Diamant noir

By Jean Aicard

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Title: Diamant noir

Author: Jean Aicard

Release date: May 11, 2025 [eBook #76063]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1895

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIAMANT NOIR ***





DIAMANT NOIR




ŒUVRES DE JEAN AICARD


ROMAN

  ROI DE CAMARGUE
  PAVÉ D'AMOUR
  L'IBIS BLEU.
  FLEUR D'ABIME


POÉSIE

  POÈMES DE PROVENCE
  LA CHANSON DE L'ENFANT
  MIETTE ET NORÉ
  LE DIEU DANS L'HOMME
  AU BORD DU DÉSERT
  LE LIVRE DES PETITS
  L'ÉTERNEL CANTIQUE
  VISITE EN HOLLANDE
  LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR


THÉATRE

  SMILIS
  PYGMALION
  AU CLAIR DE LA LUNE
  LE PÈRE LEBONNARD
  DANS LE GUIGNOL
  OTHELLO
  DON JUAN


CORBEIL. Imprimerie CRÉTÉ.




  JEAN AICARD


  Diamant Noir


  CINQUIÈME MILLE


  PARIS
  E. FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON)

  1895




A CHARLES JOURDAN.


  _Charles_,

_Les terrasses fleuries de Bormes, ma petite ville aimée, et
l'admirable plage de Cavalaire, dans nos Maures provençales, regardent,
par-delà deux cent lieues de mer azurée, le Djurdjura, l'Atlas, et tes
terrasses de Mont-Riant, enguirlandées de roses et de bougainvilles._

_C'est à Cavalaire et à Bormes que j'ai rêvé ce livre._

_Les mêmes goélands que suivait de là mon regard, errant au grand
large, tu les as vus parfois, de tes fenêtres, jouer sur les vagues,
dans ta baie de Mustapha. L'un d'eux a couvert un instant de l'ombre de
ses ailes cette première page du livre que je te dédie et où peut-être
tu reconnaîtras, flottants du moins entre les lignes, deux secrets
aujourd'hui perdus et qui me sont chers comme à toi: l'amour de la vie
et le respect de l'amour._

  J. A.




DIAMANT NOIR




I


--Allez chercher Nora. Je veux qu'elle voie sa mère sur le lit de mort.

L'ordre fut donné d'un ton presque dur, de volonté farouche.

Cependant l'institutrice, Mlle Marthe, une personne instruite,
maigre et avisée, à la fois très égoïste et très bonne, répliqua avec
son léger accent d'Allemande depuis longtemps francisée:

--Oh! monsieur Mitry, l'enfant est si sensible! Croyez-vous, monsieur,
que ce soient là des émotions à lui donner, à son âge?...

La petite Nora avait à peine huit ans.

Le père ne répondit pas tout de suite.

C'était un homme de trente-cinq ans, très grand, à larges épaules, et
qui, sous sa forme d'athlète, cachait des faiblesses et des exaltations
de femme.

L'impression que Mlle Marthe redoutait pour Nora, il la voulait,
lui, pour son enfant. C'était son idée, à lui, de faire entrer à jamais
dans le souvenir de la fillette adorée, l'image adorée de la morte.
Ils seraient deux à la porter en eux, à garder d'elle quelque chose
d'impérissable.

Il répéta doucement:

--Allez chercher Nora.

L'Allemande désapprouva une seconde fois:

--Sur une âme d'enfant, prononça-t-elle, une première impression peut
laisser une empreinte définitive... influencer toute sa vie.

Mais justement c'était cela que voulait le pauvre père, et il n'était
pas besoin d'insister pour le confirmer dans sa résolution.

--Allez chercher Nora, répéta-t-il une troisième fois, avec un peu
d'impatience.

Mlle Marthe n'ajouta plus rien et elle sortit.

Le malheur qui frappait brusquement François Mitry le trouvait
héroïque. Après neuf ans d'un bonheur d'amour invraisemblable à
force d'être pur, il se voyait seul tout à coup. En moins d'une
semaine, sa femme, sa Thérèse, venait de lui être arrachée. Il
ne concevait pas horreur plus grande, mais elle ne lui était pas
imprévue. Quotidiennement, à toute époque, sa pensée lui avait montré
la fragilité des êtres et des choses. Il était de ceux qui voient
la mort, toujours, sous toutes les apparences,--même joyeuses,--de
la vie. La foudre l'avait, pour ainsi dire, surpris dans sa chair
sans étonner son âme. S'il s'étonnait de quelque chose, c'était de
la durée exceptionnelle de sa joie.... Et pourtant c'était fini,
passé, tout cela, tombé derrière lui, dans le trou sans fond, à
l'inconnu.... Combien de temps avait duré sa vie heureuse? Neuf années,
oui, neuf. Depuis neuf ans elle était sa femme, son bien, toute sa
vie.... Et maintenant, dans la chambre voisine, dans cette immense
villa qu'il avait fait bâtir pour elle au bord de la mer avec tant de
soins minutieux, elle dormait froide, blanche comme le linceul, dans
l'immobilité rigide, définitive.... Elle était présente encore et déjà
absente, à jamais!... Et le grand rythme de la mer sur l'immense grève
de Cavalaire semblait bercer ce sommeil d'éternité.

Il regarda en lui-même tout ce néant, et son œil s'y perdit, devenu
vague et morne, comme reflétant le vide inconnu, l'inexplicable
éternité du rien que nous sommes.




II


--Il faut vous habiller, mademoiselle Nora.

--Est-ce que maman est revenue?

On avait fait croire à l'enfant, depuis la veille, que sa mère, qu'elle
avait vue si malade, était en voyage. Elle était partie pour se
guérir....

--Oui, mademoiselle Nora, c'est-à-dire non... Votre père vous
expliquera, répondit Mlle Marthe embarrassée.

Elle était très forte sur les dates, Mlle Marthe, mais les questions
l'embarrassaient vite quand elles ne se trouvaient pas dans ses livres
de professeur. Et comme elle était très bonne, elle se mit à pleurer,
tout en habillant la fillette, avec l'aide de la femme de chambre,
Catherine, que Nora appelait Catri.

A la hâte, on avait déjà préparé, taillé, cousu, une petite robe noire.
Dès qu'elle la vit:

--Elle est vilaine! dit Nora, avec une moue tout à fait expressive.

Mlle Marthe se prit à pleurer plus fort.

--Vous aussi, fit Nora en la regardant de côté, vous êtes vilaine....
quand vous pleurez!

Catherine sourit, Mlle Marthe fit la grimace.

--Oh! dit Nora, la regardant encore, tout à fait vilaine.... N'est-ce
pas, Catri?

--Il ne s'agit pas de plaisanter, Nora, fit l'institutrice. Tout le
monde pleure aujourd'hui dans la maison, parce que votre maman....

--Est-ce qu'elle est morte? demanda brusquement Nora, saisie d'un grand
trouble et tout près de pleurer elle-même.

Certes, elle avait vu des bêtes mortes, mais cela lui avait semblé
l'état naturel et même désirable des animaux que l'on doit manger.
Pour elle, mourir, c'était devenir immobile, mais ce mot, appliqué à
la personne humaine, tout en n'appelant dans son esprit aucune image
pénible, entraînait cependant l'idée d'absence prolongée.

--Alors, dit-elle, je ne la verrai plus,... puisqu'on ne voit jamais
les morts?

Elle s'était tournée vers Catri, cette fois, et, assise sur son lit,
ses mignonnes épaules rondes et blanches sortant des bretelles d'un
petit corset souple, elle attendait la réponse, ouvrant les yeux
démesurément comme pour mieux comprendre.

--Allons, dit Mlle Marthe, mettons la robe à présent.

--Non, non! dit Nora, martelant le mot, et l'appuyant avec malice
d'une saccade de sa jolie tête et de tout son corps.

Puis, haussant d'un mouvement mutin sa mignonne épaule:

--Je veux savoir d'abord où est maman?

C'était un petit caractère impérieux.

Elle était toute brune, l'œil très noir, avec un air volontaire et
décidé. Elle n'obéissait vite qu'à son père et à sa mère, discutant les
ordres de toutes les autres personnes, d'ailleurs traitée en infante
par ses parents.

Marthe comprit qu'on n'en finirait plus.

--Votre père vous demande, mademoiselle Nora, et c'est pour aller voir
votre pauvre mère....

Alors, tout de suite, Nora se laissa prendre ses deux petits bras
inertes qu'on enfonça non sans quelque peine dans le fourreau des deux
manches noires.




III


Ce matin, pendant qu'elle dormait, son père était venu la voir; il
l'avait baisée au front, et il était reparti sur la pointe du pied.

Maintenant, il l'attendait, en bas, au salon, assis, les bras pendants
aux deux côtés de son fauteuil; et, par la fenêtre ouverte, il
regardait l'espace, la mer, dont le grand bruit monotone rythmait sans
cesse la vie de cette grande villa; il écoutait aussi le murmure pareil
des pins dans le parc clos de grilles.

Il revoyait tout son passé depuis neuf ans.

Quand il avait connu Thérèse, fille d'un éminent avocat de Paris, elle
avait seize ans. Deux années plus tard, il l'avait épousée. Infiniment
docile et aimante, subissant avec une passivité touchante toutes les
volontés de son mari qui semblait un énergique mais qui était plutôt
un violent, elle ne lui avait résisté--oh! si peu!--qu'une seule fois.
Ç'avait été lorsqu'il avait voulu lui faire rompre toutes relations
avec ce jeune Lucien Houzelot qu'elle avait connu enfant. François
Mitry avait pris ombrage de cette affection, il en avait exigé le
sacrifice, mais il avait fallu que lui-même un jour priât le jeune
maître (Lucien Houzelot était avocat) d'espacer un peu ses visites.
L'autre, alors, brusquement, avait disparu. Thérèse s'en était montrée
très affligée, et François, aujourd'hui, regrettait amèrement d'avoir
fait à sa morte ce chagrin-là, ce chagrin demeuré unique.

Cela s'était passé dans les premiers temps de leur mariage. Et,
depuis.... Il avait beau regarder attentivement la suite des jours,
des heures, il ne voyait que soumission, tendresse, souci de plaire et
joie d'aimer, dans les moindres actes de la vie de Thérèse. La maison
s'était de bonne heure égayée de la présence de l'enfant; et dans son
hôtel de Paris, où il rentrait fatigué de mille affaires, dans leur
villa de Provence, sur la plus belle plage du département du Var, à
Cavalaire, où ils passaient chaque année un mois d'été et deux mois
d'hiver, leur vie avait été un véritable enchantement....

François Mitry était banquier, mais ce banquier était, avant tout, un
amoureux et un artiste. L'or n'était pour lui qu'un instrument. Il
jouait de sang-froid avec les affaires les plus compliquées et les plus
graves, les considérant comme le moyen, ennuyeux parfois, mais certain,
de se procurer les plus délicates jouissances de la vie. Les chèques,
pour lui, c'était des voyages, de beaux ciels, de beaux tableaux,
des sites émouvants, des fleurs surtout, des fleurs en toute saison,
et jamais Thérèse n'avait oublié d'en orner à profusion leur table,
étincelante d'un joli luxe choisi.

Fini, tout cela, maintenant. Mais quoi! il était un homme et il le
ferait bien voir. La vie est dure pour tous, la destinée est rude aux
hommes plus qu'elle ne l'avait été à lui-même. Ce bonheur de neuf ans,
c'était autant de pris sur l'ennemi inconnu qui s'acharne à faire le
tourment des êtres, et qui avait permis cependant que sa première
jeunesse fût comme un beau rêve. Sa fille lui restait, sa Nora, la
fleur vivante du passé, tout son avenir; il allait travailler pour
elle, vaillamment, pour elle seule.

.... Et puis, qu'elle fût morte, la bien-aimée, Thérèse, sa chère femme
adorée,--au fond il ne le croyait pas encore.... Est-ce qu'on meurt?




IV


--Voici Nora, monsieur.

Il se leva d'un bond et, à pleins bras, il prit sa fille sur sa large
poitrine, et la pressa contre lui d'un mouvement lent, inexprimablement
tendre et fort, comme pour la faire entrer tout entière dans son cœur
ouvert.

S'il n'était pas désespéré, c'était cela l'explication: d'elle, de
Thérèse, il restait Nora.

--Ma fille! mon enfant! oh! ma fille!

Il ressaisissait la vie, l'amour, l'autre tout entière, sa femme, avec
ce geste et avec ce cri; et, lui-même, au bord du grand trou d'ombre
et de néant, il se sentait rattaché fortement à la terre parce qu'il
tenait cette frêle enfant.

--Nora! Nora! ma chère petite!

Oh! la sourde volupté paternelle qui, des talons, lui remontait au
cœur et à la tête comme si, du fond de la terre où sont les morts, où
plongent nos racines, une électricité lui venait, fortifiante, des
sources mêmes de la vie!

Nora, ses grands cheveux noirs flottant derrière son dos, inclinait
la tête sur la poitrine de son papa; elle tenait son cou large à deux
bras, et, d'elle-même, elle s'écrasait aussi, passionnément, contre son
cœur.

Le mot de la passion, elle l'avait trouvé toute seule, la veille; elle
le répéta:

--Oh! papa! je voudrais me cacher dans toi!

Pour répondre à cet appel, à ce désir de protection, il posa un bras
sur la tête de l'enfant, l'enveloppa de sa grande force aimante.

Alors, elle souffla, dans la barbe, près de son oreille:

--Où est maman, dis?

Le colosse s'assit, vaincu, comme s'il s'écroulait; il posa l'enfant
sur ses genoux.

--Ta maman?... Écoute... mais tu n'auras pas peur?... tu promets?...

Il s'arrêta. Il se sentait gauche à chaque parole... Et cependant il ne
voulait pas que la morte partît sans avoir été embrassée par sa fille,
ni que la petite chérie perdît à jamais sa mère sans l'avoir embrassée
encore.

--Ta mère, ma chérie...

Un sanglot, venu des profondeurs de sa vie, roula en lui, le secoua,
rauque.

Et brusquement il pensa qu'il n'y avait point de paroles à dire; que
ce sanglot était pour l'enfant une préparation suffisante au tragique
spectacle; que la mort ne s'explique à personne, pas plus aux grands
qu'aux tout petits;--et puisqu'il voulait que Nora vît sa mère morte,
qu'elle en gardât dans sa mémoire l'image ineffaçable, mieux valait la
mettre tout de suite en présence de celle qu'il pleurait...

--Ta mère, viens la voir... Après, tu ne la verras plus... plus
jamais... mais je te reste, moi, je te reste...

Et il l'emportait vers la douleur, en la couvrant d'un geste consolant,
tendre infiniment, plus fort que toute la mort...




V


Des fleurs, des fleurs sur un lit; des fleurs, à foison... Par la
fenêtre ouverte, la branche d'un mimosa entre, offrant aussi des
fleurs... La lumière est blanche et bleue... La grande ligne de la mer
coupe, en plein milieu, le haut cadre de la fenêtre... Les fleurs sur
le lit frémissent un peu à la brise qui vient du large, où passent des
voiles... L'égal gémissement, plein de caresse, de la mer sur le sable
de la plage, semble le battement d'un cœur infini... Près du lit, une
flamme brûle, jaune, perdue, impuissante, dans l'éclat du jour bleu
et blanc... Sous les draps, le corps de la morte se dessine en lignes
rigides; les mains sont croisées sur la poitrine, parmi les fleurs.
Les yeux sont clos; les paupières blanches, toutes blanches, dardent
leurs cils noirs; la face est belle, d'un blanc mat, irréel, sous les
bandeaux d'un noir de jais... Elle dort... mais quel sommeil? Et que
dire, dans l'atmosphère vague où les paroles, en frappant l'air,
perdent tout sens pour les oreilles humaines?

Nora, au bras de son père, regarde cela de tous ses grands yeux, plus
ouverts que jamais...

Elle _ne sait pas_, l'enfant, mais lui, l'homme, ne sait pas non plus.

--Embrasse-la, dit-il... c'est la dernière, la dernière fois.

Il incline l'enfant vers la mère. Nora la regarde et ne la reconnaît
pas.

Cependant, c'est bien elle... mais elle est trop blanche... et puis...
elle dort sans respirer!

De cette figure de mère à cette enfant, rien ne s'élance plus. Nora
le sent. Sa mère n'est donc plus là? Elle est là pourtant. Aux prises
avec le plus terrible des problèmes, l'esprit de l'enfant s'arrête,
consterné. Nora regarde, insensible et comme pétrifiée. Elle se voit
descendre vers la figure blanche qui est celle de sa mère, et où
cependant tout lui est étranger! Voici qu'elle en est tout près, et
elle appuie, sur le front, ses lèvres... Oh! ce froid! cette glace
dure, mais sèche, ce froid de la vie morte, immobile, sans réponse!

--Maman!

... Nora se rejette en arrière, terrifiée; elle retourne à son père,
plonge sa tête dans la chaleur du cou, entre la barbe et les cheveux,
prend la chair tiède avec ses lèvres, et, les yeux fermés, elle boit,
inconsciemment, mais violemment, la vie retrouvée.

--Allons, c'est assez, nous nous en allons, Nora. Il faut prier le bon
Dieu pour elle... Nous ne la verrons plus, plus jamais.

Il descend le large escalier de marbre, portant entre ses bras l'enfant
qui pleure, et, au seuil de la villa riante, parmi les lauriers-roses,
en face de la mer que la grille du parc raye joyeusement de lignes
bleuâtres où s'enchevêtrent les rosiers et les chèvrefeuilles,--il
lâche, comme un oiseau, la fillette, en lui disant:

--Va jouer avec tes grands chiens qui sont si bons pour toi. Tiens,
voici Junon et voilà ton vieux Jupiter... Accompagnez-la, mademoiselle
Marthe, mais qu'on ne sorte pas du parc aujourd'hui.

Et comme elle a huit ans à peine, Nora, qui pleure, saisit à deux mains
la queue de Jupiter. Jupiter se retourne et, d'un grand coup de langue,
baise en plein visage l'enfant qui tombe assise. Elle éclate de rire,
et ses larmes, qui luisent au soleil, roulent jusque dans sa bouche
gaie, ouverte et toute rose.




VI


Elle avait demandé à être ensevelie dans le cimetière du Lavandou. Elle
avait dit: «Là, je ne serai pas trop loin de vous, et même je serai
tout près. Je ne veux plus de Paris. C'est ici surtout que j'ai été
heureuse.»

Et les choses furent faites comme elle l'avait demandé.

François Mitry était vraiment stoïque. Ce qu'il y a de naturel et de
fatal dans la mort, de plus puissant et de plus haut que la volonté
humaine, il se sentait de taille à l'accepter, à le porter debout.
Cette puissante résignation à ce qui est inévitable, de par la loi des
choses, c'était toute sa religion à lui.

Il veilla aux moindres détails. Il déposa lui-même sa morte aimée dans
le cercueil, l'y arrangea doucement, fit rouvrir la terrible boîte,
qu'on avait commencé de fermer, pour y placer, par un enfantillage
pieux, un petit portrait de Nora fixé dans un médaillon,--et il
souffrit avec une énergie fière tous les adieux successifs des jours
d'enterrement.

Quand une exaltation de douleur montait en lui, trop forte, il courait
à Nora, l'enlevait dans ses bras, la regardait bien, cherchait et
retrouvait en elle la ressemblance, indécise encore, avec la mère,
l'embrassait répétant: «Je reste, moi, je reste!» puis: «Tout pour toi,
pour toi, pour toi!»

Et il retournait à ses tristes occupations, raffermi.

Une fois, comme il serrait la pauvre mignonne d'une étreinte mal
mesurée, en lui répétant: «Un papa, dis, ma chérie, c'est bon, n'est-ce
pas?» elle répondit, avec un petit cri de douleur: «Oh! ça fait mal!»
Alors, il se calma: «Je serai bien sage, lui répondit-il, pour toi,
pour toi, toujours!» et il lui fit sur les yeux un tout petit baiser,
léger, léger,--«comme un baiser de maman, quand elle disait qu'elle
n'avait plus la force», expliqua Nora.

Lorsque la morte fut sous la terre, et le tombeau commandé,--François
Mitry quitta, avec Nora, Cavalaire pour quelques jours. Puis, il revint
en hâte et trouva une douceur étrange à faire de la chambre de sa femme
une sorte de sanctuaire du souvenir.

Il y disposa toutes choses comme si elle allait rentrer tout à
l'heure. Les objets familiers, les bibelots, furent mis à leur place
habituelle. L'antique table à ouvrage, qui venait de la grand'mère de
Thérèse, fut ouverte, avec ses soies, ses broderies commencées, près
de la causeuse. Sur la petite table, le livre que lisait Thérèse huit
jours avant de tomber malade, fut posé avec son signet marquant la page
inachevée. Toutes les armoires visitées, le linge et les robes y furent
laissés dans un ordre vivant.

Les bijoux seulement, brillant sur les écrins ouverts, furent placés
dans une vitrine à côté des bibelots précieux. Et à mesure qu'il les y
déposait, il les examinait longtemps un par un, se rappelant à quelle
occasion il avait offert celui-ci, par quel caprice d'enfant elle avait
exigé celui-là, ce diamant noir, par exemple,--un joyau rare, monté en
tête d'épingle, au bout de sa rigide et grêle tige d'or. Oh! celui-là,
quels souvenirs premiers il lui rappelait!

... Le soir même de leur mariage, comme il contemplait longuement les
yeux si noirs et si limpides de sa Thérèse, lumineux et sombres dans la
blancheur veloutée de la peau, il l'avait appelée, elle: «mon diamant
noir»...

Il le mit donc, ce joyau, en avant de tous les autres, au bord de
l'étagère, scintillant et obscur sur le velours blanc de l'écrin...
Et il ne put s'empêcher de se dire que cette pierre précieuse était
comme un symbole indestructible de ce qu'il avait perdu en Thérèse. La
tendresse de la chère morte, n'avait-elle pas cette solidité, cet éclat
limpide, teinté à jamais d'une ombre de deuil, de regret, de mort?

Enfin, sur le lit parfumé, sur les oreillers frangés de dentelle, tout
préparés comme si elle allait tout à l'heure y plonger encore sa forme
adorée, il déposa un des bouquets qui avaient veillé près d'elle, et il
pensa que, chaque matin, il renouvellerait les fleurs dans les vases et
dans les coupes de cette chambre sacrée.

Tout cet arrangement fut si méticuleux, si attentif, qu'il lui prit
plusieurs jours. Il passait des heures à méditer sur la manière dont
il devait disposer ceci ou cela, tourner le dossier de ce fauteuil ou
les branches de ce flambeau... Il avait d'abord enlevé le grand christ
d'ivoire qui, sur le fond rouge de son vieux cadre, occupait le mur
au-dessus du lit, et il l'avait remplacé par un portrait de Thérèse.
Puis il pensa que cette chambre devait enfermer uniquement les objets
qu'elle y avait connus. Il fit remettre le portrait au salon où il
l'avait pris et le christ à la place où elle l'avait toujours vu.

Il s'étonna alors d'avoir pu songer une minute à une autre disposition
et passa un jour entier à se plaindre de sa sottise.

De temps en temps il allait chercher Nora, la consultait gravement:

--Est-ce que c'est joli comme ça, mignonne?

--Oh! oui, mais je me rappelle bien: maman avait dit une fois à Catri:
Ne posez jamais ça comme ça, Catri!

Alors, le père, heureux du renseignement, restituait aux choses leur
vraie disposition, celle qu'aimait Thérèse.

--Mais, papa, puisqu'elle ne doit pas revenir?

--Justement. En voyant les choses en place, Nora, nous pourrons croire
qu'elle est par là, comprends-tu?... Nous allons l'attendre....
toujours!

Il ne s'apercevait pas que tout cela était un peu trop fort pour l'âme
de l'enfant... Il lui faisait mal--par tendresse.




VII


Quand tout fut terminé, il regarda son œuvre un matin avec une
satisfaction étrange. Il soupira, puis, machinalement, ouvrit un
dernier tiroir oublié, un tiroir secret. Dans cette cachette, il trouva
un petit paquet avec ces mots d'une écriture qui n'était pas celle de
Thérèse: _A brûler en cas de mort_. Il regarda les cachets: L. H.

Il songea machinalement: «_Lucien Houzelot_». Rien d'autre.

--Tiens?

Il alla, sans réflexion aucune, à la cheminée. Il alluma le feu tout
préparé, déposa le paquet sur les bûches et regarda.

Les flammes léchèrent le pli épais, serré dans les ficelles, compact
comme un livre, et le noircirent seulement; puis la cire s'échauffa,
fondit, coula, s'enflamma, les fils éclatèrent, et les coins de
l'enveloppe, recroquevillés, s'écartèrent. Les lettres pliées que
contenait l'enveloppe en jaillirent, glissant les unes sur les autres
de divers côtés et quelques-unes tombèrent hors du foyer jusque
sur le tapis, aux pieds de François Mitry--qui restait immobile, à
regarder.... Une souple tige de bois vert qui servait de lien à un
petit fagot éclata à son tour, rompue par le feu, et, se détendant
comme un ressort, lança, éparpilla le reste des lettres en tous sens.
Deux ou trois papiers seulement restèrent pris entre les bûches, et s'y
consumèrent tout à fait, puis, de lui-même, avec un sifflement, le feu
s'éteignit.

Alors François se baissa, ramassa toutes les lettres qui lui étaient
rendues malgré lui, les porta sur un coin de table, et sans soupçon ni
crainte d'un malheur, curieux à peine, plutôt distrait, comme obéissant
à la fatalité des petits faits enchaînés et suggestifs, agissant comme
par conclusion nécessaire à des circonstances indépendantes de lui, il
se mit à lire.

       *       *       *       *       *

Thérèse l'avait trompé avant le mariage. L'auteur de ces lettres, dont
il reconnaissait l'écriture, Lucien Houzelot, avait été l'amant de
Thérèse, et Nora, sa Nora, n'était plus sa Nora... C'était la fille de
cet autre, Nora, oui, Nora, Nora!




VIII


Il lut tout, pendant une heure, et relut tout, pendant une autre heure,
avec le sentiment de l'ineptie de tout cela, si profond en lui que
rien ne s'émut dans son cœur. Il se disait bien qu'il fallait relire
et qu'il fallait être convaincu, puisque tout cela était écrit et
signé et affirmé cent fois, mais les affirmations qui sortaient de ces
papiers à demi noircis étaient si absurdes en regard de l'affirmation
contraire que lui donnaient les moindres objets autour de lui, les
moindres paroles, les moindres gestes de la morte, inscrits en lui, les
traits du visage de Thérèse, le regard des yeux de Thérèse, et aussi
son propre amour pour leur fille,--qu'il continuait à être insensible,
comme un homme, frappé de la foudre, meurt sans le savoir, et reste,
étant mort, dans l'attitude de la vie, sans étonnement ni douleur. Cela
était comme si cela n'était pas.

Enfin, las de l'immobilité de sa pensée, il se décida au mouvement,
il se leva. Et aussitôt, comme si ce mouvement physique eût déclanché
un ressort dans son esprit, il se rappela nettement le ton affectueux
avec lequel elle lui parlait de ce Lucien, à l'époque où il avait exigé
qu'elle cessât de le voir. Elle disait: «Ce pauvre Lucien!» Et dans son
cœur, la voix de la morte, cette voix que nulle oreille ne pourrait
plus entendre, dont les vibrations ne pouvaient plus se reproduire,
plus jamais, jamais,--cette voix, dans le silence de ce cœur d'homme,
résonna comme au temps où l'oreille pouvait en percevoir le son, toute
pareille, comme un air musical qui s'éveillerait, juste et précis, dans
la mémoire d'un muet, et il entendit les mots: «Ce pauvre Lucien,»
si distinctement prononcés, qu'il ressentit, dans les profondeurs
de son être, cette vive piqûre, suivie d'un brusque sentiment de
détresse,--qui est l'annonce de la jalousie. Il la ressentit comme
aux jours où il exigeait de Thérèse l'abandon de son ami Lucien. Et
en même temps toute la confiance sortit de son cœur. Son involontaire
et mystérieuse résistance aux affirmations répétées des horribles
lettres tomba d'un seul coup. Les années d'amour qui protégeaient
Thérèse contre tout soupçon--furent oubliées. Son cœur à lui, qui était
enveloppé et protégé par ce souvenir comme par une armure, se trouva
nu, et le soupçon y entra comme une pointe de fer empoisonnée.

Alors, il lui vint, du fond de la mort, un trouble qui, semble-t-il,
ne peut être donné que par la vie. Il éprouva une envie sauvage de
voir Thérèse pour l'interroger et la tourmenter, pour l'insulter, pour
la frapper peut-être! Mais elle était derrière le grand voile, sauvée
dans l'invisible, trompeuse dans l'éternité, à l'abri de lui, hors des
passions. Il arrivait trop tard. Elle était dans le lieu où toutes
les âmes ont droit d'asile. Il se heurtait à la muraille des tombes.
Il n'avait plus qu'à se taire, à subir l'horreur. La morte saisissait
le vif, mais lui, il ne pouvait plus rien contre elle. Sa tendresse
l'avait accompagnée, caressée par-delà la mort,--mais sa fureur, devant
la mort, s'arrêtait impuissante... Le châtiment était impossible!... Et
il n'y avait pas à douter; tout n'était-il pas écrit, signé, répété?
ici: «je vous aime...», là: «notre faute...», ailleurs: «notre chère
enfant, la chère petite», et encore: «ce pauvre diable de mari...»,
et plus loin: «que voulez-vous! nous étions forcés à cela.» Et les
explications suivaient, claires, formelles, abondantes.... Oh! mon Dieu!

Tout à coup, il poussa un hurlement de loup, mit sa tête entre ses
deux poings crispés qui arrachaient des touffes de cheveux; ses dents
claquèrent; et celui qui avait été fort devant la mort se trouva
anéanti devant la trahison.

Son cœur crevait, se regonflait et crevait encore. Il montait, du fond
de sa poitrine, d'horribles râles de colosse terrassé. Dans ses yeux
tuméfiés, les larmes venaient et ne sortaient pas, comme si elles se
fussent brûlées elles-mêmes, et tout à coup elles jaillirent comme
jaillit le sang d'une blessure brusquement ouverte....

Toute sa puissance de penser, de comprendre, de sentir, était
concentrée sur une chose unique, nouvelle, dont il souffrait
éperdument: l'horreur d'avoir cru au mensonge permanent, l'abomination
d'avoir fait une idole vénérée, d'une misérable femme....

Il n'y avait plus qu'un mot pour sa douleur, et c'était: «oh! oh!» le
monosyllabe triomphant qui exprime les angoisses inexprimables, les
terreurs et les stupeurs; «oh! oh! oh!» et pendant une heure il le
répéta jusqu'à ce que, par épuisement de ses forces physiques, il ne
le laissa plus sortir de ses lèvres qu'à de rares intervalles et sur
un ton qui allait s'affaiblissant, se perdant dans les profondeurs
innommées de sa conscience....




IX


A ce moment, Nora entra, des fleurs et des verdures tenues à pleins
bras. Elle s'arrêta sur le seuil. Derrière elle, apparaissait la bonne
grosse tête de Jupiter. Elle regardait son papa et elle vit bien qu'il
pleurait. Alors, doucement, elle s'avança vers lui, bien doucement,
pour «lui faire peur,» pour lui offrir par surprise tout ce qu'elle
avait cueilli dans le parc.... Elle le surprit en effet!.... Elle
se jeta contre lui avec le mot caressant murmuré très bas: «papa!»
Et lui, croyant s'adresser à l'un des fantômes de son cauchemar, la
repoussa, de son bras détendu, si rudement, qu'elle refit en arrière,
sur ses petits talons, tout le chemin qu'elle venait de faire dans la
chambre.... Elle fut rejetée par une force quasi-surnaturelle.... En
reculant, elle voyait son papa, qui s'était mis debout, la regarder
d'un œil méchant, et il lui semblait que la distance, toujours
augmentée, les séparait pour toujours comme dans les mauvais rêves.
Les fleurs, les feuillages, tombaient de ses bras ouverts, de ses mains
crispées, jonchant son chemin douloureux dans cette chambre toute
pleine encore des affres de la mort; et enfin elle s'abattit contre
l'angle de la porte, et resta là sur le parquet, évanouie, le sang
coulant de sa pauvre tête, dans ses longs cheveux noirs; et ses yeux
s'étaient fermés, et, sur sa bouche ouverte, ce mot expirait: «maman!»

Le colosse, debout, contemplait, avec un œil plein de folie, ce
spectacle sans nom.... Jupiter s'était couché près de la petite et
léchait son doux visage...

François Mitry frissonna de la tête aux pieds, ramassa l'enfant
évanouie, et avec toutes sortes de précautions tendres et de caresses
de pitié, la porta dans son petit lit,--mais ce retour à la tendresse
était inutile parce qu'elle ne le sentait pas. En revenant à la vie,
hors de la présence de son père, elle ne se rappela de lui, et pour
jamais, que ce coup, mortel à son âme, avec lequel, au lendemain de
la mort de sa mère, il l'avait repoussée de lui, sans qu'elle pût en
comprendre la raison.




X


Il avait appelé l'Allemande.

--Faites chercher le médecin.

Et dès que Mlle Marthe fut installée au chevet de l'enfant, il
sortit, impatient de retrouver son martyre, d'examiner sa plaie, d'en
sonder la profondeur, de l'irriter à loisir dans la solitude. Il s'en
alla errer dans les bois et les rochers des alentours.

Hélas! il reconnut qu'il aimait Thérèse morte comme si elle eût été
vivante, et même d'un amour plus impérieux, irrité par l'absence.
Toutes les tortures de la jalousie, il les éprouvait, exaspéré par
la rage de ne pouvoir en faire subir le contre-coup à la disparue.
Il lui en voulait maintenant d'être morte, de lui avoir échappé! Cet
étrange sentiment lui donnait la peur de devenir fou, mais il ne
pouvait s'en défaire. Vivante, il aurait pu la tuer! Elle lui ôtait cet
horrible plaisir, et il croyait la voir avec un visage tout changé,
avec ce visage que les hypocrites portent sous leur masque et qui
sourit en silence d'un air de raillerie et de joie triomphantes. Il
la voyait ainsi, dévoilée dans la mort, malignement heureuse d'avoir
su tromper si bien jusqu'au bout et d'être hors de son atteinte, au
fond du tombeau. Cauchemar sans nom, lutte vaine et terrifiante avec
un spectre immobile qui se défend par l'inertie et le silence, par la
toute-puissance de l'insaisissable et de la mort!

Il se mit à évoquer tous les souvenirs de leur belle jeunesse, mais
il eut beau faire, il n'en reconnut pas deux qui lui permissent le
soupçon. Il était forcé d'en revenir aux premiers temps de leur
mariage, au goût qu'elle montrait pour ce Lucien, à l'énergie qu'il dut
avoir pour éloigner le jeune homme.. «Je t'assure, lui disait-elle,
qu'il ne faut pas; c'est pour moi un petit camarade d'enfance. Je
l'aime beaucoup, beaucoup.»

... Ah! perfidie féminine! Elle osait prononcer ce mot «_je l'aime_,»
le déguiser en le faisant suivre du mot beaucoup, qu'elle répétait
comme par complaisance pour le mensonge!... Et Mitry s'exaltait
toujours. Et toujours la voix morte revivait dans le vaste silence de
son cœur vide, avec des intonations particulières et des nuances qui le
faisaient tressaillir... Comment la voix de Thérèse lui survivait-elle
ainsi? Cette voix, il l'avait gardée en son cœur bien plus que la forme
de la morte. Souvent il ne revoyait le visage qu'imprécis, comme
éloigné, fondu déjà dans le vague éternel,--tandis que la voix restait
jeune, juste, fixée au contraire pour l'éternité et par elle.

--Ah oui! si au moins elle vivait!... oui, je la tuerais!... mais
avant, avant, j'interrogerais, j'entendrais, je verrais, je saurais
tout, tout!

L'affreuse curiosité des jaloux le tenaillait. Un chien tirant sur
des entrailles de bête dont la peau résiste, s'agite avec des reculs
de tout son corps, des saccades et des secouements de tête, pour
arracher sa proie par lambeaux. La curiosité jalouse le mordait,
l'arrachait ainsi à lui-même, le dépeçait âme et chair. C'était une
souffrance atroce de tout son être; le corps se crispait; les orteils
se tordaient; un poids étouffait sa poitrine; ses mains contractées
s'enlaçaient, se quittaient pour se reprendre. Et, par moment, fermant
ses grands poings, il donnait sur son crâne des coups retentissants
comme pour fendre sa tête, en faire sortir la bête monstrueuse qui
y était entrée et s'y installait. Tout à l'heure, il avait eu un
jaillissement de larmes. Les larmes ne venaient plus. Les yeux dilatés
s'ouvraient sur un spectacle invisible et, distinctement, voyaient
le couple coupable. Impuissante à saisir, dans la réalité, ce qu'il
voulait voir, sa curiosité le créait à nouveau, le lui montrait, comme
vivant, dans un songe plus cruel que la réalité... Jusqu'à la veille
de son mariage, ils l'avaient donc trompé, avec des mots de moquerie
comme il y en avait dans ces lettres... On s'embrassait dans l'ombre
des corridors, derrière les massifs du jardin de Thérèse,--pendant que
lui, le fiancé, était là, à quelques pas, ignorant et naïf, attendant
qu'elle revînt, gracieuse, légère, comme empressée, l'œil bien ouvert
et bien clair, et, sur les joues, la paix de l'innocence; la pureté
dans la ligne suave des paupières abaissées; un sourire d'enfant,
oui, d'enfant ignorante de tout, au coin de ses lèvres sur lesquelles
l'autre, tout à l'heure, appuyait son baiser... Les baisers, pourquoi
cela ne laisse-t-il aucune trace?... Elle les lui apportait invisibles
sur sa bouche, mais la sensation de ces baisers devait la suivre!
C'est eux qu'elle reprenait, qu'elle aspirait en mordant sa lèvre d'un
mouvement habituel, si joli, qu'elle avait... Et telle il l'avait
épousée!

Il se rappelait maintenant que ce Lucien était sans fortune, joueur du
reste, gaspilleur, viveur,--et les théories de la famille de Thérèse
sur la nécessité pour une fille riche d'épouser la fortune. Que lui
importaient, alors, des théories qui ne le gênaient en rien? Mais
maintenant des paroles lui revenaient qui expliquaient tout..... oui,
oui, Lucien était allé jusqu'à lui dire un jour, à lui, François Mitry:
«Je suis bien malheureux. J'aime une jeune fille dont je suis aimé. Les
parents s'opposent au mariage et les conditions sont telles de part et
d'autre, qu'il faudra faire ce qu'ils veulent.» Alors, lui, François,
avait répondu qu'une jeune fille qui se laisse marier contre son gré
n'est pas digne d'être regrettée.

Et cette jeune fille, voilà que c'était sa Thérèse, à présent! ah!
l'horreur, l'horreur! quelle horreur!

Et tout de suite après ce dialogue, peut-être, il était allé,
ce Lucien, «ce pauvre Lucien» qu'elle plaignait tant de sa voix
chantante,--la saisir dans ses bras, lui dire: «Marie-toi, donne-lui
mon enfant, et prends-lui tout; nous nous retrouverons toujours,
toujours!...» Mais ils avaient compté sans sa perspicacité! Il n'avait
pu, certes, deviner la hideuse vérité antérieure, mais, à peine marié,
il avait eu comme un pressentiment, il avait éloigné cet homme.....
Le fiancé, oui, on l'avait trompé,--mais le mari, non pas! c'était
toujours ça.... oh! les infâmes, oh! les lâches! la hideuse! la gueuse!

Ah! s'il y avait un moyen de douter!..... mais il n'y en a pas,
non, pas l'ombre! rien, rien où se reprendre, et cela est vrai!..
Et Nora... croyez donc à quelque chose! Ce petit visage si pur est
lui-même un mensonge, un mensonge vivant. J'ai cru y entrevoir
parfois--imbécile!--mes propres traits; et il est fait, composé, pétri,
avec la chair et le sang de l'autre, avec les baisers de l'autre sur
les lèvres de Thérèse!... Misère de nous! Sainte vérité, où te saisir?
j'ai pu aimer comme ma chair la chair d'un autre, la presser contre
mon cœur comme une part du mien, et c'était le cœur d'un autre! on
ne reconnaît pas son sang... Et je l'aimais! et qu'est-elle pour moi?
moins qu'une étrangère! une bête d'une autre race qui doit sa vie à
la volonté définie de me tromper et d'en rire! Et maintenant, mon
existence, ma fortune seront à elle!...

Lucien Houzelot, maître Houzelot.... (Où est-il celui-là? ah! oui, en
Amérique depuis huit ans... Encore une preuve!) Maître Houzelot m'a
volé ma fiancée, il me volera désormais, tous les jours, ma fortune
pour sa fille, l'homme de loi, l'homme de bagne! Voilà pourtant le
train du monde; on ne prendrait pas dix sous dans la poche de son
voisin,--mais on lui vole sa vie, son travail, son héritage. Le bon
jobard, dix ans, vingt ans, toute sa vie, travaille pour l'enfant de
l'autre,--mais il reste, cet autre, l'amant, aux yeux du monde, un
honnête homme; il n'est pas un voleur, non, il n'est pas au bagne, non,
il reste impuni... on le reçoit; les femmes lui sourient encore,--et
le mari trime, bûche pour l'enfant de l'autre... Sale race, voleurs!
voleurs lâches! voleurs cachés et masqués!... Et toi, l'homme de loi,
avocat ou magistrat, tu condamnes, après cela, un voleur pauvre, un
affamé qui a eu le courage de voler à ses risques et périls, en pleine
rue!... Mais ils la feront sauter, les révoltés, cette société de
honte, de lâcheté, d'ordures, de mensonge! Et qu'est-ce que ça peut me
faire à moi, maintenant, puisque je n'ai plus d'enfant, plus d'enfant,
plus d'enfant!

François Mitry se laissa tomber à la renverse sur les cailloux de la
colline, sur les racines nues des grands pins ou des chênes-lièges, et,
tout à coup, dans son imagination allumée, il vit Thérèse et Lucien...
enlacés....

--Où étaient-ils? où sont-ils? où était-ce? Chez qui, où avaient-ils
leurs rendez-vous?...

Et sa pensée s'acheva ainsi:

--Où a-t-elle été conçue, l'enfant, leur enfant que j'ai crue mienne?

En quel lieu étaient les amants, il ne pouvait s'en rendre compte.
L'horrible vision ne lui présentait qu'une atmosphère lumineuse,
phosphorescente, au milieu de laquelle les amants, couchés, se
cherchaient des lèvres....

Alors François se tordit sur la terre rude, sur les cailloux, et son
grand corps puissant, secoué de rage et tout sursautant, se mit à
rouler la pente de la colline, comme une chose morte ou comme une
bête blessée. Çà et là il s'arrêtait, retenu par un tronc d'arbre,
par une racine saillante; un sursaut nouveau le rejetait de côté,
car il voulait aider cette descente, éprouver longtemps la sensation
folle de s'en aller dans un abîme, au fond de la mort peut-être, où il
retrouverait ceux qu'il cherchait pour les châtier... sinon ce serait
la paix, le repos, l'oubli définitif.

Cette chute affreuse s'arrêta enfin. Elle lui avait fait du bien. Tout
meurtri, déchiré, piqué de ronces sur tout son corps, il était ramené
par la douleur physique au monde réel; il était forcé de donner malgré
lui une part d'attention, même inconsciente, à ses blessures; il avait
moins de force pour se créer des chimères. Il se releva un peu calmé.

--On le dit toujours, je n'y voulais pas croire, que toutes les femmes
trompent. En bien cherchant, on trouvera toujours le mensonge, la
duplicité de la plus pure. Vous voyez cette vierge? (il se mit à rire)
_Guarda e passa!_

Il riait méchamment.

--Je vais leur en donner de l'amour, moi, à présent! Elles peuvent
être tranquilles.... Ah! elles s'amusent? On s'amusera aussi, à
l'occasion!... saletés! saletés!... Et j'en ai une à élever, de ces
bêtes malfaisantes! Ça sera du propre, la fille à Lucien!... En voilà
une qui saura vite où le diable a fait son feu!

Mais il l'aimait encore, par une douce et vieille habitude... Ses yeux
se voilèrent.

--Pauvre petite, murmura-t-il. Ah! la pauvre enfant!...

Alors, il crut l'entendre dire: «Papa!»

Et il rugit en lui-même:

--Non! non! ton père, c'est l'autre. Ce n'est plus moi! Va trouver
l'autre!... oh! oh! poursuivit-il parlant tout haut, oh! Thérèse! ma
Thérèse! ce n'était donc pas assez d'être morte! tu pouvais donc
mourir davantage! je ne t'avais pas perdue par la mort, je le vois
bien à présent!... C'est à présent que je te perds! oh! ma Thérèse! ma
Thérèse! Oh! Dieu! que tu me fais souffrir, morte!

Il tira de sa poche un portefeuille où il prit le portrait de Thérèse.
Il le regarda longuement sans plus penser ni à Lucien, ni à rien
d'autre qu'à elle, et tout à coup, lentement,--l'esprit vidé de tout
ce qui n'était pas la bonne, la douce, la fidèle Thérèse,--il baisa le
portrait en fermant les yeux.

--C'est impossible! murmura-t-il, c'est impossible.

--Et pourtant cela est! reprit-il après un silence.

Alors son esprit s'enveloppa d'un nuage et il s'abattit de tout son
long, sans un cri, frappé de congestion cérébrale.




XI


Le médecin avait été appelé de Cogolin, en toute hâte, pour Nora. Il
n'arrivait pas.

Dans la chambre de Nora, Mlle Marthe, assise, travaillait. Jupiter
était couché sur le tapis, auprès du petit lit où Nora, très pâle, une
compresse posée en couronne sur ses grands cheveux, rêvait, attentive à
sa pensée embrouillée.

L'enfant, la tête relevée par l'oreiller, regardait d'un œil fixe,
démesurément agrandi, dont la paupière ne battait pas. Elle regardait,
par la fenêtre ouverte, l'espace bleu, la ligne lointaine où la mer
semble finir et recommence invisible. Elle entendait, à travers son
rêve, le bourdonnement doux et rythmique de la mer, la respiration des
vagues terribles, qui avait moins d'importance pour elle que les grands
soupirs du terre-neuve.

La pauvre petite était là, étonnée, vaincue, devant l'incompréhensible:
«Papa m'a repoussée de lui. Pourquoi? Jamais je ne l'ai vu avec cet
air méchant! qu'est-ce qu'il y a? que va-t-il m'arriver maintenant?
est-ce que je suis une petite fille qu'on n'aime plus?»

Quand elle se fut bien répété ces questions, elle cessa de les
entendre en elle-même, mais elle demeura dans l'état d'étonnement et
d'incertitude que ces questions représentent; et, vaguement, ce qu'il y
a de tragique dans les histoires du Chaperon Rouge ou du Petit Poucet,
hantait sa mémoire et son cœur.

Pourtant elle ne disait rien. Sans doute, avec ce sentiment de la
justice si profond au cœur des petits, elle condamnait son papa et ne
voulait pas le trahir, mais si cette idée agissait en elle, c'était
dans le mystère de son inconscience enfantine. Sous son farouche
silence, il y avait surtout la rage et la fierté du faible injustement
frappé. En s'éveillant de l'évanouissement qui avait suivi la chute,
elle n'avait pas pleuré.

--Avez-vous mal, Nora? avait dit l'institutrice.

--Oui.

--Où cela?

--Ici.

Et elle portait sur la blessure sa petite main.

--Comment cela est-il arrivé?

L'enfant ne répondit pas. Ses lèvres s'étaient pincées.

--Eh bien?

--J'ai mal, dit Nora.

Mlle Marthe avait pansé l'enfant.

Puis elle avait voulu reprendre la conversation. Mais Catri était
survenue.

--Oh! notre petite maîtresse! oh! mademoiselle Nora! Elle est tombée,
la pauvre petite!... il ne faut pas la faire causer pour l'instant,
mademoiselle Marthe, il faut qu'elle se repose et, si c'est possible,
qu'elle dorme.

Mlle Marthe, qui était bonne, et qui était avisée, pensa qu'en effet
Nora devait demeurer bien tranquille et que la vérité sur l'aventure
serait connue nécessairement. Il n'y avait pas à s'inquiéter là-dessus
et sa patience allemande l'engagea à reprendre son ouvrage de broderie.

Nora, sa tête brune sur l'oreiller bien blanc, rêve toujours. Ses
paupières ne battent pas. Son œil est toujours fixe. Elle regarde
loin, très loin, beaucoup plus loin que la ligne de l'horizon... «Oh!
maman!» Elle voudrait tant la revoir, sa mère, mais elle est morte,
partie. Morte, elle ne sait pas bien ce que c'est, sinon qu'elle est
abandonnée, elle, Nora. Sa mère l'a quittée.... son père aussi. Mais
sa mère, mourante, l'embrassait. Et elle a embrassé sa mère morte,
tandis que lui, son père..... «Oh! maman!» Et dans les yeux noirs,
grands ouverts, de la pâle petite fille, des larmes roulent en silence.
C'est en silence qu'elle pleure, afin que Mlle Marthe n'entende
pas... Elle est vilaine, Mlle Marthe! L'institutrice, perdue dans
sa pensée, est loin de Nora en ce moment. Elle n'entend pas le
léger bruit que font, malgré tout, dans le petit lit, le chagrin de
Nora, les sanglots qu'elle étouffe, son effort même pour n'être pas
entendue. Mais Jupiter comprend, lui, parce qu'il sait aimer.... «On
pleure, ici!...» Oui, oui, on ne le trompera pas, Jupiter... La petite
maîtresse pleure. Elle est tombée, tout à l'heure, et cela ne s'oublie
pas!--Alors, il se soulève, et très lentement il remue sa queue pour
dire: «Je suis là, courage!» Puis il se dresse, appuie ses pattes de
devant, le plus doucement qu'il peut, sur l'oreiller où il pose enfin
sa lourde tête, un peu de côté, avec un air humain, toujours sans rien
dire.

--A bas, Jupiter! s'écrie Mlle Marthe d'un ton sévère, presque
indigné, lorsqu'elle aperçoit ce spectacle.

Mais Jupiter ne bouge pas. On est si bien là, près de ce qu'on aime!

--A bas, Jupiter!

Nora s'assied sur son lit:

--Non! dit-elle, de sa voix pétillante! Non, je le veux!

Elle étend vers la tête énorme sa petite main, si petite! Et, sous
cette main, l'énorme tête ferme les yeux avec un air de ravissement.

--Il faut renvoyer le chien, mademoiselle Nora. Sa place n'est pas dans
votre chambre, surtout quand vous êtes malade.

Mlle Marthe est une personne pleine d'ordre et de méthode. Tous les
bons principes d'éducation sont formulés, classés, étiquetés, dans sa
chaste cervelle.

Elle prononce:

--Les chiens doivent vivre au chenil.

Et elle ajoute:

--Dehors, Jupiter!

--Je le veux, moi! répète Nora, toute vibrante, toute armée pour la
résistance.

Une rancune s'éveille chez l'enfant. Elle a été maltraitée. Un besoin
de riposte, de colère, de vengeance, gronde dans son petit cœur.

--Je désire ne pas vous contrarier, mademoiselle, surtout dans l'état
où vous êtes, mais il faut pourtant m'obéir, insiste Mlle Marthe. Je
vais appeler Antoine qui prendra le chien.

--Eh bien, Jupiter le mordra! dit Nora, l'air farouche.

--Comme c'est dans votre intérêt, poursuit la pédante fille, je vais
faire ce que j'ai dit.

Elle sonne le valet de chambre.

Antoine arrive.

--Faites sortir Jupiter, commande Mlle Marthe avec beaucoup de
dignité.

--Ici, Jupiter! réplique la voix menue de Nora.

Et la queue du chien bat plus vite. Et, sachant très bien ce qui le
menace, il fait semblant de ne pas s'en douter; il avance au contraire
sa tête sur l'oreiller, seulement un peu, par glissement insensible,
comme s'il ne le faisait pas exprès.

--Si mademoiselle Nora ne veut pas... observe Antoine, gêné.

--Faites ce qu'on vous dit, monsieur Antoine; c'est moi qui suis
chargée de l'éducation de mademoiselle, n'est-ce pas?

Antoine s'avance et touche au collier de Jupiter. Alors la puissante
tête de l'animal se retourne très doucement; les babines se
retroussent. On aperçoit distinctement les volontés de Jupiter. Elles
sont pointues et solides.

--J'en demande pardon à mademoiselle, réplique Antoine plein d'un
grand respect pour le chien, mais mademoiselle fera sortir cette
bête elle-même, si elle peut... Si mademoiselle est chargée de faire
l'éducation de mademoiselle, je ne suis pas chargé, moi, de faire
l'éducation des chiens.

D'un mouvement brusque de sa forte queue, Jupiter répète ces deux mots
éloquents: «Sortir? jamais!»--Le valet s'en va et Mlle Marthe, qui
est bonne:

--C'est bien, mademoiselle, on vous laissera votre chien... pour
aujourd'hui.

Elle reprend sa broderie et le cours de ses pensées.

Nora est un peu consolée.

Elle vient en un seul jour d'apprendre que l'injustice existe et la
lâcheté aussi, et combien la force est respectée. Voilà son éducation
nouvelle bien commencée! Sans le chien, comment saurait-elle qu'une
chose existe aussi, qui console de tout: la force, mise au service de
l'amour fidèle et de la bonté.

Elle ne pourrait,--à huit ans,--rien se dire de tout cela, mais les
faits agissent profondément sur les âmes sans être définis, et, si
Jupiter n'était pas là, Nora serait désespérée, perdue pour toujours!




XII


Le soir tombe, tristement. Le long de l'immense grève déserte, la
mer violacée est presque immobile, comme lasse de l'inutilité de ses
efforts, de ses colères et de ses plaintes. Elle se lamente cependant
encore, tout bas, résignée pour l'heure, mais toujours triste d'être
éternellement seule. Les collines du fond de la baie, la regardent
avec mélancolie; les plus lointaines semblent se hausser pour voir
par-dessus les plus proches. Les bois de chênes et de pins sont drapés
dans les vastes ombres du soir comme dans un deuil profond, où çà et là
éclate encore une larme d'or, adieu du soleil qui, là-bas, expire.

Au milieu de ce paysage presque sinistre, la grande villa, entourée de
son parc fermé de grilles, semble un château de légende. Nora ne se
figure pas autrement les palais d'enchanteurs, dont parlent les contes
de ses livres favoris.

Le médecin est accouru; il a apporté des remèdes, il ordonne avant tout
une potion calmante.

--Comment cela est-il arrivé?

--Je suis tombée, réplique Nora, sans vouloir rien dire de plus.

Elle s'obstine à taire le reste. Elle n'a jamais menti. Elle se
contente de répéter: «Je suis tombée... contre la porte!»

Dans ce cerveau d'enfant, il y a, de plus en plus, la résolution de
cacher la chose affreuse, la colère inexplicable et la brutalité de
son papa. Cela ne doit pas être connu. Elle ne veut pas qu'on devine.
Et qu'elle ait cette volonté tout bas, sans savoir, c'est terrible. Et
puis, elle a été offensée et elle ne l'avoue pas. L'offense qu'elle ne
peut ni venger, ni oublier, la livre déjà tout entière aux exaltations
solitaires de l'orgueil.

--Ce n'est rien de grave, dit le docteur.

Mais il ne voit que la blessure qu'un angle de porte a faite sur la
petite tête protégée par les grands cheveux;--il ne peut pas voir dans
ce cœur d'enfant, où quelque chose saignera toujours.

Le médecin va se retirer.

--Et monsieur Mitry? demande-t-il à Marthe, il n'est donc pas là? C'est
lui peut-être qui pourrait m'expliquer... puisque vous ne pouvez rien
me dire, vous, mademoiselle, sinon qu'il vous a appelée pour soigner
l'enfant.

Alors seulement on s'aperçoit de l'absence de «Monsieur». On s'inquiète.

Les domestiques s'interrogent. Antoine va sonner la cloche du repas,
et c'est comme un tocsin, dans la tranquillité du crépuscule, dans le
silence des collines, noires de chênes-lièges. Le jardinier a l'idée de
tirer des coups de fusil. De divers côtés, on appelle à tue-tête. Et
ces cris, ces bruits d'alarme, se détachent sur l'éternelle et monotone
plainte de la mer. Par la croisée ouverte, Nora, de son lit, au moment
où elle allait peut-être s'endormir, entend tout cela. La lampe n'est
pas allumée encore. Une grande tristesse entre par cette fenêtre avec
ces tons sinistres du soir, ces couleurs sombres traversées de lueurs
rouges, avec ces longs cris d'appel, ces coups de fusil, ces sons de
cloche qui se répètent,--toujours, toujours accompagnés en sourdine par
le gémissement des vagues.

--Voilà qui est bien drôle! dit le médecin à demi-voix.

Il est descendu sur le perron où les domestiques l'entourent.

Tous les bruits, tous les appels se sont arrêtés enfin. Il semble
qu'une voix lointaine ait répondu dans l'écho de la montagne.

Nora, dans sa chambre, frappée de terreur, ouvre sur la nuit croissante
son œil toujours plus dilaté, aux paupières fixes; Mlle Marthe l'a
quittée un moment, affolée tout à coup,--mais Jupiter est toujours là,
debout maintenant sur ses quatre pieds, devant le petit lit.

Tout le monde écoute et attend.

--Oui! oui! on a répondu!

Chacun prête l'oreille et, en effet, une voix répond... oh! lamentable.
C'est Junon qui, dans la montagne, a retrouvé son maître évanoui, et
son huhulement emplit l'écho des vallons et de la grève. Elle hurle au
perdu, elle aboie à la mort...

Nora se soulève dans son lit. Oh! cette voix!... Elle sait qu'on fait
taire les chiens qui hurlent ainsi, car cela annonce un malheur. Sa
petite imagination travaille et s'épouvante... Et comme si, à la
plainte lassée et vague de la mer, la montagne voulait répondre par une
lamentation précise, le hurlement de la bête devient distinct, prolongé
et continu...

Jupiter, inquiet, est allé vers la fenêtre; il pose sur l'appui ses
deux pattes de devant. Il a bien reconnu la voix de Junon. Il voudrait
la rejoindre, mais il doit rester ici, et il fera son devoir. Sa queue
pend à terre, immobile, toute triste. Sa tête monstrueuse se détache en
sombre sur le ciel crépusculaire et sur la mer qui réfléchit le ciel.

Enfin, après avoir écouté longtemps et s'être longtemps dominé, Jupiter
n'y tient plus, il lève lentement la tête, tend vers l'espace sa gueule
ouverte, et répond au hurlement de Junon par un appel de détresse,
infini...

Nora, folle, saute à bas de son lit, dans sa chemise longue, court
à Jupiter et prend entre ses bras la grosse tête. A peine touché, le
chien s'apaise. Son hurlement devient une plainte douce, brusquement
expirante. Il retombe sur ses quatre pattes, et comme Nora, épuisée,
s'assied sur le tapis, le chien se couche près d'elle, toujours
gémissant d'un ton radouci, et l'enfant se blottit contre la bête
qu'elle aime, se réchauffe au contact du gros corps velu, pose sa
tête sur le cou puissant qu'elle tient à deux bras, puis, peu à peu,
accablée par la fatigue de tant d'émotions, dans la rumeur sinistre de
la maison inquiète et de la mer nocturne,--elle s'endort, parce qu'elle
se sent protégée.




XIII


Pendant huit jours, François Mitry fut entre la vie et la mort.

Puis on craignit pour sa raison. Le délire le reprenait à tout instant.
Quelques mots, qui demeuraient inexpliqués, revenaient à tout instant
sur ses lèvres et, même guéri, plus tard, il devait lui arriver de les
répéter encore entre ses dents... Il disait: «Les chiens courants...
méfiez-vous des chiens courants... les chiens courants l'ont prise!...»

Junon, installée dans la chambre de son maître, n'en bougea pas plus
que Jupiter de la chambre de Nora.

On insista auprès des deux chiens pour les décider à rentrer au chenil;
ils refusèrent.

Nora ne demanda pas une seule fois des nouvelles de son père. L'horreur
du traitement qu'elle avait subi la laissait consternée; elle demeura
repliée sur elle-même, farouche; quelque chose avait été tué en elle,
du coup. Si son père était revenu tout de suite, tendre, repentant,
caressant comme Jupiter, peut-être eût-il ressuscité ce je ne sais
quoi d'heureux qui se mourait, qui était mort en elle; mais la maladie
rejeta François Mitry dans l'inconscience, l'éloigna de sa fille.
Des pires violences de la colère, de la jalousie, de la passion, il
tombait à l'indifférence égoïste du malade. Son grand corps appelait
la guérison et le repos. Tout le bon de lui-même sombra dans cette
tourmente morale, suivie de ce chaos de sensations morbides. Quand il
revint à lui, la terreur, l'horreur, la solitude avaient changé aussi
la petite Nora. Un fossé, ouvert brusquement, avait séparé le père de
la fille. Lui, il n'aimait plus rien que l'ombre détestée de Thérèse.
Nora, elle, n'aimait plus que Jupiter.




XIV


Quant à Mlle Marthe, elle pressentait le drame. Sur les indices
qu'elle avait; sur la coïncidence de la chute de Nora et de la maladie
de M. Mitry, son esprit avait travaillé. Elle devinait tout, et s'en
alla à la découverte. Elle visita la chambre funèbre, la chambre de
Thérèse, où était tombée Nora. La place où la pauvre petite tête avait
heurté la porte était marquée d'une tache sanglante. Mlle Marthe
n'eut aucune peine à voir que le feu avait été allumé, puis éteint et,
sur les bûches, elle trouva un fragment de lettre qui en disait assez
long. Madame avait trompé monsieur. Monsieur savait tout. Il doutait
maintenant que Nora fût sa fille!

--Ah! la pauvre petite! songea la bonne Marthe, et elle ajouta: le
pauvre homme!

Elle songea encore: Maintenant il détestera sa fille et le souvenir de
sa femme.... C'est un homme jeune encore... Je suis dans la place...
Il faut s'y maintenir--et qui sait? Dieu est si bon, il m'aidera sans
doute... On pourrait faire venir ici mon frère, le professeur.

Déjà elle envahissait tout, l'étrangère. La maison était confortable,
le parc admirable, les bois d'alentour et la vigne très productifs.

