Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)

By Jan van Ruusbroec

The Project Gutenberg eBook of Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
    
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Title: Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)

Author: Jan van Ruusbroec

Translator: Ernest Hello

Release date: November 7, 2024 [eBook #74694]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RUSBROCK L'ADMIRABLE (ŒUVRES CHOISIES) ***






  RUSBROCK
  L’ADMIRABLE
  (ŒUVRES CHOISIES)

  TRADUIT
  PAR ERNEST HELLO

  NOUVELLE ÉDITION


  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

  1902
  Tous droits réservés




DU MÊME AUTEUR


  L’Homme.--La vie, la science, l’art. Ouvrage précédé d’une
    introduction par M. Henri Lasserre, 6e édition,
    1 vol. in-16                                                3 fr. 50
  Le Siècle.--Les hommes et les idées, 3e édit., 1 vol. in-16   3 fr. 50
  Physionomies de Saints.--3e édit., 1 vol. in-16               3 fr. 50
  Paroles de Dieu.--Réflexions sur quelques textes sacrés.
    Nouvelle édition, 1 vol. in-16                              3 fr. 50
  Contes extraordinaires.--Nouvelle édition refondue,
    1 volume in-16                                              3 fr. 50




DÉCLARATION DU TRADUCTEUR


Nous déclarons, pour nous conformer aux décrets d’Urbain VIII, en date
du 13 mars 1625, du 5 juin 1631, du 5 juillet 1634, concernant la
canonisation des saints et la béatification des bienheureux, que nous ne
prétendons donner à aucun des faits ou des mots contenus dans cet
ouvrage plus d’autorité que ne lui en donne ou ne lui en donnera
l’Église catholique, à laquelle nous nous faisons gloire d’être très
humblement soumis.

Ernest Hello.




INTRODUCTION


Le monde avance et vieillit. Depuis qu’il avance et qu’il vieillit, il
redit aux générations qui naissent, passent et meurent, les paroles de
l’Écriture. Les générations vont se coucher les unes après les autres;
car la terre est riche en tombeaux. Mais les paroles de l’Écriture
restent debout. Les siècles sont autour d’elles, comme des esclaves,
chargés de renouveler leur jeunesse éternelle, et ils se succèdent dans
ce labeur fécond.

Or, parmi les paroles de l’Écriture, quoiqu’elles s’appliquent toutes à
tous les âges du monde, il en est qui semblent préférer certains
siècles, et le nôtre semble désigné spécialement par cette parole
courte, qui tombe du ciel sans s’expliquer avec la terre, cette parole
du prophète des Lamentations:

_Desolatione desolata est omnis terra: quia nullus est qui recogitet
corde[1]._

  [1] Jérém., XII, 11.

Plus cette parole est profonde, plus elle passe inaperçue de ceux
qu’elle regarde. Puisque la terre est pleine de désolation, parce que
personne ne réfléchit dans son cœur, la terre ne s’en aperçoit pas. La
même légèreté qui l’empêche de réfléchir dans son cœur, l’empêche de
voir la nécessité de cette réflexion, et où le monde va sans elle, et
l’universelle désolation ne paraît avoir aucun rapport avec
l’universelle légèreté et l’universelle indifférence.

Or ce n’est pas seulement dans son esprit qu’il s’agit de réfléchir;
c’est dans son cœur. Le mystère qui est à la racine de tout, est ici
particulièrement. Il y a des paroles qu’il faut deviner, et qu’on
profane en les expliquant.

J’ai cherché dans les siècles passés ceux qui ont réfléchi dans leur
cœur; j’ai cherché parmi ceux qui ont vécu dans l’Esprit-Saint. Car,
ailleurs, je n’avais aucune chance de rencontrer ce que je cherchais.
Ayant trouvé plusieurs grands personnages qui avaient fait ce que
Jérémie demande, j’ai offert, l’an dernier, aux hommes du XIXe siècle,
la bienheureuse Angèle de Foligno; cette année, je leur présente Jean
Rusbrock, celui que les siècles passés ont surnommé l’Admirable, et que
le siècle présent a laissé en oubli.

J’en dirai peu de chose. Mieux vaut le montrer que de l’analyser. Il n’a
pas besoin de commentaire.

Parmi ceux qui, dépassant les régions de la lumière humaine, sont allés
demander un asile à l’ombre sacrée du grand autel, les plus grands,
d’après Denys le Chartreux, sont saint Denys l’Aréopagite et Jean
Rusbrock l’Admirable. Saint Denys pose les lois générales de la
théologie mystique. Jean Rusbrock les applique. Saint Denys présente la
lumière, Jean Rusbrock allume la flamme. Tous deux sont aveugles, par
excès de lumière; immobiles, par excès de rapidité. Tous deux planent
sur la montagne, tous deux baissent la tête, pour essayer de se faire
entendre. Leur parole est un voyage qu’ils font par charité chez les
autres hommes. Mais le silence est leur patrie. La splendeur de leur
langage est la condescendance de leur bonté; la ténèbre sacrée où ils
étendent leurs ailes d’aigle, est leur océan, leur proie et leur gloire.

L’immensité ferme les lèvres parce qu’elle répugne aux explications.

Les choses ordinaires peuvent se dire; les choses extraordinaires ne
peuvent que se balbutier. Les balbutiements de saint Denys, d’Angèle, de
Rusbrock, semblent pressés de mourir dans l’ombre et dans le silence où
ils ont été conçus, comme des exilés qui, dans un recueillement plus
profond qu’à l’ordinaire, ont cru sentir une bouffée d’air natal, et
revoir, les yeux fermés, le clocher de leur église.

Un océan de flamme qui brûlerait sur place ressemblerait un peu au style
de Rusbrock.

C’est plus haut que l’azur, plus profond que la nue, et les quatre
horizons seraient pour lui un vêtement trop étroit. Mais, dans cette
grandeur, tout est précis. C’est toujours énorme; ce n’est jamais vague.

Les majestés aériennes de ces contemplations embrasées sont plus
fécondes que les entrailles de la terre, plus douces que la respiration
d’un enfant endormi. Un caractère spécial à la splendeur chrétienne et
catholique, c’est que la pratique la suit, comme l’ombre suit le corps.

En dehors de la vérité, les ascensions éloignent celui qui monte de ceux
qui demeurent dans la plaine.

Mais les ascensions des grands contemplateurs orthodoxes les font plus
tendres pour le petit, plus tendres pour le pauvre, plus intelligents de
ses besoins. Ceux-là ne vont pas au pays de la gloire, sans rencontrer
l’amour au cœur de la contemplation.

Plus le nuage est noir, plus le regard est profond; plus la
contemplation est haute, plus le mystère est inscrutable; plus le regard
du contemplateur est profond pour saisir dans leur abîme les misères
humaines, miséricordieux pour inviter, doux pour plaindre, ardent pour
aimer, tendre pour secourir.

L’attendrissement grandit avec la hauteur, et quand le contemplateur ne
peut plus dire ce qu’il voit, parce que la parole manque, son
enseignement est plus profond ce jour-là qu’à l’ordinaire.

L’auditeur sent que ce n’est pas son objet qui a fait défaut à la
parole, mais la parole qui a fait défaut à son objet, et le silence du
contemplateur devient l’ombre substantielle des choses qu’il ne dit pas.

Rusbrock écrivait dans le dialecte de son pays; Surius l’a traduit en
latin. Je l’ai traduit en français.

Surius a rétabli le texte authentique de Rusbrock. L’immense travail
auquel il s’est livré a rendu à l’humanité un service immense. Il a
compulsé, vérifié, choisi parmi les innombrables manuscrits, auxquels
étaient mêlés mille passages falsifiés.

Le livre où il a réuni les œuvres complètes de Rusbrock contenant
d’innombrables répétitions, car les mêmes manuscrits se représentaient
plusieurs fois avec de légères différences, j’ai pu serrer beaucoup, et
présenter, sous un volume beaucoup moindre, la substance du génie de
Rusbrock. Je place en tête des œuvres de Rusbrock sa vie, écrite par un
chartreux son contemporain, et la préface de Surius.

Par une complaisance à la fois humaine et divine, Rusbrock indique les
écueils de l’océan où il navigue. Il a prédit et flétri les quiétistes
avec une énergie et une précision merveilleuses. Les plus subtiles et
les plus fertiles nuances de l’erreur sont mises à nu par ce regard
aussi pénétrant que vaste.

La prudence semble appartenir naturellement à ceux qui se traînent dans
un chemin étroit. Mais Rusbrock a une prudence qui emprunte un
magnifique caractère à la hauteur où elle se produit. C’est la prudence
dans l’immensité.

Rusbrock voit la vérité de haut et l’erreur de loin. Ses plus ardentes
et ses plus hardies inspirations sont accompagnées d’une exacte analyse,
où sont notées en traits de feu les erreurs où l’humanité tombera. Dans
_l’Ornement des noces spirituelles_, opposant le repos menteur et
inactif à la paix véritable et active, il décrit, analyse et condamne le
quiétisme avec une telle exactitude et une telle précision, dans
l’ensemble et dans les détails, que rien n’eût pu être retranché de
cette admirable peinture ni être ajouté à elle, si elle eût été faite à
la fin du XVIIe siècle.

Ce qu’il y a de superbe dans ces analyses d’erreurs, c’est qu’elles ne
ralentissent pas le transport auquel elles sont mêlées. En général, la
précaution est froide. Ici, la précaution est brûlante. Parce que
l’erreur est percée de part en part, traversée, mise à nu, montrée telle
qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire une négation.

Le quiétisme est détruit dans _l’Ornement des noces spirituelles_. Dans
_Samuel_, le panthéisme est analysé, démasqué, réfuté et confondu. Le
XVIIe et le XIXe siècle sont montrés d’avance avec les erreurs
auxquelles ils succombent, et les vérités auxquelles ils aspirent.

Et Rusbrock détruit l’erreur, sans se baisser vers elle. La réfutation
ne le fait pas descendre des hauteurs où la contemplation l’a porté.

En général, les distinctions sont froides: Rusbrock est sublime, même
quand il analyse; car le feu préside à tous les actes de sa vie.

«L’action de Dieu en nous, dit-il quelque part, ne nous confère avec
Dieu ni l’unité d’essence, ni l’unité de nature, mais l’unité d’amour.
Cependant nous sommes bienheureux..., parmi l’amour immense, et la
ténèbre sacrée, et la nuit noire sans dimension. Or cette nuit noire,
c’est la lumière inaccessible où se recueille la nature divine... Par la
vertu de l’amour, nous sommes abîmés et absorbés dans sa puissance: là,
nous nous perdons, non pas quant à notre substance, mais quant au
sentiment de joie... Il ne s’agit ni d’unité de nature, ni d’unité
d’essence, mais d’unité d’amour.

«L’essence de Dieu est incréée, la nôtre est créée; l’abîme est
infranchissable, et la distinction est éternelle. Jamais les prodiges de
l’amour ne l’effaceront; jamais les transports de l’union ne produiront
l’unité de nature... Si nous nous perdions, quant à la substance,
dépourvus de connaissance et d’amour, nous serions incapables de
béatitude. Notre essence est une solitude immense, un désert à perte de
vue, où Dieu vit et règne, etc.»

Il enseigne et brûle dans le même moment. Il donne des explications sur
la nature du feu; mais il ne sort pas de la fournaise.

Sur la montagne, plus haute que les nuées, voyant les orages au-dessous
de lui, il se souvient de ceux qui sont en bas, qui lèvent la tête et
qui monteront.

Les ascensions que le caprice dirige se terminent par des chutes
épouvantables. Mais quand le contemplateur catholique gravit une
montagne, l’ombre de Dieu est au sommet. C’est pourquoi la sécurité
grandit avec la hauteur.

Pour ceux qui ne voient pas, le nom du mysticisme et le nom de la folie
sont deux mots synonymes. Au fond de cette erreur, il y a comme toujours
une vérité, et puisque l’erreur est énorme, la vérité l’est aussi. La
raison contient et voit certaines réalités. Au-dessous d’elle se trouve
la folie, qui a perdu cet état respectable, vrai, honnête et même sacré,
qui est l’état raisonnable.

Que Dieu nous préserve de ne pas assez estimer, et de ne pas assez
admirer la raison! Elle est un don sublime, et la folie est son absence.

Mais, plus haut que la raison, le mysticisme orthodoxe voit, entend,
touche et sent ce que la raison n’est pas capable de voir, d’entendre,
de toucher et de sentir. Il domine la raison et la transfigure.

La folie contredit la raison. Le mysticisme la domine.

La folie est la privation des choses de la raison. Le mysticisme est
leur possession pleine, entière, surabondante, surmontée des choses d’en
haut.

Le mysticisme et la folie sont donc les deux termes de la contradiction
la plus absolue qui soit.

La folie renverse l’esprit; la raison le redresse; le mysticisme le
transporte. Mais pour être transporté, il faut d’abord être redressé.

Comme pour être saint, il faut d’abord être honnête homme, pour être
mystique il faut d’abord être raisonnable.

La folie est l’erreur pure, la raison porte une certaine somme de choses
vraies. Le mysticisme contient la quintessence de la vérité.

Il y a une certaine sagesse inférieure, qui ose usurper le nom de
sagesse, parce qu’elle est assez bornée pour ne pas voir ce qui lui
manque. L’étroitesse de son horizon lui fait le don hideux d’être
contente d’elle-même.

Le mysticisme est l’autre sagesse, celle d’en haut, qui voit assez loin
pour trouver sa vue courte. La grandeur de la contemplation est le
miroir sans défaut où elle voit son insuffisance. L’immensité des lieux
qu’elle habite lui fait le don superbe du dédain sacré d’elle-même.

Avec ce dédain augmente sa grandeur, et avec sa grandeur augmente sa
bonté.

Ce Rusbrock que l’antiquité a surnommé le Contemplateur sublime avait
pitié des oiseaux, et les frères, qui tremblaient devant lui
d’admiration, venaient lui dire: «Père, il neige; que vont devenir ces
pauvres petites bêtes?»

Les frères venaient implorer le grand homme pour les petits oiseaux,
parce que le grand homme était un vrai contemplateur! Si sa hauteur eût
été inquiétante, ils n’auraient pas osé lui parler des petites choses.
Le faux grand homme est sans pitié.

Chose admirable! on dirait que la faiblesse est chargée, par la
compassion qu’elle inspire, de graver sur le front de la grandeur le
caractère authentique de la vérité. C’est le misérable, c’est l’indigent
qui pose sur le front du grand homme le _thau_ sacré qui marque ces
élus, et ce _thau_ c’est la compassion.

Sur cette merveilleuse alliance de la contemplation et de la pitié,
saint Bernard est profond. Rappelant ces paroles de Jérémie: _La fille
de mon peuple est cruelle comme l’autruche du désert_, il ajoute que
l’autruche est cruelle, parce qu’elle ne vole pas. L’autruche est
cruelle parce qu’elle ne contemple pas. Cette magnifique alliance
d’idées, étonnante pour l’esprit léger, est évidente pour l’esprit
profond. La hauteur adoucit l’âme, la magnificence l’apaise, la
contemplation est attendrissante.

Quiconque suivra le vol de l’aigle verra qu’il laisse après lui dans
l’air un sillon lumineux, et ce sillon c’est la bonté.

Parce qu’il avait dormi sur la poitrine de Jésus, saint Jean fut l’aigle
de Palmos et l’apôtre de la douceur. Il avait entendu de trop près les
sept tonnerres pour ne pas être attendri.

Plus Rusbrock est isolé par la main du désert où le corbeau mystérieux
porte au solitaire la nourriture que Dieu lui destine, plus son œil
s’ouvre sur les nécessités de la vie, sur les misères des hommes. Plus
il grandit, plus il s’incline. Plus il est ravi par la solitude, plus il
est rapproché par la compassion. Ne vous étonnez donc pas s’il aimait
tant les animaux; car ceux-ci entrèrent pour beaucoup dans le salut de
Ninive, et la largeur de la charité est égale à sa hauteur. Pour mesurer
comment elle fut large, regardez comment elle fut haute, cette charité
qui porta dans les régions inconnues le solitaire de la Vallée-Verte.

La musique et les mathématiques, si séparées dans l’esprit du vulgaire,
sont absolument voisines en réalité. La musique, qui a pour but
d’exprimer l’ineffable, est ce qu’il y a de plus rigoureux et en même
temps de plus aérien. Elle échappe aux pesanteurs de la terre, mais elle
n’échappe pas plus que les astres à cette régularité arithmétique qui
est la loi de la magnificence et la magnificence de la loi, à cette
obéissance parfaite et invincible qui est le caractère des étoiles et
celui de l’harmonie. Rusbrock est aérien comme un chant, et rigoureux
comme une étoile. La liberté de ses mouvements et leur fidélité sont
fondues dans une seule splendeur. Si l’une diminuait, l’autre serait
attaquée. La hardiesse et la sécurité l’emportent sur leurs ailes
tranquilles et triomphantes. La hardiesse ne l’entraîne pas; la sécurité
ne le captive pas: toutes deux font les mêmes mouvements, partent du
même point, vont au même but. Les puissances qui semblent divisées en
bas font la paix sur les hauteurs.

Plus haut que les régions où éclate la foudre, Rusbrock voit l’éclair
au-dessous de lui; mais il ne cligne même pas; il le voit à travers
l’azur qui est au-dessus du tonnerre.

                   *       *       *       *       *

Autrefois saint Denys disait:

«Trinité plus haute que la nature, vous qui présidez aux choses de la
sagesse divine, ô vous qui êtes bonne et plus que cela, dirigez-nous
vers le sommet des oracles, plus qu’inconnu, plus que brillant, plus que
suprême, vers le point où les mystères de la théologie, simples,
absolus, immuables, s’entr’ouvrent dans l’obscurité translumineuse du
silence qui dit les secrets, dans l’obscurité éblouissante, dans les
ténèbres situées plus haut que la lumière, dans l’invisibilité, dans
l’intangibilité parfaite et garantie, dans l’obscurité translumineuse
qui comble, par les splendeurs au-dessus de la beauté, les esprits
séduits par la lumière. Oh! voilà ma prière! voilà ce que je désire.
Toi, mon cher Timothée, je veux te voir tendu dans le désir, abîmé dans
la contemplation! Abandonne les sens, abandonne l’intelligence, tout le
sensible et le compréhensible, toutes les choses qui sont, toutes celles
qui ne sont pas, et, par-dessus toute démonstration, monte, autant que
cela est permis, vers l’union de Celui qui est par dessus la science et
l’essence. Délivré, absous, purifié de toi-même et de toutes choses,
sans entrave, les pieds libres peut-être monteras-tu vers le rayon
surnaturel de la divine obscurité[2].»

  [2] _Théologie mystique_, chap. I.

Voilà le manteau de saint Denys, Rusbrock l’a reçu des mains de son
Père.

La parole de Rusbrock est une forêt vierge où le voyageur ne s’égare
pas. Ce sont des profondeurs, des ravins, des hauteurs, des précipices,
des montagnes, des orages, des abîmes, des obscurités, des transports de
lumière, des ombres noires, des tremblements d’étoiles.

Mais une paix supérieure plane, les ailes étendues, sur toutes ces
tempêtes de lumière et d’ombre; une sérénité invincible saisit,
embrasse, pénètre et transperce tous ces éclats et toutes ces ténèbres.

C’est toujours la crainte.

Ce n’est jamais la peur.

Cet abîme sans fond dont il parle toujours est terrible en vérité; mais
cet abîme est un ami.

_L’Ornement des noces spirituelles_ transporta d’admiration tous les
docteurs mystiques. Couverts maintenant par les bruits qui se font en
bas, les cris de leur admiration ont éveillé jadis tous les échos du
monde chrétien. Tout ce qu’il y avait de grand sur la terre se donnait
rendez-vous dans la Vallée-Verte, et ces illustres pèlerins, qui avaient
obtenu quelques mots tombés des lèvres du solitaire, s’en allaient,
chargés de leur trésor, et méditaient, pendant le reste de leur vie, les
paroles rares et brèves qui leur avaient été dites.

Les discours de Rusbrock, ses cris et ses désirs ressemblent aussi à des
pèlerins qui se donneraient rendez-vous dans la solitude où Dieu vit et
règne. Ce ne sont pas des créatures posées et arrêtées; ce sont des
créatures errantes et cherchantes.

Ce sont les pèlerins du grand sanctuaire; et quand ils arrivent au
rendez-vous, ils tombent à genoux, sans parler. Pendant la route, ils
étaient encore capables de se traîner et de balbutier; mais quand ils
arrivent là où ils allaient, accablés par la volupté de l’impuissance où
l’adoration les réduit, ils se précipitent ensemble dans un très grand
silence et dans un très grand sanglot.

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, plus que jamais, les âmes ont faim et soif. J’ai trouvé, au
pays de Rusbrock, ce pain et ce vin, et j’ai essayé de le porter en
France; priez pour celui qui vous l’offre en ce moment.

Ernest Hello.




PRÉFACE DE SURIUS


Voici, lecteur chrétien, un homme sacré, que la bouche de Dieu a
instruit lui-même d’une science excellente. Il n’a pas écrit un mot qui
ne soit une œuvre de salut. Son souffle est un souffle divin, une
respiration céleste, et il te suffira de lire pour être convaincu que
rien d’humain n’est venu ici: c’est Dieu seul qui a parlé. Si je
t’invite à cette sublime lecture, c’est uniquement pour ton salut; je
n’ai pas d’autre intention. Si tu penses à ton salut, comme un chrétien
doit le faire, tu ouvriras de grands bras pour recevoir les œuvres de
cet homme, et jamais, ta vie durant, tu ne les déposeras à terre. Si tu
trouves ta joie dans cette lecture, le fruit sera pour loi immense et
certain. Ou bien tu es encore esclave, les pieds liés par tes vices, ou
bien, déjà converti, tu embrasses une vie meilleure; ou bien tu marches
à pas de géant dans la grande voie des vertus et de l’amour, ou bien,
infiniment éloigné des troubles de la terre, tu goûtes, dans la
profondeur de la paix, les délices de la contemplation divine. Dans ces
quatre suppositions, Rusbrock te sera d’un secours immense: ou il te
réveillera de ton sommeil vicieux, ou il enflammera ta course ardente;
ou il te montrera la route de la perfection la plus sûre et la plus
courte, ou il indiquera à ta grandeur et à ta sublimité le moyen de
grandir et de s’élever encore.

Personne n’est assez abandonné, assez maudit, pour lire Rusbrock et ne
pas sentir l’aiguillon du salut le piquer au fond de l’âme. Personne
n’est assez sublime pour ne pas trouver dans Rusbrock le secret d’une
sublimité plus haute.

Je ne crois pas qu’il y ait un homme qui puisse approcher ces pages
magnifiques et simples sans un extraordinaire et singulier profit. Que
personne, pour ne pas lire ce livre, ne s’excuse sur la sublimité
inaccessible de Rusbrock.

Le grand homme s’est accommodé à tout, et l’âme la plus perdue qui soit
au monde peut retrouver, en le lisant, la route du salut. Rusbrock a des
traits qui ne partent pas de la main de l’homme, mais de la main de
Dieu, et qui s’enfoncent très profondément dans l’âme du lecteur et du
pécheur.

Innocent lecteur, lecteur à la robe blanche, Rusbrock est à la fois très
humble et très élevé. Dans la description des _Noces spirituelles_, il
surpasse l’admiration, il surpasse la louange: tout le commencement,
tout le progrès, toute la hauteur, toute la perfection transcendante de
la vie spirituelle est là.

Le livre _de la Contemplation_ ne ressemble pas tant à l’œuvre d’un
homme qu’à l’extase d’un séraphin. C’est le transport de l’amour divin.
Très souvent, dans ce merveilleux ouvrage, Rusbrock s’exprime en vers.
Ces vers sont admirables pour le lecteur allemand. Mais moi, Surius,
j’ai renoncé à les traduire en vers latins; mon latin a bien peu de
grâce auprès du texte de Rusbrock. Très souvent, dans ses vers, Rusbrock
est obscur. Quand je ne comprends pas, je ne me risque pas à ajouter un
mot qui vienne de moi. J’espère que le lecteur ne dira pas une seule
fois: Le traducteur a épargné sa peine. Les deux _Cantiques_ de
Rusbrock, que j’ai publiés ici, sont sublimes, et ont le goût du Ciel.

Il me reste à te supplier, lecteur, quand tu trouveras un mot que tu ne
comprendras pas, de ne pas t’irriter, de ne pas rejeter, mais de confier
la chose au Saint-Esprit car c’est lui qui a dicté; Rusbrock n’a fait
que tenir la plume.

De nombreux témoins ont attesté cette assistance du Saint-Esprit. Je ne
veux citer pour le moment que Denys le Chartreux, théologien d’une
immense science religieuse, religieux d’une pureté sublime.

Lisez, lisez ce livre. Lisez, ne craignez rien: vous trouverez un trésor
incomparable, auprès duquel les richesses de Crésus ne comptent pas. Ne
vous choquez pas, si ma traduction est d’une extrême simplicité;
j’aurais eu peur d’orner mon style.

J’ai eu entre les mains un grand nombre d’exemplaires. Beaucoup d’entre
eux sont infidèles et trahissent la pensée de Rusbrock; mais j’ai
discerné et choisi le texte non falsifié, la parole pure de Rusbrock.

Adieu, lecteur, porte-toi bien, et prie pour moi Jésus-Christ.

SURIUS.




QUELQUES PENSÉES

SUR RUSBROCK

RAPPORTÉES ET RÉUNIES PAR SURIUS


Denys le Chartreux, _de la Contemplation_, livre II, article 9:

«L’homme admirable, l’oint de l’onction divine, le magnifiquement
érudit, Jean Rusbrock, dans ses livres sur _la Contemplation_, a raconté
profondément les choses divines, d’après sa propre expérience.»

                   *       *       *       *       *

Le même Denys le Chartreux, après avoir nommé et recommandé les plus
grands mystiques de tous les siècles, ajoute:

«Il y a un prodige au-dessus d’eux, c’est un prodige récent qui s’est
accompli sous nos yeux. Ce prodige vivant ce fut Rusbrock l’Admirable.
C’était un homme ignorant, qui ne savait seulement pas le latin. Mais la
science surnaturelle lui fut donnée en partage. Il écrivit dans un
idiome vulgaire les plus délicates et les plus profondes vérités avec
une sublimité telle que les plus excellents professeurs de la sacrée
théologie, avouant leur immense infériorité, éperdus d’admiration, n’ont
plus d’haleine en sa présence. Moi, je suis un pauvre, un enfant, un
rien du tout dans la science chrétienne; cependant je dois déclarer ici
la vérité: dans l’innombrable multitude des docteurs ecclésiastiques et
catholiques, je n’ai rien trouvé de comparable à Rusbrock, excepté saint
Denys l’Aréopagite. Mais saint Denys est profondément obscur et plein de
difficultés. Rusbrock l’Admirable est aussi clair qu’il est sublime.»

                   *       *       *       *       *

Denys le Chartreux, _sur les Dons du Saint-Esprit_, traité II, article
13:

«Quant à l’homme admirable, Jean Rusbrock, il n’y a pas dans la langue
humaine une louange digne de lui. Je vais pourtant en essayer une. On a
dit que Hugues de Saint-Victor est un autre Augustin. Je dirai de
Rusbrock qu’il est un autre Denys.

«Je l’appellerai le docteur divin. Il n’eut pas d’autre maître que le
Saint-Esprit. Il était ignorant et illettré; Pierre et Jean le furent
aussi. C’est saint Luc qui nous l’apprend dans les Actes des apôtres.
Rusbrock a écrit en langue vulgaire des œuvres dont la profondeur
surpasse l’admiration. Personne n’est capable de l’enthousiasme qui leur
est dû. L’autorité de Rusbrock est, je crois, l’autorité d’un homme à
qui le Saint-Esprit disait ses secrets.»

                   *       *       *       *       *

Dans le _Traité de la contemplation_, livre III, chap. dernier, Denys le
Chartreux analyse et admire encore fidèlement et magnifiquement les
œuvres de Jean Rusbrock.

                   *       *       *       *       *

Le célèbre père Thomas A Kempis, dans la _Vie de Gérard le Grand_, chap.
X, parle ainsi:

«Maître Gérard, ayant entendu la grande gloire de Jean Rusbrock, le
religieux de la Vallée-Verte, fit le long voyage du Brabant pour avoir
l’honneur et le bonheur de contempler l’homme dévoué au Seigneur, pour
jouir de sa présence corporelle, pour entendre résonner cette voix, qui
est le violon du Saint-Esprit, pour savoir quelles paroles pourraient
sortir d’une telle bouche.»

                   *       *       *       *       *

Gérard le Grand, ayant visité Rusbrock l’Admirable, écrivait aux frères
de la Vallée-Verte:

«Je vous en supplie, je vous en supplie, recommandez-moi au père
Rusbrock. Mon âme n’a pas rencontré sur terre un autre objet digne d’un
tel amour et d’une telle révérence. Mon âme est collée à la sienne. Oh!
puissé-je devenir, dans le temps et dans l’éternité, l’escabeau des
pieds de Rusbrock!»




VIE DE RUSBROCK

ÉCRITE PAR UN CHARTREUX


I

Rusbrock avait à peine onze ans, qu’il arriva un jour par hasard chez un
vieux prêtre son parent. Le prêtre prit chez lui l’enfant pour
l’instruire. Celui-ci n’avait d’attrait que pour la science divine. Il
subissait déjà l’opération secrète du Saint-Esprit, qui avait voulu se
construire un temple au fond de lui. C’est à peine s’il apprit la
grammaire; mais il parvint à une telle profondeur dans la connaissance
des choses divines qu’il surpassa tout à coup plusieurs dialecticiens,
philosophes et théologiens. Il savait beaucoup de choses que Dieu seul
peut apprendre. Cette éducation paraîtra incroyable à ceux qui ne savent
pas, ou qui ne croient pas les œuvres que Dieu a faites autrefois dans
les prophètes et dans les apôtres, qui étaient ignorants, à ceux qui
n’entendent pas la parole de saint Jean: L’onction de Dieu vous apprend
tout. Sa mère, qui ne savait où il était, finit par l’apprendre, quand
le bruit de ses lumières se répandit. Elle vint à Bruxelles; mais, quand
elle eut été récréée par la vertu et la célébrité de son fils, elle ne
soupira plus après sa présence corporelle. Elle reçut de l’âme de
Rusbrock des délectations que sa présence et sa conversation
quotidiennes n’auraient pu lui donner. Ceci ne doit étonner personne.
Ceux que l’Esprit-Saint unit entre eux sentent, même quand ils sont
matériellement séparés, les douceurs merveilleuses d’une union intime et
spirituelle.


II

Sa mère était entrée en religion. Elle mourut, avant d’avoir atteint la
vie parfaite. Rusbrock, dans sa piété filiale, aidait l’âme de sa mère
par des prières quotidiennes. Ses prières n’étaient pas superflues;
l’âme de la morte en avait besoin. Elle apparut plusieurs fois à
Rusbrock, lui demandant d’une voix lugubre combien de temps il fallait
encore attendre le jour où il serait ordonné prêtre.

Enfin ce jour arriva. Rusbrock venait de terminer sa première messe,
quand sa mère lui apparut, pour lui annoncer sa délivrance.


III

Rusbrock était encore prêtre séculier; mais il cherchait déjà à
ressembler au Christ par son humilité. Peu curieux de lui-même et du
monde, il faisait l’effet d’un malheureux et d’un homme de rien à ceux
qui ne le connaissaient pas. (En général les amis de Dieu sont des
énigmes vivantes, et, pour les connaître, il faut leur ressembler.)

Il vivait dans une paix profonde, silencieux et négligé. Adonné à la
contemplation, il évitait volontiers les foules; un jour (c’était à
Bruxelles), il passait par une place publique, l’esprit penché sur les
choses divines; il était simple comme une colombe; deux laïques le
regardaient marcher:

«Oh! mon Dieu, disait l’un d’eux, pourquoi ne suis-je pas aussi élevé en
grâce que ce prêtre!»

L’autre répondit:

«Moi, pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Je
n’aurais pas, dans ma vie, un jour de plaisir.»

Rusbrock entendit par hasard ce dernier mot, et, traversant la place en
silence, il disait intérieurement:

«Tu ne connais donc pas les jouissances que Dieu donne et le goût
délicieux du Saint-Esprit!»


IV

Pendant que Rusbrock vivait encore dans le monde, il y avait une femme à
Bruxelles, qui inventa et propagea une doctrine exécrable. Elle avait
une immense réputation de sainteté. Jamais, disait-on, elle ne va à la
sainte table, sans être escortée de deux séraphins, l’un à droite,
l’autre à gauche. Elle écrivait beaucoup sur l’esprit de liberté. Elle
parlait beaucoup de cet amour que le paganisme divinisa sous le nom de
Vénus, et enseigna que cette passion était séraphique en elle-même.
Cette femme eut des admirateurs qui saluèrent en elle l’apôtre même de
la vérité divine. Elle devint l’objet d’un culte. Rusbrock eut pitié de
tant d’erreur: il s’opposa aux dogmes infâmes. Une armée de furieux se
leva contre lui. Mais il mit à nu le mensonge, et confondit la menteuse.
Beaucoup de savants passaient à côté pleins de respect, sans dénoncer
l’erreur, ni même l’apercevoir. Ce fut l’ignorant Rusbrock qui fit
l’œuvre. Sa promptitude à découvrir le mal, sa sagesse à le démasquer,
son audace à le confondre, malgré tant d’hostilités et tant de ruses,
tout indiqua chez lui le mouvement de l’Esprit-Saint.


V

Rusbrock avait soixante ans. Il avait vécu au milieu des hommes, comme
un exemple et comme une lumière. Il avait gravi les sommets de la
perfection; il était inondé des rayons de la contemplation divine. Il
avait écrit magnifiquement sur la vie intérieure.

Cependant, pour se livrer plus profondément et plus pleinement à la
contemplation divine, il quitta le monde avec quelques compagnons, et se
dirigea vers la Vallée-Verte. Il avait vu, dans la lumière de Dieu, que,
pour lui, la solitude serait désormais favorable à la contemplation.

En effet, dans la solitude, la jeunesse de son génie fut renouvelée
comme celle de l’aigle. Les regards qu’il jeta sur la splendeur
éternelle furent si perçants et si profonds que très peu de
contemplateurs ont pu, en cette vie, les suivre où ils allaient. Les
théologiens les plus élevés regardent les œuvres de Rusbrock avec
admiration et vénération Que celui qui ne comprendra pas commence par
croire et par se sanctifier. Qu’il dise le _Credo_, qu’il redresse son
âme, suivant le conseil de Rusbrock. Qu’il mérite la lumière; qu’il vive
en elle. Alors il comprendra, il comprendra et il verra.


VI

Parmi les compagnons de Rusbrock, il faut citer Jean d’Afflighen.
C’était un laïque, sans titre d’aucune espèce[3].

  [3] Jean d’Afflighen serait-il ce laïque qui eut avec Tauler de
    célèbres, d’intimes et de mystérieuses relations?

    (Note du traducteur.)

