robe. Aujourd’hui, je change d’idée. Tu n’y perdras rien; au
contraire...

«Le baron, jouissant de voir l’anxiété de sa victime, garda le silence
un instant, puis tout à coup: «Je t’invite à souper avec moi!»

«Frère Anselme, tremblant, se demandait quel piège pouvait bien cacher
une politesse si peu attendue.

«Le baron répéta:

«--Je t’invite à dîner avec moi; et, comme cela n’est pas un supplice,
je te laisse, pour l’instant, ta robe, vu que ta peau me serait encore
plus déplaisante à voir que cette robe dégoûtante. Allons, assieds-toi,
coquin!

«Frère Anselme ne savait que penser. Il était payé pour savoir qu’on
doit toujours se méfier des puissants qui s’amusent; et que, comme l’a
écrit l’empereur Marc-Aurèle, rien, rien n’est plus horrible que les
caresses d’un loup.

«Toutefois, espérant qu’en sa bonne tête de casuiste il trouverait
peut-être un moyen de se tirer d’affaire sans trop de mal, il se rassura
quelque peu, feignit de croire à la clémence du monstre; et, par un
effort de volonté, cessant de trembler, il se mit à table, et dit:

«--Mon cher seigneur est trop bon. Que la paix du ciel soit avec lui!

«Un écuyer tranchant, aiguisant un grand coutelas, s’apprêtait à le
plonger dans les chairs, visiblement succulentes, de l’oie.

«Le baron arrêta d’un signe son officier de bouche.

«--Pour aujourd’hui, dit-il à Anselme, mon écuyer tranchant, ce sera
toi. Qui si bien tue gibier courant, doit magnifiquement découper gibier
mort... Qu’on pose devant le moine cette oie si appétissante qu’elle a
l’air de dire «Mange-moi;» et qu’on lui mette en main les tranchoirs
dont il va jouer en maître;... mais, avant tout, pour lui donner bon
courage à sa difficile besogne, qu’on emplisse de vin ma plus large
coupe... Bien... Bois-la d’un trait, mon frère, à ma santé.

«Le moine but, et se sentit tout de suite le cœur plein d’espérance. Il
commençait à croire qu’il était à demi pardonné... Le dieu qui est dans
le vin entra dans son cœur; un bon sourire parut sur ses lèvres; il dit
le _benedicite_ d’un air reconnaissant.

«L’affreux baron riait de bon cœur. Le moine regardait l’oie
attentivement, la tournant et retournant; cherchait à bien reconnaître
les jointures où il comptait introduire sans tâtonner les deux
tranchoirs, qu’il élevait déjà, un dans chaque main:

«--Un moment encore, mon frère, s’écria le baron cruel; je ne veux point
te prendre en traître. J’oubliais de t’annoncer la punition qui
t’attend. Il est vrai que l’oie une fois découpée par tes mains
adroites, je jure que tu en auras ta part. Mais sache bien qu’ensuite,
on te fera, à toi, exactement tout ce qu’à elle tu auras fait.

«--Qu’entendez-vous par là, mon bon seigneur?

«--J’entends que si tu lui coupes une aile, on te retranchera un bras;
si une cuisse, on te retranchera une jambe. Prends garde, te dis-je, que
tout ce que tu feras à cette oie, on te le fera ensuite, et dans l’ordre
que tu auras choisi. C’est pourquoi je te conseille d’abréger toi-même
ton supplice, en commençant par lui couper la tête.

«Le baron riait en buvant; et, lâchement, les valets riaient aussi,
sachant que le seigneur, passé maître en cruautés joyeuses, ferait comme
il promettait. Par avance, ils jouissaient du spectacle d’un moine
découpé tout cru comme une oie rôtie.

«Le moine, n’eût été qu’il avait bu, aurait pâli; mais, soutenu par la
vertu du vin:

«--Je conviens, dit-il, que jamais il ne fallut à un homme, pour
découper une oie, courage pareil à celui que vous me contraignez
d’avoir. Et donc, monseigneur, j’affirme qu’une seconde coupe de vin,
pour me renforcir le cœur, me serait d’un grand secours, et servirait
par là vos louables intentions.

«--Versez-lui une seconde coupe. J’aime la vaillantise; le gredin en
montre véritablement. Qui bien boit, pisse bien, jarnidieu! Et qui pisse
bien, bien se battra. Allons, maintenant, attaque ton ennemi, bon moine!
Car cette oie est ta seule et véritable ennemie, puisqu’elle déterminera
ton genre de supplice.

«--Je ne sais, dit Pablo, si, sans avoir bu plus que de raison, une
autre créature, moine ou homme d’armes, eût fait aussi bonne contenance
que frère Anselme en présence d’une oie aussi dangereuse, quoique morte.

«Il avait posé sur la table un de ses deux tranchoirs; et, de sa main
libre, il se grattait la tête comme un homme embarrassé; et, à parler
franc, il y avait de quoi se gratter la tête, même si elle était pure de
toute vermine.

«Il se grattait pour ranimer les esprits animaux qui, sous son crâne,
étaient effrayés par les conséquences fatales du geste qu’il allait
faire. Tout à coup des éclairs riants pétillèrent dans ses yeux: il
venait de concevoir une idée merveilleuse qui lui fut inspirée par le
ciel ou par le diable,--c’est au choix des complexions de chacun...

«Toute sa figure, peu à peu, se mit à rayonner de facétieuse malice...
Il préparait une galégeade héroïque, homérique... Il leva sur le tyran,
puis sur l’assistance, ses yeux pleins de rire, puis les abaissa sur
l’oie redoutable. Sa main gauche se débarrassa, sur la table, du second
tranchoir; puis, de cette main gauche, il saisit l’oie et la maintint
solidement contre le vaste plat d’argent. Ensuite, avec ostentation, il
tendit et roidit l’index de sa main droite,--lequel index lentement il
enfonça, énergique et rigide, dans le trou que notre oie avait eu jadis
sous la queue; puis, retirant du trou ce doigt, tout gluant de bonne
graisse, il le promena sur ses lèvres et le pourlécha d’un air
satisfait...»

Lorsqu’avec son chef et toute la bande, Sanplan eut ri copieusement:

--Je n’ai, sire Pablo, qu’un mot à reprendre dans votre récit; vous avez
dit: «le trou qu’elle avait eu jadis sous la queue.» Ne l’avait-elle
donc plus, ce trou? Je croyais qu’il nous accompagnait fidèlement dans
la tombe.

--Messire Sanplan, répliqua Pablo, elle l’avait toujours, mais non plus
sous la queue,--la queue étant de plumes, et l’oie rôtie étant oie
plumée; mais permettez que je continue:

                   *       *       *       *       *

«Voyant l’audace et l’insolence de ce geste, les valets, par bonheur,
attendirent que le maître eût parlé, pour régler leurs mines sur la
sienne.

«Et Anselme, tenant bien haut son index reluisant, et arrêtant sur son
féroce seigneur un regard ferme, lui dit:

«--En champ clos et devant tout un peuple, ou en lieu particulier et
secret, seigneur baron, je vous défie bien de m’en faire autant.

«Or, le rire est une puissance de la nature qu’on ne peut toujours
maîtriser, à toute heure et partout. Le baron fut vaincu par cette
puissance qui jadis, aux temps de Jupiter, triomphait parfois de tout
l’Olympe rassemblé: le baron des Adrets éclata de rire. Ses valets ne
résistèrent pas davantage à cette force naturelle qui veut qu’on rie
sans mesure; et la salle retentit d’une gaieté formidable, qui secoua,
durant un long moment, les ventres et les têtes, comme un coup de
mistral secoue les pignatèous.

«Enfin, le baron, qui étouffait de rire, put reprendre haleine et
parler:

«--Moine insolent, s’écria-t-il, je serai aussi spirituel que toi! C’est
dit. Tu as procès gagné; car, jarnidieu!--ta courtoisie l’a deviné et
c’est de cela que je te tiens compte!--je me garderai bien de te faire
ce que tu as imaginé de faire à notre oie. Manges-en donc ta part, et
bois jusqu’à plus soif. Et j’ordonne, pour comble de mansuétude, que tes
perdrix te soient rendues tout-à-l’heure. Mais qu’on ne te prenne plus à
chasser sur mes terres,--car tu ne trouverais pas une seconde fois si
heureuse parade au coup nouveau que je te porterais.»

                   *       *       *       *       *

Tous les auditeurs de Pablo riaient à ventre déboutonné; et Lecor dut
convenir que, dans son genre, _l’Oie d’Anselme_ valait bien le _Siège de
Six-Fours_.

--Seulement, ajouta-t-il, je la connaissais.

--Vous la connaissiez? La raison en est, dit Pablo, que les très bonnes
histoires sont rares, et que, par suite, les meilleures sont les plus
souvent répétées.

                   *       *       *       *       *

--Allons, les amis, il se fait tard, déclara Gaspard. S’anén coucar.

Ainsi firent-ils.




CHAPITRE XII

La visite extraordinaire de Gaspard au château de Fontblanche;--et
comment la peur des voleurs jeta dans les bras de Gaspard une jeune et
belle marquise; et comment l’infortune du vieux marquis fut, à bon
droit, imputée à l’abbé de Chaulieu.


C’est ici que se place une des plus curieuses aventures de l’aventureux
Gaspard.

Il résolut de rendre visite au château de Fontblanche, entre Aubagne et
Gémenos. Ce château était habité par Mme de Garnier et sa fille.

Gaspard avait entendu dire que ces dames avaient de lui une opinion peu
favorable. On le leur avait représenté comme un bandit farouche,
violent, redoutable. Il résolut de les détromper, persuadé que, si elles
lui rendaient bon témoignage, sa réputation de partisan généreux et
courtois serait définitivement et brillamment fixée.

                   *       *       *       *       *

Ce jour-là, il y avait grande réception et bal chez les dames de
Garnier.

«Gaspard arriva flanqué de deux hommes qu’il posta aux deux portes du
château. Ils étaient armés de tromblons effrayants mais chargés à poudre
seulement, car sa maxime inviolable était: _Ne tuez jamais._

«Gaspard franchit le vestibule du château, jeta son manteau à un valet,
et on vit apparaître à la porte du salon, au milieu d’une danse
commencée, un beau gentilhomme non invité, qui s’annonça lui-même en ces
termes: «_On m’a dit, Mesdames, qu’on vous avait alarmées avec des
histoires effrayantes sur un certain Gaspard de Besse, terrible bandit;
j’ai voulu vous le présenter._»

«Et comme tous les yeux se tournaient vers la porte et que la panique
commençait à faire blêmir plus d’un front, à la pensée de voir
apparaître une sordide figure de brigand, Gaspard ajouta avec calme:
«_Ne cherchez pas ailleurs, Mesdames et Messieurs! C’est bien moi qui
vous présente et représente Gaspard de Besse._»

«A la stupeur générale succédait immédiatement un sentiment de
curiosité, non dépourvu d’admiration, devant ce beau et doux jeune
homme, suppliant qu’on n’interrompît pas la pavane, qu’il avait
suspendue par son arrivée, et s’excusant (par pure coquetterie) de ne
pas savoir d’autres danses que celles de son village.

«Je crois bien, disait Mme de Garnier à sa fille, de qui un de nos amis
tient ces détails authentiques[8], je crois bien que plusieurs de ces
demoiselles se seraient vantées volontiers d’avoir dansé avec le si joli
brigand, à la chevelure artistement bouclée.

  [8] Ce récit est tiré des _Miettes de l’histoire de Provence_, par
    STEPHEN D’ARVE, vicomte de Catelin; Aix, Dragon, éditeur. L’auteur
    le tenait de M. Louis de Bresc, président distingué de l’Académie
    d’Aix. M. de Bresc est mort en 1910. Il avait entendu, dans sa
    jeunesse, Mlle de Garnier, fort âgée, rendre ce témoignage à
    Gaspard.

«On l’entourait, on le forçait d’accepter des rafraîchissements, on lui
fit raconter quelques drôlatiques histoires d’Anglaises dont il imitait
les premières terreurs et la gracieuseté ensuite. Il disait ne vouloir
faire qu’une concurrence à la douane du gouvernement, en prélevant un
impôt sur l’or et l’argent anglais ou italien entrant en France. Son
domaine, disait-il encore, s’arrêtait à la grande route; et il ajoutait
qu’il n’avait jamais tué personne, dévalisé de châteaux ou enfoncé des
portes. Nulle parenté avec nos cambrioleurs modernes.

«Le joli bandit partit trop tôt, au gré de ces demoiselles, qui le
prièrent d’accepter un souvenir de sa visite en se dépouillant, à son
profit, de quelques bijoux, bagues ou colliers! Les valets apportèrent à
boire aux deux gardes du corps, qui n’avaient plus rien d’effrayant
depuis que leur jeune chef avait raconté que leurs armes étaient
inoffensives: des tromblons de parade.

«Cette audace fut un vrai coup de fortune pour la popularité de Gaspard
de Besse, qui ne fit que grandir et, disons-le aussi, lui gagna partout
des amis et des complices inconscients.»

                   *       *       *       *       *

Un jour, assis sur un banc, dans le parc de Vaulabelle que Sanplan et
Lecor appelaient: _le Parc enchanté_, Gaspard, qui avait rendu plusieurs
fois visite à Mme de Lizerolles et avait reçu la permission d’emprunter
des livres à sa bibliothèque, tenait ouvert sur ses genoux, en oubliant
de le lire, un mignon volume: _les Œuvres de Chaulieu_; œuvrettes
plutôt, qui célèbrent les amours faciles:

    Chez moi tous les amusements
    Ont encore une libre entrée,
    Mais, fût-ce une chaîne dorée,
    J’en hais tous les attachements.

Gaspard songea d’abord à cette sorte de timidité fière qui l’avait
empêché d’avouer à Mme de Lizerolles le sentiment qu’il avait pour elle;
et il connut que, loin d’elle, il sentait s’exaspérer encore l’amour
qu’elle lui avait inspiré; il se dit avec chagrin que cette inaccessible
beauté l’avait rendu froid pour des beautés accessibles, mais qui lui
semblaient, par comparaison, indignes de son attention. Il enviait le
bonheur de Bernard qui trouvait moyen de rencontrer Thérèse, en dépit
des surveillances auxquelles la soumettait son tuteur. Heureux fiancés!
ils savaient que la dot était en lieu sûr; au premier jour, viendrait
une circonstance favorable qui leur permettrait le mariage; et Bernard
obtiendrait enfin un bonheur que Gaspard, lui, ne connaîtrait jamais!

Puis sa pensée de nouveau évoqua la noble dame. Ses titres, ses
élégances, sa hauteur sans morgue, séduisaient le révolté. Il y a dans
le luxe une particulière séduction; la parure, ajoutant sa propre beauté
à la beauté des femmes, accroît singulièrement l’attrait qu’elles
exercent sur l’homme le moins artiste. Le plébéien se sentait flatté
d’être distingué par la patricienne; un peu humilié d’avoir avec elle
moins de témérité qu’avec toute autre... Et, tourmenté de jeunesse, il
se promettait bien d’être, à l’occasion, hardi avec quelque autre noble
dame, pour oublier celle dont le souvenir était pour lui un charme
infini et un infini regret.

Ayant rêvé à ces choses, Gaspard reprit son livre et lut à voix haute:

    Profitons de la vie;
    Çà, verse-moi du vin;
    Et qui sait, ma Silvie,
    Si nous serons demain?
          Flon! flon!

    Verse du vin, jette des roses;
    Ne songeons qu’à nous réjouir;
    Et laissons là le soin des choses
    Que nous cache un long avenir!

Le banc sur lequel Gaspard était assis baignait dans ombre claire de
deux grands pins parasols, près desquels s’élevaient des cyprès en
fuseaux, au feuillage sombre; des rosiers grimpants, chargés de roses en
touffes, les escaladaient, s’accrochaient aux brindilles d’où
pleuvaient, au moindre souffle, des pétales parfumés.

Non loin, la gloriette, enguirlandée, elle aussi, de roses grimpantes,
élevait son architecture de petit temple antique. Un peu plus loin,
s’arrondissait un bassin que l’eau des pluies avait empli jusqu’au bord.
Au centre du bassin s’élevait une statuette de marbre: l’Amour, ajustant
à son arc une flèche, semblait menacer un faune cornu, enfoui dans les
genêts voisins.

Les genêts étaient en fleurs, et, de leurs touffes d’or, s’élevait une
amoureuse odeur, puissante, qui flottait sur le parc tout entier.

Tout au fond de ce décor, digne de Watteau et de Chaulieu, les ruines du
château abandonné ne montraient, à travers les feuillages aux verdures
de tons différents, que des blancheurs dorées par un soleil
d’après-midi.

Gaspard reprit son livre:

    Profitons de la vie;
    Et qui sait, ma Silvie,
    Si nous serons demain?
          Flon! flon!

Il souriait, non sans mélancolie, à des visions fort galantes, lorsqu’il
vit venir à lui, toute courante et comme effrayée, une jeune dame qu’il
était facile de reconnaître pour une personne de qualité. Il se leva...

--Ah! monsieur! lui dit-elle, haletante, en paroles précipitées. Ah!
monsieur! Dieu vous envoie! Figurez-vous... mais ne suis-je pas
poursuivie?... Qu’importe, puisque vous voici!... Un gentilhomme ne
permettra pas qu’il me soit fait affront...

--Calmez-vous, madame; seyez-vous là, je vous prie; vous reprendrez
haleine, et me conterez ensuite l’accident qui me vaut à moi, indigne,
l’aimable fortune d’avoir à vous secourir.

--M’asseoir! y pensez-vous, monsieur! Cachez-moi, avant tout! que je ne
sois pas exposée à revoir ces figures terribles!

--Et de quelles figures parlez-vous, juste ciel?

--Mon carrosse, à trois cents pas d’ici, fut arrêté tout à l’heure par
un grand coquin armé d’un mousqueton. Il força mon cocher à descendre de
son siège, et se mit à le houspiller de la bonne manière. Mon laquais
l’empoigne... et, pendant qu’ils s’assomment, j’aperçois, dans le mur de
votre jardin, un portillon que, par bonheur, j’ouvris sans peine... Ah!
je meurs! De grâce, cachez-moi, monsieur!... Ne puis-je entrer dans ce
réduit?

Elle regardait la gloriette.

--J’allais vous le conseiller, madame! et je resterai devant la porte,
l’épée à la main. Tout honnête homme doit protection aux femmes.

Elle était déjà dans la gloriette où l’Amour faisait passer le Temps, en
attendant que le Temps fît passer l’Amour.

Tout de suite, Gaspard se sentit entouré par un essaim de pensées
aimables, telles qu’abeilles sur rosier.

A peine la dame avait-elle, dans son grand trouble, refermé la porte,
que le bruit d’un pas lourd, écrasant le gravier, força Gaspard à se
retourner. Sanplan venait à lui; il se porta vivement vers le fâcheux
Sanplan; et, sur un ton d’impatience:

--Qu’y a-t-il? Que me veux-tu?

--Ah! Gaspard!... Ah! Gaspard! s’écria Sanplan qui, essoufflé, tomba
plutôt qu’il ne s’assit sur le banc où dormait le petit volume de
Chaulieu.

--Eh bien, quoi? et que veulent dire ces soupirs?

--Une femme, mon cher!... Un carrosse!... Une femme en jaillit!... toute
seule!... Elle a des yeux! un sourire!... et des dents!... tout ce qui
rend un homme stupide... Un de nos sacripants, ayant arrêté le carrosse,
était en train de rosser le cocher... quand j’accourus... Cette déesse
aussitôt prend sa course, passe devant moi... le temps de me montrer,
comme dans un éclair, le plus joli visage du monde... Tu me sais
sensible:... je reste saisi... Et d’abord, je veux empêcher notre homme
d’assommer le valet d’une si jolie femme, ou même d’en être assommé...
Bref, je la perds de vue... et je la cherche... cherchons... c’est
quelque marquise!... une princesse!... un morceau de roi!

Gaspard s’efforçait en vain de commander, par signes, le silence à
Sanplan; Sanplan, exalté, bavardait sans entendre.

--Chut! dit Gaspard, lorsqu’il put placer un mot. Lève-toi et va-t’en.
Il ne faut pas qu’elle sache qui je suis. Elle me prend pour le seigneur
de ce lieu, et prétend que je la dois protéger.

--Ah, bah?

Gaspard entraîna le maudit bavard loin de la gloriette.

--Tu comprends bien que, connaissant mes devoirs, je n’y saurais
manquer... Allons, disparais.

Sanplan montra une mine un peu déconfite, mais son exaltation n’était
que dans l’imaginative: elle tomba; et, devant le chef et l’ami, le
corsaire baissa pavillon.

--Alors, pousse ta pointe! dit-il, riant tout bas; et si la dame consent
à couronner une flamme si subite, je dirai que rien ne saurait être plus
justifié que la disgrâce de son gentilhomme de mari. En vérité, ces
gens-là nous croient incapables de priser la beauté, de la traiter comme
il sied, et d’en être distingués! Prouve-leur le contraire, toi qui peux
montrer certains agréments dont bien des grands seigneurs seraient
fiers!... Je conviens que cette fleur n’était pas pour ma main
grossière... Mets donc à profit et le hasard et la douce paix de cette
agréable journée... Bon vent, matelot!

Pendant qu’il parlait, en s’éloignant avec lenteur, Gaspard le suivait,
en le poussant à chaque pas.

--Va-t’en, maudit bavard! et ne me dérange qu’à bon escient. Empêche
même qu’on entre là.

Du doigt, il désignait la gloriette.

Lorsque Sanplan fut assez loin, Gaspard, en revenant vers la belle, se
sentit agité d’un trouble si singulier qu’il dut, avant de heurter à la
porte, reprendre haleine, afin de parler sans trop de bégaiement. Il
frappa; et, sans attendre, il se présenta à la dame comme si elle lui
eût dit: «Entrez», ou qu’il eût été chez lui.

--Madame... commença-t-il; et il s’arrêta, trouvant écrit sur le visage
de l’inconnue plus d’effroi encore qu’elle n’en avait montré un instant
auparavant.

--Monsieur! j’ai entre-bâillé la porte pour voir ce que vous deveniez...
et je vous ai vu vous éloigner avec un personnage qui me fait peur!...
C’est celui--je le crois, du moins--qui m’a tout à l’heure poursuivie.

Gaspard sentit que la négation pure et simple pouvait lui faire perdre
la partie avant qu’elle fût jouée. Il soupira avec affectation:

--Hélas! fit-il.

--Ce soupir, gémit la dame, n’est pas de bon augure.

Elle se leva, comme prête à fuir encore.

--Où suis-je donc?

--Hélas! madame... mais ne tremblez pas, je vous en conjure!... Je mets
à votre service mon bras fidèle, et cette épée... qu’on a eu
l’imprudence de me laisser.

--De vous laisser? comment? que voulez-vous dire?

--J’en suis désolé pour vous, madame... Ces gens-là m’ont tout à l’heure
arrêté, comme ils vous ont arrêtée vous-même, une heure plus tard. Je
suis leur prisonnier sur parole, et me suis engagé à leur faire payer
une rançon... que mes laquais sont allés chercher... Mais fiez-vous à
moi; il ne vous arrivera aucun mal, tant que je serai là... j’en
réponds!

--Mon Dieu! s’écria-t-elle; et elle parut se disposer à l’évanouissement
le plus naturel du monde, disposition gracieuse que Gaspard jugea utile
d’encourager, les émotions de la peur étant, si l’on en croit M. de La
Fontaine, fort propres à servir les espérances d’un homme, en forçant
une femme sensible de se réfugier en des bras capables de la défendre.

--Serions-nous, murmura celle-ci à demi-pâmée, serions-nous entre les
mains... du fameux... Gaspard de Besse?

--Oui, madame!... du trop fameux Gaspard de Besse! dit Gaspard d’un air
navré.

--Alors, l’homme qui vous parlait... c’était lui?

--Ce n’était que son lieutenant. Gaspard est mieux fait... Nous
traitions à voix basse de votre rançon...

--Je suis perdue! murmura-t-elle.

Il jugea qu’il devait la rassurer, du moins un peu.

--Oh, que non! fit-il; ce Gaspard, je l’ai vu, est un homme assez
affable.

--On le dit, soupira-t-elle; je n’en crois rien.

Gaspard jugea bon d’entretenir le sentiment de crainte qui avait poussé
vers lui la dame en quête d’un secours viril.

--Il est certain, madame, qu’en l’absence de Gaspard, ses gens se
portent parfois... bien malgré lui... à des excès... sanguinaires!...
Mais il est ici!... et je suis là!

--Quel malheur, monsieur!

--Prenons-en notre parti avec bonne humeur, madame. Ce chef de bandits,
je vous le répète, est fort galant homme. Du moins s’accorde-t-on à
l’affirmer.

--Allons donc!... On dit cela, quand on se sent à l’abri de ses
entreprises, et pour se le rendre favorable... car il sait tout... il a
sa police. Je suis perdue!

Elle s’affaissa sur les coussins.

--Perdue? Non, madame; et, voyez, en voici la preuve.

Il fit semblant de trouver sur une tablette un flacon d’odeurs qu’il
tira de sa poche.

--Ce flacon d’odeurs, que je trouve là, tout préparé pour combattre les
évanouissements, n’est pas la propriété et la précaution d’un méchant
homme, convenez-en.

Il voulut lui faire respirer le flacon. Elle l’éloigna d’une main molle,
comme défaillante.

--Quelque remède pour endormir ses victimes! soupirait-elle; une
pharmacie de démon!

Gaspard respira le flacon longuement.

--Voyez, dit-il; ce n’est que d’excellent vinaigre, et parfumé.

Il le lui présenta de nouveau.

--Merci, monsieur! Ah! je renais!... que vous êtes bon et galant!...
Merci, merci... mon cher comte!

Il sourit.

--Chevalier simplement, déclara-t-il d’un ton modeste.

Elle se rassurait.

--Du moins, homme de cœur! Ah!... que je vous ai d’obligation!... Vous
êtes, chevalier, la courtoisie même.

--Je m’en flatte, madame; et aussi d’être quelque peu diplomate. Avec
cet homme que vous avez entrevu tout à l’heure, j’ai traité, en trois
paroles, de votre rançon, en même temps que de la mienne.

--Eh bien? interrogea-t-elle, palpitante.

--Il paraît, et c’est fort naturel, que, seul, Gaspard peut en décider.

--Ah! qu’il vienne! s’écria-t-elle avec élan.

--Il viendra, madame!... et peut-être regretterez-vous de l’avoir
désiré!... En attendant, causons, si vous le voulez bien. Je vous assure
que je prendrais, quant à moi, l’incident avec la plus grande gaîté du
monde, si seulement il vous plaisait de vous montrer plus attentive aux
respects dont vous entoure la subite inclination que je me sens pour
votre grâce et toutes vos beautés.

Elle sourit.

--On serait moins distraite en tout autre lieu, cher monsieur... mais
que lisiez-vous là?... Les _Flonflon_ de Chaulieu! On voit que vous êtes
bel esprit et homme de goût.

Il récita:

    «Profitons de la vie!
    Et qui sait, ma Silvie,
    Si nous serons demain?»

Il s’assit près d’elle, sur le divan. Elle s’éloigna de lui... un peu...
sans doute pour lui faire place.

--_Flon flon!..._ cela, monsieur, se chante quand on est chez soi,
portes et fenêtres closes, au coin du feu, bien à l’aise.

--J’entends, au contraire, madame, qu’il y a quelque mérite, et bien
plus de charme, à invoquer le plaisir, à se montrer capable de
l’accueillir et de le donner, lorsqu’on se trouve, comme nous en ce
moment, dans une situation... passablement tragique! J’ai voyagé en
Arabie... Pétrée... et l’on m’y a conté une fable d’amour assez
héroïque. Voulez-vous l’entendre... pour passer le temps?

--Oh! j’aime l’héroïsme! fit-elle, avec élan; contez-moi votre fable.

--Un cheik, dit Gaspard, prit rendez-vous avec la femme aimée, dans
l’oasis voisine de son campement. La belle y vint; et, comme ils
allaient être aussi heureux que put l’être le premier couple dans le
paradis terrestre, monseigneur le lion interrompit la fête;...
mais,--daignez me bien entendre,--il l’interrompit au moment précis où
le chef donnait les preuves suprêmes de sa décision virile. Interrompu
par le tonnerre du rugissement, le cheik se retourna contre le roi du
désert; et, sans rien perdre, rien--entendez-vous--de son attitude
d’amoureux déterminé, il prit en même temps celle du guerrier; et,
saisissant son glaive recourbé, il tua le lion incontinent; et c’est sur
le dos de la bête morte, et encore ardente de vie, qu’il acheva sa
victoire d’amour, sans avoir rien d’autre à faire qu’à renouer sa
conversation galante au point précis où il l’avait laissée durant la
minute nécessaire à la mort du fauve... Les conteurs arabes ne manquent
pas d’ajouter, madame, qu’un péril bravé est comme le sel du plaisir.

Une flamme passa dans les yeux de la dame. Elle les voila modestement de
ses paupières aux longs cils.

--Seriez-vous entreprenant, mon cher chevalier? Ce serait bien mal à
vous... si vous abusiez de la situation où m’a jetée mon mauvais destin.

--Entreprenant? Moi? madame! Oh! non, fi! plutôt timide! Certes j’aime
assez qu’un chevalier de France montre, auprès des femmes, quelque
hardiesse, mais il m’a toujours paru que forcer un cœur est vilenie. Il
faut que la jolie adversaire nous en présente elle-même la clef d’or...
Tenez, dans ce parc où nous voilà, eut lieu, un jour, une fête,--une de
ces bergeries à la mode qui déguisent en personnages rustiques les
marquis et les duchesses. Eh bien, ici même, où vous êtes, j’offris,
induit en vive tentation par la mollesse et les parfums d’une fin de
journée pareille à celle-ci,... je me permis d’offrir un bouquet à
Chloris.

--Vous faites des vers?

--Comme tout le monde... Je vous ennuie?

--Continuez, de grâce.

--Par malheur, j’eus quelque ressemblance, ce jour-là, avec le matamore
de l’immortel Cervantès. Le matamore est un bouillant chevalier qui:

    Assure son chapeau, met la main sur la garde
    De son épée, attend l’ennemi, le regarde
    De travers... et s’en va, d’un air fâché, si bien
          Qu’il ne se passa rien.

--Quinaud?... Ah! tant pis! dit la dame.

Elle riait aux larmes.

--Ainsi, marquise, vous voilà, de toute manière rassurée, aussi bien de
mon côté que du côté de Gaspard.

Il se pencha un peu vers elle, lui prit la main, et tout bas murmurait:

--Ce soir, à l’instant, là... si vous le vouliez, vous?...

Elle se fit une mine de pudeur offensée qui recule à demi, craintive, à
regret.

--Chevalier!

--Ah! marquise! pourquoi ne pas profiter de l’heure? Pourquoi ne pas
goûter tout le charme de ce réduit évidemment fait pour l’amour? de ce
jardin qui nous entoure de conseils amoureux?... Qui sait, ô, Silvie! si
nous _serons_ demain?... Réfléchissez qu’après tout, le caprice d’un
bandit peut mettre un terme à nos jours! Quand je songe à cela, moi, je
sens mourir mon âme! Quoi! tant de beauté perdue! à jamais! Et notre
dernière minute ne serait pas consacrée à la tendre Vénus, à son fils
dont l’arc est bandé? Ah! madame! donnez-moi vos lèvres, au seuil de la
tombe!... Rendez la vie à mon âme qui expire!... Respirez-la du moins!
Et si la plus fâcheuse des destinées doit nous retrancher tout à l’heure
du nombre des mortels, goûtons du moins, en cette suprême minute, ah!
goûtons, ma Silvie,... le délice entier de la vie!

Le jeune homme s’emportait, tout en soignant son style; mais la belle
inconnue lui parut offensée tout de bon!... Alors, ce bandit honorable
fut tout à coup traversé d’un scrupule: la dame, ignorant qui il était,
serait sans doute au désespoir de l’apprendre quand il serait trop tard.
Gaspard, surtout, recula devant une pensée que voici: «Mme de Lizerolles
serait en droit, quelque jour, d’avoir pour moi le mépris qu’on a pour
les plus grands fourbes.»

En conséquence, il abandonna l’entreprise, rouvrit les bras dont il
entourait la dame, et se leva de l’air d’un homme ivre qui veut secouer
son ivresse... C’était grand mérite à lui; mais il comptait sans son
hôte; et la dame, trouvant que le triomphe de son adversaire était trop
bien commencé pour qu’il eût le droit impertinent de s’arrêter court,
lui dit tout bas, avec un impayable accent de résignation:

--Pendant que vous y êtes... ne m’abandonnez pas!

Il ne lui refusa plus rien, et elle répéta d’une voix de plus en plus
languissante:

--Ne m’abandonnez pas... dans le péril... où nous sommes!... Ah!
chevalier... crois-tu que ce Gaspard va me faire mourir?...

A ce moment, une grosse voix retentissante se fit entendre au seuil de
la gloriette. C’était celle de Sanplan; il appelait:

--Gaspard!

D’un bond, Gaspard, se trahissant ainsi, fut debout.

Et la marquise, stupéfaite, confuse et rassurée à la fois:

--Quoi! c’est vous! vous... ce Gaspard?

--Hélas, madame! les cœurs sont d’étoupe, l’amour est de flamme, et le
diable souffle...

Elle murmura:

--La faute est à l’abbé Chaulieu.

                   *       *       *       *       *

Gaspard sortit, et apprit de Sanplan qu’une manière de forcené, se
disant marquis de la Gaillarde, et suivi d’un sien valet, porteur d’un
sac plein d’écus, demandait à voir «Monsieur Gaspard de Besse».

--Le marquis de...? serait-ce?... Attends-moi là un instant.

Il alla conter l’incident à la marquise, qui mettait en ordre sa
coiffure.

--Grand Dieu! dit-elle, mon mari! Où me cacher, où fuir?

--Ne fuyez ni ne vous cachez, madame, croyez-moi. Ce serait vous livrer
pour toujours en butte aux soupçons de votre époux.

--Et que faut-il faire?

--Sortir de ce réduit, reprendre place sur ce banc, là, à l’air libre;
et attendre avec moi la visite annoncée. Je me charge de calmer Monsieur
votre époux.

--Prenez garde que c’est un soldat.

--Et moi aussi, madame, je suis un soldat; vous verrez bien que nous
nous entendrons, le marquis et moi.

Elle fit ce qu’il demandait; et Sanplan alla querir le terrible marquis.

Peu d’instants après, la marquise et Gaspard voyaient arriver vers eux
cet empanaché marquis, homme de haute mine, suivi de son valet porteur
du sac d’écus.

Deux bandits, bien armés, encadraient le prisonnier; car, en dépit de
ses protestations, le marquis était, de fait, le prisonnier des
Gaspards.

Dès qu’il fut assez près, la marquise s’écria:

--Que j’ai de joie à vous revoir, monsieur!

Et se tournant vers Gaspard: «Le marquis de la Gaillarde, mon mari.»

Gaspard s’inclina.

--Comment vous a-t-on traitée ici, madame? proféra le marquis,
inquisiteur.

--Avec tous les égards dus à mon rang et au vôtre, monsieur, dit-elle.
Et,... sauf l’inconvénient de voir arrêter mon carrosse,... je n’ai rien
à regretter.

En prononçant ces mots, elle se tourna de nouveau vers Gaspard qui
s’inclina, reconnaissant.

Elle ajouta:

--Je suis d’ailleurs, ici, depuis peu d’instants...

--Je l’espère bien, madame, car j’ai fait la plus extrême diligence.

Le grand seigneur, hautain et dédaigneux, semblait, jusqu’à ce moment,
ne faire aucune attention à la présence des bandits ni à celle de
Gaspard. Il dit à sa femme:

--A peine m’aviez-vous quitté, madame, qu’un visiteur--bienvenu, ma
foi!--m’apprenait que le fameux Gaspard de Besse se trouverait sans
doute en travers de votre chemin, ayant établi son campement dans le
parc de Vaulabelle. Je montai à cheval aussitôt, pensant vous rejoindre
avant que vous fussiez la victime des coquins.

Gaspard eut un léger mouvement d’impatience:

--Eh, là! monsieur, fit-il.

Et le marquis, avec une parfaite impertinence:

--Je sais, je sais, monsieur, vous êtes leur chef. Bonjour. Je n’ai pas
à me féliciter des façons de vos gens, monsieur. Comment! je les
cherche, je vous cherche, apportant à tout hasard une honnête rançon
pour délivrer la marquise... je viens vous trouver chez vous; et, à la
grille de ce parc, pendant que mon valet l’ouvre, non sans peine, vos
brigands, avec des cris inutiles, un peu ridicules, m’entourent et
prétendent m’avoir pris!... Ne trichons pas, monsieur. Je vous somme,
avant toutes choses, de me déclarer libre, comme je le suis en effet. Je
ne suis pas un homme à qui l’on peut apprendre comment il se doit
conduire. A la cour comme à la guerre; j’ai parfois donné des leçons,
monsieur; je n’en ai jamais reçu. Et, pour tout dire, on ne saurait
m’apprendre la politesse, à moi, monsieur, vu, monsieur, qu’à vingt ans,
colonel, j’étais à Fontenoy.

A ce mot, le marquis assura sur sa tête un chapeau glorieux, mais
démodé.

--Morbleu! acheva le vieux marquis, j’avais entendu vanter la courtoisie
d’un bandit chevaleresque, nommé Gaspard de Besse; et j’avoue que j’y
avais cru. Aurait-il volé aussi cette gloire?

--Je ne crois pas, monsieur, dit Gaspard avec un sourire; et vous
l’allez bien voir.

Le héros de Fontenoy avait fait avancer son valet; et, désignant, du
bout de son doigt méprisant, le sac d’écus:

--Prenez d’abord ceci!

Gaspard, souriant, regarda la dame, puis son époux; et, avec une grâce
digne de ses interlocuteurs titrés:

--Fi! monsieur, fi!... C’est pour rien.

Il était impossible au marquis de deviner ce qu’ainsi Gaspard entendait
lui octroyer gratis. Il comprit seulement que son adversaire s’excusait
en apprenant qu’il avait devant lui un héros de France.

Gaspard attirait une branche du rosier le plus proche; il cueillit une
rose; et, l’offrant à la marquise:

--Tant de grâce et de beauté demeurent sans prix, madame. Daignez
seulement m’accorder la faveur d’accepter cette fleur, en même temps que
votre entière liberté. Votre carrosse n’est certainement pas dételé
encore; et l’époux qui chevauchera à la portière est digne de vos plus
beaux regards, puisqu’il est un des héros d’une si illustre bataille.

Le marquis piaffait un peu:

--C’est bon, c’est bon, monsieur, abrégeons. Trêve de compliments.

Gaspard, avec un sourire, porta la main sur son épée:

--Et maintenant, monsieur, dit-il avec simplicité, s’il vous plaît d’en
découdre, je suis tout à vous, et de tout cœur.

Pour le coup, le visage du marquis, jusque-là crispé par une sorte de
rage contenue, se détendit, dans une sorte d’étonnement approbatif; et,
sur le ton dont il eût félicité un de ses officiers, digne à la fois de
ses éloges et de son blâme:

--Non, monsieur, non; je suis vif, il est vrai, vif en diable!... Vous
êtes--c’est regrettable--un bandit, mais quoi! vous êtes de bon ton; il
y a quelque hauteur dans votre courtoisie, et j’aime cela, moi! Je m’y
connais... Vous ne me déplaisez qu’à demi. Serviteur.

Il tourna le dos à Gaspard; et, d’un geste, montrant devant lui le
chemin à la marquise:

--Nous sommes libres, madame.

On eût dit qu’il lui accordait et s’accordait à lui-même la liberté.

Pour sa femme, qui passait devant, il se découvrit; il la salua très bas
et la suivit...

                   *       *       *       *       *

Sanplan était resté près de Gaspard; et, le regardant d’un air
interrogatif:

--Un fou?

--Non, un Français. Vieille roche. Spirituel et brave.

--Mais d’un orgueil! se récria Sanplan.

--Justifié, dit Gaspard.

--Et tu l’as?...

--Oui; mais, vrai, je m’en fais reproche.

--Bah! dit Sanplan, guerre à la noblesse! Sois assuré qu’à ta place, à
ton âge, il t’en eût fait autant.

--C’est ma seule excuse, conclut Gaspard, avec gravité.




CHAPITRE XIII

Pablo redevient ermite.


Le Parc Enchanté, c’était, pour les Gaspards, le paradis terrestre; et
ce fut Tornade qui, pour quelque temps, les en exila.

Plus de trois mois après la mort du misérable, un braconnier, ayant tué
une tardarasse (une buse), avait, en la recherchant, découvert le
cadavre du bandit.

On voulut reconnaître, dans ce mort méconnaissable, un riche jardinier
d’Ollioules, disparu depuis des semaines.

Pressés d’entrer en possession de sa terre, ses héritiers affirmèrent
que c’était bien là leur parent, et firent enterrer, comme tel, Tornade
le bandit, avec tous les honneurs dus à un honnête homme. Au bord de la
route royale, à l’endroit où s’ouvre la coupée au fond de laquelle
roulent, en hiver, les eaux torrentueuses du Destéou, on planta une
croix de fer qui, longtemps, devait être saluée, avec un frisson
d’inquiétude, par les voyageurs, piétons, cavaliers, conducteurs de
diligence. Les gens de justice attribuèrent à Gaspard un assassinat
contraire, il est vrai, à ses habitudes, mais qui, disait-on, annonçait
de sa part des résolutions nouvelles, une ère de représailles en
réplique à son emprisonnement... Il fallait décidément capturer les
bandits. Il arriva, en fin de compte, qu’une battue générale fut
ordonnée par les magistrats.

De la Sainte-Baume à l’Estérel, d’Aix à Draguignan et à Grasse, archers
et dragons devaient fouiller collines et forêts, battre chemins et
grandes routes. Gaspard se sentit gravement menacé; et, malgré les
moyens de défense naturelle que lui offraient les ravins et les forêts
tout voisins du parc Vaulabelle, il jugea avec raison que la bande
serait mieux cachée dans les caveaux de Solliès-le-Vieux. Il n’était pas
l’ennemi des dragons ni de la maréchaussée; et son principe était
d’éviter les batailles. «Pas de sang, disait ce lecteur de Volney; la
guerre civile est plus odieuse que toute autre.» Il annonça à ses gens
qu’on allait quitter Vaulabelle nuitamment, pour se réfugier à Solliès.

Un soir, en effet, la petite armée se mit en route, Gaspard en tête, à
cheval. Il était entouré par ses fidèles, Sanplan, Bernard et Lecor,
bien montés eux aussi, que Pablo suivait, juché sur son âne. Derrière
cet état-major venait toute la troupe. Les anciens archers, à cheval,
formaient l’arrière-garde.

Tandis que la troupe gravissait, entre les collines chargées de pins, au
fond d’une gorge, la rampe sinueuse qui mène à la Roque-Brussanne, un
clair de lune magnifique emplit tout à coup le vallon de sa clarté
blanche, comme débordante.

--Maître, dit alors Pablo, mon âne s’essouffle à suivre vos chevaux et
le pas alerte de nos gens. Permettez-moi de rester en arrière; je vous
rejoindrai demain.

--Soit, répliqua Gaspard... Et peut-être pourriez-vous, Pablo, prendre
votre repos, cette nuit, à la Roque-Brussanne, chez les paysans qui,
naguère, ont gardé votre monture dans leur étable; puis, demain,
voyageant de jour, vous recueilleriez, je pense, en chemin, quelque
utile renseignement sur les manœuvres des gens qu’on lance à notre
poursuite. Vous ne courez, vous, aucun risque. Le moine que vous
paraissez être inspire confiance à tout le monde... Vous nous trouverez,
la nuit prochaine, assemblés et vous attendant, sur la terrasse de la
Mont-Joye, à Solliès.

--Ainsi convenu, dit Pablo.

Sanplan saisit son sifflet de maître d’équipage, et en tira le
commandement de: _halte!_ La troupe s’immobilisa.

Or, le jovial Pablo, pour déterminer ce brusque arrêt, avait attendu
malicieusement que la troupe fût arrivée à l’endroit précis où elle se
trouvait à ce moment. Il savait que ces hommes, capables de défier
chaque jour le diable, craignaient Dieu, la nuit; et il éleva, dans le
silence de cette nuit claire, sa plus belle voix de prédicant:

--Mes amis! dit-il, vous savez qu’un grand danger vous menace; et que
vous allez trouver, dans les caveaux des Templiers, à Solliès, un asile
à peu près sûr... Pour moi, sur ma demande et avec l’approbation de
notre capitaine, je vais passer ici la nuit, et ne vous rejoindrai que
demain... Cette nuit, je la passerai à prier Dieu pour vous; car
l’endroit où nous sommes est un lieu sacré où, il y a des siècles, un
pieux ermite, en récompense de ses vertus, obtint du ciel l’étrange
faveur d’être transformé en statue, dans une attitude de prière. Il a
voulu demeurer sur cette terre afin de ne pas abandonner, avant le
dernier jugement, les pauvres pécheurs que nous sommes ici-bas. Depuis
des siècles, il implore la grâce des générations qui naissent et meurent
devant lui... Et, lorsqu’un pèlerin a le courage de mêler, seul dans la
nuit, son oraison ardente aux muettes supplications du saint de pierre,
le vœu du pèlerin est toujours exaucé; car la sainteté de la statue
étend sa protection sur le pèlerin, fût-il indigne comme je le suis.