--Mon frère a vingt-trois ans, Nora en a huit. Cela fait quinze ans de
différence. J'en ai moi vingt-cinq et monsieur Mitry trente-cinq. Tout
cela va très bien... Toutes ces circonstances si pénibles sont, il en
faut convenir, des plus heureuses pour moi!

Et elle plaignait ces pauvres gens avec sincérité, mais avec un sourire.

--Voulez-vous boire encore un peu, monsieur?

--Merci, mademoiselle, cela va mieux.

--Je vais voir Nora, monsieur.

--Ah! répondit-il d'un ton dur, involontaire.

--Et que dois-je dire à mademoiselle, de la part de monsieur?

--Rien, mademoiselle, merci.

--Monsieur veut-il la voir? Mademoiselle va tout à fait bien,
maintenant. Elle a eu si peur... le soir où l'on a rapporté monsieur...

C'est à dessein qu'elle lui parlait à la troisième personne, en
servante; cela dissimulait mieux ses intentions, d'ailleurs bien
naturelles, n'est-ce pas?... Qu'on se mette à sa place.

--Je suis fort aise qu'elle aille bien, cette pauvre enfant, disait
François Mitry...

Et il soupirait:

--Oui, c'est une pauvre petite... A-t-elle été longtemps malade?

--De sa chute, oh non, mais de la peur, à cause de monsieur. Et puis
les chiens hurlaient, la cloche sonnait... il y avait de grands cris.
Elle a été impressionnée affreusement, et au lendemain même de la mort
de madame... ah! tout cela est bien triste!

--Assez, assez, mademoiselle Marthe, j'ai besoin d'un peu de repos.

Mlle Marthe arrangeait les oreillers, allumait la veilleuse, rendait
sa présence douce.

--Catherine est auprès de mademoiselle Nora, monsieur; je peux rester
auprès de vous, sans parler.

--C'est bien, c'est bien, merci...

Et de sa voix sourde qui sonnait encore le délire lointain:

--Ah! les chiens courants! les chiens courants! les voilà qui
passent... C'est eux qui l'ont prise!

Et dans l'ombre, Mlle Marthe,--tristement impressionnée, elle
aussi,--sourit à son avenir.




XV


François Mitry aurait dû peut-être demander à la fièvre des affaires
la guérison de sa fièvre de jalousie; il n'en fit rien. Au contraire,
il conçut l'idée de renoncer à la vie active, de s'enfermer dans sa
villa de Cavalaire, de mourir à tout ce qui est la vie commune. Pour
qui travaillait-il tant, autrefois? Pour Thérèse et pour Nora. Alors,
maintenant, à quoi bon? Pour lui-même, certes, il était bien assez
riche! Et il ne se souciait guère de gagner une dot princière à la
fille de l'autre... Il rumina longtemps toutes ces choses, durant sa
convalescence, et quand il fut sur pied, sa résolution était arrêtée,
ferme.

Pas une seule fois il ne s'était fait amener Nora dans sa chambre.
Elle n'avait rien demandé de son papa, se contentant des nouvelles
qu'échangeaient entre eux les domestiques et de ce que lui disait
Mlle Marthe. La fierté en elle s'était éveillée entière, incapable
de fléchissement, devant le miracle d'injustice dont elle avait été
victime.

On lui avait fait vaguement comprendre la mort ou le départ de sa mère
comme un événement auquel personne ne pouvait rien changer. Préparée
par la fatalité de la mort, elle accepta l'abandon du père comme une
seconde chose fatale qui suivait l'autre. Écrasée, elle subissait pour
l'instant les deux malheurs comme une catastrophe unique. Seulement
elle avait déjà oublié son père, à force de penser à sa maman.

Durant de longues heures, assise sur le tapis de sa chambre, à côté de
Jupiter qui, le menton sur ses pattes, la suivait de son œil mobile,
sans remuer la tête, et ne la perdait pas de vue un instant,--elle
rêvait à sa maman. Ses paupières, à force d'être ouvertes fixement sur
sa vision, prenaient l'habitude de ne plus battre jamais; ses prunelles
noires demeuraient très dilatées, et, au-dessus de l'iris brun, le
blanc de l'œil apparaissait quelquefois. Ce tout petit visage prenait
ainsi quelque chose de tragique, qu'il devait garder. Il y avait déjà
un saisissant contraste entre la gravité, la tristesse, la réflexion de
ce regard noir, immuable, dans ce visage pâle, et la grâce enfantine,
légère, des mouvements de l'enfant. Le masque d'étonnement et d'effroi
douloureux qu'elle avait pris brusquement le jour où son père l'avait
repoussée, et où elle s'était vue tomber en arrière, dans un abîme,--ce
masque d'une minute d'horreur stupéfaite avait laissé pour toujours
son empreinte sur le visage. Si petite, elle avait senti passer déjà
autour d'elle et sur elle, les éclats d'une passion d'homme, et tout
de suite elle avait eu sur son visage quelque chose de la femme. Cela
était pénible à voir, douloureux, autant qu'inattendu, mais qui donc y
songeait?

François Mitry jugeait que le mieux pour elle était qu'il essayât de
l'oublier, car il se sentait prêt à lui être cruel.

L'institutrice se livrait toute à ses grands projets d'avenir, et son
égoïsme ambitieux était en train d'étouffer l'espèce de bonté réelle et
banale qui était la sienne.

Catri était la femme d'Antoine. Elle avait assez à faire de s'occuper
de son mari et des soins de la maison. Elle plaignait Nora, mais ne
la voyait que rarement. Et que pouvait-elle? Recoller un jouet cassé,
chercher un jouet perdu... Et c'était tout.

Les jouets ne l'intéressaient presque plus, la petite Nora. Elle avait
de trop grands chagrins. Elle se nourrissait de sa peine, sans qu'on
fît rien pour la distraire. Quand on a près de huit ans, songez donc!
on pense, et même beaucoup!

A cet âge-là, en effet, un petit incident est un événement très gros,
comme un arbuste paraît un arbre et une prairie haute une forêt. Dans
les petits faits, l'esprit se perd comme les petites jambes dans
les grandes herbes. Qu'est-ce donc lorsqu'on est, comme le Petit
Poucet, dans la forêt véritable ou dans les vrais événements, en face
des choses de la vie qui déconcertent les grandes personnes, et qui
s'appellent la douleur, l'amour, la mort?

Malheur à l'enfant qu'on a laissé seul en présence de ces mots
redoutables. Sa pensée s'étonne, s'effare, revient sur elle-même
pour repartir encore à la découverte. Elle se heurte à tous ces murs
d'airain derrière lesquels il y a le Mystère, elle s'y meurtrit, et
retombe consternée de son impuissance et de sa solitude... «Oh! maman!»

Maman! disait Nora.... Mais il n'y avait plus de maman pour la rassurer
d'une caresse, contre tous les infinis.... Les fantômes passaient et
repassaient autour de Nora terrifiée, mais elle ne pouvait plus jeter
son visage dans la tiède poitrine toujours prête à la recevoir; elle ne
pouvait plus sentir sur ses paupières la douceur du corsage finement
parfumé, et connu... Et le chaste buste de Mlle Marthe n'inspirait
à personne l'envie de s'y réfugier. C'est dans l'oreiller du petit
lit que Nora cachait son visage et ses yeux, mais la tiédeur et la
souplesse des coussins ne vivaient pas, ne répondaient pas.

Hélas! d'un côté la vie, le monde, l'univers tout entier avec ses
nuits, ses jours, ses mystères, ses monstres,--de l'autre une petite
fille, mignonne et toute seule....--«Oh! maman, pourquoi es-tu morte?»

Question profonde et légitime. Pourquoi, en effet, est-il permis aux
mères de mourir? où iront-ils, de leur pas incertain, les enfants qu'on
laisse seuls? comment aborderont-ils, eux si petits, les douleurs, les
terreurs de la vie, celles qui rendent faibles les hommes eux-mêmes?
Tous les petits abandonnés réfléchissent bien plus que les hommes,
car leur pensée naissante, désarmée, n'a pas l'énergie encore et,
devant elle, contre elle, se dresse le même univers, aussi terrible
et plus menaçant que pour les grandes personnes. Ce drame des petites
consciences en formation aux prises avec le mal, le bien, le juste et
l'injuste, l'amour et la haine, avec les fantômes qui montent dans les
crépuscules, avec ceux qui sortent des tombes,--personne n'y songe,
quand les mères n'y songent pas. Les hommes transmettent aux enfants
des formules faites pour des hommes, mais la langue intermédiaire qui
ferait passer les petits bien doucement d'un âge à l'autre, elle n'est
pas inventée encore. Nous laissons les enfants tout seuls.

Seule, elle l'était, Nora; seule dans la maison où l'institutrice
la négligeait chaque jour davantage, seule dans le parc, où Jupiter
la suivait de son pas large qu'il raccourcissait de son mieux pour
demeurer dans les petits pas de l'enfant. Ah! oui, sans Jupiter, il n'y
aurait eu que terreur dans le monde pour Nora,--mais la présence de
l'amour, même sous la forme d'une bête, suffit à faire contrepoids à
toutes les menaces de la nature et de la vie.

Seule aussi, elle allait parfois, au bord de la mer, quand le portail
ouvert lui permettait de s'échapper. Elle marchait regardant le sable,
y cherchant, de tous ses yeux, de menues coquilles, lançant parfois à
la vague un morceau d'écorce de liège que Jupiter lui rapportait avec
des bonds de joie et d'orgueil.

Cette plage de Cavalaire est admirable, mélancolique un peu par
l'étendue, surtout aux heures du soir. L'arc de la plage sablonneuse
n'a pas moins d'une lieue. Ce golfe sans profondeur regarde la pleine
mer inexorablement vaste et vide. Au milieu de la plage, la petite
caserne des douaniers surveille le large et la côte. La terre, tout de
suite, se relève en plaine montueuse, puis en collines superposées,
chargées de bois de pins, et surtout de chênes-lièges dont les
feuillages sombres, les troncs dépouillés d'écorce, comme ensanglantés,
répondent tristement à la solitude, au désert de la plage et de la mer.
Cela est mélancolique avec grâce et magnificence. Et l'enfant subissait
le charme pénétrant de ces beautés. Un soir elle se trouva loin de la
villa; entraînée à la recherche des coquilles, elle arriva jusqu'à
la maison de douane. Lorsqu'elle s'aperçut que la nuit descendait,
elle revint, en courant presque tout le temps, le long de la mer qui
bondissait contre elle. Les petits pieds à chaque pas entraient dans
le sable élastique, s'y marquaient, et elle les retirait avec peine.
Il semblait que le sable voulait la retenir, l'attacher, pour que la
mer puisse la prendre! Elle semblait méchante, la mer; elle sautait,
sautait, et elle grondait.... Ah! sans Jupiter!... mais Jupiter était
toujours là.

Et puis encore, quand on ne la voyait pas, Nora s'introduisait dans la
chambre de sa mère. Elle regardait un à un tous les objets qui avaient
appartenu à la morte; elle y touchait, les retournait en tous sens, les
baisait. Elle ouvrait la vitrine et elle connaissait tous les trésors
de cette chambre. Elle baisait les fleurs desséchées,--levait vers le
grand christ un œil plein de questions--faisait revivre en elle le
visage de la morte dont le portrait était dans le salon. Et puis aussi,
quelquefois, elle regardait--fixement toujours,--cet angle de porte
contre lequel elle était tombée... «Oh! maman!»




XVI


Depuis deux mois le père et la fille ne se sont pas vus, et deux mois,
pour un petit être, c'est un très long temps. Il y a des semaines que
Nora vit, pour ainsi dire, seule. Elle a commencé sa vie à elle. Comme
elle sait très bien qu'elle est la petite maîtresse, comme elle se
rappelle très bien les intonations avec lesquelles sa maman donnait
des ordres à Catri et même à Marthe, elle a pris, en l'absence de son
père, un petit ton de commandement et un petit air de supériorité. Elle
a entendu une fois Catri la plaindre avec des expressions qui lui ont
paru humiliantes: «Cette pauvre enfant, la voilà bien abandonnée, à
présent!...» et, pour montrer qu'elle n'est pas à plaindre autant que
cela, elle a affecté de l'indifférence avec tout le monde, sauf avec
Jupiter qu'elle fait asseoir près de sa chaise, à table. Là, durant
les repas, elle a cessé de demander la permission de manger ceci ou
cela. Elle dit simplement, nettement: «Donnez-moi des pommes de terre;
donnez-moi encore du poulet, Catri;» ou: «Catri, vous oubliez toujours
quelque chose: je ne vois pas les salières, aujourd'hui!»

Mlle Marthe, très absorbée par ses perpétuelles réflexions sur
l'avenir qu'elle entend se faire à elle-même, a laissé l'enfant,
d'ailleurs difficile à gouverner, gagner tout ce terrain presque sans
lutte.

--Mais, mademoiselle Nora, lui arrive-t-il de déclarer, on ne fait pas,
on ne dit pas ceci ou cela....

--Je veux, moi! réplique Nora.

Et elle continue à faire ce qu'on lui reproche, ou elle répète ce
qu'elle disait.

C'est à table surtout que l'air d'importance et d'orgueil de la petite
Nora éclate curieusement. Elle occupe la place de sa mère. La place
de son père demeure vide, et l'enfant y jette parfois un coup d'œil
étrange, vite détourné. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait demander depuis
si longtemps? Qu'est-ce que cela veut dire? Il est certain qu'il ne
l'aime plus... Pourquoi? C'est injuste... Il est méchant.... Ah! si
maman était encore vivante,... elle saurait le lui dire, elle ferait
rendre justice à sa petite fille... Eh! bien, Nora se défendra toute
seule... Il lui semble quelquefois que sa mère est par là, tout près
d'elle, et lui parle et la soutient.....

--Ne trouvez-vous pas, Catri, que Mademoiselle Nora ressemble toujours
plus à sa mère?

--En effet, mademoiselle Marthe, cela m'a frappée depuis plusieurs
jours... Il y a surtout des moments... Et tenez, en ce moment même...

Nora trône à table, d'un air de petite femme. Jupiter, assis près
d'elle, est toujours tourné vers elle, comme l'aimant vers le pôle,
et le mouvement continu de sa grosse tête signifie qu'il suit
attentivement de l'œil chaque morceau que l'enfant porte de son
assiette à sa bouche... Du reste, il n'y tient pas. Pourvu qu'on
l'aime, il est satisfait. A la cuisine, il déjeunerait mieux...




XVII


Ce fut deux longs mois après la mort de sa femme, que François Mitry,
faible encore, prit, à la salle à manger, son premier repas de
convalescent. Depuis quelques jours, il s'efforçait de se faire, comme
on dit, «une raison».

D'un grand effort sur lui-même, il se dit et se répéta, plusieurs jours
durant, que l'enfant était innocente, qu'il ne devait pas, lui, un
homme d'expérience, d'intelligence et d'énergie, se laisser vaincre
par la passion, jusqu'à en perdre tout sentiment de justice; que le
mouvement involontaire par lequel, dans une demi-folie, il avait
repoussé, blessé l'enfant, deviendrait criminel s'il ne la consolait
pas, aujourd'hui qu'il était rendu à lui-même.. «Je serais dans mon
droit en ne pardonnant point à Thérèse; certes, je pourrais, avec
l'excuse de ma passion, la torturer même et me croire excusable;--mais
cette petite... ce serait affreux! l'atteindre au lieu de la mère,
quelle effroyable injustice!

Quand il arriva à la salle à manger:

--Il y a bien longtemps que je ne t'ai vue, ma pauvre petite, dit-il
d'un air contraint, j'ai été bien malade, tu comprends, il ne faut pas
m'en vouloir.

Ce n'était pas assez, ces paroles. L'enfant le sentit, et le père en
fut gêné.

Nora tenait ses yeux baissés; il faut croire qu'il lui eût été pénible
de regarder son père. De tous ses mouvements, aucun n'était voulu; ils
étaient le résultat tel quel des impressions qu'elle subissait.

Elle ne pouvait pas répondre. Qu'aurait-elle dit? Il n'y aurait eu du
reste, pour une grande fille, qu'à être froidement polie; ce n'était
pas l'affaire d'une enfant.

Lui, n'était nullement attiré par elle en ce moment; il s'était
monté l'imagination dans la solitude de sa chambre de malade. Il
revoyait Nora avec la même contrainte qu'il eût ressentie vis-à-vis de
Thérèse; il oubliait déjà ses réflexions de tout à l'heure en faveur
de l'enfant; à ce moment, il la traitait en femme; il lui faisait
porter les coups adressés à Thérèse..... C'était absurde, injuste et
disproportionné, mais le propre des passions c'est d'être aveugles et
d'être sourdes.

S'ils se fussent revus dès le lendemain de la grande scène, sans doute
les choses se seraient passées autrement, mais ces deux mois sans
communication avaient tout empiré. Il y avait, des deux côtés, une
accumulation énorme de réflexions, de rêves, de rancunes, de parti
pris; il y avait, des deux côtés, un endurcissement définitif. Tous
deux le sentirent.

Ce sentiment pénible accrut l'irritation intime du cœur de François.
Ses résolutions de bonté, ses raisonnements furent décidément oubliés.

A ce moment ses yeux tombèrent sur Jupiter, le chien favori de Thérèse.

Son cœur souffrit.

--Est-ce que Jupiter, dit-il tout à coup, a pris maintenant l'habitude
de manger ici? Je laisse bien Junon dehors, moi.

Nora devint pâle. Ses petites lèvres frémirent imperceptiblement. Elle
les mordit.

--Il est impossible de nous rendre maîtres de Jupiter, dit
l'institutrice avec un peu d'aigreur. Il a refusé de quitter la chambre
de mademoiselle l'autre jour encore. Antoine ne peut plus s'en faire
obéir.

François Mitry, le sourcil froncé, marcha au chien, le prit par le
collier et l'entraîna vers la porte. La lourde bête se fit pesante,
refusant de mettre un pied devant l'autre, et, la queue basse, elle
tournait la tête du côté de la petite maîtresse, attendant un signe
pour échapper au poing du maître, d'une saccade, et reconquérir son
droit de chien qui, possédant une petite amie, ne veut pas s'en séparer.

Nora ne bougea point. Elle baissa la tête et suivit Jupiter d'un regard
en dessous, l'air farouche. Jupiter dut sortir. Nora, dont les yeux se
gonflaient, ne voulut pas pleurer, et pour appuyer d'un signe sensible
sa volonté contre elle-même, elle frappa du pied.

--Oh! oh! fit ironiquement Mitry, la regardant avec une étincelle de
colère au fond des yeux. Oh!... la petite femme! Voyez-vous cela!...
Allons, qu'on nous serve, Catri.

Nora occupait la place de Thérèse, en face de son père, Mlle Marthe
à sa droite. Cette disposition aviva encore les souvenirs poignants
du malheureux homme. Depuis sa maladie, c'était leur premier repas en
commun. Et c'est là, autour de la table, à l'heure gaie du déjeuner,
dans la lumière des cristaux, dans l'éclat des fleurs, sous le rayon de
midi,--c'est là qu'on s'aperçoit le plus cruellement de l'absence des
morts chéris. L'habitude les cherche à la place aimée, à l'endroit où
l'heure les ramenait, où les fixait le repas... C'est la minute où l'on
ne peut fuir le souvenir.

On déjeuna. Le silence ne fut interrompu que par les offres
obligeantes, les indications de service que formulait avec précision et
méthode Mlle Marthe.

François Mitry réfléchissait. De temps à autre il regardait Nora à la
dérobée.

Au dessert, l'enfant refusa des fruits.

--Je n'ai plus faim, merci.

C'était le moment où, d'ordinaire, Nora, à demi levée sur sa chaise,
prête à courir au dehors, disait à sa mère: «Est-ce que je peux,
maman?»

Thérèse l'attirait à elle, l'embrassait et répondait: «Va!» Et l'enfant
courait, s'élançait vers son père, lui jetait les bras autour du cou,
et s'enfuyait dans le parc.

Aujourd'hui, elle restait là, clouée....

Mitry l'examina attentivement. Il vit sur son petit visage le ravage
de ces quelques semaines de tourmente. Il comprit combien elle avait
souffert. Elle regardait fixement, par la fenêtre, la mer, le vague,
rien, sa vision. Il remarqua la fixité bizarre de cet œil si noir,
si grand, le petit cercle sous les yeux qui disait des fatigues, des
insomnies, à l'âge des insouciances. Alors, un sentiment tendre gonfla
son cœur, une pitié qui n'était qu'humaine, et cette pitié ressemblait
à l'amour paternel comme la Nora d'aujourd'hui ressemblait encore,
malgré tout, à la fille qu'il avait hier. Il se leva, alla à l'enfant,
la prit sur ses genoux, mit sa main sur la petite épaule.

--Eh bien, Nora? dit-il tout embarrassé, eh bien?

Ce n'était pas assez, non plus, ces mots incertains.

D'un mouvement lent et invincible, l'enfant offensée roidit ses jambes,
les allongea, et toute droite, sans que ses pieds touchassent le sol,
elle glissa irrésistiblement à terre. Il la reprit. Elle fit sans rien
dire le même mouvement, farouche, blessée jusqu'au fond de l'âme,
toute révoltée....

Pour effacer le souvenir de la grande injustice, il eût fallu à
cette enfant une scène aussi saisissante d'excuse ou de repentir, de
tendresse, mais lui, qui songeait à la mère,--ne pouvait pas.

Il la reprit une troisième fois, plein de la volonté réfléchie d'être
bon. Elle lui échappa de nouveau, et de la même manière. Alors
impatienté:

--C'est bien, dit-il brusquement, d'une voix sèche. On est entêtée? on
boude!... Allez jouer!

On boude! mot absurde, en regard du grand sentiment confus qui était au
cœur de la toute petite, plus grand, plus beau, plus respectable que
s'il eût été précis et formulé dans un cœur de femme.

François Mitry ne le comprit pas. Il ne comprenait qu'une chose: il
avait voulu être héroïque; il avait essayé d'être bon,--beaucoup plus
que ne le comportait sa situation,--envers la fille de Thérèse et de
Lucien. L'enfant s'y était refusée.

Il partit pour Paris où il passa deux mois, seul. Il liquida toutes ses
affaires, mit toute sa fortune en portefeuille et revint à Cavalaire
pour réfléchir à ce qu'il pourrait bien faire de sa vie gâtée... Il
voulait encore sinon du bonheur, du moins du plaisir.




XVIII


On leur donnait depuis quelque temps fort à penser, à Junon et à
Jupiter, et leur cervelle de chien était en grand travail.

Jupiter autrefois s'était donné plutôt à Thérèse et Junon à
François,--mais quand il eut compris que sa maîtresse était partie
pour toujours, Jupiter avait adopté Nora et ne l'avait plus quittée,
surtout à partir du moment où il l'avait vue brutalisée par son
père, et blessée. Au fond, il y a lieu de croire qu'il garda contre
François Mitry une sourde rancune, sous une indifférence apparente, de
convenance, parfaitement simulée, peut-être politique.

Quant à l'indolente Junon, elle n'eut pas à modifier ses habitudes et
cela lui convint assez, mais elle aussi, et en même temps que Jupiter,
elle s'aperçut que de grands changements s'étaient accomplis dans le
cœur du maître, dont elle parut se déclarer le partisan à outrance.
Et comme les rencontres devinrent rares ou plutôt brèves entre Nora et
son père, les deux chiens se voyaient peu, et passaient l'un près de
l'autre avec de superbes airs d'indifférence et de dédain.




XIX


Mlle Marthe plaignait de tout son cœur Mlle Nora. «La pauvre
enfant, songeait-elle, est dans une épouvantable situation. Elle est
innocente, il est vrai, pauvre ange! mais d'un autre côté, il est bien
naturel que monsieur Mitry ne puisse plus la voir de sang-froid... Oh!
c'est bien naturel.»

Quand la bonté de Mlle Marthe avait déploré les sentiments de M.
Mitry pour Nora, l'égoïsme de Mlle Marthe se mettait aussitôt à
examiner les avantages qu'elle en pouvait retirer pour elle-même. Quels
avantages? Tous. Et elle se gardait bien de rien faire pour mettre fin
à un dissentiment gros de tant d'espérances. Et cependant, à la seule
idée des souffrances qu'enduraient certainement le père et la fille,
il arrivait que Mlle Marthe, même lorsqu'elle était seule, fondait
en larmes, mais c'était surtout quand elle causait de ces choses avec
Catherine, parce que, alors, elle avait un témoin, suffisamment
bavard, de la bonté, d'ailleurs réelle, de son cœur.

M. Mitry, à son retour de Paris, annonça qu'il avait convié, pour
novembre et décembre, trois ou quatre amis à venir, à tour de rôle,
chasser la bécasse à Cavalaire. Il pria Mlle Marthe de s'occuper de
ces réceptions. Il en faisait une sorte d'intendante. Elle y avait bien
compté... Elle s'était même proposée.

Un jour où M. Mitry avait appelé à grands cris Antoine et lui avait
reproché l'état fâcheux où il trouvait son linge, Mlle Marthe,
pendant le déjeuner, dit doucement, d'un ton qu'on sentait plaintif:

--Monsieur a dû se fâcher ce matin?...

--Ah? vous avez entendu, mademoiselle?

--J'ai tout entendu, monsieur. Et s'il vous plaisait que ce qui vous a
fâché aujourd'hui ne se renouvelle plus...

--Parbleu! dit M. Mitry... que faudra-t-il faire?

--M'autoriser à m'en occuper.

--De tout mon cœur. Mais... ce sont de nouvelles fonctions, n'est-ce
pas?

--Oh! monsieur! j'aime assez la maison aujourd'hui pour vous prier
d'accepter simplement le service que j'offre.

Le sentiment qui dictait ces paroles parut de bon aloi à M. Mitry.
Depuis la terrible aventure des lettres, il était devenu, pensait-il,
un de ces hommes qu'on ne peut plus tromper; il eût reconnu un
mensonge d'âme au seul son de la voix... Naturellement on lui aurait
fait prendre une poutre pour un fétu, avec d'autant plus de facilité
qu'il se croyait plus sûr de sa clairvoyance.

Il songea qu'il trouverait mille moyens de récompenser Mlle Marthe
et la présenta aux domestiques comme chargée désormais de les diriger.

Ils s'inquiétèrent d'abord, puis comprirent bien vite qu'elle
paraissait sévère pour mettre M. Mitry en confiance et qu'elle leur
serait indulgente pour ne pas se les rendre hostiles... Et cela fit une
excellente maison.

M. Mitry ne s'informait de rien, ne s'occupait de rien. Pourvu que sa
chambre fût en ordre, son linge en place, ses vêtements sous la main,
ses chiens d'arrêt pansés et ses armes en bon état, il se montrait
satisfait, indifférent à tout le reste.

Contre Nora, il exerçait involontairement une sorte de persécution
méticuleuse.

Depuis que sa fureur impuissante, exaspérée de se sentir inutile,
l'avait jeté à terre dans des convulsions, frappé de congestion
cérébrale, il ne sentait plus de grands emportements, mais il avait
pris l'habitude d'exercer contre sa fille de petites et incessantes
vengeances. Il se croyait si digne de pitié qu'il aurait trouvé
naturel que l'ignorante petite fille le devinât, vînt au-devant de son
désespoir, s'excusât d'avoir été maltraitée, s'écrasât devant lui, se
reconnût coupable d'être la fille d'une telle mère!

Nora et lui, chacun se considérant comme l'offensé, gardaient leurs
positions respectives. On eût dit que le malheureux fou ne comptait
avec l'enfance de Nora que pour attendre d'elle plus de pénétration,
plus de sagesse, plus de direction d'elle-même qu'il n'en eût exigé
d'une grande personne.

Il lui arrivait cependant encore de tirer brusquement de sa poche le
portrait de Thérèse, et de le contempler longtemps.

--Elle est si belle, avec un air si noble et si pur!... Et tout cela,
c'était fausseté!...

Puis, en la regardant attentivement, il glissait aux souvenirs de la
tendresse, et tout à coup baisait l'image avec frénésie, le cœur tordu
de désespoir, de regrets, de jalousie, d'amour enfin.

Un jour, comme il venait de presser ainsi sur ses lèvres le portrait
chéri et détesté, Nora passa près de là. Il courut à elle sans rien
dire. Elle eut peur et se sauva. Il la saisit par la taille, l'enleva
de terre et l'embrassa follement, sur son cou, sur ses cheveux, sur ses
joues, sur ses lèvres pâles. Toute effarée, elle le laissa faire avec
une sorte d'épouvante, puis, à peine remise à terre, elle s'enfuit à
toutes jambes. Ces caresses-là ne lui avaient pas semblé plus tendres
que la colère et les coups. Elle avait raison. Ce n'était pas son
père qui venait de l'embrasser, non pas même le mari, mais l'amant de
Thérèse. Si elle eût pu le comprendre, cela lui aurait fait moins mal.
Mais elle n'était qu'une enfant et chacune de ces impressions déformait
son âme. C'est un amour viril qui l'éclaboussait à l'âge où elle aurait
dû, le soir, bien bordée dans son petit lit, redemander l'histoire de
Cendrillon.

Le père, enveloppé des ardeurs de sa passion noire, ne songeait à rien
de tout cela.

Il eût voulu atteindre Thérèse, mais elle n'était plus qu'un fantôme.
Le fantôme était traversé et tous les coups tombaient sur l'enfant.




XX


Apprendre à lire, à écrire, à compter, un peu d'histoire sainte et
pas beaucoup de géographie, et à se tenir droite à table,--voilà le
programme d'études de Mlle Nora.

Ce programme n'est pas chargé et comme on a du temps devant soi pour le
réaliser, comme son institutrice n'est pas pressée d'en finir, Mlle
Nora a beaucoup de temps pour jouer.

Elle ne joue guère. C'est «une enfant maussade,» dit l'institutrice.
A la vérité, c'est une enfant rêveuse, aimante, fière, et qui a eu,
à huit ans, le plus grand chagrin possible. Elle a été trahie, puis
abandonnée par un homme, qui est son père.

Elle n'a de plaisir qu'en la compagnie de Jupiter... Comme on compte
sur Jupiter, on permet à Nora de courir seule dans le parc et même
un peu au dehors. On sait très bien que Jupiter ne la laisserait pas
se perdre dans la montagne ou se noyer dans la mer. A preuve qu'un
jour où elle était tombée, le nez contre terre, il l'a saisie dans sa
gueule, et l'a tranquillement rapportée à la maison. C'était si drôle
qu'elle en riait aux éclats. Car elle rit encore parfois, sans que
jamais son œil perde sa fixité ni sa noirceur de rêve, d'au delà.

Elle se promène dans les bois de chênes-lièges aux troncs rougeâtres;
elle écoute, durant des heures, assise près de Jupiter, la grande
plainte ondulante des pins, qui répond au bruit de la mer; elle regarde
la grève immense et triste, où vient mourir la vague roulée sur
elle-même; elle suit des yeux les barques lointaines, voiles éployées,
qui s'en vont tout là-bas, elle ne sait où, dans des pays que nomme
très bien Mlle Marthe quand elle ouvre un atlas... Le vent passe,
les arbres chantent, la mer murmure, les voiles disparaissent, et la
petite fille est toujours là, l'œil grand ouvert sur le vide, tout noir
sans doute, où vont les mamans, quand elles sont mortes....




XXI


Un jour, un invité arrive. Il s'appelle Guy de Fresnay. Il a trente-six
ans. C'est un diplomate. Il est riche, il aime les femmes.. Il en est
aimé. Il ne les a jamais trahies, ne leur ayant jamais rien promis. Et
à travers sa double carrière, de diplomate et d'amoureux, il a sauvé en
lui une douce bonté, élégante et forte, qu'il a héritée de sa mère.

C'est un ancien condisciple de Mitry. Mitry l'a rencontré à Paris
dernièrement et s'est dit tout bas: «Tiens! une distraction!» Il a
ajouté tout haut:--Aimes-tu la chasse à la bécasse, toi?

--C'est la seule chasse honorable.

--Alors, viens me voir à Cavalaire, fin novembre.

Voilà pourquoi Guy est à Cavalaire aujourd'hui.

Il est bien fait de sa personne, ni trop grand ni trop petit, avec
une barbe brune, légère, naturellement courte et très souple, sous
laquelle on aperçoit la fermeté de sa joue très blanche. Il n'a pas de
monocle, et pas d'épingle à ses cravates. Rien dans son costume ne le
distingue d'un autre homme bien mis. Seulement il y a dans sa démarche
on ne sait quelle grâce ferme qui révèle sa nature essentielle. On
devine que cet homme fut élevé par des femmes et que, aimé des femmes,
il a su les aimer sans les faire trop souffrir. Il est sensuel sans
rien de brutal.

Il est arrivé le soir, quand Nora était couchée. Le matin il est parti
pour la chasse avec Mitry. Nora le voit pour la première fois au retour
de la chasse, un peu avant le déjeuner, dans le grand hall. Il a des
guêtres de cuir, boutonnées exactement. Une blouse serre sa taille, pas
trop. Son chapeau de feutre souple est posé sur la table près de lui.
Son fusil est au râtelier au-dessus de sa tête. Nora entre, suivie,
comme toujours, de Jupiter et de Mlle Marthe.

--Ta fille? interroge Guy.

François Mitry devient pâle... Mlle Marthe voit toujours ces
choses-là.

--Oui, dit-il, ma fille.

Guy regarde Nora.... Et déjà, tous deux, ils s'aiment bien.

Nora s'est arrêtée. Elle regarde Guy et le trouve à son goût. Il n'a
pas l'air d'un monsieur des villes, d'abord. Son costume va bien avec
tout ce qui entoure Nora, avec tout ce qu'elle aime, avec les bois, les
rochers, les chiens.

Guy tend ses deux mains. Nora s'avance, et tend les deux siennes,
toutes petites, aussitôt saisies et comme perdues dans les deux mains,
fines pourtant, de son grand ami de tout de suite.

--Et vous vous appelez, mademoiselle?...

--Nora... Et toi? dit Nora avec une assurance pleine de fierté.

--Oh! mademoiselle! s'exclame Mlle Marthe d'un ton de sanglant
reproche. Est-ce qu'on tutoie les messieurs, comme ça, sans même les
connaître?

--S'ils le veulent bien! réplique effrontément Nora.

--Je m'appelle Guy, petite Nora.

--C'est un nom qui me plaît, dit Nora, toujours assurée.

Et elle répète plusieurs fois: «Guy! Guy! Guy!...» On dirait un
gazouillement.

Guy se met à rire de bon cœur. Son rire découvre de belles dents,
aussi blanches que celles de Jupiter.... Nora se met à rire également,
avec abandon. Depuis longtemps, longtemps, elle n'a pas été aussi
heureuse.... Mon Dieu oui! elle riait ainsi avec sa mère--mais pas
depuis....

Guy trouve Nora charmante; il regarde ses beaux yeux, passe sa main sur
ses beaux cheveux, embrasse ses joues pâles... il voudrait bien que
Nora fût sa fille.

--Tu es heureux toi, dit-il avec émotion, d'avoir à toi ce petit
diamant noir....

Et il la prend sur ses genoux.

François Mitry fronce les sourcils.... Que Guy ait retrouvé cette
expression pleine de tant de souvenirs, et dans laquelle se confondent
pour lui la fille et la mère, cela le blesse.

--Voyons, voyons! cette enfant t'ennuie... dit-il. Nora, laissez
monsieur!... Allez, laissez-nous, Nora!

Mais elle ne bouge pas, et Guy la retient avec force.

--Laisse-la-moi un peu, dit-il, j'adore les beaux enfants... quand ils
sont sages, corrige-t-il bien vite.

Mais Nora comprend très bien que la sagesse des enfants, ce n'est pas
la même chose pour Guy et pour Mlle Marthe.

Elle est occupée en ce moment, Mlle Marthe, à attirer Jupiter au
dehors. Elle a renoncé depuis longtemps à lui donner des ordres. Elle
lui offre des friandises pour le mettre à la porte avec sécurité.

Guy s'aperçoit de ce manège.

--Est-ce pour moi, mademoiselle, qu'on veut renvoyer Jupiter?
Laissez-le là, je vous en prie. Mes chiens, à la campagne, ont toujours
leur place près de ma chaise... Il n'y a rien de meilleur qu'un chien.

Tandis que parle Guy, Nora le regarde avec une surprise ravie.... Il
y a donc au monde quelqu'un pour dire ce qu'elle pense, ce qu'elle
souhaite entendre,--et quelqu'un d'assez fort pour le faire écouter!

Mlle Marthe, découragée, laisse Jupiter tranquille....

--Voyons, Nora! dit François Mitry, nous voulons causer!

Le ton est si impérieux que Guy n'ose protester. Il sait que les
parents veulent être seuls maîtres de leurs enfants. Il pose Nora à
terre,--et les deux hommes se lancent dans une conversation à perte de
vue sur les qualités comparées du gordon-setter et du pointer.

Tout à coup, Mlle Marthe pousse un cri d'horreur.

--Est-il possible!... Nora!--Nora, finissez!

Nora est allée prendre, dans la grande coupe, toutes les violettes
fraîches que le jardinier a cueillies ce matin, et, hissée sur un
escabeau, derrière Guy, elle les fait glisser une à une dans le col
du jeune homme, sous sa nuque.... Cela dure depuis un moment et Guy
ne dit rien. Il reçoit en souriant cette caresse de fleurs parfumées.
Cela l'empêche bien un peu d'écouter François Mitry, mais cahin-caha il
répond.

En entendant crier Mlle Marthe, Nora se dépêche et une grande
poignée de violettes disparaît tout entière dans le cou de son grand
ami nouveau.

--Laissez-la! dit M. de Fresnay... Je vous assure, ajoute-t-il en
souriant, que cela ne m'a fait aucun mal.

Et, se retournant, il saisit la mignonne par la taille dans ses deux
mains, la soulève et l'embrasse sur ses grands yeux qui se ferment....
Et la petite tête cherche l'épaule de l'homme, elle s'y appuie; elle
y retrouve l'impression des caresses paternelles perdues; la petite
joue cherche la barbe, la frôle, s'y caresse un peu; et tout contre
l'oreille de cet étranger qui plaît à son cœur, l'enfant, un peu rusée,
de façon à n'être entendue que de lui, a murmuré:

--Je vous aime bien, vous!

--Ah! fait Guy, charmé de ce diminutif de tendresse féminine.

Et, par une coquetterie d'habitude, il ajoute, un peu bas, lui aussi,
sans y prendre garde:

--Et pourquoi?

--Parce que vous êtes bon! répond-elle d'une voix fondue dans la joie
d'aimer encore.

       *       *       *       *       *

Larmes de la morte,--où coulez-vous maintenant?




XXII


On passa dans la salle à manger. Nora, à sa place habituelle, celle de
sa mère, avait Guy de Fresnay à sa droite et Marthe à sa gauche.

C'était la première fois, depuis la mort de Thérèse, qu'un étranger
s'asseyait à cette table. François Mitry fut surpris de l'importance
que donnait à Nora la présence de Guy à sa droite. Nora avait pris
d'ailleurs, ce jour-là, on ne sait quel air de grande personne fière,
un peu hautaine même. Mitry se sentit piqué. Elle n'était donc plus
la petite fille écrasée sous les justes sévérités du père outragé! Il
sembla à Mitry que Thérèse relevait la tête avec audace. La coquetterie
et l'orgueil le bravaient donc en face! Le mensonge de Thérèse cessait
d'avoir honte!

--Je ne suis pas sûr, mademoiselle, dit-il à Marthe tandis que le
service commençait, je ne suis vraiment pas sûr qu'il faille sitôt
donner à une enfant une place de femme....

Tout de suite Nora comprit. Elle fronça le sourcil, et attendit. Guy
fut frappé de son côté et devint attentif.

François Mitry poursuivait:

--Surtout quand nous avons des invités, il me paraîtrait naturel autant
qu'utile, mademoiselle, que vous fussiez à la place de Nora, puisque,
maintenant, c'est vous qui dirigez la maison.

Nora, que Guy regardait, avait gratté du pied, comme un petit cheval
en colère. Elle avait, d'un mouvement imperceptible qui devenait une
insolence d'habitude, haussé son épaule droite, ou plutôt tressailli de
l'épaule, bien malgré elle. Elle ne regardait ni son père ni personne,
mais le vide; et ses yeux fixes dardaient son regard noir.

Guy très rapidement devina tout. Cette Allemande voulait remplacer
la mère et elle y parviendrait. On tourmentait l'enfant; on la
tourmenterait toujours davantage.... Pauvre mignonne, si jolie, si
petite, si intéressante!... Il n'était pas avec François Mitry en
des termes d'intimité qui lui permissent d'avoir sur ce sujet une
conversation où il offrirait des conseils; mais il se souciait peu de
déplaire à Mitry et même de ne plus le revoir....

Il pensa donc qu'il pouvait et devait faire à haute voix une réflexion
destinée à éclairer le père, à protéger l'enfant.

--Mademoiselle Marthe, dit-il,--d'un ton si gracieux que seule la grâce
en était frappante,--mademoiselle Marthe ne consentirait pas, j'en
suis sûr, à déposséder l'enfant, qui paraît tenir à cette bonne place
en face de son papa.... Et ma petite amie Nora, avec son air de petite
reine, l'occupe, ma foi, très bien, cette bonne place.

Il ajouta en souriant:

--Je suis très fier, moi, d'être à sa droite....

François Mitry pensa qu'il avait trahi quelque chose d'un malheur qu'il
voulait cacher, et ne répondit rien.

Mlle Marthe se promit bien de conquérir le plus tôt possible une
place si disputée, et symbolique.

Quant à Nora... Guy sur son genou, sentit, sous la table, se glisser et
s'appuyer sa main mignonne.... Un peu d'hypocrisie lui venait donc, que
lui apprenait la terreur sous laquelle on la maintenait. Pour éviter
les querelles, elle se mettait donc à se cacher, à mentir en action!

Guy, navré, prit cette main, la posa sur la table et, sans cesser de la
presser sous la sienne, il dit en manière de réflexion générale:

--Il faut avoir le courage de montrer ce qu'on pense, toujours!

Sur le mot _toujours_, il regarda fixement Nora qui le regardait aussi.
Elle baissa ses yeux hardis; il sentit un léger effort de la petite
main pour fuir la sienne. L'enfant avait compris; il se sentit heureux
et porta à ses lèvres la main mignonne, en ajoutant encore, sur le ton
dont on parle aux tout petits:

--On est bien plus fier, après!

Comme Jupiter avait Nora pour maîtresse, l'indomptable petite Nora
avait un maître.

       *       *       *       *       *

Mais Guy partit huit jours plus tard, et Nora se retrouva seule. Et
son cœur fut bien forcé d'être tout à Jupiter. Au moment où Guy lui
dit adieu, elle fit de si grands efforts pour ne pas pleurer qu'elle
y parvint. Il monta avec Mitry dans la charrette anglaise qui les
emmenait à Hyères; et quand Guy disparut au tournant de la route, elle
ne retrouva point de larmes. La révolte et la fierté l'endurcissaient
toujours davantage. Dans ce cœur de diamant, teinté de sombre, il n'y
avait point de molle tendresse, mais une étincelle d'amour, une flamme
de regret et de désir,--inextinguible,--y veillait.




XXIII


Guy avait fort bien deviné. L'Allemande avançait sans trop de peine.
Elle était même assez avancée.

De la confiance d'amour, des sentiments nobles, du désir de rester
digne de ce qu'on aime, qui sont les fruits de la confiance, François
Mitry, volontairement, n'avait rien gardé. Il s'était dit, après avoir
appris la trahison de Thérèse: «Puisque c'est ainsi, puisque tout
est mensonge et bassesse, vivons au hasard!» Il avait quelque chose
du malheureux qui, pour se consoler d'un chagrin domestique, se fait
ivrogne. Vivre en paix, chasser, boire, dormir, voir, pour soi-même,
quelques amis avec leurs femmes, «oui, se répétait-il en ricanant, avec
leurs femmes,»--voyager parfois, courir les hôtels et les pensions de
famille dont les corridors, la nuit, en voient de si drôles;--rendre
visite à Monaco, si voisin de Cavalaire,--c'était là son plan. Il avait
même admis l'idée de faire venir de temps à autre à Cavalaire, si cela
lui convenait, les Mimi-Bamboche du jour. Nora, il ne tarderait pas
à la mettre en pension. Et Mlle Marthe s'en irait, ou bien, à sa
guise, deviendrait définitivement son intendante. Elle avait des idées
sur l'ordonnance d'une maison, Mlle Marthe; elle lui serait commode,
et si elle se mettait, bien soignée comme elle l'était, à prendre
un peu d'embonpoint, seulement un peu, eh bien, mon Dieu! pourquoi
n'aurait-elle pas son heure?

Il pensait tout cela rageusement. C'était sa vengeance contre Thérèse.
Il s'abandonnait.

Quant à Mlle Marthe, il entrait aussi dans ses projets à elle de
prendre quelque embonpoint, et, en quelques mois, elle y avait presque
réussi, de sorte qu'un beau matin de printemps, après une nuit bien
dormie, à la suite d'une chasse heureuse et excitante,--M. Mitry
s'aperçut que la chaste poitrine allemande avait cessé de paraître
anglaise.

Il communiqua ses réflexions à Mlle Marthe en personne, qui rougit,
baissa les yeux, et s'en fut, comme Galatée, derrière le saule, où il
la rattrapa sans peine.

A quelque temps de là elle lui disait: «Je vous aime» dans les trois
langues, qui sont: l'allemand, le français, l'anglais,--et il put
se griser à son aise de syntaxe, de pédantisme et de vulgarités. Il
trouva, pour l'instant, cela plus commode, et s'y tint.

--Elle me trompera avec Antoine peut-être,--ricanait-il parfois, en se
promenant solitaire sur la grève ou dans la colline,--mais si elle se
fait pincer, vrai, ça sera amusant; je ne serais pas fâché de faire
payer à l'une d'elles, fût-ce à une vulgaire institutrice allemande, la
fausseté de toutes les autres!

Et il se rappelait avoir beaucoup ri jadis de la sottise romantique
d'un étudiant, son camarade, qui, trompé par sa maîtresse, payait des
filles pour leur faire souffrir ses insultes vengeresses.

--Il n'avait pas tort, cet idiot! Ça devait lui être un vrai plaisir!

Voilà à quelle ineptie de rage était tombé le beau, le puissant
François Mitry d'autrefois. Voilà ce qu'avaient fait de lui quelques
chiffons de papier liés d'une ficelle et vainement jetés au feu. Il
faut croire aussi que la maladie avait, dans son cerveau, laissé
quelque trace indéfinissable, mais agissante et amoindrissante... De
loin en loin encore, il se surprenait à répéter, comme on répète un air
obsédant, évocateur de tout un passé, ces mots incohérents: «... Les
chiens courants, les chiens courants me l'ont prise!» Et, pendant une
seconde, l'œil qu'il promenait alors sur les êtres et sur les choses,
était celui d'un véritable fou.




XXIV


Guy n'est pas encore oublié, mais son image s'efface peu à peu dans
la mémoire de la fillette. Il a traversé son petit enfer, comme une
apparition secourable; puis, Nora est retombée à ses fantômes. Elle
doit se défendre toute seule et, personne n'étant là pour lui faire
sentir la noblesse de la sincérité, elle ruse afin d'échapper aux
surveillances, elle les trompe par un mensonge, en fait ou en parole.
On corrompt sa jolie nature. Sa faiblesse se défend par la fausseté....
Et véritablement est-elle coupable? Non, pour sûr, et Guy, s'il
voyait cela, la reprendrait sans la gronder trop, la guiderait avec
l'intelligence de la tendresse et de la pitié.

La grande consolation de Nora ce sont les promenades dans la colline ou
sur la grève avec Jupiter.

Grâce à ces promenades elle a fini par connaître trois ou quatre
enfants, garçons ou filles, avec qui on joue dans les sables, dans
les herbes, dans les bois... Fréquentations dangereuses. Ce sont de
petits paysans, il est vrai, au corps sain et robuste, et parlant avec
naturel des choses de la nature, mais de toutes les choses; et deux ou
trois d'entre eux, à l'âge où les sensualités s'éveillent décidément,
enseignent leurs petits camarades.

Pour rejoindre en secret ses compagnons, aux rendez-vous fixés,
tantôt sous le grand Chêne, tantôt sous le grand Pin, tantôt sous
l'inextricable fouillis des plantes d'eau, dans le ravin profond, qui,
descendu de la montagne aboutit à la grève même, Nora invente mille
stratagèmes, et la parfaite pureté de son cœur se ternit déjà. Il y a
sur le diamant, un peu de poussière, un peu de terre, et l'étincelle
déjà n'apparaîtrait à Guy que sous le brouillard de ces légères
souillures,--oh! très légères!--mais hélas! déjà graves par rapport à
la petitesse et à l'âge de la triste et jolie enfant.

Jupiter est naturellement de toutes les parties. Et comme on ne
laisserait pas sortir Nora sans Jupiter, elle l'aime un peu maintenant
par intérêt, pour qu'il la conduise vers d'autres amis, et parce qu'il
permet qu'on se trompe sur la vraie raison de ses sorties. Nora, dans
sa solitude, a songé à toutes ces choses. Elle les a trouvées une
à une, puis calculées et combinées. Oui le diamant noir est terni.
L'affection de Nora pour Jupiter a d'autres intérêts qu'elle-même.

Hélas! hélas! si Nora se montre si aimable avec le brave chien, c'est
surtout, maintenant, parce qu'il sert ses projets, ses jeux, ses
petites intrigues.




XXV


Un matin Nora surprit Mlle Marthe en train de faire un coup d'État.

Après avoir insidieusement consulté M. Mitry, qui avait répondu:
«Faites ce que vous voudrez,» Mlle Marthe était allée à la salle à
manger, et elle retirait de leur place habituelle la timbale d'argent,
le couvert et la serviette de Nora... L'heure, pensait-elle, était
venue.

Mais Nora la surprit, et sans rien dire, nerveusement, courut remettre
les choses en place.

--Eh bien, mademoiselle, que faites-vous! s'écria l'Allemande
décontenancée à la fois et furieuse.

--Ce qui me plaît! dit Nora, d'une voix pétillante, l'œil étincelant,
la bouche mince, les doigts crispés.

Et elle s'assit sur sa chaise, résolument.

--Ce n'est pas l'heure encore du déjeuner; on n'a pas sonné la
cloche... Quittez la table tout de suite! ordonna l'institutrice en
colère.

--Quand vous aurez quitté la salle à manger! dit l'enfant dont les
pieds se crispèrent sur les barreaux de la chaise.

Jupiter, impassible, entra et vint se coucher à ses pieds.

Mlle Marthe osa prendre Nora par le bras et la tirer violemment à
elle.

L'enfant s'accrocha à la nappe. Les verres et les carafes chancelèrent;
deux assiettes glissèrent et se brisèrent à grand bruit sur le parquet.

--Laissez-moi, laissez-moi! criait Nora hors d'elle, toute crispée...
Ne me touchez pas!

Elle trépignait. Et comme Mlle Marthe, perdant toute retenue, la
saisissait enfin par les deux épaules:

--Jupiter! cria l'enfant éperdue, comme elle eût crié: «Maman!» ou bien
encore comme elle eût crié: «Guy!»

Jupiter avait pris entre ses dents le bas de la robe neuve de Mlle
Marthe, et il y pratiquait consciencieusement un trou raisonnable.

François Mitry, attiré par tout ce bruit, entra:

--Mademoiselle a ordonné à son chien de me mordre, grinça Mlle
Marthe. Voyez plutôt!

Elle étalait sa robe.

François Mitry s'avança sur la petite. Le colosse leva la main. Devant
lui, l'enfant, la tête haute, l'œil ardent, démesurément dilaté, jetant
une flamme sombre, les pieds écartés et crispés, sa noire chevelure
grésillante sur son dos, la narine frémissante et bien ouverte, se
planta d'un air de défi.

--Bats-moi et tu verras! dit-elle héroïquement.

Elle ne tutoyait plus jamais son père. Dans ce petit visage enfantin,
la figure de la femme faite, le visage de la morte, distinctement
apparut. Le demi-fou vit rouge, il crut qu'il allait tuer!

Mais sa main folle ne put s'abattre. Jupiter, debout, aussi grand que
l'homme, avait appuyé ses deux larges pattes sur les deux épaules du
géant, et sa gueule ouverte, tout contre le visage, montrait toutes ses
dents avec un grondement sourd.

L'homme, non sans raison, sentit la peur.

--A bas! gronda-t-il. A bas, Jupiter!

--Au secours!... Jupiter! hurlait Mlle Marthe devant la porte
ouverte, par où elle se décida à fuir, sous couleur d'appeler plus
utilement...

--A bas, Jupiter! répéta, de sa plus forte voix, François Mitry tout
pâle, les deux bras tendus, les deux mains crispées vainement sur la
gorge du terre-neuve qui ne reculait pas d'un pouce.

Cela dura quelques secondes, qui furent longues.

Alors, la voix fluette et radoucie de Nora murmura: «Ici, Jupiter!»
et la lourde bête, retombant paisible sur ses quatre pieds, vint
reprendre sa place derrière l'enfant.

Trois jours après, Jupiter fut offert en cadeau, par François Mitry, à
des amis qui habitaient Cannes et qui demandaient depuis longtemps un
fils de Junon et de Jupiter. Un matin, en s'éveillant, Nora appela son
chien et ne le trouva plus.

On lui expliqua son absence. Ce fut une crise terrible. Elle versa,
disait Catri, toutes les larmes de son corps. Elle frappa du pied,
poussa des cris aigus, s'égratigna le visage et les mains, finalement
tomba en convulsions.

--Cela passera, dit François Mitry. Je ne pouvais pourtant pas me
laisser dévorer par un animal enragé, pour faire plaisir à cette enfant!

Après tout, il fut approuvé. Et Nora dut se calmer. Honteuse d'avoir
donné à tout le monde le spectacle de sa douleur et de son humiliation,
elle devint plus farouche, plus sombre que jamais. Elle chercha les
coins les plus obscurs du parc, car on ne la laissait plus sortir dans
la libre campagne, sinon accompagnée. Il naissait en elle, contre tout
le monde, une sourde haine.

Ainsi Nora, sans mère, sans père, et sans chien,--pensait à Guy
quelquefois encore et pensait souvent à mourir.




XXVI


Trois semaines plus tard, un matin, Nora trouvait grand'ouverte
la porte du parc et s'esquivait. Elle s'assura que personne ne la
guettait, et quand elle en fut certaine, elle se mit à courir tout d'un
trait, afin de mettre beaucoup d'espace entre elle et les grilles de ce
parc qui lui était devenu une prison.

Elle courait sur la plage, heureuse d'échapper à la leçon de la matinée
et à la vue de sa gouvernante; insouciante des reproches que devait lui
attirer son escapade, puisque, sage ou non, elle avait toujours à subir
les mêmes remontrances.

Essoufflée, elle s'arrêta enfin, et promena ses regards sur la mer, sur
les collines les plus lointaines, afin de reprendre possession du monde
qui n'était plus à elle depuis qu'elle avait perdu Jupiter.

Tout à coup, en reportant ses yeux sur la grève, elle aperçut, au loin,
courant vers elle, un grand chien...--«Junon», pensa-t-elle. Junon, en
effet, se mêlait, depuis le départ de Jupiter, d'être aimable parfois
avec Nora qui, par distraction sans doute, la caressait un peu, puis
retirait sa main brusquement et la renvoyait.

... «Mais Junon est à la maison, couchée en travers de la porte de mon
père... Je viens de la voir là, il n'y a qu'un instant... On dirait
Jupiter?... Non, ce n'est pas possible!... mais si, c'est Jupiter!»

Elle appelle à tue-tête:

--Jupiter!

Le chien est maintenant tout proche. Un bout de grosse corde traîne à
son collier... c'est un indice clair. «Jupiter! mon Jupiter!»... Il est
sept heures du matin. Le chien a dû courir toute la nuit, il a profité
de la pleine lune, il a suivi la mer dans la direction opposée à celle
qu'on lui a fait prendre pour l'emmener, il s'est dit qu'en suivant
toujours, toujours, le bord des vagues, il retrouverait la plage chérie
où marche sans doute, triste et pensant à lui, et l'appelant, sa petite
maîtresse. Il a songé trois semaines à cette évasion. Dans le sommeil
il en rêvait, et ses nouveaux maîtres le voyaient, alors, pris de
petits tressaillements, aboyer tout bas, répondre à la voix aimée et
plaintive qui répétait: «Jupiter! mon Jupiter!» Il ne s'était donc pas
trompé! Elle l'appelait en effet, la voix frêle qu'il entendait sans
cesse dans son cœur de chien! Il a fait plus de trente lieues; il est
pantelant. Sa langue pendante palpite et sue. Qui l'aurait vu, de jour,
courir ainsi, l'aurait arrêté sans doute d'un coup de fusil, comme un
animal enragé... Enfin, la voilà!

Il bondit au cou de l'enfant, qui est toute pâle et toute tremblante.
Il la renverse sur le sable, elle l'a saisi par le cou. Les petits
doigts crispés d'amour tiennent les grands poils fauves de la bête.
Le petit visage amaigri, si menu, si blanc, sent le souffle ardent
de l'énorme gueule toute rouge, la chaleur humide de la langue qui
l'enveloppe. Il lèche le cou délicat. Elle baise le museau noir. Les
dents redoutables, prennent, dans une caresse, les cheveux, épais,
tout épars, et les pressent, les mâchent, les mordillent. Le nez de
la bête fouille dans la chevelure et la respire. Un grand bonheur
d'aimer secoue ces deux êtres, l'humble animal et la fille des
hommes, qui, dans cette seconde, ont deux cœurs tout pareils, fondus,
gonflés et crevant d'une émotion toute semblable. L'enfant qui s'est
relevée retombe sous une nouvelle poussée de l'animal. De nouveau ils
s'enlacent et se roulent ensemble. Mlle Marthe accourue s'effraie à
voir, de loin, se tordre sur la grève une masse bizarre, bondissante et
grouillante, où deux petites jambes fines, deux petits pieds noirs, qui
battent l'air, apparaissent parfois, mêlés aux quatre énormes pattes
fauves de Jupiter qui, se relevant à la fin, jappe,--vers le ciel et
vers la mer,--sa joie retrouvée.

Alors, Mlle Marthe approche, et comprend tout. Elle aide Nora à
enlever le bout de corde rompue que Jupiter traîne à son cou.

Ce bout de corde, Nora veut le garder...

--Ça, c'est un souvenir, dit-elle gravement.

Mlle Marthe comprend qu'en présence de Jupiter la prudence est
commandée, aujourd'hui plus que jamais.

Elle se contente de prier Mlle Nora d'être bien sage, maintenant
qu'elle a retrouvé son chien, et de venir changer de vêtements, car
les siens sont tout souillés, déchirés çà et là par la dent du brave
animal...

Tous trois s'acheminent vers la villa, et, en route, Mlle Marthe
raconte plusieurs histoires de chien, vraiment extraordinaires et
parfaitement authentiques. Elle s'étonne, au fond, de cette puissance
d'amour. Elle n'y comprend rien, dit-elle, car enfin, «les bêtes sont
des bêtes et l'instinct n'est pas la raison».

Mlle Marthe est persuadée qu'elle est un être supérieur à Jupiter.
Des livres le lui ont dit. Elle l'a cru.

       *       *       *       *       *

A midi, quand François Mitry revient de la chasse, Catri accourt lui
dire, à la grille du parc:

--Mademoiselle Nora est à l'office avec Jupiter.

--Je sais que Jupiter est revenu; les douaniers m'ont conté la scène,
dit François Mitry désarmé, et qui, depuis plusieurs jours, s'inquiète
enfin de voir Nora maigrir, dépérir si rapidement...

--Mademoiselle refuse de quitter l'office. Elle dit qu'elle ne se
mettra à table avec monsieur que si monsieur accepte Jupiter, dès
aujourd'hui et pour toujours, dans la salle à manger.

François Mitry ne peut s'empêcher de sourire tristement.

--Pauvre petite! dit-il... Alors, c'est un ultimatum?

--Je ne sais pas si c'est ça, monsieur, dit Catri, mais nous
connaissons tous mademoiselle, et si on la contrarie encore
aujourd'hui, pour sûr elle aura des convulsions comme le jour où
Jupiter est parti...

--C'est bon, répond Mitry, ne la contrariez pas.

Et comme il a besoin d'approbation pour le passé:

--Je ne pouvais pas garder un chien qui voulait me dévorer, n'est-ce
pas Catri?

--Oh certes, non! monsieur!

--Mais puisqu'il a eu sa leçon... c'est une bête intelligente... il
aura compris. Dites à mademoiselle que je le pardonne...

Et c'est pourquoi, à table, aux côtés de Nora qui a su défendre et
garder la place d'honneur, celle de sa mère, le grand terre-neuve
désormais, majestueusement assis sur son derrière,--sa queue frappant
le parquet à petits coups heureux,--attend la bouchée de pain,
mouillée de sauce odorante, que lui offre de temps en temps sa petite
maîtresse,--satisfaite de n'être plus assise à côté de Mlle Marthe,
puisqu'elle en est séparée par l'imposante figure de Jupiter.

Seulement François Mitry, à sa droite, fait asseoir Junon tous les
jours. Et, de la sorte, Mlle Nora trône, d'un air triste et hautain,
entre les deux chiens, qui sont, se dit-elle sans y mettre malice, «les
deux personnes que j'aime le mieux».




XXVII


Le programme qu'il s'est tracé, François Mitry l'a suivi. Depuis trois
ou quatre ans il reçoit dans sa villa de Cavalaire, des gens de tous
les mondes, par escouades. Il fait de fréquentes visites à Monaco; il
joue, gagne ou perd, va revoir Paris où il passe un mois, six semaines,
dans les cafés, les théâtres et les restaurants de nuit. Sa villa de
Cavalaire est son quartier général; il vient s'y refaire. Un bruit
de bouchons de champagne le suit, ici et là-bas. Mlle Marthe est
gouvernante-maîtresse et compte bien se pousser jusqu'au mariage,--mais
la présence de Nora la gêne.

Nora, avec ses yeux d'enfant solitaire, voit trop de choses, au gré de
la gouvernante générale. On rencontre ses yeux dans tous les coins, et
il y a des moments où cela est désagréable. De plus il est nuisible à
la bonne éducation d'une enfant, de connaître trop tôt les infamies des
grandes personnes. Mlle Marthe le pense et le dit ingénument. M.
Mitry répond qu'il réfléchira.

