Bari, chien-loup

By James Oliver Curwood

The Project Gutenberg eBook of Bari, chien-loup
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Bari, chien-loup

Author: James Oliver Curwood

Translator: Léon Bocquet

Release date: August 31, 2025 [eBook #76782]

Language: French

Original publication: Paris: Georges Crès et Cie, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BARI, CHIEN-LOUP ***







  JAMES-OLIVER CURWOOD

  BARI
  CHIEN-LOUP

  TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LÉON BOCQUET


  PARIS
  LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

  MCMXXV




LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE


ROMANS D’AVENTURES

  J.-O. Curwood.--Kazan                                  7 50
    --  Le Piège d’Or                                    7 50
    --  Les Chasseurs de Loups                           6 50
    --  Les Cœurs les plus farouches                     5 50
    --  Bari, chien-loup (nouv. édit.)                   7 50
    --  Le Grizzly                                       6 50
  Jack London.--Michaël, chien de cirque                 7 50
    --  La Peste écarlate                                7 50
    --  Le Talon de fer                                  7  »
    --  Croc-Blanc                                       6 50
    --  Jerry dans l’île                                 6  »
    --  Le Fils du Loup                                  7  »
    --  Martin Eden                                      7 50
  Maurice Renard.--Le Singe                              7 50
    --  Suite fantastique                                6  »
    --  Le Péril bleu                                    6 50
    --  Le Voyage immobile                               6 50
    --  Le Docteur Lerne, sous-dieu                      6  »
  Cyril Berger.--L’Expérience du Docteur Lorde           6  »
  Rd-P. Lepers.--La Tragique histoire des flibustiers    6  »
  Trelawny.--Les Aventures d’un Cadet                    5  »
  Pierre Mac Orlan.--Le Rire Jaune                       6  »
    --  Le Chant de l’Équipage                           6  »
  H.-H Ewers.--Mandragore                                6 50




Tous droits de reproduction en langue française réservés pour tous pays,
y compris la Suède et la Norvège.




BARI, CHIEN-LOUP




CHAPITRE PREMIER

LE GRAND INCONNU


Pour Bari pendant plusieurs jours après sa naissance, le monde était une
vaste et obscure caverne. Durant ces premiers jours de sa vie, sa maison
était au cœur d’une immense souche renversée où Louve-Grise, sa mère
aveugle, avait trouvé pour son enfance un abri de tout repos. Là, Kazan,
le compagnon de Louve-Grise, ne venait que de temps à autre, ses yeux
luisant dans l’obscurité comme des boules de feu verdâtre. Ce furent les
yeux de Kazan qui donnèrent à Bari la notion que quelque chose existait
au delà du sein maternel et l’amenèrent également à la découverte de la
vue. Il sentait, il flairait, il entendait, mais dans ce trou noir, sous
ce bois de charpente tombé, il n’avait jamais _vu_ avant l’arrivée des
yeux. D’abord ils l’effrayèrent, puis ils l’étonnèrent et sa frayeur se
changea en une immense curiosité. Il était fort occupé à les fixer,
quand tout à coup ils disparaissaient. C’était lorsque Kazan tournait la
tête. Puis ils brillaient de nouveau de son côté, du fond des ténèbres,
avec un si soudain éclat qu’il se serrait involontairement près de sa
mère, laquelle tremblait et frissonnait toujours d’étrange façon lorsque
Kazan entrait.

Bari, cela va de soi, ne connaîtrait jamais leur histoire. Il ne saurait
jamais que Louve-Grise, sa mère, était une louve pur sang et que Kazan,
son père, était un chien. En lui, la nature commençait déjà son étonnant
travail, mais qui ne dépasserait jamais certaines limites. La nature lui
apprendrait en son temps que sa magnifique mère louve était aveugle,
mais il ne saurait jamais rien de cette terrible bataille entre
Louve-Grise et le lynx, au cours de laquelle sa mère avait perdu la vue.
La nature ne pouvait rien lui dire de la vengeance sans merci de Kazan,
de ces étonnantes années de ménage, de leur loyauté, de leurs
singulières aventures dans la vaste solitude canadienne; elle ne pouvait
qu’en faire un fils de Kazan.

Mais d’abord et pendant plusieurs jours sa mère lui était tout. Même
après que ses yeux se furent ouverts tout grands et qu’il eut senti ses
jambes de manière à pouvoir tituber un peu dans l’obscurité, rien
n’existait pour Bari, sinon sa mère. Quand il fut assez âgé pour jouer
au dehors avec des bâtons et des mousses dans la lumière du soleil, il
ne savait pas encore à quoi sa mère ressemblait. Mais pour lui elle
était forte et tendre et chaude, et elle léchait sa figure avec sa
langue et elle lui parlait avec une sorte de doux geignement qui lui fit
enfin trouver sa propre voix dans un faible et aigre jappement. Puis
arriva ce jour étonnant où les boules de feu verdâtre, qui étaient les
yeux de Kazan, s’approchèrent de plus en plus près, un peu à la fois, et
avec d’infinies précautions. Jusqu’alors Louve-Grise l’avertissait de se
retirer. Être seule était la première règle de sa race farouche durant
le temps de sa maternité. Un grognement sourd de sa gorge et Kazan
s’arrêtait toujours. Mais ce jour-ci il n’y eut pas de grognement. Dans
la gorge de Louve-Grise mourut un gémissement étouffé. Signe de
solitude, de contentement et d’immense désir. «Tout va bien maintenant»,
disait-elle à Kazan; et Kazan s’arrêtant une minute afin de s’en assurer
répondit par un son grave du fond de sa gorge.