Un murmure confus accueillit ces paroles. Quelques incrédules ricanaient
sourdement. Pablo, alors, cria d’une voix de commandement:

--Levez les yeux vers le sommet de la colline, du côté de l’Orient.

La troupe leva les yeux.

Un cri de stupeur s’étouffa dans les poitrines oppressées, comme si tous
les bandits eussent assisté à un miracle accompli pour eux.

Un peu au-dessous de la cime, et se profilant nettement, en haute
silhouette blanche, sur la pente de la colline baignée par les rayons
lunaires, un Moine gigantesque apparaissait en plein ciel. Les grands
plis droits et rigides de sa robe se marquaient en ombres profondes. Il
semblait descendre vers les hommes, tout en s’adressant au ciel. Sous le
capuchon pointu, sa tête s’inclinait, comme en adoration.

Il se fit un grand silence. Des hommes, à faces patibulaires, se
signaient discrètement. Plus d’un plia les genoux[9].

  [9] Ce rocher surprenant a gardé sa forme émouvante. Ce Moine, à de
    certaines heures, sous certains aspects, a vraiment une beauté
    sculpturale. On ne manque pas de dire que Pierre Puget avait rêvé de
    le faire transporter à Toulon; en vérité, Rodin eût admiré ce bloc
    dans lequel semble veiller une âme.

--Benedicat vos Deus omnipotens! dit Pablo; laissez-moi ici en prière,
mes amis. Je vous rejoindrai demain.

--Mort de ma vie! dit tout bas Sanplan à Gaspard; je n’ai peur de rien,
mais j’aime mieux quitter ce lieu-ci, avec toute la troupe, qu’y rester
seul comme va le faire ce diable de Pablo,... Dieu le bénisse!

--Pablo connaît mes intentions, répliqua Gaspard. Voilà nos gens
rassurés; ils comptent maintenant..., et peut-être avec raison!... sur
la protection du ciel.

L’ordre de se remettre en marche fut donné par le sifflet de Sanplan; et
Pablo demeura seul sur la route; les hommes, en se retournant, le virent
descendre de son âne, et prendre, au pied de la colline, une attitude
copiée sur celle du Moine de pierre.

Une grande confiance irraisonnée entrait dans le cœur des réprouvés.

Le lendemain, à la Roque-Brussanne, Pablo passa une journée d’agréable
repos.

Et, la nuit suivante, en route vers Solliès, il disait à son âne qui
secouait les oreilles d’un air d’intelligence un peu dédaigneuse:

--Notre Gaspard est vraiment un homme bien extraordinaire et qui, de
jour en jour, m’étonne davantage. Qu’il veuille mettre notre troupe en
état de sécurité dans les caveaux de Solliès, rien de plus naturel; mais
ne m’a-t-il pas dit: «Ami Pablo, prépare-toi à édifier nos gens et à
leur prêcher la sagesse. Tu leur expliqueras la mission honorable que je
me suis imposée. Tu combattras dans leur esprit les leçons d’aveugle
révolte que leur donnait Tornade. Fais-leur comprendre que, tout
insurgents que nous sommes, nous pouvons faire notre salut et nous
rendre encore dignes de l’estime publique. Tu profiteras, à Solliès, de
nos loisirs et de la sainteté du lieu, pour suggérer à nos hommes des
idées de bon sens...» Tels sont les ordres de mon chef; et, de mon
mieux, je lui obéirai. Et voilà donc qu’il me ramène à ma vocation
première, et je vais devenir un agneau prédicant au milieu d’un troupeau
de loups! Soit. A ce jeu, peut-être me convertirai-je moi-même! Dieu, en
tous cas, me comprendra mieux que les hommes. Ainsi-soit-il.

Ainsi s’exprimait Pablo, parlant à son âne qui ne lui prêtait qu’une
demi-attention. Et le moine ajoutait:

--Je connais ce Solliès et son église imposante qui domine la large
vallée. J’ai admiré sa vaste terrasse fortifiée. Elle est comme un
reposoir, un plateau sacré, un haut lieu vénérable, fait pour inspirer
des pensées extra-terrestres... Notre Gaspard est décidément un grand
politique; et, si nous l’écoutons, nous finirons par édifier le monde,
par nous transformer tous en ermites, en régiment de pénitents, en
moines pleins d’humilité et d’obédience... Et pourquoi pas?... Vanitas
vanitarum... que Dieu me bénisse! me voilà ermite redevenu!... Et cela
encore est vanité, sujet d’étonnement, rongement de foie, cassement de
tête, et incompréhensible fatigue d’esprit... J’envie toujours
davantage, ô mon âne, ta placidité, et ton mépris avoué pour la pensée
humaine; je parle et tu secoues les oreilles, loin de les tendre vers
moi!... Que puis-je t’apprendre, en effet? que sais-je? L’orgueil de
l’homme est une outre gonflée de vent; et les voies de Dieu sont
véritablement insondables. J’ai traversé le monde des honnêtes gens et
il m’est apparu empli de coquins... Je vis aujourd’hui parmi les
réprouvés et je rencontre chez eux les lumières de la conscience!... i,
mon âne... Tu vas où nous allons tous!

Pablo n’aurait pas dû s’étonner si fort au sujet des ordres qu’il avait
reçus de son chef. Sans doute, Gaspard ne prétendait-il pas faire de ses
bandits autant de justes selon l’Église. Le moine interprétait avec
exagération ses intentions édifiantes; mais il est bien vrai que le
chevalier Gaspard avait compris l’influence moralisante des croyances
religieuses sincères, et qu’elles soumettent à la morale force gens dont
l’esprit borné resterait rebelle à de simples raisonnements,--ce qui
signifie que, somme toute, la masse comprend beaucoup mieux ce qui ne se
peut comprendre. Gaspard entendait simplement que, dans l’isolement, à
Solliès, au fond des caveaux pleins de mystère, il pourrait, avec l’aide
de son «aumônier», faire sentir à ses gens qu’une volonté, supérieure à
l’instinct brut des hommes, les pousse, en dépit d’eux-mêmes, à
maîtriser en eux-mêmes la sauvagerie de nature.

En ruminant ces choses, dom Pablo arriva, au mitan de la nuit, à
Solliès-le-Vieux. Il grimpa, poussant devant lui son âne, l’escarpement
de la colline, et, comme il était convenu, il trouva toute la bande
assemblée sur la terrasse du Pasquier, devant la porte dite de la
Mont-Joye.

Gaspard et Sanplan, connaissant le secret des ruines, la troupe, sous
leur conduite,--en arrivant, la veille, un peu avant l’aube,--avait
pénétré dans les entrailles de la colline, par l’ouverture étroite qui a
l’air d’une simple excavation sans profondeur, au bord de la roide
montée. Par cette ouverture, les bandits, un à un, avaient gagné les
caveaux funéraires où dorment les Chevaliers du Temple.

Les huit ou dix chevaux de la troupe étaient restés, dans la plaine,
chez des affiliés.

En arrivant avec son âne, Pablo se disait: «Ni lui, la bonne bête, ni
moi, n’avons besoin de nous cacher. Je le logerai, comme moi, chez un
habitant de ma connaissance.»

Sur la haute terrasse, aux rayons de la lune, l’assemblée des bandits
était silencieuse, comme recueillie.

Ayant passé le jour entier dans l’ombre des caveaux, les hommes,
maintenant, respiraient avec délice l’air tiède d’une nuit de mai. Juin
allait commencer. Les étoiles semblaient pétiller dans le ciel comme
autant d’étincelles vives, jaillies d’un invisible brasier perdu dans
les infinies profondeurs. Sur des cloisons écroulées, au pied des pans
de hautes murailles qui entourent la porte Mont-Joye, les bandits, les
uns assis, les autres étendus à terre, avec une pierre pour oreiller,
goûtaient le charme d’une entière sécurité. Quelques-uns s’étaient
accoudés aux parapets de la terrasse, et contemplaient l’immense plaine,
dormante sous la lune, et les profils purs des montagnes Maures.

Tous firent à Pablo une réception particulièrement aimable, et vinrent
se grouper autour de lui. Quelques-uns lui demandèrent, en goguenardant,
ce qu’avait bien pu lui dire le Moine de pierre.

--Il m’a dit d’abord, répliqua Pablo, d’assurer à notre capitaine qu’il
aura raison de rester quelques jours caché, avec nous tous, dans les
caveaux de Solliès. Tous les bois de la province et tous les chemins
sont parcourus, à cette heure, par les gens d’armes,--les archers et les
dragons du Roi. Voilà pour notre chef, que Dieu nous le garde! Et pour
vous, mes amis, voici ce que m’a dit le Moine de pierre: «Si une forme
de pierre, entrevue dans la nuit, a pu troubler un instant des cœurs
d’hommes courageux, c’est parce que, sur cette terre, nous obéissons à
une puissance contre laquelle nous ne pouvons rien. C’est malgré nous
que nous sommes nés; et malgré nous, nous mourrons. C’est parce que nous
savons cela que parfois certains contes ou certains rêves nous font
frissonner et nous donnent à réfléchir.» Voilà ce que m’a dit le Moine
de pierre;--et il est très vrai, après tout, qu’il ne faut braver ni
Dieu ni diable. Dans les caveaux où vous avez passé la journée, vous
étiez environnés par des morts qu’il faut respecter et qui, si vous les
respectez, vous protégeront. C’est tout ce que je vous dirai pour ce
soir. Notre retraite en ces lieux ne fait que commencer. J’aurai, chaque
nuit, à vous parler de choses non moins intéressantes... Pour ce soir,
songez à vos belles, et fumez en paix vos bonnes pipes.

Une des nuits suivantes, Pablo conta aux hommes, réunis sur la même
terrasse, l’histoire des Chevaliers du Temple, et il conclut ainsi: «On
ne leur a pas rendu justice. Eussent-ils été coupables, qu’on pourrait
dire encore: ils furent traités avec une impardonnable barbarie. Ce
qu’il faut vouloir, nous, avec notre chef, c’est le règne d’une justice
sans férocité. Plus de bûchers! Plus de torture!... Adveniat regnum
tuum...

Gaspard, dans le particulier, félicita Pablo:

--Vous avez bien servi mes intentions. Continuez ainsi. Demain, moi
aussi, je parlerai à nos gens.

Le lendemain, aux mêmes heures nocturnes, sous la blanche clarté de la
lune, dans le même imposant décor de ruines, Gaspard, entouré de ses
hommes assis autour de lui, assis lui-même sur un fragment de mur
écroulé, parla en ces termes:

--Mes braves! il y a quelque temps, plusieurs d’entre vous se
déclaraient prêts à suivre Tornade. J’ai montré alors à ses amis quelle
sottise était celle de ce malheureux; mais, bien qu’ils aient paru
convaincus, il est possible qu’ils ne se soient résignés qu’avec regret
à me demeurer fidèles... Eh bien, je ne veux pas d’une fidélité
incertaine, obtenue par intimidation. Je n’accepte pour mes soldats que
des volontaires, et convaincus. J’ai donc résolu de vous amener ici, non
seulement pour éviter les gens de police qui me recherchent plus
menaçants qu’à l’ordinaire, mais pour que, dans cette solitude paisible,
vous examiniez à loisir vos courages et pesiez vos résolutions. Je vais
donc vous expliquer, mieux que je ne l’ai jamais fait, quelles sont mes
idées. Si elles vous conviennent, je recevrai de vous des engagements
nouveaux. De cette façon, nous saurons qu’il n’y a plus, entre vous et
moi, de malentendu possible; et, confiants les uns dans les autres, nous
marcherons avec assurance vers le but commun.

Gaspard rappela à ses hommes qu’il leur avait parlé déjà de son grand
projet, qui était la capture du Parlement; puis il leur en expliqua
toute la signification et toute la portée.

Oui, il s’agissait de prendre comme otage le Parlement tout entier; ce
serait là un acte décisif, un événement considérable qui, selon lui,
l’amènerait certainement à pouvoir traiter, de puissance à puissance,
avec le roi en personne. Alors, il exigerait de Sa Majesté qu’elle
frappât les meurtriers de Teisseire! Alors, il élèverait des
réclamations dont le bruit retentirait dans toute l’Europe! Alors,
enfin, il demanderait la réforme de la juridiction pénale,--et, avant
tout, l’abolition de la torture, usage inhumain et absurde, digne des
temps barbares... Pour défendre cette cause, il était prêt à se faire
tuer à la tête de ses hommes, comme il était prêt à subir, s’il était
pris, les horreurs de la question extraordinaire; d’ailleurs, s’il se
voyait soutenu par une troupe dévouée à son idée, il se sentait sûr du
succès. Le moment venu, il obtiendrait les justes réformes, grâce à de
hautes protections qui lui étaient dès aujourd’hui acquises, et que
Tornade lui avait sottement reprochées. Et, dans ce cas, il se ferait
accorder la grâce de tous les hommes qui auraient combattu avec lui pour
la grande Cause...

Tel était le rêve de Gaspard, vision chimérique peut-être, mais d’une
grandeur qui, dans son esprit, l’égalait à ce Rienzi dont, naguère, il
avait lu l’histoire avec admiration.

Il dit en terminant:

--Vous n’êtes pas de vulgaires voleurs! Est-il possible que je vous
l’apprenne. Est-il besoin que je vous le répète? Vous n’êtes pas des
bandits comme l’entendent les rares aveuglés qui nous blâment, ou les
juges qui nous condamneraient. Nous sommes des coupables, soit, mais qui
veulent de meilleurs juges! Et c’est pour que vous ne deveniez pas des
bandits odieux à tout l’univers--que j’ai, sous vos yeux, laissé Tornade
courir à ses destinées. Vous êtes des hommes qui demandent l’abolition
de lois cruelles, féroces, inhumaines... De quel droit vous
proclameriez-vous les justes agresseurs des lois sans pitié, si vous
usiez vous-mêmes des moyens inhumains, féroces, cruels, que vous
reprochez à vos juges? Ne leur donnez pas le droit de s’en servir contre
vous, qui le leur contestez. Piller et tuer par vengeance, c’est faire
acte de criminels indignes de pardon. Piller, tuer? laissez cela aux
sauvages des îles lointaines. Voulez-vous redevenir semblables à eux?
voulez-vous redevenir pareils aux bêtes des déserts et des forêts?
Non!... N’imitez ni la sottise des moutons ni la cruauté des loups.
Quant à moi, je ne veux être ni le chef d’une bande de malfaiteurs, ni
le gardien d’un troupeau soumis. Je cherche un peuple. Je n’accepte pas
qu’on marche à ma suite sans savoir où l’on va; je demande qu’on désire
aller où je vais. Ce que j’attends de vous, c’est que vous vous
considériez et respectiez comme une partie détachée du peuple, pour
représenter audacieusement le vœu secret du peuple tout entier, du
peuple qui, encore trop timide, espère en votre audace. Élevez-vous à la
dignité d’hommes libres; et le jour où vous rentrerez dans la vie
régulière, on dira de chacun de vous: «Celui-là fut un Gaspard,
c’est-à-dire un de ces bandits qui se sont rachetés en suivant
volontairement Gaspard de Besse!» Rappelez-vous à toute heure que nous
avons pour ennemis non pas des hommes, mais des lois plus cruelles que
ne sont la plupart des assassins! Notre ennemie, c’est la torture
appliquée à des innocents qu’elle amène parfois à dénoncer de faux
coupables! Votre ennemie, c’est, vous dis-je, la barbarie des lois sans
indulgence, sans pitié, sans humanité! Voilà les ennemies que nous
devons terrasser; j’y parviendrai... Et si vous voulez me suivre jusqu’à
cette fin glorieuse, vous me le direz, non pas tout à l’heure, mais plus
tard, avant toutefois que vous quittiez ces solitudes. Consultez-vous;
prenez conseil les uns des autres. Vous m’apporterez plus tard une
réponse sagement calculée...

Ce fut le grand discours politique de Gaspard; le plus grand moment de
sa carrière. Sanplan, Bernard, Lecor et Pablo en restèrent émerveillés.

Les bandits avaient écouté en silence la harangue du chef; mais, dès ses
premières paroles, pas un n’avait gardé l’attitude nonchalante où elles
les avaient surpris. Ceux qui étaient couchés, s’étaient soulevés sans
bruit sur un coude; ceux qui étaient assis s’étaient silencieusement mis
debout. Dans la nuit claire, une énergique attention, la volonté de
comprendre, tendait les visages et les regards vers la silhouette qui
leur parlait, telle un fantôme. A ce moment, une obscure grandeur était
en Gaspard et aussi dans ses auditeurs, paysans, artisans, soldats.
Jusqu’à ce jour, ce troupeau d’hommes, ne cherchant que pâture, s’était
agité dans sa destinée ténébreuse; une conscience lui venait, en cette
nuit claire, à la voix de son berger. Et, avec lui, tout à coup, cette
humble fraction d’humanité levait les yeux vers l’étoile. Quelle étoile?
celle qui, il y a deux mille ans, conduisit vers une pauvre étable les
Rois Mages venus de la Chaldée.

De tout temps la hauteur physique des montagnes a éveillé dans l’homme
un sentiment d’élévation morale. Les vastes plaines, ou la mer,
inspirent l’idée de liberté d’esprit. Le firmament étoilé appelle les
regards humains vers un autre ciel,--celui des religions.

Ces assimilations sont instinctives. Et ce fut d’instinct que Gaspard,
pour achever d’élever la pensée et le cœur de ses gens, cria tout à
coup:

--Eh! là-bas, Jean-le-Fada, toi qui as été berger en Camargue, dis-nous
un peu les noms de celles que tu connais parmi toutes ces étoiles du
ciel.

L’homme obéit; et tous ces hommes frustes, qui, sans y penser jamais,
avaient vécu sous les constellations, connues du plus ignorant des
pâtres, écoutèrent la leçon du berger-fada[10]. Il nomma les
constellations. Il conta des légendes où elles avaient un rôle. Il
parlait selon la tradition sept fois millénaire des mages de Chaldée qui
lisaient, dans la grande page bleuâtre aux caractères d’or,--la destinée
des êtres humains. Et le pâtre affirmait, comme ces ancêtres lointains:
«Chacun de nous a son étoile».

  [10] Le _fada_ en Provence, c’est l’homme, dont l’intelligence, fermée
    aux vues humaines, semble parfois connaître de mystérieuses
    intuitions.

... Cette singulière veillée fut suivie de veillées à peu près
semblables, au cours desquelles Pablo, après le berger, contait aussi de
belles légendes aux bandits attentifs.

Il leur dit les merveilles des _Fioretti_; et ces violents, apaisés,
prêtèrent une attention enfantine aux miracles naïfs de saint François
d’Assise. Pablo disait:--Saint François, un jour, prêchait dans les
champs, sous un grand arbre, devant la foule. Gêné tout à coup par le
caquetage d’une nuée d’hirondelles assemblées sur les longues branches
horizontales du grand arbre, il les pria de vouloir bien se taire un
instant, afin que les paroles divines fussent mieux entendues. «Faites
silence un moment, leur dit-il, mes sœurs hirondelles!» Et elles lui
obéirent sagement; et ne se reprirent à caqueter qu’après la fin de son
sermon. Il appelait «frère» tout être vivant; et même il appelait frère
l’arbre ou le buisson; et même l’eau, il l’appelait «ma sœur». En
appelant le loup _mon frère_, il l’apprivoisait; et le loup devenait
caressant sous sa main. Un jour, le frère portier de son monastère,
ayant refusé du pain à des voleurs connus comme tels, saint François
alla leur porter de la nourriture dans leur caverne; et il appela ces
voleurs _mes chers frères_, en leur conseillant de mieux vivre et d’être
bons désormais à toute créature. Il avait la vraie religion, celle qui
sème la bonté pour récolter la bonté. Et cette religion-là, il faut
l’aimer... Hélas! c’est justement celle que tout le monde oublie en ce
siècle... Et, pour qu’on y revienne, il faut, mes amis, il
faut--entendez-moi bien--que les bandits armés n’imitent point la dureté
des hommes contre lesquels ils sont en juste révolte.

De toutes ces leçons répétées, que restait-il dans l’âme des hommes
brutaux qui les écoutaient? Peu de chose; une grande chose pourtant: la
vague espérance d’une vie meilleure qu’ils auraient un jour peut-être,
quelque part,--mais qu’il fallait mériter.

Les habitants de la vieille petite cité feignaient d’ignorer les
bandits; du moins, ils ignoraient le secret de leur retraite, qu’ils
devinaient voisine.

Dom Pablo, un matin, sur l’ordre de Gaspard, alla trouver le syndic de
Solliès, celui-là même chez qui Gaspard et Sanplan avaient reçu
l’hospitalité, un soir de Noël.

--Honorable syndic, j’ai une requête à vous présenter, au nom de deux
hommes qui furent reçus chez vous,--un soir de Noël,--en qualité de
Saint-Jean et de Saint-Pierre.

--Je n’ai pas oublié ces deux hôtes aimables, répliqua gracieusement le
syndic; et, venant de leur part, vous êtes le bienvenu.

--De leur part, reprit Pablo, et en souvenir de reconnaissance, j’ai à
vous remettre, pour les pauvres de votre ville, cent écus--que voici.

--Que vos amis soient remerciés, dit le syndic, en prenant le sac
rondelet que lui tendait Pablo.

--Dieu le leur rendra au centuple, croyez-le, fit malicieusement Pablo;
mais voici ma requête. Nous appartenons à une confrérie de pénitents
toulonnais qui voudraient être admis à l’honneur de prendre part, dans
trois jours, à votre procession de la Fête-Dieu... Ils apporteront leurs
cierges...

La permission fut accordée, avec de nouveaux remercîments.

Pablo trouva moyen de se faire prêter une carriole--et se rendit à
Toulon où il se procura sans peine cierges et cagoules.

Et le jour de la Fête-Dieu, en songeant, non sans regret, à la
procession d’Aix qui avait failli leur être fatale,--les pénitents
prétendus sortirent, un à un, des galeries souterraines.

Prévenus par leur syndic, les gens de Solliès s’étonnèrent pourtant un
peu de voir arriver en grand silence, avec des allures mystérieuses,
tous les compagnons, cierges en main et vêtus de la cagoule. Les yeux
des bandits, par les trous du masque, luisaient de contentement. Ce
qu’il y avait de théâtral dans leur aventure les amusait; et puis, ils
se réjouissaient sincèrement de prendre part à une fête religieuse, et
publique, sans courir le risque d’être reconnus et trahis.

Juin resplendissait. Les collines voisines étaient couvertes d’une
véritable forêt de ginestes en fleurs; et les innombrables fleurs d’or
de ces genêts s’étendaient, en tapis odorant et épais, dans les étroites
rues antiques. Chaque pas en écrasait et irritait le parfum capiteux.
Femmes et jeunes filles chantaient. Une joie païenne surchargeait l’air
lourd d’été et oppressait les poitrines. Solliès fêtait à sa façon l’été
glorieux; et, en avant de la foule, un soleil d’or était porté; c’était
les armes parlantes de cette cité du soleil, Solliès l’ensoleillée. Et
cet emblème, ce soleil d’or, étincelait entre les branches d’une croix.
Et la croix du Christ en était rayonnante.

Les «Gaspards» firent processionnellement le tour de la cité; et Pablo
disait à son chef:--«J’en ai fait de petits saints!»

Certes, il plaisantait. Les «Gaspards» devaient rester des hommes
pareils à tant d’autres, c’est-à-dire préoccupés surtout de bonne chère
et de bon vin; aimant le jeu et tous les plus grossiers plaisirs; mais
quoi! beaucoup de ceux qui vivent dans l’ordre apparent des
cités--valent-ils mieux?

Non, les Gaspards n’étaient pas devenus de «petits saints»; du
moins,--grâce aux paroles qu’ils avaient écoutées dans l’ombre des
caveaux ou sur la terrasse de la Mont-Joye, et sous l’influence de ce
lieu sacré, qui avait agi sur eux à leur insu,--ils avaient fini par
donner à leur chef ce qu’il attendait d’eux: leur confiance. Sans bien
comprendre la justice, ils la rêvaient belle et la désiraient; ils
consentaient à la chercher sans la connaître; ils y croyaient. Dès lors,
ils acceptaient de marcher aveuglément, à la suite de leur guide, dans
une voie qu’ils n’auraient pas su choisir, parce qu’elle n’était pas
celle de la violence, de la vengeance instinctive et du sang!

La procession s’était terminée à l’heure du jour finissant. Là-bas, du
côté de Toulon et de Six-Fours, le soleil disparaissait lentement. La
cime du Coudon resplendissait comme un diadème. Une nappe d’or s’étalait
sur la mer. Les îles d’Hyères, au sud, devenaient vraiment les Iles
d’or. La première étoile apparaissait, à peine distincte dans l’azur
encore trop clair.

La foule suivit son curé dans l’église qui, toute pleine de l’odeur
ardente du genêt, n’était plus qu’un reposoir d’ombre où, sur les autels
et sur les dalles, dormaient accumulées, les fleurs mourantes.

Les faux pénitents, agenouillés dans l’amas des fleurs d’or, reçurent,
tout baignés de parfums et courbés devant l’ostensoir qu’élevait le
prêtre, la bénédiction rituelle, au milieu des chants sacrés, sous la
ruisselante harmonie des orgues.

Puis, les chants cessèrent... Le curé se retira dans son presbytère. Les
habitants regagnèrent lentement leur logis; mais les Gaspards avaient
leurs raisons pour ne point quitter trop tôt l’église. Ils y attendirent
que la nuit fût close. Pablo trouva l’occasion bonne pour monter en
chaire; et, sans qu’un seul de ses auditeurs masqués eût l’envie de
sourire, il leur fit un excellent sermon plein de bonhomie et de bon
sens.

--Tu finiras par devenir évêque! s’écria Sanplan.

--Ami Pablo, moi Lecor, je me déclare indigne de nouer ou de dénouer les
cordons de vos sandales!

--Pourquoi Thérèse ne vous a-t-elle pas entendu? soupira Bernard
sincère. Elle comprendrait pourquoi nous servons notre Gaspard de Besse.

Et Gaspard enfin dit à Pablo:

--Messire Pablo, vous parlez si bien que vous finirez par vous
convaincre. Et Dieu le veuille!

--Je me suis déjà dit cela, conclut Pablo; mais croyez-moi, maître, un
diable ne se fait ermite que s’il ne l’a jamais été.

                   *       *       *       *       *

La nuit était venue; les étoiles profitaient de l’absence momentanée de
la lune pour briller et scintiller éperdûment dans le noir bleuté des
espaces. Les faux pénitents qui, après la procession, avaient éteint
leurs cierges dans l’église, les rallumèrent pour sortir, et gagner la
terrasse de la Mont-Joye.

Là, en bel ordre, les hommes de Gaspard entourèrent leur chef; et l’un
d’eux, quittant le rang, fit quelques pas vers lui, s’arrêta et dit:

--Maître, tous d’accord, nous avons résolu de te jurer fidélité. Fidèles
nous te serons, jusqu’à la mort,--et te le jurons.

Tous les bras qui, tous, portaient des cierges, se tendirent pour le
serment. Puis, les cierges tous ensemble, furent éteints. Et des gens
qui, de la plaine, regardaient la haute terrasse de la Mont-Joye,
racontèrent qu’en cette nuit de la Fête-Dieu, ils avaient vu tomber sur
Solliès une pluie d’étoiles filantes.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, à la petite pointe du jour, les bandits devaient quitter
Solliès, par groupes espacés et par des chemins différents... Gaspard,
le premier debout, alla errer sur la terrasse du Pasquier, pour voir la
lumière de l’aube, glissant du haut des collines Maures, se déverser peu
à peu dans l’immense plaine. Sur la terrasse, il trouva Pablo qui
regardait attentivement un fronton, gisant dans l’herbe.--«Que
faites-vous là, ami Pablo?»--«J’admire le sens de cette sculpture,
voyez: cette image, qui n’a pas moins de 700 ans, représente, entre une
équerre et un marteau, un chevalier qui, l’épée haute, s’apprête à
frapper une bête furieuse. Cette sculpture a orné la demeure des
Templiers.»--«Comment le savez-vous?»--«C’est que je connais leur
devise. Elle dit: _Semper percutiatur leo vorans_; et cela signifie que
le Mal ne désarme jamais et qu’on ne l’arrête que par l’obstination dans
la résistance. Aucune victoire sur lui n’est jamais définitive. La paix
n’est possible au Juste que s’il tient sans cesse, élevée bien haut,
l’épée de l’Archange...»

--Hélas! dit Gaspard.




CHAPITRE XIV

Où l’on verra comment Thérèse découvrit que Gaspard était un voleur,
mais que, étant voleur sans l’être, il se montrait sévère envers ceux
qui méritent ce nom méprisable; et comment cette découverte impressionna
l’intéressante fiancée de Bernard.


Gaspard s’abstenait depuis quelque temps de prendre part en personne aux
opérations de la troupe, devenue moins nombreuse à la suite de diverses
rencontres avec les dragons du roi. Il avait été blessé dans une de ces
escarmouches, aux environs du parc de Vaulabelle, d’où l’on n’était pas
parvenu à le déloger.

Un matin qu’il était dans le parc, près de la gloriette, son endroit
favori, Sanplan vint lui annoncer deux captures singulières.

Au moment où un prélat (était-ce l’archevêque d’Aix?) venait d’être
arrêté, et enfermé dans la plus belle et la moins ruinée des salles du
château,--Sanplan, de son côté, assisté de Bernard et de deux ou trois
acolytes, avait arrêté la diligence qui allait de Brignoles à Aix.
Contre toute attente,--Thérèse se trouvait parmi les voyageurs. Elle
avait reconnu Bernard parmi les agresseurs, et s’était évanouie.

--Où est-elle, maintenant? demanda Gaspard.

--Au château, sous bonne garde.

--Et Bernard?

--Il se désespère et dit qu’il veut mourir.

--Amène-le moi.

--Le voici.

Bernard, en sanglotant, se jeta dans les bras de Gaspard.

--Sois un homme, Bernard. J’avais espéré que cette rencontre n’aurait
lieu que beaucoup plus tard, après quelque nouvelle expédition, heureuse
cette fois, contre le Parlement. La destinée en décide autrement, soit;
cela vaut peut-être mieux. Pas d’enfantillages. Tiens-toi bien debout,
comme un homme! Nous allons nous expliquer avec Thérèse. Toi, Sanplan,
va la chercher.

Sanplan obéit; il revint bientôt avec Thérèse.

Elle regarda d’un air égaré Gaspard et Bernard, qui, debout l’un à côté
de l’autre, restèrent d’abord silencieux, ne sachant, à la vérité, par
où commencer une explication.

Elle se tordait les mains et pleurait.

--Est-il possible! Est-ce là mon Bernard! Ah! malheur sur moi!
malheureuse! malheureuse que je suis!

Elle se tut. Les trois hommes se taisaient. Le pénible et lourd silence
se prolongea...

Ce fut Sanplan qui le rompit:

--Eh bien, oui! fit-il tout à coup; nous sommes des corsaires!... mais
des chrétiens, Thérèse! et qui n’attaquent que des païens fieffés... Sur
ma foi, cela mérite mieux que vos lamentations d’ignorante. La vérité
vraie, la vérité de fond, c’est ce qu’il faut voir, et la voici: c’est
pour la justice, et en grande partie pour vous, que l’on trime. On veut
punir les assassins du père de Bernard, et c’est ce qu’avec nous vous
devez vouloir..., puisque vous aimez Bernard, et qu’une fille comme vous
ne change pas d’amour comme de chemise! Ne vous a-t-on pas fait rendre
la dot, votre héritage, indûment retenue par ce coquin de Cabasse, votre
oncle? Cette dot n’est-elle pas en sûreté, pour vous être rendue, le
jour où vous pourrez épouser Bernard? Oui, n’est-ce pas? Est-ce que
c’est là, oui ou non, de notre part, une conduite d’honnêtes gens? oui,
n’est-ce pas? Donc, on a droit à toute votre amitié et à votre estime...

Bernard osa dire un mot:

--Ne nous avez-vous pas vanté vous-même, un jour, ma Thérèse, les faits
et gestes d’un certain Gaspard de Besse? Eh bien, le voilà devant vous;
et je l’ai suivi fidèlement, parce qu’il a voulu servir la juste cause
de mon père, châtier ses assassins et les mauvais juges qui oublient la
justice.

--J’ai parlé, c’est vrai, un jour, devant lui-même, murmura Thérèse, de
Gaspard de Besse comme d’un révolté aimé du peuple,--mais il arrive
qu’on réprouve de près ce que, de loin, trop facilement, sur la foi des
bavards, on a eu le tort d’excuser; autre chose est d’excuser un
coupable; autre chose de s’en faire un allié... Adieu, Bernard, car, je
pense, on ne va pas me retenir ici malgré moi?

A mesure qu’elle parlait, sa voix s’était assurée. Maintenant, elle se
tenait bien droite, tête haute, avec un air de défi qui venait de sa
confiance, malgré tout persistante au fond de son cœur, en Bernard et en
Gaspard.

--Oh! Thérèse, dit Bernard, ne m’abandonnez pas! Faites-moi crédit d’un
peu de temps. Laissez que les événements vous prouvent que nos volontés
sont justes; attendez que le roi, peut-être, nous accorde, avec notre
pardon, la justice que nous voulons.

Elle sanglotait, et finit par dire:

--Dieu voit que je ne sais plus où en sont mes pensées!

--Le Parlement, en laissant libres les assassins, insista Bernard, s’est
fait hautement leur complice.

Thérèse sentait en elle tourbillonner ses idées. Tout à coup, elle
poussa un cri qui fit frémir le jeune homme:

--Lui, lui! Voleur parmi des voleurs! Lui, un voleur!

Alors la colère de Gaspard éclata:

--Des voleurs? Nous, des voleurs? Je ne veux pas de cette injure! Nous
défendons, au contraire, ceux qu’on dépouille d’une manière infâme. On
peut appeler--oui--de ce nom infamant! votre oncle et tuteur, par
exemple, le vil Cabasse et ses anciens maîtres, l’ancien valet de
fermier-général et tous les gens de la Ferme. Aux mains de ces traîtres
reste collée la plus grande partie de l’or sué par le peuple et qui,
destiné au roi, devrait être employé seulement pour le bien et l’honneur
de la nation! Votre oncle et tuteur? Ah! certes, il n’est pas, celui-là,
un hardi chef de bande, comme Gaspard! Il est le lâche et sournois
larron, le bas prêteur sur gages, qui impose aux pauvres gens un taux
d’intérêt contraire aux lois. Pour s’en cacher, il n’est pas de ruses
qu’il n’emploie! Il prépare dans l’ombre ses filets de pêcheur d’or. Il
enlace ses malheureuses gens dans le réseau des traités menteurs, des
engagements onéreux, à échéance fixe; puis, un beau jour, quand
l’échéance arrive, le voleur masqué, le vrai voleur, rançonne ses
victimes au nom de la loi! Ah! ces honnêtes gens! ces gens vertueux qui
apprennent les lois par cœur afin d’y échapper, quelle engeance! Quelle
peste! quelle vermine! mais le peuple la secouera! il l’écrasera,
demain! Les mauvaises lois, nous ne les tournons pas, nous! Nous les
attaquons de front, nous les bravons pour les renverser, y étant forcés,
parce que nous voulons en faire établir de meilleures! Nous les
changerons demain, les lois d’infamie, de brigandage et de torture!
C’est contre elles que je me suis dressé en soldat! C’est contre les
trafiquants louches, contre les hommes d’exaction, de concussion, de
simonie, de vol, en apparence légal. Et voilà pourquoi on met ma tête à
prix! Et, cependant, pas une parcelle d’or ne me reste aux mains! Je
suis un pauvre et je donne à de plus pauvres. Retournez, retournez
contre ceux que je combats, ce nom de voleur qui n’est pas le mien; il
souille ma lèvre; je le crache dans la fange où se traînent ceux qu’on
nomme ainsi. Et toi, pardonne-moi, mon Bernard! mais il faut qu’elle
sache, il faut qu’elle comprenne. Elle comprendra.

Thérèse s’affolait.

--Rendez-moi mon Bernard, dit-elle. Peut-être est-il temps encore de le
sauver.

--Bernard est libre d’agir à sa guise, déclara Gaspard.

--Changez de vie ensemble! implora-t-elle.

--Bernard est libre; mais, moi, j’ai une mission que je me suis
donnée... Je n’y faillirai point. Et puis, je l’aime chaque jour
davantage, cette mission de justicier. Il faut que je voie le Parlement
humilié devant nous, devant moi, et que le bruit de son humiliation arme
contre lui sinon la vengeance des peuples, du moins l’équité du roi!...
Emmenez Bernard!

--Viens, Bernard! répéta Thérèse plusieurs fois.

Mais Bernard:

--Thérèse, si je quittais lâchement, à ton appel, l’homme qui risque
pour moi sa vie et son honneur, qu’en penserais-tu, un jour, toi-même?
Je ne peux, je ne dois pas l’abandonner.

--Adieu donc, Bernard! dit-elle.

Et elle voulait fuir; mais, toute tremblante, elle dut s’asseoir, comme
anéantie.

A ce moment, Lagriffe accourait:

--Que faut-il faire, capitaine, de trois drôles que nous avons surpris,
dans une vigne du voisinage, en train de menacer de mort et de
dépouiller un pauvre vieux paysan?

--Qu’on me les amène sur-le-champ! commanda Gaspard... Vous allez voir,
Thérèse, quel voleur je suis, et comment sont traités par moi les
misérables qui, peuple eux-mêmes, volent le peuple!

Les trois hommes arrivèrent bientôt, que poussaient devant eux Lagriffe
et deux archers.

Les archers portaient encore leur ancienne casaque d’uniforme, très
reconnaissable, quoique en fort mauvais état.

--Vous voliez un pauvre? dit brusquement Gaspard. Vous allez être
pendus.

Les hommes tressaillirent et se regardèrent, tout pâles.

--Messieurs les archers... commença l’un d’eux.

--Archers? nous? s’écria Sanplan indigné.

--N’êtes-vous pas les gens de la maréchaussée? dit un autre des voleurs.

--Déguisés, alors? ricana Sanplan..., mais, mort de ma vie! c’est là le
pire des affronts!

--On connaît les manières des archers, déclara insolemment l’homme qui
avait parlé le premier.

Il continua d’un ton de mépris:

--Nous avons des bourses bien garnies. Nous paierons bien.

--Nous prends-tu, gronda rudement Gaspard, pour des coquins de ta
sorte?... Vous êtes en présence de Gaspard de Besse.

Ce nom frappa les trois coquins de stupeur et de terreur. L’un d’eux dit
aux autres:

--Si c’est Gaspard, notre compte est bon.

Et tous trois firent mine de se jeter à ses pieds.

--Debout! commanda Gaspard; et répondez-moi vite et net.

Thérèse, comme réveillée d’un songe, suivait attentivement cette scène
inattendue.

Les trois hommes s’étaient relevés d’un seul mouvement.

--Fûtes-vous marqués?

--Oui.

--J’en rougis pour le bagne! s’écria Sanplan.

--Maître, dit un des voleurs, qui jusque-là, n’avait point parlé; ayez
pitié de nous! Nous le méritons.

--En vérité? et comment?

--... Un jour, on nous fit boire à la santé du roi, par surprise...

--Oui, je sais comme on vous racole! Une fois la rasade bue, un pauvre
diable est considéré comme engagé, sans qu’il puisse se dérober: il est
soldat. Jolis soldats, ma foi! Et joli métier que celui de racoleur!
Encore une réforme à faire! qu’en dites-vous, Thérèse?

Celui des trois hommes qui venait d’implorer pitié, reprit assurance:

--Maître Gaspard, vous êtes un homme juste; vous devez comprendre...
Nous n’avons jamais eu d’autre école que la guerre; la guerre, où l’on
nous a poussés malgré nous, nous obligeait à faire, par ordre, justement
ce qui, jusque-là, nous avait été défendu: tuer!... Si nous faisions
cela, on nous promettait la gloire... Oui, la veille de notre
engagement, le meurtre nous était interdit, comme le plus punissable des
crimes. Et voilà que tout à coup la guerre nous le permettait... La paix
faite, nous voilà renvoyés chez nous, tous trois; et chacun de nous
rapporte... quoi? quelque blessure, un peu gênante pour un travail
honnête... et quoi encore? pas une dardenne en poche!... Cependant il
faut manger! Alors nous avons cru pouvoir, sans trop de honte, nous
comporter chez nous comme nous le faisions chez l’ennemi... et nous
avons, à notre façon, fait, pour notre compte... la guerre!

--La guerre à vos frères, à vos frères! cria Gaspard, la guerre aux
vieilles gens! aux femmes, à vos nourriciers les paysans, la guerre à
des gens qui vous croient leurs amis!... une guerre de lâches!... Je
n’en veux pas entendre davantage. Vous êtes les pauvres sans pitié, les
soldats sans bravoure! Vous serez pendus! pendus! haut et court! et à
l’instant!... Qu’on les pende!

Les trois misérables tombèrent à genoux; et ils criaient: «Grâce!
Gaspard... Prends-nous avec toi!

Gaspard réfléchit un moment, puis:

--Êtes-vous repentants? Saurez-vous obéir?

--Nous le jurons! crièrent-ils, d’un élan commun.

--Eh bien, soit; vous pourrez encore vivre et mourir en hommes!...
Allez!

Il fit un signe. On les emmena. Ils remerciaient.

Thérèse s’approcha de Bernard:

--Bernard, dit-elle d’une voix douce, mais ferme, je te suivrai quand tu
voudras, partout, fidèlement.

--Enfin! murmura Gaspard qui se détournait pour cacher son émotion.

Bernard enlaçait Thérèse dans ses bras; et il tremblait de bonheur.

Sanplan s’essuyait franchement les yeux.

Gaspard rêvait, regrettant l’amour pur, et satisfait d’en ouvrir les
joies à son jeune frère d’adoption.

--Oui, mon Bernard, soupira Thérèse, déjà attristée de sa promesse, je
te suivrai quand tu le voudras; mais--tu le sais--il faut d’abord qu’un
prêtre nous bénisse. Tu ne le voudrais pas autrement... Hélas! quel
prêtre consentirait à nous bénir? Pas un, pauvres de nous!

--Et pourquoi non? dit Sanplan; sachez, Thérèse, que nous avons un curé,
non pas dans notre manche, mais sous la main.

--Sanplan, dit sévèrement Gaspard, ce n’est point le moment de jouer des
comédies. Pablo n’est pas un prêtre.

--Aussi, n’est-ce point de notre aumônier que je veux parler, répliqua
Sanplan, mais de _notre_ évêque!... Il n’aura rien béni encore d’aussi
charmant que ce mignon couple-là!

L’idée qui lui était suggérée ne parut pas tout de suite raisonnable à
Gaspard. Avant de l’accepter, il la pesa en silence; il examina les
arguments qu’il pourrait présenter à ce prince de l’Église; il prévit
les résistances et les sévérités auxquelles il devrait répondre; puis,
prenant son parti:

--Au fait, dit-il en souriant, tu as raison, ami Sanplan; laissons
Thérèse et Bernard se parler d’amour... Je vais demander à l’évêque sa
bénédiction pour les fiancés.




CHAPITRE XV

Gaspard invite un évêque à bénir les fiançailles de Thérèse et de
Bernard.


Arrivé à la porte de la salle où l’évêque était enfermé, Gaspard
congédia Sanplan d’un signe, et discrètement frappa.

--Entrez, dit le prélat.

La salle était vaste. Sur les quatre murs régnaient des corps de
bibliothèque à moitié rongés par le feu. Sur les tablettes, çà et là, se
voyaient encore ceux des ouvrages qu’on avait jugés trop maltraités pour
être enlevés. Cimetière de livres, où des tas de cendres, que le vent
avait poussés dans les recoins, avaient été des feuillets pleins de
pensées... Un lustre de Venise, dont plusieurs branches étaient brisées,
pendait du plafond, au centre de la pièce; et les boiseries des fenêtres
aux vitres déchiquetées encadraient un paysage de printemps fleuri,
calme sous un ciel pur; et, au-dessus de la large porte d’entrée, un
grand Christ sur une croix, étendant ses bras noircis par le feu,
donnait à la vaste salle un air de prétoire.

La voix calme du prélat avait dit: «Entrez».

Gaspard ouvrit, et s’arrêta sur le seuil, plus gêné, au fond, qu’il
n’avait été quelques instants auparavant, en présence de Thérèse.

Assis dans un fauteuil endommagé, son bréviaire sur les genoux, le
prélat examinait curieusement le bandit; et, sincère, il ne put
s’empêcher d’admirer sa bonne mine. Il sentait que cet homme embarrassé
avait, à l’ordinaire, plus d’aisance, mais non pas plus de grâce. A ces
signes, il ne put douter qu’il avait sous les yeux le célèbre Gaspard de
Besse. Il souriait à lui voir cet air d’embarras; et, la main sur sa
croix pastorale:

--Ainsi, vous arrêtez votre évêque--ou plutôt vous avez cru arrêter
votre évêque? car je ne le suis pas; mais je me rendais chez lui en
visiteur, monsieur.

