Project Gutenberg's Raison et sensibilité (tome second), by Jane Austen This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Raison et sensibilité (tome second) ou les deux manières d'aimer Author: Jane Austen Translator: Isabelle de Montolieu Release Date: February 3, 2011 [EBook #35151] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RAISON ET SENSIBILITÉ TOME SECOND *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Au lecteur Madame de Montolieu a traduit «librement» «Sense and Sensibility». Elle a notamment changé les prénoms de certains personnages du roman de Jane Austen, dont le nom n'apparaît pas dans la version papier. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. RAISON ET SENSIBILITÉ. RAISON ET SENSIBILITÉ, OU LES DEUX MANIÈRES D'AIMER. PAR JANE AUSTEN TRADUIT LIBREMENT DE L'ANGLAIS, PAR MME ISABELLE DE MONTOLIEU. TOME SECOND. A PARIS, CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE, RUE HAUTEFEUILLE, Nº. 23. 1815. RAISON ET SENSIBILITÉ. CHAPITRE XXI. Les Palmer repartirent le jour suivant; et la famille de Barton-Park et celle de Barton-Chaumière, restèrent seules chacune chez soi, à la grande satisfaction de la dernière. Mais ce ne fut pas pour long-temps. Ces dames avaient à peine eu celui d'oublier la joyeuse madame Palmer et son rude _amour_, et de réfléchir à la différence d'humeur de ce couple, (ce qui ne se trouve au reste que trop souvent dans le mariage) que sir Georges et madame Jennings leur procurèrent matière à d'autres observations. Il leur était impossible de ne pas chercher une société nouvelle; et pour se désennuyer dans leur solitude, ils firent un matin une excursion à Exeter; ils rencontrèrent là par hasard deux parentes éloignées de madame Jennings; mais ce fut assez pour que sir Georges les invitât tout de suite à venir passer quelque temps au Parc. Extrêmement flattées d'être appelées _cousines_ par un baronnet et de faire la connaissance de leur illustre parente, lady Middleton, elles n'eurent rien de plus pressé que d'accepter l'invitation pour le lendemain, et de laisser les amis obscurs chez qui elles logeaient. Lady Middleton fut au désespoir, au retour de son mari, d'apprendre qu'elle allait avoir chez elle, à sa table, dans son élégant salon, deux provinciales qu'elle ne connaissait point, qui sans doute seraient gauches, mal mises et qui auraient mauvaise tournure. En vain son mari et sa mère la rassuraient et lui disaient que mesdemoiselles Stéeles étaient deux charmantes personnes. Elle se défiait de leur goût, et tremblait de les voir arriver. Ce titre de _cousine_ qui n'était point du bon ton, et qu'elles lui donneraient sans doute à tout propos la faisait frémir. Mais qu'y faire? elles étaient invitées, elles avaient accepté, il fallait bien les recevoir; lady Middleton s'y résigna. Elle connaissait trop bien l'usage pour manquer à la politesse; mais elle se promit seulement d'y joindre toute la dignité et la froideur convenable; elle fut d'ailleurs un peu consolée en apprenant que mesdemoiselles Stéeles étaient jeunes encore et qu'on pouvait au moins les faire danser et les lier avec mesdemoiselles Dashwood, qui ne lui plaisaient pas infiniment. Elles arrivèrent; et lady Middleton en fut beaucoup plus contente qu'elle ne se l'était imaginé. Leur toilette n'était pas trop éloignée de la mode; leur abord fut très poli sans trop d'empressement; et le terrible mot de _cousine_ ne sortit pas de leur bouche. En échange celui de _milady_ fut souvent répété, avec des extases sans fin sur le goût de ses appartemens, sur la beauté des meubles. Quand ce vint au tour des enfans ce fut un enchantement dont on ne peut se faire d'idée. Jamais elles n'avaient vu d'aussi charmantes petites créatures; c'étaient vraiment de petits anges. Enfin le hasard les servit si bien pour prendre lady Middleton par ses faibles, qu'avant une heure elle avait fait réparation entière aux protégées de sa mère et de son mari à qui elle déclara que c'étaient les deux plus charmantes jeunes filles qu'il y eût au monde, et les remercia de les avoir invitées. L'éloge et l'hyperbole étaient si rares dans sa bouche, que sir Georges en fut aussi fier que si cela l'eût regardé lui-même, et que, pressé de faire parade de ses aimables cousines et de son discernement, il partit à l'instant pour la Chaumière. Il fallait, toute affaire cessante, apprendre à mesdemoiselles Dashwood l'arrivée des deux plus _charmantes filles qu'il y eût au monde_. Dans sa joie de l'approbation de sa femme, il mettait ses parentes mêmes avant les siennes propres. Elinor sourit à cet éloge qui allait toujours en croissant.--Venez, venez, disait-il; il faut que vous veniez tout de suite; vous serez enchantées, ravies! elles ont gagné le coeur de lady Middleton au premier moment; ce sera de même avec vous, vous verrez. Lucy, la cadette, qui est très-belle, est aussi gaie qu'agréable! mes enfans sont déja autour d'elle comme autour de leur maman. Elles ont rempli leur voiture de joujoux et de bonbons. N'est-ce pas une charmante attention? elles languissent de vous voir, et vous êtes proches parentes; elles sont les cousines de ma femme, et vous, les miennes. On leur a dit à Exeter, que vous étiez aussi les plus belles personnes du monde. Je le leur ai confirmé, et j'ai dit bien d'autres choses encore, en sorte qu'elles meurent d'impatience de se lier avec vous.... Vous riez, Elinor. --Oui, sir Georges, j'admire le hasard étonnant qui rassemble à Barton les cinq plus belles personnes de l'univers. --Eh bien! vous verrez si je mens, et si ce n'est pas comme je vous le dis. Venez donc, vous regretterez ensuite tous les momens où vous n'aurez pas été ensemble. Tout ce qu'il put obtenir, ce fut la promesse d'aller le lendemain faire visite aux nouvelles venues. Il s'en alla surpris de cette indifférence. Tout autre que lui aurait soupçonné qu'elle avait pour motif la rivalité de perfections; mais sir Georges n'imaginait jamais le mal, et n'en eut pas l'idée. De retour chez lui, il vanta ses cousines aux demoiselles Stéeles avec le même feu, en sorte que chacune d'elles devait s'attendre à voir des êtres parfaits. Mais Elinor qui connaissait l'optimisme du baronnet et son enchantement pour les nouvelles connaissances, rabattait beaucoup de ses éloges, et Maria ne s'en occupait point. Quand elles arrivèrent le lendemain au Parc pour faire leur visite, sir Georges les présenta les unes aux autres avec la même emphase qu'il avait mise à leurs éloges; et l'on comprend qu'elles s'examinèrent avec attention. L'aînée des demoiselles Stéeles, miss Anna, avait près de trente ans, assez d'embonpoint, un de ces visages insignifians qui n'expriment rien du tout, et de qui on n'a rien à dire ni en bien ni en mal. Lucy, le prodige de beauté de sir Georges, était en effet très jolie; ses traits étaient réguliers, son regard, perçant. Elle avait dans sa tournure quelque chose qui n'était ni de la grace ni de l'élégance, mais qui la faisait remarquer. Leur abord fut très-poli. Avec lady Middleton c'était plus que de la politesse, c'étaient des attentions recherchées, de la souplesse, une flatterie adroite, quoique continuelle, et qui persuada à Elinor qu'elles ne manquaient pas d'une sorte d'esprit. Elles parlaient avec ravissement des enfans, de leur beauté, de leur intelligence; elles jouaient avec eux, supportaient tous leurs caprices, répondaient sans se lasser à leurs questions importunes; avec milady elles admiraient l'arrangement de la maison, la bonté des mets, le goût de sa parure, lui demandaient des patrons de ses broderies, des modèles de ses chiffons, lui offraient de lui aider dans ses ouvrages, ou de faire mille bagatelles pour amuser les enfans. Lady Middleton écoutait complaisamment toutes ces flatteries, et trouvait ses nouvelles cousines toujours plus aimables et d'une affection inépuisable. Les enfans en général tourmentent à proportion de ce qu'on les gâte; et ceux qui s'occupent sans cesse d'eux et qui cèdent à toutes leurs fantaisies, en sont les premières victimes. Mais les demoiselles Stéeles souffraient tout avec une patience qui leur gagna en entier le coeur de la faible mère. Les rubans de leur ceinture dénoués, leurs cheveux défaits, leurs boucles d'oreilles tordues, leurs bracelets décrochés, toutes leurs bagues tirées de leurs doigts et roulant sur le plancher, leur corbeille d'ouvrage renversée, leurs ciseaux perdus; tout cela était charmant. Ils avaient une activité adorable, une grâce parfaite dans leurs petits mouvemens. On les laissait grimper sur les genoux, chiffonner les robes; tout était délicieux! La maman applaudissait par un sourire, et ne s'étonnait que de l'apathie de mesdemoiselles Dashwood qui ne prenaient nulle part à ces jeux. Pour l'ordinaire elles caressaient les enfans, mais sans s'en laisser tourmenter. Ce jour-là les nouvelles venues s'en emparèrent tellement, et les rendirent si insupportables qu'elles se tinrent prudemment à l'écart. Georges est très-gentil, très-animé aujourd'hui, dit lady Middleton en voyant son fils aîné prendre le mouchoir de mademoiselle Anna et le jeter par la fenêtre; c'est un petit malicieux. Williams sera votre petit amoureux, miss Lucy, je vois cela. L'enfant lui pinçait le bras à lui faire un noir; il eut un baiser pour récompense de la souffrante Lucy. Et ma chère petite Selina, dit cette dernière, en prenant sur ses genoux une petite fille de trois ans, l'idole de sa mère, et par conséquent la plus méchante. Elle resta par hasard sans bouger pendant deux minutes. Charmante enfant! est-elle toujours si douce, si tranquille? c'est un modèle de sagesse. Malheureusement en l'embrassant, une des épingles de Lucy toucha le cou de la petite, et ce modèle de sagesse fit de tels cris et donna des coups si violens de sa petite main sur celle de Lucy, qu'elle fut obligée de la mettre à terre; mais elle s'y mit aussi à côté d'elle, et la couvrait de baisers en jetant la coupable épingle, et en demandant mille et mille pardons à l'enfant et à sa mère, qui avait couru chercher de l'eau, et qui bassinait la plaie, qu'à peine on pouvait voir, pendant que Lucy, toujours à genoux, donnait à la petite des morceaux de sucre l'un après l'autre. Mais l'enfant voyant ce que lui procuraient ses cris, n'avait garde de se taire; au contraire elle les redoublait et battait tout le monde avec un de ses petits poings fermés: l'autre était plein de morceaux de sucre. Ses frères voulurent lui en prendre, ils eurent chacun un bon coup de pied. Enfin rien ne pouvant l'appaiser, sa mère se rappela que sa chère petite Selina qui souffrait sûrement beaucoup, aimait passionnément la marmelade d'abricot; et l'enfant à ce mot ayant cessé ses cris une seconde, elle lui en promit et l'emporta pour lui donner de cet excellent remède. Ses frères qui espéraient en avoir leur part, la suivirent, quoique leur mère leur ordonnât de rester; et pour quelques momens les jeunes dames furent tranquilles. Charmante petite créature, dit miss Anna, cet accident aurait pu être affreux! --Je ne crois pas qu'il y ait danger de mort, dit Maria en souriant ironiquement; elle en reviendra. --Je ne me consolerai jamais d'avoir été la cause de cet accident, dit Lucy; une enfant si aimable, et que sa mère aime si passionnément! Quelle femme enchanteresse que lady Middleton! si belle, si élégante et si sensible! ne le trouvez-vous pas, mademoiselle? Maria garda le silence; il lui était impossible de dire ce qu'elle ne pensait pas. Elinor toujours prête à réparer ses impolitesses, loua les grâces et l'air noble de lady Middleton. --Et sir Georges, dit l'aînée, quel homme aimable! je le crois plein d'esprit; du moins il en annonce beaucoup. --C'est le meilleur des hommes, dit Elinor, toujours de bonne humeur, excellent mari, bon père, bon ami. --Et quelle charmante petite famille! je n'ai jamais vu de plus beaux enfans. On comprend facilement l'excessive tendresse de leur mère pour ces angéliques petites créatures. On pourrait peut-être les trouver un peu gâtés, un peu turbulens; mais j'aime les enfans pleins de vie et de feu; je ne puis les supporter timides et tranquilles; aussi j'adore ceux-ci. --C'est ce qui m'a paru, dit Elinor, et je vous trouve heureuse d'avoir ce goût à Barton. On se tut sur ce sujet. Après une pause, mademoiselle Stéeles l'aînée demanda brusquement à Elinor: Aimez-vous le Devonshire? Je suppose que vous avez bien regretté Sussex. Un peu surprise de la familiarité de cette question, Elinor répondit seulement, oui, mademoiselle. --Je comprends cela; Norland est une magnifique habitation, et passer de là dans une chaumière, c'est assez triste. --Une chaumière telle que celle où notre parent sir Georges Middleton a bien voulu nous placer, ne donne lieu à aucun regret, dit vivement Maria. Lucy lança à sa soeur un regard terrassant et se hâta de dire que dans tout ce que sir Georges et milady arrangeaient, on reconnaissait leur goût; mais qu'ils leur avaient dit que Norland était une des plus belles campagnes de l'Angleterre. --Elle est très-belle en effet, dit Elinor, mais je crois qu'il y en a de plus belles encore, et il n'y a que peu ou point de chaumière comme la nôtre. --Mais aussi pourquoi lui donner ce nom, dit miss Anna, cela présente une idée?... --Ne voyez-vous pas, ma soeur, dit Lucy, que c'est un nom de fantaisie, un nom romanesque? Anna se tut humblement; puis elle reprit bientôt ainsi: Aviez-vous des élégans à Sussex? Je suppose qu'ici ils sont assez rares, et quant à moi je trouve que rien n'embellit plus un séjour que d'y voir beaucoup d'élégans. Cela anime la vie; ne le trouvez-vous pas aussi? Encore un regard de Lucy fit baisser les yeux à sa soeur. Qu'est-ce que vous voulez dire, Anna? et sur quoi pensez-vous qu'il n'y ait pas de jeunes gens très-bien à tout égard en Devonshire comme à Sussex? --Je sais bien, Lucy, qu'il y a de très-jolis garçons à Exeter, dit Anna; mais ils ne sont pas reçus ici; et je craignais que les demoiselles Dashwood ne s'ennuyassent à Barton si elles n'en voient point; c'est pourquoi je leur demandais si elles en voyaient beaucoup à Norland. Je voudrais par exemple qu'elles pussent rencontrer M. Rose d'Exeter, le clerc de M. Simpson, vous savez bien, Lucy; c'est un beau jeune homme celui-là, et tout-à-fait élégant. Je pense que si votre frère vous ressemble, il devait être charmant avant d'être marié, et il était si riche! c'était un merveilleux, n'est-ce pas, un véritable élégant? j'aurais bien voulu le rencontrer. --Je ne puis en vérité vous répondre là-dessus, dit Elinor; je ne comprends pas parfaitement ce que vous entendez par un merveilleux. Tout ce que je puis vous dire, c'est que si mon frère en était un avant son mariage, il l'est encore, car il n'est pas du tout changé. --Ah mon Dieu, quelle idée! un homme marié élégant! je ne puis me représenter cela. Les hommes mariés me sont à moi très-indifférens. --Mais, Anna, lui dit sa soeur, n'avez-vous rien autre chose à dire que de parler des jeunes gens et des élégans? Mesdemoiselles Dashwood vont croire que vous n'avez rien autre chose dans l'esprit. Alors changeant de propos elle parla de chiffons, de modes, et d'autres objets aussi intéressans. Les _deux plus charmantes personnes du monde_ étaient jugées dans l'esprit d'Elinor et de Maria. La commune familiarité de l'aînée et son mauvais ton, la mirent entièrement de côté. La cadette était mieux certainement; mais comme Elinor n'était ni aveuglée par sa beauté, ni prévenue par son regard, elle ne trouva rien à côté de cela qui fût en rapport avec elle et qui pût lui plaire. Elles quittèrent donc la maison sans désirer de les mieux connaître. Il n'en était pas ainsi chez mesdemoiselles Stéeles. Elles arrivaient d'Exeter, décidées à trouver tout parfait à Barton; et les maîtres, et la maison, et les enfans, et les chevaux, et les chiens, et les meubles, et les belles cousines: tout était l'objet des éloges les plus outrés. Il était difficile d'exagérer sur mesdemoiselles Dashwood; aussi furent-elles déclarées les personnes les plus belles, les plus élégantes, les plus accomplies en tout point qu'il fût possible de voir, et celles dont elles désiraient le plus passionnément faire des intimes amies. Sir Georges ne le désirait pas moins, et fit tout ce qui dépendait de lui pour former cette liaison. Elinor vit qu'elle ne pouvait s'y refuser tout-à-fait; et qu'il fallait au moins se soumettre à être assises à côté les unes des autres quelques heures dans la journée. Sir Georges n'en demandait pas plus: dans ses idées d'amitié, il suffisait de se voir en société, et de causer ou de danser ensemble pour être intimes amies. De son côté pour accélérer cette intimité, il confia aux demoiselles Stéeles tout ce qu'il savait ou supposait de la situation des dames de la Chaumière. Et dès leur troisième rencontre, mademoiselle Stéeles l'aînée félicita Elinor sur ce que sa soeur avait fait la conquête du beau, de l'élégant Willoughby. Il est sûr, lui dit-elle, que c'est une chose très-agréable que de se marier jeune avec un si bel homme; car on m'assure qu'il est vraiment d'une figure remarquable, que c'est un véritable élégant; et votre soeur est bien heureuse. J'espère que vous trouverez aussi bientôt un bon parti, car il n'est point agréable, je vous assure, de voir passer ses cadettes avant soi: mais peut-être votre choix est-il déjà fait en secret. Elinor se sentit rougir; elle ne pouvait pas se flatter que sir Georges fût plus discret dans ses soupçons et dans ses conjectures sur elle que sur sa soeur; il la plaisantait même de préférence depuis la visite d'Edward. Il n'avait jamais dîné ensemble sans qu'il bût à la lettre F. depuis le commencement du dîner jusqu'à la fin, en regardant Elinor. Dès que les miss Stéeles eurent entendu cette plaisanterie, elles furent très-curieuses d'en savoir davantage, et tourmentèrent sir Georges pour qu'il leur dît en entier le nom de l'heureux mortel au sujet duquel il raillait Elinor; il se fit peu presser, et il eut autant de plaisir à le dire que miss Anna à l'entendre. --Son nom est Ferrars, dit-il à demi voix; mais je vous en prie n'en parlez pas, c'est encore un secret. --Ferrars! répéta Anna, est-il possible? Le jeune Ferrars, le frère de votre belle-soeur, miss Elinor, est donc l'heureux mortel dont parle sir Georges; eh bien! j'en suis charmée pour plusieurs raisons: c'est un très-agréable jeune homme, je le connais très-bien, c'est un élégant. Cette dénomination ne convenait nullement à Edward, mais c'était le mot favori d'Anna pour parler d'un jeune homme du bon ton. Elinor émue de l'entendre nommer comme son amant avoué, fit peu d'attention à ce mot; elle fut plus surprise d'entendre Lucy dire assez aigrement à sa soeur, qu'elle contrariait sans cesse. Comment pouvez-vous dire, Anna, que nous le connaissons très-bien? nous l'avons vu par hasard une fois ou deux chez mon oncle, et ce n'est pas le connaître? vous savez fort bien que je ne connais pas du tout messieurs Ferrars. --Elinor écoutait avec attention: Qui était cet oncle? où demeurait-il? comment Edward le connaissait-il? Elle aurait voulu que l'entretien continuât, sans pourtant s'y joindre elle-même; mais on ne dit rien de plus, et pour la première fois elle trouva madame Jennings bien peu curieuse ou bien discrète. La manière dont Lucy avait parlé d'Edward l'avait frappée et lui donnait l'idée qu'elle savait ou croyait savoir quelque chose à son désavantage. Sa curiosité ne fut point satisfaite, le nom de M. Ferrars ne fut plus prononcé ni par les deux soeurs ni par sir Georges. CHAPITRE XXII. Maria ne pouvait avoir la moindre indulgence pour des personnes aussi communes, aussi peu instruites, et qui n'avaient avec elle aucune espèce de rapport d'esprit et de goût; elle les écoutait à peine, ne leur parlait jamais, et par sa froideur soutenue leur ôta bientôt tout espoir de liaison. Elles se retournèrent entièrement du côté d'Elinor, plus affable et plus honnête, et qui l'était plus encore pour réparer les torts de Maria. Lucy principalement parut s'attacher véritablement à elle, cherchait toutes les occasions de s'en rapprocher, de l'engager dans des conversations particulières, enfin de lui témoigner une amitié à laquelle un bon coeur, tel que celui d'Elinor n'est jamais insensible. Lucy Stéeles d'ailleurs ne manquait pas d'une sorte d'esprit naturel; ses remarques étaient souvent justes et amusantes, et pour une demi-heure elle pouvait être une compagne assez agréable; mais elle n'avait aucune des ressources que donne une bonne éducation. Elle était ignorante autant qu'on peut l'être; toute sa littérature se bornait à quelques mauvais romans; elle ne pouvait parler sur aucun sujet un peu relevé, et malgré tous ses efforts pour paraître à son avantage, et se mettre autant que possible au niveau d'Elinor, qui tâchait de son côté de se mettre au sien, il y avait trop de distance entr'elles, pour que mademoiselle Dashwood pût jamais en faire une amie. Le manque d'éducation et de connaissances n'aurait pas été peut-être un obstacle insurmontable; un bon coeur, un caractère aimable lui auraient bien vîte fait pardonner son ignorance, mais Elinor eut bientôt remarqué chez Lucy un manque de délicatesse, de sincérité, et de cette rectitude de principes qui sont la première base d'une intime liaison. Il lui fut impossible alors de trouver quelque plaisir dans la société d'une personne qui joignait la fausseté à l'ignorance, dont le manque d'instruction rendait l'entretien insipide, et qui par ses basses adulations pour les habitans du Parc, dont elle se moquait ensuite avec Elinor, ôtait à celle-ci toute espèce de confiance dans l'amitié qu'elle lui témoignait. Elle aurait voulu en conséquence l'éloigner un peu plus, mais Lucy mettait tant de zèle et d'activité à se rapprocher d'elle, que cela n'était pas facile. Un jour Lucy l'avait accompagnée du Parc à la Chaumière; elles étaient seules, et après quelques momens d'hésitation, Lucy dit à Elinor: vous allez trouver ma question bizarre; dites-moi, je vous en prie si vous connaissez particulièrement la mère de votre belle soeur, madame Ferrars? Elinor trouva en effet la question extraordinaire, et, sa contenance l'exprima, en répondant qu'elle n'avait jamais vu madame Ferrars. --En vérité, dit Lucy, c'est étonnant! je pensais que vous l'aviez vue au moins quelquefois à Norland, et que vous pourriez me donner quelques détails sur sa manière, sur sa tournure, sur son caractère. --Non, répondit Elinor, en s'efforçant de cacher son opinion réelle sur la mère d'Edward, et n'ayant aucune envie de satisfaire ce qui lui paraissait une impertinente curiosité, non, je ne sais rien d'elle. --Je vois, lui dit Lucy, en la regardant attentivement, que vous me trouvez très-étrange de vous questionner ainsi sur cette dame; mais peut-être ai-je mes raisons. Je voudrais pouvoir vous les dire, cependant, j'espère que vous me rendrez la justice de croire que ce n'est point une sotte curiosité. Elinor répondit quelques mots polis. Elles se promenèrent quelques minutes, en gardant le silence. Il fut rompu par Lucy qui renouvela l'entretien, en disant avec hésitation: Je ne puis supporter que vous me soupçonniez d'être une curieuse impertinente; tout, tout au monde plutôt que d'être mal jugée par une personne dont j'ai une si haute opinion. Et comme je suis sûre de n'avoir rien à risquer en me confiant entièrement à vous, je m'y décide. Je serais charmée aussi d'avoir votre avis sur la manière dont je dois me conduire dans une situation très délicate, très critique; je suis très fâchée que vous ne connaissiez pas madame Ferrars. --J'en suis fâchée aussi, dit Elinor, toujours plus étonnée, si mon opinion sur elle pouvait vous être de quelque utilité; mais je ne puis le comprendre. Je n'ai jamais entendu dire que vous eussiez la moindre relation avec cette famille, et je suis, je l'avoue, un peu surprise de votre excessive curiosité sur le caractère de cette dame. --Votre surprise est très naturelle, reprit Lucy, et je ne dois pas m'en étonner, mais elle cesserait bientôt si j'osais tout vous dire. Madame Ferrars ne m'est certainement rien à présent, mais le temps peut venir.... et.... cela dépend d'elle, où nos relations seront très intimes: elle baissa les jeux avec l'air d'une aimable confusion, mais les releva bientôt sur Elinor, pour observer l'effet de sa demi confidence. --Bon Dieu, s'écria Elinor, que voulez-vous dire? Etes-vous engagée avec M. Robert Ferrars? Elle ne pouvait imaginer autre chose, mais elle n'était pas du tout flattée de l'idée d'avoir Lucy Stéeles pour belle-soeur. --Non, répliqua Lucy, non pas à Robert Ferrars, que je n'ai jamais vu, mais.... à son frère aîné; et en disant cela son regard perçant était attaché sur Elinor, comme pour lire au fond de son âme. Qu'est-ce qu'Elinor sentit dans ce moment! Une surprise qui aurait été aussi pénible que violente, si une incrédulité presque complète ne l'avait pas suivie. Elle regarda Lucy dans un silencieux étonnement, incapable de deviner le motif d'une telle confidence, et quoiqu'elle eût pâli et qu'elle se sentît très émue, elle n'eût aucune crainte de s'évanouir ou d'avoir une attaque de nerfs, et persista dans sa défiance de la véracité de Lucy. Je vois et je comprends votre surprise, lui dit cette dernière, car vous ne pouviez en avoir aucune idée. Jamais il ne m'est échappé un seul mot ni avec vous ni avec personne, qui ait pu trahir notre secret; il a été si fidèlement gardé par moi que pas un seul de mes parens ni de mes amis, excepté Anna, ne peut s'en douter, et jamais je ne vous l'aurais confié, si je n'avais pas eu la certitude de votre discrétion, et si je n'avais pas été entraînée par la crainte que mes questions sur madame Ferrars ne vous parussent aussi trop ridicules. Quant à M. Ferrars, je ne crains nullement qu'il soit fâché de ma confiance envers une personne qu'il estime autant; je connais la haute opinion qu'il a de toute votre famille, et je sais qu'il vous regarde vous et Maria comme des soeurs.... Elle s'arrêta.... Elinor aussi garda quelque temps le silence; son étonnement était trop grand pour pouvoir lui répondre; mais enfin elle s'efforça de parler et de parler tranquillement, et dit avec assez de calme: Puis-je vous demander si votre engagement existe depuis long-temps? --Oh oui! bien long-temps; il y a quatre ans. --Quatre ans! --Oui, j'étais bien jeune alors, et c'est mon excuse. --Je ne me suis pas doutée, dit Elinor, que vous le connussiez jusqu'à l'autre jour que votre soeur en parla. --Oui, la pauvre Anna; je tremble toujours dès quelle ouvre la bouche. Notre connaissance est cependant de vieille date, elle a commencé lorsqu'il était près de Plymouth sous les soins de mon oncle. --De votre oncle! --Oui, M. Pratt, son tuteur, chez qui sa mère l'avait placé. Est-ce qu'il ne vous a jamais parlé de M. Pratt? --Oui, je me le rappelle, répondit Elinor, avec une force d'esprit qui s'augmentait ainsi que son émotion. --Il a vécu près de cinq ans chez mon oncle, à Longstaple, près de Plymouth, depuis quinze ans jusqu'à vingt; c'est là où notre connaissance a commencé. Ma soeur et moi nous étions souvent chez notre oncle; notre engagement s'est formé une année après qu'il fût hors de tutelle, et il avait alors vingt-un ans. Il en a vingt-cinq à présent, et nous ne sommes pas plus avancés, parce que quoiqu'il soit majeur et que son engagement soit valable, il dépend entièrement de sa mère pour la fortune. Sans doute j'eus tort de consentir à ce qu'il s'engageât sans l'aveu et l'approbation de sa mère, mais j'étais trop jeune et je l'aimais trop pour être aussi prudente que je l'aurais dû. Quoique vous ne le connaissiez pas aussi bien que moi, miss Elinor, vous l'avez vu assez souvent pour convenir qu'il a tout ce qu'il faut pour attacher sincèrement une femme qui préfère les qualités de l'âme et de l'esprit aux avantages frivoles. --Certainement, dit Elinor, sans réflexion et entraînée par la vérité de cette assertion; mais cette vérité même renouvela ses doutes sur la sincérité de Lucy, et sa confiance en l'honneur et l'amour d'Edward. Engagée avec M. Ferrars, reprit-elle, je vous avoue que je suis tellement surprise de ce que vous me dites que.... je vous demande mille pardons, mais il y a sûrement quelque erreur de nom; nous ne parlons sûrement pas du même M. Ferrars. --Nous ne pouvons parler d'un autre, dit Lucy en souriant. M. Edward Ferrars, le fils aîné de madame Ferrars de Park-street, le frère de votre belle-soeur madame Fanny Dashwood: voilà celui que j'entends, et vous m'accorderez je pense, que je ne puis pas me tromper sur le nom de celui de qui mon bonheur dépend. --Il est étrange, dit Elinor, que je ne l'aie jamais entendu parler ni de vous ni de votre soeur. --Mais non! pas du tout! si vous considérez notre position, rien n'est moins étrange. Notre premier soin à tous deux était de cacher entièrement notre secret; vous ne connaissiez ni moi ni ma famille, il n'avait donc aucune occasion de me nommer devant vous. Il avait surtout un extrême effroi que sa soeur n'eût quelque soupçon; il valait mieux laisser ignorer et mon nom et mon existence, jusqu'à ce qu'elle fût tout-à-fait liée à la sienne. La sécurité d'Elinor commença à diminuer, mais non pas son empire sur elle-même. --Vous êtes donc engagée avec lui depuis quatre ans, dit Elinor d'une voix assez ferme. --Oui; et le ciel sait combien nous attendrons encore! Ce pauvre Edward! Il est près de perdre patience. Sortant alors de sa poche une petite boîte à portrait, elle ajouta: Pour prévenir tout soupçon d'erreur, et vous prouver que c'est bien votre ami Edward que j'aime et dont je suis aimée, ayez la bonté de regarder cette miniature; sans doute elle lui fait tort, mais il est cependant très reconnaissable; il me l'a donnée il y a environ trois ans. Elle la mit en parlant entre les mains d'Elinor, qui ne put alors conserver de doute sur la véracité de Lucy. C'était bien Edward; c'étaient ses traits si bien gravés dans son coeur et dans son souvenir. Elle le rendit en étouffant un profond soupir, et en convenant de la ressemblance. --Je n'ai jamais pu, continua Lucy, lui donner le mien en retour, ce qui me chagrine beaucoup, car il le désire passionnément; mais je suis décidée à présent à saisir la première occasion de me faire peindre pour lui. Vous qui peignez si bien, chère Elinor, si sous le prétexte de le faire pour vous même, vous étiez assez bonne. --Je ne me suis jamais appliquée à la ressemblance, dit Elinor; mais vous trouverez sûrement d'autres moyens, et vous en avez tout-à-fait le droit. Elles marchèrent quelque temps en silence. Lucy parla la première. --Je ne doute pas, lui dit-elle, de votre fidélité à garder un secret dont vous devez sentir toute l'importance. Nous serions perdus si sa mère venait à l'apprendre; elle ne consentira jamais volontairement à cette union; je n'ai ni rang ni fortune, et je la crois très haute et fort avare. --Je n'ai certainement pas cherché votre confiance, répondit Elinor, et vous me rendez justice en croyant que je ne la trahirai pas. Votre secret est en sûreté avec moi; mais pardon si je vous exprime ma surprise d'une confidence inutile. Vous auriez dû sentir que de me le dire n'ajoutait rien à cette sûreté, et vous ne connaissez pas depuis assez long-temps _la belle-soeur de madame John Dashwood_ pour être parfaitement sûre qu'elle ne soit pas indiscrète. A présent je puis vous rassurer, mais je ne le pouvais pas avant de le savoir. En disant cela elle regardait fixement Lucy, espérant de découvrir quelque chose dans son regard, peut-être la fausseté d'une grande partie de ce qu'elle avait dit; mais sa physionomie ne changea pas du tout; elle serra doucement la main d'Elinor.