Mettre Nora en pension, il y a beau temps que cette question a été
débattue; il y songea tout de suite après sa terrible découverte,
mais un besoin l'avait tenu, de ne pas se séparer de l'image vivante
de Thérèse, aimée à la fois et haïe. Puis, peu à peu, à mesure que
la brouille sans retour s'est faite entre Nora et lui, il a tout de
même gardé et désiré garder l'habitude de voir dans sa maison cette
petite figure blanche et brune, douloureuse et froide, aux grands
yeux. Elle est sa douleur chérie, il la fait souffrir souvent et c'est
avec délices. Sa vue le torture, et il en jouit étrangement. Tous deux
tiennent à leur peine, parce qu'elle fait revivre en eux une morte qui
si longtemps les rendit heureux.

Et voilà bien le plus grand mal qu'on ait fait à Nora: on lui a
appris à aimer la douleur, les lancinements des blessures, les vains
élancements vers l'espérance, tous les rêves qu'évoque le désir
des consolations, toutes les images de volupté qui apparaissent si
blanches, comme éclairées, si tentantes, à qui les voit du fond des
longues ténèbres du deuil. Jouer l'ennuie. La vie commune lui est
insipide. Le monde, déjà, lui paraît bête. Elle se sent une petite
héroïne de souffrance et d'amour. Elle appelle le drame autour d'elle.
Elle le fait rêver, elle l'inspire. Elle fera naître des fatalités
sitôt que la vie se mettra à la traiter banalement. Son âme est
un de ces oiseaux d'orage qu'on ne voit que dans la tempête, parce
qu'ils l'accompagnent. On peut croire qu'ils l'annoncent. Allez dire
au courlis de chercher un gîte lorsque, dans la nuit, l'orage éclate,
lorsque le feu du ciel raye les eaux partout ruisselantes; il ouvre son
aile, au contraire, et tous les horizons déchirés connaissent sa longue
plainte qui est un cri d'amour.

François Mitry n'entre plus dans la chambre mortuaire, mais Nora y va
bien souvent. Entre l'enfant et l'ombre qui habite cette chambre, quels
dialogues peuvent s'échanger, on ne sait, mais ils durent longtemps.
Et Catri a coutume de dire: On ne verra pas beaucoup mademoiselle
aujourd'hui. Elle est chez madame.

Quand les étrangers affluent à la villa, Nora, la plupart du temps,
disparaît; sauf à l'heure des repas, on ne la voit guère ces jours-là;
elle est chez madame. Mais, à table, elle continue à occuper fièrement
sa place de maîtresse de maison.

Hélas! elle y entend des choses étranges. Sous prétexte que les enfants
ne peuvent pas comprendre, on raconte en sa présence, à mots à peine
couverts, avec de bons rires, le scandale à la mode. Et l'amertume de
Mitry, son scepticisme bête formulent souvent des conclusions comme
celle-ci: «Toutes les femmes sont menteuses, infidèles, intrigantes;
la meilleure ne vaut rien.» Il se tourne vers Mlle Marthe avec
une galanterie de sous-officier pour ajouter platement: «Sauf, bien
entendu, celles qui sont présentes.»

Et puis, il y a les intrigues de «vie de château», que Nora devine; les
promenades dans les couloirs, qu'elle surprend; tout le dessous des
vies de célibat et d'adultère, qu'elle entrevoit. La petite baronne
voisine avec le vicomte, le colonel avec la vicomtesse, et l'armateur
avec la colonelle.

A la suite des femmes mariées, il est venu des jeunes filles modernes.
Elles ont souri de l'air ténébreux de Nora, et se sont occupées de la
déniaiser un peu, ma chère! On lui a posé des «colles» sur le baiser,
le sourire et le reste. On lui a raconté le fleurt de Gontran et de
Berthe--un vrai scandale d'enfants. «Pincés par la grand'maman, ma
chère! c'est exquis.» Les polissonneries de pensionnat ont pénétré dans
le parc entouré de grilles où Nora aurait dû pousser comme une fleur
sauvage, vierge du vent sali qui a traversé les villes... La saine
nature lui eût appris, de bonne heure peut-être, l'amour entier, mais
tel que le connaissent les plantes et les bêtes, simple et grave. La
voix des civilisées lui apprend comment on peut rire de ce qui fait
souffrir et pleurer, naître et mourir....

Elle sait ce qu'il faut faire pour «s'amuser» avant d'être vieille,
accident qui arrive aux filles vers l'âge de vingt-cinq ans! et ce
qu'il faut éviter pour ne pas donner à l'hypocrite sagesse du monde des
preuves trop vagissantes du goût qu'on a pour le plaisir.

Vraiment, les deux ou trois fillettes que leurs mamans, en route pour
Monte-Carlo, ont amenées à Cavalaire, apportent à Nora de fâcheux
commentaires sur bien des choses que les petits paysans du voisinage et
les bêtes lui avaient sainement apprises. Elle sait aujourd'hui comment
ces choses sont déshonorées par la vie artificielle des villes et les
imaginations citadines. Les conversations des belles dames lui ont fait
plus de mal que les livres lus en cachette sans choix, au fond de la
bibliothèque où Mitry n'entre jamais et dont Nora, sournoisement, garde
accrochée derrière un cadre, dans sa chambre, une clef dérobée.

Elle a douze ans, et l'imagination vive et sombre, l'aspiration vers
des bonheurs vagues qui puissent la payer d'une vie si triste et qui
déjà lui semble longue! Elle a lu _Paul et Virginie_, elle a lu _Manon
Lescaut_, elle a pleuré sur les malheurs de _René_; et les vastes
mélancolies de Chateaubriand et de Lamartine chantent pour elle, le
soir, dans le bruit des vagues éternellement entendu.

Avec ses petits compagnons rustiques, elle court les bois, elle grimpe
au sommet des collines; et les genêts épineux mordent ses jambes.
Un jour, comme une épine est restée sous son bas, au-dessus de sa
cheville, il a fallu mettre sa mignonne jambe à nu. Et le petit Maurin,
le fils du braconnier, qui va sur ses quatorze ans, un joli gaillard,
bien sain et bien fait, s'est tout à coup agenouillé, et il a bu le
sang de la plaie «pour empêcher le mal de s'envenimer». Un trouble
délicieux a oppressé leur cœur à tous deux. L'existence sauvage qu'elle
mène enseigne à Nora un désir d'aimer moins dangereux sans doute pour
elle que les conversations des demoiselles «comme il faut», mais les
deux enseignements rapprochés lui en disent, à son âge, beaucoup trop
long sur la vie et l'amour.

Le vent qui passe lui plaît; c'est une caresse des choses, bien douce à
l'enfant privée de caresses. Une volupté tendre lui vient des arbres,
du ciel et de l'eau. Les arbres, il lui est arrivé de les serrer entre
ses bras. Il y a, dans le verger, un pommier vénérable qui a reçu,
lorsqu'il était en fleurs, le baiser de ses pauvres lèvres pâles. Les
fleurs, elle y plonge ses narines palpitantes avec des appels de toute
sa bouche ignorante. L'eau, elle s'y est baignée, un soir d'été, à demi
nue, avec les garçons et les autres petites filles... C'était un bain
pris en fraude. Donc point de costume. Elle a gardé seulement sa fine
chemise. Elle a aimé beaucoup la fluidité de l'eau qui l'enveloppait
d'une pression égale, câline et frissonnante. Les enfants ont comparé
entre eux la force de leurs jeunes bras; et Maurin, l'entreprenant,
a renversé dans l'eau les fillettes. Les bras ont été pressés
sous la bouche de l'adolescent, les nuques effleurées, parmi les
éclaboussements d'écume. La sensualité de Daphnis et Chloé la gagne,
Nora, et la console....

... Si Jupiter ne veillait pas, peut-être approcherait-on beaucoup
trop l'enfant sans mère et sans amis; et peut-être serait-il temps de
l'envoyer dans une «bonne pension».

C'est l'idée de Mlle Marthe, qui dit naïvement à M. Mitry:

--Il n'est que temps, monsieur... s'il n'est pas trop tard!

S'il n'est pas trop tard! Eh oui, il est trop tard pour refaire cette
âme. Rien n'y sera effacé, à moins d'un miracle, de quelque façon qu'on
s'y prenne. Elle aime trop tôt la mort et trop tôt elle appelle la
vie. Et plus rien ne peut empêcher cela. Si elle n'aimait pas en outre
la ruse et les mensonges qui seuls ont assuré les libertés qu'elle se
donne, l'amour pourrait la sauver encore--mais elle a sans doute oublié
Guy... lequel d'ailleurs est bien trop vieux pour elle.




XXVIII


Ce petit Jacques est le fils d'un braconnier fameux dans tout le
pays, le fils de Maurin, dit Maurin des Maures. Jacques n'habite pas
Cavalaire; il vit à Bormes, pays du liège. Son père l'a envoyé là pour
qu'il «apprenne» chez un «gros savant», un retraité, ancien chirurgien
de marine, philanthrope aimable et polyglotte, qui enseigne à Jacques
l'histoire, l'allemand et l'anglais... Lorsqu'il sera bouchonnier,
Jacques, grâce à toute cette science, pourra faire de grandes affaires.

Quand il ne travaille pas chez le «monsieur», Jacques se loue en
journée, et l'autre matin il est arrivé à Cavalaire, comme «leveur de
liège». A la vérité, ce petit paysan qui sait l'allemand et l'anglais,
et qui connaît La Vallière et Mme de Pompadour, est charmant, avec
son ombre de moustache à peine marquée, ses vêtements de toile toujours
bien propres et reprisés consciencieusement, ses jambières de toile à
voile, son carnier de cuir auquel il suspend sa hachette de leveur de
liège.

--Ça vous ferait-il plaisir, mademoiselle, d'avoir un petit lièvre
vivant, que mon père a rencontré dans le bois?

--Oh! oui, Jacques, un grand plaisir!

--Eh bien, vous l'aurez; il boit encore du lait--mais il mange déjà du
thym.

Elle a son lièvre et rit aux éclats. Jupiter, peut-être un peu jaloux,
n'en dit rien. Et puisqu'un petit lièvre vivant plaît à la maîtresse,
il saura le tolérer. Jupiter met son gros nez sur le petit nez mobile
du levraut et tous deux s'embrassent. Dieu! que c'est amusant! Le
lièvre sur ses pattes fines se soulève, et, attentif, balance sa tête
de haut en bas, de bas en haut, flairant; puis, tout à coup, ses
longues oreilles se couchent, s'aplatissent sur son dos et il se rase
contre terre: il craint un danger. Alors, avec des cris de joie, Nora
le cache dans sa poitrine, sous ses deux bras.

--Vous allez l'étouffer, mademoiselle!

Elle le prend à deux mains, l'élève à elle comme un enfant et, à son
tour, baise le joli museau mobile qui, doucement, se met à rendre la
caresse... Une mignonne langue rose, chaude, tendre, court sur les
lèvres de Nora.

--Eh bien!... Et moi? dit Jacques.

Et ils s'embrassent tous trois, frémissants d'aise, jusqu'à ce que
Jupiter avance, d'un mouvement lent, tranquille, mais irrésistible, sa
grosse tête, jalouse en silence, qui les sépare.




XXIX


Voilà les plaisirs que Nora, victime d'une brusque décision de son
père, a dû quitter pour aller à Hyères, au couvent Sainte-Mathilde,
et dans quelle saison, hélas! au commencement du printemps! quand les
rossignols arrivent!...

Au lieu de la plage et des bois, la cour; au lieu de la chambre où
est cachée la clef de la bibliothèque, le dortoir aux lits de fer,
froidement alignés; au lieu des caresses du petit lièvre, les bons
points ou les pénitences.

La régularité de toute cette vie d'écolière l'exaspère. Pour la
conduire ici, on a dû parlementer beaucoup. Elle a fini par se laisser
convaincre lorsqu'on lui a promis de venir la chercher si elle n'était
pas contente; elle a espéré que la nouveauté des choses lui serait
agréable; elle s'est imaginée que ne plus voir Mlle Marthe serait le
bonheur, et qu'elle laisserait là-bas, à Cavalaire, toutes ses peines.

Bien au contraire, elle les a emportées toutes avec le regret de ne
pas les souffrir au lieu où elle a coutume, où l'habitude seule lui est
une joie par elle-même.

Dès le moment où elle a passé la grille du couvent, elle a éprouvé une
grande envie de pleurer et comme une détresse. Elle a examiné autour
d'elle les choses, les êtres, les murailles, les visages, et trouvé aux
uns comme aux autres un air de froideur qui lui a paru de l'hostilité.
Tout le monde était pourtant aimable, poli, mais cette politesse, de
la part de gens qu'elle n'a jamais vus, qu'elle ne connaît pas, ne l'a
point touchée, lui a presque semblé moqueuse, et elle s'en est défiée.
C'est une sauvage.

Nora s'est aperçue alors que les objets qui nous semblent indifférents
nous tiennent parfois fortement au cœur. Elle se rappelle la _figure_
de certains arbres du parc. Elle revoit dans sa pensée leur physionomie
particulière, avec tel trait, tel détail auquel, paraît-il, son
affection était attachée. Elle regarde le grand platane de la cour
du couvent, et il lui fait l'effet d'un méchant étranger. C'est un
intrus dans sa vie. Pourquoi est-il là, vraiment? Il a l'air bien sot;
elle ne l'aime pas.... Il y a une sœur converse qui vient lui parler,
lui donner certains renseignements. Nora la regarde et pense à Catri
et même à Marthe. Il faut donc qu'elle les aime l'une et l'autre, au
fond, même Marthe, pour que le visage inconnu de la sœur renouvelle
en son cœur cette affreuse impression d'être abandonnée de tout et
de tous, qui l'a saisie dès l'entrée au couvent.... Pourtant, là-bas,
à la maison, Marthe et Catri, oui, Catri elle-même, ne lui semblaient
pas tendres, ne s'occupaient pas beaucoup d'elle; comment se fait-il
qu'elle les regrette?... Et tour à tour, les choses, les visages
de là-bas, repassent dans son imagination. Elle voit Antoine et le
jardinier, les remises et l'office, le perron, le corridor, le salon
de la villa, et elle s'aperçoit que les pierres mêmes de sa maison
sont toutes dans son cœur, vivantes et parlantes.... Oh! le salon où
est le portrait de sa maman! Elle ne pourra donc pas le revoir tout à
l'heure, si elle en a envie! Et la chambre mortuaire où sont les chers
objets qui ont appartenu à sa mère, le lit, la broderie, les livres, et
ce diamant noir, le joyau rare devant lequel elle est restée souvent
en extase, tristement rêveuse,..... quoi! elle ne peut plus revoir
tout cela quand elle le veut! Cette pensée, qui lui est intolérable,
se présente à elle avec violence, ne la quitte plus, lui devient une
persécution. Elle regrette jusqu'à la figure froide, ironique, dure, de
son père.... Elle s'aperçoit qu'elle espérait toujours quelque chose
de lui,--un changement brusque, un retour aux tendresses passées. Il
reste, malgré tout, celui qui a tant pleuré sa mère, qui a voulu la lui
montrer morte, qui, toute petite, la tint dans ses bras pour l'incliner
sur le visage glacé.... Oh! mon Dieu! sa vie d'enfant misérable,
pourvu qu'elle s'écoulât parmi les choses accoutumées, près des êtres
mêmes qui la font souffrir, son existence de martyre maudite, c'était
donc du bonheur,--pourvu que le nid, que la maison fussent proches!

Souffrir aux endroits qu'on aime, et dont il semble qu'on soit aimé,
c'est peut-être tout le bonheur possible!

Où es-tu maintenant, bon petit Jacques? Quel animal sauvage as-tu
capturé?

--Il y a si longtemps que tu m'as promis un écureuil, Jacques, avait
dit Nora en partant,... je ne l'aurai donc pas!

Il s'agit bien d'écureuil, ici! une élève, des petites, vient d'être
punie sévèrement parce qu'on a trouvé dans son pupitre un jeune moineau
apprivoisé, qui pépiait et troublait la classe....

Et Jupiter! il s'agit bien de Jupiter, maintenant! Un chien s'est
glissé l'autre jour dans la cour, on ne sait pas comment,--un bel
épagneul blanc.... on lui a donné la chasse à coups de balai.... Oh!
Jupiter! mon Jupiter! qui me rendra tes bons grands yeux toujours
tournés vers les miens!... Tu t'es échappé un jour, toi, de chez
tes nouveaux maîtres, lorsqu'on avait voulu te séparer de moi pour
toujours..., mais sois tranquille, mon Jupiter, je vais demander à te
rejoindre. Je veux te retrouver... Sans doute, tu passes tes journées
assis sur le perron de la villa ou bien devant la grille du parc, à
regarder le chemin par où je suis partie, par où tu penses que je vais
revenir... Il avait fallu t'enchaîner le jour de mon départ.... Tes
hurlements de douleur me fendaient l'âme.... Comment ai-je pu accepter
une heure seulement l'idée de te quitter... mais patience!... je vais
écrire à la maison.... Et l'on viendra me chercher, avant dimanche.

Nora écrit, en effet, lettres sur lettres, mais on ne lui répond pas.
Elle pleure et pâlit, et maigrit de jour en jour. Elle est ici comme
une hirondelle en cage. Elle ne peut ni voler, ni marcher. Elle manque
d'espace, d'air, d'horizon, de terre même.

Enfin, au bout d'un mois, comme on ne vient pas la chercher, Nora ne
songe plus qu'à s'évader. Elle veut aller souffrir encore aux lieux où
elle a souffert et qu'elle aime à cause de cela. Surtout, elle veut
revoir Jupiter.




XXX


Nora veut revoir Jupiter, et Jacques,--et le triste sanctuaire où
sa mère est morte.... Elle profite d'une promenade pour se cacher
derrière une haie et elle s'enfuit. Elle a quelque argent. Elle prend
tout simplement une voiture et se fait conduire à Cavalaire. A chaque
tour de roue, son cœur bat plus vite. Des choses de sa maison, elle
voit tout en beau, maintenant. Elle n'est pas loin de trouver quelques
bonnes qualités à Mlle Marthe et même de pardonner à son père....
Ce qu'elle lui pardonne le moins, c'est de garder Marthe. Pourtant
elle ne croit pas encore que la rusée Allemande ait pris la place
qu'elle a paru désirer.... Après tout, Nora, là-dessus, s'est peut-être
trompée....

La voiture arrive au bord de la mer, au Lavandou, et Nora s'exalte
tout de suite au bruit des vagues. Du Lavandou à Cavalaire, la route
suit exactement la mer, les dentelures du rivage. Dans ce voyage,
seule, en voiture, Nora de plus en plus s'excite. Elle a commencé son
roman. Elle agit. Elle veut. Elle réalise. Et toujours le bruit de
la mer, battant contre le pied des montagnes des Maures, du Cap Noir
au Dattier, l'accompagne, berce son rêve, l'enchante. La liberté la
grise. L'oiseau a retrouvé l'espace, et, à chaque tournant de route,
Nora croit découvrir sa maison... Chaque fois son cœur lui échappe pour
voler au-devant d'elle-même.

Elle débouche enfin en vue de la plage de Cavalaire. Il est tard, neuf
heures du soir, et Nora n'a pas dîné.... La lune éclaire tout d'une
clarté prestigieuse.

A son cocher, que cette enfant si petite et si sûre d'elle-même n'a pas
cessé d'étonner, Nora donne le prix convenu, et gagne à pied le portail
du parc. Pourquoi tout ce mystère? Elle n'en sait rien. Le mystère
lui plaît. Elle veut surprendre la maison, jouir des étonnements, des
colères peut-être, ou qui sait?... non, en vérité, elle ne sait pas ce
qu'elle espère....

Elle rencontre une ombre.

--C'est vous, mademoiselle Nora?

--C'est toi, Jacques! Qu'y a-t-il de nouveau, ici?... Oui, me voilà, je
suis bien contente. Qu'y a-t-il de nouveau? répète-t-elle.

--Ah! mademoiselle....

Jacques ne peut achever. Nora entend un sanglot....

--Qu'y a-t-il? dit-elle anxieusement.

Et Jacques, suffoqué:

--Jupiter est mort!

Nora croit mourir elle-même, tout debout. Elle chancelle, cherche un
appui, n'en trouve pas et s'assied par terre.

Et Jacques raconte. Des chiens enragés ont passé. Jupiter a été mordu.
Il a fallu l'abattre... Et Junon aussi.

--Mais c'est horrible, Jacques!

--C'est comme ça, mademoiselle, et il n'y a rien à dire. Les chiens
fous, c'est comme ça. Monsieur Mitry l'a fusillé! Moi, j'ai refusé!

--Tu as refusé, toi, Jacques!

--Oui, mademoiselle. Personne n'avait voulu. Alors, on m'a demandé à
moi. Monsieur Mitry m'offrait de l'argent. Mais je ne pouvais pas: vous
l'aimiez tant! Non, vrai de vrai, je n'aurais pas pu.

--Oh! Jacques!

--Mademoiselle?

--Adieu, je rentre à la maison. Je suis malheureuse, Jacques.

--Je comprends bien, mademoiselle.

--Il faudra venir me voir, dis, souvent?

--Le plus souvent que je pourrai, mademoiselle.

Elle se lève: il la cherche dans l'ombre et il l'embrasse.

--Adieu.

Elle rentre dans le parc. Oh! elle n'a plus faim. Elle est stupéfaite.
La nouvelle est si terrible qu'elle en demeure consternée, muette.
Nora renonce pour ainsi dire à souffrir davantage. Vraiment, c'est
trop, c'est trop de malheur. Elle ne veut plus réfléchir à rien.
La fatigue est trop forte. Elle voudrait seulement un peu de repos
et d'oubli. Et l'idée lui vient d'éviter, ce soir, toute scène de
reproches, de rentrer dans sa chambre sans être vue, et de dormir, si
c'est possible, jusqu'au lendemain, sans pensée et sans rêve.

Voici le perron de la villa, tout blanc sous la lune. La porte est
grand'ouverte. Nora s'approche des fenêtres du sous-sol qui brillent au
ras de terre, voilées de rhododendrons. Elle regarde. Les domestiques
sont tous à table. Le moment est donc favorable pour n'être pas
aperçue. La petite ombre de l'enfant monte furtivement le perron.... Il
n'y a de clarté qu'aux fenêtres du premier étage, celles de son père.
Dans le corridor, elle s'arrête, se baisse; que fait-elle donc? Elle
retire ses chaussures, afin de marcher sans faire de bruit, et les
laisse là, dans un coin. Elle monte, la main sur la rampe.

D'un pas assuré, Nora monte dans les ténèbres; elle connaît si bien la
chère maison, la maison où sa mère est morte!

La voici au premier étage. La porte de la chambre où elle a vu, d'en
bas, la lumière, est fermée. Le trou de la serrure, dans l'angle
obscur du palier, brille comme une étincelle.... Elle a la curiosité
de regarder, par ce trou lumineux qui s'offre.... Elle approche
lentement, à pas muets, s'incline à peine, car elle est petite
pour son âge, Nora... Qu'a-t-elle donc vu, bon Dieu, pour qu'elle
ait fléchi sur ses deux jarrets où elle a ressenti une douleur vive
comme si on les eût fouettés brusquement d'un coup de tranchant de
hache? En regardant la hachette de Jacques Maurin frapper le tronc
des arbres, elle a, de terreur, éprouvé parfois ce coup de douleur
nerveuse. Elle chancelle et se retient au mur. En même temps, quelque
chose, dans son cœur, se tord, se déroule, se replie, et tous ces
mouvements intérieurs, c'est de la douleur déroulée, repliée, tordue
sur elle-même. C'est un mal physique, atroce. C'est le mal que François
Mitry connaît trop, celui qu'éprouverait Thérèse si elle voyait ce
qu'a vu Nora... et qu'elle éprouve peut-être, car peut-être la morte
est-elle présente et souffrante au cœur de l'enfant. Nora souffre comme
une épouse trahie. Qu'a-t-elle donc vu? Elle a vu Mlle Marthe et
son père ensemble.... Et ils s'embrassaient! Elle a donc pris enfin
la place de Nora, à table, la place de la maîtresse de maison, «celle
de maman»! Une rage horrible secoue Nora. Elle va crier, frapper du
pied, pousser des cris aigus, se rouler à terre, se meurtrir, rouler
du haut de l'escalier jusqu'en bas, les forcer à la secourir; elle
veut leur donner à tous deux le remords de la voir souffrir ainsi...
de la voir mourir peut-être... «Oh! mourir, pourquoi pas mourir?...
Maman, quand je l'ai embrassée morte, semblait si calme, si reposée,
presque heureuse... Pourquoi pas mourir?» Nora a lu des livres où l'on
meurt pour fuir les peines insupportables, pour oublier, et aussi,
quelquefois, pour désespérer ceux qu'on laisse.. Elle s'incline encore
et de nouveau regarde l'affreuse vision qui lui fait horreur et qui
l'attire. Non, non, elle ne s'est pas trompée.... Il l'a prise entre
ses bras... et il l'embrasse!... et Nora s'enfuit. Elle descend le
plus vite qu'elle peut le large escalier de marbre blanc. Ses petits
pieds déchaussés courent vite et en silence. Sous la clarté lunaire,
fantastique, elle descend le perron, toujours courant. Elle veut
mourir, retrouver sa mère.... La mort est vaste sans doute, et peuplée,
mais sa mère la voit, bien sûr, et va venir à sa rencontre.... Comme
la grève est longue!... on dirait une route, qui ne mène nulle part!
Comme la mer semble froide sous le scintillement diamanté du reflet de
la lune!... Voici le sable, où tant de fois elle a joué, Nora, avec
Jupiter.... «Mon Jupiter»!... Alors seulement, comme si elle venait de
l'apprendre, Nora souffre de la mort de son chien aimé; alors seulement
elle comprend qu'il l'a laissée seule, toute seule... Comment se
fait-il que là-bas, au couvent, elle ait pu croire un jour, une heure,
une minute, à la bonté de Marthe, et qu'elle ait regretté Catri? «Non,
non! personne ne m'aime plus, puisque Jupiter est mort!» Et Nora pense
que si elle survit, chaque jour sera désormais un supplice pareil à
celui qu'elle a éprouvé tout à l'heure, devant cette porte. L'image de
son père embrassant Marthe surgit de nouveau dans son esprit, comme en
pleine lumière; de nouveau quelque chose de mauvais, au plus profond de
son cœur, éclate, s'ouvre, se détend, se referme. Le tenaillement de la
jalousie crispe sa chair, la rend folle.... Oui, c'est cela: mourir! il
faut mourir.

Une grande tartane, sur l'eau, près de la grève, sommeille, haute,
profilée en noir sur le ciel de nuit, un peu pâlissant. De la tartane
à terre, les _lesteurs_, les ramasseurs de sable, ont établi un pont
volant fait de longues planches ajoutées bout à bout, qui portent,
au point de raccord, sur des barriques posées debout dans la mer...
Nora sait que, sur la plage de Cavalaire, la mer, peu profonde tout au
bord, le devient tout à coup à quelques mètres du rivage, parce que ces
tartanes enlèvent beaucoup de sable chaque jour.

A l'endroit où la tartane est mouillée, il y aura assez d'eau sans
doute, pour noyer une enfant, petite... Elle s'engage sur la passerelle
étroite. Les longues planches fléchissent et grincent un peu... Ne
va-t-on pas la voir, du bord? Non, le temps est calme. L'homme qui
devrait veiller, à bord du bateau, s'est endormi. Personne, pas un
douanier sur la plage. La pauvre enfant s'avance au-dessus de l'eau.
Arrivée au bout du petit pont, elle a peur... mais le souvenir lui
revient brusquement de tout ce qu'elle a souffert jusqu'ici... Et
maintenant Jupiter est mort!... La fillette de douze ans se répète la
phrase toute faite: «J'ai tant souffert dans ma vie!» Elle ne conçoit
pas qu'on puisse souffrir davantage, et elle a raison. Des douleurs
de femme au cœur d'une enfant sont plus poignantes, puisque les cœurs
d'enfant sont plus petits, plus tendres, et que les douleurs sont
les mêmes. Et puis, quand Nora est résolue à quelque chose, elle
l'accomplit; un dernier scrupule, un regret tardif, ne l'arrêtent
jamais. L'élan initial la mène jusqu'au bout de ses résolutions. Elle a
fermé les yeux et s'est laissée aller dans la mer, par côté, comme une
chose rigide qu'on a poussée... et qui tombe.

Ne sait-elle pas nager, Nora? oui, mais sous ce vertige de
terreur,--Nora, qui depuis le matin n'a pris aucune nourriture,--Nora,
au contact de l'eau, au toucher de la mort, qu'elle a cru
reconnaître--si froide!--Nora s'est évanouie.

La grande vague paisible la prend aussitôt, la soulève, maintient, à
la surface, son petit visage pâle tourné vers les étoiles, l'enveloppe
de sa volute écumeuse comme d'une grande caresse, et la pousse, d'un
seul élan, au rivage qui est tout proche. La mer, qui la connaît, a
refusé de lui faire aucun mal... Il faudra vivre encore, petite Nora.
La mort ne veut pas de toi. Les enfants ne savent pas bien se tuer;
c'est déjà une chose difficile aux hommes... Et, dans sa robe de deuil,
dans sa robe noire de couvent, qui colle sur son petit corps grêle et
nerveux, Nora, les mains ouvertes, les bras inégalement étendus, ses
noirs cheveux dénoués gardant autour de sa tête l'ondulation de l'eau
qui lentement se retire, Nora dort sous la lune...

Quelques minutes, tout cela n'a pas duré davantage, et l'enfant se
réveille... «Oh! qu'il fait froid! ce n'est donc pas la mort? Si, si,
puisque me voilà toute ruisselante et voici la mer qui tantôt m'a
prise... oh! oui, il fait froid!... mais puisque j'ai encore quelques
instants à vivre, j'irai, pour mourir, me coucher, si je le puis, dans
le lit de maman, dans le lit où elle est morte, où je l'ai embrassée
morte... oh! maman! maman!»

Elle se lève et, grelottante, s'en va vers le parc. La saison est
bonne, c'est le printemps. Elle a froid pourtant... Elle marche avec
peine. Elle sent bien qu'elle va mourir. Elle retourne vers la maison.
Là, rien n'a changé depuis tout à l'heure. Elle s'en étonne et passe.
Elle monte l'escalier comme tout à l'heure. Elle remarque que, derrière
la porte funeste, il n'y a plus de lumière; on aura, au dedans, tiré la
portière, mais sa pensée s'embrouille. L'enfant a sommeil. La lassitude
l'écrase. Elle croit que c'est la mort. Elle va droit à la porte du
sanctuaire funèbre, et l'ouvre. La lune éclaire, comme un plein jour,
toute la chambre. Elle quitte, en chancelant de fatigue, ses vêtements
mouillés. Et voici Nora toute nue, dans le rayon blanc, qui arrache
au lit sa courtepointe, sa grande enveloppe de satin. Elle sait qu'on
a mis là-dessous les plus beaux draps de sa mère... Les voici, tout
brodés par elle, et Nora les entr'ouvre et y plonge son pauvre petit
corps frissonnant qui va enfin goûter, croit-elle,--puisqu'elle s'est
noyée,--un repos sans fin. Car Nora, épuisée, folle de ses grands
chagrins, s'est ingénument couchée pour mourir...




XXXI


--Il y a là, monsieur, un exprès qui nous annonce que mademoiselle Nora
s'est échappée hier du couvent!

C'est une rumeur dans toute la maison. Les domestiques sont consternés
et Mlle Marthe elle-même; car, au fond des cœurs mystérieux,
l'intérêt, la haine même quelquefois, sont mêlés d'amour et de pitié.
Rien n'est pur d'alliage, pas même le mal: il ne va pas sans quelque
bien.

François Mitry donne des ordres. On attelle pour porter des dépêches au
télégraphe de Cogolin. Mais Jacques Maurin vient d'arriver au château,
il demande Mlle Nora; on l'interroge.

--Je l'ai vue hier soir, dit-il.

Alors l'imagination de tout le monde s'inquiète autrement, et quand
Jacques explique: «J'ai annoncé à mademoiselle Nora la mort de
Jupiter:»

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écrie Catri, ses deux mains sur sa tête. Elle
en mourra! elle en est morte!

Ce mot éclaire les esprits. La petite est volontaire, violente, sombre.
Elle a pu,--oui, avec sa nature!--songer à mourir! On court sur la
plage, et François Mitry le premier... Hélas! il reconnaît sur le sable
la trace des tout petits pieds; oui, oui, ce sont les pieds mignons de
Nora, impossible de s'y tromper. Jacques les reconnaît bien, lui aussi;
il pleure: «Oh! monsieur Mitry!» Mitry se sent le cœur déchiré. Est-ce
qu'il a tué cette enfant? On s'efforce de lire les traces, mais elles
vont et viennent en divers sens; elles s'embrouillent... Nora s'est
promenée un moment ici, avant de se décider...

--Monsieur Mitry! monsieur Mitry!

C'est encore Jacques qui appelle. Le petit leveur de pièges est habile
à reconnaître dans les bois la trace du lièvre ou le pas de la perdrix
rouge...

--Ici, ici, voyez!

Et du doigt il désigne, sur la passerelle de planches où les lesteurs
en ce moment même vont et viennent, l'empreinte du petit pied mouillé
et terreux... On la retrouve tout contre le bateau, à l'autre
extrémité. Et là, plus de doute, sur le bateau Jacques a ramassé un
ruban... le ruban qui liait le bout des cheveux tressés de Nora...
François Mitry l'arrache aux mains de Jacques, ce ruban, et il le
baise; car, si elle était morte, la fille de Thérèse, il l'aimerait,
oui, comme autrefois, il l'aimerait encore, maintenant qu'il serait
trop tard!

Les lesteurs interrompent leur travail, on fouille l'eau aux environs;
on interroge la mer; on met le canot de la tartane à flot; les
douaniers accourus proposent leur petite embarcation; il y a aussi
celle de Mitry, et toute la plage s'anime de la même inquiétude et
retentit du même appel que prolonge l'écho de la colline:

«Nora! Nora! Nora!»

--Hélas! monsieur, vient dire Mlle Marthe, les petits souliers de
mademoiselle sont dans le corridor, presque cachés sous le bas d'une
portière qui traîne...

François Mitry regarde Marthe d'un regard profond... Sa fille est donc
entrée hier soir, dans la maison! Leur porte était bien mal fermée...
ils s'en sont aperçus bien tard... Il court chez lui, il entre, il
ouvre toutes les chambres... Qui sait?

Puis, un trait de lumière frappe son esprit... La chambre de Thérèse!

Il n'y a plus mis les pieds depuis longtemps, dans cette chambre; il
l'a abandonnée. Catri s'y introduit de temps en temps, lui a-t-on dit,
pour ôter la poussière et, par une idée de ménagère soigneuse, changer
les draps une fois par an, assure Mlle Marthe, le jour anniversaire
de la mort de Thérèse. Catri, en faisant cela, a aussi une vague idée
superstitieuse: il faut plaire aux morts.

Pour la première fois depuis cinq ans, il va entrer dans cette chambre
qui est séparée de la sienne par un spacieux cabinet de toilette,
condamné aussi, abandonné. Il se prépare, avec un frisson, à entrer
dans cette chambre terrible où elle est morte, où il a tant souffert!...

Et voici que cette chambre est aujourd'hui le lieu de sa suprême
espérance... Oh! si Nora n'y était pas! ou si Thérèse allait lui
apparaître!.. Il sent, à la racine de ses cheveux, l'horreur qui passe
aux heures fatales.




XXXII


Il entre. Le lit, dont les rideaux sont relevés, fait face à la porte
et, sur l'oreiller, tout de suite il aperçoit une tête, une tête pâle
aux yeux fermés,--et qui respire.

Est-ce Nora, bon Dieu! ou est-ce Thérèse? La ressemblance, en tous
cas, est terrible. C'est plutôt la mère apparue dans la fillette. Dans
l'enfance de la petite il y a l'expérience de la mère, et toutes les
deux ont souffert par lui le même supplice, et toutes les deux sont là,
pleines de reproches, et pourtant muettes!

Il est debout, et il regarde. Autour de lui, tout est en place comme
il l'a voulu. La broderie commencée, le nécessaire ouvert, le livre
avec son signet, depuis cinq ans sont là, perpétuant l'ancienne vie
paisible de l'aimée, tant haïe depuis. L'ordre exquis raconte une vie
sage, bien rythmée sur le bruit du cœur de l'époux. Dans la cheminée,
les bûches entières, noircies, éteintes, glacées, racontent l'horrible
découverte, mais, au-dessus du lit, sous les rideaux hauts et légers,
le grand christ d'ivoire, sur le fond de pourpre sanglante, appelle le
pardon et les infinis d'amour.

Il bénit, ce christ pâle, la pâle enfant dont les cheveux, d'un noir
de deuil, entourent la face endormie, blanche comme le drap brodé qui
couvre sa poitrine nue. On voit à son cou grêle, la petite chaîne d'or,
où est suspendue la médaille bénite que sa mère avait portée aussi tout
enfant. Les bras minces de Nora sont jetés sur la broderie des draps,
le long de son corps, et ses mains, qu'elle avait jointes en songeant à
celles de sa maman morte, se sont écartées durant le sommeil. La paume
en l'air, un peu ouvertes, à demi refermées, elles ont quelque chose
de doux et de pitoyable que jamais on ne leur a vu, car Nora, à peine
éveillée, est toujours fière, en révolte, et crispe toujours ses petits
doigts prêts à combattre; mais en ce moment, dans la sincérité du
sommeil, ses mains détendues ont l'air de demander à la vie on ne sait
quelle petite aumône d'amour, de pitié et de pardon.

François Mitry voit tout cela et le conçoit clairement. Sous le viveur
déterminé d'aujourd'hui, sous l'ironique, qu'une blessure empoisonnée
a rendu fou et méchant, l'homme ancien, l'époux, le père s'éveille;
il regarde Nora et il croit voir Thérèse!.... Le visage de l'enfant,
de plus en plus lui semble être celui de la mère. Elle est là, morte
et vivante, et, muette comme elle est, il l'entend pourtant qui lui
parle... Langage confus, que rien ne peut rendre, mais dont le sens est
trois fois limpide:

«Oh! François!--murmure la morte avec la voix que les cœurs
entendent,--François, mon bien-aimé des jours heureux, pourquoi es-tu
si changé?

«Quelle faute as-tu donc commise pour avoir ce visage de dureté, ce
cœur sans amour et sans joie, cette vie de plaisir, inconsolée?... Il y
a des paroles que les morts ne peuvent dire aux vivants, car il faut,
pour des fins inconnues, que les destinées suivent leur cours, mais il
est des choses que nous pouvons inspirer à ceux qui souffrent encore la
vie, et qui se trompent, sur nos tombeaux. Depuis cinq années, ô cher
malheureux, ton cœur tourmente le mien, dans l'ombre où sont les rêves
des morts. Sur une enfant petite et douce, tendre et bonne, qui est le
fruit de mes entrailles et l'âme de ton baiser, tu frappes des coups de
géant, follement acharné contre la petitesse et l'innocence. Et chacun
de tes coups horribles frappe aussi sur mes os, sur ma poussière, sur
mon rêve de morte, sur la part de moi-même qui, éternellement, flotte
autour de ma fille pour l'aimer et pour la connaître. Je ne puis pas la
protéger, hélas! car la mort m'a chargée de ces chaînes mystérieuses
et toutes-puissantes dont elle nous lie pour des fins inconnues qui
veulent le secret. Et vainement je fais effort, dans mes liens de
morte, pour me soulever vers toi; je ne puis. Le dieu qui fait obscures
les destinées, ne veut pas. Il a ses raisons qu'il faut croire et
obéir, et c'est là, ô cher bourreau plus misérable que moi, c'est là
le martyre des morts qu'on offense, de se sentir eux-mêmes et de ne
pouvoir pas se communiquer aux vivants! Mais aujourd'hui, regarde, je
suis tout entière présente, sous le visage de mon enfant. Elle est
venue au-devant de moi jusqu'au seuil de la vaste mort; et, comme elle
avait fait tout ce chemin,--si petite, perdue et seule,--j'ai pu la
joindre,--elle était si près!--et me voici en elle...

«François, François! qu'as-tu fait de l'enfant? Le doute seul est
quelquefois un crime. La réalité des preuves peut n'être qu'une
apparence vaine. On a vu des innocents condamnés à tous les supplices.
L'erreur parfois se fonde sur des réalités saisissantes qui sont le
mensonge des choses, l'invention d'un démon qui guette la faiblesse
de l'esprit des hommes, et qui s'acharne à leur faire nier l'amour,
la foi d'amour, la sainte confiance... Et si le destin t'avait tendu
un piège, s'il t'avait trompé, qu'en dirais-tu?... Regarde-moi, ô ami
perdu, regarde-moi vivre et souffrir sur le visage de cette enfant.
Je suis là, dans ses yeux fermés, je suis là, dans le pli de sa lèvre
infiniment triste, dans son sourire navré d'enfant qui rêve à la vie
sans pouvoir l'atteindre... Et quand même, ô malheureux... (aimé
encore, parce que ton doute horrible est encore de l'amour, et ta
cruauté de l'amour aussi), quand même tu m'aurais persécutée justement,
que t'avait fait la toute petite? Comment n'as-tu pas pu t'élever au
pardon pour elle, à la pitié tendre? L'humble chien que tu as un temps
éloigné d'elle, et donné, en haine de moi, à des étrangers, sut l'aimer
et la protéger, lui! et cela, uniquement parce qu'elle était petite et
faible et seule... Il n'avait pas besoin de parenté avec la fille des
hommes... Il l'aimait, lui, à travers le mensonge des formes... Il n'y
a qu'une âme, ô mon ami, il n'y a qu'un cœur dans les univers, qu'un
amour dans l'éternel... et tu t'en es séparé!... Oh! console-moi enfin,
dans la mort double que tu m'as faite. Visite-moi dans l'éternelle
angoisse... Un baiser, mon François, sur le front de l'enfant, arrivera
au cœur inconnu que conservent, dans la mort même, les femmes qui ont
su aimer, et toutes les mères des orphelins...»

Ce sourd langage de pitié se parle dans le cœur de François Mitry.
Aucune parole ne saurait le rendre; c'est un murmure infini, et le
timbre des mots ne le transmet pas; il est pareil à ce bourdonnement
de la mer au creux des coquillages. Ce n'est rien, et l'infini du cœur
universel y est pourtant contenu tout entier.

Et François Mitry, désarmé une seconde, se penche sur ce lit qui est
un lit funèbre, et baise au front l'enfant qui ne se réveille pas.
Sous ce baiser, elle a souri cependant... Il ramène sur ses pauvres
bras grêles, le drap souple; il comprend qu'elle n'a pas autrement mal.
La respiration est tranquille, égale. Il tire les rideaux, fait de
l'obscurité, et puis, rassuré, il se retire sur la pointe du pied et va
donner des ordres pour que personne ne fasse de bruit. Il faut qu'elle
dorme, l'enfant douloureuse...

Mais tandis qu'elle dort, il pense de nouveau aux lettres fatales qui
gisent, là, dans l'ombre d'un tiroir. Oh! il n'a pas besoin de les
relire. Il _sait_ qu'elles existent. Elles sont là, implacable trace
d'un fait que rien ne peut changer. Ce qu'elles lui ont dit, elles le
répéteront obstinément... Non, il n'a pas besoin de les relire... il
les entend!... Et rien ne peut prévaloir contre la précision des mots
écrits et des faits, rien, aucun songe, aucune hallucination, aucun cri
sorti de la tombe.

Et le cœur de François Mitry, amolli un moment par la vue de la pauvre
enfant endormie, s'endurcit de nouveau et renie cent fois l'amour.




XXXIII


Comme il était arrivé déjà cinq ans auparavant, le jour même où
il l'avait repoussée brutalement loin de lui, jetée contre terre
et blessée, Nora, cette fois encore, ne connut pas les retours de
tendresse de son père; elle ne sut pas qu'il l'avait baisée au front.
Quand elle le revit, il était sombre comme à l'ordinaire, avec une
nuance d'embarras vis-à-vis d'elle. Elle en conclut qu'il reconnaissait
ses torts, et que la volonté qu'elle avait montrée de mourir n'avait
pas été inutile: il avait compris.

A partir de ce jour où il s'était fait à lui-même des réflexions
inspirées par la mort, François Mitry résolut, mais froidement, de se
montrer plus indulgent pour Nora. La voix d'outre-tombe avait remué
en lui des profondeurs trop mystérieuses pour qu'il l'oubliât dès
le lendemain, et n'en tînt nul compte. Et peut-être le malentendu
eût-il cessé peu à peu entre l'homme et l'enfant si Nora eût voulu s'y
prêter, mais elle était d'une fierté plus indomptable que jamais. Sa
résolution de mourir avait effrayé tout le monde autour d'elle. Cette
action, qui n'était pas d'une enfant, en imposa à tous. Elle le sentit,
et commença à gouverner tyranniquement, avec des attitudes d'orgueil et
des paroles d'insolence,--plus marquées que jamais.

Plein de bonnes intentions, Mitry, un jour, en revenant de Nice, ne
trouva rien de mieux, pour exprimer à Nora ses sentiments nouveaux,
que de lui rapporter un bijou. C'était un bracelet de grand prix, le
fermoir étant orné d'un brillant assez gros, et le cercle, çà et là
piqué d'un saphir. Si joli que fût l'objet, il faut convenir que, pour
plusieurs raisons, le choix d'un bijou n'était pas heureux. Nora, en
effet, avait remarqué que Mlle Marthe, depuis quelque temps, se
parait comme une châsse. L'enfant n'avait pas eu de peine à deviner
que bracelets, colliers, boucles d'oreilles et chaînes de montre,
offerts à Marthe, ne prouvaient pas seulement la générosité, mais
surtout la reconnaissance de Mitry. Elle entendait fort bien que tout
cet étalage de bijouterie répondait, comme un remerciement, à des
services exceptionnels. Elle-même, Nora, ne portait jamais de parure.
Elle n'en avait pas besoin dans ses courses à travers bois, et son
goût de fillette pour ce qui brille se satisfaisait assez durant les
heures qu'elle passait à contempler les bijoux de sa mère, étincelants
et dormant derrière leur vitrine, et qui parlaient, ceux-là!... Le
diamant noir, à lui tout seul, avait dit bien des choses déjà au cœur
de la fillette, et il aurait fallu des joyaux vraiment singuliers, pour
étonner Nora et pour la tenter.

Mitry, avec son riche cadeau, fut maladroit et il le fut logiquement
parce qu'il n'aimait pas la pauvre petite.

Après les graves événements dont le souvenir était entre eux, il l'eût
touchée à coup sûr, en lui offrant un rien, une fleur cueillie pour
elle, une simple fleur sauvage... Il n'y songea point.

--Nora, dit-il, j'ai déposé tout à l'heure, en votre absence, dans
votre chambre, un petit souvenir pour vous, que j'ai rapporté de Nice.
C'est un bracelet qui n'est pas sans prix; il ne déparera pas votre
boîte à bijoux quand vous serez une femme. J'espère qu'il vous fera
plaisir.

Elle ouvrit des yeux étonnés et, à la fois, pleins d'indifférence.

--Un bracelet? dit-elle. Je n'en mets jamais.

Elle pensa aux parures nouvelles de Marthe, crut revoir une scène
qu'elle n'oublia jamais, celle qui l'avait poussée à fuir la maison,
à courir vers la mort,--et elle ajouta méchamment, pâle et les lèvres
minces:

--C'est à mademoiselle Marthe qu'il faut donner ces souvenirs-là... Et,
avec votre permission, je lui offrirai celui dont vous me parlez; il
est vraiment trop riche pour une jeune fille et il lui ira mieux qu'à
moi.

Mitry la regarda avec stupeur. Elle pensait bien faire acte de
vengeance, mais elle ne se doutait pas de toute la portée de ses
paroles.

La vengeance fut complète lorsqu'elle ajouta:

--J'ai, moi, les bijoux de maman!

Sur ce mot, François aurait pu s'attendrir. Il s'irrita au contraire:

--C'est bon, dit-il rudement, je vous autorise à offrir à mademoiselle
Marthe, le bijou que vous trouverez dans votre chambre.

Nora pensait aussi que son père aurait pu lui remettre ce souvenir
au lieu de lui annoncer qu'il l'avait déposé chez elle. Et lui, tout
simplement, n'avait pas osé. Il avait senti, sans y croire, le refus
possible.

Le soir, Mitry trouva sur sa table l'écrin que Nora lui avait
rapporté... Il en éprouva une sorte d'humiliation et garda un
ressentiment. La leçon était dure. Elle lui fut d'autant plus pénible,
qu'il reconnut, après réflexion, l'avoir méritée de plusieurs manières.
Il n'aurait pas dû traiter l'enfant tout juste comme il traitait
sa maîtresse, et s'il désirait vraiment la reconquérir, le moindre
témoignage de tendresse vraie aurait été plus efficace.... Il y
songeait un peu tard! Ce pauvre Mitry, en devenant sceptique, était
devenu grossier.

Bientôt il n'eut plus vis-à-vis de l'enfant terrible qu'un sentiment:
la crainte. Il craignit ses impertinences, ses lubies, son
intelligence, ses divinations. Il craignit qu'elle lui reprochât
ouvertement un jour d'avoir donné à Marthe la place qu'en effet il
avait laissé prendre à l'Allemande.

Il eut peur surtout, et à chaque instant, de pousser la révoltée à des
résolutions extrêmes.

Pour bien des choses qui pouvaient la contrarier, il prit soin de se
mieux cacher d'elle, ou de biaiser. Dans sa lutte avec la toute petite
il était vaincu. Elle en abusa inexorablement, tous les jours un peu
plus. La volonté de Nora devint souveraine en dépit de Mlle Marthe
qui fut invitée à «ne pas faire attention»... Conseil d'ailleurs
superflu. Et comme les communications affectueuses ne s'établirent
pourtant pas entre Nora et son père ni aucune autre personne de la
maison, il advint que la petite maîtresse du logis n'y commandait
pas au nom de l'amour, mais de la crainte, une crainte vague et sans
cesse pénétrante, qu'on avait de la violence de ses sentiments, de ses
rancunes, de sa haine.

Elle fut l'enfant que l'on gâte mais qu'on n'aime pas. Bientôt rien ne
résista à ses fantaisies, et elle fut libre.

Elle eut une petite voiture attelée d'un âne d'Alger, pas plus grand
que Jupiter, et qui l'emmenait seule, à droite, à gauche, sur les
chemins déserts et charmants qui suivent les caprices de la côte. Elle
eut un petit cheval arabe, nerveux et souple, qui, enjambant bruyères
et romarins, grimpait les sentiers rocailleux de la montagne les plus
ardus ou qui, le long de l'immense plage de sable, l'emportait en des
galops effrénés, sa longue crinière et sa queue noires battant son
col et son flanc d'un gris rosé et doré, ses sabots faisant rejaillir
l'écume des vagues... Elle eut une petite embarcation à elle, qu'elle
apprit à manier et qui lui donnait pour empire tous les creux des
rochers jusqu'au Lavandou dans l'ouest et à Camarat dans l'est.

Elle avait treize ans; elle était de taille exiguë, très bien
proportionnée, ce qui faisait son charme et toute sa grâce;--et, si
petite et si jeunette, elle avait le train d'existence d'une orpheline
riche, qui échappe au tuteur amoureux et faible.

Les leçons de cheval, c'était Jacques Maurin qui les lui avait données.

Né à deux lieues de là, dans la plaine de Grimaud, fameuse dans
toute la Provence pour les chevaux qu'on y élève et pour ses courses
annuelles, le petit Maurin, dès l'enfance, avait gardé les poulains; il
montait à cheval comme un Maure. Que de fois, il conduisit au bain le
cheval de «Mademoiselle!» Tout nu sur le cheval nu, il le poussait dans
les vagues, et il parlait avec tant d'enthousiasme de ses impressions
sur la bête lancée à la nage, que Nora voulut les connaître par
elle-même. Et il lui arriva dans un coin désert du rivage, de quitter
tous ses vêtements et, à cheval à la manière d'un homme, les genoux
serrés, les jambes pendantes de-ci de-là, sa petite poitrine, à peine
naissante, frémissante au souffle du grand large, ses cheveux flottant
sur ses épaules et noirs comme la crinière de sa bête, elle avait goûté
la volupté d'être libre et nue au plein air, et d'entrer ainsi dans les
vagues qui les enveloppaient tous deux de caresses fluides, fuyantes et
rapides. La bête, sous elle, ondulait comme la vague même, et, dirigée
vers l'horizon, donnait à Nora la sensation d'une fuite réalisée
vers les infinis perdus, par un chemin que ne peuvent suivre que les
navires et les monstres marins. Parfois la bête capricieuse, pour se
débarrasser de l'enfant, baissait brusquement sa tête enfoncée sous les
eaux, plongeait tout entière, et Nora regagnait la terre à la nage,
seule, heureuse et comme fière d'être semblable à une bête des eaux ou
à quelque fée marine des _Mille et une Nuits_.

On lui avait dit que parfois les chevaux qu'on pousse obstinément,
malgré eux, vers le large, s'affolent d'avoir perdu pied, oublient le
rivage et s'emportent jusqu'à la haute mer, jusqu'à la mort..... Elle
espérait toujours, vaguement, cette folie. Et, en attendant, elle en
réalisait d'autres. C'est ainsi qu'un jour, saisissant de son petit
poing la queue de son cheval qui, après s'être débarrassé d'elle,
retournait au rivage, elle se fit traîner dans l'eau derrière lui, dans
son sillage, roulée cent fois sur elle-même dans les grondements de
l'écume...

A ces jeux, elle apprenait, plus sûrement que par des caresses, la
volupté de vivre et de rêver.

L'imprécis de désir qu'elle rapportait de ces aventures, lui mettait
au cœur et dans l'esprit un rêve d'impossible entrevu, effleuré, qui
l'accompagnait sans cesse. Elle aimait le vent qui passe et elle
voulait le suivre; l'hirondelle de mer et la mouette qui rasent la
crête des vagues, y trempent l'aile et remontent; le bruit de baisers
que fait la feuille froissée contre la feuille et le grésillement des
galets que la vague apporte, remporte, en les choquant par milliers
l'un contre l'autre... Elle devenait plus sensible aux printemps,
aux étés, au rythme des saisons, aux variations des heures, sons et
couleurs, plus prompte à s'émouvoir des nuances du temps, qu'une
divinité des bois ou des eaux. Son cœur se creusait pour ainsi dire;
un vide sans fond s'y faisait qui déjà appelait des joies plus
qu'humaines. Apaisée un peu tout d'abord, mais non consolée par les
choses que Mlle Marthe appelait ses distractions, Nora conçut
bien vite un dégoût définitif pour ce qu'il y a de nécessaire et de
respectable dans les humbles occupations des existences ordinaires.
Elle gardait au cœur sa plaie d'enfant, un sourd désespoir, un éternel
regret, et, en même temps, elle avivait en elle une joie de vivre
perpétuelle, un bonheur purement physique, sans fin, recommencé avec
les matins et les soirs.




XXXIV


Mlle Marthe n'avait pas tardé à se dire que puisque M. Mitry
renonçait à envoyer Nora dans un couvent, le mieux était qu'elle prît
ces habitudes désordonnées... Elle cessait d'être, dans la maison, le
témoin gênant; rien de mieux.

Quant à François Mitry, il fit d'abord quelques objections.

--Nora, dit-il un jour, vous prolongez trop vos promenades!
Mademoiselle Marthe, cette enfant n'est pas assez surveillée.

Mitry a des scrupules.... mais Mlle Marthe a bientôt fait de
les calmer. Elle le persuade aisément; au fond, voir Nora le moins
possible, voilà tout ce qu'il désire. Pourvu qu'il oublie qui elle est,
à quel infâme couple elle doit et la naissance et le droit odieux de
porter traîtreusement son nom à lui, il ne demande plus rien. Éloigner
Nora afin d'oublier,--faire du bruit, jouer, recevoir, courir les lieux
dits de plaisir,--toujours afin d'oublier,--voilà qu'elle était sa
vie, sa volonté fixe.

Dès qu'il essayait de retrouver le silence, il retrouvait ses visions,
Thérèse et Lucien, dont les fantômes hantaient ses cauchemars ou
exaspéraient ses insomnies. Seule, Marthe le consolait à chacun
de ses retours à Cavalaire; en sorte qu'il avait toujours plus de
reconnaissance pour cette excellente fille qui, la nuit, lui prodiguait
toute sorte de consolations et de soins, avec des discrétions
parfaites; débouchait en silence à son chevet les flacons de chloral ou
d'éther, et tournait patiemment les potions calmantes.

Ses rages ne se calmaient donc pas? Non. La jalousie avait dans son
cœur les caractères d'une maladie chronique. Et, de temps à autre, il
avait encore à souffrir des crises aiguës.

Ainsi, moins d'une année après l'alerte terrible que leur avait donnée
Nora, et lorsque, pour éviter de l'exalter encore, il s'attachait à la
contrarier le moins possible, il eut pourtant avec elle une scène qui
mit entre eux un nouveau grief, inoubliable.

Elle chantait, au piano, dans sa chambre. Mitry, dans la sienne,
écrivait des lettres. La belle voix jeune de Nora sortait par les
fenêtres ouvertes, planait dans l'air, libre et entrait, avec toute sa
pureté, chez le malheureux Mitry. Or, Nora, ce jour-là, de cette voix
qui ressemblait singulièrement, depuis quelque temps surtout, à celle
de sa mère, chantait _l'Anneau d'argent_, une des chansons favorites de
Thérèse:

    Aussi, lorsque viendra l'oubli de toutes choses,
    Dans mon cercueil, de blanc satin capitonné,
    Lorsque je dormirai très pâle sur des roses,
    Je veux qu'il brille encore à mon doigt décharné,
    Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné.

Mitry avait levé la tête. Il écoutait, le sourcil froncé, le regard
sombre. L'air et les paroles de cette chanson l'impressionnaient
également. Il croyait voir Thérèse morte et il croyait l'entendre
vivante! C'était une impression trop forte pour cet homme que
poursuivaient des visions de folie et qui, parfois, en avait
conscience, et s'épouvantait alors de lui-même.

Aussi, comme Nora recommençait pour la troisième fois sa chanson, il
n'y tint plus, et, se levant exaspéré, il appela:

--Mademoiselle Marthe! mademoiselle Marthe!

Marthe se tenait toujours à portée de sa voix.

En ce moment, elle brodait, assise à l'ombre des platanes, sous les
fenêtres de Mitry.

--Je suis là, monsieur!

--Ordonnez à Nora de se taire! cria François brutalement. J'écris. Elle
me gêne... D'ailleurs, je n'aime ni sa chanson, ni sa voix, ni son
piano, dites-le-lui!

La voix de l'enfant s'était tue, arrêtée en pleine reprise du premier
couplet. Nora avait donc entendu?

--Mademoiselle Nora! cria, à son tour, d'en-bas, Mlle Marthe.

Elle n'obtint aucune réponse! Elle dut monter dans la chambre de la
jeune fille.

Nora, pâle, les dents serrées, avait traîné son piano au milieu de sa
chambre, l'avait ouvert, et, un canif en main, elle en coupait, une à
une, toutes les cordes.

--Voilà ma réponse, dit-elle à Marthe stupéfaite. Dites à mon père, je
vous prie, qu'il n'entendra plus ni mes chansons, ni ma voix, pas plus
que mon piano. Mais dites-lui aussi qu'en échange, puisque la maison
m'est rendue insupportable, je veux du moins, au dehors, être de plus
en plus libre. On a trouvé mauvais hier encore que je sois rentrée,
de ma promenade à cheval, après le coucher du soleil. Je rentrerai, à
l'avenir, de mes promenades, quand bon me semblera... On me laissera
tout à fait libre... En échange, j'irai chanter dans les bois ou sur la
plage...

Mlle Marthe rapporta textuellement, deux secondes plus tard, ces
paroles à M. Mitry qui, furieux, répliqua:

--Qu'elle aille au diable!

Nora, qui de sa chambre entendit ces mots, répondit entre ses dents,
pour elle-même:

--Soyez tranquille; j'irai!

Et c'est pourquoi, bien souvent, dans les collines ou sur la plage de
Cavalaire, on entendait au loin une voix qui ne semblait pas d'une
enfant, une voix pleine de charme, de pureté, émouvante surtout dans
les notes graves.... C'était Nora, exilée de la maison paternelle, qui
chantait sa peine aux arbres, aux rochers, à l'horizon, à la mer...

    Chante, mon cœur, la revoilà,
      La saison parfumée...
    La douleur qui nous exila
      N'est-elle pas calmée?..

    Chante, mon cœur, le revoici,
      L'été, faiseur de roses!
    Les fleurs, l'espoir, l'amour aussi,
      Toutes les belles choses!




XXXV


Mlle Marthe envahit la maison que Nora, de jour en jour, abandonne
davantage.

Mlle Marthe n'a nullement renoncé à ses projets. Elle veut, tôt ou
tard, épouser le maître du logis, devenir la vraie maîtresse. Tous ses
calculs sont faits, ses mesures sont toutes prises. Elle arrivera. Nora
mariée au plus tôt, avec une bonne dot (ce qui sera à peine une brèche
à la fortune de M. Mitry), Marthe continuera à viser son but. Elle a
parfaitement compris qu'elle ne peut y arriver vite. Elle est donc
patiente.

M. Mitry, secoué des grandes passions finales de la quarantaine, vit
follement au dehors. Elle regarde, indulgente et persévérante. Elle
prend soin du linge, surveille la table,--et sourit. Elle sait qu'à
l'heure où les tisanes quotidiennes seront ordonnées, elle paraîtra
indispensable, si elle a pu durer jusque-là. Elle attend le moment
de mettre au service des lassitudes du quadragénaire, peut-être de
ses infirmités, l'inaltérable patience allemande, ses connaissances
de Lotte en friandises de malade, tous ses talents de lectrice et de
ménagère qui sait tout dire en trois langues.

Et cela s'annonce très bien. Déjà, à plusieurs reprises, M. Mitry
est revenu très fatigué de ses excursions à Monaco ou à Paris, ou
simplement dans les bois d'alentour, par les mauvais temps d'hiver. Et
il a bien compris que Mlle Marthe lui est indispensable.

--Que deviendrait ma maison sans vous? Vous êtes vraiment une précieuse
et excellente personne.

Alors, tout en remerciant, Mlle Marthe s'est mise à parler de
l'avenir de Nora, qu'elle aime tant, «malgré ses inquiétants défauts».