--Votre Grandeur m’excusera, dit Gaspard; mes gens ont agi sans en avoir
reçu l’ordre.

--En ce cas, je suis libre? dit l’évêque un peu trop vivement.

--Hélas! Monseigneur, pas encore; et je vous en demande pardon.

--Et, qu’est-ce qui s’y oppose?

--Hélas! Monseigneur, pardonnez-moi; l’obstacle serait dans ma volonté
si vous repoussiez une demande que je viens vous présenter.

Le prélat releva la tête dans un mouvement de fierté outragée:

--Monsieur, dit-il, vous n’espérez pas que j’entrerai en composition
avec un brigand?

--Monseigneur, dit Gaspard souriant, je sais pourquoi, en l’an 1357 ou
58 de J.-C., le pape Innocent IV fit construire, autour d’Avignon, des
murailles à créneaux qui sont aujourd’hui encore l’orgueil de cette
cité; vous ne pouvez l’ignorer: ce fut pour la défendre contre de
simples brigands. Ces brigands, qui couraient le royaume, avaient juré
qu’ils auraient de l’argent des Cardinaux[11] ou qu’ils leur «en
feraient voir de dures», si bien que le pape dut en venir, bien malgré
lui, et malgré ses remparts, à composer avec le chef de ces brigands, un
certain Arnaud de Servole, dont je me réclame comme d’un ancêtre assez
illustre. Innocent IV, sans se déshonorer, lui donna quarante mille
écus... Je ne vous imposerai point pareille taxe, n’étant point un aussi
vaillant capitaine qu’Arnaud; et vous n’aurez point, Monseigneur, à
faire un aussi grand sacrifice que ce pape... Je ne vous demande pas un
trésor matériel, mais seulement une grâce...

  [11] Froissard.

L’évêque se radoucit. Ce singulier bandit voulait peut-être se
confesser?... lui demander l’absolution!...

--Une grâce?... Et... qui est de mon ministère, monsieur?

--Assurément, Monseigneur; je n’en saurais exiger d’autre.

--Exiger? Oh!... Et de quoi s’agit-il?

--J’ai ici un frère d’adoption, fiancé à la plus honnête des jeunes
filles... J’ose vous demander de bénir leurs accordailles.

--Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec un grand calme, j’ai lu Voltaire,
j’ai lu Rousseau, et j’ai souri. Je ne suis donc pas, vous le voyez, un
prêtre sans indulgence à l’erreur; mais tout a sa limite, et je suis un
bon chrétien, qui sait ce qu’il doit à sa dignité. Nous parlerons, si
vous le voulez bien, de ma rançon.

--Vous refuseriez, à ces deux enfants qui l’implorent, votre
bénédiction?

Avec la plus nette énergie, le prêtre répondit:

--Oui, si elle m’est demandée par vous, l’homme du crime.

Gaspard se redressa:

--Et mon crime, selon vous, Monseigneur, quel est-il?

--Rebelle aux lois.

Ainsi frappé, l’ami secret de Mme de Lizerolles retrouva toute son
assurance. L’écolier de Lizerolles avait appris à mieux formuler des
pensées naguère imprécises en lui. Il avait extrait de plus d’un livre
et retenu des expressions, des formules complètes. Et, de ces livres, il
avait pénétré tout le sens. Il mesurait toute l’importance de cette
entrevue avec un personnage tel que l’évêque. Il avait toujours espéré
qu’une occasion se présenterait de se révéler dans ses hauts projets à
quelque puissant, capable de lui rendre témoignage. C’est pourquoi il
répondit avec une certaine solennité:

--Malheur aux temps, Monseigneur, où les revendications des peuples ne
peuvent se faire entendre que par la bouche des révoltés! Malheur aux
régnants qui sont sourds aux justes plaintes des peuples! Si j’avais
connu, pour faire entendre le gémissement des malheureux qui demandent
justice, un autre appel qu’un cri de guerre, je l’aurais jeté; mais sans
doute le temps est loin encore dans l’avenir, où les peuples seront les
ouvriers de leurs lois, et n’auront qu’à leur obéir avec fierté,
puisqu’elles seront leurs propres commandements de justice; temps
heureux où ils auront en main le moyen d’approfondir les lois, pour les
améliorer. C’est l’entêtement et la dureté de cœur des puissants qui
crée la révolte des peuples. L’homme qui vous parle n’est point parmi
les responsables, puisqu’il est parmi les victimes! Compression et déni
de justice amènent révolte fatale... Le Christ est venu au secours des
petits, qu’oppriment les grands. La torture, inscrite dans les lois, est
contraire aux commandements du Christ...

--Oh! Oh! dit le prélat impressionné.

Il se leva, comme pour on ne sait quel involontaire hommage, mouvement
qu’il regretta aussitôt.

Et, feignant de s’être levé pour arranger un pli de sa robe, il se
rassit en s’occupant de ce soin, et tout en disant:

--Je ne puis vous céler, monsieur, que je trouve à vos paroles quelque
chose de touchant. Elles semblent indiquer que vous seriez mieux à votre
place ailleurs que sur une grand’route. Ainsi donc, vous vous plaignez
du siècle? Eh! monsieur, vous n’êtes pas le seul, ni à vous plaindre,
ni... pardonnez-moi l’expression qui est trop juste... à mériter la
corde... Les mauvais exemples, je l’avoue, viennent souvent de haut. Le
siècle n’est pas très sage.

Il releva la tête:

--... Et si vous aimez, comme on dit, le populaire..., ce n’est pas à
nous que cela peut déplaire, monsieur, car nous sommes au Christ... qui
naquit charpentier.

--Vous m’excuseriez donc?

--Peut-être... un jour... si vous changiez... de profession!

--Monseigneur, dit Gaspard, puisque vous n’êtes pas l’évêque d’Aix, vous
ne pouvez être, je le devine à votre langage, que l’évêque de Castries,
pour lequel nos populations ont un pieux respect, et mérité.

--Je suis, en effet, celui que vous dites.

--Ne craignez donc rien de nous. Nous savons, Monseigneur, que vous êtes
resté bienfaisant, au faîte des honneurs, et que vous savez étendre sur
les pauvres une main digne de l’anneau pastoral...

Et regardant la main du prélat, appuyée et pendante sur le bras du
fauteuil:

--Une main de race! ajouta Gaspard avec finesse. Elle ne voudra pas
refuser à deux enfants la bénédiction que je persiste à lui demander.

--Monsieur, dit l’évêque, la violence, même sous le masque de l’urbanité
parfaite, n’obtiendra rien de votre captif. Obéir à la menace me serait
une honte ineffaçable. Je ne relève que de Dieu... Ah! çà, quelle idée
vous faites-vous donc du prêtre?

--La plus noble du monde, Monseigneur, surtout sachant à qui je parle;
mais s’il y a de bons prêtres, j’en ai vu de mauvais; il en est des
prêtres comme des magistrats; et l’apostolat, comme la magistrature,
obtiendrait partout un respect comparable à celui que vous inspirez,
Monseigneur, si l’un et l’autre avaient moins de défaillances, et
publiques. Nous ne voulons, avec vous, que justice et bienveillance. Et
si je suis un réprouvé, c’est qu’il y a, selon moi, deux Églises: l’une
qui s’éloigne du Christ, l’autre qui le cherche... Ma mémoire a
enregistré naguère, et pour toujours, certaine phrase d’une bulle
publiée, en 1318, par Jean XXII, qui fut pape chez nous, en Avignon,
après avoir été évêque chez nous, à Fréjus. Sa bulle déclarait ceci: «Il
y a deux Églises, une charnelle, accablée de richesses, perdue de
délices, souillée de crimes; l’autre spirituelle et libre dans sa
pauvreté.» Je suis, Monseigneur, le fidèle de celle-ci,--l’Église du
cœur, celle de François d’Assise.

Un trait de lumière douce traversa l’âme du bon évêque. Ses paupières
battaient; elles se fermèrent un instant; il porta la main sur ses yeux;
on ne sait s’il n’essuya pas une larme; il n’oubliait point cependant
qu’il avait devant lui--l’adversaire:

--La date de 1318 ne prouve rien contre l’Église éternelle, monsieur;
mais vous êtes un homme singulier et un plus singulier bandit... Je ne
désespère pas de vous voir finir en ermite, ajouta-t-il en souriant...
Suis-je libre enfin?

Gaspard crut comprendre que le vaillant prélat ferait, s’il était libre,
ce qu’il refusait à la menace.

--Oui, Monseigneur. Et sans doute me rendrez-vous témoignage quelque
jour.

--Je déplore, monsieur, qu’on puisse trouver de si bons sentiments chez
un bandit.

--Il serait plus logique et plus juste de vous en réjouir,
Monseigneur... Au rebours peut-être de ce que vous pensez, je dis que le
bandit a peut-être plus de mérite, en tous cas plus de difficulté que le
saint, à garder de bons sentiments.

--Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec beaucoup de simplicité, puisque me
voici libre et que vous n’exigez plus rien de moi, je vous prie de faire
amener ici les deux enfants dont vous m’avez parlé. Vous avez raison:
même aux égarés, surtout aux égarés, Christ accorde sa bénédiction. Il a
pardonné, sur la croix, au bon larron. En son nom, et n’obéissant qu’à
Lui, je bénirai... pour que cette bénédiction devienne votre rachat.

                   *       *       *       *       *

Gaspard avait donné des ordres à Sanplan. Bernard et Thérèse, près de la
porte, attendaient, anxieux.

Ils entrèrent, muets d’étonnement, et se jetèrent aux pieds de l’évêque.

Alors Gaspard, avec noblesse:

--Je jure, Monseigneur, de n’employer désormais le zèle de ce jeune
homme à aucune œuvre que puisse me reprocher votre conscience.

                   *       *       *       *       *

Les deux fiancés s’inclinaient; et le prêtre fit sur eux le geste
auguste de la bénédiction.




CHAPITRE XVI

La mémorable entrevue de l’évêque de Castries et du faux moine dom
Pablo.


Les fiancés s’étaient retirés.

--Monseigneur, dit Gaspard, votre carrosse sera, dans quelques minutes,
avancé devant le perron. Je viendrai vous en prévenir.

L’évêque n’entendit pas. Debout devant une des fenêtres grand’ouvertes,
il s’était pris à regarder le vaste ciel, comme s’il y cherchait une
réponse divine aux questions humaines qui se pressaient en lui. Ne
pouvait-il rien de plus pour les égarés au milieu desquels il se
trouvait et qu’il ne rencontrerait plus jamais? N’avait-il pas encore
une parole à prononcer? Laquelle? Dans l’espoir d’un grand bien, ces
gens-là vivaient dans le mal. Ce Gaspard était un chef redoutable. N’y
avait-il aucun moyen de le déterminer à abandonner une existence
coupable? Ne pourrait-on le faire entrer au service du roi? Par quel
détour? «Avant de quitter Vaulabelle, ne devrais-je pas du moins tenter,
moi, apôtre, de ramener à une politique moins chimérique, un bandit doué
de bon sens et capable d’enthousiasme?»

Gaspard, respectant la méditation du prêtre, se taisait, immobile
derrière lui, songeant: «M’a-t-il compris? Qui sait? Il portera
peut-être jusqu’au pied du trône l’explication de nos révoltes; et
peut-être obtiendra-t-il, en même temps que notre grâce, justice pour
nous contre le Parlement. Que Teisseire soit vengé, ses assassins
punis,--quel triomphe suffisant!...»

Les regards de l’évêque, errant sur l’horizon, au fond des grands
espaces muets, revinrent sur la terre; et il tressaillit. Il venait
d’apercevoir, dans la grande allée, devant le château, un religieux, en
robe de bure, qui faisait mine de lire un bréviaire. C’était Pablo.

Depuis qu’il s’était confessé à Gaspard, et depuis qu’il avait édifié
les bandits, Pablo, en apparence toujours le même, était bien changé aux
yeux de Gaspard qui, lorsqu’ils étaient seuls tous deux, le traitait de
tout autre façon qu’autrefois.

Parmi les volumes dépareillés, dans la bibliothèque ruinée de
Vaulabelle, il restait assez de bons livres pour que Pablo se fût amusé
à les classer, à les relire, à en entretenir Gaspard. Le passé studieux
du faux ermite le ressaisissait. Il retrouvait une intime fierté à
s’apercevoir que sa mémoire, enfouie dans l’inconscience, y parlait
encore tout bas, le remettait en présence des indignations très nobles
qui pourtant l’avaient poussé, par impuissance, à se laisser déchoir...
Une régénération intérieure, que rien ne révélait à personne, sinon à
Gaspard, était commencée en lui. Bien des fois, Gaspard lui avait
exprimé le désir qu’il avait d’être mis en présence d’un prince de la
terre, qu’il ferait juge de ses sentiments et qui pourrait porter aux
maîtres du peuple, aux ministres, au Roi peut-être, le vœu populaire
qu’il prétendait, lui, Gaspard, représenter.

Et Pablo venait de se dire tout à coup que l’évêque de Castries, vénéré
de tous, en Provence, pourrait être ce médiateur. Il s’était mis en
quête de Gaspard et, ne le trouvant pas, il s’était informé; et il était
venu rôder sous les fenêtres de la salle où il le savait en conciliabule
avec le prélat.

Il pensait qu’il pourrait, avec l’aide de Gaspard, faire entendre à ce
noble personnage la vérité déjà comprise du peuple.

L’évêque, ayant aperçu Pablo, se tourna vers Gaspard:

--On dit, Monsieur, que vous avez attaché à votre troupe, une sorte
d’aumônier? Ne serait-ce point cet ermite que je vois passer là-bas?...
Avec votre agrément, je voudrais lui parler...

Gaspard s’approcha de la fenêtre vers laquelle Pablo leva les yeux. D’un
signe, Gaspard l’appela.

                   *       *       *       *       *

Les bras en croix sur sa poitrine, debout dans sa robe de religieux,
déchirée par endroits et assez malpropre, Pablo regardait le prélat d’un
air narquois à la fois et déférent.

--Comment se fait-il, dit l’évêque, qu’il y ait parmi ces égarés un
homme vêtu de cette robe?

Pablo avait cherché cette entrevue; et voilà qu’en présence de l’évêque,
il se sentit intérieurement décontenancé et tout à fait incapable, parce
qu’indigne, de formuler la requête qu’il avait méditée. Alors, irrité
contre le respect même qui s’imposait à lui, il répondit, avec une
rageuse irrévérence:

--Monseigneur, je suis l’aumônier du régiment.

L’évêque regardait fixement ce moine lamentable et audacieux.

Pablo se roidit dans son rôle de bravade. Gaspard regretta de l’avoir
appelé sans lui avoir, au préalable, ordonné de prendre une attitude
révérencieuse. Il eût voulu lui faire un signe d’intelligence; mais
Pablo, le devinant, ne le regardait pas et continuait:

--Au nom de nos braves, je distribue à des pauvres les biens mortels et
nécessaires, le pain et le vin, sous les espèces d’écus bien
trébuchants. Et quand je n’en ai plus, j’attends que nos voleurs s’en
procurent encore. Ma bonne volonté est grande. Cela suffit. Dieu ne
demande pas davantage. Il ne juge que l’intention.

--Cette jonglerie doit cesser; vos réponses sont une parodie maligne des
doctrines saintes, et un manque de respect pour mon caractère sacré;
vous copiez un hérésiarque qui a mérité le feu éternel. Vous renoncerez
à cette parodie!

--Monseigneur a raison, dit fermement Gaspard; obéissez-lui.

--J’ai pu causer avec votre chef, poursuivit l’évêque; j’ai vu dans son
cœur quelque chose de pur et d’honnête... mais vous, qui êtes-vous?

Le démon d’orgueil s’était emparé de Pablo. Il répondit, avec un mauvais
sourire:

--Je suis un honorable coquin.

--Fûtes-vous prêtre? malheureux!

--J’ai étudié pour le devenir.

--Comment êtes-vous tombé à ce degré d’abjection?

Pablo tressaillit, sous l’injure méritée; il répliqua, moqueur:

--Rien n’arrive que par la volonté de Dieu.

--Encore! ces paroles dans votre bouche sont d’abominables blasphèmes!

--Excusez-le, Monseigneur, dit Gaspard; cet homme a souffert, et
beaucoup.

Le prélat réfléchit un instant, en silence; puis:

--Je voudrais trouver le chemin de votre cœur. Je vous adjure, si
quelque chose d’honnête demeure en vous, et il ne saurait en être
autrement, de me parler en homme, en chrétien. Pourquoi répondriez-vous
à l’amour par la haine? Un homme qui a étudié pour atteindre au
sacerdoce doit avoir bien souffert, en effet, pour être devenu ce que
vous êtes.

La voix du prélat s’était faite insinuante, douce comme une main de
femme qui toucherait une plaie. La parole de pitié pénétra le cœur de
Pablo, dont la figure narquoise changea tout à coup. Elle devint
douloureuse:

--C’est ma confession que vous demandez, Monseigneur? dit-il lentement.
De grâce ne frappez pas à une porte que j’ai pu entr’ouvrir une fois,
mais que je n’ai jamais ouverte toute grande à personne. N’y frappez
pas... par pitié pour vous. Le secret de mon âme est trop affreux.

--Parlez, mon fils.

Ce mot acheva de fondre la dureté de cœur du faux ermite. Son visage
s’illumina.

A son tour, il parut réfléchir profondément. Après tout, pourquoi ne
répondrait-il pas à l’appel évangélique? Dans un entraînement presque
involontaire, il avait bravé un prince de l’Église; maintenant le prélat
lui parlait le langage de la bienveillance chrétienne. Pourquoi ne
déchargerait-il pas son âme du fardeau qui l’oppressait? de toute la
colère accumulée en lui depuis tant d’années? Au lieu de s’entêter dans
la raillerie coutumière qui le faisait mépriser, pourquoi ne dirait-il
pas, à ce représentant de l’Église reniée, les raisons de son reniement?
Et, au lieu de lui laisser le souvenir d’un bouffon injurieux, pourquoi
n’élèverait-il pas sérieusement en sa présence la protestation qui
inspira les réformateurs? A cette idée, son passé de croyant revint en
lui, et l’anima. N’avait-il pas naguère, à Solliès, parlé dans une
église, du haut d’une chaire, avec une émotion intime qu’il avait pu
dissimuler à tous les yeux, mais qu’il n’avait pu se nier à lui-même? Et
voilà qu’aujourd’hui, dans cette salle en ruine où, sur les murailles
nues, on ne voyait rien qu’un crucifix, il retrouvait, grâce à la
présence de l’évêque, quelque chose de la pieuse atmosphère qu’il avait
respirée enfant, quelque chose aussi de la solennité de ces églises où
il avait jadis ambitieusement rêvé d’être un orateur écouté... Il y
rencontrait un auditeur capable de comprendre ce qu’il y avait en lui
d’éloquence inutilisée... Toutes ces réflexions bourdonnaient pêle-mêle
sous son crâne; et peu à peu il s’attendrissait sur lui-même, sur sa
chute, sur ses souvenirs d’enfant et de lévite innocent:

--Puisque vous avez su rendre justice aux sentiments de notre chef,
Monseigneur, et puisque vous ne me jugez pas indigne de toute pitié, je
parlerai...

Il se recueillit et commença d’un ton très doux:

--Avec la foule innombrable des chrétiens, avec ceux qui travaillent
pour gagner le pain quotidien, avec les laboureurs et les artisans, avec
tous les humbles, avec tous les pauvres, j’ai, tout petit, tourné les
yeux vers la crèche, et j’ai aimé Dieu-enfant de toute mon âme.

Déjà Pablo oubliait l’évêque. Le son de sa propre voix lui paraissait
celui d’une voix étrangère qui le subjuguait lui-même. Les crèches
provençales que, étant petit, au jour de Noël, il avait construites sous
les yeux et avec les conseils de sa mère, il les revit avec émotion,
seulement parce qu’il venait d’entendre ce mot: «Amour», si souvent
profané par les lèvres humaines et auquel la pitié avait rendu tout son
sens divin. Et Pablo, comme en un songe, retrouva dans sa mémoire un
vieux chant latin; et il murmura, en extase, comme un moine des siècles
lointains:

    «_Stabat mater speciosa,
    Juxta fænum graciosa,
    Dum jacebat parvulus..._»

L’évêque, confondu, crut assister à un miracle, à une transfiguration,
lorsque Pablo reprit d’une voix douce de mère en deuil et visionnaire:

--«Marie, Dame de courtoisie, que ressentais-tu, quand le Dieu ton fils
suçait ton lait? Comment ne mourais-tu pas de joie en l’embrassant?...»
Je grandissais, Monseigneur, dans ces extases; et, avec tout le petit
peuple, j’attendais la réalisation des promesses évangéliques... Et ce
qui m’arriva à ce moment-là, je n’en ai jamais fait confidence à
personne (il regarda Gaspard), à personne.

«C’est à ce moment-là que je reçus, par la malignité monstrueuse d’un
prêtre, la révélation du démoniaque. Ce prêtre m’instruisait, et il
avait tous les dehors d’un clerc respectable. Il savait que ma mère, en
mourant, deux ans après la mort de mon père, m’avait laissé la garde
d’une petite sœur moins âgée que moi de six années. Quand j’approchai de
mes vingt ans, elle n’était encore qu’une enfant; et tout ce que la
paternité a de plus secourable, de plus protecteur, je l’éprouvais pour
elle. Le prêtre indigne me pria de lui confier son éducation
religieuse... Il put passer avec elle de longues heures dans la
solitude; et il abusa de son ignorance. Il ne fut pas puni. On me
déclara qu’il fallait «étouffer le scandale»!

--On eut tort, dit l’évêque sévèrement. Proclamation du scandale et
punition des coupables, c’est le moyen unique d’inspirer la foi dans
l’équité et d’assurer le respect de notre ordre comme celui de toute
justice.

Pablo poursuivit:

--Elle mourut dans l’épouvante; et en moi, alors, brusquement,
s’engouffrèrent la rage, l’incrédulité et la haine... Je me détournai
avec horreur de la cléricature; et, avec des yeux tout nouveaux, jetant
mes regards sur le monde, je n’y vis plus qu’abomination,... un océan
d’iniquités débordantes.

L’évêque leva les yeux vers le crucifix:

--C’est à ce moment, dit-il, que le démon, profitant du mal accompli par
un infâme, troubla la netteté de votre intelligence. Il ne fallait pas
conclure à l’infamie de tous d’après celle d’un seul. Mon fils, le
prêtre est un homme, guetté par les passions. L’héroïsme de l’entier
renoncement n’est pas facile à tous. Les saints ne sont pas
innombrables. Mais il ne faut jamais oublier que, même lorsque, à
l’autel, elle est élevée par des mains indignes, l’hostie reste toute
blanche.

Pablo n’écoutait plus. Ses rages l’avaient ressaisi; il jeta un regard
haineux sur le prêtre qui le blâmait; et, s’exaltant dans une sorte de
fureur sacrée, il rappela, en apôtre accusateur, les périodes les plus
douloureuses dans l’histoire des peuples trahis par de mauvais bergers.

Ses récentes lectures lui fournirent, contre l’iniquité du monde, les
éléments précis d’une diatribe qui, de parole en parole, s’enflait du
souffle de sa colère passionnée; ainsi la vague appelle la vague sous le
fouet de l’orage. Sa voix grondait; son esprit fulminait. Un Savonarole
n’eût pas désavoué cette éloquence inattendue et vraiment formidable...
Voici qu’il s’écriait: «N’invoquez pas l’ignorance des siècles
lointains;--les maîtres d’alors avaient, aussi bien que nous et plus
près d’eux, le Christ tout entier, c’est-à-dire toute la vraie science
des cœurs... et ils la foulaient aux pieds!» Il dit, et, pour conclure,
rassembla, comme en un faisceau, de grandes invectives qui s’achevèrent
en malédictions...

Tout à coup il s’arrêta, vraiment épuisé par tant de violence; et, sa
voix retombant à de calmes notes plaintives qui inspiraient la pitié, il
murmura, comme l’apôtre lorsqu’il trouva vide le Tombeau: «J’avais un
Dieu... voici que je ne l’ai plus... qu’en avez-vous fait?... où
l’avez-vous mis?»

Le visage du moine n’exprimait plus que de la tristesse. Il se tut.

Après avoir respecté un moment son douloureux silence, l’évêque lui dit
avec bonté:

--Mon fils, la force de vos indignations et de vos regrets, est
terrible. Vos repentirs ne pourraient-ils l’égaler? Vous demandez la
justice aux hommes? Peut-être n’est-elle pas de la terre!... Vous avez
fait de votre beau désir la pire des damnations. Que cela vous soit
compté! Mais, croyez-moi, quittez votre genre de vie, fuyez les
cavernes; combattez en vous la rage stérile; rappelez-vous vos prières
d’enfant... Vous les murmuriez tout à l’heure...

Il ajouta:

--N’avez-vous jamais vu de bons prêtres, animés par le pur esprit de
sacrifice et d’amour? Ils sont légion, ces consolateurs de toutes
douleurs, physiques et morales. N’avez-vous jamais vu nos bons curés de
campagne quitter leur repos, en pleine nuit, pour porter à un mourant,
ou à sa famille désespérée, les paroles de son cœur? Ne les avez-vous
pas vus partager, avec des mendiants, le dernier et pauvre pain du
presbytère? leur donner des chaussures neuves lorsqu’eux-mêmes marchent
avec des souliers qui prennent l’eau? Pourquoi ne regardez-vous que du
côté où règne le mal? Si le bien ne faisait pas équilibre au mal, songez
que le monde s’écroulerait. L’essence de la vie est amour. La poule
assemble autour d’elle ses petits qui se réfugient sous son aile, selon
l’image évangélique; et elle les nourrit de ses privations.

--Cela est vrai, intervint Gaspard; et mon curé ne m’a laissé que de
bons souvenirs.

--Sans aller bien loin, reprit l’évêque, si vos yeux cherchaient la
vraie lumière, vous trouveriez dans le clergé, de véritables saints,
dont les vertus rachètent tous les péchés d’Israël. Il y a, dans un
pauvre village de nos Alpes voisines, un curé qui, depuis vingt ans,
sème et récolte le bon grain de l’Évangile. Vous ne pouvez ignorer son
nom...

--Je sais, dit Gaspard, il s’appelle Miollis[12]. Il donne aux pauvres
jusqu’à ses propres vêtements. Il dut emprunter, il y a huit jours à
peine, un pain pour son souper, au forgeron son voisin. Je l’ai su,
Monseigneur, et je lui ai fait parvenir, sans qu’il ait pu en soupçonner
l’origine, deux sacs de blanche farine et quelques pots de miel, que
m’avaient offerts des amis, de braves cultivateurs de Besse.

  [12] Né en 1745, nommé évêque de Digne par Napoléon Ier, Monseigneur
    Miollis mourut à l’âge de 99 ans et 7 mois. C’est l’évêque des
    _Misérables_.

L’évêque regardait et écoutait Gaspard avec une stupeur bien naturelle.
Troublé jusqu’au fond de l’âme, il sentit sa pensée s’embrouiller un
peu. Il était «du siècle, du monde», et voilà qu’il rencontrait, en
Gaspard, un monde inattendu: la douceur dans la révolte!--Il s’efforçait
de diriger ses réflexions; de conclure. N’y pouvant parvenir, il y
renonça pour l’heure; et, se tournant vers Pablo:

--Allez, lui dit-il, rentrez en vous-même, et redevenez le chrétien que
vous fûtes adolescent; changez d’existence. Notre miséricorde chrétienne
est infinie. Elle sait pardonner les fautes d’autrui; et elle efface
même nos propres fautes, par le repentir.

--Rien n’effacera les miennes à mes yeux, répondit Pablo avec une
surprenante noblesse. Je n’ai plus qu’une destinée... je n’y faillirai
pas; et c’est de suivre Gaspard mon maître partout et quoi qu’il fasse,
et jusque sur l’échafaud. Ma fidélité à cet homme sera mon seul rachat.

--Ne voulez-vous pas réciter, à genoux, les prières de la confession?
insista le prêtre; vous y trouveriez le repos.

--Elles ne seraient qu’un blasphème sur mes lèvres, répliqua Pablo
froidement. Vous voudrez bien m’excuser, Monseigneur; et si Votre
Grandeur, comme je n’en saurais douter, peut avoir quelque influence sur
le cours du siècle, qu’elle aille, dans sa bonté, exposer à notre roi
l’origine et la signification de nos révoltes; il n’y faut voir que
l’appel des désespérés vers la justice toujours promise...

Ayant dit, il s’inclina et sortit.

--Monsieur, dit le prélat à Gaspard, je tâcherai de voir le roi...

Gaspard à son tour s’inclina devant l’évêque avec respect; et comme, au
moment de quitter la salle, il se retournait pour le saluer une fois
encore, il le vit s’agenouiller dans l’épaisse poussière du parquet, aux
pieds du haut crucifix, et s’abîmer dans une prière infinie.

                   *       *       *       *       *

Le soir de ce même jour, Gaspard, cherchant Pablo dans tous les recoins
du parc, devait le trouver ivre-mort, comme un veuf désespéré qui
cherche l’oubli. Dans un sommeil agité, le malheureux murmurait encore:
«Qu’avez-vous fait de mon Dieu? Qu’avez-vous fait de mon Dieu?... Où
l’avez-vous mis?»




CHAPITRE XVII

Le diable se sert subtilement d’un innocent évêque pour encourager un
amour profane; et Gaspard, avec la femme qu’il aime, contemple les
pierres, encore vivantes, sur lesquelles s’élevait autrefois l’Arc de
Triomphe de Marius.


L’évêque priait toujours, douloureusement, lorsque son propre serviteur
vint prévenir que ses chevaux étaient mis. Il se hâta de le suivre et de
monter dans son carrosse; mais, au milieu du rond-point, le cocher dut
arrêter.

Le prélat, cherchant à se rendre compte de l’obstacle, vit, à quelque
distance, une troupe nombreuse de paysans, hommes et femmes, qui
entouraient Gaspard d’un air joyeux.

Gaspard les quitta, dès qu’il aperçut l’évêque; et, chapeau bas, lui
vint expliquer que ces bonnes gens apportaient au camp, de temps à
autre, des tributs volontaires, en nature, des légumes, des volailles,
des fruits.

--Regardez là-bas, Monseigneur; ces corbeilles fleuries! Eh bien, sous
les fleurs, j’ai parfois trouvé plus d’un lourd sac d’écus. Soyez assez
bon pour ne pas oublier que tout n’est pas, ici, le produit d’actes
illégitimes.

Les paysannes semblaient se consulter... Gaspard leur fit un signe.
Elles s’approchèrent, et offrirent respectueusement au prélat une gerbe
de fleurs.

Bernard et Thérèse, accourus, s’agenouillèrent les premiers devant la
portière du carrosse. Les paysans les imitèrent.

Bouleversé, le prélat avait pris les fleurs. Le carrosse, sur un ordre
de Gaspard, se remit en marche, tandis que l’évêque faisait un dernier
geste de bénédiction.

Où allait-il, au sortir du parc enchanté? Gaspard ne s’en doutait pas.
Il allait, en visiteur ami, chez Mme de Lizerolles. L’évêque ignorait,
de son côté, que la haute dame connût le bandit. Il arriva chez elle à
l’heure du souper.

--Ah! madame! quelle aventure! dit-il.

Et il conta son arrestation et ce qui s’en était suivi; et, enfin et
surtout, la conversation qu’il avait eue avec Gaspard. Son récit achevé,
le prélat resta un moment silencieux, puis tout à coup:

--Lorsque cet homme, le bandit Gaspard, car il faut l’appeler par son
nom, prononça avec simplicité ces paroles: «Je suis fidèle à l’église du
cœur», je ne puis dire, madame, quelle brusque et douce émotion m’a
inondé l’âme tout à coup. Les larmes gonflèrent mon cœur. Qu’un homme,
qui vit délibérément hors la loi, puisse avoir de tels sentiments et de
telles expressions, cela me confond, m’étonne, me trouble étrangement.
Ah! monsieur de Marseille a raison, lorsqu’il assure qu’il y a, en ce
Gaspard, plus et mieux qu’un bandit. Cet homme-là est plus dangereux
qu’on ne pense, non point parce qu’il vit, à la vue de tous, en état de
crime, ce qui est repoussant, mais parce qu’il a des vertus intérieures
qui le font aimer malgré son crime.

En fin de compte, le prélat parla de Gaspard à Mme de Lizerolles avec
tant d’éloges, si touchants, si assurés et si profonds, qu’en les
écoutant elle se sentait portée, pour le bel et jeune aventurier, d’une
inclination plus tendre que n’aurait voulu l’évêque, s’il avait pu lire
dans ce cœur de femme. Le diable, pour amener à ses fins le couple
éternel, se sert parfois des sentiments qu’on a pour Dieu. Il n’est pas
rare que l’amour passionné de la vertu conduise la créature au péché.

Gaspard, depuis sa première visite à la bibliothèque de Lizerolles, y
était revenu plusieurs fois; et, chaque fois, il était resté deux ou
trois jours au château, pour obéir à l’invitation de la châtelaine. Dans
la solitude où elle s’était confinée, ces visites romanesques lui
étaient une singulière distraction. La troupe de Gaspard, tout à fait
disciplinée depuis sa retraite dans les caveaux de Solliès, ne lui
demandait plus compte de ses absences; elle pensait qu’il préparait des
plans d’attaque contre le Parlement; et, en effet, s’il s’instruisait,
s’il s’attachait à la lecture des livres d’histoire et de droit, c’était
en vue de pouvoir attaquer le Parlement par la critique et la parole, en
même temps que par l’action. La bande devinait aussi que l’amour était
pour quelque chose dans les absences de son chef, et s’en égayait, en
lui attribuant plus d’aventures galantes qu’il n’en eut jamais: et c’est
ainsi que s’enflent les légendes.

Ces journées à Lizerolles étaient charmantes. Gaspard arrivait le matin;
et, tout directement, était introduit dans le cabinet d’étude qui était
devenu sa chambre personnelle, près de la bibliothèque. Il trouvait tout
préparé un habit convenable à la vie sédentaire, un autre pour ses
sorties. Il se mettait à ses lectures, d’où le tirait seulement la
cloche annonçant l’heure des repas. Et c’était, alors, à table, de
longues et nobles causeries avec la comtesse.

Sa spirituelle amie, sans pédantisme, l’interrogeait finement sur mille
objets; et, vers la fin de la journée, après une lecture faite en
commun, tous deux montaient à cheval pour une promenade dans les
environs, de préférence vers des lieux où Gaspard savait qu’il ne
rencontrerait aucun de ses gens.

Au cours de la première promenade qu’ils firent ainsi, après la visite
qu’elle avait reçue de l’évêque:

--Savez-vous, dit-elle tout à coup,--en se rapprochant botte à botte, si
bien que les têtes des chevaux, mis au pas, se touchèrent--savez-vous
que vous avez conquis le cœur de mon vénérable ami, l’évêque de
Castries?

--Ah! madame! il est votre ami? Que ne l’ai-je su!... Pourtant, je
n’aurais pas pu en user mieux avec Sa Grandeur.

--Il suffit de lui avoir montré que vous êtes un homme de cœur. Vous
l’avez impressionné fortement. Mais... pourquoi lui résistez-vous, et à
moi? Nous voudrions, lui et moi, vous voir renoncer à une vie de
dangers. Le moindre est que vous risquez la tête chaque jour.

--Je crois vous avoir promis, madame, dit Gaspard, de quitter la vie
d’aventures, quand j’aurai infligé au Parlement un affront et un
châtiment. Alors je laisserai le royaume en repos, sous la condition
d’obtenir pour mes gens la grâce royale...

--Et que deviendrez-vous, alors? interrogea-t-elle.

--Je me le suis demandé souvent; et je pense que, ne voulant pas me
faire moine, et n’ayant pas décidément les talents qu’il faut pour
écrire, le mieux pour moi serait de finir ma vie en reprenant la
profession de mes parents, celle de laboureur. C’est, avec celle de
soldat, la plus noble; et si le travail qui fait prospérer la vie
demeure sans gloire aux yeux des guerriers, on peut le croire cependant
plus agréable à Dieu que l’art de tuer et de détruire.

Tout en causant ainsi, ils étaient parvenus à l’endroit de la route
qu’ils s’étaient donné comme but de leur promenade; et c’était devant
les vestiges de l’Arc de triomphe élevé par les Romains en l’honneur de
Marius, vainqueur des Cimbres et des Teutons, dans la plaine de
Pourrières.

--Puisque vous avez lu _les Ruines_ de M. de Volney, dit-elle, vous
allez pouvoir, en imitation de ce philosophe, rêver aux destins des
peuples civilisés que menacent éternellement les races demeurées
barbares.

Arrivés devant ces pauvres vestiges qui consistaient en quelques blocs
de ciment, perdus dans les herbes sauvages, à trente pas de la route,
ils arrêtèrent leurs chevaux.

--Regardez, dit-elle, comme ces vestiges sont peu de chose! Et pourtant,
la défaite des barbares s’immortalise dans le nom donné à cette
plaine... N’est-il pas singulier que telle race d’hommes puisse être
tout à fait différente de telle autre, et cela sur des territoires qui
se touchent? N’est-il pas surprenant que la barbarie la plus stupide se
manifeste contemporaine de la civilisation la plus raffinée, et que
celle-ci n’inspire aucun respect à celle-là? et que le sort de la
seconde dépende des aveugles brutalités de la première?

Une vieille paysanne passa.

--Savez-vous, bonne femme, ce que signifient ces débris de murailles?

--C’était, dit la vieille, un arc de _trionfle_.

--Fort bien; et en l’honneur de qui était-il là?

--En l’honneur, madame, d’un certain Marius, qui, aux temps d’autrefois,
a défendu notre bien contre des armées de sauvages. Et, en son honneur,
nous donnons, souventes fois, à nos enfants, le nom de Marius.

Ayant dit, la vieille s’éloigna. Gaspard rêvait. Les souvenirs de ses
récentes lectures bourdonnaient en lui. Il se sentait comme éclairé par
la présence de la patricienne à qui il voulait plaire.

--A quoi pensez-vous? dit-elle.

--En face de cette riche campagne, je pense que les barbares ne voient,
dans les pays de leurs voisins civilisés, que trésors à dérober; et
j’imagine qu’ils seront gens, s’ils atteignent quelque civilisation, à
n’y voir que des moyens de profit et de jouissance physique, tandis que,
au contraire,--si l’on s’en rapporte aux philosophes dont vous m’avez
permis de pénétrer la pensée--l’homme, en marchant vers la connaissance,
doit s’élever à un état humain toujours plus éloigné des instincts
animaux; en sorte que la véritable civilisation, tout en améliorant sa
condition physique, a proprement, pour point d’arrivée principal,
l’élévation de son intelligence et de ses sentiments.

L’amie de M. de Mirabeau se sentit fière de l’homme que, dans le secret
de son cœur, elle appelait son élève. Elle voulait compléter l’éducation
de l’aventurier, afin de le rendre capable de plus grandes choses; elle
voulait avant tout lui faire abandonner ses misérables moyens d’action.

Elle leva sur lui des yeux où passait une émotion de reconnaissance. En
vérité, oui, elle lui était reconnaissante de ce qu’il faisait si bonne
et si prompte réponse à l’intérêt qu’elle lui portait. Quelle gloire
pour une jeune femme de dominer, diriger, transformer, cet homme
d’action!

--N’est-ce pas affreux, reprit Gaspard, et sot autant qu’affreux, que
les hommes, qui reprochent à Dieu de les avoir voués à mille maladies et
douleurs inévitables, inventent eux-mêmes, contre eux-mêmes, les pires
maux, tels que la guerre, laquelle contient toutes les douleurs? Pour
mieux se martyriser, ils perfectionnent avec soin, de siècle en siècle,
les engins de mort. Et comment les plus doux des civilisés
pourraient-ils faire autrement, puisque leur devoir, devant Dieu même et
devant leur postérité, est de défendre, contre les races restées
animales, le trésor des peuples, l’héritage dont ils ont le dépôt, à eux
transmis par des générations et des siècles? Avec raison et justice, ils
deviennent féroces contre les féroces. Tuer, retuer, tuer encore, faire
de la barbarie menaçante un charnier, pour que la civilisation des cœurs
survive, voilà le mot d’ordre épouvantable à quoi les meilleurs sont
réduits; et ce mot d’ordre nous est signifié par ces ruines qu’on
devrait relever pour l’enseignement des nations à venir.

--Je vois que l’écolier de M. de Volney a su profiter de ses leçons!
s’écria Mme de Lizerolles, enthousiasmée.

--Le roi de France, madame, ou le gouverneur de la Provence, devrait
faire relever ces ruines. Elles parlent haut à qui sait comprendre[13]!

  [13] Après la victoire du XXe siècle sur les barbares de Germanie, les
    Provençaux dresseront, à notre appel, un simple bloc de pierre sur
    les fondements qui restent du Trophée de Marius; et on gravera dans
    le bloc deux dates, célébrant deux victoires, remportées sur le même
    ennemi, à vingt siècles d’intervalle: 102 av. J.-C.--1918.

--Hélas! dit Mme de Lizerolles, la force des instincts animaux qui
persistent dans l’homme est telle que si, au jour du suprême jugement,
les chairs et les os se rejoignent pour refaire des formes humaines, il
est à craindre que des hordes de ressuscités haineux attaquent, sous
l’œil de Dieu même, le monde des élus.

--En ce cas, dit Gaspard, ces hordes-là seront assurées d’une dernière
défaite; car s’il est dans la destinée du diable de combattre les anges,
la destinée de ceux-ci est de tenir, tôt ou tard, les démons cloués sous
leur lance, et réduits à l’impuissance comme le dragon sous l’épieu de
saint Michel! Quand le diable se mêle de lutter avec l’ange, la fin du
combat est connue d’avance.

                   *       *       *       *       *

Le gentil cavalier et sa gente compagne eurent, par la suite, plus d’une
fois, de ces conversations dans lesquelles Gaspard, loin d’oublier ses
projets, puisait au contraire une conscience nouvelle de la justice, et
le désir d’en hâter l’avènement. Bien entendu, l’amour était aussi l’un
des sujets qui revenaient souvent dans leurs conversations; et le petit
livre de l’abbé Chaulieu, qui avait perdu la marquise de La Gaillarde,
appartenait à la bibliothèque de Mme de Lizerolles.

Jean-Jacques était là, du reste, pour flatter leur sensualité de
jeunesse. Ils lurent ensemble, dans les _Confessions_, la scène des
cerises cueillies et lancées du haut de l’arbre comme de rouges baisers
envoyés du bout des doigts.

Les amours d’Anet et de Mme de Warens étaient faites pour exciter Mme de
Lizerolles à l’indulgence, et Gaspard à l’audace; mais il se jugeait
moins digne qu’Anet (et elle le voyait singulièrement plus digne) d’un
regard de bienveillance.

Subtil est l’appel de physique tendresse que dégagent les _Confessions_.
L’esprit de volupté y est insinuant, tel un souffle de brise printanière
qui, sur la chair, par dessous une légère étoffe, glisse comme une
caresse fluide et inévitable... Et le lecteur se dit: «En vérité, la
faute délicieuse a bien peu d’importance, tout en étant le meilleur de
la vie! Comme cela porte en soi son excuse aimable, perfide et complète!
La chair aimante est aussi innocente que la fleur d’avril. La fatalité
d’aimer n’a ici rien que de gracieux; ni blâme, ni terreur; point
d’enfer qui menace; le paradis retrouvé, non pas éternel--par
malheur--mais si engageant!»

Et Gaspard regardait souvent encore la nuque de Mme de Lizerolles, chair
blanche sur laquelle frissonnaient légèrement les petites boucles des
cheveux follets.

Enfin, il osa lui avouer à quelle tentation il avait résisté, le jour de
leur première promenade, lorsqu’ils étaient allés ensemble à la chasse.

--Vous avez bien fait, certes! dit-elle. Si vous aviez été audacieux, je
vous aurais chassé de ma présence; et jamais de ma vie ne vous aurais
revu!

Gaspard baissa la tête; et le retour au château se fit dans une sorte de
tristesse muette. Pourtant, ayant osé lever les yeux vers la dame,
l’espace d’une seconde, Gaspard aperçut, au coin de ses lèvres, un
sourire singulier. Que disait ce sourire? Moquerie? Ironie? Il resta
secret.

Elle pensait aux progrès de son élève et à la fierté qu’elle avait
éprouvée d’être son éducatrice, le jour où, devant les vestiges de l’Arc
de Marius, il avait parlé avec tant d’élévation. Aujourd’hui, il
montrait une extrême délicatesse de cœur. Et elle souriait de
s’apercevoir qu’elle l’aimait et qu’elle devait honorablement devenir
hardie avec un bandit si timide.

Elle prit la résolution de lui donner ce qu’il n’oserait jamais
demander.

Le soir même, comme Gaspard, déçu, s’attardait à lire dans la
bibliothèque, il eut tout à coup l’impression de n’être plus seul;
subitement, deux mains, légères, se posant sur ses yeux, lui firent un
aveuglant bandeau d’amour. Elles attiraient sa tête en arrière. Et il
sentit sous son front sa pensée tournoyer, incapable de comprendre,
éperdue entre l’espoir de l’invraisemblable et la crainte de
l’impossible, véritable vertige à travers lequel il se comprit entraîné
en des abîmes de félicité.