Lentement encore, comme s’il n’était pas tout à fait certain de ce qu’il
allait trouver, Kazan avança vers eux et Bari se tassa plus près de sa
mère. Il entendit Kazan se laisser choir lourdement sur le ventre près
de Louve-Grise. Il n’avait pas peur et était fort intrigué. Et Kazan
aussi était intrigué. Il reniflait. Dans l’obscurité ses oreilles
étaient dressées. Au bout d’un moment, Bari se mit à remuer. Un pouce à
la fois, il s’écarta du flanc de sa mère. Louve-Grise ne bougeait pas,
chaque muscle de son corps souple tendu pareil à un fil d’acier, tandis
qu’elle écoutait. De nouveau son sang de loup était en éveil. Il y avait
du danger pour Bari. Sans bruit, ses babines se retroussèrent montrant
les crocs. Sa gorge frissonna, mais aucun son n’en sortit. De
l’obscurité, à deux mètres d’elle, s’élevèrent un doux gémissement de
petit chien et le bruit caressant de la langue de Kazan.

Bari avait senti le frémissement de sa première grande aventure. Il
avait découvert son père.

                   *       *       *       *       *

Tout cela arriva la troisième semaine de la vie de Bari. Il avait juste
dix-huit jours quand Louve-Grise permit à Kazan de faire la connaissance
de son fils. Sans la cécité de Louve-Grise et le souvenir de ce jour où
sur le rocher du Soleil, le lynx lui avait crevé les yeux, elle aurait
mis Bari au monde en plein air et ses pattes auraient été tout à fait
solides. Il aurait connu le soleil et la lune et les étoiles; il se
serait rendu compte de ce que signifiait le tonnerre, et il aurait vu la
lueur des éclairs dans le ciel. Mais comme cela, il n’y avait pour lui
rien à faire, dans cette obscure caverne sous la souche renversée, que
de trébucher un peu dans les ténèbres et de lécher avec sa mignonne
languette les os crus qui jonchaient le sol çà et là. Longtemps on
l’avait laissé seul. Il avait entendu sa mère aller et venir et presque
toujours ç’avait été en réponse à un aboiement de Kazan qui leur
parvenait comme un écho lointain. Il n’avait jamais éprouvé un bien vif
désir de suivre jusqu’au jour où la large et froide langue de Kazan
avait caressé son museau. Pendant ces minutes étonnantes, la nature
était à l’œuvre. Son instinct jusqu’alors n’était pas tout à fait né. Et
lorsque Kazan s’en alla, les laissant dans l’obscurité, Bari pleurnicha
pour le faire revenir, absolument comme il avait pleuré après sa mère,
quand, de temps à autre, elle l’avait quitté pour répondre à l’appel de
son compagnon.

Le soleil était déjà haut au-dessus de la forêt lorsque, une heure ou
deux après la visite de Kazan, Louve-Grise s’esquiva. Entre le nid de
Bari et le sommet de la souche renversée, il y avait quarante pieds de
bois dru et brisé à travers quoi un rayon de lumière ne pouvait
pénétrer. Tout ce noir ne l’effrayait pas, car il n’avait pas appris la
signification de la lumière. Le jour, et non point la nuit, allait lui
causer sa première grande terreur. Aussi ce fut sans la moindre crainte,
avec un gémissement pour demander à sa mère de l’attendre, qu’il
commença de suivre. Si Louve-Grise l’entendit, elle ne fit guère
attention à cet appel et le raclement de ses coups de griffes sur le
bois mort s’éteignit rapidement au loin.

Cette fois, Bari ne s’arrêta point au tronc de huit pieds qui avait
toujours fermé son horizon dans cette direction particulière. Il grimpa
au sommet et dégringola de l’autre côté. Derrière ce tronc s’ouvrait la
vaste aventure et il s’y lança courageusement.