--Je ne lui suffis plus, monsieur, c'est bien évident. D'abord, le soin
de la maison en général m'absorbe. Je ne puis être à la fois votre
intendante et l'institutrice d'une grande fille de cet âge. C'est tout
à fait impossible. Et si vous ne vous décidez pas à vous en séparer....

--Elle ne voudra jamais, répond le colosse soumis, le père déchu. Au
couvent, bien sûr, elle ferait un coup de tête, s'échapperait encore.
Contrariée jusqu'au bout, elle serait capable de se tuer!... Songez
donc! quelles responsabilités! Non, non, laissons-la libre. Elle ne
prendra jamais son parti de la captivité, à présent surtout qu'elle a
goûté d'une vie si sauvage.... Après tout, mademoiselle, cela vaut
peut-être mieux que la vie de bal et de théâtre qu'on fait mener
aujourd'hui aux petites filles.

--Je ne dis pas non, monsieur, poursuit Marthe qui a son idée fixe et
depuis bien longtemps. Mais il faudrait un guide, un mentor à cette
enfant, un homme sûr, savant et intelligent, un homme de tact, ayant
la main légère, mais ferme, et qui puisse même être un compagnon pour
elle, un défenseur... Elle sort trop seule... Un homme de confiance,
qui serait un professeur, voilà ce qu'il vous faudrait.

--Et où le trouver, dit M. Mitry, ce phénix?

--Mais si j'en parle ainsi, répond d'un air de triomphe Mlle Marthe,
ne comprenez-vous pas que je l'ai, oui, tout prêt, sous ma main?

--Allons donc!

--C'est mon frère, mon propre frère, monsieur, qui est professeur, chez
nous, dans un lycée de jeunes filles, dans un gymnase.

--Dans un lycée de filles! s'écrie le pauvre Mitry... Ah! mademoiselle
Marthe, que serais-je devenu sans vous!... Mais consentirait-il à
quitter une situation comme la sienne?...

--Je l'ai pressenti, monsieur, je lui ai dit quelle cure pédagogique
il pourrait réussir chez vous. Cela le tente. C'est un grand esprit.
Il a publié un livre intitulé: _Contribution à l'étude du système
d'éducation des filles dans les gymnases allemands, considéré au
point de vue de l'amélioration des races du Nord._ Il m'a répondu
qu'ayant confiance en moi, aveuglément, il fera pour vous ce que je lui
demanderai.

--Écrivez-lui de venir, mademoiselle Marthe. Je veux accomplir
scrupuleusement, malgré tout, mon devoir envers cette enfant. Un
précepteur pareil, mais c'est un trésor!

Et c'est pourquoi, maintenant, un professeur à tout faire, Allemand,
petit, velu et laid,--«pas dangereux par conséquent,» songe naïvement
M. Mitry,--donne à Mlle Nora des leçons de toutes sortes. Il est
musicien comme personne, philologue et historien, mathématicien et
poète. C'est une encyclopédie allemande. Il parle, à tout propos, de
Schopenhauer et de Gœthe. Il tire l'épée et joue du sabre comme un
étudiant. Il monte à cheval comme un uhlan. Il est grossier comme un
pain d'orge et hypocrite comme un chat. Il embrasse sa petite élève,
pour la récompenser, dit-il, quand elle a été bien sage. Il lui raconte
des histoires de jeunesse avec des réticences plus laides que des mots
déshonnêtes. Il lâche pourtant çà et là une expression d'argot en
français, car Gottfried n'ignore pas qu'on fait à l'esprit germanique
le reproche d'être lourd. Or, la légèreté française est représentée
pour lui par la langue verte... «Tu me la coupes» et «tu t'en ferais
mourir» lui paraissent des choses fines comme des ailes de papillon,
en sorte qu'il introduit brusquement, dans son pâteux langage de
savant, de ces mots-là, qui font, sur ses lèvres tudesques, le plus
baroque effet. Il dit par exemple, d'un air doctoral, au cours de sa
leçon d'histoire: «Napoléon Ier désirait un héritier. Son divorce
avec Joséphine n'eut pas d'autre cause. Enfin en 1811, Marie-Louise
«décrocha un gosse!» Et Nora s'amuse énormément. Elle se moque de
Gottfried, et le subit quand elle y trouve intérêt.

Gottfried veut suivre Nora dans ses promenades. Il devient «encombrant»
et, pour se débarrasser de lui, elle le trompe de mille façons. Ainsi
il achève de gâter l'enfant trop libre, trop rusée, trop impérieuse...
qu'il compte bien épouser un jour, quand Mlle Marthe, sa chère
sœur, épousera le père. C'est chose convenue entre sa sœur et lui. M.
Gottfried peut attendre. Il n'a que vingt-huit ans.

M. Gottfried forme sa future.

Pour commencer, il la réconcilie avec le piano, tout en lui racontant
les amours de Chopin et les égoïsmes de Gœthe. Et si, plus tard, il
arrive à compromettre sa petite élève, il réparera volontiers.

Gottfried, c'est Atta-Troll, mais c'est surtout Caliban. Ses ridicules
sont tudesques, mais ses vices n'ont point de patrie. C'est la brute
humaine, armée de raisonnements et masquée de science. Elle ne
déshonore que l'humanité.




XXXVI


Nora grandit ainsi. Elle a vaincu son père qui redoute les violences
de son caractère, les exaltations de son imagination. Elle a réduit
Mlle Marthe, qui redoute son œil fixe, perçant, divinateur, et
qui se fait devant elle plus zélée et plus servante que jamais. Elle
tient en laisse Jacques Maurin, bon petit, qui a, pour ainsi dire,
remplacé Jupiter. Elle fait faire à Gottfried, le professeur, ses
quatre volontés, car elle n'a qu'à le regarder d'une certaine manière
ou à se laisser prendre son petit poignet, pour que les yeux de l'homme
velu se troublent sous les verres épais de ses lunettes et pour que sa
face se congestionne. Elle a compris cela clairement, bien vite. Elle
en rit comme une folle, avec Jacques, et renouvelle tous les jours
l'expérience.

Quant aux domestiques, ils savent tous qu'il ne faut pas déplaire à la
demoiselle, si l'on ne veut pas que la maison s'emplisse de cris aigus
et de trépignements. Cela leur ferait une méchante affaire avec Mlle
Marthe ou avec M. Mitry qui, tous les deux, entendent vivre en repos.

Ainsi la jolie petite créature sait trop que la peur, la lâcheté,
l'intérêt, la luxure guident les hommes, écrasent à ses pieds les plus
forts, les plus déterminés, les plus rusés.

C'est pour se défendre qu'elle a dû légitimement faire ces
observations, mais elle les a faites, et c'est ainsi que la belle eau
du diamant de plus en plus s'est attristée d'une ombre ineffaçable.

Elle règne donc sur tout un monde, la petite reine noire et pâle, dans
son vaste palais, dans son immense parc du bord de la mer. Royaume
triste, où l'infante a appris trop tôt les dessous vilains de la
politique, parce que la reine mère est morte et n'a pu l'envelopper
dans le manteau de son amour.

Comme elle a su se couronner elle-même, de ses toutes petites mains,
l'infante est toujours plus orgueilleuse. Elle aime railler et braver
les gens.

--Mademoiselle, dit le professeur Gottfried, prenez votre Schiller.
Nous allons étudier ce matin le _don Carlos_.

Mais Nora a une lubie. Elle réplique:

--Ce n'est pas une lecture pour une jeune fille de quatorze ans,
monsieur Gottfried! Je m'étonne que vous me la fassiez faire, avec
commentaires surtout! C'est un drame trop passionné. Tout Schiller, du
reste, est dangereux, séduisant, trop tendre, monsieur Gottfried!

L'innocent Gottfried, ahuri, ouvre un œil si rond que le voilà,
le docte animal, très ressemblant à une orfraie. Nora fait cette
comparaison en elle-même et dit à voix très haute:

--On prétend, dans ce pays-ci, que l'orfraie sent l'huile comme un
savant, parce qu'elle boit l'huile des lampes, dans les églises où elle
s'introduit, j'oserai dire nuitamment!

--Par où? interroge Gottfried effaré.

--Par la cheminée, monsieur Gottfried. En avez-vous vu?

--Non, mademoiselle, je n'ai jamais vu de cheminées, dans les églises.

--Parce que vous êtes protestant, mais c'est des orfraies que je parle.
C'est très laid. La plume est jaunâtre, comme votre barbe, et l'œil est
rond, très rond, et sans aucune expression.

Et Nora éclate de rire à la barbe jaune de Gottfried.

Gottfried, ayant réfléchi, prononce:

--Quant à _don Carlos_, mademoiselle, vous l'avez donc lu, puisque vous
le trouvez trop passionné, et si vous l'avez lu, quel inconvénient
voyez-vous à le relire avec moi?

--A le relire avec un homme?... Oh!... fait Nora, baissant les yeux
pour imiter les jeunes filles bien élevées qu'elle a vues minauder
dans les romans.--Oh! monsieur Gottfried!....

Et un sourire d'une inexprimable impertinence rend sa jolie bouche
mille fois plus jolie.

Elle achève:

--Vous ne réfléchissez pas... comme ce serait troublant!

Les joues de Gottfried s'empourprent. L'œil s'injecte. On croirait que
le bonhomme va éclater.

--Vous n'avez jamais soufflé dans un bonhomme en baudruche, monsieur
Gottfried?

--Non, mademoiselle. C'est un exercice auquel les professeurs évitent
de se livrer dans les gymnases d'Allemagne, dit Gottfried, badin, mais
sans comprendre.

--Et dans un ballon rouge? avez-vous soufflé dans un ballon rouge?

--Jamais. Pourquoi cela?

--Parce que je songeais que si on souffle trop, ça risque de crever.

--Naturellement!

--J'ai là un presse-papier qui représente un ours; c'est l'ours de
Berne, monsieur Gottfried. Êtes-vous allé à Berne?

--Non, mademoiselle. Pourquoi cela?

--Parce que vous êtes philologue. Et vous seul pourriez dire si le
verbe _berner_, monsieur Gottfried, vient directement de Berne.

--Quelle absurdité! mademoiselle! Si on peut dire!... ah!... je
comprends... c'est un calembour... mais qui ne présente aucun sens! dit
Gottfried.

--Berner un ours, ça doit être drôle, mais il faut être au moins
quatre, n'est-ce pas, monsieur Gottfried?

--Cette fois, je ne comprends pas, mademoiselle.

--Dame! pour le faire sauter sur une couverture, comme Sancho Pança,
vous savez, il faut au moins une personne à chaque angle de la
couverture, réfléchissez donc un peu!

--Mais, dit Gottfried ingénu, la couverture n'est pas nécessaire. On
peut berner moralement.

Alors Nora ne se contient plus. Elle est près d'avoir, à force de rire,
une crise de nerfs, mais l'heure de la leçon est à moitié écoulée.
C'est le moment d'aller voir Jacques, avec qui elle a un rendez-vous.

--Je crois qu'en voilà assez pour aujourd'hui, monsieur Gottfried? La
leçon est finie, n'est-ce pas? Le verbe _berner_, ça n'est pas rien,
vous savez! Je sais ce que c'est maintenant, mais je croyais qu'il
fallait une couverture....

--Je finirai par croire que vous voulez vous moquer un peu de moi,
mademoiselle; ce n'est pas bien, je vous aime beaucoup, je vous
assure. Je suis un maître indulgent, et si vous étiez dans un lycée
d'Allemagne, vous connaîtriez une sévérité....

--Oh! je les connais, maintenant, vos lycées d'Allemagne, interrompit
Nora. Vous et mademoiselle Marthe, qui y a été élevée, vous me les
avez fait voir comme si j'y étais allée moi-même. On y défend aux
petites filles de courir parce que «ça n'est pas convenable», et
les règlements y sont austères, imposants... comme vous,... mais en
dessous, hein, monsieur Gottfried?

Nora cligne de l'œil. Gottfried est enchanté. On est sur le terrain qui
brûle.

--En dessous... quoi, petite futée?

Il se rapproche de Nora et regarde sa nuque fine, d'un œil toujours
injecté et toujours rond.

--Eh bien, en dessous... vous m'en avez conté de drôles!

--Moi! par exemple!... Je ne vous ai conté aucune histoire drôle... ou,
si je l'ai fait, c'était pour vous amuser un instant et j'ai eu tort,
vraiment tort, car j'ai trahi pour vous le secret professionnel... Où
en serions-nous, si on avouait, en Allemagne, les défauts et les vices
des institutions nationales? C'est bon pour des Français, cela. Quant à
nos lycées, nous y avons une expression proverbiale, qui fait loi: _Man
darf nie aus der Schule petzen._

--Ce qui veut dire,--interrompit Nora:--«_On ne doit jamais rien
rapporter_,» ou plutôt: «_moucharder, des scandales de l'école_.»

--C'est bien le sens, mademoiselle, ne l'oubliez pas. Étant mon élève,
vous êtes désormais des nôtres... Songez au manteau des fils de Noé.
C'est une belle légende... Tout est dans la Bible. Mais voyons,
dites-moi un peu... quels scandales vous ai-je contés?

--Ce jour, par exemple, dit Nora sans broncher, ce jour où, sachant
très bien que votre élève favorite trouverait en flagrant délit
d'embrassade un de vos honorables confrères et son élève favorite à
lui, vous avez dit à la vôtre: «Allez donc chercher tel livre dans
telle salle, mademoiselle», vous avez su, comme ça, avec certitude, que
le confrère, de son côté, embrassait sa plus jolie élève, et, comme ça,
en ayant surpris son secret, vous l'avez empêché d'abuser du vôtre,
n'est-ce pas, monsieur Gottfried?

--C'est pourtant vrai, dit Gottfried flatté, d'un air bonhomme et
d'ailleurs sincère,--elles sont toutes jalouses les unes des autres,
nos chères petites, et ce sont des histoires à mourir de rire. Mais
comment empêcher ça? Ce que Schopenhauer appelle la _volonté de
l'espèce_, poursuit pédantesquement Gottfried, agit aussi bien et
peut-être mieux sur de petits êtres tout neufs, qui commencent à sentir
la vie; et du moment que des filles ont pour professeurs des hommes,
il est aisé de prévoir que ces demoiselles en abuseront. Ce sont là
des inconvénients,--continue Gottfried,--des inconvénients qu'on
pourrait qualifier de fâcheux, mais qui sont inévitables, et compensés
d'ailleurs par des avantages que j'ai énumérés avec soin dans mon
livre: _Contribution à l'étude du système d'éducation des filles dans
les lycées allemands, considéré au point de vue de l'amélioration des
races du Nord._

--Il est long le titre, mais il est beau, monsieur Gottfried, très
beau. Vous me ferez lire cela, n'est-ce pas?

--Quand le moment sera venu, mademoiselle, et il viendra, soyez-en
certaine.... En outre, et pour en finir sur cette question,
l'essentiel, en éducation, est que force reste toujours, du moins en
apparence, au règlement, et que le manteau d'une décence parfaite,
fût-elle superficielle, recouvre la lie inévitable qui accompagne
toujours le fond des choses!

Satisfait de cette belle phrase qu'il croit française, mais dans
laquelle les métaphores s'accordent comme un chien avec la casserole
qu'on lui attache à la queue, Gottfried prend le petit poignet de Nora
et le baise.... respectueusement.

--Ça vous fait plaisir, ça? dit-elle en retroussant un peu sa manche.

Elle relève en même temps le menton et avance la lèvre inférieure d'un
air tout à fait impertinent.

--On embrasse toujours les enfants sages, répond hypocritement
l'affreux personnage.

--Alors, la leçon est finie?

--Si vous l'exigez, mademoiselle. Mais à condition que je vous
accompagnerai aujourd'hui, à la promenade.

Ce n'est pas l'affaire de Nora, que Jacques Maurin attend au _Grand
Pin_.

Et alors, d'elle-même, elle tend à l'estimable professeur son petit
poignet mince et blanc, le lui fourre sous le nez dans les vilains
poils de sa moustache épaisse, et tandis qu'elle rit de voir l'angle
carré du savant occiput, elle prononce, en réponse à la condition
proposée, un «non» tout sec, se lève et s'en va.

M. Gottfried, auteur d'un traité sur l'Éducation allemande, prétend que
ses affaires avancent.

Eh bien, et M. Mitry? Il ne sait donc pas en quelles mains est tombée
Nora? il ne voit donc rien! Ce n'est pas un méchant homme; il ne
se peut pas qu'il désire pour cette enfant toutes les conséquences
probables d'une éducation pareille! Hélas! M. Mitry est un homme qu'une
douleur inattendue et trop violente pour sa force d'âme a démoralisé;
il ne voit rien et ne veut rien voir. Chaque fois qu'il formule une
objection, un scrupule, un remords, il est ravi de se voir combattu par
les sophismes de Marthe. Mitry n'est plus qu'un malade et un vaincu;
il est persuadé qu'il a au cerveau une lésion subtile, mais profonde.
Peut-être n'a-t-il pas tort. «Ah! les chiens courants! les chiens
courants me l'ont prise!» Voilà pourquoi il a laissé deux étrangers
envahir sa maison, l'envahir lui-même... Un jour, il a envoyé Nora au
diable.--Elle y est.




XXXVII


Dans les bois, avec son cher Jacques, c'est une tout autre leçon.

Le petit Maurin, qui est un beau gaillard adolescent, arrive, se
balançant un peu sur ses hanches, non sans grâce, sa chemise de toile
bien propre entr'ouverte montrant sa jeune poitrine très blanche
au-dessous de son cou bruni par le soleil.

--Voici l'écureuil que vous m'avez demandé... Vous les aimez donc bien,
les bêtes?

--Beaucoup, Jacques. Elles ne sont pas si méchantes que les hommes,
pour moi du moins... Rappelle-toi Jupiter... Est-ce que ça caresse
comme les lièvres, les écureuils?

--Je ne sais pas. Celui-là ne m'a pas caressé encore. Après ça, je ne
suis peut-être pas assez joli, ou bien il caressera plus volontiers une
demoiselle. Essayez, pour voir.

Nora prend l'écureuil à deux mains, appuie le petit museau sur sa
lèvre, mais l'animal effaré ne montre pas sa mignonne langue.

--C'est dommage! J'aime mieux les lièvres.

--Parce que ça caresse?

--Oui, Jacques; c'est si bon, les caresses! Et personne ne m'en faisait
à moi, quand j'étais toute petite.

--Je vous ai bien embrassée, un jour, moi, pourtant, vous savez,
mademoiselle Nora?

--Oui, le soir où tu m'as annoncé que Jupiter était mort?

--Et puis bien d'autres fois encore.

--Le jour où tu m'as apporté le lièvre?

--Et encore une autre fois, très importante.

--Je ne me rappelle plus.

--Cherchez un peu.

--Je ne sais pas.

--... Une épine vous avait piquée. Elle était restée dans la chair, là,
au bas de votre jambe.

--Ça n'est pas embrasser, ça! dit la fillette sans aucun embarras.

Puis, d'une voix toute changée, devenue mélancolique:

--Pourquoi est-ce que c'est si bon de s'embrasser?... Tu aimes donc
bien les caresses, toi aussi? Est-ce qu'on ne t'en a pas fait non plus,
quand tu étais tout petit?

--Non, jamais; je n'ai pas eu de maman; ma grand'mère grondait
toujours, et les pères n'embrassent pas, surtout dans «notre classe».

Une grande tristesse douce, infiniment bonne, emplit les grands yeux de
Nora. Le souvenir de sa petite enfance sans caresse l'attendrit sur
elle-même. On ne sait quel regret de maternité enfantine gonfle son
cœur. Sa voix se fait tendre, comme voilée:

--Eh bien, pose ici ta tête; je vais te caresser, moi, Jacques, bien
gentiment, comme j'aurais voulu être caressée.

Jacques a renfermé l'écureuil dans la cage étroite, et la cage dans son
carnier.

Et maintenant, couché sur le dos, sa nuque sur les grêles genoux de
l'enfant qui s'est assise, le jeune adolescent plein de force, est là,
humble, muet, dans le ravissement de sentir deux mains très petites
qui se posent sur son front et qui, l'une après l'autre, passent et
repassent sans fin. Elle flatte les cheveux courts. Elle effleure de
temps à autre les paupières closes, les joues où naît un duvet que le
soleil irise, les lèvres fermes qui répondent par l'effleurement d'un
baiser. Elle répète pour Jacques les tendresses que lui ont apprises
ses bêtes familières. Ce qui, de ses animaux, lui semblait si doux,
doit être doux aussi, venant de sa main, à elle Nora.

Étrange éducation en liberté où les douleurs lui ont appris le désir de
vivre, les sensualités une certaine tendresse, les animaux un peu de
bonté, les gens civilisés la colère et le mépris.

Le petit «leveur de liège» est heureux. Ses familiarités intimes avec
Nora n'empêchent point le respect. Son maître à lui est un noble
esprit qui, chaque jour, mêle à la leçon d'histoire ou de littérature
une haute leçon sur la vie et sur l'amour. Cette noblesse de pensée
agit peu à peu, passe au cœur du petit paysan, obscur descendant d'un
mélange d'aïeux hellènes et arabes. Jacques est heureux d'aimer et
d'être aimé comme un chien.

Hélas! pourquoi Nora a-t-elle d'autres maîtres que la nature
et le petit Jacques! Pourquoi faut-il que Gottfried, sophiste
et luthérien-jésuite, mette en formules «_ad usum puellæ_» une
interprétation personnelle de la science moderne? «Tous les hommes,
dit-il, sont vils et méchants; il faut leur être supérieur ou par la
force, ou par la ruse qui est le triomphe de l'esprit. La vie étant
mauvaise, on échappe à la douleur essentielle par le plaisir matériel
ou par le rêve (l'idéal selon Gottfried), c'est-à-dire par la vision
égoïste et solitaire des bonheurs qu'on n'a pas. Ce dernier moyen
est inférieur au premier, bien qu'il comporte le joyeux oubli de la
douleur des autres. Enfin, ce qui distingue l'homme de la brute, c'est
qu'il peut faire de l'amour bien compris le plaisir par excellence,
en éludant les conséquences funestes qui sont la propagation de la
douleur par l'enfant. Et voilà vraiment la pitié suprême, puisqu'elle
s'exerce envers des générations qui, grâce à elle, ne connaîtront
jamais l'horrible malheur d'être nées!» C'est un essai d'éducation
expérimentale. _Is invenit cui prodest._




XXXVIII


Jusqu'où peut aller la licence de conversation du professeur Gottfried
avec sa jolie petite élève, il est difficile de le dire. Elle n'a pas
de limites. L'excuse en est dans la lourdeur matérielle du gros petit
homme. C'est l'ours germain qui danse pour plaire. La petite Française
brune a reconnu tout de suite Atta Troll, et ayant bien vu autour de
quel miel il tourne, elle lâche sur lui quotidiennement tous les mots
drôles de son esprit, toutes les guêpes de sa ruche.

Il a pour premier principe qu'il ne faut rien cacher aux enfants, des
choses naturelles. C'est une thèse qui se peut soutenir, mais reste
à savoir sur quel ton il sera parlé des choses. Sa façon à lui, est
grossière, viciée par le trouble de son sang épais. Imaginez Silène
avec des gravités de docteur Faust, jouant les Daphnis, et jargonnant
à Chloé son amour en pathos physiologico-psychologique. La mignonne
enfant, instruite déjà par tant de choses autour d'elle, comprend
très bien--oh! mais très bien!--et les dissertations de Gottfried sur
l'éternel féminin de Gœthe ne seraient pas nécessaires. Elle a pleine
conscience du pouvoir de femme déjà naissant et agissant dans sa forme
mignonne, étrange et charmante.

Elle en a conscience à tel point que les demi-bontés que lui montre
aujourd'hui son père, elle les attribue à la puissance du «féminin
éternel».

--On a remarqué, dit Gottfried, que les mères ont une tendance à aimer
mieux leurs fils, et les pères leurs filles. Ici encore, nous voyons
l'action sourde de la «Volonté», qui dirige le monde...

Dès lors, au lieu d'être touchée des bienveillances que François Mitry
a eues pour elle, depuis le soir terrible où il a compris qu'elle était
capable de mourir, Nora, à l'occasion, se montre avec son père plus
impérieuse, plus hautaine, plus irritée que jamais.

--Oh! dit François Mitry, je plains celui qui en héritera. C'est une
enfant terrible... Elle ne sera pas commode à marier!

--Peut-être, peut-être! dit Mlle Marthe qui pense à Gottfried.

Elle ajoute:

--Un homme qui la connaîtrait bien, saurait jouer de ses défauts de
caractère, en profiter même! Et puis, avec le temps, bien des choses
s'arrangent, monsieur Mitry. Beaucoup de ces défauts disparaîtront
sous l'influence lente mais sûre des leçons de Gottfried... C'est un
homme, vous savez, c'est un homme!

Ainsi Mlle Marthe répète, en parlant de son frère, le mot que
Napoléon le Grand disait du grand Gœthe.

Curieux de voir à l'œuvre l'homme qui tient dans ses mains l'avenir
de l'enfant et son propre repos par conséquent, M. Mitry, un peu
tardivement, exprime un jour l'intention d'assister à une leçon. Il
prévient tout bonnement Gottfried, à table, en lui offrant du pâté.
Le buste large de Gottfried se redresse. Il souffle comme un jeune
cachalot. Son épais sourcil se hérisse et il prononce:

--Si vous m'aviez fait l'honneur de lire mon livre sur l'éducation
allemande, monsieur, vous n'auriez pas même songé à exprimer un désir
qui est irréalisable, puisque je ne peux l'admettre. Aucun professeur
digne de ce nom,--tel est du moins mon avis formel,--ne doit accepter
la présence d'un étranger à ses leçons. Élèves et maîtres doivent, à
mon sens, former une famille jalouse où les pères par le sang sont
eux-mêmes considérés comme des étrangers, car l'esprit est tout et la
chair n'est rien. Nous sommes les pères intellectuels... Si vous avez
cessé d'avoir confiance en moi, monsieur, reprenez-moi votre enfant...
Je me retirerai sur-le-champ. Mais quant à laisser porter une atteinte,
que j'estime blessante pour moi, à mes droits les plus nobles, jamais,
monsieur, non, non, jamais!

M. Mitry se le tient pour dit, et s'excuse comme il peut de n'avoir pas
lu le livre de Gottfried. Il ne veut pas, en renvoyant le professeur,
retomber aux embarras et aux soucis que lui donnerait ce petit diable
de Nora. Et elle, qui sait quel genre de leçons protège le séduisant
personnage avec cet air hérissé, indigné, austère et fier, pouffe de
rire en dedans et dit tout haut:

--Je crois bien que monsieur Gottfried reprendra volontiers du pâté,
mon père. N'est-ce pas, monsieur Gottfried? du pâté, beaucoup; avec de
la bière, beaucoup? Il faut se refaire. Vous venez de vous fatiguer,
monsieur Gottfried!

Et le repas se poursuit paisiblement, M. Mitry ayant promis de ne plus
jamais désirer voir Gottfried à l'œuvre. M. Mitry est à mille lieues de
deviner les prétentions et surtout les manœuvres de Gottfried.

Et quand Nora, qui raconte tout à Jacques Maurin, lui rapporte cette
conversation:

--Oh! dit Jacques, il y a longtemps qu'il m'ennuie, votre professeur!
Je ne suis pas jaloux, mais c'est un peu ça, cependant. C'est un vilain
homme, qui vous fera des ennuis. Pourquoi vous embrasse-t-il comme ça,
ce vilain museau? Tenez, demoiselle, il ne m'étonnerait pas qu'il eût
dans l'idée de vous épouser un jour.

--Tu es fou, Jacques! Regarde-moi et regarde-le!

--Oui, ça serait justement l'hirondelle de mer, mariée avec le sanglier!

Et les deux enfants de rire, follement, longtemps, et le petit sauvage,
véritablement jaloux, prend la main, le poignet de sa petite amie, et
les couvre de baisers...

Et c'est pourquoi, un jour d'été, comme Gottfried faisait sa sieste
lourdement, à l'ombre des chênes-lièges, et ronflait à côté de son
livre ouvert,--de son propre livre qu'il relit assidûment et qu'il
annote pour en faire une édition nouvelle,--Jacques, à pas de loup,
s'est approché de lui.

Il s'est muni, le gamin, d'une longue cordelette bien solide (c'est une
ligne de fond), et le voilà en train d'attacher un bout de la ligne au
pied d'un chêne; à l'autre bout il fait un nœud coulant dans lequel,
avec d'infinies précautions, il passe le pied énorme et la jambe courte
du bonhomme. Cela fait, il repose à terre cette jambe et ce pied; puis,
caché derrière un buisson, le gaillard lance sur le nez de Gottfried le
gland d'un chêne vert... Et Gottfried se réveille. Et Jacques aussitôt:

--Au feu! au feu! monsieur Gottfried! vous êtes là? On dit que le
feu est à la forêt! Venez-vous avec moi ouvrir la tranchée? je vous
prêterai ma hache!

Gottfried n'a pas l'intention de couper du bois ni de se laisser
cuire comme une andouille de Souabe--les andouilles de Souabe sont
les meilleures;--il se lève précipitamment et s'élance sur la pente
raboteuse, vers la villa où il retrouvera la douceur d'un nid de
coucou... Il se hâte; la cordelette se tend, son pied qu'il veut lancer
en avant reste en arrière, et Gottfried tombe sur le nez...

Jacques prestement, avant de ramasser le bonhomme, tranche la
cordelette et la fait disparaître dans sa poche...

--Mon pauvre monsieur Gottfried! comment cela s'est-il fait? C'est, je
parie, cette maudite ronce! C'est traître, les ronces; on dirait des
ficelles; ça vous prend les jambes... Voilà votre pauvre nez tout en
sang, et vos mains égratignées! Un peu d'arnica là-dessus, monsieur
Gottfried, et avant quinze jours, il n'y paraîtra plus!... Heureusement
vous avez beaucoup de barbe... jusque dans le blanc des yeux! Cela vous
a protégé les dents... Mais que vont dire les demoiselles?... Vous
n'êtes pas beau comme ça!

Tout en parlant, il l'a relevé et le remet en bon chemin. Gottfried
souffle et geint, et il boite légèrement.

--Vous allez trop vite, aussi! poursuit Jacques... Et alors, vous
savez, comme on dit: le poids--car vous êtes lourd--multiplié par la
vitesse, dame, vous devez savoir ce que ça fait... Allons, adieu,
monsieur Gottfried; voyez-vous, à quelque chose malheur est bon.
Prenez donc huit jours de congé. Mademoiselle Nora n'en dira pas de
mal, monsieur Gottfried. Il faut songer à ça, pour vous consoler...
Allons adieu, monsieur Gottfried;--l'incendie est peut-être éteint,
car je n'entends plus appeler. Vous savez, par prudence, nous appelons
comme ça, des fois, pour un feu de paille qu'on arrête vite, en tapant
dessus à coups de branches vertes... Vous avez vu cela, n'est-ce pas?..

--Oui, oui, mon ami, merci... Votre bavardage m'étourdit un peu.

Et, par suite de cette aventure, pendant huit jours, M. Gottfried, plus
entouré de bandelettes que Sésostris, a laissé Nora tranquille, pour le
plus grand bonheur de Jacques.

--J'aurais voulu le voir tomber! dit-elle.

--J'ai préféré faire le coup tout seul, mademoiselle. Vous m'auriez
trahi, vous, par votre manière de vous moquer de lui en face!..

--Avec ça que tu t'en prives! fait-elle; et puis, tu sais bien qu'avant
qu'il comprenne, il faut qu'il se retourne, et c'est long!




XXXIX


Études et conversations avec Gottfried, récréations avec Jacques, le
monde des bêtes à observer, le cheval, le bateau, la pêche ce matin et
demain la chasse, tout cela prend du temps, et les quatorze ans de Nora
sont derrière elle. Elle a quinze ans. Elle est petite pour son âge.
Et Dieu sans doute, selon le proverbe, la fit ainsi pour la faire avec
soin.

Quand elle a voulu son petit fusil, c'est encore Jacques qui lui a fait
tuer sa première pièce. Il la fit s'exercer d'abord sur une cible, puis
ils allèrent tous deux sous le grand chêne et ils attendirent.

--Là, là! regardez, mademoiselle. C'est un ramier, un «favard!»

--Où? je ne vois pas bien.

--Là! tenez, tout à côté de ce bout de branche brisée.

Elle épaule, vise, le doigt sur la détente qu'elle presse lentement...
Si forte était son émotion, qu'elle entendait son sang bourdonner
et battre... Le coup partit. L'oiseau, avec un grand bruit d'ailes
palpitantes au travers des branches, tomba jusqu'à terre. Jacques
courut le ramasser.

--Il est beau, mademoiselle! voyez les belles plumes de la gorge.

Elle regardait la tête pendante du ramier, couché sur le dos, dans la
main de Jacques, ses petites pattes en l'air, sa poitrine rougie...

--Oh! fit-elle joyeuse,--en plein cœur!

Elle ajouta:

--C'est moi qui l'ai tué... je le mangerai toute seule! C'est meilleur,
n'est-ce pas, le gibier qu'on a tué?

Il ne put s'empêcher de dire:--Ça ne vous a rien fait, à vous qui aimez
les bêtes, l'idée d'en tuer une si jolie?

Elle réfléchit un peu, puis, hochant la tête:

--C'est la vie! prononça-t-elle.

Elle se tut, puis reprit:--Si on pensait toujours à tout, on ne
pourrait plus rien faire.

Le lendemain, elle mangea son ramier et le trouva meilleur que tous les
gibiers dont elle eût jamais goûté...

Elle vivait ainsi, sauvage, tirant des choses, des faits, le sens qu'il
lui convenait, acceptant la guerre, l'injustice, la malignité, comme
des nécessités haïssables, mais dont les victimes peuvent faire, à leur
tour, un moyen de salut. Elle était indépendante, alerte, audacieuse,
toujours sûre d'elle en apparence, avec de secrètes amertumes de
découragement. Bonne envers les êtres qui, par exception, lui avaient
été bons, comme Jupiter et Jacques, elle se méfiait de la méchanceté du
reste du monde, et n'avait ni pitiés générales pour les malheureux, ni
apitoiement sur elle-même. Son caractère s'était formé sans guide sous
la pression des faits et des circonstances. La mère avait manqué. Elle
n'avait point de piété. Elle ne savait pas prier. Enfin, elle ignorait
les timidités et même les pudeurs de la jeune fille.

--Une vraie sauvage! disait parfois Catri, avec plus d'admiration que
de blâme.

C'était le mot juste, et si Jacques Maurin n'eût pas été, lui aussi,
un petit sauvage, il y aurait eu péril pour Nora à le voir si souvent.
Mais ni l'un ni l'autre n'attachait grande importance à des choses qui
eussent fait pousser les hauts cris à Marthe. Presque aussi innocents
que les baisers du petit lièvre étaient ceux du petit paysan. Et
quand Nora se baignait, à demi nue, sur la plage avec lui, Jacques
ne songeait pas plus à s'en étonner qu'il ne s'étonnait du vert des
feuillages et du bleu des ciels.

Cette franchise d'allures était même pour elle un élément sauveur, mais
qui la destinait sans doute à donner un jour quelque surprise à l'homme
qu'elle aimerait.

Malgré tout, on peut se demander par quel miracle au milieu de tels
jeux, la petite sirène échappait au jeune triton.

Certainement le vieux professeur de Jacques y était pour quelque
chose. Ce philosophe souriant, quand il revoit son élève, de temps
en temps, lui demande des nouvelles de ses travaux de paysan, de ses
plaisirs de jeune homme. Ce vieillard, qui, marin, a vu tant de choses,
tant d'amours, tant de femmes, sait interroger l'adolescent sans
l'effaroucher, et il l'amène toujours aux aveux utiles.

--Quel bon curé vous auriez fait, monsieur Rainal, lui dit Jacques,
vous me confessez!

--Dis toujours, petit... Ton père est un diable d'homme qui a fait de
grosses sottises! Je voudrais, moi, faire de toi un honnête garçon,
dans toute la force du terme. Voyons, ouvre-moi ton cœur... Est-elle
jolie, hein, mon gaillard?

Et, en faisant le jeune homme, en ayant l'air de se plaire, pour son
compte, aux histoires de Jacques, le philosophe, toujours souriant,
finit par apprendre ce qu'il veut savoir dans l'intérêt des deux
enfants.

--Eh bien, c'est charmant, tout ça! Tiens, passe-moi ce _Dictionnaire
de la Fable_ et cette _Histoire de l'art antique_; je vais te
montrer des bas-reliefs où tu retrouveras ta sirène jouant avec des
tritons... Ces anciens vous avaient le sens même de la vie et savaient
l'envelopper sous d'admirables formes, regarde!

Et tandis que l'enfant admire les images:

--N'empêche qu'il ne faut pas recommencer ce jeu-là souvent! Monsieur
Mitry, que je n'ai pas l'honneur de connaître, aime certainement sa
fille quoiqu'il la gâte, à ce que je vois, ou qu'il la néglige un peu
trop. On a confiance en toi: tiens-toi, mon garçon!... Songe donc que
jamais monsieur Mitry, quoi qu'il arrive, ne te donnerait sa fille
en mariage... Elle est gentille pour toi; tu l'aimes avec ton cœur
n'est-ce pas?

--Avec tout mon cœur, monsieur Rainal.

--Eh bien, tu ferais son malheur. Et quel malheur, mon petit Jacquot!
Tu ne pourrais pas l'épouser, c'est sûr, et elle ne pourrait plus en
épouser un autre! Or, si tu veux mon opinion, à moi, vieux célibataire,
sur l'amour,--l'amour, mon garçon, c'est la meilleure des choses de
la vie. L'amour, le vrai, celui qui mène à la paternité fière et
tranquille, c'est l'idée principale des hommes. C'est la joie des
joies, à condition qu'on n'ait rien à cacher à l'être qu'on aime.
L'amour, ah! mon petit! c'est la seule chance de bonheur... Eh bien, ne
lui gâte pas ça, à ta petite amie, puisque tu l'aimes. Tu me promets,
mon garçon?

--Oh! monsieur Rainal! soupire Jacques...

--Qu'est-ce que tu as à soupirer?

--Oh! c'est que je voudrais qu'elle eût, la demoiselle, un bon maître
comme vous, au lieu de ce vilain Gottfried... Il y a une différence,
savez-vous!

--Je l'espère fichtre bien! s'écrie l'ancien officier de la marine,
redressant sa haute taille et passant ses doigts nerveux dans ses
favoris blancs comme neige... Il faut aimer à la française, mon garçon!
chaud, chaud! mais franc et loyal, sacré tonnerre!... Et puis, il faut
avoir un idéal dans la vie, mon garçon, c'est-à-dire une conception de
générosité, de bonté et de courtoisie, dont on se sent toujours très
loin et dont on s'efforce sans cesse de se rapprocher... Ils peuvent
blaguer, les autres! il n'y a encore que ça!

Voilà pourquoi, bien souvent, dans le creux des rochers de la colline,
sous les fourrés des ravins ou dans les criques isolées, Jacques, au
lieu de demander à Nora les caresses qu'il aime et dont il a peur, lui
dit parfois simplement:

--Si vous chantiez, demoiselle? je vous accompagnerais sur la flûte à
trois trous que mon père m'a faite avec un roseau.

Et la double harmonie emplit l'espace. On dirait un chant de sirène
ou d'hamadryade accompagné par la flûte d'un sylvain. On dirait l'âme
des eaux, des feuillages ou des échos qui s'élève et se répand dans la
mélancolie des soirs ou dans la gaîté des matins:

    Il revient, le marin lassé
    Qui regretta la France!
    Elle revient au cœur blessé,
    L'éternelle espérance!




XL


Trop lentement au gré de Marthe et de Gottfried, le temps coule.

Il faut amener M. Mitry à désirer ce qu'on rêve, mais il ne faut rien
hâter, rien brusquer. Le frère et la sœur se consolent d'attendre en
échangeant leurs rêves d'or. Gottfried corrige ses épreuves. Mlle
Marthe lui a suggéré l'idée de publier son livre dans les trois
langues. Elle se chargera de la traduction anglaise. Pour la traduction
française, l'institutrice aide le professeur; et c'est rendre service
à la France, car Mlle Marthe relève dans les essais de son frère
des expressions comme celle-ci, destinées, affirme Gottfried, à donner
de la légèreté au style: «L'enfant avait voulu se payer la tête de son
professeur, ce qui, vraiment, n'était pas à faire!...»

Un jour, M. Mitry, revenant de Paris, annonce pour la semaine suivante,
toute une fournée d'invités.

Il a son idée, M. Mitry, une idée importante, dont il n'a pas fait part
à Mlle Marthe. Vraiment il ne traite pas Mlle Marthe avec tous
les égards qu'elle voudrait. Elle le trouve encore bien indépendant.

A mesure que la vieille plaie s'est cicatrisée, M. Mitry, plus
indifférent, croit-il, à Thérèse, s'efforce d'être en somme moins dur
pour Nora. Depuis cette matinée terrible, où il a cru qu'elle s'était
tuée, il a fait le possible, malgré la scène du piano, pour se montrer
meilleur envers elle, d'abord parce qu'il craint de la pousser à
quelque folie; puis, parce qu'il a trouvé agréable un peu de repos de
ce côté-là, et d'oubli. Il est bien vrai aussi que le charme singulier
de la mignonne agit sur lui. Il la trouve curieuse, spirituelle,
amusante. Il lui arrive de rire de ses saillies. Ils vivent comme
deux étrangers qui ont commencé par se supporter difficilement, puis
que l'habitude de se voir rend chaque jour plus tolérants, et même
à demi aimables l'un pour l'autre. C'est elle plutôt qui est sévère
avec lui. Il a parfois des inflexions de voix caressantes lorsqu'il
lui adresse la parole. Elle, jamais. Elle ne l'aime pas, et ne se fait
point un souci de ne pas éprouver de sympathie pour lui. Et lui, il
voudrait l'aimer, il l'aime peut-être par accès, mais il a coupé tous
les liens qui rattachaient au sien ce cœur d'enfant.... Il ne peut pas
les renouer. Il pose sur elle quelquefois un regard où flottent des
regrets, des remords même, une incertitude poignante. Elle n'y prend
pas garde, et passe. Quelquefois, au moment d'un départ, il s'approche
d'elle pour l'embrasser. Elle se détourne et lui tend la main. Un
jour, presque par surprise, il l'embrasse et il éprouve en son cœur
cette sensation chaude, heureuse, qu'il ressentait jadis en embrassant
Thérèse, qu'il retrouva en embrassant Nora toute petite, lorsqu'il la
portait serrée contre sa poitrine, le matin où il lui fit dire adieu à
la mère sur le lit de mort.

Qu'importe tout cela? Il n'y peut rien. Mais pour lui-même comme pour
elle, il faut qu'elle se marie; il veut y songer bien à l'avance; et
c'est pourquoi il a invité une compagnie nombreuse qui résidera à
Cavalaire pendant plusieurs semaines ou même plusieurs mois, tant qu'on
voudra. Cela n'étonne personne de la maison. Le fait n'est pas inusité.

Les chambres sont préparées. La villa, de fond en comble, est visitée,
soignée, aménagée, embellie. Dans huit jours, on sera vingt personnes à
table.

Parmi les invités se trouvent deux jeunes hommes qui pourraient bien
plaire à Nora, Emile Louvier, surtout, un garçon «très bien», instruit
et riche, très du monde... On verra, mon Dieu, on verra.

Tous les autres sont là pour faire nombre, pour encadrer les jeunes
hommes, prétendants possibles. Et François Mitry, sur qui Mlle
Marthe n'exerce pas encore, malgré ses privautés, toute l'influence
qu'elle désire, n'a rien dit de sa pensée à personne. Une sorte de
pudeur invincible le retient. Cela n'eût regardé que Thérèse et lui...
C'est une affaire qu'il veut régler avec Nora--ou que Nora saura régler
toute seule. Après tout, pourquoi, au moment de se débarrasser de
l'enfant, ne la laisserait-il pas choisir un peu, se rendre elle-même
responsable de son avenir?

«Comme ça, elle n'aura plus rien, jamais, à me reprocher.»

--Nos invités arrivent demain, mademoiselle. En voici la liste.

Mlle Marthe lit les noms à voix haute. On est à déjeuner. Nora
écoute, distraite.

Au nom de Louvier, François Mitry s'extasie:

--C'est un gentleman accompli, dit-il.

Gottfried fronce le sourcil. Le sanglier a bon flair. L'ours également.
Ce Louvier ne lui dit rien qui vaille. Nora regarde Gottfried et dit:

--Quel âge?

--Vingt-quatre ans, répond M. Mitry.

Elle fait la moue et prononce, d'un air capable:

--C'est un peu jeune!

--C'est vrai, mademoiselle! Un peu jeune! approuve Gottfried en toute
hâte.

--Avant trente-cinq ans, poursuit Nora imperturbable, un homme n'est
pas un homme.

Ce qu'elle dit, elle le pense. De plus, elle veut agacer Gottfried qui
n'a pas plus de trente ans. Elle ajoute, sur un ton comique:

--Tous ces petits jeunes gens, ça manque d'expérience!

On ne peut s'empêcher de rire, excepté Gottfried, qui, par contenance,
s'introduit dans la bouche une orange tout entière.

--Ah bien! dit Mlle Marthe en riant et en agitant sa liste
d'invités, voici donc quelqu'un à votre goût. Il a l'âge de votre père,
celui-là!

--Et qui donc? demande Nora.

--Monsieur Guy de Fresnay.

Guy de Fresnay?... Il y a un silence durant lequel Nora rassemble ses
souvenirs... Guy? On lui en a reparlé quelquefois. Elle sait fort bien
ce qu'il est, et qu'il a été bon pour elle, lorsqu'elle était enfant,
mais elle voudrait se rappeler son visage, son allure. Impossible.

--Pourquoi n'est-il plus revenu, depuis si longtemps? interroge-t-elle.

--Monsieur Guy de Fresnay a eu une vie publique très accidentée.

--Je la connais... comme tout le monde, dit Nora.

M. Mitry continue:

--Il n'a tenu qu'à lui que la guerre éclatât entre la France et une des
grandes puissances d'Europe... De la présence d'esprit, un mot heureux,
un sourire, l'intervention, dit-on, d'une femme d'esprit, de cœur et
de goût, qui avait pour lui... une vive admiration... et il a sauvé le
monde d'un grand malheur.

--Pourquoi d'un grand malheur?... C'est pourtant beau, la guerre! dit
Nora, qui s'irrite contre le diplomate ami des femmes.

Ce qui est vivement excité en elle, par exemple, c'est la curiosité.

--Au moment où cela est arrivé, reprend M. Mitry, la guerre, qui est
toujours un malheur, aurait, plus que jamais, désolé le monde. C'était
du moins l'opinion de Guy de Fresnay, et l'Europe a pensé comme lui...

--Moi, dit Nora, j'aimerais la guerre, si j'étais un homme!

--J'espère, dit sèchement Mlle Marthe, que la guerre avec
l'Allemagne vous désolerait aujourd'hui, mademoiselle; vos sentiments
pour mon frère et pour moi nous en sont garants.

--C'est donc avec l'Allemagne que nous aurions eu la guerre, sans
l'habileté de monsieur de Fresnay et le secours de sa belle amie? dit
Nora sur un ton d'ironie tout à fait piquant.

--Et de quelle autre puissance pourrait-il être question? dit Mlle
Marthe.

--Ah! réplique Nora...

Nora, la sauvage, n'est point patriote, mais si une bonne guerre
pouvait la délivrer de Gottfried et de Marthe, de Marthe surtout, elle
n'hésiterait pas à sacrifier des armées...

Tout le monde fait silence. Cela dure un temps notable. Et quand il
semble que tout le monde pense à tout autre chose:

--Est-ce qu'il aime les Allemands, ce bon monsieur qui n'aime pas la
guerre? demande Nora brusquement.

--Il a écrit un livre sur l'Allemagne.

--Est-ce qu'il est bien, son livre?

--Cet ouvrage a fait beaucoup de bruit dans mon pays, dit Gottfried.
Les journaux français, paraît-il, le signalaient comme une œuvre
littéraire de grand mérite, et c'est précisément ce que les nôtres lui
ont reproché.

--Comment cela?

--Oui; l'observation y disparaît sous l'ornement; les documents sous
le fatras des déclamations idéalistes en l'honneur d'une impossible
justice, à la manière démodée des Lamartine et des Michelet. On trouve
là-dedans de la mélancolie et de l'enthousiasme, et il n'en faut plus!
Je dois avouer, pourtant, que l'auteur a rendu pleine justice au
caractère de mes compatriotes.

--C'est-à-dire que monsieur Guy de Fresnay est un bon esprit, conclut
François Mitry. Ni chauvin ni antipatriote, il a critiqué votre race et
votre pays en toute liberté, affirmant le bien, mais dénonçant aussi
tout le mal. Il a fait cela d'ailleurs pour son propre pays, pour
la France, et si franchement, si rudement, qu'il doit à cette belle
franchise, une complète disgrâce.

--Vraiment? dit Nora intéressée.

--Oui, dit François Mitry, il a donné fièrement sa démission; il n'est
plus dans la carrière. Et c'est quand il m'a conté ses ennuis et
son désir de chercher une retraite que je lui ai offert une pleine
hospitalité. Il nous restera tant qu'il voudra. C'est à peine, dit-il,
s'il se souvient de ma maison. Il n'y est pas demeuré huit jours, et
voici huit ans.

--Huit ans, en effet! soupire Marthe.

Nora regarde, à son habitude, le vide, droit devant elle, avec son bel
œil noir, tout fixe... Guy?... Ce nom éveille en son esprit, chaque
fois qu'elle le prononce, une confuse impression lointaine de douceur
ferme et de bonté... mais rien d'autre ne vient en elle. Guy? Guy?
Comment Guy est-il fait? Et pourquoi le nom d'un inconnu, qu'elle a
presque oublié, lui rappelle-t-il des tendresses qu'elle ignore?...
«Ah! oui! il prenait la défense de Jupiter!» Et le cœur de Nora bondit
à ce souvenir.

L'histoire de la démission lui plaît, de la part d'un monsieur qui,
tout à l'heure, ne lui plaisait pas. Guy?... Guy?... Ainsi, c'est un de
ces hommes qui font, à de certains moments, la destinée des empires,
comme les grands personnages de l'histoire... Oui, mais qu'est-ce que
ça peut lui faire, à elle? Bien sûr, il doit être fat... un Gottfried
français, sans doute, qui s'imagine (parce qu'il a écrit un livre
déclamatoire intitulé: _Les Allemands en Allemagne_, parce qu'il est
monsieur Guy de Fresnay), que toutes les femmes doivent lui sourire!
«Il m'ennuie, leur monsieur Guy de Fresnay; qu'il vienne, et l'on
verra!--Et qu'il essaie de me plaire! on lui fera voir! Tiens! je
taillerai mes crayons, pour faire sa caricature... Eh bien, on rira,
ici, dans huit jours!--Je lui ferai demander par Gottfried si _berner_
vient de Berne!...

Tout d'un coup, elle cesse de penser et de sourire. Dans le mystère de
sa mémoire, un miracle s'est opéré. Comme sous une lueur d'éclair, Guy,
une seconde, lui est apparu, agissant et parlant, tel qu'elle le vit il
y a huit années. Dans la même seconde, elle a éprouvé à nouveau tout
ce qu'elle ressentit alors près de lui. C'est une émotion ineffable,
qui la traverse, une sorte de bonheur infini et bref,--mais comme elle
s'est revue aussi frémissante et irritée sous un reproche sévère de
Guy, comme elle s'est revue dominée, domptée par lui,--son orgueil se
révolte. Elle ne veut plus se souvenir! Elle sait du moins maintenant
qu'aux sources profondes de sa vie pensante, au-dessous de ce qui
lui semblait ténèbres d'oubli, il y a en elle, au sujet de Guy, des
souvenirs, vivants en secret, plus mêlés à l'essence de son âme, que
ses plus vivants souvenirs.

Nora est songeuse, lorsque Antoine paraît à la porte de la salle à
manger et dit, d'une voix haute et claire:

--Monsieur Guy de Fresnay s'excuse d'arriver si tôt et à cette heure,
et fait demander si monsieur veut bien le recevoir tout de suite.
Monsieur de Fresnay a déjeuné.

Nora tressaille et tout le monde se lève...




XLI


Guy entre, et, après un salut adressé à tout le monde, va serrer
la main de François Mitry, et, en même temps qu'il dit: «Bonjour,
François,» sans lâcher la main de son ami, il se tourne vers Nora:

--Vous m'avez sans doute oublié, mademoiselle?

--Tout à fait, je l'avoue, monsieur, répond la très petite personne.

--Moi pas... Vous êtes bien jolie! dit-il.

Et se tournant vers Mitry:

--Une figure originale, ta fille.

Il lâche la main de François, et prenant de sa main fine et longue, le
bas du visage de Nora, comme celui d'une simple enfant, il l'examine.

Nora, vexée, fronce le sourcil; elle essaie de détourner son visage.
Son pied se crispe sur le parquet. Guy paraît ne faire aucune attention
à ces marques d'impatience; il s'incline, et, attirant à lui le petit
visage, il l'embrasse sur les deux joues.

Il est hors de doute que c'est l'exiguïté de taille de Nora, la
petitesse gentille de toute sa personne qui lui a joué ce vilain tour:
on ne l'a pas traitée en femme! Et elle pense, tandis qu'on fait à Guy
une place à côté d'elle pour le café: «Je le déteste, ce monsieur! il
me déplaît! Quand est-ce qu'il s'en ira?» Elle s'avoue en même temps
qu'il lui fait un peu peur. Elle ne sait pas pourquoi.

Ce qu'elle ne veut pas s'avouer surtout, c'est qu'à cette colère, à
cette crainte, que M. de Fresnay lui inspire, elle trouve un grand
attrait. Elle n'y renoncerait pas volontiers. Elle goûte cela comme le
souvenir inconscient d'un songe heureux d'enfance, depuis longtemps
effacé et qui revient demi-voilé, désirable, irritant, toujours plus
net.... Le lendemain matin, dès le réveil, elle songe à Guy avec
impatience, et, tout en croyant souhaiter qu'il s'en aille au plus
tôt, elle sent bien que la présence de Guy, parmi tous ces gens dont
elle a tant à se plaindre, l'occupe agréablement, l'intéresse, absorbe
son attention. L'idée de cette présence répand, sur ses projets de
la journée, un charme singulier, nouveau. C'est comme une clarté
d'espérance, toute fraîche, qui s'ajoute et se mêle à la lumière gaie
du matin... Et Nora se lève en chantant, bien résolue à se montrer
sévère pour M. Guy de Fresnay.




XLII


Il faut cependant commencer par se montrer aimable, ne fût-ce que par
politesse. Le lendemain Nora propose à Guy une promenade à cheval.

--Moi, je ne monterai pas aujourd'hui, a dit François Mitry, mais, vous
le voyez, Nora se fera un plaisir de vous avoir pour compagnon, mon
cher Fresnay. Il y a à l'écurie deux excellents chevaux du golfe, en
très bon état... Choisissez.

La minuscule amazone est sur son arabe. Guy chevauche à ses côtés. Ils
vont par le chemin en corniche qui serpente au flanc des Maures, de
Cavalaire au Dattier, du Dattier au Lavandou. Guy admire cette enfant
étrange, si petite, si frêle, si ferme en selle, si hardie. Quand elle
tourne vers lui son visage, il est frappé du double caractère qu'il y
trouve, et un peu ému, sans savoir de quelle sorte. L'enfant l'attire,
la petite femme l'effraie, et le lutin se moque de lui. Il est gêné, et
c'est pour la première fois de sa vie peut-être!

Tout à coup, après avoir perdu de vue la mer, cachée par le cap de
Cavalaire et dont ils n'avaient encore parlé ni l'un ni l'autre:

--Tenez! la revoilà! dit Nora, comme si la grande affaire de Guy, aussi
bien que la sienne propre, était de la voir, elle, la mer bleue!

Elle ajoute:

--C'est beau, n'est-ce pas?

De son bras tendu, de son poing qui serre le pommeau de la fine
cravache, elle montre le large, d'un geste de possession royale. La mer
lui redit sans cesse, à Nora, toutes ses joies et ses peines d'enfant.
La mer est mêlée à sa vie, à son âme. Elle en a au cœur quelque chose,
toujours,--le bruissement, la caresse fluide, l'infini perdu....

Guy regarde la mignonnette, et ce qu'elle éprouve, il le sent
confusément venir en lui. Un grand souffle paisible s'élève à ce moment
du large, passe dans leurs cheveux. C'est la vie et c'est l'inconnu.
L'inconnu de leur cœur à tous deux y répond, ému sourdement.

--Marchons, dit l'homme.

En huit ans, il n'a pas changé beaucoup. Pas un cheveu blanc dans ses
cheveux drus; pas un poil blanc dans sa barbe légère. Il est peut-être
un peu plus pâle, plus creusé de passions anciennes, mais la trace
vivante des passions, superposée à celle du temps, la fait oublier;
et c'est elle qui attire vers cet homme la curiosité aimante des
cœurs. Pour la première fois de sa vie, cet homme, à qui les femmes
ont toujours offert joyeusement leur sourire, leur main tendue, leur
amour,--vient d'aimer vainement. La fière Mme de Z..., veuve et
marquise, avait un amour au cœur, lorsque Guy s'est présenté. Elle n'a
eu pour lui qu'un caprice. Il l'eût épousée. Elle n'a pas voulu, et les
trois jours de consolation qu'elle lui a accordés n'ont pas consolé
Guy; il a souffert; peut-être souffre-t-il encore.

Nora compare le Guy d'aujourd'hui à celui d'il y a huit ans. Certes,
elle ne l'avait pas oublié! Mais elle se garde bien de le lui dire.
Elle entend le piquer un peu, se venger du passé.

Comme il l'interroge:

--Je ne me rappelle rien, rien du tout, dit-elle, rien, je vous assure.

--Comme c'est triste! fait-il.

--Et pourquoi?

--Parce qu'il semble qu'une impression heureuse devrait durer dans le
souvenir.

--J'étais donc heureuse de vous voir? demande-t-elle avec un sourire
ironique.

--S'il faut en croire ce que vous me disiez, en ce temps-là.

--Vous vous en souvenez?... Et je disais, quoi?

Alors, Guy raconte à Nora qui la sait fort bien, l'histoire jolie des
violettes que Nora, toute petite, mettait dans son cou, doucement,--et
comme c'était gentil à sentir. Et les colères de Mlle Marthe, et
comment il prit la défense de Jupiter. Et comment il protesta, lui,
Guy, lorsqu'il fut question d'enlever à Nora la bonne place qu'elle
avait à table, sa place de maîtresse de maison.

--Je vois avec plaisir qu'on vous l'a laissée, mademoiselle.

--Grâce à vous, si je comprends bien! dit Nora, un peu pâle, en le
regardant par-dessus son épaule.

A mesure que parle Guy, quelque chose de singulier se passe dans la
tête de Nora. Il lui semble que chacune des paroles de Guy achève
d'enlever un peu d'une vapeur, opaque bien que légère, d'un brouillard
terne, d'un voile qui était sur le miroir de sa mémoire. Et du fond de
ce miroir mystérieux les images qu'il évoque remontent. Ce sont elles,
elles-mêmes. Il les lui rend, vivantes.

--Les violettes?.. oui, dit-elle d'un air attentif... Oui... je me
souviens aussi des violettes!

Elle arrête son cheval. Ses yeux sont fixes. Elle regarde en elle, tout
au fond, à l'endroit où dorment les lointains du temps qu'elle a déjà
vécu....

--Je me souviens... attendez un peu.

Elle demeure immobile. Elle devient très pâle. Voilà que ses lèvres
tremblent. Elle revoit, elle ressent tout.... Guy lui plaît et il
l'embrasse. Guy la console. Elle l'aime bien. Tout le passé lui est
présent; un charme l'entraîne à la sincérité, et tout à coup, riante,
elle s'écrie:

--Il y en avait de blanches, mêlées aux autres. Ça sentait bon. Je
fourrais ma main dans votre cou.... Et puis, vous m'avez prise dans vos
bras.

--Et vous m'avez dit alors?... interroge Guy.

Elle hésite une demi-seconde. Sa lèvre de nouveau tremble
imperceptiblement; puis, prenant son parti:

--J'ai dit: .... «Je vous aime bien, vous!»

--C'est cela même, répond Guy, tout heureux, naïvement. J'étais bien
fâché, poursuit-il, que vous l'eussiez oublié, car vous êtes restée
pour moi l'enfant charmante d'alors et qu'on a chérie tout de suite.

Il lui parle ingénument, imprudemment peut-être, comme à une fillette,
et Nora est piquée: «C'est agaçant, à la fin!»

--Ah! dit-elle....

Elle frappe son cheval et le retient en même temps. Il a payé pour Guy,
le pauvre animal.

--Et, dit M. de Fresnay, est-ce tout ce que vous vous rappelez?

--Oui, c'est tout, dit-elle d'un ton fort sec.

Reprise par l'orgueil, elle ment. Elle ne veut plus se rappeler autre
chose.

--Eh bien, quand j'eus plaidé pour votre cause... pour qu'on vous
laissât votre place à table... que fîtes-vous?....

Dans un éclair, Nora revoit la scène, si distinctement qu'elle croit
y être encore... Elle avance sous la table, en cachette, sa petite
main d'enfant jusque sur le genou de Guy. Il la prend, cette main, la
pose, en la gardant toujours dans la sienne, sur la table blanche,
et il dit: «Il faut toujours montrer ce qu'on pense, petite Nora,
_toujours_!»--Oh! ce _toujours_, comme il retentit à son oreille
d'enfant! Et, en prononçant ce mot, il la regarde fixement. Elle a
compris et veut détourner un peu la tête, échapper au regard du maître,
elle veut aussi lui retirer sa main, par colère et par honte. Elle se
sent dominée et vaincue.... Cela est irritant, quoique délicieux. Et
c'est ce qu'elle ne veut pas!

--Ce que je fis à table... après votre... plaidoyer en ma faveur?
dit-elle un peu moqueuse, en vérité, je ne sais pas, oh! mais pas du
tout.

Le ton est si sec, il est si clair qu'elle ne dit pas la vérité, que
Guy, arrêtant son cheval et regardant Nora, comme autrefois, d'un œil
profond:

--Est-ce que vous mentez toujours? demande-t-il d'une voix grave.

Elle s'est arrêtée aussi et le regarde en face: oui, c'est bien le même
œil dominateur. Elle frémit, et de nouveau, frappe son cheval. Guy a
surpris un haussement d'épaules. Il retrouve Nora, la même, un peu
grandie, oh! mon Dieu, pas beaucoup.