--Je crains, lui dit-elle, que vous ne trouviez que j'aie pris avec vous une trop grande liberté, en vous confiant ma situation; je ne vous connais pas depuis long-temps, il est vrai, pas du moins personnellement; car je connaissais parfaitement et vous et toute votre famille depuis bien des années par tout ce que m'en avait dit Edward. Aussi dès le premier instant où je vous ai vue, il m'a semblé que je voyais une ancienne connaissance; et puis, pensez comme je suis malheureuse. Je n'ai pas une amie à qui je puisse demander des _conseils_; Anna est la seule personne qui sache ma position, et vous avez pu vous apercevoir qu'elle n'a aucun jugement. Elle m'est plutôt à charge qu'utile, et me met continuellement en crainte sur notre secret. J'eus une affreuse émotion l'autre jour quand sir Georges nomma Edward; je crus qu'elle allait tout dire. En vérité, je m'étonne que je vive encore après tout ce que j'ai souffert pour lui pendant ces quatre années! Toujours en suspens, en crainte, en incertitude. Le voyant si rarement, nous nous rencontrons à peine deux fois l'année; je ne comprends pas que mon coeur ne se soit pas brisé. Ici elle mit son mouchoir sur ses yeux; mais Elinor à l'ordinaire si bonne, si compatissante ne se sentit pas la moindre pitié. --Quelquefois, continua Lucy, je pense qu'il vaudrait mieux pour tous deux rompre entièrement; mais je n'en ai pas le courage. Je ne puis supporter la pensée de le rendre si malheureux et je sais que cette idée seule aurait cet effet; d'ailleurs il m'est si cher à moi-même! Je ne crois pas que cela me soit possible.... Quelle est là-dessus votre pensée, mademoiselle Dashwood? qu'est-ce que vous feriez à ma place? Et toujours ce regard perçant était attaché sur elle. --Pardonnez-moi de grâce, répondit Elinor; il m'est impossible de vous donner de conseils dans de telles circonstances. Votre propre jugement doit vous diriger. --Il est sûr, dit Lucy, après quelques minutes, que sa mère ne l'abandonnera jamais entièrement. Elle est si riche que même en diminuant sa fortune de moitié, il lui resterait encore de quoi vivre, et pourvu que je vive avec lui, le plus ou le moins m'est bien égal. Mais le pauvre Edward se désole de ce que rien ne se décide; ne l'avez-vous pas trouvé bien triste quand il est venu ici? Il était si abattu, si malheureux quand il me quitta à Longstaple, que je tremblais que vous ne le crussiez très-malade. --Venait-il de chez votre oncle quand il nous a fait visite? --Oh oui, sans doute! Il a passé quinze jours avec nous; avez vous cru qu'il venait de la ville? --Non, répliqua Elinor, toujours plus frappée des preuves de la véracité de Lucy; je me souviens qu'il nous a dit qu'il avait passé quinze jours avec des amis près de Plymouth; elle se rappela aussi sa propre surprise dans le temps, de ce qu'il ne parlait plus de ses amis, et semblait même éviter de prononcer leur nom. --Avez-vous remarqué son abattement, dit Lucy? --Oui en vérité, principalement à son arrivée. --Je l'avais supplié cependant de surmonter sa douleur, de peur de vous donner des soupçons; mais il était si triste de ne pouvoir passer plus de quinze jours avec nous, et il me voyait si affectée! Pauvre Edward! Je crains qu'il ne soit encore dans le même état. Ses lettres sont tout-à-fait mélancoliques; j'en ai reçu une de lui la veille de mon départ d'Exeter: Elle la tira d'un porte-feuille, et négligemment laissa voir l'adresse à Elinor. Vous connaissez sûrement sa main, lui dit-elle; son écriture est charmante, mais elle n'est pas aussi soignée qu'à l'ordinaire. Il était fatigué, car le papier est complètement rempli. Elinor vit que c'était bien de la main d'Edward, et ne put plus conserver de doutes. Le portrait pouvait avoir été obtenu par quelque hasard; mais une correspondance suivie était une preuve positive de leur attachement. Aucune autre raison ne pouvait l'autoriser. Pendant quelques momens elle fut sur le point de se trahir; son coeur battait avec violence, elle pouvait à peine marcher. Mais elle combattit avec tant de force contre son sentiment, que le succès fut prompt et complet, et que même le regard perçant de sa compagne, ne put pénétrer dans son intérieur. --Nous écrire continuellement l'un à l'autre, dit Lucy en renfermant sa lettre, est le seul moyen de nous consoler dans nos longues séparations. Moi cependant j'en ai un autre dans son portrait; mais le pauvre Edward en est privé. Il dit que s'il avait le mien il serait moins malheureux. Je lui ai du moins donné dernièrement une boucle de mes cheveux renfermée dans le cristal d'une bague: c'est un dédommagement; mais non pas tel qu'un portrait. N'avez-vous fait aucune attention à cet anneau? Le portait-il à Barton? --Oui, dit Elinor d'une voix ferme avec laquelle elle cherchait à cacher une émotion et une souffrance telles qu'elle n'en avait point encore éprouvée. Elle était à la fois désolée, blessée, mortifiée, confondue; elle éprouvait tout ce qu'il y a de plus cruel et de plus déchirant. Heureusement elles arrivèrent à la Chaumière; et la conversation finit. Après s'être reposée quelques minutes, mademoiselle Stéeles retourna au Parc; et la malheureuse Elinor fut en liberté de se livrer à ses tristes réflexions. CHAPITRE XXIII. Quelque peu de confiance qu'eût en général Elinor dans la véracité de Lucy, il lui était impossible de la suspecter dans cette occasion, ni de comprendre quel motif aurait pu l'engager d'inventer cette histoire. Il y avait non-seulement des probabilités, mais des preuves; et rien ne contredisait Lucy, excepté son propre désir. Leur liaison presqu'au sortir de l'enfance dans la maison de M. Pratt; et la visite d'Edward près de Plymouth; et sa mélancolie, et l'inégalité de sa conduite avec Elinor; et la grande connaissance que mesdemoiselles Stéeles avaient de Norland, et de toutes les relations de la famille Dashwood, ce qui l'avait souvent surprise; et le portrait, et la lettre, et l'anneau: tout cela lui fournissait des preuves si convaincantes, que sa raison ne pouvait se refuser à la croire. Au premier moment, lorsqu'elle fut forcée d'admettre la parfaite vérité de tout ce que Lucy venait de lui dire, son ressentiment contre Edward, son indignation d'avoir été trompée l'emportèrent même sur sa douleur. Mais bientôt d'autres idées, d'autres considérations s'élevèrent. Edward avait-il eu l'intention de la tromper? avait-il feint avec elle un sentiment qu'il n'avait pas? Son coeur était-il de moitié dans ses engagemens avec Lucy? Non; et s'ils ont été une fois dictés par un amour de jeunesse, elle ne peut croire que cet amour existe encore à présent; elle a trop bien vu que c'était elle qu'il aimait pour n'en être pas convaincue. Un homme peut tromper avec de fausses paroles; Edward n'a pas prononcé le mot d'amour à Elinor; mais tout chez lui l'a prouvé, et son trouble, et ses regards, et le son tremblant de sa voix, et ses attentions si soutenues. Non, ce n'est point une erreur; ni son coeur ni son amour-propre ne l'ont égarée. Sa mère, ses soeurs, Fanny, tout ce qui l'entourait à Norland s'en est aperçu. Certainement elle est aimée; et cette persuasion console son coeur, calme ses peines et la dispose à pardonner. Il était blâmable cependant, hautement blâmable d'être resté à Norland lorsqu'il sentit qu'il l'aimait plus qu'il ne devait l'aimer. A cet égard elle ne pouvait le justifier; mais s'il lui avait fait du mal par cette imprudence, combien ne s'en était-il pas fait davantage à lui-même! La situation d'Elinor était triste sans doute, mais celle d'Edward était sans espoir. Elle était bien malheureuse dans ce moment, mais la raison guérirait peut-être la plaie de son coeur; tandis qu'Edward en détachant le sien de la femme à qui il était engagé, s'était privé lui-même de tout espoir de bonheur. Elle retrouverait sa tranquillité, mais lui serait pour la vie livré à l'infortune. Pouvait-il espérer d'être heureux avec une femme telle que Lucy Stéeles? A présent que le bandeau de l'amour était levé, même en mettant son inclination pour Elinor hors de la question, pouvait-il avec sa loyauté, sa délicatesse, son esprit cultivé être heureux avec une compagne ignorante, artificieuse, sans éducation, vaine, flatteuse, intéressée? A dix-huit et dix-neuf ans il est si facile à un homme d'être entraîné par la beauté, par les prévenances d'une jeune fille qui peut-être cherchait à l'attirer, et d'être aveuglé sur ses défauts. Mais les quatre années suivantes, pendant lesquelles il avait acquis chaque jour plus de connaissances, plus d'expérience, une raison plus éclairée, devaient avoir ouvert ses yeux sur les vices de caractère de cette jeune personne, augmentés sans doute par la pauvre société où elle avait vécu, par un goût vif de plaisir et de frivolité, qui peut-être lui avait ôté cette simplicité de la première jeunesse, qui donne un caractère si intéressant à une jolie figure. Si, comme Elinor devait le croire d'après les insinuations de sa belle-soeur, il y avait des difficultés du côté de la mère d'Edward pour l'épouser, combien en trouverait-il davantage lorsqu'il serait question d'une personne qui lui est aussi inférieure en naissance, en bonne éducation, et probablement même en fortune? Ces difficultés, il est vrai, ne devaient pas l'effrayer beaucoup; mais quel triste sort que d'attendre peut-être sa liberté du mécontentement de sa mère et de son opposition à ses volontés. Ces pensées, ces réflexions qui se succédaient les unes aux autres augmentèrent beaucoup sa tristesse. Elle pleura sur lui plus que sur elle même. Soutenue par la conviction de n'avoir rien fait pour mériter son malheur, et consolée par la croyance qu'Edward était encore digne de son estime, elle espéra qu'elle pourrait actuellement supporter ce cruel chagrin avec courage, et prendre assez de force sur elle-même pour le cacher à sa mère et à sa soeur. Elle en était si capable que, deux heures après avoir perdu pour jamais tout espoir d'être unie à celui qu'elle aimait si tendrement, elle parut à dîner avec un tel calme qu'on n'aurait jamais soupçonné, en la voyant à côté de la mélancolique Maria, que c'était elle qui était séparée pour toujours de l'objet de son amour, et que Maria convaincue de posséder en entier les affections de celui qu'elle aimait, espérait le voir arriver d'un moment à l'autre. La nécessité de cacher à sa famille l'_important_ secret que Lucy lui avait confié, fut un motif de plus pour elle de s'exercer à cacher en même temps le sien. Ce fut aussi une consolation de leur épargner ce qui leur aurait sûrement donné beaucoup d'affliction, et, à elle-même celle d'entendre blâmer Edward. Elles ne l'aimaient pas comme elle. Il n'aurait pas trouvé autant d'indulgence; et prendre son parti, le défendre avait bien aussi son danger. Elle voulait chercher peu-à-peu à s'en détacher, au lieu de nourrir son sentiment; elle savait qu'elle ne trouverait auprès d'elles ni conseil, ni aide pour une peine de cette nature. Leur chagrin, leur colère ajouteraient à son malheur; et son courage ne pourrait que s'affaiblir. Elle était plus forte seule; sa propre raison la servait mieux; et sa fermeté se soutint si bien qu'on n'aperçut pas chez elle le moindre changement, et qu'elle fut invariablement aussi gaie, aussi sereine en apparence, quoique ses regrets et sa douleur intérieure fussent chaque jour plus poignants. Mais plus elle avait souffert de sa première conversation avec Lucy, plus elle désirait connaître mieux en détail les particularités de leurs engagemens, découvrir ce que Lucy sentait réellement au fond de son coeur, si son amour pour Edward était vraiment tendre et sincère, et s'il y avait pour lui quelque chance de bonheur dans cette union. Alors elle aurait moins souffert. Elle voulait aussi prouver à Lucy par sa promptitude à parler d'Edward la première avec calme, qu'elle ne le regardait que comme un ami. Elle craignait que son agitation involontaire dans leur entretien du matin n'eût découvert en entier à Lucy ce qui jusqu'alors avait du moins été incertain. Il lui paraissait tout-à-fait probable que Lucy fût jalouse d'elle. Sans doute Edward lui avait parlé d'Elinor avec éloge, avec intérêt; Lucy elle-même en était convenue. Les railleries de sir Georges sur les lettres initiales de son nom, devaient aussi avoir éveillé les soupçons; et d'ailleurs Elinor était elle-même trop sûre d'être aimée d'Edward pour ne pas l'être de la jalousie de Lucy dont la confiance était une preuve. Quel autre motif donner pour excuser la révélation d'un secret important, et jusqu'alors si bien gardé, que celui de lui apprendre que Lucy avait des droits plus anciens et plus sacrés, et de l'engager à éviter à l'avenir la société d'Edward. Il était facile à Elinor de comprendre les intentions de sa rivale. Mais décidée comme elle l'était à se conduire d'après les principes que l'honneur et la délicatesse lui dictaient, elle résolut de combattre son affection pour Edward, de le voir aussi peu qu'il lui serait possible. Elle ne pouvait se refuser la consolation de tâcher de convaincre Lucy que ce sacrifice lui coûtait peu, et qu'elle ne regardait M. Ferrars que comme un ami de la famille. Elle ne pouvait plus rien entendre qui lui fît plus de peine que ce qu'elle avait déja entendu; elle n'aurait plus l'émotion de la surprise, et elle se croyait sûre d'apprendre sans trop d'agitation ce qu'elle ignorait encore. Mais il lui fut impossible de satisfaire immédiatement sa curiosité; quoique Lucy fût aussi bien disposée à parler encore qu'elle-même l'était à l'entendre. Une suite de mauvais temps empêcha de se promener, et quoiqu'elles se vissent tous les jours soit au Parc soit à la Chaumière, c'était au salon en présence de tout le monde. Elles n'avaient aucun prétexte pour se retirer à l'écart; sir Georges ne l'aurait pas permis, à peine tolérait-il quelques momens de conversation générale. On se réunissait pour manger et rire ensemble, pour jouer aux cartes, danser, chanter, faire du bruit et des folies. On s'était déja rencontré plusieurs fois de cette manière, sans qu'Elinor eût la moindre occasion d'engager avec Lucy un entretien particulier, quand sir Georges vint un matin à la Chaumière, et demanda aux dames Dashwood comme une charité de venir dîner avec lady Middleton. Il était obligé pour une affaire d'aller à Exeter, et lorsqu'il n'était pas là, tout languissait au Parc, et ces dames couraient le risque de mourir d'ennui. Elinor espérant trouver plus de moyens d'arriver à son but et de causer avec Lucy dans l'absence de sir Georges, accepta d'abord l'invitation. Madame Dashwood aimait toujours mieux rester chez elle avec ses livres et sa petite Emma; et Maria qui aurait préféré rester aussi dans sa romanesque solitude, ne put refuser d'accompagner sa soeur aînée. Elles allèrent donc au Parc, et lady Middleton fut heureusement préservée de l'effrayante solitude qui la menaçait. L'insipidité de cette journée fut telle que mesdemoiselles Dashwood l'avaient prévu. Comme il n'y avait rien pour l'amour et le mariage, madame Jennings fut plus silencieuse qu'à l'ordinaire, et mesdemoiselles Stéeles encore plus prodigues de flatteries. Les enfans vinrent au dessert faire leur tapage accoutumé, et pendant qu'ils furent là, Lucy s'en occupa toute seule. Ils restèrent jusqu'après le thé, qui fut remplacé par la table de jeu. Elinor commençait à désespérer d'être un instant seule avec Lucy. On proposa un jeu général, et toutes les dames se levèrent pour se placer autour de la table. --Je suis charmée, dit lady Middleton à Lucy, que vous ne finissiez pas le panier de ma pauvre petite Selina cette soirée; vous seriez fatiguée en travaillant à ce petit filigramme à la lumière. La chère petite pleurera peut-être un peu demain matin lorsqu'elle ne le trouvera pas fini; mais nous lui donnerons quelqu'autre chose et j'espère qu'elle se consolera. Ce mot était assez pour faire sentir à l'humble cousine ce que la faible mère attendait d'elle; aussi répondit-elle à l'instant: vous vous trompez, milady; pour rien dans le monde, je ne manquerai de parole à ma chère petite amie. J'attendais avec impatience que tout le monde fût au jeu pour me mettre à l'ouvrage; je ne voudrais pas chagriner mon doux petit ange pour tous les plaisirs possibles. Il n'y en a pas de plus vif pour moi que de travailler pour elle; et j'ai résolu de finir ce soir son panier. --Vous êtes trop bonne, chère Lucy: sonnez, je vous prie pour qu'on vous donne des lumières; ménagez vos yeux, je vous en conjure. Combien ma petite fille sera contente! je lui ai dit que je ne croyais pas qu'il fût fini; et elle m'a répondu en secouant sa petite tête, que je ne savais ce que je disais, et que sa chère Lucy lui ferait sûrement son panier. Lucy courut auprès de la table d'ouvrage avec vivacité et gaîté, comme si le plus grand bonheur de sa vie eût été de faire un panier de filigramme pour une enfant gâtée. Lady Middleton proposa alors de faire un wisk. Personne ne fit d'objection que Maria, qui avec son impolitesse ordinaire demanda qu'on voulût bien l'excuser. Milady, dit-elle, sait que je déteste le jeu; je préfère si vous le permettez toucher du piano; et sans attendre la réponse, sans aucune cérémonie, elle alla s'asseoir devant l'instrument. Lady Middleton leva les yeux au ciel comme pour le remercier de ce qu'elle était plus polie et mieux élevée que Maria. Elinor avait espéré de pouvoir se dispenser de jouer pour causer avec Lucy; le refus de sa soeur la contrariait donc plus que personne, et cependant elle chercha à l'excuser auprès de lady Middleton. Ma soeur, lui dit-elle, ne sait pas résister quand elle vient au Parc au plaisir de jouer sur votre piano; c'est le meilleur, dit-elle, qu'elle ait jamais rencontré; et lady Middleton enchantée d'avoir le meilleur des pianos, fut tout-à-fait remise. On n'était plus que quatre pour la partie. Elinor allait se soumettre à son sort; lorsque Lucy s'écria tout-à-coup: ah! comme je suis fâchée que mademoiselle Emma ne soit pas ici; elle m'aurait aidée à rouler le papier. Je crains fort que malgré mon désir, je ne puisse pas achever ce soir mon panier. --Si je n'étais pas obligée de jouer, dit Elinor, je m'offrirais bien volontiers pour cet ouvrage, d'autant plus que j'aurais désiré apprendre de vous à faire ces jolis paniers. --Eh bien, ma chère, nous vous laisserons libre, dit lady Middleton, qui tremblait que sa petite Selina n'eût pas tout ce dont elle avait envie. N'est-ce pas, mesdames, nous jouerons fort bien nous trois, en laissant un jeu découvert? Puisque vous voulez bien aider à Lucy, ma chère Elinor, Selina en sera fort reconnaissante. Je n'aime pas à la faire pleurer; cela dérange sa jolie physionomie..... Ne le trouvez-vous pas? Les choses s'arrangèrent ainsi: la partie à trois commença gaîment. Maria touchait son piano comme si elle eût été seule dans le salon. La table d'ouvrage était assez éloignée pour qu'Elinor pût espérer de n'être pas entendue; les deux belles rivales s'assirent donc à côté l'une de l'autre dans la plus touchante harmonie pour travailler ensemble au panier de Sélina. CHAPITRE XXIV. Elinor rassembla toutes ses forces et commença ainsi: Je ne mériterais pas la confiance dont vous m'avez honorée, mademoiselle, si je n'avais aucun désir de la conserver, et si je ne m'intéressais à vous. Je ne vous fais donc nulle excuse de reprendre l'entretien de l'autre jour. --Je vous remercie, dit vivement Lucy, de m'en parler la première; vous me mettez tout-à-fait à mon aise. Je craignais de vous avoir offensée, et je n'osais plus entamer un sujet qui ne peut avoir beaucoup d'intérêt pour vous. --M'offenser! dit Elinor; comment pouvez-vous le supposer? Jamais ce ne fut mon intention de vous donner cette idée. Quel motif auriez-vous pu avoir pour cette confiance qui ne fut pas peu honorable et peu flatteuse pour moi? --Et cependant, je vous assure, reprit Lucy, (ses petits yeux plus perçans que jamais fixés sur Elinor) je vous assure qu'il m'a semblé que vous l'aviez reçue avec une froideur, un déplaisir qui me fit un vrai chagrin. Vous aviez l'air fâchée contre moi; et je m'étais vivement reproché de vous avoir ennuyée de mes affaires; mais je suis enchantée de trouver que cette crainte était imaginaire et que je n'ai pas encouru votre blâme. Si vous saviez quelle consolation j'éprouve à vous ouvrir mon coeur, à pouvoir vous parler de ce qui m'occupe sans cesse! je connais assez votre bonté pour être sûre de votre indulgence. --Je comprends très-bien, dit Elinor, le plaisir qu'on trouve à parler de ce qu'on aime, et soyez assurée que vous n'aurez jamais sujet de vous en repentir. Votre situation est malheureuse; vous semblez entourée de difficultés, et vous avez besoin de votre mutuelle affection pour la supporter. M. Ferrars à ce que je crois dépend entièrement de sa mère. --Il a seulement deux mille pièces à lui. Ce serait une folie de se marier avec cela; quoique de mon côté je renoncerais à la fortune de sa mère sans un soupir. Je suis accoutumée à vivre sur un mince revenu, et je supporterais même la pauvreté avec lui, mais je l'aime trop pour vouloir le priver de tout ce que sa mère fera pour lui, si elle le marie à son gré. Il nous faut donc attendre, et peut-être plusieurs années encore. Avec tout autre homme qu'avec Edward ce délai serait inquiétant, mais je me repose entièrement sur son amour et sur sa constance. --Cette conviction est tout pour vous, et sans doute M. Ferrars attend la même chose de vous. Si la constance de l'un des deux s'était démentie, comme il n'est que trop souvent arrivé, l'autre aurait été bien à plaindre. Lucy la regarda encore de manière à la déconcerter, si Elinor n'avait pas rassemblé d'avance toutes ses forces pour que sa contenance ne pût donner aucun soupçon.--L'amour d'Edward, dit Lucy, a été mis à de grandes épreuves par de bien longues absences depuis notre engagement, et il les a si bien soutenues, que je serais impardonnable d'en douter un instant; je puis affirmer qu'il ne m'a jamais donné une minute d'alarme ou d'inquiétude. Elinor sourit et soupira à cette assertion; Lucy n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua. Je suis jalouse par caractère, dit-elle, et nos différentes situations, lui vivant dans le grand monde et moi si retirée, et nos continuelles séparations auraient pu facilement réveiller ma jalousie. La plus légère altération dans sa conduite avec moi, une tristesse dont je n'aurais pu deviner la cause, ou s'il avait parlé d'une femme avec plus d'intérêt que de toutes les autres, ou si je l'avais vu moins heureux que de coutume à Longstaple, tout cela m'aurait d'abord mise sur le chemin de la vérité, et je suis sûre qu'il lui serait impossible de me tromper. Elinor garda encore quelques instans le silence; elle se rappelait confusément toutes les preuves d'une affection tendre et sincère qu'elle avait remarquées chez Edward; enfin elle se surmonta autant qu'il lui fût possible.