                   *       *       *       *       *

Il lui fallut longtemps pour parcourir les vingt premiers mètres.
Ensuite, il atteignit un tronc aplani par les pas de Louve-Grise et de
Kazan et, s’arrêtant à chaque petite avancée, pour pousser un cri
gémissant après sa mère, il chemina tout du long, de plus en plus avant.
Et tandis qu’il allait, il se faisait peu à peu un singulier changement
dans son univers. Il n’avait connu que le noir. Et maintenant ce noir
semblait se muer là-haut en formes et ombres étranges. Une fois, il
perçut l’éclat d’une traînée de feu au-dessus de lui--un rayon de
soleil--et cela le saisit au point qu’il s’aplatit sur le tronc et ne
bougea plus pendant une demi-minute. Puis il continua. Une hermine
criait sous lui. Il entendit le doux frôlement des pattes d’un écureuil
et un bizarre _whout, whout, whout_ qui ne ressemblait nullement à aucun
des sons qu’avait jamais émis sa mère. Il était hors de la piste. Le
tronc n’était pas aplani plus loin et le conduisait de plus en plus haut
parmi l’enchevêtrement de l’arbre tombé et devenait de plus en plus
étroit à chaque pas qu’il faisait. Il gémissait. Son délicat petit nez
flairait en vain après la chaude odeur maternelle. Tout à coup, il
atteignit l’extrémité, il perdit l’équilibre et tomba. Il poussa un cri
perçant d’effroi en se sentant glisser et il roula par terre. Il devait
avoir grimpé bien haut dans l’arbre tombé, car ce fut pour Bari une
chute terrible. Son tendre petit corps cognait de branche en branche,
tandis qu’il dégringolait de côté et d’autre et, quand enfin il
s’arrêta, il respirait à peine. Mais il se redressa vivement sur ses
quatre pieds tremblants, tout ébloui.

Une nouvelle terreur le cloua sur place. En un instant le monde entier
s’était transformé. C’était une inondation de lumière. Partout où il
regardait il voyait des choses étranges. Mais le soleil surtout
l’effrayait. C’était sa première sensation du feu et cela lui brûlait
les yeux. Il serait bien retourné se cacher dans l’obscurité protectrice
de l’arbre tombé, mais à ce moment Louve-Grise, suivie de Kazan,
contourna l’extrémité d’un énorme tronc. Elle caressa Bari joyeusement
et Kazan, dans le plus beau style du chien, agitait la queue. Cette
caractéristique du chien allait être une particularité de Bari.
Demi-loup, il agiterait toujours la queue. Il s’essayait à la remuer
maintenant. Peut-être Kazan vit-il cet effort, car il poussa un
jappement sourd de satisfaction, tandis qu’il retournait s’asseoir sur
son derrière.

Sans quoi il aurait pu dire à Louve-Grise: «Hé bien, nous avons enfin
emmené le petit coquin hors de l’arbre tombé, hein?»

Pour Bari ce fut un jour mémorable. Il avait découvert son père et le
monde.




CHAPITRE II

LE PREMIER COMBAT


Et c’était un monde étonnant, un monde de vaste silence, vide de tout,
sauf de bêtes sauvages. Le poste le plus rapproché de la baie d’Hudson
se trouvait à cent lieues de là et la première ville de la civilisation
se trouvait à trois cents milles en droite ligne vers le sud. Deux
années auparavant, Tusoo, le trappeur indien, avait nommé cet endroit
son domaine. Il lui avait été dévolu, selon la loi de la forêt, par des
générations d’ancêtres. Mais Tusoo avait été le dernier de sa famille
disparue, et il était mort de la petite vérole et sa femme et ses
enfants étaient morts en même temps que lui. Depuis lors, nul pied
humain n’avait foulé ses sentes. Le lynx s’était multiplié. L’élan et le
caribou n’avaient plus été chassés par l’homme. Les castors avaient bâti
leurs demeures sans être dérangés. Les traces de l’ours noir étaient
aussi larges que les traces du daim, plus loin vers le sud. Et là où,
autrefois, les engins de mort et les appâts empoisonnés de Tusoo avaient
tenu à l’écart les loups amaigris, il n’y avait plus de danger pour ces
Mohicans de la solitude.

Suivant le soleil de ce premier jour étonnant, parurent la lune et les
étoiles de la véritable première nuit de Bari. C’était une nuit
magnifique avec une pleine lune rouge levée au-dessus des forêts,
inondant la terre d’une nouvelle sorte de lumière qui semblait plus
belle et plus douce à Bari. Le loup était puissant en lui et il ne
pouvait rester en place. Il avait dormi toute cette journée dans la
chaleur du soleil, mais il ne pouvait dormir à la clarté de la lune. Il
flairait, mal à l’aise, Louve-Grise, qui était couchée à plat ventre, sa
belle tête dressée écoutant en soupirant les bruits nocturnes et
attendant la caresse de Kazan, qui s’était échappé comme une ombre pour
chasser.

Six ou sept fois, comme Bari errait alentour de l’arbre renversé, il
perçut un doux frôlement au-dessus de sa tête et une fois ou deux il vit
une ombre grise flotter rapidement dans l’air. C’étaient les gros hiboux
du Nord qui descendaient pour l’examiner et, s’il eût été un lapin au
lieu d’être un petit chien-loup, sa première nuit sous la lune et les
étoiles aurait été la dernière car, contrairement à Wapoos, le lapin, il
n’était pas prudent. Louve-Grise ne le surveillait pas de près. Un
instinct l’avertissait que, dans ces forêts, Bari ne courait pas grand
danger, sinon de la main de l’homme. Dans ses veines courait le sang du
loup. C’était un chasseur de toutes les autres bêtes sauvages, mais
aucune autre bête, soit ailée, soit armée de serres, ne le chasserait,
lui. En un sens, Bari comprenait cela. Les hiboux ne l’effrayaient pas.
Il n’avait pas peur des cris étranges à glacer le sang, qu’ils
poussaient au faîte des noirs sapins. Une fois pourtant la crainte entra
en lui et il courut se réfugier près de sa mère. Ce fut en voyant un des
chasseurs ailés de l’air fondre sur un lapin aux pieds de neige et que
les cris perçants de la créature condamnée firent battre son cœur comme
un petit marteau. Il _sentit_ dans ces cris la proximité de l’une des
tragédies toujours présentes de la solitude: la mort. Il la sentit de
nouveau cette nuit-là lorsque, tassé près de Louve-Grise, il entendit la
clameur farouche d’une bande de loups qui talonnait un jeune caribou
mâle. Et la signification de tout cela et le grand frémissement de tout
cela arrivèrent à lui à peu près vers l’aube pâle, lorsque Kazan revint
tenant entre ses crocs un gros lapin qui, au milieu de contorsions, se
débattait encore contre la mort.