Mme de Lizerolles, en robe de nuit, pieds nus, était entrée
silencieusement. Elle récompensait Gaspard de sa discrétion virile par
une hardie loyauté d’amour.

Ce soir-là, Gaspard «ne lut pas plus avant».

Il faut renoncer à dire ce que fut, en lui, sa joie orgueilleuse.

Il eut une sourde envie de l’exprimer en paroles abondantes et belles,
mais il jugea plus prudent, plus galant, de laisser parler ses seuls
regards, et de ne permettre à ses lèvres que le silence le plus discret.

Le lendemain, lorsqu’il prit congé, pour quelque temps, Mme de
Lizerolles lui dit: «Maintenant, songez à la comédie qu’il vous faut
prendre du Parlement, et lui donner vous-même. Cherchez un stratagème
pour le jeter en posture ridicule. Continuez à mettre de la gaîté dans
l’action que vous menez. Rien n’est plus selon l’esprit de France que la
fronde et la chanson. Les choses semblent devoir s’arranger à votre
satisfaction, de tous les côtés. Pour moi, comme dit Montaigne:
«_Lorsque j’en saisis des populaires et plus gayes, c’est pour me suyvre
à moy qui n’aime point une sagesse cérimonieuse et triste._»

--Et moi, dit Gaspard, j’aime l’espièglerie. Puisque la mienne ne vous
déplaît pas, vous en aurez, bientôt, j’espère, de réjouissantes
nouvelles.

Ce disant, il songeait à réaliser son grand projet: capturer les
Parlementaires; faire plaider leur cause, ironiquement, par le comédien
Jean Lecor, devant un tribunal de bandits menaçants et facétieux.

Gaspard comptait abattre ainsi, sous le ridicule, le prestige suranné
des parlementaires.




CHAPITRE XVIII

En attendant la chute du Parlement, Gaspard, usurpant les fonctions de
cette haute assemblée, rend, à sa façon, et à exemple de saint Louis, la
justice, sinon sous un chêne, du moins sous un pin parasol.


Ses actes d’espièglerie ne tardèrent pas à réjouir non seulement Mme de
Lizerolles, mais toute la Provence.

Ce fut la belle époque de Gaspard de Besse. Sa réputation, parmi les
pauvres gens, était à son apogée. Il était vraiment pour eux le
justicier.

L’intérêt que lui portait la patricienne l’avait d’abord élevé à ses
propres yeux; l’amour qu’elle lui prouvait maintenant, achevait de lui
conférer, pensait-il, une sorte de dignité secrète qu’il voulait
soutenir. La Femme créait ainsi les chevaliers d’autrefois.

Gaspard dut en arriver à tenir, à jour fixe, une sorte de lit de justice
dans les collines de Vaulabelle. Il réalisait le mot du paysan de
Signes, qui, délivré par lui d’un voleur de fruits et de légumes,
s’était écrié: «Voilà le roi qu’il nous faudrait! il rend la justice
lui-même, et ça ne traîne pas!» Et Gaspard, en riant, se comparait à
Haroun-al-Raschid, jugeant, chaque matin, quelque nouvelle affaire; et
il appelait Sanplan son grand vizir.

On venait à lui de fort loin, et pour lui soumettre, la plupart du
temps, des causes embrouillées, ou des cas de conscience qui auraient
sans doute embarrassé le Parlement, et qui auraient pu devant ce haut
tribunal, attirer des disgrâces aux plaignants eux-mêmes.

                   *       *       *       *       *

Gaspard se tenait assis sur une roche de la colline, à peu de distance
du parc, sous un pin parasol centenaire, comme saint Louis sous son
chêne légendaire.

Sanplan et Pablo à sa droite, Bernard et Lecor à sa gauche, trônaient
sur des pierres disposées en manière d’escabeaux. Deux des anciens
archers étaient présents et tout prêts à intervenir, au besoin, par la
force.

On cite quelques-uns de ses arrêts.

                   *       *       *       *       *

Devant ce tribunal, apparut un jour une pauvre femme amenée par son
mari.

--Homme, dit Gaspard au mari, de quoi vous plaignez-vous?

--Voici, monsieur Gaspard. J’ai trouvé, un matin, en rentrant dans ma
bastide, à une heure où l’on ne m’attendait pas, ma femme avec un homme.

--Ce sont des choses qui arrivent, dit Gaspard, et qui sont plus ou
moins fâcheuses, selon la manière dont on les prend... Femme, niez-vous
l’accusation?

--Non, dit-elle, baissant la tête.

--Alors, vous, le mari, que fîtes-vous?

Le mari déclara:

--J’imaginai ceci: je demandai à l’homme--que je connaissais, bien
entendu--de me donner un bel écu.

L’auditoire éclata de rire.

--Le peuple a tort, prononça Gaspard, de devancer par ses rires le
jugement des juges. C’est un grand mal, comme celui de juger par avance
sans preuves ni discussion. Attendez donc pour rire de savoir pourquoi
ce mari demanda un écu à l’amant de sa femme.

--Cet écu, dit l’homme, devait être, comme vous allez le voir, la
punition de ma femme, en lui donnant à entendre qu’elle s’était conduite
comme ces créatures de rien qui se livrent pour de l’argent.

--Femme, prononça Gaspard, je vous cherche une excuse. Aimiez-vous votre
amant, ou bien vous étiez-vous donnée par intérêt, pour obtenir cadeaux
quelconques, en nature ou en argent?... Soyez sincère. Tout pardon n’est
jamais qu’à ce prix.

Le mari voulut parler.

--Attendez qu’on vous interroge. Vous, femme, parlez...

--J’avais de l’amour pour cet homme qui était veuf, et de notre
voisinage; il avait vu maintes fois mon mari, qui est un caractère
violent, me maltraiter pour ceci ou pour cela, en me criant mille
sottises. Cet homme m’avait des fois consolée; et, oui, que je l’aimais!
Et, pour ce qui est des cadeaux, que m’aurait-il donné, pechère! n’ayant
rien que son bêchard, sa pelle et ses bras?

--Or çà, vous, le mari, que venez-vous demander?

--Je viens demander que vous fassiez comprendre à la femme, comme la
punition est juste que j’ai choisie pour elle, en me faisant remettre
cet écu.

--Lui avez-vous demandé si elle aimait cet homme?

--Qu’elle l’aimât ou non, qu’est-ce que ça aurait changé à mon affaire?
Le péché contre moi était le même. J’ai puni ma femme.

--Mais, vous l’avez punie d’une façon qui n’est pas juste, puisque cette
femme ne s’est pas vendue.

--Vendue ou non, la punition de ma femme sera d’être traitée en catin.

--Vous raisonnez comme ferait peut-être tout un Parlement, mon pauvre
homme! La vraie justice voit les choses différemment. Il faut qu’un
châtiment soit à la mesure de la faute.

La femme s’enhardit à parler encore, sans en demander permission:

--Faites-lui dire, monsieur, comment il a employé, le bourreau! cet écu
qu’il a toujours dans la poche de son corset (gilet).

--Homme, répondez! commanda Gaspard.

L’homme se mit à rire d’un gros rire:

--Chaque fois, dit-il, que je rentre pour manger la soupe que la femme
m’a préparée, je tire cet écu de mon corset, je le fais tomber et tinter
sur la table, afin que la femme, chaque fois, se rappelle sa faute et
m’en demande de nouveau pardon. Elle s’est révoltée à la fin, et m’a
traité de lâche et de bourreau sans cœur, et m’a menacé de s’aller jeter
à l’eau... mais par Dieu! tant qu’elle vivra, à chaque repas, je lui
imposerai cette peine d’entendre tinter l’écu sur la table et de le voir
luire au soleil, à côté de mon écuelle.

Gaspard fronçait le sourcil.

--C’est vrai, dit la femme en pleurant, que je dois supporter ce
supplice tous les jours, et deux ou trois fois par jour! et bien sûr que
je m’irai noyer, si cela dure plus longtemps... Je deviens folle,
d’avoir une punition de tous les jours pour un péché d’un pauvre moment.

--Entends-tu, toi, le mari? dit Gaspard. Lâche bourreau que tu es, en
effet!... Je vois ton affaire: tu as eu peur de l’homme, et tu t’es
retourné contre la faiblesse de cette malheureuse créature sans malice.
Si, avant sa faute, tu ne l’avais pas tourmentée, elle n’aurait sans
doute pas cherché à t’oublier. Et toi, tu as, sans péril ni risque,
inventé une torture malicieuse et abominable. Tu n’as pas mesuré la
punition à la faute, et tu es pourtant de ce peuple que la loi de
torture indigne! C’est ta femme qui aurait dû t’amener devant moi, au
lieu que tu l’y as traînée, dans l’espoir de lui faire honte
publiquement. Rappelle-toi qu’une vraie justice n’a jamais rien de
féroce.

Et se tournant vers ses lieutenants:

--Sanplan, Bernard, vous ferez rechercher l’amant de cette femme. Il
faut savoir sa pensée sur toute cette affaire.

--Je suis là! dit une voix, dans l’auditoire qui était assez nombreux.
J’ai épié ce mari cruel, comme il sortait de sa maison ce matin, et je
l’ai suivi jusqu’ici.

--Es-tu prêt à vivre avec cette femme comme si tu étais son mari?

--Oui, dit l’homme.

--Femme, avec lequel de ces deux hommes voulez-vous vivre?

--Pour le repos et le bonheur de ma vie, je voudrais quitter mon mari,
dit-elle, mais il a été le père de mes deux enfants qui sont morts; et
s’il me veut encore avec lui, je resterai; mon péché ne sera-t-il pas
assez expié, si, jusqu’à la mort, je lui fais la soupe et entretiens sa
maison, sans entendre, à chaque repas, sonner sur la table son écu
maudit?

Pablo se leva et, d’un grand sérieux, prononça:

--La femme adultère était lapidée par le peuple, et elle fut pardonnée
par le divin Maître.

--S’il pardonna, dit l’homme, c’est qu’il n’était pas marié!

--Les maris savent aussi pardonner, et quelquefois avec esprit, répliqua
Pablo gravement. J’en ai eu la preuve un jour, dans un de nos villages,
aux environs d’Hyères. Un jour de saint Paul, qui est, comme vous le
savez, la fête du bétail,--pendant que les bêtes, bœufs, vaches, chèvres
et boucs moresques, défilaient devant l’église pour recevoir la
bénédiction que le pasteur des âmes, debout sur le parvis, leur envoyait
avec l’eau bénite de son goupillon,--on vit arriver un animal singulier,
à deux pieds. C’était, au su de tous, le plus grand cocu de Provence...
Pour répondre aux plaisanteries dont on le persécutait sottement, il
s’était fabriqué une sorte de chapeau de bois, maintenu par des lanières
de cuir qui lui passaient sous le menton, et surmonté de deux
gigantesques cornes, charitable héritage de son bœuf, mort par accident.
Cet homme hardi, coiffé de ces deux cornes qui étaient fort pointues,
vint bravement se faire bénir avec les autres bêtes cornues;--il montra
ainsi tant de spirituelle bravoure, que, par crainte peut-être d’un coup
de corne, jamais plus personne n’osa rire de lui, sinon pour le
féliciter sincèrement d’avoir pris, avec tant de bonne humeur, son parti
d’une aventure si commune. Et il fut récompensé par la fuite de sa
femme... Elle quitta le mari, mais elle emportait son pardon;--et tout
le monde fut content. Voilà, mon ami, l’exemple que je propose à vos
méditations.

On riait.

--Pablo, prenez ce maudit écu, commanda Gaspard, vous le donnerez à un
pauvre... Et vous, le mari, consentez-vous à garder votre femme, en
oubliant sa faute?

L’homme hésitait: «Je ne sais que faire!» dit-il.

--Dès lors que vous hésitez, la femme, si elle y consent, ira avec celui
qui la mérite; et, de nous, ce couple nouveau, recevra une somme
convenable... A d’autres.

                   *       *       *       *       *

Un jeune homme s’avança et, d’un ton important:

--Maître Gaspard, je vous annonce que je viens pour entrer dans votre
troupe, où je rendrai les plus grands services!

--Oh! oh! fit Sanplan, voilà une étonnante assurance! Avec cela, mon
garçon, tu m’as l’air d’un âne! mais ce n’est pas ici un moulin et tu
vas, je gage, t’en apercevoir.

--_Debellabo superbos; exaltabo humiles_, dit Pablo.

--On n’entre pas dans ma troupe sans y avoir des titres, fit observer
Gaspard.

--Ça ne peut pas être difficile, répliqua le jeune homme; chacun sait
qu’on y trouve des échappés de galère, à qui vous n’avez pas demandé, je
pense, des certificats de sainteté.

--J’avais bien deviné que vous êtes un sot, dit Gaspard; j’ai recruté ma
troupe comme je l’ai entendu. Et pour se former une troupe qu’on
exposera chaque jour aux pires châtiments et à la mort, il est honnête
de choisir des hommes qui déjà furent condamnés, car ceux-là gagnent au
lieu de perdre au changement d’état qu’on leur offre. Et cela est bien.
Apprends que naguère un juge américain, désolé d’avoir été mis dans
l’obligation de condamner à la pendaison un assassin, repentant il est
vrai,--le dépendit de ses propres mains, et se félicita ensuite d’avoir
conservé ainsi un excellent soldat à la cause de l’Indépendance. Il est
bon d’utiliser les repentirs. Mais toi, qui ne connais ni les prisons,
ni les galères, pourquoi veux-tu t’enrôler parmi mes bandits? As-tu
seulement été pendu?

--Non, maître Gaspard.

--Alors, que viens-tu faire ici? Nous ne sommes pas des gens qui
cherchent à mal faire, mais à réparer le mal qu’ils ont appris à
connaître. Qu’est-ce qui t’a fait prendre la résolution de t’enrôler
dans ma bande?

--La paresse! fit, en souriant, le jeune effronté.

--En vérité?... Et crois-tu que le métier de soldat soit une profession
de bras croisés, de fainéants et d’endormis? Il faut savoir coucher sur
la terre nue ou sur le rocher, gouverner les bêtes, faire sentinelle à
son tour par tous les temps; s’éveiller à la moindre alerte, parcourir à
pied de grandes distances, à travers bois, pour déjouer l’ennemi.

--Ce sont là des occupations qui m’amuseront comme la chasse, répliqua
le jeune homme. Ce qui me déplaît, c’est ce qu’on appelle le travail
qui, si j’en crois mon curé, est imposé par Dieu aux pauvres hommes,
comme punition d’un péché qu’ils n’ont pas commis.

--En résumé, c’est le travail qui t’ennuie? Moi, je regrette le temps,
mon garçon, où je battais le fer dans ma forge. A qui travaille, une
joie entre dans le cœur. Et si tu penses que ma troupe est une
association de paresseux, tu me fais injure. Et, afin que de mes paroles
tu te souviennes longtemps, on va t’appliquer de ma part une douzaine de
coups de bâton!... Allons, empoignez-moi ce gaillard-là!

Les archers firent mine d’obéir. Le jeune gaillard se sauva.

--C’est tout ce que je voulais, dit Gaspard, en riant. Laissez-le
courir. Ne voyez-vous pas bien qu’il se rend au travail?... Eh! toi!
là-bas, l’homme en habit de laquais? que nous veux-tu?

                   *       *       *       *       *

Un grand escogriffe s’avança:

--Moi, je remplis toutes les conditions que tu désires, capitaine
Gaspard. Depuis deux ou trois jours, le seigneur chez qui je sers, comme
valet de chambre, étant à l’agonie, j’ai cru pouvoir profiter de ce
favorable moment pour le mieux voler, c’est-à-dire d’une plus forte
somme qu’à mon ordinaire; mais voilà que ses enfants me soupçonnent, et
je crois n’avoir rien de mieux à faire que fuir la maison où, depuis
plus de dix ans, j’ai commis nombre de larcins, assez importants et
ingénieux pour me donner tous les titres à tes éloges, et à mon
admission dans l’honorable compagnie dont tu es le chef. Je puis devenir
un de tes meilleurs serviteurs.

--En quoi tu te trompes singulièrement, mon garçon!... Ah! ça, quelle
idée te fais-tu donc de Gaspard de Besse? Crois-tu que ce soit un
coupeur de bourse, chef de vulgaires coureurs de bourse? Crois-tu que
mes gens soient des misérables de ta sorte, sournois, hypocrites et sans
bravoure? Nous attaquons, nous, les gens en plein jour, au risque de nos
vies, et seulement afin de prouver aux juges du roi que leur justice est
mal faite, puisqu’elle nous révolte et puisqu’elle est impuissante à
nous réduire. Les moyens violents que nous employons, n’auront, grâce à
Dieu, qu’un temps, et je regrette d’y être contraint. Quant au vol tel
que tu le pratiques, c’est une des plus basses actions qu’on puisse
commettre. Voler par trahison l’homme qui se croit en sûreté dans sa
maison! profiter de son agonie, et de la douleur des siens, pour faire
main basse sur son bien! dévaliser le mourant qui payait de son or ton
mauvais travail! piller la maison qui t’abrite! où, malade, on te
soignait! où tu partageais le pain des maîtres!--c’est la plus parfaite
des ignominies, et tu as raison de fuir bien loin du lieu de ton crime.

--Alors, dit l’homme inconscient, vous me gardez?

--Oui et non, dit Gaspard. Si je m’écoutais, je te ferais pendre, mais
pour ton genre de crime, la juridiction du Parlement est assez bonne.
C’est pourquoi, dom Pablo, on attachera ce dégoûtant, ce bas voleur, à
la queue de votre âne; et, avec une escorte de deux de nos hommes, vous
le conduirez, dans cet équipage, à Aix. Là, vous le livrerez aux
sergents du Roi, avec une lettre que je vous donnerai pour eux, signée
de mon nom et cachetée de mes armes. Le cas s’est déjà présenté; et ils
savent que, lorsque je leur envoie un client, ils peuvent préparer la
corde.

L’homme se mit à rire.

--On m’avait prévenu de n’avoir pas à m’étonner de vos plaisanteries,
maître Gaspard...

Lorsqu’il vit s’avancer deux estafiers en tenue d’archers, qui
l’appréhendèrent, il les suivit toujours riant, croyant que l’affaire
finirait bien pour lui s’il se montrait complaisant; et il ne fut même
détrompé que le surlendemain, dans Aix, où il fit son entrée, précédé
d’un âne à la queue duquel il était proprement lié par le cou. Les
archers s’emparèrent de l’homme, au nom du Roi, et félicitèrent Pablo,
qu’ils connaissaient cependant bien pour ce qu’il était. M. Marin, le
président du Parlement, applaudit ouvertement à cette galégeade que
Gaspard renouvelait de temps en temps.

                   *       *       *       *       *

Le peuple aimait passionnément ces façons qu’avait Gaspard de parodier
les formes de justice et de galéger les parlementaires et tous les
régnants; il y voyait un signe éclatant de la puissance du bandit, mais
surtout il goûtait son insolence satirique. Quant à Gaspard, il se
rendait compte que ces apologues en action avaient plus d’utile
influence sur le peuple que toutes les paroles du monde séparées de
l’action; et ces histoires contées aux veillées, préparaient, selon lui,
le cœur populaire à voir clair et à vouloir juste.




CHAPITRE XIX

M. de Paulac, représentant du lieutenant général de police envoyé de
Paris, par ordre royal, pour informer aussi bien sur les agissements du
Parlement que sur les actes de Gaspard de Besse, est arrêté et conduit
en prison, sur l’ordre non moins royal du bandit populaire.


--A propos du Parlement, dit un jour à Gaspard Mme de Lizerolles... j’ai
d’étranges nouvelles. Vous savez que je ne l’aime guère, et pour les
mêmes raisons que vous; mais son Président mérite mon admiration et la
vôtre.

--M. Marin, madame, crible ses confrères d’épigrammes, je le sais. Il a,
de la justice, une tout autre idée que ses collègues.

--Oui, mais ses plaisanteries vont loin. Voici ce que j’ai appris de
source certaine, par la lettre d’une amie qui est en situation de savoir
bien des choses. Le lieutenant général de police et le Roi lui-même ont
chargé un personnage assez considérable, M. le marquis de Paulac, d’une
mission secrète. Elle consiste à venir reconnaître l’état de l’opinion
publique en Provence, en ce qui concerne et le Parlement et un certain
Gaspard. Or, à Paris, le marquis de Gantinaye, un ami du président
Marin, ayant eu vent de la chose, s’est avisé, par pur badinage,
m’écrit-on, de rendre ce Paulac victime d’une brimade sans méchanceté,
mais véritablement inouïe. Il a recommandé à M. de Paulac de ne prendre
gîte, à Aix, que dans une soi-disant hôtellerie qui n’existe pas, et qui
s’appellerait _Hôtel des marins_. En même temps, le mystificateur
écrivait au président Marin pour le prier d’entrer dans la plaisanterie
et voici de quelle façon. L’_Hôtel des marins_, qui n’existe pas, a été
dépeint à Paulac comme une merveille unique. C’est, lui a-t-on expliqué,
une auberge pour gentilshommes, tenue par un homme riche, un original
maniaque, amateur passionné de cuisine, et qui ne reçoit chez lui que
des gens titrés. La noblesse d’Aix s’y donne rendez-vous comme dans un
salon du meilleur ton; et c’en est un. Bref, on a décrit à Paulac
l’intérieur du président même; et Marin, toujours disposé à rire,
s’apprête, sous le costume d’un maître-aubergiste, à se jouer de M. de
Paulac; il lui prépare une comédie dans laquelle tous nos amis
paraîtront, les uns en voyageurs de marque, les autres en valets,
servants et servantes, marmitons et filles de chambre.

Gaspard, qui avait écouté attentivement, s’écria:

--Me permettrez-vous, madame, d’entrer de ma personne pour une part dans
cette plaisanterie[14]?

  [14] L’idée n’était pas neuve. Un président à mortier du Parlement
    d’Aix, déguisé en maître d’auberge, avait reçu dans les mêmes
    conditions, en 1695, un prince étranger, émerveillé de trouver à
    l’_hôtel Coriolis_ une réception digne de lui! Ce président était le
    marquis Coriolis d’Espinouse; M. de Paulac, par la police, aurait dû
    savoir cela, et se méfier.

--... Si vous promettez de ne pas la faire tourner au sérieux, je veux
dire au tragique.

--Certes! il me plairait seulement d’épargner au représentant du
lieutenant de police le ridicule de cette mystification. Ne serait-il
pas piquant que la police me dût quelque remerciement?

--Comment vous y prendrez-vous?

--Je ne sais pas encore de quelle façon je m’y prendrai, mais cela se
trouvera.

--Faites donc! dit-elle, et sauvez Paulac!... Le roi lui-même ne pourra
que vous en savoir bon gré.

Puisque l’espièglerie amuse ma belle amie, pensait Gaspard, voici une
occasion incomparable de lui servir un régal de ma façon.

                   *       *       *       *       *

Averti comme il l’était, de la brimade préparée contre l’envoyé de la
police, il ne fut pas difficile à Gaspard d’apprendre l’arrivée de ce
Paulac à Draguignan où il venait faire une enquête, un peu tardive, sur
l’évasion du «terrible bandit». De Draguignan, M. de Paulac se rendrait
à Aix, par Lorgues et Brignoles. Gaspard avait appris l’itinéraire du
gentilhomme par les lettres mêmes que ce Paulac avait adressées aux
syndics pour les informer de son passage, et se faire préparer des
repas. Arrêter les courriers et prendre connaissance des lettres
adressées à ses ennemis, cela, de tout temps, fut un jeu pour un
capitaine, en temps de guerre.

                   *       *       *       *       *

Un beau matin, une large berline entrait dans le parc de Vaulabelle,
escortée copieusement par des bandits armés, et commandés par Sanplan.

M. de Paulac, accompagné de son secrétaire assis auprès de lui,--et de
son majordome assis sur le siège, à côté du cocher,--était capturé par
celui qu’il avait espéré faire prendre.

L’envoyé du préfet de police fut conduit aussitôt, avec son secrétaire,
dans la salle nue, mais imposante, où avait été gardé l’évêque. En
arrêtant sa voiture sans que lui ni ses gens aient eu le temps de se
défendre,--tant l’attaque, au détour d’un chemin, avait été imprévue et
bien conduite,--Sanplan lui avait dit: «Nous sommes chargés, Monsieur,
de vous conduire, avec toutes sortes d’égards, auprès de notre
capitaine. Excusez-nous; vous êtes mandé par ordre de Gaspard de Besse.»

M. de Paulac était homme de France, c’est-à-dire qu’il pensait qu’on
doit prendre, avec bonne humeur, les pires catastrophes, lorsqu’on n’a
plus aucun moyen de les éviter. Il sourit: «C’est très bien joué»,
fit-il simplement.

Et quand Gaspard, entrant dans la salle où s’ennuyait déjà un peu son
aimable prisonnier, lui dit dès le seuil:

--Eh bien, que pensez-vous de l’aventure, monsieur? Et qu’en penseront
M. le préfet de police et Sa Majesté?

--Je pense, monsieur, que j’aurais dû croire sur deux points les
rapports que j’avais reçus: ils m’assuraient que les routes de Provence
n’étaient pas sûres, et que vous aviez de l’esprit.

--Et pourquoi, selon vous, vous ai-je arrêté?

--Mais... parce que, sachant qui je suis, vous comptez bien, en ennemi
de toute magistrature, faire sentir à un magistrat le poids lourd de vos
haines.

--Mon Dieu! cher monsieur de Paulac, (mais asseyez-vous donc, je vous
prie), c’est, ma foi, me fort mal connaître; et très certainement on m’a
noirci à vos yeux. En réalité, je n’ai aucun acte de vengeance ni de
justice à exercer contre vous. Paris est si loin! Je n’en veux qu’au
Parlement d’Aix. Toutefois, il serait bon qu’un homme tel que vous,
monsieur, voulût bien porter à Paris nos légitimes plaintes contre le
Parlement, et même nos «remontrances». Je suis persuadé que, informé des
agissements des parlementaires dans une certaine affaire de pendaison,
que je vous expliquerai, Sa Majesté en jugerait comme nous, et nous
donnerait satisfaction.

M. de Paulac ouvrait tout grands ses yeux qui disaient son étonnement
démesuré. Il ne trouva à balbutier qu’un mot vague:

--En vérité! Vous croyez?

--Nous reviendrons sur cette affaire plus spécialement, reprit Gaspard,
lorsque je vous aurai rendu, fût-ce malgré vous, un grand service.

--Un grand service? Vous! à moi!

--A Aix, si mes renseignements sont exacts, vous prendrez gîte, n’est-ce
pas, à l’_Hôtel des marins_?

--C’est exact.

--Cet hôtel vous a été désigné comme le plus riche de Provence et
fréquenté par toute la noblesse du pays?... et celui qui vous l’a
recommandé est de vos amis? le marquis de Gantinaye!

--C’est encore exact.

--Gantinaye vous a conté que cette hôtellerie présentait tout le luxe
d’un hôtel particulier, si bien que même la noblesse d’Aix s’y donne
rendez-vous, presque chaque soir, pour y savourer une cuisine digne de
l’impératrice de toutes les Russies, et y passer une partie des nuits au
jeu ou au bal?... On vous a conté tout cela?

--Tout cela.

--Mais rien de tout cela n’est vrai, dit Gaspard.

--Je ne comprends plus.

--Vous allez comprendre: il n’existe pas, dans Aix, d’hôtellerie qui
s’appelle _Hôtel des marins_. On vous a préparé une prodigieuse
mystification. L’hôtel privé du président M. Marin a été arrangé, à
votre intention, depuis deux jours, en hôtellerie. Sachez qu’on
accrochera une enseigne fallacieuse au-dessus de la porte monumentale.
Les amis du président seront déguisés. Lui-même, pour vous recevoir,
doit revêtir le costume d’un gentilhomme-cuisinier; c’est, en sa
personne, le Parlement qui se prépare à rire aux dépens de votre
Seigneurie policière; et les juges, présents à cette soirée mémorable,
vous «gaberont» à ventre déboutonné. Cela convient-il, monsieur, à votre
dignité, et à celle du haut dignitaire dont vous êtes le représentant?

--Et, dit M. de Paulac attentif, vous me pardonnerez, mais qui me
garantit l’existence du complot que vous voulez bien me révéler?

--Ceci: que rien ne me force à vous le dire.

--Cela même, qu’est-ce qui me le prouve?

--Je suis sûr de ce que j’avance, et vous en donne ma parole d’honneur.

M. de Paulac, à ce mot, tomba des nues; et, ayant considéré Gaspard, il
dit: «C’est singulier, mais je vous crois!»

--Merci, fit gaîment Gaspard; et, puisque vous me croyez, j’insiste;
vous êtes entre mes mains; je n’ai aucun compte à vous rendre: si tout
ce que j’annonce était faux, vous le sauriez bien vite, au cas où je
vous remettrais en liberté; et, dans le cas contraire, à quoi cette
fable me conduirait-elle?

--Est-ce qu’on sait!... et, au fait, à quoi cela vous sert-il d’empêcher
cette brimade?

--Nous y voici, dit Gaspard. D’abord, en vous épargnant le vif
désagrément d’avoir à la subir et ses conséquences, je ne suis pas sans
compter sur une pensée reconnaissante du galant homme que vous êtes;
ensuite, j’ai le dessein de me rendre, sous votre habit, à cette soirée
comique et d’y duper vos dupeurs. C’est un bon tour que je jouerai au
Parlement. En échange, vous parlerez quelque jour au Roi, en honnête
homme que vous êtes, de ma façon de gaber nos magistrats, et surtout du
désir légitime de notre peuple qui voudrait voir rappeler à l’ordre ce
Parlement facétieux et sinistre... Vous riez?... Votre habit m’ira comme
un gant; celui de M. votre secrétaire et celui de M. votre majordome
feront merveille sur le dos de mes lieutenants; car vous allez,
monsieur, me prêter trois costumes de ville... que je pourrais
d’ailleurs prendre sans votre agrément puisque vos valises sont entre
nos mains... Vous voudrez bien dire un jour à Sa Majesté que nous
faisons la guerre, en frondeurs aimables, non pas à Elle, certes, mais à
ceux de ses serviteurs que nous jugeons indignes de ses bontés.

Un moment interloqué, M. de Paulac avait fini par rire de très bon cœur.

--Ma foi, monsieur Gaspard, l’histoire est bonne! j’avais entendu parler
de la _galégeade_ de Provence. J’avoue que je ne comprenais pas bien la
signification du mot; mais la chose se fait très bien entendre
d’elle-même; et si j’étais le prince, et que vous fussiez condamné à
mort--ce qui pourra bien vous arriver,--je n’hésiterais pas à signer
votre grâce. Quand vous aurez noté que je ne puis en aucune façon vous
empêcher d’entrer dans mon meilleur habit de voyage (il est tout neuf
par parenthèse), j’ajouterai qu’en me sauvant du ridicule qui m’était
promis, vous vous montrez fort honnête homme. Et je me sentirai assez
disposé, si les circonstances me le permettent, à dire partout que mes
agents, ayant été assez habiles pour éventer le complot formé contre
moi, c’est grâce à eux que j’aurai évité la fausse _Auberge des marins_.
Si enfin, un inconnu spirituel (je dirai spirituel) a su, en se faisant
passer pour moi, rendre les conjurés victimes de leur propre complot, du
moins ne saura-t-on jamais que je fus, de gaîté de cœur, pour quelque
chose dans cette heureuse vengeance.

--Nous nous comprenons, dit Gaspard. Et c’est vous qui êtes, monsieur,
le plus spirituel du monde.

--Et vous, monsieur, dit M. de Paulac, vous êtes bien le plus aimable et
le plus séduisant des bandits de France.

Ils se saluèrent.

--Cette salle, monsieur de Paulac, est mise à votre disposition pour le
temps de votre séjour, c’est-à-dire jusqu’au lendemain de la soirée de
M. Marin. Votre secrétaire et votre majordome vont vous être rendus.
Vous jouirez d’une liberté relative, sous bonne garde. Et croyez, je
vous prie, qu’il y aura plus de sécurité pour vous à attendre ici la fin
de notre petite comédie, qu’à tenter une fuite certainement vouée à
l’insuccès. Je suis, monsieur, votre très humble et très dévoué
serviteur.

M. de Paulac esquissa de nouveau un salut aimable; et Gaspard quitta un
homme à la fois confus, étonné, navré et enchanté d’être le prisonnier
d’un bandit si galant homme.

                   *       *       *       *       *

Dans la valise de M. de Paulac, que Gaspard fit ouvrir, on trouva, avec
ses habits de gala, les papiers qui l’accréditaient auprès du Parlement
et du gouverneur de Provence. On trouva notamment un ordre signé du Roi,
enjoignant à tous officiers et magistrats du royaume, de faciliter sa
mission à M. le marquis de Paulac, chevalier de l’ordre du
Saint-Esprit,--par tous les moyens en leur pouvoir.

Gaspard fit appeler M. de Paulac et lui emprunta ces papiers, en
souriant.

--Soyez tranquille, monsieur, lui dit-il, ils vous seront fidèlement
rendus; et je ne m’en servirai que dans votre intérêt.




CHAPITRE XX

Où l’on verra M. Marin devenu président à deux mortiers, le mortier
populaire étant l’ustensile sans lequel on ne saurait confectionner l’un
des plats nationaux de Provence: l’aïoli.


M. le président Marin[15] organisait la comédie qu’il prétendait jouer
aux dépens de M. de Paulac, simplement parce que plaisanter, gaber,
était un besoin de sa nature. Son nom est resté dans les annales de la
ville d’Aix-en-Provence, comme celui d’un roi de la galégeade.

  [15] M. Marin descendait d’un aubergiste très renommé qui avait fait
    fortune «à l’aide de la casserole et du tourne-broche». Le spirituel
    président ne s’en cachait pas; et, un jour, dans un grand dîner de
    corps, il fit appeler le cuisinier et lui dit gaîment: «Tu
    travailles comme un Vatel; continue, et je ferai de ton fils un
    président à mortier!»

                   *       *       *       *       *

M. Marin, vers la fin du jour, dans son noble hôtel, aux vastes
escaliers, aux vastes pièces, aux riches ameublements, se démenait,
expliquait pour la dixième fois à ses amis, déjà déguisés, ce qu’il
attendait d’eux.

--Toi, mon cher comte, tu seras un valet de la meilleure mine, et tu ne
peux t’appeler que Frontin.

--Va pour Frontin.

--Vous, comtesse, vous serez, sous les atours d’une soubrette, la plus
délicieuse de toutes les Martons ou des Lisettes, à votre choix.

--Va pour Lisette.

Marin se tourna vers son vieil ami, le marquis de Lescavène, homme petit
et tout rond, et qui respirait avec quelque difficulté.

--Toi, marquis, avec ton asthme et ton ventre de Mirabeau-tonneau, tu
seras mon suisse; tu prendras une hallebarde; va t’accoutrer.

--Mais!... souffla le vieux marquis.

--Quand tu bêlerais, je n’y changerais rien. Il faut que tout le monde
s’accorde pour s’égayer. Ceux que cette comédie n’amuse pas s’amuseront
à s’ennuyer, voilà tout. Va t’accoutrer.

--Mais!... bêla de nouveau le vieux marquis, ne puis-je jouer un autre
rôle que celui de portier?

--Sois portier quand ce Paulac entrera, et portier quand il sortira.
C’est tout ce que l’on te demande. Le reste du temps... eh bien, au
fait, sois le portier du salon d’honneur... mais tu redresseras ce torse
affaissé et te tiendras rigide comme ta hallebarde; va t’accoutrer.

Le vieux Lescavène, obéissant, disparut.

--Qui de vous, mes amis, reprit Marin, pourrait refuser un rôle dans
cette farce innocente, quand moi-même, dépouillant toute dignité avec ma
robe présidentielle, je ne serai ce soir que le maître de l’hôtellerie
et mon propre cuisinier en chef, au service de mes nobles clients? J’ai
désormais deux mortiers, messieurs, celui de président et celui de
cuisinier,--et de tous deux je m’honore; j’entends que Vatel soit, pour
ce soir, un de mes oncles; messieurs, il avait une épée, ne l’oublions
pas; il en fit même un triste usage; mais il est resté le martyr et le
héros de l’art culinaire! Gloire à lui!

De jeunes beautés, de jeunes seigneurs, nouveaux venus, demandèrent:

--Et nous, quels seront nos rôles?

--Vous serez des passants toujours bien reçus chez moi, dès l’instant
qu’ils sont gens de qualité et le prouvent. C’est bien simple. Voici la
fable dont nous bernerons ce Paulac: _l’Hôtel des marins_ est une
hôtellerie princière, sans pareille, où tous les soirs sont soirs de
fêtes, de jeu et de bal. Vous improviserez le texte de vos rôles. C’est
ce que les acteurs du théâtre italien appellent la _comedia dell’ arte_.

--Et s’il vous arrivait des gens non prévenus?

--Mon hallebardier les préviendrait. Du reste personne d’inattendu ne
viendra. J’ai vu tous nos amis.

--Mais, dit le gros marquis asthmatique, si l’archevêque lui-même
arrivait?

--Il est homme à rire d’un jeu si parfaitement innocent.

--Mais, insista un gentilhomme d’esprit critique, je comprends bien que
nous jouons la comédie aux dépens de ce Paulac;... seulement je ne vois
pas où se tiendra le public?

--Le public c’est nous, les acteurs; nous sommes notre propre public.
Chacun de nous rira de tous les autres; il y aura des répliques et des
incidents pleins d’imprévus; je ne les connais donc pas. Ils
embarrasseront les sots qui ne peuvent manquer de se trouver parmi...
vous... J’ai d’ailleurs pris soin d’inviter mes honorables conseillers
Leteur et La Trébourine.

--Et ce Paulac, le connaissez-vous, au moins un peu?

--Mais saperjeu! si je le connaissais, il me connaîtrait, et il n’y
aurait plus de farce possible! j’ignore son caractère, et c’est bien ce
qu’il y a de plus intéressant dans l’affaire. Est-ce un esprit badin ou
un mélancolique? Et, lorsqu’il saura qu’on l’a si impertinemment joué,
comment prendra-t-il la chose? Pour des sédentaires tels que nous, cela
fleure l’aventure sur place, la bonne aventure, ô gai!... Ce personnage
vient prendre des informations sur les agissements du Parlement? Eh
bien, messieurs, nous lui donnons le sujet d’un joli rapport, et qui
fera comprendre à Sa Majesté combien ses agents savent mal garder un
secret, car enfin nous devrions ignorer, nous, l’_Hôtel des marins_,
que ce Paulac arrive avec une mission de son Excellence le
lieutenant-général de police. Comment sauvera-t-il l’honneur de sa
corporation? Ces questions m’amusent au delà de toute idée; et je vous
prie, chers amis, de partager mon contentement. Vous n’en éprouverez
jamais de mieux motivé.

--J’entends bien, j’entends bien! grogna le critique; mais, dans le
fond, je ne comprends rien à un excès de gaîté motivé par ceci: qu’au
moyen d’un déguisement on se fera passer pour ce qu’on n’est point! Il
n’y a pas là si grande nouveauté, et je souhaite, ami Marin, que votre
pièce ait plus de succès que je n’en prévois.

--Vous m’ennuyez! dit Marin... Si vous faites une comédie meilleure, je
m’engage à la jouer;--ce disant, je ne cours aucun risque. Vous
trouveriez des puces dans la perruque de feu Poquelin. Parlons d’autre
chose... Çà, l’enseigne?... l’enseigne est-elle peinte?

Deux grands laquais entrèrent, portant un vaste cadre de bois, armature
d’une grande enseigne. On avait peint sur toile ces mots, en majuscules
énormes:

HOTEL DES MARINS

Les valets passèrent sur le balcon, y accrochèrent l’enseigne, et
mirent, derrière, deux ou trois lanternes toutes prêtes à être
allumées... La nuit se faisait... on les alluma sur-le-champ;--et
partout flamboyèrent bientôt lustres et candélabres.

Alors, Marin se tournant vers le comte:

--Voyons, Pasquin ou Frontin, essaie-toi dans ton nouvel office; donne
la main aux laquais.

Mais le comte, inhabitué à recevoir de tels ordres, n’était pas du tout
à son rôle.

--Mordieu, Frontin, fieffé Jocrisse! si tu montres pareille négligence,
je ne saurais te garder à mon service!... Mais voyez-moi ce dadais-là!
ce visage de «ravi de la crèche»! C’est à toi, mon cher comte, que ces
compliments s’adressent.

Le cher comte eut l’air d’un homme qu’on va pendre et qu’on réveille:

--Oh! pardon! fit-il, avec une mine si ahurie que tous les assistants
s’esclaffèrent.

--Vous voyez bien, dit Marin, que la situation est plaisante,--et que
vous vous en amuserez tout de bon... Ah! Ah! te voilà, Lescavène? tu es
un suisse superbe! Tiens donc ta hallebarde plus droite, et veille sur
la porte. Et vous, comtesse ou plutôt Lisette, apprêtez-vous, ou plutôt
apprête-toi, à séduire ce Paulac; et toi, Frontin, à ne point en
paraître jaloux.

--Soyez tranquille, Marin, affirma le comte; une fois dans le feu de la
comédie, je réponds que je saurai tenir mon rôle aussi exactement
qu’homme de France.

--Sur cette bonne assurance, je vais, sans délai, m’habiller en Vatel...
Eh mais! voici deux de nos grands juges... Mon cher Leteur, mon cher La
Trébourine, mes chers, très chers confrères, je vous salue avec toute la
déférence que je vous dois; ce me sera un spectacle bien nouveau de vous
voir rire un peu, car d’ordinaire--soit dit avec reproche--vous promenez
partout le nez d’une Thémis assez morose; et, tout raidis comme vous
êtes par l’habitude de vouloir paraître imposants, vous avez l’air
d’avoir avalé, par mégarde, le large glaive de la loi!

--Voyons, président, dit Leteur, nous avons revêtu la robe, à votre
demande. Montrez-lui, sinon à nous, quelque déférence, par respect pour
vous-même.

--La robe? hum! je vois de trop près ce que souvent elle cache! répondit
l’implacable président.

--Enfin, dit La Trébourine, quels sont nos emplois, à nous, dans la
comédie que vous nous avez annoncée? Puisqu’on ne peut y assister sans y
prendre un rôle, nous voici.

--Oui, oui, je sais, vous êtes de vrais amis... et vous êtes venus pour,
le cas échéant, témoigner contre moi, bonnes âmes! et si quelque
incident survenait qui me pût compromettre, vous serez là pour aider
votre bonne chance... Je vous entends, mes très chers amis; et je
n’ignore point que mes épigrammes, pas bien méchantes, irritent les
épidermes d’une moitié de nos chers collègues...

--Cela est assez vrai, président; mais nous, Leteur et moi, nous
admirons votre esprit, votre verve, vos sonnets, votre philosophie.

--Vous me le dites, mais il n’en est rien; et je vous remercie d’autant
plus que le compliment vous coûte davantage.

--Allons, Marin, épargnez-nous; et dites-nous quels rôles nous devons
tenir?

--Vous serez, pour vous reposer de vos allures magistraturales, deux
bons gros négociants en grains, très riches, riches énormément, mais un
peu sots... Il vous sera licite d’exagérer; c’est en cela que l’esprit
consiste, et c’est cela qui sera comique; le contraste!... Plus vous
aurez l’air de ne rien comprendre, plus vous serez drôles. Rien n’est
drôle, en effet, comme des gens d’esprit forcés de garder un air niais;
au fond, pour vous, ce sera facile... Vous me verrez tout à l’heure,
dans un instant, en cuisinier... J’aurai l’air plus bête que vous.

Et comme Marin s’éloignait d’eux, Leteur dit à La Trébourine:

--Il joue là un jeu dangereux, où nous trouverons peut-être l’occasion
de le faire déposer par le Roi, tout simplement. Vous ou moi, nous
pourrions briguer sa succession: je n’en connais pas de plus digne que
moi... ou vous.

Mais voyant Marin se retourner, ils eurent un mouvement de frayeur,
comme des écoliers pris en faute, ce qui n’échappa point à l’œil perçant
du président; il leur cria:

--Pas de complot, surtout; de l’obéissance; exécutez la consigne.

Un vieux gentilhomme, un peu sourd, et qui, arrivé à l’improviste,
n’avait pas encore été mis au courant de la situation, demeurait en
extase devant la prétendue Lisette; il interpella le président:

--Marin?

--Que veux-tu, Montvert?

--Depuis quand as-tu à ton service ce tendron-là? Vive Dieu! La seule
vue en réjouit mes vieux os; je les sens bondir comme s’ils étaient dans
la cuve de la sorcière Médée. Il est malséant, à toi qui n’as point de
femme, de prendre soubrette si alléchante! Et je t’enlèverai celle-ci,
moi qui n’ai pas encore la chance d’être veuf!

Lisette voulait s’échapper, mais le vieux Montvert, qui la tenait, la
lutinait ferme. Marin voulait répondre, mais Montvert n’entendait rien
et parlait comme on crie. Lisette et Marin riaient malgré eux...