--Quels sont donc vos projets? lui dit-elle, n'en avez-vous point d'autres que celui d'attendre la mort de madame Ferrars? Ce serait une extrémité bien triste et bien cruelle! Ou bien son fils est-il décidé à se soumettre à l'ennui de plusieurs années d'attente, et à vous envelopper dans le malheur et dans les désagrémens qui en seront la suite inévitable, plutôt que de courir le risque de déplaire à sa mère en lui avouant la vérité? peut-être aussi que son courroux céderait au temps, à l'amour maternel, aux bons procédés, à la tendresse de sa belle-fille. --Oh, si nous pouvions en être sûrs! mais non, madame Ferrars est orgueilleuse, intéressée, opiniâtre, et dans le premier moment de sa colère donnerait tout à son fils Robert qui est son favori; et cette seule idée m'effraie pour Edward au point de ne pouvoir me déterminer à prendre un parti décisif. --Mais je trouve que dans cette occasion, Lucy, vous vous oubliez trop vous-même; votre désintéressement passe les bornes de la raison. --Lucy chercha encore à lire avec son regard pénétrant jusqu'au fond de l'âme d'Elinor, et il y eut un grand moment de silence. --Connaissez-vous M. Robert Ferrars? demanda Elinor. --Non, du tout; je ne l'ai jamais vu, mais je le crois bien différent de son frère; avec une plus belle figure, qu'il ne songe qu'à parer, c'est un petit maître, un élégant dans toute la force du terme. --Ici Maria finit une des parties de son concerto, et Anna Stéeles entendit cette dernière phrase. Un petit maître, un élégant, dit-elle! tout en faisant leur panier, ces dames se font leurs confidences, elles parlent de leurs amoureux. --Je puis répondre pour Elinor, dit madame Jennings en éclatant de rire, et vous dire que vous vous trompez; son amoureux loin d'être un petit maître, est le jeune homme le plus simple, le plus modeste, le plus réservé que j'aie vu de ma vie. Pour Lucy, je ne connais pas le sien, mais à en juger par ses yeux, je crois qu'il lui en faut un plus gentil, plus empressé, plus éveillé, n'est-ce pas? --Eh bien! madame, vous vous trompez aussi, reprit Anna; je puis assurer que l'amoureux de Lucy ressemble en tout point à celui de miss Elinor. --Elinor se sentit rougir en dépit d'elle-même. Lucy mordit ses lèvres, et regarda sa soeur à la faire rentrer en terre. Le jeu recommença, le piano aussi et les deux rivales après un peu de silence recommencèrent leur entretien. Ce fut Lucy qui rapprochant sa chaise de celle d'Elinor, lui dit à demi voix. --Je vais donc, chère miss Dashwood, puisque vous êtes assez bonne pour y prendre quelque intérêt, vous dire le plan que j'ai formé depuis quelque temps; j'espère qu'Edward l'approuvera, et je désire d'autant plus de vous en parler que vous pourrez nous servir. J'ose tout attendre de votre amitié pour lui et de votre bonté pour moi, et voici ce que c'est. Vous connaissez assez Edward pour avoir remarqué que dans le choix d'une vocation, son goût aurait été pour l'église, et que si sa mère l'avait permis, il aurait préféré cet état à tout autre. Mon plan actuel serait donc qu'il se décidât à entrer dans les ordres, et à se faire consacrer aussitôt qu'il pourrait; alors j'ose être sûre que vous useriez de tout votre pouvoir sur votre frère pour lui persuader de lui donner le bénéfice de sa terre de Norland, qu'on dit très-considérable. Le plus grand obstacle à notre mariage serait levé; nous aurions assez pour vivre en attendant la chance du reste. --Je serais heureuse, dit Elinor, de pouvoir donner à M. Ferrars des preuves de mon estime et de mon amitié, mais je ne vois pas en vérité que vous ayez besoin de moi dans cette occasion, je vous serais tout-à-fait inutile. M. Ferrars est frère de madame John Dashwood, et sa recommandation vaudra mieux que la mienne auprès de son mari. --Mais madame John n'approuverait pas plus que sa mère, que son frère entrât dans les ordres et m'épousât. --Alors je soupçonne que ma recommandation aurait peu de poids. Il y eût un assez long silence; Lucy le rompit par un profond soupir. Je crois, dit-elle, oui je crois que ce qu'il y aurait de plus sage serait de finir cette affaire en rompant d'un mutuel accord notre engagement. Nous sommes de tous les côtés si entourés de difficultés, que quoique cette rupture nous rendit bien malheureux pour le moment, nous serions peut-être plus heureux tous les deux par la suite.... Qu'en pensez-vous, miss Dashwood, ne voulez-vous pas me donner votre avis? --Non, répondit Elinor avec un sourire qui cachait l'agitation de son coeur, non: sur un tel sujet cela ne m'est pas possible; vous savez très-bien que mon opinion n'aurait aucun poids sur vous, à moins qu'elle ne fût conforme à vos désirs. --En vérité vous me faites tort, dit Lucy d'un ton de dignité; je ne connais personne dont j'estime autant le suffrage et dont le jugement me paraisse aussi sûr que le vôtre. Je crois de bonne foi que si vous me disiez: je vous conseille de rompre tout engagement avec Edward Ferrars, vous en serez tous les deux plus heureux, oui, je crois que je me déciderais à les rompre immédiatement avec lui. Elinor était si convaincue du contraire qu'elle rougit de la fausseté de la future femme d'Edward. «Ce compliment, dit-elle, augmenterait mon effroi de vous dire mon opinion, si j'en avais une. Vous élevez beaucoup trop mon influence. Le pouvoir de désunir deux amans si tendrement attachés l'un à l'autre, est beaucoup trop grand pour une personne indifférente. --C'est parce que vous êtes absolument étrangère à cette affaire, dit Lucy d'un ton un peu piqué, que votre opinion aurait sur moi beaucoup d'influence et pourrait me décider; si on pouvait supposer que vous eussiez là-dedans le moindre intérêt personnel, elle n'aurait plus aucun poids. Elinor crut plus sage de ne rien répondre; elle se trouvait entraînée par cet entretien dans une espèce de réserve qui lui semblait toucher à la dissimulation avec une personne qui n'en avait point pour elle. D'ailleurs elle n'en avait que trop appris, et se promit bien de ne plus renouveler cette pénible et inutile confidence: elle parla de leur ouvrage, de quelques autres sujets indifférens, après lesquels Lucy lui demanda du ton de la plus tendre amitié, si elles comptaient passer une partie de l'hiver à Londres. --Certainement non, dit Elinor. --J'en suis très-fâchée, reprit Lucy pendant que ses yeux brillaient de plaisir, j'aurais été si heureuse de vous y rencontrer. Mais je suis sûre que vous y viendrez; votre frère et votre belle-soeur vous inviteront sûrement chez eux. --Il ne me sera pas possible d'accepter leur invitation. --Combien c'est malheureux pour moi! je m'étais réjouie d'avance de vous y retrouver. Anna et moi nous comptons y aller à la fin de janvier chez des parens à qui nous l'avons promis depuis bien des années; mais moi j'y vais seulement pour voir Edward qui doit y être en février, sans cet espoir Londres n'aurait aucun attrait pour moi. Ici l'entretien confidentiel fut interrompu; Elinor fut demandée auprès de la table à jeu pour la décision d'un coup; et lady Middleton ayant envie de voir faire le joli panier de sa petite Sélina, pria Elinor de prendre sa place, ce qu'elle accepta avec plaisir. Elle n'avait plus rien à dire à Lucy, de qui elle n'avait pas pris une idée plus avantageuse; elle avait au contraire une persuasion plus positive encore, et bien douloureuse, qu'Edward ne pouvait pas aimer la femme qu'il avait promis d'épouser, et qu'il n'avait aucune chance de bonheur dans une union avec une personne sans aucun rapport avec lui, qui serait repoussée de toute sa famille, et qui avait assez peu de délicatesse pour vouloir, malgré cela, forcer un homme à tenir ses engagemens, quand elle paraissait elle-même persuadée qu'il serait malheureux. De ce moment elle ne chercha plus les confidences de Lucy; mais cette dernière ne laissait échapper aucune occasion de les continuer, de lui parler de son bonheur quand elle avait reçu une lettre d'Edward. Quand Elinor ne pouvait les éviter, elle les recevait avec une tranquillité et un calme apparent sans faire de réflexions, sans alonger un entretien dangereux pour elle-même et inutile à Lucy, dont elle trouvait chaque jour le caractère moins agréable. La visite de mesdemoiselles Stéeles chez leurs parens de Barton-Park se prolongea bien au-delà du temps qu'on leur avait d'abord demandé. Leur faveur croissait au point qu'on ne pouvait penser à se séparer. Sélina jetait les hauts cris quand Lucy feignait de vouloir la quitter, et sa maman lui demandait alors en grâce de rester; en sorte que malgré leurs nombreux engagemens à Exeter, elles restèrent au Parc plus de deux mois, et y passèrent les fêtes de Noël, que sir Georges rendit aussi brillantes et aussi animées qu'il lui fut possible. CHAPITRE XXV. Madame Jennings s'attachait tous les jours davantage aux habitans de la Chaumière et surtout à Elinor. La parfaite bonté du caractère de cette femme, l'amitié qu'elle leur témoignait si franchement, leur faisaient oublier ses petits défauts, si légers en comparaison de ses excellentes qualités. Madame Dashwood qui voyait en elle la meilleure, la plus indulgente des mères, lui pardonnait bien volontiers son ton un peu trop trivial et ses manières un peu vulgaires, Emma s'amusait de sa franche et grosse gaîté; Elinor toujours bonne, toujours simple, indulgente par caractère, disposée à la bienveillance et à trouver que les qualités du coeur valent bien celles de l'esprit, aimait beaucoup la bonne Jennings, et ne s'apercevait presque plus de ce qui lui manquait: mais Maria, la sensible, la délicate Maria ne pouvait s'accoutumer à son langage, à ses manières, et tout en convenant cependant qu'elle avait assez de chaleur dans les sentimens, et de complaisance pour ceux des jeunes gens, elle ajoutait toujours: Quel dommage que son esprit et son goût n'y répondent pas! et fuyait sa société autant qu'il lui était possible. Aux approches de la fin de l'année, madame Jennings commença à tourner ses pensées vers Londres, et à désirer d'y retourner. Après la mort de son mari, qui s'était enrichi dans le commerce, elle quitta la cité et prit une très-élégante maison près de Portman Square. Ses filles avaient épousé l'une un baronnet, l'autre un bon gentilhomme; elle passait toute la belle saison chez l'une ou chez l'autre, et l'hiver les réunissait à la ville. Cette année elle avait prolongé son séjour à Barton en faveur du voisinage; mais lorsqu'enfin elle se fut décidée à partir, elle demanda un jour aux demoiselles Dashwood de l'accompagner à Londres et d'y demeurer quelque temps avec elle, en les assurant avec sa cordialité accoutumée, qu'elle ne pouvait plus se passer de leur société. Maria rougit de plaisir à cette invitation, et ses yeux s'animèrent. Elinor n'y fit nulle attention, et croyant que sa soeur pensait là-dessus comme elle, elle exprima sa reconnaissance à madame Jennings en l'accompagnant d'un refus positif. Le motif qu'elle alléguait était leur résolution décidée de ne point quitter leur mère, et surtout pendant l'hiver. Madame Jennings parut surprise et répéta son invitation, en les pressant vivement de l'accepter. Vous comprenez bien, jeunes filles, dit-elle, que j'ai déjà demandé l'avis de la maman, il est tout-à-fait conforme au mien. Elle est charmée que vous alliez un peu respirer l'air de Londres; ainsi c'est tout arrangé, et j'ai mis dans mon coeur de vous avoir chez moi. Vous ne me gênerez pas du tout; ma maison est assez grande à présent, que j'ai marié Charlotte, et quant au voyage, j'envoie Betti la première par le coche pour nous recevoir. Nous pouvons très-bien tenir trois dans ma chaise; une fois en ville, tout ira de soi-même. Si vous me trouvez trop vieille, si vous vous ennuyez chez moi ou dans ma société, vous pourrez toujours aller avec l'une de mes filles. Vous voyez comme je les ai bien mariées; si je n'en fais pas autant de vous ce ne sera pas ma faute, et peut-être avant la fin de l'hiver le serez-vous toutes les deux. --J'ai un soupçon, dit sir Georges, que si on consulte mademoiselle Maria, elle n'aura aucune objection contre ce projet; mais sa soeur aînée sera plus difficile à gagner. Ai-je deviné miss Maria? je parie que oui. --Et vous avez raison, dit-elle avec sa franchise ordinaire, oui, je l'avoue, je serai parfaitement contente d'aller à Londres cet hiver; ce serait un si grand bonheur pour moi, qu'à peine puis-je l'exprimer. C'est vous dire, chère dame, que votre invitation vous assure pour jamais ma plus tendre reconnaissance. Elinor entendit très-bien ce que sa soeur voulait dire et ce qui l'attirait si puissamment à Londres. Elle devait y trouver Willoughby; que fallait-il de plus? Elinor aimait Maria trop tendrement pour pouvoir se résoudre à l'affliger en mettant trop d'obstacles à ce qu'elle désirait avec tant d'ardeur; pressée donc de nouveau par madame Jennings, elle se contenta cette fois de s'en remettre à la décision de leur mère, qui par bonté pour ses filles, disait-elle, avait cédé à l'envie de leur procurer un plaisir, mais qui souffrirait certainement de se séparer d'elles. A peine eut-elle achevé cette phrase, que Maria reprit la parole avec plus de vivacité encore que la première fois en s'écriant: Ah, mon Dieu! ma soeur, croyez vous réellement que notre départ lui serait si pénible? alors il n'y faut pas songer. Ma bonne, ma tendre mère! non, non, nous ne devons pas la quitter, si notre absence la chagrine, si elle est moins heureuse, moins bien soignée. Ah! non, non, rien au monde ne pourrait me forcer à la laisser; n'est-ce pas, Elinor, il n'en est plus question. Elinor embrassa tendrement sa soeur, et reconnut là cette chaleur de sentiment qui l'entraînait également d'un côté ou d'un autre suivant l'avis de son coeur, mais elle n'osa pas se flatter qu'elle persistât long-temps dans cette sage résolution. En effet, lorsqu'elles rentrèrent chez elles, elles trouvèrent leur bonne maman transportée de l'idée de ce voyage et des plaisirs que ses filles auraient à Londres; et sans doute aussi son orgueil maternel était flatté, en pensant combien elles seraient admirées. Maria reprit bien vîte alors son envie de partir, dès qu'elle se crut sûre de ne plus chagriner sa mère; et dès que celle-ci vit combien sa fille chérie le désirait, elle devint plus pressante et finit par l'ordonner positivement. Elle ne voulut entendre aucune objection, insista pour le départ, et détailla avec sa vivacité ordinaire, tous les avantages qui devaient en résulter. C'est précisément, disait-elle, ce que je souhaitais le plus au monde, sans oser le demander à cette bonne madame Jennings, mais les coeurs de mère s'entendent; et le sien a deviné mon désir. Emma a été un peu trop dissipée cet été; son éducation en a souffert. Seule avec elle, je m'en occuperai uniquement, je lui donnerai des leçons. Nous lirons; nous ferons de la musique ensemble; et lorsque vous reviendrez, vous serez, j'en suis sûre, surprises de ses progrès. J'ai aussi un petit plan de quelques réparations dans vos chambres, qui se feront sans inconvénient pendant votre absence; et je suis charmée que vous ayez l'occasion de voir et de connaître les manières et les amusemens de la bonne compagnie de Londres, où peut-être votre goût et vos talens se perfectionneront. Vous entendrez de la musique excellente, Maria. Vous verrez des collections de superbes tableaux, Elinor, et ce qui vaut mieux encore vous retrouverez là votre frère; et, quels que soient ses torts, ou plutôt ceux de sa femme, quand je songe qu'il est le fils de mon cher Henri, je ne puis supporter que vous soyez si entièrement étrangers les uns aux autres. Vous n'avez pas l'air aussi contente que je le voudrais, ma chère Elinor. --Je l'avoue, maman, dit-elle; quoique votre extrême bonté pour nous vous fasse lever tous les obstacles à ce voyage, j'en vois encore un cependant qui me paraît presque insurmontable. Maria fit un mouvement de dépit et baissa la tête d'un air boudeur. --Eh quoi donc? dit madame Dashwood, qu'est-ce que ma prudente Elinor trouve à redire à ce plan? Quel formidable obstacle sa raison va-t-elle mettre en avant? Je vous prie au moins de ne pas dire un mot sur la dépense; je pourvoirai à tout ce qu'il faudra; et les filles de M. Henri Dashwood, paraîtront dans le monde comme elles doivent y paraître; Allons, parlez sage Elinor, dit-elle avec son charmant sourire, quelles sont vos objections? --Mon objection, ma mère, me coûterait à dire, si ce n'était pas absolument entre nous. J'aime madame Jennings de tout mon coeur; j'ai la meilleure opinion d'elle et de son caractère; je sais que nous pouvons compter sur des soins vraiment maternels. Mais son ton, et peut-être ses relations de société ne sont pas ce que vous désirez pour vos filles. Elle ne peut ni nous protéger ni nous donner aucune considération dans le monde; et mon frère lui-même trouvera mauvais peut-être, ou du moins ma belle-soeur, que nous demeurions chez elle. --C'est vrai à quelques égards, répliqua sa mère; mais vous serez très peu dans sa société, et vous paraîtrez toujours en public avec lady Middleton. D'ailleurs madame Jennings est riche, tient une bonne maison, est belle-mère d'un baronnet; il n'en faut pas davantage à Fanny, et même à John, pour la trouver de très bonne compagnie. --Si Elinor est effrayée d'aller à Londres avec madame Jennings, dit Maria, elle peut rester ici. Moi, je n'ai point de tels scrupules, et il m'en coûtera peu de me mettre au-dessus de cet inconvénient avec une personne aussi bonne, aussi obligeante. Elinor ne put s'empêcher de sourire en pensant combien elle avait eu de peine à persuader Maria d'être seulement polie avec cette femme qu'elle avait déclarée, dès le premier abord, être la personne la plus commune et la plus ennuyeuse qu'elle eût jamais rencontrée. Son indulgence actuelle était une si forte preuve de son envie de rejoindre Willoughby, que, malgré toute la répugnance qu'Elinor avait pour ce voyage, vu qu'elle pouvait y rencontrer Edward, elle résolut de ne pas abandonner à elle-même une jeune personne aussi passionnée, et la pauvre madame Jennings au soin de veiller sur elle et à l'ennui de n'avoir pas même l'agrément de sa société; car elle était convaincue que Maria passerait seule dans sa chambre tous les momens où elle ne serait pas avec Willoughby, pour penser à lui en liberté. Elle se décida donc à être du voyage, d'autant plus qu'elle se rappela que Lucy lui avait dit qu'Edward ne serait à la ville qu'au mois de février, et qu'elle espérait être alors de retour à la Chaumière. --Allons c'est donc arrangé, dit madame Dashwood; vous y irez toutes deux, et vous verrez que vous vous amuserez extrêmement à Londres, surtout en y étant ensembles. Elinor principalement y trouvera un grand avantage, en ayant l'occasion de faire la connaissance de la famille de sa belle-soeur et de voir madame Ferrars. Elinor rougit; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l'état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité; mais c'était le secret de Lucy, qu'elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme: J'aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir; mais quant au reste de sa famille, il m'est complètement indifférent de les connaître ou non. Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l'air de l'étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l'acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu'elle en aurait, ce dont madame Dashwood n'avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c'étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu'elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses. Elinor prit enfin son parti de ce voyage; quoique très-raisonnable, elle n'était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D'ailleurs sa mère en était si contente, et sa soeur si transportée de joie, qu'elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n'était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu'elle ne l'avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son coeur parut près de se rompre; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l'hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour. C'étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu'au jour du départ. CHAPITRE XXVI. La prudente Elinor ne pouvait pas se trouver dans l'équipage de madame Jennings, commençant un voyage sous sa protection et devant vivre chez elle, sans s'étonner beaucoup de cette situation. Une si courte connaissance, tant de différence dans leurs âges, dans leurs manières, dans leur état, lui auraient paru des objections insurmontables. Mais ces objections avaient cédé sans la moindre difficulté à la passion de sa soeur, au désir de sa mère. La bonne Elinor en dépit de ses réflexions et de ses doutes sur la constance de Willoughby, ne pouvait pas être témoin du ravissement de Maria, de l'espoir du bonheur qui brillait dans ses yeux, sans se rappeler douloureusement combien son sort était différent, et que tout espoir, tout bonheur étaient anéantis pour elle. Il ne lui restait pas même le doute. Elle excusait d'autant plus volontiers Maria, qu'elle sentait combien ce voyage aurait eu aussi de charmes pour elle, s'il avait été animé par la même perspective; elle était aussi bien aise d'accompagner sa soeur, ou pour partager son bonheur si son Willoughby était fidèle et lui offrait sa main, ou pour adoucir ses peines dans le cas contraire. La chose serait bientôt décidée; suivant les apparences il était à Londres, puisque Maria était si pressée de s'y rendre. Elinor qui n'avait plus d'autre objet en vue et qui prenait un si vif intérêt au bonheur de sa soeur, était bien décidée à tâcher d'acquérir toutes les lumières possibles sur le vrai caractère d'un homme qui avait autant d'influence sur sa soeur et de surveiller sa conduite avec tout le zèle de l'amitié. Si le résultat de ses observations n'était pas favorable à Willoughby, elle voulait à tout prix éclairer sa soeur sur les dangers de son attachement; si au contraire elle l'en jugeait digne, elle voulait se préserver elle-même de faire des comparaisons, et d'envier son sort, et pouvoir se livrer entièrement à la satisfaction de la voir heureuse. Leur voyage dura trois jours. La conduite de Maria pendant ce temps là fut la preuve de ce que madame Jennings pouvait attendre d'elle, si elles avaient été en tête à tête. Dans ses regards animés brillaient, il est vrai, la joie et l'espérance; mais toute entière à ses sentimens, à ses pensées, plongée dans ses tendres méditations, elle n'ouvrait la bouche que pour s'informer de la distance où on était de Londres, dire au cocher d'aller plus vîte, ou s'extasier sur quelques points de vue romantiques, et ne s'adressait alors qu'à sa soeur. En échange, Elinor prit le parti d'être polie pour deux, et de tâcher à force d'attentions que madame Jennings ne remarquât pas la conduite de sa soeur; elle causait avec elle, riait avec elle, écoutait des histoires triviales cent fois répétées; et madame Jennings de son côté leur témoignait à toutes deux toute la bonté imaginable, était en continuelle sollicitude pour leur bien-être et leur plaisir, consultait leurs goûts pour commander leur dîner aux auberges, et ne se fâchait contre Maria que lorsqu'elle se refusait à le dire ou qu'elle ne mangeait pas. Elles arrivèrent à la ville le troisième jour, à quatre heures de l'après-midi, charmées de sortir de leur voiture où elles étaient fort serrées, et de se reposer auprès d'un bon feu. La maison était belle; les appartemens meublés avec élégance; tout annonçait le bien-être d'une riche veuve. Mesdemoiselles Dashwood furent mises en possession des chambres que lady Middleton et madame Palmer occupaient avant leur mariage. Elles étaient encore ornées de paysages brodés en soie, en chenille, preuve parlante de la bonne éducation qu'elles avaient reçue dans les meilleures pensions de Londres. Comme l'heure du dîner de madame Jennings était fixée à sept, Elinor voulut employer cet intervalle à écrire à sa mère, et s'assit pour cet effet devant une table. Maria vint bientôt la joindre et se plaça vis-à-vis d'elle, en prenant aussi une feuille de papier et en choisissant une plume. --J'écris à maman, lui dit Elinor, qui avait déja commencé; ne feriez-vous pas mieux, Maria, de différer votre lettre d'un jour ou deux? --Je ne veux pas écrire à la Chaumière, dit Maria; et commençant très-vîte comme pour éviter les questions. Elinor n'en fit point, persuadée sans qu'elle l'eût demandé, qu'elle écrivait à Willoughby, et concluant de là que quelque mystérieuse que fût leur correspondance, elle existait certainement, et que Maria était sûre de ses intentions, et vraisemblablement engagée avec lui. Cette idée qui traversa rapidement sa pensée lui fit un grand plaisir et anima son style. Elle voulut le faire partager à sa bonne mère. «Maria, lui dit-elle, vous écrira par le premier courrier, et vous dira sans doute combien elle est heureuse,» etc., etc., etc. Sa lettre se remplissait des détails de leur voyage et de leur arrivée, etc. Celle de Maria qui n'était qu'un billet fut bientôt finie, pliée et cachetée. Elinor jeta un regard sur l'adresse et distingua un grand W, qui ne lui laissa plus de doute. Maria sonna, et pria le laquais qui vint de porter cette lettre à la petite poste; elle continua à être très-animée; mais c'était plutôt de l'agitation que de la gaîté, et cette agitation s'augmentait graduellement. Elle pût à peine manger quelque chose, et, quand elles furent rentrées dans le salon, elle n'écoutait pas même ce qu'on disait, n'était attentive qu'au roulement des carosses et courait sans cesse du coin du feu à celui de la fenêtre, où elle resta enfin debout, pour voir tout ce qui se passait dans la rue. Elinor était charmée que madame Jennings occupée ailleurs, n'en fût pas témoin. L'heure du thé les réunit. Maria était alors dans un état d'émotion presque douloureux à force d'être vif. Chaque coup de marteau dans les maisons voisines la faisait rougir et pâlir, lorsqu'elle voyait qu'elle s'était trompée. Enfin un beaucoup plus fort fut l'annonce d'une visite. Aucune autre personne que celle à qui elle avait écrit ne pouvait savoir encore leur arrivée. Elinor ne douta pas qu'on ne vînt annoncer M. Willoughby; et Maria s'approcha de la porte par un mouvement involontaire, l'ouvrit, écouta au-dessus de l'escalier et entendit une voix d'homme demander si mesdames Dashwood étaient au logis; elle rentra dans un trouble qui tenait presque du délire, et s'approchant d'Elinor, elle lui dit en se jetant dans ses bras: Oh! c'est lui, c'est bien lui! Elinor lui avait à peine dit: Au nom du ciel! chère Maria, calmez-vous,.... que la porte s'ouvre, et.... le colonel Brandon paraît. Maria au désespoir, sort de la chambre, même sans le saluer. Il la suivit des yeux avec un étonnement douloureux; mais se remettant promptement, il s'approcha d'Elinor, et lui souhaita le bonjour, ayant l'air content de la revoir. Elinor était fâchée sans doute du _désapointement_ de sa soeur; mais elle l'était encore plus de son impolitesse pour un homme aussi estimable. Il était cruel pour lui d'être reçu de cette manière par une femme à qui il était si tendrement attaché. Elle espéra que peut-être il n'y avait pas fait attention; mais à peine l'eût-elle salué avec l'air de l'amitié, qu'il lui demanda d'une voix altérée si mademoiselle Maria était malade. --Oui, monsieur, lui dit-elle, en saisissant cette idée, elle est sujète à des vertiges; et la fatigue du voyage a augmenté cette disposition: c'est sans doute ce qui l'a obligée à sortir. Il l'écouta avec la plus grande attention, tomba dans une sorte de rêverie dont il sortit tout-à-coup en parlant à Elinor de leur séjour à Londres, du plaisir qu'il avait eu à l'apprendre, et en lui donnant des nouvelles de madame Dashwood, d'Emma, de ses amis du Parc. Ils continuèrent à s'entretenir en apparence avec calme, mais tous les deux occupés de tout autre chose que de leur conversation. Elinor mourrait d'envie de lui demander si Willoughby était à Londres; mais elle craignait d'augmenter sa peine, en lui parlant de son rival; enfin pour amener peut-être l'entretien sur ce sujet, elle lui demanda si lui-même avait toujours habité Londres depuis qu'il avait quitté Barton-Park. --Oui, répliqua-t-il, avec quelque embarras, presque toujours; j'ai été deux ou trois fois à Delafort pour peu de jours; mais bien malgré moi, je vous assure, je n'ai pu retourner au Parc. La manière de répondre triste, embarrassée, rappela à Elinor le moment de son départ et toutes les conjectures de madame Jennings. Elle craignait d'avoir témoigné une curiosité indiscrète, et se tut. Madame Jennings entra, et salua le colonel avec sa gaîté accoutumée.