Ce lapin fut le point culminant du premier chapitre de l’éducation de
Bari. Ce fut comme si Louve-Grise et Kazan avaient tout combiné au
préalable pour qu’il pût recevoir sa première leçon dans l’art de tuer.
Lorsque Kazan avait laissé tomber le lapin, Bari s’était approché avec
beaucoup de circonspection. Les reins de Wapoos étaient brisés; ses yeux
révulsés étaient vitreux et il avait cessé de sentir la douleur. Mais
pour Bari il semblait bien vivant alors qu’il enfonçait ses gentilles
petites dents parmi le poil abondant de la gorge de Wapoos. Les dents ne
pénétraient pas dans la chair. Avec une impétuosité gamine, Bari
s’acharnait. Il s’imaginait tuer. Il pouvait sentir les convulsions
mourantes de Wapoos. Il pouvait entendre les derniers souffles haletants
qu’exhalait le corps tiède et il «groulait» et tiraillait, tant
qu’enfin, il tomba à la renverse, la gueule pleine de poils. Lorsqu’il
revint à l’attaque, Wapoos était bien mort, et Bari continua à mordre et
à «grouler» jusqu’au moment où Louve-Grise, de ses crocs aigus vint
mettre le lapin en pièces. Après quoi suivit le festin.

Ainsi Bari en vint à comprendre que manger signifie tuer et dès lors
s’accrut rapidement en lui, tandis que passaient d’autres jours et
d’autres nuits, l’appétit de la chair. En quoi il était un vrai loup. De
Kazan, il avait reçu d’autres et plus impérieux atavismes du chien. Il
était superbement noir, ce qui lui avait valu, ces temps derniers, le
nom de _Kusketa Mukekun_, le loup noir. Sur sa poitrine, il y avait une
étoile blanche. Son oreille droite était mouchetée de blanc. Sa queue, à
six semaines, était touffue et pendait bas. C’était une queue de loup.
Ses oreilles étaient les oreilles de Louve-Grise; étroites, courtes,
pointues, toujours en mouvement. Son avant-train promettait de devenir
superbe comme celui de Kazan et lorsqu’il était debout, il ressemblait à
un chien de chasse, sauf qu’il regardait toujours obliquement l’endroit
ou l’objet qu’il surveillait. Cela encore était du loup, car un chien se
tourne du côté vers lequel il regarde effectivement.

Par une nuit brillante, alors qu’il avait deux mois, et que le ciel
fourmillait d’étoiles et qu’une lune de juin luisait si claire qu’elle
semblait à peine plus élevée que le sommet des grands sapins, Bari
s’assit sur son derrière et hurla. C’était son premier essai. Mais il
n’y avait pas à se tromper à l’accent. C’était le hurlement du loup.
Cependant, un peu plus tard, quand Bari se redressa et se glissa vers
Kazan, comme s’il était tout honteux de son effort, il agitait la queue
à ne point s’y méprendre en manière d’excuse. Et cela encore tenait du
chien. Si Tusoo, le défunt trappeur indien, avait pu le voir alors, il
l’aurait jugé d’après cette façon d’agiter la queue. Elle révélait le
fait qu’au profond du cœur--et dans son âme--si nous concédons qu’il
avait en une--Bari était _un chien_. Tusoo aurait par ailleurs motivé
son jugement sur lui. A deux mois, le louveteau a oublié comment on
joue. C’est un personnage de la solitude qui se glisse en tapinois,
travaillant déjà à faire sa proie de créatures plus petites et plus
faibles que lui. Bari jouait encore. Durant ses sorties de la souche
renversée, il n’avait jamais été plus loin que le ruisseau, à une
centaine de mètres de l’endroit où sa mère était couchée. Il avait aidé
à dépecer bien des lapins morts ou mourants; il croyait, s’il avait la
moindre idée à ce sujet, qu’il était excessivement cruel et courageux.
Mais il avait bientôt neuf semaines avant de sentir ses griffes et de
livrer son terrible combat au jeune hibou à la lisière de la forêt
profonde.