Il suivit dans la Vallée-Verte Jean Rusbrock et ses amis. Là il parvint
à de telles hauteurs spirituelles que le récit le plus authentique de
cette vie prodigieuse paraîtrait maintenant incroyable au lecteur. Dès
les premiers jours de sa conversion, il dépassa les frères. Quand il
survenait des étrangers, Jean d’Afflighen leur prodiguait tous les soins
matériels dont ils avaient besoin; puis il leur parlait de Dieu, et les
étrangers fondaient en larmes. Il était sévère pour lui-même. Les restes
des repas, les morceaux de rebut composaient sa nourriture. Toute sa vie
fut plus admirable qu’imitable. Pour suivre sa voie, il faudrait des
trésors de grâce exactement semblables aux siens. Très occupé de soins
et de travaux extérieurs, il conserva toujours au milieu d’eux une telle
paix, une telle pureté d’esprit et d’âme, qu’adonné en même temps à la
vie active et à la vie contemplative, jamais il ne fut distrait de la
seconde par les labeurs de la première. Il avait acquis cette grâce
admirable par une profonde méditation des souffrances de Jésus-Christ.
Bien qu’il portât avec lui, partout où il allait, tous les parfums de
toutes les vertus, cependant le principal attrait de son âme l’attirait
vers les plaies de Jésus-Christ; sa compassion l’avait entraîné à offrir
sa personne, corps et âme, en holocauste. Le souvenir ardent de la
passion du Sauveur avait ouvert sur lui les sources de la grâce avec une
telle abondance qu’il était à chaque instant arraché à lui-même et ravi
en extase. La distance qu’il voyait entre lui et Jésus-Christ, lui avait
donné la conviction intime qu’il était la dernière des créatures, et de
beaucoup la dernière. Il lui arriva une épreuve terrible: sept douleurs
fondirent sur lui, qui ressemblaient aux douleurs de l’enfer, et, pour
les mesurer, il faudrait les avoir partagées; mais je n’entre dans aucun
détail. Dieu fit en lui des choses qui ne peuvent être ici racontées.
Une multitude de secrets divins furent révélés à ce laïque ignorant. Il
ne mourut pas sans avoir laissé par écrit quelques paroles très
profondes où il exalte Rusbrock l’Admirable. Il porte aux nues ce maître
sublime avec un enthousiasme qui n’a guère d’exemple en ce monde. Car
c’était pendant le ravissement que l’excellence et la sublimité du
Maître lui avaient été révélées.

Jean d’Afflighen était le cuisinier des frères. Quand il sentit venir sa
fin, il continua ses fonctions, jusqu’à la dernière extrémité. Puis, sa
mort très prochaine lui ayant été révélée d’en haut, il reçut
l’extrême-onction, et mourut trois jours après, le 5 février, en la fête
de sainte Agathe, vierge et martyre.


VII

La réputation de Rusbrock arriva à Gérard le Grand. Gérard le Grand
était un juste, et sa vie était dans sa religion. Le désir de voir
Rusbrock s’étant allumé dans son âme, Gérard choisit un compagnon, et se
prépara au voyage. Quand il arriva avec cet ami dans la Vallée-Verte,
Rusbrock, le vieillard inspiré, Rusbrock, qui ne l’avait jamais vu,
averti de sa visite, le salua par son nom, lui fit une réception
honorable, et l’introduisit avec son compagnon dans la demeure des
frères. Quelques jours s’étaient passés dans l’intimité; Gérard dit à
Rusbrock:

«Père, j’admire la sublimité de vos œuvres. Mais ne craignez-vous pas
l’envie et la calomnie?

--Maître Gérard, répondit Rusbrock, j’évite d’écrire, toutes les fois
que je ne sens pas en moi le souffle du Saint-Esprit, et une présence
singulière de la Trinité, plus que sainte.»

Les frères ont affirmé que Rusbrock, près de mourir, leur laissa pour
testament et pour dernière parole cette solennelle affirmation, de
n’avoir jamais écrit un mot en l’absence du Saint-Esprit. Gérard le
Grand ne comprenait pas parfaitement l’immense portée de cette réponse,
et son compagnon ne le comprenait pas du tout.

L’esprit de prophétie toucha Rusbrock: «Maître Gérard, dit-il, vous
comprendrez bientôt mes paroles. Mais votre compagnon ne les comprendra
pas, de ce côté-ci du tombeau.»

En effet, Gérard comprit: les œuvres et la personne de Rusbrock
devinrent l’objet de son éternelle admiration. «C’est de lui, disait
Gérard, que j’ai appris la vie: c’est de lui que j’ai reçu la prudence
et le discernement des choses divines.»

Un jour, dans les entretiens de la Vallée-Verte, Gérard fut
singulièrement frappé de la confiance parfaite de Rusbrock en Dieu.
Cette confiance n’avait rien de téméraire. Mais l’amour, dans son
transport, avait mis la peur à la porte. Gérard, qui peut-être voulait
l’éprouver, lui cita sur les jugements de Dieu les passages les plus
effrayants de l’Écriture.

Mais plus il appuyait dans le sens de la terreur, plus Rusbrock était
transporté dans le sens de l’amour.


VIII

Quant à la façon dont Rusbrock écrivait, je ne veux pas omettre ce que
nos pères nous ont appris. Voici quelles étaient ses habitudes.

Quand il sentait en lui les splendeurs de l’inspiration, il allait seul
au cœur de la forêt. Quand il avait puisé aux sources de l’Esprit, il
écrivait ce qui se présentait. Ce fut ainsi qu’il composa ses œuvres.

Plusieurs fois, l’inspiration faisant défaut, il passa plusieurs
semaines sans écrire. Quand l’inspiration revenait, il reprenait ses
habitudes, et, quoiqu’il n’eût pas le moindre souvenir des dernières
pages qu’il avait écrites, il les continuait exactement. Il écrivait la
suite de ce qu’il avait oublié, et ces choses s’adaptaient aussi
parfaitement que les différents chapitres d’un ouvrage écrit par un
homme qui eût travaillé en écrivant.

Plus tard, dans sa vieillesse, gêné par l’action d’écrire, il prit un
frère avec lui qui écrivait sous sa dictée.

Une étude approfondie, une réflexion mûre, un jugement solide, appuyés
sur de graves pensées, ont conduit quelques personnes à croire que
Rusbrock fut élevé sur la terre à la contemplation de l’essence divine.
Mais je me garderai bien de rien affirmer.


IX

Voici un exemple qui peut renseigner sur le genre de vie que menait
Rusbrock.

Touché de Dieu, comme à son ordinaire, il s’était un jour enfui dans les
profondeurs de la forêt; là, il s’assit sous un arbre. Foudroyé par la
douceur divine, il souffrit un excès d’esprit. Le ravissement dura
beaucoup plus longtemps qu’à l’ordinaire. Les frères l’attendaient.
Rusbrock ne revenait pas. Les frères tombèrent dans l’anxiété. Ils se
dispersèrent, pour le chercher, de tous côtés à la fois. On le chercha
partout dans les environs, et partout vainement. Enfin, les frères se
lancèrent à travers les sentiers et les détours, dans les profondeurs de
la grande forêt. Parmi les frères, Rusbrock avait un ami,
particulièrement intime. Celui-ci cherchait avec une diligence
inexprimable. Tout à coup, de très loin, il aperçut un arbre illuminé,
et, autour de l’arbre, un cercle de feu qui l’entourait comme un fossé
entoure une place forte. Le frère s’avança dans le plus profond silence.
Quand il approcha, il distingua sous l’arbre Rusbrock. Mais Rusbrock
n’était pas encore revenu à lui. Assis sous l’arbre, il avait l’air d’un
homme ivre.


X

Un grand nombre de pèlerins affluaient vers la Vallée-Verte. Hommes,
femmes, jeunes gens, vieillards, prêtres, laïques, docteurs, tous
venaient en foule. Rusbrock accueillait chacun d’eux, et, sans avoir
jamais pensé d’avance à lui, lui répondait avec la même sagesse et la
même maturité que s’il eût passé sa vie à réfléchir à chaque question.
Les personnages les plus considérables de la Flandre et des autres
nations venaient le voir et l’interroger. Le grand docteur dominicain,
le savant, le sage Jean Tauler, fit son pèlerinage à la Vallée-Verte.
Mais telle fut son admiration, son respect, son enthousiasme, que ses
visites furent très fréquentes. Il devint non plus seulement le pèlerin,
mais le disciple de Rusbrock. Tauler se laissa guider par lui sur les
montagnes de la contemplation. Ses œuvres sont pleines de son maître.
Beaucoup d’entre elles sont des emprunts faits par Tauler à Rusbrock.
Tauler était beaucoup plus instruit, quant aux choses qui s’apprennent.
Il était plus versé dans la théologie scolastique. Mais quant aux
profondeurs de la vie contemplative, il demeura toujours bien inférieur
à son maître. Tauler, d’ailleurs, n’opéra qu’à cinquante ans sa grande
et pleine conversion. Il mourut peu de temps après. Rusbrock, livré à la
contemplation dès son enfance, escalada toujours des montagnes de plus
en plus hautes, et vécut jusqu’à quatre-vingt-huit ans.

Une femme qui demeurait à deux milles de là (c’était une personne très
puissante dans la contrée) venait souvent le visiter pieds nus.

Peu à peu dégoûtée de ses richesses et de ses propriétés, elle entra
chez les religieuses de Sainte-Claire. Tous ceux qui ont été témoins de
sa vie religieuse attestent chez cette femme une haute et constante
perfection, jusqu’au dernier soupir.

Une autre femme dévouée, disciple de J. Rusbrock, tomba à la fois dans
une grave maladie et une angoisse d’esprit épouvantable. Elle se crut
abandonnée de Dieu. Elle eût ardemment désiré voir Rusbrock; mais elle
était incapable d’aller vers lui. Ce fut Rusbrock qui vint. Elle le vit
près d’elle.

«Dites-moi, ma fille, dit le Père, ce que vous faites?

--Rien, dit-elle; je ne peux plus servir les malades, et j’ai perdu ce
sentiment intérieur de Dieu dont j’avais l’expérience.

--Ma fille, répondit Rusbrock, tenez pour certain que voici le plus
élevé et le plus sublime de vos sacrifices. Abdiquez votre volonté et
rendez grâces.»

A peine avait-il parlé que la paix descendit sur la femme qui écoutait.
Son anxiété fut remplacée non pas par la patience, mais par une joie
étonnante et un amour invincible.

Un jour, plusieurs prêtres vinrent de Paris trouver le père Rusbrock
dans sa forêt. Ils désiraient entendre quelques-unes de ces paroles qui
allument dans l’homme l’amour divin. Ils le consultèrent, sans doute,
sur l’état de leur âme, et attendaient peut-être une longue réponse.
Rusbrock ne leur dit que ce seul mot: «Vous êtes saints, dans la mesure
où vous voulez l’être.»

Les prêtres ne comprirent pas, se retirèrent scandalisés, et, en
l’absence du Père, se plaignirent aux frères de leur cruelle déception
qui les troublait jusqu’au fond de l’âme. «Nous venons donc de Paris
pour entendre cela? disaient-ils. Le père Rusbrock a-t-il voulu se
moquer de nous?»

Les frères racontèrent au Père le chagrin des pèlerins, et le prièrent
de s’expliquer. Rusbrock fit venir les prêtres, et leur dit:

«Mes très chers enfants, vous allez me dire si je vous ai trompés. Je
vous ai dit que votre sainteté était celle que vous vouliez avoir. En
d’autres termes, votre sainteté est aussi grande que votre bonne
volonté. Rentrez donc au fond de vous-mêmes. Pesez votre bonne volonté.
Vous connaîtrez la mesure de votre sainteté. Soyez bons, mes enfants;
soyez bons, et vous serez saints.»

Le scandale des pèlerins fit place à un sentiment contraire, et ils se
retirèrent réconfortés.


XI

Rusbrock était humble partout et toujours. On eût pu croire que ce
profond et sublime contemplateur allait se passer de la vie active.
C’est le contraire qui arriva. Dans la pratique extérieure et vigilante
de toute vertu et de toute justice, il fut le premier du monastère, et
l’exemple des religieux. Il se livra même au travail des mains. Déjà
vieux, il s’offrait aux fonctions les plus dures et les plus humbles; il
voulait, par exemple, porter lui-même le fumier dont avaient besoin les
frères, et il descendit à des services encore plus humbles. Il est vrai
que, dans les travaux du jardinage, avec la meilleure volonté du monde,
il fut, dans certains jours, plus gênant qu’utile. Car, dans ses moments
de maladresse, il arrachait à la fois les bonnes et les mauvaises
herbes. Mais l’exemple de son humilité et de son activité n’en était pas
moins frappant pour les frères.

Au milieu des travaux extérieurs, il gardait son âme appliquée au
dedans, et jamais l’activité du dehors ne gêna en lui le sublime esprit
de contemplation. Ainsi Marthe et Marie s’étaient donné rendez-vous.

Rusbrock avait pris l’habitude d’avoir toujours, pendant le travail
extérieur, un chapelet à la main. C’était pour lui une façon de
symboliser l’acte du travailleur, qui doit offrir à Dieu tous ses pas et
tous ses gestes.

Le père Rusbrock avait reçu cette grâce: dans le travail ou dans la
solitude, partout où il se trouvait, il avait la faculté de se livrer,
dès qu’il le voulait, à la contemplation intérieure.

«Il est beaucoup plus facile pour moi, disait-il aux frères, d’élever
mon âme à Dieu que ma main à ma tête.»


XII

Cet ami de Jésus-Christ était si délicieux à voir qu’au jugement et au
témoignage de ceux qui l’entouraient, personne n’approchait le père
Rusbrock sans revenir avec la consolation et même la gaieté dans l’âme.
Sur sa face resplendissait la grâce du Seigneur Dieu.

Il avait la sagesse dans la parole, la piété dans l’action, l’humilité
dans le geste, et partout l’intégrité des vertus. Il était sobre et doux
pour toutes choses et toutes personnes. Son costume était généralement
négligé.

Quant à sa commisération, quant à sa compassion, il en avait les
entrailles tellement pleines qu’après en avoir versé des torrents sur
les créatures raisonnables il en prodiguait ensuite aux animaux. Il fit
toujours tout ce qui était en son pouvoir pour venir, dans tous leurs
besoins, au secours des bêtes.

Souvent, l’hiver, l’excès du froid et l’abondance de la neige mettaient
dans la misère les pauvres petits oiseaux. Les frères, qui n’ignoraient
pas l’immense bonté et l’immense pitié de Rusbrock, allaient le trouver
et lui disaient: «Oh! notre Père! voici déjà la neige. Que vont faire
les pauvres petits oiseaux?»

A voir et à entendre de telles choses, Rusbrock souffrait beaucoup; et
sa compassion n’était pas vaine. Il prenait de telles mesures, si
efficaces et si opportunes qu’il sauvait la vie aux oiseaux du ciel.

Les avares feraient bien, je crois, de faire attention à son exemple. Ce
sont des hommes souffrants qui implorent des hommes opulents, et
ceux-ci, qui pourraient facilement secourir, ne le veulent pas.

Un jour, Rusbrock tomba malade. Il eut soif, et demanda de l’eau. Le
gardien, qui croyait l’eau dangereuse pour lui, ne voulut pas lui en
donner.

Ses lèvres se desséchaient. Il supportait le refus avec patience.
Cependant, comme il se sentait menacé: «Père, dit-il au gardien, si tu
ne me donnes pas d’eau, je vais mourir.»

Le gardien, dans une épouvante mortelle, fit apporter de l’eau. Rusbrock
but, et à l’instant même entra en convalescence.

Rusbrock avait une grâce singulière pour deviner et secourir les
nécessités de tous ceux qu’il voyait, sans aucune réflexion préalable.
Il devinait et agissait.

Quelquefois il parlait de Dieu aux frères jusqu’à l’heure des prières
nocturnes. Mais jamais de la vie un d’eux n’en éprouva la moindre
fatigue. Au contraire, quand Rusbrock avait parlé, ils étaient tous
fortifiés physiquement et prêts à toute veille.

Le Seigneur Jésus lui apparut plusieurs fois. Il lui apparut un jour
avec la Vierge Marie et plusieurs saints. Et Jésus dit, montrant
Rusbrock:

«Voici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances.»


XIII

Souvent, dans ses ouvrages, Rusbrock insiste sur le Sacrement de
l’autel, et sur l’immense amour dont l’Eucharistie est le témoignage. Il
est certain que l’amour du Père pour le saint Sacrement fut le feu même
dont brilla son âme. Jusqu’aux derniers temps, il garda inviolablement
la coutume de célébrer la messe tous les jours. Il avait dépassé
soixante-dix et quatre-vingts ans; il fallait encore une maladie ou un
empêchement grave pour l’en détourner.

Un jour, Rusbrock disait la messe; il en était arrivé au canon; mais il
fut ravi en esprit, et liquéfié par la surabondance de grâce, prêt à
perdre connaissance, il était naturellement hors d’état de continuer.
Celui qui répondait la messe fut épouvanté; le jeune homme ne savait pas
encore que cet accident, habituel chez Rusbrock, n’était pas une
défaillance naturelle, mais un excès surnaturel. Vers la fin de sa vie,
ayant presque perdu la vue, il distinguait à peine les espèces
eucharistiques; mais son transport d’amour brûlait du même feu.

Un autre jour, pendant la messe, il subit, dans l’extase, un
évanouissement physique si profond que le répondant crut que l’âme du
père Rusbrock abandonnait son corps. Du reste, ce jour-là, sans une
grâce particulière qui lui conserva la vie, il est vraisemblable que
Rusbrock eût rendu l’esprit devant l’autel du Dieu vivant.

Après la messe, le répondant raconta le fait au gardien. Celui-ci
engagea Rusbrock à s’abstenir pendant quelque temps de célébrer la
messe, à cause du danger. «Mon Père, dit Rusbrock, ne m’éloignez pas de
l’autel pour cette raison; au moment où j’ai perdu connaissance,
Jésus-Christ me touchait et me disait: Tu es mien, et je suis tien.»

Immédiatement après la communion, il fermait les lèvres, ne faisait
aucun mouvement de sa bouche, et restait uni au Saint-Esprit dans une
contemplation si profonde qu’il ne paraissait pas avaler l’hostie.
Peut-être les espèces eucharistiques ne se comportaient pas dans sa
bouche comme dans la bouche des autres hommes.

Ce qu’il y a de certain c’est que son esprit, volant au-devant de
l’Esprit d’en haut, montait vers le Père des esprits, comme l’épouse
appuyée sur le bras de l’époux.

Un frère, très familier avec Rusbrock, lui demanda un jour comment il
avalait si vite l’hostie.

Rusbrock répondit simplement:

«Cher ami, Dieu fait ce qu’il veut dans ses serviteurs.»


XIV

Rusbrock avait quatre-vingt-huit ans; ses forces commençaient à
diminuer.

Déjà sa mère lui était apparue dans une vision, pour lui indiquer le
moment de sa mort. Rusbrock se prépara avec une grande dévotion et avec
un immense désir. Il y a des hommes qui prennent la vie en patience,
mais qui gardent leur amour pour l’heure de la délivrance. N’ayant pas
ici de cité permanente, ils désirent la cité future, ils se sentent en
exil et savent que le Père est dans les cieux.

Quand vint l’heure de la mort, Rusbrock eut une joie tranquille, pure,
libre et gaie. Ni douleur, ni peur, ni anxiété. Toute sa personne
semblait rendre témoignage à cette parole: «Je désire être dissous, et
vivre avec le Christ.»

De temps en temps quelques profonds soupirs sortaient de sa poitrine
très profonde et très altérée, et il répétait:

«Mon âme a soif de la source vive; mon âme a soif de Dieu. Quand est-ce
que je viendrai, et que j’apparaîtrai devant la face de mon Seigneur?

«Comme le cerf vers la source vive, ainsi mon âme vers vous, Seigneur.»

Il avait passé tant d’années dans l’intime familiarité de Jésus qu’il ne
pouvait, au moment suprême de voir et de jouir, il ne pouvait autre
chose que brûler.

Il couchait dans le lit du gardien; mais il voulut être porté, comme un
simple frère, à l’infirmerie. La fièvre et la dysenterie durèrent quinze
jours. Les frères étaient autour de lui, assistant et priant; au dernier
moment, il les recommanda à Dieu.

Son esprit était sain; son visage était rose; la mort ne fit aucune
marque sur lui. Dans une suavité profonde et dans une joie immense,
Rusbrock rendit à Dieu son âme. Il avait quatre-vingt-huit ans; il en
avait passé plus de soixante dans le sacerdoce. C’était le 2 décembre
1381.

Or les frères l’ensevelirent avec la dévotion qui convenait à une telle
sépulture.

Il est vrai qu’on fit pour lui les cérémonies et les prières qu’on fait
pour tous les autres. Mais les frères espéraient intérieurement que
c’était leur Père qui priait pour eux.


XV

Pendant les derniers jours de Rusbrock, un médecin, son ami Decan, vint
le visiter. Decan veilla près de Rusbrock, avec les frères, pendant la
nuit qui suivit la mort. Saisi d’un léger sommeil, il vit le père
Rusbrock s’approcher d’un autel. Il était revêtu des ornements
sacerdotaux, et entouré d’une telle splendeur qu’aucune parole humaine
ne pourrait l’exprimer.

Un jour, une religieuse fut saisie d’une grande douleur de dent.
Médecins et chirurgiens travaillèrent sans résultat à la soulager.
Enfin, hors d’elle-même, presque morte de douleur, elle alla trouver une
autre religieuse, qui avait chez elle une dent de Rusbrock, et raconta à
la sœur ses tourments. «Si j’étais à votre place, répondit celle-ci,
j’approcherais de ma dent une dent du père Rusbrock que j’ai chez moi.»

La religieuse obéit; elle approcha la dent de Rusbrock de sa dent
malade; elle fit cela avec humilité, et sentit à l’instant la douleur se
relâcher. Peu de temps après, elle fut radicalement guérie.


XVI

Encore un mot. Le corps de Rusbrock était sous terre, depuis cinq ans,
quand il fut examiné. Il était parfaitement intact et pur; les vêtements
et les ornements dans lesquels il avait été enseveli, tout était sans
tache et sans souillure. Il y avait seulement un petit point du nez qui
portait une trace très légère, mais une certaine trace de corruption.
L’évêque du lieu, qui était présent à la levée du corps, ordonna de
l’exposer trois jours à l’entrée du monastère, afin que le peuple entier
pût voir et constater. Aussitôt du corps exposé sortit une odeur
délicieuse, comme si les parfums les plus exquis venaient de brûler sur
lui. Non seulement les frères du couvent, mais une multitude immense de
séculiers et de laïques dignes de foi ont rendu témoignage: ils étaient
là, et moi, j’ai recueilli le témoignage de leur bouche. Après les trois
jours d’exposition, l’évêque défendit de replacer le corps admirable
dans son premier tombeau, et ordonna de le transporter, plein d’honneur,
dans l’église. La chose fut faite avec un respect immense, au milieu
d’une foule immense. Et là Rusbrock repose, en attendant l’ordre suprême
du Dieu vivant qui réveillera les morts, du Seigneur Jésus-Christ à qui
soit honneur et gloire dans les siècles des siècles, dans les siècles
éternels. Amen.




RUSBROCK




LIVRE PREMIER

DE L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES




LA VALLÉE


Quand le soleil est à son midi, si une vallée très profonde est enfouie
entre deux montagnes énormes, et que les rayons du soleil puissent
atteindre le bas de la vallée, il se produit trois phénomènes. La vallée
reçoit une splendeur, une ardeur, une magnificence, une fécondité que la
plaine n’égale pas.

Quand le juste réside au fond de sa pauvreté, contemplant en lui le
néant, la misère, l’impuissance; quand il s’aperçoit profondément
incapable de progrès, de persévérance; quand il voit la multitude de ses
négligences et de ses défauts, quand il s’apparaît tel qu’il est, dans
la réalité de son indigence, il creuse la vallée de l’humilité.
Prosterné dans sa misère, reconnaissant sa détresse, il l’étale en
gémissant devant la miséricorde du Seigneur; il contemple la hauteur du
ciel, et sa petitesse à lui. La vallée devient profonde.

C’est pourquoi le Christ-Soleil, du haut de son midi, assis à la droite
du Père, lance dans le fond de cet humble mille feux et mille
splendeurs. Il est incapable de n’être pas touché, quand l’humble étale
devant lui et prosterne sa prière. Alors, des deux côtés de la vallée,
deux montagnes se dressent et grandissent; ce sont deux désirs: le désir
de servir et de louer; le désir d’obtenir l’excellence de la sainteté.
Ces deux montagnes sont plus hautes que le ciel. Elles touchent Dieu
sans intermédiaire et sollicitent sa libéralité. Celle-ci ne se contient
pas, elle coule, elle s’épanche; car l’âme possède alors l’aptitude à
recevoir. Les renouvellements de puissances signalent l’arrivée de
Jésus; la profondeur qui demande reçoit trois dons. Elle est illustrée
par la grâce, embrasée par l’amour, fécondée par la vertu.




DU DÉSIR DE VOIR


Quand l’âme a rapporté toutes ses actions à la gloire de Dieu, quand
elle est parvenue à la vraie vie, elle sent en elle un aiguillon, une
pointe, un désir de voir à peu près quel est son Époux et de quelle
sorte est Celui qui s’est fait homme pour elle, qui est mort pour la
sauver, et qui s’est donné à elle. Ce Jésus, qui, en quittant la terre,
lui a laissé des sacrements et qui a promis son règne; ce Jésus toujours
prêt à fournir au corps ses nécessités, à l’âme ses consolations, ce
Jésus, de quelle sorte est-il? Et l’âme, pleine de questions, sent
grandir en elle le désir de voir l’Époux et de savoir comment il est,
comment il est en lui-même. La connaissance telle quelle, que ses
ouvrages peuvent donner de lui, ne contente pas l’âme. Alors elle fait
comme Zachée, ce publicain qui voulait voir, elle va au devant, loin de
la foule, loin de la multitude des créatures, multitude qui nous
rapetisse et nous dérobe la vue du Christ; elle monte au haut de l’arbre
de la croyance qui a sa racine en Dieu, et qui étend ses douze rameaux
(les douze articles). Les rameaux inférieurs s’étendent vers l’humanité
de Jésus et vers le salut du monde; les rameaux supérieurs parlent de
Divinité, de Trinité, d’Unité. L’âme monte, comme Zachée, au haut de
l’arbre; car le Christ va passer avec tous ses dons. Arrivée au sommet,
elle aperçoit le Fils de l’homme; mais la lumière lui dit: voilà la
Divinité immense, incompréhensible, inaccessible, et toute lumière créée
reste en arrière; voilà l’abîme sans fond. Et l’âme arrive à la plus
haute connaissance de Dieu qui soit permise ici-bas, c’est-à-dire à
l’ignorance, et à l’aveu qu’elle ne comprend pas.

Mais au centre de la lumière, au centre du désir, le Christ parle et
dit: Descends vite, il faut qu’aujourd’hui je m’installe chez toi. Cette
descente rapide que Dieu exige est simplement une immersion dans l’abîme
de la Divinité que l’intelligence ne comprend pas; mais là où
l’intelligence s’arrête, l’amour avance et entre. Quand l’âme, ayant
dépassé l’intelligence, s’incline et se plonge, alors elle demeure en
Dieu, et Jésus-Christ réside en elle. Quand elle est descendue dans la
profondeur inaccessible aux créatures, marchant dans la lumière de la
foi, elle va au-devant de Jésus, et, inondée de sa splendeur, elle
comprend avec surabondance l’impossibilité où elle est de le comprendre.
Toutes les fois que le désir vous plonge dans le Dieu incompréhensible,
vous allez au-devant du Christ, qui vous remplit de ses dons; mais quand
au-dessus de ses dons, au-dessus de vous-même et de toutes les
créatures, vous vous reposez en lui, alors vous demeurez en Dieu, et
Dieu demeure en vous. Au sommet de la vie active, entre Jésus et l’âme,
voilà le mode de la rencontre.




DE L’UNITÉ DU CŒUR


Du feu profond naît l’unité du cœur. L’unité est impossible sans le feu.
Il faut que l’esprit de Jésus allume le feu dans la profondeur; car le
feu est une substance qui produit l’unité par son action propre. Le feu
est une substance qui s’assimile toutes les autres, pourvu qu’elles
soient capables d’accepter son action. Or l’unité du cœur est la
collection de toutes les puissances de l’homme réunies et senties dans
le domicile de la profondeur. La paix intérieure est le don de l’unité.
La paix est la puissance intime et recueillante qui embrasse l’âme, le
corps et toutes les puissances intérieures ou extérieures dans l’unité
brûlante de l’amour.




DE LA JOUISSANCE CHASTE


L’âme qui a été au-devant du Christ sent la douceur, et de cette douceur
naît une jouissance chaste qui est l’embrassement de l’amour divin
serrant le fond de l’âme. Or, prenez toutes les voluptés de la terre,
fondez-les en une seule volupté, et précipitez-la tout entière sur un
seul homme, tout cela ne sera rien auprès de la jouissance dont je
parle; car ici c’est Dieu qui coule au fond de nous avec toute sa
pureté, et notre âme n’est pas seulement remplie, mais débordée. Cette
expérience est la seule lumière qui puisse montrer à l’âme
l’épouvantable misère de ceux qui vivent sans amour. Cette jouissance
fait fondre l’homme, il n’est plus maître de sa joie.

Cette joie produit l’ivresse d’esprit. J’appelle ivresse d’esprit cet
état où la jouissance dépasse les possibilités qu’avait entrevues le
désir. Quelquefois la surabondance de joie pousse à chanter, quelquefois
à pleurer. Quelquefois, pour soulager le transport, l’homme demande
secours au mouvement, quelquefois aux cris, quelquefois au profond
silence des délices brûlantes et muettes. Quelques-uns disent: Mais les
autres hommes ne sentent-ils pas Dieu? D’autres disent: Jamais, jamais,
jamais la créature n’a senti ce que je sens. Il y en a qui s’étonnent
que le monde entier ne prenne pas feu. Il y en a qui se demandent quelle
est cette jouissance et d’où elle part: _Que m’est-il donc arrivé?_ Le
corps lui-même ne peut éprouver en ce monde un plaisir plus délicieux.
Quelquefois il semble que l’âme va éclater. Au milieu de la stupeur un
acte naît, c’est l’action de grâces... Seigneur, je ne suis pas
digne..., mais j’ai besoin de cette bonté immense... Alors vient
l’humilité qui est le point de départ de l’homme, et l’homme va monter à
un état plus haut.




AVÈNEMENT SPIRITUEL


Quand le soleil est dans le signe du Cancer, la chaleur est à son
comble: il brûle les humidités de la terre et mûrit ses productions. Et
quand le Christ-Soleil est exalté sur la montagne du cœur, quand il est
exalté plus haut que les dons, plus haut que les consolations, plus haut
que les douceurs qui tombent de lui, quand il est immobile sur la plus
haute cime de l’esprit, quand nous ne nous reposons plus dans aucun goût
divin, ni dans aucune grandeur accordée à nos âmes, quand, maîtres de
nous, et supérieurs à nous-mêmes, nous rentrons vers le principe pour
nous abîmer dans l’abîme lui-même d’où coulent toutes perfections, quand
le phénomène de l’exaltation du Christ s’est produit, il tire tout à
lui, c’est-à-dire toutes nos puissances. Aucune saveur, aucune
consolation ne peut nuire à la liberté de cet amour vainqueur; rien ne
s’impose à lui, car il a résolu de tout dépasser pour s’unir à celui
qu’il aime. Quand l’homme intérieur a atteint ce degré, les étages
inférieurs de lui-même sont entraînés et ravis par le mouvement
ascensionnel. La première opération du Christ est alors d’entraîner au
ciel toutes les puissances et de se les unir; il invite, il exige. Il
dit en esprit: Sortez de vous-même, sortez, comme je vous attire. Mais
cette attraction est ineffable; elle ressemble à une invitation
intérieure et à une exigence de la vérité sublime qui nous demande pour
s’unir à nous. Cette invitation est une jouissance inconnue, et une
activité sublime émerge de cet océan; car l’homme s’ouvre et se dilate;
les veines sont béantes; les puissances ne sont pas en état d’exécuter
les ordres qu’elles reçoivent, mais leur désir est là. Cette invitation
est une irradiation du soleil éternel; la joie qu’elle excite ouvre
l’homme, l’étend, l’agrandit, et la chose béante qui est au fond de lui
ne se referme plus facilement. Cette chose-là, c’est la blessure de
l’amour, c’est ce qu’il y a ici-bas de plus doux et de plus terrible.
Mais voici les exigences du soleil qui accable le blessé de ses rayons,
et toutes les plaies s’agrandissent.




LANGUEUR ET IMPATIENCE


Quand le Christ a invité l’âme à l’union, et que la créature a monté,
offrant ce qu’elle peut, sans atteindre ce qu’elle veut, alors naît la
langueur spirituelle. La moelle des os, où résident les racines de la
vie, est le centre de la blessure. Le Christ, installé au sommet de
l’esprit, lance les rayons de la lumière divine dans le lieu même du
désir, dans le lieu de la soif; or toutes les puissances sont brûlées et
séchées par l’ardeur de ces rayons. La soif brûlante de l’âme et le
rayon qui frappe sur elle produisent la langueur durable. Si l’âme ne
peut pas rencontrer Dieu, comme elle ne veut pas se passer de lui, au
dedans et au dehors s’élève la tempête de l’insupportable, et le ciel et
la terre et toutes leurs créatures ne vous donneraient pas une seconde
de repos. Dans cet état, l’âme entend des paroles sublimes qui sortent
du fond d’elle-même, des paroles salutaires, d’étonnantes et rares
leçons; la sagesse vraie coule en elle; mais elle désire, elle désire!
La tempête intérieure de l’amour est une chose qui n’entend pas raison,
et il lui faut ce qu’elle demande. Cette tempête mange la chair de
l’homme et boit son sang; l’amour est tel alors que, sans aucun travail
intérieur, le corps de l’homme se consumerait. Le zodiaque, dans son
langage, appellerait cela le signe du Lion... c’est la grande chaleur.
Or, le lion est terrible: c’est le roi des animaux. Il vient un moment
pour l’âme où le Christ, comme le soleil, entre dans le signe du Lion,
et l’ardeur de ses rayons fait bouillonner et brûler le sang du cœur.
Or, quand cet amour devient roi, il excède toutes ces mesures, sans se
laisser enchaîner par aucune d’elles. Il ignore la mesure, et
quelquefois désire la mort, comme moyen d’union. Quelquefois les yeux de
l’âme levés, entrevoyant le ciel et Dieu, et la multitude sublime des
saints, et la joie et la gloire qui coule par torrent: Il faut donc,
dit-il, que je me passe aujourd’hui de cela! Les larmes arrivent, et
l’haleine se perd. Ses yeux quittent le ciel, et, tombant sur l’exil, se
mouillent de larmes nouvelles, les larmes de l’attente et de l’avidité
qui coulent sur les joues de l’homme. Elles ressemblent à un
rafraîchissement; elles sont salutaires et même nécessaires à la nature
physique, pour protéger les forces contre les violences de l’amour.