--Je vous en prie, protestait la soubrette, toute à son rôle;--finissez
ce jeu, Monsieur le baron...

Puis:

--Vous ne me reconnaissez donc pas?

Mais l’autre, deux fois sourd, très enflammé, persistait avec tant
d’insolence que Marin, étouffant son rire, lui hurla dans l’oreille:

--Je te croyais dans ta maison de Cotignac, mon vieil ami! et, pour
cette raison, ne t’avais point prévenu, ne voulant pas te déranger...
Mon suisse ne t’a donc rien expliqué?

--A quel sujet?

--Mais... au sujet de nos déguisements.

--Quels déguisements?

Le vieux baron, derrière Lisette, la tenait toujours captive; il l’avait
enveloppée de ses longs bras un peu tremblotants; et ses deux mains
erraient sur la jeune poitrine. Lisette se débattait sans pouvoir se
dégager; on riait autour d’eux. On appela le comte son mari: «Frontin! à
la rescousse!»

--Tu ne reconnais donc pas la comtesse, morbleu? criait Marin...
Regarde-la bien.

--Où cela?

--Mais... au visage!

--Mais où est-elle?

--Pardieu! entre tes bras!

Le vieil égrillard abasourdi, ouvrit ses bras. Lisette se défripa.

--Oh! mille excuses, comtesse! vous me voyez confondu!

Son mari, Frontin, qu’on avait recherché et qu’on plaisantait,
accourait... bien tard!

Il cria au sourd:

--Saperjeu, baron! c’était ma femme!

--Mais, dit le baron, soyez sûr qu’elle l’est encore!

L’autre, toujours criant, répétait: «C’est ma femme!»

--Vous ne saurez jamais, mon cher comte, à quel point je le regrette.

--Il est un peu sourd, fit observer quelqu’un.

--Et quand ce serait une Lisette pour de bon, cria Marin, faut-il que tu
sois vieilli pour ne te point contenir en public et pour nous montrer si
effrontément ta pauvre flamme de lanterne sourde? C’est égal, elle est
joliment bien déguisée, notre Lisette, hein? L’épreuve est faite et j’en
suis ravi, tout à fait ravi.

--Pas moi, s’écria Frontin. Cette fête commence assez mal.

--Que vous faut-il de plus? s’exclama le joyeux président... Ce qui est
drôle, mon cher, c’est que, grâce à nos déguisements, tu aies pu, nous
ayons pu, voir ce que tu n’aurais jamais vu si nous n’étions pas
déguisés.

--Comment l’entendez-vous? demanda Frontin vexé.

--Mieux que vous, Jocrisse! goguenarda Marin, au milieu de l’éclat de
rire général.

--Qu’a-t-il voulu dire? demanda le comte effaré.

--Que, si vous n’étiez pas déguisé, on ne tenterait pas de vous faire
cocu sous vos propres yeux.

--Oh!

--Vois-tu, mon cher comte, dit Marin, je n’aime pas qu’on soit sottement
sérieux, sans jamais se détendre dans la gaîté,--à la façon de Leteur et
La Trébourine, ici présents. Je prétends qu’un Français doit être
d’humeur gouailleuse, cavalière, impertinente; qu’il cite Rabelais;
qu’il rie avec Molière; et nous serons bien près d’être un peuple sur
ses fins, quand nous ne lirons plus les contes de La Fontaine et les
gaudrioles de Parny.

Là-dessus, Marin sortit.

--Moi, ce Marin m’enchante, assura quelqu’un.

--Oui, mais, insinua Leteur, si ce Paulac n’aime pas qu’on se moque de
lui, il pourrait bien faire tourner les choses au désavantage du
président galégeur. Eh! eh, si ce Paulac va se plaindre auprès du Roi...

--Faites attention, messieurs, acheva La Trébourine, qu’un président de
Parlement, ça se dépose... Et, pour ma part, je regrette d’être venu, et
d’être pour quelque chose dans cette vaste et stupide plaisanterie.

--Bah! vous êtes malin, et vous vous en tirerez toujours, La Trébourine!
et vous aussi, Leteur!... avec un peu de perfidie!...

--Quant à Marin, ne craignez rien pour lui! il désarmerait le roi
lui-même, avec un bon mot!

A ce moment, la voix retentissante du vicomte, portier, hallebardier,
valet de distinction, annonça:

--Madame la marquise de La Gaillarde.

La marquise entra; elle était loin de se douter qu’elle allait bientôt
voir apparaître, chez le président, son séducteur du parc de Vaulabelle.

--Et ce fameux Paulac, que personne ne connaît, n’est-il pas encore là?
demanda-t-elle.

--Pas encore.

Elle riait, éblouissante de beauté et de diamants.

--Comment, dit-elle à Lisette, c’est vous, comtesse! que vous êtes donc
jolie, en soubrette!--mais votre rôle ne comporte-t-il pas la nécessité
d’être dans l’antichambre?... et parfois un peu chiffonnée?

--Quand M. de Paulac sera parmi nous, je ne me montrerai, et mon mari de
même, qu’avec, entre les mains, quelque accessoire qui sera censé exiger
ma présence ici, comme, par exemple, un plateau chargé de boissons
rafraîchissantes.

Le comte, oubliant qu’il était un Frontin, s’avança vers la marquise,
avec des ronds de jambe:

--Votre grâce et votre beauté, madame, ne le cèdent en rien à celles de
cette fille d’atours. Vous êtes tout à fait délicieuse sans déguisement;
vous voici toute belle et séduisante au delà du possible, non pas en
soubrette ni en déesse, mais simplement en vous-même. On ne saurait donc
vous aimer, vous, que pour vous. Aucun travestissement n’ajouterait à
vos charmes; et rien ne saurait valoir mieux que vous, sinon vous
seulement.

Ceci dit, il fit un dernier rond de jambe et pirouetta.

--Insolent laquais, à l’office! dit la marquise en riant aux éclats, et
lui donnant de son éventail sur les doigts.

Le laquais ne se démonta point. Il répliqua:

--Et ce bon vieux marquis, votre époux, comment se porte-t-il, marquise?
Il a dû, je m’en doute, rester au logis, ce soir? Savez-vous que je suis
de ceux qui bénissent ses accès de goutte?

Ce disant, Frontin pinça le coude de la marquise, qui se contenta de le
dénoncer à Lisette:

--Lisette, votre mari s’égare... Frontin, votre femme est avertie.

--Ma foi, je m’en moque! dit Frontin.

Il pirouetta.

A ce moment, par les hautes fenêtres du balcon, un bruit monta de la
rue; et Marin, entrant, prévint ses invités:

--Je crois bien que voici M. de Paulac. A vos rôles, messieurs; à vos
rôles, mesdames. Rappelez-vous jusqu’aux détails les précisions que je
vous ai données...

Marin-Vatel s’était affublé d’un costume de chef cuisinier, mais
somptueux, et qui le faisait ressembler un peu au Pulcinella de Naples,
lequel est habillé de blanc, et ventru sans être bossu. Il portait un
pantalon de pure soie blanche; une sorte de camisole de même étoffe,
prise dans un ceinturon blanc en peau de chamois; il avait une épée à
poignée de nacre, dont le fourreau avait été recouvert de satin blanc.
Ce costume eût été le plus gracieux du monde sur un homme svelte; mais,
sous tant de souplesse et de blancheur qui éveillaient des idées de
grâce légère,--le ventre pesant, imposant, de Marin, semblait s’isoler,
devenait irrésistiblement plus balourd et plus comique, était tout le
personnage.

--Vous êtes beau, Marin!

--J’y ai pris peine, messieurs. J’entends représenter une sorte de
maître-d’hôtel gentilhomme, ami de la fantaisie, passionné pour l’art de
Vatel, et qui, un peu maniaque et plaisantin, serait chef de cuisine
comme un amiral est chef d’escadre, sans toucher de ses mains au timon
ni au goudron!

--Vous êtes magnifique!

Tout en écoutant ces propos, les prétendus clients de l’_Hôtel des
marins_ s’étaient, pour la plupart, assis autour des tables et s’étaient
mis à jouer au tric-trac ou aux échecs. D’autres causaient dans les
embrasures des fenêtres, ou prenaient l’air sur le balcon.

Frontin revint, d’un air affairé; et s’adressant à Marin:

--Monsieur, dit-il... et s’arrêta court.

--A la bonne heure! N’allez pas vous oublier jusqu’à prononcer mon
nom!...

--Monsieur, deux cavaliers, qui viennent de frapper à votre porte, ne
sont autres que l’intendant et le jeune secrétaire de M. de Paulac; ils
désirent vous parler, et tout d’abord demandent si vous avez bien reçu
par poste les ordres de leur maître?

--Il faut, dit Marin, que mes invités aient la joie des propos que je
vais échanger avec ces messieurs. Frontin, introduis-les jusqu’ici...
Puisque, par notre volonté, ils se croient dans une auberge, sois
obséquieux.

L’intendant de M. de Paulac--c’est-à-dire Sanplan--et le secrétaire de
M. de Paulac--c’est-à-dire Bernard,--firent leur entrée d’un air
important, sans gêne, comme des mal-appris envahissant quelque vulgaire
auberge. Ils s’attachaient même à forcer le ton de ces parvenus qui,
sous prétexte qu’ils sont dans une maison ouverte au public, n’ont aucun
égard pour les commodités des autres voyageurs installés dans la maison
avant eux, et les dérangent de leurs cris, de leurs gestes, à toute
heure du jour et de la nuit.

Sanplan avait pris son visage le plus renfrogné. D’énormes moustaches,
qui semblaient lui sortir du nez, barraient ses joues.

--Le terrible intendant! murmura La Trébourine à l’oreille de Leteur; au
coin d’un bois, j’en aurais peur.

--Rassurez-vous; n’oubliez pas que ce sont là des policiers, répondit
Leteur, également à voix basse.

Frontin, cherchant une contenance, feignait d’arranger des verres sur un
plateau.

Sanplan, le faux majordome, en faisant _pst!_ pour attirer l’attention
du faux Frontin, l’appela d’un signe du doigt. Et, Frontin ayant obéi:

--Qu’on donne un quadruple picotin à nos bêtes, commanda-t-il..., j’ai
oublié de faire en bas cette recommandation. Va vite... Mais, dis-moi
d’abord où est le patron?

--Le voici, monsieur, qui vous a vus et vient à vous.

Le faux majordome, se retournant alors vers Marin, et feignant une
inimitable surprise, s’écria, en reculant d’un pas:

--Mort de ma vie, monsieur! Je ne m’attendais pas à voir en vous un si
gros homme! J’en suis ravi d’ailleurs; et je pense que, dès lors, tout
ira pour le mieux, attendu que l’on peut compter sur des festins où rien
ne manque, dans une hôtellerie dont le maître-queux a pu prendre un
embonpoint si prodigieux qu’il en est prodigieusement burlesque!

Heureux de gaber ainsi le président du Parlement, Sanplan appuya sa
galégeade d’une maîtresse tape sur le ventre de Marin, président, à
double mortier, du Parlement d’Aix.

Les invités entouraient curieusement les deux protagonistes; ils
attendaient Marin à la réplique.

Un peu désarçonné d’abord, celui-ci, s’étant vite remis en selle,
répondit:

--Parbleu, maître intendant, c’est l’histoire de la bûche et de la
paille, car votre ventre à vous, auprès du mien, semble un vaste muid à
côté d’une outre.

Et, à son tour, sur le ventre rebondi de Sanplan, il donna une forte
tape, en ajoutant:

--Cela sonne son plein, compère!

--Bien répondu, compère! déclara Sanplan. Et maintenant que nous avons
fait connaissance, je désire, comme ma charge m’y oblige, examiner les
appartements destinés à mon maître, M. le marquis de Paulac...
Venez-vous, monsieur le secrétaire?

--Je vous suis, monsieur l’intendant, répliqua Bernard.

--Par ici, dit Marin; suivez-moi, messieurs.

Sanplan sortit à la suite de Marin, sans quitter son allure
d’importance; et, au bout d’une minute, il rentrait dans le salon d’un
air malcontent; et, interrompant les propos que tenait sur son compte la
joyeuse compagnie,--il déclara très haut à Marin, empressé sur ses pas:

--C’est petit, c’est étroit, mesquin! de véritables cages à poules,
monsieur! Songez que nous représentons un haut personnage qui lui-même
ne représente pas moins que Sa Majesté! Or, je soupçonne vos lits d’être
des nids à puces!

Bernard, jusque-là muet et hautain, parla à son tour; et prenant Marin
par un bouton de sa veste blanche:

--Je t’avais pourtant écrit, pour être sûr d’avoir, dans ta baraque,
qu’on nous avait vantée à tort, des logements dignes de notre maître et
de nous! Nous entendons être reçus selon notre rang et nos mérites.

Pour le coup, le président Marin fut estomaqué et faillit demeurer coi.
Ainsi, il s’était flatté d’éblouir ses hôtes avec les magnificences
d’une hôtellerie princière; et voilà qu’elle était traitée de vulgaire
auberge! et que lui-même était malmené comme un gargotier! Toutefois il
n’accusa que la fâcheuse éducation des domestiques de M. de Paulac; et
l’idée ne lui vint pas, ni à ses amis, qu’il était en présence
d’imposteurs, ni surtout qu’il avait pu être trahi par quelque mauvais
plaisant. A la vérité, comparées à ses riches salons, les chambres qu’il
venait de montrer au majordome n’étaient qu’ordinaires.
Philosophiquement, il se dit que, sans doute, M. de Paulac était
richissime, et ses gens, dans Paris, habitués aux somptuosités de
quelque admirable palais. Il répondit, dissimulant ainsi une réelle
déconvenue:

--Monsieur, si vous voulez rire, je suis votre homme, car j’aime à
oublier, gaîment et le verre en main, lorsque j’en ai le loisir, les
ennuis de la vie, qui sont nombreux et inévitables. Mais si ce n’est
point par esprit de badinage que vous traitez avec tant d’irrévérence
les meilleures chambres de ma maison, je vous prierai d’aller chercher
un gîte à la _Mule rouge_ ou au _Lapin inconvenant_. Au surplus, j’ai un
âge qui interdit aux plaisants les familiarités excessives; et tout
aubergiste que je sois, j’entends, après tout, demeurer le maître chez
moi. Si cela vous convient, attendez ici l’heure du souper. Sinon,
bonjour, bonsoir; personne ne vous retient; les portes ne sont même pas
encore fermées. Mon hôtel n’est pas une geôle; vous n’êtes pas ici au
bagne.

Sanplan, à ce mot, tressaillit involontairement.

--J’ai pourtant à mon service, poursuivit Marin, assez de
gardes-chiourmes pour bouter hors les fâcheux trop impertinents, et pour
forcer à être libres dans la rue ceux qui prétendent prendre trop de
libertés dans mon respectable intérieur. A bon entendeur salut, et qui a
des oreilles, les secoue! J’ai dit, monsieur le secrétaire.

--Monsieur, répliqua Bernard avec un grand sang-froid, j’aime les gens à
caractère; et vous en êtes... Nous ne voulions que rire, vous sachant
d’humeur aimable... Notre maître aime à rire aussi, et nous permet
certains badinages...

--Et, acheva Sanplan, votre hôtel est tel, qu’en vérité, dans ce monde
mortel, oncques je ne vis tel hôtel!

Marin ôta son bonnet ou sa toque; et, saluant bas, il fit voir son
crâne, nu au point de paraître indécent, et qui, luisant comme une boule
ivoirine, semblait avoir été moulé dans un mortier non de président du
Parlement, mais de cuisinier provençal authentique. Il resalua.

Les deux faux domestiques de Paulac lui rendirent cérémonieusement ses
saluts, et les assistants se sentirent tout réjouis par l’heureux
dénouement de l’altercation.

A ce moment, un coup de cloche se fit entendre; et tout le monde
attendit avec impatience l’entrée du visiteur nouveau, Paulac peut-être.
En effet, le hallebardier, au bout d’un instant, annonça:

--M. le marquis de Paulac.

Marin se précipita vers le marquis, s’inclina très bas, avec une
obséquiosité exagérée; puis, se redressant, il demeura dans une posture
de respect.

Sanplan et Bernard prirent une attitude conforme, et gardèrent le
silence.

                   *       *       *       *       *

Gaspard de Besse, devenu Monsieur de Paulac, promenait sur l’assemblée
un regard inquisiteur...




CHAPITRE XXI

M. de Paulac, ayant pris des libertés avec les soubrettes, et aussi avec
les conseillers au Parlement, proteste contre l’engoûment que montrent
les femmes du beau monde en faveur du bandit Gaspard.


Depuis que le valet de chambre, à Lizerolles, l’avait accommodé une
première fois, Gaspard ne portait plus moustache; et il était coiffé
d’une élégante perruque. Le Parlement ne possédait de lui qu’un
signalement de vieille date.

De plus, M. de Paulac étant un homme de trente-cinq ans environ, et bien
qu’il parût, d’après les lettres interceptées, ne pas être connu à Aix,
Gaspard, en bon acteur, et conseillé par son comédien Jean Lecor, avait
pris la précaution de se vieillir légèrement. Au moyen du crayon, il
avait indiqué, aux coins des lèvres et du nez, l’ombre d’une ombre de
ride.

Par-dessus tout, il se donnait l’air autoritaire d’un chef de police qui
connaît son importance; et il avait adopté une façon tout à fait
déconcertante de fermer les yeux à demi pour regarder les gens, ne
laissant glisser, entre ses paupières rapprochées, qu’une partie de son
regard aigu et ainsi masqué.

Il regarda tout d’abord de cette manière Marin, en fronçant le sourcil,
puis fit circuler sur toute l’assemblée ce même regard gênant,
soupçonneux, trop pénétrant.

Enfin, reportant toute son attention sur le président-hôtelier, il parut
étonné et satisfait; tout le monde attendait ses premiers mots... Son
front se dérida enfin; et il prononça, d’un ton grave qui contrastait
avec ses paroles et en augmentait le comique:

--Par tous les Saints! Que voilà donc, monsieur, un ventre merveilleux!
C’est d’abord ce qui m’enchante et m’étonne; n’en soyez pas surpris
vous-même. En vérité, monsieur, lorsqu’il est ainsi fait, un maître
d’auberge prouve, rien qu’en se montrant, l’excellence de sa cuisine.
Nul doute que vous vous en pourléchiez volontiers les babouines, avec
autant d’avidité que de délicatesse. Et, parole d’honneur! vous devriez,
pour vous servir d’enseigne à vous-même, vous pendre à la lanterne de
votre hôtellerie.

Ce discours terminé, Gaspard donna, sur le ventre présidentiel, une tape
discrète.

A ce coup, qui était le second frappé au même endroit, Marin demeura un
instant sans voix. Quelqu’un, derrière lui, souffla:

--Tu l’as voulu, Marin!

Un autre:

--Répliquez donc! Hardi!

Les dames, assises, cachaient leur petit rire sous l’éventail.

Bien entendu, les parties d’échecs elles-mêmes étaient interrompues.

Marin retrouva la parole:

--Monsieur, dit-il enfin; monsieur, s’il me fallait pendre à mon auvent
une enseigne vivante, je ne trouverais pas mieux que votre gros
intendant, qui d’ailleurs a l’air fait pour être pendu.

--Mon intendant, monsieur l’hôte, aura sans doute mérité, par quelque
facétie inconsidérée, ce traitement sévère,--car il n’est pas très
spirituel, vous avez pu, je pense, vous en apercevoir; ni très rompu aux
belles manières.

Sanplan allait répliquer, mais Gaspard:

--Allons, Benoît, et vous Baptiste, laissez-moi et gagnez vos logements
personnels... Quant à vous, Benoît, soyez particulièrement attentif à
mon service, et tâchez d’éviter les écarts de langage.

Sanplan et Bernard sortirent avec dignité.

On présenta cérémonieusement à M. de Paulac l’un des gentilshommes
présents, lequel, à son tour, présenta deux ou trois des jeunes beautés
qui s’approchaient, toutes pimpantes.

La marquise de La Gaillarde, occupée à quelque bavardage, n’avait pas
reconnu Gaspard; mais, lui, l’avait déjà aperçue.

On lui nomma ensuite quelques gentilshommes; puis on lui désigna, avec
un affecté dédain, La Trébourine et Leteur comme gros négociants en
grains, à qui leur fortune donnait accès dans une si fastueuse maison.

--C’est un singulier maître d’hôtel que celui-ci, vint lui dire Montvert
à qui on avait fait la leçon. C’est une sorte de maniaque qui se fait un
amusement de sa profession. Il entend ne pas la quitter, malgré
l’étendue de sa fortune qu’il a, dit-on, faite aux Indes, en sa
jeunesse. On le soupçonne, avec raison, je crois, d’être né, de
s’appeler La Galinière, et de voiler décemment ses titres de haute
noblesse qui sont des plus authentiques; il doit être le descendant,
dégénéré en quelque manière, spirituel pourtant, d’un hobereau
distingué; et finalement il a su faire de sa maison un lieu de réunion
aimable et facile, pour la meilleure noblesse d’Aix. Nous tolérons de sa
part une certaine familiarité qui ne dépasse jamais les limites
supportables...

--On m’avait conté tout cela, affirma Gaspard; et c’est pourquoi, vous
me voyez ici, et ravi d’y être en si belle et bonne compagnie.

On ne sait ce qu’entendit le sourd, mais, à la grande stupéfaction de
Gaspard il répliqua:

--Je ne suis pas veuf.

L’aimable soirée avait un air de fête. La présence d’un personnage aussi
considérable que M. de Paulac mettait un éclat inaccoutumé dans les yeux
des femmes, car elles aiment plaire aux puissants, et exciter les hommes
à la lutte contre le rival de passage. Tous reconnaissaient que
l’étranger était beau, élégant, spirituel, séduisant.

Beaucoup, hommes ou femmes, regrettaient tout bas qu’on se fût engagé
dans une galégeade qui, lorsqu’elle lui serait dénoncée, pourrait
déplaire à un tel homme, si charmant! Il était en vérité dommage de le
«gaber» si insolemment! Bah! il était homme à imaginer une réplique qui
serait drôle sans être méchante; et la farce continuait. Il le fallait
bien, et ne plus se préoccuper de savoir si elle était ou non de bon
goût.

Marin disait à Gaspard, c’est-à-dire à M. de Paulac:

--Oui, monsieur, je suis petit neveu de Vatel; et j’ai hérité son épée.
La voici à mon côté, telle qu’on la retira du corps de ce gentilhomme
qui, n’étant pas responsable du retard de la marée, aurait dû dire comme
François Ier après Pavie: «Tout est perdu, c’est-à-dire l’ordonnance du
repas, mais non pas mon honneur, ni celui de la France.» Il mourut
victime d’un scrupule absurde autant que respectable!

Et ce disant, Marin, tirant son épée, en faisait remarquer à Gaspard, la
finesse, la souplesse et, en un mot, la beauté.

--Comme petit neveu de Vatel, monsieur, j’ai hérité, outre son épée, sa
passion de la bonne cuisine, art éminemment français. J’ai parcouru
l’Italie et l’Espagne, qui sont pays d’une sobriété savante et vraiment
gracieuse. L’Angleterre, au contraire, comprend la nécessité d’une
cuisine plantureuse, vu son climat, et c’est la patrie des rôtisseurs;
de même la Hollande et la Flandre; mais l’Allemagne, mais la Prusse,
monsieur! la Prusse est à proprement parler, la patrie du porc. Ah!
monsieur! pour comble d’inconscience, on y appelle _délicatesses_ toutes
les lourdes bagatelles de la cochonnerie. Lourdes bagatelles, pesante
nourriture, indigeste boisson. Ces gens-là mangent comme la bête fauve
qui, au fond des bois, se gorge et se gonfle de proie sanguinolente. Il
faut se méfier d’un pareil peuple, monsieur; il voudra quelque jour
dévorer l’Europe, engloutir le monde, digérer l’univers. Ah! monsieur,
on sait manger dans les autres pays; en Prusse on engloutit, on dévore,
on absorbe, on goinfre, on avale, on engouffre, on bâfre, on gloutonne,
on se gave, on se bourre, on se gonfle, on s’empiffre, résultat: un
empâtement charnel, qui étouffe l’esprit cérébral sous la violence des
appétits ou esprits gastriques, et qui anéantit tout sentiment élevé ou
charitable; en sorte qu’un peuple si affamé ne cultive son intelligence
qu’en vue seulement de fabriquer des cochonailles; ou bien des engins de
mort, c’est-à-dire des pièges destinés à duper la proie, à la prendre et
à l’enfourner toute vive dans le gaster pantagruélique d’un Pantagruel
sans ironie ni gaîté, qui s’en crèvera... ouf!... Nous seuls, monsieur,
savons exécuter une omelette élégante, crémeuse, dorée et légère; nous
seuls avons le secret d’une odorante grillade obtenue sur un feu de
vigne aromatisé de romarin. En cela, monsieur, nous sommes inimitables!

Marin venait d’achever son essoufflant discours, lorsque la petite
comtesse, toute gentille dans son rôle de Lisette, s’approcha de
Gaspard, superbe dans son rôle de Paulac, et lui présenta coquettement
un plateau sur lequel étincelaient un flacon de cristal empli de vin
d’Espagne, et des verres de Venise, en forme de lys.

Gaspard, ayant regardé le plateau, le flacon de cristal ciselé, et les
verres pareils à des fleurs, leva les yeux sur la comtesse et, devinant
sans peine la femme de qualité sous un costume de chambrière, il lui
prit le menton..., ce geste étant selon la tradition des gentilshommes
en séjour dans les hôtelleries.

Puis, ayant bu, il dit, verre en main:

--Que voilà, malepeste, un minois de mon goût! Vertubleu! monsieur
l’hôte! rien que pour voir cette frimousse-là, on deviendrait volontiers
le client de votre maison, surtout la nuit!

Mais le mari de la prétendue Lisette, oubliant de rester à son rang de
Frontin, s’était approché, poussé par la jalousie; et, ayant entendu ces
paroles qui le mirent en colère:

--Monsieur, dit-il à Gaspard, c’est ma femme!

Gaspard, se retournant et flairant le gentilhomme et le mari sous
l’habit du valet:

--Que me veut ce maraud? fit-il avec rudesse.

Insulté, le comte, trop bien déguisé, s’oublia, et faisant le geste
involontaire de chercher son épée absente, il mit de la hauteur offensée
dans ce simple mot:

--Marquis!

Gaspard répliqua:

--Jocrisse?

Et lui donna du pied au bas du dos, avec une grâce inimitable.

Frontin allait éclater en cris de rage, quand Marin lui saisissant le
bras:

--Chut! et patience!... C’est si drôle!

--Un peu trop! grinça Frontin qui s’éloigna en se frottant les fesses.

Gaspard s’amusait fort, songeant qu’il n’était pas venu pour faire
autrement ni mieux que donner du pied aux parlementaires et à leurs
amis.

Lisette attendait que Gaspard remît le verre sur le plateau. La joie
courait dans l’assistance.

--Ne vous étonnez pas trop de... l’insistance de ce valet, monsieur, dit
Marin; il est très véritablement, comme il l’assure, le mari de Lisette;
il n’est pas bête au fond; et, s’il a pris le ton d’un gentilhomme
offensé, c’est par badinage, et pour faire passer, non sans esprit, sa
protestation conjugale.

--Monsieur mon hôte, dit Gaspard, la vanité d’un chef de police va
jusqu’à prétendre qu’il sait comprendre ces choses simples, sans qu’il
soit besoin qu’un sot les lui explique.

A ce mot, la gaîté des assistants fut portée au comble; Leteur, et La
Trébourine surtout, exultaient.

--Il faut que vous sachiez, monsieur, déclara Marin d’un air hautain,
que les plus grands noms de l’armorial de Provence forment la liste de
mes invités, et que nul de ces gentilshommes, familiers de ma maison, ne
me traite sans quelque courtoisie. J’aime à croire que vous vous
rangerez à suivre un si galant exemple, dès que vous aurez jeté un coup
d’œil sur ma liste de ce soir.

Il la montra. Gaspard l’examina:

--Grands noms, en effet... Ah! Ah?... Un Cocarel? Sera-ce le père ou le
fils? ou tous les deux?

--Le père, s’est fait excuser. Nous n’aurons que le fils.

--Bien; j’ai à lui faire une communication secrète.

--Pour être tout à lui, dit Marin, vous pourrez vous retirer dans les
appartements qu’on vous a désignés à votre arrivée, et dont monsieur
votre intendant... s’est montré satisfait... mais vous ne paraissez pas
remarquer, sur ma liste, ce nom-ci, le plus beau peut-être: Mirabeau!

--Le fils?

--Non, le père... Et, ici, voyez un beau nom encore: La marquise de la
Gaillarde, dont le mari est un... débris de Fontenoy.

--Je sais, je sais, fit Gaspard.

--La voici qui s’approche.

--Je suis déjà charmé.

--En ce cas, mon devoir, monsieur, est de vous laisser en sa délicieuse
compagnie.

Il s’inclina et s’éloigna; et la marquise:

--Ai-je mal entendu? dit-elle à Gaspard sans le reconnaître; et ne
parliez-vous pas de Fontenoy,--c’est-à-dire de moi, monsieur de Paulac?

--Si vous aviez vu Fontenoy, madame, les flammes de vos yeux seraient à
demi-éteintes, les lys et les roses de votre visage seraient à demi
fanés,--et monsieur votre époux n’aurait plus besoin de soigner
l’heureuse goutte qui nous permet de vous voir sans lui.

Elle le regarda attentivement. Le son de cette voix lui était connu...
Elle éprouva un léger frisson: crainte? ou volupté?... Elle ne pouvait
admettre qu’une singulière ressemblance...

--Madame, murmura alors Gaspard d’un air mystérieux, _l’homme est
d’étoupe; la femme est de feu... le diable souffle_.

--Ah! mon Dieu! fit-elle.

--Vous brûlez!...

Elle chuchota:

--Quoi! Vous? C’est vous!... Quelle imprudence! mais alors..., le vrai
monsieur de Paulac?

--... est en sûreté; j’ai appris qu’on lui préparait une mystification,
et j’ai désiré lui en épargner le ridicule... J’arrête le courrier de
temps en temps, comme vous savez.

--Hélas! fit-elle; puis, éclatant de rire:

--Mais c’est charmant!

Aussi insolent qu’un valet véritable, Frontin, de nouveau, s’était
approché,--et il cherchait à entendre.

Gaspard, se retournant brusquement vers lui:

--Que me veut encore ce maroufle?

Et, pour la seconde fois, son pied visita les chausses de M. le comte,
qui se jugea décidément trop bien camouflé.

Et comme, en s’éloignant, le faux valet lui montrait le dos:

--Voilà, dit Gaspard, un derrière fort amoureux de ma botte!

Marin était accouru:

--Décidément, Frontin..., je vous chasserai! Tenez-vous mieux.

Lisette, indulgente à son mari, et surtout prompte à se rapprocher du
gentil Paulac, accourut aussi:

--Pardonnez-lui, monsieur! dit-elle au prétendu chef de police.

--Soit, pour amour de tes beaux yeux, friponne! mais je veux te baiser
dix fois, afin qu’il enrage!

Frontin revint, comme attiré par la botte de Gaspard, et ne put
s’empêcher de dire en frappant du pied:

--Ah! c’est assez, à la fin, monsieur!

--Assez? Non, ma foi! En voici encore! dit Gaspard.

Et, pour la troisième fois, son pied atteignit au bas des reins le
gémissant et soi-disant valet.

Marin prit la main du comte, et, la lui serrant:

--C’est fini! du courage, Frontin, mon ami!

--Vertubleu! s’exclamait Gaspard, voilà bien l’esprit nouveau! Le
dernier des laquais affiche son impertinence, et ne sait plus souffrir
qu’un bon gentilhomme lutine sa femme! C’est intolérable! Il est donc
vrai qu’une abominable révolte couve au cœur des peuples! Je vois avec
chagrin grandir ce mal incroyable!

Et comme on l’entourait pour le mieux écouter:

--Vous rappelez-vous qu’un Voltaire, par trop... libertin, voyait dans
Mandrin... un héros! Est-il étonnant, après cela, que votre peuple de
Provence aime et favorise un Gaspard de Besse!

--C’est bien vrai! approuva La Trébourine.

Alors Marin, penché à l’oreille de M. de Paulac:

--Entre nous, tout à fait entre nous, M. de Voltaire n’avait pas tort,
et notre Gaspard a du bon.

A ce mot, Gaspard, feignant l’indignation, se retourna contre Marin,
avec un mouvement de jambe qui menaçait le président-cuisinier d’un
châtiment pareil à celui dont gémissait Frontin.

--Tu dis, coquin? s’exclama Gaspard.

Marin insista, courageusement:

--Je vous en demande pardon, mais...

Et il chuchota, un peu haut, à l’oreille de Gaspard:

--Notre parlement a des torts; et, sur les fautes du Parlement, le
président Marin partage l’opinion du fameux Gaspard.

--Qu’entends-je, confia tout bas Leteur à La Trébourine,--le président
nous trahit!

La marquise de la Gaillarde intervenant:

--Sachez, monsieur, que ce Gaspard est adoré des femmes.

--Et pourquoi donc, marquise?

Ce fut alors à qui raconterait un trait de galanterie attribué à Gaspard
de Besse; et, bien entendu, on cita tout d’abord l’histoire du bandit
qui, voulant couper un doigt de femme pour s’assurer la possession d’une
bague de prix, fut tué par Gaspard d’un coup de pistolet...

D’une manière inattendue, M. de Paulac répondit à cela, d’un ton froid
et sévère:

--Je connais cette histoire; et vous feriez mieux, messieurs, et vous,
mesdames, de n’en jamais parler, car des traits pareils sont de nature à
faire aimer ce héros de potence!

Mademoiselle de Malherbe osa protester:

--Songez, monsieur, qu’il n’a aucun meurtre à se reprocher, car l’acte
qu’on vient de narrer est celui d’un justicier, protecteur des femmes.

--Ce Gaspard, ajouta madame de La Gaillarde, est un aventurier hardi,
nullement un voleur vulgaire. Ses entreprises ont un caractère, comment
dirai-je? politique.

--Oui-dà! ricana le faux Paulac; eh bien, même s’il en est ainsi,
surtout s’il en est ainsi, nous agirons contre lui avec la plus grande
énergie.

--Oh! monsieur, supplia Mlle de Malherbe, dites-nous que, dans vos
rapports à Sa Majesté, vous serez clément à notre bandit préféré?

Et toutes les femmes en chœur:

--Promettez, de grâce, qu’on ne le pendra point.

--Ce que j’entends est inouï, invraisemblable! gronda le pseudo-envoyé
du lieutenant général de police... Votre bandit préféré mérite la roue,
mesdames! Il y arrivera.

--Quoi! dit encore Mlle de Malherbe en voilant ses beaux yeux d’une main
tremblante,--on lui romprait les bras?

--Et les jambes! affirma Paulac brutalement.

--Monsieur, dit Leteur, n’écoutez point les femmes. Elles raffolent de
ce gredin qui est un danger d’autant plus grand qu’il paraît être un
ensorceleur. Un bon bûcher serait bien son affaire; mais la mode en est
presque passée, par malheur.

--Je suis du même avis que Leteur, insista La Trébourine.

Les femmes, découragées par le ton menaçant du prétendu Paulac, et
voyant Leteur lui parler d’un air mystérieux, s’étaient éloignées.

Marin observait tout, était tout à tous.

--Messieurs, dit Gaspard à Leteur et à La Trébourine, qui êtes-vous
donc, pour me donner des conseils sans en être priés? Car enfin, nous
sommes ici dans une hôtellerie, dans un lieu public?

--Mais, monsieur, nous avons eu l’honneur de vous être présentés tout à
l’heure. L’avez-vous oublié?

--Complètement.

--Nous sommes, monsieur, nous sommes des juges... avoua étourdiment
Leteur.

--Des juges?

--De bons juges en grains, orge, blés et avoine, monsieur, se hâta
d’ajouter La Trébourine, c’est-à-dire que nous sommes de riches
marchands... de très riches marchands. Et nous prenons la liberté de
vous apprendre qu’il y a, dans Aix, un homme plus dangereux peut-être
que Gaspard de Besse... un certain homme qui a la langue et la dent
empoisonnées!... une vipère!

--Et cet homme... Quel est-il? Est-il ici?

--Il n’est pas ici..., dit Leteur tout bas; c’est le président du
Parlement, monsieur Marin.

--Le président lui-même! confirma La Trébourine.

Les deux juges parlaient ensemble et ils n’avaient pas achevé, l’un
placé à la droite, l’autre à la gauche de Gaspard, que celui-ci,
écartant largement tout à coup et rejetant ses bras en arrière,
souffleta les deux juges du dos de ses mains ouvertes.

Cela fit un double claquement semblable à un appel.

--Voilà, voilà! cria Marin qui, ayant vu le geste, accourait gaîment.
Que se passe-t-il donc, monsieur?

--Monsieur, dit Gaspard, votre auberge serait-elle un foyer de sédition,
un centre de conjuration? Voilà deux marchands d’avoine qui se
permettent de parler, à moi, Paulac, du président Marin et par
conséquent du Parlement même, en termes insupportables! Les Parlements,
messieurs, sont à la fois les soutiens, les avertisseurs et les
frondeurs du trône. Le président Marin l’a compris, et vous n’êtes que
des lourdauds. S’il arrive que les Parlements se trompent parfois, nous
les couvrirons envers et contre tous; car le principe auquel nous sommes
attachés, et que nous défendrons jusqu’à la mort, entendez-vous, c’est
le principe d’autorité; la justice ne vient qu’ensuite... lorsqu’elle
vient... Traiter le président, devant moi, de vipère! cela confine au
crime de lèse-majesté!

--Ils ne le feront plus, n’est-ce pas, chers confrères? dit Marin, qui,
décidément, se félicitait du succès de sa soirée.

Et dans tout l’_Hôtel des marins_ ce ne fut qu’un cri: «Quelle énergie,
ce Paulac! Que de décision!...»

--Tout de même, murmuraient les femmes entre elles, il faudra lui faire
entendre que notre Gaspard est un bon diable!

Un valet annonça: «M. le comte Séraphin de Cocarel.»




CHAPITRE XXII

Où l’on assistera à la deuxième rencontre de Gaspard avec Séraphin de
Cocarel et aux remontrances royales de M. de Paulac au Parlement
d’Aix-en-Provence.


Une jeune beauté s’était mise au clavecin. Elle déclarait, en chantant,
qu’elle se mourait d’amour.

Gaspard n’ayant pas entendu annoncer Cocarel, demanda à Marin, en
désignant du regard le nouveau venu:

--Quel est donc là-bas ce personnage qui va boitillant d’un air
d’importance?

--C’est M. de Cocarel, Séraphin, le fils du juge au Parlement. Vous
m’avez dit que vous désiriez lui parler en secret. Je vais vous
l’amener.

--Mais, monsieur, fit Gaspard en arrêtant Marin par la manche de sa
veste blanche, en quel temps faites-vous des chapeaux?

--Je vous comprends, monsieur, vous me renvoyez à ma cuisine? Sachez
donc que je n’y parais qu’en chef d’armée; les grands chefs ne doivent
aller au feu que rarement; leur affaire est de la diriger; et l’on ne
peut voir les ensembles que de loin... Mes ordres sont donnés. Les
princes, monsieur, ont pour devoir de se laisser attacher au rivage
pendant que l’armée combat, attendu que la victoire dépend de leur
commandement, c’est-à-dire de leur existence. Pour moi, je n’aurais
évidemment aucun risque à courir devant mes rôtissoires; mais, si je
m’absente des cuisines, c’est à bon escient, et lorsque je suis sûr de
mes lieutenants... Mon souper de ce soir sera un triomphe; et vous en
conviendrez, le tout premier, dans une heure, à table. Je ne suis dans
mes salons que parce que vous y êtes, monsieur, et que mon devoir, tel
que je le comprends, est de veiller à ce que, dans mon salon même, tout
puisse convenir et plaire à un nouvel hôte de distinction qui m’honore
de sa présence.

Il s’inclina, s’éloigna, et amena bientôt Cocarel à Paulac; puis, les
ayant présentés l’un à l’autre, il déclara:

--Mille excuses; je vais surveiller mon champ de bataille.

Alors, sans préambule d’aucune sorte, l’envoyé du lieutenant général de
police dit brusquement à Cocarel:

--C’est vous, monsieur, qui, en joyeuse compagnie, par un beau soir
d’été, pendîtes un manant aux branches d’un olivier?

Cocarel se redressa, pour se défendre d’abord par l’attitude, mais ne
trouva pas sur-le-champ la réponse habile qu’il cherchait.

--N’oubliez pas, monsieur Cocarel, que je suis dans l’exercice de ma
fonction... Votre crime, monsieur, eut des suites fâcheuses. Le
Parlement, ayant étouffé cette affaire,--à prix d’or, dit-on,--le peuple
s’est ému de tant d’impunité d’un côté; de tant de prévarication de
l’autre; et des vengeurs se sont dressés contre vous et contre nos
magistrats; car la prétendue bande de Gaspard de Besse n’a été recrutée
par lui que pour faire une guerre acharnée au Parlement et obtenir le
châtiment des assassins de Teisseire; votre punition d’abord, celle
ensuite des juges prévaricateurs. Or, M. le lieutenant général m’envoie
pour faire la lumière sur cette affaire par trop obscure; et je dois
m’occuper de vous avant toute chose. Nous aviserons ensuite, en ce qui
concerne ce Gaspard; oui, nous aviserons seulement quand nous saurons si
votre crime, étant avéré, n’est pas pour ce bandit une manière d’excuse,
ou tout au moins n’est pas une explication qui lui mérite quelque égard
politique.

--Eh! monsieur! dit enfin Cocarel, qu’allez-vous chercher là? Ce Gaspard
est un vulgaire voleur, et facile à prendre!

--Pas si facile à prendre que vous croyez; et la preuve, c’est qu’il
court encore! Soyez assuré, monsieur, qu’on ne le prendra pas sans
moi!... Il est d’ailleurs à peu près certain que le Parlement ne veut
pas, et que vous ne voulez pas qu’il soit pris.

--Et pourquoi serait-ce?

--Parce que, lui pris, il faudra bien qu’on revienne sur votre crime, et
c’est peut-être ce que souhaite Gaspard lui-même. Cependant, il ne se
laissera pas capturer, dit-on, avant d’avoir enlevé comme otages assez
de vos amis pour que son procès émeuve la France et l’Europe.
Croyez-moi, monsieur, je suis à la source des renseignements.

--Monsieur, protesta Cocarel, soyez convaincu que le Parlement (je le
sais par mon père) a tout mis en œuvre pour se saisir de Gaspard.

--Pour le faire assassiner, peut-être; capturer, non! on craint trop ses
défenses. Vous savez bien qu’il est insaisissable. N’a-t-il pas osé vous
provoquer, vous-même? Ne vous a-t-il pas blessé, en duel?...

--Lui? moi? Monsieur?

--Vous voyez que notre police est bien faite.

--Je n’ai jamais vu le visage de ce Gaspard, monsieur.

--Son visage, c’est possible; mais lui?... Ce duelliste masqué auquel
vous devez votre légère et si gracieuse claudication...

--Lui! c’était lui?

--C’était lui, monsieur; et j’en ai la preuve.

--Lui!... je m’en doutais depuis assez longtemps! s’écria, le plus bas
possible, Cocarel...

Et entre ses dents:

--Je trouverai un moyen de vengeance!

--Vengez-vous, si vous le pouvez, monsieur; ce sera servir Sa Majesté;
mais je vous répète que, pour ce qui est de prendre Gaspard, vous ne
sauriez le prendre sans moi!

--Monsieur, dit Cocarel, je vous assure que je m’emploierai de toutes
mes forces à l’entreprise d’une capture qui intéresse si fort la sûreté
de l’État.

--A la bonne heure! Entrevoyez-vous un moyen de nous y aider?

Cocarel parut réfléchir; mais Gaspard n’entendait pas que ce Cocarel lui
échappât sans lui laisser aux mains quelque plume de l’aile;
c’est-à-dire sans que la comédie de cette soirée mémorable ait été de
quelque heureux résultat pour la cause de Bernard.

Voyant que Cocarel continuait à se taire:

--Je dois vous prévenir formellement que vous aurez bientôt à vous
défendre contre une accusation de meurtre... Il me faudrait des raisons
bien extraordinaires, et que je ne saurais prévoir, pour modifier mon
rapport à Sa Majesté, en ce qui vous concerne.

Nouveau silence.

Voyant Paulac et Cocarel en si intime conciliabule, la plupart des
«invités» s’absorbaient dans le jeu ou dans leurs conversations
personnelles. Le clavecin résonnait toujours.

--Monsieur, susurra enfin Cocarel avec une mine prudente--cette
affaire... du moins en ce qui me concerne, ne saurait-elle vraiment...
s’arranger... un peu?

--Comment l’entendez-vous? dit Gaspard.

Il avait déjà compris qu’il allait subir un assaut.

Cocarel, insinuant et tâtant son terrain, reprit:

--Vous êtes en position de me servir... mais avez-vous... mille
excuses... une fortune digne de votre situation?

--Ma fortune est nulle. Je suis le soldat qui n’a que sa solde.

--La fortune de mon père, déclara Cocarel d’un air fin, est
considérable.