Le fait qu’Oohoomisew, le gros hibou blanc, avait fait son nid sur une
souche brisée non loin de l’arbre renversé était destiné à changer le
cours entier de la vie de Bari, absolument comme la cécité de
Louve-Grise avait changé son destin et celui de Kazan. Le ruisseau
coulait jusqu’auprès de la souche qui avait été écartelée par la foudre
et cette souche se dressait en un paisible et sombre endroit de la forêt
entouré de hauts sapins noirs et enveloppé d’obscurité, même en plein
jour. Plusieurs fois, Bari était allé à l’orée de ce recoin mystérieux
de la forêt et y avait regardé curieux et avec une envie croissante. En
ce jour de grand combat, l’attrait en était tout puissant. Peu à peu, il
y pénétra, les yeux dardés et les oreilles attentives aux moindres
bruits qui en venaient. Son cœur battait plus vite. L’obscurité
l’enveloppait davantage. Il oublia l’arbre tombé et Kazan et
Louve-Grise. Là, devant lui, s’étendait le frémissement de l’aventure.
Il entendit d’étranges bruits, mais des bruits très doux, comme s’ils
étaient produits par des pieds ouatés ou des ailes moelleuses et qui le
remplirent d’un frisson d’attente. Sous ses pas, il n’y avait ni terre,
ni herbe, ni fleurs, mais un merveilleux tapis sombre de douces
aiguilles toujours vertes. Elles chatouillaient agréablement ses pattes
et elles étaient si veloutées qu’il ne pouvait entendre ses propres
mouvements.

Il était au moins à trois cents mètres de l’arbre tombé quand il dépassa
la souche d’Oohoomisew et pénétra dans un épais buisson de jeunes
baumiers. Et là, en plein sur sa route, était blotti le monstre.

Papayouchisiou, «le jeune hibou», n’était pas un tiers aussi grand que
Bari. Mais c’était une chose effrayante à regarder. Il sembla à Bari
toute tête et tous yeux. Il ne pouvait voir de corps du tout. Kazan
n’avait jamais rien rapporté de pareil et pendant une pleine
demi-minute, Bari demeura tout à fait coi, considérant cela
spéculativement. Papayouchisiou ne remuait pas une plume, mais comme
Bari avançait un pas prudent à la fois, les yeux se dilatèrent et les
plumes autour de sa tête se hérissèrent comme si elles étaient agitées
par un souffle de vent. Il descendait d’une famille de combattants, ce
jeune Papayouchisiou, une famille farouche, intrépide et meurtrière et
même Kazan aurait pris garde à ces plumes hérissées. Un espace de deux
pieds entre eux et le petit chien et le hiboulet se regardèrent. En ce
moment, si Louve-Grise avait pu les voir, elle eût dit à Bari: «Fais
usage de tes jambes et cours!» Et Oohoomisew, le vieux hibou, aurait pu
dire à Papayouchisiou: «Ah! petit sot, sers-toi de tes ailes et vole!»

Ils n’en firent rien ni l’un ni l’autre et le combat commença.

Papayouchisiou s’élança et avec un simple aboiement farouche, Bari se
ramassa en tas, le bec du hiboulet fixé comme un étau rouge dans la
chair tendre de son nez. Ce seul aboiement de surprise et de douleur fut
le premier et le dernier cri de Bari durant le combat. Le loup surgit en
lui; la rage et le désir de tuer le possédèrent. Tandis que
Papayouchisiou s’accrochait à lui, il poussa un sifflement bizarre et
tandis que Bari se tournait et grinçait des dents et se démenait pour se
libérer de cet étonnant agrippage à son nez, de petits grognements
féroces sortirent de sa gorge.

Durant une bonne minute, il ne put se servir de ses mâchoires. Puis, par
hasard, il poussa Papayouchisiou dans une fourche d’arbrisseau nain et
un bout de son nez s’arracha. Il aurait pu fuir alors; au lieu de cela,
il se reprécipita, vif comme l’éclair, sur le hiboulet. Papayouchisiou
s’abattit sur le dos et Bari lui enfonça dans la poitrine des dents
pointues comme des aiguilles. C’était comme s’il essayait de mordre dans
un oreiller, tellement les plumes étaient drues et épaisses. Bari
enfonça ses crocs de plus en plus profond, et juste au moment où ils
commençaient de pénétrer dans la peau du hiboulet, Papayouchisiou,
farfouillant un peu à l’aveuglette d’un bec qui pinçait d’une manière
aiguë chaque fois qu’il le refermait, l’attrapa par l’oreille. La
douleur de cette préhension était atroce pour Bari, et il fit un effort
plus désespéré pour entrer les dents dans l’épaisse cuirasse de plumes
de son adversaire.

Dans la lutte, ils roulèrent sous les balsamiers bas au bord du ravin où
coulait le ruisseau. Ils passèrent par-dessus le bord escarpé et, tandis
qu’ils dégringolaient et heurtaient le fond, Bari lâcha prise.
Papayouchisiou s’accrocha bravement et quand ils atteignirent le fond,
il avait encore les serres plantées dans l’oreille de Bari.