DU RAVISSEMENT ET DES RÉVÉLATIONS


Pendant la tempête, on est quelquefois ravi en esprit, au-dessus des
sens; alors l’extatique entend des paroles ou voit des symboles qui lui
découvrent la vérité et lui annoncent souvent l’avenir. Cette vérité est
toujours utile, soit à lui, soit aux autres. C’est ce qu’on appelle
visions ou révélations. Quand elles apparaissent sous la forme d’images
et de symboles, ce sont habituellement les anges qui, par la vertu de
Dieu, les suscitent devant l’homme. Si la révélation est purement
intellectuelle, et ne présente avec les mondes créés que
d’incompréhensibles analogies, par où Dieu se manifeste dans l’abîme,
nous sommes dans l’esprit pur. Cependant nous pouvons encore parler et
dire comment les choses se passent. Mais quelquefois l’homme est emporté
plus haut que son esprit, non pas cependant en dehors de lui-même, dans
l’incompréhensible. Comment voit-il? comment entend-il? Il ne peut plus
nous en rien dire. C’est ce qu’on appelle ravissement. Dans cette vue
absolument simple, voir et entendre ne sont qu’une chose. Cette action
suprême est réservée à Dieu, qui en ce moment touche l’âme sans
intermédiaire. Quelquefois un éclair brille dans la nuit noire, et
l’esprit est ravi; mais la lumière s’éteint, et l’homme revient à lui.
L’action de Dieu est belle, et souvent ceux qu’elle touche deviennent
des hommes de lumière. Les tempêtes de l’amour ont encore d’autres
effets. Quelquefois une lumière brille, elle vient de Dieu, mais à
travers un milieu quelconque. Alors l’âme et l’esprit se dressent vers
la lumière; il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la
joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien; c’est ce que
j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut
pas parler. Ces choses sont inéluctables; quand elles arrivent, il faut
les recevoir.

Il est important, dans la vie spirituelle, de connaître, de dénoncer, de
flétrir le quiétisme. Les quiétistes restent immobiles, et, pour jouir
plus tranquillement de leur repos menteur, ils s’abstiennent de tout
acte intérieur ou extérieur. Or leur repos est un attentat contre Dieu,
et un crime de lèse-majesté. Le quiétisme aveugle l’homme et le plonge
dans cette ignorance, non pas supérieure, mais inférieure à toute
connaissance, et l’homme reste assis en lui-même, inerte et inutile; ce
repos est simplement la paresse, et cette tranquillité est l’oubli de
Dieu, de soi-même et des autres. Cette paresse est exactement le
contraire de la paix divine, le contraire de la paix de l’abîme, de
cette paix merveilleuse pleine d’activité, pleine d’affection, pleine de
désir, pleine de recherche, paix brûlante et insatiable qu’on poursuit
de plus en plus après l’avoir trouvée. Entre la paix d’en haut et le
quiétisme d’en bas, il y a la même différence qu’entre Dieu et une
créature trompée. Épouvantable égarement! les hommes le cherchent
eux-mêmes, s’asseoient mollement au fond d’eux-mêmes, et ne poursuivent
plus Dieu même par le désir, et ce n’est pas lui qu’ils tiennent dans
leur repos trompeur. Voilà la vacance de l’esprit et la paresse du
corps, où la nature et l’habitude font descendre, au moyen d’une pente,
ces malheureux. Il y a un repos vraiment horrible, celui-là est à la
portée des juifs, des païens et des pécheurs les plus ignobles; ils se
croient en paix, parce que, séparés de toute activité, ils ont imposé
silence à la voix qui gronde dans l’âme. Tout homme qui se livre à un
repos sans acte, sans vertu et sans recherche, se perd. Il va à
l’orgueil de l’esprit, à la complaisance intérieure, et prend place
parmi les incurables. L’homme, quand il s’est persuadé que la recherche
de Dieu est contraire à son bonheur, quand il réside en lui-même, mène
la vie la plus diamétralement contraire à l’union divine dont nous avons
parlé. Toutes les erreurs sont en germe dans ce repos. Comprenez, s’il
vous plaît, qu’il s’agit simplement de la chute des anges. Les anges
fidèles se sont tournés vers Dieu, chargés de ses dons; ils se sont
réfugiés en lui avec toute l’ardeur d’une jouissance active; ils ont
trouvé la béatitude, le repos sans fin et sans mensonge. Mais ceux qui,
se repliant sur eux-mêmes, se sont demandés le repos à eux-mêmes,
ceux-là sont tombés dans le quiétisme. Entre eux et la lumière éternelle
la distance s’est interposée; ils ont été précipités dans les ténèbres
et dans l’inquiétude qui ne finira pas.




LE QUIÉTISME


Quiconque prend son repos en dehors de l’action, quiconque s’abandonne à
une quiétude sans application, tombera dans toutes les erreurs; il se
détournera de Dieu pour se replier sur lui-même, et chercher en lui-même
le repos. Ce prétendu contemplateur est semblable à un marchand; je
parle d’un marchand qui viserait au gain seul. Il n’aime que lui, il est
propriétaire et amoureux de sa personne. Parmi les quiétistes, plusieurs
mènent une vie rude et sévère. Ils sont prosternés sous des pénitences
énormes; mais soyez certain qu’ils pensent aux yeux des spectateurs, et
qu’ils voient leur récompense venir de ce côté-là. Tout amour-propre n’a
de saveur et de goût que pour lui-même. Quelquefois ces gens obtiennent
les vanités qu’ils désirent. C’est Satan qui les leur donne; Dieu les
livre au père du mensonge, et ils attribuent à leur sainteté le succès
de leurs efforts récompensés par l’enfer. Intérieurement labourés par
l’orgueil, ils ont des yeux fermés à la lumière divine. Adhérents à
eux-mêmes, assis au fond d’eux-mêmes, quand ils trouvent dans leur
immobilité une petite consolation, ils sont transportés d’aise, n’ayant
pas même la notion de l’immensité des joies qui leur manquent. Par la
pente sur laquelle ils glissent, ils espèrent rencontrer certaines
saveurs intérieures, certains goûts, certaines voluptés d’âme; c’est ce
que j’appelle la luxure spirituelle. C’est l’amour de la volupté, qui,
repliant l’homme sur lui-même, l’arrête au fond de lui en lui disant: Le
plaisir est là.

Les hommes, toujours adonnés à la volonté propre, sont intérieurement
labourés par l’orgueil de l’esprit; leur vie est contraire à la charité,
contraire à l’amour intérieur, contraire à l’esprit de recherche,
contraire à l’esprit de désir, contraire à l’insatiabilité de l’homme
qui cherche la gloire de Dieu. Car la charité est le nœud de l’amour. De
nous à Dieu, c’est elle qui fait le transport entre Dieu et nous, c’est
elle qui fait l’union. Mais l’amour-propre n’a de retour que vers
lui-même; c’est pourquoi il est condamné à l’isolement. Quelquefois ses
actions intérieures ressemblent à celles de l’amour vrai, comme un
cheveu ressemble à un cheveu. La distance infinie qui les sépare est
dans l’esprit qui les anime. L’amour vrai ne cherche que Dieu et
rapporte tout à sa gloire. L’amour-propre ne cherche que lui-même et
rapporte tout à lui. L’homme qui tombe de la charité dans l’amour-propre
est immédiatement saisi par quatre ennemis: l’orgueil, l’avarice, la
gourmandise et la luxure. Ainsi tomba Adam, et en lui la nature humaine.
Il y eut de l’avarice dans son appétit de science; il y eut de la
gourmandise dans son attrait vers le fruit. Il apprit ensuite ce que
c’est que la luxure. La Vierge Marie, qui est le paradis vital, connut
des richesses supérieures aux richesses perdues par Adam. L’amour
magnifique est Fils de Marie. Elle se tourna vers Dieu avec l’activité
d’une charité brûlante; elle conçut le Christ, elle l’offrit au Père,
lui et toutes ses puissances, avec une immense libéralité. Les dons de
Dieu la trouvèrent toujours chaste. Jamais elle ne les demanda avec
avarice, ni ne les reçut avec gourmandise. Quiconque suit sa route est
vainqueur de ses ennemis, et arrivera au royaume où la Vierge règne avec
son Fils dans la gloire qui ne finira pas.

Il y a une troisième espèce de quiétistes plus pernicieuse que les deux
premières. Leur perversité est compliquée, leur vie est une perpétuelle
injustice, féconde en erreurs spirituelles. Je demande au lecteur toute
son attention. Ces hommes ennemis de Dieu se croient au sommet de la
contemplation. Il faut les observer avec soin; leurs paroles et leurs
actes les trahissent. Ils prennent leur oisiveté pour la liberté
absolue, et parce qu’ils ne sentent intérieurement que le vide, ils se
croient unis à Dieu sans intermédiaire.

Au degré suivant, ils se déclarent supérieurs aux commandements et au
culte de l’Église, trop élevés en grâce pour accomplir un acte
quelconque. Ils craindraient de déranger par l’exercice des plus
sublimes vertus cette oisiveté suprême qu’ils adorent au fond
d’eux-mêmes. C’est pourquoi, livrés à la passion pure, ils ont renoncé à
toute action inférieure ou supérieure. Elle troublerait, disent-ils, la
présence de Dieu dans leur âme. Ils sont assis dans le vide, sans zèle,
sans vertu, sans louange, sans action de grâce, sans volonté, sans
amour, sans prière, sans désir. Les malheureux! ils ne désirent pas, ils
ont renoncé à la recherche avide, ils croient avoir tout obtenu. Les
malheureux! sous prétexte de liberté, ils ne demandent pas ce dont ils
ont besoin. N’ayant plus, disent-ils, ni propriété, ni préférence, ayant
dit adieu à toute chose, nous avons obtenu tout ce que les autres sont
encore à demander. Dieu même, ajoutent-ils, ne peut plus rien nous
donner, ni rien nous enlever. Et, dans la pureté de leur repos, ils se
croient dispensés de tous leurs devoirs, comme aussi leur illustre
liberté les dispense de toute soumission: ils n’entendent plus la voix
de l’Église. Pape, évêque, pasteur, ils sont bien au-dessus de tout
cela. Quelquefois le spectre de l’obéissance est encore sur leur visage;
mais au fond les actes de l’Église trouvent en eux des révoltés, livrés
à une éternelle vacance. Tant qu’on agit, disent-ils, c’est qu’on n’est
pas parfait. Vous vous abaissez jusqu’à terre pour ramasser des vertus,
c’est que vous ne connaissez pas la pauvreté d’esprit et le loisir
intérieur.

Ils se croient soulevés au-dessus des saints, au-dessus des neuf chœurs
des anges, en dehors du mérite et du démérite, également incapables de
progrès et de péchés; unis à Dieu, disent-ils, quant à l’essence, et
réduits à rien quant à la substance, voilà le quiétisme et voilà le
panthéisme. Ils déclarent alors pouvoir obéir sans inconvénient à tous
les caprices du corps; car l’innocence les a délivrés de la loi. Notre
corps, disent-ils, a un caprice; si vous lui refusez ce qu’il demande,
vous allez gêner le repos de notre esprit. Donnons au corps tout ce
qu’il voudra: autrement notre quiétude risquera d’être troublée.

Et cependant ils se contraignent quelquefois, c’est qu’alors quelqu’un
les regarde, et il faut bien se faire admirer.

Dès qu’ils ont un caprice, ils lui obéissent subitement. Veulent-ils
quelque chose, immédiatement cela devient licite. J’espère que les
quiétistes sont rares; mais je les regarde comme les plus dangereux et
les plus incurables des hommes. Plusieurs d’entre eux sont possédés du
démon. Ils sont pleins de ruse et de déguisements; mais, armé de
l’Écriture sainte, vous les découvrirez facilement, à travers leurs
détours et au fond de leur labyrinthe.




L’ADMIRATION


La richesse incompréhensible, la sublimité, la communication libérale et
coulante que Dieu a et que Dieu fait ravissent le contemplateur dans le
lieu de l’admiration. L’admirateur va surtout vers les courants d’en
haut, ces effluves qui tombent de Dieu. Il réfléchit profondément sur
l’incompréhensibilité de l’Essence divine; jouissance commune de Dieu et
des saints, et sur l’opération immense des personnes divines agissant
dans la grâce, dans la gloire, dans la nature et au-dessus, en tout lieu
et en tout temps, dans les saints et dans tous les hommes, au ciel et
sur la terre, dans tous les êtres raisonnables ou irraisonnables, dans
l’esprit et dans la matière, suivant le besoin, la capacité et la
dignité de chaque créature. Il contemple le ciel, la terre, le soleil,
la lune, les éléments, toutes créatures, les mouvements du ciel, le
patrimoine commun des vivants.

Tout cela se donne, Dieu se donne, les anges se donnent. L’âme
raisonnable appartient à tout le corps, à tous les membres du corps.
Elle est là, partout tout entière. Elle ne peut être divisée que par
hypothèses. Les puissances supérieures et les puissances intérieures de
l’homme, si prodigieusement distantes, si la raison les regarde,
constituent pourtant le même homme dans l’unité duquel sont unis l’âme
et le corps. Dieu est dans tous et dans chacun. Tout par lui, tout en
lui, tout de lui, le ciel, la terre et toute la nature. Pendant que la
réflexion intérieure et profonde se promène sur l’excellence de la
nature divine, sur les éblouissants trésors de Dieu, et sur sa
magnificence, l’admiration grandit dans le contemplateur, et il arrive à
la stupeur, à cause de la sublimité et de la fidélité immense. Avec la
foi et l’espérance, émerge du fond de l’homme la joie singulière. Or
cette joie pénètre et embrasse, avec toutes les puissances de l’âme,
l’unité même de l’Esprit.




L’ATTOUCHEMENT DIVIN


L’avènement du Christ dans l’âme est un contact qui pénètre et émeut
l’esprit dans sa plus profonde intimité. Quand les puissances suprêmes
de l’âme se sont embrassées au-dessus de la sublimité des vertus, dans
l’unité de l’Esprit, la créature sent le doigt qui la touche. L’unité de
l’Esprit, où cette veine bondit et bouillonne, est supérieure à la
raison mais non pas étrangère à elle. La raison illuminée sent
l’attouchement, elle le sent moins que l’amour; cependant elle le sent,
sans pouvoir en pénétrer le mode. Car c’est un acte divin, c’est la
source de tous les biens possibles; entre Dieu et la créature c’est le
dernier intermédiaire.

Mais au dessus, dans le silence sacré de l’Incompréhensible, tremble une
certaine clarté, qui est la Trinité très haute.

C’est de là que vient l’attouchement. Le Tout-Puissant vit et règne dans
l’Esprit, l’Esprit en Dieu.




LA VISITATION


Le Seigneur, considérant la demeure et le repos qu’il s’est faits à
lui-même au fond de nous, considérant l’unité d’esprit opérée par sa
grâce et notre ressemblance avec notre type, a résolu de visiter
continuellement cette unité superbe, ouvrage de ses mains, et de
l’illustrer sans interruption par l’attouchement sublime de son Verbe,
et l’épanchement immense de son amour. Car il tient à ses délices; il
veut habiter l’esprit touché d’amour. Quand il a obtenu et conquis et
créé en nous sa ressemblance, il veut visiter cette image, l’enrichir
largement de dons merveilleux, nous ouvrir la route des vertus plus
éclatantes qui conduisent à une image plus éclairée. La volonté du
Christ est que nous habitions dans l’unité essentielle de notre esprit,
et que nous demeurions là où il est, au-dessus des créatures et de leurs
excellences, et que nous soyons fixés dans sa richesse, parmi ses
trésors; la volonté du Christ est qu’enrichis des trésors et des
magnificences célestes, nous demeurions avec lui, dans la plénitude de
l’activité. La volonté du Christ est que, parmi les actes les plus
pratiques et les plus multipliés de la vie, nous rendions visite
continuellement au fond de notre esprit, à notre unité et à notre image
divine.

Car à chaque moment de sa durée, dans tous les points qu’embrasse le mot
_maintenant_, Dieu naît en nous, le Saint-Esprit procède, armé de tous
ses trésors. Offrons aux dons du Seigneur la ressemblance qu’il veut en
nous, mais offrons à sa génération sublime l’unité sacrée de notre
essence.




SIMPLICITÉ D’INTENTION


Quelle est la route pour aller au-devant du Seigneur? La route de la
ressemblance plus parfaite et de l’unité plus jouissante? tout acte de
bonté, fût-il imperceptible, si la simplicité d’intention le rapporte à
Dieu, augmente en nous l’image divine, et fait abonder sa vie éternelle.
La simplicité d’intention rassemble dans l’unité de l’esprit les forces
dispersées de l’âme, et unit à Dieu l’esprit lui-même. C’est la
simplicité d’intention qui rend à Dieu honneur et louange; c’est elle
qui lui présente et lui offre les vertus. Puis se pénétrant et se
traversant elle-même, traversant et pénétrant tous les lieux, toutes les
créatures, elle trouve Dieu dans sa profondeur. Elle est le principe et
la fin des vertus, leur splendeur et leur gloire. J’appelle intention
simple celle qui ne vise qu’à Dieu, rapportant toutes choses à Dieu,
suivant l’ordre et la vérité. Elle met en fuite toute feinte, toute
hypocrisie et duplicité. Dans toute action possible, c’est la simplicité
qui doit être retenue, exercée et cultivée par-dessus tout. C’est elle
qui place l’homme en présence de Dieu, c’est elle qui lui donne lumière
et courage, c’est elle qui le rend vide et libre, aujourd’hui et au jour
du jugement, de toute crainte étrangère et vaine. Elle est cet œil
simple, dont le Seigneur se souvient, illustrant tout le corps,
c’est-à-dire toute sa vie active, et la délivrant du mal. Elle est la
pente intérieure de l’esprit éclairé, elle est le fondement de toute sa
vie spirituelle. Confiante en Dieu et fidèle à lui, elle embrasse entre
ses bras espérance et charité. Elle foule aux pieds la mauvaise nature,
elle donne la paix, elle impose silence aux bruits vains qui se font en
nous. Elle est la santé des vertus, elle est paix, espérance, confiance,
maintenant et au jour du jugement. Par elle nous demeurerons avec grâce
et ressemblance dans l’unité de l’esprit, allant au-devant du Seigneur
par la route des vertus. C’est elle qui lui offrira toute notre activité
vivante, augmentant d’heure en heure notre ressemblance divine.

Et puis, au-delà des intermédiaires et au-delà de nous-même, c’est elle
qui nous transportera dans la transcendance de la profondeur où Dieu
réside, et qui nous donnera le repos de l’abîme. L’héritage que
l’éternité nous a préparé, c’est la simplicité qui nous le donnera.

Toute la vie des esprits, toute leur activité et toute leur vertu
consiste, avec la ressemblance divine, dans la simplicité d’intention,
et leur repos suprême se passe sur la hauteur, dans la simplicité aussi,
dans la simplicité d’essence. Les esprits possèdent à différents degrés
vertus et ressemblance; à différents degrés ils possèdent eux-mêmes leur
propre essence au fond d’eux-mêmes, suivant leur dignité. Mais Dieu
suffit à tous, à tous et à chacun, et, suivant la mesure de son amour,
chaque esprit possède une recherche de Dieu plus ou moins profonde, dans
sa propre profondeur.

Caché sous cet attouchement, le Christ dit à l’esprit: _Sors de
toi-même. Agis dans la profondeur._

Or, cet attouchement très profond invite l’âme et l’attire dans sa
propre intimité, aussi intérieurement qu’il est permis à une créature de
s’exercer intérieurement. Mais, par la vertu de l’amour, l’esprit se
soulève au-dessus des mouvements dans l’unité elle-même, d’où sort en
bouillonnant la flamme vive qui le touche. Or cet attouchement a des
exigences. Il exige de l’intelligence qu’elle connaisse Dieu dans la
clarté qu’il produit. Il exige de l’amour qu’il jouisse de Dieu sans
intermédiaire. C’est que l’esprit désire d’un désir suprême
naturellement et surnaturellement. C’est pourquoi, se soulevant par la
vertu de son regard intérieur, il rentre en lui-même et contemple, dans
son propre abîme, le sanctuaire où il est touché. Toute raison et toute
lumière vive se sentent ici en défaut et refusent d’avancer. Car la
clarté suréminente, d’où l’attouchement tire son origine, aveugle tous
les regards créés, étant immense et infinie; et toute intelligence vive,
appuyée sur une lumière créée, se conduit comme un hibou sous la
splendeur du soleil. Mais voici que l’esprit subit une autre excitation
et une autre exigence; c’est Dieu d’une part, et, d’autre part, c’est
lui-même qui lui ordonne à lui-même de scruter l’attouchement, de le
pénétrer, de l’interroger: Qui es-tu? et qu’est-ce que Dieu? Alors
l’esprit se lance à la recherche de l’inconnu, et, poursuivant dans sa
source la flamme qui bouillonne en lui, il se livre avec avidité à cette
terrible inquisition. Mais il cherche, sans trouver; je ne sais ce que
c’est, dit la contemplation.

Il y a de ce côté-là une clarté suréminente que le regard ne rencontre
pas sans être saisi, brisé et aveuglé. Cette clarté se comporte avec une
hauteur qui domine tout esprit, au ciel et sur la terre. Mais ceux qui,
par la profondeur de l’acte interne, ont scruté et percé leur propre
abîme, pénétrant jusqu’à son fondement, qui est la porte de la vie
éternelle, ceux-là peuvent sentir l’attouchement. Cependant la lumière
de Dieu brille dans une telle immensité, que l’esprit en défaillance,
incapable de faire un pas en avant, cède, bon gré, mal gré, aux
éblouissements de l’incompréhensible. La raison et l’intelligence,
restent à la porte. Mais l’amour, qui a été aussi appelé, l’amour, qui a
reçu un ordre quoique aveuglé comme les autres, veut absolument avancer;
car il a gardé, dans sa cécité, l’instinct de jouir. Aussi, quand
l’intelligence, à bout d’efforts, reste dehors, l’amour dit: Moi
j’entrerai!




DE LA FAIM INSATIABLE


L’âme humaine est capable d’une faim sans assouvissement. C’est l’amour
avide, l’amour béant, l’aspiration de l’esprit créé vers le bien incréé.
Quand l’esprit est touché, touché par le désir, quand il a reçu de Dieu
une invitation qui est un ordre, il faut absolument qu’il touche ce
qu’il aime. De là une insatiable avidité qui ne peut jamais embrasser et
tenir. Les hommes qui vivent ainsi sont les plus pauvres entre les
hommes. Ils mangent, ils boivent, ils ne peuvent pas se rassasier ou se
désaltérer. Ils ont faim à jamais, car le vase créé ne peut pas contenir
l’Incréé. Le désir est là, ardent, éternel; mais Dieu est plus haut que
lui, et les bras levés du désir n’atteignent jamais la plénitude adorée.
Dieu donne alors à l’âme une table bien servie; il y a sur cette table
des richesses connues seulement de celui qui les goûte: mais il y a un
plat qui manque toujours, c’est celui qui contiendrait la jouissance
ravissante. C’est pourquoi la faim va toujours en augmentant. Sous le
contact divin, des torrents de délices coulent dans l’âme, et le goût
spirituel éprouve ce que l’esprit ne peut pas inventer. Cependant, comme
ces jouissances sont éprouvées dans les domaines de la créature, dans
les régions inférieures à Dieu, la faim va toujours en augmentant. Tous
ces transports ne font que l’exciter. Quand Dieu donnerait tout à cette
âme, tout excepté lui-même, il ne l’assouvirait pas. C’est son doigt qui
a fait ce désir: plus l’attouchement a été fort, plus le désir est
terrible. Telle est la vie de l’amour dans son opération transcendante,
qui surpasse la raison et l’intelligence. Si votre amour est allumé au
contact de l’amour divin, la raison ne peut plus rien, ni pour ni contre
vous. Autant que je puis comprendre, l’homme ainsi touché ne sera pas
facilement séparé de Dieu. Et pourtant le flux de l’amour vers nous,
notre reflux vers l’amour, tout cela peut être rangé parmi les
créatures: c’est pourquoi tout cela peut augmenter encore.




LE COMBAT


Les chocs de l’amour mettent en présence deux esprits: l’esprit de Dieu
et le nôtre. C’est alors que la lutte s’engage. Notre esprit s’incline
comme on fait quand on va plonger; il vise à Dieu et veut l’atteindre.
Le mouvement d’amour a eu pour complice l’acte secret du Dieu visé. Or
le choc se fait dans la profondeur: la blessure que reçoivent les
combattants est d’une intimité épouvantable. Les deux combattants se
lancent des éclairs qui embrasent leur force ardente, et l’ardeur de
leur combat augmente l’avidité de leur amour. Ils se fondent tous les
deux. L’esprit de Dieu donne, le nôtre rend; la force de l’amour naît de
ce mouvement double. Ce flux et ce reflux font rejaillir sur elles-mêmes
les sources de l’amour. Ainsi le contact de Dieu et la fureur de notre
désir se réunissent quelque part dans une simplicité. L’esprit, occupé
et possédé par l’amour, arrive, par d’incroyables oublis, à ne plus se
souvenir que de son possesseur. L’esprit brûle, et quand il a plongé
dans l’abîme de celui qui touche, voyant son désir et son avidité
surpassés par sa situation, il assiste à sa propre défaillance.
Réunissant ses forces dans un effort suprême, il trouve dans la
profondeur de son activité la force de se changer lui-même en amour;
alors le sanctuaire intime de son essence créée, où commence et finit
son activité terrestre, est dans sa main; il domine le monde multiple de
ses vertus et de ses puissances.

Ainsi l’amour se possède lui-même; mais sa hauteur devient la racine et
le fondement de nouvelles vertus et puissances.




LE COMBAT

(SUITE)


Quand notre esprit et l’amour se sont rencontrés, nos forces les plus
hautes ne sont plus capables d’être maintenues par nous en nous. La
clarté incompréhensible de Dieu et un amour immense qui domine l’esprit,
a touché nos forces sensitives. C’est pourquoi notre âme, encore invitée
à l’action, se dresse avec un désir plus haut et plus profond que tout à
l’heure. Mais plus l’avidité est intérieure et sublime, plus rapidement
elle se consume et s’épuise dans l’acte de l’amour; on dirait qu’elle va
mourir, et la voilà qui s’enflamme pour un embrassement nouveau.
J’appelle ceci la vie éternelle. L’esprit avide et affamé s’élance vers
Dieu, comme pour le dévorer. Mais c’est lui qui entre dans la bouche
béante de l’Infini, et, vaincu dans celle bataille, il s’envole
au-dessus d’elle pour s’unir au vainqueur. Car les forces suprêmes
s’embrassent dans l’unité de l’esprit.

Ici l’amour est dans son essence, plus haute que son exercice. Voici la
source d’où la charité coule avec toutes les vertus. L’âme sort
d’elle-même, se répandant sur le monde, armée de la charité et de toutes
les vertus; elle rentre en elle-même, avide de goûter Dieu, fidèle dans
les deux mouvements à la simplicité de l’amour.

Tu vois cependant que tout ceci se passe dans un domaine inférieur à la
Divinité elle-même; c’est l’exercice le plus profond qui soit au monde.
Mais la contemplation pure a des montagnes plus hautes.




DIEU ET L’ESPRIT

RENCONTRE ESSENTIELLE

L’âme et Dieu sont en présence.


Je demande ici au lecteur son attention. L’union de l’esprit humain se
fait avec Dieu dans l’intimité intérieure et dans l’activité extérieure.
Selon l’intimité de la profondeur, l’esprit va au-devant du Christ et
l’embrasse sans intermédiaire, car il s’est présenté nu. Car cette vie
que nous vivons au fond de nous, et qui ressemble admirablement à notre
type éternel; cette vie ne connaît pas les mesures de distance. C’est
pourquoi notre esprit, selon la profondeur la plus intime et la plus
élevée, reçoit incessamment dans sa nature nue l’impression et la
lumière divine de son exemplaire éternel. Il est l’habitation
perpétuelle de Dieu, et Dieu, qui occupe toujours son temple, y arrive
continuellement. Il le visite dans tous les moments par l’irradiation
d’une splendeur nouvelle. Quand Dieu arrive, c’est que déjà il était
présent; là où il est, c’est là qu’il arrive; là où il arrive, c’est là
qu’il était; là où il ne fut jamais, là jamais il ne vient. L’accident
et le changement sont pour lui des inconnus. Quand il vient en vous,
c’est que déjà vous étiez en lui, car il ne sort jamais de lui-même.
Ainsi l’esprit possède Dieu dans la nudité de sa substance, et Dieu
l’esprit. Il vit en Dieu, et Dieu en lui. Sur le haut de sa hauteur,
l’esprit est capable de la lumière divine et des dons les plus inouïs.
Par la lumière de son type, qui resplendit au fond de lui-même, au
sommet de son unité, l’esprit plonge et s’abîme dans l’essence divine,
où il rencontre, avec son éternel exemplaire, sa béatitude éternelle. Il
n’en reste pas moins constitué dans son être créé, par la très libre
volonté de la Trinité très sainte, prêt à se répandre au dehors, comme
toutes les créatures, avec toute sa personnalité. C’est par là qu’il
imite la génération du Verbe.

L’image de la Trinité et de l’Unité subsiste vivante et ardente en lui.
Son essence créée reçoit l’impression de son exemplaire éternel, comme
un miroir très fidèle reproduit l’image d’un objet, et, recevant
toujours la lumière, renouvelle à chaque instant le portrait qu’il porte
en lui. L’esprit, dans l’union divine, ne s’appuie ni sur lui-même ni
sur aucune vertu propre, mais demeure en Dieu, dépend de Dieu et se
rapporte à Dieu comme à sa cause éternelle.




DIEU ET L’ESPRIT

RENCONTRE SURNATURELLE


Si le lecteur a bien compris ce qui précède, il pourra facilement
s’élever plus haut. Dans cette unité, dont j’ai déjà dit quelques mots,
l’esprit humain peut rencontrer un mode d’activité inférieure à
lui-même, identique à son essence et à sa personnalité propre. Ceci est
le fond de l’abîme où roule la source des forces suprêmes, c’est le
principe et la fin des actions de la créature opérées par elle, en elle
et au-dessus d’elle. L’unité, considérée en soi, réside au-dessus des
actes qui s’accomplissent par elle; mais toutes les forces de l’âme,
dans l’éminence de leurs opérations, reçoivent puissance et vertu quand
elles touchent ce fond, cette origine, cette source, qui est l’essence
même de l’esprit. C’est dans cette unité que l’esprit de l’homme
rencontre par sa grâce et sa vertu la ressemblance divine, ou la
dissemblance par le péché mortel. La ressemblance divine est fille de la
lumière déiforme; sans celle-ci l’union surnaturelle est absolument
impossible. Il y a en nous une certaine image naturelle de Dieu: c’est
une ombre quelconque d’unité, c’est une ressemblance admissible, mais
tout à fait insuffisante. Sans la ressemblance qui vient de la grâce, la
damnation éternelle nous attend. Dès que Dieu nous voit habiles à
recevoir sa grâce, sa bonté libre est prête à nous conférer le don qui
nous donne sa ressemblance. Notre aptitude à recevoir sa grâce dépend de
l’intégrité intérieure avec laquelle nous nous mouvons vers lui. Au
moment même de notre mouvement, le Christ vient à nous avec ou sans
intermédiaires, c’est-à-dire avec ses dons ou au-dessus d’eux. Nous
aussi, nous nous précipitons en lui et vers lui avec ou sans
intermédiaires, c’est-à-dire avec nos puissances ou au-dessus d’elles.
Or lui-même, nous apportant ses dons et se donnant lui-même, nous
imprime sa ressemblance, nous absout et nous délivre. A l’instant de la
délivrance, l’esprit se plonge dans la jouissance de l’amour.

Et voici la rencontre, l’union surnaturelle et sans intermédiaire dans
laquelle la béatitude consiste. En vertu de l’amour et de la bonté
libre, donner est chose naturelle à Dieu; mais, quant à nous, dans notre
spécialité humaine, recevoir est un accident. Étrangers que nous sommes
et dissemblables, il nous faut une force au-dessus de notre nature pour
conquérir similitude et union.




POSSESSION DE DIEU

AU-DESSUS DES IMAGES


Or cette rencontre, cette unité que l’esprit d’amour poursuit et possède
en Dieu sans intermédiaire dans le saisissement de l’essence, excède et
dépasse toute intelligence, à moins que l’intelligence, sortant
d’elle-même, n’ait suivi la lumière aux lieux où tout est simple. La
jouissance de l’unité nous transporte dans la paix au-dessus de
nous-même et de toutes choses. De cette source coulent tous les biens,
naturels et surnaturels; mais l’esprit d’amour se repose au-dessus des
biens, dans leur source. C’est un désert où il n’y a que Dieu, Dieu et
l’esprit unis ensemble. Dans cette unité nous sommes reçus par le
Saint-Esprit, et nous recevons le Saint-Esprit, et avec lui le Père et
le Fils, car la Divinité est incapable de division. Or l’esprit avide de
jouissance, qui tend au repos en Dieu au-dessus des images, obtient et
possède au-dessus de la nature, dans l’existence essentielle, tout ce
qu’il a jadis obtenu et possédé naturellement.

Ceci est l’expérience commune des saints. Mais ils passent leur vie sans
apprécier et pénétrer la nature de leur bonheur, s’ils n’ont trouvé au
fond d’eux-mêmes la délivrance des créatures et l’illumination de
l’esprit. Au moment même de sa conversion, l’homme est saisi par la main
de Dieu, dans la pointe de son esprit, pour être transporté dans la paix
éternelle. Recevant la grâce, il reçoit une certaine ressemblance divine
dans le fond le plus intime de ses puissances; tel est le principe de
toutes ses grandeurs futures. Or cette ressemblance, qui sauvegarde la
paix de l’unité, ne peut lui être ravie que par le péché mortel.




LE RENDEZ-VOUS SUR LA MONTAGNE


L’irradiation immense de Dieu, fondue dans la lumière qui ne se laisse
pas embrasser, mais qui laisse couler la source vive des dons et des
vertus, cette irradiation pénètre notre esprit dans les profondeurs les
plus secrètes par une clarté incompréhensible, pleine d’ombre et de
jouissance. Au sein de cette clarté l’esprit s’abîme dans la paix, dans
la paix sans fond ni mesure, qui ne peut être connue de personne que
d’elle-même. Si la paix sublime pouvait être connue et conçue, elle
tomberait sous nos mesures. Si elle tombait sous nos mesures, elle
serait incapable de nous combler, et la paix se convertirait pour nous
en une inquiétude éternelle.

La pente de l’amour simple et immense produit en nous la jouissance; or
l’amour est un abîme, et le fond de l’abîme n’existe pas. Or l’abîme
appelle l’abîme; l’abîme de Dieu appelle les élus de l’unité. Or cette
invocation suprême, cet appel au fond de l’abîme qui crie et dit: Venez,
ressemble à une immense effusion de lumière essentielle. La lumière
essentielle nous embrasse et nous attire, et nous coulons dans la
ténèbre, dans la ténèbre immense de Dieu.