--Êtes-vous sûr d'être poli, en me parlant ainsi? dit-elle violemment.

--Oh! poli!... réplique-t-il en riant, poli! avec une enfant! et sur
des questions de morale!... poli!

Et à mesure qu'il répète le mot, il rit toujours plus fort.... Pourquoi
trouve-t-il si drôle l'idée d'avoir à être poli avec elle?

Elle a décidément une furieuse envie, Nora, de lui montrer, au
diplomate, qu'elle n'est plus une enfant. Comment fera-t-elle? Elle ne
sait. En attendant, pour se calmer les nerfs, elle lance son cheval au
galop. Le chemin n'est qu'une série de tournants. Il faut changer de
pied à toute minute.

--Vous allez vous rompre le cou! s'écrie-t-il de loin, en poussant son
cheval pour la rejoindre.

--Nous verrons bien! riposte-t-elle.

Ils galopent. La voici lasse.

--Attachons nos chevaux ici, dit Nora.

Ils mettent pied à terre, et dans un pli de ravin qu'elle a choisi, les
voilà assis côte à côte sur des touffes de bruyère, et devisant.

Tout en parlant, Nora distraite et comme en rêve, a pris dans les deux
siennes la main de Guy et elle ne la lâche plus.

Certes, elle n'a pas médité de faire cela. C'est un mouvement bien
involontaire. Transportée au passé, elle vient de reprendre cette main
dans les siennes comme si c'était hier qu'elle eût été réprimandée à
table avec une bonté sévère, mais si tendre. Le temps est aboli. Nora
est une enfant. Elle aime bien Guy. C'est hier qu'elle s'est tant
amusée à glisser dans son cou des violettes, par poignées... Il y a
donc entre eux une complète familiarité. Quant à en vouloir à Guy parce
qu'il vient de la traiter en toute petite fille, Nora n'y songe plus.
Nora ne sait plus son âge. Elle a peut-être huit ans, peut-être sept.
Son cœur du moins n'est pas plus vieux, en cette minute. Elle a besoin
d'être aimée en enfant--comme elle ne le fut jamais....

Sur son genou, elle appuie donc la main de Guy, et de ses deux mains,
elle la caresse. Comme elle fait au front du petit Jacques, elle fait
à cette main. Guy la retire un peu, tout à coup, mais Nora la retient.
Il se sent charmé et il a peur; il essaie encore de se dégager. Elle
le retient de nouveau. Il craint sottement d'avoir l'air bien sot, et
demeure là, tout étonné. Et le subtil fluide féminin entre par le bout
de ses doigts longtemps caressés. Il regarde Nora et, distinctement,
dans ses yeux grands, noirs et fixes, il voit maintenant la femme
apparue, qui appelle et,--chose étrange!--qui implore presque.... C'est
que Nora, à ce moment, se rappelle exactement l'impression qu'elle eut,
lorsque en échange de son mot d'enfant: «Je vous aime bien, vous!» il
l'embrassa avec tendresse. Il lui rendait les caresses paternelles
perdues. Elle fut heureuse alors. Est-ce que, en se pressant
aujourd'hui sur cette poitrine, au pli de ce cou, en mettant sous cette
barbe fine sa lèvre, est-ce qu'elle retrouverait ce charme consolant
qui lui faisait oublier tant d'affreuses misères, qui lui restituait
toutes les tendresses que la vie devait et refusa à sa petite enfance?

--Allons-nous-en! dit brusquement Guy. Il est temps de rentrer, je
crois.

Mais elle le retient encore, d'une pression si énergique qu'il ne peut
s'y tromper. C'est la petite femme qui s'éveille. Et lui, se sent
heureux. Un trouble doux et lourd l'envahit. Un rêve rapide et fou
traverse son cœur. Si c'était là le dénouement de sa destinée? S'il
allait revivre par là? Si ce printemps allait fleurir dans la «route
au tombeau» qui lui reste à faire? Et toujours la petite main caresse
la sienne, tendre, tendre, câline, comme pénétrante. Et, muette depuis
longtemps, Nora regarde Guy d'un œil fixe où flotte un rêve de bonheur
indécis, innommé, le désir tout-puissant d'être consolée de la vie par
l'amour entier.

En silence, à la fin, d'un effort qui lui coûte plus qu'il ne saura
jamais le dire, Guy se lève et prépare les chevaux.

Il est à la droite du sien et tend sa main en creux, pour aider Nora à
se mettre en selle.

Elle pose un pied dans la main de Guy qui, arc-bouté sur sa jambe
droite, plie un peu le genou gauche sur lequel il fait porter sa
main,--et quand le petit pied, si petit, est dans cette main, Nora
demeure là un instant; puis, en riant, saute à terre d'où, sans aucune
aide, elle bondit sur sa selle.

Et tandis qu'ils regagnent le gîte en silence:

--Toi, si je veux, pense Nora en le regardant de travers, je te mettrai
dans ma poche!

--Cela est bien possible, songe Guy, poursuivant sa propre pensée et
répondant sans le savoir à celle de Nora... cela est bien possible,
mais cela n'est pas encore bien sûr...

«En tous cas, songe-t-il, il faudra surveiller cela!... Le mieux ne
serait-il pas d'avertir Mitry?»

Il songe encore: «Au train dont les choses marchent, je devrais
certainement prévenir le père... ou gagner au large.»

Épouser est invraisemblable, mais fuir est un peu cruel.

Guy cependant ne voit que l'un de ces deux partis à prendre. Tous deux
sont extrêmes.




XLIII


--Monsieur Gottfried, dit Nora, au salon, en bas, à l'heure du
crépuscule, le soir du même jour,--pas de piano aujourd'hui, je vous en
prie, monsieur Gottfried.

Nora est impatiente d'aller retrouver Guy, qu'elle a quitté voici bien
dix minutes.

--Et pourquoi cela, mademoiselle?

--Pour rien, j'ai mal aux nerfs voilà tout.

--Eh bien, ce morceau de Chopin, mademoiselle... Je vous conterai,
comme récompense, les amours de ce grand artiste.

--Vous en rabâchez, monsieur Gottfried, des amours de ce grand
artiste... Contez-moi les vôtres.

--Si vous voulez.

Gottfried se rapproche de Nora. Elle frappe du pied et imite l'enfant
qui pleure, avec de jolis sons perlés dans sa voix larmoyante.

--Non, je m'en vais... je m'en vais, moi! Moi veux pas rester!

Pourquoi cependant ne s'en va-t-elle pas, ou pourquoi est-elle venue?

C'est qu'elle meurt de l'envie d'aller retrouver Guy tout de suite,
et qu'elle fait tous ses efforts pour s'en empêcher. Sa résolution,
envers lui, n'est pas encore prise. Elle met entre lui et elle, la
personne sans importance de Gottfried, car ce Gottfried, quand elle
veut l'envoyer tout simplement promener, oh! ça n'est pas long!

--Laissez-moi aller, de bon cœur, monsieur Gottfried. Je vous
embrasserai, là!

Et elle pouffe de rire.

--Enfin! s'écrie Gottfried. Ça sera bien la première fois.

On vient d'apporter les lampes. Nora se lève, toujours riant, et va à
Gottfried. Elle lui offre son visage, il en approche le sien.

Oh! si elle pouvait savoir, la pauvre Nora, où est Guy en ce moment,
son cœur défaillerait!

Guy est assis sur un banc du parc, à vingt pas de la fenêtre du salon
qui s'éclaire sous ses yeux tout à coup, et il voit, sans rien entendre
de ce qu'ils disent, Gottfried et Nora se rapprocher... Une angoisse
atroce saisit son cœur, le serre comme un étau, le broie d'une pression
lente... Guy est jaloux, mais cela n'est rien,--il est déçu!--Qu'est-ce
que c'est donc que cette petite fille? A-t-elle ou non du cœur? que
veut-elle faire de lui?.. Évidemment, ce n'est qu'une mauvaise petite
nature, viciée encore par une absurde éducation libre. Comment lui,
Guy, serait aux mains d'une enfant, et d'une enfant pareille!.. Et il
l'aime donc, puisqu'il souffre? car il souffre horriblement!.. Des
idées contradictoires se heurtent dans sa cervelle... Se lever et fuir,
monter dans sa chambre, boucler sa valise, quitter à jamais cette
maison où il se sent en danger... car il y va de l'honneur, puisqu'elle
n'est qu'une enfant!.. Il voudrait aussi courir à cette fenêtre où
s'encadrent toujours, clairement visibles sous la transparence du
rideau, les deux visages de Nora et de Gottfried, rapprochés l'un de
l'autre... Oh! la briser du poing, cette vitre, et dire: Je suis là!

En ce moment, Gottfried, toujours dans la même attitude, est en train
de répéter:

--Mais vous ne m'embrassez pas!.. Embrassez-moi, voyons,--c'est promis.

--Et je n'en ferai rien, soyez tranquille; j'ai seulement voulu dire
que je me laisserais faire.

Il en prend son parti, et, la saisissant par les deux épaules, il baise
la joue, puis le cou, et cherche les lèvres.

Et Guy,--c'est étrange,--frappe du poing le dossier du banc sur lequel
il est assis. Guy est malheureux. Il a envie de pleurer.

--Assez! assez, monsieur Gottfried! dit Nora, c'est assez!.. Bonsoir!

Elle se sauve et disparaît.

Nora s'élance dans le parc à la recherche de Guy, qu'elle n'a pas
trouvé dans la maison. Elle ne se doute pas du mal qu'elle vient de lui
faire... Oh! si elle pouvait savoir!

Elle va le chercher bien loin... Sans le voir, elle le frôle de sa
jupe envolée au vent de la course. Et quand il sent contre son genou
le frémissement de cette robe, et sur son visage le frisson de l'air
qu'elle a déplacé, il ne sait plus ce qu'il doit faire, la saisir au
passage, la prendre pour la châtier, ou bien lui crier: «Vous vous
trompez, pauvre enfant... Le bonheur n'est pas par là...» ou bien
encore la laisser passer--à jamais.

Et du fond de l'ombre où il souffre ce tourment d'un amour à la fois
naissant et trompé, il continue à voir distinctement, à travers les
petits rideaux de guipure, légers comme un nuage, le salon éclairé,
et, au milieu, ce hideux Gottfried en train de ranger avec méthode des
brochures, des cahiers de musique.

Le cœur de Guy est éperdu. Il lui semble qu'on vient de lui reprendre
quelque chose de divin, qu'on lui avait donné. Quoi donc? il ne peut se
l'expliquer. Ne serait-ce pas simplement qu'il avait de Nora une idée
qu'il lui faut abandonner tout de suite? Oui, c'est cela. Au lieu d'une
petite fille singulière, mûrie trop tôt par le malheur d'avoir grandi
sans mère, encore enfant, déjà femme, deux fois attirante, n'a-t-il
rencontré qu'une pensionnaire effrontée, maligne, prétentieuse, un
peu vicieuse? Il s'interroge et souffre. Oui, oui, c'est bien cela,
mais, alors, pourquoi souffrir si profondément? Doit-il s'avouer qu'il
est jaloux?.. Ce n'est pas la tendresse qui pousse cette enfant,
délicieusement étrange, à jeter sa joue sur la face lippue et velue
de ce vilain casse-noisette de Nuremberg! Alors, décidément, quoi?..
quoi? L'affreuse angoisse l'oppresse toujours plus cruellement. Sa
tête éclate... En si peu de temps, avait-il donc tant espéré de cette
gamine, aux regards, aux pâleurs de femme? Hélas! Guy est amoureux! et
l'amour, le dégoût et la colère gonflent son cœur!

Ce n'est pas par hasard qu'il est venu sous cette fenêtre; il voulait
la voir, jouir de ses mouvements, les étudier aussi, se faire un
jugement. Le voilà fixé. N'était-ce pas son droit, puisqu'elle avait
attaqué son cœur, la première, elle, la maligne voleuse?

Où est-elle maintenant? A quel autre jeu a-t-elle couru?

Il se perd en silence dans les allées les plus étroites du parc,
se dissimule à tout instant derrière les arbres, l'œil aux aguets,
l'oreille tendue, épiant...

Que croit-il surprendre encore?

Quel roman compliqué suppose-t-il donc? Il a honte, lui, à son âge,
de s'occuper ainsi des gestes d'une fillette!.. Est-ce que cela le
regarde?.. Non, il se méprise d'en être là, mais une force qu'il ne
peut pas vaincre le mène où il va... il ne sait pas où... Tout à coup,
il perçoit des bruits de pas sur le gravier... Il se cache dans les
bruyères du bord de l'allée...

Un couple s'avance.

Est-ce Mitry? Est-ce Mlle Marthe?

Guy regarde et écoute. C'est Nora... avec un jeune homme! Guy ne
connaît pas Jacques.

--Ne viens pas cette semaine, Jacques, ni l'autre, entends-tu?

--Ah! répond Jacques tristement... Je sais, vous avez du beau monde.
Mais pourquoi pas au grand Pin, une fois la semaine, comme toujours?

--Non! non! plus! dit-elle. Ça n'est plus possible; on verra plus
tard... Est-ce que tu n'es plus mon bon chien?

--Si, répond vivement Jacques, si, mademoiselle, et j'obéirai.

--Eh bien, adieu.

Elle est impatiente.

En silence, Jacques la prend dans ses bras, sous le regard ardent et
invisible de Guy... Il la presse un moment contre lui, en effleurant
des lèvres, son cou, ses joues... sa bouche!

--Adieu! adieu, dit-elle.

Le petit leveur de liège, pour sortir du parc, passe par-dessus le
mur... Pourquoi pas par la porte? C'est la question que se pose Guy.

Nora retourne vers la maison. Le jugement de Guy sur Nora est fixé,
décidément fixé.

«C'est une vulgaire petite friponne! C'est bon, on veillera. Adieu,
bonsoir, mon rêve bête! Étais-je assez un vieux fou! Comme cela, en
cinq minutes, j'avais construit tout un monde d'espérances! A quoi
tiennent pourtant les choses! Ainsi, quelques heures seulement après
les caresses qu'elle m'a faites, là-bas, au creux du ravin, devant la
mer, à moi, Guy, elle en est venue à celles-ci! J'avais pu croire à un
amour naissant, touchant, suave, dans un cœur d'enfant,--et le mien
avait été remué! Et je me suis lourdement trompé.»

Cela l'indignait plus qu'il n'aurait su dire. Il ricanait tout haut!

«Non, vrai, quelle sottise!.. N'y pensons plus. A joueuse, joueur
et demi... je regarderai son manège. Ce sera un des passe-temps de
cette vie isolée... C'est égal, je ne me croyais pas si sot... Adieu,
paniers, la grêle a fait vendange!»

Et Guy, cherchant à s'analyser, trouve qu'au fond du sentiment qu'il
commençait de sentir pour Nora, il y avait, en même temps que de
l'amour, beaucoup de cette tendresse paternelle qui vient, même sans
objet, au cœur des hommes de son âge, si sourdement profonde. Gottfried
pourrait lui dire là-dessus de fort belles choses en invoquant la
Volonté de l'espèce. Guy songe tout simplement que cette forme
enfantine appelait la protection et qu'il eût été heureux de la lui
donner; que ces yeux de douleur appelaient la consolation et qu'il les
eût fermés sous ses lèvres avec joie, en berçant dans ses bras la
toute petite.

--Eh bien, dit François Mitry, le soir, à table, êtes-vous content de
votre journée, mon cher Guy?

--Enchanté! répond Guy d'un ton ironique, si froid, si dégagé, que Nora
tressaille.

--Bien vrai? demande-t-elle.

Guy prend la main droite de l'enfant et la serre dans sa main gauche
d'une pression douce et ferme. Au toucher de cette main, cette sorte de
tendresse paternelle à laquelle il songeait tout à l'heure s'éveille en
lui, et une pitié immense lui vient pour un être si jeune, si petit,
si faible, et déjà,--croit-il,--si perdu! et c'est d'une voix toute
timbrée de caresses qu'il prononce:

--Non, non, pas enchanté du tout, à la vérité. J'ai du vrai chagrin,
mademoiselle.

Il voit l'étonnement dans les yeux de Nora, et pour reprendre tant bien
que mal ce qu'il a dit, pour la tromper sur le motif de sa peine:

--C'est même afin de l'oublier, mon chagrin, que je suis venu ici;
n'est-ce pas, Mitry?

Et Nora aussitôt se propose de consoler Guy. Il a du chagrin? tant
mieux, cela le rapproche d'elle. Et voilà que tout à coup elle se sent
monter au cœur, pour lui, un grand amour définitif, étrange, capricieux
et volontaire comme elle, et qui, fait de tout son passé, va faire tout
son avenir.




XLIV


A présent qu'elle est sûre de son sentiment, Nora, avec la franchise
hardie de son caractère, avec sa violence impérieuse, voudra l'imposer.
Elle est ce qu'elle est, comme elle dit quelquefois, et elle le fait
bien voir.

Le lendemain matin, au point du jour, on a réveillé Guy pour la chasse.
Il s'habille, et il est prêt à partir, quand on frappe à sa porte.

--Entrez, dit-il.

C'est Nora. Il est stupéfait.

Elle entre, repousse la porte, sans la refermer.

--Je viens, dit-elle, vous chercher pour le déjeuner du départ. Le café
nous attend en bas. J'irai à la chasse avec vous. Je tire assez bien,
vous savez?

Il l'examine. Elle s'est plantée devant la porte presque fermée,
et tout en disant: «Venez,» elle le regarde toujours fixement,
profondément, sans faire mine de sortir.

--C'est bon, je vous suis, dit-il, feignant de chercher, dans un
tiroir, son mouchoir ou ses gants.

Quand il se retourne, gêné, Nora est toujours là, debout, et il
retrouve les deux grands yeux noirs, ardemment fixés sur les siens.

Il songe à ce qu'il a vu la veille, aux baisers de Gottfried! aux
baisers de Jacques! Il pense qu'il n'y a pas à s'y tromper: il a son
tour! Une colère le prend. Est-ce qu'on veut l'entraîner, lui, Guy, à
cette perfidie, d'embrasser, dans les coins obscurs d'une maison dont
il est l'hôte, la petite fille de son hôte?

--Allez, dit-il d'un air froid. Je vais vous suivre... allez, mon
enfant.

Il s'efforce de paraître calme, mais son cœur gronde et sa voix tremble.

Nora ne bouge pas. Ses yeux lancent une si brûlante flamme que Guy
est atteint. Un nuage passe sur sa pensée d'homme; sa vue se trouble.
A travers une vapeur, il voit la femme, petite, toujours debout, ses
yeux toujours dardés, sa lèvre palpitante... Elle sait ce qu'elle
veut et que son visage le dira. Elle a appris,--des bêtes, des
choses, du frisson des bois et des vagues, des hommes même, de son
père,--la puissance et la fatalité d'aimer. Elle a appris,--sous les
persécutions,--la révolte, les insistances acharnées. Elle ne craint
rien, Nora, rien au monde, ni une mère, ni un père, ni la souffrance,
ni la mort. Elle veut aimer. Elle aime. Elle vient. Voilà tout.

«Pourquoi non? songe alors Guy tout à coup, avec violence. Pourquoi
non, si elle s'impose, si elle sait, si elle veut, si elle est libre et
consciente,--si c'est ainsi?»

Il sent bien que le fatalisme d'amour s'empare de lui et le conseille...

Le satyre qui, selon le mot du poète, s'éveille en tout homme à l'odeur
des forêts, s'éveille en celui-ci, devant cette nymphe sauvage, qui
vient et qui s'offre, avec entêtement. Guy éprouve, en coup de sang,
l'envie sourde et terrible, folle, de se jeter sur elle, de l'emporter
où elle veut, toute mignonne comme elle est.

--Allez-vous-en! dit-il irrité.

C'est maintenant sa voix qui gronde et son cœur qui tremble.

Nora fait un pas, comme fascinée, et c'est elle qui le fascine. Il
n'est plus lui-même! Il court à elle, attiré, éperdu, la prend à pleins
bras, appuie un baiser, un seul, mais furieux, sur sa bouche qu'il
écrase, et répète d'une voix creuse, altérée, en la repoussant de lui
avec violence:

--Allez-vous-en! Va-t'en!... enfant terrible! Il faut t'en aller!
Va-t'en!

Et si dure est la voix, si brutale est la secousse, qu'elle retrouve,
dans la joie du baiser farouche, toutes les douleurs qu'elle aime.
Aussi brutalement la repoussa, jadis, un autre homme qu'elle aimait,
son père,--aussi brutalement la repousse, aujourd'hui, celui-ci
qu'elle aime. Le voilà donc, l'élément natal de son âme, douleur,
colère, haine d'amour! mais, cette fois, c'est bien à elle que
s'adresse tout cela. A elle, encore enfant, déjà femme. Elle est
heureuse, et elle est sombre.

Guy est debout, l'air égaré, et tout le cœur de la petite bondit vers
lui. Ne lui a-t-elle pas dit un jour, il y a longtemps, longtemps: «Je
vous aime, parce que vous êtes bon?» Et n'est-ce pas parce qu'il est
bon qu'il la rejette aujourd'hui? oui, oui, c'est pour elle, c'est
pour bien faire, elle le comprend de reste. Elle a donc tout en lui,
dans cette seconde, tout à la fois: bonté et dureté, tendresse et
fureur! Inconsciente des raisons qui la rendent joyeuse, sa petite âme
retrouve, comme un oiseau des mers, la tempête qu'elle a coutume de
braver, qu'elle aime, qui l'emporte où elle veut, et qui la berce.

Elle l'avait bien deviné, qu'il y avait, dans le cœur d'un homme vrai,
quelque chose de semblable aux vents, à la mer, à la force ardente des
choses, à l'âme des éléments.

Elle est toujours là, debout. Alors, épouvanté de ce qu'il pense, de ce
qu'il voudrait, s'il s'écoutait, Guy s'assied au pied de son lit, d'un
air pitoyable; et, d'une voix de prière, où elle sent l'humilité du
vaincu:

--Allez-vous-en, je vous en supplie, petite Nora!

Et telle qu'elle était venue, silencieuse, comme rigide en sa volonté
que trahit sa démarche, Nora, sans un sourire, regardant devant elle le
vide avec son œil dilaté et noir,--s'éloigne, emportant dans son cœur
l'orgueil du triomphe, tandis que Guy se prend à sangloter.

Il pleure parce qu'il sent bien qu'il l'aime et qu'il ne faut pas;
parce qu'il ne peut ni ne doit l'épouser, et qu'elle est perdue,
pense-t-il, deux fois perdue, pour lui et pour elle!




XLV


La vie au château suit son cours. François Mitry tous les jours amuse
ses invités, parmi lesquels éclate, par sa belle tenue, Émile Louvier,
sur qui sont fondées des espérances ignorées de lui. C'est un très bel
homme, qui vient de faire trois ans de service militaire, aux dragons,
car il a dédaigné de passer des examens quelconques, et de se présenter
à aucune école. Il faut lui rendre cette justice qu'il est vraiment
beau sans ridicule, sans la moindre afféterie. Il le sait un peu, et il
y paraît quelquefois, rarement, seulement quand on provoque sa vanité.
Il suit trop les modes au gré de certaines personnes, mais il les fait
valoir à merveille. Le nombre de ses épingles de cravate est infini,
et il en montre, chaque jour, deux ou trois tour à tour, mais il faut
convenir que ce sont des bijoux du meilleur goût. Il chante avec une
belle voix. Il monte élégamment à cheval. Il jette bien son coup de
fusil et professe en littérature des opinions faisandées--mais c'est
affaire de mode et il changera de théories dès que le mot d'ordre sera
changé. Au demeurant banal, mais bon garçon et brave, doué en somme des
mêmes défauts, des mêmes qualités que les hommes quelconques de son
âge. Ajoutez que dans ce spécimen vulgaire de l'humanité de vingt ans,
le beau mystère de vivre et de désirer apparaît avec le même attrait
que chez tous les êtres jeunes et s'échappe, aussi impérieux, de tous
ses regards et de tous ses gestes. Il a vingt-quatre ans.

Nora le regarde tout juste avec la même attention qu'elle prête aux
autres invités, y compris les femmes. Aucun ne l'intéresse, ni le gros
banquier Legros, trop bien nommé, ni le général Lagrange, ni leurs
femmes, ni l'avocat Poireux, ni le colonel de la Balme. Tout ça, pour
elle, c'est «des gens». Il y a quatre jeunes filles, deux Lagrange,
une Legros et enfin Mlle Lairoy, accompagnée de sa mère, et sœur
du jeune Alfred, un adolescent de dix-neuf ans, que, dans sa pensée,
François Mitry met en balance avec M. Émile Louvier. A ces gens
viennent s'ajouter deux ou trois personnages d'égale importance, et
enfin Mitry annonce qu'il ne manque plus à l'appel que deux amis, M. et
Mme de Morigny, deux amis qu'il croyait perdus, et qui, après neuf
ou dix ans passés dans tous les ports de mer du globe, à la recherche
de la fortune enfin rencontrée, viennent de rentrer en France.
Morigny lui a écrit voici huit jours à peine. Mitry a répondu «Venez,
l'occasion est bonne. Vous trouverez ici joyeuse et belle assemblée.»

M. de Morigny a riposté: «Nous arrivons.» Ils arrivent en effet. Toute
la compagnie annoncée est maintenant au complet, et chaque jour ce sont
parties nouvelles, tantôt en commun, tantôt par groupes séparés. Mitry
a fait des programmes à l'avance. Il en propose un tous les matins. Et
Mlle Marthe aidant (elle se multiplie), le personnel étant triplé à
l'office et dans les écuries, tout marche à souhait.

Après les repas bruyants, on se disperse, le soir, à travers le parc.
Les pins bruissent. La mer leur répond. Tout le monde goûte avec
ravissement le charme des belles soirées du Midi.




XLVI


Par un de ces soirs exquis, où chacun à sa guise choisit son compagnon,
Guy, lui, recherche un peu de solitude. Il trouve, au fond du parc,
une petite porte entr'ouverte qui donne sur la libre colline. Il sort,
monte la pente par le sentier bien tracé, éclairé sous la lune.

Il ne s'aperçoit pas qu'une petite ombre l'a suivi... Tout à coup, sur
sa main que, par un geste d'habitude, il porte derrière son dos, il
sent se poser une main très douce, et qui caresse... Il tressaille;
il a compris, mais il ne se retourne pas; il éprouve un plaisir
douloureux, qu'il attendait, qu'il redoute, qu'il veut prolonger et
qu'il se reproche.

Une voix enfantine parle d'un ton boudeur:

--Vous ne voulez-vous plus me parler, monsieur Guy?

Guy, qui doit être mécontent, se tait.

La voix plaintive, toujours boudeuse, continue:

--Vous ne m'aimez plus, dites? Qu'est-ce que je vous ai donc fait,
monsieur Guy?

Il ne répond rien.

--Vous ne me parlez plus jamais. Vous avez l'air de me fuir,
toujours... Vous êtes fâché, monsieur Guy? Au moins, on dit ce qu'on a.

Il se ressaisit, et d'un ton qu'il veut rendre naturel, se retournant
enfin:

--Je ne suis pas fâché, ma chère enfant, et je ne suis pas assez sot ni
assez impoli pour refuser de parler à la charmante petite maîtresse du
lieu, mais je ne comprends pas vos questions.

Nora fait une moue de dépit, invisible dans l'ombre. Elle hausse
l'épaule, et elle frappe du pied, oh! à peine.

Elle ne veut pas que cela s'entende.

--Eh bien! fait-elle d'un ton dégagé, parlons d'autre chose.

--Je le veux bien... Comment va monsieur Gottfried? répond Guy, d'un
ton d'innocence.

--Pourquoi cela? demande Nora, surprise.

--Pour rien... pour parler d'autre chose.

--Bon... Est-ce qu'il vous plaît, monsieur Gottfried? interroge-t-elle.

--Oh! pas du tout!

--Allons, tant mieux!

--Et à vous, mademoiselle?

--La belle question! il me fait horreur.

--Ah? Pourquoi le tolérez-vous donc comme professeur?

--Autant lui qu'un autre... Et puis, je ne l'ai pas choisi; on me l'a
imposé.

--On vous impose donc quelque chose, à vous? je vous croyais fière,
insoumise, et même indomptable! réplique Guy vivement.

Nora se mord les lèvres... C'est vrai que, si elle voulait, ce vilain
Gottfried serait bien loin, depuis longtemps! Elle en convient avec
elle-même. Elle se tait, et Guy reprend:

--Il ne vous embrasse jamais, cet homme aimable?

--Voyons! s'écrie Nora, qui joue les indignées, voyons, monsieur Guy,
jamais, j'imagine!... Moi! moi et Gottfried! oh! mais songez donc!

Son indignation est sincère, car ses caresses à Gottfried ne le sont
pas, et elle n'imagine pas que des caresses de moquerie cela puisse
compter....

Alors, Guy poursuit, implacable:

--Et ce petit paysan, gentil ma foi, qui rôde sans cesse autour de
vous, mademoiselle Nora, il ne vous embrasse jamais, lui non plus?

--Jamais! dit-elle vivement... jamais, monsieur Guy!

La pauvre enfant veut être aimée. Alors, elle se défend... Aux yeux de
Guy, elle sent bien qu'elle serait coupable, s'il savait. Cette idée,
qui lui est toute nouvelle, la consterne. En ce moment, elle voudrait
pleurer. Elle ne peut pas.

--Eh bien, ma pauvre petite, dit lentement Guy: vous mentez encore!

--Oh! fait Nora, et son pied bat la terre avec rage. Elle égratigne sa
main, dans l'ombre. Elle pense que, malgré le beau clair de lune, Guy,
par bonheur, ne peut pas la voir très distinctement. Elle ne répond pas
un mot. Elle écoute la voix sévère qui poursuit:

--Vous êtes une enfant et vous mentez, Nora. J'ai regardé votre
Gottfried. Je lis sur les visages et dans les yeux, moi. C'est un don
que j'ai. C'est fâcheux pour vous. Or, Gottfried vous embrasse, et
Maurin aussi. Et ils seraient bien sots, tous deux, de ne pas le faire,
puisque vous le permettez! mais je ne peux pas, non, je ne peux pas
aimer, moi, une petite fille qui ment, et sur de pareilles choses! il
faut donc oublier la folie d'une seconde... que vous avez provoquée,
mauvais petit démon...

Et, pour ces derniers mots, la voix de Guy s'est attendrie. Il a mis
dans le reproche une involontaire caresse...

--Il faut, poursuit-il plus doucement, laisser bien tranquille votre
ami, qui vous aime,--je parle de Guy,--sinon vous le forcerez à partir
bien vite, et ce serait dommage pour lui, car ce pays est beau, petite
Nora... très beau, en vérité.

Guy n'a aucune envie de partir, mais il dit cela parce qu'il le faut.

--Et puisque nous y sommes, ajoute-t-il, je vous engage
paternellement, mignonne, à ne pas entrer de si bonne heure dans la
chambre des hommes, Nora!.. Où en serions-nous, dites-moi, si j'étais
un malhonnête homme, ou seulement un homme faible! je serais, à mes
propres yeux, déshonoré, petite fille. Tenez, prenez garde à vous,
Nora... gardez-vous du mensonge... et des démarches inconsidérées...

Guy s'attendrit à la voir si petite, la fillette à qui il s'adresse.
C'est, en ce moment, comme il vient de le dire, un sentiment paternel
qui dicte ses paroles.

--Prenez garde, pauvre petite! prenez garde! répète-t-il d'un ton
d'affectueuse prière... Rappelez-vous ce que je vous dis. Il vous
arrivera tant de mal, si vous ne prenez pas garde! Il se pourrait bien
que personne au monde ne vous parlât plus jamais raisonnablement, comme
je le fais, moi, dans votre unique intérêt... C'est pour vous, pour
vous, ce que je dis là,--pas pour moi, je vous assure... J'ai beaucoup
d'affection pour vous, enfant que vous êtes, oh! mais beaucoup,
beaucoup!

Comment se fait-il qu'il sache tout d'elle-même, qu'il devine ou voie
tout en elle, ce Guy? Comme il lui a parlé de Gottfried et de Jacques?
C'est vrai, qu'il sait tout! C'est comme un juge.

Sombre, la tête basse, muette, une rage au cœur, Nora s'éloigne en
cherchant dans sa tête comment elle pourra bien le punir, ce Guy
détesté!

... Il y a beaucoup de pitié pour Nora dans le cœur de Guy, mais aucune
estime.

Nora le comprend, mais elle n'en est qu'irritée, parce qu'elle a
l'habitude de la révolte, de la colère, du commandement et de la
vengeance. Ses yeux sont secs et brûlants. Elle a beau vouloir, elle
ne sait pas pleurer parce que, dans les commencements de ses grandes
peines, elle n'a pas voulu, par fierté; ou bien qui sait? peut-être
a-t-elle une de ces natures de feu qui brûlent et sèchent au dedans la
source même des larmes.

Nora a trouvé sa vengeance: elle fleurtera avec Émile! avec cet Émile
Louvier qui, de l'avis de tout le monde, est si beau, bien plus beau
que Guy, pour sûr! Guy? songez donc! Guy pourrait être son père!




XLVII


François Mitry est enchanté et Mlle Marthe désolée. Ouvertement,
Nora fait la cour à Émile. C'est ce qui fait que Gottfried, si l'on n'y
veille, crèvera d'un coup de sang.

Quant à M. de Fresnay: «Au diable, pense-t-il, cette enfant qui fleurte
avec tout le monde! C'est avec ce monsieur Louvier, maintenant! Eh
bien, qu'il l'épouse, ce beau jeune homme, et que Dieu les bénisse!
Moi, me voilà délivré d'une assez méchante affaire!»

--Demandez donc à monsieur de Fresnay, dit Nora qui cause avec
Gottfried dans le parc, si le verbe _berner_ est venu de Berne....
Monsieur de Fresnay sait tout.

--Le verbe _berner_, réplique Gottfried, vient, je crois, du mot
espagnol _bernia_, qui veut dire couverture.... J'ai fait des
recherches... Mais il ne s'agit pas de cela, mademoiselle. Vous aimez
donc ce jeune homme?

--Qui cela? Monsieur Guy? fait Nora. Ça n'est pas un jeune homme....

--Eh non! ce monsieur Louvier.

--Je l'aime sans l'aimer, dit Nora... comme je vous aime....

--Alors, pourquoi lui parlez-vous tout bas, dans tous les coins?

--Comme à vous, monsieur Gottfried. C'est sans conséquence.

Une voix les interrompt. C'est celle de Guy.

--Eh bien, monsieur Gottfried, vous avez formé là une excellente élève.

--Monsieur le ministre, vous êtes trop bon.

--Ministre? interroge Nora.

--Les plénipotentiaires portent ce titre, dit Gottfried. Et c'est peu
de chose pour un homme tel que monsieur de Fresnay.... Nous parlions,
monsieur le ministre, de ce monsieur Louvier, et j'osais représenter à
mademoiselle qu'elle se compromet....

--A moins, riposte Guy vivement, qu'elle ne désire l'épouser....

--Oh! fait Nora tout à coup, d'une voix sifflante,--vous êtes méchant!

Elle lève rageusement les épaules et s'en va.

Gottfried, interloqué, perd la tête.

--N'est-ce pas, monsieur, que le verbe _berner_ ne vient pas de Berne,
mais de _bernia_? dit-il étourdiment, ne sachant plus où il en est.

Guy, à son tour, agacé, hausse les épaules comme Nora, et placidement:

--Vous en êtes un autre! répond-il à Gottfried qui pense:

«Les voilà, les finesses de la langue française! Jamais je n'en serai
maître!...»

Et le soir, à dîner, au moment où se croisent, d'un bout de la table à
l'autre, des toasts fantaisistes, Nora, qui s'occupe fort peu de son
voisin, M. de Fresnay, élève sa coupe de champagne, et interpellant par
son nom Émile Louvier, assis presque en face d'elle:

--Monsieur Émile Louvier, moi, je bois, dit-elle, à votre santé!

Elle sourit, et elle salue de la coupe, mais au moment où elle va
boire, Guy, d'un mouvement que personne n'aperçoit, choque le bras de
Nora. Elle laisse échapper son verre, qui se brise...

--Enfin! dit-elle tout bas.

Elle a voulu, elle veut se faire aimer de Guy. Les autres, que lui
importe! Ils ne demanderaient pas mieux, les autres, et ce serait trop
facile! C'est Guy qu'elle veut, ce Guy qui résiste et qui est bon.

Et sa main, restée mignonne comme celle d'une enfant, se glisse sur le
genou de Guy, bien doucement, bien en secret.

Alors, exactement comme autrefois, Guy prend cette main, la pose sur la
table et, la tenant pressée sous la sienne:

--Il faut toujours montrer tout ce qu'on pense, petite Nora, toujours!

Dans le brouhaha des conversations d'une fin de repas, l'incident passe
inaperçu ou à peu près, et, sans être remarqué, Guy peut fixer son
regard sur les yeux fixes et noirs de Nora. Elle les détourne tout à
coup et veut retirer sa main. Elle a honte et elle a peur. A huit ans
d'intervalle, elle retrouve une même impression, fidèlement reproduite:
elle n'est plus qu'une enfant sous l'œil d'un maître bon et sévère...
et cela décidément est délicieux... Et tout bas, tout bas:

--Oh! vous, je vous aime, vous! dit-elle.

Guy, éperdu sous la morsure d'une douleur étrange, se sent heureux sans
comprendre pourquoi.

Heureux, il l'est d'aimer et d'être aimé; malheureux, de croire
indigne d'un amour vrai l'enfant qu'il adore. Et Guy prend cette fois
la ferme résolution de s'en aller au plus tôt. Il n'a pas été maître
du mouvement qui lui a fait briser la coupe de Nora. Il s'en repent.
Elle finirait par le compromettre. Il partira. Pas demain. Mais
après-demain.




XLVIII


Le lendemain, vers le soir, Nora, que Guy a évitée tout le jour, le
suit dans le parc, et l'appelle.

--Monsieur Guy, je vous cherchais....

Il fait face à l'ennemi.

--Moi aussi, dit-il.

Et brusquement:

--Je pars demain.

Elle demeure toute saisie et muette. Pour la première fois il la voit
tremblante et intimidée. Elle a pâli. Il fait un effort sur lui-même;
il veut, d'un seul coup, arracher de son propre cœur et du cœur de cet
enfant, l'amour qui germe.

--Vous serez heureuse, dit-il, vous épouserez monsieur Louvier.

Il y a de l'amertume dans ces paroles. Ce n'est pas là ce qu'il fallait
dire, il le sent bien. Sa jalousie se trahit. Un sourire triste, très
fin, naît aux coins des petites lèvres serrées de Nora.

--Je comprends, poursuit-il répondant à ce sourire. Vous avez cru, hier
soir, que j'avais renversé votre coupe exprès, pour vous empêcher de
porter cette santé?

Nora relève avec lenteur ses grands beaux yeux vers Guy. Il y voit
clairement la question qu'elle se pose: «Est-ce que Guy va mentir?» Et
Guy renonce au mensonge qu'il préparait.

--Eh bien, oui, je l'ai fait exprès, dit-il, mais pas du tout comme
vous croyez, car (pensez-en ce que vous voudrez), ma volonté consentie
n'y était pour rien! La vérité, c'est que je ne veux pas vous aimer. Je
sens que cette minute où nous voici est grave.... Toute la vérité, je
vous la dois, si dure qu'elle vous paraisse.... Le bonheur de votre vie
dépend de ce moment-ci peut-être. Eh bien, ma pauvre enfant, vous ne
m'inspirez pas la confiance qu'il faut. Quand on prétend aimer un homme
tout de bon, on n'a pas avec un autre les familiarités que vous avez
depuis trois jours avec ce jeune Louvier, qui est beau, j'en conviens,
et riche,--et parfaitement digne de vous plaire. Donc, soyez heureuse,
mais laissez-moi, je vous prie, en repos.--Du reste, pour couper court
à tout ce petit roman,--je vous répète, ma chère enfant, que je pars
demain. Voilà pourquoi je vous cherchais, moi aussi; je voulais vous
l'annoncer.

A mesure que parle son ami, à mesure que la réprimande devient plus
sévère et plus froide et surtout lorsqu'elle entend le mot de départ,
Nora sent monter en elle toute la violence de sa passion, désir, espoir
et crainte. Son petit cœur bat très fort. Ses lèvres sont très pâles;
ses yeux, grands ouverts et fixes, enveloppent Guy d'un regard d'appel
suprême, de possession désespérée. Il lui semble qu'elle se noie, et
elle veut vivre!... Elle va s'attacher, s'accrocher, s'enrouler à lui!

--Vous partez? interroge-t-elle enfin, lentement, d'un air de ne pas
croire encore à cette chose monstrueuse.

--Oui, dit-il avec calme, demain soir.

Alors, brusquement, d'un ton d'enfant gâtée, qui ne veut pas, et qui
cherche à convaincre par un reproche caressant:

--Il ne faut pas, dit-elle, ce serait mal... très mal....

Elle ajoute après un silence:

--Tout serait perdu!

Puis, sans transition, emportée par l'onde soudaine des sentiments
tumultueux qui s'accumulent dans son cœur et le débordent, elle dit,
d'un ton net, tranchant, impérieux:

--Il ne faut pas, je t'assure.

Elle le tutoie, tout à coup, comme autrefois.

--C'est impossible, impossible! C'est impossible! Il ne faut plus _me
laisser toute seule_!... je vais t'expliquer... Viens ici, écoute!

Elle lui dit «tu» involontairement, comme elle lui a dit «tu», l'enfant
sauvage, il y a huit ans, à ce même Guy, la première fois qu'elle
l'a vu... Quelque chose de plus puissant que tout, sort, en ce moment
suprême, de ses regards, de ses moindres gestes... Quand ce ne serait
que par pitié, il faudrait maintenant l'écouter, lui obéir....

--Viens ici! Ecoute, dit-elle. Je vais t'expliquer.

Et Guy la suit, charmé, séduit, étonné, fou.

Elle le conduit dans un taillis épais. Sous les troènes et les
arbousiers, un banc est caché. Elle fait un signe. Le voilà, docile,
qui s'assied près d'elle.

--Écoute! dit-elle, agitée et grave à la fois, et toujours plus pâle.

Sa voix, à mesure qu'elle parle, se précipite. Cela devient de la
volubilité. Elle voudrait tout dire en même temps. Elle vide son cœur,
tout entier, dans un cœur ami, pour la première fois de sa vie. Elle
veut tout montrer, tout à la fois, le passé, le présent, tout le bon et
tout le mauvais. Elle se donne.

--Écoute, je t'ai menti... Gottfried m'embrasse souvent, mais il me
fait horreur... Si je l'ai laissé faire, dans les commencements,
c'était pour pouvoir le faire aller, tu comprends?--on s'ennuie
tant ici, des fois!--Je voulais le commander à ma guise--mais il me
répugne,--tu comprends bien?... Tu ne vas pas croire autre chose,
n'est-ce pas?.. Ce serait atroce!

Guy écoute, tout pâle. Il tremble un peu.

Elle poursuit, avec une volubilité toujours plus grande, de l'air
affairé des enfants qui ont beaucoup de choses à dire et qui semblent
regarder avec leurs yeux, dans l'espace, les images qui se succèdent
rapidement dans leur pensée:

--Pour Jacques, c'est un bon petit, il m'aime comme un chien... oui,
je l'embrasse, et de tout mon cœur encore! lui aussi m'embrasse; c'est
comme un frère. J'étais si seule, si malheureuse, depuis la mort de
Jupiter! Voilà, je dirai tout. Mon père ne m'a jamais aimée, depuis la
mort de maman. Un jour, il m'a repoussée, renversée à terre, blessée!
J'avais huit ans, ma mère venait de mourir, je n'ai rien compris à
tout ça... Les hommes sont méchants. Mon père embrasse Marthe; il
l'épousera, tu sais!.. Tu as compris ça, toi, du premier coup et tu
m'as défendue, un jour, il y a huit ans. Tu as peut-être empêché bien
des choses. Est-ce que tu as pu croire vraiment que j'avais oublié?...
Non, non! Je me rappelle tout, tout de toi, tu entends,--tout! Tu as
été bon, je sais. Tu es bon. Et tu es fort. Je t'aime. Et voilà tout.
Pourquoi ne veux-tu pas de moi, dis? Je t'aimerai tant! Je t'aime
tant, déjà! Tu vois, je dis tout... Je t'ai menti, c'est vrai, l'autre
jour... Je mens, d'habitude, à tout le monde, mais personne ne le
voit: on est trop bête! ou bien personne ne prend la peine de me
gronder, parce qu'on ne m'aime pas!... Toi, tu grondes, tu es bon, je
te dis, je le sens, va, je le vois, et tu es fort... J'aime la force,
comprends-tu? Jupiter était fort et il était bon. Ah! si papa m'avait
aimée! mais il ne m'aime pas; j'ai eu beau chercher, je n'ai jamais su
pourquoi. Est-ce que c'est juste? Les enfants, on ne leur dit rien, et
ils souffrent de tout. C'est injuste. Et c'est mauvais. Veux-tu m'aimer
encore, dis, comme tu m'as aimée il y a huit ans? je serai si sage! Je
t'obéirai, à toi, oh! à toi seul! jamais aux autres, jamais! mais à
toi, oh oui, à toi seul! si tu le veux... Oh! Guy, Guy! veux-tu? dis
que tu veux bien!.. Tu seras mon père et ma mère, mon dieu, mon maître
et mon tout!

Guy ne répond pas. De grosses larmes coulent sur ses joues.

--Tu pleures? lui dit-elle, je savais bien que, lorsque je parlerais,
tu comprendrais... ce que je ne comprends pas moi-même... Alors, tu
m'aimeras bien, dis? je serai ta petite fille à toi, à toi, rien qu'à
toi. Je ne suis à personne. Je serai tienne. Tu feras de moi ce que tu
voudras. Et ce sera bon.

Et plus bas, tout bas:

--Tu es le maître, je t'obéirai.

Mais tout à coup, elle plonge sa tête dans la poitrine de Guy, et elle
se lamente dans un grand désespoir:

--Pardon! pardon! je ne le ferai plus, bien sûr. J'ai été méchante
avec toi, pardon!..

Il faut croire qu'un remords l'obsède, car d'une voix plus désespérée,
elle crie:

--Oh! plus méchante que tu ne crois!

Alors, Guy n'y tient plus et, la serrant à pleins bras:

--Mon enfant! mon enfant! ma chère petite! calme-toi,... je t'aimerai
bien... mais tu ne peux pas être ma femme... comprends-moi... je suis
un trop vieil homme pour toi, pour une enfant si petite... mais je
t'aimerai bien, va, je t'aimerai...

Elle, alors, toute blottie contre lui, d'une voix de prière adorable,
qui monte vers lui avec l'humide regard de ses yeux:

--Oh! Guy! Guy! aime-moi tout de suite!

--Eh bien, oui! pauvre et chère enfant, oui, je t'aime, certainement.

Et il baise ses beaux cheveux.

Mais aussitôt, d'un bond, Nora s'est relevée. Elle a frappé du pied,
elle a tordu ses mains. Elle baisse la tête.

Et d'une voix sourde, avec ses belles notes basses:

--Non! non! ne m'aimez pas, Guy! ne m'aimez pas... Il ne faut pas
m'aimer! je n'en suis pas digne! je viens de voler votre amour! Oh! si
vous saviez! je n'ai pas tout dit!... je n'ai pas tout dit!

Elle tombe à genoux devant lui et cache son visage dans ses deux mains.

Ses mains petites, Guy veut les écarter, mais toute sa grande force
n'y parvient pas, parce qu'il a peur de lui faire mal. L'enfant s'est
roidie, et résiste, invincible.

--Allons, Nora, ma petite Nora, calmez-vous, calmez-vous, je vous
pardonne d'avance. Ne dites rien, si c'est trop pénible à dire; votre
bonne volonté, Nora, me suffit. Je vois tout votre petit cœur; il est
bon, Nora, je le sais..

--Non! non! il n'est pas bon! Vous ne savez rien!... Et quand vous
saurez tout, vous ne voudrez plus m'aimer, plus jamais! C'est affreux,
affreux!.. Mais je vais tout vous dire, tout... Voyant que vous ne
vouliez pas de moi, j'ai fleurté, comme vous avez vu, avec ce jeune
homme. C'était d'abord pour me venger, pour vous faire de la peine, et
puis... et puis...

Elle suffoque. Et, s'exaltant toujours davantage à mesure qu'elle voit
la gravité des choses qu'elle confesse:

--C'est honteux... honteux! affirme-t-elle avec une violence
extraordinaire... Oui, c'est vil et honteux... Il m'a embrassée!.. et
ce ne serait rien, s'il ne m'avait pas embrassée... comme vous l'autre
matin... comme vous, Guy, comme vous!

Elle sanglote.

--Oh! Guy! Guy! Si vous aviez su cela, il y a quelques minutes, vous
n'auriez plus voulu de moi, vous! Je vous ai volé vos caresses, j'ai
voulu voler votre amour... Est-ce que vous me pardonnerez jamais?...

Guy est très grave, très malheureux,--content aussi.

--Je vous pardonne, dit-il doucement, je vous pardonne, Nora. Au fond,
pauvre enfant, vous êtes bonne, je vous assure...

--Non, non! murmure-t-elle irritée, sombre, pleine de colère contre
elle-même. Non! je ne veux pas vous tromper... je suis méchante,
voyez-vous... Et je le serai peut-être encore, parce qu'il y a des
choses plus fortes que moi... Mais vous serez encore plus fort, vous,
n'est-ce pas?... Vous serez sévère, pour me rendre bonne tout à fait et
digne de vous! Vous me punirez, dites, mon Guy?... Il le faudra... Il
ne faudra pas me manquer, entendez-vous! Il faudra être juste toujours,
mais toujours fort,--vous entendez?--comme on n'a jamais été avec
moi... Ceux qui punissent, ceux-là aiment.

       *       *       *       *       *

Ils se serrent l'un contre l'autre, dans l'ombre de la nuit qui monte,
et qu'éprouvent-ils tous les deux, si ce n'est pas là de l'amour?




XLIX


Le lendemain matin:

--Si jamais l'envie vous reprend d'approcher trop de moi votre vilain
museau, monsieur Gottfried, vous recevrez--j'en suis fâchée,--mon
encrier lui-même sur votre tête. Vous apprendrez que je sais me
défendre, _quand je veux_; et, selon vos honorables principes,--par la
force comme par la ruse.

--Mais, mademoiselle...

--C'est fini, ça. Si vous croyez que je ne sais pas ce qui vous agite...

--Et qu'est-ce, mademoiselle?

--Peut-être bien la Volonté de l'espèce, monsieur Gottfried, achève
Nora en éclatant de rire, mais pour sûr le désir d'épouser ma dot!
Seulement, voyez-vous, monsieur Gottfried, je bois du vin rouge, moi,
et je ne me nourris pas d'andouilles, quand elles seraient de Souabe.

--Celles de Souabe sont les meilleures, dit Gottfried ingénument.

Il ne manque jamais d'exprimer cette opinion.

--Vous seriez tout à fait gentil, monsieur Gottfried, de renoncer à vos
petits projets, et de donner votre démission. Car je vous ai assez vu,
monsieur Gottfried, et si vous ne vous en allez pas de bonne grâce,
monsieur Gottfried, je vous en ferai voir de si drôles,--que vous
n'aurez plus qu'un désir...

--Et lequel, mademoiselle?

--Celui de Rückert, monsieur Gottfried: des ailes! des ailes! des
ailes!... des ailes pour filer plus vite!

Ainsi finit la leçon de ce matin, qui n'avait pas commencé du reste, et
Gottfried, abasourdi, s'en va tenir conseil avec sa sœur.

--Mes affaires marchaient si bien... Tous ces étrangers qui envahissent
le château depuis plusieurs jours, ont tout gâté. C'est ce petit Émile
qui a fait tout le mal, pour sûr.

--Je le crains, dit Marthe.

Pendant ce temps, Nora a rencontré Émile au jardin.

Il se rapproche d'elle et dit:

--Il fait beau ce matin, mademoiselle Nora.

Cette réflexion de Louvier est fort juste. Le ciel, en effet, est très
bleu.

--Pas pour vous, non, pas pour vous, réplique Nora. Le temps s'est gâté
pour vous aujourd'hui.

--Comment l'entendez-vous, mademoiselle? dit Émile, piqué.

--Tenez, monsieur Émile, je suis une personne très petite, mais j'ai
une grande volonté... Oh! vous ne me connaissez pas! je veux ce que je
veux, et ce que je veux, je le dis. Vous ne me déplaisez pas, bien sûr,
mais je ne suis pas folle de vous, non plus... Eh bien, voilà, j'ai
fait la coquette avec vous pour en exciter un autre! c'est très mal,
mais c'est comme ça.

Et d'un petit air entendu, tout à fait risible:

--On est femme, vous savez... nous sommes toutes comme ça! Ce qui
m'amusait hier avec vous ne m'amuse plus. Alors je viens vous dire: Ne
me rejoignez plus dans les coins, n'ayez pas l'air de vous entendre
avec moi,--surtout n'essayez plus de m'embrasser... je ne veux plus!

Et d'une voix creuse, Nora ajoute:

--Ça en fait souffrir un autre!

--Alors, dit Louvier, froissé, je vous ai servi de jouet, tout
simplement?

Elle le regarde d'un air narquois:

--Ça n'était déjà pas si ennuyeux!

Puis redevenant sérieuse:

--Tenez, vous prenez de travers un aveu très gentil, très bon garçon
de ma part, monsieur Louvier. Vous manquez d'esprit en ce moment. Vous
n'avez qu'à sourire, à me tendre la main et à me promettre d'agir comme
je vous demande. Est-ce dit?

Il y a, en amour, différentes méthodes françaises; il y a la hussarde,
qui n'est pas la moins estimable. Elle est très pratiquée, et, pense
Louvier, elle réussit souvent, même aux dragons.

Il saisit l'enfant par la taille et la presse. Il est fort, il est sûr
de lui, il cherche sa bouche.

Mais il a compté sans la souplesse, l'agilité, la nervosité, la
rapidité de mouvement de la petite diablesse noire qui se tortille,
glisse sous son bras, à travers ses mains, crible ses jambes de menus
coups de pied précipités, lui égratigne les mains et la joue, tire
de-ci, de-là, sa moustache et sa barbe, harcèle en un mot l'ennemi sur
tous les points à la fois. Elle est partout. En vérité, elle lui a gâté
un peu son plaisir... Il faut bien qu'il la laisse aller... Mais une
fois à terre elle ne s'en va pas. Elle se plante devant lui, le regarde
fixement et dit:

--Est-ce qu'on est lâche, dans les dragons?

C'est avec la gamine qu'il a cru lutter; il la regarde et voit, dans
ses yeux, la femme.

Alors, honteux de lui-même et tirant son chapeau:

--Veuillez me pardonner, mademoiselle.

--Volontiers, dit-elle... Je crois bien d'ailleurs que j'ai eu les
premiers torts, monsieur. Et c'est bien pour cela que j'ai voulu être
franche avec vous.

Étourdiment Émile Louvier demande encore:

--Et quel est mon heureux rival?

Elle éclate de rire, espiègle:

--Monsieur Gottfried! s'écrie-t-elle en s'enfuyant, cette fois, au
plus vite... Monsieur Gottfried, que voici!

Gottfried, en effet, cherche M. Louvier. Il l'aborde et lui dit
solennellement:

--Vos intentions sont-elles pures, monsieur? j'ai quelque droit de vous
le demander.

Il tombe assez mal, puisque Louvier, plus vexé qu'il n'a voulu le
paraître, vient tout justement de recevoir un congé en règle.

Le dragon regarde Gottfried et, à l'idée que cet ours mal léché peut
avoir la prétention d'épouser la petite fille, il est pris de la double
envie de mourir de rage et de mourir de rire.

Il prend ce dernier parti.

--Vous riez, monsieur, et pourquoi? demande Gottfried avec dignité. Ma
question n'a rien de risible.

--La question n'est qu'impertinente, dit Louvier de plus en plus agacé,
mais le questionneur est grotesque... Tenez, fichez-moi la paix.

--J'ai quelque droit de vous interroger! répète Gottfried qui a étudié
sa phrase et préparé la scène.

Le dragon le regarde de travers et prononce placidement ces trois ou
quatre mots mystérieux qu'il a rapportés de la caserne:

--Toi, ferme ton phonographe!

--Cet instrument n'a aucun rapport avec ce qui nous occupe, dit
Gottfried, qui a juré de ne pas se laisser démonter. Voulez-vous, oui
ou non, répondre à mes questions?

--Veux-tu répondre aux miennes? dit Louvier, avec une aimable
familiarité.

--Si elles sont convenables, riposte Gottfried sans étonnement, mais
avec fierté.

--Avez-vous, oui ou non, caressé l'idée d'épouser la fille de la maison?

--Oui! dit Gottfried avec énergie, je l'ai caressée!

Il n'a pas achevé qu'il reçoit sur le matelas de sa barbe épaisse une
maîtresse gifle, mais sans s'émouvoir et non sans esprit, il répond
simplement:

--C'est tout ce que je demandais! Cher monsieur, au plaisir de vous
revoir.

Et il va se mettre en mesure d'envoyer à Louvier les témoins
nécessaires.

Mais comme il s'éloigne, la figure du petit Jacques lui apparaît entre
deux branches d'un buisson voisin, et l'enfant, gravement, lui dit:

--Est-ce que ça vous a fait bien mal, monsieur Gottfried?




L


François Mitry est à mille lieues de supposer ce qui se passe
entre Guy et Nora. Et qui pourrait s'en douter? Guy a bien près de
quarante-quatre ans. Elle n'en a pas beaucoup plus de seize.

Mitry a paru, plus que jamais, ne pas s'occuper de sa fille; il n'a
jamais été si attentif pourtant aux faits et gestes de l'enfant. Il
voit bien que le jeune Alfred est tout à fait négligé par elle. Il est
persuadé que Louvier est en bonne voie, et il s'en réjouit.

Nora mariée, il oubliera ces sept ou huit années de martyre où il lui
a fallu subir la vue de cette petite, trace vivante de la fourberie
de Thérèse.... Thérèse?... voilà le nom qu'il ne peut prononcer ni
entendre sans un secret frémissement. Amour et haine, à ce nom,
gonflent son cœur. Ce nom, c'est le ferment toujours prêt à lever en
lui et à bouillonner.... Enfin, la petite enfance de Nora appartient au
passé. Un homme va la prendre, l'emmener loin de lui, à jamais. Quel
soulagement! Oh! il se propose d'être un beau-père commode: on ne le
verra pas souvent!... Après tout, il a fait son devoir strict envers
cette petite. Il l'a négligée et laissée trop libre, c'est vrai,--mais
dans une solitude où elle était à l'abri des mauvaises influences bien
mieux qu'on ne peut l'être dans les villes. Ce Gottfried, il faut
l'avouer, est un idiot,--mais qui sait beaucoup de choses. Il n'a tenu
qu'à elle de tout apprendre de lui, et de Marthe.

Voilà ce que pense François Mitry, tout en s'occupant de ses hôtes.

Or, il y en a deux qui ne lui sont pas agréables. Ce sont les Morigny.
Comment n'a-t-il pas pensé que Mme de Morigny lui parlerait surtout
de Thérèse et de Lucien, et qu'elle était peut-être leur confidente!
Lorsqu'il a reçu la lettre par laquelle les Morigny lui annonçaient
leur retour en France, et demandaient à le revoir, il était préoccupé
de mille affaires, en train d'écrire à tous les autres invités,--et
il a répondu étourdiment à Mme de Morigny par une invitation
aimable. Est-ce étourdiment? N'a-t-il pas songé, une seconde, que par
cette Mme de Morigny, il aurait peut-être des détails nouveaux
sur son grand malheur? Quels détails? il sait tout. Qu'a-t-il besoin
de renseignements? Qu'a-t-il besoin de faire mettre le scalpel dans
sa vieille plaie fermée? Voilà ce qu'il s'est dit lorsqu'il a revu
cette femme, d'ailleurs distinguée et qui est encore belle. Elle est
triste, elle aussi. Elle a perdu, à l'étranger, une fillette que
Nora, dit-elle, lui rappelle beaucoup.... Elle n'est pas amusante, la
pauvre femme.... Encore une qui a dû tromper son cher mari! A présent,
Mitry doute de toutes les femmes.... Et depuis l'arrivée de Mme
de Morigny, il évite avec soin de se trouver seul avec elle pour ne
pas lui laisser entamer le chapitre des condoléances et avoir à subir
l'éloge, en quatre points, de sa bonne amie Thérèse!...

Enfin, Mme de Morigny lui a demandé, d'une façon formelle, un
entretien particulier. Il n'a pu refuser.

--Je vous ai paru préoccupée, depuis deux jours que je suis ici,
n'est-ce pas?

--Un peu, madame.

--C'est qu'en effet je cherchais, sans la trouver, une occasion de
causer secrètement avec vous... J'ai dû finir par vous demander cet
entretien.

--Je suis à vos ordres, madame. N'êtes-vous pas une ancienne amie?

--De votre chère femme, et par conséquent de vous, oui, cher monsieur
Mitry.

François Mitry pâlit un peu et son front s'est plissé.

--Je vous demande pardon de réveiller vos plus douloureux souvenirs,
mais il le faut.... Du reste, ne pensons-nous pas toujours à nos
morts? Les paroles n'aggravent pas notre douleur, et la soulagent
quelquefois.... Moi, tenez, j'aime à parler de ma fille!... Nous étions
au Brésil quand elle est morte, deux ans après notre départ de France.
Elle aurait tout juste l'âge de la vôtre.... Vous la rappelez-vous, ma
pauvre fillette?

--Oui, oui, dit François....

--Hélas! mon excellent monsieur Mitry, je ne sais plus comment m'y
prendre pour avouer ce qui me reste à vous dire... J'aimerais mieux...
Il ne faut pas surtout que mon mari apprenne que nous avons causé
secrètement... car j'ai peur de tout, même après tant d'années....

Et brusquement, regardant François Mitry en face:

--La chambre de votre femme, est-il vrai que vous y ayez conservé
toutes choses en place comme de son vivant?

--C'est vrai, dit François Mitry.

--Eh bien, voulez-vous m'y conduire? Ce sera plus simple....

--Venez, dit-il, étonné.