Le nez de Bari saignait, son oreille lui faisait l’effet d’être arrachée
de la tête et, dans cet instant incommode, un instinct tout nouvellement
éveillé fit découvrir à Bébé Papayouchisiou qu’il avait des ailes comme
moyen de combat. Un hibou ne commence jamais à combattre réellement
qu’au moment où il se sert de ses ailes, et, en poussant un sifflement
joyeux, Papayouchisiou se mit à frapper son antagoniste si vite et si
méchamment que Bari en resta hébété. Il fut forcé de fermer les yeux et
mordit à l’aveuglette. Pour la première fois depuis le début de la
lutte, il se sentit une violente envie de fuir. Il essaya de se dégager
avec les pattes de devant; mais Papayouchisiou, lent de compréhension
mais ferme de conviction, s’accrochait après son oreille comme un
mauvais destin. A ce moment critique, alors que le sentiment de la
défaite croissait rapidement dans l’esprit de Bari, un hasard le sauva.
Il referma ses crocs sur une des pattes délicates du hiboulet.
Papayouchisiou soudain, poussa un cri perçant. L’oreille était enfin
dégagée et, avec un grognement de triomphe, Bari mordit sournoisement
Papayouchisiou à la jambe.

Dans l’ivresse de la bataille, il n’avait pas entendu le tumulte qui
s’élevait du ruisseau tout près au-dessous d’eux. Papayouchisiou et lui
passèrent de compagnie par-dessus la pointe d’une roche, l’eau glacée du
torrent gonflé par les pluies étouffant un grognement dernier et un
dernier sifflement des deux petits combattants.




CHAPITRE III

UNE NUIT D’EFFROI


Pour Papayouchisiou, après la première lampée d’eau, le torrent
présentait presque autant de sécurité que l’air même, car il descendit
comme une voile, avec la légèreté d’une mouette, se demandant dans sa
grosse tête au lent entendement, pourquoi il allait si vite et si
agréablement sans faire le moindre effort.

Quant à Bari, c’était une autre affaire. Il tomba presque comme une
pierre. Un bourdonnement formidable emplit ses oreilles; il faisait
noir, étouffant, effrayant. Dans le courant rapide, il roulait en tous
sens. Puis il remonta à la surface et se mit désespérément à se servir
de ses pattes. Cela lui était de peu d’aide. Il n’eut que le temps
d’ouvrir l’œil une ou deux fois, et d’aspirer une poumonnée d’air et il
fut entraîné dans un rapide qui courait comme un biez de moulin entre
les troncs de deux arbres tombés et, sur l’espace d’une vingtaine de
pieds, les yeux les plus perçants n’auraient pu apercevoir de lui un
poil ni un atome de peau. Il remonta de nouveau à l’extrémité d’une
vanne étroite par-dessus laquelle l’eau se précipitait comme les chutes
d’un Niagara en miniature et sur cinquante à soixante mètres, il fut
lancé comme une balle de crin. De là, il fut projeté dans un étang
profond et froid, puis, demi-mort, il se retrouva se hissant sur un banc
de gravier.

Il resta là étendu longtemps dans un bain de lumière solaire, sans
bouger. Son oreille lui faisait tellement mal qu’enfin il se remit sur
pied; son nez était à vive chair et lui cuisait comme s’il l’avait
fourré dans le feu. Ses jambes et son corps étaient endoloris et
lorsqu’il se mit à errer sur le banc de gravier, il était le plus
misérable petit chien du monde. Il était en outre complètement
désorienté. En vain chercha-t-il autour de lui quelque indication
familière, quelque chose qui pût l’aider à retourner à sa maison de
l’arbre tombé. Tout lui était étranger. Il ne savait pas que l’eau
l’avait entraîné sur la rive opposée du torrent et que pour atteindre la
souche renversée, il aurait fallu le retraverser. Il geignit, mais d’une
voix aussi forte que s’il appelait sa mère. Louve-Grise aurait pu
entendre son aboiement, car l’arbre tombé ne se trouvait pas à plus de
deux cent cinquante mètres en amont du torrent. Mais le loup en Bari le
contraignait au silence, en dehors d’un timide gémissement.

Gagnant la rive principale, il commença à descendre le cours du fleuve.
Il s’écartait de l’arbre renversé et chaque pas qu’il faisait maintenant
l’emmenait de plus en plus loin de sa maison. A tout instant, il
s’arrêtait pour écouter. La forêt était plus profonde. Elle devenait
plus sombre et plus mystérieuse. Son silence était effrayant. Au bout
d’une demi-heure, Bari aurait même accueilli avec joie Papayouchisiou.
Et il ne se serait pas battu avec lui. Il lui aurait demandé, si
possible, la route pour retourner chez lui.