Unis à l’esprit de Dieu, nous recevons la puissance d’aller avec Dieu au
rendez-vous que Dieu donne, et nous posséderons avec lui et en lui salut
et béatitude.




QUELQUES DÉTAILS SUR LE RENDEZ-VOUS

PREMIÈRE ACTION


Le rendez-vous de Dieu a trois actes principaux. Quelquefois l’homme
intérieur, transporté au-dessus de ses puissances sur la hauteur de la
simplicité, se regarde jouir intérieurement. C’est le rendez-vous
immédiat. Tout à coup du fond de l’unité divine sort un éclair qui
frappe sur lui, et l’éclair est la face de la ténèbre, la face de la
nudité, la face du _rien_ sublime. L’homme s’en va errant dans la
ténèbre où il est enfermé, et il perd sa nature, et il vagabonde dans
les détours de la nuit noire.

Dans la nudité, il est destitué de sa lumière propre et de la clarté de
ses yeux, pénétré par la splendeur simple, imprégné, transformé.

Dans le rien, il se trouve en défaut vis-à-vis de ses puissances.

Surmonté avec tous ses actes par l’opération immense de Dieu, il
triomphe de son vainqueur par l’unité d’esprit dont le secret lui est
livré. Dans l’union intime, il parvient à la saveur spirituelle, à la
possession trois fois sublime, et, se plongeant en Dieu, il s’enivre de
délices dans l’existence essentielle. Or les torrents de délices font
couler dans le point central des puissances de l’homme une plénitude
d’amour sensible, et de cette plénitude la saveur pénétrante atteint la
vie physique elle-même et coule dans les membres de l’homme. Par cette
effusion, l’homme intérieur demeure frappé, surmonté, stupéfait; la
substance lui échappe. Dans la profondeur de lui-même, dans son âme et
dans son corps, il sait et il sent une clarté singulière et pénétrante,
pleine de saveur et de délices.




QUELQUES DÉTAILS SUR LE RENDEZ-VOUS

DEUXIÈME ACTION


L’homme intérieur s’est tourné vers Dieu pour adorer, pour s’offrir,
pour brûler sur le grand autel. Dieu vient au rendez-vous avec ou sans
intermédiaire. Il apporte le don de sagesse. La sagesse est la source de
toutes les vertus. Elle est l’instigatrice de toute perfection; elle
ébranle, elle pousse l’homme extérieur vers toute activité extérieure et
féconde. Mais cette même sagesse embrase l’homme intérieur d’un feu si
grandiose, que les dons de Dieu ne l’assouvissent plus. En cet état tout
ce que Dieu peut apporter, en dehors du don de lui-même, paraît à
l’homme étroit, mesquin, et son désir augmente, et son impatience
grandit.

L’homme sent alors au fond de lui-même un point central, principe et fin
de toutes vertus. Dans ce point central il les offre toutes à Dieu C’est
dans ce point que vit l’amour. Or la faim et la soif grandissent si
démesurément, qu’il se sent défaillir par la vertu du ravissement. Or,
chaque fois qu’il reçoit au fond de lui la foudre de Dieu, il est
embrasé et incendié par un contact nouveau. Il meurt dans la vie, et
ressuscite dans la mort. C’est une ardeur tendre qui obtient la
ressemblance et qui aspire à l’unité. Et la faim et la soif se
renouvellent à chaque instant. Cette action est plus utile et plus sûre
que la précédente. L’activité ardente du désir et de l’amour est le
principe de la paix suprême. L’activité précède, accompagne et suit la
paix. Elle est l’exercice nécessaire.

Sans les actes de la charité, nul ne peut obtenir Dieu ni conquérir
l’amour, ni garder l’amour conquis. Mais le repos et le retard qu’on
prendrait dans la créature est l’empêchement de l’homme spirituel. Dieu
seul peut satisfaire la faim qui le dévore.




QUELQUES DÉTAILS SUR LE RENDEZ-VOUS

TROISIÈME ACTION


Les deux premières actions produisent la troisième, qui est la vie
intérieure exerçant la justice. Dieu, venant au rendez-vous avec ou sans
intermédiaire, exige de nous deux choses: activité, jouissance. Ces deux
forces, loin de se gêner, se confirment et se corroborent. Dans
l’activité et dans la paix consiste la vie de l’homme intérieur; il est
tout entier dans l’une, et tout entier dans l’autre, indivisiblement.
Tout entier en Dieu, il jouit de la paix profonde; tout entier en
lui-même, il produit toutes les actions de l’amour. Dieu lui ordonne de
renouveler constamment ces deux mouvements de vie: et la justice
l’engage à donner ce que Dieu demande. A chaque irradiation divine
l’esprit répond par un mouvement plein d’activité et plein de
jouissance. Et toutes ces vertus actives prennent dans ce mouvement une
seconde naissance, et l’abîme de la paix prend dans le même mouvement
une nouvelle profondeur. Par le même acte Dieu donne ses trésors et se
donne lui-même; par le même acte l’esprit fait oblation de toute sa vie
extérieure et de toute sa substance. Par irradiation de Dieu pour la
jouissance de l’homme, l’esprit fondu d’amour s’écoule dans le Seigneur,
et le ravissement le transforme en joie. L’intelligence et la sagesse
impriment sur lui leur touche active; il est illuminé, embrasé. Mais il
meurt de faim, il brûle de soif, car le pain des anges est devant lui.
Il travaille, parce qu’il est en vue du repos. L’exilé contemple sa
patrie. Il voit, au fort de la mêlée, la couronne du vainqueur. La
consolation, la paix, la joie, la splendeur et l’abondance, toute
splendeur, toute lumière dépourvue de nombre et de mesure; tout cela est
à la portée de ses regards. La béatitude lui est montrée sous des
espèces spirituelles. Le doigt de Dieu, montrant le bonheur, entretient
l’amour au milieu de l’activité humaine. Le juste, qui a fondé sa vie
sur la paix et sur l’action, élève un monument éternel; cependant, après
cette vie, il sera ravi vers de plus hautes sublimités. Il s’approche de
Dieu, armé d’un amour intime et d’une action continuelle. Il se plonge
en Dieu, armé d’une jouissance sans remords et sans peur. Plongé en
Dieu, il se donne à toutes les créatures, plein d’activité, de vertu, de
justice et d’amour universel. Quiconque n’unit pas dans sa vie la paix
et l’activité ne connaît pas la justice; quiconque unit le repos et
l’activité est en sûreté. Le juste est semblable à un miroir à deux
faces, recevant deux sortes d’images. En haut, il reçoit Dieu et les
dons de Dieu; en bas, les images et les espèces des objets. Celui-là
peut rentrer en lui-même et se livrer hardiment aux devoirs de la
justice.

Mais l’homme, en cette vie, est bien loin d’être immuable. Il sort de
lui-même sans nécessité, et se livre très souvent aux choses du dehors,
appelé par les sens, et non conduit par la lumière. Il tombe ainsi dans
le péché véniel. Or le péché véniel dans la vie d’un contemplateur,
c’est une goutte d’eau froide dans une fournaise ardente.




DE LA LUMIÈRE DIVINE


Notre Père, qui êtes aux cieux, est le Père des lumières; il est celui
qui veut qu’on voie. Aussi, sans interruption et sans intermédiaire, il
profère en nous son Verbe unique et éternel, une seule parole, la parole
de l’abîme. Dans cette parole il s’exprime lui-même et exprime toutes
choses.

S’il fallait traduire cette parole dans la langue humaine, je dirais
qu’elle sonne à peu près de cette manière:

Me voici!

Regarde!

Or c’est la génération de la lumière éternelle, où toute béatitude est
vue et contemplée.

La contemplation dont je parle ici a trois conditions: il faut une âme
réglée et parée par l’exercice pratique de la vérité et de la justice;
toutefois cette pratique extérieure doit aider l’âme, et non la
surcharger. Celui-là seul est apte à la contemplation, qui n’est esclave
de rien, et pas même de ses vertus. Il faut en outre adhérer à Dieu par
l’activité de l’amour; il faut un feu blanc, ardent, inextinguible;
l’ardeur qui brûle ouvre l’esprit. Il faut enfin, sans confusion de
substance et dans le sens où je le dis, il faut se perdre dans la
ténèbre sacrée, où la jouissance délivre l’homme de lui-même, et ne plus
se retrouver suivant le mode humain. Dans l’abîme de la ténèbre où
l’amour donne le feu de la mort, je vois poindre la vie éternelle et la
manifestation de Dieu. Là naît et brille une certaine lumière
incompréhensible qui donne sur la vie éternelle, et nous commençons à
distinguer quelque chose. Or la lumière est donnée dans la simple
essence de l’esprit, où l’homme la reçoit, au-dessus des dons, dans le
vide où la jouissance l’a délivré de lui-même. Et cela dans toute la
mesure dont la créature est capable. Or la lumière ténébreuse, où
l’esprit contemple tout ce que le désir peut concevoir, est telle par
son immensité, que le contemplateur, dans le fond où il se repose, ne
voit plus et ne sent plus rien que la lumière elle-même, une certaine
splendeur incompréhensible. Bienheureux les yeux qui voient ainsi.




L’ARRIVÉE DE L’ÉPOUX


Quand nous avons ouvert les yeux dans la lumière profonde, nous devenons
capables de contempler dans la joie l’éternelle arrivée de l’Époux.
Quelle est-elle? je vous en supplie. C’est une génération incessante, et
une illustration sans défaillance. L’abîme d’où la clarté sort est
fécond et vivant; lui-même il est clarté. La manifestation de la lumière
intérieure se renouvelle dans l’intimité du sanctuaire. Je ne vois autre
chose ici qu’un regard éternellement tendu vers la lumière, grâce à
elle, par elle et en elle. L’Époux vient avec ses trésors; mais tel est
le mystère des rapidités divines, qu’il arrive continuellement; il
arrive toujours pour la première fois, comme si jamais il n’était venu.
Car son arrivée, indépendante du temps, consiste dans un éternel
MAINTENANT, et un éternel désir renouvelle éternellement les joies de
l’arrivée. Les délices qu’il apporte sont immenses et infinies,
puisqu’elles sont lui-même; les yeux de l’esprit s’ouvrent pour regarder
la face de l’Époux, et la portée du regard s’agrandit et franchit la
limite. Le regard fixe de l’esprit persévère tendu sur le mystère de
Dieu.

La capacité de l’âme, dilatée par l’arrivée de l’Époux, semble sortir
d’elle-même pour passer, à travers les murs, dans l’immensité de Celui
qui arrive. Et ainsi il se passe un phénomène que voici. C’est Dieu qui,
au fond de nous, reçoit Dieu venant à nous, et Dieu contemple Dieu.
Dieu! en qui consiste le salut et la béatitude.




LA SORTIE DE L’ESPRIT


_Sortez._ C’est Dieu qui parle. Il a dit: Me voici. Maintenant il dit:
_Sortez._ Il parle dans l’ombre à l’esprit qui fond et qui s’écoule.
Sortez, allez-vous-en vers la contemplation; allez-vous-en vers la
jouissance divine. Les richesses immenses que Dieu a par nature, nous
pouvons les avoir par la vertu de l’amour, par sa résidence en nous, par
notre résidence en lui, par la grâce de l’Esprit saint, en qui le désir
est assouvi, quel qu’il soit. C’est par la vertu de cet amour immense
que nous possédons la joie de mourir à nous-mêmes et de sortir de notre
prison, fondus dans l’océan de l’essence et dans la ténèbre brûlante.
C’est là que l’esprit, dans l’embrassement de la Trinité, habite la
suressence, se repose, agit et jouit. Le Père est dans le Fils, le Fils
dans le Père, portant toute créature. La relation personnelle de Père,
la relation personnelle de Fils, se distingue dans l’unité féconde de la
nature divine. Activité éternelle sans commencement ni fin, principe
sans principe. Le Père se contemple lui-même pleinement et parfaitement
dans l’abîme de sa fécondité, et voici que, par l’acte même de se
comprendre, il engendre une autre personne, le Fils, son Verbe éternel.
Le type de toutes les créatures, qui n’étaient pas encore sorties du
néant, résidait éternellement dans l’Éternel engendré, et Dieu les
voyait et les contemplait dans leur type, mais en lui-même. Car il n’y a
rien en Dieu qui ne soit Dieu. Cette vie éternelle que nos types
possèdent sans nous en Dieu sont, je pense, notre raison d’être
essentielle. Elle est la cause de notre création. Notre essence créée
est un effet qui demande à rejoindre son principe. Cet Être éternel que
les types possèdent en Dieu, cet Être éternel est Dieu; il persévère
éternellement. Dieu se contemple d’un simple regard, sans avant ni
après, dans un maintenant éternel. Or la sagesse de Dieu est la
splendeur du Père et le type éternel des êtres, sur lequel sont
dessinées les créatures au jour de leur création. Dieu se voit et voit
tout dans son Verbe comme dans un miroir. La Trinité nous a créés à son
image, d’après l’exemplaire éternel de nous-mêmes, qu’elle possédait
dans son sein, avant que le monde fût. C’est pourquoi Dieu veut que,
délivrés de nous-mêmes et introduits dans la lumière éternelle, nous
tendions les bras vers le type divin, qui est le nôtre, qui est notre
exemplaire, qui est notre raison d’être, et que nous le possédions dans
l’éternelle activité et dans la jouissance éternelle. Le sein du Père
est la source de l’être. La splendeur du Père est la génération du Fils;
tous les types sont manifestés au regard du Père. Tout ce qu’il a et
tout ce qu’il est, le Père le donne au Fils, excepté la relation
personnelle de Père, qui est particulière à lui et éternellement
incommunicable. Tout ce qui est caché et latent dans l’unité du Père
parvient à la lumière dans la génération du Fils. Notre type réside
éternellement dans l’ombre sacrée; mais une immense lumière nous révèle
et nous manifeste en Dieu. Or, l’effort de la contemplation, c’est
l’effort du contemplateur vers son type éternel. Volant de clartés en
clartés, il aspire, les bras tendus, à rejoindre cet exemplaire incréé,
d’après lequel il a été créé. Il s’élève au-dessus de lui-même pour
monter vers son modèle. Or cette contemplation est une sublimité
féconde. Cette possession de soi, cette liberté absolue ouvre à l’homme,
avide de perfection, des horizons inespérés. L’homme reste en lui, actif
et libre, dans le plein exercice des vertus; mais la contemplation a un
acte extérieur plus haut que toute vertu et que toute dévotion: c’est
l’acte par lequel elle se possède. La contemplation superessentielle
possède, d’une certaine manière, la couronne vers laquelle elle aspire.
Si nous étions délivrés de notre misère, il est clair que, plus aptes à
recevoir la lumière dans notre substance créée, nous serions irradiés et
pénétrés par la gloire de Dieu avec une magnificence dont nous ne nous
doutons pas.

La mesure transcendante qui passe toute mesure est la seule mesure que
connaisse l’esprit, quand, sorti de lui-même, il s’en va, par la vertu
de la lumière transformante, dans les domaines sublimes de l’éternelle
contemplation. Quand l’amour s’est laissé ravir au-dessus de sa
substance créée par la jouissance transcendante, il trouve et goûte sur
la montagne les magnificences et les délices que Dieu fait rouler dans
les sanctuaires intimes de la vie, imprimant sur l’âme ravie une
certaine image de sa majesté.




DE L’EMBRASSEMENT


Quand le contemplateur intime a remonté vers son type éternel, quand,
par la voie du Fils, il a obtenu le sein du Père, illustré maintenant
par la vérité divine, il reçoit à toute heure une nouvelle naissance
divine, car il ressemble à la lumière. Quelque chose de suprême, comme
l’embrassement de Dieu, le place sur les hauteurs de la béatitude. Le
Père se tourne activement vers son Fils, vers la Sagesse éternelle: Lui,
principe et source de tous les êtres, il se tourne avec tout ce qu’il
porte en lui; le fils avec tout ce qu’il porte en lui, avec le monde des
vivants, se retourne vers le Père qui l’a engendré; de leur mutuel
embrassement procède le Saint-Esprit, qui est leur amour, qui vit avec
eux deux dans l’unité de l’essence. Or l’amour actif et jouissant de la
Trinité a de tels embrassements, de telles opulences et de telles
pénétrations, que le silence des créatures est absolu ici. Les prodiges
de l’Incompréhensible, qui sont contenus dans cet amour, écrasent et
excèdent toute intelligence créée. Or, si l’amour est transporté dans le
lieu où les prodiges sont embrassés et goûtés sans étonnement, l’esprit,
bien plus haut que lui-même, consomme avec le Seigneur le mystère de
l’union, et dans l’unité du fond vital, en possession de lui-même et
revêtu de son type éternel, il contemple et goûte sans mesure, par des
procédés divins, les trésors que Dieu est lui-même.

Les délices de l’embrassement divin sont renouvelés au fond de nous par
une activité qui ne se relâche jamais: c’est l’embrassement de l’amour
dans une complaisance mutuelle et éternelle. C’est un renouvellement qui
se fait à toute heure dans le nœud de l’amour. Toutes choses sont
contemplées actuellement par le Père dans l’éternelle génération du
Fils; toutes choses sont actuellement aimées par le Père et le Fils dans
l’éternelle procession de l’Esprit. Or l’embrassement du Père et du Fils
est actif par excellence; c’est dans cet embrassement que nous sommes
étreints par la vertu de l’Esprit, au fond de l’éternel amour. Or ce
baiser et cet embrassement est une activité qui jouit d’elle-même au
fond d’un abîme sans fond.

L’abîme de la divinité, qui n’a pas de mesure, est une ténèbre sacrée
qui comprend, embrasse et surpasse toute propriété dans le magnifique
embrassement de l’unité essentielle; le mystère de la jouissance
s’accomplit dans la profondeur sans nom. Le transport de la jouissance
est une certaine immersion dans l’unité essentielle, où tous les noms de
Dieu, où toutes les lumières qui brillent dans le miroir de la vérité
divine s’écoulent dans la simplicité sans nom de l’essence, où les
mesures sont inconnues. Voici l’inépuisable et inscrutable simplicité de
l’abîme. C’est ici que toutes choses sont embrassées dans la jouissance
béatifique.

Mais l’abîme lui-même n’est embrassé par rien, si ce n’est par l’unité
essentielle. Je ne parle plus ici des personnes divines, ni de tout ce
qui est vie en Dieu. Je parle de l’embrassement de l’amour; c’est
l’éternel repos dans l’effusion de la jouissance fondante. Les esprits
doués du dévouement intime ont choisi cet asile pour s’y reposer
éternellement. Et voilà le silence caligineux où tous les esprits
d’amour se sont en quelque façon perdus. Et nous, si nous avons agi pour
nous préparer, délivrés de notre prison, nous naviguerons dans l’océan
de la Divinité, sans qu’aucune créature nous soit obstacle ou gêne.
Puissions-nous, par la vertu de l’Amour divin, qui n’a jamais méprisé
les prières d’un mendiant, obtenir la possession de Dieu, la
contemplation claire de la Trinité divine, et la jouissance sublime de
l’unité essentielle. Amen.




LIVRE DEUXIÈME

DE L’ANCIEN TESTAMENT




AARON ET ITHAMAR


Parlons un peu d’Ithamar, fils d’Aaron, le pontife, d’Ithamar qui reçut
les offrandes librement données, et les distribua aux ouvriers chargés
de construire le tabernacle de Dieu. Traduit en latin, le nom d’Aaron
signifie la montagne de la puissance. Il exprime cette hauteur suprême
de l’âme où Dieu règne. Venez, dit le prophète Isaïe, gravissons la
montagne du Seigneur; allons vers la maison du Dieu de Jacob.

Or Jacob signifie supplantateur.

Celui qui a gravi la montagne de la puissance remplace, surpasse et
écrase tout.

Et il nous instruira de ses voies, ajoute Isaïe.

Ses voies sont ses commandements.

C’est pourquoi la loi sortira de la montagne de Sion.

Sion signifie spéculation de toute vérité et contemplation de toute
justice.

Et le Verbe du Seigneur sortira de Jérusalem.

Jérusalem veut dire la montagne elle-même et la vision de la paix.

Aaron est la montagne inexpugnable de la puissance. Voilà pourquoi il
eut pour fils Ithamar, qui signifie la liberté surnaturelle.

Traduit d’hébreu en latin, Ithamar veut dire: le palmier de l’île. Le
mot latin _palma_ signifie ou l’arbre ou son fruit, ou la victoire ou la
paume de la main ouverte. En effet, le sommet de notre esprit, uni à
l’esprit de Dieu, est une montagne dans une île; l’île est entourée par
un océan immense de la Divinité, et tous les fleuves qui coulent de
l’Homme-Dieu se jettent dans cette mer. Dans cette île naît Ithamar, la
liberté, la palme toujours verte; née au sommet d’un arbre sublime, elle
trouve dans sa hauteur son éternelle jeunesse; inviolable aux foudres et
aux tempêtes, elle est inaccessible aux froideurs de la terre, et
l’infidélité des créatures ne peut rien contre elle. La maturité des
fruits du palmier est beaucoup plus prompte en Syrie et en Égypte que
partout ailleurs.

En hébreu, Syrie veut dire autel ou sublimité.

Égypte veut dire angoisse, ténèbres, tristesse.

Quand nous montons sur l’autel de la montagne, nous offrant en sacrifice
dans la joie de la hauteur, nous voyons dans la liberté le palmier
grandi, et ses fruits mûrs parmi les splendeurs de la Syrie.

Si, au contraire, l’acte s’accomplit dans les pesanteurs de la nature et
dans les fatigues de l’esprit, c’est le palmier qui croît laborieusement
parmi les ténèbres, les angoisses et les tristesses de l’Égypte.

La liberté est le signe et la condition de la victoire. Nos ennemis
vaincus, nous goûtons sans peur les fruits du palmier. Le palmier ne
porte qu’un fruit. Notre liberté est un vase unique qui reçoit d’en bas
toutes nos vertus; d’en haut, toutes les largesses de Dieu.

Tous les biens sont dans cette corbeille. Notre liberté est immense dans
son fond; car elle a ses racines dans la liberté de Dieu, c’est-à-dire
dans son unité.

C’est des sources riches et profondes de cette liberté que toutes nos
puissances tirent la force de faire le bien. Tout coule du même
principe. Sans la liberté, le mérite ne serait pas. C’est elle qui
recueille, comme Ithamar, toutes les offrandes destinées à la
construction du temple.

Ithamar, traduit en latin, signifierait encore la paume d’une main
ouverte. Or la main ouverte est la chose qui donne largement, qui donne
toujours et ne retient jamais. C’est pourquoi le Seigneur a préposé
Ithamar, fils d’Aaron, la libéralité qui vient de la puissance, à la
garde de ses trésors.




L’ARCHE D’ALLIANCE


C’est Beseleel qui fut chargé par Moïse de construire l’Arche
d’alliance. Or, Beseleel signifie l’ombre de Dieu; il signifie aussi la
liberté de l’amour.

L’ombre nous accompagne partout; elle suit en même temps tous nos
mouvements. C’est ainsi que l’amour suit Dieu, quand il est libre.
L’amour libre est doué d’une aptitude merveilleuse, pour suivre à
l’instant même tous les mouvements de l’esprit. L’amour libre est
prompt; comme l’ombre aussi, il est majestueux et, comme elle,
hospitalier. C’est en lui que Dieu réside, au fond de l’obscurité. Ce
Beseleel, l’homme de l’amour libre, reposant Dieu dans son âme, et se
mouvant lui-même avec une rapidité semblable à la rapidité du mouvement
divin, ce Beseleel, ému par l’instinct sacré, appuyé sur toute vérité et
toute sagesse, fabriquera l’Arche d’alliance. Il la fera en lui, et en
lui pour tous. Car il n’y avait qu’une Arche d’alliance. Elle représente
l’union intime du Saint et de tous les saints avec le Saint des saints.
Votre union avec Dieu est celle de votre frère et de tous les unis.
C’est dans l’Arche d’alliance que nous sommes tous étreints par
l’embrassement de l’amour; chacun est là dans tous, et tous dans chacun.
C’est là que nous habitons en Dieu, et Dieu en nous, et avec lui chacun
dans tous. Voilà l’Arche d’alliance entre Dieu et les hommes. Dieu
descend, et il apporte ses dons; l’homme monte et il apporte ses actes,
et l’Arche de l’éternelle alliance est leur rencontre au fond de nous.




LONGUEUR DE L’ARCHE


La longueur de l’Arche sera de deux coudées et demie. La première coudée
est le libre avènement de Dieu en nous. La seconde est notre libre accès
près de Dieu. Les deux coudées sont entières. Car cet acte divin et cet
acte humain doivent être parfaits. Dieu agit: nous agissons.

Mais il y a une demi-coudée qui indique l’incessante rénovation de
l’amour actif; au milieu des persévérances de l’union immuable, ce n’est
qu’une demi-coudée, parce que l’action de l’amour se renouvelle
toujours, sans jamais devenir digne ni de la majesté de Dieu, ni des
délices de l’homme. C’est pourquoi la dernière coudée est imparfaite.
Elle rend témoignage, en ne finissant pas, à la hauteur de Dieu et à
l’exigence de l’amour. Telle est la longueur de l’Arche.




HAUTEUR DE L’ARCHE


La hauteur de l’Arche est d’une coudée et demie. C’est l’ascension de
l’esprit, qui, pleine de louange, nous conserve dans l’union divine,
dans l’unité essentielle. La demi-coudée nous avertit que la majesté de
Dieu est infiniment plus haute que la louange des créatures.
L’imperfection de la demi-coudée, c’est l’imperfection de l’effort
humain, qui doit cependant tendre et se grandir vers la hauteur
incompréhensible, avec la certitude de ne pas l’atteindre. Sens,
puissances, activité spirituelle, tout reste inférieur aux exigences de
l’action de grâces.




LARGEUR DE L’ARCHE


La largeur de l’Arche est d’une coudée et demie. La coudée complète nous
avertit que notre amour doit embrasser tous les hommes, que notre amour
doit nous embrasser nous-mêmes, que notre amour doit nous transporter
dans l’ampleur immense de l’amour divin, qui embrasse tous les esprits
d’amour dans sa largeur infinie.

La demi-coudée semble indiquer cette impuissance de l’amour, qui ne peut
égaler les actions de grâces aux bienfaits. C’est pourquoi la coudée ne
se termine pas.

Et son excellence réside dans son imperfection.




LE PROPITIATOIRE


Je vais essayer de dire comment la jouissance de Dieu est accessible aux
hommes de cette vie. Voici la figure de la gloire. Sur l’Arche
d’alliance était placée la table faite d’or très pur. Elle s’appelait le
Propitiatoire, parce que c’est de là que le Seigneur rendait réponse au
peuple, et lui découvrait le remède de ses maux. Cette table était
l’intime du tabernacle, et figurait le lieu de propitiation divine. Elle
était de même largeur et de même longueur que l’Arche, de façon à la
couvrir. Elle était posée sur la couronne d’or.

Le Propitiatoire est l’image de l’amour en jouissance, en joie et en
gloire, principe et fin de tout bien et de toute grâce. Il est posé sur
la couronne d’or; car il est supérieur à l’embrassement même qui étreint
Dieu et l’homme. Cet amour excède tout. Il n’a ni mesure, ni fond, et
ses manifestations sont toutes au-dessous de lui. Il a deux coudées et
demie de longueur.

La première est le lieu de la paix profonde où Dieu se manifeste au
sommet de l’esprit.

La seconde, qui suit immédiatement, c’est la fusion de l’esprit qui
s’abîme dans la joie de l’essence. Cette fusion est exempte de mesure et
de retour. C’est la jouissance sans repentir. L’esprit meurt à lui-même
en Dieu, dans la simple expérience de la béatitude. Sa jouissance est un
acte intime qui va toujours en avant. L’activité extérieure va et
revient. La jouissance essentielle est la paix du fond, qui ne sait ce
que c’est que de bouger. Voilà la longueur des deux coudées. Dieu se
verse largement dans l’abîme profond de l’esprit. Puis l’esprit se
soulève au-dessus de lui-même, et, par la vertu du transport, ne se sent
plus ailleurs que dans la béatitude. Le Propitiatoire couvre l’Arche
d’alliance, c’est-à-dire qu’il protège dans notre âme l’union divine.
Mais il reste encore une demi-coudée.

Quoique la jouissance de la possession soit immobile en elle-même,
cependant la flamme et la fusion se renouvellent à chaque minute en
présence de l’amour qui jouit. Cette demi-coudée est la figuration de la
joie que l’amour a trouvée dans la paix de l’abîme. C’est le regard que
l’esprit jette sur la jouissance. La largeur du Propitiatoire est d’une
coudée et demie.

La première coudée est entière; car l’amour rend témoignage à l’esprit,
dans l’acte suprême de sa jouissance, que tout est accompli. Il est le
témoin de sa perfection; car, dans la jouissance essentielle, quoique la
distinction demeure infinie, il ne sent aucun obstacle entre lui et son
objet. Il a la conscience de son intégrité. L’esprit s’étend et se
dilate dans la largeur de l’amour essentiel, ravi par sa propre flamme
dans le feu du ciel qui ne finit pas. La béatitude de chaque esprit
correspond à sa sainteté. Mais la béatitude superessentielle, qui est le
fonds commun et le trésor public, est un abîme simple: c’est une
inépuisable impénétrabilité. Et voilà la demi-coudée, et nul ne peut
compléter celle-ci. Chacun remplit ses vases. Mais la béatitude simple
demeure surabondante en soi, et son infini ne s’entame jamais. Je puise,
et j’ai soif. Dans la jouissance suressentielle, j’abonde: je suis
rassasié, et j’ai faim à jamais. C’est une faim sans apaisement que
l’abondance ne termine pas. Elle est éternelle. Voilà la demi-coudée que
nul ne complétera: cette demi-coudée achève la largeur du Propitiatoire;
car la faim éternelle est la perfection de notre béatitude.




LES DEUX CHÉRUBINS


Les deux chérubins aux ailes étendues, qui, placés des deux côtés du
Propitiatoire, le regardaient et se regardaient l’un l’autre, ces deux
chérubins étaient deux figures en or. Cet or doit nous apprendre la
suprême noblesse de l’esprit dévoué à Dieu, et dépouillé de toute
propriété. Le premier Chérubin représente le transport de l’esprit et la
contemplation qui plonge dans la lumière divine un regard sans défaut.
Le second est la jouissance éternelle, plongé dans celui qui est sans
nom, sans vêtement et sans forme. Voilà l’or vrai, la charité et la
sagesse. Ils assistent à droite et à gauche le même acte; car ils sont
inséparables dans leur activité brûlante. Malgré les étreintes de
l’unité, ils gardent leur distinction. Ils sont les assistants de la
propitiation divine. Ils étendent leurs ailes; car ils sont emportés
dans les hauteurs de la vision jouissante. Ils couvrent le lieu appelé
_oraculum_: car ils abritent l’inspiration secrète de l’âme, et c’est à
leur ombre que Dieu nous parle et nous répond.

La contemplation simple, qui plonge dans la lumière divine, et la
jouissance simple, qui va vers son attrait, se regardent l’une et
l’autre; car l’une vit avec l’autre. Et leurs faces sont tournées vers
le Propitiatoire, c’est-à-dire vers l’amour en joie.

L’amour qui jouit plane sur l’amour qui agit. Mais celui-là, loin de
priver celui-ci de son action, l’excite et le pousse à une fécondité
pratique toujours croissante et toujours renouvelée. Ainsi toutes les
puissances sont complétées l’une par l’autre. Plus vous êtes élevé
au-dessus de vous-même dans la sublimité de l’amour et de la jouissance,
plus vous êtes fécond en vous-même par la vertu de l’activité. Entre les
deux chérubins, entre la contemplation et la jouissance, est
l’habitation de Dieu en nous. C’est de là que coulent la grâce et la
sagesse. C’est là que nous apprenons la volonté du Seigneur.




LES QUATRE ANIMAUX


La charité a quatre types décrits par saint Jean et par Ézéchiel.

Le premier, c’est l’amour vainqueur qui foule aux pieds, qui écrase tout
ennemi, qui dompte toute bestialité et qui règne sur la race animale.
Voilà le type du lion; les vainqueurs l’ont conquis. Le second, c’est
l’offrande éternelle qui offre incessamment au Seigneur toute la
substance de l’âme et toute son activité, brûlant sur l’autel de la
gloire l’encens qui ne s’éteint pas. Voilà le bœuf, voilà l’holocauste.

Le troisième type, c’est la sagesse, parée de toutes les vertus, et
armée de l’empire du monde. C’est par elle que notre âme revêt la figure
humaine, et règne sur toutes choses. Voilà l’homme, voilà la sagesse.

Mais il y a des âmes qui sont transportées au-dessus d’elles-mêmes.
Abîmées dans la vision, nées dans la contemplation, elles étendent leurs
ailes immenses dans la largeur et l’amplitude, au-dessus des formes et
des images, et l’œil de leur esprit est ouvert à jamais pour fixer, pour
contempler sans fatigue la manifestation de la vérité éternelle. De
cette vue naît un amour plus extrême, un désir plus insatiable et une
certaine fureur qui veut appréhender le Dieu qu’on n’embrasse pas. Voilà
l’aigle. C’est la lumière vue dans l’ombre sacrée c’est aussi l’exercice
extérieur, ardent et discret, de toute vérité et de toute charité.




LIVRE TROISIÈME

LES VERTUS




L’HUMILITÉ


Quand l’homme considère, au fond de lui-même, avec des yeux brûlés
d’amour, l’immensité de Dieu, sa fidélité, quand il songe à son essence,
à son amour, à ses preuves d’amour, à ses bienfaits, qui ne peuvent rien
ajouter à son bonheur; quand l’homme ensuite, se regardant lui-même,
compte ses attentats contre l’immense et fidèle Seigneur, il se tourne
vers son propre fond avec une telle indignation et un tel mépris de
lui-même qu’il ne sait plus comment faire pour suffire à son horreur. Il
ne connaît pas de mépris assez profond pour se satisfaire. Il sent que
celui qu’il mérite est plus grand que celui auquel il pense. Il tombe
dans un étonnement étrange, l’étonnement de ne pas pouvoir se mépriser
assez profondément, et il reste indécis, devant la défaillance de ses
forces. Dans cette perplexité, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de
se plaindre à Dieu, son Seigneur et son ami, des forces de son mépris,
qui le trahissent et ne le mettent pas aussi bas qu’il le voudrait. Il
se résigne alors à la volonté de Dieu, et s’abandonne avec toutes les
créatures, et, dans l’abnégation intime, il trouve la paix véritable,
invincible et parfaite, celle que rien ne troublera. Car il s’est
précipité dans un tel abîme, que personne n’ira le chercher là.

Mais tout n’est pas fini. L’humilité est capable d’une bien autre
noblesse et d’une bien autre profondeur.