--Je suis enchantée de vous voir, cher colonel, et bien fâchée de ne m'être pas trouvée là quand vous êtes entré; j'avais comme vous comprenez mille choses à faire et à ranger chez moi, après une si longue absence; mais à présent je puis sortir de mon salon quand je voudrai, on ne le trouvera pas vide, et personne ne s'apercevra que la vieille maman Jennings n'est pas là. N'est-ce pas, colonel, que j'ai fait de jolies recrues? Mais, je vous en conjure, comment avez-vous appris que nous étions à la ville; je n'ai pas encore vu une âme? --J'ai eu le plaisir de l'apprendre chez madame Palmer où j'ai dîné. --Ah! ah! chez ma Charlotte: donnez m'en bien vîte des nouvelles. Aurai-je bientôt un petit fils? --Madame Palmer est très-bien; et je suis chargé de vous dire qu'elle viendra sûrement vous voir demain. --Je l'espère. Où donc est Maria? Vous ne l'avez pas vue encore, colonel? Ne suis-je pas bonne de vous l'avoir amenée? Mais comment vous arrangerez vous avec M. Willoughby? J'ai grand peur pour vous, colonel. Ah! la charmante chose que d'être jeune et belle! J'ai été jeune aussi, et si je n'étais pas belle comme Maria, ni jolie comme Elinor, je n'en ai pas moins eu un bon mari qui m'aimait de tout son coeur. Qu'aurais-je pu avoir de mieux avec la plus grande beauté? Si seulement il vivait encore! Voici huit ans que je le pleure: (et sa physionomie épanouie de joie comme à l'ordinaire, prit une expression un peu moins animée, ses yeux brillans de gaîté s'humectèrent.) Allons, allons ne parlons plus de cela, c'est inutile, les larmes ne me le rendront pas, parlons plutôt des vivans. Vous êtes-vous bien amusé, colonel, depuis que vous nous avez quittés si cruellement à Barton? Eh bien! après avoir bien crié contre vous, on prit son parti de votre absence, et on s'amusa tout autant: demandez à mademoiselle Maria si elle s'en aperçut. Je devinai à l'instant où elle était allée avec son beau conducteur; mais pour votre affaire si pressante, je n'ai que des conjectures: à présent que tout est fini, dites-moi ce que c'était. Point de secrets entre amis. Il répondit avec sa douceur et sa politesse accoutumées, mais sans satisfaire en rien sa curiosité. Elinor se mit à préparer le thé. Madame Jennings fit appeler Maria qui fut obligée de paraître. Elle salua le colonel avec une profonde tristesse et une parfaite indifférence. Il devint peu-à-peu tout aussi triste et aussi absorbé qu'elle, et malgré les persécutions de madame Jennings pour qu'il passât la soirée avec ces dames, il s'en alla immédiatement après le thé. Aucune autre visite ne se présenta. L'abattement de Maria augmentait à mesure qu'elle perdait l'espoir; et de très-bonne heure chacune alla se coucher. Maria se leva le lendemain rayonnante d'espérance; _son désapointement_ de la veille était oublié. Il était impossible que cette journée ne fût pas plus heureuse. Le déjeûner était presque fini quand madame Palmer entra en riant aux éclats, et pouvant à peine dire et répéter combien elle était contente de revoir sa bonne mère et ses chères amies. Elle était à-la-fois surprise de leur arrivée, en colère de ce qu'elles avaient refusé son invitation, bien aise qu'elles eussent accepté celle de sa mère. Et M. Palmer, ajouta-t-elle, comme il s'impatiente de vous voir! Il n'a jamais voulu venir, quoi qu'il n'eût rien autre chose à faire; mais il était de mauvaise humeur, il est toujours si drôle, M. Palmer. Après une heure ou deux passées à causer sans rien dire, à rire sans sujet, à parler de plusieurs individus dont les demoiselles Dashwood ne connaissaient pas le nom, madame Palmer leur proposa de les mener dans quelques magasins pour faire leurs emplètes. Maria aurait préféré de rester; mais enfin désirant aussi d'acheter quelques parures, espérant faire quelque heureuse rencontre, elle se laissa entraîner. Partout où elles allèrent, son unique occupation fut de veiller à la porte des magasins où elles entraient sur tout ce qui passait dans la rue. Ses yeux étaient sans cesse en activité, attachés sur les trottoirs, et pénétraient au fond des voitures; et quand elle était forcée de venir donner son opinion sur quelque objet de mode, c'était avec une telle distraction, qu'il était facile de voir qu'elle pensait à toute autre chose. Les couleurs de son teint variaient à chaque instant. Sa soeur souffrait presqu'autant qu'elle de la voir dans cette agitation. On ne put obtenir son avis sur aucune emplète; rien ne lui plaisait, rien n'attirait son attention. Elle ne témoignait qu'une extrême impatience de retourner à la maison. Elinor qui voyait à regret sa soeur se donner en spectacle, aurait aussi désiré la ramener; mais il n'était pas facile de l'obtenir de madame Jennings et de sa fille. La première causait avec tous les marchands, s'informait des modes, des nouvelles, etc.; l'autre se faisait tout montrer, essayait tout, admirait tout, n'achetait rien et riait sans cesse. Il était donc assez tard lorsqu'elles rentrèrent au logis. Maria courut à perdre haleine; et quand Elinor entra, elle la trouva avec un mélange de dépit de ce que Willoughby n'était pas venu, et de plaisir de ne l'avoir pas manqué. --Est-ce qu'il n'est venu aucune lettre pour moi? dit-elle au laquais qui apportait les papiers.--Non, madame.--En êtes-vous sûr? informez-vous s'il n'est venu personne me demander. Il ressortit, et revint bientôt en disant: non, madame, personne. C'est cruel, c'est étonnant, dit-elle à voix basse en retournant vers la fenêtre. Elinor la regarda avec inquiétude. Oh ma mère! pensait-elle, combien vous avez eu tort de permettre un engagement de coeur entre une fille si jeune et si passionnée et un jeune homme si peu connu et si mystérieux.--Chère Maria, dit-elle à sa soeur, vous êtes mal à votre aise, je le vois, et je le comprends. --Pas du tout, dit Maria en s'efforçant de sourire, je n'éprouve qu'une impatience très-naturelle en vérité; mais je n'ai pas le moindre doute, et je serais très-blessée qu'on me témoignât la moindre défiance sur un ami que j'estime autant que j'aime, et qui m'expliquera sûrement aujourd'hui ce qui m'étonne sans me fâcher. Elinor se tut; qu'aurait-elle pu dire? mais elle se promit si Willoughby ne paraissait pas de quelques jours de représenter à sa mère la nécessité de parler à Maria. Madame Palmer et une amie intime de madame Jennings, qu'elle avait rencontrée, vinrent dîner et passer la soirée avec elles. La complaisante Elinor consentit à faire un wisk avec ces dames. Maria ne savait aucun jeu, et n'était pas complaisante. Sa soirée, bien plus pénible que celle de sa soeur, s'écoula dans le trouble, l'anxiété, et le tourment d'une attente sans cesse trompée. Elle essaya de lire, mais sans le pouvoir; son ouvrage de broderie n'eut pas plus de succès. Elle rêva au coin du feu, se promena, de la porte à la fenêtre, soupira beaucoup, et fit bien pitié à sa soeur. CHAPITRE XXVII. --Si le temps continue d'être aussi beau pour la saison, dit madame Jennings en déjeûnant, sir Georges ne quittera pas encore Barton; il lui en coûterait trop de perdre un jour de chasse. --Ah! c'est vrai, s'écria Maria avec gaîté, et en courant à la fenêtre pour examiner le temps, je n'y avais pas pensé. Ces beaux jours d'hiver doivent inviter tous les chasseurs à rester à la campagne. Cette idée releva ses esprits et lui rendit tout son espoir. Willoughby chasseur déterminé, n'était sûrement pas à Londres; il n'avait pas reçu sa lettre. Son absence, son silence étaient expliqués; et tous les nuages élevés dans l'âme de Maria furent dissipés. Madame Jennings avait eu là une heureuse idée. --Il est sûr, dit Maria en s'asseyant à la table du déjeûner, et en prenant une tartine qu'elle mangea avec appétit, il est sûr qu'il fait un délicieux temps de chasse; comme ils doivent être heureux! mais j'espère cependant... je crois, veux-je dire, qu'il ne durera pas long-temps; dans cette saison, c'est impossible. Nous aurons bientôt de la neige, de la gelée, qui rappellera tous les chasseurs et tout le monde en ville. Cette extrême douceur de temps ne peut pas durer; dans un jour ou deux peut-être il y aura du changement: voyez comme le jour est clair! il peut geler cette nuit, et demain.... --Et dans peu de jours nous aurons sir Georges et lady Middleton, dit Elinor pour détourner l'attention de madame Jennings. Actuellement, pensait-elle, je suis sûre que Maria écrira à Haute-Combe par le courrier de ce soir. Ecrivit-elle en effet? c'est ce qu'il fut impossible de découvrir. Mais elle continua d'être de très-bonne humeur; heureuse de penser que Willoughby était à la chasse, plus heureuse encore d'espérer qu'il arriverait bientôt. La matinée se passa en course chez des marchands, ou à laisser des cartes chez les connaissances de madame Jennings pour les informer de son retour en ville. Maria qui n'avait plus la crainte de manquer Willoughby en sortant, ou l'espoir de le rencontrer dehors, alla où l'on voulut et fut assez bonne enfant. Mais sa principale occupation était d'observer la direction du vent et les variations de l'atmosphère. Ne trouvez-vous pas qu'il fait beaucoup plus froid qu'hier, Elinor, lui disait-elle? cela augmente sensiblement; je suis sûre qu'il gèlera cette nuit, et..... Elle se taisait; mais Elinor achevait intérieurement sa phrase, et les chasseurs rentreront en ville. Elle était en même temps amusée et peinée de cette vivacité de sentiment qui faisait passer tour-à-tour sa soeur du désespoir à la joie, et rapporter tout à l'unique objet dont elle était occupée. Quelques jours se passèrent sans gelée et sans Willoughby; et Maria les trouva longs et ennuyeux. Ni elle ni Elinor ne pouvaient cependant se plaindre en aucune manière de leur genre de vie chez madame Jennings; il était tout autre qu'Elinor ne l'avait imaginé. La maison située dans le beau quartier de _Berkeley-Street_ était montée sur un grand ton d'élégance et d'aisance. A l'exception de quelques vieilles connaissances de la cité, dont lady Middleton n'avait pu obtenir l'expulsion, toute la société de madame Jennings était très-distinguée. Elle présenta ses jeunes amies de manière à leur attirer mille politesses. La figure très-remarquable de Maria, les grâces d'Elinor, leur gagnèrent bientôt l'admiration et l'amitié de tous ceux à qui madame Jennings les présentait. Mais dans les premiers temps de leur séjour à Londres leurs plaisirs se bornèrent à quelques rassemblemens peu nombreux, soit chez madame Jennings, soit ailleurs, où Elinor faisait tous les soirs un grave wisk, tandis que Maria s'ennuyait à la mort, en comptant les jours et les heures, en soupirant après les frimats qui devaient lui ramener son ami. Le colonel Brandon ayant reçu une invitation de madame Jennings pour tous les jours, n'en laissait point passer sans venir prendre le thé avec ces dames, lorsqu'elles restaient à la maison. Il regardait Maria; il parlait à Elinor, qui le trouvait chaque jour plus aimable et plus intéressant, et qui voyait avec un vrai chagrin que son amour pour Maria, loin de diminuer le moins du monde, augmentait visiblement. Il lui parlait peu; mais ses regards ne l'abandonnaient pas; il suivait tous les mouvemens de cette figure si belle, si expressive, paraissait au ciel lorsqu'elle lui adressait la parole, et tombait dans une sombre mélancolie, quand elle ne lui parlait pas. Environ une semaine après leur arrivée en ville, en rentrant un matin après une promenade en voiture, elles trouvèrent une carte sur la table avec le nom de Willoughby. Maria la saisit avec une émotion qui fit craindre à sa soeur qu'elle ne se trouvât mal; Bon Dieu, s'écria-t-elle, quel bonheur, il est enfin à Londres! Mais quel chagrin qu'il soit venu pendant notre absence! et que je suis fâchée que nous soyons sorties ce matin! Des larmes remplirent ses beaux yeux. Elinor très-touchée, lui dit, qu'il reviendrait sûrement le lendemain. J'en suis sûre à présent, dit Maria en pressant contre son coeur la précieuse carte. Madame Jennings entra; elle s'échappa en emportant avec elle la carte et le nom qui lui annonçait un bonheur si passionnément désiré. Elinor fut contente et de la joie de Maria et de pouvoir enfin étudier Willoughby. Mais Maria reprit toutes ses agitations à un plus haut degré; elle n'eut plus un instant de tranquillité. L'attente de voir d'un instant à l'autre entrer cet être adoré, la rendait incapable de tout. Elle ne parlait ni n'écoutait plus, et dès le lendemain, elle refusa positivement, sur un léger prétexte, d'accompagner madame Jennings et sa soeur à la promenade accoutumée du matin. Elinor n'insista pas et n'osa refuser à madame Jennings d'aller avec elle; mais malgré tous ses efforts elle fut presque d'aussi mauvaise compagnie que l'aurait été sa soeur. Elle ne pouvait détourner ses pensées de la visite de Willoughby, dont elle n'avait aucun doute; elle voyait, elle sentait l'émotion de Maria, et regrettait de n'être pas avec elle pour la soutenir, et pour juger avec plus de calme les dispositions de Willoughby. A son retour qu'elle pressa autant qu'il lui fut possible, elle vit au premier regard qu'elle jeta sur sa soeur, que Willoughby n'était pas venu. Maria était l'image parlante d'un abattement tout près du désespoir. Elinor la regardait avec la plus tendre compassion, lorsque le laquais entra en tenant un billet. Maria courut au devant de lui, l'arracha de ses mains, en disant vivement: Pour moi! est-ce qu'on attend? --Non, madame, c'est pour ma maîtresse. Elle avait déja lu l'adresse et jeté le billet avec dépit sur la table.--Pour Madame Jennings, et rien pour moi! c'est désespérant en vérité, c'est pour en mourir. --Vous attendiez donc une lettre? dit Elinor, incapable de garder plus long-temps le silence. Maria ne répondit rien; ses yeux étaient pleins de larmes. --Vous n'avez aucune confiance en moi, chère Maria, continua Elinor après une courte pause. --Ce reproche est singulier de votre part, Elinor, vous qui n'avez de confiance en personne. --Moi! répondit Elinor avec quelque embarras, je n'ai rien à confier. --Ni moi, sans doute, répondit Maria avec énergie; nos situations sont donc tout-à-fait semblables. Nous n'avons rien à nous dire l'une à l'autre, vous parce que vous cachez tout, moi parce que je ne cache rien. Mais quand vous me donnerez l'exemple d'une confiance plus particulière, alors je le suivrai. Elinor se tut en étouffant un soupir; qu'aurait-elle pu dire? Le secret qui oppressait son coeur n'était pas le sien; elle ne pouvait le trahir; et pourquoi parler d'un homme qu'elle voulait oublier, d'un sentiment dont elle voulait triompher. Mais elle sentit qu'elle ne pouvait pas dans de telles circonstances exiger la confiance de Maria. Madame Jennings entra, ouvrit son billet et le lut tout haut. Il était de sa fille lady Marie Middleton qui lui annonçait leur arrivée à Londres le soir précédent, et la priait ainsi que ses belles cousines de venir passer la soirée chez elle. Les occupations de sir Georges, et de son côté un peu de rhume, les empêchaient de venir à Berkeley-Street. L'invitation fut acceptée; mais quand l'heure d'y aller arriva, Elinor eut beaucoup de peine à persuader à Maria qu'elle ne pouvait honnêtement s'en dispenser. Willoughby n'avait point paru, n'avait point écrit; et le tourment d'une attente continuelle et toujours trompée, avait tellement irrité les nerfs de cette pauvre jeune fille, qu'elle assurait, sans en dire la cause, n'être pas en état de sortir. Mais un motif plus fort de rester au logis, était la crainte de manquer encore la visite tant désirée. Madame Jennings vint de nouveau au secours d'Elinor par ses sages réflexions.--Il faut bien que vous veniez, Maria, lui dit-elle, car je parie que sir Georges, aura rassemblé tous les amis de Barton-Park. Maria rougit et courut chercher son schall. Elles furent reçues à Conduit-Street, comme elles l'étaient au Parc, avec l'élégante cérémonie et la froide politesse de lady Middleton, et avec la bruyante cordialité et la bonne humeur de sir Georges. Soyez les bien-venues, mes belles voisines, dit-il en leur serrant la main, j'ai invité pour ce soir une douzaine de couples de jeunes gens. J'aurai deux violons, et nous nous amuserons. Ce n'était pas trop l'avis de ma femme; mais le mien a prévalu, et je pense que vous serez de mon parti. J'ai bien couru ce matin pour arranger cela. A Londres, c'est plus difficile qu'à Barton; il y a plus de monde, mais aussi plus de plaisirs. En effet lady Middleton, quoiqu'elle aimât la danse, aimait mieux encore une belle représentation; elle trouvait qu'à la campagne un bal impromptu pouvait passer; mais à Londres elle craignait de compromettre sa réputation d'élégance, lorsque l'on saurait que l'on avait dansé chez lady Middleton avec deux violons seulement et une simple collation. M. et madame Palmer étaient de la partie. Mesdemoiselles Dashwood n'avaient point vu le premier depuis leur arrivée, non plus que sa belle-mère, qu'il traitait avec une indifférence mal déguisée sous un air de dignité et d'importance. Il les salua légèrement lorsqu'elles entrèrent, sans avancer d'un pas et sans les regarder, pendant que sa femme les étouffait de caresses, et riait aux éclats de ce que _son cher amour_ n'avait pas l'air de les reconnaître.--Ce sont Mesdemoiselles Dashwood, M. Palmer. Il fit comme s'il ne l'entendait pas...--M. Palmer, c'est ma mère. Eh bien! voyez comme il est drôle, il est dans ses humeurs de ne pas m'écouter. Maria en faisait bien autant. En entrant elle parcourut le salon d'un regard; il n'y était pas, et pour elle il n'y avait personne. Elle s'assit tristement dans un coin, également mal disposée pour avoir du plaisir ou pour en donner. Il y avait environ une heure qu'ils étaient rassemblés, lorsque M. Palmer sortant de sa rêverie, s'avança en bâillant auprès d'Elinor, exprima sa surprise de les voir en ville, quoique ce fût chez lui que le colonel Brandon eût appris leur arrivée. D'honneur, je croyais que vous passiez tout l'hiver en Devonshire. --Vraiment, dit Elinor en riant. --Quand y retournez-vous? --Je l'ignore. Les violons arrivèrent; la conversation finit; on se prépara à danser. Jamais Maria n'avait été si peu en train. Enfin cette mortelle soirée finit, sans avoir encore vu Willoughby. Je n'ai de ma vie été plus fatiguée, dit Maria en entrant dans la voiture; le parquet n'a point d'élasticité. --Ne cherchez pas chicane à ce pauvre parquet, dit en riant madame Jennings; vous l'auriez trouvé assez bon si vous l'aviez parcouru avec quelqu'un que je ne veux pas nommer; vous ne seriez alors pas du tout fatiguée. A dire vrai, ce n'est pas trop honnête à lui de ne pas venir danser avec vous, quand il était invité. --Invité! s'écria Maria, il était invité! --Oui, ma fille me l'a dit, et sir Georges aussi, qui l'a rencontré ce matin, et l'a fort pressé de venir. Maria ne dit plus rien, mais sa contenance annonçait combien elle était blessée. Elinor l'était aussi, et résolut d'écrire à sa mère le matin suivant, d'éveiller ses craintes sur la santé de Maria, et de l'engager à exiger sa confiance. Elle fut confirmée dans cette résolution en s'apercevant le lendemain après déjeûner que Maria écrivait à Willoughby. Car à qui d'autre qu'à lui pouvait-elle écrire? Avant dîner madame Jennings sortit pour quelques affaires. Elinor commença sa lettre. Maria trop inquiète pour lire, trop agitée pour travailler, allait d'une fenêtre à l'autre, ou se promenait dans la chambre les bras croisés, ou assise devant le feu dans une attitude mélancolique. Elinor fut très-pressante dans ses supplications à leur mère; elle lui racontait tout ce qui s'était passé depuis leur arrivée, ses soupçons sur l'inconstance de Willoughby, et la conjurait au nom de ses devoirs de mère et de sa tendresse pour Maria, d'exiger d'elle un aveu positif de sa situation. Sa lettre était à peine finie, qu'un coup de marteau annonça une visite. Maria fatiguée d'espérer, se hâta de sortir pour ne pas entendre annoncer une autre personne que Willoughby. Un regard amical sur Elinor fut interprété par cette dernière comme une prière muette de la faire demander si c'était _lui_. Ce n'était pas _lui_; c'était encore le bon colonel Brandon. Il paraissait plus triste qu'à l'ordinaire. Après avoir exprimé à Elinor sa satisfaction de la trouver seule, comme s'il avait quelque chose de particulier à lui dire, il s'assit à côté d'elle en silence, et comme oppressé de ses pensées. Elinor persuadée qu'il avait quelque chose à lui communiquer qui concernait sa soeur, attendait impatiemment qu'il commençât. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait cette conviction. Souvent déja, quand Maria sortait ou restait rêveuse dans un coin du salon, le colonel s'approchait d'Elinor, lui disait avec l'air du plus grand intérêt: mademoiselle Maria n'est pas bien aujourd'hui, ou bien: Votre soeur est bien absorbée.... Il s'arrêtait, il hésitait. Elle voyait dans son regard qu'il avait quelque chose à dire de plus, qu'il n'osait pas prononcer. Cette fois après quelques instans d'hésitation, après s'être levé et rassis, il lui demanda d'une voix tremblante quand il pourrait la féliciter de l'acquisition d'un frère. Elinor n'était pas préparée à cette question, et n'ayant pas de réponse prête, elle fut obligée de dire, comme on dit toujours: je n'entends pas.... je ne comprends pas.... parlez-vous de mon frère John! Sont-ils arrivés!..... Il essaya de sourire et répliqua avec une espèce d'effort: Vous ne voulez pas me comprendre. J'entends.... les engagemens de votre soeur avec M. Willoughby de Haute-Combe.... Ils sont connus généralement; et j'ai cru.... --Ils ne peuvent être connus, dit Elinor, puisque la famille les ignore. Il parut très-surpris.--Je vous demande mille pardons, dit-il; je crains à présent que mes questions n'aient été très-indiscrètes; mais je ne pouvais imaginer qu'il y eût du mystère, puisqu'ils correspondent ouvertement, et que tout le monde parle de leur mariage. --Tout le monde en parle dites-vous! vous me surprenez toujours davantage. Dites-moi, je vous en prie, par qui vous en avez été informé. --Par plusieurs personnes. Il y en a que vous ne connaissez pas, d'autres avec qui vous êtes très-liée, comme par exemple madame Jennings, les Palmer, les Middleton. Malgré cela, je ne l'aurais pas cru, parce qu'on cherche toujours à douter de ce que l'on craint, mais l'autre matin en entrant ici, je vis accidentellement une lettre entre les mains du domestique, qui ne cherchait pas à la cacher. Elle était adressée à M. Willoughby et de l'écriture de votre soeur. Je vous ai demandé si elle se mariait, mais j'en étais déja convaincu. Est-ce que tout est conclu définitivement? ne me reste-t-il aucun espoir? Mais non, lors même qu'il y aurait des obstacles insurmontables, je n'ai aucun droit, aucune chance de jamais succéder.... De grace excusez-moi, bonne Elinor; j'en dis trop sans doute et j'ai grand tort, mais je sais à peine ce que je dis et je me confie entièrement en votre prudence. Dites-moi que tout est arrangé quoiqu'il faille encore garder le secret quelque temps. Ah! combien j'ai besoin d'être sûr que mon malheur soit décidé, de ne plus rester en suspens, et d'employer toutes les forces de mon ame à me guérir d'un sentiment inutile et coupable! Ces paroles incohérentes, cet aveu positif de son amour pour Maria, affectèrent beaucoup Elinor, au point même de l'empêcher de parler; et, quand elle se sentit un peu remise, il succéda à ce trouble un extrême embarras de répondre convenablement. L'état réel des choses entre sa soeur et M. Willoughby lui était trop peu connu pour qu'elle ne craignît pas de la compromettre en disant trop ou trop peu. Cependant, comme elle était convaincue de l'affection de sa soeur pour Willoughby, qui ne laissait aucun espoir au colonel quelque fût l'événement, étant bien aise d'ailleurs d'épargner à Maria le blâme auquel elle donnait lieu si souvent, elle jugea plus prudent d'en avouer davantage qu'elle n'en croyait elle-même: elle lui dit donc que quoi qu'elle n'eût jamais été informée par eux-mêmes des termes où ils en étaient, elle n'avait aucun doute de leur affection mutuelle, et qu'elle n'était pas surprise d'apprendre leur correspondance. Le colonel l'écouta avec une silencieuse attention, et, quand elle eut cessé de parler, il se leva et dit avec une voix émue: Je souhaite à votre soeur tous les bonheurs imaginables. Puisse-t-elle, puisse Willoughby mériter la félicité qui leur est destinée! Il la salua de la main, leva les yeux au ciel avec l'expression la plus douloureuse, et partit. Elinor resta triste et pensive. Cet entretien loin de lui avoir apporté quelque consolation, laissait un poids sur son coeur. Ses espérances du mariage de sa soeur s'étaient, il est vrai, renouvelées; mais serait-elle heureuse? Les voeux du colonel avaient quelque chose de sombre; il semblait en douter. Le malheur de cet homme intéressant l'affligeait aussi. Elle déplorait la fatalité qui l'avait entraîné dans un amour sans espoir; et cette conformité dans leur situation redoublait encore l'intérêt qu'il lui inspirait. Pauvre Brandon! s'écriait-elle; et son coeur oppressé disait ainsi: Pauvre Elinor! Elle ne savait plus ce qu'elle devait désirer, et, sur quelque objet qu'elle arrêtât sa pensée, c'était avec un sentiment douloureux. CHAPITRE XXVIII. Trois ou quatre jours s'écoulèrent sans qu'Elinor eût à regretter d'avoir averti sa mère. Willoughby ne vint, ni n'écrivit. L'inquiétude de Maria se calma peu-à-peu, et fut remplacée par un abattement, un découragement complets. Elle restait, des heures entières assise à la même place, presque sans mouvement, ne faisant plus nulle attention aux coups de marteau ni à ceux qui entraient, ni à ce qu'on disait autour d'elle; elle aurait oublié de manger, de s'habiller, de se coucher, de se lever, si Elinor n'y avait pas pensé pour elle, et ne l'eût pas avertie absolument de tout ce qu'il fallait faire; alors sans dire oui ou non, elle faisait machinalement ce que lui disait sa soeur; elle sortait ou restait avec une égale indifférence, et sans avoir jamais une expression de plaisir ou d'espoir. Sur la fin de la semaine, elles étaient engagées dans une grande assemblée où lady Middleton devait les conduire. Madame Palmer très-avancée dans sa grossesse était indisposée; et sa mère restait auprès d'elle; elle avait prié ses jeunes amies de ne pas manquer à cet engagement. Elinor désirait aussi faire sortir Maria de son apathie; et cette réunion chez une femme très-riche et très à la mode, devait être fort belle. Comme à l'ordinaire la triste Maria ne se mit en peine de rien, se laissa parer par sa soeur, sans même se regarder au miroir, s'assit dans le salon jusqu'au moment de l'arrivée de lady Middleton, penchée sur sa main sans ouvrir la bouche, perdue dans ses pensées, et sans paraître s'apercevoir de la présence d'Elinor; quand on l'avertit que lady Middleton les attendait dans sa voiture, elle tressaillit, comme si elle n'eût attendu personne. Après avoir eu assez de peine à s'approcher de la maison où se tenait l'assemblée, à cause de la foule des équipages qui obstruaient la rue, elles firent leur introduction dans un salon splendide, très-illuminé, et si rempli de monde, qu'on pouvait à peine respirer, et que la chaleur était insupportable. Lady Middleton les amena auprès de la dame qui les avait invitées. Elles la saluèrent, et il leur fut permis de se mêler dans la foule et de prendre leur part de la presse et de la chaleur, que leur arrivée augmentait encore. Après quelques momens employés à se promener avec grand peine d'un coin du salon à l'autre, lady Middleton arrangea une partie de cassino qui était son jeu favori. Mesdemoiselles Dashwood préférèrent ne pas jouer, et s'assirent à peu de distance de la table de jeu. Maria retomba dans ses sombres rêveries; Elinor s'amusait à regarder cette quantité d'individus qui se rassemblaient avec l'espoir du plaisir, et qui plus ou moins avaient tous l'air ennuyé et fatigué. En promenant ses regards de côté et d'autre, ils tombèrent sur un objet qui lui donna une forte émotion.... C'était Willoughby debout devant une jeune personne mise dans toute la recherche de la mode, et avec qui il tenait une conversation très-animée. Dans un mouvement ses yeux rencontrèrent ceux d'Elinor; il la salua, mais sans faire un pas pour se rapprocher d'elle et de Maria, qu'il voyait aussi très-bien; il continua à parler à la jeune dame. Involontairement Elinor se tourna vers sa soeur pour la prévenir, si elle ne l'avait pas encore vu, de peur qu'elle ne se donnât en spectacle; mais c'était trop tard, elle venait de l'apercevoir. Toute sa physionomie exprimait un bonheur qui tenait presque du délire.