--Hum! voilà--ou je me trompe fort--une tentative de corruption? fit
observer Paulac.

Comme, dans le ton de M. de Paulac, aucune indignation ne perçait,
Cocarel se sentit encouragé. Il dit, procédant par insinuation:

--Une question sur votre fortune, rapprochée d’une confidence sur la
mienne, ne saurait constituer une tentative de corruption, monsieur;
vous êtes, j’en suis certain, trop bon juriste pour l’ignorer. Il n’y a
donc pas de tentative... jusqu’ici.

Gaspard souriait toujours.

--Ce _jusqu’ici_ est éloquent! Eh bien, qu’avez-vous à ajouter?

Cocarel conclut qu’il avait partie gagnée. Il n’en était pas surpris. La
corruption, pensait-il, était chose couramment admise.

--Voyons, monsieur, continua-t-il, ne me soyez pas trop sévère. Je
crois, toute réflexion faite, que le Roi lui-même, le cas échéant,
n’hésiterait pas à vous octroyer une pension, pour vous remercier
d’avoir sauvé, en ma personne, l’honneur de sa noblesse de robe. Vous
paraissez trop oublier, monsieur, que la raison d’État doit primer la
justice, dans un État bien gouverné.

--Justement, dit Gaspard--sans réfléchir qu’il s’appelait pour l’instant
Paulac--justement j’ai pour opinion qu’il devrait en être autrement.

Cocarel se persuada que Paulac voulait vendre à plus haut prix sa
conscience.

Gaspard ajouta bien vite:

--C’est pourquoi je m’estimerais peu, si je manquais pour vous à mes
principes personnels, en même temps qu’aux devoirs de ma charge. Vos
principes à vous, je les connais. Vous êtes de ceux qui, dans le procès
la Cadière, eussent condamné l’innocence, sous prétexte qu’en sauvant le
coupable ils sauvaient la religion elle-même, comme si la religion
n’était pas au-dessus de pareils calculs et de si honteuses manœuvres.

--Quoi qu’il en soit, osa dire Cocarel, qui, impatienté, devenait
arrogant d’allure;... quel prix fixez-vous à votre complaisance?

Gaspard, étant Paulac, eut envie, sincèrement, de souffleter
l’insolent... Il répliqua, étant Gaspard:

--Fixez-le vous-même... avec politesse. Et réfléchissez que le prix de
votre conscience et celui de la mienne, tous deux réunis, ne peuvent
être que très élevés. Il faut me payer l’un et l’autre!

Gaspard réfléchissait que vingt ou trente mille livres de plus
arrondiraient d’heureuse manière la dot de Bernard, époux de Thérèse. Il
penchait pour trente mille. Les fontes de trois chevaux les
emporteraient facilement en beaux louis d’or. Marin devait posséder
cette somme chez lui. Cocarel n’avait qu’à la lui emprunter, ce soir
même... Une dette de jeu, sur parole, à payer avant minuit... Il s’en
expliqua nettement avec Cocarel, sauf qu’il feignit, bien entendu, de
croire à la fable du riche hôtelier-amateur, chez qui l’on joue gros
jeu, et d’ignorer le vrai nom du maître de la maison.

--C’est convenu, fit Cocarel joyeux.

--J’ai ici, lui dit Gaspard, un appartement personnel où nous pourrons
nous rendre tout à l’heure, car j’entends vous donner un reçu en forme,
pour votre entière sécurité. Vous pourriez soupçonner le prévaricateur
que me voici devenu, d’être homme à nier un jour qu’il ait reçu de vous
cette somme. Il vous faut donc une arme contre moi. C’est surtout entre
coquins, monsieur, que les précautions sont nécessaires. Allez, je vous
attends.

Cocarel courut à la recherche de Marin.

Il le rencontra qui accompagnait, pour les présenter à M. de Paulac, un
groupe de parlementaires par lui invités à sa folle soirée.

--J’ai à vous parler, souffla mystérieusement Cocarel.

--Dans un instant, je serai à vous.

Force fut à Cocarel d’attendre sur place.

Les présentations faites, Gaspard déclara:

--Je dois dire, messieurs, au nom de Sa Majesté, un mot personnel à
chacun de vous.

Gaspard, au temps de ses amours aixoises, avait assez fréquenté la ville
d’Aix pour apprendre à mettre un nom sur les visages de tous les
parlementaires.

Et tirant à part le plus proche de lui:

--Monsieur, lui dit-il en l’appelant par son nom, j’ai le regret de vous
adresser un grave reproche. Nous n’ignorons pas que votre femme,
lorsqu’elle sait qu’un de vos plaignants est un homme marié, s’arrange,
en attendant que le procès de ce mari soit jugé, pour attirer sa femme
ou sa fille dans votre maison. Là, elle met en main de la fille ou de
l’épouse une quenouille qu’elle lui fait filer pendant des semaines.
Cela, à la longue, vous fait de beau et bon linge; le peuple se raconte
cela et en murmure. Ne vous défendez pas, vous mentiriez. Vous
compromettez la dignité du Parlement, monsieur, et vous justifiez ainsi
la révolte d’un Gaspard de Besse. Pas un mot. Allez.

Il prit, de même, à part, un deuxième magistrat:

--Monsieur, vous aimez le gibier. Quand un paysan a un procès en cours,
vous lui donnez à entendre que vous êtes friand de lièvres et perdrix,
fussent-ils pris au lacet sur les terres de vos confrères. Vous vous
arrogez ainsi le pouvoir de donner aux roturiers le droit de chasse et
de vol. Il faut que cela change. Vous compromettez la justice, la
dignité du Parlement, et vous justifiez ainsi la révolte d’un Gaspard de
Besse. Allez, allez, monsieur. Vous n’avez rien à dire...

Il fit, sur ce ton, à quatre ou cinq parlementaires, des remontrances
confidentielles, et dit aux autres, d’une voix haute:

--Vous messieurs, je n’ai que des éloges à vous faire de la part de Sa
Majesté. Si elle n’avait, comme parlementaires, que des hommes intègres,
tels que vous, un Gaspard de Besse ne se dresserait point contre le
Parlement, avec l’approbation du peuple.

Les magistrats étaient confondus. Marin riait sous cape.

--Je regrette, messieurs, continua Gaspard, que votre président M. Marin
ne soit pas parmi vous. Sans doute le verrai-je demain; mais j’aurais eu
plaisir à lui adresser, ici, ce soir, quelques compliments, comme à
vous.

Leteur et La Trébourine se rapprochèrent du groupe. Marin parlait; il
disait au pseudo-Paulac:

--Le président Marin m’honore de son amitié, monsieur...

Gaspard l’interrompit:

--Messieurs, je ne suis pas seulement l’envoyé de M. le lieutenant de
police. S. M. le roi de France en personne m’ayant fait l’honneur de
m’entretenir de ses volontés à votre sujet, m’a confié une mission
spéciale, concernant le Parlement d’Aix. C’est ce qui m’oblige à vous
parler comme je le fais. Je vous dirai donc que M. le président Marin
est un homme de beaucoup d’esprit, et judicieux autant que juste. Cela
fait qu’il mène, contre son propre Parlement, une campagne d’épigrammes
et de bons mots dont on ne peut s’empêcher de louer l’inspiration;
cependant, le fait est fâcheux en un sens, parce que ces épigrammes,
tombées de si haut, sont ramassées par le peuple qui en fait des gorges
chaudes; et nous savons que la troupe de Gaspard de Besse se sert de ces
étincelles d’esprit pour aviver le feu des rancunes et des
mécontentements populaires. Personnellement j’applaudis aux sarcasmes du
président Marin. Comme grand officier de la police, je les déplore, car
il faut savoir, en certains cas, ne pas avoir trop raison.

Il conclut:

--Tâchez, Messieurs, de ne plus mériter à l’avenir ni le fouet satirique
de votre président, ni la menace vengeresse d’un Gaspard. Vous avez eu
longtemps le droit de présenter au roi vos remontrances. Je vous ai
apporté ici les remontrances du roi; ce sont celles du peuple.

Les magistrats, avec ensemble, s’inclinèrent. Jamais Gaspard n’avait si
fièrement senti sa force, sa propre royauté, éphémère, mais grosse
d’avenir.

A ce moment, il aperçut, parmi des visages nouveaux-venus, le fin profil
de Mme de Lizerolles.

Elle trouva le moyen de lui dire, à voix basse, en passant près de lui
et sans avoir l’air de le connaître:

--Cela est bien, je suis contente, monsieur de Paulac.

Ce fut là une grande minute pour Gaspard de Besse.

Cocarel entraînait, hors des salons, Marin qu’il avait pris par le bras.

A ce moment, tous les invités se levèrent. Dans un vieux gentilhomme qui
venait d’entrer, on saluait le marquis de Mirabeau, le père de celui que
connaissait Gaspard.

Mille compliments s’échangèrent; c’était à qui fêterait le marquis, qui
finit par dire:

--De grâce, vous m’étouffez, messieurs!... Mes amis, un peu d’espace,
s’il vous plaît! je suis en nage.

Il s’éventait avec son mouchoir.

Gaspard s’avança vers lui:

--Souffrez, monsieur, que je me présente moi-même: marquis de Paulac.

--Je salue un beau nom, dit le marquis; et je suis venu pour le saluer,
monsieur de Paulac.

--Et votre fils, monsieur? dit Gaspard.

--Mais... j’en ai deux, monsieur.

--Je le sais, monsieur, et tous deux font grande figure; le vicomte, je
ne l’ignore pas, s’est distingué dans cette guerre d’Amérique qui
présage au monde entier de nouvelles destinées; mais, marquis, c’est au
comte que j’en ai.

--Humph! dit le marquis, celui-là est une manière de taureau sauvage; il
fut d’abord un simple poulain échappé; il s’est mué en taureau indompté.
Il a le diable au corps, et de l’éloquence, le monstre! On dit qu’il
parle en tonnerre; que son éloquence est un orage, ou un coup de mistral
sur le Rhône. Tout cela est fort joli, mais il me donne bien du fil à
retordre!... La prison de Ré, celle de Manosque, celle du château d’If
et du fort de Joux, il a usé toutes les prisons dont à ma grande
satisfaction, le roi a pu disposer en ma faveur; mais mon démon incarné
écule les geôliers, et séduit toutes leurs filles. Il a, paraît-il, une
laideur engageante... il m’inquiète nuit et jour, la nuit surtout. C’est
tout ce que j’en peux dire; ce n’est pas un homme; c’est une révolution,
ce bougre-là!

--Monsieur, dit Gaspard, devenez-lui, de grâce, indulgent. Il nous
faudra sans doute, avant longtemps, des bougres de sa taille pour mettre
ou maintenir dans la bonne voie des révoltés d’une autre caste.

Le marquis, étonné, leva sur M. de Paulac un regard perçant.

--Mais souffrez, je vous prie, poursuivait Gaspard, que je vous quitte
un instant; les devoirs de ma mission sont parfois importuns... et...
j’ai à causer d’une affaire passablement sérieuse, avec M. Séraphin de
Cocarel.

Gaspard avait aperçu Cocarel qui, du seuil, lui faisait signe, donnant à
entendre qu’il était en mesure de conclure leur marché.

Gaspard laissa là le marquis de Mirabeau, un peu rêveur; et, conduit par
Cocarel, il gagna ses appartements.

Dans la galerie, il rencontra Sanplan qui attendait ses ordres.

--Entrez donc chez moi, monsieur Cocarel; un ordre à donner à mon
majordome,--et je suis tout vôtre.

--Toi, attends-moi là un instant, majordome.

Et, s’éloignant, Gaspard essaya d’abord de retrouver Mme de Lizerolles.
Poussée par une curiosité bien féminine, elle n’avait fait, dans la
maison du président, qu’une brève apparition, le temps de voir le
triomphe de Gaspard.

Le faux Paulac revint parler au faux majordome.




CHAPITRE XXIII

Comme quoi M. de Paulac, tout représentant qu’il fût de M. le lieutenant
de la police royale, n’hésita pas à recevoir, de Séraphin Cocarel, une
somme fort honorable, en échange d’un service qui ne l’était pas.


--Ami Sanplan, reste quelques minutes dans cette galerie; quand tu me
verras quitter mes appartements et rentrer dans les salons, fais seller
aussitôt ou selle toi-même nos trois chevaux, et reviens m’apporter
ostensiblement la lettre que je t’ai donnée d’avance, pour leur jouer la
scène finale de notre comédie. Est-ce compris?... Tu as la lettre?

--C’est compris, et j’ai la lettre.

--Bien et sois adroit. Préviens Bernard. Nous quitterons ces lieux dans
un quart d’heure,--et au galop!

Là-dessus, il rejoignit dans sa chambre le Cocarel.

--Monsieur, lui dit Cocarel, le maître de cette maison était homme à
comprendre la situation d’un joueur qui a perdu sur parole. La somme est
prête. La voici, dans ce secrétaire, divisée en plusieurs parts, bien
enveloppées chacune, pour votre commodité. Il y a vingt mille livres.

--Je viens de donner des ordres à mon majordome, monsieur, afin d’avoir
un prétexte à quitter sur l’heure cette maison. J’entends mettre sans
délai en lieu sûr cette petite fortune tombée du ciel ou plutôt venue du
diable. Vous voudrez bien nous aider, je vous prie, à la transporter
dans les fontes de nos chevaux, puisque tout ceci doit rester secret. Je
vais vous donner des reçus.

Il s’assit devant le secrétaire, et il écrivit quelques lignes.

Il n’en lut, à voix haute, que le début:

«_Je déclare avoir reçu de M. Séraphin Cocarel_, etc. _la somme de
20 000 livres et cætera, et cætera..._»

Il signa, parapha, frappa sur cire, à côté de son paraphe, un cachet
royal, plia la feuille, la ferma et la scella avec le propre cachet de
Cocarel que celui-ci portait suspendu à la large chaîne de sa montre.

--Vous daignerez m’accompagner jusqu’au seuil de cet hôtel, monsieur; et
là--(donnant-donnant)--en échange de vos sacs d’écus, je vous livrerai
mon reçu.

--Tout cela témoigne, dit Cocarel avec humeur, d’une certaine méfiance.

--Je vous ai déjà fait observer, répliqua Gaspard, qu’entre gredins
cette méfiance est bien naturelle.

Il mit le papier dans sa poche; et les deux complices rentrèrent dans
les salons.

A peine Gaspard y parut-il, que Marin en personne annonça d’une voix
solennelle: _Monsieur le marquis de Paulac est servi._

Au même instant, le faux secrétaire, Bernard, venait présenter à ce M.
de Paulac une missive de forme imposante. L’ayant ouverte aussitôt,
Gaspard s’écria d’un ton de surprise mécontente:

--En vérité, messieurs, c’est jouer de malheur! Que d’excuses et de
regrets, mesdames! L’avis qu’on me donne, par les présentes, doit rester
secret, mais non pas l’ordre qui s’ensuit et qui est de me rendre sur
l’heure à Marseille!

Un murmure de déception répondit à ces paroles.

--Adieu, monsieur l’hôtelier. Je ne tâterai pas de vos gibiers
regrettés. Je baise toutes vos mains, mesdames. Monsieur de Mirabeau, je
suis votre valet.

Gaspard sortit, salué de tous, précédé de Bernard et suivi du seul
Cocarel.

Et comme plusieurs personnages, dont Marin, le voulaient accompagner:

--Je ne le souffrirai pas. N’en faites rien. Vous me désobligeriez,
messieurs... Vous me pardonnerez, car je suis l’esclave et un peu la
victime du devoir; et je vous prie très sérieusement de ne me point
importuner; j’ai d’ailleurs quelques derniers mots confidentiels à
échanger avec M. de Cocarel.

Dans la galerie, Sanplan, qui l’attendait, lui dit:

--Tout est prêt en bas.

--Monsieur Cocarel, voici mon secrétaire et mon intendant prêts à vous
suivre. Confiez-leur ce que vous savez.

--Suivez-moi, leur dit Cocarel.

Vingt mille livres en métal, or et argent, dans plusieurs petits sacs,
furent descendues par les trois hommes, et enfouies dans les fontes,
d’où les pistolets furent retirés pour être accrochés aux ceintures,
sous les habits des cavaliers.

Deux laquais qui tenaient en main les chevaux, ayant été remerciés et
généreusement traités par Gaspard, celui-ci, du haut de son cheval,
présenta son reçu à Cocarel, sous la lanterne qui versait une suffisante
clarté.

--Reconnaissez-vous votre cachet, monsieur?

--Je n’y aurais pas regardé sans y être invité, répliqua galamment
Cocarel, mais je le reconnais.

Et il empocha le papier. On se salua.

Le galop des trois chevaux retentit et s’éloigna sur le pavé du Roi
René.

Quand Cocarel reparut parmi les invités, on gagnait la salle à manger.

Les convives ayant pris place:

--Ce bon M. de Paulac, nous l’avons bien agréablement joué! dit le
président Marin. Je regrette que son brusque départ nous ait retiré le
plaisir de nous en égayer plus longtemps. Allons! à vos fourchettes,
messieurs! Tous égaux par le ventre! Soupons, sans souci du lendemain,
laquais ou grands seigneurs; et, comme on dit aujourd’hui,--après nous
le déluge!...--Que pensez-vous de ce Paulac, Riquetti?

--Je pense, répondit le marquis de Mirabeau, que sa fonction et son
langage ne vont pas d’accord. Nous vivons en un temps bien étrange, si
le Roi a de pareils conseillers! mais j’incline à croire que ce
marquis-là n’est point ce qu’il veut paraître; et il se pourrait que,
croyant jouer Paulac, vous ayez été mystifié par lui ou par quelqu’autre
intrigant!...

--Et par qui donc, et dans quel intérêt?

--Cela, je l’ignore.

Ces paroles éveillèrent une inquiétude dans l’esprit de Cocarel; il prit
dans sa poche le reçu cacheté; et, soupçonnant, tout à coup, que
l’inconnu, si c’était un faux Paulac, avait pu, sous prétexte de le
signer, y ajouter quelque impertinence, il rompit la cire, et lut: «Je
soussigné, déclare avoir reçu de M. Séraphin de Cocarel, assassin, la
somme de vingt mille livres qu’il m’a remise en bel or; et je m’engage,
mais seulement en qualité de marquis de Paulac, représentant de M. le
lieutenant général de police,--à ne pas faire poursuivre ledit Séraphin
pour le meurtre du nommé Teisseire.

«En foi de quoi... j’ai signé de ma main...»

Et, au milieu d’un paraphe, compliqué à plaisir comme un encadrement
ironique, ce nom:

GASPARD DE BESSE

Cocarel, vivement, remit le papier dans sa poche:

--Messieurs, dit-il d’une voix haute mais frémissante, et en
pâlissant,--je ne puis vous montrer la preuve que j’en ai là, dans mon
portefeuille--mais je puis vous assurer que ce Paulac n’est pas Paulac.
C’est Gaspard de Besse!

Un silence de stupéfaction suivit ce coup de cloche.

--Je m’en doutais un peu, dit froidement le marquis de Mirabeau; mon
fils m’avait fait de cet étonnant Gaspard un portrait fort ressemblant,
ma foi.

--Vive Dieu! s’écria Marin, prompt à se remettre;--jamais fête ne fut
mieux réussie! aux jeux de l’amour et du hasard de M. de Marivaux, nous
avons répliqué ce soir par les jeux du Parlement et de la Police. Ce
Gaspard est vraiment délicieux! Ne nous a-t-il pas envoyé, à plusieurs
reprises, et l’autre jour encore, des voleurs à pendre, et qu’en effet
nous pendîmes, mais que,--sans lui, Gaspard,--nous n’aurions jamais
capturés, ni par conséquent pendus! Gaspard a sa police et sa
juridiction, et l’amour passionné de la justice... Nous ne sommes pas de
taille, messieurs! pas de taille, belles dames! Je tiens que ce soldat
de fortune est homme de génie; et s’il m’avait emprunté, ce soir,
quelque vingt mille livres, ou à tel autre d’entre nous, je n’en serais
pas autrement surpris!

Sur ces mots, le président lança un coup d’œil à Cocarel.

--C’est là en effet, je l’avoue, la somme importante qu’il m’a
empruntée, dit Cocarel piteusement; j’en ai là l’inutile reçu, dont je
viens seulement de lire la signature.

--Ah! le bon billet qu’a la Châtre! s’écrièrent tout d’une voix les
convives, pris, un peu tard, d’un fou rire.

--Montrez-nous sa griffe, Séraphin?

--Non, ma foi! protesta Cocarel, je consens qu’on rie de moi sur mon
aveu spontané, mais non de par sa parole. J’en ai trop de honte en
vérité!

--Eh bien, mon avis à moi, dit la marquise de la Gaillarde, qui avait ri
plus haut que les autres, c’est que nous avons bien vu le vrai M. de
Paulac; qu’il avait eu vent de nos projets de galégeade, et qu’il nous a
rendu la monnaie de notre pièce d’or en signant _Gaspard de Besse_ le
gentil billet de Cocarel.

Et Mlle de Malherbe de s’écrier à son tour:

--Jamais un Paulac quelconque n’aurait eu assez d’esprit ni d’audace
pour se compromettre par une plaisanterie de cet ordre:--ce n’est pas
là, pour un chef de police, une manière d’emprunter; mais, pour un chef
de bandits, c’est bien la plus spirituelle et même la plus aimable façon
du monde. C’est bien à Gaspard de Besse, croyez-moi, que nous avons eu
affaire ce soir, et vous conviendrez qu’il est charmant. On n’est pas
plus adorablement frondeur et, pour moi, j’en raffole!

--Je me range à votre avis, mademoiselle, déclara Lisette.

Toutes les femmes applaudirent.

--J’en raffole aussi, de votre Gaspard, mesdames, dit le président; mais
j’ai tort: je ne suis pas dans mon rôle. Allons! A la santé du vrai
Paulac, messieurs! mais où diable peut-il être, à cette heure-ci?

--Eh! dit gravement Riquetti, il est sans doute en prison, puisque le
monde est renversé.

--C’est bien Gaspard qui nous a donné, ce soir, la comédie, déclara
fermement Marin.

La marquise de la Gaillarde intervint:

--Et pourquoi croyez-vous si délibérément, mon cher président, que votre
Paulac n’était pas Paulac?

--C’est que j’en vois tout à coup la preuve, dit Marin, dans ce fait
auquel je n’avais pris garde: aucun courrier n’a apporté chez moi la
lettre urgente qui lui a permis de nous quitter un peu trop vivement!

Tous les convives s’entre-regardèrent...

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, Gaspard de Besse, ayant conté, à M. de Paulac, la soirée
mémorable, le remit en liberté.

M. de Paulac, le vrai, alla voir aussitôt le président Marin. Ils
échangèrent leurs impressions.

--Je vois ce que c’est, dit Marin. Le Parlement, contre mes conseils et
malgré mes efforts, a étouffé l’affaire du meurtre de Teisseire, dont
Séraphin Cocarel est (nous le savons tous) l’auteur principal. Ledit
Séraphin,--prenant Gaspard pour vous, Paulac,--aura tenté de vous
séduire et corrompre. Il y est parvenu sans peine. Gaspard, qui veut sa
tête, lui prend d’abord sa bourse; et, dit-on, ce n’est pas la première
fois! Quel argument nouveau, payé par Cocarel, s’est acquis, contre
Cocarel, cet invincible Gaspard! Tout cela est, il faut l’avouer, d’une
habileté politique vraiment consommée, admirable.

--Étourdissante! dit Paulac en riant; mais vos vingt mille livres?

--Pardieu! Cocarel a trop besoin de ma discrétion pour ne pas me les
rendre... mais je vous conseille amicalement, monsieur, de ne pas faire
de cette aventure le sujet d’un rapport trop exact à Sa Majesté le roi,
ni à Son Excellence le lieutenant général de police. L’histoire est trop
compliquée... Vous n’en sortiriez jamais... ni moi non plus!

--Vous avez raison... mais, sur cette «affaire Cocarel» dont le seigneur
Gaspard, ce matin encore, m’a fait un récit détaillé, en me priant d’en
parler à Sa Majesté, quelle est votre opinion, monsieur le président?...

--Eh! répliqua Marin, mon opinion, à ce sujet, ne peut être que celle de
la justice...

--Ah?

--Celle de la justice; je veux dire celle de Gaspard.

--Diable! s’écria Paulac stupéfait; n’ai-je donc plus qu’à recommander
le bandit bienveillant à la bienveillance du Roi!

--Mon avis bien net, dit Marin, est que, ce faisant, vous ne serez que
juste.




CHAPITRE XXIV

Le poète Jean Lecor fait recevoir une pièce en un acte et en vers par la
troupe de Gaspard de Besse.


Lorsque, avec le secours de Sanplan et de Bernard, qui illustraient son
récit de gestes merveilleux,--Gaspard conta à Lecor et à Pablo la
brimade qu’il avait infligée au Parlement et à la Noblesse, dans la
propre demeure du président Marin, la gaîté de ses auditeurs fut
inimaginable, et si grand le succès, que le poète Jean Lecor déclara
n’en avoir jamais obtenu de pareil en toute sa carrière d’auteur et
d’acteur comique; «carrière, dit-il, injustement décriée, puisque
l’auteur et l’acteur comiques peuvent apporter de telles consolations
aux pauvres humains!»

--Il faut, conseilla Sanplan, réunir sur-le-champ toute la bande, et lui
narrer en détail cette histoire avec tous ses incidents, _quorum pars
magna_...

--Halte-là! se récria Lecor, j’estime que la gloire de Gaspard est à son
apogée, après la réussite d’une comédie si parfaitement audacieuse et
significative. Elle suffirait à faire l’illustration d’un homme; et nous
pourrions, fièrement satisfaits, ayant tiré l’échelle après cela,
rentrer tous dans nos foyers, du moins ceux de nous qui en ont, et aucun
de nous ne se peut vanter d’en avoir un; mais c’est façon de parler.
J’admets cependant que le Parlement mérite encore une leçon plus dure;
et notre chef saura la lui donner; mais, en attendant, puisque la bande
s’impatiente parfois de n’en point voir venir l’occasion,--le tableau de
la brimade que vient de subir le Parlement tout entier sera un
encouragement singulier pour tous nos bandits. Seulement, pour leur en
faire comprendre toute la joyeuse importance, il faut non pas la leur
narrer, mais la représenter sous forme de comédie; et, avec l’agrément
du capitaine, j’en ferai une pièce en un acte et en vers, que nous
jouerons dans un décor naturel, sur un plateau de Cuges. Pablo y jouera
le rôle de Sanplan; Sanplan, le rôle de Marin; je me réserve celui de
Gaspard. Je trouverai mes autres protagonistes dans la troupe: et rien
ne sera plus réjouissant à voir qu’un bandit, proprement rasé, faisant
Lisette ou la marquise; et quant à notre glorieux chef, il sera chef de
claque et applaudira sa propre apothéose; car, à la fin, de même qu’on a
couronné, du vivant de Voltaire et sous les yeux de Voltaire, à la
Comédie française, une image de Voltaire,--de même nous couronnerons de
laurier, à la fin de notre représentation, un mannequin représentant, à
peu près du moins, notre grand Gaspard; et j’affirme que, grâce au sujet
de la pièce autant qu’à ma verve comique, le souvenir du spectacle que
nous donnerons au soleil couchant ou à la lune levante, sera connu de la
postérité la plus reculée.

--Mort de ma vie! s’écria Sanplan, j’ai, en t’écoutant, cherché dans ton
discours, ami Lecor, un point et virgule ou un signe de repos
quelconque, marquant un besoin de respirer, et je n’en ai point aperçu
ni trouvé la place. Le vétérinaire qui t’a coupé le filet a bien gagné
ses cinq ou dix dardennes! et si, comme il en est question, on doit
convoquer bientôt les États-Généraux de France, nous t’y enverrons,
comme député des bandits, pour défendre, avec la langue et sans cracher,
nos droits de vagabonds en révolte! J’accepte le rôle que tu me veux
confier, et, foi de Sanplan, ayant bien observé ce Marin dont le nom
m’enchante, je te promets de lui une fameuse et réjouissante caricature.

La représentation ainsi projetée eut lieu un mois plus tard; et les
acteurs y prirent autant de plaisir que les spectateurs, car jamais,
dans aucune comédie, il ne plut tant de gifles sur les faces, et de
coups de pieds aux derrières, que dans l’impromptu de Lecor.

Lisette et la marquise étaient de rudes gaillards soigneusement rasés,
porteurs d’abondantes perruques, copieusement enjuponnés, jouant sans
relâche de l’éventail avec leurs lourdes mains habituées au poids de
l’escopette... Ces dames étaient délicieuses; elles marchaient en
remuant la croupe à la façon des canards et des coquettes; et, pour le
port de la tête, afin qu’il fût vraisemblablement féminin, Lecor, homme
de théâtre et des plus observateurs, leur avait donné ce conseil aux
répétitions: «Vous n’avez qu’à vous imaginer qu’on vous a posé, sur le
sommet du crâne, un verre empli d’eau, et qu’il faut aller et venir sans
en renverser une goutte et sans y porter la main!»

Le résultat nécessaire était un balancement des cous, des têtes, des
bustes et des croupions, à rendre Célimène jalouse.

Dès la première scène, lorsque le ventru Sanplan, de blanc vêtu, et
singeant le président déguisé en cuisinier, déclara:

    Nous allons, tout un soir, duper ce bon marquis,
    Et nous verrons plus tard (je m’en fais un délice)
    Comment il sauvera l’honneur de la police,

le succès fut acquis. Les bandits déliraient de satisfaction. Gaspard
lui-même goûtait à ce spectacle un plaisir extrême.

Lorsque Pablo-Sanplan, avec un ventre copié sur celui du
président-cuisinier, appliqua sur l’abdomen du président-Sanplan-Marin
une tape magistrale, en s’écriant:

    Je suis heureux de voir en vous un si gros homme,
    Patron!

ce fut gai, mais ce n’était là qu’une préparation à la scène suivante,
celle où Lecor, représentant Gaspard, et répétant la même plaisanterie,
dit au président Sanplan-Marin:

    Monsieur! que voilà donc un ventre merveilleux!
    Par les saints! ce magot me réjouit les yeux!
    Lorsqu’il est ainsi fait, le maître d’une auberge,
    Rien qu’en s’y laissant voir, prouve qu’on s’y goberge,
    Et tu devrais, mon cher, en peinture ou vivant,
    Comme enseigne d’hôtel, te pendre à ton auvent...

alors, on déclara que la farce rimée par le poète valait presque la
farce qui avait été jouée en réalité à Marin par Gaspard et consorts.

Et la pluie, la grêle de coups de pied au derrière, commencèrent. Les
acteurs exagéraient. Ils ajoutaient des gestes à ceux qu’indiquait
le texte. On entendit bien des vers faux, tout comme à la
Comédie-Française. Mais qu’importait «puisque l’effet était obtenu ou
doublé et centuplé»? Lecor, professant que le public n’entend rien à la
métrique, avait eu l’imprudence de le dire aux acteurs. Ils en
profitèrent pour mêler à la poésie de l’auteur une prose toute
personnelle.

Au moment où Lecor avait prononcé cet alexandrin:

    Le peuple aime et soutient notre Gaspard de Besse,

l’enthousiasme des spectateurs s’était élevé jusqu’aux nues; en
revanche, Cocarel fut froidement accueilli. Le rôle ne porta point,
Lecor n’ayant pas essayé de le rendre sympathique ni plus franchement
odieux. Par bonheur, le poète, en devenant acteur, avait changé d’âme.
Pour maintenir le succès de sa pièce, qu’il sentait fléchissant, il
n’hésita pas à ajouter au derrière de Cocarel un coup de pied hors
texte, et si violemment sincère que l’acteur s’écria: «Tu frappes trop
fort, animal!» Ce ne fut pas, de toute la pièce, le mot qui eut le moins
de succès, car il est très vrai qu’un chat ou un chien égaré, et
traversant par hasard la scène, au meilleur moment d’une tragédie de
Corneille, égayerait le public plus sûrement que le plus amusant des
traits d’esprit.

Entraîné par le succès de plusieurs coups de pied improvisés, Lecor en
cribla, en écrasa, en affola, en abrutit Leteur et La Trébourine, qui ne
savaient comment se garer. M. de Mirabeau ne fut pas compris; mais la
salle eût croulé--si ce n’eût pas été une salle en plein air, avec le
ciel pour plafond et le soleil pour lustre,--lorsque, en se mettant à
table, Sanplan-Marin déclara:

    Tous égaux! un laquais, à table, vaut un juge!

Un peu auparavant, tandis qu’on assistait à l’enlèvement des vingt mille
livres, avait eu lieu un incident qui mit le comble à la gaîté du
public.

Pour corser le dénouement, Jean Lecor avait imaginé que Pablo serait
chargé d’emporter ce trésor sur son âne. Pablo, ayant donc prestement
revêtu, par-dessus son costume de Sanplan, sa robe de moine, parut alors
monté sur sa bête. Ce n’était plus la réalité historique, mais l’auteur
dramatique, le comique surtout, a le droit indiscutable d’arranger
l’histoire. En conséquence de ce principe, des valets apportèrent
d’invraisemblables sacs d’écus, que Pablo plaçait à mesure dans les
ensarris de son âne, en égayant de ses gestes un facétieux monologue de
sa façon. Et les sacs de s’empiler sur l’âne, si nombreux et si lourds,
que, lorsque Pablo l’enfourcha, la bonne bête refusa d’avancer. Ni
prières ni coups ne vinrent à bout de sa résistance. Alors Pablo de
l’injurier avec abondance; et, comme on n’avait aucun moyen de baisser
un rideau hâtif sur cette interminable révolte asinesque, la comédie eût
retenu le public jusqu’au jour suivant, si Sanplan ne fût entré en scène
avec une botte de foin sous chaque bras, ce que voyant, l’âne, au milieu
des huées joyeuses du public, le suivit incontinent.

Gaspard, modeste, déclara que tout ainsi finissait pour le mieux; qu’il
renonçait à voir couronner son image et qu’il la tenait pour honorée et
glorifiée.

                   *       *       *       *       *

Peu de jours après la farce réelle, la comédie qui avait pris le sujet à
la réalité fut contée en détail par Gaspard à la comtesse de Lizerolles.

--Je vous ai vu à l’œuvre l’autre soir, chez le président, lui dit-elle,
et j’ai compris combien vous valez mieux que tout cela.

Elle continua sur ce ton, essayant d’amener Gaspard à abandonner la
lutte contre le Parlement, maintenant qu’il l’avait si audacieusement
bravé, si cruellement raillé.

--Mon ami l’évêque, dit-elle, M. de Mirabeau et moi-même, et sans doute
le président Marin, nous nous emploierons à obtenir votre grâce.
Renoncez à vos jeux dangereux. Tenez-vous pour satisfait d’avoir brimé
le Parlement et rançonné deux fois Cocarel.

--Non, madame. Ce n’est point assez. Pardonnez-moi ma résistance à vos
désirs, mais ma grande révolte ne peut finir sur une trop simple
plaisanterie. Parmi les bavardages que j’ai surpris l’autre soir, j’ai
feint de ne point entendre un certain renseignement qui va, je pense, me
fournir le dénoûment de la lutte; et ce dénoûment-là ne sera point sans
quelque grandeur... Permettez-moi de n’en pas dire davantage
aujourd’hui; seulement je vous promets qu’après le dernier effort que je
vais tenter, je prendrai mes quartiers de repos, si je ne perds pas la
vie dans cette suprême expédition. En attendant, puisque vous voulez
bien vous y employer, faites parler au Roi, madame. Si ma grâce ne peut
être obtenue, peu importe, mais c’est au seul prix de la grâce entière
accordée à mes gens, que je consentirai à me retirer de la lutte. L’exil
même ne m’effraie pas. J’aurai la douleur de vous perdre, et Dieu sait
que j’en serai inconsolable! mais, à aucun moment, je ne fus assez sot
pour n’avoir pas compris que, descendue de vous à moi, votre tendre
charité ne doit avoir qu’un temps. La plus grande marque d’amour que je
vous puisse donner, madame, c’est de savoir m’éloigner de vous avant
que, de mon bonheur de quelques semaines, vous retiriez le blâme du
monde et le malheur de votre utile et noble existence!

                   *       *       *       *       *

Elle eut beau le prier; il demeura inflexible dans sa résolution; et
elle pensa, avec une admiration accrue pour le caractère de son amant,
qu’il avait raison.




CHAPITRE XXV

Jean Lecor, prince des poètes, prince des conteurs, prince des
acteurs,--conquiert le droit d’être proclamé prince des avocats.


Quel était ce renseignement que Gaspard n’avait pas voulu confier à
madame de Lizerolles?

Au cours de la soirée chez Marin, il avait appris que le Parlement, en
corps, était invité, par Sa Grandeur l’archevêque d’Aix, à un festin de
cérémonie, dans sa résidence des champs, non loin de la ville, au pied
de la montagne Sainte-Victoire. Le jour en était fixé, et Gaspard ne
l’oubliait pas. Il allait réaliser son projet grandiose d’enlever le
Parlement tout entier, et de le faire juger, en formes, par un tribunal
de bandits... Teisseire n’avait-il pas été jugé par une bande qui
parodiait le Parlement?

                   *       *       *       *       *

Au jour dit, tous les parlementaires, en tenue de gala, en robes rouges,
avaient pris place dans plusieurs carrosses.

Ils n’avaient pas usé de minutieuses précautions. Toutefois, ils se
firent escorter par un gros de dragons à cheval.

Quant à Gaspard, qui connaissait bien son terrain, il plaça une moitié
de sa troupe au-dessous de Saint-Antonin, au pied de la montagne, sur un
plateau de colline. Ce plateau dominait, par un à-pic de trente coudées,
le chemin particulier par où devaient passer les nobles invités de Sa
Grandeur. En face, de l’autre côté du chemin, l’autre moitié de la
troupe se dissimula dans les bois de pins et les roches éboulées; le
Parlement et son escorte allaient s’engager dans un véritable couloir et
dans une embuscade.

Le colonel Lecor commandait une escouade de mannequins qu’on avait
amenés sur le plateau à dos de mulet. Il les rangea au bord de l’à-pic,
mal cachés à dessein dans les broussailles légères; et ces mannequins,
le feutre baissé sur les yeux, un genou en terre, ou assis, tous armés
de tromblons terribles, menaçaient d’un tir plongeant le chemin que
devaient suivre, n’en ayant point d’autre, Messieurs du Parlement.

L’affaire fut rapidement conduite, grâce à la maladresse ou plus
vraisemblablement à la duplicité des dragons. Il était fort exact
d’ailleurs, comme on disait dans le peuple, que le Parlement n’était pas
très décidé à arrêter Gaspard. Le bandit savait trop de choses! On
craignait, de cette arrestation, plus d’inconvénients, par le scandale,
que de sérieux avantages. Et sans qu’on eût donné des ordres précis pour
que le bandit ne fût pas capturé, les archers et les dragons
comprenaient parfaitement qu’en aucune occasion on ne leur avait tenu
rigueur de l’avoir laissé échapper. Ils s’en tiraient avec quelques
reproches de forme. S’ils le laissaient en repos, s’ils feignaient
souvent d’ignorer ses retraites, c’est que, en vérité, ils croyaient
obéir à une consigne tacite, en accord avec leurs sympathies. Cette
consigne tacite, un ordre, rappelé avec rigueur, l’eût levée; un pareil
ordre, donné une fois, après le complot de la procession aixoise,
n’avait pas été renouvelé.

Or donc, l’affaire fut rapidement terminée.

Un dragon ayant eu son cheval tué sous lui, les soldats qui formaient
l’avant-garde s’enfuirent droit devant eux, tandis que ceux de
l’arrière-garde s’enfuyaient en rebroussant chemin.

Les magistrats, tête à la portière des carrosses, aperçurent là-haut les
mannequins menaçants, escopette en joue, et se résignèrent. Il fallait
se rendre. Entourés de bandits, ils furent acheminés vers le plateau où
les attendait Gaspard.

Partageant le goût de ses hommes pour la comédie, et instruit par celle
que Jean Lecor avait écrite et fait représenter par eux, Gaspard avait
préparé au drame final des épisodes facétieux. De là ces mannequins, qui
d’ailleurs furent utiles. D’autre part, il avait été convenu que Sanplan
tiendrait, cette fois, le rôle de l’avocat-général accusateur; Jean
Lecor, celui de l’avocat défenseur; et Pablo, naturellement, le rôle de
l’évangéliste.

Quant à Bernard, marié depuis deux jours, Gaspard (qui avait cru pouvoir
le faire paraître innocemment, plutôt comme assistant que comme acteur,
à la soirée de Marin), s’arrangea pour l’éloigner. Depuis la promesse
qu’il avait faite à l’évêque, de n’engager Bernard dans aucune
entreprise qui pût offenser la conscience du prélat, il avait ainsi
éloigné de lui le jeune homme en plus d’une occasion. Et Bernard,
enchanté, s’en allait alors à Cotignac, où, pour échapper à Cabasse, et
en attendant l’heure de se marier, Thérèse avait fini par se réfugier
chez une petite parente, bonne et pieuse.

Quand les parlementaires prisonniers, superbes dans leur robe rouge,
arrivèrent sur le plateau, ils furent, les uns, saisis de crainte; les
autres, d’étonnement.

Des troncs d’arbre étaient là, disposés en manière de bancs circulaires;
on y fit asseoir les vingt-quatre juges.

En face d’eux, sur des rochers qui semblaient arrangés à cet effet,
devaient siéger ceux qui s’arrogeaient le droit de juger les juges.

Les parlementaires, en attendant, prirent leur place, les uns maugréant,
les autres en silence.

Le baron de Saquettes, avocat général, se faisait remarquer par la
hauteur dédaigneuse de son attitude. Pâle, les sourcils froncés, il
gardait le silence. Au moment de l’arrestation, sans même que cela eût
été remarqué au milieu du brouhaha,--il avait eu le temps et la présence
d’esprit de donner un ordre énergique à un brigadier des dragons; et
maintenant, soucieux, il en attendait l’effet. Viendrait-on à leur
secours? Homme rigide, sans nuances ni souplesse, blâmant les torts de
ses confrères, mais incapable pourtant d’admettre la légèreté et
l’ironique sourire du président Marin, des Saquettes représentait bien
la loi dans son inflexibilité, la loi selon la lettre.

Marin, lui,--goguenardait.

Cocarel, le père de Séraphin, tenait les yeux obstinément fixés dans le
vague, droit devant lui; il sentait les responsabilités les plus lourdes
peser sur son nom, sur sa famille.

Leteur, la Trébourine surtout, tremblotaient d’épouvante.

Tout à coup Lagriffe, jouant l’huissier, sortit d’un fourré, et annonça:

--Messieurs, la Cour!

Messieurs de la Cour parurent. C’étaient,--outre Gaspard, Sanplan et
Pablo,--deux douzaines de bandits de choix, mine terrible, feutre en
bataille, pistolets à la ceinture.

D’un mouvement machinal, toutes les robes rouges se mirent debout, non
certes pour faire honneur à leurs juges occasionnels, mais parce qu’ils
avaient l’habitude d’être solennellement en marche, lorsque retentissait
dans le prétoire l’annonce de leur entrée: «la Cour!»

Seul, M. des Saquettes ne se leva point. S’apercevant de leur méprise,
tous les juges firent mine de se rasseoir, mais des fusils furent
braqués sur eux aussitôt.

--Restez debout! Messieurs! dit Gaspard qui s’arrêta un instant et
promena son regard perçant sur les juges-accusés.

Cette fois, des Saquettes lui-même se leva.

De bon cœur l’incorrigible Marin riait toujours et poussait tout bas ses
pointes.

--C’est une parodie infâme! grogna Leteur.

--Et, ajouta La Trébourine, vous, notre président, vous avez le courage
d’en rire?

--Arrêtés et jugés en robe de gala! répliqua Marin, c’est trop drôle! et
vrai, mon cher, pour n’en pas rire, il faut n’avoir jamais eu le sens du
ridicule!

--Silence! grogna l’huissier Lagriffe d’un air solennel.

Pablo pontifiait, dans sa robe de moine; Jean Lecor s’était procuré une
robe d’avocat.

A ce moment, La Trébourine jeta un cri de détresse qui fit frémir ses
collègues! Le malheureux venait d’apercevoir, à travers les branches des
genêts épineux, un brigand qui, le fusil en joue, le visait, à n’en pas
douter.

--Là!... là!!! Voyez! gémissait ce malheureux juge, le bras tendu,
l’index tremblotant.

Sanplan, trouvant cette épouvante justifiée, commanda au bandit
menaçant:

--Bas les armes, coquin!

Mais le commandement ne fut pas obéi; alors, l’inexorable Sanplan saisit
le pistolet accroché à sa ceinture. Son coup de feu retentit dans les
échos.

Un frémissement courut sur le banc des accusés. L’homme, le soldat
désobéissant, était tombé sans un cri, et sans même lâcher son fusil,
tant la mort avait été foudroyante! il gisait à présent dans la
broussaille.

--J’en suis fâché, déclara Sanplan froidement, c’était un de nos
meilleurs soldats.

--_Requiescat in pace_, marmonna Pablo.

Deux hommes, sur un signe de Sanplan, accoururent; et, à travers
l’enchevêtrement des buissons, on les vit prendre le mort, l’un par les
pieds, l’autre par les épaules, et l’emporter rapidement.