L’humilité, dit Gilbert, a une telle propension vers les abîmes que le
repos lui est impossible, tant qu’elle n’a pas trouvé le fond où la joie
est située. Le fond, c’est l’absence de toute propriété mauvaise. Mais,
tant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours quelque chose à
déposer, quelque vêtement à dépouiller. Nous avons donc à aspirer
toujours vers une plus profonde profondeur. Nous avons à obtenir de
nous-même quelque défaillance inouïe, non quant à l’essence, mais quant
à l’estime. Si quelqu’un affirmait d’avoir trouvé le fond, c’est d’être
noyé dans l’humilité, je ne le démentirais pas.

Il me semble pourtant qu’être plongé dans l’humilité, c’est être plongé
en Dieu, car Dieu est le fond de l’abîme, au-dessus de tout et
au-dessous de tout, suprême en altitude et suprême en profondeur.

C’est pourquoi l’humilité, comme la charité, est capable de grandir
toujours. Le fond de l’abîme n’est pas à la portée de nos mains. Tant
que nous sommes ici, nous devons aspirer vers quelque profondeur
nouvelle, convaincus que l’abîme n’a pas dit son dernier mot.

En face de Dieu, puisqu’il est trop immense pour être honoré dignement
par nous, nous devons éprouver, dans l’acte de l’adoration, la volupté
de l’impuissance.

Quand chaque homme rendrait gloire à chaque instant, autant que tous les
hommes et tous les anges réunis, l’esprit d’adoration ne serait pas
encore satisfait. Mais l’humilité, si nous réussissons à nous abîmer en
elle, nous donne une sorte de contentement. Ayant trouvé Dieu dans
l’abîme, nous satisfaisons à sa Majesté, en compagnie de sa profondeur.

Ayant trouvé l’union divine, non pas l’unité de nature ou d’essence,
mais l’union qui est le don de l’abîme, l’union qu’on trouve quand on
est noyé, nous goûtons les défaillances que fait l’humilité, et nous
roulons en Dieu qui est le fond du fond.

Quand nous sommes si profondément plongés en Dieu, que donner et
recevoir deviennent pour nous des mots presque inintelligibles, alors
nous commençons à être satisfaits de la défaillance.

Puisqu’un fond humble est le vase qu’il faut, très pur et très solide,
le vase capable de la grâce, et que Dieu veut la verser là, je vous
conjure, je vous conjure d’être humble. L’humilité est si précieuse
qu’elle obtient les choses trop hautes pour être enseignées, elle
atteint et possède ce que la parole n’atteint pas. Elle est la
rédemptrice de la charité violée. Après le péché, toujours innombrable,
et quelquefois ignoré du pécheur, l’humilité du pécheur a de
merveilleuses aptitudes pour la réconciliation. Sa science et sa
confession arrachent à Dieu l’indulgence. L’humilité est à égale
distance du désespoir et de l’enflure. Elle ne sait ce que c’est que la
dispute des opinions. Elle cacherait sa gloire; mais elle la montre, si
Dieu l’y pousse, ou si l’intérêt des hommes l’exige. Saint Paul montra
la sienne. Mais ce fut un sacrifice. La pente de l’humilité incline vers
les secrets. L’humilité est la conservatrice de la grâce. Elle nous fait
ce grand présent: au moment où elle nous grandit, et dans la mesure où
elle nous grandit, elle nous donne la faculté de nous indigner contre
notre petitesse. Êtes-vous parvenu au sommet de l’esprit? vous avez
peut-être gardé sur la hauteur les imperfections du premier degré, et
l’humilité vous dit: As-tu atteint le premier degré? toute ascension a
l’humilité pour condition et pour loi. Tout homme qui compte pour
quelque chose un mérite, une vertu, une sagesse quelconque, en dehors de
l’humilité, est un idiot. Toute noblesse est une honte, toute excellence
est une ignominie, si l’humilité ne leur prête hauteur et gloire.
L’humilité possède seule la puissance de dissiper l’ennemi, de tourner
contre lui ses armes et de s’en faire des instruments.

Quiconque possède un fond d’humilité n’a pas besoin de paroles
nombreuses pour s’instruire: Dieu lui dit plus de choses qu’on ne peut
lui en apprendre et qu’il ne peut en répéter; les disciples de Dieu sont
dans cette position. De l’humilité s’élèvent la liberté et la confiance;
la liberté, qui grandit avec l’humilité, élève vers l’action de grâce
les puissances de l’homme. Quand l’humble pourrait posséder à lui seul
une puissance de louange supérieure à celle de toutes les créatures
réunies, sa puissance serait insuffisante à ses yeux. Jamais il ne
placera Dieu assez haut, ni lui-même assez bas. Mais voici la merveille.
Son impuissance se tournera en sagesse, et le défaut de son acte
toujours insuffisant sera, à ses yeux, la plus grande saveur de sa vie.
Quoique la louange de Dieu soit le plus grand plaisir de la vie, il y a
une joie plus haute: c’est une certaine façon d’appartenir au Seigneur.
Le fait de lui appartenir conduit en lui plus profondément qu’autre
chose. Subir Dieu est plus grand que tout.

Que le Seigneur béni dans les siècles des siècles nous donne l’humilité
fondamentale, pour que nous parvenions, suivant les lois indiquées, aux
splendeurs de l’humilité féconde. Amen.




DE LA CHASTETÉ


La sobriété du corps et de l’âme produit la chasteté. Il n’y a pas de
chasteté sans sobriété. La chasteté est le mouvement par lequel la
créature échappe à la créature pour adhérer à Dieu seul. Les choses
créées ne sont là que pour l’usage. Dieu seul pour notre jouissance. La
chasteté est une adhésion à Dieu, supérieure à l’intelligence et au
sentiment, supérieure à tous les dons que l’âme est apte à recevoir. La
chasteté dépasse d’un bond tout ce que le sentiment, l’expérience ou
l’intelligence peuvent saisir, et va, au-dessus des dons, se reposer en
Dieu seul.

La chasteté est la splendeur de l’homme intérieur. Elle est la force
suprême qui ferme le cœur aux choses d’ici-bas, et qui l’ouvre aux
choses d’en haut.

La chasteté demande que nous soyons armés des armes de Jésus, rédempteur
et vainqueur. Elle exige que nous bondissions à la joie de son nom, que
nous portions dans notre âme la mémoire de sa vie, la mémoire de sa
naissance, de ses institutions, de ses bienfaits, de son humilité, de sa
passion, de son sang répandu, de sa résurrection glorieuse, de son
ascension admirable. Il faut l’y suivre, il faut agenouiller notre homme
intérieur devant le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Les fantômes
étrangers, inutiles et malsains, mourront dans cette atmosphère. Si nous
portons avec nous l’Homme-Dieu crucifié, et sa vie, et sa mort, il vivra
en nous, et nous en lui; la chair et le sang, le monde et l’enfer seront
sous nos pieds. Sans négliger les images sensibles de Jésus-Christ, il
faut se plonger dans la sagesse intérieure où vivent les images
intellectuelles, où toute vérité et toute justice illuminera notre
esprit, et nous resplendirons en présence de Dieu. Il faut aussi que le
regard simple, le regard nu, plonge et s’abîme dans la lumière sans
image où la divinité de Jésus-Christ couronne la splendeur de la
chasteté. Dans la vision divine, Jésus nous revêtira du manteau de
pureté, qui est lui-même.




DÉVOUEMENT INTÉRIEUR


Si nous voulons adhérer à Dieu par le dévouement intérieur, nous
sentirons dans le fond de la volonté et dans le fond de l’amour le
soutien de l’esprit, on dirait le bouillonnement d’une source vive, qui
rebondit jusqu’à la vie éternelle. Notre intelligence aura l’expérience
du soleil éternel, et la face de Jésus rayonnera: le Père délivrera
notre mémoire, lui fera le don sublime de la nudité. Il nous invitera à
sa vérité éternelle; il nous exigera, il nous traînera. Dieu ouvre à
l’amour les portes du ciel, pour qu’il entre et mette la main sur ces
trésors désirés. L’âme ouvre à Dieu ses puissances: elle désire donner
sa substance et recevoir la substance divine. Mais elle veut et ne peut
pas; car plus elle donne et reçoit, plus grandit le désir de recevoir et
de donner. Elle ne peut ni se transvaser totalement en Dieu, ni
l’embrasser comme elle voudrait. Tout ce qu’elle saisit de Dieu, lui
fait l’effet d’un néant, comparé à ce qu’elle ne saisit pas. De là une
tempête d’amour: car l’âme ne peut atteindre ni la hauteur de Dieu, ni
sa profondeur. Elle ne peut ni le saisir, ni renoncer à lui. Nulle
parole ne peut exprimer les transports de ce désir, ni peindre les
tourbillons qui se forment dans cette région-là. Tantôt l’amour brûle,
tantôt il glace. Quelquefois il intimide, quelquefois il enhardit;
tantôt il réjouit, tantôt il désole, tantôt il espère, tantôt il
désespère, il se plaint, il gémit, il chante, il adore; son ivresse
impose à ceux qu’elle possède d’incroyables fureurs. Et cependant cette
vie profonde est la plus salutaire des vies. Quand l’homme sent
défaillir en lui son esprit, qui ne peut pas monter plus haut, l’Esprit
de Dieu intervient. Quand l’homme, malgré les violences d’un désir
implacable, n’a pas pu adhérer à Dieu, l’Esprit du Seigneur arrive comme
un feu terrible, brûlant, absorbant, dévorant tout, et l’homme oublie
son pain, son vin et son sang! il ne se souvient plus que de l’amour
unissant. Silence, esprit humain! Silence, puissances créées! Dormez,
dormez! la source est ouverte; les torrents coulent. Vous serez inondés,
au-delà du désir.

Cette première action divine élève l’homme et le transporte. La seconde,
qui semble appartenir plus spécialement à son Fils, soulève l’homme plus
haut que la raison, plus haut que la vue, plus haut que le jugement:
l’intelligence nue est pénétrée et illustrée de lumière divine! l’œil
simple puise, dans cette clarté, des aptitudes de contemplation
vis-à-vis de la vérité éternelle. La troisième action fait le vide dans
la mémoire, dépouillée de formes et d’images, et porte l’esprit nu vers
son plaisir divin: l’homme, établi et fixé en Dieu, y trouve puissance,
action, liberté intérieure et extérieure. La science lui est confiée,
ainsi que le discernement; il juge tout ce qui est du ressort de la
raison, et subit au-dessus d’elle, par l’opération intérieure, la
transformation divine. Mais, au-dessus de tout mode et de toute manière
d’être, voici le regard simple et voici l’essence divine. Elle manque de
mesure, pour parler notre langage. Incomparable avec toute parole, tout
mode, tout signe et toute comparaison, elle se manifeste sans image à la
nudité parfaitement simple. On peut placer sur le chemin quelques
images, quelques figures, pour préparer l’homme au royaume de Dieu.
Imaginez-vous, si vous voulez, une mer immense, faite de flammes
ardentes et blanches, où brûle la création réduite en feu; le feu est
immobile, il brûle sur lui-même. L’amour essentiel se possède ainsi,
dans la paix brûlante, jouissance de Dieu et des élus, au-dessus de
toute forme et de toute pensée. Figurez-vous un océan de paix, un
torrent, un abîme inépuisable où les élus roulent avec Dieu dans la
jouissance, et la jouissance dit à la mesure: Je ne te connais pas; et
elle emporte ceux qu’elle tient dans une immensité très large, déserte
et égarée: ni route, ni sentier, ni mesure, ni commencement, ni fin,
rien d’exprimable, ni de compréhensible. Voilà la béatitude simple,
essentielle à Dieu, superessentielle à nous, supérieure et étrangère à
la raison. Si nous voulons la connaître par expérience, il faut monter
en esprit jusqu’à l’Incréé, jusqu’au centre éternel où toutes les lignes
commencent et finissent, où elles perdent leur nom, où elles trouvent
l’unité centrale, sans jamais aliéner leur nature et leur essence
propre. Nous resterons ce que nous sommes, dans notre substance créée:
la distinction subsistera. Et cependant les mains du ravissement nous
emporteront dans l’Incréé, et nous nous surpasserons nous-même en
hauteur, en profondeur, en largeur, en longueur, et ce sera quelque
chose comme un égarement sans retour. C’est le témoignage du prophète
Ézéchiel: les quatre animaux avançaient toujours et ne revenaient
jamais. Ainsi des élus: transportés plus haut qu’eux-mêmes, dans la
jouissance sans mesure, ils vont sans revenir. Ils ne regardent pas
derrière eux. C’est la septième veillée, c’est le repos; c’est la
consommation de la béatitude. C’est là que nous demeurerons plus haut
que nous, dans la simplicité. N’oubliez jamais les actes intérieurs et
extérieurs, n’oubliez pas les préparations, n’oubliez pas les exercices,
n’oubliez pas les vertus. Les divers degrés de vertus, d’adhésion, de
charité, de sagesse, d’activité, produiront divers degrés de béatitude.
La faim et la soif qu’on aura de Dieu, dépendra des mérites conquis. O
béatitude superessentielle! vous êtes le Seigneur! sur vous nous
roulerons et nous brûlerons dans l’unité sans mesure, dans l’abondance,
dans la communion, plus haut que la capacité de nos puissances réunies.
Et l’ordre des élus et des anges sera gardé sur terre et au ciel
éternellement, tel qu’il était éternellement dans la prédestination
divine. Que la soif de notre cœur prenne une voix pour crier:

O gouffre de puissance, dont je ne vois pas les lèvres, engloutis-nous
dans ton abîme! que ton amour se décache et qu’il brille à nos yeux.
Êtes-vous couverts de blessures mortelles, que l’amour vous embrasse, et
vous voilà sauvés!




DE L’ABSTRACTION INTÉRIEURE


Si quelqu’un veut vivre dans la solitude intérieure, qu’il aille habiter
Jérusalem. Jérusalem veut dire le lieu de la paix.

Or la solitude est par-dessus tout un acte intérieur.

La conversion demande aux imparfaits d’éviter tel ou tel acte extérieur.
Car ce que nous possédons avec attache, adhère à nous et se mêle à notre
sang.

Mais l’homme parfait n’a plus aucun besoin de fuir le dehors. Dégagé
d’attache, libre et prêt, son mouvement intérieur vers Dieu est si
prompt, qu’il ne se fait aucune violence pour se précipiter au fond de
lui. S’il se sent par moments penché sur les choses inutiles et
infécondes, car l’attention perpétuelle vers Dieu n’est pas donnée à
l’homme en cette vie, il se détourne rapidement avec un immense mépris
de son instabilité. Mais comme il se penchait sans attache, il se relève
sans effort; car sa pente intérieure est plus forte que les pentes
extérieures. Il est plus enclin vers le dedans que vers le dehors. Il y
en a qui ont, pour la stabilité, des aptitudes particulières; pour
ceux-là, la solitude intérieure est plus facile; ce qui ne prouve pas
leur sainteté plus grande. Le plus saint c’est le plus aimant, c’est
celui qui regarde le plus vers Dieu, et qui satisfait le plus pleinement
les besoins de son regard. Quelquefois les natures les plus instables et
les plus indomptables arrivent à des hauteurs où ne parviennent pas les
tranquilles. Car les instables, dans le transport de leur amour, se
méprisent au point de ne plus pouvoir se supporter.

Ce qui est nécessaire, c’est la solitude du cœur et de l’esprit. Si vous
ne l’avez pas, fussiez-vous seul au monde, vous n’êtes pas solitaire. Si
vous l’avez, fussiez-vous mêlé à toutes les foules du monde, vous êtes
solitaire.

Quelques-uns demandaient un jour à un homme très élevé en grâce: Ne
ferions-nous pas bien de nous séparer des hommes, de vivre seuls, de ne
fréquenter que le désert ou l’église? Ne serait-ce pas le moyen de la
paix?

L’homme consulté répondit: Non. Et voici pourquoi. Si vous êtes justes,
vous le serez partout, et auprès de n’importe qui. Injustes, vous le
serez également en tous cas. Le juste est celui qui possède Dieu en
vérité; celui-là vit n’importe où, et au milieu de n’importe qui, dans
la profondeur de la solitude. Il vit sur la place publique comme dans
une église, dans une cellule, dans un oratoire. C’est pourquoi Jésus,
auprès de la fontaine, disait à une femme que voici le temps d’adorer le
Père en esprit et en vérité.

Qu’est-ce qu’adorer le Père en esprit et en vérité, sinon adhérer à lui
par amour? Celui qui aime en vérité ne borne pas la possession de Dieu à
certaines conditions de lieux ou de compagnies, il trouve son Seigneur
en lui-même. Le Seigneur est plus intime à nous que nous-même,
conservateur de notre vie, et essence de notre essence.

Celui qui ne possède, ne voit et n’aime que Dieu, et toutes choses en
vue de Dieu, celui-là est à l’abri de la multiplicité, à l’abri des
lieux, à l’abri des hommes. Au lieu de l’écarter de l’unité, tout le
multiple est divinisé par lui. Il trouve Dieu en toutes choses, en tout
lieu, en tout acte. C’est Dieu qui agit avec lui; celui qui est la cause
d’un acte en est le principal auteur. Si votre amour est vrai, si vous
n’avez que Dieu en vue dans toute action, Dieu est le principal auteur
de toutes vos actions. Nul ne peut aimer Dieu sans Dieu, ni surpasser la
nature par les forces de la nature. L’abnégation de soi-même est une
œuvre supérieure à la nature. Celui qui cherche et goûte Dieu en tout,
nul ne peut empêcher celui-là d’être solitaire, parmi toute multitude et
toute multiplicité.

L’union divine accompagne la solitude. Le juste vit dans un inviolable
recueillement; et comme toutes les multiplicités de l’univers ne peuvent
troubler Dieu, ainsi, toute proportion gardée, le juste uni à Dieu est
imperturbable à elles. Mais le point suprême où le trouble n’atteint pas
est au-dessus de nos puissances. Il réside en Dieu, où toute
multiplicité est virtuellement présente dans la paix suprême de l’unité
absolue. Il faut donc ne voir que Dieu en toutes choses, et accoutumer
l’âme à sa présence intérieure. Souvenez-vous des moments où vous avez
possédé Dieu, dans une église ou dans votre chambre, et présentez-vous
aux hommes et aux choses dans le même état intérieur. Tel que vous
désirez être à l’église, dans l’intensité de la prière, soyez-le parmi
les hommes et les choses du dehors. Si vous avez trempé avec attache vos
mains dans quelque chose, vous retrouverez, dans l’instant de la prière,
l’image malfaisante au fond de vous. Je ne veux pas dire que tous les
actes, tous les lieux, tous les hommes soient égaux entre eux, ce serait
une injustice suprême. La prière est au-dessus de la nation, et l’église
au-dessus de la place publique. Je veux seulement dire que le même
esprit doit suivre partout l’homme spirituel. Si vous avez cette joie,
la présence de Dieu en vous est invincible; si vous ne l’avez pas, si
vous êtes obligé de la quêter à droite ou à gauche, toute distraction,
toute circonstance étrangère, tout homme discordant vous deviendra
dangereux. Si Dieu n’est pas au fond de vous, en esprit et en vérité, si
vous avez, contre l’ordre, quelque attache mauvaise à vous-même, ce
n’est pas seulement la société des méchants, ce n’est pas seulement la
place publique qui vous deviendra mauvaise, vous rencontrerez votre
ennemi dans la prière et dans l’église, car vous le portez au fond de
vous. Toute attache est un empêchement, et, pour trouver Dieu partout,
il faut ne chercher partout que lui. Ce n’est pas assez de penser à
Dieu, car la pensée va se tourner ailleurs, et alors vous manquerez de
Dieu. Il faut avoir Dieu planté dans votre essence, dans la profondeur
où n’atteignent pas les pensées. Celui-là possède ainsi Dieu qui est
monté au-dessus de lui-même, par la vertu de l’amour, et qui trouve le
Seigneur plus haut que les réflexions et les puissances de l’homme.
Celui-là trouve en lui-même une simple pente d’amour, qui va vers Dieu,
quoi que fassent les créatures. Il est invincible aux choses qui
changent le regard simple et nu, plongé dans la contemplation divine, et
inaltérable aux images changeantes; car il passe au-dessus d’elles,
visant à Dieu. L’œil de l’intelligence contemple des espèces
intellectuelles, comme la miséricorde, la bonté ou toute autre chose.
Mais l’œil simple vise à Dieu, passant au-dessus des images. Dieu
demeure par sa grâce dans les puissances de l’âme; mais dans l’essence
nue de l’esprit, uni à lui sans intermédiaire, Dieu possède une présence
spéciale et inexprimable. Celui qui est monté par sa grâce au-dessus de
l’activité humaine, celui-là, dans la simplicité de son âme, possède
Dieu sans figure et nu.

C’est de là que la grâce s’élève pour se répandre dans les puissances; à
partir de ces puissances actives, l’âme monte au-dessus d’elles, et,
rejoignant la grâce à sa source, se plonge dans l’océan de Dieu. Dieu
est la source de la grâce; mais la grâce devient créature dès qu’elle a
coulé en nous et que nous agissons par elle.

L’homme qui possède Dieu fixé dans son essence le possède d’une façon
divine; à ses yeux c’est Dieu seul qui reluit en toutes choses. Celui
qui rapporte tout à sa gloire sent en tout la saveur de Dieu.

La présence de Dieu n’est pas une séparation extérieure des choses
extérieures, elle est la solitude de l’esprit; si vous l’avez, vous
pénétrez les personnes et les choses à une telle profondeur qu’elles
perdront leur puissance et leur action contre vous.

                   *       *       *       *       *

Maintenant voici une tentation plus redoutable, je crois, que toutes les
tentations dont jamais j’aie parlé. Elle vous écarte tellement de Dieu
et de toute vertu, que je ne sais pas bien comment feront ses victimes
pour retrouver la justice. Elle s’attaque à ceux qui, sans pratiquer le
bien, par l’intellect seul, croient trouver et posséder en eux-mêmes une
existence qui participe à l’essence divine, et restent là dans
l’oisiveté spirituelle et naturelle. Ces gens-là tombent dans un repos
aveugle et vain où leur substance n’agit plus. Ils négligent toute
activité intérieure ou extérieure, toute pratique bienfaisante;
activité, volonté, connaissance, amour, désir, concours effectif de
l’homme en face de Dieu, ils dédaignent et méprisent tout cela. S’ils
avaient une heure dans leur vie poursuivi Dieu avec l’activité d’un
amour sans mensonge, s’ils avaient goûté les vertus vraies, ils ne
seraient jamais tombés dans cet aveuglement. Mais sachez donc que Jésus,
rédempteur du monde, que tous les saints, que tous les anges de toute
hiérarchie agiront éternellement; éternelle sera chez eux l’activité,
éternel le désir, éternelle l’action de grâces, éternelle la louange,
éternelle la volonté, éternelle la connaissance; même dans la vie
éternelle, sans l’activité le bonheur ne serait pas. Dieu lui-même s’il
n’agissait pas, Dieu ne serait pas Dieu, et le bonheur serait absent de
lui. Oh! les misérables, dans quel abîme ils seraient tombés! Que toutes
les sources qui gardent les larmes s’ouvrent pour pleurer sur eux, car
ils se sont endormis dans leur quiétisme, et l’abîme s’est refermé sur
leur tête.

Ils adhèrent, sans amour et sans vertu, à ce repos menteur qu’ils
sentent au fond d’eux. Je vous le dis, une grande infidélité, une grande
erreur s’élève dans le monde, c’est la fausse liberté d’esprit, c’est la
corruption spirituelle. Les victimes de cette imposture infernale ne
connaissent généralement ni vertu, ni pénitence, pas un cheveu, pas une
ombre. Quelques-unes d’entre elles, au contraire, ont passé leur vie
dans d’énormes mortifications, dépourvues d’amour simple et de vérité
pure. En général, leur procédé consiste à rester immobiles
matériellement, à cesser toute action, et à rentrer en eux-mêmes par une
oisive sensualité; et ils restent là sans exercice, ils n’ont pas
d’amour adhérent; c’est pourquoi ils ne sont pas capables de se pénétrer
eux-mêmes; mais, comme c’est dans leur propre essence qu’ils prennent
leur repos, ils font d’elle-même un Dieu ou plutôt une idole. C’est leur
propre essence que ces idolâtres confondent avec l’essence de Dieu par
une horrible confusion.

La consolation intérieure est d’un ordre moins élevé que l’acte d’amour,
qui rend service aux pauvres spirituellement ou corporellement. Si vous
êtes ravi en extase aussi haut que saint Pierre et saint Paul, ou qui
vous voudrez, et si vous apprenez qu’un malade a besoin d’un bouillon
chaud, ou de tout autre secours du même genre, je vous conseille de vous
réveiller un instant de votre extase et de faire chauffer le bouillon.
Quittez Dieu pour Dieu, trouvez-le, servez-le dans ses membres; vous ne
perdrez rien au changement. Ce que vous quitterez par charité, Dieu vous
le rendra avec de bien autres excellences.

Voulez-vous que je vous dise, ma sœur, comment vous trouverez l’humilité
et la chasteté, comment vous serez fille de Dieu, comment vous placerez
autour de votre front l’auréole des Vierges. Le prophète David dit
quelque part: Écoute et vois, ma fille, prête l’oreille, oublie ton
peuple et la maison de ton père, et le Roi s’enflammera pour ta beauté.
Je vous en supplie, ma sœur, écoutez Dieu, écoutez vos supérieurs, ayez
l’oreille tendue vers toute obéissance, et le Christ s’enflammera par
votre beauté. Après la messe, allez droit à vos fonctions, et si
celles-ci ne vous permettent ni d’aller à la messe un certain jour, ni
de communier, si le temps vous manque absolument, ne vous en troublez
absolument pas. L’obéissance vaut mieux que des victimes, et le
sacrifice est plus fécond que la volonté propre. Recherchez et embrassez
les fonctions les plus basses, comme l’infirmerie ou la cuisine. Ne
commandez que quand il le faut. Mais toutes les fois que vous pourrez
vous servir vous-même, faites-le. Quand on vous permet de remplir la
fonction la plus humble, remerciez Dieu immédiatement, et que la joie
naisse en vous. Si vous êtes chargée de l’infirmerie, le nécessaire,
c’est la gaieté. Que votre visage soit ouvert et riant: que votre
douceur soit parfaite. N’ayez jamais avec les malades un mouvement
d’impatience. Si elles sont impatientes, vos malades, si elles sont
moroses, dites-vous: En ce moment, je rends service à Jésus-Christ. S’il
y en a dans le nombre de plus pauvres, de plus souffrantes, de plus
abandonnées, que toutes vos préférences soient de ce côté-là, et voyez
Dieu en elles, Dieu pour qui vous travaillez. Je vous supplie d’éviter
l’ombre d’un mot, l’ombre d’un geste qui puisse impatienter un pauvre
malade. Si la tristesse et la colère s’emparent de lui, montrez-lui,
dans leur gloire céleste, ceux qui ont autrefois souffert, Dieu et les
saints. Si le malade vous demande quelque chose, ne le faites pas
attendre une minute. S’il vous fait une demande dangereuse pour lui et
contraire à sa santé, ayez l’air de ne pas entendre. S’il insiste,
dites-lui vos craintes, et, s’il insiste encore, consultez vos
supérieurs.

Toutes les fois que vous préparerez pour un malade un petit repas ou une
potion, faites-le avec la plus grande propreté; rendez agréable au goût
l’objet que vous préparez: faites que le malade soit content, et, quant
à vous, conservez la paix. Remuez très souvent les lits des malades;
arrangez-les parfaitement. Rendez-les commodes, surtout aux plus
délicats, surtout à ceux qui ont le plus grand besoin d’être bien
traités. S’il le faut, restez la nuit près d’eux: mais alors, alors de
la gaieté! de la gaieté! Inventez des choses amusantes! Faites-les rire,
ma sœur; je veux que partout où il y aura un malade, il désire vous
avoir à côté de lui. Lisez-leur les paroles et les exemples du Sauveur
et des saints, dans le cas où ils seraient disposés à les entendre, mais
de telle façon que votre présence entraîne partout où vous irez une
récréation spirituelle.




LIVRE QUATRIÈME

L’ENFER




LE JUGEMENT


La plus terrible peine qui soit en enfer, c’est la peine du _dam_,
c’est-à-dire la perte de Dieu.

Ceux qui l’ont librement trahi dans le temps supportent en enfer son
éternelle privation, et ce tourment surpasse tous leurs tourments. Parce
que, méprisant Dieu, ils ont brûlé pour les créatures d’un feu injuste,
ils sont condamnés en outre au feu éternel. Le feu répond au feu. Ce feu
est-il spirituel ou matériel? Dieu le sait. Je suis porté à croire qu’il
est spirituel et matériel. La Puissance absolue peut livrer une âme à un
feu matériel. La troisième peine, qui est intérieure, c’est le froid
éternel. Celui qui n’aime pas Dieu et qui meurt dans le froid tremblera
éternellement d’un froid sans fin au plus profond de son être. Il sera
glacé pour avoir méprisé l’amour vrai; il sera brûlé pour avoir adoré
l’amour faux. Le froid appelle, le froid répond. Le feu appelle, le feu
répond.

Ce n’est pas tout, le damné sera éternellement enveloppé dans
l’obscurité éternelle de son péché; la lumière du dehors ne pénètre pas
en enfer, sauf un rayon qui permet de voir les démons, les corps des
damnés, et toute l’horreur combinée du lieu. Il y aura de plus le ver de
la conscience, qui rongera sans mourir. Terrible et éternel témoin du
péché et de la justice, il dira au damné: Tu pouvais être bienheureux,
et tu as voulu être damné! Ils pousseront d’horribles gémissements, des
plaintes épouvantables, sans repentir. Ils ne haïront pas le péché, ce
seront seulement des cris de désespoir. Ils mourront pour toujours, sans
jamais avoir fini de mourir. C’est pourquoi l’enfer est appelé la mort
éternelle. La mort, dit le prophète, les nourrira. Pendant que la gloire
de Dieu nourrit les saints de la joie ineffable, l’enfer nourrit les
damnés de désespoir éternel. La peine de désespoir est la certitude de
ne pas trouver la fin de ses maux. Les supplices seront diversifiés
comme les péchés. Les uns seront dessinés sur les autres.

L’orgueilleux sera foulé sous les pieds des démons et des hommes; il
fera connaissance avec l’état infime. Les flammes qui rempliront et
submergeront l’avare auront la ressemblance parfaite de l’or et de
l’argent fondus. Il sera comme dans des métaux liquides. Il désirera la
mort, et elle fuira loin de lui. La haine des damnés les uns pour les
autres dépassera toutes les haines qu’aura jamais vues la terre. Et ils
seront condamnés à une éternelle cohabitation, brûlés dans la même
fournaise. La fureur qui les poussera les uns contre les autres
s’exaspérera jusqu’à la folie. Figurez-vous des chiens enragés se
précipitant les uns sur les autres, pour se déchirer et se dévorer
mutuellement. Du côté du bien, ils seront liés et enchaînés; ils ne
pourront éternellement ni le faire, ni le désirer. Les gourmands seront
nourris de soufre et de poix bouillante. Je parle de ceux qui maintenant
chassent Dieu de leur mémoire, demandant à leur bouche tout leur
bonheur. Le feu qu’ils avaleront, déterminera en eux la sueur infernale.
Je vous engage à me croire, car je sais ce que je dis. Si vous aviez un
corps d’airain, et si une goutte de cette sueur vous touchait, vous
fondriez. J’ai dans la mémoire un exemple effroyable.

Trois moines vivaient près du Rhin, adonnés à cette hideuse passion.
Méprisant le repas des frères, ils quittaient la communauté à l’heure
des repas, pour manger seuls et à l’écart ce qu’ils avaient préparé pour
eux seuls. Deux d’entre eux moururent subitement. L’un d’eux fut
étouffé, l’autre se noya en se baignant. L’un d’entre eux apparut au
survivant et dit qu’il était damné.

Souffrez-vous beaucoup? demanda le vivant. Pour toute réponse, le mort
étendit sa main et laissa tomber une goutte de sueur sur un candélabre
d’airain. Le candélabre fondit en moins d’un instant, comme la cire dans
une fournaise ardente. Et une odeur tellement épouvantable se répandit
dans l’air, que les moines furent obligés d’abandonner pendant trois
jours le monastère. Le moine qui eut l’apparition quitta le monastère et
entra chez les Franciscains. Je tiens le fait d’un autre Franciscain,
qui était dans le même couvent, mais qui plus tard entra dans l’ordre de
Saint-Dominique.

Je pourrais citer un autre fait relatif à la fornication; mais j’y
renonce, il faudrait prononcer des paroles qui se refusent à être
articulées. Tout ce que je puis dire, c’est que l’enfer porte sur
l’endroit précis où a porté le crime, et que la rigueur des tourments
est exactement proportionnée à la gravité des crimes. Le feu est
inextinguible; car jamais le damné ne fera ni ne désirera le bien. Le
convive qui n’a pas de robe nuptiale est jeté dans les ténèbres
extérieures (S. Matth.); ses pieds et ses mains sont liés, car l’enfer
est l’éternel oubli de la consolation. Les pleurs et les grincements de
dents dont parle le Seigneur sont le cantique de l’enfer, et il ne
finira pas: hurlements, rugissements de démons et de damnés,
accumulation d’abominations et d’horreurs, tout y sera vu, entendu,
senti.

Dans le pays de l’abîme, feu éternel, tremblement éternel, gémissements,
grincements de dents, ténèbres, fumée, larmes intérieures, clameurs
lamentables, vue des démons, faces ardentes des damnés, insultes,
déshonneur, étouffement, sécheresse et soif, absence totale de tout
bien, emprisonnement, soufre, puanteur, misère, terreur et honte,
tortures épouvantables, ver rongeur, regret, fureur et rage.

Tout ceci est une certaine ombre de la réalité. Au jour du jugement
l’enfer engloutira tous les damnés, et au même moment tout ce qu’il y a
dans le monde entier de puanteur et de pourriture, et la gueule de
l’abîme sera fermée sur leur tête; ni homme, ni démon, personne ne
sortira plus. Les issues seront bouchées, et l’éternel désespoir fera
son œuvre éternelle.




LIVRE CINQUIÈME

CONTEMPLATION




LA CONTEMPLATION


La contemplation est une connaissance supérieure aux manières de
connaître, une science supérieure aux manières de savoir. Supérieure
aussi à la raison, elle ferait d’inutiles efforts pour s’affaisser
jusqu’à elle, et la raison ne pourrait par aucun transport monter
jusqu’à elle et la rejoindre là où elle est. C’est une ignorance
illuminée, c’est un miroir magnifique où reluit l’éternelle splendeur de
Dieu; elle n’a pas de mesure, et toutes les démarches de la raison sont
impuissantes là où elle est. Pourtant cette ignorance n’est pas Dieu,
elle est la lumière du contemplateur. Ceux qui vivent dans la
fréquentation de l’ignorance et de la lumière divine, aperçoivent en
eux-mêmes quelque chose comme une solitude dévastée. L’ignorance
translumineuse, quoique supérieure à la raison, n’est cependant pas
étrangère à elle; elle contemple tout sans étonnement; l’étonnement est
au-dessous d’elle, et la contemplation ne le connaît pas. La
contemplation voit quelque chose; mais que voit-elle? elle l’ignore
absolument; elle voit une excellence supérieure à tout, qui n’est ni une
chose, ni l’autre.