--C'est lui! s'écria-t-elle en se levant pour courir à lui, si sa soeur ne l'avait pas retenue. Bon Dieu! il est là, dit-elle à Elinor, il est là; oh! s'il pouvait me voir! Pourquoi ne me regarde-t-il pas? Pourquoi m'empêchez-vous d'aller lui parler? Oh! laissez moi aller. --Je vous en prie, dit Elinor à voix basse, soyez plus calme; ne trahissez pas ainsi vos sentimens devant tout le monde; est-ce à vous, Maria, à faire un seul pas? Laissez-le venir. Peut-être il ne vous a pas vue encore. Etre calme et dans un tel moment, ah! c'était bien plus qu'elle ne pouvait l'espérer de Maria. Aussi voyant qu'elle l'écoutait à peine, elle lui serra tendrement la main: Pour l'amour de moi, Maria, lui dit-elle, rasseyez-vous; si vous m'aimez je vous en demande cette preuve. Maria se rassit à l'instant même, en lui rendant son serrement de main, mais avec un mouvement convulsif; elle avait un tremblement général; ses joues et ses lèvres étaient pâles comme la mort et tous ses traits étaient altérés. Enfin Willoughby après les avoir regardées encore toutes deux, s'approcha lentement. Alors Maria prononça son nom; ses yeux se ranimèrent; et un faible sourire parut sur ses lèvres. Il s'avança, et s'adressa plutôt à Elinor qu'à Maria sans regarder cette dernière; il cherchait visiblement à éviter son regard; il s'informa de madame Dashwood, de mademoiselle Emma, demanda s'il y avait long-temps qu'elles étaient à la ville. Toute la présence d'esprit d'Elinor l'avait abandonnée. Elle était incapable de prononcer une parole, et s'attendait que Maria allait tomber sans connaissance. Celle-ci reprit au contraire toute sa vivacité; un rouge vif colora ses joues; et d'une voix très-altérée, elle dit: Bon Dieu! Willoughby, est-ce bien vous? Que vous ai-je fait? N'avez-vous pas reçu ma lettre? Ne voulez-vous pas me regarder, me parler? n'avez-vous rien à me dire? Elinor examinait avec soin la physionomie et la contenance de Willoughby pendant que Maria lui parlait. Il changea plusieurs fois de couleur et paraissait évidemment très-mal à son aise; il faisait des efforts inouïs pour paraître tranquille; il y parvint et répondit avec politesse: J'ai eu l'honneur, mesdames, de me présenter chez vous jeudi passé; j'ai beaucoup regretté de n'avoir pas eu le bonheur de vous rencontrer à la maison, non plus que madame Jennings. Vous avez trouvé ma carte, j'espère. --Mais avez-vous reçu mes billets? s'écria Maria dans la plus grande anxiété. Il y a entre nous quelque erreur, j'en suis sûre, quelque terrible erreur! Quelle peut être la cause de cette inconcevable froideur? Willoughby, pour l'amour du ciel, dites-le moi, expliquez vous. --Pour l'amour du ciel, parlez plus bas, dit Elinor qui était sur les épines qu'on ne l'entendît, ou plutôt taisez-vous, ce n'est pas le moment. Ce conseil ne pouvait regarder Willoughby, qui ne répondait pas un mot. Il pâlit et reprit sa contenance embarrassée. Elinor jeta les yeux sur la jeune dame à qui il avait parlé précédemment; elle rencontra un regard inquiet, curieux, impératif. Willoughby le vit aussi; alors se retournant vers Maria, il lui dit à demi-voix: Oui, mademoiselle, j'ai eu le plaisir de recevoir la nouvelle de votre arrivée à Londres, avec bien de la reconnaissance; et les saluant toutes deux assez légèrement, il alla rejoindre sa société. Maria qui s'était levée pour lui parler, fut obligée de se rasseoir, si pâle, si tremblante, qu'Elinor s'attendait à chaque instant à la voir s'évanouir. Elle avait dans son sac un flacon de sel qu'elle lui donna, en se penchant vers elle pour empêcher qu'elle ne fût remarquée. Allez auprès de lui, chère Elinor, dit Maria dès qu'elle put articuler un mot; je ne puis me soutenir; mais vous, vous qui êtes si bonne, allez, exigez de lui de venir me parler, me dire un seul mot, un seul. Je ne puis rester ainsi, je ne puis avoir un instant de paix jusqu'à ce qu'il m'ait expliqué.... Quelque affreux malentendu, quelque calomnie.... Oh! qu'il vienne, qu'il parle, ou je meurs. --C'est impossible, chère Maria, dit Elinor, tout-à-fait impossible! Il n'est pas seul; nous ne pouvons nous expliquer ici. Quelques heures de patience; attendez seulement à demain. Si l'émotion de Maria ne l'avait pas retenue forcément sur son siége, jamais sa soeur n'aurait pu l'obtenir; mais heureusement après quelques minutes elle vit Willoughby sortir par la porte d'entrée; elle le dit à Maria. Jusqu'alors l'excès de son agitation, et le désir et l'espoir de lui parler avaient retenu ses larmes; mais lorsqu'elle sut qu'il avait quitté la salle, elle sentit qu'elle allait ou se trouver mal ou fondre en larmes; elle supplia sa soeur d'aller prier lady Middleton de la ramener en Berkeley-street; elle ne pouvait pas, lui dit-elle, rester une seule heure de plus. Quoique lady Middleton fût au milieu d'un robers, elle était trop polie pour ne pas quitter sa partie au moment où elle apprit que Maria n'était pas bien; elle remit son jeu à une amie, et partit dès qu'on put avoir le carosse. Elinor prit pour prétexte que la chaleur avait incommodé Maria. Celle-ci ne dit pas un mot; ce ne fut qu'à des soupirs qu'on s'apercevait qu'elle était là. A leur arrivée à la maison, Elinor apprit avec plaisir que madame Jennings n'était pas encore rentrée; elle se hâta de conduire Maria dans leur chambre; elle la déshabilla, la mit au lit, lui donna quelques calmans pour ses nerfs qui étaient très-attaqués, ne lui fit ni question, ni reproche, et à sa prière la laissa seule. Elle alla au salon attendre le retour de madame Jennings, et eut tout le loisir de méditer sur ce qui venait de se passer. Elle ne pouvait plus douter qu'il n'y eût quelque espèce d'engagement entre sa soeur et Willoughby, et il lui paraissait tout aussi positif que ce dernier avait changé, et voulait rompre. Sa conduite ne pouvait avoir pour excuse aucune erreur, aucun malentendu, puisqu'il avouait avoir reçu ses lettres. Rien autre chose qu'un changement total dans ses sentimens ou dans ses intentions ne pouvait l'expliquer. L'indignation d'Elinor contre lui aurait été à son comble, si elle n'avait pas été témoin de son extrême embarras, de sa rougeur, de sa pâleur: ce qui prouvait au moins qu'il reconnaissait ses torts, et empêchait qu'on le crût un homme sans principes de morale et d'humanité, qui aurait cherché à gagner l'affection d'une pauvre jeune fille, sans amour et sans une intention honorable. Bonne Elinor! elle ignorait encore combien un tel caractère est commun dans le grand monde! combien d'hommes vraiment cruels se font un jeu d'inspirer un sentiment qu'ils ne partagent pas, de blesser à mort un coeur innocent et sensible, et d'assimiler ainsi, dans leurs plaisirs criminels, l'imprudente jeune fille qui les écoute, au gibier qu'ils poursuivent, et qu'ils blessent ou tuent sans remords. Elinor n'avait pas cette idée de Willoughby; elle se rappelait cet air de franchise et de bonté qui dès le premier moment les avait toutes captivées; elle voyait encore ses regards pleins d'amour sur Maria, et ses paroles si tendres, si pleines d'un sentiment honnête, vrai, délicat, lorsqu'il conjurait madame Dashwood de ne rien changer à la Chaumière. Non, non, Willoughby, ne peut les avoir trompées; il aimait passionnément Maria; elle n'a là-dessus aucun doute. Mais l'absence peut avoir affaibli cet amour; un autre objet peut l'avoir entraîné. Peut-être aussi est-il forcé d'agir comme il le fait par quelque circonstance impérieuse. Il lui en coûte au moins beaucoup; elle l'a vu dans chacun de ses traits; et l'excellente Elinor dans son désir de le trouver moins coupable, lui savait presque gré d'avoir le courage d'éviter sa soeur s'il ne l'aimait plus, et de ne pas chercher à entretenir un sentiment inutile. Mais pour le moment Maria n'en était pas moins très-malheureuse! Elinor ne pouvait penser sans le plus profond chagrin à l'effet que cette rencontre si désirée et si cruelle devait avoir sur un caractère aussi peu modéré et qui s'abandonnait avec tant de violence à toutes les impressions. Sa propre situation gagnait à présent dans la comparaison; elle était aussi séparée pour toujours d'Edward, mais elle pouvait encore l'estimer entièrement, elle pouvait au moins se croire encore aimée tendrement comme _une amie_. Puisqu'un autre titre lui était interdit, celui-là et l'idée de pouvoir encore être quelque chose pour lui, consolaient un peu son coeur; mais toutes les circonstances agravaient le sort de Maria, et plus que tout encore son caractère. Une immédiate et complète rupture avec Willoughby devait avoir lieu, et comment la soutiendrait-elle? Lorsqu'elle rentra dans leur appartement, Maria était assoupie ou feignait de l'être. Elinor se jeta toute habillée sur son lit, laissant la porte de communication ouverte pour voler à son secours au moindre bruit. La nuit fut passablement tranquille. Elinor lasse de réfléchir s'était endormie, lorsqu'elle fut réveillée par des sanglots. Le jour d'une sombre matinée de janvier commençait à poindre; elle se leva promptement et passa dans la chambre de Maria; elle la trouva levée aussi, à moitié habillée, à genoux, dans l'embrâsure de la fenêtre pour avoir plus de clarté, et devant un siége sur lequel elle écrivait, aussi vîte qu'un déluge de larmes qui coulaient sur son papier pouvait le lui permettre. Elinor la considéra quelque temps en silence avec le coeur déchiré; puis elle lui dit avec l'accent le plus tendre: Chère Maria, combien je m'afflige de vous voir dans cet état. Le temps du mystère est passé, ne voulez-vous pas me confier.... --Non, non, Elinor, répondit-elle, ne demandez rien en ce moment: bientôt vous saurez tout. Elle continua d'écrire et de pleurer avec une telle violence, qu'elle était souvent obligée de poser sa plume pour se livrer à l'excès de son chagrin. Elinor s'était assise à quelque distance, et si sa douleur était plus concentrée, elle n'en était pas moins vive. Ces mots: _Bientôt vous saurez tout_, la glaçaient de terreur. Grand Dieu que lui restait-il encore à apprendre! Cependant ses craintes étaient vagues, obscures, incertaines, ne portaient pas sur la conduite de Maria; Elinor avait elle-même l'âme trop pure pour concevoir une pareille idée; elle connaissait d'ailleurs trop bien la noblesse du caractère de Maria, ses sentimens élevés, son enthousiasme de la vertu pour imaginer même un instant qu'elle eût pu les oublier. Lorsque Maria eût fini sa lettre, elle sonna pour que la fille de la maison vînt allumer le feu. Pendant ce temps-là elle acheva de s'habiller, cacheta sa lettre et la lui remit pour l'envoyer à l'instant à son adresse, puis vint s'asseoir sur le sopha à côté d'Elinor, et la tête enfoncée sur un des coussins, recommença à s'abandonner à son désespoir. Elinor fit tout ce qui dépendait d'elle pour la tranquilliser, la calmer, ne se permit aucune question, et lui dit seulement qu'elle ne désirait de savoir le détail de ses peines que pour les adoucir. Mais lorsque Maria pouvait parler, c'était pour la conjurer de ne lui rien demander encore, et véritablement ses nerfs étaient dans un tel état d'irritabilité, qu'elle n'aurait pas pu avoir une conversation suivie. Je vous fais un mal affreux, chère Elinor, lui dit-elle; il vaut mieux nous séparer jusqu'à ce qu'il me soit possible.... Ma tête... mes yeux, j'ai besoin d'un peu d'air. Elle ouvrit la fenêtre, y resta quelque temps, sortit de la chambre, rentra, ressortit encore; elle était dans une agitation qui ne lui permettait pas de rester en place, mais ce mouvement parut la calmer assez pour pouvoir descendre avec Elinor, lorsqu'on vint les avertir pour le déjeûner. CHAPITRE XXIX. Elle descendit donc appuyée sur le bras de sa soeur, s'assit à la table du déjeûner, mais n'essaya pas même de boire ni de manger la moindre chose; toute l'attention d'Elinor était employée, non à la plaindre ou à la presser, mais à détourner entièrement sur elle-même celle de madame Jennings. Comme le déjeûner était le repas favori de la maîtresse de la maison, il durait long-temps; quand il fut fini elles s'assirent autour d'une table d'ouvrage. Elinor montrait le sien à madame Jennings et lui expliquait quelque chose; Maria travaillait pour avoir un prétexte de baisser les yeux et de se taire, lorsque le domestique entra et lui remit une lettre. Elle s'en saisit vivement, regarda l'adresse, devint pâle comme la mort, et se hâta de sortir de la chambre. Elinor comprit de qui elle était, comme si elle avait vu la signature, et fut si émue qu'elle craignit de ne pouvoir le cacher à madame Jennings. La bonne dame vit seulement que Maria avait reçu une lettre de Willoughby, et l'en plaisanta, mais comme elle était très-occupée à mesurer des aiguillées de laine pour le morceau de tapisserie qu'elle brodait, elle ne s'aperçut pas du trouble d'Elinor. Aussitôt que Maria fut sortie, elle dit en riant: En vérité, chère Elinor, je n'ai encore vu de ma vie une tête de jeune fille aussi complètement tournée que celle de Maria; la pauvre enfant se meurt d'amour! Si elle n'en devient pas folle tout-à-fait, elle sera bienheureuse. J'espère qu'on ne la fera pas attendre trop long-temps, car il est vraiment triste de la voir ainsi rêveuse, mélancolique, et ayant l'air si abattu. Dites-moi, je vous en prie, quand le mariage aura lieu, et pourquoi Willoughby ne vient pas ici tous les jours pour l'égayer? A-t-il peur de moi? Il a tort, j'aime beaucoup les jeunes gens bien amoureux, quand le mariage doit suivre, et il serait le bien venu. Jamais Elinor n'avait été moins en train de causer que dans ce moment, mais la question était trop directe pour n'y pas répondre; elle essaya donc de sourire. Avez-vous donc réellement, madame, lui dit-elle, une sérieuse persuasion que ma soeur est engagée avec M. Willoughby? J'ai toujours cru que vous plaisantiez, mais une question si positive n'est plus, un badinage, et il faut aussi que j'y réponde sérieusement, et que je vous assure que rien au monde ne me surprendrait plus que ce mariage, et qu'il n'en est pas question. --Fi donc! Miss Dashwood, dit toujours en riant madame Jennings, comment pouvez-vous parler ainsi! Est-ce que nous n'avons pas tous vus que leur mariage était arrêté? N'avons-nous pas été témoins de la naissance de leur passion au premier moment où ils se sont rencontrés et de ses progrès? Ne les ai-je pas vus à Barton, chaque jour et tous les jours ensemble, du consentement de madame Dashwood, qui traitait déja Willoughby comme un fils. Allons, allons, vous ne me ferez pas croire qu'elle se fût conduite ainsi, si elle n'avait pas été sûre de son fait. J'aime l'amour moi, dans le coeur des jeunes gens, c'est de leur âge; mais j'aurais bien voulu voir que sir Georges et M. Palmer eussent affiché ainsi mes filles, avant d'avoir dit en toutes lettres: Nous voulons les épouser. Non, non cela n'est pas possible! Et quand je demandai à votre maman de vous emmener avec moi, c'est précisément, me dit-elle, ce que je désirais le plus au monde que mes filles apprissent à connaître le genre de vie de Londres avant leur mariage, qui ne peut tarder. Et le jour du départ elle me dit: Je vous recommande ma chère Maria. Elinor est assez prudente pour que je n'en sois pas en peine; mais je vous prie, madame Jennings, d'aider à Maria dans ses emplètes; je veux bien qu'elle s'achète tout ce qui sera nécessaire, et j'y pourvoirai, mais non pas tout ce qui lui passera par la tête. N'est-il pas positif qu'elle entendait les emplètes de noce? Et à présent vous allez me nier qu'il soit question de mariage; parce que vous êtes mystérieuse pour vous-même, vous croyez que personne n'a ni d'yeux ni d'oreilles; mais quant à moi j'en suis si sûre que je l'ai dit à tout le monde, et Charlotte en a fait de même. --En vérité, madame, dit Elinor très-sérieusement, vous êtes dans l'erreur. Vous avez mal fait de répandre une chose dont vous n'aviez pas une assurance positive; vous en conviendrez vous-même, quoique vous ne vouliez pas me croire à présent. Madame Jennings rit encore, appela Elinor, une petite mystérieuse, etc. Mais Elinor n'était pas d'humeur de plaisanter, et très-impatiente d'ailleurs de savoir ce que Willoughby avait écrit, elle se tut et sortit. En ouvrant la porte de la chambre de Maria, elle la vit couchée à demi sur son lit dans l'agonie de la douleur, tenant une lettre ouverte et deux ou trois autres autour d'elle. Elinor s'approcha sans parler, s'assit sur le lit, prit la main de sa soeur, la baisa plusieurs fois avec la plus tendre affection, et en versant elle-même des larmes presque aussi abondantes que celles de Maria. Cette dernière quoiqu'incapable de parler semblait sentir parfaitement la tendresse de cette conduite. Elle pressait la main d'Elinor contre ce pauvre coeur déchiré, comme pour en adoucir la blessure. Après quelque temps ainsi passé dans une affliction mutuelle, elle mit la lettre qu'elle tenait entre les mains d'Elinor, et couvrant son visage de son mouchoir, jeta presque des cris de désespoir. Elinor qui pensait qu'un chagrin aussi violent devait avoir son explosion, et que sa soeur souffrirait bien davantage en tâchant de le réprimer, si même cela lui était possible, la laissa s'y livrer, et ouvrant vivement la lettre de Willoughby, lut ce qui suit. MADEMOISELLE, «Je viens de recevoir dans ce moment la lettre dont vous avez bien voulu m'honorer, et dont je vous témoigne toute ma reconnaissance. Je suis consterné d'apprendre qu'il y ait eu quelque chose hier au soir dans ma conduite avec vous qui n'ait pas mérité votre approbation, quoiqu'il me soit impossible de découvrir en quoi j'ai eu le malheur de vous déplaire; je vous en demande mille pardons, et je vous assure que c'était absolument sans intention. Je n'ai jamais pensé à mon séjour en Devonshire, et à ma connaissance avec votre famille sans le plus grand plaisir, et j'ose me flatter que ce léger malentendu n'y portera nulle atteinte. Mon estime pour toutes les dames Dashwood est très-sincère, mais si j'ai été assez malheureux pour avoir donné lieu de croire à quelques sentimens plus vifs ou particuliers, je me reprocherais beaucoup d'avoir peut-être témoigné trop vivement cette estime. Vous serez bien convaincue, mademoiselle, qu'il m'était impossible d'aller au-delà quand vous apprendrez que depuis long-temps mes affections étaient engagées ailleurs, et que dans quelques semaines ma main suivra le don de mon coeur. «C'est avec grand regret que j'obéis à vos ordres en vous rendant toutes les lettres dont vous m'avez honoré, et la boucle de vos beaux cheveux que vous aviez bien voulu me donner avec tant de complaisance. «Je suis, mademoiselle, avec une parfaite estime, votre très-humble et très-obéissant serviteur, James WILLOUGHBY». Il est facile de comprendre avec quelle profonde indignation, Elinor lut cette étrange lettre, écrite avec cette froideur, cette dureté à celle dont il connaissait si bien les qualités distinguées et l'excessive sensibilité, que cependant il blessait si cruellement. Oh! combien son intérêt, sa tendre pitié redoubla pour son innocente Maria, qui n'avait à se reprocher que des imprudences presque autorisées par sa mère et la noble confiance d'un coeur trop tendre et trop crédule, dont elle était si punie. En commençant à lire cette lettre, Elinor était déja bien convaincue qu'elle contenait l'aveu de l'inconstance de Willoughby; mais jamais jamais elle ne l'aurait soupçonné capable d'un tel manque de délicatesse, et de toute espèce de procédés et de sensibilité en écrivant une lettre aussi cruelle, une lettre qui non-seulement n'exprimait aucun regret, aucun aveu d'inconstance ou d'obstacles insurmontables, mais par laquelle il niait même d'avoir eu pour sa victime aucune espèce d'affection, une lettre enfin dont chaque ligne était une insulte, et prouvait combien celui qui l'avait écrite était méprisable. Elle resta quelque temps dans un muet étonnement et ne pouvant à peine en croire ses yeux. Elle la relut encore, et encore, et chaque lecture ne servait qu'à augmenter sa haine contre cet homme. L'amertume de ce sentiment était telle qu'elle n'osait essayer de parler de peur d'enfoncer encore plus avant le poignard dans le coeur de la pauvre Maria. Elle regardait cependant comme un bonheur qu'elle eût échappé à l'horreur d'être liée pour la vie à un homme sans principes, sans honneur, sans délicatesse, enfin tel qu'il lui paraissait, le plus faux et le plus dur des hommes; mais ce n'était pas le moment de le faire sentir à Maria. Ses méditations sur le contenu de cette lettre, et sur l'insensibilité et la fausseté de celui qui l'avait écrite, la conduisirent naturellement à réfléchir sur le caractère d'autres personnes qui sans être peut-être aussi dépravées que Willoughby, ne pouvaient non plus que rendre malheureux ceux à qui elles seraient liées pour la vie. Lady Stéeles vint se placer dans son imagination pas très-loin de Willoughby; elle oublia quelques instans les peines de sa soeur pour s'occuper des siennes, ou plutôt elles se confondirent et formèrent une masse de pensées douloureuses qui l'absorbèrent tellement qu'elle ne songea pas à lire les trois autres lettres que Maria avait posées sur ses genoux, et qui sans doute étaient celles que Willoughby lui avait renvoyées. Les sanglots de Maria avaient cessé, mais elle avait encore la tête dans les coussins, elle était encore incapable de parler et d'entendre. Elinor perdue dans ses réflexions ne savait pas elle-même combien il y avait de temps qu'elle était là, quand elle entendit rouler un carosse devant la porte. Elle regarda à la fenêtre pour savoir qui pouvait venir de si bonne heure; c'était la voiture de madame Jennings, avec qui elle devait sortir. Décidée à ne pas quitter Maria, quoique sans espoir de la soulager, elle courut s'excuser auprès de leur bonne hôtesse, en lui disant que sa soeur était indisposée. Madame Jennings l'approuva, sortit seule; et bien vîte Elinor retourna près de Maria. Elle la trouva essayant de se lever, mais ses jambes tremblantes ne pouvaient la soutenir, et sa soeur vint fort à propos pour l'empêcher de tomber sur le plancher, ce qui n'aurait pas été étonnant depuis plusieurs jours, elle ne mangeait presque rien, et ses nuits se passaient sans sommeil. Beaucoup de faiblesse et de vertige en étaient la suite inévitable. Jusqu'alors elle avait été soutenue par la fièvre de l'attente et de l'espérance; tout était fini pour elle, plus d'attente, plus d'espoir, même de revoir celui qui remplissait encore en entier son coeur; elle succombait sous le poids du chagrin. Un mal de tête violent, des crispations d'estomac, et plusieurs faiblesses alarmèrent Elinor. Elle eut recours à tout ce qu'elle put imaginer pour la remettre et la ranimer, elle y parvint avec peine. Maria reprit ses sens, et put lui témoigner combien elle était touchée de sa bonté. Pauvre Elinor, lui dit-elle, combien je vous rends malheureuse, combien de peine je vous donne! --Je voudrais seulement, lui répondit Elinor, savoir comment je pourrais vous donner quelques consolations. Ce mot était trop pour Maria; mais quelle que chose qu'Elinor eût pu lui dire il en eût été de même. Ah! non, non, dit-elle, plus de consolation pour moi! je suis trop malheureuse! et sa voix s'éteignit de nouveau dans les sanglots et les larmes. Elinor ne pouvait presque plus supporter de la voir dans cet état. --Tâchez de vous calmer, chère Maria, lui dit-elle, si vous ne voulez pas vous tuer vous-même et tous ceux qui vous aiment. Pensez à votre mère, pensez combien vos souffrances l'affligeraient. Pour elle vous trouverez des forces dans votre coeur. --Je ne le puis, je ne le puis, s'écria Maria; laissez-moi, si je vous tourmente, laissez-moi, haïssez-moi, abandonnez-moi, mais ne me torturez pas en exigeant l'impossible. Oh! combien il est facile à ceux qui n'ont aucune peine personnelle de parler de force et de courage. Heureuse! mille fois heureuse Elinor! vous ne pouvez avoir aucune idée de ce que je souffre. --Vous me nommez heureuse, Maria, ah! si vous saviez..... Maria la regarda avec un tel effroi, qu'elle se hâta d'ajouter.