Sanplan, venait de tuer... sans pitié... un des mannequins dont Jean
Lecor était le grand chef. Satisfait de l’impression produite, il éleva
la voix:

--Vous comprenez, messieurs, que, si je traite ainsi mes hommes pour
vous protéger, je saurai, au besoin, vous traiter de même, pour vous
contraindre à la soumission. L’acte d’énergie que je viens d’accomplir,
non sans regret,--prouve, remarquez-le bien--notre impartialité, et que
nous n’avons en vue que la justice.

A ces mots, Gaspard se remit en marche, et la Cour, ayant atteint les
blocs de roche qui devaient lui servir de sièges, se trouva placée dans
l’ordre suivant: Gaspard présidait, ayant à sa droite Sanplan; à sa
gauche, dom Pablo; plus à droite, l’avocat Lecor. Les bandits-juges
siégeaient en arrière du président.

--Monsieur Marin, je vous salue, dit Gaspard.

--Monsieur... de Paulac, je vous salue, dit Marin gaîment.

Gaspard lui fit un sourire. En reconnaissant dans Gaspard le faux
Paulac, tous ceux des juges qui l’avaient vu chez le faux aubergiste,
c’est-à-dire chez leur président, chuchotaient entre eux, chacun
gémissant ou riant, selon les complexions personnelles.

--Messieurs, reprit Gaspard, nos formes de justice vous étonneront sans
doute un peu; mais si vous réfléchissez que nous faisons de notre mieux,
vous excuserez la pauvreté de nos moyens. Messieurs, je dis que certains
détails, dans nos procédés, vous paraîtront plaisants; c’est que nous ne
voulons pas être, comme vous, un tribunal d’ennui ni de terreur. Nous ne
prétendons qu’à être un tribunal frondeur et sévère, narquois et juste.

--Assez, monsieur! cria M. des Saquettes d’une voix impérieuse. Nous ne
souffrirons pas la moindre insolence!

--Il le faudra bien pourtant, monsieur des Saquettes, dit Gaspard; et
j’ai le regret de vous annoncer que tout interrupteur sera appréhendé
par nos gardes, et mis dans nos prisons. J’estime que vous aurez quelque
avantage, les uns et les autres, à discuter l’accusation avec nous, pour
obtenir une justice calme et raisonnée. Sinon, vous nous contraindrez à
adopter une justice sommaire. Nous sommes armés; vous ne l’êtes pas; et
les branches sont nombreuses autour de nous, où plusieurs d’entre vous,
les plus méritants, pourraient être suspendus par le col, comme fut le
malheureux Teisseire, et comme mérite de l’être M. de Cocarel, dont, à
des degrés différents, vous êtes tous les complices.

Un silence de mort se fit sur ce plateau de forêt. On n’entendait plus
que le bruissement éolien des pinèdes.

--Je voulais donc vous dire qu’en dépit de l’insuffisance de nos moyens
de justice, en dépit de ce que peuvent présenter de plaisant, à vos
regards, certains détails de notre mise en scène--ou, à vos oreilles,
certaines paroles de vos juges,--ce qui va se passer ici n’est pas un
jeu. Paroles gouailleuses et ironiques, détails ridicules, dont on vous
permet de sourire, auront contre vous une portée grave, et auront, je
pense, un grave résultat, celui de vous atteindre dans votre prestige,
de vous faire déchoir; de vous livrer à la risée publique, car tout se
saura, et j’ai ici un historiographe habile.

Lecor s’inclina.

--D’autre part, nous saurons infliger au principal coupable une punition
à la mesure du crime, celle que vous lui auriez infligée vous-même, si
vous n’étiez pas, en grande majorité, des prévaricateurs... Assis,
messieurs.

Tous obéirent, comme des automates de Vaucanson.

--Ce diable d’homme a bien du talent, murmura M. Marin à ses voisins; on
ne saurait être plus clair!

Gaspard reprit:

--M. le juge Cocarel est là?... Je le reconnais.

--Je suis là, fit une voix.

--J’espérais que votre fils vous aurait accompagné, monsieur. C’est lui
le principal accusé; lui, le meurtrier de Teisseire; lui qui fut
l’organisateur d’un tribunal pour rire, qui a fini par être un tribunal
de deuil, ce qui nous autorise à être, ce soir, à notre tour, un
tribunal de rire et de mort. Messieurs, voulant respecter autant que
possible les formes qui vous sont chères, nous avons désigné un avocat
qui, d’office, en l’absence de l’accusé, le défendra, comme il se doit.

A ce moment, un coup de feu retentit assez proche, et aussitôt un homme
accourut:

--Des deux officiers de dragons que nous avions faits prisonniers, le
plus jeune vient de se brûler la cervelle.

--Debout, messieurs! commanda rudement Gaspard.

Tous se levèrent, dominés.

--Découvrez-vous, messieurs! dit Gaspard, se découvrant lui-même; c’est
pour vous que meurt cet homme; et c’est là encore une conséquence du
crime des Cocarel.

Gaspard remarqua que dom Pablo se signait furtivement et que ses lèvres
remuaient comme pour une prière.

Sanplan, en présence de tout ce cérémonial, se sentit ému:

--Sacré Gaspard! murmura-t-il.

--Nous honorons la loyauté partout, dit Gaspard. Reprenez vos sièges,
messieurs...

Les parlementaires obéirent.

--L’avocat Jean Lecor, qui présentera tout à l’heure votre défense, a
été chargé par nous de plaider d’abord pour l’accusé Séraphin Cocarel;
ensuite, le Parlement aura à s’expliquer lui-même; mais, avant tout,
reconnaissez-vous,--oui ou non, messieurs,--que, tel jour, à telle
heure, Séraphin Cocarel, ayant organisé une parodie de jugement, fit
pendre réellement le paysan Teisseire?

--Que servirait de nier un fait qui est aujourd’hui de notoriété
publique? dit Marin nettement.

--Avocat, prononça Gaspard, vous avez la parole sur l’affaire Cocarel.

Lecor se leva, fit quelques effets de manche, et parla comme il suit:

--Par une belle nuit d’été, aux environs d’Aix, des jeunes gens, fils et
neveux de parlementaires, reviennent d’une partie de campagne. Des
valets, porteurs de flambeaux, précèdent leur marche chancelante, car
ils sont ivres à moitié. Des femmes, jeunes, des femmes de qualité, mais
un peu troublées par les fumées d’un repas arrosé de vins généreux, font
partie de la troupe joyeuse...

«Aux abords de la ville, on s’assied en cercle. Comment se résigner à
rentrer chez soi, à se retrouver chacun seul devant sa chandelle et son
lit, avant de s’amuser, quelques instants encore, en si aimable
compagnie?... Or, voilà qu’un paysan passe par là, sur son âne, quittant
la ville où il a terminé tard ses affaires; il rentre paisiblement chez
lui... Une idée traverse le cerveau nuageux de M. Séraphin Cocarel, fils
du juge ici présent.

«--Brave homme, dit-il au paysan, si tu consens à t’égayer avec nous,
nous te donnerons un bel écu tout neuf.

«--A quel jeu jouez-vous? dit l’homme.

«--Nous allons jouer au Parlement, et imiter une des séances de ce haut
tribunal.

«L’homme accepte. Alors, s’improvisant avocat général, Séraphin Cocarel
l’accuse plaisamment d’un crime imaginaire. Et, plaisamment aussi, le
tribunal le condamne à mort. On feint de le pendre au moyen du licol de
son âne, avec l’aide des valets qui font office de bourreaux; et--comme
l’excitation du jeu... et l’ivresse... troublent le cerveau des
bourreaux et aussi celui des juges,--on poussera la plaisanterie à ses
extrêmes et inattendues limites. L’homme s’est prêté à badinage pour
gagner comiquement son écu... mais le voilà tout à coup bien
tragiquement pendu; il est mort. Tel est, messieurs, le fait abominable.
Ce que j’en pense personnellement--il n’importe guère; j’entends me
mettre, pour les défendre, dans la disposition d’esprit des meurtriers à
demi-involontaires. Ils sont gais, je le répète; passablement ivres,
excités par les rires et applaudissements des femmes. Ils sont
gentilshommes, fiers de leurs noms,--les vôtres, messieurs, puisqu’ils
sont vos fils et neveux; ils sont d’une race au-dessus du commun, et à
peu près sûrs de l’impunité que vous leur réservez. Voilà les causes de
leur acte; voilà leur excuse, et pourquoi vous êtes responsables du
crime de vos fils et de vos neveux. Le pendu, qu’est-il? un rustre, un
manant, un vilain qui gratte la terre avec ses ongles, et que, vous,
Parlement, vous méprisez et, à l’occasion, rançonnez. Un rustre qui
rompt la terre dure, un roturier, qu’est cela? Est-ce que cela compte?
Ce rustre, qui le défendra jamais? Qui le plaindra? Qui le pleurera?
S’il a un fils, ce sera un rustre comme lui, race négligeable et
méprisable. Ses ancêtres (car les rustres en ont aussi, mais d’infimes)
ses ancêtres, parlant des puissants tels que vous, chantaient:

    Nous sommes hommes comme ils sont,
    Comme eux nous souffrons et mourons;

mais, chansons que tout cela! et,--je suis de votre avis, messieurs,--la
mort de ce ciron ne vaut pas tant de tapage. Ce crime est une
peccadille, puisqu’il a un moment distrait de belles dames dont l’une
pourtant, à l’heure même où je parle, prosterne son repentir sur les
dalles de l’église des Dominicains, à Aix; chaque soir, qui veut peut
l’entendre crier sa douleur. Et cependant ce crime ne saurait être
appelé crime, vu l’importance sociale des assassins et l’insignifiance
du pendu! Je conclus donc à l’acquittement de Séraphin Cocarel.

Un silence pénible accueillit la fin de ce discours.

--Voilà, dit des Saquettes, la plus perfide des plaidoiries.

--Quelqu’un de vous a-t-il quelque chose à ajouter? demanda Gaspard.

Le juge Cocarel déclara:

--Ces jeunes gens, parmi lesquels se trouvait mon fils, ne savaient plus
ce qu’ils faisaient. C’est à juste raison qu’on leur accorde l’excuse
définitive. L’ivresse, à elle seule, est une excuse.

--En ce cas, dit Sanplan, c’est-à-dire si ce genre d’excuse est admis
par le tribunal, qu’on nous apporte promptement du vin et du meilleur!
Une fois ivres, nous vous pendrons, assurés d’être, par vous-mêmes,
excusés d’avance... Je demande la mort du coupable!

La stupeur et aussi le sentiment de leur impuissance, rendirent muets
les parlementaires; ils se taisaient devant la force en armes.

Et puis leur confrère, l’avocat général des Saquettes, dont ils
connaissaient le sérieux et l’énergie, venait de passer un mot d’ordre:

«Patientez; attendez la fin que je leur prépare;... Nous allons être
secourus.»

--On pourrait du moins se ranger, dit timidement La Trébourine, au parti
de l’indulgence?

--Opinons, messieurs, à mains levées; la main levée demande la mort.

--Les mains de tous les bandits se levèrent.

--En conséquence, prononça Gaspard, Séraphin Cocarel est condamné, par
contumace, à être pendu. Nous y pourvoirons.

Il se fit une vive agitation parmi les robes rouges.

Sanplan se mit debout:

--Voici ce que j’ai à dire, en ma qualité temporaire d’avocat général:
Séraphin Cocarel, dont le compte est réglé, a voulu acheter la
conscience du fils de Teisseire et son silence. Il lui a fait offrir une
somme considérable. Le fils de Teisseire a refusé le prix du sang. Donc
Cocarel s’est avoué coupable. Et maintenant, à votre tour, messieurs.
J’accuse le Parlement d’avoir manqué à ses devoirs en corrompant les
témoins du crime. Ces témoins, nous les connaissons et vous les
connaissez. On les surprit, assistant d’assez près, dans l’ombre, au
supplice de Teisseire. Le crime eut ainsi pour témoins deux hommes et
une femme. Et ce qui prouve que Séraphin--j’aime ce nom!--que Séraphin
Cocarel n’était point aussi inconscient de son acte qu’on voudrait nous
le faire croire, c’est qu’il eut la présence d’esprit de suivre les
dangereux témoins chez eux; puis, instruit du lieu de leur habitation,
il revint, cette nuit-là même, amenant M. son père dans leur maison, et
leur apportant, en beaux écus, la récompense de leur silence escompté.
Ne niez pas, M. Cocarel; nous avons fait notre enquête... Ne niez pas...
ou nous vous appliquerons l’estiro! Ces agissements, le Parlement les a
approuvés. Vous êtes donc accusés, tous, de prévarication. Vous avez
acheté le silence de trois témoins; ce qui signifie, messieurs, que,
selon vous, un riche homme a le droit de pendre un pauvre diable. Vous
le pensez, vous n’oseriez pourtant pas le soutenir. C’est que, vous
aussi, vous êtes conscients du forfait commis par Cocarel et de celui
que vous avez commis vous-mêmes en innocentant le coupable.

Lecor se leva:

--On ne peut, dit-il, contraindre un juge à condamner un accusé qui est
un membre de la famille; et nous l’avons bien vu quand monsieur le
président Marin, poursuivi, à sa demande, pour avoir tué un âne, vous
récusa tous, comme parents de la victime!

Lecor se rassit.

Mais personne ne souriait plus et personne ne soufflait mot.

La comédie, décidément, tournait au drame.




CHAPITRE XXVI

Gaspard, en prononçant son réquisitoire contre le Parlement, n’échappe
pas à ce défaut, chéri des orateurs, qui consiste à être prolixe, tandis
que Sanplan, au contraire, motive l’arrêt com-pen-di-eu-se-ment.


Quelque chose de plus haut que la raillerie annoncée par Gaspard,
commençait d’apparaître derrière la galégeade.

--Moi, maintenant, dit Gaspard, j’élèverai le débat, messieurs... C’est
votre juridiction, vos lois, vos procédures et vos procédés, qui sont
mauvais et qu’on peut dire scélérats. Le peuple en a assez. Il demande
d’abord l’abolition de la torture préalable et des tortures pénales...
Qu’en pensez-vous, vous, monsieur Marin?

--Je pense, répliqua paisiblement M. Marin, de la façon que pensait
notre grand aïeul Montaigne, à savoir que nulle justice humaine ne
saurait être parfaite. D’un pied ou de l’autre, dame justice boitera
toujours.

--J’entends, reprit Gaspard. Il y a parmi vous des hommes dont l’équité
ne saurait être mise en doute, et cependant les meilleurs d’entre eux ne
croient pas que la justice vraie soit réalisable... Faites-la donc, et
vous y croirez! mais, messieurs, je vous ai assemblés pour vous faire
entendre que nous ne nous sommes pas dressés seulement, en braves gens
irrités, contre le crime particulier qui vous est reproché, celui
d’avoir accordé l’impunité aux assassins de Teisseire, c’est-à-dire à
vos fils et neveux.

«Nous ne sommes pas seulement des parties mécontentes d’un arrêt. Nous
sommes des insurgents qui ont assez de votre institution, parce qu’elle
s’est prostituée à la politique et parce que vos privilèges sont votre
seul souci. Nous faisons le procès aux Parlements de France. A toutes
les époques, vous fûtes les lâches exécuteurs de quelque grande
injustice sciemment commise. Vous avez spolié et brûlé les Templiers.
Vous avez été les alliés des inquisiteurs féroces. Vous deviez être la
protection du peuple; vous êtes devenus son péril, son fléau! La
_question_, l’_ordinaire_ et l’_extraordinaire_, sont entre vos mains
une force plus diabolique que la prétendue puissance des sorciers et des
sorcières. Il se passe dans vos chambres de torture des horreurs telles
que le démon en personne n’aurait pu en imaginer de pires![16]

  [16] Voici comment, à Aix, se donnait quelquefois la question.

    On infligeait à l’accusé le supplice de l’_estiro_.

    Le patient était élevé et suspendu aux solives du plafond, au moyen
    de cordelettes qui entouraient ses poignets et qui étaient destinées
    à se rompre bientôt sous son poids. Elles se rompaient en effet, vu
    leur fragilité calculée; et le misérable retombait lourdement sur
    les dalles; et on le hissait de nouveau pour le laisser de même
    retomber à plusieurs reprises. On finissait par lui attacher aux
    pieds de lourds pavés. Les cordelettes qui pendaient du plafond
    étaient alors remplacées par des cordes solides; et de nouveau, au
    moyen de poulies, on élevait au plafond le patient, dont les poids
    terribles, attachés à ses pieds, _étiraient_ le corps jusqu’à le
    disloquer. De là le nom provençal de ce supplice: l’_estiro_. Il fut
    appliqué à Gaufridy qui résista longtemps... Souvent l’innocent
    finissait par s’avouer criminel; et quelquefois c’était afin d’y
    gagner seulement quelques instants de repos!...

    Et il existe des gens pour nier que, malgré tout, les temps actuels
    soient meilleurs! il est vrai qu’il y a encore des guerres... La
    guerre, cette horrible folie, passera comme d’autres.

A des murmures, Gaspard répondit: «Mes mains à moi sont pures de sang»;
et continua:

--N’est-ce pas vous, Parlement d’Aix, qui, malgré le cri de quelques
hommes de raison, avez fait un martyr de ce pauvre niais de
Gaufridy[17], accusé de sorcellerie par une fille malade, folle de son
corps? Et, plus tard, fut-il, oui ou non, membre d’un Parlement, cet
horrible Laubardemont qui, s’étant chargé de martyriser Urbain
Grandier[18], lui fit présenter à baiser un crucifix de fer rougi au
feu, afin de prouver que cet innocent, étant repoussé par Dieu lui-même,
méritait le bûcher? N’est-ce pas ce même Laubardemont qui fit condamner
à mort les plus purs représentants de la raison et de la justice,
c’est-à-dire Cinq-Mars, coupable surtout d’avoir percé à jour la
scélératesse des juges, et de Thou, coupable d’être son ami? Eh oui,
messieurs, ce Laubardemont est un de vos illustres ancêtres! c’est un de
vos procureurs généraux! et il est digne de ce titre, puisque, sachant
innocent son accusé, il employa tous les moyens propres à lui donner
l’apparence d’un monstre vendu au démon, tandis que le monstre vendu au
démon, c’était au contraire lui, le juge! Ce renversement voulu des
situations est véritablement infernal. Croire aux sorciers serait, à la
rigueur, excusable de votre part; ce ne serait que sottise; mais
inventer, fabriquer de faux sorciers, afin de les brûler
cérémonieusement, triomphalement,--dites vous-même, en votre âme et
conscience, si ce n’est point là le plus abominable, le plus inexpiable
des forfaits? Et pourquoi cela fut-il accompli? Pour cette raison,
n’est-ce pas, qu’il faut terroriser pour régner.

  [17] _Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle. L’abbé Gaufridy
    et Madeleine de Demandolx_ (d’après des documents inédits), par Jean
    LORÉDAN, Perrin édit. Gaufridy fut brûlé en 1611.

  [18] Urbain Grandier fut brûlé vif à Loudun, en 1634.

M. des Saquettes s’écria:

--Nous serions responsables d’un si lointain passé! Est-ce là votre
justice?

--Je dis, messieurs, qu’éclairés par le procès d’un Urbain Grandier, vos
Parlements auraient dû comprendre, depuis plus d’un siècle, que les
démons, les Belzébut, Astaroth et leurs confrères, habitent les juges et
non les sorciers! Je dis encore qu’un autre Parlement, celui de Rouen, a
commis un acte démoniaque, dans l’affaire de Louviers, quand il a
ordonné que l’abbé Boullé fût brûlé,--étant lié au cadavre d’un autre
prêtre! Je dis que vous êtes à la fois des tortionnaires dignes de la
hart! et des sots, dignes de la risée publique!

La parole de Gaspard tombait maintenant dans un silence d’anxiété.
L’étrangeté de leur situation n’occupait plus l’esprit des
parlementaires. Le décor dans lequel se passait cette scène était
oublié. Il n’y avait plus de paradoxale comédie, mais seulement une
poignante réalité morale. De plus, habitués, par profession, à entendre
d’habiles discours, les juges se prenaient à trouver habile leur
accusateur... Gaspard se rendit compte de ce qui se passait dans leur
esprit; et, s’étant interrompu durant quelques minutes, il reprit:

--Messieurs du Parlement, vous vous étonnez de m’entendre parler
raisonnablement? Vous pensiez être les prisonniers d’un voleur; et vous
vous trouvez en présence d’un magistrat, de cœur et de bon sens
populaires, et qui prétend vous juger sans haine! Vous vous supposiez en
présence d’un ignorant, et vous comparaissez devant un homme qui a
beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qui a une excellente, une terrible
mémoire... Je me souviens par exemple de cette parole de d’Aguesseau:
«Le magistrat qui n’est pas un héros n’est pas même homme de bien».

Un murmure se fit, d’inquiétude à la fois et d’étonnement.

--Je dis, messieurs du Parlement, que, à la rigueur, peut-être
auriez-vous été excusables de croire aux maléfices des sorciers. Cette
sottise, vu l’étroitesse de votre esprit, vous était permise; mais ce
qui, du moins, ne vous était et n’est point permis à vous juristes, à
vous savants, à vous philosophes, c’est de croire à l’efficacité du
hideux et stupide moyen d’instruction juridique appelé la torture.

Lecor se leva:

--Je me permettrai de faire remarquer aux accusés que mon illustre
confrère, M. de Molière, a montré et démontré qu’on fait aisément, avec
des coups de bâton, d’un Sganarelle ignorant un médecin remarquable.
C’est ainsi que, par la torture, on amène un innocent à se proclamer
coupable.

Lecor se rassit; et Gaspard reprit:

--Oui! et il n’est pas admissible qu’en toute occasion vous ayez pu
croire à la sincérité d’aveux arrachés par la cruauté obstinée de vos
bourreaux! il n’est pas admissible que vous n’ayez pas compris que, pour
avoir un instant de paix avant le repos dans la mort, vos martyrs
mentaient souvent contre eux-mêmes, et que leur mensonge était votre
œuvre! Voilà ce qui ne peut vous être pardonné, car il est des sottises,
des incapacités, des aveuglements, qui, par leurs conséquences,
équivalent à des crimes! Quand on est au-dessous de sa mission, on n’a
pas le droit d’en garder l’honneur et les privilèges... Oh! je sais
qu’en parlant ainsi, je m’expose à subir tôt ou tard, aggravée pour moi,
cette torture que je dénonce comme le pire des crimes commis par vos
lois; et déjà vous vous demandez si les tourments me feront avouer que
j’ai des complices, et crier leurs noms. Eh bien, messieurs, ces noms,
je vous les dirai, sans qu’il soit besoin de m’appliquer la question
préalable. Mes complices, ligués contre vos lois, je les avoue
hautement: ils s’appellent Turgot, Voltaire, Beccaria... Ils se nomment
encore Bon Sens et Raison; et enfin, ils se nomment Jésus-Christ et
Charité!... Je n’ai entrepris d’être un bandit, je ne me suis jeté hors
la loi, que pour arriver à ce moment où nous voici, le moment de
proclamer deux choses: votre incapacité par sottise et votre indignité
par prévarication. Vous vous demandez encore avec insistance où je puise
mes assurances? Eh, messieurs, en des bibliothèques où, mieux que moi,
vous étiez à même de vous instruire. Ouvrez, par exemple, le livre du
docteur en théologie, Honoré Bouche![19]... Vous y apprendrez qu’en sa
jeunesse il avait vu, de ses yeux vu, brûler le pauvre Louis Gaufridy;
or, dans ce livre qui porte la date de 1664, il réprouve, il condamne
l’affreuse condamnation; cette condamnation est pour lui, dit-il,
«_imposture--illusion--aveuglement d’esprit_». Il y a donc, messieurs,
cent vingt années que cet historien parlait comme je le fais; et je n’ai
eu qu’à ouvrir son livre pour être éclairé... Quand vous n’êtes pas des
imposteurs, vous êtes des sots.

  [19] _Histoire de Provence_, par Honoré BOUCHE, docteur en théologie,
    Aix, 1664.

On entendit un rire clair. Marin, riant, murmurait:

--Cela peut se soutenir.

--N’est-ce pas, monsieur Marin?... Une assemblée telle que la vôtre,
messieurs, aurait dû être un foyer de lumières; vos arrêts devraient
être des leçons d’équité et de sens commun, des enseignements pour les
peuples, des leçons de sagesse, des assurances de sécurité; des exemples
de répression sans doute, mais aussi de bienveillance. Vous aviez
pourtant reçu des conseils de l’un des vôtres, de ce Montaigne qui a
écrit, tout en approuvant la peine de mort comme défense sociale: _tout
ce qui est au delà est cruauté; tout ce qui impose une souffrance
inutile est contraire à la vraie morale._ La torture, depuis longtemps,
aurait dû par vous être dénoncée comme un moyen scélérat autant
qu’absurde. Bien au contraire, elle vous a toujours paru un procédé
efficace par excellence, et respectable; et cela seul vous marque comme
indignes de parler au nom des lois humaines et divines. Vous dites:
«Nous ne sommes pas responsables du passé.» Pourquoi non? Je conviens
toutefois que vos crimes d’aujourd’hui sont moins effroyables que ceux
de jadis; mais, quand elle vient d’un juge, la moindre offense à la
justice égale son auteur au pire des criminels. Je dis que la justice
même est alors frappée; je dis que la justice se meurt de la moindre des
offenses, quand l’offenseur est le juge, le faux docteur de la loi!
Continuez à parcourir avec moi vos annales, messieurs; j’y trouve, après
les pages de l’horreur, celles du ridicule. N’est-ce pas dans votre
ville d’Aix (car elle est à vous, cette ville: vous y occupez toute la
place!), n’est-ce pas à Aix, dans le temps du bon Henri IV, qu’un
mécanicien, habile homme en son métier, vint montrer au peuple un
automate qui jouait innocemment de la flûte? Le peuple ignorant cria au
sortilège et brisa la machine... Vos prédécesseurs se sont-ils élevés
contre un acte si incroyable? Non, ils flattèrent l’erreur populaire, et
l’habile ouvrier fut sacrifié, dans la ville du Parlement! Pouvons-nous
croire que les Parlementaires ne surent pas distinguer une machine
savante d’un engin de sorcellerie? une poupée d’un envoyé de Satan?
Qu’ont-ils fait pour éclairer le peuple en cette occasion? rien; ils
n’éclairaient le peuple qu’à la clarté des bûchers où ils faisaient
brûler des hommes--et des livres! et ils étaient des hommes de loi, eux,
plus instruits que leurs dédaigneux confrères, les autres nobles... Je
vous accuse, messieurs, d’entretenir dans les peuples des superstitions
grotesques qui assurent provisoirement votre règne... Quand donc vous
apercevrez-vous que vous le faites détester? Et il y a plus comique que
cette tragédie bouffonne de l’automate. Un jour de 1611, on lisait au
Parlement d’Aix la procédure qui incriminait Gaufridy. On y assurait que
le malheureux n’avait qu’à se frotter d’une huile magique pour être
transporté au sabbat; et qu’après le sabbat il rentrait chez lui par la
cheminée. On en était là de la lecture, et les juges écoutaient
gravement ces imbécillités, lorsqu’un bruit étrange se fit dans la
cheminée de la salle. Tout à coup, apparaît, sous le manteau de cette
cheminée, une grande figure noire, une ténébreuse forme humaine qui,
secouant la tête, faisait voler, autour de soi, un puant nuage obscur.
Messieurs du Parlement, effrayés, prirent la fuite... croyant avoir vu
l’ange des ténèbres!... Et quand ils revinrent à eux, dûment informés,
ils furent forcés de reconnaître que le diable était un ramoneur! Après
avoir ramoné une cheminée, celle de la _Cour des Comptes_, qui
communiquait avec celle de la Tournelle, ce très pauvre diable s’était
mépris et était descendu dans la Chambre du Parlement[20]... Riez, riez,
messieurs, mais ceci vous condamne! L’aventure de ce noir ramoneur eût
été, pour des juges moins sots, un trait de lumière! Ainsi, vous qui
devriez être nos lumières mêmes, nos guides, vous êtes des aveugles!
Vous devriez être, tous, des exemples de probité, et beaucoup d’entre
vous sont des hommes à vendre, vous n’achetez plus vos charges, mais
vous vous laissez acheter vous-mêmes... Je n’en finirais pas, si je
voulais rappeler tous vos titres à la potence. Y a-t-il bien
longtemps?...--non, ma foi, c’était en 1774, il y a dix ans!--que
Beaumarchais (un auteur comique aux pièces duquel vous riez volontiers),
ayant à soutenir un procès contre un grand seigneur, offrit à la femme
du conseiller Goëzman, une somme qu’elle lui devait rendre honnêtement,
s’il n’obtenait pas gain de cause? Il perdit son procès, mais le couple
Goëzman prétendit pouvoir s’approprier une partie de la somme; et, parce
que le juge s’était vendu, le pauvre auteur fut blâmé solennellement, et
ses mémoires condamnés au feu! Seulement, Paris, la France, l’Europe,
acclamèrent l’auteur comique et honnirent le Parlement.

  [20] _Histoire de Provence_, par P. PAPON, docteur en théologie, t.
    VI, p. 430-431.

--Instruisez-vous, messieurs, dit Marin, se tournant, gouailleur, vers
ses confrères.

Cette apostrophe de Marin à ses collègues provoqua un tumulte. De hauts
cris s’élevèrent parmi des murmures. Ce fut un brouhaha de révolte.
Marin riait toujours:

--Monsieur Gaspard, dit-il, nous vous écouterons jusqu’au bout. La
patience est une vertu de notre profession.

--Et si vos collègues l’oubliaient, répliqua Gaspard, nous sommes gens à
la leur rappeler énergiquement.

Il désignait du doigt les bandits rangés derrière lui, escopette au
poing.

Le silence se rétablit.

Le marquis des Saquettes, incapable de se contenir plus longtemps, cria:

--C’est assez! assez de palinodies, de déclamations. C’est assez de
phrases! Je ne suis pas chargé, moi, Parlement, de discuter les lois
établies, mais seulement de les appliquer.

--Soit, répliqua Gaspard; mais vous vous gardez bien de les appliquer,
quand vous les redoutez pour vos fils. Les cruautés de vos lois
vieillies sont bonnes seulement pour nous, petites gens... Eh bien, nous
voici enfin dressés contre vous,--en justiciers, pour venger
l’assassinat de Teisseire, dont vous êtes responsables, car jamais vos
fils et neveux, qui ont pendu ce malheureux, ne seraient allés, même
étant ivres, au bout de leur criminelle folie, s’ils n’avaient pas eu en
habitude de considérer la puissance des Parlements comme intangible et
le Parlement comme au-dessus des lois qu’il a la charge de faire
respecter; et c’est pourquoi, aujourd’hui, les justiciers, c’est nous.

Des Saquettes se leva pour une cinglante réplique qu’il prononça comme
un arrêt:

--Des justiciers, vous?... Vous ne représentez que la haine et la
vengeance. Vous êtes la lie du peuple, le rebut des fanges populaires.

--J’admire votre énergie et votre courage, monsieur; mais votre cause
est mauvaise--et nous vous le ferons bien voir... Suis-je le seul à vous
condamner? non; et il me suffira de répéter, pour être compris de vous,
le nom de Beccaria; je l’ai lu, je le sais par cœur; je sais qu’en
appeler à votre justice, c’est vouloir son propre malheur... Un accusé
honnête homme, atteint par un simple soupçon, est un homme perdu. A
peine est-il amené dans ce qu’on a nommé l’antre de Thémis, que, poussé
par vos mains, il disparaît dans une trappe. Ce piège a un nom; il
s’appelle le secret. L’homme y tombe, éperdu, sans secours d’aucune
sorte; dès lors, aucun intermédiaire, aucun témoin entre lui et vous.
Vous le possédez. Vous êtes les maîtres de son honneur, de son
innocence, de sa vie. Dans vos lois, tout est contre lui, rien pour lui.
Dès qu’un homme est accusé (et l’accusation de la part d’un traître ou
d’un fou est toujours possible), vous lui refusez tout, implacablement:
témoins, conseils, estime! Et vous ignorez encore s’il n’est pas la
déplorable victime du fou, du traître--ou de l’erreur!... Pour vous, une
simple apparence prend valeur de réalité; un simple indice est une
preuve; le mensonge effronté vous apporte la triste certitude que vous
désirez, car vous désirez que l’innocent soit coupable, ne fût-ce que
pour établir que vous ne vous trompez jamais dans vos présomptions...
L’esprit joyeux d’un libelle sans grande malice, mène son auteur...

--Au bagne! acheva Sanplan.

--Il vous faut des coupables, car si vous n’en aviez plus, vous ne
seriez plus couverts d’honneurs, de titres et de robes écarlates! et
c’est pourquoi il vous suffit d’avoir des accusés: vous vous chargez
d’en faire des coupables. Un malheureux se trouve-t-il possesseur d’un
objet volé, vous concluez qu’il est le voleur; l’achat de bonne foi
devient l’acte d’un recéleur; a-t-on subi le vol? on a fraudé soi-même!
L’amitié favorable à l’accusé, c’est l’évidente complicité. La grossesse
qu’une pauvre fille a cachée, par pure et respectable honte, établira
l’infanticide à vos yeux; un accident est-il évident? il y a eu meurtre
quand même; la colique est l’effet certain d’un poison: le suicide avéré
vous fait découvrir un assassin... Et chaque jour, suppliciée par vos
mains, l’innocence, sur les chevalets, les ongles arrachés, les pieds
broyés, saignante par tous les membres, vomit sur vous son sang, parmi
les faux aveux que lui arrache la torture; et c’est de ce sang-là que
vos robes sont rouges.

A ce mot, toutes les robes rouges, comme si elles allaient se ruer sur
l’insulteur, se levèrent dans un élan de fureur et firent un pas en
avant; mais elles réfléchirent à l’inutilité et au danger de la révolte,
et la vague rouge s’immobilisa.

La violence, l’emportement de l’orateur stupéfiaient les juges, bons
connaisseurs en fait d’éloquence meurtrière.

Gaspard conclut:

--Et lorsqu’un condamné parvient, trop tard hélas! à se prouver
innocent, votre infâme honneur veut que vous étouffiez ses cris, pour
soutenir votre prestige! Eh bien, votre prestige tombe aujourd’hui. Moi
révolté; moi, bandit, je l’abats ici, en ce jour, en appelant l’heure
d’une plus entière et plus éclatante justice!

L’assemblée était, depuis le commencement de cette scène extraordinaire,
sous une impression double, tout à fait singulière. Se sentant parfois
brimée, «gabée», elle inclinait à rire; et aussitôt, sentant, sous la
brimade, la grande menace réelle, elle éprouvait une angoisse. La scène
était, en effet, souverainement bouffonne et tragique tout ensemble. Et
c’est bien là ce qu’avait voulu Gaspard.

M. Marin, seul, échappait à ce va-et-vient d’impressions contraires.
C’est qu’il comprenait merveilleusement son adversaire, ses intentions
de guerre frondeuse, la mordante élégance de son ironie, aussi bien que
sa magnanimité. Et, du reste, si tout devait aboutir à une conclusion
tragique, Marin était homme à saluer de la main, avec une familiarité
gouailleuse, la mort elle-même.

Quant à M. le procureur général, des Saquettes, celui-là prenait
toujours tout au sérieux, sans nuances. Héroïquement solennel,
incapable, en tout temps, de rire d’une gaminerie, d’un bon mot, il
incarnait la noblesse de robe, suffisante et gourmée, au point qu’on ne
pouvait imaginer sa haute figure dépouillée de son costume d’apparat.
Marin lui avait dit parfois: «N’êtes-vous donc jamais en chemise, même
la nuit?» Jamais cet homme-là n’avait souri. Il était né pompeux et
comme gonflé de la majesté parlementaire. Avec cela d’un courage
cornélien, lequel, ignorant la crainte, n’avait jamais eu à la dominer.
Ce Cornélien reprochait à Corneille de s’être compromis en collaborant
un jour avec Molière. En résumé, beau caractère, tout d’une pièce, et
qui se réclamait souvent de M. Mathieu Molé.

Lorsqu’un tel homme entendit Gaspard s’écrier: «Votre prestige tombe
aujourd’hui», il tressaillit tout entier, comme un édifice ébranlé par
un tremblement de terre.

Toutefois, il parvint à maîtriser son émotion. Il attendait l’événement
qu’il avait préparé à l’insu de ses collègues, et qui pouvait les
sauver... Pour le moment, il se contenta de dire:

--Nos personnes sont entre vos mains, mais nos traditions, monsieur,
sont au-dessus de vos atteintes.

--La tradition des Parlements? Osez-vous l’invoquer? Oui, vous aviez à
l’origine, messieurs, le beau privilège de présenter à nos rois des
remontrances et des conseils. Ce droit, vos ambitions l’ont perdu; vos
complaisances ont vainement essayé de reconquérir vos privilèges; et
vous avez fini par être les ennemis des rois et les ennemis des peuples.
Vous n’êtes qu’une justice vénale--dont la justice ne veut plus.

Gaspard, qui avait parlé tête nue, se couvrit et s’assit.

Sanplan se leva:

--Messieurs, nous étant constitués ici en Haute-Cour, pour vous juger,
nous n’avons pas omis de nous faire assister par un Évangéliste. Je prie
notre président Gaspard de lui donner la parole.

Gaspard acquiesça d’un geste.

Dom Pablo se leva, roide, dans sa robe de religieux:

--Nous devons, messieurs, établir fortement, à vos yeux, notre droit à
nous constituer en juges de votre institution et de vos personnes. Ce
droit, à la fois politique et religieux, vous ne le contesterez plus
quand je vous aurai rappelé une vénérable proposition émise autrefois
par la faculté théologique de Sorbonne. Cette proposition dit, comme
vous pouvez vous en assurer en consultant les archives sorboniques; je
cite: «Il est permis au peuple de désobéir aux magistrats... et de les
pendre[21].»

  [21] Citée par Alfred de Vigny, en ces termes: «La faculté théologique
    de la Sorbonne... sanctionna autrefois même les _hauts-gourdiers_ et
    les _sorgueurs_... Il est permis au peuple de désobéir aux
    magistrats et de les pendre.» _Cinq-Mars_, Charpentier éditeur,
    1842, p. 337.

Ayant dit, le moine se rassit avec gravité, salué par une immense
clameur de haro.

Il s’inclina légèrement, comme un acteur applaudi en scène.

Alors Sanplan, se levant de nouveau:

--En conséquence, Messieurs du Parlement, pour vous livrer, dans les
siècles des siècles, à la risée de la bonne ville d’Aix et de tout le
pays de Provence, vous allez être pendus... en effigie.

Deux hommes apportaient un grand mannequin vêtu d’une robe rouge, par
dessus laquelle passait un large ruban en sautoir. Ce ruban portait,
écrit en grosses capitales, ce mot: PARLEMENT.

A cette vue, debout, très pâle, beau d’une colère maîtrisée, M. des
Saquettes prit la parole avec son autorité coutumière, qui imposait à
tous:

--Monsieur Bouis, votre partialité est criante... et, par-dessus tout,
il est intolérable que vous meniez jusqu’au bout notre procès comme une
plaisanterie qui serait indigne même de la verve d’un Antonius Aréna.
Celui-là fut des nôtres, et il eût refusé de vous trouver plaisant.

--Et pourquoi non? interrompit Marin. M. Gaspard a voulu s’égayer à nos
dépens. Ayons l’esprit de sourire; je n’y verrai pour ma part que des
avantages. Il convient de ne pas oublier, mon cher des Saquettes, que M.
Gaspard n’est point magistrat de carrière; et, en vérité, pour un
profane, il ne s’en tire pas trop mal. Pourquoi lui reprocher de vous
rendre amusante une situation qui, par elle-même, ne vous serait que
pénible? Il est partial, c’est entendu; et il veut oublier que nos
Parlements ont eu leurs moments de véritable grandeur morale; mais
songez, je vous prie, qu’il a pris devant nous le rôle d’accusateur,--un
rôle dont vous connaissez les finesses... Y fûtes-vous toujours
impartial? Ne consiste-t-il pas trop souvent, à négliger les mérites de
l’accusé pour ne jeter de lumière que sur ses fautes?... La gaîté est
partout de mise. Songez, mon cher collègue, que, dans le temple même des
Muses, c’est-à-dire au sein de notre royale Académie, l’ironie va
fréquemment jusqu’à fort amuser les malins aux dépens du confrère
nouveau venu. On y sait l’art de rendre plus piquant un éloge même, au
moyen d’une scintillante goutte de vinaigre doré. Or, réfléchissez que
si nous sommes venus ici, contraints et forcés, ce ne fut pas pour y
entendre notre panégyrique... loin de là!--Vous vous plaignez que M.
Gaspard s’exprime en toute franchise et avec passion? Vous n’êtes pas
raisonnable. C’est avec lui qu’est la raison. Et j’aime assez sa
manière... Amicus Plato... croyez-moi, des Saquettes, ne soyez pas trop
sérieux. Ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’afficher par avance vos
prétentions à être admis parmi ces quarante qui ont de l’esprit comme
quatre. Évoquez, de grâce, l’ombre de Piron,--qui ne fut rien; et, ma
foi,... allez vous asseoir!

--Monsieur Marin, dit Gaspard, laissons parler M. des Saquettes. Il faut
que la défense soit libre pour que l’arrêt soit sans reproche.

Alors, des Saquettes se tournant vers Marin:

--Monsieur le président, dit-il, je ferai mon devoir jusqu’au bout.

Et, ce disant, il ne s’apercevait plus qu’il était en pleine forêt,
devant un aréopage de bandits. Il poursuivit donc:

--Je fais observer à M. Gaspard Bouis qu’il s’achemine délibérément vers
une mort infamante. Je n’hésite pas à la lui promettre, parce qu’il
usurpe des droits qui sont au seul Parlement. Je répète que ses attaques
partiales faussent toute vérité. Je ne lui ferai pas l’honneur
d’établir, en réponse à sa diatribe de bas pamphlétaire, le bilan des
gloires parlementaires. L’histoire est là, qui burinera nos grandeurs et
saura dire de quelle utilité nous fûmes dans l’État, malgré des
défaillances individuelles que je déplore--mais quelle institution
humaine peut se dire parfaite? Ce que j’ai le devoir de réclamer ici, au
péril de ma vie, c’est, de la part de bandits, destinés à subir, un
jour, toute l’inflexible rigueur de nos lois, une attitude de déférence
devant nous qui sommes et qui serons leurs juges. Nous n’acceptons pas
l’inconvenance de leurs moqueries. S’ils veulent nos têtes, qu’ils les
prennent sur-le-champ, puisqu’ils sont--en cette minute qui passe--les
plus forts; mais qu’ils n’attendent pas que nous acceptions d’être
bafoués. Notre prestige, qu’ils prétendent abattre, j’entends le
maintenir, avec l’aide de tous mes collègues, par l’attitude de fierté
et de gravité qui, seule, nous convient. Une fois de plus les armes
devront être abaissées devant la robe... Frappez-nous donc, monsieur,
frappez-moi. Ce sera la gloire de ma vie.

Entraînés par le mouvement qui emportait l’orateur, tous les
parlementaires, y compris La Trébourine et Leteur, applaudirent.

M. des Saquettes, qui cherchait à gagner du temps, reprit avec force:

--Vous avez manqué de mesure, monsieur Bouis: si vous vous en étiez tenu
à rappeler la mort de Teisseire et les compromis dont elle fut la
malheureuse occasion, peut-être aurait-on pu trouver votre attitude
digne du rôle historique auquel vous aspirez, celui de Censeur; mais,
loin de là, vous vous êtes lancé dans des critiques générales contre les
Parlements. Je répète que nous ne vous faisons pas l’honneur d’y
répondre; nous nous contentons de vous faire observer que vous
entreprenez sur la tâche des historiens--et que vous n’êtes pas de
taille. Vous prétendez nous vouer au ridicule? Nous nous garderons bien
d’y prêter en vous suivant sur le terrain qu’il vous a plu de choisir.
Vous voulez nous traîner sur les tréteaux d’une parade foraine?
N’espérez pas y réussir. Nous vous échapperons. Vous me demandez
comment?... Je vais vous le dire.

L’orateur se tut. Et, durant quelques secondes, il pesa la décision
qu’il avait prise... non qu’il hésitât, mais il espérait toujours le
secours qu’il avait eu l’adresse d’appeler secrètement et qui n’arrivait
point. Il songea tout à coup que la déclaration qu’il allait en faire ne
prendrait toute son prix d’héroïque audace, que si, devançant
l’événement espéré, elle les mettait tous en réel danger.