AU SOMMET DE L’AMOUR


Au-dessus de la connaissance, je sens, je découvre, je surprends un
abîme d’ombre, sans fond et sans bornes au-dessus des qualités,
au-dessus des noms de la créature, au-dessus des noms de Dieu: voici la
mort, l’excès de la transcendance, et l’évanouissement de la sublimité
dans l’Éternel inexprimable, c’est l’espérance de la paix, sentie au
fond de nous, supérieure aux mondes du dehors: au-dessus du monde des
esprits, c’est la béatitude infinie, immense, le point central où tout
est un, c’est le sommet des possibilités de la créature; c’est l’abîme
de la superessence, où les esprits bienheureux, toujours distincts, mais
toujours noyés, sont aperçus par l’œil noir de la contemplation qui
voit, dans la nuit de la nuée, Père et Fils, et Saint-Esprit, Trinité de
personnes, unité d’essence, essence de paix éternelle et simple. Et si
nous étions exaltés dans son altitude, nous serions, par sa grâce,
béatitude en elle, activité éternelle, fécondité immense des trois
Personnes, qui sont divinité et béatitude dans la simplicité de leur
essence, activité éternelle et éternel repos, amour et jouissance parmi
l’activité et la paix; l’amour est affamé d’agir, il est une activité
éternelle et divine. La jouissance vaque à l’éternelle paix dans
l’embrassement de l’amour, sans vêtements et sans forme.

Quand nous adhérons à Dieu par amour, nous sommes esprit; mais quand
c’est lui qui ordonne à l’extase de nous emporter, nous sommes
jouissance. Tantôt l’esprit nous entraîne au dehors vers l’action
extérieure, tantôt il nous repousse au dedans vers la paix intérieure;
les excès de l’esprit noyé dans sa joie, et toutes les activités
extérieures de la charité la plus pratique sont les puissances qui
poussent l’homme vers la rénovation perpétuelle de toute justice et de
toute vertu. Ainsi l’aspiration et l’expiration entretiennent la vie du
corps. Ainsi l’homme ouvre à chaque instant les yeux et les ferme trop
rapidement pour s’en apercevoir. Ainsi nous mourons en Dieu, nous vivons
de Dieu; ainsi la vie et la mort subissent la loi de la même unité...
Tous les esprits célestes sont autant de charbons ardents qui ont pris
feu au grand autel. C’est là que nous serons avec le Père et le Fils,
dans l’unité du Saint-Esprit, l’incendie de l’éternité; c’est là que ce
Dieu sans nom, dans la ténèbre immense, très simple et inqualifiable,
sera pour nous et pour lui substance et béatitude. Le Père engendre son
Fils, sa sagesse éternelle, deuxième personne de la Trinité, dans
l’unité d’essence, le Fils, le Verbe, par qui tout a été fait. Or, le
Saint-Esprit, troisième personne, procède de l’un et de l’autre, et il
est l’amour de l’un pour l’autre; amour infini par lequel ils
s’embrassent de l’embrassement infini. Un seul Dieu en trois personnes
qui nous embrasse dans l’unité du même amour. Unité dans la Trinité,
Trinité dans l’unité. Dieu tout-puissant, souverain de la hauteur
suprême, qu’il faut chercher, poursuivre et posséder, par la grâce de
Jésus-Christ, avec la sincérité d’un amour sans mensonge: vivre en lui,
et lui en nous; vivre avec tous les saints, adhérer à la collection de
l’amour: c’est là que le Père et le Fils nous embrassent dans l’unité
transformante de l’Esprit où nous attendent l’amour de Dieu et sa
jouissance; jouissance couronnée dans l’essence sans mesure. Je ne suis
plus capable de parler d’aucune réalité perceptible: voici le simple,
l’infini; de la perte, voici que je fonds et que je m’écoule dans la
ténèbre sacrée. Voilà le sublime de la vie, le sublime de la mort, le
sublime de l’amour, le sublime de la jouissance, le sublime de
l’éternité.

Priez Dieu pour celui qui vient d’écrire ceci par sa grâce. Priez pour
tous ceux qui me liront. Que Dieu se donne à nous largement et
éternellement. Amen.




LE THABOR


Si nous voulons que son nom soit exalté en nous, suivons-le dans notre
esprit, sur la montagne de la Nudité, comme Pierre, Jacques et Jean sur
celle du Thabor. Thabor, signifie l’arrivée de la lumière: si nous
sommes Pierre par la connaissance de la vérité, Jacques par la
supplantation du monde, Jean par la plénitude de la grâce, par la
possession de la justice parfaite, le Christ nous conduit au haut de
notre esprit, sur la montagne de la Nudité, dans une solitude immense et
absolument inconnue, où sa gloire apparaît dans la splendeur divine. En
son nom le Père ouvre le livre de vie où sont écrites les paroles de
l’éternelle Sagesse; et la sagesse elle-même du Seigneur embrasse notre
esprit simple et nu dans la suavité absolument parfaite, où tout bien se
fait sentir et toute chose se fait oublier. Dans notre exaltation,
contempler et savoir, goûter et sentir, vivre et exister, avoir et être,
tout est une seule chose, et devant cette exaltation nous comparaissons
tous avec les différences de nos aptitudes particulières. Le Père, dans
sa sagesse, varie ces dons suivant l’excellence et la dignité des
individus. Si nous voulons vivre sur le Thabor, c’est-à-dire au sommet
de l’esprit, sur la montagne de la Nudité, la lumière arrivera toujours
et grandira continuellement. Nous entendrions toujours la voix du Père,
et nous sentirions toujours son doigt qui nous toucherait, et nous
tirerait vers l’unité intérieure. Tous ceux qui suivent Jésus entendent
la voix du Père, et c’est d’eux tous qu’il parle quand il dit: Voici mes
fils bien-aimés, en qui j’ai mis mes complaisances. La mesure de grâce
varie suivant sa volonté. Parmi les délices de l’amour mutuel qui va de
Dieu à l’homme, chacun goûte son nom, et son office, et son fruit; c’est
là que sont enfouis les hommes de Dieu, cachés à ceux qui vivent au
monde. Ainsi les amis du monde sont morts devant Dieu, et leur nom
manque; ils sont privés de goût et de sentiment vis-à-vis des choses de
la lumière. Or le toucher de Dieu nous fait vivre en esprit, nous donne
sa grâce, la lumière et le discernement des vertus. Le toucher de Dieu
consolide nos puissances à ce point que nous pouvons supporter ce qu’il
nous donne et nous fait, et sa présence même sans évanouissement. Son
toucher tire au dedans, fait l’unité tout au fond, et exige de nous
cette mort de joie que donne l’esprit quand il fait défaillir l’homme
dans la béatitude, c’est-à-dire dans l’éternel amour, embrassement du
Père et du Fils, jouissance unique de tous les deux. Quand nous montons
avec Jésus au sommet de notre esprit, sur la montagne de la Nudité sans
images, si nous le suivons avec le regard simple, avec l’intime
complaisance, sur la pente de l’attrait jouissant, nous sentons le feu
de l’esprit qui nous fait brûler et fondre au centre de l’Unité divine.
Quand, par la vertu de l’unité, nous nous sommes repliés avec le Fils de
Dieu vers notre principe, nous entendons la voix du Père qui touche et
qui dit: Rentrez. Il dit à tous ses élus dans sa parole éternelle: Voici
mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. Le Père et le
Fils, le Fils et le Père ont eu pour l’incarnation future, et pour la
mort de Jésus, et pour le retour des élus vers leur principe éternel,
une éternelle complaisance. Si nous sommes emportés par le Fils vers
notre origine, nous entendons la voix du Père qui dit: Rentrez, et voilà
l’illustration de la vérité éternelle. La vérité même nous montre la
largeur de la complaisance divine, principe et fin de toute
complaisance.

Là, dans le défaut de nos forces, nous tombons la face contre terre
devant la montagne de notre nudité, et l’unité se fait pour nous dans
l’embrassement sublime de l’unité des trois Personnes. Alors Dieu
communique la vie et la béatitude; alors tout est consommé; alors tout
est renouvelé. Nous sommes baptisés dans l’embrassement de l’amour. Dans
l’immensité de la joie chacun trouve sa part propre; l’amour jouissant,
qui est tout en lui-même, fait des prodiges d’unité. Trouver quelque
chose hors de soi? il n’en a ni le besoin ni même la puissance.

Si nous voulons goûter Dieu au-dessus des domaines de la nature, il faut
entrer en lui par la foi vive, et là, simples, paisibles, libres, nous
demeurerons, soulevés par l’amour, dans la nudité béante de l’esprit;
quand l’amour nous a emportés au-delà des choses, au-dessus de la
lumière, dans la ténèbre sacrée, là nous sommes transformés par le Verbe
éternel, qui est l’image du Père, et comme l’air est pénétré par le
soleil, ainsi nous recevons dans la paix l’incompréhensible clarté,
embrassante et pénétrante. Qu’est-elle cette clarté, sinon la
contemplation sans terme et l’intuition sans fin? Nous contemplons ce
que nous sommes, et nous sommes ce que nous contemplons, puisque notre
essence, sans rien perdre de sa personnalité propre, est unie à la
vérité divine, qui respecte toute diversité. Dans la simplicité de
l’abîme, nous menons avec l’Esprit divin une vie commune. Oh! mon Dieu!
voilà la vie contemplative. L’adhésion à Dieu est la part la meilleure.
La contemplation de la superessence conduit à la possession. Cette
contemplation a une annexe, qui est la vie mourante et l’amour évanoui.
Car dès que nous sommes entrés dans la ténèbre, nous sommes saisis par
le rayon simple, qui, sortant de l’océan des lumières, où réside notre
paix, nous entraîne dans la submersion superessentielle, et l’exercice
de l’amour sans mesure arrive après l’absorption. Car l’amour ne peut
être inactif: sa vie est un perpétuel effort pour connaître, pénétrer et
goûter les trésors immenses qui sont cachés au fond de lui; voilà le
désir implacable. Faire un effort éternel pour saisir l’insaisissable,
n’est-ce pas nager contre le courant? Or l’objet du désir ne peut pas
plus être abandonné qu’être saisi. S’en passer, c’est intolérable; le
tenir, c’est impossible.

Les paroles ne l’expriment pas; le silence même n’est pas de force à le
serrer dans ses mains. Intelligence, raison, créature, tout est dépassé,
et pourtant le désir ne tient pas son objet. Regardez au fond de vous,
vous verrez que c’est l’Esprit divin qui a soulevé en vous la tempête
d’impatience. Regardez au-dessus de vous, vous verrez que c’est lui qui
vous arrache à vous-même, pour vous consommer dans l’amour
supersubstantiel où vous trouverez l’unité, et la largeur et la
profondeur, supérieure à tous les abîmes.

Or cette possession simple est la vie éternelle, goûtée dans le lieu
sans fond. C’est là qu’au-dessus de la raison nous attend la
tranquillité profonde de la divine immutabilité.

Mais si vous n’avez aucune expérience personnelle, il vous est
impossible de me comprendre. Car la raison ne peut assigner à ces choses
aucun mode. Elles subsistent comme elles sont, dépourvues de manière
d’être. Même au-dessus de nous, nous ne pouvons saisir le bien infini
que nous goûtons sans le comprendre. Pauvres en nous; riches en Dieu. En
nous la faim et la soif; en lui, le pain et le vin. L’activité éternelle
et l’éternel repos s’embrasseront dans l’éternité. Car la possession de
Dieu exige et suppose une activité perpétuelle; quiconque croit
autrement, se trompe et trompe. Toute notre vie est en Dieu, plongée
dans la béatitude: toute notre vie est en nous, plongée dans l’activité.
Et ces deux vies n’en font qu’une, contraire à elle-même dans ses
attributions, riche et pauvre, affamée, rassasiée, reposée, active,
sublime et suréminente, dans le temps et dans l’éternité, au milieu du
combat de ses gloires. Devenir Dieu lui-même, et perdre notre substance
créée, voilà l’impossibilité absolue; rester en nous-même loin de Dieu,
voilà la misère absolue. L’éternité nous tiendra à égale distance du
panthéisme et de l’enfer. Vie en Dieu; vie en soi: grâce, activité; la
clarté divine qui s’élance du plus haut sentiment nous pousse vers tous
les actes de la justice: puis, quand nous revenons à elle, après lui
avoir obéi par l’exercice de l’activité, nous la poursuivons dans
l’abîme d’où elle sort; mais nous ne sentons plus que l’immersion de
l’esprit dans l’amour, et nous nous plongeons sans retour dans l’océan
sans rivage. Si, sortis de nous, et plongés en Dieu, nous nous possédons
dans l’abîme où nous nous sommes perdus, Dieu est à nous et nous à lui.
Et nous creusons la mer sans rivage, pour nous retrouver au fond. Voilà
l’engloutissement essentiel: veille ou sommeil, oubli ou connaissance:
tout lui est bon; il va toujours. Les fleuves se jettent incessamment
dans la mer: chacun cherche son lieu.

Quand nous possédons Dieu, l’engloutissement nous entraîne, par le poids
de l’amour, dans le sentiment de l’abîme, d’où l’on ne revient pas. Si
notre regard était éternel, notre sentiment le serait. Cet
engloutissement surpasse les puissances et les travaux de l’amour, il
est la sortie de nous-même que nous accomplissons avec des flambeaux,
quand, plongés dans un autre que nous, nous penchons et nous nous
inclinons vers notre béatitude. Car nous sentons une propension qui nous
porte de nous dans un autre. C’est l’abîme, qui nous sépare de Dieu,
senti dans le secret de l’intime: c’est la distance essentielle. Et
cependant la raison reste, les yeux ouverts, au centre de la ténèbre,
dans l’ignorance indéterminée: au centre de la ténèbre surgit une
lumière immense, qui se fait ombre pour nous, par son aveuglante
immensité. Nous embrassant dans sa simplicité, elle nous transforme en
elle-même, et, nous affranchissant de l’obstacle, elle nous introduit
dans l’amour absorbant, dans l’engloutissement de la béatitude où
l’unité nous attend, pour se donner à nous. La science vive et l’amour
actif sont éveillés pendant l’union.

Comme le soleil visible illumine, inonde et féconde la terre, ainsi la
lumière de Dieu régnant dans le sommet de notre âme, lance dans toutes
nos puissances ses splendides rayons: Dieu jette dans notre âme les
ornements de son règne. Or la charité immense, qui est Dieu même,
allumée dans la pureté de l’esprit comme l’incendie de deux prunelles
ardentes, lance au fond d’elle-même des étincelles enflammées qui
embrasent, en les touchant, les sens, la volonté et toutes les
puissances de l’âme, excitant en elles une tempête de charité, un
transport, un délire, une impatience, une ignorance. Or ces étincelles,
ce sont les armes par lesquelles nous luttons contre l’amour dévorant du
Seigneur, qui a l’attrait d’engloutir. Mais il nous arme de ses dons
contre lui-même; il illustre notre intelligence; il nous exhorte à nous
défendre; il nous dit: Combattez-moi. S’il nous donne la science et la
sagesse, s’il attire toutes nos puissances dans l’abîme du sentiment;
s’il jette au fond de nous le goût et le désir; s’il nous accorde la
contemplation et les flammes ardentes par lesquelles nous montons plus
haut que nous; s’il touche notre volonté, s’il brûle et liquéfie notre
esprit en sa présence, c’est pour que nous sauvegardions et que nous
défendions contre lui, dans toute la mesure de nos forces, notre droit à
l’amour.

                   *       *       *       *       *

Le premier signe de l’amour c’est que Jésus nous a donné sa chair à
manger, son sang à boire: voilà une chose inouïe, qui exige de nous
admiration et stupeur. Le propre de l’amour est de toujours donner, et
toujours recevoir. Or l’amour de Jésus est avide et libéral. Tout ce
qu’il a, tout ce qu’il est, il le donne; tout ce que nous avons, tout ce
que nous sommes, il l’enlève. Il demande plus que nous ne sommes, par
nous-mêmes, capables de donner. Il a une faim immense, qui veut nous
dévorer absolument. Il entre jusque dans la moelle de nos os, et plus
nous le lui permettons avec amour, plus nous le goûtons avec ampleur.
Mais il nous dévore sans se rassasier. Il a une faim immense, une faim
insatiable. Il sait bien que nous sommes pauvres; mais il n’en tient
aucun compte, et ne nous fait grâce de rien. Il se fait en nous son pain
lui-même, brûlant d’abord dans son amour, vices, fautes et péchés. Puis,
quand il nous voit purs, il arrive béant comme un vautour qui va tout
dévorer. Il veut consumer notre vie, pour la changer en la sienne, la
nôtre pleine de vices, la sienne pleine de grâce et de gloire, toute
préparée pour nous, si seulement nous nous renonçons. Or, si nos yeux
étaient assez bons pour voir cette avide appétence du Christ, qui a faim
de notre salut, tous nos efforts ne nous empêcheraient pas de nous
envoler dans sa bouche ouverte. J’ai l’air de dire des absurdités; mais
tous ceux qui aiment me comprendront. Or l’amour de Jésus est d’une
nature noble. Là où il a dévoré, c’est là qu’il veut nourrir. Quand il
nous a mangés, c’est lui qui se donne; il donne en même temps l’appétit
de goûter; il fait présent d’une faim et d’une soif éternelles. A cette
faim et à cette soif il donne en pâture son corps et son sang. Quand
nous les avalons avec le dévouement intérieur, son sang plein de chaleur
et de gloire coule de Dieu dans nos veines, et le feu prend au fond de
nous, et le goût spirituel nous pénètre l’âme et le corps, le goût et le
désir: et la ressemblance de ses vertus nous vient, et il vit en nous,
et nous vivons en lui. Et il nous donne son âme avec la plénitude de la
grâce par laquelle l’homme persiste dans la charité et la louange du
Père.

Mais par-dessus il nous promet et nous montre l’éternelle jouissance de
sa divinité. Il y a des hommes qui font l’expérience de Dieu.
Étonnez-vous donc si la joie les brise! La reine de Saba, quand elle vit
la richesse de Salomon, sa splendeur et sa gloire, perdit presque
l’esprit, dit l’Écriture, et entra dans le ravissement. Et qu’est-ce que
c’était que la pauvre petite gloire de Salomon, auprès de la gloire qui
est Jésus-Christ? Tout ce qui concerne son humanité, nous pouvons
jusqu’à un certain point l’absorber sans perdre l’esprit. Mais quand
nous sentons sa divinité, l’admiration nous emporte par-dessus nous-même
dans l’amour suressentiel, et voilà que les forces nous manquent devant
l’autel du Seigneur, à cause des admirations et des intolérances de
l’amour. L’amour entraîne en soi son objet; nous entraînons en nous
Jésus. Jésus nous entraîne en lui et là il nous dévore. Alors nous
grandissons, et emportés au-dessus de nous, au-dessus de la raison, dans
l’intérieur de l’amour, là nous dévorons selon l’esprit, et, par l’amour
nu, visant à la Divinité, nous allons au-devant de l’Époux, au-devant de
son Esprit, qui est son amour, et cet amour immense nous brûle, nous
consume avec notre esprit, et nous attire dans l’unité où nous attend la
béatitude. Toujours manger, toujours être mangés, toujours monter,
toujours descendre, voilà notre éternité. Jésus-Christ regardait là
quand il disait à ses disciples: J’ai désiré d’un grand désir manger
avec vous cette Pâque avant ma passion.




LA PAIX DES HAUTEURS


Le sommet de la montagne c’est la fixité de l’âme arrêtée en toute
justice, en toute vertu, et sa stabilité en Dieu. L’amour nu fait
l’esprit simple, et l’homme, livré à eux, est délivré des créatures. Il
entre en vacances; l’amour nu soulève l’homme au-dessus de lui-même et
de ses actes; il établit l’esprit dans la paix de la jouissance où se
consomme l’union divine. Si nous voulons faire cette expérience, il faut
livrer à l’occupation divine le dernier fond de notre fond intime, et
demander une réciprocité quelconque, et faire le vide dans nos
puissances. Il faut que notre amour contracte une telle pesanteur, que,
pénétrant jusqu’au fond la substance de ses créatures, il ne se repose
qu’après avoir trouvé Dieu dans l’abîme, Dieu seul. C’est là que
l’intelligence nue est imprégnée de vérité éternelle, comme l’air est
imprégné de la splendeur du soleil. C’est là que l’amour divin pénètre
nos profondeurs, comme le feu pénètre le fer. C’est là que nous trouvons
en nous le royaume de Dieu. C’est de là que nous sommes excités et
envoyés vers toute justice et toute vertu extérieure. Car L’AMOUR NE
PEUT ÊTRE OISIF.

L’Esprit du Seigneur, remuant toutes les puissances de l’homme, les
pousse au dehors vers toute activité juste et sage. Il fait de nous un
tabernacle spirituel. Puis il nous retire et nous rappelle au dedans. Il
nous met devant les yeux, en toute action, la gloire de Dieu, et nous
sommes faits, avec notre substance et notre activité, un seul et sublime
sacrifice. Et la fixité de la justice demeure avec nous. Mais quand nous
jouissons de la simplicité, possédant tout bien dans l’amour
superessentiel, nous demeurons au fond de nous, plongés dans la paix de
l’essence, établis au-dessus de tout, dans l’unité supérieure. Cette
expérience se fait quand nous entrons, dépouillés de nos embarras, dans
la simplicité de l’amour essentiel. C’est là que nous sentons la
jouissance interminable, celle qui dit: Je ne finirai pas.




LA GARDE


Ce que j’entends par la garde, c’est l’acte par lequel l’homme livre à
Dieu sa volonté propre et toute sa propriété pour ne plus pouvoir
vouloir que ce que Dieu veut. Alors notre liberté est mise sous la garde
de la liberté divine; nous sommes libres; Dieu est libre; il faut
enclore notre volonté dans la sienne. Quel que soit notre genre de vie
et l’habit qui nous couvre, il faut que chacun devienne le saint de
Dieu. Tant que nous aimons mieux prendre nos sûretés que de nous confier
absolument, tant que notre volonté a des caprices étrangers à l’union
divine, des fantaisies de _oui_ et de _non_, nous restons à l’état
d’enfance, nous ne marchons pas à pas de géant dans l’amour; car le feu
n’a pas encore brûlé tout l’alliage; l’or n’est pas pur; nous sommes
encore les chercheurs de nous-même; Dieu n’a pas consumé toute notre
hostilité à lui. Mais quand le bouillonnement de la chaudière a consumé
et brûlé tout amour vicieux, toute douleur vicieuse, toute crainte
vicieuse de perdre ou de ne pas gagner, alors l’amour est parfait, et
l’anneau d’or de notre alliance est plus large que le ciel et la terre.
Voilà le cellier secret où l’amour place ses élus; voilà le mystère que
chante l’Épouse du Cantique des cantiques. C’est ici que la charité et
toutes les vertus entrent dans l’ordre. Voilà la vie extérieure et la
vie intérieure; voilà toute pratique, toute vérité, toute justice; voilà
le principe, la vie, l’accroissement, la nourriture, la conservation de
toute vertu. Toute chose est à sa place; l’activité fait partout
l’ordre; et cependant l’amour demeure avec le bien-aimé dans le cellier
éternel, plus haut que la raison, plus haut que la mesure, plus haut que
sa vie extérieure. L’amour se suffit à lui-même, sa soif ardente trouve
dans le cellier le vin que ses lèvres cherchent; exempt de désirs vains
et de menteuse concupiscence, il possède Dieu dans son abîme intérieur;
dans son ascension, l’amour, sans perdre l’ordre, perd la mesure qui
arrête, et trouve l’ivresse. L’amour nous entraîne au-dessus de la
raison, dans l’ignorance bienheureuse, dans l’ignorance sans fond, il
nous entraîne dans les détours et les sentiers que lui seul connaît, et
il nous entraîne sans retour. Nous ne revenons plus sur nos pas.




LES DOULEURS DE L’ACTION DE GRACES


L’action de grâces et la louange engendrent une double douleur. La
première vient du sentiment profond de notre impuissance. Nous sentons
notre impuissance; et notre insuffiscence, en face du respect que le
culte exige, nous entre dans l’âme. La seconde vient du regard que nous
jetons sur notre peu d’amour, notre peu de perfection, notre peu
d’accroissement. Et ce regard nous montre à nous-mêmes incapables de la
louange, indignes de l’action de grâces, trop petits pour servir Dieu.
Or ces douleurs sont les racines et les fruits des vertus profondes:
principe et fin de toute élévation. Cette douleur est le premier degré
de l’acte intérieur par lequel l’homme adore; et elle se retrouve au
sommet de l’adoration pour la consommer et la couronner.

Parmi les choses qui ne peuvent ni s’écrire, ni se raconter, n’oublions
pas l’excellence inénarrable de Marie conçue sans péché. Elle adressait
ses prières à son Dieu, et ses ordres à son Fils. Elle fut profonde en
humilité, sublime en chasteté, très large en charité, et elle acquit, à
force de s’étendre vers les pécheurs et les suppliants, une longueur
incommensurable. Mère de toute grâce, piété et miséricorde, avocate,
médiatrice et intermédiaire, elle demande, et Dieu ne refuse rien; car
c’est sa Mère qui demande, la Reine couronnée avec lui, et assise à sa
droite, exaltée par-dessus toute créature; elle est la plus voisine du
Seigneur. Nous devons rendre grâces à Dieu pour l’inouïe dignité de sa
Mère, et pour les communications de joie qui tombent de là-haut sur la
nature humaine. Il ne faut pas oublier que c’est le premier acte de la
créature, et cet acte durera autant que l’éternité. Quand Michel et ses
anges combattirent Lucifer et ses anges, ceux-ci furent précipités comme
la foudre, car celui qui s’élève sera abaissé; ceux-là commencèrent
l’éternelle action de grâces. Tous les cœurs des anges fidèles, Vertus,
Dominations, Séraphins et tous les autres, entonnèrent l’hymne qui ne
finira pas, louant Dieu pour leur victoire, parce qu’il est leur Dieu,
et leur amour est éternel, comme sa gloire et leur jouissance.




LE PETIT CAILLOU ET LE NOM NOUVEAU


Au vainqueur, dit le Saint-Esprit dans l’Apocalypse, je donnerai la
manne cachée, et un caillou blanc, et sur le caillou un nom nouveau, qui
n’est connu de personne, excepté de celui qui le reçoit.

Le vainqueur, c’est celui qui a traversé et dépassé lui-même et toutes
choses. La manne cachée, c’est un sentiment intérieur, une joie céleste.
Le caillou est une petite pierre, si petite qu’on la foule aux pieds
sans douleur. (_Calculus_, caillou; _calcare_, fouler.) La pierre est
blanche et brillante comme la flamme, ronde, infiniment petite, polie
sur toutes les faces, étonnamment légère. Un des sens que présente ce
caillou pourrait être le symbole de Jésus-Christ. Jésus est la candeur
de la lumière éternelle; il est la splendeur du Père; il est le miroir
sans tache, en qui vivent tous les vivants. Au vainqueur transcendant ce
caillou blanc est donné, portant avec lui vie, magnificence et vérité.
Le caillou ressemble à une flamme. L’amour du Verbe éternel est un amour
de feu; ce feu a rempli le monde, et il veut que tous les esprits
brûlent en lui. Il est si petit, ce caillou, qu’on peut le fouler aux
pieds, sans le sentir. Le Fils de Dieu a justifié l’étymologie du mot
_calculus_. Obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix,
il s’est anéanti. Non plus homme, mais ver de terre, opprobre du genre
humain, et mépris de la populace. Il s’est mis sous les pieds des Juifs,
qui l’ont foulé sans le sentir. S’ils eussent reconnu Dieu, ils
n’eussent pas dressé sa croix. Il y a plus: aujourd’hui, Jésus est petit
et nul dans tous les cœurs qui ne l’aiment pas.

Cette magnifique petite pierre est ronde et égale à elle-même sur toutes
ses faces. La forme ronde, la forme de la sphère rappelle la vérité
éternelle sans commencement ni fin. Cette égalité d’aspect que présente
de tous côtés la forme sphérique, indique la justice qui pèsera tout
avec équité, rendant à chacun ce qui lui est dû. Ce que donnera la
petite pierre, chacun le gardera éternellement.

Ce caillou est extraordinairement léger. Le Verbe éternel ne pèse rien;
il soutient par sa vertu le ciel et la terre. Il est intime à chacun, et
n’est saisi par personne. Jésus est l’aîné des créatures, et son
excellence les surpasse toutes: il se manifeste à qui il veut, là où il
va porté par sa légèreté immense; notre humanité est montée par-dessus
tous les cieux, et s’est assise à la droite du Père.

La pierre blanche est donnée au contemplateur: elle porte le nom nouveau
que celui-là seul connaît, qui la reçoit.

Tous les esprits qui se retournent vers Dieu reçoivent un nom propre. Le
nom dépend de la dignité plus ou moins excellente de leurs vertus, et de
la hauteur de leur amour.

Notre premier nom, celui de notre innocence, celui que nous recevons au
baptême, est orné des mérites de Jésus-Christ. Si nous rentrons en
grâce, après l’innocence baptismale perdue, nous recevons du
Saint-Esprit un nom nouveau, et ce sera un nom éternel.




LES AMIS SECRETS

ET LES ENFANTS MYSTÉRIEUX


Il y a une différence intérieure et inconnue entre les amis secrets de
Dieu et ses enfants mystérieux. Les uns et les autres se tiennent droits
en sa présence. Mais les amis possèdent leurs vertus, même les plus
intérieures, avec une certaine propriété, imparfaite de sa nature. Ils
choisissent et embrassent leur mode d’adhésion à Dieu, comme l’objet le
plus élevé de leur puissance et de leur désir: or leur propriété est un
mur qui les empêche de pénétrer dans la nudité sacrée, la nudité sans
images. Ils sont couverts de portraits qui représentent leurs personnes
et leurs actions, et ces tableaux se placent entre leur âme et Dieu.
Bien qu’ils sentent l’union divine, dans l’effusion de leur amour, ils
ont néanmoins, au fond d’eux-mêmes, l’impression d’un obstacle et d’une
distance. Ils n’ont ni la notion ni l’amour du transport simple: la
nudité, ignorante de sa manière d’être, est une étrangère pour eux.
Aussi leur vie intérieure, même à ses moments les plus hauts, est
enchaînée par la raison et par la mesure humaine. Ils connaissent et
distinguent fort bien les puissances intellectuelles, soit; mais la
contemplation simple, penchée sur la lumière divine, est un secret pour
eux. Ils se dressent vers Dieu dans l’ardeur de leur amour; mais cette
propriété, imparfaite de sa nature, les empêche de brûler dans le feu.
Résolus à servir Dieu et à l’aimer toujours, ils n’ont pas encore le
désir de la mort sublime, qui est la vie déiforme. Ils font peu de cas
des actes extérieurs et de cette paix mystérieuse qui réside dans
l’activité. Ils gardent tout leur amour pour les consolations
intérieures et pour d’imparfaites douceurs; c’est pourquoi ils
s’arrêtent en route, se reposent avant la mort mystérieuse, et manquent
la couronne que pose l’amour nu sur la tête du vainqueur.

Ils jouissent bien d’une certaine union divine, ils s’exercent, ils se
cultivent, ils connaissent leur état distinctement, dans leurs voies
intérieures, ils aiment les chemins qui montent.

Mais ils ignorent l’ignorance sublime du transport qui ne se connaît
plus, et les magnificences de ce vagabondage enfermé dans l’amour
superessentiel, délivré de commencement, et de fin, et de mesure.

Ah! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le
premier fait des ascensions vives, amoureuses, et mesurées. Mais le
second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît
pas. Il est absolument nécessaire de garder l’amour intérieur et
l’activité extérieure; ainsi nous attendrons avec joie le jugement de
Dieu et l’avènement de Jésus-Christ. Mais si, dans l’exercice même de
notre activité, nous mourons à nous-même et à toute propriété, alors,
transportés au-dessus de tout, par le sublime excès de l’esprit vide et
nu, nous sentirons en nous avec certitude la perfection des enfants de
Dieu, et l’esprit nous touchera sans intermédiaire, car nous serons dans
la nudité.




INNOCENCE ET REPENTIR


Le péché est un mal tellement épouvantable que pour chercher un bien
quelconque, ou éviter un mal quelconque, aucun péché ne doit être
commis, ni mortel, ni véniel. Or nous en avons commis un grand nombre.

Dites-moi comment nous faisons pour contenir notre substance et
l’empêcher de fondre d’amour, et de défaillir d’adoration, quand nous
plongeons dans l’abîme de la miséricorde et que les yeux de notre âme
sont arrêtés sur ce fait: Dieu a enlevé nos péchés. Il a restitué
fidèlement son amitié à ses ennemis. Comment faisons-nous pour ne pas
fondre? Auprès du pardon, la création du monde tiré du néant est peu de
chose en vérité. Mais ce n’est pas tout. Ce Seigneur, dans sa clémence,
a voulu retourner nos péchés contre eux-mêmes et pour nous, il a trouvé
le moyen de nous les rendre utiles, de les convertir entre nos mains en
instruments de salut. Que ceci ne diminue en rien ni notre terreur de
pécher, ni notre douleur d’avoir péché. Mais nos péchés nous ont
conduits à la pénitence. Ils sont devenus pour nous des sources
d’humilité et d’amour. Mais il est important de ne pas ignorer une haute
source d’humilité, beaucoup plus haute que celle-ci. La Vierge Marie,
conçue sans péché, possède une humilité plus sublime que Madeleine.
Celle-ci fut pardonnée; celle-là fut sans tache. Or cette immunité
absolue, plus sublime que tout pardon, fit monter de la terre au ciel
une action de grâces plus haute que la conversion de Madeleine.




L’HOMME PARLE A DIEU


Soyez béni, Seigneur mon Dieu, qui avez fait selon mon désir. Car vous
m’avez donné le saint Sacrement, et mon transport vient de là. C’est là
que je reçois votre corps, votre corps, mon salut, votre corps, ma joie.
Manne céleste, ne pas vous manger, c’est être mort déjà. C’est la
nourriture des anges; le secret de la sagesse est de savoir la goûter.
Le monde n’a pas ce secret. Il trouve loin de Dieu son plaisir ou sa
douleur. Vous m’avez promis, Seigneur, que nous mangerions ensemble.
Depuis ce jour, ma bouche est béante et mon désir me brûle. Car je ne
peux pas vous épuiser. Plus je mange, plus j’ai faim; plus je bois, plus
j’ai soif. Toute la création réunie n’épuiserait pas cette chose qui me
reste à dévorer. Vous êtes, Seigneur, un hôte libéral. Vous rendez ce
qu’on a dépensé de vous. Je bois avec transport ce sang qui donne la
vie, ce sang qui coule de la plaie glorieuse; sa douceur est inouïe dans
mon gosier. Je suis à peu près ivre, et je ne veux pas le cacher. Votre
sang, Seigneur, est plus délicieux que les fruits délicieux des climats
chauds. Voici mes vases, remplissez-les. Je serai magnanime et
audacieux. Je suis rempli, et je désire. J’ai faim dans mon abondance:
car je ne peux pas épuiser mon trésor. Quoi que vous me donniez, ce que
je possède est peu pour moi; ce que je désire, c’est ce qui m’échappe.
Mon désir suit et poursuit. Mais ce qui a une mesure ne peut atteindre
ce qui n’en a pas. Ce qui est enchaîné à une dimension, et ce qui manque
de dimension, sont toujours deux choses. Il y a entre vous et moi une
diversité invincible. Jamais l’un de nous ne supprime l’autre.