Que va-t-il apprendre? Il marche devant elle; il est sans inquiétude,
du reste. Le plus grand des malheurs, le seul qu'il ne songeât point à
redouter, ne lui est-il pas arrivé, après la mort de Thérèse? Cela a
changé, gâté sa vie. Il s'est consolé comme il a pu. Est-il vrai que
la plaie soit fermée? non. Elle saigne toujours, au fond, mais elle
est cachée à tous les yeux. Il lui arrive encore de s'attendrir en
regardant par hasard le portrait de Thérèse, ou les yeux de Nora qui
lui ressemble tant, mais il n'a plus embrassé, depuis longtemps, ni
l'enfant, ni le portrait. Il ne croit plus à l'amour, à la fidélité,
aux niaiseries du sentiment. Il n'est plus qu'un vieux célibataire,
ami du repos, et qui se donne des plaisirs réguliers, ordonnés
méthodiquement. Il joue, chasse, et ne déteste pas les plats doux.
Mlle Marthe les réussit à merveille. Il se demande s'il ne finira
pas par épouser cette aimable personne, afin d'avoir dans ses vieux
jours une servante qui ne lui donne pas son congé pour aller à d'autres
affaires. Il en est là. Et tout cet arrangement d'existence est si
simple, si bien conçu, si solide, si bête, qu'il ne voit pas trop quel
événement ou quelle parole pourrait le troubler, et faire tressaillir
son cœur desséché, de sceptique positif. Que Nora soit mariée, qu'il en
soit débarrassé, et il songera à lui-même, uniquement.

Il marche devant Mme de Morigny pour lui montrer le chemin. Il se
sent tranquille, un peu curieux cependant, malgré tout.

--Voici la chambre de ma femme, dit-il en ouvrant la porte.

Elle entre et, sans un mot, va droit au meuble où il a trouvé les
horribles lettres.

Il la regarde, stupéfait.

--Me permettez-vous d'ouvrir ce tiroir secret?

Pétrifié, il fait pourtant signe que oui. Elle ouvre. Le tiroir
est vide. Elle regarde François Mitry qui est tout pâle. Il n'ose
comprendre sa propre pensée. Il s'épouvante d'une terreur qui lui vient!

Il regarde Mme de Morigny d'un œil fou.

--Mes lettres, monsieur, dit-elle, qu'en avez-vous fait?

Ce mot le frappe comme une balle de fusil. Il chancelle.

--Vos lettres? murmure-t-il.

--Oui, mes lettres....

Il sanglote:

--Je les ai....

--Et vous les avez lues!... Ah! monsieur Mitry! monsieur Mitry! quelle
honte m'est infligée devant vous!...

Et alors, la pauvre femme, tout en larmes, entreprend de se défendre:

--Je vous demande encore une fois pardon de vous entretenir d'autre
chose que de la morte bien-aimée et, en même temps, de vous la rappeler
d'une façon si vive, mais je tiens tant à ces lettres, surtout depuis
la mort de Lucien Houzelot!.. Il est mort l'année dernière. Ma chère
Thérèse connaissait mon malheureux amour pour lui, et les affreuses,
les inévitables raisons qui m'ont mariée à monsieur de Morigny.

François Mitry a fermé les yeux. Mme de Morigny parle à un fantôme.
Le malheureux regarde, en lui-même, le désastre de sa vie, les ruines
fumantes de son cœur!

Mme de Morigny poursuit, et le flot de ses paroles passe sur lui
comme l'eau d'un torrent sur un homme qui se noie, sans lutte, attaché
aux pierres du fond:

--Vous comprenez, n'est-ce pas? poursuit-elle.

Et ce mot «vous comprenez» sonne aux oreilles du malheureux comme une
infernale ironie!

--Vous comprenez? dit-elle. La vie est horrible, voyez-vous! Il y a des
circonstances fatales dont on ne peut s'évader. Elles vous enserrent.
Du dehors, les gens ne comprennent pas, ils condamnent. Mais ceux
qui souffrent, ceux qui subissent, ceux qui sont pris, terrassés,
vaincus par les passions et les circonstances, ceux-là pourraient
dire comment ce qui semble impossible arrive au contraire sans qu'on
ait pu l'éviter... Mes lettres, monsieur Mitry, gémit-elle, de grâce,
rendez-les-moi bien vite; où sont-elles? c'est pour les ravoir avant
tout que j'ai prié mon mari de vous écrire, que je l'ai contraint à
venir ici... Il fallait, n'est-ce pas?... Je sais bien, on devrait
brûler peut-être ces souvenirs-là, mais moi, je n'ai pas pu, je ne
pourrais pas encore... J'ai cru que je ne devais pas. Je vais vous dire
pourquoi; je vais tout vous dire: ces lettres contenaient l'aveu du
père... Vous ne comprenez pas?... Tant que ma fille vivait, je voulais
avoir, pour elle au besoin, ces lettres de Lucien! où il parlait
d'elle comme d'une fille bien-aimée... Mon cher et pauvre Lucien!
Thérèse l'aimait, Lucien, à cause de moi, par pitié pour lui et pour
moi. Dans sa pureté, elle avait compris ma faute, l'avait pardonnée, et
elle avait daigné en garder la trace et la preuve,--par pitié pour moi,
à ma demande... pour rendre service à ma fille, à Lucien, à moi! Où
sont mes lettres, monsieur Mitry?

François Mitry, du pas d'une statue, s'éloigne, va dans sa chambre et
en revient avec les lettres...

--Les voici! dit-il.

Mme de Morigny ouvre le paquet, l'examine rapidement.

--Il en manque trois, fait-elle. Pourquoi?

Et François, d'une voix d'agonisant:

--J'avais voulu brûler le paquet. Seules, les lettres qui manquent ont
été consumées. Alors seulement... j'ai lu...

Mme de Morigny regarde, effarée à son tour, la blancheur de mort
répandue sur le visage de Mitry... Il garde les yeux fermés.

Elle avait cru jusqu'ici qu'il souffrait au seul souvenir de Thérèse.
Elle comprend maintenant l'horreur de la vérité.

--Et vous avez cru?... Elle n'achève pas.

François Mitry, anéanti, baisse la tête pour dire: Oui!

--Ah! malheureux! malheureux! malheureux!

Elle s'affaisse sur une chaise:

--Monsieur Mitry, dit-elle après un silence d'angoisse, j'ai pour
devoir maintenant de vous apporter une lumière complète, qui éclaire
votre affreux malheur jusqu'au fond,--et qui lave le souvenir de
Thérèse. Avec les trois lettres brûlées, il y avait une note de ma
main, à vous adressée, qui expliquait tout--car j'avais voulu prévoir
une erreur que cependant je jugeais impossible... Grâce à la précaution
que j'avais prise, la possibilité d'une erreur semblait conjurée, et
cependant, voilà!... Mais, poursuit-elle, ces lettres n'étaient pas
signées?...

--Je connaissais, répond Mitry, l'écriture de Lucien. Et puis, le
paquet portait son chiffre.

--Mais le nom de Thérèse n'apparaît nulle part, dans ces lettres!...

--Pas plus que le nom de l'enfant. Les lettres n'étant pas signées, il
était naturel qu'on n'y nommât personne. Tous les autres détails, l'âge
de l'enfant, tout, pouvaient se rapporter... à moi!... à Nora!

Mme de Morigny éclate en sanglots:

--Ah! ma pauvre Thérèse! je t'ai fait plus de mal après ta mort qu'on
n'en peut souffrir vivante!

Et d'un accent de rage, elle ajoute:

--C'est une fatalité sans nom!... Devant ces infamies de la destinée,
il n'y a rien à dire, n'est-ce pas?

Elle regarde encore Mitry. Il est toujours debout, de plus en plus
pâle, toujours pareil à une statue de la stupeur et de l'angoisse. Ses
lèvres maintenant se mettent à trembler...

--Courage! monsieur, dit la pauvre femme! courage!

Et doucement, croyant bien faire, elle ajoute:

--Voyez-vous, il fallait croire en elle, croire aveuglément, car
c'était une âme de sainte. Vous n'avez pas cru! Voilà votre faute. Ah!
monsieur Mitry, il faut croire aux âmes, bien plus qu'aux faits!

Et François Mitry s'imagine entendre la morte elle-même lui répéter
tout haut ce qu'elle lui murmurait le matin où il trouva Nora
couchée dans ce lit funèbre qui est là sous ses yeux. «C'est l'âme
seule--disait la morte,--qui est une vérité, et quand elle est connue,
c'est un crime de s'attacher aux réalités. Les faits et les réalités
sont des apparences. Les apparences peuvent mentir. Les âmes ne mentent
point. Seulement, il faut savoir les approfondir et les connaître. Tu
devais croire en moi, car tu avais vu mon âme, ou si tu ne l'avais pas
vue, c'est donc que tu ne m'avais pas assez bien aimée. Tu as douté de
l'âme que tu devais connaître; et cela, c'est un crime d'amour, et de
cela, tu as été puni affreusement!

«Mais elle, elle, ta pauvre enfant, ta fille, quelle faute avait-elle
commise et pourquoi l'as-tu châtiée? Et quand même elle n'aurait
pas été le sang de ton sang, pourquoi n'as-tu pas eu pitié de son
innocence? Voilà le second crime qui, aujourd'hui, est puni en toi...
François, François,--répète la morte,--je te l'avais bien dit: tu t'es
séparé de l'amour!»

Et, en tombant de tout son long sur le lit tragique de Thérèse, le
colosse abattu crie, à travers ses sanglots:

--Nora! Nora! mon enfant, ma fille! Nora! ma fille! mon enfant! Oh!
pourquoi est-il trop tard? et pourquoi tout cela? pourquoi tout?
pourquoi? pourquoi? pourquoi?




LI


Ainsi il y eut--chose horrible--un malheur plus grand pour Mitry que
d'apprendre que Thérèse l'avait trahi, ce fut d'apprendre qu'elle ne
l'avait pas trahi;--qu'il l'avait à tort accusée! qu'il a sali, gâté,
gâché sa vie, à cause d'un mensonge des choses qui lui a fait croire à
un mensonge d'âme!

Il se roula longtemps sur le lit de Thérèse, demandant pardon, à elle
et à leur enfant.

Mme de Morigny était toujours là, accablée.

--Et moi aussi, dit-elle, je vous ai fait souffrir!

Enfin il se ressaisit un peu.

--Soyez indulgente pour tant de faiblesse, dit-il, mais c'est horrible,
plus horrible que vous ne pensez... Si vous saviez!... Nora...

Et sans pouvoir en dire davantage, il se remit à pleurer.

--J'essaierai, maintenant, de réparer de mon mieux! mais, je le sens,
c'est impossible!

Il se leva.

--Vous nous permettrez de partir seulement demain matin, cher monsieur
Mitry, lui dit Mme de Morigny. Un départ précipité, ce soir même,
pourrait éveiller des curiosités...

Il lui tendit la main.

--Merci, dit-il.

Il ajouta:

--C'est fini, me voilà calme... Oh! Thérèse! oh! ma Nora... Je veux la
voir, à présent, la voir tout de suite, cette fille de la douleur!--Je
suis si coupable envers elle!... J'ai été si dur! Voulez-vous, madame.
lui dire de monter ici, dans cette chambre? C'est ici que je dois la
revoir pour la première fois après vos révélations qui m'ont rendu,
hélas! à moi-même!

Mme de Morigny sortit. Peu d'instants après, Nora frappait à la
porte.

--Entrez! gémit le malheureux père.

Elle se présentait devant lui comme à l'ordinaire, avec un visage un
peu mauvais, l'œil armé pour ainsi dire de résolutions de combat.

--O ma pauvre enfant! ma pauvre enfant! ma Nora! ma pauvre Nora!

Elle ne comprenait pas, mais elle reconnaissait bien le son de la
tendresse dans cette voix en larmes. Hier soir, la voix de Guy avait eu
de ces intonations pénétrantes qui s'en vont caresser le fond de l'âme.

A présent qu'elle était là, il ne savait plus que dire, ni que faire.

Il eut envie de se mettre à genoux devant elle, de baiser le bas de sa
robe, de baiser ses pieds, de lui crier, à elle-même: Pardon! pardon!
comme il le murmurait tout à l'heure à son image évoquée et à l'ombre
de Thérèse.

Il n'osa point; il eut peur de son étonnement, de ses questions. Il eut
envie de lui dire: «Voici mon affreuse histoire. Voilà pourquoi j'ai
été fou, malheureux et méchant. J'ai douté de ta mère!»

Il n'osa point. Il se faisait horreur, maintenant, d'avoir pu douter,
sur des apparences que sa raison même, éclairée par son cœur, aurait dû
repousser!

--Approche, Nora, dit-il, chère enfant malheureuse! approche, je t'en
prie, que je te regarde!

Elle se tenait debout devant lui, surprise, froide. Il la regarda
longtemps, longtemps.

--Comme tu lui ressembles! dit-il enfin... Et à moi aussi... un peu.

Un sanglot le prit. Il se jeta, de nouveau, sur le lit, la face contre
les coussins, en criant: «Pardon! pardon! pardon, Thérèse! Nora, Nora,
pardon!»

Alors, sans rien comprendre, sinon que cet homme si fort, si longtemps
dur, méchant pour elle, avait un chagrin infini, Nora, songeant à Guy,
Nora qui connaît le bonheur d'aimer, l'heureuse Nora d'aujourd'hui,
met sa petite main tranquille sur l'épaule du géant tombé, et, sans
beaucoup d'émotion, par pitié seulement, elle dit: «Mon père!»

A ce mot, François Mitry, d'un mouvement emporté se relève et la prend
sur son cœur et l'embrasse à l'étouffer...

--Oh! dit-elle, comme elle lui disait déjà lorsqu'elle était toute
petite... Oh! vous me faites mal!

--Hélas! dit-il, c'est ma destinée!

Et après un nouveau silence:

--Allons, va, maintenant, Nora, ma fille... je ne vais plus penser qu'à
ton bonheur...

Tout de même, elle croit sentir que la destinée, autour d'elle, se fait
déjà meilleure, et, en sortant, elle a souri à François Mitry un peu
consolé.

--Qu'y a-t-il donc? se demande-t-elle.

Mais après tout, que lui importe cette scène d'attendrissement, de la
part d'un homme qui a été, neuf ans, son bourreau? Il revient trop
tard. Elle a grandi pour l'autre amour. Il y a aussi un père bien-aimé,
dans ce Guy qu'elle adore. Elle ne pense plus qu'à lui.




LII


François Mitry a fait appeler aussitôt Mlle Marthe.

--Mademoiselle, lui dit-il, toute ma vie est changée par un événement
que je n'ai pas à révéler... J'ai seulement le regret de vous
apprendre que vous partez demain... Je sais que vous aviez certaines
espérances. Oubliez-les. Vous trouverez dans ce portefeuille un certain
dédommagement à la déconvenue que je vous cause. C'est une petite
fortune à partager, si cela vous convient, avec monsieur votre frère.
La voiture qui vous conduira à la gare sera attelée demain à deux
heures.

Mlle Marthe comprend qu'il n'y a pas à résister.

--C'est bien, dit-elle sèchement.

Et, pivotant sur ses talons, elle ajoute:

--Je vais prévenir mon frère.

Gottfried vient d'envoyer à Louvier deux témoins, le général et
l'avocat.

Quand ses deux témoins reviennent, Gottfried, à qui sa sœur a parlé,
leur tient ce langage:

--Messieurs, je vous prie de m'excuser si je vous ai dérangés
pour rien. Je pars demain. La cause de mon départ se trouve être,
précisément, ce que je voulais empêcher au moyen d'un duel... Monsieur
Mitry marie sa fille à monsieur Louvier. Dès lors, pourquoi me
battrais-je? Du moment que je n'empêcherais rien, ce duel n'aurait pas
le sens commun.

--Mais, dit le général, je croyais que vous aviez reçu un soufflet?

--Je l'ai reçu, dit Gottfried. Mais je l'avais désiré. Ça n'est pas une
affaire. L'affaire, elle, se trouve manquée. Et j'ai là, cachées dans
les poils de ma barbe, trois balafres qui prouvent surabondamment que
l'épée et le sabre ne me font pas peur. Vous aurez la bonté d'expliquer
au dragon ce que je viens de vous dire. C'est un duel inutile. Donc j'y
renonce. Mille excuses, messieurs. J'ai mes malles à faire...

L'Allemand était pratique comme un Français fin de siècle, et plus
lourdement, mais il n'était pas moins brave. Le général et l'avocat
parurent si étonnés, en écoutant le discours de Gottfried, qu'il
devina aisément combien tous deux se méprenaient sur les motifs de son
changement de résolution.

--Mon Dieu! fit-il, si l'affaire peut se régler en vingt minutes, je
n'y vois pas grand inconvénient.

Un quart d'heure plus tard, dans le petit bois au pied de la colline,
au fond du parc, Louvier recevait de Gottfried un fort joli coup
d'épée au beau milieu du front. Le fer ne pénétra point, mais la
blessure resta visible et Gottfried partit content. Il avait bien
tort. L'affaire fut connue de Nora, qui voua au jeune Émile une
reconnaissance attendrie.

Il faut croire que la nouvelle du départ de Gottfried s'est répandue
déjà au dehors, car Jacques Maurin entre chez lui, en coup de vent.

--Je viens vous aider, monsieur Gottfried, pour les malles, vous savez!

--Ça n'est pas de refus, petite brute! dit Gottfried. Tu es heureux
que je parte; il est donc sûr que tu les ficelleras bien, mes malles.
Ficelle, mon garçon, ficelle... Tu n'auras pas de pourboire.

Mais Jacques, tout joyeux, ne l'entend plus; il siffle bien haut, en
ficelant les malles de Gottfried, le vieil air populaire:

    Bon voyage, monsieur Dumollet!

qu'il n'abandonne que pour chanter:

    Va-t'en voir s'ils viennent, Jean!
    Va-t'en voir s'ils viennent!




LIII


Les réflexions de Guy ne sont pas joyeuses. Il est allé faire, dans
les bois, une grande promenade, afin d'examiner à loisir sa situation
morale. Comment calmer l'exaltation de cette petite Nora? Comment
sortir d'embarras, en finir avec elle?... L'épouser? quelle folie!
S'il y a pensé une seconde, oui, ma foi, c'est dans la folie! D'abord,
il y a la différence d'âge!... Et puis, vraiment, quelle dangereuse,
quelle terrible nature!... «Il y a des choses plus fortes que moi,»
lui a-t-elle dit. C'est qu'elle se sent elle-même commandée par des
instincts troubles, obscurs... Non, certes, il ne l'épousera pas.
Malgré la gentillesse de ses aveux, il croit qu'elle n'a pas tout dit!
Sans doute elle n'est pas une petite vierge. C'est une sirène et un
diable peut-être; un monstre. Rien n'explique suffisamment, aux yeux
de Guy, les bizarreries, les témérités, les audaces de cette fillette.
Non, certes, il ne confiera pas l'honneur et le repos de sa noble
vie à ce petit Lucifer-là! Il s'en méfie bien trop; et même dans ses
aveux, il y avait sans doute la volonté arrêtée de conquérir un mari
par le moyen qu'elle a jugé le meilleur. Les larmes même de Nora, ses
sanglots, ses lamentations, tout cela lui est suspect. Si la femme de
César ne doit pas être soupçonnée, encore moins doit être soupçonnable
la fiancée du plus humble honnête homme. Qui sait si son grand
désespoir, en le supposant sincère, ne venait pas d'un grand remords,
d'une faute inavouable?

«A d'autres!.. merci bien!» Ainsi conclut Guy de Fresnay... Il se
défendra jusqu'au bout contre Nora. Et il pense, avec Napoléon, qu'en
pareil cas, la seule victoire, c'est la fuite.

Au moment où il rentre à la villa, François Mitry le fait demander. Se
douterait-il de quelque chose? Y aurait-il complot entre le père et la
fille? Les méfiances s'enchaînent à l'infini...

Pourquoi François Mitry fait-il demander M. de Fresnay? Écrasé sous le
poids de sa douleur nouvelle, sous le fardeau de ses regrets, de ses
remords, de toute sa destinée, il a besoin d'ouvrir son cœur, de le
décharger. De tout ce monde qui l'entoure, il reconnaît que Guy est
seul digne d'entendre sa confession. Il le reçoit dans la chambre de
Thérèse.

--Mon cher Fresnay, dit François Mitry, vous connaissez les hommes,
l'amour et la douleur; je suis dans une heure de crise; j'éprouve le
besoin impérieux de vous livrer le secret de ma vie et de la vie de
Nora... Je n'obéis pas seulement à un mouvement de faiblesse... j'aurai
aussi à vous demander, en terminant, un grave conseil, car je n'y vois
plus, non, je n'y vois plus!..

Et François Mitry conte son histoire, l'histoire de Nora jusqu'à ce
jour où il parle; depuis la mort de la mère, jusqu'à ce moment inouï
où il vient d'entendre Mme de Morigny lui dire «Et mes lettres?
qu'avez-vous fait de mes lettres!»

--Vous me comprenez bien, mon cher ami! Ma femme, faussement
soupçonnée,--mais je suis excusable, n'est-ce pas?--reparaît à mes
yeux telle que je l'ai aimée autrefois, plus pure encore, ennoblie
par le martyre de neuf ans que je lui ai peut-être infligé jusqu'au
fond de la mort même. Et je l'aime, je l'aime encore, et je m'écrase
devant elle, abîmé dans mon désespoir sans consolation. Elle sort
aujourd'hui, pour moi, de l'enfer que je lui ai fait, belle et
rayonnante comme une sainte... Mais mon enfant! ma fille!.. ah! voilà
l'horrible réalité. Ici, je ne suis pas aux prises avec des fantômes...
J'ai imposé à l'enfant neuf années de duretés, d'humeur changeante
et toujours sombre, de colère, de rage, d'injustice! Je vous ai dit
tout à l'heure comment je l'ai repoussée, brutal, furieux, fou...
comment elle est tombée... venez voir... tenez, contre l'angle de
cette porte, là. Sa pauvre petite tête blessée, je la vois encore, je
vois son sang!... quelle horreur!.. oui, oui, j'ai été infâme! je n'ai
pas su épargner l'innocente! j'ai cru maltraiter la fille de l'autre;
c'était la mienne! Elle a aimé d'abord son chien... au lieu de son
père! pour se consoler de moi! Je l'ai laissée courir, vagabonder...
je ne sais avec qui... Que m'importait! la fille de l'autre!.. Et
c'était la mienne! Elle a voulu se tuer un jour... parce que son chien
était mort; il avait fallu le faire abattre. Personne n'a voulu, j'ai
dû le tuer moi-même! Ah! la pauvre petite! Elle a tout souffert...
Sans doute aussi avait-elle surpris quelque chose de mes faiblesses
avec Marthe!.. On remplaçait sa mère... on déshonorait la maison!
Et elle a voulu mourir, elle a essayé de se noyer! à douze ans!...
Alors, j'ai eu peur de devenir un meurtrier, et j'ai cédé devant tous
ses caprices, lâchement; je la gâtais, en haine d'elle, lâchement...
je l'aimais peut-être aussi... je ne sais plus!... Je me vengeais
sur elle, de la mère! mais pourquoi, sinon parce que je les adorais
au fond toutes les deux! Du reste, croyez-moi, j'étais fou! j'ai
longtemps été obsédé par une vision de chiens, de chiens courants, qui
poursuivaient Thérèse et qui me la prenaient... Je retrouve pourquoi
cette vision, maintenant!... Au moment où je tombai, dans le bois,
frappé de congestion cérébrale,--des chiens courants passèrent près
de moi poursuivant un lièvre, et jetant leurs abois continus, comme
des plaintes. Tout cela, dans ma tête, s'était mêlé; je ne suis pas
bien sûr, mon ami, de n'avoir pas été fou neuf années durant. C'est
seulement lorsque madame de Morigny m'a tout expliqué, il y a deux
heures, que j'ai retrouvé, je crois, la juste vue des choses. A présent
vous savez tout, car voilà plus d'une heure que je vous parle...--Quel
roman, hein?--Vous savez tout, les faits, et les réflexions que
les faits m'inspirent, et l'état actuel de mon âme. Eh bien, que
croyez-vous? Conseillez-moi? Dois-je m'expliquer avec Nora? N'est-ce
point là un désir romanesque? Dois-je lui avouer que j'ai souillé d'un
soupçon la mémoire de sa mère?.. Il le faut bien, si je veux qu'elle me
pardonne! mais, me rendra-t-elle son affection? Je ne le crois pas. On
ne répare pas neuf ans d'injustice, de cruauté, par un simple aveu des
motifs qui vous ont rendu fou et méchant. Elle me pardonnera peut-être,
soit, mais elle ne peut plus m'aimer... Ah! quelle horreur!--ajouta
Mitry sur un ton d'effroi.--Quelle horreur, si je l'ai rendue,--ce qui
est bien possible!--incapable d'amour, je veux dire incapable d'aimer
avec simplicité!.. Ou si trop tôt elle a deviné les dessous honteux
de mon existence! Si j'ai fait cela, je lui ai d'avance ravi tout
bonheur!.. Où en est-elle aujourd'hui de ses sentiments,--de ses idées
sur la vie? Ma fille! ma fille! ma fille! qui es-tu, ma fille?.. Je ne
te connais pas, mon enfant! j'ai vécu près de toi comme un étranger
méchant, et pour toujours j'ai cessé d'être ton père! Et je ne peux
plus le redevenir!

Sa douleur faisait mal à voir. Ses yeux ne se fixaient nulle part. Il
regardait Guy, puis les choses autour de lui, le tapis, la fenêtre, et
cherchait partout sa pensée en déroute, son âme en fuite, et le spectre
de Thérèse, et l'image de Nora.

Une grande pitié vint au cœur de Guy pour ce malheureux! Quelle que
fût Nora, on n'avait plus grand'chose à lui reprocher. Ah! la pauvre
petite!... Ainsi, elle avait appelé la mort! à douze ans!... Quelles
douleurs avait dû souffrir, pour en arriver là, une enfant si jeune,
à l'âge où l'on appelle la vie! Hélas! il la voyait tout à coup comme
une petite héroïne lamentable, une petite victime du mauvais vouloir
des événements; c'était miracle qu'elle ne fût pas devenue pire!--et il
serait beau, sublime, de l'arracher aux griffes du passé et du destin,
de la douleur et du mal!

--Il faut la marier, cette enfant, mon cher Mitry.

--Et à qui, bon Dieu! s'écria le père gémissant. Qui acceptera cette
tâche d'essayer de lui faire comprendre à nouveau la vie et les choses,
les idées et les sentiments, les devoirs et l'idéal? Qui l'aimera
assez, telle qu'elle est, pour supporter ses violences en les réduisant
chaque jour un peu? Quel jeune homme assez sage pourrait entreprendre
cette tâche de héros? quel époux, assez expérimenté à la fois et assez
jeune, traitera en enfant l'enfant que le père a traitée en femme? Qui
refera son âme? Qui lui fera un bonheur?

Alors Guy, très simplement:

--Moi, si vous le voulez, dit-il.

--Vous! vous! dit François Mitry stupéfait.

Il réfléchit longuement.

--Pardonnez-moi, mon cher Fresnay. J'en serais heureux et très fier,
car il lui faudra une main ferme pour la soutenir dans la vie, et un
cœur solide!--mais quelle apparence qu'elle accepte jamais un mari de
mon choix?

Alors Guy, souriant:

--Mais... c'est qu'elle m'aime, mon pauvre ami!.. Et elle me l'a dit...
passionnément...

--Elle vous l'a dit... passionnément?.. Vous voyez bien qu'il faudra
veiller!

Et, après cette parole qui retentit douloureusement au cœur de Guy:

--Il faut, mon cher Guy, il faut, entendez-vous, pour moi aussi...
comme pour vous... qu'elle reste digne de sa mère!

Les deux hommes demeurèrent un instant sans parler. Tous deux
mesuraient la hauteur des obstacles visibles, la profondeur des abîmes
devinés.

--Eh bien? soupira enfin Mitry.

--Mon cher ami, répondit Guy de Fresnay, vous venez de prononcer des
paroles effrayantes. Elles me remettent en présence des difficultés
redoutables que mon amour, prêt au sacrifice, oublierait trop aisément.
Essayons tous deux d'être sages. Retenez-moi ici, voulez-vous?
Confiez-la-moi. Faites-en pour un temps l'élève de ma pensée et de
mon âme. Nous verrons si le sentiment qu'elle paraît avoir pour moi a
véritablement profondeur et solidité. Je jugerai aussi, je verrai si le
mien est de force à supporter ses inégalités de caractère, ses lubies,
tous les vices d'une éducation qu'il faut réformer. Dans six mois, dans
un an peut-être, peut-être plus tôt, nous prendrons une résolution
sagement mûrie et pesée.

--Soit, dit François Mitry, qui, l'air absorbé, en même temps qu'il
écoutait Guy avec l'attention et la solennité d'un juge, semblait
écouter une voix intérieure.--Soit, je ne peux mieux faire. Je suis
dans une impasse. L'étrangeté de ma situation me contraint à accepter,
sans plus d'examen, tout ce que me propose un homme tel que vous, mon
cher Guy... Du reste, pourquoi ne pas vous le dire: pendant que vous me
parliez, la mère me parlait aussi. Le croirez-vous, moi le sceptique
d'hier, je la sens ici, dans ce sanctuaire, vivante autour de moi,
présente, attentive... Et je la vois... Elle vous sourit.

Les deux hommes se serrèrent la main, comme pour un pacte.

François Mitry ajouta encore:

--Soyez son ami, son maître et son père... Vous êtes un homme, Guy...
Moi, je ne suis plus rien!

Et, jetant sa tête dans les oreillers du lit funèbre sur lequel il
s'était assis, il pleura longtemps.

Une heure après, comme ils se promenaient ensemble dans le parc, Mitry
tout à coup dit à M. de Fresnay:

--Ah! elle vous l'a dit... passionnément?

Puis il soupira:

--Hélas!... l'éducation allemande!

Ce mot fut jeté d'une façon si inattendue et si drôle qu'ils se prirent
tous deux à sourire, quoique avec tristesse, en songeant à monsieur
Gottfried.




LIV


--Monsieur de Fresnay fait demander à mademoiselle si mademoiselle
serait disposée à causer un instant avec lui.

Ainsi, le lendemain, parlait, debout au seuil de la chambre de Nora, le
mari de Catri, Antoine, valet de chambre.

--Où est monsieur de Fresnay? répondit gravement la petite demoiselle.

--Monsieur de Fresnay attend au salon la réponse de mademoiselle.

--Dites à monsieur de Fresnay que je descends le rejoindre dans cinq
minutes.

Antoine sortit. La toute petite se haussa sur la pointe des pieds pour
voir, dans la glace de la cheminée, un peu plus d'elle-même, passa ses
deux mains mignonnes sur ses cheveux noirs, lança à son propre regard
le regard profond de ses yeux, sourit à son image comme l'augure à
l'augure, et descendit le large escalier de marbre avec une dignité
calme que rendait très gentiment comique l'exiguïté de sa personne.

La solennité de l'appel transmis par Antoine lui ayant donné le ton,
elle entra au salon d'un air très sérieux, très «dame»!...

Sans doute elle allait apprendre quelque chose de son père. Il avait
chargé Guy d'une grave communication.

--Qu'y a-t-il donc? interrogea-t-elle dès le seuil.

Guy avait souri de plaisir en la voyant entrer d'une allure si...
imposante. Elle ressemblait à un de ces portraits peints par Van
Dyck, où des infantes de cinq ans, un hochet à la main, marchent
princièrement dans des robes trop longues, dans des brocarts roides et
majestueux.

Guy se leva, la prit par la main, la conduisit vers un grand fauteuil
dont le haut dossier, dès qu'elle fut assise, la fit paraître plus
mignonne encore, et s'asseyant sur une chaise en face d'elle:

--Il y a, depuis hier, de grands changements dans le cœur de votre
père et par suite il y en aura de très grands dans votre vie, ma chère
enfant. Quelques-uns dépendront de vous, et nous allons en parler
ensemble, si vous le voulez bien.

Elle écoutait avidement, plus surprise que curieuse, car jamais on
ne l'avait consultée sur rien. Ses yeux très noirs brillaient d'une
lumière douce... Et en même temps elle continuait à jouer, avec un peu
d'inconsciente coquetterie, son rôle nouveau de femme avec qui on croit
devoir parlementer.

--Causons, dit-elle.

Guy sourit encore, heureux de sa grâce mignonne, enfantine. Vraiment,
elle avait l'air de jouer à la dame en visite.

--D'abord, dit-il, votre père s'accuse et se reproche cruellement de
vous avoir mal aimée...

Elle l'interrompit d'une voix menue, nette, qui pétillait comme celle
d'un rouge-gorge:

--Dites maltraitée!

Et la douceur de son regard disparut. Il devint terne et dur.

--Soit. Mais il se le reproche, vous dis-je.

--Il est un peu tard! accentua-t-elle.

--C'est entendu... Mais il croyait avoir des raisons douloureuses...

De nouveau, elle l'interrompit.

--De battre une enfant de huit ans? dit-elle, irritée.

--Cela s'expliquera pour vous, un peu plus tard, ma pauvre et chère
petite. On ne peut pas tout entendre, à votre âge. (Ici, Nora frappa du
pied.) Et je n'ai pas mission de vous en dire plus long aujourd'hui sur
ce sujet. Ce que j'ai à vous dire me concerne, moi particulièrement.

L'œil de Nora redevint doux... Comment le noir profond de deux yeux
peut-il, en restant lui-même, paraître tout autre, exprimer tour à
tour nuit et haine ou amour et clarté?

--Votre père croit donc--il l'avoue avec douleur--avoir des torts
envers vous, qu'il veut expier.

--Il en a! dit Nora, d'un air vraiment tragique.

Guy ne souriait plus.

--Je ne crois pas, poursuivit-elle, les lui pardonner jamais. Il a été
cruel, mauvais, méchant... Je vous l'ai un peu dit l'autre jour... Je
vous le dirai mieux plus tard. J'ai été, grâce à lui, _toute ma vie_,
comme une petite damnée. Il m'a laissée seule aux mains d'étrangers.
Depuis la mort de ma mère, on ne m'a parlé avec bonté que deux
fois,--une fois quand j'avais huit ans--et l'autre fois... c'était
avant-hier! vous comprenez? Et c'est vous, Guy, c'est vous les deux
fois! Voilà pourquoi je vous aime, vous, vous tout seul, par-dessus
tout.

Elle le regarde clairement, bien en face, simplement. Et elle lui prend
la main. Et il est heureux.

Elle poursuit:

--Quant à mon père, quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse, je sens que je
ne l'aimerai plus jamais, jamais. Je ne peux aimer que vous... Il n'y
avait contre moi aucune raison qui permît certaines choses, non, il n'y
en avait pas...

--On verra plus tard, répond Guy.

--C'est tout vu, réplique-t-elle d'un air de colère.

Sa tête s'est redressée. Le regard est menaçant.

--On verra, répète Guy doucement, en dégageant sa main. Une heure
viendra, poursuit-il, où vous pourrez juger en connaissance de cause,
parce que vous ne serez plus une petite fille.

Ici Nora donne de nouveaux signes d'impatience.

--Pour l'instant, annonce brusquement Guy, votre père, résolu à
commencer une vie nouvelle, a congédié mademoiselle Marthe et monsieur
Gottfried.

Nora se lève d'un bond, l'œil éclairé d'une lueur de joie extatique,
les deux mains jointes, dans cette attitude de saisissement que
prennent les enfants devant quelque jouet merveilleux.

--C'est vrai, ça? murmure-t elle, immobile.

--C'est vrai, répond Guy, se levant à son tour.

--Oh! alors!... soupire-t-elle, suffoquée.

--Alors, quoi?

--Alors oui, pour sûr, il y a de grands changements!

--Ce n'est pas tout. Votre père, croyant que je peux vous être un peu
utile ici, à vous, Nora, me prie d'habiter quelque temps la villa...

Les yeux de Nora jettent des flammes plus vives... Ses deux mains
jointes se posent contre son épaule gauche et s'y écrasent comme pour
contenir un élan de tout son être... Elle attend la fin, car Guy parle
toujours.

--Et si vous y consentez, dit-il, je remplacerai un peu auprès de
vous--oh! sans aucune comparaison--mademoiselle Marthe et monsieur
Gottfried... C'est-à-dire que nous travaillerons ensemble... Nous
causerons beaucoup. J'essaierai de vous expliquer mes idées sur bien
des choses, sur les livres et sur la vie. Nous pourrons faire ensemble
un peu de musique. Bref, vous aurez pour professeur votre vieil ami...
Que dites-vous, mademoiselle, de cet arrangement-là?

Quand Guy a achevé une explication qui paraît interminable à Nora,
aussitôt,--d'un mouvement si prompt que Guy n'a pas eu le temps de
comprendre,--elle bondit sur le fauteuil, et de là, oubliant sa dignité
de dame, dominant Guy au moins de toute la tête, elle lui jette les
bras autour du cou en poussant des cris d'enfant joyeuse, et, parmi les
éclats de rire, dans un vrai délire de bonheur, elle baise et mordille
ses cheveux, effleure de la bouche son front et ses yeux, caresse sa
barbe et son cou, lui ferme de la main ses lèvres lorsqu'il veut la
conjurer d'être calme,--bref, elle fait à Guy les folles démonstrations
d'amour, les mêmes, que lui fit le bon Jupiter à son retour d'exil.

--Ce que j'en dis! ce que j'en dis!... de ça! répète-t-elle, et, à
chaque fois, elle reprend la tête bien-aimée et l'enveloppe de ses
tendresses.

Sous cet orage tourbillonnant, Guy, effaré, la tête ballottée, les
cheveux ébouriffés, le col fripé, Guy bêtement heureux, naïvement
inquiet, s'avoue déjà que le rôle de professeur amoureux d'une pareille
petite élève, n'est pas des plus commodes et pourrait bien devenir ou
ridicule ou dangereux...

Enfin, elle lâche sa proie, mais c'est pour battre des mains, tout
debout dans son fauteuil. Et de là, elle s'écrie, riant de voir son Guy
tout défait et mis à mal:

--Oh! que vous êtes drôle comme ça!

Il en prend son parti, et riant aussi:

--Deux coups de brosse, il n'y paraîtra plus, mais il ne faudra pas
recommencer souvent, Nora, à traiter de la sorte votre grave et vieux
professeur...

--Et pourquoi cela? dit-elle.

--Abandonnez d'abord les sommets que vous occupez: je demande un
armistice. Nous causerons dans la plaine. Allons, quittez vos positions.

--Et si je ne voulais pas?

--Obéissez, il le faut.

--Non! dit-elle, tout à coup butée par habitude de résistance, et
reprenant un air de révolte sans qu'elle-même en sache la raison.

Guy, lui, comprend très bien. C'est la petite sauvage, l'impulsive,
qui apparaît, redoutable. Nora est pareille à ces petits fauves
apprivoisés qui parfois, sans songer à mal, griffent ou mordent le
maître, et un beau jour finissent par le dévorer.

--Alors, dit-il froidement, je sais ce qui me reste à faire, Nora.

--Et quoi donc?

--Prendre tout simplement le même train que monsieur Gottfried.

Nora, sur ce mot, descend en silence de son fauteuil dans lequel, l'air
boudeur, elle s'assied.

--Dites-moi, maintenant, fait-elle à travers sa moue,--pourquoi il ne
faudra pas recommencer à vous montrer ma joie quand je serai contente?

Et sans attendre la réponse de Guy:

--C'est si dommage! dit-elle d'un ton naturel et tout contristé. C'est
si dommage!... C'était la première fois de ma vie que je me sentais
tout à fait heureuse.

A ce mot le cœur de Guy fond dans sa poitrine. Il se met à genoux
devant elle, et, d'un accent plein de caresse:

--C'était la première fois, Nora? alors, que vous dirai-je?... c'est
bien... c'est très bien...

Il prend ses deux mains, qu'il baise.

Il regrette de l'avoir réprimandée.

--A l'avenir, cependant, il ne faudra plus, Nora...

--Mais pourquoi? pourquoi? réplique-t-elle avec un léger retour
d'impatience.

Alors Guy, de cette voix à peine expirée, qui ne trouble pas le
silence dans l'air et qui sonne si profondément dans le silence des
cœurs:

--Parce que je vous aime.

Elle tressaille, relève sa tête enfantine et pose sa main sur la tête
de Guy comme elle faisait à Jupiter.

--Ah! dit-elle, dans un grand soupir joyeux.

--Ainsi, fait-il, vous voulez bien de moi pour maître?

--Oh! oui! dit-elle.

--Eh bien, poursuit le maître à genoux devant l'élève, je vais vous
donner tout le programme de nos leçons, ma petite Nora. C'est une assez
bonne conclusion à cette première séance, si vous vous en rappelez tous
les incidents.

--Et quel est-il, le programme?

--Il tient en trois mots. Retenez-le bien; il n'est pas très commode à
exécuter, mais vous essaierez. Le voici: _Être bonne. Aimer. Obéir._

--Je suis sûre seulement de vous aimer, dit-elle avec son air le plus
enfantin.

--Alors, il faudra m'obéir... Et si vous m'obéissez,--vous ne pouvez
manquer d'être toujours bonne.

Elle appuie sa tête sur l'épaule de Guy agenouillé. Elle lui parle,
avec sa bouche si près de l'oreille, que chaque mouvement de ses lèvres
est presque un baiser; elle murmure:

--Je serai bonne... j'obéirai... je vous aime...

Pas un instant elle n'a songé à trouver singulier et encore moins à
trouver suspect que Guy, l'aimant, consente à vivre dans la maison;
pas un instant elle ne se demande s'il a informé son père ou si, au
contraire, il le trompe. Non, ces idées ne lui viennent pas. Elle aime
Guy, et Guy va rester près d'elle. Elle est donc heureuse et ne demande
rien d'autre. Du reste, tout ce que décide Guy doit être très bien. Guy
peut faire d'elle tout ce qu'il voudra. Elle l'a dit et elle sait ce
que cela veut dire. Elle l'aime, elle est toute à lui. Ce qu'il voudra,
quand il voudra.




LV


Franchement, elle n'est pas commode, la situation de M. de Fresnay.
Il s'en rend bien compte maintenant. La politique de l'Europe lui a
donné autrefois moins de fil à retordre que cette petite fille. Le
plus difficile, le voici: il faudra professer, gourmander, raisonner,
il faudra punir peut-être, et ne point paraître ennuyeux. Il sent très
bien que toute sa science de diplomate ne sera pas de trop ou plutôt
qu'elle ne lui servira de rien! Il devra inventer, de toutes pièces,
un système politique... Du reste, après en avoir conféré longuement
avec lui-même, il est résolu à donner, s'il le faut, sa démission
d'amoureux, comme il a donné celle de ministre.

Les invités de Mitry ne sont pas partis encore, sauf les Morigny.
Louvier a trouvé spirituel, avec raison, de ne pas fuir tout de suite
et de passer quelques jours encore à la villa, de se montrer gentil
avec Nora, comme elle le désire, sans rancune. Il croit que son rival
heureux c'est ce jeune Alfred. Et Nora le confirme dans cette erreur en
se montrant gentille avec l'adolescent surpris. Elle ne raisonne pas
cette attitude; elle l'a prise d'instinct. Elle cache son amour pour
Guy.

Avec son père elle est, comme à l'ordinaire, très froidement polie.

Guy lui fait observer qu'elle pourrait, sachant qu'il a de grands
chagrins, lui témoigner un peu de sympathie. Elle répond nettement:

--Je ne peux pas, c'est plus fort que moi. Ce n'est pas ma faute.

--Soyez bonne, réplique Guy.

Elle s'adoucit.

--J'essaierai pour vous faire plaisir... mais avec lui, non, je ne
pourrai pas.

--Voyons, Nora!... vous avez promis d'obéir.

Elle le regarde d'un air un peu narquois. Un petit diable apparaît,
blotti dans son regard:

--Oh! il faut toujours promettre! dit-elle.

Guy demeure interloqué. Elle le regarde encore d'un air moqueur, et lui
échappe en riant.

Elle court jouer au tennis.

Guy assiste à la partie, assis, avec le général, sous un abri rustique,
arrangé pour les spectateurs.

Et plusieurs fois il surprend Nora bizarrement familière avec le jeune
Alfred. Une fois elle monte sur un banc pour lui renouer sa cravate,
et quand c'est fini, elle pince le bout de sa moustache naissante
qu'elle tire un peu, gentiment... d'un air malicieux. C'est comme une
caresse qui ravit le jeune homme et qui fait ressentir à Guy un petit
coup douloureux frappé dans son cœur, tout au fond.

Une autre fois, M. Alfred se baisse en même temps que Nora pour
ramasser la balle. Elle s'appuie sur le jeune homme en lui serrant le
bras, et se relève sans le lâcher. Puis, comme la balle, renvoyée,
demeure accrochée dans une branche de pin, elle prie M. Alfred de
la prendre par la taille et de la soulever, pour qu'elle puisse y
atteindre. Il le fait, mais la main de Nora n'arrive pas assez haut.
Alors ce sont des rires à n'en plus finir, et, pendant un temps qui
semble interminable au malheureux Guy, la mignonne reste entre les bras
d'Alfred qui, visiblement, la presse, très content.

Et lorsqu'un peu plus tard Guy, dans le hall où il l'a entraînée, dit à
Nora que cela «ne doit pas se faire...» elle le regarde, étonnée.

--Tiens! vous êtes donc jaloux?

--Tout simplement. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ces
attitudes garçonnières sont intolérables.

--Pour qui?

--Pour tout le monde. Tout le monde les blâmera... Et en vous voyant
si hardie avec lui, soyez sûre que la mère d'Alfred hésiterait à vous
donner son fils.

--Je n'y tiens pas! fait Nora qui se garde de protester contre l'idée
qu'elle pourrait bien épouser ce jeune homme.

--Alors, pourquoi l'encouragez-vous?

Elle regarde Guy de travers, et, en haussant l'épaule:

--Ainsi, vous êtes jaloux, tout de bon?

--Je vous ai déjà répondu que oui.

--Eh bien, moi, fait-elle sèchement, je vous dis que c'est bête... bête
et ennuyeux! insiste-t-elle.

Le visage de Guy s'attriste.

--Mademoiselle Nora, dit-il, vous m'avez montré beaucoup d'affection.
Je vous en suis reconnaissant, mais l'affection qu'une petite fille a
pour un grand ami n'autorise pas l'enfant à faire souffrir l'homme,
ni à lui manquer de respect, par pur caprice, pour se démontrer à
elle-même son pouvoir. Il y a une sorte de respect tendre que j'ai
pour vous, et qu'il faut avoir pour moi. Je vois bien où est le mal:
Monsieur Gottfried ne vous respectait pas, et vous ne respectiez pas
monsieur Gottfried.

--Vous êtes méchant! dit Nora, frappant du pied.

C'est son mot et son geste habituels.

--Mais, poursuit Guy, il y a une grande différence entre un monsieur
Gottfried et moi... nous n'insisterons pas là-dessus, si vous le voulez
bien. Je ne vous autorise pas à me montrer des insolences d'élève
indisciplinée. Je désire vous traiter comme une jeune fille que j'aime
et que je veux aimer longtemps, et non pas comme un méchant petit
garçon indocile et insolent, qu'on aurait envie de battre!

Elle hausse l'épaule violemment:

--De battre? je voudrais voir ça! siffle-t-elle, comme un petit serpent
corail dressé sur sa queue.

Guy se met à rire.

--Il ne faudrait pas, dit-il, me traiter souvent... comme un
Gottfried... car je me fâcherais pour sûr. Voyons, dit-il,--riant
toujours,--retirez-vous le mot «_bête_», qui m'a blessé?

--Je répète, réplique Nora, que la jalousie, c'est bête.

--Au fait, répond-il de l'air d'un homme qui, convaincu tout à coup par
l'adversaire, renonce à un point de vue personnel... Au fait, c'est
bien possible. Et cela ne vaut pas une discussion... Revenez-vous au
jardin? on sert le goûter.

Nora qui, pour résister à Guy, apprêtait de grandes forces, est toute
décontenancée de n'avoir pas à les employer. Elle le suit, un peu
inquiète. Il marche et parle d'un ton très naturel. Et comme, à ce
moment même, M. Alfred, tout échauffé, s'approche d'un air galant, Guy
l'accueille avec beaucoup d'amabilité et ne s'éloigne que lorsque Nora
ne peut quitter sans impolitesse le jeune homme en train de lui conter
un incident du jeu.

Tout à coup Nora devient pâle. Ses yeux se tournent obstinément vers
Guy. Elle n'écoute plus son interlocuteur. Elle ne tient plus en
place et trépigne dans le gravier. Quel est donc le spectacle qui
l'impressionne si fort?

Guy, là-bas, s'est approché de la femme de l'avocat, et, avec sa
jolie aisance, il s'est mis paisiblement à lui faire la cour. Il n'a
aucune peine à lui plaire tout de suite. La jeune femme est, dans le
même moment, flattée, charmée, séduite, et répond, du tac au tac, si
gracieusement que le diplomate lui prend la main qu'il attire vers ses
lèvres, et c'est le poignet qu'il baise. Nora continue à piaffer sur
place comme un petit cheval.

Et tout à coup, elle va droit à Guy, et, bien haut, devant tout le
monde, avec sa dramatique audace de petite fille qui a toujours tout
affronté, même la mort:

--Vous, embrassez-moi! lui dit-elle.

On n'en est plus à s'étonner des espiègleries de Nora, et tout le
monde se met à rire. Du reste, l'air enfant de Nora sauve toutes ses
témérités. Elle le sait bien. Si elle était un peu plus grande, elle
n'aurait pas les mêmes droits aux gamineries. De ce qu'elle croit un
désavantage physique, elle fait une force et un moyen, la rusée!

--Embrassez-moi donc, répète-t-elle... C'est une idée que j'ai. Vous
verrez.

Guy, un peu surpris, ouvre de grands yeux, et reste immobile.

Et pour répondre à l'air un peu mécontent de celle qu'elle appelle
l'avocate et à qui elle prend son partenaire:

--Nous sommes de vieux amis, vous savez, monsieur de Fresnay et moi.
Il y a bien cent ans que nous nous connaissons! Moi, j'en avais huit,
n'est-ce pas, Guy?... Allons, plus vite! embrassez-moi.

L'air et le ton autoritaires d'une si petite personne sont tout à fait
réjouissants.

Ma foi, Guy fait bonne contenance, et, prenant la petite tête entre
ses deux mains, comme on fait à un enfant, il l'embrasse sur les deux
joues. Elle, alors, entourant son cou à deux bras, le retient une
seconde et lui glisse à l'oreille, bien bas, avec la voix qui trouble:

--Quitte cette femme; je suis jalouse; oui, c'est _bête!_ mais c'est
comme ça.

Cela dit, elle le laisse aller, et reprend tout haut:

--Voilà. Le tour est joué. Je voulais seulement vous parler à
l'oreille. C'est fait.

Puis, mettant un doigt sur sa bouche, d'un air espiègle:

--Surtout, n'en dites rien!

Guy, désolé, est enchanté. Il commence à se dire qu'il n'y aura qu'une
chose à faire: aimer.




LVI


Guy n'est pas au bout de ses peines. Tantôt il se persuade qu'il est le
plus heureux des hommes, tantôt qu'il en est le plus à plaindre. Tantôt
il pense que Nora doit enchanter la fin de sa vie, tantôt qu'elle la
désolera. Aujourd'hui, il est prêt à dire à Mitry: Donnez-la-moi; je
l'épouserai dans huit jours. Demain, il s'écriera: Je pars, nous étions
fous, je n'ai ni l'âge, ni le caractère qu'il faut.

Le temps passe au milieu de ces alternatives d'espoirs et de craintes.

Depuis quelque temps, la villa est retombée à la solitude. Le silence
des collines emplit les allées du parc, et le rythme de la mer voisine
s'y laisse entendre de nouveau.

Jacques Maurin vient, de temps en temps, voir sa petite amie. Guy le
tolère, celui-là, et même lui fait bonne mine.

Nora semble plus gentille avec son père, un peu, d'une amabilité
subtile, qu'on sent, et qu'on ne saurait expliquer. Seulement, dès que
Guy essaie d'attaquer ce sujet, elle fronce le sourcil, prête à donner
du bec et des ongles.

Un grave incident survient.

Guy ne trouve pas la clef de la bibliothèque.

--Mais, lui dit François Mitry, il y en avait deux.

Or, Guy, ayant cru apercevoir entre les mains de Nora un roman suspect,
vite disparu, Guy,--qui s'étonne chaque jour d'apprendre qu'elle a
lu ceci et cela, Maupassant et l'abbé Prévost,--soupçonne Nora de
continuer à lire, malgré sa défense, toutes sortes de livres, et en
secret. Il en vient naturellement à conclure qu'elle pourrait avoir,
depuis longtemps, l'une des deux clefs.

Il pense à lui demander tout gentiment d'avouer qu'elle l'a, mais
il se dit avec raison que puisque la sournoise n'a pas jugé bon de
faire entrer cet aveu dans sa confession générale, elle ne voudra pas
convenir d'un mensonge ainsi aggravé.

Alors, il médite un coup d'éclat.

Une après-midi, il frappe à la porte de la chambre de Nora; il a son
idée.

Brusquement, sans dire bonjour, il demande:

--Où avez-vous mis, Nora, la clef de la bibliothèque?

Surprise, elle lance un coup d'œil rapide sur une gravure de Raphaël,
_la Vierge à la chaise_, suspendue à la tête de son lit. Ce diable de
Guy n'a rien perdu de ce furtif mouvement. En posant la question, il
épiait le petit visage.

--Je n'ai pas de clef de la bibliothèque! dit Nora, avec le visage
froid, puis irrité qu'elle prend pour mentir, s'imaginant que la
dissimulation est avant tout faite de froideur, et que la colère,
survenant à point, détourne les gens de leur idée, et (ce qui est
juste) leur fait perdre la minutieuse attention nécessaire aux juges.

Guy reconnaît aussi dans sa voix l'assurance exagérée, l'éclat blanc
qui force le ton de la sincérité, et qui trahit les traîtres. Quand
Nora prend cette voix-là, le cœur de Guy se sent mourir de tristesse!
cela l'éloigne tant de lui, l'enfant qu'il aime! A ce ton de voix,
un amoureux ne se méprend jamais; et quand on n'a pas la preuve du
mensonge, dont on a cependant le sentiment assuré, c'est un atroce
supplice. C'est, entre la menteuse et l'amant, la séparation qui semble
définitive...

De sa voix fausse par excès de netteté, Nora répète:

--Je n'ai pas de clef!

--Ah! je croyais! dit-il... C'est bien ennuyeux!... A tout à l'heure,
Nora.

Et il fait mine de se retirer; mais il se retourne brusquement, et
surprend de nouveau la direction du regard de Nora, fixé sur le cadre.

--La cachette est là, pense-t-il. C'est clair... La clef, sans doute,
est accrochée derrière ce cadre.

Il s'approche de l'enfant, et la regarde attentivement. Le visage de
Nora s'efforce d être calme et sans expression; il imite assez mal
le naturel de l'innocence. Une pâleur légère le couvre, et les yeux
affectent tantôt de supporter les regards qui pèsent sur eux, tantôt de
les éviter avec indifférence.

Alors, Guy s'approche de Nora, et, d'un ton triste, il lui dit:

--Comme c'est mal, Nora, de mentir ainsi, et à moi!... Et vous
prétendez m'aimer, Nora? Qui aime, se donne; par le mensonge, vous
me retirez quelque chose de vous, de votre esprit, de votre cœur, le
meilleur de vous; vous me retirez, avec votre secret, mon autorité.
Vous ne m'aviez donc pas donné tout cela, dites? Pourquoi croyez-vous
que je vous gronde, enfant que vous êtes, sinon pour votre bien?
L'habitude du mensonge n'est pas un des moyens du bonheur, soyez-en
sûre, Nora; voilà pourquoi je voudrais vous en guérir. On ment pour
échapper à des gens qu'on déteste ou dont on est détesté, mais à ceux
qui vous aiment, ma Nora, pourquoi?... Quand vous m'avez fait un petit
mensonge, j'y pense tout le jour, ma pensée y revient sans cesse, même
dans la nuit; je suis tourmenté, malheureux, je me dis: Que croire
d'elle, puisqu'elle m'a menti une fois? Et, logiquement, tout, de
vous, me devient suspect; j'en arrive à ne plus savoir si vous m'aimez,
je doute de vos regards, de vos sourires; j'en arrive à penser: Elle
est peut-être fausse, irrémédiablement, par nature, fausse tout
entière! Alors, à quoi bon l'aimer? C'est un jeu indigne!

Et d'un ton dur il acheva:

--Voyons, Nora, donnez-moi cette clef...

Elle avait écouté, les dents serrées, les lèvres blanches, prête
peut-être à fondre en larmes de rage, se demandant peut-être, en même
temps, si elle n'allait pas se jeter repentante au cou de Guy; mais
quand il redemande la clef si rudement, elle devient farouche et, le
front baissé, comme un petit taureau qui va charger:

--Je n'ai pas de clef, dit-elle. Vous me soupçonnez toujours de
mensonge... _Ce sera la vraie manière de m'apprendre à mentir!_... Je
n'ai pas de clef!... je n'en ai jamais eu!...

Et, comme prise d'une inspiration heureuse, comme certaine de dissiper
tous les doutes par ce dernier mot:

--Demandez à Catri! s'écrie-t-elle.

--Voilà, ou je ne m'y connais pas, voilà de la belle fierté! bravo,
Nora! fait Guy... Ainsi, vous admettez que je peux ne pas ajouter foi
à vos paroles, tandis que je dois, selon vous, ajouter foi, en votre
faveur, sur votre conseil, au témoignage d'une servante! J'estimerais
donc Catri, avec votre consentement, plus que je ne vous estime? Mais,
ma pauvre enfant, je sais bien que Catri mentira pour vous plaire...
Ah! pauvre, pauvre enfant! que vous me faites de peine!

--Vous m'en faites bien plus! dit-elle, rageuse, humiliée, mais
d'autant plus roidie. Vous m'épiez toujours, vous ne me croyez jamais...

--C'est le châtiment d'un premier mensonge, poursuit l'impitoyable
Guy..... Un mensonge, Nora, est toujours une lâcheté. On ment parce
qu'on a peur, entendez-vous, peur d'avouer ce qu'on a fait. Je vous
croyais au-dessus de cela!

Et la sachant vaillante et fière, et voulant frapper un coup décisif,
il termine ainsi brutalement:

--Vous mentez, Nora, donc vous êtes lâche!

Il croit avoir trouvé le mot qui porte; il sent que la scène approche
du dénouement. L'aveu va éclater, insolent sans doute et rebelle, mais
enfin ce sera l'aveu. Aussitôt, il embrassera l'enfant, la bercera de
caresses, jusqu'à ce qu'elle pleure. Car il espère une crise de larmes,
détente des nerfs, soulagement du cœur.

Voilà les prévisions et le projet de Guy. Mais l'attitude de Nora,
qui semblait tout près de céder, redevient dure brusquement. Elle est
reprise par ces démons dont elle dit: «Il y a des choses plus fortes
que moi.» Et l'écolière, habituée à mépriser ses maîtres, murmure entre
ses dents:

--Si je suis lâche, vous êtes stupide!

Guy regarde l'enfant maligne dont l'insolence l'exaspère, et qui,--par
la taille et la mine, par la nature même de sa faute, de son
entêtement, de sa sottise,--lui fait l'effet d'une gamine de dix ans...
Ah! s'il avait une enfant pareille, certes il la punirait!... Comment
la punirait-il?... Il éprouve le mouvement d'indignation d'un père qui
croit, une fois par hasard, la correction matérielle nécessaire; et,
avant d'avoir réfléchi, dans l'illusion de paternité où il est, il a
levé la main sur Nora... Oui, la main si douce de l'ami si bon s'est
levée contre elle..... mais ne retombe point. Ce n'est qu'une menace un
instant suspendue...

Etonné de lui-même, consterné, déjà repentant, Guy s'attend à une scène
effroyable. Toute petite comme elle est, c'est une demoiselle, Nora; il
vient de l'oublier. N'a-t-elle pas seize ans et demi? La fierté et la
dignité vont avoir un réveil terrible... L'avenir du malheureux Guy est
compromis. Toute réconciliation sera impossible entre Guy et Nora...

Point du tout. Le petit visage, aussi rougissant que s'il avait été
frappé, s'apaise instantanément. Un sourire doux et bon détend les
lèvres amollies et humides. Les yeux noirs s'emplissent d'une âme
attendrie qu'on ne leur voit jamais. Elle les soulève vers Guy avec
amour, se jette contre lui, se caresse à la poitrine du maître, et,
du ton dont elle dirait: «Comme tu es bon! comme tu m'aimes!» elle a
murmuré, heureuse, toute câline:

--Oh! tu es méchant! tu me bats!

En même temps, le petit bras tendu s'élève, et la main mignonne désigne
un point du mur que la menteuse aurait honte de regarder... C'est bien
cela! elle indique le cadre derrière lequel est accrochée la clef,
dérobée depuis longtemps, la clef des bons et des mauvais livres.

--C'est bien, dit-il, sur le ton du badinage caressant, avec un fond
de menace sérieuse. C'est bien. Nous savons maintenant ce qu'il faudra
faire. Nora n'est qu'un petit cheval rétif... Eh bien, Guy achètera des
cravaches neuves, toutes mignonnes...

--Non! non! dit Nora, heureuse de n'être qu'une petite fille entre les
bras paternels de Guy: Non! non!... je serai bonne... j'obéirai!

Il la sent glisser irrésistiblement entre ses bras; elle se met à ses
genoux qu'elle enlace. Il la relève, tout attendri...

Nora n'a pas connu dans son enfance ces surveillances et ces châtiments
où les petits sentent très bien la tendresse protectrice. Alors, un
peu tard, elle se rattrape; et elle crie, dans son cœur, au seul être
qu'elle aime: «Punis-moi! Bats-moi! que je sente enfin la protection
et l'amour qu'on doit à tous les faibles pour les secourir contre
eux-mêmes!»

Mais ce n'est là qu'un élan nouveau. L'ancienne Nora est loin d'être
vaincue. Et ce qu'elle cache dans l'ombre des bras de Guy,--c'est,
déjà, un visage malicieux où sourit le désir d'une revanche. Le jeune
animal instinctif qui est Nora, déjoué dans sa ruse, se demande
curieusement si le traqueur sera toujours plus rusé qu'elle... Cela
aussi l'intéresse. Il se croit bien fin, Guy, ce Guy bien-aimé! Mais
il l'a attaquée en traître, par surprise... Ah! si on voulait!... ce
serait un jeu comme un autre, plus amusant qu'un autre, de chercher à
savoir qui est le plus malin, de la petite fille ou du diplomate...
Dans l'ombre des bras de Guy où elle a caché son visage, Nora se sent
un sourire...