--Si vous saviez combien je sens votre douleur! Pouvez-vous me croire heureuse quand je vous vois aussi souffrante! --Pardonnez-moi, oh! pardonnez-moi, lui dit Maria en jetant ses bras autour du cou de sa soeur; je connais votre coeur, je sais qu'il souffre pour moi, mais je voulais dire que vous seriez sûrement heureuse une fois. Edward vous aime, il n'a jamais aimé que vous seule au monde. Ah! qu'est-ce qu'un tel bonheur ne peut pas compenser, et rien ne peut vous l'ôter. --Rien, Maria! Mille, mille circonstances peuvent le détruire à jamais. --Non, non, non, s'écria Maria avec véhémence, il vous aime, vous serez à lui pour la vie; le malheur ne peut vous atteindre. --Le malheur, chère Maria, va presque toujours à la suite de la vie; et je ne puis avoir aucun plaisir tant que je vous verrai dans cet état. --Et jamais vous ne me verrez autrement; mon malheur durera autant que moi. Oh! puissions-nous bientôt finir ensemble! --Vous ne devez pas parler ainsi, Maria. N'avez-vous donc point d'amis? L'amour est-il tout pour vous? Est-ce que vous ne voyez autour de vous nulle consolation? Pensez, Maria, que vous auriez souffert mille fois plus encore si vous aviez quelque chose à vous reprocher de vraiment répréhensible, si seulement cet homme faux et cruel s'était amusé à prolonger votre erreur, à ne dévoiler son odieux caractère qu'après vous avoir entraînée dans une suite d'imprudences. Chaque jour de confiance en sa foi, en son honneur, augmentait le danger, et aurait rendu le coup plus cruel, lorsqu'il aurait enfin, comme aujourd'hui, rompu ses engagemens, et trahi ses sermens et sa foi. --Ses sermens, ses engagemens, dit Maria, que voulez-vous dire, Elinor? il ne m'a point fait de serment, il n'y avait entre nous nul engagement. --Bon Dieu! nul engagement s'écria Elinor. --Non, non, s'écria aussi Maria, il n'est pas aussi indigne, aussi méprisable que vous paraissez le croire; il n'a du moins trahi nul serment; il n'a pas manqué de foi. Et au milieu de sa douleur une expression de joie brilla dans ses yeux, en pouvant justifier celui qu'elle adorait encore. --Mais du moins il vous a dit qu'il vous aimait. --Oui.... non.... jamais entièrement. Vous l'avez vu, vous l'avez entendu. Jamais il ne m'a parlé plus clairement, plus positivement en particulier que devant vous et ma mère. Tout dans sa conduite me le prouvait; mais sa bouche ne me l'a pas prononcé. C'est moi, moi seule qui me suis trompée; et jamais il ne m'a aimée! Un nouveau déluge de larmes suivit cette déchirante pensée. --Cependant vous lui aviez écrit; vous saviez par lui sans doute que vous le trouveriez à Londres? --Il me dit en me quittant qu'il y serait, _s'il vivait encore_, dans les premiers jours de janvier. Ah! pouvais-je croire, pouvais-je penser que celui qui supposait que la douleur de se séparer de moi pouvait le faire mourir, ne m'avait jamais aimée! Il me dit qu'il ne m'écrirait pas de peur que sir Georges ne vît ses lettres, mais il me donna son adresse. Je n'ai pas osé lui écrire de la Chaumière, puisque nos lettres partaient du Parc, mais je lui écrivis d'ici à l'instant de mon arrivée. Oh! Elinor, pouvais-je faire autrement? Les voilà mes lettres, méprisées, ah Dieu, Dieu! elle cacha encore son visage sur le coussin. Elinor prit les trois lettres, et lut ce qui suit. Berkeley-Street, janvier. «Comme vous allez être surpris, mon cher Willoughby! et laissez-moi me flatter que ce n'est pas seulement de la surprise que vous éprouverez, en apprenant que je suis à Londres. Une invitation de la bonne madame Jennings était un bonheur auquel je n'ai pas pu résister, non plus qu'à vous l'apprendre à l'instant même de mon arrivée. Je suis bien sûre que si mon billet vous parvient à temps, vous viendrez dès ce soir et que vous partagerez mon impatience; du moins je vous verrai bien sûrement demain; et croyez qu'à Londres comme à la Chaumière vous trouverez toujours une fidèle et tendre amie.» M. D. Son second billet avait été écrit le lendemain du petit bal des Middleton, et contenait ce qui suit: «Je ne puis vous exprimer mon chagrin de vous avoir manqué avant hier, lorsque j'ai trouvé votre carte au retour d'une promenade; mais enfin vous êtes à la ville et vous savez où je suis. Mais pourquoi n'ai-je pas reçu un seul mot de vous en réponse au billet que je vous ai écrit il y a huit jours, au moment de mon arrivée? D'une heure à l'autre, d'un instant à l'autre, j'espérais vous voir entrer ou du moins avoir une lettre. Je vous en conjure Willoughby, ne prolongez pas ce supplice; revenez le plutôt qu'il vous sera possible; venez m'expliquer ce que je ne puis comprendre. Venez plus matin; madame Jennings sort toujours à une heure, et je n'ose lui refuser de l'accompagner, quoique je l'aie déjà fait dans un vain espoir. Ce même espoir toujours trompé, m'avait engagée d'aller hier chez lady Middleton, où nous eûmes un petit bal. On m'assure que vous y étiez invité; mais je ne puis le croire, puisque vous n'y êtes pas venu. Il faudrait que vous fussiez étrangement changé depuis notre séparation, si vous refusiez volontairement l'occasion de revoir vos amies de la Chaumière; mais je ne veux pas même le supposer, et j'espère que je recevrai bientôt de votre bouche l'assurance que vous êtes toujours le même pour votre M. D.» La troisième datée de ce matin même était ainsi conçue: «Que dois-je penser Willoughby? A quoi dois-je attribuer votre étrange conduite d'hier au soir? Je vous en demande encore l'explication. J'étais préparée à vous revoir avec tant de plaisir après une absence qui m'avait paru si longue, à vous retrouver tel que vous étiez au moment de notre séparation, aimable, tendre, affectionné, enfin ce que vous étiez à Barton du matin au soir, et ce que vous n'êtes plus à Londres. Quelques semaines peuvent-elles avoir changé à ce point vos sentimens? Qu'est-il arrivé? Que vous ai-je fait, moi qui n'ai cessé de penser à vous, de hâter par mes voeux le moment de vous revoir, ce moment qui devait être si doux, et que vous avez su rendre si cruel! J'ai passé une nuit entière sans sommeil, tâchant en vain de comprendre ou d'excuser une conduite aussi barbare, aussi contraire à ce que j'attendais de vous; je n'ai pu découvrir aucun motif, rien qui pût me l'expliquer; mais je n'en suis pas moins prête à entendre votre justification, à croire encore qu'elle dépend de vous. Peut-être qu'on m'a calomniée auprès de vous; je ne croyais pas avoir d'ennemis, ni que Willoughby pût ajouter foi à des rapports contre moi; mais comment puis-je expliquer autrement votre inconcevable froideur? Dites-moi ce que c'est avec cette franchise dont vous faites profession et que j'aimais tant à trouver en vous; dites-le moi, et j'aurai la satisfaction inexprimable de vous rassurer sur tous les points. Je serais bien malheureuse en vérité, si j'étais forcée de penser mal de vous, d'apprendre que vous n'êtes pas ce que j'ai cru, que vous n'avez pas été sincère dans vos expressions d'attachement pour ma famille, et pour moi particulièrement; mais s'il en était ainsi, je veux aussi le savoir. Je suis actuellement dans un état d'indécision et de trouble plus affreux mille fois que la certitude du malheur. Je désire bien vivement que vous puissiez vous justifier; mais ce que je demande, _c'est la vérité_. Si elle vous coûte trop à dire, renvoyez-moi seulement mes billets et la boucle de cheveux que vous avez emportée; je vous comprendrai et..... Ah! Willoughby, il est impossible que vous ne vouliez plus être l'ami de M. D.» CHAPITRE XXX. Elinor avait tremblé de lire ces lettres, elle s'attendait qu'elles étaient écrites avec tout le feu de la passion qui dévorait sa pauvre soeur, et qu'elle trouverait peut-être dans l'excès de cette passion la cause si ce n'est l'excuse de la conduite de Willoughby. Les hommes trop souvent incapables de ressentir la passion qu'ils inspirent en sont ennuyés lorsque le goût léger qui les a entraînés n'existe plus. Mais ces lettres si simples, si tendres, si pleines d'affection et d'une confiance illimitée et celle de Willoughby si dure, si glacée, si insultante, redoublèrent sa tendre pitié pour sa soeur; mais cependant elle n'en blâmait pas moins son imprudence d'avoir donné de telles preuves de tendresse à un homme qui ne les demandait pas, qui lui avait à peine prononcé le mot d'amour, et qui leur était connu depuis si peu de temps. Sir Georges leur avait fait l'éloge de ses talens pour la chasse, pour la danse, mais n'avait pas dit un mot de son caractère. Lui-même il est vrai s'était annoncé d'une manière aimable; mais tout jeune homme qui veut plaire, et qui en a les moyens, s'annonce de même; et bien certainement du moins, il avait voulu plaire à Maria, et n'avait pu se faire illusion sur la nature du sentiment qu'il lui inspirait, et qu'il avait si bien l'air de partager que la prudente Elinor même y avait été trompée, et que la crédulité de la vive et sensible Maria était bien excusable. Son seul tort était de s'être trop livrée à son sentiment et à ses espérances; et certes elle en était trop punie pour pouvoir le lui reprocher. Lorsque Maria vit que sa soeur avait fini sa lecture et réfléchissait en silence, elle lui fit observer que ses lettres ne contenaient rien que toute autre qu'elle n'eût écrit dans la même situation: je me regardais, dit-elle, comme étant aussi solennellement engagée avec lui, que si un contrat légal nous eût liés. Cette sympathie qui nous avait entraînés l'un vers l'autre au premier instant, ce rapport de nos goûts, de nos caractères: tout enfin me paraissait la voix du ciel qui nous avait destinés l'un à l'autre. --Malheureusement, dit Elinor, il ne voyait ni ne sentait de même. --Oui, Elinor, pendant tout le temps qu'il a passé près de nous il voyait, il sentait comme moi, j'en suis aussi sûre que de mon propre coeur. Sans doute le sien a changé, mais ce n'est pas sa faute; l'art le plus diabolique a été employé pour le détacher de moi. Quand il me quitta je lui étais aussi chère que mon coeur pouvait le désirer, et qu'il m'était cher à moi-même! Cette boucle de cheveux qu'il m'a renvoyée si vîte à ma première demande, par combien d'instances réitérées ne l'avait-il pas obtenue? Si vous aviez vu son regard, si vous aviez entendu le son de sa voix lorsqu'il me suppliait de la lui laisser couper; et la dernière soirée de la Chaumière, l'avez-vous oubliée, Elinor? et le matin quand il vint prendre congé de moi, son désespoir, ses larmes! Les hommes peuvent-ils pleurer à volonté? Les larmes, cette espèce de soulagement que la nature accorde aux femmes, ne sont-elles pas chez eux la preuve d'un coeur vraiment touché? Oh! si vous aviez vu son affliction à la seule pensée de se séparer de moi pour quelques semaines! Non jamais, jamais je ne puis l'oublier! Elle fut quelques instans sans pouvoir parler; mais quand son émotion fut un peu calmée, elle ajouta avec fermeté: Elinor, on m'a traitée cruellement; mais ce n'est pas Willoughby. --Chère Maria, quel autre que lui faut il en accuser? Par qui peut-il avoir été influencé? --Par tout le monde, plutôt que par son propre coeur. Je croirais plutôt que tous ceux que je connais se sont ligués contre moi, que de le croire coupable d'une telle cruauté. Cette femme de qui il parle peut être.... ou tout autre, je n'excepte que vous, maman, Emma et Edward, tous, tous les autres peuvent m'avoir calomniée. Excepté vous quatre, il n'existe personne que je ne puisse soupçonner, plutôt que Willoughby dont le coeur m'est si bien connu. On s'est vengé sans doute de ce que je préférais la société de l'homme du monde le plus aimable, à la sottise, à l'insipidité, au manque total de goût et d'esprit. Je me suis fait des ennemis par la franchise de mon caractère qui ne peut se plier ni à dissimuler, ni à flatter. Elinor ne voulut pas dans ce moment disputer avec elle; elle lui dit seulement: Chère Maria, si vous croyez avoir des ennemis assez méchans, assez détestables pour vous nuire par des calomnies, laissez leurs torts retomber sur eux-mêmes, et que le sentiment de votre innocence et de vos bonnes intentions relève votre âme; ne leur donnez pas l'indigne triomphe de vous avoir rendue aussi malheureuse. C'est un louable et raisonnable orgueil que celui qui nous donne le sentiment de notre propre dignité et qui nous élève au-dessus de la méchanceté et de la malveillance. --Non, non, s'écria Maria, un malheur tel que le mien ne laisse aucun orgueil; il m'est égal que tout le monde sache combien je souffre. Que m'importe leur triomphe? il ne peut rien ajouter à ma misère. Elinor, Elinor, il est bien faible le chagrin qui peut s'adoucir par la fierté, qui peut s'élever au-dessus de l'insulte et de la mortification; il peut alors s'effacer entièrement, tandis que le mien ne s'effacera jamais; je ne puis le surmonter. On peut jouir du mal qu'on m'a fait tant qu'on voudra, sans l'augmenter ni l'affaiblir. Je n'ai plus aucun sentiment de fierté; je n'ai, je ne puis avoir que celui de mon malheur. --Mais pour l'amour de ma mère, pour le mien, Maria, ne pouvez-vous rien sur vous-même? --Ah! pour vous deux je voudrais faire tout ce qui dépendrait de moi; mais paraître heureuse quand je suis au désespoir, ah! qui pourrait l'exiger. Elles restèrent quelque temps en silence. Elinor, se promenait du feu à la fenêtre et de la fenêtre au feu, les bras croisés, les yeux baissés, absorbée dans ses pensées, sans sentir la chaleur du feu et sans rien voir au travers des vitres. Maria assise sur le pied de son lit, sa tête appuyée contre une des colonnes, tenant dans ses mains la lettre de Willoughby, la relisant phrase par phrase, s'écria enfin tout-à-coup: Ah! c'est trop, c'est trop cruel! Ah! Willoughby, Willoughby, est-ce bien vous qui m'écrivez ainsi? Ne fais-je pas un songe affreux? Non rien, rien ne peut vous justifier; non rien, Elinor, quoiqu'on ait pu lui dire contre moi. Ne devait-il pas suspendre son jugement? Envoie-t-on un criminel au supplice sans l'entendre? Ne devait-il pas me le dire quand je le lui demandais instamment, et me donner le pouvoir de me justifier. (Elle reprit la lettre.) _Cette boucle de cheveux que vous m'aviez donnée avec tant de complaisance._ Ah! cela seul est impardonnable, Willoughby. Est-ce votre coeur, est-ce votre conscience qui vous a dicté cette insolente phrase? Non, Elinor, rien ne peut l'excuser. --Non, Maria, je le pense aussi. --Mais cette femme, cette femme, à qui il va dit-il donner son coeur et sa main, cette heureuse femme! qui sait avec quel art, quelle séduction, elle l'aura enchaîné. Il l'aimait déjà, dit-il, et depuis long-temps. Ah! sans doute quand elle a vu qu'il allait lui échapper et combien il m'était attaché, elle aura tout fait pour le retenir, pour me bannir de son coeur; mais qui peut-elle être? Jamais je ne l'ai entendu parler d'une seule femme jeune, belle, séduisante: L'est-elle, Elinor? Vous l'avez vue; moi, je n'ai vu que Willoughby. Est-elle mieux, beaucoup mieux que la pauvre Maria? Ah! sans doute puisqu'il m'abandonne pour elle; mais peut-elle l'aimer comme moi. Ah! Willoughby, pourquoi ne m'avoir jamais parlé d'elle? Alors j'aurais respecté ses droits sur vous: mais jamais jamais il ne m'a parlé que de moi-même. Il y eut une autre pause. Maria était très-agitée; elle se leva et s'approchant d'Elinor, elle saisit sa main: Chère Elinor, lui dit-elle, je veux retourner à Barton auprès de maman; ne pouvons-nous partir demain? --Demain, Maria! --Oui demain. Pourquoi resterai-je ici? J'y suis venue seulement pour Willoughby; qui ferai-je? Qui m'intéresse à Londres? Ah personne, personne! J'y suis comme dans un désert. --Il serait je crois impossible de partir demain, dit Elinor; nous devons à madame Jennings plus que de la politesse; et la quitter aussi brusquement après les bontés qu'elle a pour vous, ce serait très-malhonnête. --Eh bien donc! dans deux jours; mais en vérité, je ne puis rester plus long-temps, je ne puis m'exposer aux remarques, aux questions de tous ces gens, des Middleton, des Palmer; comment supporter leur pitié? La pitié de lady Middleton!.... Ah! que dirait-il lui-même s'il le savait? --Je crois, chère Maria, qu'un si prompt départ ferait beaucoup plus causer encore. Mais dans ce moment, chère amie, tâchez de trouver un peu de repos; couchez-vous; soyez physiquement tranquille; et vos esprits se calmeront insensiblement. Maria suivit un instant ce conseil, mais reprit bientôt toute son agitation. Aucune place, aucune attitude ne lui convenait. Sa soeur ne put obtenir d'elle qu'elle restât couchée. Il lui reprit une attaque de nerfs assez violente. Elinor craignait d'être obligée d'appeler quelqu'un à son secours; mais elle craignait encore plus de la laisser voir dans cet état. Une forte dose d'éther la remit peu à peu; elle resta assez faible pour être tranquille, et sans bouger sur un sopha jusqu'au retour de madame Jennings, qui entra immédiatement dans leur chambre sans se faire annoncer. Elle entr'ouvrit la porte et regarda avec l'air très-affligé. Elinor alla au-devant d'elle; elle entra. Comment allez-vous, ma chère? dit-elle à Maria, avec le ton de la compassion. (Celle-ci détourna la tête sans répondre.) Comment est-elle, mademoiselle Elinor? Pauvre petite! Elle a l'air bien malade, et cela n'est pas étonnant. Hélas! il n'est que trop vrai, il se marie bientôt ce grand vaurien. Je viens de l'apprendre; madame Taylor me l'a dit il n'y a pas une demi-heure; elle le tenait d'une intime amie de miss Grey elle-même, sans quoi je n'aurais pu le croire: j'étais près de tomber d'étonnement. «Eh bien! lui ai-je dit, tout ce que je sais, et ce qui est la vérité même, c'est qu'il s'est conduit abominablement avec une jeune dame de ma connaissance, à qui il a fait croire qu'il l'aimait à la passion, tandis qu'il en courtisait une autre. Je désire de tout mon coeur, pour le bien que je lui veux, que sa femme le rende bien malheureux: ainsi j'ai dit, ainsi je dirai, vous pouvez y compter, mes chères amies. Je n'ai aucune idée qu'un homme se conduise de cette manière. Et qu'il ne dise pas que non; car je l'ai vu de mes propres yeux, et comme miss Maria l'aimait, et comme j'aurais parié ma tête qu'il l'aimait aussi et qu'il n'épouserait qu'elle. Ah! si jamais je le rencontre, fût-ce à côté de sa femme, je lui reprocherai bien sa conduite, je vous en réponds. Mais consolez-vous, chère Maria, ce n'est pas le seul jeune homme dans le monde, et avec votre jolie mine vous ne manquerez pas d'admirateurs. Allons, courage, ma pauvre petite! je ne veux pas vous troubler plus long-temps; vous vous retenez de pleurer pour moi je parie; il vaut mieux pleurer tout à-la-fois, et que cela soit fait. J'ai invité pour ce soir mesdames Parcy et les Sawnderson; elles sont gaies comme vous savez, elles vous distrairont. Elle s'en alla doucement sur la pointe des pieds, comme si le bruit avait pu augmenter l'affliction de sa jeune amie. Le reste de la matinée s'écoula assez tranquillement. Maria était sombre, parlait peu, soupirait beaucoup, mais fut plus calme, et à la grande surprise de sa soeur, elle voulut descendre pour le dîner. Elinor s'y opposait, mais elle le voulut; elle le supporterait très-bien, dit-elle, et donnerait moins de peine que de la servir en haut. Elinor approuva ce motif, l'habilla en malade aussi bien qu'elle pût, et se tint prête pour la conduire à la salle à manger quand on les appellerait. Elles descendirent; Maria appuyée sur sa soeur, pâle, abattue et les yeux bien rouges, se mit à table et plus calme que sa soeur ne l'avait espéré. Si elle avait essayé de parler ou qu'elle eût entendu la moitié de tout ce que madame Jennings disait, son calme ne se serait pas aussi bien soutenu, mais pas un mot n'échappa de ses lèvres, et la concentration de ses pensées l'empêcha de faire attention à ce qui se passait autour d'elle. La bonne madame Jennings ne pensait pas que ses attentions poussées jusqu'au ridicule, la tourmentaient plutôt que de lui faire du bien: Elinor qui rendait justice à ses bonnes intentions, lui en témoignait sa reconnaissance et faisait son possible pour qu'elle laissât Maria tranquille, mais elle ne pouvait pas lui persuader que les peines de l'âme ne doivent pas être traitées comme une migraine ou des maux purement physiques. Madame Jennings voyait Maria malheureuse, et la traitait avec l'indulgente tendresse d'une mère pour un enfant malade. Maria devait avoir la meilleure place vers le feu, le meilleur mets, le meilleur vin, le meilleur fauteuil; elle cherchait tout ce qu'elle pouvait imaginer pour l'amuser, ou la tenter de manger en lui présentant une variété d'entremets, de dessert, de confitures de toute espèce. Si Elinor n'avait pas vu par la contenance de sa soeur que toute plaisanterie lui serait insupportable, elle n'aurait pu s'empêcher de rire avec elle des recettes de la bonne dame contre un chagrin d'amour. A la fin cependant elle fut si pressante et lui répéta si souvent que tout ce qu'elle lui présentait lui ferait sûrement du bien, que Maria ne pouvant ni l'accepter, ni s'en défendre, prit le parti de retourner dans sa chambre; elle se leva avec une expression douloureuse, et fit signe à sa soeur de ne pas la suivre. --Pauvre enfant! s'écria madame Jennings aussitôt qu'elle fut loin, combien je suis peinée de la voir ainsi! Voyez, elle s'est en allée sans finir ses cerises à l'eau-de-vie; rien ne l'aurait mieux fortifiée; mais plus rien ne lui fait plaisir. Si je pouvais découvrir quelque chose qu'elle aimât, j'irai le lui chercher au bout de la ville. N'est-ce pas odieux qu'un homme abandonne ainsi une si jolie personne! Mais voilà ce que c'est; quand il y a tant d'argent d'un côté et presque point de l'autre, la balance l'emporte. --Cette dame donc, dit Elinor, cette miss Grey (n'est-ce pas ainsi que vous l'appelez), vous dites qu'elle est très-riche! Cinquante mille pièces, ma chère; on est toujours belle avec une telle dot. L'avez-vous vue à l'assemblée? elle est élégante, bien faite, mais point jolie. J'ai connu son oncle dont elle a hérité; toute cette famille est riche à millions, et cela tente un jeune homme qui aime la dépense, et les chiens, et les chevaux, et les caricles, et les équipages de toute espèce, et la bonne table. Je veux bien cela, mais il ne faut pas tourner la tête à une pauvre jeune fille qui n'a rien, lui faire espérer le mariage, et puis la planter là quand il en trouve une qui veut payer sa belle figure et toutes ses fantaisies. --Savez-vous, madame, si miss Grey est aimable? --Je n'ai jamais entendu faire d'elle d'autre éloge que d'être riche et élégante; elle a toujours les premières modes; seulement madame Taylor m'a dit aujourd'hui que monsieur et madame Elison ne seraient pas fâchés du tout qu'elle se mariât, parce qu'ils n'allaient point ensemble. --Et qui sont ces Elison? --Son tuteur, ma chère, chez qui elle vit; mais dès qu'elle a pu choisir, elle a préféré le beau Willoughby. Le joli choix qu'elle a fait là! elle le payera sur ma parole.--Elle s'arrêta un moment. «Elle est allée dans sa chambre la pauvre petite je suppose; il faut retourner auprès d'elle, ce serait cruel de la laisser seule, la pauvre enfant! J'ai quelques amis ce soir, il faut qu'elle vienne; on jouera à tout ce qu'elle voudra; elle n'aime pas le wisk, c'est trop sérieux, je comprends cela; nous ferons un vingt et un, un trente et quarante, une macédoine, enfin tout ce qui pourra l'amuser. Chère dame, dit Elinor, votre bonté est tout-à-fait inutile; ma soeur n'est pas en état de quitter sa chambre ce soir. Je vais lui persuader de se mettre au lit de bonne heure; un parfait repos est ce qui convient le mieux à ses nerfs. --Oui, oui, je crois que c'est le mieux; il faut qu'elle ordonne elle-même son souper, et qu'elle dorme. C'est donc cela qui la rendait si triste ces dernières semaines? Je suppose qu'elle s'en doutait la pauvre enfant, quand elle ne voyait point venir son amoureux; moi je n'y comprenais rien, et lorsqu'il ne vint pas au bal chez ma fille, j'aurais bien pu alors me douter de quelque chose. Mais ce sont des querelles d'amans, pensai-je en moi-même; ils se raccommoderont et ne s'en aimeront que mieux. C'est donc cette lettre qu'elle a reçue ce matin qui a tout fini? Pauvre petite! Si j'avais pu deviner ce que c'était, je me serais bien gardée de la railler, mais qui pouvait penser une telle chose? Ah! combien sir Georges et Mary vont être étonnés quand ils l'apprendront! Je suis fâchée de n'être pas allée chez eux en revenant pour le leur dire, mais j'irai demain sûrement. Il est inutile j'en suis sûre, chère dame, de vous recommander de prier vos filles et vos gendres de ne pas nommer M. Willoughby devant ma soeur, de ne pas faire la moindre allusion à ce qui s'est passé; leur bon coeur et le vôtre suffiront pour prévenir ce qui serait vraiment une cruauté. Et à moi-même moins on m'en parlera plus on m'épargnera de peine, et certainement vous devez le comprendre, vous qui êtes la bonté même. Mon Dieu cela va sans dire, il serait terrible pour vous et pour votre pauvre soeur d'en entendre parler; on la ferait tomber en faiblesse, j'en suis sûre; je ne lui en dirai pas un mot. Vous avez bien vu à dîner que j'ai parlé de tout autre chose. J'en avertirai sir Georges et sa femme, et ils se tairont aussi; à quoi sert-il de parler? --Souvent à faire beaucoup de mal, dit Elinor, à dire plus qu'on ne sait, plus qu'il n'y a. Le public juge sur l'événement, ignore les circonstances et parle de ce qu'il ne sait qu'imparfaitement. Dans ce cas par exemple, tous nos amis, je suppose, blâmeront beaucoup M. Willoughby; et sans doute il a eu des torts, mais non pas celui dont on l'accusera sûrement. Je dois lui rendre la justice que s'il a manqué aux procédés il n'a pas manqué à ses sermens, et qu'il n'avait nul engagement positif avec ma soeur. --Bon Dieu, ma chère, vous n'allez pas à présent le défendre! Point d'engagement positif, dites-vous! Après l'avoir menée au château d'Altenham, et lui avoir montré l'appartement qu'ils devaient habiter un jour. Pour l'amour de sa soeur, Elinor ne voulut pas presser cette discussion. Maria pouvait y perdre, et Willoughby y gagnait très-peu. Après un court silence madame Jennings reprit la parole avec son hilarité ordinaire. --Eh bien! ma chère, il n'y a pas grand perte dans le fond, et le colonel Brandon n'en sera pas fâché. Voulez-vous parier qu'il épousera Maria vers le milieu de l'été. Mon Dieu, quelle joie va lui donner cette nouvelle! j'espère qu'il viendra ce soir, j'aime à voir des gens heureux. C'est un bien meilleur parti pour votre soeur; deux mille pièces de revenu valent mieux que six cents: c'est je crois tout ce que rapporte Haute-Combe, et madame Smith n'est pas encore morte. Delafort, la terre du colonel, est bien autre chose que Haute-Combe, et même que Barton. Il y vient les meilleurs fruits possibles; il y a un canal délicieux, une grande route, une jolie église, qui n'est pas à un quart de mille, et le presbytère à côté, qui peut faire un bon voisinage. Je vous assure que c'est une charmante terre; je me réjouis d'y aller voir Maria quand elle y sera établie, et cela ne peut manquer. Il y a bien l'obstacle de sa fille, de cet enfant de l'amour, miss Williams, comme on l'appelle; mais il la mariera; une bonne petite dot en fera l'affaire, et il n'en sera pas moins un excellent parti, si nous pouvons mettre Willoughby hors de la tête de votre soeur. --J'espère bien que nous y parviendrons, madame, et même sans le colonel, dit Elinor; alors elle se leva et alla joindre Maria, qu'elle trouva comme elle s'y attendait rêvant à ses chagrins, à côté d'un feu à demi-éteint, et sans autre lumière. --Pourquoi revenir, Elinor? vous feriez mieux de me laisser, ce fut tout ce qu'elle lui dit. --Je vous laisserai, lui répondit-elle, si vous voulez vous coucher. Elle s'y refusa d'abord; mais Elinor ne se rebuta pas, la pressa doucement, lui aida à se déshabiller, et moitié par persuasion, moitié par complaisance Maria y consentit. Sa soeur eut la consolation de voir sa pauvre tête fatiguée de pleurs sur son oreiller, et de la laisser sur le point de trouver un peu de repos et d'oubli de ses peines dans un doux sommeil. Elle alla rejoindre madame Jennings, et la rencontra tenant un gobelet à moitié plein. Ma chère, lui dit-elle, je me suis rappelé que j'avais encore une bouteille de vieux vin de Constance, et je suis allée la chercher pour votre soeur. Mon pauvre mari en faisait un grand usage quand il avait une goutte remontée: il assurait que rien ne lui faisait plus de bien. Faites en prendre à votre soeur; j'allais lui en porter. Chère dame, dit Elinor en souriant de l'efficacité d'un remède contre la goutte dans cette circonstance, vous êtes trop bonne, en vérité. Je viens de faire mettre Maria au lit, elle dort j'espère à ce moment, et rien ne peut lui faire plus de bien que le repos. Si vous voulez me le permettre, dit-elle en prenant le gobelet, c'est moi qui boirai cet excellent vin à la santé de la meilleure des femmes et des amies. --Et à celle de la pauvre petite malade d'amour, dit la bonne dame. N'est-il pas bon? Je vous le dis, il la guérira et fortifiera son coeur; nous lui en donnerons demain, et tout ira à merveille. Quelques momens après la société attendue arriva. Madame Jennings les reçut, et Elinor alla présider à la table à thé. CHAPITRE XXXI. Ainsi que madame Jennings l'avait prévu, le colonel Brandon entra pendant qu'Elinor préparait le thé, et par sa manière de regarder autour de la chambre, elle comprit à l'instant qu'il s'attendait à n'y pas trouver Maria, qu'il le désirait et qu'il savait déja ce qui occasionnait son absence. Madame Jennings n'eut pas la même idée, car dès qu'il fut entré, elle traversa la chambre, vint près de la table à thé où Elinor présidait, et lui dit à l'oreille: le colonel a l'air bien sérieux, ma chère, sûrement il ne sait rien de l'affaire. Dites-lui bien vîte que Maria est libre; vous verrez comme il changera de physionomie. Elinor sourit sans répondre. Quelques momens après le colonel s'approcha d'elle, et avec un regard qui lui confirma qu'elle n'avait rien à lui apprendre, il s'assit à côté d'elle et lui demanda des nouvelles de sa soeur. --Maria n'est pas bien, dit-elle, elle a été indisposée tout le jour, et nous lui avons persuadé de se mettre au lit. --Peut-être, dit-il en hésitant beaucoup, ce que j'ai entendu dire ce matin.... peut-être est-ce plus vrai que je n'ai d'abord voulu le croire? --Qu'avez-vous entendu dire? --Qu'un gentilhomme que j'avais de fortes raisons de penser..... de croire..... d'être sûr même qu'il était engagé..... avec votre soeur. Mais pourquoi me le demander? vous le savez, j'en suis certain. Je l'ai vu en entrant à l'altération de vos traits, à l'absence de votre soeur; épargnez-moi la peine de le dire. --Eh bien donc! dit Elinor, je suppose que vous entendez le mariage de M. Willoughby avec mademoiselle Grey; il paraît que c'est aujourd'hui que ce bruit a éclaté, où l'avez vous appris? --Dans un magasin à Pall-Mall où j'avais affaire. Deux dames en parlaient ensemble si haut qu'il m'était impossible de ne pas les entendre. Le nom de James Willoughby fréquemment répété attira mon attention; celui de mademoiselle Grey s'y joignit, et fut suivi d'une assertion positive de leur mariage, qui doit avoir lieu dans quelques semaines. Aussitôt que la cérémonie sera faite, a ajouté l'une d'elles, ils partiront pour Haute-Combe, la terre que M. James Willoughby possède en Sommerset-Shire.... Ah! miss Elinor, mon étonnement à cette nouvelle.... Mais il me serait impossible d'exprimer ce que j'ai senti. Cette dame, à ce que j'ai appris, se nomme Elison, son mari est tuteur de mademoiselle Grey; ainsi elle doit être bien informée, et l'on ne peut en douter. --Nous n'en doutons nullement, dit Elinor; mais vous a-t-on dit aussi qu'elle a cinquante mille livres? Il me semble que ce mot explique tout. --Peut-être, mais n'excuse rien, dit le colonel, et Willoughby..... Il s'arrêta un moment, et sans achever sa phrase commencée, il ajouta en changeant de ton: Et votre soeur, comment est elle? --Elle a beaucoup souffert, mais j'ai l'espoir que plus son chagrin a été violent, plus il sera court; elle a été, et elle est encore dans une cruelle affliction. Jusqu'à hier elle n'avait eu je crois aucun doute sur ses sentimens et même actuellement elle voudrait encore pouvoir le justifier. Quant à moi je suis presque convaincue qu'il ne lui a jamais été réellement attaché. Mais combien il a été trompeur, artificieux, et même en dernier lieu il a montré une dureté de coeur qui m'a excessivement surprise.