Voici que l’Esprit touche notre esprit de son doigt, et il lui dit dans
sa profondeur: Aime-moi comme je t’aime, comme je t’aimais
éternellement. Or cette voix, cette prière, cette exigence intérieure
est si horrible à entendre, que vous êtes secoué tout entier par la
tempête de l’amour, et toutes les puissances de l’âme, ébranlées et
tremblantes, se tournent les unes vers les autres d’un air
interrogateur: Aimons-nous, disent-elles, aimons-nous l’éternel amour,
l’amour sans épuisement?

Qu’est-ce que l’amour en soi? personne n’en sait rien. Mais
quelques-unes de ses actions sont connues. L’amour donne plus qu’on ne
peut recevoir, et exige plus qu’on ne peut donner. L’exigence de l’amour
est un feu dévorant. Le corps participe aux impatiences de l’âme.
L’esprit brûle dans une avidité consumante. Cette avidité béante
recueille l’esprit dans la paix simple de la profondeur.

Là commence la contemplation intellectuelle, et l’amour, qui perd la
mesure, pour atteindre la consommation. La contemplation intellectuelle
et l’inclination de l’âme sont des harmonies célestes, sans paroles et
sans notes. Sans regarder en arrière, elles s’avancent vers la vie
éternelle, gardant l’immense accord de l’Église universelle et de la
communion des saints.

Dieu est éternel, incréé, béatitude absolue de soi-même et des autres,
essence superessentielle, enfouie sous toute essence, béatitude des
bienheureux, premier objet des esprits élevés jusqu’à la nudité.
Béatitude nue et suressentielle qui embrassez les personnes divines, par
la vertu de l’extase, vous embrassez les esprits, ravis au-dessus
d’eux-mêmes, vous les embrassez dans la paix très simple, plus haut que
les essences et les distances, dans l’altitude ignorante du temps, et de
l’avant et de l’après, et de la route et du sentier, et de la possession
et de la convoitise, et du donner et du recevoir, et du bien et du mal,
et du lourd et du léger, et de la lumière et des ténèbres, et du jour et
de la nuit, et de tout ce qui est abordable à la parole humaine. C’est
là qu’on meurt en Dieu, et que la vie s’enfouit dans le Christ. Ceux qui
chercheront sur terre notre maison ne la trouveront plus. Car, au-dessus
du créé, nous nous sommes envolés, avec l’Esprit de Dieu, dans l’essence
suressentielle, dans la béatitude simple, qui est son secret à
elle-même. La paix de l’essence suressentielle est inaccessible à tout
ce qui n’est pas illustré de la lumière divine, et ravi par la main de
l’extase au-dessus de sa nature.

Dieu, par sa nature, est la paix suprême. Connaître, aimer, vouloir,
telle est son action, et son action est sa substance. Pour lui, ni
passé, ni avenir; tout est présent, béant et nu. Paix de l’essence;
activité de la nature; repos et fécondité absolue. C’est pour cette
dignité qu’il a fait les hommes et les Anges. Son don c’est son royaume,
et son royaume c’est lui-même, et il est propre à nous, si nous ne
vivons que pour lui. Le ciel, la terre et toute créature sont là pour
nous. Il nous a donné la raison, et au-dessus de la raison, la liberté
de l’esprit nu, dépouillé de vêtements et d’images, et si nous adhérons
à lui par la grâce du transport, c’est l’unité qui nous attend dans
l’éternel et suressentiel amour. Voilà la vie contemplative, offerte aux
hommes libres, aux adhérents de Dieu seul, et il demeure en eux, et ils
demeurent en lui.




LES TRONES


La lumière de l’essence est simple, sans fin, sans mesure; elle entoure,
elle embrasse l’unité divine, l’unité humaine et toutes les puissances;
elle entoure et elle éclaire les pentes de la profondeur, et la
jouissance qui adhère à Dieu, et tous les membres du grand corps; c’est
par elle que se fait l’unité des esprits d’amour dans le transport des
esprits; les grandes eaux de l’amour affluent vers cette lumière,
soulevées par des soulèvements divins. Dans cette lumière sans couleur
où les esprits s’abîment, la défaillance touche les bras; c’est là que
les personnes divines jouissent de l’essence divine. C’est là que
s’accomplit la transformation de la lumière simple. Le signe que l’âme
reçoit de l’arrivée de Dieu, c’est une jouissance qu’elle n’était pas
capable même de désirer. Quiconque est uni à Dieu reçoit les joies
incompréhensibles, l’ineffable jouissance de la transformation, et
cependant tous ne possèdent pas le même degré de béatitude. Le désir,
l’impatience et la sublimité que vous avez eus mesurent la gloire que
vous aurez. Il y a un bien commun à tous, mais les appétits et les
impatiences de l’amour ont préparé à quelques-uns de particulières
inondations; et cependant ces torrents de délices restent surabondants
pour tous, interminables, inépuisés. Le Seigneur Jésus lui-même, quant à
son âme créée, est inondé pleinement.

Le don fait à son âme humaine dépasse les possibilités du désir de cette
âme humaine; car elle est créée, et Dieu est infini.

La charité divine, qui est une immense propriété, a d’immenses délices
et d’immenses amours. Mais les délices, ignorants de la mesure,
consistent dans l’essence de Dieu. Les personnes divines opèrent
divinement. L’essence divine jouit d’elle-même sans mesure. Quiconque
est inondé par la jouissance s’écoule, loin de soi, vers l’essence sans
mesure, et s’en va dans la lumière. Car la lumière sans terme habite la
jouissance sans mesure. Pendant que l’esprit s’écoule dans l’essence, il
entre en possession de la lumière incompréhensible. Pendant qu’il se
perd, par la grâce de l’écoulement, il s’empare des délices
incompréhensibles, il possède le Dieu sans mesure, et il est possédé par
lui. Dans l’essence qui ne connaît ni mesure ni mode, la défaillance
suprême touche les bras et les mains. Jouissance inouïe de Dieu et des
saints! adhérence jouissante et fruitive de tous les esprits d’amour
dans la simplicité de l’essence divine!

Dieu agit toujours. Dieu jouit toujours. Dans l’unité sublime de sa
nature, Dieu jouit de sa propre possession. Dans la fécondité de l’unité
sublime, le Père engendre incessamment le Fils qui est sa Sagesse. Du
Père et du Fils procède le Saint-Esprit. L’unité est le trône de la
Trinité. Elle est la victoire de la puissance du Père. La nature divine
se possède parmi l’action et la jouissance, ininterrompue dans l’une et
dans l’autre. Tous ceux que Dieu atteint, selon la dignité et la
noblesse qui leur est départie, produisent des actes de vertu vivants et
féconds à la ressemblance de la Trinité. Bienheureux les miséricordieux,
parce qu’ils obtiendront miséricorde, a dit le Seigneur, parlant de
ceux-là.

Ils ont eu pitié d’eux-mêmes, parce que, dans la recherche de la
perfection, leur âme manquait de Dieu! Ils ont eu pitié d’eux-mêmes
parce que Dieu menaçait de manquer au rendez-vous des délices, exigé par
leur amour; ces deux miséricordes, unies à la bonté divine, les ont
poussés en avant. Ils ont poursuivi la miséricorde de Dieu jusque dans
le sanctuaire de la jouissance inépuisable, et coulant, loin
d’eux-mêmes, dans l’abîme de la divinité, ils sont devenus les trônes de
la Trinité très haute.

Les esprits angéliques qui possèdent à ce degré le royaume de Dieu sont
appelés trônes, parce qu’ils possèdent le Seigneur et sont possédés par
lui. Posés entre l’action et la jouissance, ils vaquent à l’une et à
l’autre dans la perfection. Et tous ceux qui dans la grâce et dans la
gloire atteignent par la faveur de Dieu la même activité, ceux-là sont
des Trônes, ceux-là possèdent Dieu dans l’adhésion jouissante de
l’essence; ceux-là lui appartiennent comme son trône, et son repos, et
sa propriété. Or l’abîme est une ignorance que l’acte intellectuel ne
peut ni atteindre ni comprendre. Le Christ a parlé au Père et lui a dit:
Qu’ils soient _un_ comme nous sommes un.

Il demandait l’amour qui jouit, et l’immersion dans la ténèbre sans
mesure qui absorbe et qui dévore.




LIVRE SIXIÈME

SAMUEL




SAMUEL


Dans la paix de l’essence, quand l’amour nous a fait le don de l’unité,
je vois poindre la contemplation superessentielle, et un mode de sentir
superessentiel trop excellent pour être exprimé: c’est le secret de
vivre dans la mort et de mourir dans la vie, plongés plus haut que notre
essence dans notre béatitude superessentielle; c’est le moment où Dieu
nous a conféré l’empire sur nous-mêmes, et la puissance de nous
dépouiller des images toutes les fois que nous nous en donnerons
l’ordre, pour entrer dans la paix de l’essence où l’union divine nous
attend dans l’abîme d’amour. L’action de Dieu en nous ne nous confère
avec Dieu ni l’unité d’essence ni l’unité de nature, mais l’unité
d’amour. Cependant nous sommes bienheureux, nous sommes même béatitude
dans l’essence divine, quand Dieu jouit de lui et de nous sur les
hauteurs de lui-même, parmi l’amour immense, et la ténèbre sacrée et la
nuit noire sans dimension. Or cette nuit noire c’est la lumière
inaccessible où se recueille la nature divine, dans la béatitude
essentielle à lui, superessentielle à nous, où Dieu jouit de lui-même.
Par la vertu de l’amour, nous sommes abîmés et absorbés dans sa
jouissance: là nous nous perdons, non pas quant à notre substance, mais
quant au sentiment de joie. L’amour de Dieu et le nôtre sont fondus dans
la même jouissance, quand son esprit a absorbé notre amour dans sa
béatitude essentielle. Quand je parle d’unité entre Dieu et l’homme,
j’ai déjà dit, et je le répète, qu’il ne s’agit ni d’unité de nature, ni
d’unité d’essence, mais d’unité d’amour. Je veux insister sur ce point.
L’essence de Dieu est incréée, la nôtre est créée; l’abîme est
infranchissable, la distinction est éternelle. Jamais les prodiges de
l’amour ne l’effaceront; jamais les transports de l’union ne produiront
l’unité de la nature. Nous nous perdons quant aux transports de
jouissance; mais si nous nous perdions quant à la substance, si nous
étions anéantis, dans un certain sens de ce mot, dépourvus de
connaissance et d’amour, nous serions incapables de béatitude. Notre
essence est une solitude immense, un désert à perte de vue, où Dieu vit
et règne; or nous sommes condamnés à errer dans ce désert, à moins que
l’amour ne nous enlève plus haut que nous-mêmes dans le sein de Dieu.
Nous pouvons donc être heureux dans notre essence, si nous vivons dans
l’amour. Nous sommes même béatitude en Dieu, si l’amour nous a donné la
mort par la vertu de la jouissance. Nous vivons en nous par amour, nous
mourons en Dieu par jouissance; c’est une mort vivante et une vie
mourante, car nous vivons avec Dieu et nous mourons en lui. Bienheureux
les morts qui vivent et meurent de cette vie et de cette mort, héritiers
du Seigneur et de son royaume éternel.

Je vous supplie tous de prier pour tous ceux qui ont été mes maîtres,
pour tous ceux qui ont travaillé et écrit pour m’instruire. Priez du
fond de vous-mêmes, dans la vérité, pour tous ceux qui m’entendront ou
me liront moi-même. Oh! qu’ils soient tous les élus de la grande
éternité, où ils loueront le Seigneur dans les siècles des siècles!

Que Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous donne la gloire et la couronne
éternelle; là est la vie qui ne finira pas, et la joie sans défaillance
et la possession de Dieu. Des splendeurs inconnues, la lumière des yeux
de Jésus, des voies prodigieuses, des harmonies qui n’ont pas de nom!
Bondir à jamais, être sorti de soi-même par un excès éternel! Voir la
face du Seigneur, la beauté infinie, y puiser la joie et la gloire! Être
libre, ne rien craindre, tout oser! Régner avec Dieu, être placé de sa
main sur un trône éternel! Vaquer librement à l’éternel amour, sentir
qu’il se donne à nous, et demeurer à jamais en lui! Aimons-nous les uns
les autres, pour obtenir sa grâce, pour jouir de sa familiarité.
Servons-le, obéissons; car Dieu n’est pas seulement très puissant, il
est tout puissant dans la Trinité des personnes; il est digne vraiment
d’un amour éternel. Il est digne d’une louange éternelle, et bienheureux
ceux qui sont affamés de lui. Oh! que le jour arrive, le jour du grand
désir, le jour du grand amour, où, affamés pour toujours et rassasiés
pour toujours, nous serons plongés dans la jouissance, dans la
jouissance qui ne finit pas! Amen, amen! Oh! que toute créature prenne
une voix pour dire: Amen, amen, amen!

Si nous voulons vivre au sommet de la vie, il faut que l’âme et l’esprit
soient divisés; il faut que l’esprit, au-dessus de la raison, au-dessus
des images, au-dessus de l’exercice des vertus, fixe son regard nu sur
la lumière divine, et, regardant au fond de soi jusqu’au centre de
l’intérieur, adhère à Dieu par l’amour nu. Ici la distance se sent
encore; mais dès que le transport d’esprit nous a entraînés sur la
hauteur sans sommet, établis dans l’unité essentielle, et immobiles en
Dieu, nous y trouvons l’éternel repos et l’activité éternelle. Voilà la
vie sans fatigue.

Ceci est peut-être la plus haute manifestation de vie déiforme en nous;
c’est le premier mouvement de l’esprit se précipitant sur la montagne
sans sommet dans la liberté de l’amour nu. Le second mouvement se fait
en bas; il nous précipite dans un tel mépris de nous-même, que nous
plongeons au-dessous de tous les mortels, au-dessous de toutes les
mesures de l’humilité, qui ne sont pas capables de nous tranquilliser
l’âme, que nous nous plongeons dans un regard intérieur et que nous nous
abîmons dans la profondeur insondable de Dieu, _au-dessous_ de laquelle
il n’y a rien. Et alors, dans l’humilité de l’abîme, nous constituons un
royaume où Dieu vit et règne en nous, et nous avec lui plus bas que les
mondes. Le second mouvement de l’esprit est une abnégation dans la
profondeur interminable et infinie de Dieu; ce sont ces deux mouvements
par lesquels l’esprit se sépare de l’âme. Et pourtant ce ne sont pas
deux substances distinctes, ils vivent d’une seule vie; mais l’âme
habite dans la grâce, dans la mesure, dans l’exercice des vertus.

L’esprit, au-dessus de la raison et de la vertu, est uni à Dieu dans
l’amour nu qui ne se souvient plus des formes et des images.




LES TROIS DONS


Homme spirituel, si vous voulez vous élever jusqu’à la contemplation, il
faut trois choses:

Il faut voir et posséder l’abîme sans fond de votre substance.

Il faut que votre acte interne dépasse les manières d’être.

Il faut que votre demeure soit la jouissance divine. Écoutez, vous tous
qui voulez vivre en esprit; c’est à vous que je parle, non pas à
d’autres.

L’union divine, quand elle se manifeste à l’esprit, est sans mesure et
sans mode; elle est profonde, sublime, immense en longueur, immense en
largeur; et quand l’esprit l’aperçoit, il se sent plongé par l’amour
dans le sein de la profondeur, et soulevé dans l’altitude, et porté dans
la longueur et promené dans la largeur. Il se sent établi dans la
connaissance inconnue; il sent qu’il coule dans l’unité, qu’il
s’enfonce, poussé par la mort, dans la vie et la vitalité divine où l’on
respire avec Dieu.

Voilà le fondement.

Voici l’acte: c’est la seconde condition, conséquence de la première. Je
parle d’une activité supérieure à la raison et délivrée de la mesure;
car l’unité de Dieu, dont la possession est le principe et la fin de
toute vie contemplative, attire perpétuellement au fond d’elle-même les
Personnes divines et tous les esprits d’amour, elle appelle, elle exige,
elle donne rendez-vous. Chaque esprit, suivant la mesure de son amour et
de son activité, sent plus ou moins l’attrait. Celui qui suit et qui
adhère ne peut pas tomber dans le péché mortel. Le contemplateur, qui
s’est dit adieu à lui et à toutes choses, que rien n’empêche, que rien
ne gêne, et qui ne possède rien avec propriété, celui-là pénètre et
s’enfonce, nu et vide d’images, dans les plus intimes sanctuaires de son
esprit. Il voit se lever le soleil éternel, et dans le rayon il
reconnaît l’attrait intime du Dieu provoquant. Il ne se sent plus
lui-même que comme un immense incendie, qui aurait conscience de son
ardeur. Et il désire l’union divine, il la désire par-dessus toute
chose. Plus il observe avec amour l’invitation intérieure, plus il la
sent; plus il la sent, plus il désire l’union divine. Il désire payer sa
dette, et l’éternelle réclamation de l’unité met en feu son esprit.
Celui-ci brûle éternellement, car il paye éternellement. Dans la
transformation de l’unité, les esprits tombent en défaillance, ne
sentant plus rien que l’embrassement, et le feu les emporte vers l’unité
très simple. Cette simplicité, personne ne la voit ni la sent, à moins
d’être un des assistants de l’immense lumière, et d’avoir dépassé la
raison par la vertu transcendante de l’amour qui ne sait plus. Mais,
s’il s’élève jusqu’au rang des assistants, l’esprit sent le feu en lui;
mais s’il cherche le commencement ou la fin de ce feu, il ne trouve
rien, et l’homme découvre seulement que sa substance et son ardeur sont
une même chose. L’esprit brûle sans relâche, il brûle au fond de
lui-même; la perpétuité est le caractère de l’amour. Ravi dans la
transformation par la vertu de l’unité, l’esprit brûle dans l’amour; et
cependant, s’il se regarde pendant l’ardeur, entre Dieu et lui il voit
l’abîme visible.

Mais il arrive un moment, dans le cœur de l’incendie, où la simplicité
jette un voile sur l’abîme, et l’esprit ne voit plus rien, rien que
l’unité pure; car l’immense amour de Dieu absorbe, dévore et consume ce
qu’il tient et embrasse. Cette unité qui tire au dedans part de l’amour
infini du Père et du Fils, qui attire les vivants vers l’abîme intérieur
de la jouissance éternelle. C’est dans cet amour que nous brûlerons
éternellement, parmi les feux du grand incendie; c’est en lui que
consiste la béatitude des esprits. C’est pourquoi il faut fonder toute
notre vie sur l’abîme sans fin et sans épuisement. C’est ainsi que nous
pourrons plonger dans l’amour et nous abîmer dans la profondeur immense.
C’est par la vertu du même amour que nous nous dépasserons nous-mêmes en
hauteur, soulevés dans l’altitude qui ne se comprend pas.

Dans le même amour plein d’ignorance, nous nous lancerons comme des
vagabonds, et c’est lui qui nous promènera dans la largeur immense, et
nous nous baignerons là, et nous coulerons loin de nous-mêmes dans les
délices inconnues, parmi les trésors de la bonté divine; et nous
brûlerons, et nous fondrons, absorbés et abîmés éternellement et
infiniment dans la gloire.

Je prends une image quelconque, pour montrer au contemplateur ce qu’il
est et ce qu’il fait.

Quant aux autres, ils ne se comprendront pas.

Personne ne peut enseigner à un autre la vie contemplative; mais
l’éternelle vérité se manifestant en esprit nous apprend tout le
nécessaire.

Celui qui veut sentir l’union divine doit vivre en Dieu tout entier, de
façon à satisfaire l’instinct supérieur dans toute son activité du
dedans et du dehors. Il faut qu’il soit emporté par l’amour sur la
montagne où la créature meurt en Dieu, où elle meurt à elle-même et à
toute propriété, où elle s’incline avec toutes ses puissances, et subit
l’action transformante de la vérité incompréhensible, qui est Dieu.

Il faut que l’acte de la vie précipite l’homme au dehors sur toutes les
vertus pratiques. Il faut que l’acte de la mort le précipite en Dieu, au
fond de lui-même. Ce sont là les deux mouvements de la vie parfaite. Ils
sont unis comme la forme et la matière, comme l’âme et le corps. L’homme
s’applique à Dieu par exaltation de toutes ses puissances, par la
rectitude de l’intention, par le désir intime du cœur, par l’appétence
sans apaisement, par l’ardeur vaillante de son esprit et de sa nature.
Pendant qu’il se livre à cet exercice, en présence de la majesté divine,
l’amour devient son maître, et la puissance de l’amour n’épargne rien de
lui-même, et c’est l’amour qui dirige chacun de ses mouvements, et,
après chaque mouvement dirigé par l’amour, l’homme est plus grand, plus
fécond, très actif et agrandi.

Quand l’union divine s’opérerait sans intermédiaire, jamais pourtant
Dieu et la créature ne pourraient être confondus. L’union ne peut jamais
devenir confusion. Si des créatures peuvent déjà s’unir sans
intermédiaire, à plus forte raison Dieu et l’âme. Mais leur distinction
reste inviolable. Et cependant entre l’âme et Dieu, pendant la rentrée
suprême de l’âme dans son fond, il n’y a pas d’autre intermédiaire que
l’éblouissement de l’esprit et l’activité de l’amour. Ce sont là des
agents de l’adhésion divine. C’est par eux que le _un_ se fait entre
l’homme et Dieu, pour parler comme saint Bernard. Mais au-dessus de la
raison et de l’amour, voici l’homme transporté dans la vision nue, vers
l’adoration essentielle. Voici le mystère de l’unité qui s’accomplit
dans l’esprit. L’adoration essentielle excède infiniment toute
intelligence. Elle est la vie qui appartient aux contemplateurs. Pendant
le transport, l’esprit, si Dieu le lui montre, peut entrevoir toutes les
créatures dans un seul rayon, tous les habitants du ciel et de la terre,
leur acte et leur destinée éternelle: mais, au fort même de l’extase,
l’esprit transporté s’incline devant l’interminable infinité de Dieu;
entre elle et lui, il voit un abîme infini, un abîme essentiel.
L’Incompréhensible lui déclare que rien jamais ne l’a compris, pas même
l’âme humaine de Jésus, qui plane cependant, au-dessus de toute union,
dans la gloire unique et singulière de l’union hypostatique.




EFFETS DE L’AMOUR


L’éternel amour répand lumière et grâce dans toutes les puissances de
l’âme; voilà pourquoi il y a des vertus. La grâce de Dieu touche et
remue les forces suprêmes: de là la charité; de là la lumière; de là
l’amour de la justice; de là l’adoration discrète et active du plan
divin; de là la liberté supérieure aux images; de là la victoire sans
fatigue; de là la sublime défaillance agissante et féconde, qui vous
plonge, plus haut que vous-même, dans l’unité de l’esprit. C’est une
activité merveilleuse, dont la continuation persévérante donne au
contemplateur la joie de sentir sans intermédiaire l’union divine. Il
sent en lui ce contact divin qui est le rajeunissement de la grâce et de
toutes les vertus. Car la grâce coule jusque dans les puissances
inférieures. Elle atteint le fond de l’homme, elle excite cet amour
profond et sensible qui est le désir de Dieu. Cet amour pénètre dans le
cœur, les sens, la chair, le sang, toute la nature physique de l’homme.
Il excite dans ses membres une ardeur, une impatience, il exerce une
pression, et la créature surmontée ne sait plus comment se conduire. Cet
amour enivre, et l’homme enivré est porté, comme dans l’autre ivresse, à
de singulières démonstrations, et, s’il lui reste un peu de mollesse, il
a de la peine à ne rien laisser voir. Il y en a qui lèvent les yeux au
ciel, dans l’impatience du désir. D’autres pleurent; d’autres chantent;
d’autres crient; d’autres bondissent de joie ou de douleur; d’autres
courent; quelquefois les mains se rapprochent; on s’incline; on tombe à
genoux, on s’incline, on gesticule. Tant que l’homme persévère, tendu
vers le trésor de Dieu, et vivant dans son esprit, il sent son contact
et l’impatience de l’amour se renouvelle au fond de lui, avec toutes les
splendeurs dont j’ai parlé. Par cette impression physique, il doit
s’élever à une impression spirituelle et par cette impression
spirituelle à une impression divine, et se plonger lui-même dans la
béatitude qui ne change pas.

Le sentiment de l’immutabilité est la béatitude suressentielle,
béatitude de Dieu, participable par les élus. Béatitude essentielle à
Dieu; superessentielle à nous; silence caligineux de la paix éternelle.
Les Personnes divines se plongent et s’absorbent dans l’essentielle
unité de l’amour, et cependant chacune d’elles, suivant ses propriétés
particulières, persiste dans son activité.




L’ENLÈVEMENT


Les hommes de l’amour ont devant eux le feu divin, en face de leur
contemplation; c’est le trésor commun coulant au ciel et sur la terre.
Ils sentent la Trinité divine s’incliner pleine de grâces en elle-même
et vers eux-mêmes: leur parure intérieure et extérieure est toute
justice et toute sainteté. Ainsi ils sont unis à Dieu par sa grâce et
leur vertu. Et parce qu’ils se sont livrés à Dieu en toute action,
omission et soumission, ils jouissent d’une paix, d’une joie, d’une
consolation et d’une saveur que personne ne comprend, ni le monde, ni la
créature parée pour lui, ni quiconque se préfère à Dieu. Ces hommes de
l’intérieur, ces hommes au regard illustré, ont devant les yeux, toutes
les fois qu’ils le veulent, l’invitation de l’amour qui tire vers le
_Un_ et qui dit: Rentrez. S’ils se sentent pris avec tous les élus dans
l’immense embrassement du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, ils se
sentent repliés par l’éternel amour vers l’unité de leur principe.

La contemplation simple et une est la gardienne du type qu’elle possède
en esprit, abîmée dans la paix de Dieu. Ainsi l’esprit est ravi par un
enlèvement vers la Trinité, et vers l’Unité par l’enlèvement triple: et
cependant jamais la créature ne devient Dieu. Jamais elle ne se confond
avec lui. L’union se fait par l’amour: mais la créature sent et voit
entre Dieu et elle l’éternelle et invincible distinction. Si serrée que
soit l’union, le ciel et la terre, sortis des mains de Dieu, cachent à
l’esprit du contemplateur d’impénétrables secrets. Quand Dieu se donne à
une âme, entre elle et lui l’abîme apparaît immense: les puissances de
l’âme réduites à la simplicité, subissent la transformation divine.
Voici la plénitude et la surabondance. L’esprit sent la vérité, la
magnificence et l’union divine: mais il sent en lui-même une pente
essentielle vers son antique situation, et cette pente sauvegarde en lui
le sentiment de l’abîme essentiel qui est entre Dieu et lui. Rien de
plus sublime que le sentiment de cette distance. Car l’unité est une
force qui tire vers l’intérieur tout ce qu’elle a mis au monde
naturellement ou surnaturellement. Aussi les hommes de la lumière sont
librement ravis, plus haut que la raison, dans les domaines de la vision
nue. C’est là que l’Unité divine est et appelle. C’est pourquoi leur
regard nu, vide et libre, pénètre toute l’activité de toute créature, et
la poursuit, pour l’approfondir, jusqu’au sommet d’elle-même. Et ce
regard nu est pénétré et imprégné d’éternelle lumière, comme l’air est
pénétré et imprégné de soleil. La volonté nue est transformée par
l’éternel amour, comme le feu par le feu. L’esprit nu se dresse; il se
sent embrassé, affermi, fixé par l’immensité du Dieu sans forme. Ainsi,
au-dessus de la raison, l’image créée est unie par un triple nœud à son
type éternel, principe et source de sa vie.




UNITÉ ABSOLUE


Parlons de l’unité absolue. L’amour de Dieu n’est pas seulement
l’effusion de tout bien; il n’est pas seulement l’attrait intérieur; il
est au-dessus du relatif, dans la jouissance essentielle, absolu, selon
l’essence nue de la divinité. C’est pourquoi les hommes, illustrés au
fond d’eux-mêmes, ont rencontré une contemplation supérieure à la raison
et indépendante d’elle, et une jouissance ravissante dépassant mode et
essence, et plongée dans l’abîme sans mesure de la béatitude, où elle se
possède elle-même, jouissance essentielle, dans l’unité des trois
Personnes. C’est là que la béatitude est si simple et si démesurée, que
le regard de la contemplation oublie les détails, perd les sentiers, et
ignore où vont les pentes. Car toutes les substances, soulevées par la
jouissance, fondent, sans destruction et sans confusion, dans la
fournaise infinie. O Essence suressentielle des essences béatifiées!
C’est en vous qu’elles meurent à elles-mêmes; qu’elles meurent, sans
cesser d’être, dans l’abîme sans fond de l’ignorance sublime. C’est en
vous que toute lumière abdique dans la ténèbre sacrée. C’est en vous que
l’unité dominatrice et triomphante jouit de la béatitude essentielle.
Béatitude essentielle à Dieu: superessentielle aux créatures. Car nulle
créature ne subit en elle-même aucune destruction, ni avec l’Essence
divine, aucune confusion. Car cette créature deviendrait une divinité;
ce qui est impossible. Incapable de diminution ni d’agrandissement, rien
ne peut crouler de l’Essence divine. Et cependant tous les esprits
d’amour sont, avec le Dieu absolument unique et absolument distinct, une
seule jouissance et une seule béatitude. Essence bienheureuse,
jouissance commune du ciel entier, elle est si simple, que tous les
esprits illustrés par elle sortent d’eux-mêmes, dans l’extase de la
jouissance, et le rejaillissement de tous vers la plénitude immense
comble et excède tous leurs désirs.




LA PRIÈRE DE JÉSUS


Unité! tel était le sens de la prière de Jésus quand il demanda au Père
que ses amis fussent consommés en un, comme son Père et lui sont _un_
dans la jouissance du Saint-Esprit. Il voulut être en nous, et nous en
lui; il voulut pour nous l’unité, le sein du Père, et la jouissance de
l’Esprit.

De toutes les prières du Christ, voici, si je ne me trompe, la plus
brûlante: voici le triomphe de l’amour.

La prière de Jésus est triple, d’après l’Évangile de saint Jean. Jésus
veut que les siens soient avec lui, là où il est, et qu’ils contemplent
sa lumière.

J’ai déjà dit que tous les justes sont unis à Dieu par l’intermédiaire
de sa grâce et de leurs vertus. L’amour de Dieu coule sur nous, chargé
de dons toujours nouveaux. Les observateurs de l’amour subissent un
renouvellement continuel d’activité, de vertu et de justice. Cette
union, que la plénitude divine accomplit dans l’âme et dans le corps, se
commence en cette vie, et se consomme dans l’autre.

En outre, Jésus a demandé sa résidence en nous, et la nôtre en lui.
Voici l’union immédiate. Car l’amour de Dieu n’est pas seulement une
effusion; il est aussi un recueillement. Les adhérents sont les hommes
de la lumière intérieure, et leurs puissances supérieures sont
soulevées, plus haut que leur vertu propre, dans la nudité de l’essence,
et sont réduites à une certaine simplicité incompréhensible, qui leur
donne, grâce à la suppression des intermédiaires, plénitude et
surabondance.

Mais la troisième prière est plus haute que les deux autres. Jésus
demande que nous soyons consommés en un, comme son Père et lui sont
_un_. Il ne demande pas que notre substance soit confondue avec la
substance divine; cette confusion est impossible; mais il veut que nous
soyons _un_ dans l’unité d’amour, dans l’unité de jouissance, dans
l’unité de béatitude.

Si vous sentez entre Dieu et vous cette triple union, la prière de Jésus
est exaucée en vous; et vous demeurerez avec lui dans la joie de la
possession éternelle, et l’éternelle action et l’éternel repos
s’accomplira pour vous sans terreur dans l’essence suressentielle.

Vous entrerez, vous sortirez, et votre pain et votre vin seront toujours
à votre portée. Les hommes de cette race sont ivres d’amour. Ils se sont
endormis en Dieu au fond de la splendeur caligineuse.

Je pourrais parler encore; mais ceux qui possèdent n’ont pas besoin de
paroles. Si ces choses sont claires pour vous, l’amour auquel est
adhérent votre amour vous apprendra toute vérité. Quant à ceux qui se
répandent au dehors, cherchant les consolations de la vanité,
l’expérience de la joie leur étant interdite, je pourrais parler
éternellement sans leur faire comprendre un seul mot.

Ceux qui se livrent tout entiers à l’action extérieure, dans l’oubli de
la chose intime, ou à l’oisiveté intérieure, dans le mépris de
l’activité, ceux-là ne peuvent pas me comprendre.

Quoique la nature physique et la nature morale de l’homme soient
dépassées par les hauteurs de la foi et de la contemplation, néanmoins
la vie du sentiment et de la raison subsiste en lui, impérissable comme
son essence même. Et quoique l’esprit de contemplation et de désir soit
surpassé par l’unité de jouissance, néanmoins la contemplation et le
désir persistent invincibles. Telle est la vie intime de l’esprit, et
quand l’homme monte l’échelle de lumière, sa vie sensitive adhère à son
esprit. Ses forces sensitives s’unissent elles-mêmes à Dieu, par la
vertu de l’amour, et sa nature est remplie de tout bien. Entre Dieu et
sa vie intime, il sent l’union immédiate. Ses forces suprêmes sont
suspendues à Dieu par l’éternité de son amour, pénétrées, imprégnées de
la Vérité divine, fixées et établies dans la liberté qui ne se souvient
plus. Son esprit plein de Dieu surabonde sans mesure. Parmi la plénitude
et la surabondance, il roule essentiellement et plonge dans l’unité
superessentielle; j’ai essayé de montrer l’absolu de cette chose. Dans
l’unité superessentielle, toute vie a son principe et sa fin. Si nous
voulons courir avec Dieu les chemins élevés de l’amour, nous trouverons,
avec son éternelle activité, son éternel repos, et nous approcherons, et
nous entrerons, et ce sera la paix éternelle.




LIVRE SEPTIÈME

LES SEPT DONS




LE DON DE CRAINTE


La crainte est un don qui produit l’humilité; l’humilité produit
l’obéissance, et l’obéissance rend semblable à Jésus-Christ.
Jésus-Christ a obéi aux désirs des patriarches et des prophètes. Il a
obéi à leurs soupirs; il a obéi à leurs prières; il a obéi à leurs cris.
Il a renoncé à sa volonté de mille manières suivant l’Écriture, et il a
fait la volonté de ses amis. Il a obéi à son Père par un respect
immense, par une action de grâces perpétuelle, par la relation à lui de
toutes ses actions. Il s’est fait le serviteur de tous les mortels; il a
lavé les pieds des disciples. Il n’est pas venu pour être servi, mais
pour servir.