LVII


Peu de temps après, Guy, un soir, dit à Nora:

--J'ai passé ma journée à Hyères, Nora, et j'ai acheté.... devinez quoi?

Nora le regarde. Il sourit avec une malice qui parle clairement... Elle
a deviné!

--Ce n'est pas vrai! dit-elle.

--Je ne mens jamais, moi! répond Guy.

--Vous êtes méchant! dit Nora dont l'œil se fonce.

Elle hausse l'épaule et frappe du pied.

--Elle est solide, ma petite cravache, ajoute Guy... Voyez plutôt.

Sur la table, près de Nora assise, il pose la cravache. Nora la regarde
un instant de côté, d'un air farouche, puis la saisit à deux mains et
s'efforce de la rompre. Mais elle ne peut que la ployer. C'est une
excellente cravache. Pourtant, à force de la tordre en tous sens, elle
l'a mise hors d'usage... Enfin, elle la jette au loin.

--Oh! dit placidement le terrible Guy, qui l'a regardée faire, en
souriant,--j'avais, parbleu! prévu cela et j'en ai rapporté, Nora,
toute une provision.

Il se lève, prend une autre cravache dans le tiroir d'un bahut où il
les a toutes enfermées, et va la déposer sous les yeux de Nora, à la
place même où il avait mis la première.

Elle l'examine encore, celle-ci, d'un air farouche, d'un regard de
côté, puis s'en empare, et, levant les yeux sur Guy attentif, lentement
elle porte à ses lèvres le petit pommeau d'argent sur lequel elle vient
de lire: _Aimer, Obéir_.

Et comme il s'avance vers elle, elle prend les deux mains de Guy, et,
dévotement, longuement, les baise, encore et encore!..... Et Guy,
enivré, la laisse faire. Il est si sûr de l'aimer pour elle!




LVIII


C'est une terrible petite personne que Nora, un mélange singulier
d'instincts impérieux, d'intelligence subordonnée, de haine et d'amour,
de tragique et de gai. Elle a besoin d'un maître, elle le sait et n'en
veut point, mais elle a peur de perdre Guy, elle l'aime et s'écrase,
après les révoltes, en des humilités inattendues, qui le charment,
l'attendrissent, le rendent tout entier, d'un seul coup, à celle dont,
par instant, il se croit détaché pour toujours.

--Je vous ai acheté une poupée, Nora.

Une poupée! Nora est furieuse!

--Vous vous moquez toujours de moi, Guy!

Alors, Guy comprend qu'il a, cette fois, dépassé la mesure... Il change
brusquement de langage. Il faut, paraît-il, mentir un peu, quand c'est
pour le bien d'une enfant qu'on aime. Ainsi pense le diplomate.

--Non, non, rassurez-vous, Nora, et pardonnez-moi ma mauvaise
plaisanterie.--La vérité, c'est que j'ai promis une poupée à la petite
fille d'une personne de mes amies dont je vous ai parlé et qui habite
Hyères en ce moment; et j'ai pensé que vous voudriez bien, pour que mon
cadeau soit moins banal, habiller ma poupée de vos jolies mains.

--Ça, je veux bien, dit Nora rassurée.

--En même temps, je vous ai rapporté à vous un petit cadeau: un
nécessaire avec lequel vous coudrez, j'espère, le trousseau de
mademoiselle Debois... (c'est le nom de la poupée). Il y a des ciseaux,
un dé, un étui, un poinçon. Tout cela est ancien et a dû servir, il y a
cent ans, à quelque douairière en cheveux poudrés.

Et voilà Nora qui taille, coud, brode et repasse même le trousseau de
Mlle Debois.

Mlle Debois est une poupée de très grande taille.

Guy, souriant, regarde à l'œuvre la petite maman. C'est, il est vrai,
un charmant spectacle.

Cela dure une semaine, au bout de laquelle Guy déclare que la poupée
est bien pour Nora, non pas pour une autre, et qu'il est heureux de
la lui offrir maintenant qu'elle est bien vêtue. Il ajoute qu'il a pu
juger de l'habileté de Nora à tailler et à coudre, qu'il en est ravi,
et qu'il la félicite sincèrement.

Alors Nora se fâche tout de bon. Elle déclare qu'elle n'est plus une
petite fille, que Guy l'a trompée, qu'elle ne veut pas de poupée, et
enfin qu'elle est en âge d'avoir un enfant pour «de vrai!» un enfant à
elle... Elle l'élèvera mieux qu'on ne l'a élevée elle-même, et il ne
mentira pas, comme Guy vient de mentir à Nora!

Là-dessus, elle saisit la poupée par les deux pieds, et elle lui casse
la tête contre le marbre de la cheminée.

Guy trouve cette violence déplorable,--mais Guy est faible, il aime, il
est amusé, il finit par admirer les sottises qu'il prétend blâmer. Et,
en souriant, il conclut à part lui que Nora pourra faire une excellente
petite mère, et qu'il est temps de demander sa main à M. Mitry. Sans
doute il n'a pas réformé son éducation. Sans doute il y a, de temps à
autre, dans les yeux de Nora, de brusques montées d'on ne sait quelles
ténèbres où flottent d'inquiétants appels, peut-être la puissance des
trahisons, à coup sûr l'incertitude de l'instinct, l'onde trouble du
féminin éternel,--mais Guy a toujours cru que l'amour entier d'un cœur
d'homme, sain et sûr, est plus puissant que toute la femme, et lorsque
Nora sera complètement sienne, il deviendra, sans peine,--rien n'est
plus certain,--le maître triomphant.

Guy est trop orgueilleux, il a, de tout temps, été trop aimé, pour
croire autre chose.




LIX


Depuis une heure, Guy cause dans le parc avec Mitry.

--Mon cher Mitry, ma résolution est prise. Le professeur vous demande
la main de sa petite élève... J'aurai encore bien de la peine pour
faire de cette enfant une femme à peu près civilisée, mais cela ne
m'effraie plus autant. La nature est bonne. Ce cœur est à moi. Vous, me
la donnez-vous?

François Mitry était profondément ému.

--C'est vous, dit-il, c'est vous qui lui annoncerez la chose, n'est-ce
pas?

Après un silence, il ajouta:

--Mariés, vous partirez aussitôt. Vous l'éloignerez tout de suite de
cette maison de deuil où j'achèverai mes jours, je le sens, comme un
vieux misanthrope solitaire, vaincu par la vie... Mais si jamais elle
exprime un désir de me revoir; si elle trahit un mouvement de vraie
pitié, mon cher Guy; si, quand vous lui aurez tout expliqué, elle
pardonne..... vous me la ramènerez bien vite, n'est-ce pas, mon cher
Guy?

Guy serra la main du pauvre homme en silence.

Le père dit encore:

--Rendez-la heureuse. Et pour cela, mon ami, méfiez-vous de la
jalousie..., c'est elle qui a fait tout mon malheur!

En entendant ces paroles, Guy ne put s'empêcher de se rappeler celles
que le même Mitry lui avait dites, peu de temps auparavant, à propos
des audaces de Nora: «Vous voyez bien qu'il faudra se méfier!»

Ainsi un double conseil l'engageait à la méfiance, et vis-à-vis d'elle
et vis-à-vis de lui-même... Et c'était là tout le viatique qu'il
emportait dans la difficile route par laquelle il irait à la recherche
du bonheur, pour elle et pour lui! Guy n'était pas sans inquiétude,
mais il était brave. Il se comparait secrètement, non sans orgueil, à
ces marins qui mettent à la voile et quittent le port précisément un
jour de tempête... Hélas! méfiant et jaloux, il sentait bien qu'il le
serait cruellement,--mais amoureux, il l'était avec délices.




LX


Nora, en compagnie du petit leveur de liège, s'avançait. Mitry
s'éloigna. Elle s'avançait, tenant entre ses mains l'écureuil qui, dans
ses faveurs, avait remplacé le lièvre défunt... Le pauvre petit lièvre,
avec ses bonds désordonnés, avait fini par se casser la tête contre le
plafond de sa cage.

--Voyez comme elle est jolie, ma petite bête! dit Nora.

Elle tenait captif l'écureuil aux yeux vifs, à la grande queue fauve
et noire, qui, provisoirement familier, une amande entre ses doigts
griffus, grignotait.

--Nora, dit gravement Guy,--sans s'occuper de la présence de Jacques
pas plus que des mines drôles de l'écureuil,--Nora, mon enfant, vous
souvenez-vous de tout ce qui a été dit entre nous, depuis quelques mois?

--Oh! oui! fit-elle.

Et son beau regard noir se leva, plein d'amour, sur les yeux de son ami.

--Eh bien, si vous le voulez, et avec le consentement de votre père,
à qui je viens d'en parler,--vous deviendrez ma petite femme, Nora...
Est-ce que vous le voulez, dites?

De la surprise, Nora, sans dire un mot, laissa tomber ses deux bras,
d'où l'écureuil s'échappa; et, rapide, sautant sur le tronc d'un pin,
il disparut en quelques bonds au faîte des arbres.

Jacques, stupéfait, regarda fuir l'écureuil, puis il baissa les yeux et
les tint fichés en terre.

--Eh bien, Nora? insista Guy.

--Oh! Guy, Guy! murmurait l'enfant de sa voix musicale, fine et
pénétrante,--oh Guy!... je n'aurais jamais pensé à ça... Je me croyais
bien trop méchante!

Elle tendit ses bras, attira la tête de Guy vers sa bouche et murmura:

--Je t'obéirai toujours. Tu sais bien que je t'ai promis... Je serai si
sage, tu verras... si sage, si sage!... Je t'obéirai, va! parce que je
t'aime beaucoup, beaucoup, beaucoup!

Alors, avec un secret mouvement de jalousie, il s'aperçut que Jacques
pleurait.

--Pourquoi pleures-tu, toi? lui demanda-t-il presque brutalement.

--C'est, dit Jacques, c'est, monsieur, qu'elle va être heureuse avec
vous!.... On a toujours été si méchant pour elle, excepté Jupiter et
moi!

Heureuse!... Encore ce mot!... Guy s'interroge... Saura-t-il la rendre
heureuse? il le souhaite, mais il est loin d'en être sûr. Il est
seulement certain de souffrir. Elle est si jeune! Il se sent déjà si
jaloux!... Saura-t-il ne pas la martyriser?...

Ces mêmes idées préoccupent Guy, le jour de son mariage. Il ne pense
pas à autre chose, tout en admirant une petite Nora nouvelle, toute
blanche, la mine étonnée et grave sous le grand voile qui l'enveloppe,
qui la prend comme un filet prend un papillon.

François Mitry sanglote, à l'église. M. le curé de Cogolin fait un long
sermon, et Catri pleure aussi beaucoup, bien qu'il soit convenu qu'elle
suivra sa jeune maîtresse, avec Antoine.

La majesté n'est pas l'affaire de Nora, et, sous le voile immense, aux
grandes cassures rigides, qui la tient emprisonnée, elle a plusieurs
fois des mouvements vifs et menus de petite bête libre, vite réprimés
et si drôles, que, malgré leurs soucis, le père et l'époux enchantés,
échangent un sourire.




LXI


Guy et Nora sont à Paris, mariés depuis peu de jours.

Il lui parle.

Elle écoute avec son air, charmant et grave, de petite fille qu'on a
habillée en dame avec des robes trop longues.

Lentement, tendrement, Guy conte à sa petite femme tous les détails du
roman de Mitry.

--Vous comprenez bien, n'est-ce pas, petite Nora? Afin de bien juger,
oubliez un instant que je parle de votre père. Un homme croit en sa
femme; il l'aime passionnément, et quand elle est morte, il découvre
que, pendant neuf ans, il a vénéré, adoré un être indigne... Son enfant
n'est plus son enfant!...

--Oui, dit Nora. Je comprends. C'est horrible et je plains le
malheureux. Et cependant...

--Cependant quoi?

--Il devait croire en lui-même, en lui et en elle, et brûler les
lettres.

--Mais le feu vite éteint les lui a rendues!

--Il devait rallumer le feu, dit Nora, haussant l'épaule.

--Mais la passion, la jalousie, Nora?

--Je parle selon ce que vous m'enseignez, Guy; il devait brûler les
lettres. Une femme, une morte, le lui commandait. Il devait obéir. Je
le plains, oui, certes, mais il a failli. Et le malheur s'en est suivi.

--Et c'est tout, Nora?

--Tout?... comment?

--Vous n'avez rien d'autre à me dire?... Votre père, Nora, ne vous
fait-il pas pitié?...

--Oh!... pitié!... dit-elle. Oui, mais presque comme un étranger...
C'est à peine du reste si je le connais. Il ne m'a jamais beaucoup
parlé. Il m'a fait souffrir beaucoup... Tenez, Guy,--laissons ce sujet.

Et elle ajoute, d'un air profond:

--Il y a des choses qu'on ne refait pas.

Guy trouve Nora un peu dure de cœur, et pourtant,--chose
étrange!--cette inflexibilité ne lui déplaît pas absolument. Même
dirigée contre un père, cette sévérité nette sur une question de
devoir, d'amour et d'honneur, lui semble avoir du bon. Enfin Nora
_n'aime que lui_, voilà ce qui le charme surtout!

Cependant, un autre jour, elle lui dit tout à coup:

--Commettriez-vous une infamie pour moi, Guy?

--Vous ne la demanderiez pas, dit-il.

--Si! si! je veux toutes les preuves d'amour... Celle-là, je ne la veux
pas en ce moment, mais il faut que je sois sûre que si je le demandais,
vous manqueriez pour moi à vos plus graves devoirs!

Avec toutes les peines du monde, Guy empêche que cette conversation ne
dégénère en querelle, et, pour parler d'autre chose, il prononce au
hasard le nom d'une femme qu'une aventure retentissante livre en ce
moment aux curiosités publiques... Les débats du procès en divorce,
rapportés par les journaux, révèlent des intrigues basses, assez
compliquées.

--Avez-vous lu ce procès, Nora?

--Oui, dit-elle. Et ce qui m'amuse, c'est le ton scandalisé de vos
journaux là-dessus... Tout le monde sait bien pourtant que la plupart
des femmes en sont là!... Le fait,--conclut Nora,--est aussi fréquent
qu'il est naturel!

Guy est stupéfait de ce ton d'expérience. Nora professe son opinion
avec un calme ingénu, qui épouvante l'époux. Il reconnaît ses anciennes
idées de célibataire! Il trouve inouï que Nora les ait, blessant
qu'elle les professe,... et touchant qu'elle les avoue!

L'unité morale est loin d'être faite en Nora. Des volontés parfaitement
contradictoires sont en elle, et il peut être déconcertant de
l'écouter. Sa nature primitive la sollicite vers la passion pure,
amour, haine, colère, rancune; sa nature acquise, celle qui se
développe en elle au contact de l'homme à qui elle veut plaire, lui
donne parfois les attitudes d'une tendresse, d'une générosité, d'une
noblesse qui ne sont pas siennes encore.

Guy le sent bien, que Nora a deux âmes. Une petite âme obscure, toute
d'égoïsme et de ruse, formée par les seuls éléments et instruite par
Gottfried; une autre, de tendresse et de dévoûment, naissante encore et
nébuleuse, qui lui vient de Guy... et même de Jupiter.

Laquelle dominera l'autre? Guy s'interroge hélas! et parfois
s'épouvante.




LXII


C'est une terrible chose que de s'abandonner tout entier à l'amour, à
la jalousie, aux visions qui en sortent, fumées de ces grandes flammes.

Guy, bientôt après les premières ivresses, après les heures d'oubli
infini, éprouva ce qu'on pourrait appeler la peur d'être heureux, et
il se mit en devoir de gâter son bonheur sous prétexte de le rendre
plus parfait. Vouloir le parfaire, n'était-ce pas chercher tout d'abord
comment et pourquoi il n'était pas complet?

Nora, il faut le dire, se chargea très vite d'aviver ses inquiétudes,
avec des mots téméraires ou insolents, avec des entêtements et
des révoltes brusques. Devenue sa femme, elle révéla presque tout
de suite les fonds les plus cachés de sa nature d'enfant gâtée,
volontaire, contrariante. On eût dit qu'elle tâtait le terrain, qu'elle
cherchait à voir si la volonté et les résistances du maître étaient
de bon aloi. Lui, il eut peur d'abord de se trouver en présence de
l'irréductible... Et maintenant une lourde porte s'était refermée
derrière lui. Il était pris dans une cage étroite avec le petit léopard
armé de dents et de griffes. Le repos de toute sa vie était au moins
compromis. Le regret de n'avoir plus beaucoup de temps devant lui pour
lutter, aimer, se défendre et vaincre, lui traversa le cœur comme
une flèche. Il se mit à analyser, trop subtilement pour sa joie, les
moindres incidents de la vie, les traits les plus fugitifs du caractère
de sa petite femme.

Guy, bien inutilement, employait toute la puissance de son imagination
à scruter le passé de Nora, à deviner sous quelles influences,
grâce à quels faits, à quels actes, à quelles leçons, ce caractère
s'était formé. Il maudissait quotidiennement et Mitry et Jacques et
Gottfried,--puis songeait parfois que si Nora n'eût pas subi les
injustices du père, si elle n'eût pas reçu une éducation funeste, elle
ne serait pas devenue sienne, elle ne se fût pas jetée, réfugiée entre
ses bras; et il était forcé de bénir ce qu'il détestait.

Le souvenir de Gottfried et de Jacques lui revenait trop souvent. Il
s'interrogeait sans fin sur eux, il s'emportait à douter de Nora.
Jusqu'où étaient allées ses curiosités? Alors c'était en lui des élans
de haine contre ceux qui avaient transmis à cette enfant une expérience
qu'il ne parvenait pas à mesurer.

Elle lui semblait profonde, cette expérience, à en juger par certains
regards, par certaines paroles de Nora, qui contrastaient, même
aujourd'hui, avec son air d'enfance, accusé encore par la petitesse de
sa taille.

Dans les conditions précises où il se trouvait, il comprit la vie
amoureuse comme un duel de toutes les secondes, acharné. Laisser
prendre de l'autorité à ce petit être, qui, incapable de résister à la
passion, gardait pourtant, au plus fort de ses entraînements, le plus
étrange sang-froid, c'était se vouer par avance à toutes les défaites.
Qui donc allait être terrassé, de la bête ou du dompteur? Toute sa vie
lui parut résumée dans cette question.

Il s'était promis à lui-même, il avait promis au malheureux François
Mitry de tout mettre en œuvre pour modifier en Nora les vices d'une
éducation trop libre, pour lui faire comprendre (selon ses propres
paroles) les devoirs et l'idéal. Cette mission qu'il s'était donnée
était trop d'accord avec ses désirs d'époux, avec ses volontés de
seigneur et maître, avec ses aspirations de jaloux autoritaire,--pour
qu'il y manquât.

Guy s'aperçut très vite que, dans le duel qu'il engageait, une de ses
infériorités serait la surprenante facilité avec laquelle l'homme
oublie les torts de l'adversaire aimée dès qu'elle veut bien paraître
les oublier elle-même. Les plus lancinantes douleurs physiques sont
ainsi abolies dans le souvenir, dès qu'elles s'apaisent.

Les vrais aimants n'ont pas de rancune. Or, Guy pensait avoir besoin
de se rappeler les moindres traits du caractère de Nora. Il s'était
surpris à ne pas lui montrer assez qu'il n'oubliait rien. Il s'étonnait
parfois de ne plus tenir aucun compte de tel grief dont il avait
beaucoup souffert. Dès qu'elle lui souriait, l'enchantement lui venait
et il ne savait plus rien d'elle sinon qu'il l'aimait aveuglément.

Aussi, afin de s'armer contre les défaillances de sa mémoire
d'amoureux, il prit en habitude de noter presque chaque soir ses
émotions de la journée.

Il eut recours plus d'une fois à ce journal pour y rechercher une
raison de s'affermir contre la terrible petite sorcière, aux heures où
elle prenait des airs attendrissants de petit ange plein de candeur.




LXIII

FRAGMENTS DU JOURNAL DE GUY.


La délivrerai-je d'elle-même? je ne le crois plus. Une sorte de
fatalisme se dresse en elle devant tous mes efforts. Elle a pour mot
favori: «Ce n'est pas ma faute». Ce n'est jamais sa faute. Elle ne se
croit pas libre. Dès lors, elle ne l'est pas.

       *       *       *       *       *

Le mensonge est chez elle une spontanéité violente et sereine. Un
réflexe. Comment changer cela? Elle ment comme on cligne des yeux.
L'habitude de se cacher est invétérée chez elle. Quand elle ment, l'œil
se ternit d'un trouble neutre où, avec facilité, je reconnais qu'elle
a menti, mais, pour que ma certitude fût efficace, il faudrait chaque
fois _prouver_ qu'on sait. Comment le faire, si, tout certain qu'on
soit du mensonge, on est pourtant sans preuves positives?

... Et puis comment croire à la menteuse quand elle dit la vérité!

       *       *       *       *       *

Je l'aime avec découragement.

Je crois que, le jour où s'en ira vraiment de moi toute espérance de la
changer selon mon cœur, l'intérêt de l'aimer me fuira. Je sens aussi
que, modifiée à ma guise, je l'adorerais définitivement comme la chose,
l'âme conquises, comme la femme la plus vraiment à moi de toutes celles
que j'ai connues,--ma création.

       *       *       *       *       *

Au fond, mon goût des pudeurs délicates, jolies, lui semble encore
un peu bien ridicule. Elle ne s'en cache pas toujours assez... A
l'occasion une raillerie lui échappe. Elle a alors la plaisanterie
lourde, inutilement grosse, inattendue en regard de sa gracilité
physique. Et quand on la lui reproche elle insiste, défend sa phrase,
l'aggrave en s'efforçant de la légitimer.

       *       *       *       *       *

Comme cela m'est arrivé une fois déjà avant notre mariage, en présence
d'une faute d'enfant qu'elle avait commise, et d'une révolte d'enfant
qu'elle avait sous mes reproches, j'ai oublié qu'elle n'est plus une
enfant et j'ai levé la main sur elle!... Elle a attendu la punition
avec une sourde volupté. Elle l'a goûtée comme un témoignage d'amour.
Elle en aimait la justice. Elle aime aussi à sentir que la force qui
marche contre elle a été mise en mouvement par elle, mais que cela est
loin des tendresses douces que je voudrais!

       *       *       *       *       *

Doucement, doucement te bercer, faire que tu sois mon enfant d'esprit,
d'âme et de cœur, n'aurai-je jamais ce délice! N'en auras-tu jamais la
joie toi-même, à travers moi? Pourquoi, même dans mes bras, habites-tu
un monde qui n'est pas le mien? Pourquoi ne me suis-tu pas où je
t'entraîne? Pourquoi ne m'y devances-tu pas, même, puisque je t'ai
montré d'avance tous mes chemins?

Elle a repoussé, ce soir, mon baiser, disant, d'un air méchant, qu'elle
était lasse. Pourquoi? Quel visage m'apportera-t-elle demain matin?

Petite âme damnée, si tu veux me suivre, je te donnerai deux ailes
fines, des ailes pour le ciel,--la tendresse et la bonté.

--«Je ne puis pas... ça n'est pas ma faute.»

       *       *       *       *       *

--«Il faut savoir se commander. Abdiquez, enfant chérie! Laissez-là
l'orgueil--pour l'amour.»

--«J'ai un si vilain caractère!»

Je l'ai embrassée avec effusion, au risque de renverser les verres
(nous étions à table). Ah! chère petite! combien ce mot a dû vous
coûter! je le bénis.

       *       *       *       *       *

Si elle laisse échapper une de ces expressions triviales qui choquent
si fort dans une jeune et jolie bouche féminine, elle essaie, pour me
plaire, de se rattraper vivement, et il lui est arrivé d'ajouter alors,
bien vite, en se mordant les lèvres: «J'ai fait une gaffe!» ce qui en
fait deux, mais la dernière est si ingénue!

       *       *       *       *       *

Une véritable enfant, distraite quelquefois par un rien de choses
très importantes qui devraient éveiller en elle les pires soucis. Sur
une affaire d'honneur, de fierté, de probité, elle parlera juste,
honorablement, fièrement,..... à condition que l'amour ne soit pour
rien dans l'affaire. Parle-t-on de pudeur, de chasteté, alors son
jugement se trouble. Ces choses n'ont pas l'air d'être capitales à ses
yeux. Elle paraît même ne pas voir que la probité est aussi du domaine
de l'amour... Quel supplice!... Il y a du Gottfried là-dessous.

La déférence mondaine la plus simple qu'on doit à l'homme âgé ou de
quelque marque, elle paraît l'ignorer. Elle n'a pas le respect des
valeurs individuelles, ni de l'âge. C'est pourtant joli, chez les
êtres jeunes, la modestie en présence de ceux que la vie a instruits,
endoloris, accrus... Elle n'a pas cela. La suffisance est, chez elle,
d'une précision coupante qui, en de certains moments, lui ôte du
charme, de la jeunesse surtout, de la grâce. Cela, par instant, la
virilise, lui donne une allure «garçon», et cela, en même temps, la
vieillit.

       *       *       *       *       *

Hélas! à propos des plus petits incidents, ne jamais se trouver en
présence d'explications simples comme la simplicité, droites comme la
ligne droite!.... Ah! Gottfried!

       *       *       *       *       *

Il faut qu'elle obéisse, qu'elle aille à l'idéal que j'ai choisi et
toujours suivi. Elle ne peut être à moi et rester libre de moi.

       *       *       *       *       *

Elle brodait, souffrante, pâlie, touchante, silencieuse, avec des
transparences aux lèvres, sur les joues.

--Bonjour, Nora.

Elle a pris un air mutin que son air souffrant rendait exquis de grâce.
Ses petites révoltes, réduites par le mal, ont été ravissantes. Je lui
ai dit:

--Ne sois pas malade. De te voir si pâle, j'ai mal, moi aussi. Tiens,
je t'aimerais mieux méchante comme à l'ordinaire, qu'attristée ainsi
par le mal... Sois méchante, je t'en supplie!

Elle a baisé ma main, encore et encore... Ce baiser sur ma main me
ravit toujours... Il me semble que je suis le seigneur et qu'elle est
ma petite esclave, dans un pays de rêve, où l'amour est roi.

       *       *       *       *       *

Je suis jaloux, j'en souffre et je la fais souffrir. Je dois me
méfier de moi, prendre garde d'être injuste. Est-ce seulement en vue
d'en faire une belle et noble créature morale que je la harcèle de
mes reproches, que je la tourmente avec mes chimères? Non, non, je
la veux noble et belle, il est vrai, mais pour moi. Oh! le sauvage
égoïsme d'amour, protecteur des races!... Oui, je la veux mienne
avant tout, exclusivement mienne! Je veux voir sur elle ma marque,
ma griffe. A l'idée qu'elle pourrait m'échapper, je me sens devenir
cruel. Et elle m'échappera! Cela doit finir ainsi, puisque dans peu
d'années,--en mettant les choses au mieux--nos âges brusquement vont
nous séparer!... Cette idée m'est insupportable...

J'ai rêvé, l'autre nuit, que j'étais tout vieilli, et, comme elle était
restée jeune et belle, je l'ai tuée!... Il faut me méfier de moi.

       *       *       *       *       *

Je ne me savais pas si passionné. Hélas! ma vie qui prévoit le déclin
veut se résumer, se reconnaître entière, dans une grande seconde
d'amour et d'adieu, afin de recommencer par un être nouveau... Oh! ce
rêve!... Il me semble que tout s'apaiserait dans son cœur à elle et
dans le mien.

       *       *       *       *       *

La vertu heureuse du mystère d'amour ne s'éprouve entière que si
l'amour est respecté en tant que mystère.

Les mots même qui nomment les choses de la volupté la détruisent en
la précisant dans le sens sacrilège d'une trompeuse connaissance. Une
véritable déchéance commence au calcul sur le plaisir, à la fausse
précision des idées sur le sujet qui n'appartient pas à l'homme
et qui contient le secret des immortalités. Avoir du respect pour
l'inconnaissable, c'est être en règle avec tous les dieux possibles.

Une expérience raisonnée, fût-elle purement théorique, a défloré la
vierge, qui ne se retrouvera vierge «ou virginalement femme» que par
un miracle de l'amour... Puissances inconnues de la vie, nobles et
mystérieuses voluptés qui créez la forme, ouvrières de toute chair,
matrices de toute pensée, je l'attends de vous, ce miracle. Rendez à
l'enfant le trouble hésitant, l'incertitude tremblante du cœur... Aux
yeux ouverts trop tôt sur la menteuse réalité des faits, sur le net
contour des choses, qui nous en dérobe le sens, rendez la demi-ombre
des lieux sacrés, qui sont vôtres, parce que le bonheur y habite.


.... Oh! si tout mon cœur allait lui être inutile!

       *       *       *       *       *

Comme elle n'a pas de morale et pas de préjugés, elle ne peut être
gardée que par l'amour... Ah! je vendrais mon âme pour avoir vingt ans.

       *       *       *       *       *

J'ai perdu pied dans l'amour... J'ai plongé à l'endroit profond.... Je
me sens roulé par la grande vague.




LXIV


Nora, de son côté, trouvait Guy vraiment trop inquiet, se plaignait
qu'il la tourmentât avec mille chimères, mais c'est par là que, sans y
mettre d'habileté, il la séduisait sans cesse, qu'il allait la tenir
en haleine, renouveler en elle à toute heure cet espoir de faire, au
cœur de l'aimé, des découvertes nouvelles, cette curiosité d'amour,
qui seuls retardent les satiétés, empêchent les dégoûts... Certes elle
n'était pas faite pour l'amour monotone. Élevée dans les tempêtes, elle
désirait parfois, comme le mousse des navires de légende, le repos sur
la terre ferme; mais à peine à terre, elle aurait eu la nostalgie des
tourmentes, des horizons mobiles, perdus et toujours fuyants.

Ce qui, par-dessus tout, avivait les jalousies de Guy, c'était le
silence où elle semblait s'être retirée de parti pris, depuis la grande
effusion dans laquelle elle s'était donnée tout entière.

Vainement il l'interrogeait sur elle-même. Elle répondait par
monosyllabes, éludant toutes les questions.

Cette réserve absolue irritait le malheureux. Il aurait voulu on ne
sait quelle confession générale qui lui aurait livré tout le passé de
cette âme si jeune et déjà si profonde. Cette âme, il aurait voulu
l'explorer en tous sens, à sa guise, à toute heure, y visiter les plus
obscurs recoins, la connaître comme un autre soi-même, bref, y régner.

Mais les grandes effusions jamais ne revinrent. Ce qu'il possédait,
c'était bien, de toutes manières, un trésor enfermé.--On ne lui donnait
ni les moyens, ni le droit de le voir, de le compter pièce à pièce...
Et cependant les jours, irréparablement, fuyaient...

--Pourquoi est-elle si muette? Qu'a-t-elle donc à me cacher?

Et il imaginait parfois un Jacques, un Gottfried, un Louvier, ou
quelque inconnu, plus heureux que lui-même, avant lui... Alors
il désespérait, ne croyant pas qu'il fût possible de s'emparer
complètement d'une âme engagée sitôt en de tels souvenirs premiers...

Pourquoi se taisait-elle? C'est que, bien vite, elle avait compris
ce qui déplairait à Guy, dans l'histoire de sa petite existence
personnelle. A quoi bon exaspérer les jalousies de son bien-aimé en
lui racontant en détail ses promenades libres avec Jacques, et surtout
les vulgaires et malsaines conversations de Gottfried, ses théories
corruptrices, ses entreprises de faune qui, maintenant encore, la
faisaient rire au lieu de lui faire horreur? Elle sentait bien qu'aux
leçons du philosophe pessimiste, elle avait perdu quelque chose, et
craignait de s'amoindrir en l'avouant. L'idéal de Guy (naïf! qui
croyait aux amours durables!), son goût pour la justice, pour l'honneur
et la probité,--qu'il avait su servir jusqu'à sacrifier sa haute
situation dans les affaires publiques, était si loin de l'idéal que
son professeur velu définissait: «la vision égoïste et solitaire des
plaisirs que l'on souhaite!» A quoi bon conter certaines choses à qui
devait en souffrir, peut-être jusqu'à s'éloigner d'elle? Elle éprouvait
d'ailleurs quelque peine encore à admettre les belles idées de son Guy.
Cette enfant trouvait cet homme un peu bien sentimental, chimérique,
puéril dans sa conception de la justice, de l'amitié, de l'amour.
Maître Gottfried l'eût qualifié de «jobard» en excellent français.
Cette amoureuse, à la fois dévouée et indépendante, n'acceptait pas son
Guy tout entier.

Les leçons de Gottfried avaient agi fortement sur son cerveau tout
jeune, tout malléable. Le pesant raisonneur lui avait soufflé un tel
esprit de négation, que, malgré l'amour, elle discutait encore en
elle-même les générosités de Guy. Voilà le fond des résistances qu'il
ne s'expliquait pas complètement. Elles s'ajoutaient aux rébellions
d'une nature de sauvage que rien n'avait domptée, qu'on n'avait jamais
courbée à l'obéissance...

Puis, quand elle commença à porter la marque de Guy, à retrouver en
elle, par instant, des pensées qu'elle reconnaissait comme venant de
lui,--alors, elle ne voulut pas avouer sa défaite, l'orgueilleuse
petite femme.

Enfin,--raison suprême des silences de Nora,--cette enfant bizarre,
si prompte à courir demi-nue sur les plages libres, en plein soleil,
cette petite fiancée, qui s'était d'elle-même offerte, chez qui l'époux
n'avait trouvé ni hésitations ni étonnements, cette ardente faunesse
ignorante des pudeurs physiques, avait une invincible pudeur d'âme,
dont Guy était loin de se douter! Elle aurait voulu quelquefois dire
à l'aimé bien des choses très jolies, très douces, nuancées, qui
s'exprimaient avec des mots dans le secret d'elle-même... Une honte
singulière la retenait. La phrase, flottante sur ses lèvres, retournait
vite au silence de son cœur, comme effarouchée. Montrer son âme, elle
ne le pouvait pas. Cette idée seule lui inspirait une sorte d'effroi.
Elle l'avait livrée un jour, un seul jour, mais c'était dans l'oubli du
désespoir, comme les femmes noyées livrent leurs corps.

Maintenant, elle s'était reprise. Elle sentait bien qu'elle faisait
du chagrin à Guy, et ne pouvait s'en empêcher. Les mots par lesquels
s'exprime le sentiment avec ses variations, lui paraissaient
d'ailleurs si difficiles à assembler! Cette romanesque avait peur de
faire des phrases de roman... Si elle allait y être gauche, maladroite,
paraître prétentieuse! S'il allait se moquer d'elle! Certes, elle
était plus sûre de la pureté de contour de ses mignonnes épaules, que
de la correction de sa phrase. Et, malgré son grand désir de plaire
au bien-aimé, elle lui cachait, la plupart du temps, les meilleurs
mouvements de son âme, dont elle avait honte parce qu'elle avait appris
à n'estimer que les idées prétendues positives.

Toutes les autres provoquaient son ironie. Son sentiment, avoué
une fois pour toutes, la violence, les infinis ondoiements de
son amour,--bien qu'elle en éprouvât dans son cœur la réalité
quotidienne,--lui semblaient des choses un peu folles dès qu'elles
s'expliquaient au moyen des mots; des choses qu'il fallait cacher à
celui-là même qui, en les exprimant pour son compte, la charmait!

Un jour, Guy lui reprocha plus vivement que de coutume son mutisme
obstiné.

--Je ne sais plus rien de vous! Vous ne me parlez plus, Nora. Suis-je
aux côtés d'un spectre? que se passe-t-il dans votre cœur? Ce mystère
m'est plus précieux encore que votre personne... Si vous ne me donnez
que celle-ci, si vous reprenez votre personne morale, si vous séparez
l'une de l'autre, que faites-vous de celle qui ne m'appartient pas?
Où êtes-vous? A quoi pensez-vous lorsque, pressée entre mes bras, vous
demeurez obstinément silencieuse!... Vous ne savez pas aimer, Nora!
Vous n'êtes pas mienne!

Une heure après, comme il était dans sa chambre, elle lui fit porter, à
l'heure du courrier, en même temps que ses journaux, une lettre.

... Ils ne s'étaient jamais quittés. C'est la première fois qu'elle lui
écrivait! Il lut, en souriant de bonheur:

«Pourquoi, mon Guy bien-aimé, me forcez-vous à vous dire des choses
que vous devriez savoir, dont vous devriez être sûr? Ne suis-je pas
allée à vous de moi-même? Croyez-vous que je n'aie pas su ce que je
faisais?... Oui, j'ai parlé une fois sans réserve... Il le fallait
alors, puisque, sans cela, vous m'auriez échappé! Ce jour-là je vous
ai donné toute mon existence. Que voulez-vous de plus? Je vous l'ai
donnée de tout mon cœur, parce que je vous aime,--de ma volonté
absolument libre,--influencée uniquement par mon amour. Oui, j'ai
voulu être la seule et unique nonne de votre couvent cloîtré. Je l'ai
voulu. Quel meilleur emploi pourrais-je faire de ma vie, que de vous
la consacrer? Je vous ai dit, un jour où vous vouliez vous en aller
de moi, que je vous aimais, je l'ai dit, et mon cœur ne changera
plus. Cependant vous doutez toujours, vous doutez de mon cœur, de
mes sentiments, de mes résolutions. Et pourquoi, Guy? parce que j'ai
reçu une éducation mauvaise dont je ne suis pas responsable; parce que
j'ai été malheureuse toute petite, et que j'ai appris de bonne heure
à me défendre par la fausseté, par les mensonges et au besoin par
l'insolence, la révolte et la menace. Mais tout cela, mon Guy, a cédé
devant vous. Vous êtes le maître. Comment faites-vous donc pour en
douter, ô mon cher malade d'amour?

«Vous vous y prenez souvent très mal avec moi, Guy, quand vous voulez
une chose... Vous répétez trop de fois les mêmes reproches; cela, à la
fin, impatiente, irrite, et je fais alors,--bien malgré moi, Guy,--tout
le contraire de ce que vous voudriez, de ce que je veux avec vous,
pour vous. Je vous l'ai dit: il y a des choses plus fortes que moi.
Arrangez-vous pour être plus fort qu'elles! Pourquoi n'avez-vous pas
confiance en vous? je ne connais rien de plus exaspérant parfois!...
Souvent il arrive,--comme j'ai un diable,--que je ne peux pas résister
au plaisir de discuter vos idées... Je ne le ferai plus, je vous
promets, du moins dans la limite du possible; je m'appliquerai à être
une chose soumise et résignée. Seulement il y a des moments où je ne
peux pas.

«Guy, Guy, Guy! mon Guy adoré, vous êtes méchant. Vous doutez de mon
cœur, de mon amour, de l'amour de Nora, vous en doutez, Guy! Quelle
vilaine imagination il a, mon Guy! Il doute toujours et encore; il
ne veut pas croire que sa petite est à lui, à lui toute, comme elle
ne pourrait pas l'être plus! et mon Guy croit qu'un pareil amour se
renverse et finit pour un rien! Mais, mon Guy, vous me feriez tout ce
qu'on peut faire de vilain,--que je vous aimerais encore toujours de
même, au nom du passé que nous aurions eu ensemble, des douceurs, des
tendresses infinies que vous m'avez données; et mon Guy peut croire que
l'on oublie tout ça, comme un oiseau qui part... mais même les oiseaux
reviennent toutes les années au nid... Alors, vous voyez? Moi, je sais
bien: vous n'avez pas eu dans votre jeunesse de grand bel amour. Et
toute la sève d'amour vous est restée, et voilà, alors, mon Guy est
emporté, mon Guy est violent. Moi, je n'ai pas vingt ans, et j'ai vécu,
j'ai souffert beaucoup. Quand j'avais douze ans, j'ai voulu mourir,
et je vous ai dit pourquoi; parce que mon père embrassait Marthe...
je l'avais vu! j'étais jalouse, jalouse comme si ma mère avait senti
par mon cœur! j'ai donc souffert autant et plus qu'une femme trompée;
j'ai souffert, Guy, et vécu beaucoup plus que bien des vieilles femmes.
Alors, vous, vous êtes un commencement d'automne avec des ardeurs de
printemps; moi, je suis le printemps avec des mélancholies douces et
tristes d'automne. C'est pour ça, voyez-vous, que nous nous aimons si
bien, tant et tant et si fortement, quoique vous sembliez croire que je
ne comprends pas.

«... Voyez-vous, mon Guy, il faut m'aimer bien; moi, je vous ai donné
mon cœur, je vous l'ai donné, donné, à vous, à mon Guy, pour toujours.

«TOUJOURS, ça contient tout, ce petit mot, toujours... Je vous embrasse
de toute mon âme,

                «Votre petite NORA,
  qui vous aime comme un goéland aime la mer et le ciel.

«_P.-S._--Et puis, moi, j'aime mon Guy plus que tout, et je suis à
mon Guy comme un singe enfermé est à sa prison, comme un bateau en
voyage est à la mer, comme une fleur du jardin est à la terre, comme
une mouche qui vole est à un oiseau qui passe, comme une étoile est au
ciel, comme un chien est à son maître, comme une souris attrapée est au
chat qui la mange.

«Je suis le petit singe à mon Guy, le petit bateau, la petite fleur, la
petite mouche, la petite étoile à mon Guy, le petit chien, la petite
souris, la petite fille à mon Guy, toujours, toujours, toujours,
toujours.»




LXV

FRAGMENT DU JOURNAL DE GUY.


Après avoir lu sa lettre, j'ai couru vers elle; je tenais la lettre à
la main.

--Elle est jolie, jolie, Nora, votre grande lettre.

Et je commençais à lire tout haut, mais elle a crié:

--Non, non! tout bas, tout bas!... et pas devant moi, pas devant moi!

J'ai ri, et refusé d'obéir. Alors, elle s'est emparée de la lettre. Il
a fallu gronder, exiger... Elle me l'a rendue toute froissée.

--Voyons, ma chérie, pourquoi vous refusez-vous tous les jours à
me dire, à me donner de votre bouche, ce que ce papier m'apporte:
l'expression de vos sentiments profonds?

--Je ne sais pas! je ne veux pas! criait-elle avec ce ton d'enfant
gâtée, mal élevée, sauvage... dont j'enrage, et qui lui va si bien.

Tout à coup, j'ai dit:

--Tenez, lisez-moi cela vous-même.

--Non! oh, non!

--Comment! toujours du refus, Nora? Ah! qu'il est facile, paraît-il,
de donner ses lèvres, ses bras!--mais sacrifier un peu de son orgueil,
donner son âme, vouloir ce que veut l'ami, non! c'est trop, cela!

--Et pourquoi ne pas vouloir, dit-elle, ce que moi je veux?

--Parce que je suis l'homme, l'époux, le grand aîné, la volonté qui
dirige; je sais où je vais, j'ai quelque chose à faire de vous, et ce
sera peut-être une bonne, une heureuse petite maman. J'ai besoin de
connaître ce qu'il y a sous votre front, et même de quel style vous
écrivez. Allons, lisez-moi cette lettre.

--Pourquoi, fit-elle, Guy? c'est seulement pour me tourmenter, puisque
vous l'avez déjà lue?

--Je la comprendrai mieux, lue par vous, Nora.

--Non, non!

--Encore!

--Non, je vous en prie... Non, je ne veux pas... Un autre jour!

--Eh bien, soit, lui dis-je en caressant de la main ses beaux cheveux
(et j'entendais que ma voix aussi la caressait); soit, enfant chérie,
je ne veux pas trop vous demander. Cette promesse me suffit... Un autre
jour.

J'étais très ému, je sentais mes yeux se mouiller. Elle a vu mes yeux
humides, et alors:

--Tout de suite, si vous voulez, Guy.

Elle a lu, de sa voix cristalline, lentement, timidement. On eût juré
qu'elle épelait... Oh! la jolie écolière d'amour! Sa voix a hésité
surtout quand sont venus les passages où elle parle de printemps et
d'automne, d'oiseaux et de _mélancholie_, avec un _h_.

--Pourquoi avez-vous hésité, Nora?

--Cela me semble ridicule, Guy. Ça n'est pas vrai, d'abord, ce que je
dis des oiseaux. C'est bête. Le reste aussi. Ce n'est pas assez simple,
j'ai voulu trop bien faire, mon Guy... Et puis... je crois bien que
j'ai mis tout cela pour vous plaire, car je n'ai pas de mélancolie,
moi... Je suis contente ou mécontente, et calme ou en colère,--mais,
non, en vérité, je n'ai point de mélancolie... J'aime bien mieux le
post-scriptum, qui est un enfantillage, pour vous faire sourire. (Sur
le mot enfantillage, elle a pris un air sérieux, des plus comiques.)
Vous comprenez tout de même ce que j'ai voulu dire avec toutes ces
belles phrases. J'ai voulu dire que j'ai connu des tristesses qui me
rapprochent de vous... Vous m'aimez si tristement!... Pourquoi si
tristement, dites, mon Guy? je ne pourrai donc pas vous rendre heureux,
jamais?

J'étais charmé. Mon caprice, peut-être absurde, me devenait une joie
suprême.

       *       *       *       *       *

Je l'ai remerciée. Remerciée de s'être, _pour la première fois_, sans
emportement, livrée à moi, d'âme, d'esprit, tout entière. J'ai parlé
avec émotion, entraîné.

Et,--le voilà, le miracle!--à mesure que je parlais, ses yeux
toujours si hardis se sont baissés; les paupières,--presque toujours
immobiles,--ont palpité; une rougeur a coloré ses joues. C'était un
exquis spectacle... Pour la première fois, j'avais l'impression de voir
en elle une vierge, la vierge, confuse, heureuse, hésitante, pudique,
aimante, donnée et retenue, étonnée de ne plus être à elle-même....
Je soulevais un voile--non pas physique, bien mieux que cela!--et
je voyais un peu du mystère intime, le plus fuyant, le plus caché à
elle-même, un peu de l'âme toute nue!

Je le lui ai dit avec un emportement sourd, contenu involontairement,
j'étais enchanté, ivre d'un bonheur d'adolescent, frémissant d'une
joie virile, profonde. Ève était là, revenue pour moi. Je me suis
mis à genoux devant elle. Ses petits cheveux échappés s'en venaient
sur ses joues; ses lèvres boudaient un peu mon triomphe, heureuses
pourtant de sa défaite; ses mains s'abandonnaient; le feu de ses yeux
brillants nageait dans une tendresse humide... En vérité, qu'elle était
supérieure à elle-même, ainsi reprise et vaincue par la Puissance! Et
je pensais: «Enfin, te voilà! je touche à un point d'âme, en toi, que
nul n'a touché _avant moi_! J'y suis donc arrivé! c'est une minute
délicieuse. Laisse, que je la boive à mon aise, bien doucement,
savoureusement... Enfin, tu es mienne comme je l'ai voulu! N'oublie
jamais cette minute. Ramène-la-moi, si tu peux... Non, tu n'as pas eu
ces pudeurs aux paupières abaissées, le soir où tu devins ma petite
épouse, chère audacieuse... Et maintenant te voilà frémissante sans
audace, comme soumise, et vraiment timide.»

Oui, j'ai été et je suis heureux, bien heureux de cette minute. C'est
la première qui ait été nuptiale.




LXVI


Voilà deux années que Guy est marié et, en deux ans, il a moralement
bien changé, le malheureux! Pendant que, pour lui plaire, sa petite
élève, obéissant le mieux qu'elle peut à sa direction, paraît s'être
à demi rendue et disciplinée, il a subi, lui, l'influence de trouble
et d'incertitude que dégage le passé et aussi toute la petite personne
de Nora. De tout temps Guy avait professé cette opinion que la femme
n'est jamais une conscience, que l'idée lui est indifférente, qu'elle
ignore la justice. «Elle ne sait rien, disait-il, des idéals que sa
forme,--qui est son plus beau mensonge,--nous inspire. Jamais l'idéal
et la justice ne lui sont rien, sinon par rapport à l'homme qu'elle
aime. Elle ne les eût jamais inventés elle-même. Elle les subit, parce
qu'elle subit l'homme. Voudriez-vous lui faire admettre le crime, vous
le pourriez, par l'amour, comme vous lui imposez, uniquement au moyen
de l'amour, la vertu. La femme n'est pour rien dans le bel effort qui,
d'âge en âge, a créé, depuis les commencements, le rêve du mieux, les
tables des lois, l'ordre dans l'humanité, la civilisation. Se livrer
à la femme sans talisman de domination, sans religion ou sans mépris,
sans avoir, en dehors d'elle, une tâche qui détourne d'elle, c'est se
livrer aux forces élémentales, c'est vouloir se dissoudre sans retour
dans le primordial et étrange creuset où corruptions et fermentations
renouvellent la vie, mais la vie matérielle et aveugle!»

Le malheureux Guy avait donc sincèrement cru possible la transformation
d'une créature comme Nora, en une sage personne, vouée à toutes les
idées de l'amant ou de l'époux, mais cela, selon lui, était possible à
condition que l'homme aimé n'eût jamais aucune hésitation, demeurât,
sans nulle défaillance, l'homme fort. Il n'avait jamais espéré lui
créer une âme; mais il avait espéré lui faire répéter la sienne. Pour
cela, sur l'indomptable petite créature, en qui les circonstances de
sa vie enfantine avaient surrexcité, d'une si inquiétante façon, les
instincts élémentaux qui sont la femme, Guy pensait qu'il fallait avoir
une quotidienne, une perpétuelle victoire. A ce prix, Nora pouvait
devenir la plus merveilleuse des bien-aimées. Ce serait une créature
d'amour incomparable. Mais il fallait, à ce petit cheval de pur sang,
un dompteur attentif. Le don d'assimilation par reflet qu'elles ont
toutes, était admirable chez Nora, mais pour qu'elle reflétât des
pensées, il fallait être là, toujours là. Il faut bien «un corps
quelque part, pour que le miroir ait une ombre». La femme ne peut
refléter que des idées incarnées. Celles qui parlent «d'idée pure» font
sourire l'homme de ce même sourire de sphinx qu'on leur voit à elles,
lorsqu'elles nous trompent.

Or, Guy, maintenant, après les ivresses premières, se rappelait tout
à coup son âge. Il venait de retrouver pendant deux ans les émotions
de la vingtième année, et il touchait à la cinquantaine, quand Nora
n'avait pas vingt ans! Elle lui apportait sa jeunesse; il ne pouvait
lui donner que des regains.

Dès l'heure où ce rapprochement, auquel il avait toujours songé, lui
devint si sensible qu'il lui parut brusquement tout nouveau, il eut
peur. Il s'attacha à cette mélancolique idée. Son humeur devint sombre.
Il se sentit perdu.

Il reconnut, en ce temps-là, qu'il n'avait jamais aimé, jamais, en
aucun temps! Qu'avaient été pour lui les autres femmes? Laquelle
avait-il ainsi possédée complètement, à toute heure? Quand avait-il
été le maître absolu? Il avait connu la galanterie, le caprice, l'âpre
passion,--mais l'amour, l'amour protecteur et tendre, suave et fort,
qu'il éprouvait aujourd'hui? l'amour prêt au sacrifice? l'orgueil de
se dire: Je suis le premier, je serai le seul; je ferais tout pour
elle, comme elle ferait tout pour moi? la joie de tenir contre sa
poitrine,--dans sa main, pour ainsi dire, tout entière dans sa main,
tant la bien-aimée était mignonne,--un être à lui, librement voué à
lui, conquis pourtant, créé par lui, uniquement sien? Ah! pour garder
ce bien suprême, pour s'assurer cette égoïste joie de n'être qu'à
elle, de souffrir et de mourir en l'aimant ainsi, elle, l'inattendue,
l'incomparable amoureuse,--quelles folies n'eût-il pas faites, le Guy
finissant, qui avait donné sa jeunesse à des simulacres d'amour!

Et il les revoyait toutes. Il passait, ce don Juan vieilli, la revue
sinistre des aimées d'autrefois. Laquelle eût-il, aujourd'hui même,
préférée à sa chère enfant? aucune. Et il avait, à présent qu'il
n'était plus jeune, une telle admiration pour la jeunesse, qu'il ne
parvenait pas à trouver vraisemblable son étrange bonheur! Il s'en
reconnaissait indigne. Il sentait, dans cette modestie même, la preuve
de son indignité. Non, il ne méritait plus que la vie lui fût si bonne
et si belle. Et, pris de terreur superstitieuse, il se croyait parfois
à la veille des catastrophes étranges qui guettent les trop heureux; il
eût volontiers, comme le Denis de la légende, jeté à la mer un anneau
précieux, pour conjurer les Moires, les divinités funestes.

--Oh! Nora! Nora! mon enfant, ma femme!

Quand il prononçait ces deux mots, les plus fréquents sur ses
lèvres,--son cœur, comme évanoui, tout entier fondait dans un bien-être
douloureux.

Guy avait emmené sa petite femme à travers le monde. Ils avaient,
en deux années, visité toute l'Europe. Il avait fait connaître à la
mignonne petite dame la beauté des sites les plus sauvages et les
séductions des théâtres et des salons les plus choisis. En tous pays
ses anciennes relations d'ambassadeur le faisaient accueillir par des
fêtes.

Ce fut un voyage de noce, indéfiniment prolongé. Les étés au nord, les
hivers au sud. Puis, sa première fougue, comme il arrive d'ailleurs aux
plus jeunes, se calma un peu. Hélas! tandis que les forces se lassent,
le désir ne vieillit jamais. Il rajeunit toujours dans l'homme toujours
vieillissant. La satiété n'était pas venue pour Guy, mais il commençait
à se répéter que le désir est infini et que les énergies humaines sont
bornées. Infini pourtant restait, il le sentait bien, le gouffre ouvert
dans le tout petit cœur de la petite Nora. Il y avait, dans ce cœur
d'enfant, tout l'abîme qui, dans les humanités renaissantes, appelle
l'éternel inconnu, amour ou Dieu.

Quand l'amour manque, il reste à l'homme la pensée; il ne reste à la
femme que la religion, un mot qui n'existait pas pour Nora.

Alors, Guy, épouvanté, arracha tout à coup sa femme aux soirées, aux
spectacles, au monde, et renonçant à tout pour l'enfermer, il vint
habiter une villa voisine de celle de Mitry, à Cavalaire. Il croyait
aussi qu'il n'y a pas de vertu féminine; que l'occasion seule a manqué
aux femmes qui n'ont jamais failli, et il se mit en tête, pour éloigner
d'elle toute occasion, de l'éloigner de tout.

Hélas! au fond de leur solitude, il s'exalta dans son idée fixe. Il lui
arriva d'en parler, bien qu'il eût pris la résolution de la cacher...
Vraiment, il devint un peu ennuyeux. C'était rendre pire sa situation,
ou plutôt la rendre mauvaise, car Nora aimait Guy sincèrement, et
les doutes de Guy étaient, jusqu'ici, la seule chose nuisible à ses
intérêts d'amant.

Ah! certes, autrefois, Guy n'était pas jaloux! il se sentait fort;
il se voyait beau; et, jeune, il était méprisant. «Une de perdue,
vingt de retrouvées,» disait-il parfois avec gaîté, avec insolence.
Mais aujourd'hui il n'a plus le droit d'être si fier. Il a bien trop
d'esprit pour ne pas en convenir. Ce qu'il ne retrouverait plus, en
tout cas, c'est cette jeunesse si mignonne, ces gestes et cette voix si
près de l'enfance, ce caractère de révoltée qui a de si vifs retours
d'obéissance et d'abandon, si jolis, si doux. Guy, en un mot, n'aime
pas seulement, en Nora, la femme, la jeunesse et l'amour, il aime Nora,
son âme et sa forme exceptionnelles, rares, son charme et ses défauts à
elle, les joies qu'il en espère et le tourment qu'elle lui donne, la
fureur, les emportements de sa chair, tout l'incertain de crainte et
d'espoir qu'elle renouvelle sans cesse en lui, de par sa personnelle
nature. Elle le fait vivre. Elle est sa vie, à présent. Si elle venait
à lui manquer, Guy, sûrement, aurait fini d'être, puisqu'il aurait fini
d'espérer et de craindre. Et ce malheur, à toute heure, lui semble
menaçant, bien qu'il ne puisse dire comment il doit arriver!

En somme, Guy n'a pas confiance en lui-même, le malheureux! ou plutôt
en son lendemain,--car aujourd'hui il est encore dans toute sa force et
il a la haute prestance d'un homme resté jeune. Ce sont des prévisions
qui le tourmentent. Son cœur seul, son esprit seul sont malades et
défaillants. Guy court le risque d'attirer sur lui, par ses craintes
mêmes, ce qu'il redoute. Il court le risque d'y faire songer, de
l'inspirer, mais cette considération ne saurait l'arrêter, car Guy,
pour l'instant, ne s'appartient plus.

Nora, dans les premiers temps, après avoir goûté les plaisirs vifs et
changeants des voyages, trouve un peu monotone la vie à la campagne,
mais on a la chasse, le cheval, les excursions, et quelques visites
aux villes voisines. Et l'amour de Guy, toujours le même, console
des tyrannies, des injustices du Guy inattendu que Nora a créé,
pendant qu'il essayait, lui, de créer une Nora nouvelle. On va voir
quelquefois François Mitry,--à qui elle n'a pas pardonné,--qui sourit
tristement au couple mélancolique... et qui se demande tous les jours
s'il n'a pas voué Nora à des malheurs futurs plus sombres que les
siens.




LXVII


Pourquoi Guy n'a-t-il pas confiance? A cause de la manière même dont
Nora s'est donnée à lui; à cause de ses petits mensonges qui, un à un,
lui reviennent en mémoire comme des fautes graves, commises la veille;
à cause de ses fleurts,--Gottfried, Louvier, Jacques; à cause des
sourdes fatalités de sa nature qu'il connaît à fond. Le malheureux en
est à se demander si la petite femme est sincère en lui présentant ses
propres idées sur l'honneur et le devoir; si elle ne songe pas à nier
quelque jour, malgré l'évidence matérielle, les preuves qu'il aurait
contre elle; si elle ne prépare pas ainsi sa défense pour le passé ou
même pour l'avenir.

Car Guy est jaloux et du passé et de l'avenir. Il croit que Nora lui
a caché quelque chose; il croit que Nora ne pourra manquer, tout à
coup, de le trouver bien vieux, quand il aura cinquante ans, et qu'elle
sera encore une véritable enfant. Qui donc a dit: l'amour, né d'une
fossette, meurt d'une ride? Guy redoute la ride qui déjà, sur son
visage, est marquée et se creusera demain.

Guy, sans doute, aurait su vieillir aux côtés d'une femme qui, en
rapport d'âge avec lui, aurait, du même pas, quitté peu à peu la vie
en même temps que lui; qui aurait eu des cheveux gris à l'heure où
les siens se seraient mis à blanchir. Mais la jeunesse de Nora, la
petitesse de taille qui lui donne l'air plus enfant, à toute heure
rappellent à Guy que sa destinée est de la quitter, fût-ce en restant
vivant, de mourir à lui-même, tandis qu'elle croît en grâce et en
force. La vraie, l'horrible mort pour Guy, c'est de vieillir.

L'abandon des femmes est pour l'homme une raison de mourir sans regret.
Et lui, l'amour l'a visité, cherché et voulu, et le visite, le veut et
le cherche encore! Et il doit s'en aller, descendre, quand cette main
mignonne et forte le rattache à la jeunesse même, à la volonté de vivre!

Et comme Guy a abandonné sa carrière, il n'a plus d'occupation autre
que celle d'aimer; il ne pense qu'à Nora; ne parle qu'à elle, d'elle et
de lui. L'amour, son amour final, est toute son affaire, toute sa vie,
toute sa conversation...

Et stupidement, à toute heure, il revient sur le passé:

--Bien sûr, Nora, ce petit Jacques n'embrassait, dites, que votre joue?

--Bien sûr, Guy, dit-elle.

Elle se rappelle pourtant, avec une étrange émotion, les caresses de
Jacques, ce jour surtout où une guêpe la piqua.

--Mais vous m'avez conté ces bains libres dans la mer, ces jeux en
bateau... Et c'est tout?

--C'est tout, Guy.

--Et qui vous a donc baisé les lèvres, Nora, pour que vous sachiez si
bien?...

--Mon petit lièvre, Guy.

--Et Jacques... jamais?

--Peut-être une fois, Guy, je ne me souviens plus,--dit Nora, qui ment,
pense-t-elle, pour ne pas affliger Guy.--Du reste, mon bien-aimé, je
n'avais pas alors vos idées; je ne savais pas; j'étais encore la petite
élève inconsciente des arbres, de l'eau et des bêtes.

--Et celle de Gottfried! ajoute Guy, brusquement irrité.

Nora frappe du pied.

--Vous êtes méchant, Guy! L'amour est méchant, je le vois bien! C'est
à cause de l'amour que mon père m'a martyrisée... Voyons, Guy, ne me
tourmentez pas à votre tour... Je vous aime tant.

Ce qu'elle dit le touche; il se trouve absurde, criminel presque,--mais
il se sent cruel avec délices, et il réplique:

--Et pourquoi, pourquoi m'aimez-vous, Nora? Je ne suis pas l'homme de
votre jeunesse, je suis un être vieillissant. Pourquoi aimez-vous mon
déclin?

Guy, malade, mordu par la jalousie, songe que cela n'est pas naturel;
il faut qu'elle ait, sa Nora, des instincts de perversion étranges...
Qui les lui a inspirés?

Ainsi le supplicié, comme il l'avait prévu d'ailleurs, se torture
lui-même. Toute sa joie se tourne en âpre douleur sans cesser d'être de
la joie. Les ardeurs de Nora l'ont brûlé, et l'enchantent, et, en même
temps, l'épouvantent; il les lui reproche et il ne peut vivre sans les
appeler; il en vit et il en meurt.

Quant à Nora, ces tourmentes ne lui déplaisent pas toujours, au fond.
L'amour, pour elle, c'est cela, c'est l'orage.

--Pourquoi m'aimez-vous, Nora? répète Guy, d'un ton sec, comme s'il
interrogeait l'enfant examinée sur une science exacte.

Un jour, à cette question, elle répondit adorablement par l'absurde
vérité:

--Je ne sais pas, Guy.

Au lieu d'être enchanté, il répondit sottement:

--Cherchez un peu.