--L'habitude d'avoir, ou de feindre de l'amour pour toutes les jolies femmes qu'on rencontre doit produire cet effet, reprit le colonel, et Willoughby..... Mais ne disiez-vous pas que votre soeur ne voit pas sa conduite sous le même jour que vous.--Vous connaissez l'extrême sensibilité de Maria, colonel; il lui en coûte trop de condamner sévèrement quelqu'un qu'elle a autant aimé. Il ne répondit rien. Le thé était fini, on arrangea les parties de jeu, et l'entretien fut interrompu. Madame Jennings tout en jouant regardait le colonel avec surprise. Elle s'était attendue que la nouvelle du mariage de son rival le transporterait de joie, et qu'elle aurait le plaisir de le voir aussi gai, aussi animé que s'il n'avait que vingt ans, et il lui paraissait au contraire plus sérieux encore qu'à l'ordinaire. Il se dispensa de jouer et sortit bientôt. On ne comprend plus rien aux hommes, dit-elle le soir à Elinor, j'aurais juré aussi qu'il aimait Maria. La nuit fut meilleure pour cette dernière qu'Elinor ne l'avait espéré; son abattement lui procura un peu de sommeil; mais en s'éveillant le lendemain elle retrouva le même poids sur son coeur. Elinor pour la soulager l'engagea à parler du triste sujet qui l'oppressait, et avant qu'on les appelât pour le déjeûner, elles avaient traité à fond ce sujet, avec la même conviction du côté d'Elinor, et avec ses tendres et raisonnables conseils, et du côté de Maria avec les mêmes sentimens impétueux et les mêmes variations. Quelquefois elle croyait Willoughby aussi malheureux et aussi innocent qu'elle même; dans d'autres momens elle repoussait toute consolation et toute excuse, et le voyait le plus coupable des hommes: quelquefois elle était absolument indifférente au jugement du public et voulait se montrer avec toute sa douleur; l'instant d'après elle voulait se séquestrer pour toujours: tantôt abattue à ne pouvoir presque pas parler ni faire un mouvement, tantôt se relevant avec énergie. Dans un seul point elle ne changeait jamais, c'était d'éviter autant que possible la présence de madame Jennings, et quand elle ne le pouvait, de garder un opiniâtre silence. Il fut impossible à sa soeur de lui persuader que madame Jennings entrait dans ses peines avec une vraie compassion. Non, non, répondait elle, c'est impossible; la sensibilité n'est pas dans sa nature. Vous le voyez, elle connaît et sent si peu mon chagrin, qu'elle croit pouvoir l'adoucir par des boissons ou par des mets plus recherchés. Elle me plaint comme elle plaindrait son chat, si on lui avait marché sur la patte, et rien de plus. Tout ce qu'elle aime c'est de causer, de raconter, et elle n'est pas fâchée dans le fond d'en avoir un nouveau sujet. Quoiqu'il y eût bien là-dedans quelque vérité, Elinor connaissait trop bien l'excellent coeur de madame Jennings pour ne pas repousser ce qu'elle appelait une injustice; mais elle ne put convaincre Maria, qui était presque toujours influencée dans ses jugemens par la grande importance qu'elle mettait à une sorte de délicatesse raffinée et de sensibilité romanesque, au bon goût, au bon ton, aux grâces. Maria de même que bien des personnes, avec un caractère bon, généreux, un esprit élevé, une sincérité parfaite, n'était ni juste ni raisonnable, et paraissait quelquefois exactement le contraire de ce qu'elle était réellement lorsqu'elle se laissait aller à ses impressions exagérées. Elle exigeait des autres les mêmes sentimens, les mêmes opinions qu'elle avait, et jugeait de leurs motifs par l'effet immédiat de leurs actions sur son esprit. Sa mère à-peu-près dans le même genre, et fière de trouver dans une fille aussi jeune, cet esprit vif et pénétrant, ce sentiment du beau, cet enthousiasme qui la rendait si éloquente et qui animait si bien sa charmante physionomie, avait plutôt augmenté cette disposition qu'elle n'avait cherché à l'affaiblir ou à la régler. Lorsque Maria alla trop loin, sa mère riait et disait: mon Elinor est raisonnable pour deux et cela se calmera avec les années; oubliant que les années ne changent point le caractère, et peuvent tout au plus le modifier: et madame Dashwood elle-même en était la preuve. Une légère circonstance vint encore mettre madame Jennings plus bas dans l'estime de Maria, en lui causant une nouvelle source de peines, et cependant cette bonne femme n'était guidée que par l'impulsion de son excellent coeur et de sa bonne volonté. Les deux soeurs étaient remontées dans leur chambre après déjeûner; elles discutaient encore sur madame Jennings, lorsque celle-ci entra avec une lettre sortant à demi de ses mains, et la figure aussi gaie, aussi contente, aussi riante, que si elle rapportait à Maria tout son bonheur. Que me donnerez-vous, lui dit elle, en entrant, pour ce que je vous apporte? Voilà le meilleur des remèdes, (en montrant un bout de la lettre.) Le coeur de Maria lui battait au point de lui ôter la force d'aller arracher des mains de madame Jennings cette précieuse lettre; son imagination la lisait déjà en entier. Elle était de Willoughby, cela n'était pas douteux, pleine de tendresse, de repentir, expliquant tout ce qui s'était passé, satisfaisante, convaincante, et bientôt suivie de Willoughby lui-même, se précipitant dans la chambre, tombant à ses pieds, et confirmant par l'éloquence de son regard les assurances de sa lettre. D'après l'expression des yeux de madame Jennings et de ses signes à Elinor, elle crut que lui-même était le porteur de cette lettre et qu'il attendait en bas la permission d'entrer; comment sans cela madame Jennings aurait-elle su ce que renfermait cette lettre.--Hélas! ce tableau si rapide et si charmant fut bientôt effacé. La lettre est posée devant elle d'un air triomphant, et déja Maria a reconnu sur l'adresse l'écriture de sa mère, qui, pour la première fois de sa vie, serra douloureusement son coeur. Son espérance avait été si complète et si vive, que l'instant qui la détruisit fut un des plus cruels qu'elle eût encore passés! Il lui semblait n'avoir souffert que dans ce moment. La cruauté de madame Jennings en la trompant ainsi, (car elle lui supposa une intention qu'elle n'avait jamais eue) lui parut au-dessus du reproche; elle n'eut d'autre expression qu'un déluge de larmes, qui ne furent pas interprétées de cette manière par celle qui les faisait couler. Elle crut au contraire que c'était un excès d'attendrissement causé par la vue d'une lettre de sa mère, et après avoir répété: Pauvre enfant, pauvre enfant! Elle est si nerveuse que le plaisir même la fait pleurer; elle sortit sans avoir le moindre sentiment de sa maladresse; car c'était un manque de tact d'annoncer ainsi une lettre qui devait arriver tout naturellement. Toute autre qu'elle aurait prévu l'erreur de Maria et la lui aurait épargnée. Passé le premier moment, Maria éprouva un sentiment de remords d'avoir aussi mal reçu une lettre de sa mère. Elle la reprit, la pressa contre ses lèvres, essuya ses yeux et la lettre même mouillée de ses larmes, et l'ouvrit avec un tendre respect; hélas! elle n'y trouva aucune consolation. Le nom de Willoughby remplissait chaque page; madame Dashwood se confiant encore en son amour, en son honneur, ne croyant pas possible qu'on pût se lasser d'aimer sa Maria, mais réveillée par les craintes et les soupçons d'Elinor, cherchait à relever l'espérance de sa fille chérie, sollicitait seulement son entière confiance, lui témoignait une affection sincère pour Willoughby, qui ne pouvait, disait-elle, les avoir trompées, et une telle conviction de leur bonheur lorsqu'ils seraient unis, que le désespoir de Maria en lisant cette lettre devint une espèce d'agonie. Heureusement ses larmes avaient commencé avant de la lire; elles continuèrent et furent un soulagement. Elle cessa enfin de pleurer, et témoigna alors la plus vive impatience de retourner auprès de sa mère; elle seule entrerait dans ses sentimens, comprendrait sa douleur; elle seule avait senti combien Willoughby méritait d'être aimé; elle seule lui pardonnerait de l'aimer encore malgré sa perfidie. Elle voulait partir ce matin même, et pria Elinor de sonner pour demander une voiture. Ce départ si prompt, si soudain n'était pas du tout de l'avis d'Elinor; outre l'émotion affreuse que ce retour inattendu donnerait à leur mère, qu'il fallait au moins en prévenir, et ses doutes sur le bien qu'il ferait à Maria, elle craignait avec raison qu'une absence si brusque dans un tel moment ne nuisît à sa réputation, et redoutait même les soupçons et les propos de madame Jennings, excitée par la colère où ce départ la mettrait sûrement: elle tâcha donc sans lui dire les motifs qui l'auraient encore plus exaspérée, de faire entendre raison à sa soeur. Elle lui dit qu'il fallait au moins avoir le consentement de leur mère; que leur frère étant attendu tous les jours à Londres, trouverait fort mauvais qu'elles partissent au moment de son arrivée; et la raison se fit enfin entendre à Maria. Madame Jennings sortit ce matin là plutôt que de coutume, et ne demanda point à Elinor de la suivre; il lui tardait que les Middleton et les Palmer sussent tout ce qui se passait, et pussent aussi s'affliger sur Maria et s'indigner contre Willoughby. Dès qu'elle fut partie, Maria conjura sa soeur d'écrire à leur mère, de lui dire toute sa douleur, et de lui demander la permission de retourner auprès d'elle. Elinor s'assit pour cette pénible tâche; Maria placée vis-à-vis d'elle, dans le salon de madame Jennings, appuyée sur la même table où sa soeur écrivait, tantôt suivait le mouvement de sa plume, tantôt rêvait, sa main sur ses yeux, et s'affligeait aussi du chagrin que cette lettre causerait à sa bonne mère: il y avait une heure qu'elles étaient ainsi, quand un coup de marteau à la porte fit tressaillir Maria. Qui peut venir, dit Elinor, de si bonne heure? J'espérais que nous étions à l'abri d'une visite. Maria était déja à côté de la fenêtre. Qui serait-ce que le colonel Brandon, dit-elle avec humeur? est-on jamais à l'abri de le voir entrer? je ne veux pas le voir, et je m'échappe. Un homme qui ne sait que faire de son temps envahit toujours celui des autres; elle sortit par la salle à manger pour éviter de le rencontrer. Elinor qui voulait achever sa lettre, hésitait si elle le recevrait dans l'absence de madame Jennings, mais il ne se fit point annoncer; il entra, et son regard mélancolique, le son de voix altéré avec lequel il demanda des nouvelles de Maria, convainquit Elinor que c'était le seul but de sa visite; elle pouvait à peine pardonner à sa soeur l'espèce d'aversion qu'elle témoignait à ce digne homme. J'ai rencontré madame Jennings à Bonds-street, dit-il ensuite à Elinor; elle m'a engagé à venir auprès de vous, et j'étais charmé, je vous l'avoue, mademoiselle, de cette occasion de vous parler sans témoins; je le désirais d'autant plus, que je vous jure que mon seul motif, mon seul voeu, mon seul espoir est de donner peut-être quelques _consolations_. Mais, non; ce n'est pas le mot, bien au contraire, et je ne sais de quelle expression me servir... de donner à votre soeur une conviction déchirante peut-être au premier moment, mais qui puisse contribuer à guérir son coeur. Mon attachement pour elle et mon estime pour vous, et pour votre excellente mère m'ont décidé à vous confier quelques circonstances.... Mais je vous en conjure, bonne Elinor, ne voyez dans cette confiance que mon ardent désir de vous être utile et aucun intérêt personnel. Je sais bien que quelque chose qu'il arrive, je n'ai aucun espoir; mais quoique j'aie passé bien des heures à me convaincre moi-même qu'il était de mon devoir de vous parler, j'ai besoin encore de votre aveu pour m'y décider. Je vous entends, dit Elinor, vous avez quelque chose à me dire sur M. Willoughby qui dévoilera son caractère. Vous dites que c'est la plus forte preuve d'amitié que vous puissiez donner à ma soeur: ma reconnaissance vous est donc bien assurée. Si ce que vous avez à me confier tend à la guérir plutôt de sa malheureuse inclination, parlez, je vous en conjure, je suis prête à vous entendre. CHAPITRE XXXII. Vous me trouverez, dit le bon colonel à Elinor, un très-maussade narrateur; je sais à peine par où commencer le récit que j'ai à vous faire. Quand je quittai Barton le dernier octobre.... mais il faut que je prenne mon récit de plus loin, il faut que je vous parle de ma propre histoire. Je vous promets d'être bref, et vous pouvez vous fier à moi; c'est un sujet sur lequel je crains de demeurer long-temps, (et ces mots furent accompagnés d'un profond soupir). Il s'arrêta un moment comme cherchant à rassembler ses idées; ensuite il poursuivit. --Vous avez probablement miss Dashwood, oublié une conversation que j'eus avec vous un soir à Barton-Park pendant qu'on dansait; je vous parlais d'une dame que j'avais connue autrefois, qui ressemblait à beaucoup d'égards à votre soeur Maria. --Je ne l'ai point oubliée, s'écria Elinor; je pourrais, je crois, vous dire vos mêmes paroles; mais qui pourrait rendre l'expression de sentiment avec lequel vous parliez de cette femme? --Je l'avoue, dit le colonel, c'était avec une bien vive émotion que je remarquai dans votre soeur une ressemblance frappante à plusieurs égards avec cette femme qui n'existe plus depuis long-temps. Ce n'est pas peut-être dans le détail des traits que ce rapport existe, quoi qu'il y en ait aussi; la figure de Maria est plus belle, mais c'est la même expression de physionomie, le même regard, la même chaleur de coeur, la même vivacité d'imagination, le même caractère. Elisa était ma proche parente. Orpheline dès son enfance, elle fut mise sous la tutelle de mon père. Je n'avais qu'une année de plus qu'elle, et nous étions élevés ensemble. Elle était la compagne de mes jeux et mon intime amie; je ne puis me rappeler le temps où je n'aimais pas Elisa, et mon affection croissant avec les années devint enfin un sentiment passionné. En me jugeant sur ma gravité actuelle, vous m'avez cru peut-être incapable d'un sentiment exalté; il l'était au point que ni le temps ni sa mort n'ont pu l'éteindre, et qu'au moment où je vis votre soeur, qui me la rappelait si parfaitement, il se réveilla avec une nouvelle force. Elisa m'aimait aussi; son attachement pour moi était aussi vif, aussi passionné que celui de votre soeur pour Willoughby; jugez donc si je l'excuse, si je le comprends. Vous, sage Elinor, vous qui savez placer vos sentimens, sous l'égide de la raison, vous ne devez pas comprendre le moment où l'on n'entend plus sa voix, où celle de l'amour est seule écoutée; (ici des larmes remplirent les yeux d'Elinor) mais votre sensibilité vous rend indulgente pour les faiblesses du coeur, et j'en abuse peut-être. Un sourire d'Elinor et même ses larmes lui dirent de continuer. La fortune d'Elisa était considérable; nous n'y avions jamais pensé. Elle était destinée à mon frère aîné; nous l'ignorions tous les deux. Il voyageait avec un gouverneur et connaissait à peine sa jeune cousine, qu'il avait jusqu'alors regardée comme un enfant. Lorsqu'il revint dans la maison paternelle il avait vingt-quatre ans, Elisa dix-sept, et moi dix-huit. Mon père alors nous dévoilant ses desseins, ordonna à sa nièce de se préparer à donner sa main à mon frère; il aimait passionnément ce fils, qui pendant six ans avait été son fils unique, et ne pouvant lui laisser assez de fortune à son gré, il voulait lui assurer celle de sa pupille. Voilà je crois la seule excuse que je puisse alléguer pour celui qui était à la fois l'oncle et le tuteur de cette jeune victime. Prosternée à ses pieds, Elisa en avouant notre amour implora en vain sa pitié; en vain offrîmes-nous d'un commun accord de céder à mon frère cette fortune qui nous rendait si malheureux. Mon père traita et notre attachement et cette proposition de folies enfantines, qu'il ne lui était pas même permis d'écouter, et persista durement dans ses projets, en disant qu'il saurait bien se faire obéir d'elle ainsi que de mon frère, qui sans aimer du tout sa cousine, consentait cependant à l'épouser. Au désespoir, et décidés à tout plutôt qu'à renoncer l'un à l'autre, nous formâmes un projet d'évasion. Le jour était fixé; nous devions fuir en Ecosse: nous fûmes trahis par la femme-de-chambre de ma cousine. Mon père en fureur me bannit de sa maison; il m'envoya chez un parent dont les terres étaient très-éloignées, avec l'injonction de me surveiller, ce dont il s'acquitta avec dureté. Elisa renfermée dans sa chambre, privée de toute société, de tout plaisir, fut traitée plus rigoureusement encore. Elle me promit en nous séparant que rien au monde ne pourrait ébranler sa constance, et avant que l'année fût écoulée, on m'apprit en me rendant ma liberté que j'avais trop compté sur le courage d'une fille de dix-sept ans, que celui d'Elisa avait cédé à l'ennui de sa situation, (peut-être aux mauvais traitemens,) et que celle qui devait être ma femme, ma compagne, était actuellement ma belle-soeur. Ce coup qui nous séparait à jamais fut terrible! Cependant j'étais bien jeune, et si j'avais pu croire qu'elle fût heureuse avec mon frère, peut-être aurais-je fini par prendre mon parti. Mais pouvait-elle l'être avec un homme qui sans l'aimer, et seulement pour sa fortune, consentait à l'épouser malgré elle, lui connaissant un autre attachement, et condamnant son frère au désespoir et à l'exil; car mon père sans même me revoir, me plaça dans un régiment qui passait aux Grandes-Indes, ce qui me fit plaisir. Je n'aurais pas pu revoir Elisa dans notre nouvelle situation, et je n'aurais pas voulu l'exposer aux soupçons de son mari ni renouveler par ma présence le souvenir d'un sentiment que je désirais alors qu'elle pût oublier. Je vous ai dit qu'elle ressemblait à votre soeur; vous savez donc déjà qu'elle était belle, séduisante, que son coeur et son imagination étaient toujours en mouvement. En un seul point elle différait de Maria; elle n'avait pas comme votre soeur la sauve-garde d'un système arrêté, celui de n'aimer qu'une fois en sa vie (ici il soupira profondément). Elinor qui ne croyait pas aux systèmes arrêtés d'une fille de dix-huit ans ne put s'empêcher de sourire à demi. Le colonel continua, mais avec une peine visible. Combien ce qu'il me reste à vous apprendre me coûte à prononcer, dit-il avec un accent étouffé; il ne faut pas moins que le motif qui me conduit ici pour m'y décider. Elinor l'encouragea par un regard plein d'amitié. Mon père mourut peu de mois après ce mariage. Elisa si jeune encore, sans expérience, livrée à elle-même avec une vivacité de caractère qui aurait demandé d'être guidée, se trouvait unie à un mari qui n'avait pour elle ni attachement ni aucune de ces attentions qui gagnent par degré un coeur aimant; il la traitait même avec dureté. Oh! qui pourrait ne pas la plaindre; si elle avait eu seulement un ami pour l'avertir des dangers de sa situation! mais la malheureuse Elisa ne trouva qu'un séducteur qui la conduisit à sa perte.... Si j'étais resté en Angleterre peut-être... mais je croyais assurer son bonheur par mon absence bien plus que par ma présence, et dans le seul motif de rendre la paix à son coeur, je la prolongeai plus que je n'aurais dû. Ce que j'avais ressenti en apprenant son mariage n'était rien auprès de ce que j'éprouvai lorsque deux ans après j'appris son divorce, demandé par un époux justement outragé. C'est là ce qui m'a jeté dans cette tristesse que je n'ai pu vaincre.... même actuellement le souvenir de ce que j'ai souffert.... Il ne put continuer, et se levant il se promena vivement dans le salon pendant quelques minutes. Elinor affectée par ce récit, et plus encore par l'émotion qu'il lui avait causée, ne pouvait lui parler; après quelques instans elle fut à lui, et le conjura de cesser une narration qui lui faisait autant de peine. Non, lui dit-il, après avoir baisé sa main avec un tendre respect, il faut que vous sachiez tout; je n'ai pas touché encore ce qui peut vous intéresser; daignez m'écouter quelques instans de plus: ils se rassirent à côté l'un de l'autre, et il reprit ainsi. Je fus encore trois années depuis ce malheureux événement sans retourner en Angleterre. Mon premier soin quand j'arrivai fut de la chercher, mais mes recherches furent vaines. Je ne pus arriver qu'à son premier séducteur, qu'elle avait abandonné, et tout donnait lieu de penser que dès lors elle s'était toujours plus enfoncée dans le mal. Mon frère en se séparant d'elle pour raison d'inconduite, n'avait pas été obligé de lui rendre toute sa fortune, et ce qu'il lui donnait annuellement ne pouvait lui suffire. J'appris de lui qu'une autre personne s'était présentée pour toucher cette rente; il imaginait donc, et avec un calme dont je fus révolté, que ses _extravagances_ l'avaient obligée de disposer dans un moment de pressant besoin de la seule chose qui lui restât pour vivre. Je ne pus supporter cette idée; ma cousine, l'amie de mon enfance, l'amante de ma jeunesse, ma soeur, mon Elisa réduite à la misère, me poursuivait sans relâche. Je recommençai de nouveau mes recherches dans tous les lieux où le malheur et le désespoir pouvait l'avoir conduite, sûr qu'elle n'était pas morte, puisque son annuité se payait encore. L'individu qui la touchait ne put me donner que des renseignemens obscurs. Enfin après six mois de courses inutiles, je la trouvai par hasard. J'appris qu'un ancien domestique de mon père avait eu du malheur et venait d'être enfermé pour dettes; j'allai le délivrer, et dans la même maison d'arrêt, et pour la même cause, était aussi mon infortunée soeur, si changée, si flétrie par des peines de toute espèce, qu'à peine pus-je la reconnaître. Ce fut elle qui me reconnut à l'instant, et qui me nommant avec un cri déchirant et en se cachant le visage entre les mains, m'apprit que j'avais devant moi l'objet de tant de recherches: cette figure si maigre, si triste, où l'on voyait à peine quelque trace de beauté, c'était mon Elisa, c'était celle que j'avais adorée, et quittée dans la fleur de la jeunesse, de la santé, d'une surabondance de vie et de sentimens. Ce que je souffris en la retrouvant ainsi!.... Mais non, je n'ai pas le droit d'exciter votre sensibilité pour une étrangère, quand vous avez assez de vos peines; je me suis même trop étendu sur un sujet si douloureux. Suivant les apparences, Elisa était au dernier degré de la consomption, et son malheur et le mien étaient au point, que ce fut une consolation. La vie ne pouvait plus avoir d'autre prix pour elle, que celui de lui donner le temps de se préparer à la mort, et ce temps lui fut accordé. Ce jour même elle fut placée dans un bel appartement, entourée de tous les soins nécessaires: je la visitai chaque jour pendant le reste de sa courte vie, et je reçus son dernier soupir. Il s'arrêta encore. Elinor lui témoigna avec l'expression la plus sincère, la part qu'elle prenait au triste sort de son amie. Votre soeur, j'espère, dit-il, ne peut-être offensée par la ressemblance qui m'a frappé entre elle et ma pauvre infortunée parente. Leur destin ne peut jamais avoir le moindre rapport, et si les dispositions naturelles de mon Elisa avaient été soutenues par une soeur comme Elinor, ou par un heureux mariage, elle aurait été sûrement tout ce que Maria sera un jour, quand cet orage de son coeur aura dissipé les illusions, trop romanesques peut-être, mais bien séduisantes, auxquelles son imagination s'est livrée. Mais à quoi mène cette déplorable histoire? Allez-vous penser. Peut-être à avancer le moment où votre soeur bannira de sa pensée celui qui ne la méritait pas; pardonnez donc, si dans ce but j'ai risqué de vous faire partager la pénible émotion que ce récit m'a donné. Depuis quinze ans que j'ai fermé les yeux d'Elisa, c'est la première fois que ce nom toujours présent à ma pensée est sorti de ma bouche; je n'ai pas même voulu que sa fille le portât. --Sa fille! interrompit Elinor, serait-ce?.... --Madame Jennings vous a peut-être parlé de miss Williams? J'ai vu par quelques mots qu'elle connaissait son existence et le tendre intérêt que je prends à cette jeune personne, qui ne sera pas hélas! plus heureuse que celle qui lui fit le triste présent de la vie sous de si fâcheux auspices. Cette enfant fruit de sa coupable liaison, âgée de trois ans, était avec elle; elle la chérissait et ne l'avait point quittée, ce qui m'a prouvé qu'elle était vraie lorsqu'elle m'a juré qu'elle n'avait pas d'autre faute à se reprocher, et que le repentir seul lui avait fait quitter le père de cet enfant. Elle me le dit encore en expirant et en me recommandant sa fille, que je promis de regarder comme si elle était la mienne. Je sentis tout le prix de sa confiance, et je lui aurais bien volontiers servi de père dans le sens le plus strict, en veillant moi-même sur son éducation, si ma situation me l'avait permis, mais je n'avais ni famille, ni demeure qui m'appartinssent; ainsi je fus forcé de placer ma petite pupille dans une pension, sous le nom de Caroline Williams; ce dernier est mon nom de baptême que je me plus à lui donner. Je la vis aussi souvent qu'il me fut possible, et depuis la mort de mon frère, arrivée il y a cinq ans, qui me laissa la propriété de tous les biens de la famille, elle m'a souvent visité à Delafort. Je la présentais comme une parente dont j'avais été nommé le tuteur, mais je me doute qu'on a soupçonné dans le monde qu'elle me tenait de plus près. Résolu de la traiter comme ma fille, je n'ai pas démenti ce bruit, puisqu'également sa naissance n'était ni légitime ni avouée. Il y a trois ans que la trouvant grande et formée pour son âge, (elle avait alors quatorze ans), je l'ôtai de la pension où elle était depuis la mort de sa mère, pour la placer sous les soins d'une femme très-respectable qui réside en Dorsetshire, et s'est chargée de surveiller l'éducation de cinq ou six jeunes personnes. Pendant deux ans je fus parfaitement content de ma fille adoptive. Aussi jolie que sa mère, elle paraissait plus posée, plus calme: sa maîtresse qui l'aimait beaucoup avait en elle tant de confiance, qu'elle me sollicita de lui permettre de passer quelques semaines à Bath, avec les parens de l'une de ses jeunes amies qui désiraient sa société pour leur fille. Je connaissais cette famille sous un jour avantageux. La santé de Caroline avait toujours été délicate; je pensais que cette course et les bains la fortifieraient, et j'eus l'imprudence d'y consentir: c'est là sans doute où elle fit la connaissance qui lui a été si fatale! J'ai su depuis que le père de son amie ayant été retenu par la goutte à la maison, était soigné par sa femme, et que les deux jeunes amies allaient seules dans les promenades ou à leurs emplètes du matin. Quoique l'amie de Caroline n'ait jamais voulu convenir de rien, j'ai lieu de croire qu'elle était confidente de son inclination et la favorisait. De retour à leur pension, Caroline ne fut plus la même; rêveuse, inégale inattentive, elle s'échappait souvent pour se promener seule dans les environs: la maîtresse la menaça de m'avertir. Enfin au mois de février, il y a à présent une année, elle sortit un jour comme à l'ordinaire, et ne revint pas. Après un jour ou deux passés en recherches inutiles, je fus averti de sa disparition. J'accourus, et tout ce que je pus apprendre c'est qu'elle s'en était allée. Pendant huit mois je fus livré à des conjectures dont l'une détruisait l'autre et me replongeait dans une incertitude cruelle! Tout ce que je pus découvrir, c'est qu'un jeune homme d'une figure, d'une beauté remarquable, avait souvent été vu dans les environs, se promenant avec elle; mais je ne pus avoir aucune lumière sur son nom. Oh ciel! s'écria Elinor, serait-ce?.... Est-il possible que ce soit Willoughby! Sans lui répondre le colonel continua. Toutes les recherches pour découvrir