                   *       *       *       *       *

Il était bien à trois quarts de mille de l’arbre renversé, lorsqu’il
arriva à un point où le ruisseau se divisait en deux branches. Il
n’avait qu’un choix à faire: le courant qui coulait un peu au sud-est.
Ce courant n’était pas trop rapide. Il n’était pas rempli de minces
barrages ni de roches autour desquelles l’eau bruissait et écumait. Il
devenait obscur comme la forêt. Il était calme et profond. Sans le
savoir, Bari s’enfonçait de plus en plus avant dans les anciens parages
à pièges de Tusoo. Depuis la mort de Tusoo, ils s’étendaient introublés,
sauf par les loups, car Louve-Grise et Kazan ne chassaient pas de ce
côté de la rivière et les loups eux-mêmes préféraient, pour y chasser,
la rase campagne. Tout à coup, Bari se trouva au bord d’un étang profond
et sombre où l’eau dormait aussi tranquille que de l’huile; et son cœur
bondit presque à se rompre, lorsqu’une longue bête au beau poil luisant
s’élança dehors presque sous son nez et nagea avec de violentes
éclaboussures jusqu’au milieu. C’était Nekik, la loutre. Nekik n’avait
pas entendu Bari et un moment après, Napanekik, sa femme, émergea d’un
cercle obscur et derrière elle suivirent trois petits enfants loutres,
laissant après eux quatre sillages brillants dans l’eau qui ressemblait
à de l’huile. Ce qui se passa ensuite fit oublier à Bari, pendant
quelques minutes, qu’il s’était perdu. Nekik avait disparu de la surface
de l’étang et maintenant il remontait directement sous sa compagne, sans
méfiance, avec une telle vigueur qu’il la souleva à demi hors de l’eau.
Aussitôt, il repartit et Napanekik le suivit impétueusement. Pour Bari
cela n’avait pas l’air d’un jeu. Deux des bébés loutres s’étaient jetés
sur le troisième qui semblait se débattre désespérément.
L’engourdissement et la douleur abandonnèrent le corps de Bari. Son sang
circula avec précipitation, il s’oublia à laisser échapper un jappement.

Dans un éclair, les loutres disparurent. Pendant quelques minutes l’eau
de l’étang continua à s’agiter et à bouillonner, puis ce fut tout. Au
bout de peu de temps, Bari retourna dans les fourrés et continua sa
route.

Il était environ trois heures de l’après-midi et le soleil devait être
encore très haut dans le ciel. Mais il faisait plus sombre au fur et à
mesure, et l’étrangeté et la peur de tout cela prêtait plus grande hâte
aux jambes de Bari. Il s’arrêtait à tout instant pour écouter et,
pendant l’une de ses haltes, il entendit un bruit qui lui arracha en
réponse un cri de joie. C’était un hurlement lointain, un hurlement de
loup, droit devant lui. Bari ne pensait pas aux loups, mais à Kazan, et
il courut à travers l’obscurité de la forêt, tant qu’il entendit ce
bruit. Puis il s’arrêta et écouta longtemps.

Le hurlement du loup ne recommença pas. Au lieu de cela roula au ciel,
venant de l’est, un sourd grondement de tonnerre. A travers le sommet
des arbres flamboya soudain une vivante traînée de foudre. Un
chuchotement plaintif de vent précéda l’orage, le tonnerre se rapprocha
et un second éclair parut découvrir Bari où il se tenait tremblant sous
le dais d’un grand sapin. C’était le second orage dont il était témoin.
Le premier l’avait terriblement effrayé et il s’était reculé bien avant
dans l’abri de l’arbre renversé. Le mieux qu’il pût trouver maintenant
fut un creux sous une énorme racine et il s’y blottit et gémit
doucement. C’était un cri d’enfantelet, un cri vers sa mère, sa maison,
la chaleur, quelque chose de doux et de tutélaire où se réfugier. Et
tandis qu’il pleurait, l’orage éclata au-dessus de la forêt.

Bari n’avait jamais entendu pareil vacarme auparavant et il n’avait
jamais vu les éclairs étendre de pareilles nappes de feu pendant les
déluges du mois de juin. On aurait dit, à chaque fois, que le monde
entier flambait et la terre paraissait être ébranlée et rouler sous les
craquements du tonnerre. Il cessa de pleurer et se fit aussi petit qu’il
put sous la racine qui le protégeait en partie de ce terrible ouragan de
la pluie qui descendait en torrent à travers les sommets des arbres. Il
faisait maintenant si noir que, sauf quand les éclairs ouvraient de
grands trous dans l’obscurité, il ne pouvait voir les troncs des sapins
à vingt pas. A deux fois cette distance de Bari, il y avait une énorme
souche morte qui se dressait comme un spectre, chaque fois que ces
éclairs traversaient le ciel, comme si elle défiait les mains de feu de
là-haut de la frapper. Et enfin, l’une d’elles la frappa. Une langue
bleuâtre de flamme vibrante parcourut le vieux tronc du faîte au pied
et, comme elle touchait terre, il y eut une formidable explosion
au-dessus du sommet des arbres.

La souche massive oscilla puis se cassa en deux comme si un coin
gigantesque l’avait écartelée. Elle s’écrasa si près de Bari que de la
terre et des éclats de bois volèrent autour de lui et il poussa un seul
et sauvage gémissement d’effroi, tandis qu’il essayait de s’enfoncer
plus profondément au creux obscur de la racine.

Par la destruction du vieux cèdre, le tonnerre et la foudre semblaient
avoir soulagé leur courroux. Le tonnerre s’éloigna vers le sud-est,
semblable au roulement de dix mille roues de lourds chariots par-dessus
les toits des forêts et les éclairs les suivirent. La pluie tomba avec
un redoublement de force. Pendant une heure après que Bari eût vu la
dernière lueur dans le ciel, elle continua de tomber sans arrêt. Le trou
dans lequel il s’était cru à l’abri était trempé. Lui était mouillé
jusqu’à la peau; ses dents claquaient, tandis qu’il se demandait ce qui
allait encore arriver.