Celui qui possède le don de crainte agit spécialement sur la terre qui
correspond à l’élément irascible. La terre est ornée d’arbres; les
arbres portent des fruits; les fruits sont les richesses de l’âme qui
s’applique à Dieu et lui présente ce qu’elle possède avec une grande
révérence. La terre est ornée de plantes salutaires et odoriférantes:
c’est l’obéissance et l’humilité. La terre est couverte d’animaux, de
bêtes sauvages et féroces. Ce sont les sens et les passions. La
puissance qu’il faut avoir sur elles, est l’attribut de la raison
soumise à Dieu. Cette raison est l’ornement de la terre. Dieu a placé
l’homme dans le paradis terrestre pour le travailler et pour le garder.
Le travailler, c’est se livrer à toute vérité, à toute vertu, à toute
justice. Le garder, c’est s’abstenir des choses contraires. Le péché est
la perte des fruits de la terre et du paradis lui-même. Au milieu du
paradis, Dieu a planté l’arbre de vie et l’arbre de la science du bien
et du mal. Sur celui-ci naissent les fruits tentateurs que Satan et le
monde offrent aux sens, c’est-à-dire à la femme. La femme les offre à
l’homme, c’est-à-dire à la raison supérieure, à qui Dieu confia la garde
du paradis. Toutes les joies, toutes les consolations, toutes les
ascensions sont permises, excepté celle du sens dépravé. Celui qui
touche à ce fruit est jeté, nu et dépouillé, hors du repos et de la
joie.




LE DON DE PIÉTÉ


La piété produit la compassion qui s’applique à Jésus et aux hommes. La
compassion est née du regard de la piété. C’est elle qui visite les
malheureux, les exilés, les malades; c’est elle qui donne le pain, le
vin et l’hospitalité. C’est elle qui console les vivants, et qui
ensevelit les morts. Jésus-Christ pleura abondamment sur le malheur de
Jérusalem, sur le malheur de ses ennemis. Il pleura avec Marthe et
Madeleine; il joignit ses gémissements à leurs gémissements, auprès du
tombeau de Lazare.

Il nourrit cinq mille hommes avec cinq pains d’orge, et deux poissons.

Celui qui a obtenu le don de piété agit spécialement sur l’eau,
c’est-à-dire sur l’appétit concupiscible.

La piété peut être comparée aux fleuves du paradis terrestre; car elle
conduit le désir dans quatre directions. Le premier fleuve va au ciel.
C’est la compassion qui va vers Jésus, et vers les saints qui ont
souffert en son nom. C’est un torrent gai et joyeux, plein de transport
et d’actions de grâces: car les douleurs qu’il célèbre, sont des
douleurs passées, remplacées par d’éternelles joies.

Le second fleuve coule vers le purgatoire. C’est la compassion de
l’homme pour les âmes souffrantes qui payent leurs dettes à la justice.
Il y a là des prières intimes et profondes: dans ce lieu redoutable,
nous avons peut-être des amis, des amis qui ont besoin de nous.

Le troisième fleuve coule sur toute la terre, et s’étend aux nécessités
de la chrétienté tout entière. Cet acte intérieur, plein d’un amour
immense, immensément recueilli, donne plus et agit plus que toutes les
œuvres extérieures réunies en une seule. Le quatrième fleuve, qui est la
charité proprement dite, se précipite sur tous les indigents. Ici
l’homme donne ses biens, et paye de sa personne. Il fait l’aumône du
conseil et aide à supporter. Ce fleuve rencontre de grands obstacles, et
ces quatre torrents arrosent le grand jardin.




LE DON DE SCIENCE


Le don de science est une lumière surnaturelle, infuse dans l’âme
raisonnable, qui montre à l’homme la route de la perfection supérieure.
Quand l’homme a secoué le joug du démon, il a rencontré la crainte qui
aime, il a éclairé au fond de lui l’appétit irascible par la lumière du
Seigneur. Quand il a ouvert son âme à toutes les miséricordes et à
toutes les compassions, il a répandu la lumière divine sur l’appétit
concupiscible. Mais il faut que la discrétion règle la crainte, règle la
miséricorde, discerne les personnes, les choses, les temps, les
occasions, les cœurs, les mesures, et voici le don de science, qui
s’adresse à l’intelligence et jette sur elle la clarté de l’esprit.

Le don de science donne à l’homme la connaissance de lui-même, et avec
la connaissance le mépris profond. De lui procèdent les larmes: à lui
s’applique cette parole de Jésus-Christ: Bienheureux ceux qui pleurent,
parce qu’ils seront consolés.

Ceux qui pleurent, ce sont ceux qui savent.

Le don de science est une ressemblance divine. Dieu sait tout d’une
science éternelle. De toute éternité, il contemple toutes ses créatures
dans leur type qui est consubstantiel à lui-même: c’est d’après cette
science qu’il donne au ciel, à la terre et à tout ce qu’ils contiennent,
l’ordre, la mesure et l’ornement. C’est d’après cette science qu’il
répond aux hommes dont toute la vie et tous les actes sont des paroles
dirigées vers lui. C’est d’après cette science qu’il éclaire au dedans
et au dehors toutes les créatures éclairées, suivant leurs capacités
propres. Jésus-Christ était comblé de science, et il accomplit tous les
actes de sa vie, conformément à sa lumière immense.

Celui qui possède le don de science introduit la perfection dans le
domaine de l’intelligence.

Le don de crainte, qui gouverne l’appétit irascible, s’appliquait
spécialement à la terre, qui est sous nos pieds; car l’appétit irascible
est la plus basse des forces. Le don de piété, qui gouverne l’appétit
concupiscible, s’appliquait spécialement à l’eau; car la compassion
coule sur les mondes. Le don de science, qui gouverne le désir
raisonnable, s’applique spécialement à l’air, qui est orné d’oiseaux
comme la terre est ornée d’arbres. Il y a des oiseaux qui marchent sur
la terre; il y en a qui se promènent sur l’eau; il y en a qui volent
dans l’air; il y en a qui volent vers les cieux, et je sens le feu dans
leur voisinage.

Ceux qui marchent sur la terre représentent les hommes qui distribuent
aux pauvres leurs richesses avec bonté, sagesse et libéralité; ils
rendent surtout service au corps. Les oiseaux aquatiques représentent
les hommes qui, plongés dans la compassion, font le tour du monde
intérieurement, plaignant, aimant leurs frères, et rendant à tous les
hommes l’immense service de leur faire miséricorde au fond de leur âme.

Les oiseaux qui volent dans l’air ressemblent aux hommes qui se
regardent eux-mêmes d’un regard profond, pénétrant, scrutateur et
sublime, et qui ne perdent de vue dans aucun acte la lumière perçante
qui est présente à leur esprit. Ces hommes-là sont envers eux-mêmes
miséricordieux, utiles et bons.

Mais au-dessus de l’air voici une région que j’appellerai l’éther, et je
veux voler ici comme l’aigle; je veux plonger, comme l’aigle, plus haut
que l’espace des esprits, plonger dans le feu de Dieu. Il faut que tout
acte et toute vertu remontent vers sa gloire avec un désir immense.
Ainsi nous avons trois ornements pour trois domaines: la crainte pour
l’appétit qui s’emporte, la piété pour celui qui désire, la science pour
celui qui comprend. Voilà la vie active, et celui qui la pratique
s’apprête à recevoir les dons de Dieu.




LE DON DE FORCE


Nous avons parcouru les royaumes de la terre et de la crainte, de l’eau
et de la piété, de l’air et de la science. Voici le don de force, et le
royaume du feu.

Les trois dons qui précèdent ordonnent et ornent la vie active. Le don
de force ordonne et orne la vie effective.

Le don de force élève l’âme au-dessus des créatures. Il place devant
elles les propriétés des personnes divines, la puissance du Père, la
sagesse du Fils, et la bonté du Saint-Esprit. Il embrase l’âme d’un
amour sensible qui délivre jusqu’à la mémoire. Toutes les puissances de
l’âme se dressent et s’unissent; le mépris du monde grandit dans
l’intelligence, et elle sent toute créature trop faible désormais pour
gêner l’offrande qu’elle fait d’elle-même à la bonté sans fin et sans
commencement. Le don de force brise nos liens et nous absout de la
créature. Les choses d’en bas sont vaincues, et toutes les puissances de
l’âme font l’unité sur la montagne. La prière naît sur les lèvres et
dans l’âme, avec l’action de grâce et la sincérité, et le désir grandit
comme un feu qui s’allume. La chose aperçue, éternelle vérité, sagesse
infinie, et magnificence, a dans sa beauté propre tout ce qu’il faut
pour mettre en flammes celui qui contemple. Or, ce désir incommensurable
blesse le fond de l’homme qui se sent une atteinte portée dans son
intime.

Plus il se tourne vers Celui qui est désirable, plus la blessure
grandit. Quelquefois il arrive une telle suavité intérieure que l’homme,
incapable de se contenir, ne sait que devenir et que faire. Il croit que
personne n’a l’expérience de ce transport. C’est la joie proprement
dite: il se demande s’il va mourir, la poitrine brisée. Mais le
transport se contient, tant que l’extatique est en présence d’un témoin;
car Dieu veille sur l’honneur de ses amis. C’est l’ivresse spirituelle;
c’est la folie trois fois sublime.

C’est du don de force que le Seigneur parlait, quand il a dit:
Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront
rassasiés.

Le don de force s’exerce spécialement sur le feu, c’est-à-dire sur la
volonté libre. Le feu est la splendeur de la création matérielle, il
revendique la première place, au milieu de ce royaume; par sa nature et
sa noblesse propre, il tend à s’élever, en même temps il agit dans toute
créature avec une extrême subtilité. La liberté aussi tend à monter
toujours, emportée par le désir. Car l’âme a reçu de Dieu la sublime
faveur de ne pouvoir se reposer dans aucune créature. Que son désir
l’emporte et qu’elle brûle comme le feu. Qu’elle soit à l’abri des
calomnies de celui qui ment, et qu’elle fasse connaissance avec les
choses supérieures de la puissance et de la vertu.

Or l’éternelle Sagesse veille sur l’ascension des désirs qui montent,
afin que, portés par la force, ils se réunissent au centre de l’unité.
Les torrents de grâce et de gloire coulent dans chaque âme qui désire,
suivant l’excellence du désir. Le flux et le reflux de cet océan
produisent la soif éternelle. Ceux qui coulent avec leur désir dans la
mer sans rivage sentent la faim, sentent la soif et goûtent l’unité.
Mais comme cette unité est inépuisable, la soif persiste à jamais.
Jésus-Christ, au centre du feu, de l’amour et du désir, s’est toujours
penché vers les nécessités des hommes, plein de compassion pour tout ce
qui est misérable, car il avait le don de force au suprême degré.
L’homme qui le prierait avec la confiance dont il est digne, obtiendrait
tout; je n’en doute pas. Il a payé lui-même nos dettes; il a donné sa
chair et son sang pour être nourriture et breuvage, afin de nous
pénétrer, corps et âmes, et jusqu’à nos dernières puissances. Il veut
nous entraîner en lui, être possédé par nous, nous posséder lui-même et
nous dévorer. Mangé et être mangé! Unité! Unité! J’ose affirmer que si
vous ouvrez seulement un peu la bouche, Jésus-Christ va vous dévorer, et
vous fondrez, vous fondrez, et vous coulerez dans l’Unité! Et puisque
son désir est l’immensité même, je ne m’étonnerais pas beaucoup d’être
dévoré par lui. Dévorer, être dévoré; c’est ce qui s’appelle avoir faim
et soif de la justice. Ce sera notre éternelle action dans le temps et
dans l’éternité. Amen.

J’ai dit que le don de force règne sur le feu. En effet, la liberté
ressemble à la flamme.

Le feu monte toujours. Mais un ordre arrive du ciel et lui dit:
Descends.

Le feu possède sur les créatures inférieures une action subtile,
mystérieuse, pénétrante.

Le feu conserve toutes les créatures qui vivent au ciel, dans la mer ou
sur la terre.

Le feu subsiste en son lieu propre, supérieur au reste de la matière
illustrée, réchauffée et fécondée par lui.

Or la liberté, victorieuse du monde et du démon, monte toujours. Elle
s’en va vers la louange et vers l’éternité de son Seigneur et de son
Dieu. Elle possède l’unité et ne la perdra pas. Mais un ordre du ciel
arrive; elle se retourne vers les hommes, compatit à toutes leurs
nécessités, se penche vers toutes leurs misères; il faut qu’elle pleure
et qu’elle féconde. Elle éclaire comme le feu; comme lui, elle brûle;
comme lui, elle absorbe et dévore et soulève vers le ciel ce qu’elle a
dévoré. Et quand elle a fait son action en bas, elle se soulève et
reprend, brûlante de son feu, le chemin de la hauteur.




LE DON DU CONSEIL


Le don de conseil est un certain attrait du Père, un certain
attouchement. Cet attrait donne à l’âme une noblesse surnaturelle. Elle
ne sait ce qu’elle éprouve; elle ne comprend pas ce qu’elle sent. Elle
désire comprendre; mais plus elle cherche, plus elle ignore. C’est une
impression spéciale et particulière: appelée par l’immense désir, et
consommée par Dieu sur les sommets de l’âme. C’est une étincelle
suspendue par la main de Dieu, sur la cime de l’esprit. En tant qu’elle
est créature, cette flamme peut être saisie et sentie; mais en tant
qu’elle est divine, elle échappe à celui qu’elle touche, et produit le
désir impatient. En cet état l’âme persiste dans l’unité, quant à sa
hauteur propre; mais elle se précipite au dehors pour agir. Elle
n’embrasse pas Dieu; car elle a une manière d’agir d’où la mesure n’est
pas bannie. Elle a des lumières, des amours et des opérations de
créature. C’est pourquoi elle agit et travaille et combat
magnifiquement. Mais comme elle sent que l’ennemi est invincible, et que
Dieu ne sera pas embrassé, elle promène sur le royaume de l’esprit un
sublime regard, le regard du souvenir, cherchant ce qu’il faut corriger,
modifier, ordonner. Elle envoie deux messagères dans ce royaume, la
sagesse et l’agilité; celles-ci se lancent poussées par le doigt du Père
et par la folie sacrée de l’âme. L’agilité se hâte, conformément à sa
nature, et aux ordres du Seigneur, et au feu brûlant du contact divin.
La raison, servante de la sagesse, explore et considère. Cependant elles
marchent ensemble, ordonnent et gouvernent. Elles trouvent une grande
absence de vertus, un grand espace vide, sans excellence et sans
justice. La raison voit bien le mal, mais ne trouve pas le remède. C’est
pourquoi les deux messagères reviennent à la source de l’unité, ouvrent
leur cœur au sublime amour et se plaignent à lui; il est temps de goûter
Dieu; car elles languissent et brûlent.

Sur le rapport qui lui est fait, l’amour, instruit de la misère qui
règne dans le royaume, envoie ces deux filles au secours de ceux qui
souffrent. Ce sont la miséricorde et la magnificence; la sagesse est
leur compagne; l’agilité est leur servante. La sagesse ordonne tout,
suivant la lumière et la justice. Mais l’amour jette les grâces à
pleines mains, et sa sublime pitié tombe sur toute misère, et les
pauvres et les indigents du royaume de l’esprit reçoivent les dons de la
magnificence, et le royaume rentre dans la possession glorieuse de
l’unité. Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront
miséricorde.

La miséricorde et le don de conseil sont unis. Ceux qui le possèdent
font l’aumône à toutes les créatures, et, après avoir répandu la
miséricorde sur toute douleur et toute souffrance, ils poursuivent la
miséricorde elle-même dans le sein de Dieu; ils la poursuivent dans
l’unité, jusqu’à ce que les forces leur manquent pour s’enfoncer plus
avant.




SUBLIMITÉ DU DON DE CONSEIL


Celui qui veut posséder le don de conseil dans la plénitude de sa
perfection doit viser à la ressemblance même de Dieu et ne pas se
contenter d’une excellence inférieure. Il faut que, ravi par l’amour, il
adhère à l’essence suressentielle. Ceux qui s’inclinent et s’abîment
dans l’essence supersubstantielle, y trouveront la jouissance immense:
ils recevront avec une joie immense la lumière simple dans la puissance
de l’unité. Ceux qui vont dans ce lieu sacré, impénétrable à l’ennui
terrestre, ne peuvent échapper aux mains du ravissement qui les plonge
dans la lumière simple où ils s’éloignent d’eux-mêmes par la fuite
sublime, très lointaine et sans retour. Et ils deviennent le trône où le
Dieu des délices se repose avec le ciel entier. Ainsi, sans défaillance,
nous aspirerons, la bouche ouverte, vers l’essence superessentielle.
Mais toujours penchés sur le monde inférieur, par toute pratique, par
toute vérité, par toute activité, par toute justice, nous dessinerons
notre royaume intérieur à l’image et ressemblance du Seigneur Dieu. Mais
un désir médiocre, qui ne vous suspendrait pas à l’essence divine,
serait un cruel empêchement. Les gens du désir médiocre ne reçoivent pas
le rayon; ils ne sont pas touchés par l’ignorance sublime, par
l’ignorance essentielle des mesures humaines; ils subsistent en
eux-mêmes. Ils font défaut à la lumière; ils n’aspirent pas, la bouche
ouverte, vers le lieu où l’homme ne se connaît plus. C’est pourquoi les
gens du désir médiocre ne sont pas dévorés sur terre par la gueule
béante de la béatitude.




LE DON D’INTELLIGENCE


Quand l’homme a senti l’attrait intérieur du Père, quand il a été
illuminé par le Fils et embrasé par le Saint-Esprit, il a conquis la
ressemblance divine. Mais voici le moment de croître dans cette
similitude. Vous avez beaucoup reçu: mais vous pouvez recevoir encore
mille fois davantage. L’intelligence ne peut être illuminée au point de
n’avoir plus à désirer de lumière, ni l’âme embrasée au point de n’avoir
plus à désirer d’amour.

L’homme a été créé de rien. C’est pourquoi il poursuit ce rien, qui
n’est nulle part, et, dans cette poursuite, il s’écoule si loin de
lui-même, qu’il perd sa propre trace; plongé dans la simple essence de
la Divinité, comme dans son fond propre, il s’en va mourir en Dieu.
Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur.

Dieu adhère à son essence, dans la jouissance qui l’a d’elle-même, et
contemple ce dont il jouit.

Dans notre jouissance, la lumière divine succombe, parmi les ténèbres
sacrées de l’ignorance suressentielle. Mais dans la contemplation, la
vision ne succombe pas. Notre contemplation et notre jouissance seront
également éternelles.

Ceux qui sentent les défaillances de la lumière sont ceux-là mêmes qui
se sont réfugiés, bienheureux et sublimes, dans la très vaste solitude
de la Divinité, où le Seigneur se possède et jouit de son essence. C’est
là que la lumière tombe en défaillance; car l’essence divine ignore la
mesure humaine. Ceux-là sont les tabernacles du Seigneur, ensevelis en
lui, et jouissant à jamais.

Cette mort n’est qu’un point de départ, d’où s’élance la vie
contemplative, et voici le don de l’intelligence.

Dieu contemple éternellement son essence dont il jouit: mais, quand il
confère à quelqu’un sa ressemblance, il lui prête l’_amour_, les
impatiences de l’amour. Il donne la paix quand il s’unit.

La lumière par laquelle nous contemplons est immense; l’objet même de la
contemplation est quelque chose de neutre et d’interminé; c’est l’abîme
sans fond ni forme; c’est pourquoi ces deux choses ne peuvent être
saisies l’une par l’autre. Mais le regard de la contemplation, perdu
dans l’ignorance superessentielle, demeure sur la face glorieuse d’où la
joie coule, sur la face de la très haute Majesté, non loin du ciel où le
Père, à la lumière de sa sagesse, contemple son essence infinie et
inépuisable.

Le plus grand des contemplateurs passés, présents et futurs, fut le
Christ; je parle ici de son humanité, hypostatiquement unie à la
personne du Fils. Mais je vous supplie de remarquer qu’il fut toujours
au service des hommes, et que jamais sa vision ineffable et perpétuelle
ne diminua sa charité et son activité extérieure. Car la sublimité du
don d’intelligence consiste dans l’activité unie à la contemplation;
c’est de là que procède la liberté.

Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu.

Oui, bienheureux, bienheureux ceux à qui se montre, parmi les labeurs de
la vie, la nudité superessentielle, dans la contemplation sublime et
déiforme.




LE DON DE SAGESSE


La sagesse est une saveur qui est goûtée sur la plus haute cime de
l’esprit, et qui pénètre l’intelligence et la volonté, dans la mesure où
celles-ci se recueillent, dans le lieu sublime où celle-là réside. Cette
saveur immense et inépuisable part du fond de l’abîme intérieur, et s’en
va gagnant vers le dehors, pénétrant les puissances de l’âme suivant
leurs capacités respectives, et atteignant enfin le corps qu’elle ne
refuse pas de toucher. Les autres sens, l’ouïe et la vue, par exemple,
prennent leur joie au dehors; ils demandent leur nourriture aux grands
spectacles de la création, et aux créatures que Dieu a mises au service
de l’homme. La sagesse, au contraire, part du fond le plus intérieur.
Au-dessus et au-dessous de l’esprit, elle le domine et le soutient.
Au-dessus elle est incompréhensible. C’est une immensité qui réside dans
une solitude. C’est le don du Saint-Esprit, et l’amour est
insaisissable. Telle est l’amplitude du lieu dont je parle, sa largeur,
son immensité, que, s’il vous apparaît, le ciel, la terre et tout ce
qu’ils contiennent fondent à vos yeux, et on dirait le néant lui-même.
Quant aux délices de cette saveur, elles sont partout: en haut, en bas,
au dedans, au dehors. Elles découlent d’un lieu simple et immense, et le
regard contemple cette simplicité. Ceci est le point de départ d’une
contemplation plus haute. L’esprit sait parfaitement qu’il ne pourra
saisir les délices incompréhensibles; car c’est à une lumière créée
qu’il les cherche. Cependant sa joie est immense; car il se sent
défaillir dans sa contemplation. Transformé par la lumière immense, il
se tourne vers la béatitude incompréhensible, et, sans jamais la saisir,
il tient de ce côté-là les deux yeux immobiles.

L’âme qui contemple à une lumière créée, et dans des mesures créées à la
façon d’une créature, voit sortir des abîmes de la Divinité certaines
espèces intellectuelles qui lui donnent lumière et joie; elle voit que
celui qu’elle aime est immense en vérité et qu’aucune créature ne peut
le concevoir, tel qu’il est en lui-même. Elle pense à sa sublimité,
inaccessible à tout esprit, à sa simplicité, Α et Ω de toute multitude;
à sa beauté, qui est l’unique splendeur du ciel et de la terre; à sa
magnificence, à sa richesse. Elle contemple les espèces divines: vie, en
qui tout vit; victoire, couronne, santé, paix, sécurité, béatitude,
consolation, suavité, principe de joie, essence de joie. Voici que les
paroles meurent et que les puissances de l’âme sont en défaut pour
sentir. Récompense, après laquelle tous les vivants ont la bouche
béante. Volupté trop infinie pour permettre à qui la connaît de
supporter la vie sans elle. Feu qui brûle; puissance qui dompte;
Divinité qui comble; éternité, bonté, munificence: amour, excellence,
noblesse, pureté, fécondité, efficacité, vertu, pouvoir, sagesse,
stabilité, fidélité, vérité, sainteté, chaleur, lumière, rassasiement,
force; don qui surpasse les attitudes et les possibilités du désir et de
l’espérance.

La créature éclairée contemple ces espèces intellectuelles; mais en tant
qu’elles se laissent contempler, ces espèces-là sont des créatures, des
ressemblances telles quelles, émergeant des abîmes de la Divinité. Mais
les voici toutes qui se retournent vers le fond de l’abîme où elles ont
leur Α et où elles ont leur Ω. Ici la contemplation tombe en
défaillance; car elle approche du sanctuaire, où Dieu est simplement.

Dieu montre son royaume aux hommes illustrés dans la lumière de la grâce
ou dans celle de la gloire. L’opération se fait plus haut que les sens,
plus haut que la nature, plus haut que toute connaissance puisée dans
les Écritures. Elle n’est pas contraire aux Écritures. Mais les
Écritures ne l’ont pas racontée, et nulle créature ne peut raconter ses
délices par une parole assez vivante pour dire ce que Dieu donne aux
âmes brûlantes. O fruit et saveur de toute vertu! ô manne des anges et
des bienheureux! Il en est qui font le bien, mais sans chaleur divine;
ils ne connaissent pas la saveur. D’autres font le bien avec amour; mais
l’éblouissement de Dieu est absent, et avec lui sa saveur. Pour la
connaître, il faut que l’homme soit posé par la main de Dieu et établi
sur la plus haute cime de son esprit, au centre sacré d’où rayonne la
vie active, et où plane la contemplation ardente, adhérente,
superessentielle... Amen! Amen! Amen! Amen!

L’amour divin infiniment actif pousse l’homme au dehors vers toute
perfection extérieure et toute justice visible: mais en tant qu’il
regarde au-dedans de lui-même; tourné vers son abîme, il est essentiel,
et tout ce qui s’unit à lui est inondé par l’incompréhensible. Car il
est le gouffre sans fond à qui les âmes éminentes adhèrent par la joie,
et c’est en lui qu’elles s’engloutissent. Il est le soleil éblouissant
qui darde sur la cime de l’âme, attirant le regard vers les choses
éternelles. Il est la source vive, qui sort du fond et se donne au
dehors, lancée par sept torrents. Et ceux qui le poursuivent dans
l’abîme d’où il sort, coulent entraînés de clartés en clartés, et de
délices en délices. Car, dans les feux de cette aurore, scintille la
rosée des joies ineffables, et l’esprit fond dans la béatitude. Oh! Dieu
jouit de lui-même immensément. Et son essence dit à la mesure: Je ne te
connais pas.--Et, si elle le connaissait, la jouissance ne serait pas
parfaite.

Le règne de Dieu apparaît à l’amour, au sein d’une lumière immense. Ceci
se passe plus haut que la raison, au fond de l’âme qui est entrée dans
l’unité superessentielle de Dieu. Ici l’homme reçoit trois dons, la
lumière immense, l’amour incompréhensible et la jouissance divine. La
lumière immense dont je parle ici est la source d’où coule toute
lumière, dans la contemplation ou dans l’action. L’intelligence en est
si avide qu’elle s’y plonge essentiellement, pour s’unir à elle-même.
L’amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l’âme,
suivant sa capacité de contenir, et l’âme fond dans l’ardeur simple.
Quand la lumière et l’amour ont envahi et pénétré l’âme, celle-ci touche
la fruition. Celle-ci est tellement immense que Dieu, les saints et les
hommes sublimes sont dévorés au fond d’elle par une certaine ignorance,
par une essentielle absence de mesure. Être plongé dans cet abîme, c’est
la plus haute saveur de cette béatitude. L’homme qui est arrivé là est
la joie de toutes les créatures.

Possédant son esprit, comme un roi son royaume, il saura se tourner vers
le dehors et tendre la main à tous ses frères. Car il est à l’image de
l’unité féconde, du Dieu en trois personnes qui arrive avec tous ses
dons, quand la créature l’appelle en ses nécessités. Mais au sommet de
son âme, il adhèrera essentiellement à Dieu, pour être transformé dans
la clarté qui ne finit ni ne s’épuise. Les Personnes sont incessamment
et éternellement plongées et absorbées dans l’abîme de l’essence, où la
jouissance les inonde! Et cependant dans la nature infiniment féconde de
la Divinité, la distinction des trois Personnes subsiste avec toutes
leurs propriétés et toutes leurs opérations. Ainsi l’homme, frère dévoué
à toute créature, résidera au sommet de son âme, entre l’essence et la
puissance, entre la jouissance et l’activité, essentiellement adhérent à
Dieu dans l’abîme de fruition, et dans la profondeur d’obscurité; car
l’ombre sacrée n’est pas seulement la béatitude suprême des esprits;
elle est la béatitude suprême de Dieu.




LIVRE HUITIÈME

LES DEUX CANTIQUES




CANTIQUE


Celui qui connaît la vérité, et qui a la science de l’habitation
intérieure, indépendant des amours et des douleurs de la terre, celui-là
est heureux, et il est préservé du mal, tant que ses sens extérieurs
sont recueillis sur la montagne. Jouir de Dieu! ô joie des joies! Quant
à moi, suivant le conseil du sublime amour, j’ai si profondément pénétré
les choses accidentelles, que j’ai trouvé la liberté et l’absolution des
liens. Gloire à l’amour! Il délivre de la misère; il affranchit de
l’extérieur. Il fait don de la nudité, et de la flamme, et de la fusion.

Je vous en supplie, connaissez-vous quelqu’un qui se soit ennuyé dans
ses domaines?

O essence éternelle! tu ébranles absolument les puissances de l’âme.
Quand tu ouvres le désert à l’esprit que tu guides, la paix descend sur
lui, et, dans le silence profond de la jouissance, l’homme est illustré,
et la clarté qui l’environne est digne de la nature très sublime de
l’essence. Oh! quelle horreur que de se retourner vers le dehors! oh!
sources immenses! oh! torrents de lumière! Celui qui boit de votre eau
vit sans ennui ni peur. Ce n’est pas en vertu de son propre mérite qu’il
a trouvé la liberté. Les lointains d’autrefois sont devenus pour lui
voisinages. Il a l’inexprimable joie de ne plus trouver sur terre son
semblable. Celui qui foule les sentiers de l’amour se porte bien au fond
de lui-même. Il entend la voix mystérieuse qui dit toutes choses en une
parole; oh! que Dieu nous abrège la route de ce pays-là! La jouissance
actuelle porte une joie qui fait fondre l’âme! oh! quel transport et
quel salut dans cette parole: Je me souviens de Dieu!




CANTIQUE


Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps, de l’amour, quoique le
monde ait horreur de ma joie, et que sa grossièreté ne sache pas ce que
je veux dire. Si je leur dis mon transport, ils vont me mépriser. Ils me
mépriseront un moment; mais j’ai au-dessus des siècles le sentiment de
mon éternité, et la joie qui en résulte ne ressemble à rien. Que celui
qui veut connaître la vérité rentre en lui-même et vive au-dessus des
sens; la connaissance la plus claire part du fond le plus intime.
Heureux qui la possède! il est incomparable aux autres créatures. Quant
à moi, je suis sorti; j’ai dépassé par mes excès. Mon essence est trop
riche pour qu’une créature puisse la saisir. Autrefois, quand j’étais
captif dans vos filets, j’étais si soumis au monde qu’on ne me poussait
pas du coude sans m’irriter. Je m’étais égaré loin de mon essence parmi
les choses qui tombent et coulent. Maintenant je suis absous de vos
nœuds. O liberté si longtemps, si longtemps désirée et cherchée! la
voici! je la tiens! je la sens! je me repose dans le lieu saint. Adieu,
race ignorante et grossière, j’abandonne les hommes à leurs pensées qui
sont mensonge et ruine. Là où fut de toute éternité mon type sans
commencement, là sera ma vie sans fin. Le Dieu tout-puissant, qui nous a
fait don de tout lui-même, est un amour immense, et la lumière est son
assistante. Quiconque rentre en soi, dit adieu aux amours et aux
douleurs du monde. Il ne trouve que l’essence pure, sans dimension ni
mesure, très simplement éternelle. Qu’on lise et qu’on écrive tout ce
qu’on voudra, l’Être demeure ce qu’il est, et il est très libre en
lui-même. Croyez-moi, mes enfants. L’accident n’est pas dans l’absolu.
Celui qui sait cela par expérience a le droit de dire en vérité que la
joie est son partage.


FIN




TABLE


                                                         Pages
  Introduction                                             VII
  Préface de Surius                                       XVII
  Quelques pensées sur Rusbrock, rapportées et
    réunies par Surius                                  XXXIII
  Vie de Rusbrock                                       XXXVII

  LIVRE PREMIER
  L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES

  La vallée                                                  1
  Du désir de voir                                           3
  De l’unité du cœur                                         6
  De la jouissance chaste                                    7
  Avènement spirituel                                        9
  Langueur et impatience                                    12
  Du ravissement; des révélations                           15
  Le quiétisme                                              20
  L’admiration                                              27
  L’attouchement divin                                      29
  La visitation                                             31
  Simplicité d’intention                                    33
  De la faim insatiable                                     38
  Le combat                                                 40
  Le combat (suite)                                         42
  Dieu et l’esprit (rencontre essentielle)                  44
  Dieu et l’esprit (rencontre surnaturelle)                 47
  Possession de Dieu au-dessus des images                   50
  Le rendez-vous sur la montagne                            52
  Quelques détails sur le rendez-vous (première action)     54
  Quelques détails sur le rendez-vous (deuxième action)     56
  Quelques détails sur le rendez-vous (troisième action)    58
  De la lumière divine                                      61
  L’arrivée de l’Époux                                      64
  La sortie de l’Esprit                                     66
  De l’embrassement                                         71

  LIVRE DEUXIÈME
  DE L’ANCIEN TESTAMENT

  Aaron et Ithamar                                          77
  L’Arche d’alliance                                        81
  Longueur de l’Arche                                       83
  Hauteur de l’Arche                                        84
  Largeur de l’Arche                                        85
  Le propitiatoire                                          86
  Les deux Chérubins                                        90
  Les quatre Animaux                                        92

  LIVRE TROISIÈME
  LES VERTUS

  L’humilité                                                97
  De la chasteté                                           104
  Dévouement intérieur                                     100
  De l’abstraction intérieure                              112

  LIVRE QUATRIÈME
  L’ENFER

  Le jugement                                              127

  LIVRE CINQUIÈME
  CONTEMPLATION

  La contemplation                                         135
  Au sommet de l’amour                                     137
  Le Thabor                                                141
  La paix des hauteurs                                     155
  La garde                                                 157
  Les douleurs de l’action de grâces                       160
  Le petit caillou et le nom nouveau                       163
  Les amis secrets et les enfants mystérieux               166
  Innocence et repentir                                    169
  L’homme parle à Dieu                                     171
  Les Trônes                                               170

  LIVRE SIXIÈME
  SAMUEL

  Samuel                                                   183
  Les trois dons                                           189
  Effets de l’amour                                        190
  L’enlèvement                                             199
  Unité absolue                                            202
  La prière de Jésus                                       204

  LIVRE SEPTIÈME
  LES SEPT DONS

  Le don de crainte                                        211
  Le don de piété                                          214
  Le don de science                                        210
  Le don de force                                          220
  Le don de conseil                                        225
  Sublimité du don de conseil                              228
  Le don d’intelligence                                    230
  Le don de sagesse                                        233

  LIVRE HUITIÈME
  LES DEUX CANTIQUES

  Cantique                                                 243
  Cantique                                                 245




    TOURS
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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