quelques traces de sa demeure ayant été inutiles, je tombai dans un sombre abattement, dont mon ami sir Georges Middleton eut la bonté de s'inquiéter; il m'invita de passer quelque temps à Barton-Park pour me distraire. Je ne lui avais point confié la cause de mon chagrin, espérant d'un jour à l'autre retrouver ma brebis égarée, et sauver au moins sa réputation. J'avais besoin de fuir les lieux où je l'avais vue, où je ne la voyais plus, et j'acceptai la proposition de mon ami. C'est alors que je fis la connaissance des intéressantes parentes de sir Georges; c'est là que je vis avec un trouble que je ne pus cacher l'image vivante de ma pauvre Elisa, image qui me fit une impression d'autant plus vive, d'autant plus douloureuse, qu'elle me retraça en même-temps et la perte de la mère et celle du dépôt qu'elle avait confié à mes soins. Vous fûtes souvent témoin de ma mélancolie; elle vous intéressa et rebuta peut-être la vive et brillante Maria. Bientôt un autre objet vint l'occuper en entier, et m'enlever même la faible espérance de pouvoir jamais lui plaire. Je combattais entre la nécessité de partir et le désir de rester, lorsque je reçus inopinément une lettre de Caroline elle-même, dans les premiers jours d'octobre; elle me fut renvoyée de ma terre de Delafort où elle était adressée. Je la reçus le matin du jour où nous devions tous aller à Withwell; vous vîtes l'émotion qu'elle me donna et qui fut d'autant plus vive que l'écriture, les expressions de ma pauvre repentante pupille me firent présumer qu'elle était très-malade et qu'elle avait un pressant besoin de mon secours. Elle me disait où je la trouverais, c'était dans un hameau tellement retiré, que je ne fus pas surpris qu'elle eût échappé à toutes mes recherches: je n'avais donc pas un instant à perdre, et je résolus de partir tout de suite pour aller la chercher. Je parus fort étrange, fort entêté; vous seule ne fîtes aucun effort pour me retenir, et pardonnez si j'ose croire que vous étiez celle qui me regrettait le plus. Je partis très-inquiet de l'état où je trouverais ma fille adoptive, et le coeur serré du regard courroucé de Maria, qui ne me pardonnait pas de faire manquer cette partie. Oh! combien j'étais alors loin de me douter que cet heureux Willoughby, dont les regards me reprochaient l'impolitesse de mon départ, fut celui qui en était la cause, et lui-même s'il avait su que j'allais au secours de celle qu'il avait perdue, abandonnée! mais en aurait-il été moins gai, moins satisfait? Un sourire de Maria ne lui faisait-il pas oublier les larmes de ma pauvre Caroline. Non, non, l'homme capable de laisser la jeune fille dont il a séduit l'innocence, de la laisser dans la misère et dans l'abandon, sans asile, sans amis, sans secours, ignorant sa retraite, et qui pendant que sa victime meurt de sa douleur, médite peut-être la perte d'une autre, non un tel être n'est pas susceptible de remords! Il avait quitté Caroline en lui promettant de revenir bientôt; il n'était pas revenu, il ne lui avait pas écrit, il ne pensait plus à elle. Un mouvement involontaire avait fait baisser les yeux à Elinor, comme si elle avait eu honte pour sa soeur d'avoir été même sans le savoir complice d'une telle perfidie; elle les releva pleins d'indignation: c'est au-dessus, dit-elle, de tout ce que je pouvais imaginer! Mais mon cher colonel, pourquoi... Elle s'arrêta tremblant elle-même du reproche qu'elle se croyait en droit de lui faire. Je vous entends, dit-il, pourquoi ne vous ai-je pas avertie plutôt? Non, je ne puis vous exprimer ce que j'ai souffert depuis mon retour! Combattant chaque jour, chaque instant avec moi-même, pour vous cacher ou vous découvrir cette histoire. Lorsque je vis que Willoughby ne retournait point à Barton, j'espérai que quelque incident vous avait dévoilé son caractère, ou que sa légèreté l'avait entraîné loin de Maria, et qu'il n'était plus dangereux pour elle; mais quand je vis, quand j'appris de vous-même qu'elle l'aimait plus tendrement, plus passionnément que jamais; quand le bruit de leur mariage se répandit généralement; quand je sus qu'ils étaient en correspondance, alors qu'aurais-je pu dire? Mon intérêt personnel dans toute cette affaire était si grand, si.... compliqué, qu'il m'était peut-être interdit de m'en mêler, lorsque tout était conclu. Je n'aurais peut-être persuadé personne, et Maria blessée, désespérée, et par moi! m'offrait un tableau affreux à soutenir. Willoughby sans doute avait été rendu à la vertu par l'empire irrésistible d'une famille telle que la vôtre, et des charmes de Maria; il avait continué à l'adorer, et j'osais espérer que revenu de ses erreurs de jeunesse, il la rendrait heureuse. Jamais je n'avais eu l'espoir que ma pauvre Caroline pût devenir sa compagne, vu la tache de sa naissance, celle même de sa séduction. Sans doute il fut bien coupable avec elle; mais dans ce siècle, si l'on comptait trop sévèrement les torts de cette espèce, quel jeune homme serait digne d'obtenir la main d'une femme honnête? et celle qui allait appartenir à Willoughby réunissait tant de perfections, qu'elle devait sans doute fixer son inconstance. Voilà, chère Elinor, les motifs de mon silence; j'allais jusqu'à me persuader que dans ma situation, c'était un devoir de me taire; cependant un sentiment intérieur m'a souvent engagé à m'ouvrir entièrement à vous, et si je vous avais trouvée seule la semaine passée, quelques rapports sur Willoughby, sur la cour qu'il faisait publiquement à miss Grey et la tristesse de Maria, m'auraient enfin décidé à vous parler. Je vins ici déterminé à vous faire connaître la vérité, je commençai une explication; vous m'interrompîtes en m'assurant que vous ne croyiez point que le mariage de votre soeur eût lieu; alors je me retins. Pourquoi nuire sans nécessité à un homme qui me regarde déja comme son ennemi, que j'ai déja puni de sa perfidie? Mais actuellement qu'il en agit aussi indignement avec Maria, je n'ai plus de ménagement à garder, et je dois faire connaître à votre soeur le danger qu'elle a couru en s'attachant à un homme sans principes, sans moeurs, sans délicatesse, qui lui destinait sans doute le même sort qu'à ma pauvre Caroline, s'il avait pu triompher aussi facilement. Ah! quelque soit son chagrin actuel, il doit se changer en reconnaissance pour l'Être-Suprême qui a veillé sur elle, et l'a garantie des pièges dont elle était environnée. Qu'elle compare son sort avec celui de ma pauvre enfant trompée aussi dans le premier choix de son coeur, et n'ayant plus la consolation de sa propre innocence; qu'elle se représente cette jeune fille avec une passion dans le coeur aussi forte, aussi vive que la sienne, et peut-être augmentée par ses sacrifices, tourmentée de l'abandon de celui qu'elle aime, et pour qui elle a renoncé à sa propre estime, et des reproches cruels de sa conscience, qui ne cesseront jamais. Il est impossible que Maria ne trouve pas alors ses souffrances bien légères; elles ne procèdent pas d'elle-même, elle a conservé dans son entier sa propre estime et celle de tous ses amis. Une tendre compassion de son malheur, le respect pour la dignité avec laquelle elle le supportera sans doute, ne peuvent qu'augmenter leur amitié; et peut-être que celui qu'elle regrette, parce qu'elle le voit encore sous le bandeau des illusions de l'amour, cessera de l'intéresser quand il lui sera mieux connu. Usez, chère Elinor, de votre prudence, de votre discernement pour lui communiquer ce que je viens de vous dire. Vous pouvez bien mieux que moi juger de son effet et de ce que vous devez lui apprendre ou lui cacher; mais si je n'avais pas cru de bonne foi et dans ma conscience que cette histoire pût vous être utile pour adoucir ses regrets, je ne me serais jamais permis de vous troubler par le détail de mes propres afflictions et par un récit d'où l'on peut présumer que je cherchais à me relever aux dépens des autres. Elinor le remercia avec l'expression de la plus tendre reconnaissance, et lui dit qu'elle pensait comme lui que cette communication serait avantageuse à sa soeur. J'ai été plus peinée, dit-elle, de la voir essayer de le justifier que de tout le reste. Elle ne peut supporter qu'on l'accuse ni qu'on le soupçonne; mais ici il y a plus que des soupçons, c'est une certitude de son indignité qui doit faire effet sur un caractère tel que celui de Maria. Quoique d'abord elle en souffrira beaucoup, je suis presque sûre de l'efficacité de ce remède.... Après un court silence elle ajouta: Avez-vous revu M. Willoughby depuis que vous l'avez quitté à Barton? --Oui, répondit gravement le colonel, je l'ai vu une fois.... notre rencontre était inévitable. --Elinor frappée de son accent le regarda avec étonnement, en lui disant, expliquez-vous! comment? où l'avez-vous rencontré? --Il n'y avait qu'une seule manière..... Caroline m'avoua enfin, quoiqu'avec beaucoup de peine le nom de son séducteur; je ne pouvais pas laisser passer son indigne action sans lui dire mon opinion sur sa conduite avec la jeune fille confiée à mes soins. Je lui écrivis à Altenham dans des termes qui l'obligèrent à se rendre directement à Londres, où je lui donnais rendez-vous. Il y fut exact, car l'homme qui manque aux lois de l'honneur avec un sexe faible et sans défense, n'a garde d'y manquer avec son propre sexe. Nous nous rencontrâmes donc, lui pour défendre et moi pour punir sa conduite. Il fut blessé au bras; je n'en voulais pas à sa vie, et lors même que le désir de la conserver l'aurait engagé à m'offrir de réparer ses torts en épousant Caroline, je n'y aurais pas consenti. L'exemple de sa mère m'a trop fait sentir les dangers d'une union qui n'est pas fondée sur un attachement et une estime réciproques. J'aime mieux consoler mon enfant d'une faiblesse excusable, peut-être, dans un âge aussi tendre, que de l'exposer à devenir bien plus coupable, en l'unissant à un homme dont les principes sont aussi relâchés. Désolé de n'avoir pas su prévenir le malheur de la fille de mon Elisa, d'avoir si mal répondu à sa confiance, je consacre le reste de ma vie à adoucir ses peines, à la réconcilier avec elle-même, à la consoler d'une faute qu'elle peut encore réparer à force de vertus, et en remplissant tous les devoirs qui lui sont imposés. --Est-elle à Londres? --Non, sa santé avait besoin d'un air plus pur. Je la trouvai près de devenir mère. Son fils qui sera le mien, l'occupe uniquement. Je l'ai placée à la campagne chez des gens dont je suis sûr, comme une jeune veuve; et si l'on peut croire à l'efficacité d'un profond et sincère repentir, le ciel lui a pardonné une faute aussi chèrement payée. Se rappelant tout-à-coup que Maria avait peut-être besoin de sa soeur, que madame Jennings allait rentrer, il termina sa visite, recevant encore tous les remercîmens d'Elinor, et la laissant pleine d'estime pour lui, de compassion pour sa fille adoptive et d'indignation contre Willoughby. CHAPITRE XXXIII. Elinor trouva bientôt l'occasion de répéter cette conversation à sa soeur; mais l'effet fut très-différent de ce qu'elle avait imaginé. Maria n'eut pas l'air d'avoir un seul doute; elle écouta le récit avec la plus ferme et la plus soumise attention, sans faire aucune remarque, aucune objection, sans interrompre cette narration par la moindre exclamation douloureuse. Elle n'essaya point de justifier Willoughby; elle versait des larmes, et semblait convenir par son silence qu'elle sentait que c'était impossible. Toute sa conduite prouva à Elinor que la conviction de cette perfidie avait frappé son esprit, mais sans guérir son coeur. Elle vit aussi avec satisfaction, mais avec une grande surprise, qu'elle ne cherchait plus à éviter le colonel Brandon. Quand il entrait dans le salon elle ne sortait plus; elle ne lui parlait pas la première, mais elle lui répondait avec beaucoup de politesse et même avec une sorte de respect, et ne se permettait plus un seul mot contre lui. Ce pauvre colonel, disait-elle à Elinor, comme je l'ai mal jugé! Il a aimé passionnément, et il a été trahi; ah! combien je le plains. En tout elle était plus calme, plus résignée en apparence; mais elle n'en paraissait pas moins malheureuse. Son esprit avait pris une assiette plus tranquille, mais aussi plus mélancolique; et toujours elle était plongée dans un profond abattement. Elle sentit plus pesamment la perte des vertus et du caractère qu'elle avait supposés à Willoughby, qu'elle n'avait senti celle de son coeur. La séduction de mademoiselle Williams; l'abandon qui en avait été la suite; la misère de cette pauvre jeune fille, qui contrastait si fort avec la gaîté brillante de son séducteur; un doute sur les desseins qu'il pouvait avoir eus sur elle-même, lorsqu'il feignait si bien un amour qu'il n'avait peut-être pas: tout cela réuni l'oppressait au point de ne pouvoir plus même en parler avec Elinor; et nourrissant en silence le chagrin qui la dévorait, elle causait plus de peine à sa soeur que si elle le lui avait confié du matin au soir. Elles recevaient de leur mère de fréquentes lettres qui n'étaient qu'une répétition de tout ce que Maria avait dit et senti. Sa douleur égalait presque celle de cette dernière, et son indignation surpassait celle d'Elinor. Des pages entières arrivaient tous les jours, pour dire et redire toutes ses pensées, tous ses sentimens, pour exprimer sa sollicitude sur sa chère Maria, pour la supplier d'avoir un courage dont elle ne lui donnait pas l'exemple, et pour la recommander à Elinor. Malgré son désir de les revoir toutes les deux, elle insistait positivement pour qu'elles ne revinssent pas encore à Barton; ce lieu plus que tout autre retracerait à sa pauvre Maria son bonheur passé, et nourrirait son amour et son affliction: à chaque place, disait-elle, elle verrait en imagination Willoughby comme elle l'avait vu, tendre, empressé, uniquement occupé d'elle et des moyens de lui plaire.... et l'imprudente mère ne songeait pas qu'en présentant elle-même ce tableau à Maria, elle lui faisait tout le mal qu'elle voulait éviter. Elinor vit avec chagrin que chaque lettre de la Chaumière redoublait la tristesse de sa soeur; elle en vint à croire qu'en effet madame Dashwood faisait mieux de ne pas la rappeler auprès d'elle, et qu'elles ne feraient que s'exciter ensemble aux regrets et à la douleur. Madame Dashwood les engageait à profiter de l'invitation et de la générosité de madame Jennings, et à rester au moins pendant les six semaines qu'elle avait fixées pour leur séjour à Londres: une variété d'objets, d'occupations, de société, pourraient peut-être, disait-elle, distraire sa chère Maria de ses tristes pensées et lui procurer quelqu'autre objet d'intérêt. La rencontre fortuite de Willoughby ne l'inquiétait point; elle n'était pas à craindre; tous leurs amis, toutes leurs connaissances partageaient sans doute son indignation et n'auraient garde de l'inviter. Maria avait même moins de chance de le rencontrer qu'à Barton; il pouvait être obligé d'un jour à l'autre de faire une visite à madame Smith à Altenham, à l'occasion de son mariage, et même d'y amener sa femme, ce qui serait absolument insupportable, et ne manquerait pas d'arriver. Un autre motif se joignait encore à ceux-là pour engager ses filles à rester à Londres. Une lettre de M. John Dashwood lui avait annoncé que dans le milieu de février ils y seraient établis en famille. Elle désirait beaucoup que ses filles fussent à même de voir leur frère; sans le dire elle pensait aussi que son Elinor gagnerait sûrement le coeur de madame Ferrars, et qu'elle verrait au moins une de ses filles heureuse et bien établie. Maria avait promis de se laisser guider par l'opinion de sa mère; elle s'y soumit donc sans opposition, quoique la sienne fût absolument contraire. Maman se trompe sur tous les points, pensait-elle; en me faisant rester à Londres, elle me prive des consolations que je trouverais dans sa tendre sympathie pour l'excès de mon malheur, et je ne serais pas forcée de voir une société dont le manque total de goût et de sentimens me repousse et me blesse, et avec laquelle je ne puis espérer un seul instant de repos. La seule chose qui lui fît prendre son parti sur cette décision, fut l'avantage d'Elinor, qui pourrait voir Edward journellement chez sa soeur. Elinor de son côté, pensant qu'avec des relations de famille aussi intimes, elle ne pourrait pas toujours éviter Edward, fortifiait son âme pour s'accoutumer à le voir, non plus comme son futur époux, mais comme celui de Lucy Stéeles, et croyait ainsi que sa mère, que dans les dispositions mélancoliques de Maria, un peu des distractions de la ville lui valait mieux qu'une solitude, remplie de si dangereux souvenirs. Ses soins pour que sa soeur n'entendît jamais le nom de Willoughby prononcé devant elle, ne furent pas sans succès. Ni madame Jennings, ni aucun de ses enfans, sans en excepter la babillarde petite dame Palmer, ne parlaient jamais de lui devant elle; mais ils s'en dédommageaient amplement lorsqu'elle n'était pas avec eux, ce qui arrivait souvent; et la pauvre Elinor était obligée de supporter seule leur curiosité, leur indignation, et, ce qui était pire encore, leur pitié pour sa soeur. Sir Georges pouvait à peine croire que cela fût possible; un homme dont il avait toujours eu bonne opinion, un si bon garçon, le meilleur écuyer et le plus habile chasseur de l'Angleterre! et quel danseur infatigable! C'était une chose incroyable; il le donnait à tous les diables du plus profond de son coeur; il ne lui dirait plus une seule parole pour tous les biens du monde, à ce scélérat, à ce trompeur! pas même, disait-il, s'il m'offrait une de ses charmantes petites chiennes; non, non, tout est fini avec lui. Madame Palmer exprimait aussi sa colère à sa manière, sans savoir ce qu'elle disait; elle était décidée aussi à rompre avec lui, et remerciait le ciel de ne pas le connaître. Elle le haïssait au point de ne pouvoir parler de lui, et contait à tout le monde ce qu'elle en savait: ce fut par elle qu'Elinor apprit toutes les particularités du mariage, chez quel sellier les voitures se faisaient, et quel peintre peignait les miniatures de l'époux et de l'épouse, et dans quel magasin on pouvait voir les parures étalées, etc. etc. Lady Middleton dit le premier jour: en vérité un homme de la bonne société ne devait pas se conduire ainsi. N'avoir pas l'air de connaître une personne chez qui il a été reçu si poliment, une parente de sir Georges, c'est très-mal. Ensuite elle n'en parla plus du tout; mais ayant appris que madame Willoughby était une élégante qui donnait le ton et se mettait à merveille, elle pensa qu'elle embellirait ses assemblées, et se promit de lui envoyer des cartes de visites et de l'inviter au premier _rout_ qu'elle donnerait. En attendant sa polie indifférence plaisait mieux à Elinor que le bruyant et humiliant intérêt des autres personnes de leur société, que celui même de madame Jennings, qui disait à tout le monde, comme cette pauvre Maria était malade de chagrin; comme c'était une pitié de la voir à table sans manger, quoiqu'elle lui donnât les meilleures choses du monde. Mais qu'y faire? tout cela n'est pas le traître Willoughby; c'est lui qu'elle voudrait, et je ne puis pas le lui rendre, etc. etc. M. Palmer qui n'avait pas l'air de se douter qu'il y eût au monde une Maria Dashwood et un James Willoughby, était dans ce moment celui de leur société qui convenait le mieux à Elinor, excepté cependant le bon colonel qui ne parlait de Maria que sur le ton de la plus extrême délicatesse, et, avec qui Elinor pouvait causer avec une confiance entière. Il trouvait dans l'amitié que cette aimable fille lui témoignait et dans la manière beaucoup plus affable de Maria, la récompense du zèle amical qu'il avait montré, en découvrant et ses chagrins et ses humiliations. Depuis qu'elle savait qu'il était très-sensible, et qu'il avait été malheureux en amour, elle le voyait sous un tout autre point de vue: il l'intéressait, et Elinor se flattait que cet intérêt s'augmenterait peu-à-peu. Mais madame Jennings qui avait mis dans sa tête que ce mariage se ferait au milieu de l'été, trouvait que les choses ne s'avançaient point assez. Le colonel lui paraissait tout aussi grave et silencieux qu'à l'ordinaire, malgré les petits encouragemens qu'elle lui donnait en lui disant tous les soirs: Colonel, vous reviendrez demain, n'est-ce pas? et en jetant un coup-d'oeil fin sur la pensive Maria. Malgré tout cela, il ne s'était pas encore adressé à elle pour parler en sa faveur, et n'osa pas s'offrir lui-même. Au bout de quelques jours elle commença à penser que ce mariage n'aurait lieu qu'en automne, et à la fin de la semaine elle décida qu'il ne se ferait jamais. La bonne intelligence qui régnait entre Elinor et le colonel, et leurs _aparté_, lui persuadèrent qu'il s'était tourné du côté de l'aînée, et que la belle terre de Delafort, le canal, les bosquets et le maître seraient bientôt en sa possession. Edward Ferrars ne paraissait point; Elinor n'en parlait jamais, et madame Jennings l'oublia complètement. Au commencement de février, quinze jours après la réception de la lettre de Willoughby, Elinor eut la pénible tâche d'apprendre à sa soeur qu'il était marié. Elle avait prié madame Jennings, qui savait tout par madame Palmer, de l'informer dès que la cérémonie aurait eu lieu, pour que Maria ne l'apprît pas par les papiers qu'elle lisait tous les matins avec empressement. Elle reçut cette nouvelle avec un calme affecté, auquel on voyait qu'elle s'était préparée. Elle ne fit nulle observation, elle ne versa point de larmes; mais elle s'enferma dans sa chambre toute la matinée, et quand elle en sortit, elle était presque dans le même état que le jour qu'elle reçut la fatale nouvelle. Les nouveaux époux quittèrent la ville dès qu'ils furent mariés. Elinor fut soulagée de sentir qu'il n'y avait plus de danger de les rencontrer, et que sa soeur, qui n'était pas sortie une seule fois de la maison depuis son chagrin, pourrait au moins prendre l'air, se promener, et reprendre par degrés sa vie accoutumée. Peu de jours après, les deux demoiselles Stéeles arrivèrent chez un de leurs modestes parens à Holborn; mais elles n'eurent rien de plus pressé que de se présenter chez leurs connaissances du bon ton, chez leur cousine milady Middleton, et à Berkeley-Street chez leur tante madame Jennings. Elles y furent reçues avec cordialité, quoique la politesse de lady Middleton eût une nuance de protection de plus qu'elle n'avait à Barton. Elinor fut la seule qui dans le fond de son coeur fût fâchée de les voir; la présence de Lucy lui faisait éprouver une véritable peine; elle ne savait comment répondre à ses exagérations de fausse amitié qui la rendaient toujours plus méprisable.--J'aurais été désespérée, ma chère miss Dashwood, de ne pas vous trouver _encore_ ici, lui disait-elle, en pesant sur ce mot avec emphase; mais j'avais toujours espéré que vous y _seriez_. J'étais sûre que vous _resteriez_ à Londres, au moins tout le mois _de février_, quoique vous m'eussiez _dit_ et assuré à Barton que vous repartiriez _avant_; mais déja alors j'étais convaincue que vous changeriez d'idée. Il aurait été cruel, il est vrai, de partir avant l'arrivée de votre frère, de votre belle-soeur..... et de _la famille_. Actuellement je suis sûre que vous n'êtes pas du tout pressée de vous en aller. Je suis au comble de la joie que vous n'ayez pas tenu _votre parole_. Elinor la comprit parfaitement, et mit en usage toute la force de son esprit pour qu'elle ne s'en aperçût pas.--Je suppose que vous irez demeurer avec monsieur et madame John Dashwood dès qu'ils seront à la ville, reprit Lucy avec affectation. --Non, je ne le crois pas, répondit Elinor. --Oh! oui, oui, j'en suis sûre, il en sera tout de même que de votre retour à la Chaumière au bout d'un mois. Elinor lui laissa croire ce qu'elle voulait et ne répondit rien. --Comme c'est délicieux pour vous, chère Elinor, que votre maman vous permette une si _longue_ absence et puisse se passer de vous aussi long-temps. --Aussi long-temps! s'écria madame Jennings; ne dites donc pas cela, Lucy; leur visite ne fait que de commencer. Lucy se tut avec l'air mécontent. --Je suis fâchée que nous ne puissions pas voir votre soeur, dit mademoiselle Anna, est-ce qu'elle est malade? On prétend qu'elle a ses raisons, et je les comprends bien. On ne trouve pas facilement un homme tel que M. Willoughby, et c'est vraiment une grande perte. Elle est donc bien désolée, la pauvre Maria? --Elle le sera certainement, mesdames, de n'avoir pas le plaisir de vous voir, dit Elinor avec une noble simplicité; elle a aujourd'hui un très-grand mal de tête qui la force à garder sa chambre. --Un mal de tête! quel malheur! je la plains beaucoup je vous assure; mais ne pourrait-elle pas également voir d'anciennes amies de campagne comme nous, avec qui elle peut ouvrir son coeur en entier? Rien ne soulage mieux: nous allons monter chez elle. --Je crois, dit Elinor un peu sèchement, que pour la migraine le silence et le repos valent mieux. Elle commençait à les trouver impertinentes au point qu'elle ne pouvait presque plus se modérer. Lucy lui épargna la peine d'une réprimande; elle en fit une très-sèche à sa soeur aînée sur son manque d'usage et de politesse. Elinor trouva que celle qui grondait aurait mieux encore mérité la gronderie, et la vit partir avec plaisir. FIN DU SECOND VOLUME. * * * * * Liste des modifications: page 12: «Midleton» remplacé par «Middleton» page 32: suppression d'un «avec» (en disant avec hésitation) page 39: suppression d'un «que» (voilà celui que j'entends) page 43: «peut-êrte» par «peut-être» page 68: «piano» par «pianos» (le meilleur des pianos) page 72: «enchanté» par «enchantée» (mais je suis enchantée de trouver) page 88: suppression d'un «en» (et sa maman lui demandait alors en grâce) page 97: «ayiez» par «ayez» (et je suis charmée que vous ayez) page 98: «obstacle» par «obstacles» (lever tous les obstacles) page 100: «barronnet» par «baronnet» (est belle-mère d'un baronnet) page 113: «courier» par «courrier» (vous écrira par le premier courrier) page 118: suppression d'un «vous» (Je suis enchantée de vous voir) page 123: «trotoirs» par «trottoirs» page 128: «toute» par «tout» (et lui rendit tout son espoir) page 129: «Cet» par «Cette» (Cette extrême douceur) page 161: «regreté» par «regretté» (j'ai beaucoup regretté) : suppression de «n'a» (j'ai beaucoup regretté de n'avoir pas eu le bonheur) : suppression d'un «plus» (dans la plus grande anxiété) page 162: rajouté «il» (à qui il avait parlé) page 175: «l'attentention» par «l'attention» page 185: «souponné» par «soupçonné» (jamais elle ne l'aurait soupçonné) page 205: «Malheusement» par «malheureusement» page 206: «la» par «le» (et le matin quand il vint) page 229: «l'a» par «la» (mais il la mariera) page 230: «touva» par «trouva» (qu'elle trouva) page 238: «ving» par «vingt» (s'il n'avait que vingt ans) page 260: «fuire» par «fuir» (nous devions fuir) page 262: «aurai» par «aurais» (et je n'aurais pas voulu l'exposer) page 267: suppression d'un «le» (dans tous les lieux où le malheur) page 268: suppression d'un «droit» (je n'ai pas le droit d'exciter) page 277: «expression» par «expressions» (les expressions de ma pauvre) page 283: suppression d'un «un» (en s'attachant à un homme) «triomper» par «triompher» (s'il avait pu triompher) page 286: «chercher» par «cherchais» (que je cherchais à me relever) : «reconaissance» par «reconnaissance» (la plus tendre reconnaissance) page 309: «vraiement» par «vraiment» (c'est vraiment une grande perte) homogénéisation: «Berkeley-street» pages: 139, 165 «politesse» pages: 140, 214 «Willoughby» pages: 160, 182, 247 End of Project Gutenberg's Raison et sensibilité (tome second), by Jane Austen *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RAISON ET SENSIBILITÉ TOME SECOND *** ***** This file should be named 35151-8.txt or 35151-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/5/1/5/35151/ Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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