--Comment nous vous échapperons? Si je n’avais pas le devoir de vous
braver, j’aurais préféré garder un dédaigneux silence. Voici, monsieur.
Quand vos gens nous ont tout à l’heure enveloppés, j’ai eu le temps
d’expédier à Aix, avec des ordres précis, un cavalier dont je connais la
fidélité et l’intelligence. Depuis ce moment, j’ai compté les minutes.
Et je vous annonce qu’avant un quart d’heure votre troupe sera attaquée
par de telles forces que vous n’y sauriez résister. Nous connaissons vos
sentiers secrets. Hâtez-vous donc, monsieur, de choisir parmi nous vos
condamnés à mort, dont il me plaira d’être; hâtez-vous, car, dans moins
d’un quart d’heure c’est vous qui serez à notre merci; hâtez-vous; nous
attendons, tête haute, le crime qui braquera contre nos poitrines vos
mousquets d’assassins. Je crois, Monsieur, qu’il n’y a plus lieu de se
moquer ici de personne. Pour vous parler ainsi, je n’ai pas eu à prendre
l’avis de mes collègues; mais je suis sûr de leur approbation, et que,
lorsqu’on attaque bassement, dans ses hautes traditions, notre corps
entier, on est assuré de trouver en lui, debout et prêt au défi, le
vieil esprit de France, le vrai... Nous attendons votre bon plaisir,
monsieur Gaspard.

Gaspard fronçait le sourcil. Des Saquettes, délibérément, avait joué
gros jeu.

Tous les parlementaires avaient relevé la tête. Beaucoup, des moins
hardis, se sentaient résolus et souriaient à leur victoire morale. Le
Parlement se replaçait trop haut pour que les Gaspard parvinssent à
l’atteindre dans sa dignité comme ils s’étaient flattés de le faire.
Leur chef sentit que le beau rôle lui échappait: il sentit que déjà sa
défaite était commencée; elle allait se consommer, à moins qu’il sût
répondre à l’héroïsme par de l’héroïsme. Dès lors, il se décida à bien
mourir, en soldat.

--Monsieur, dit-il s’adressant à M. des Saquettes, j’attends vos
troupes; et les armes sanglantes décideront entre nous. J’aurais préféré
que ma victoire sur le Parlement eût un autre caractère, et fût annoncée
à mon peuple comme un succès de comédie. Vous désirez qu’il en soit
autrement. Je ne saurais vous refuser une grâce plus dangereuse pour moi
que pour vous.

Il fit un signe. Le mannequin qui représentait le Parlement fut
précipité dans le ravin.

Les parlementaires comprirent qu’ils auraient la vie sauve. Ils avaient
cru un moment avoir devant eux la vengeance assoiffée de sang, la colère
aveugle d’un peuple ignorant; ils ne rencontraient qu’un blâme
intelligent et avertisseur. Gaspard inventait ce que notre législation
actuelle appelle le «sursis». Le Parlement connut néanmoins que, tombé
sous le coup de ces puissantes galégeades populaires, son prestige ne se
relèverait pas.




CHAPITRE XXVII

Le dernier acte du bandit gentilhomme.


Des coups de feu se firent entendre, tout proches. Et aussitôt cinq ou
six bandits surgirent du bois voisin, tout essoufflés. Parmi eux se
trouvait Bernard, pâle et le front ensanglanté.

Il expliqua que, ayant appris le danger que devait courir la troupe, il
avait voulu y prendre part. Il était arrivé trop tard,--bien après
l’escarmouche.

Au bas de la colline, des dragons apostés avaient essayé de le capturer.
Il leur avait échappé, mais un coup de feu l’avait légèrement blessé au
front.

--Plusieurs de ces soldats me suivent, dit-il. Je crains que nous soyons
cernés, car j’en ai vu un grimper par notre sentier secret.

--Et nos sentinelles?

--Prisonnières! cria un brigadier de dragons qui parut à son tour au
bord du plateau, derrière une roche.

Alors le marquis des Saquettes, s’avançant vers Gaspard:

--Tout cela est l’effet de l’ordre que j’ai eu le temps de donner au
brigadier que voilà, au moment de notre arrestation. Et nous voici en
trop grand nombre pour que vous tentiez une résistance quelconque.

Un bandit blessé se présenta à son tour:

--Les dragons gardent tous nos passages. Nous sommes cernés. On n’a plus
qu’à se rendre: c’est notre fin!

--Pas encore! gronda Gaspard qui renonçait brusquement à se montrer
généreux jusqu’au suprême sacrifice.

Et montrant les bandits qui l’entouraient et qui, obéissant à un signe
de lui, braquèrent leurs mousquets sur les parlementaires:

--Je n’ai qu’un second signe à faire, et c’est la fin d’un Parlement.

Des éclairs de colère jaillissaient de ses yeux.

--Je peux encore vous faire massacrer tous.

Marin, silencieux jusque-là, dit simplement:

--Non, monsieur: vous ne le pouvez pas.

--Qui m’en empêchera? dit Gaspard, hautain et furieux.

--L’honneur de votre nom, monsieur. Votre honneur, qui dépend de cette
minute. Vous voudrez rester le partisan. Ne redevenez pas le simple
bandit. L’Histoire vous guette. Bandit, vous l’avez été d’abord.
J’estime que vous ne l’êtes plus. Votre cause, telle que vous la plaidez
en paroles, est trop belle pour que vous la compromettiez par un acte
indigne d’elle. Composons, monsieur... Je sais--il n’importe
comment--quelles influences vous ont porté si haut. Pensez à elles.

Marin ne songeait qu’à M. de Mirabeau, mais Gaspard crut entendre la
voix même de Mme de Lizerolles. Il tressaillit. La flamme de la colère
s’éteignit dans ses yeux. Son cœur obéit.

--Monsieur le président, dit-il avec calme, je suis sûr de votre bonne
foi, à vous. Pouvez-vous m’assurer que, si je me livre, mes hommes,
tous, sans exception, obtiendront leur grâce complète?

--Je m’y emploierai du moins, et je crois pouvoir l’obtenir, avec l’aide
d’un homme que vous avez rencontré par hasard, chez une personne de ses
amies, monsieur Gaspard. En tous cas, les hommes qui vous entourent
présentement vont pouvoir s’éloigner sans être inquiétés; je m’en porte
garant.

--Bas les armes! A VOS REFUGES, TOUS! cria Gaspard.

Ce cri était un mot d’ordre, la nécessité de licencier brusquement la
bande étant une éventualité depuis longtemps prévue. Chaque homme
devait, lorsque ce cri serait poussé par le chef, chercher asile et
travail chez les nombreux affiliés de Gaspard, en des fermes et des
régions très éloignées les unes des autres. Un important banquier
gardait le trésor de la bande, comme faisait le marquis de Chaumont pour
Mandrin; et chaque bandit, en cas de licenciement, devait recevoir, par
les soins de Sanplan, sa part de la masse commune.

Gaspard ajouta:

--Sanplan, Bernard, Pablo, Lecor, écoutez-moi bien: moi parti, quand le
dernier des dragons aura quitté la place où nous sommes, vous
transmettrez mes ordres à chacun de nos hommes; ils iront tous, et vous
de même, a vos refuges! jusque-là, restez armés. Je ne me rends qu’en
échange de la promesse qu’on obtiendra votre grâce à tous. Si cette
promesse n’était point réalisée, vous saurez vous cacher, fût-ce en
passant la frontière, par les voies et moyens que je vous ai enseignés;
mais la promesse sera réalisée, parce qu’il apparaîtra de bonne
politique qu’elle le soit.

--Gaspard, essaya de dire Sanplan qui pleurait, il en est temps encore.
Vendons chèrement nos vies. Crois-moi, l’échafaud t’attend.

--En ce cas, de l’avoir accepté, ce sera pour moi l’honneur reconquis,
dit Gaspard. Mon sacrifice est fait, mes amis... Assez de paroles.

Dans un morne silence, les bandits, immobiles, l’arme au pied,
attendaient la capture définitive de Gaspard, la fin suprême de leur
aventure.

--Monsieur Marin, dit encore Gaspard, je vous recommande d’une façon
toute particulière, mon fils d’adoption, Bernard, que j’embrasse en ce
moment. Vous avez d’ailleurs pu voir que ce jeune homme n’était pas avec
nous, quand nous vous avons attaqués. Il prit part seulement à une
plaisanterie que, l’autre soir, vous aviez organisée vous-même.

--Non, non! tout n’est pas fini! grondait sourdement Sanplan.

--Bien fini. Obéissez.

Il tendit ses bras ouverts. Sanplan et Lecor l’embrassèrent. Pablo
attendit, pour les imiter, un signe de Gaspard. Gaspard l’appela; puis,
se tournant vers les parlementaires, émus malgré tout:

--Je suis à vos ordres, messieurs.

Les dragons l’entourèrent. Il suivit, à pied, jusqu’à Aix, les carrosses
du Parlement.

Déjà, il ne pensait plus qu’à Mme de Lizerolles.

--Je meurs un peu pour elle, se disait-il dans son cachot. D’ailleurs ni
près d’elle, ni sans elle, je n’aurais pu vivre... L’échafaud m’attend;
soit... J’y monterai, tête haute. Je meurs; mais, malgré tout, la
juridiction criminelle est frappée.

Elle était frappée en effet. Une justice, un droit nouveaux étaient
promis à la France et au monde.

                   *       *       *       *       *

Cette justice, ce droit nouveaux, annoncés par Beccaria et par Volney,
ce sont ceux de la civilisation latine, ceux que la France et le monde
ont à défendre contre tous les retardataires, contre les barbares de
toute race. Il y a un progrès social; il n’est que dans l’équité et la
bonté humaines. Tout moyen de cruauté et de violence, sous quelque
drapeau qu’il se range, ne peut s’appeler que RÉACTION, puisqu’il tend à
ramener l’homme aux horreurs de la sauvagerie primitive.

Il n’y a proprement d’idées «avancées» que les idées de justice et de
mutuelle sympathie.

Certes, ce n’est pas pour ses violences qu’on aime la Révolution
française, mais parce que, à travers tout, sa pensée directrice aboutit
à la libération de la dignité individuelle.




CHAPITRE XXV

La fin de la grande galégeade et les prodromes de la Révolution
française.


Les promesses de M. Marin avaient été tenues. On pensa que la recherche
des bandits serait un acte de maladroite politique; on les laissa se
disperser. Pourtant, sur la révélation d’un bandit, qui avait à se
plaindre des deux grands associés secrets de Gaspard, les nommés Jacques
Bouilly, de Vidauban, et Joseph Augias, de la Valette, ces deux hommes
furent pris, détenus avec Gaspard dans les _prisons royaux_ et condamnés
comme lui au supplice de la roue[22].

  [22] Le supplice de la roue fut aboli, selon le vœu de Gaspard, par un
    décret du roi Louis XVI, en date du 1er décembre 1789. Trop tard! Le
    dernier roué le fut illégalement, son exécution ayant eu lieu sept
    mois après l’abolition du supplice de la roue.

                   *       *       *       *       *

Le jour arriva où, au chagrin du peuple, la sentence devait être
exécutée.

                   *       *       *       *       *

Véritables fourmilières, les rues et les places de la bonne ville d’Aix,
apparaissaient toutes grouillantes de peuple.

Gaspard devait être exécuté ce jour-là. L’échafaud de la place des
Prêcheurs avait été transféré à la Porte de la Plate-Forme.

La foule, devant la placette sur laquelle s’ouvrait la porte des
prisons, était particulièrement houleuse, plus calme ailleurs, partout
attristée.

Depuis le procès de la Cadière, c’est-à-dire depuis un demi-siècle, ces
rues et ces places n’avaient pas revu pareille affluence de peuple,
paysans et bourgeois, bourgeoises et «répétières».

Des marchands, qui avaient cru pouvoir ouvrir leurs boutiques, en
étaient blâmés, et les refermaient en hâte, comme aux jours de grand
deuil public.

A toutes les fenêtres se penchaient des groupes de femmes troublées,
curieuses et jacassantes. Les balcons du Cours étaient surchargés de
belles dames et de beaux seigneurs. Dans toutes les rues, les paysans
étaient nombreux, mêlés aux «messiés», tous en quête d’un mot concernant
le seul Gaspard; chacun contant une aventure de sa vie coupable... mais
généreuse; on se répétait l’histoire de sa capture, chacun
l’embellissant à sa manière, tous unis seulement dans la tristesse de
cette fin sur l’échafaud. «... Il était si bon, si brave! Il n’aimait
pas les mauvais juges, voilà tout!»

--S’il veut qu’on le fasse échapper, lorsqu’il sortira de la prison, il
n’a qu’un mot à dire. Nous l’aiderons tous!

--Croyez-vous?

--Tout le monde est pour lui. Vous voyez bien que c’est un deuil public.

--J’ai reconnu, sous un costume d’archer, son lieutenant Sanplan.

--Pas possible!

--Il n’est pas là pour rien.

Les étudiants n’étaient pas les moins curieux, les moins attristés, les
moins remuants;... les moins prêts à un coup de main.

--On ne l’a pas pris; il s’est rendu; mais pas sans conditions.

--Il a fait demander au roi la grâce de toute la bande.

--On le dit.

--Elle sera accordée... Gaspard n’a jamais tué personne.

                   *       *       *       *       *

Un marchand vendait une grossière image de Gaspard de Besse, gravée sur
bois, et accompagnée d’une complainte qu’il allait chantant, de
carrefour en carrefour. Il criait:

--Le portrait de Gaspard! pour trois dardennes, bonnes gens!
Mesdemoiselles, le portrait de Gaspard, le bandit célèbre, chéri des
belles filles. Voyez: il tient d’une main l’épée comme un soldat; il
porte au chapeau une fleur, souvenir de quelque amourette. Trois
dardennes, le portrait du beau calignaire, avec la complainte!

Et il chantait, essuyant de vraies larmes, qu’il s’efforçait de cacher:

    Pauvre Gaspard de Besse,
    Nous irons sur tes pas,
    En pleurant de tendresse,
    Empêcher ton trépas...
          Ah! ah! ah!

Un archer aborda le chanteur, et lui acheta une complainte. Cet archer
ressemblait singulièrement à Sanplan. Il dit au marchand:

--Tiens-toi prêt. Tout va bien.

--Je suis prêt, répondit le chansonnier.

C’était Lecor, qui se remit en marche, toujours chantant:

    Le peuple ne veut pas
    Perdre Gaspard de Besse!
          Ah! ah! ah!

Un souffle de révolte passait, traversait tous les cœurs de ce peuple:
«Le peuple _ne veut pas_!» Cela se chantait en plein air, à la barbe des
archers; mais les archers n’avaient point de consigne à ce sujet; et,
depuis longtemps, ils considéraient Gaspard de Besse comme intangible.
En réalité, personne ne croyait que la sentence serait exécutée. Au
dernier moment, le miracle aurait lieu. En Provence, on croit
difficilement à la mort, même d’un défunt!... La vie domine tout... la
vie, une joie de lumière, de bleu céleste, d’or rayonnant... hélas!

                   *       *       *       *       *

Pauvre Gaspard de Besse! On remarquait un nombre extraordinaire
d’enfants, endimanchés comme en un jour de Fête-Dieu, et que leurs pères
tenaient par la main.

--Quoi! voisin! vous menez votre enfant dans une pareille foule?

--Vous savez bien, c’est pour la cérémonie de la gifle sacrée, qui doit
toujours suivre une exécution.

--Plus bas! L’enfant ne doit pas savoir ce qui l’attend.

--Quelle cérémonie? demanda un passant.

--Êtes-vous donc étranger? Oui? Et vous n’avez pas d’enfants? Apprenez
donc que, le jour où le bourreau exécute un malheureux, chacun, père ou
mère, doit gifler son petit, à seule fin de lui faire entrer dans la
tête un souvenir qui le préservera de mal faire. Mes parents ont
toujours observé ce respectable usage. Comme nous avons trouvé les
choses, il faut les transmettre.

--Ah? bon!

--Moi, voyez-vous, je ne pense qu’à cela, depuis l’arrêt, parce que ce
petit, mon fils, c’est toute mon espérance. Il est si gentil, si sage,
et travailleur! Et puis, j’aime les vieux usages. Celui de la gifle est,
je crois, des plus salutaires. L’éducation, tout est là. On obtient tout
par l’éducation...

                   *       *       *       *       *

Deux étudiants semblaient en grande dispute:

--Je te dis qu’on le graciera.

--Jamais de la vie! A moins que tu appelles _grâce_ la faveur qu’on lui
a promise de le faire étrangler par le bourreau avant de lui rompre les
bras et les jambes sur la roue. C’est le _retentum_ du Parlement,--une
pauvre petite grâce, mais qui a son prix.

--Je trouve ces supplices bien inutiles.

--Ils sont pourtant quelquefois nécessaires.

--Et c’est justement pour avoir voulu les faire abolir qu’il les subira!
Pauvre homme!

                   *       *       *       *       *

De tous côtés, des voix chantonnaient la complainte:

    Pauvre Gaspard de Besse,
    Nous irons sur tes pas,
    En pleurant de tendresse,
    Empêcher ton trépas...
          Ah! ah! ah!

Mais, comme il faisait beau, ces paroles, répétées cent fois déjà,
n’avaient plus de sens pour les chanteurs, qui les égayaient en rythmant
un pas de danse sur l’air de la complainte.

                   *       *       *       *       *

--As-tu remarqué que nos messieurs du Parlement se rendent en robe, mais
isolément, sur la place du Marché?... Ah! voici le président...

--Eh non, c’est M. de La Trébourine suivi de M. Leteur, son inséparable.
Le fils Cocarel les rejoint.

--A bas Leteur!

--A bas la Trébourine!

--A bas les Cocarel!

--Celui-là, c’est Séraphin, l’assassin de Teisseire.

--A la lanterne, le Séraphin!

On s’attroupait à l’angle de la placette.

--Hou! hou! Zou! en èou!

--Qui est celui-là qu’on hue et qu’on siffle?

--Le fils Cocarel, parbleu! L’assassin du paysan Teisseire, vous savez
bien? C’est pour venger Teisseire que Gaspard mourra!

--Et ce Cocarel ose venir assister à l’exécution?

--Il mérite la corde.

--Il l’aura!

--Oui, oui, c’est pour venger la victime de Cocarel que Gaspard de Besse
avait levé sa troupe!

--Allons donc?

--Mais oui, c’est pour avoir pris la défense des innocents qu’il va
mourir! Dernièrement, sa bande avait condamné à mort ce Cocarel, cause
de tant de mal!

--A bas Cocarel! Mort à Séraphin!

Leteur et La Trébourine s’étaient esquivés; ils se faufilaient, tête
basse, à travers la foule; mais, quand le fils Cocarel avait voulu les
suivre, des passants s’étaient mis en travers de sa route.

--Vas-tu voir mourir ta victime?

--Mort à Cocarel!... Il ne passera pas!

De tous côtés des groupes hostiles se formaient.

Cocarel apostropha un archer qui semblait s’amuser à ce spectacle:

--Eh! vous, là-bas, l’archer! Bousculez-moi toute cette «pétraille»!
Qu’on la disperse! Ce sont des insurgents!

Cette injure, cet ordre, irritèrent la foule.

--A la lanterne, le Séraphin! Hou! Hou! Cocarel! Zou! en èou!

Le «zou» terrible, répété par des milliers de voix, ronfla comme un coup
de mistral qui soulève des vagues sur la mer.

Un homme, approchant sournoisement Cocarel par derrière, lui donna un
coup de poing entre les épaules. Cocarel se retourna, prêt à la riposte.
Vingt solides mains le saisirent.

--A la lanterne!

On descendit la lanterne, à l’angle de la rue la plus proche.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Cocarel fut pendu...

                   *       *       *       *       *

--Vive Marin!

--Laissez-moi rentrer au logis, mes amis. J’entends ne pas assister au
spectacle que vous prépare le bourreau. Cette mort est inutile,
impolitique, barbare. Elle est impopulaire.

--Vive le président!

--Je ne le suis plus! Le Roi me dépose. Leteur et La Trébourine
triomphent.

--A bas le Roi!

Ce cri fut sans écho. On ne sut jamais qui l’avait poussé.

--Regardez par là, Monsieur Marin!

--Tiens, tiens! dit Marin, un Cocarel à la lanterne?... Puisse-t-elle
éclairer les aveugles, cette lanterne-là!

Et Marin s’éloigna.

--A quelle heure l’exécution?

--Je ne sais pas,... mais l’heure approche.

--Gaspard de Besse devrait être sorti de la prison.

                   *       *       *       *       *

Tandis qu’ainsi grouillait, bavardait, chantait, grondait et se faisait
justice à sa façon, le peuple, dans la rue, Gaspard, dans la geôle de la
caserne Sainte-Anne, souhaitait que tout, pour lui, fût terminé au plus
tôt ici-bas.

Soudain, les gens, pressés devant la porte des prisons, sur laquelle
veillaient des archers, s’écartèrent.

Vers la prison un prêtre s’avançait, qu’on reconnaissait, à la couleur
de ses bas et à la ganse de son chapeau, pour un évêque.

La porte s’ouvrit devant lui et se ferma vite, jalousement.

                   *       *       *       *       *

--Vous, Monseigneur? s’écria Gaspard.

--Moi-même. J’avais lu dans votre cœur; j’ai prié tous les jours pour
vous. Vous connaissez le proverbe de notre Provence: «Crosse d’or,
évêque de bois». Et vous savez ce qu’il signifie: «Riche évêque n’est
pas évangélique». Je viens vous dire que la parole du bandit Gaspard a
éveillé en moi de telles réflexions, le jour de notre entrevue dans les
ruines de Vaulabelle, que j’ai changé ma crosse qui était d’or, pour la
crosse de bois; et j’espère que, de mon cœur, trop occupé du monde, la
clémence divine daignera faire un cœur d’or. Il paraîtrait peu
vraisemblable au monde qu’il en soit ainsi, et que j’aie trouvé auprès
de vous une lumière. C’est ainsi pourtant, et je vous apporte ma
reconnaissance et ma paix--le baiser de paix, la bénédiction du Dieu de
l’Évangile.

Gaspard prit la main du prélat--et baisa l’anneau;--mais l’évêque, ému
profondément, attira vers lui le lutteur révolté, et le serra sur sa
poitrine.

Ils causèrent quelques instants; et, quand l’apôtre se retira, il
croisa, sur le seuil du cachot, une femme voilée.

--Oh! vous, Monseigneur!

Le prélat reconnut Mme de Lizerolles.

--C’est beau à vous, Monseigneur! dit-elle.

Il répondit:

--J’obéis à un Christ que ce bon réprouvé sut entrevoir, Madame, et dont
il a su me faire comprendre l’infinie tendresse, à l’heure où j’étais
encore un évêque du siècle, c’est-à-dire de l’église corporelle. Et
voici que vous et moi, Madame, nous nous rencontrons dans une même
pensée charitable.

Il hésita une seconde; et, baissant les yeux, il ajouta, avec
simplicité:

--Au seuil de la mort, tout amour qui partage l’angoisse de l’agonisant
est digne de respect et de bénédiction.

Elle s’inclina; et il s’éloigna.

                   *       *       *       *       *

Ce que se dirent Mme de Lizerolles et Gaspard ne fut pas proféré par
leurs lèvres. Leurs regards seuls se parlèrent.

Elle écarta son voile et il baisa ses lèvres, puis ses yeux; et ces
baisers suprêmes lui furent rendus; enfin, elle lui tendit une rose
qu’elle portait sur son sein, cachée sous ses voiles.

--Cette fleur, Madame, dit-il, jusqu’à mon dernier instant me parfumera
l’âme.

--J’ai obtenu pour vous, ami, qu’on vous épargne l’odieux costume des
condamnés. Vous ne sortirez qu’avec un habit que vous avez porté en des
jours plus heureux. Vous l’aurez dans un instant.

--Madame, répondit Gaspard, toutes vos pensées ont de la grâce, et je ne
vous puis céler que je meurs un peu pour devenir digne de vous.

Elle tomba sur ses genoux, secouée de sanglots, profonds mais
silencieux.

Ce fut lui qui la consola.

--Je ne puis que regretter un bonheur pour lequel je n’étais pas fait,
Madame; et je dois remercier le Ciel, de ce que, n’étant pas né pour un
tel bonheur, je l’aie eu, pourtant. Je me suis dit parfois que la durée
des joies mortelles n’importe guère. C’est leur qualité qui importe. La
brièveté ne les diminue pas. Quand elles sont parfaites, l’éternité est
en elles. Je vous emporte toute, après ces quelques semaines terrestres,
et ne pourrais vous emporter davantage, après mille années de vie!

--Je ne ferai pas faiblir un si beau courage, vaillant ami. Adieu.

Ils s’enveloppèrent, se pénétrèrent, se mêlèrent par regards, mains
liées, âmes confondues, et elle sortit.

                   *       *       *       *       *

Un peu plus tard, à peine était-il dans la rue, vêtu d’un gracieux habit
de soie[23], que Sanplan, déguisé en archer, s’approcha de lui, avec la
complicité des gardes.

  [23] Une lettre, adressée par Mlle de Malherbe à Mme d’Aubenas, sa
    cousine, le lendemain même de l’exécution, donne une idée de
    l’impression produite sur la meilleure société provençale, par la
    mort du jeune et bel aventurier: «Quelle horrible journée, ma chère;
    on a exécuté hier, par l’affreux supplice de la roue, ce pauvre
    Gaspard de Besse. On ne voulait pas croire à cette sévérité du
    Parlement envers un homme si jeune et qui n’avait jamais commis
    d’assassinat. J’ai vu passer ce malheureux jeune homme de chez notre
    cousin Portalis, qui nous avait offert une fenêtre près du nouvel
    échafaud; il marchait à la mort comme à une fête, répondant par des
    saluts gracieux aux baisers que lui envoyait la foule. Il avait
    demandé qu’on lui laissât ses habits de ville pour ne pas revêtir la
    livrée de l’infamie; je n’ai pas voulu et pas pu en voir davantage;
    mais on m’a dit qu’il était mort avec un courage héroïque.»

--Toute ta troupe est ici, dans Aix; écoute bien. Bernard attend, avec
des chevaux, sur la route de Marseille; nos plus fidèles sont avec lui.
Pablo rôde par la ville, prêt à haranguer la foule du haut de son âne,
et à l’exciter contre les dragons, s’il en était besoin. Bref, tout est
prêt; je vais te faire enlever.

--Je te le défends bien!

--Pourquoi cela?

--Pourquoi? d’abord cela n’irait pas sans lutte. Vois tout ce peuple,
tous ces soldats... qui, malgré eux peut-être, sabreraient notre
peuple!... On s’égorgerait en mon nom! Et pour quel profit? Comment ne
comprends-tu pas que tout serait remis en question, tout: votre grâce
qui m’est promise; le bonheur de Bernard, celui de Thérèse... Non,
Sanplan... Et enfin...

--Enfin?

--Pourquoi me faire mourir deux fois? Mon sacrifice étant fait, je me
sens déjà dans la mort; je suis mort à ce monde. Je ne retrouverais pas
une seconde fois les viatiques que j’emporte.

Il respira la rose qu’il avait à la main.

--Décidément, non! dit-il avec netteté.

Sanplan comprit que la résolution du mourant était irrévocable.

--Et Thérèse? dit Gaspard.

--En sûreté.

--Alors, tout est bien.

                   *       *       *       *       *

La rue criait:

--Vive Gaspard de Besse!

Ce cri, d’abord poussé par quelques-uns, çà et là, fut répété de rue en
rue par les foules. Les parlementaires craignirent une émeute. On donna
l’ordre à des patrouilles de parcourir la ville.

Le cortège avançait difficilement. Gaspard portait, avec son élégance
native, un délicieux habit de soie, couleur dite gorge-de-pigeon; et, de
sa main qui tenait sa rose, il saluait le peuple, les fenêtres, les
balcons...

--Vive Gaspard de Besse!

Dans cette foule, Gaspard remarqua surtout des visages de femmes. Il
reconnut la fille du geôlier de Draguignan et lui envoya un baiser. Elle
parvint à s’approcher de lui; et gentiment il lui dit:

--Je te souhaite un bon mari, fillette, adieu.

Et il chantonna:

    Maridatz-mi per aquest’ an!

Tout à coup, il reconnut misé Brun. Il eut peur de sa sévérité et de sa
douleur; il voulut fuir son regard, mais il vit qu’elle lui souriait en
pleurant; et ce lui fut une grande douceur de sentir sur lui le pardon
de cette femme simple.

                   *       *       *       *       *

De temps en temps, un cri s’élevait, jailli de mille poitrines à la
fois:

--Vive Gaspard de Besse!

                   *       *       *       *       *

Il aperçut plusieurs femmes qui tenaient leurs enfants par la main.

Et profitant d’une halte:

--C’est une chose singulière, dit-il à ces femmes qui se pressèrent
autour de lui, jusqu’à le toucher,--c’est une chose singulière que ce
mélange d’amour, d’indifférence et de cruauté qu’on voit en vous, le
peuple! Vous criez: «Vive Gaspard!» et vous avez pour moi une véritable
amitié, je le sens, je le sais; cependant vous êtes curieux de ma mort;
et, au lieu de rester bien tranquilles et un peu tristes dans vos logis,
vous profitez de mon exécution, comme d’une fête, pour vous promener
gaîment dans les rues. Bien plus! Voici de bonnes femmes qui ne me
croient pas un grand criminel, qui pensent même qu’on a bien tort de
m’envoyer où je vais; elles reconnaissent que je ne suis pas un bandit
de la mauvaise espèce, au contraire. Et cependant il suffit que je sois
le condamné d’une justice qu’elles désapprouvent, pour qu’elles aient
amené ici leurs enfants, afin d’infliger à ces innocents un rude
soufflet, au moment précis où les cloches sonneront ma mort sur la roue.
Et quand même je serais, bonnes femmes, un de ces bandits dont on doit
parler aux enfants avec exécration, serait-ce encore une raison pour
leur faire subir un affront et une souffrance, à ces tout petits, sous
prétexte de leur apprendre à se souvenir que le crime mène à
l’échafaud?... Voyons, les mères, je vous supplie, si vraiment vous
m’aimez un peu, de renoncer, pour cette fois, à un usage barbare. Le
promettez-vous?

Une de ces mères s’essuya les yeux, en disant: «Hein? comme il aime les
petits!» Mais un chant de tendre indifférence, que tout ce peuple à
présent savait par cœur, dominait les tumultes:

    Pauvre Gaspard de Besse!
    Nous irons sur tes pas,
    En pleurant de tendresse...
    Contempler ton trépas!
          Ah! ah! ah!

A cette mère qui pleurait, il dit:

--Tes enfants sont bien gentils, femme. Apprends-leur la justice, la
vraie... De la justice, la bonté est inséparable. La violence ne doit
jamais être qu’une défense; et, même dans la défense, elle doit rester
juste. Il faut toujours regretter d’avoir à se défendre.

Une patrouille arriva derrière lui, le sépara des groupes auxquels il
parlait. Devant ces groupes, la rue où ils allaient s’engager fut barrée
par des dragons à cheval. On maintenait l’ordre, à tous les carrefours.

                   *       *       *       *       *

--Monte sur cet arbre, gamin. De là-haut, par dessus toutes les têtes,
tu dois apercevoir l’échafaud, hé?

--Je le vois.

--Que fait Gaspard?

--Il arrive sur la place... il n’est pas loin de l’échafaud... Un moine
s’approche de lui, le crucifix à la main.

                   *       *       *       *       *

Ce moine, c’était Pablo, Pablo tout en larmes.

--Eh bien, notre aumônier? lui disait Gaspard souriant, un peu plus de
courage, que diable!

A ce moment, on remarqua que, pour franchir un ruisseau qui traversait
la place, le jeune aventurier fit un léger bond plein de grâce, comme
pour un pas de danse, en agitant sa rose au-dessus de sa tête.

A un balcon, il reconnut Mlle de Malherbe et la marquise de la
Gaillarde. La rose les salua. Mlle de Malherbe s’évanouit. La marquise
lui fit respirer des sels.

--Tu n’as pas dû pleurer souvent dans ta vie, mon pauvre Pablo! disait
Gaspard; en sorte qu’en une première fois, tu verses plus de larmes que
n’en pourrait contenir un muid de ta taille!

--Maître Gaspard, dit Pablo désespéré, ce n’est plus l’heure de rire; et
je crois bien que jamais plus je ne rirai; je vous aimais.

--Bah! dit Gaspard, si la première mère était morte de la mort du
premier enfant, il n’y aurait pas eu de monde. Il faut accepter les lois
de Dieu, et se consoler de tout, sur terre;... mais, où prendras-tu ton
refuge?

--Ma foi, dit dom Pablo avec un triste sourire, je me ferai moine pour
tout de bon, et je choisirai pour refuge le couvent de la Sainte-Baume,
où nous serons reçus par les pères, mon âne et moi, avec grande
faveur...

--Et ce sera, dit Gaspard, en souvenir de Mademoiselle Clairon, de la
Comédie-Française!... La vie, mon pauvre Pablo, est une drôle de
comédie. Il faut chercher à voir plus haut.

                   *       *       *       *       *

--Eh! toi, sur ton arbre, qu’aperçois-tu maintenant, petit mousse?

--Gaspard monte sur l’échafaud!

--Et puis?

--Le moine l’a suivi. Ils s’embrassent.

--Et puis?

--Gaspard baise le crucifix que lui tend le moine.

--Et puis?

--Je ne veux plus voir! Je ne veux plus voir! cria l’enfant, qui
précipitamment abandonna son observatoire.

                   *       *       *       *       *

Un silence formidable, étendu, planait sur toute la ville.

Dans ce silence, tout à coup, un lointain clapotement ou crépitement se
fit entendre, léger d’abord, et qui se rapprochait en grossissant. Ce
bruit singulier était parti du pied de l’échafaud, pour se propager dans
toute la ville. Il entrait dans toutes les rues et ruelles qui
rayonnaient de la place, et les suivait, jusqu’à leur extrémité; et ce
n’était que l’innombrable claquement des gifles rituelles tombant et
crépitant comme grêle, et circulant de visage en visage enfantin. Toutes
les mères et tous les pères de famille, dans la bonne ville d’Aix,
accomplissaient consciencieusement un rite ancestral.

Et dans toutes les villes et bourgades de Provence, il pleuvait et
grêlait, à la même heure, des gifles de même qualité.

En cet instant les cloches sonnèrent le glas. Le moine qui avait
accompagné Gaspard sur l’échafaud en descendit précipitamment, pour
reprendre son âne, attaché à l’anneau d’une maison voisine.

Les bourreaux se partageaient les vêtements du supplicié.

                   *       *       *       *       *

La foule était encore immobile, partout, et silencieuse.

Devant le moine juché sur son âne, elle s’écartait. Dom Pablo élevait
son crucifix; et tous, jeunes et vieux, enfants et femmes, tous
tombaient dévotement à genoux, au son des cloches; et lui, il s’en
allait, le moine désespéré, au pas tranquille de son âne, le crucifix
haut, et répétant sans se lasser:

--Priez pour lui, mes frères... Ce criminel était le meilleur d’entre
vous.




LA POSTÉRITÉ


Plus de vingt ans après, sur les grand’routes de Provence, dans les
chemins charretiers et les «drayes» qui serpentent au flanc des collines
chargées de pins, de chênes-lièges et de bruyères, on voyait encore,
allant et venant sans cesse, du nord au sud, du levant au ponant, dos
courbé, balle bombante sur le dos, un vieux colporteur qui, aux
«bastidans» isolés, et aux gens des villages, vendait l’_Almanach_ de
l’année, _la Légende du Juif errant_, celle des _Quatre fils Aymon_,
_l’Homme aux quarante écus_ et _l’Histoire de Mandrin, roi des
contrebandiers_.

Singulière figure, ce colporteur avait à la fois une expression
d’énergie un peu farouche et d’extrême bonté; il avait de même tout à la
fois, le sourire triste et le regard jovial.

Quand on le complimentait sur sa bonne mine et la fermeté de ses
vieilles jambes: «Heu! heu! répliquait-il, le ponton chasse sur ses
ancres; il veut rompre ses amarres!»

C’était sa manie d’employer fréquemment des termes de marine; et l’on se
plaisait à le «galéger», à seule fin de lui faire cracher, par tribord
ou bâbord, les plus sonores jurons de son vocabulaire maritime.

Il était très vieux, mais il avait la coquetterie de ne pas avouer son
âge; de quoi s’étant aperçus, les gens ne manquaient pas de lui dire
souvent, à brûle-pourpoint:--«Ah! çà, maï! quan avès dé tèms?»--«Aco
régardo dégùn». Alors, on le taquinait:--«Eh, eh! vous répondez comme
une jolie femme!» et les mots piquants de se suivre, jusqu’à ce que, de
réplique en réplique, on eût amené une réponse dernière,
celle-ci:--«Voilà plus de septante et dix ans que je suis dans cette
chienne de vie, et de tant coïons comme vous, je n’en avais pas vu
encore!» On riait, et la fausse dispute invariablement finissait, comme
tout en France, par des complaintes ou des chansons.

Bien accueilli partout, véritable gazette ambulante, le vieux colporteur
allait, toute l’année, de bastide en bastide, de bourgade en bourgade,
de seuil en seuil... «En voulez-vous des almanachs? en voici; des
anecdotes? des bons mots? en voilà; et des histoires du temps passé,
temps béni où les brigands étaient polis et généreux, galants avec les
belles dames? vous n’avez qu’à demander. Préférez-vous des nouvelles du
jour? j’en ai un magasin!... Je vends aussi du fil et des aiguilles, des
mouchoirs et des rubans.»

L’homme, en bonne langue provençale, grenue et sonore, contait à sa
façon, avec enthousiasme, les guerres et les victoires du général
Bonaparte, puis celles de l’empereur Napoléon qu’il appelait volontiers,
dans l’intention de lui faire honneur: le bandit corsois.

Il disait: «Je l’ai vu, presque connu, au siège de Toulon, quand il
était petit lieutenant; nous avions la même blanchisseuse... Et même, il
ne la paya que beaucoup plus tard, mais royalement, quand il fut nommé
empereur. Il n’oubliait rien, ce diable d’homme!»

Et il clignait de l’œil malicieusement, le colporteur.

Le vieil homme au sourire triste, à l’œil jovial, galégeait les filles
sans les effaroucher, et distribuait des images aux petits enfants.
Parmi ces images, se trouvait toujours un portrait du célèbre Gaspard de
Besse qui, s’il eût vécu, disait le colporteur, eût été, pendant la
Révolution, grand comme Mirabeau,--et, sous Napoléon, aussi grand que le
bandit corsois.

Et, souvent, quand tous les petits enfants et les jouvents étaient
réunis autour de lui, bouche bée, sur la place d’un village,--il leur
récitait un poème en langue provençale, intitulé: _Gaspard dé Besso_.

Ce poème en trois chants était peut-être son œuvre. C’était, en tout
cas, celle d’un homme qui avait assisté à l’exécution du «pauvre
Gaspard». Cet ouvrage, conservé aujourd’hui à la _Méjane_, bibliothèque
d’Aix-en-Provence, ne contient aucun trait politique ni satirique, qui
en eût fait interdire la vente. Il se contente de dire combien, quoique
bandit, Gaspard était aimable, et comment il fut aimé et pleuré par tout
un peuple. Il le dit avec simplicité, sur un ton de complainte.
Seulement, le poète, sans doute pour esquiver les sévérités de la
police, convient que Gaspard n’était pas sans tort:

    Dommage qu’il eût ce défaut
    Qu’il expia sur l’échafaud!

Et toujours, lorsqu’il en arrivait à ces deux vers, le vieux colporteur
était forcé de s’arrêter un instant, parce que sa voix s’étranglait dans
sa gorge. Alors, il regardait son auditoire; et la malice de son regard
se noyait dans une larme qu’il essuyait d’un revers de main; puis, sa
voix reprenait, tremblante:

    Veici la scèno dé doulour[24]!...
    Qué chascùn respendé dé plour...
    Quittas lou maï, quittas leis boulos;
    Grands et pitchots, vénès en foulo...
    Bessaï arrivarès tròou tard
    Per veiré lou paouré Gaspard.

  [24] Voici la scène de douleur!...--Que chacun verse des
    larmes...--Quittez le mail, le jeu de Boules;--Grands et petits,
    venez en foule...--Peut-être arriverez-vous trop tard--Pour voir
    notre pauvre Gaspard.

Alors, les auditeurs du dernier rang se retournaient, pour faire un
signal d’appel vers des gens qui erraient sur la place ou qui
traversaient la rue: ou vers ceux qui, paresseusement, se tenaient sur
le seuil des portes; et qui, pour la plupart, connaissaient la
complainte...

Et, à l’appel bien connu, tous accouraient.

Ainsi recommençait, vivante, la scène de Gaspard marchant au supplice
dans les rues d’Aix.

Et quand tout le village, ou presque, était assemblé autour de lui, le
colporteur reprenait la mélopée attendrissante:

    Chascùn hàousso leis peds per veiré[25];
    Bessaï òourès péno de creiré
    Qué, per veiré mouri Gaspard,
    Venguet dé gens dé touto part.

    Regardas coumo a bouano mino!
    Seis chivu flottoun su l’esquino;
    Seis yueis, lévas sù d’ùn chascùn,
    Tout lou distinguo dòou coumùn.

    Coumo ùn Roumain dòou tèmps passa,
    Jusquo qué siégué trépassa,
    A lou couar ferm’, é l’âmo duro.
    Touteis disien qué sa figuro
    Méritavo pas soun malhur,
    Et rèn òou mound’ es maï ségur.
    Chascùn, quand ligien la sentenci
    Qué li proumettié la poutenci,
    Si sentié lou couar attendri...
    Touti si sentien èn féblesso...
    Es ségur qué jamaï bandi
    Avié inspira tant dé tendresso.

  [25] Chacun, pour voir, se hausse sur la pointe des pieds;--Peut-être
    aurez-vous peine à croire--Que, pour voir mourir Gaspard,--Il vint
    des gens de tous pays.--Regardez comme il est de bonne mine!--Ses
    cheveux flottent sur son dos;--Ses yeux se lèvent sur chacun des
    assistants.--Tout le distingue du commun.--Comme un Romain des temps
    passés--Jusqu’à ce qu’il soit mort--Il montra un cœur ferme, une âme
    résistante.--Tous s’accordent à dire que sa figure--Ne mérite pas
    son malheur,--Et rien au monde n’est plus vrai.--Chacun, pendant
    qu’on lisait la sentence--Qui lui promettait le dernier supplice--Se
    sentait un cœur attendri.--C’est certain que jamais bandit--N’avait
    inspiré tant de tendresse!

    Gaspard nous diguet quàouqueis mots[26]

    Eici coumençoun leis sanglots
    Dé l’espétatour un peu tendré...
    Cépendant, vous lou fan estendré,
    Sènso qué changé, su la croux.
    Espéro lou moumen hurous
    Qué dúou lou léva d’aquéou moundé,
    Se ves roumpré senso qué boundé,
    Ni senso murmura ùn moumen...

    Et leis Messiés, leis belleis Damos,
    Chascùn si sente ùn mouvamen
    Dé tendresso per sa bello âmo!

  [26] Gaspard nous dit quelques paroles...--Ici commencent les
    sanglots--Du spectateur un peu tendre.--Cependant on le fait
    s’étendre,--Sans qu’il change de visage, sur la croix.--Il espère
    l’heureux moment--Qui doit lui faire quitter ce monde.--Il se voit
    «rompre» sans faire un sursaut--Et sans murmurer un seul
    instant.--Et les Messieurs et les belles Dames,--Chacun se sent un
    mouvement--De tendresse pour sa belle âme!

«Chacun se sent un mouvement de tendresse pour sa belle âme!» Sur ce
dernier mot, le récitant étouffait un sanglot. Et les femmes, les
enfants, les vieux, les jeunes gens, tous essuyaient des larmes.

Puis toutes les mains se tendaient vers le marchand. On achetait la
complainte un sou. Il la vendait en silence. Elle avait été imprimée au
lendemain même du jour où fut exécuté le bandit célèbre, qu’on peut
appeler historique, puisque l’exemplaire conservé à la Méjane, est rangé
dans _le Recueil des pièces historiques_, et matriculé: _F. 884_.--Là
est le tombeau de Gaspard, mais plus durable encore est-il dans le cœur
des bonnes gens.

La distribution faite, le pauvre gain réalisé, le colporteur se mettait
en posture de refaire sa balle qui, ouverte à terre devant lui, montrait
pêle-mêle toute la pacotille, «rubans, fil, aiguilles... _Almanachs et
Légendes_...» La balle refaite, carrée, bien enveloppée et serrée
solidement dans un prélart épais, il la soulevait par les courroies, la
balançait un peu, puis, d’un bras resté puissant, il la lançait sur son
dos courbé qui se redressait pour en recevoir le choc...

Enfance et jeunesse accompagnaient l’homme, gentiment, affectueusement,
jusqu’aux dernières maisons du village. Là, on lui criait: «A si
réveiré!» et tous le suivaient longtemps du regard...

                   *       *       *       *       *

Longtemps, longtemps, là-bas, on voyait s’éloigner, à travers pinèdes et
bruyères, le dos voûté et bombé, sur lequel le vieux, souvent,--d’un
mouvement machinal de la main, et d’un coup d’épaule,--remontait la
balle trop lourde,--_La légende du Juif errant_,--_Les Quatre fils
Aymon_,--_La Sagesse des Nations_,--_Gaspard de Besse_,... et tant
d’années, tant de souvenirs, tant de misère... tant de siècles!


_Solliès-le-Vieux_, Mai 1919.




82625.--IMPRIMERIE GÉNÉRALE LAHURE

9, rue de Fleurus, à Paris.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FAMEUX CHEVALIER GASPARD DE BRESSE ***


    

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