Alors, la petite élève de Gottfried, d'un air enfantin, qui fait
contraste avec les paroles qu'elle prononce:

--La nature des choses, Guy, n'a pas besoin d'être définie.

Abasourdi,--puis ravi tout à coup, Guy l'attire dans ses bras; il
l'embrasse. Et brusquement:

--Tu ne mens plus jamais, dis?

--Plus jamais.

--Jamais?...

Il la regarde d'un œil profond, et il croit voir la fausseté tapie au
fond de son grand œil noir, dont la fixité étrange l'inquiète.

Son impuissance à pénétrer l'essence même de la Femme, et la nature
particulière de celle-ci qui est à lui pourtant, achève de l'exaspérer;
et appuyant avec dureté, sur le front charmant et fragile, son poing
fermé:

--Oh! dit-il, te frapper! ouvrir ton front pour voir dedans! Oh! si
jamais je venais à croire que tu me mens encore, Je le ferais, cela! je
le briserais, ce front!

--Tu ne verrais rien, Guy, dit-elle doucement. On ne voit qu'avec les
yeux de l'amour. L'amour, c'est un acte de foi. Si tu n'as pas foi en
ta petite fille,--c'est donc aussi en toi que tu manques de confiance.
Sois un bon maître, Guy, et tu auras toujours une bonne petite fille.

--Qu'y a-t-il d'elle-même en ces paroles? se demande Guy. Et qu'y
a-t-il de moi?

Il s'y perd, et il achève d'être perdu, lorsqu'elle ajoute, comme
consciente de la fragilité d'elle-même:

--Soutiens-moi toujours, et je ne tomberai jamais!

Le cœur de Guy se serre... c'est bien cela: «Soutiens-moi!» mais il
faut, pour soutenir, être fort, et Guy voudrait prolonger l'amour de
Nora par-delà ses propres énergies. Et c'est impossible... Ah! quel
supplice!

Il se lève, et, farouche, va et vient par la chambre.

--Écoute! si jamais tu me trompais, Nora...

Ses dents se serrent. Son œil jette une flamme et il conclut:

--Je te tuerais! j'en suis sûr! je te tuerais!

--Oh! oui! fait Nora tout d'un élan, enchantée; et, dans le transport
de sa joie d'amour, heureuse de trouver en lui cette sauvage violence à
aimer, elle enlace ses bras autour de son cou.

Il la repousse brutalement:

--Je ne ris pas, Nora! Écoute bien; je te le répète--entends-tu--que je
te tuerais!

--Et moi je dis que tu ferais bien, Guy!

Il continue à aller et à venir, toujours sombre. Puis:

--Je vieillirai... je mourrai... tu resteras jeune... et tu seras à un
autre! C'est notre fatalité!

--Je ne te survivrai pas, je ne serai à aucun autre... Tiens, je me
ferai religieuse!

--Non! tu n'as pas de Dieu... Et,--je connais la vie--on se console
de tout. Oh! ce sont là des idées que je ne peux pas supporter...
Aussi, vois-tu, je crois bien que, lorsque je me sentirai trop vieux,
lorsque, vivant encore, je te sentirai perdue pour moi...

Il s'arrête. Sa voix devient sourde. Il continue:

--Alors, je serai capable, sans autre motif,--oui, même si tu es sage,
entends-tu,--de te tuer, Nora! de te tuer, je te dis!

Et à mesure qu'il l'exprime, cette idée prend en lui de la consistance,
il la trouve naturelle, il veut que la mort lui garde Nora, à jamais...

--Non! non! gronde-t-il, je ne veux pas, je ne veux pas te laisser
derrière moi, à d'autres!

Et elle, d'un ton d'adorable soumission:

--Je comprends l'amour ainsi, Guy!

Il s'acharne à son idée:

--Je le ferai, tu entends?

--Je te le demande, Guy!

Elle se plaît à répéter ce nom, qu'elle trouve joli et doux. Il
s'irrite de ne pas trouver de résistance en elle. Tant de docilité,
d'humilité, de justesse d'amour, dans toutes ses réponses, le trouble
comme l'inquiéterait le son faux d'une parole hésitante. Il s'inquiète
aussi de la voir si infiniment amoureuse. Ce foyer d'amour, jamais il
ne l'éteindra, lui seul! Il brûlera encore longtemps après lui! Cela
est fatal, et alors,--rien n'est plus sûr,--l'autre viendra, le jeune
homme inconnu... Et il ne la veut que pour lui, Nora, rien que pour
lui, aujourd'hui et demain... Or, demain, c'est la vieillesse, la mort,
le néant.

Il vient vivement à elle, et s'attendrissant tout à coup:

--Il faut me pardonner, Nora: ta jeunesse me tourmente. Songe donc!
Le tableau de la vie dans la lumière va lentement s'assombrir pour
moi, je quitterai lentement le doux spectacle des choses, des fleurs,
du ciel... Et cela n'est rien, je te quitterai, toi, au moment où tu
seras en pleine jeunesse, en pleine beauté. Par toi, je suis condamné
à mourir deux fois! La vie est à tout le monde. Toi, tu n'es qu'à moi,
et tu m'échappes! En perdant la vie, je ne perds que le bien commun. En
te perdant, je perds un bien à moi, ma joie à moi, les divines choses
créées pour moi seul, tes lèvres, tes cheveux, tes épaules, toute ta
forme adorée, qui s'en ira un jour vers d'autres!... Ah! misère de moi!
je m'en vais, quand tu arrives!

Alors, Nora attire sur sa petite poitrine la tête de Guy, puis la force
lentement à se poser sur ses genoux, et, durant des heures, caresse,
de ses deux mains, le visage aimé, comme autrefois elle faisait à
Jacques.... oh! mais combien plus tendrement!

Quelquefois, la nuit, elle veille, en le regardant dormir; il sent sur
lui son regard doux, plein de vœux caressants. S'il ouvre les yeux, il
rencontre ceux de Nora, et elle murmure: «Dors, je suis là.» Et comme
il la conjure de prendre du repos:

--Je suis heureuse... que veux-tu de plus?

--Mais pourquoi me veiller ainsi?

--C'est que, vois-tu, toute petite, j'aurais été si heureuse de
sentir sur moi, contre moi, autour de moi, veiller un peu de flamme
d'amour!... Ce que je n'ai pas eu, ce que j'aurais tant aimé, eh bien,
moi, Guy, je te le donne!..

Ainsi, il souffrait son bonheur, le malheureux Guy. Il aimait trop, et,
comme une femme, il n'avait plus, dans sa vie de loisirs, que l'amour.

Et, d'autres fois, il jouissait de sa peine, car l'ancienne Nora,
impérieuse et désobéissante, se réveillait assez souvent encore. Et
quand cela arrivait, ce n'était jamais que pour un sujet futile.
Jamais, lorsqu'il lui avait demandé de ne pas danser, de ne pas aller
au spectacle, de ne pas se décolleter, elle n'avait songé encore à le
contrarier, mais, pour satisfaire ses instincts d'indépendance, ses
habitudes de résistance, il lui arrivait tout à coup de se refuser,
par exemple, à goûter d'un fruit qu'il lui offrait, et qu'elle aimait
pourtant.

--Vous n'aimez donc plus les pêches, Nora?

--Je n'en veux pas, de vos pêches, voilà tout! disait-elle d'un air
irrité.

Et, tout de bon, elle était en colère.

--A propos de quoi cet air furieux?

--Je n'en veux pas, de vos pêches! je vous dis que je n'en veux pas!...
J'aime à croire que je suis libre de manger ce qu'il me plaît...

Et--faisant, d'un seul mot, son procès à l'institution même du
mariage, vraiment trop humiliante pour les pauvres femmes:

--Au moins ça, voyons!

Comme toujours, elle avait haussé l'épaule.

--Ne haussez pas l'épaule ainsi quand vous me parlez, Nora. Je vous
le répète vingt fois par jour. Cela me fait de la peine... Pourquoi
avez-vous de l'humeur?

Alors, elle la haussait, l'épaule, deux ou trois fois de suite, et
vivement! Lui, d'une légère chiquenaude, il menaçait, puis frappait le
bras rebelle. Nora trépignait:

--Eh bien? disait-elle, d'un ton fier, d'un air outragé, l'œil en feu,
presque méchant.

--Je ne céderai pas, Nora. Vous n'aurez pas le dernier.

Et cela durait ainsi quelques instants. Le visage de Nora exprimait la
rage. Toutes ses mauvaises colères d'autrefois revenaient. L'habitude
la tenait, l'exaltait. En ces moments, elle n'aimait pas Guy, oh! pas
du tout! il le sentait bien. C'était le maître, donc l'ennemi; elle eût
voulu lui échapper. Elle retirait toutes ses soumissions à la fois; et
lui, il comprenait bien que s'il cédait à l'enfant maligne, il perdrait
toute autorité sur la femme.

Alors, patiemment, il insistait, s'obstinait contre elle, qui se
montrait plus obstinée encore.

Tout à coup, les yeux de Guy se détournaient:

--C'est bon. Je me suis trompé. Cette petite fille n'est pas à moi.
Qu'elle aille où elle voudra! Elle sait que c'est pour son bien, pour
son bien toujours, que je la contrarie; elle a l'âge de raison et
n'obéit pas; soit j'y renonce...

Et il ne s'occupait plus d'elle; mais, sincèrement affligé, il laissait
voir dans ses yeux, à propos du petit incident, la tristesse qu'il
avait par crainte des choses graves prévues, dans l'avenir.

Au bout de très peu d'instants, le regard de Nora s'adoucissait; et,
baissant la tête, elle parlait d'une voix d'enfant très petite, qui
boude encore, mais qui veut rentrer en grâce:

--Guy... J'ai été méchante?

--Oui, Nora.

--Mais, Guy, c'est malgré moi!

--Et voilà, Nora, ce qui m'effraie!

--Vous m'en voulez, Guy?

--Beaucoup, de ne pas savoir vous commander, ni obéir... Obéir, c'est
se commander.

Et tout à coup, heureux d'être paternel, il fondait en tendresses. Il
la prenait dans ses bras:

--Obéis-moi, chère petite! je ne veux que ton bien, et tu le sais!
Obéis-moi toujours. Voyons, promets que tu ne le feras plus?

Aussitôt, son démon de résistance la ressaisissait violemment:

--Non! disait-elle. Je ne sais pas dire ça!

Alors, l'amant, l'époux reparaissait. Il se disait que rien n'était
fait, qu'il n'avait pas la victoire; que les lassitudes le gagnaient,
et qu'il n'aurait bientôt plus les forces nécessaires à lutter et à
triompher tous les jours. Il pâlissait, serrait les dents, exaspéré:

--Je te briserai, sais-tu?

Et elle, riant tout à coup:

--Je t'aime aussi comme ça, mon Guy! j'aime ta force, ta volonté, tout
ton amour! punis-moi, bats-moi! tue-moi! aime-moi! Tiens, je vais te
dire: je fais la méchante, quelquefois, pour me donner le plaisir
d'avoir peur de tes mauvais yeux!

Il était bien forcé de se répéter qu'elle avait en elle, parfois, un
redoutable démon... un démon d'aventure et de témérité. Elle l'avouait!
Mais bientôt, blottie contre lui, câline, l'âme détendue, toute
heureuse:

--Je suis à toi!

Et, dans un souffle léger, sachant bien ce qu'il fallait dire pour le
fondre dans le bonheur:

--Je t'obéirai. Pardon. Je suis si petite!

Quand elle disait ces mots magiques, le cœur de Guy débordait de joie
et d'orgueil. Il possédait enfin! il créait!

Et il aimait éperdument.




LXVIII


Durant ce séjour d'une année qu'ils firent dans le pays d'enfance de
Nora, elle reprit les allures libres que, forcément, dans les villes,
elle avait abandonnées un peu. Et, tout l'été, ce furent des bains sur
les plages blanches, dans les belles vagues bleues.

Elle le conduisait au fond des calanques ignorées, qui lui étaient
familières. Ils nageaient côte à côte. Souple comme la vague même,
elle le frôlait, l'entourait de caresses mêlées pour ainsi dire à
l'eau. Elle voulut se baigner nue, dans des endroits déserts, seulement
pour la joie de retrouver ses mouvements de jeune bête libre. Quand
il commençait à juger ses folies absurdes, trop hardies, à craindre
le regard d'un passant, d'un pêcheur, au moment où ils retournaient
à terre, alors, purement tendre, avec le charme attirant d'une femme
amoureuse, et la grâce d'une petite âme servante, elle se mettait à
genoux, inclinait la tête, et baisait ses pieds nus, lavés par la lame
expirante, les essuyait de ses longs cheveux..... maligne au fond,
jouant les Madeleine, se sachant très bien désirable ainsi.

Puis elle sautait comme un enfant.

Et lui, converti aux joies sensuelles de la simple nature retrouvée,
grondait à peine, ravi intérieurement, oubliant tout.

Un jour, comme il venait de reprendre ses vêtements, il tourna la tête,
au cri de Nora.

Elle s'était rappelé ses anciennes folies de fée des eaux et des bois.
Et elle était toute nue, adorablement jolie, debout entre les basses
branches d'un chêne, à la lisière du bois solitaire. Et c'était exquis
à voir, ce corps fin, léger, chaste et blanc, dont le rayonnement doux
faisait, de toute l'ombre du bois, profonde derrière lui, une ombre
sacrée.

Charmé d'abord, il rit, puis gronda. «Quelles étaient ces folies? qui
les lui avait apprises?»

--Si ce sont là vos jeux d'autrefois, il serait temps de les oublier!
Êtes-vous donc une sauvage!... Nous ne sommes pas dans un désert, ici?

Et tandis qu'elle se rhabillait:

--C'était pour toi! disait-elle boudeuse, du ton d'un gamin qui n'a
rien cru faire de mal, ayant mal fait dans l'intention de plaire...

--Enfin, franchement, trouvez-vous cela bien, Nora? répondez.

Elle se tut longtemps.

--Je ne trouve là rien de mal.

--Et croyez-vous, dit-il, que je serais heureux si quelqu'un vous
surprenait?

Elle garda le silence.

--Veux-tu répondre, à la fin?

--C'est, dit-elle ingénument, que je ne sais jamais ce qu'il faut
répondre pour te plaire.

--Mais, malheureuse enfant, il ne s'agit pas de répondre habilement des
mots destinés à me plaire, et que vous ne pensez pas! il faut n'avoir
en vous que des pensées qui me plaisent!

Elle se mit à rire aux éclats.

--Ce sera peut-être long, Guy!... Mais avec le temps. Et puis... tu ne
t'y prends pas toujours bien. Tu raisonnes trop!

Et tous deux riaient ensemble, quand la saillie de Nora paraissait
drôle à Guy désarmé.

En ce cas, elle en profitait pour prendre ses revanches et il lui
arrivait de dire, sur le ton du dompteur commandant à ses bêtes
préférées:

--A votre tour, Guy, obéissez!... A genoux!... Baisez ma main!...

Il se prêtait souvent à ces exigences d'espiègle, mais ne se courbait
jamais moralement à la traiter comme une femme faite, dont l'âme est
une et distincte. De cela, qu'elle sentait très bien, elle gardait une
sorte d'impatience permanente. Mais lui, il luttait toujours, et il
retombait, par tous les chemins, à l'idée terrible: «Que ferait-elle un
jour pour d'autres, celle qui faisait tout ceci pour lui?»




LXIX


Il arrivait à Nora de répéter encore, de temps en temps, un mot de
l'argot de Gottfried. Et les observations de Guy sur ce sujet étaient
de celles qu'elle repoussait le plus souvent, parce que l'objet lui
paraissait de mince importance.

Une fois, tout de suite après avoir commis une faute de ce genre, avant
qu'il l'eût reprise, elle courut à lui:

--Ne gronde pas! je n'ai rien dit!

Il l'étouffa de caresses. Elle changeait donc! Elle se modelait sous sa
main. Elle était sienne de toutes manières!... Puis, quand il croyait
la bien tenir, il la sentait se dérober encore, glisser, s'affranchir.

Un jour qu'il lui répétait: «Quand je serai déjà vieux, et toi si jeune
encore, que ferons-nous?» une lubie la prit, une impatience; elle
exprima une des sincérités de fond, de celles que l'on cache toujours:

--On verra! dit-elle.

Il eut envie de l'étouffer! Il s'emporta. Elle se défendit:

--Tiens! c'est stupide, mon pauvre Guy!... Tu ferais mieux de
m'embrasser tout le temps, au lieu de gémir parce que le temps passe...
Si tu as peur de me perdre, eh bien, ne me lâche pas une seconde.
Tiens-moi, serre-moi, du soir au matin!... Je ne demande que ça, moi,
me sentir dans tes bras, toute enveloppée, comme les enfants qu'on
berce... Vrai, réfléchis comme c'est sot de me demander toujours ce que
je ferai quand sera venu un moment qui peut-être ne viendra pas... Je
mourrai avant toi, peut-être!

Il eut dans les yeux une flamme de joie, effrayante, éteinte aussitôt,
qu'elle vit très bien... et qui la brûla dans son cœur, en des fonds
inconnus d'elle-même.

--Mais si cela, fit-il, arrive comme je le dis?

--Ah! s'écria-t-elle, la maudite habitude, de se gâter le présent réel,
en regardant toujours l'avenir! L'avenir? une chose qui n'existe pas...
Est-ce que je sais, moi? Quand tu seras vieux et moi jeune encore, eh
bien...

Elle acheva d'un ton menaçant:

--... Eh bien, je te lirai Walter Scott!

Ainsi ils jouaient toujours, à demi adversaires, se poursuivant,
se perdant pour se retrouver, se baisant avec âpreté, se mordant,
s'égratignant tour à tour, se faisant mal pour se mieux tenir, comme
deux fauves amoureux.

Et, malgré ces fureurs, toujours veillait, en lui du moins, l'exquise
tendresse.

Ils avaient espéré, aux premiers temps, qu'un petit enfant leur
viendrait. Espérance déçue. Mais la femme-enfant, qu'il fallait
reprendre et guider, lui donnait aussi des joies paternelles.

--Comment l'aurions-nous appelé?

--Georges.

Et, un moment, ce souci de paternité devint obsédant, mêlé à l'autre.

Ah! si le destin le lui donnait, ce fils, continuation de lui-même,
comme ce serait bon de sentir qu'après lui elle serait aimée par
l'enfant, la petite mère! Guy, alors, ne l'eût pas abandonnée à
elle-même, la mignonne. «L'enfant, mieux que mon seul souvenir, l'eût
gardée de tout autre amour!... C'est moi encore qui l'aimerais, au cœur
de mon fils!... Pourquoi n'avons-nous pas d'enfant?»

Et Guy sentait la fuite des jours... Et l'enfant désiré ne venait pas.

Autant que Guy, François Mitry là-bas, seul et misanthrope, dans ses
grandes collines de Cavalaire, s'en désolait.




LXX


Guy a trop de bonheur, trop tard. Sa meilleure joie d'amour lui est
arrivée juste à l'heure où il croyait sa vie finie. Voilà qu'il faudra
payer maintenant! Il faut expier les joies comme si elles étaient des
crimes... Oh! Dieu juste! devenir pauvre à côté d'un trésor! Avoir à
soi, rien qu'à soi, la jeunesse d'un être, qui vous est donnée! la
posséder, la tenir serrée contre son cœur, et sentir qu'on lui est
irrésistiblement arraché! Être, grâce à elle, à demi vivant encore, et,
par soi-même, mort à demi!

Guy était heureux misérablement. La destinée lui apportait, aux heures
où le jour décroît, une forme de beauté et de vie, telle qu'il n'avait
pas eu, en sa jeunesse, la pareille. Il revivait en se sentant mourir.
Il mettait, dans chacune de ses minutes d'amour, tout ce qu'il pouvait
concevoir du temps, et c'était l'infini. Comme un voleur qui n'a pas le
temps de compter la somme, emporte le trésor enfermé, il éprouvait,
avec la joie de le posséder tout entier, l'angoisse d'en jouir mal, et
la terreur qu'on le lui reprenne! Son désir l'incendiait. Il se sentait
consumé, tué par l'amour même pour lequel il aurait voulu durer. Il
avait les grandes flammes de la lampe qui va expirer. Comme l'aloès, il
jetait une fleur merveilleuse, dont l'épanouissement faisait sa mort.

Et, de se sentir, devant le lamentable et inévitable déclin, si fort,
si puissant, si heureux, il s'attendrissait sur lui-même.

Hélas! Guy ne sait pas vieillir et ne veut pas mourir parce qu'il a
épousé la jeunesse!




LXXI


Ce fut une longue et douloureuse crise, mais Guy, un beau matin, se
jugea sévèrement. Allait-il être le bourreau d'une enfant qu'il avait
promis d'arracher à son destin tragique? Ne prendrait-il conseil que
de la passion?... Il comprit que cela n'était que faiblesse. Il se fit
honte à lui-même, réveilla sa volonté, et se jura de redevenir un homme.

Tout à coup, après un an de solitude, il annonça la résolution d'aller
passer l'hiver à Paris. Il y avait conservé son hôtel. Ils partirent.
A force d'énergie il parvint à se dominer, à cacher sa souffrance. Il
était pareil au Spartiate qui se laissait dévorer le ventre par le
renard caché sous sa robe. Sa jalousie le rongeait et il souriait;
seulement il était pâle, mais cela lui allait très bien.

Durant une couple d'années encore, ils vécurent à peu près comme tout
le monde. C'était le bonheur encore pour Guy, s'il est vrai que
l'indifférence soit le seul mal redoutable précisément parce qu'il
comporte l'absence de douleur. Nos douleurs ne nous font-elles pas
sentir la vie, apprécier les joies, fussent-elles passées, espérer
enfin et goûter la mort?

Hélas! Guy, toujours aussi fier d'allures, dépassa pourtant la
cinquantaine. Il acheta des chevaux plus doux qui évitaient d'eux-mêmes
les obstacles; il sortit moins et lut davantage. L'idée de monter en
wagon pour faire quatre ou cinq cents lieues, cessa de lui paraître une
idée aimable. Nora avait vingt ans, et, toujours, l'air d'une gamine
habillée en petite dame.

Cet apaisement qui vient très vite parfois aux amoureux jeunes, après
les grandes poussées de la passion, Guy l'éprouvait à la fin. C'était
miracle qu'il le connût si tardivement. L'élan initial de son amour
avait, au bout du compte, duré cinq années; il se ralentit.

Non seulement Guy était calmé, mais il voulait être calme, il avait
un grand besoin moral de se reposer des passions, de s'intéresser
aux idées, aux hommes, à tout ce qu'il avait si longtemps oublié et
qui reprenait pour lui un intérêt nouveau. Elle sentait cela, cette
désertion d'amour, et n'en voulait pas.

Et toujours, au contraire, palpitait, égal à lui-même, au cœur de la
toute petite, le même appel de l'éternel inconnu, amour ou Dieu, qui
fait les héroïsmes, les dévouements, les folies, les désespoirs de cet
âge fatidique: vingt ans.

Elle eût été bonne pour le couvent, Nora, si elle avait eu la foi.
Elle aurait pu tourner vers Dieu toute la folie d'espérer, de désirer,
de prier, de s'écraser devant la puissance, qui était son essence de
femme, sa sourde fatalité de jeunesse. Sous le béguin, elle eût été
jolie à ravir les saints, mais le couvent sans Dieu, c'est le cachot
sans fenêtre. Qu'est-ce que la vierge sacrée, sans l'amant mystique?

Et toujours en Nora, qui a vingt ans, tressaille l'instinct sauvage,
irrésistible, qui, il y a sept ans à peine, sur son petit cheval arabe,
la poussait aux vagues de la mer où elle entrait avec des cris, toute
frémissante et toute joyeuse.

Elle a les mêmes désirs de se laisser emporter vers le grand large,
fût-ce à la mort, par une bête folle... Elle suit de l'œil, dans son
souvenir, la mouette et le courlis qui fouettent d'un coup d'aile la
mer démontée. Elle ne craint aucune tempête. Tous les orages éclatent
dans son petit cœur, plus puissamment qu'à travers les vallées, plus
grondants qu'au milieu des échos de montagne. Elle est toujours la
petite sirène glissante des grèves, la dryade captive des écorces,
l'Ève aux petites jambes lourdes, engagées encore dans le limon
originaire,--au buste gracile, fait pour allaiter l'idée future qu'elle
ignore, c'est-à-dire l'enfant sauveur, dont l'esprit, éternellement,
demeure étranger à sa mère. Nora est une femme, plus petite que
d'autres,--moins saisissable.

Pourtant Guy, aujourd'hui, ne se tourmente plus. Il a raisonné, il
s'est vaincu; Nora est fidèle; il était bien fou! Nora est un ange.
N'est-ce pas lui qui l'a formée? Tout s'apaise au cœur de Guy; il ne
veut plus douter; il appelle cela s'élever. Guy s'élève. Il devient
plus confiant, il est tout près de se trouver monstrueux d'avoir pu
craindre... l'impossible.

Il va sans dire que Guy n'est pas rentré à Paris pour ne pas rentrer
dans le monde. Le salon de Guy de Fresnay est recherché. Tout Paris
intellectuel, artiste et mondain, y défile, comme on dit. La rue passe
au travers de l'hôtel de Guy. Il va au Bois tous les matins, à cheval,
avec sa femme. On y retrouve les amis qu'on a vus la veille chez eux,
chez soi ou à l'Opéra.

--Est-ce que ce n'est pas monsieur Louvier, Nora, que nous avons croisé
ce matin, aux Champs-Élysées?

--Monsieur Louvier? fait Nora (d'un air distrait, qui est un mensonge),
monsieur Louvier?... Je crois me rappeler ce nom-là!...

Elle a parfaitement reconnu le beau cavalier. Guy est à mille lieues
de soupçonner un pareil mensonge. Et elle, l'a-t-elle médité? Non.
Elle vient d'être reprise tout simplement par ce démon de curiosité
et d'indépendance qui lui faisait cacher autrefois la clef de la
bibliothèque, chez son père. Une sorte d'instinct de ruse a agi à sa
place. Nora est comme ces bons chiens fidèles à qui le maître ne mesure
rien, ni le pain, ni les friandises,--et qui pourtant, revenus un jour
aux instincts de leurs congénères, les renards et les loups, volent sur
la table une proie qu'ils ne mangeront sans doute pas, mais qu'ils vont
enfouir sous terre, joyeux de la posséder, même inutile et invisible.

Ce mensonge de Nora, c'est le mensonge d'instinct, une précaution prise
inconsciemment pour assurer à tout hasard la réussite d'une aventure
possible... Mais le mensonge une fois fait, Nora le regarde en face et
l'accepte bravement...

Du coup, Guy est trompé, et c'est irrémédiable. Une surprise des sens
serait une trahison moins complète, puisqu'elle ne serait pas consentie.

--Comment! répond Guy en riant de bon cœur,--voilà un homme qui m'a
rendu jaloux... et vous l'avez su! et vous l'avez oublié!.. Émile
Louvier? un des invités de votre père!..

--Oh! vous savez, pour moi, tous ces gens d'autrefois...

Elle fait un geste d'insouciance.

Guy est tranquille. Nora est songeuse.

Émile Louvier, bien campé sur un beau et bon cheval, a reconnu Nora.
Elle l'a compris, à une expression de regard si subtile que seule
la femme à qui elle s'adressait pouvait la saisir au passage. Elle
a répondu de même, poussée par les forces obscures de son cœur.
Peut-être, avec l'idéal que Guy a mis en elle, se serait-elle blâmée et
résistée aussitôt, si, par sa sotte question, Guy n'avait pas prouvé
deux choses: son incertitude sur l'identité de Louvier et, du même
coup, son manque de clairvoyance. Guy a été faible. La Femme, aussitôt,
a posé sur son vainqueur tombé, un petit pied victorieux.

Ce que pensait le jeune Louvier, cela est facile à deviner:

«Cet imbécile de Fresnay a fait une riche sottise, d'épouser, à son
âge, une enfant qui annonçait un petit tempérament du diable! Ce pauvre
Fresnay! son heure fatale approche, si elle n'est déjà venue!... Les
requins doivent suivre son navire: il faut en être.» Ainsi pensait
Louvier. Vis-à-vis de Nora, il ne se trouvait pas en mauvaise position.
Ils s'étaient quittés bons amis, après qu'il avait tenu dans ses bras
plus d'une fois la gentille créature, et que ses lèvres s'étaient
posées sur la bouche de la mignonne. Il avait toujours compté la
revoir. Il la retrouvait embellie et mariée. Ce n'était certes pas une
occasion à dédaigner. _All right!_ Et hurrah pour les dragons!

Il s'arrangea de façon à passer au large sans être vu, toutes les
fois qu'il aperçut Nora accompagnée de Guy, et fréquenta les abords
de la route où il les rencontrait habituellement, jusqu'à ce qu'un
jour--c'est ce qu'il espérait--elle lui apparut seule, à cheval,
suivie à bonne distance par l'irréprochable piqueur.

Du plus loin, leurs yeux se riaient. Il y avait tant de souvenirs
drôles, entre eux! Les deux anciens amis n'avaient pas même à renouer
connaissance. Le plus difficile était fait depuis des années. Ils
s'abordèrent. Ce fut très simple.

--Me permettez-vous de vous présenter mes humbles respects, madame?

Elle lui tendit la main.

--Bonjour, monsieur.

Elle le regarda. Il avait ôté son chapeau, qu'il tenait à la main, la
main basse, le geste élégant. Au beau milieu du front, il avait une
petite cicatrice, une légère étoile blanche, la marque du coup d'épée
qu'il avait reçu pour elle, de Gottfried. Pour comble de grâce, il n'y
songeait pas, et cela se sentait. Elle fut émue. Il était la jeunesse
même et la force;--la force, c'est ce qu'elle aime! Ses cheveux coupés
en brosse tenaient droits sur sa tête. Son cou était une colonne. Sa
chair tendue disait la santé. L'air distingué, avec cela, de tenue
parfaite, cavalier merveilleux, il montait un cheval noir tout piaffant
et écumant. On eût dit le général Prim, dans le tableau célèbre.

--Je vous ai vue à l'Opéra il y a huit jours, dit-il. Aurais-je la joie
de vous y apercevoir demain encore?

Il fixait sur elle des yeux de jeunesse, chargés d'appels. Ceux de
Nora devinrent troubles, comme une eau remuée, où le limon qui remonte
efface le ciel. Non, Guy ne regardait plus ainsi. C'est bon, la
tendresse protectrice, mais Nora n'est plus une enfant. C'est une femme
passionnée. Et puis, Guy parle trop, à la fin! Il a quelque chose,
toujours, du professeur... C'est ridicule. Et il faut bien le dire,
c'est assommant. Elle se rappelle ce jour où Louvier, l'ayant saisie
par la taille, elle se débattit entre ses mains si vaillamment... Elles
étaient puissantes, les deux mains du jeune homme. Certainement, elles
n'avaient point lâché Nora par lassitude, mais par respect pour sa
volonté formelle. S'il lui plaisait, à ce jeune homme, de tenir ferme,
on ne pourrait vraiment pas lutter...

Nora se tait, songeuse. Son œil, dont les paupières ne battent jamais,
est ouvert, noir et morne, sur le vide.

--A l'Opéra?... j'y serai, dit-elle.

Cette brièveté de parole, cet air de distraction valent mieux, aux
regards de Louvier, qu'une conversation, qu'un fleurt en règle. Du
premier coup il s'est emparé de cette femme; il le croit, du moins, et
il s'y connaît.

--A demain, répète-t-elle. Adieu.

Est-ce qu'elle va aimer ce jeune homme? Allons donc! Elle rirait, si on
osait le lui dire, ou elle se fâcherait! Cependant, elle ne rapportera
pas à Guy cette rencontre. Non, non, ce n'est pas ce jeune homme
qui l'attire, mais la jeunesse. Elle est soulevée par un désir vague
d'aventure, de nouveau, d'indéfini, qui la tourmente à l'ordinaire, et
que, durant un instant, il vient d'aviver en elle, l'homme au cheval
noir!

Par sa seule présence, ce jeune homme vient de lui rendre présents
les lieux où elle l'a connu, où elle était libre, et si jeune, et
consolée, par la tendresse des choses, de tous ses désespoirs d'enfant.
Elle songe; elle est au passé, et, comme elle était alors, elle est à
l'avenir ignoré. Elle ne pense pas. Elle ne lutte pas avec elle-même.
Elle ne sait plus qu'elle est la femme de Guy. De lui, en ce moment,
elle a tout oublié, ses jalousies, ses colères, ses leçons, ses
tendresses, tout. Elle a en elle, uniquement, le violent regret de
choses lointaines, d'émotions indéterminées.

Elle a des souvenirs où se mêlent le bruissement de la mer sur la
plage, le frisson que lui donnaient les caresses du petit lièvre et
celles de Jacques, toute sa vie d'enfance. Une odeur de bois mouillés,
de pins, de romarins et de cystes, qui l'enivre, flotte autour d'elle.
La nature lointaine la ressaisit avec une puissance singulière. Elle
appartient aux choses qui l'ont instruite, toute petite, qui lui ont
appris les premiers troubles. Elle est ici comme absente. Son œil voilé
regarde ailleurs que devant elle, et loin, beaucoup plus loin! Une
volonté qui n'est pas la sienne et qui n'est celle de personne, est en
elle et la possède. Et c'est même sans regarder Louvier, qu'elle enlève
sur place son cheval au galop.

Elle galope, et le vent de la course l'exalte. Il lui semble qu'elle
entre, sur sa bête ondulante, dans des vagues profondes, qu'elle est
emportée vers une étendue infinie, à l'inconnu. Ce n'est pas la mer.
C'est la même chose. L'amour est si vaste!




LXXII


Nora, en grande toilette, est toute prête à partir pour l'Opéra.

--Je n'ai plus besoin de vous, dit-elle à sa femme de chambre, qui sort
aussitôt.

Nora a son visage des heures mauvaises. On ne sait quelle pâleur morte
est répandue sur tous ses traits, une expression mal définissable où
l'on sent seulement qu'elle n'est plus en communication avec rien de
ce qui l'entoure. Son âme s'est comme contractée et retirée au plus
profond d'elle-même. Ses yeux ont cessé d'être les lumières où apparaît
l'émotion plus ou moins avouée; ils sont comme ces trous d'ombre,
ouverts dans l'écorce des arbres, au fond desquels recule une forme
ignorée, une bête de rêve qu'on voit menaçante, bien qu'elle reste
cachée. Nora n'est pas à elle-même. Elle est à l'inconnu.

Debout devant la haute psyché, elle donne, de ses doigts mignons, un
dernier coup léger sur ses cheveux.

Guy entre, au moment où elle ouvre une boîte à bijoux pour y prendre un
bracelet préféré.

Du seuil, il la contemple. Elle est décolletée. La vieille défense
qu'il lui faisait de ne pas montrer ses épaules, est tombée en
désuétude. Il la laisse maintenant s'habiller à sa guise. Cela fait
partie des concessions de Guy en vue de ne pas paraître ennuyeux ni
ridicule, et où Nora (bien loin d'être reconnaissante) voit un signe de
défaillance.

Guy la contemple. Elle a de petites épaules adorables. Aucune parole
n'en peut faire imaginer l'ondulation suave, pure, que le plus habile
artiste copierait difficilement. Le cou, délicat, ombré de nuances en
colliers, à peine saisissables, ondoie subtilement, et porte la grâce
de la fine tête avec des grâces restées virginales. Ces épaules, ce
cou, suggèrent au regard des souvenirs vagues de lys, de fleurs de
pommiers, remuées à peine sous des brises de printemps.

Nulle comparaison n'est possible de cette chair avec une autre,
fût-ce la chair des roses pâles, et pourtant, à la voir, on songe à
des apparitions légères de choses jeunes et blanches, duvet de cygne,
neiges teintées par l'aurore; c'est la vie même, en fleur, avec de
divines formes féminines.

Guy regarde, et tout son amour s'émeut en lui. Il revit, en une
seconde, non pas seulement les années durant lesquelles il vient de
posséder tout ce rêve réel, mais il sent ondoyer en son cœur, sa vie
d'homme, tout entière, tous ses regrets et toutes ses espérances.

Une folie bouillonne en lui, comme une subite ivresse.

--Oh! Nora! dit-il, ma bien-aimée!

--Ah! tiens! c'est vous? fait-elle, indifférente, sans même un banal
sourire.

Sa voix ne tremble pas. Elle n'a aucune émotion. En ce moment, elle
n'est plus à Guy. C'est ainsi. Elle n'y peut rien. Guy n'est qu'une
ombre morte.

Le contraste est trop vif entre ce qu'il éprouve et ce qu'elle laisse
voir. Guy ne sait rien de ce qu'elle pense, de ce qu'elle subit depuis
hier, rien de sa rencontre avec le beau cavalier, rien du mensonge,
mais il sent tout sans rien démêler. Entre elle et lui, il y a, en ce
moment, un abîme profond, un vide d'où monte un souffle glacé. Il le
sent.

Un mari ne s'apercevrait de rien. Mais lui, et à cette heure plus que
jamais, c'est un amoureux, c'est l'amant.

Toutes les variations d'humeur ou de caractère de sa Nora retentissent
en lui. En ce moment il souffre, mais il dissimule.

--Nora, dit-il, d'un air tranquille, j'aurais vraiment préféré
aujourd'hui rester chez nous. Voyons, tenez-vous beaucoup à voir
_Faust_ pour la vingtième fois, ce soir?

--J'y tiens! dit-elle tout sec.

Par contenance, elle regarde dans son miroir l'effet de sa jupe
ondulante qu'elle tapote à petits coups.

En réponse à cette froideur, une rumeur de sourde colère s'élève au
cœur de Guy. Le jaloux qui est en lui, et qu'il a, depuis si longtemps,
réduit au silence, veut crier à la fin. Tout l'ancien Guy, le malade
d'amour, l'homme vieillissant à qui l'amoureuse pourrait bien échapper,
se révolte et gronde. Est-ce que, avant même qu'il soit lassé et vaincu
par le temps, il la perdrait, cette chose précieuse, cette forme
adorée, cette jeunesse en qui, pour lui, la vie se résume!

Où est l'ennemi? Est-ce seulement le démon de résistance qui parfois
s'empare d'elle? mais à l'ordinaire, il se trahit, ce démon-là, sur un
prétexte.

Or, ce soir elle ne se révolte pas, elle ne joue pas avec les paroles;
elle ne donne pas ses raisons, même futiles; elle ne cherche pas la
lutte; elle s'absente. Elle n'agit pas; elle est passive. De qui?

Nora! Nora! où es-tu, Nora?...

La satiété est-elle venue pour elle? Voilà longtemps qu'il a tu ses
rages de jalousie, précisément pour ne pas l'irriter, la fatiguer de
lui... Aucun des hommes de leur connaissance ne la voit fréquemment.
Guy ne la quitte guère. Est-ce cela justement qui l'ennuie? Un désir
de changement, d'aventure, lui est donc venu? Elle a du naturel de
l'hirondelle noire et blanche, sa Nora. Quel appel migrateur la
sollicite donc? Pour qui, pour quel vent qui passe, pour quel souffle
du large, a-t-elle mis à nu ses épaules chéries, dévoilé la beauté que
seul il veut et doit connaître?

--Je pensais, Nora, depuis quelque temps, à vous proposer un grand
voyage. Vous plairait-il, par exemple, d'aller, cet été, au Cap Nord,
voir le soleil de minuit? Ce serait amusant, cela, dites?

--Ma foi, non! dit-elle, toujours occupée de sa robe, nullement de Guy.

Il fait effort pour contenir sa colère d'amour, qui bouillonne,
terrible en lui.

--Nora, dit-il doucement, vous me répondez sans grâce, et j'en souffre;
voyons, soyez bonne, Nora.

--Ah! vous savez!....--dit-elle en haussant l'épaule et d'un ton de
parfaite impertinence,--il faut me prendre comme je suis!

--Cela n'arrivera jamais, Nora,--dit-il fermement,--je ne cesserai
jamais de lutter avec la mauvaise qui est en vous. Vous vous
transformerez comme je l'entends, je vous l'affirme. Jamais je
n'accepterai vos petites insolences d'attitude ou de parole.

--Il faudra bien vous y faire! réplique-t-elle placidement en tournant
vers lui un regard morne, où il croit voir l'amour mort!

Sur ce mot, elle va vers le grand lit bas qui occupe, sous un dais de
soie, le milieu de la chambre. Ses gants sont sur le lit. Elle les
prend. Mais Guy l'a suivie de près. Il est tout contre elle, derrière
elle, défiguré par la violence de sa colère, les yeux enflammés, la
bouche irritée.

--Nora, dit-il brusquement, où est votre maître?

C'est la question souvent posée par Guy, en badinage, et à laquelle,
dans les jours heureux, elle répondait avec bonne humeur:

--«C'est toi, Guy, c'est toi l'aimé, c'est toi le maître!»

Aujourd'hui, la question l'importune. Il ne lui plaît pas d'y répondre.

--Comme vous dites cela! fait-elle.

Elle s'est retournée pour lui faire face. Elle sent venir un orage. Un
peu d'ironie flotte dans son sourire.

--Où est votre maître, Nora? redemande Guy, avec rage.

--Je n'en ai point! réplique-t-elle, impatientée.

--Prenez garde, Nora! ceci aujourd'hui n'est pas une plaisanterie.
Aucun homme ne connaît la Femme: je ne me vante donc point de connaître
à fond votre nature, mais je la soupçonne, je la sens. Autrefois, vos
résistances étaient des jeux. Ce soir, il y a autre chose... Qu'y
a-t-il, Nora?

Elle hausse ses jolies épaules, qui chatoient aux lumières.

--Dieu! soupire-t-elle comme écrasée d'un poids insupportable,--Dieu!
que vous êtes ennuyeux, mon pauvre Guy!

Elle n'a pas achevé, que la main du «pauvre Guy» s'abat sur la frêle
épaule toute rougissante, y pèse lourdement et l'écrase. Nora tombe
assise sur son lit.

--Vous n'irez pas au spectacle, ce soir, dit-il. En tout cas, pas avec
cette robe!

--C'est ce que nous verrons! fait-elle, souriante.

Et il y a dans son sourire tout ce qu'elle sait, elle, tout ce qu'il
ignore et devine, lui. Ce sourire d'énigme achève de le mettre en
fureur.

--Ce serait la première fois que vous désobéiriez jusqu'au bout, dit-il.

--Ce sera donc, fait-elle, la première fois!

Il serre les dents, et gronde:

--Prenez garde, Nora!

--Oh! vous ne me faites pas peur!

Le visage de Guy, devenu effrayant, s'approche, à le toucher, du visage
de Nora.

--En es-tu sûre? dit-il.

Tout de même, elle commence à redouter cette colère, aussi trouble que
le mystère de son propre cœur, et elle dit, en rejetant sa tête un peu
en arrière, à demi effarée:

--Qu'est-ce que je vous ai donc fait?

--Je n'en sais rien; mais tu m'échappes. Et je ne veux pas!..
J'aimerais mieux te voir morte!

Elle se lève, et, froidement, d'une voix où il reconnaît la plus
parfaite indifférence:

--Tenez!... j'en ai tout à l'heure assez! fait-elle.

C'est le glas de l'amour qui sonne dans cette voix.... S'il y a un
trompeur quelque part, Guy l'ignore, mais la trompeuse est là. C'est la
vie même, qui le fuit, et qui se moque, avec ce sourire....

Et, hors de lui, fou de rage jalouse, l'homme a renversé sur le lit
la jeune femme. Il l'a saisie par la gorge, à deux mains. Sincèrement
furieux, il se donne, avec une âpre joie, la comédie, périlleuse
d'ailleurs, d'une menace extrême poussée jusqu'à l'apparence de la
réalisation. Le civilisé, il le sait, contiendra en lui le sauvage qui
est dans tout homme--mais le sauvage se montre et grince des dents.

Elle, heureuse, a pâli et fermé les yeux, heureuse, oui, de la violence
de l'étreinte. C'est qu'elle aime la force, Nora. Elle l'a dit à Guy,
voici sept ans. Elle a besoin de subir. Elle ne sait que souhaiter le
bien, et ne sait pas le vouloir. C'est une femme. En paroles, elle
désavoue le maître, mais elle reconnaît volontiers son maître sous la
fureur des actes. Elle jouit, faible et petite, de soulever ces marées
soudaines dans l'océan d'amour. Quand elle déchaîne contre elle les
tempêtes, alors elle se sent grandie; ce qui la domine vient d'elle;
cela est donc à elle; et elle sait qu'au bout du compte, elle résoudra
en pluie, en larmes quelquefois, tous ces gros nuages noirs qu'un vent
tourmente...

Le voilà, l'homme qu'elle appelle inconsciemment, à toute heure,
divinateur comme un dieu, mystérieusement clairvoyant sinon des faits,
du moins des âmes, et fort comme la nature!... Et lui, il croit
étreindre la vie même.... Oh! s'il pouvait l'arrêter, la fixer, la
tenir ainsi, la vie qui lui échappe, qui le trahit!

La petite femme est toute haletante. Il la tient sous lui pressée et
toute secouée d'une terreur délicieuse... Il la meurtrit..... Une de
ses mains lâche le cou pour saisir à plein poing la haute chevelure
qui s'écroule,--et Nora suffoque, et vainement se débat; vainement
les petits doigts, trop petits, se crispent sur les bras de Guy,
s'efforcent de les écarter ou de leur faire lâcher prise en pinçant et
tordant la chair... Et l'homme, à mesure qu'il l'écrase de sa colère,
sent que sa colère, fondue au contact du jeune corps, l'enveloppe
toute de désir.... Et subitement, vaincu par son propre triomphe, il
la couvre de caresses précipitées et furieuses qu'elle ne lui rend
pas encore. Il l'embrasse et la mord. Elle crie et rit et sanglote en
répétant: «Pardon! pardon! mon Guy adoré!» Et à mesure qu'elle parle,
plus tendres, amollies, infiniment douces se font les caresses,
toujours plus lentes...

       *       *       *       *       *

Elle est loin, la vision d'une loge d'Opéra d'où l'on sourira à
_l'autre_!... Que chercherait-elle, Nora, qui réponde mieux à tout son
petit cœur fou de jeunesse? Elle ne raisonne pas plus en ce moment
que tout à l'heure,--mais ce qu'elle rêvait d'imprécis, il lui semble
bien que c'est cela, c'est cette suprême fureur de Guy, où l'amour de
l'homme éclate et fond comme l'orage après ces jours énervants où il se
préparait, caché dans un terne ciel de plomb.

--Oh! Guy! mon roi d'amour, mon maître adoré! j'ai encore été méchante!
pardonne-moi... je serai bonne... j'obéirai, je le promets, je le
promets; c'est tout de bon, _cette fois_!

Guy sait très bien que la promesse ne sera pas tenue, et il pleure sur
Nora.

Hélas! il y a en elle des énergies irréductibles. Elle a connu trop
tôt les exaltations de la douleur, les conseils de la solitude et de
l'indépendance. L'éducation de sa volonté n'a pas été faite; elle
ne veut pas être libre; la nature la domine. Une puissance obscure,
une vague intérieure monte en elle parfois qui, tout à coup, sans
qu'elle y résiste, submerge et abolit momentanément ses résolutions,
ses affections, sa pensée... Son cœur alors n'est plus qu'un élément,
soumis, comme la mer, au vent qui passe.

Il faudrait être, toujours, le vent qui passe!




LXXIII


A l'Opéra, Émile Louvier épiait vainement l'entrée de Nora; et Guy ne
connut jamais ce détail de sa victoire.

Ce même soir, un peu plus tard, Nora disait:

--Vous aviez l'air très méchant, tout à l'heure, Guy!

--Vous aussi, Nora.

--Est-ce que vraiment vous pourriez me tuer, dans ces moments-là,
dites, ou si c'est un jeu?

--C'est un jeu... dangereux, Nora.

--Ah! fit-elle songeuse, tant mieux!

--Et pourquoi? dit-il.

--Je sens tout votre amour, mon Guy bien-aimé, à vos colères.

A ce moment, il vit briller quelque chose sur le tapis. Il quitta son
fauteuil, et alla vers cette étincelle. Il se baissa.

--Diable! dit-il, vous avez perdu, dans la lutte, votre bijou le plus
précieux!

--Le diamant noir? dit-elle. Oh! il ne pouvait se perdre ici.

Guy fait rouler entre ses doigts la longue tige d'or, et le diamant
noir, tournoyant, jette tous les feux de son âme sombre.

--Il vous ressemble ou vous lui ressemblez, dit-il lentement.... Restez
pareille à lui, ma Nora, toujours. Soyez un cœur que rien n'entame...
Que les ombres de votre vie fassent votre noblesse rare... Votre mère,
déjà, de visage et d'âme, ressemblait à ce diamant. Soyez comme elle, à
jamais, Nora,--et comme lui.

Il lui tendit le joyau:

--Que de souvenirs il évoque! dit-il encore, et que de pensées il
suggère!... Ne vous parle-t-il pas, Nora?

Elle avait maintenant un visage calme. Une bonté était dans ses grands
yeux. Les démons avaient fui. Elle était revenue à Guy, tout entière,
comme la petite fille d'autrefois.

Elle prend le bijou, le regarde, rêveuse, un long moment.

Et le diamant noir, en effet, lui parle:

--Reste à moi pareille, dit-il. Reste semblable à ta mère. Ton père
follement s'est cru trahi par elle et, à cause de cela, sa vie et la
tienne ont été douloureuses. Qu'est-ce donc qu'une trahison de femme,
pour qu'il en sorte tant de douleur! Et Guy t'a consolée. Autant que
Jupiter, Guy a été bon pour toi. L'aurais-tu froidement remplacé par
un autre, le fidèle cœur de ton chien? Il y a un amour, Nora, plus
grand que l'amour. Les cœurs qui le conçoivent sont pareils à moi,
un peu sombres sans doute, mais purs et précieux, rares et beaux....
Reste, Nora, semblable à ta mère et pareille à moi.

--Mon Guy, dit tout à coup Nora, très grave et très simple, écoutez-moi
bien. Je jure sur ce diamant, souvenir de ma mère, que je resterai
digne de lui, pareille à lui, comme vous dites. Et plutôt mourir,
Guy,--vous m'entendez!--plutôt mourir que manquer à mon serment!

Elle se lève, remet le diamant dans l'écrin et tendrement revient vers
Guy, l'enlace de ses deux bras, pose la tête sur sa poitrine:

--Le crois-tu sérieusement, Guy, que cela serait possible! Que je
pourrais aimer quelqu'un encore, après t'avoir tant aimé, toi, mon
maître, mon guide et mon dieu?

--La vie est forte, Nora. Elle agit quelquefois en nous sans le
consentement de nos cœurs!..... Et puis, pourquoi ta jeunesse, après
moi, n'irait-elle pas vers une autre jeunesse?... Je ne souhaite que
ton bonheur!

Il lisse les cheveux de Nora sous la caresse lente et tendre de sa main.

--Moi, je ne peux pas le croire, dit-elle... Je suis même sûre que non,
ô mon maître adoré!




LXXIV


Deux belles années s'écoulent encore. Guy et Nora sont toujours pareils
l'un pour l'autre. Il est jaloux. Elle est mystérieuse. Il la bat et
elle le griffe. Ils s'adorent.

Un soir, dans une fête, elle est assise, l'éventail aux doigts,
quand elle se sent effleurer l'épaule par le toucher, sans doute
involontaire, d'une main d'homme, légère. Au seul contact, elle a
tressailli tout entière. Et sans savoir pourquoi, elle s'est dit:
«Louvier?» Elle ne l'a pourtant plus jamais revu. Elle se retourne.
C'est lui!

Ils ont causé longtemps. Ils se reverront.

Quand Guy, évadé enfin d'une interminable partie de whist, accourt
auprès de Nora, il la trouve toute charmante, plus aimable qu'elle ne
le fut jamais. L'expérience lui est venue. Aucune faute de tactique ne
trahira sa préoccupation secrète. Guy restera sans soupçon.

Des jours, des semaines se passent. Elle a revu Louvier au spectacle,
au Bois. Ils ne se parlent guère, mais ils s'entendent fort bien.
Chaque fois qu'ils se rencontrent, elle se sent frémir. Il est si
jeune, d'une jeunesse si saine, si superbe, si attirante! Et Nora a
peur d'elle-même!... Elle reconnaît en elle quelque chose de plus fort
qu'elle. Et cela l'entraîne. Et cela fera le malheur de Guy! Elle lutte
et se voit vaincue d'avance. Elle s'en indigne et elle n'y peut rien.

       *       *       *       *       *

Ah! l'horrible chose quand on ne désire plus les caresses d'un être
dont l'âme vous demeure plus chère que tout!

       *       *       *       *       *

Or, deux voix parlent, en Nora.

L'une ressemble à celle de Gottfried. Elle répète ce qu'il enseignait:
«De quel droit un être vieux retiendrait-il l'amour d'un être plein de
jeunesse? Guy a fait son temps; marche dessus, pour aller au plaisir.
N'es-tu pas la force jeune? Sois aussi la ruse. Tout triomphe est
légitime. La vie est triste. Amuse-toi et hâte-toi. L'idéal, c'est le
rêve égoïste et solitaire des bonheurs qu'on ne peut pas se procurer.
Qu'il soit la consolation de Guy. Toi, tu n'as qu'à choisir parmi les
joies réelles. Hâte-toi de jouir. Aucun amour ne dure, mais l'intensité
et le nombre des amours sont plus agréables que la durée d'une
tendresse unique, qui toujours, à la fin, se lasse! Guy, lui, n'a plus
droit qu'à la mort et à l'oubli..»

L'autre voix ressemble à celle de sa mère. Elle dit: «Souviens-toi
de l'épouse qui vécut et mourut fidèle. Rappelle-toi quels malheurs
sortent du doute, des jalousies qu'on inspire, de la trahison, fût-elle
seulement une apparence. Rappelle-toi de quelle douleur tu as toi-même
souffert, le jour où tu vis Marthe dans les bras de ton père! Tu
désiras la mort, souviens-t'en! Vas-tu courir le risque de désoler un
cœur qui te consola? Entre deux joies égoïstes, choisis celle qui ne
désespère personne, qui au contraire sera bonne à un autre cœur...
choisis l'idéal vrai, la volupté sublime du dévouement, l'égoïsme
difficile du sacrifice. Paie de cet amour-là l'homme qui te donna tous
les amours, toutes les consolations, tous les bonheurs. Garde, ô petit
cœur sombre, la pure solidité du diamant. Sois un amour d'âme. Sois un
amour éternel!»

Ces deux conseils ennemis elle les entendait même pendant son sommeil.
Il lui arrivait alors d'avoir la vision des deux figures qui les lui
apportaient. Tantôt, dans un cauchemar, elle entrevoyait le spectre
d'un Gottfried géant, d'un Méphistophélès en lunettes, obèse, souriant,
velu et doctoral. Tantôt, dans un songe de limbes, elle apercevait sa
mère, telle qu'elle l'avait vue sur le lit de mort, blanche comme une
âme vierge, toute blanche... Seulement, sur la parfaite blancheur du
fantôme, quelque chose de sombre et de lumineux errait en scintillant
comme une étoile mystérieuse... C'était le diamant noir, symbole de
fidélité dans la mort.

       *       *       *       *       *

--Oh! Guy, mon Guy bien-aimé! serre-moi bien dans tes bras, longtemps
et longtemps! il me semble parfois, Guy, que je vais mourir! Je crois
que maman m'appelle!

Pourquoi est-elle si nerveuse?... «Calme-toi, mon adorée.»

--Vous le perdrez à la fin, Nora, ce diamant noir. Je le vois tous les
jours dans vos cheveux. Ce n'est plus pour vous, ma parole, qu'une
vulgaire épingle à retenir vos chapeaux.

Elle hoche la tête:

--Je ne le perdrai pas, Guy, oh! non, soyez tranquille; c'est mon
talisman enchanté... Il me rappelle tant de choses!.... Il me parle,
Guy, il me parle!

       *       *       *       *       *

Quelques jours plus tard, la joueuse petite Nora rentrait chez elle
ayant au cou un ornement bizarre, un collier rouge qui pressait le col
de sa robe, et d'où pendaient des grelots et une longue cordelette de
soie, fine et solide. Guy, tout d'abord, ne comprit pas.... C'était un
collier de chien!

Ce que c'est qu'un amour fidèle, inaltérable, elle le savait très bien,
la petite amie du bon Jupiter.




LXXV


Un matin, Guy frappe, comme à l'ordinaire, à la porte qui sépare leurs
deux chambres.

Il frappe. Rien ne répond. Il entre. Elle dort. Il s'approche du lit;
il est tard; il veut l'éveiller, d'un baiser tendre, furtif, qui
effleure... Il s'avance, il va poser les lèvres sur sa bouche... Sa
bouche est glacée... Nora! Nora!... L'horrible soupçon le traverse...
Nora! Nora est morte!...

Il appelle, il emplit de sa douleur la maison tout entière... Elle est
morte, morte!

--Antoine, vite, allez chercher le docteur! Vous, Catri, allez chercher
des fleurs, beaucoup de fleurs, Catri!... Oh! Nora, Nora, ma Nora! Elle
est morte, morte!

Il faut savoir comment et pourquoi. Pieusement le médecin et l'époux
soulèvent le drap, mettent à nu le corps frêle et charmant...
Au-dessous du sein pâle, ils aperçoivent un diamant qui brille, la tête
de l'épingle d'or qu'elle s'est enfoncée au cœur...

Il a compris! Nora a tenu son serment.

Elle a eu peur d'elle-même, de ses troubles impérieux,--du vertige.

Pour fuir la faute inévitable, elle s'est réfugiée dans la mort, dans
la mort qui lui était familière et qui sans doute lui sera bonne.
Il l'aurait tuée infidèle; elle s'est tuée avant. Certes, cela vaut
mieux!...

Plus heureux que Mitry qui aima sa femme morte tout en la croyant
coupable, Guy va aimer Nora, sauvée par la tombe.

       *       *       *       *       *

Un désespoir terrible, où se mêle étrangement une joie féroce, est
entré dans le cœur de Guy. L'ordre de la nature est donc, en sa faveur,
bouleversé! Elle part la première, contre toute prévision. Rien de ce
qu'il redoutait ne peut plus arriver! Il ne la laissera pas derrière
lui; c'est elle, c'est sa jeunesse, qui a quitté le monde. Et lui,
il vit; c'est lui qui la contemple, morte. Elle ne sera à personne,
jamais. Il ne la verra plus, il est vrai, mais elle aurait pu cesser
de l'aimer, l'abandonner, ne plus exister pour lui, et vivre encore,
vivre pour un autre! En regard d'un tel malheur, qu'elle a voulu lui
épargner, sa mort lui semble secourable, heureuse,--et c'est bien
ce qu'elle a voulu. «Elle m'a donc aimé plus que tout! plus que la
lumière!... O mort qui me la gardes, sois bénie!...» Jamais les yeux
de Guy ne se sont mieux emparés d'elle, ne l'ont enveloppée d'un plus
vaste regard, ne l'ont mieux possédée. Elle peut disparaître, fondre
comme un nuage, cette forme adorée... Tant que vivra le cœur de Guy,
elle sera! et pour lui seul! En vérité, sa joie terrible dépasse, en
ce moment, tout son désespoir. C'est demain, demain seulement, qu'il
rugira sous l'aiguillon d'une inconsolable douleur.

       *       *       *       *       *

Ainsi finit la tragique histoire d'une petite créature damnée, qui,
ayant conçu l'idéal d'amour trop tard pour pouvoir le réaliser, préféra
mourir que de l'offenser.




LXXVI


_Quand vous lirez cette lettre, mon Guy adoré, je serai morte pour
me garder à vous, et pour que vous gardiez en vous le souvenir d'une
petite Nora qui était devenue telle que vous l'avez désirée._

_«La vie est forte; elle peut agir en nous sans le consentement de nos
cœurs.» Ce sont là des paroles, mon bien-aimé, que vous m'avez dites un
jour; mais il y a une chose qui me gardera mieux à vous que ma volonté
et que la vôtre, et cette chose, Guy, c'est la mort. Vous aviez peur, ô
mon amour, que le temps change l'un de nous. Maintenant, Guy, ce n'est
plus possible._

_J'emporte où je vais, à l'éternité, l'image de votre force noble et
fière, de votre âme d'amour, de votre beau visage, ô mon amant._

_Et toi, chéri de mon âme, tu me verras toujours jeune et presque
enfant; je me suis fixée pour jamais en toi telle que tu m'as aimée
dans ma forme, telle que tu m'as créée dans mon âme._

_J'ai bien réfléchi, mon époux; ce que je fais, je devais le faire._

_Te rappelles-tu, Guy, le petit écureuil qui s'échappa de mes bras, ce
jour béni où tu m'annonças notre mariage? Tu m'as dit plus tard, ô mon
amant, que cela t'avait paru comme ma petite âme sauvage, instinctive,
qui s'en était allée de moi pour toujours... Elle était revenue, Guy!
et je ne pouvais l'accueillir, parce qu'il m'était venu, de toi, une
âme tout autre qui a été la plus forte et qui m'a commandée._

_Ce que peut-être tu n'aurais pas osé faire, malgré tes grandes, tes
chères violences, je l'ai fait pour toi, Guy: j'ai tué Nora, afin que
Nora reste tienne!_

_Adieu, mon Guy, adieu... Ah! si j'avais trente ans!... mais que
pourrais-je te donner de plus, ô mon dieu d'amour, puisque je te donne
ma vie?_

_Adieu, Guy bien-aimé. Songe à ce que le temps aurait pu faire de
nous, et comme il est mieux que je te devance,--à l'heure où je t'aime
par-dessus tout et mieux que jamais,--dans le néant qui nous repose ou
près d'un Dieu qui nous recommence._

_Voici mon testament_:

_Dites, mon cher Guy, à mon père, que j'ai fini par bien comprendre son
martyre qui involontairement a fait le mien._

_A Jacques Maurin, que j'appelais le bon petit Jacques, donnez, mon Guy
adoré, le souvenir de moi qu'il aimera le mieux, sans doute mon fusil
de chasse._

_Dans mon cercueil, mon Guy bien-aimé, déposez le bout de la corde
rompue que traînait à son cou mon chien Jupiter, quand il s'échappa de
chez les étrangers pour me rapporter ses caresses._

_De vous, ô mon cher époux, je veux emporter dans la tombe, si mes
lèvres mortes vous semblent trop froides, un baiser dernier sur mes
grands cheveux...._

_Et de mon père et de ma mère, le diamant noir que j'ai au cœur._


_1894-95._





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIAMANT NOIR ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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