Ce fut une longue attente. Lorsque la pluie cessa et que le ciel
s’éclaircit, il faisait nuit. A travers le dôme des arbres, Bari aurait
pu apercevoir les étoiles s’il avait risqué la tête hors de sa cachette
et levé les yeux. Mais il se cramponnait à son trou. Une heure passa
après une heure. Vidé, à demi noyé, les jambes rompues et affamé, il ne
bougeait pas. A la fin, il s’endormit d’un sommeil agité, un sommeil
pendant lequel, à tout moment, il appelait doucement et tristement sa
mère. Lorsqu’il s’aventura à sortir de dessous sa racine, c’était le
matin et le soleil brillait.

D’abord, Bari, put à peine se tenir debout. Ses jambes étaient
engourdies; chaque vertèbre de son corps semblait désemboîtée; son
oreille était indurée où le sang avait coulé et s’était coagulé et,
lorsqu’il essayait de froncer son nez blessé, il jetait un petit cri
aigu de douleur. Si pareille chose était possible, il paraissait encore
plus mal en point qu’il ne le sentait. Son poil était roide de plaques
de boue séchée; il était couvert de crottes d’une extrémité à l’autre et
alors que, hier, il était dodu et brillant, il était maintenant aussi
maigre et calamiteux qu’il avait été possible à l’infortune de le
rendre. Et il avait faim. Il n’avait jamais su auparavant ce que cela
signifiait en réalité d’avoir faim.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’il avança, continuant dans la direction qu’il avait suivie la
veille, il s’en alla tout découragé. Sa tête et ses oreilles avaient
perdu leur vivacité et sa curiosité était partie. Il n’avait pas
seulement le ventre creux; la faim de sa mère dominait son désir
physique d’avoir quelque chose à manger. Il avait besoin de sa mère,
comme il n’avait jamais eu besoin d’elle autrefois de sa vie. Il avait
besoin de dorloter son petit corps frissonnant tout contre elle et de
sentir la tiède caresse de sa langue et d’écouter le gémissement
pitoyable de sa voix. Et il avait besoin de Kazan et de l’arbre renversé
et de ce large espace bleu qui s’ouvrait dans le ciel, droit au-dessus.
Il pleurnichait après eux, comme un petit enfant qui aurait du chagrin,
tandis qu’il suivait de nouveau le bord du ruisseau.

La forêt s’éclaircit davantage au bout d’un moment et cela lui rendit un
peu de courage. La chaleur du soleil lui enlevait également la douleur
de son corps. Il avait de plus en plus faim. Il avait dépendu
entièrement de Kazan et de Louve-Grise pour sa subsistance. Ses parents
en avaient fait, d’une certaine façon, un grand bébé. La cécité de
Louve-Grise en était cause; depuis sa naissance, elle n’avait plus pris
part à la chasse avec Kazan et il était tout naturel que Bari demeurât
collé près d’elle, bien que plus d’une fois, il se fût senti plein d’un
vif désir de suivre Kazan. La nature avait fort à faire maintenant pour
essayer de triompher de ce retard. Elle travaillait à persuader Bari que
le temps était désormais venu où il devait chercher sa propre
subsistance. Cette évidence pénétrait lentement mais sûrement en lui et
il se mit à penser à deux ou trois coquillages qu’il avait pris et mangé
sur la berge pierreuse du ruisseau, près de l’arbre renversé. Il se
rappelait aussi une huître qu’il avait trouvée ouverte et le goût
délicieux du morceau délicat qui était à l’intérieur. Une sensation
nouvelle commença de le posséder. Il devint, tout aussitôt, un chasseur.

En même temps que la forêt se faisait moins dense, le ruisseau devenait
moins profond. Il coulait de nouveau par-dessus des bancs de sable et
cailloux, et Bari se mit à flairer le long de leurs bords. Pendant
longtemps, ce fut sans succès. Le peu de crustacés qu’il aperçut étaient
excessivement frétillants et illusoires, et tous les mollusques étaient
fermés si étroitement que même les mâchoires toutes puissantes de Kazan
auraient eu de la peine à les broyer. Il était presque midi quand il
prit sa première écrevisse, à peu près aussi grosse que l’index d’un
homme. Il la dévora à belles dents. Le goût de la nourriture lui donna
un renouveau de courage. Il prit encore deux écrevisses durant
l’après-midi. Le crépuscule tombait déjà lorsqu’il fit lever un jeune
lapin de dessous une touffe d’herbe. S’il avait été d’un mois plus âgé,
il l’aurait attrapé. Il avait encore très faim, car trois écrevisses
espacées sur une journée n’avaient pas contribué beaucoup à remplir le
vide qui augmentait progressivement en lui.

                   *       *       *       *       *

Avec l’approche de la nuit, ses frayeurs et son immense isolement lui
revinrent. Avant que le jour fût tout à fait évanoui, il se trouva un
abri sous une grosse roche où il y avait un lit de sable doux et tiède.
Depuis sa lutte avec Papayouchisiou, il avait couvert une longue
distance et la roche sous laquelle il fit son lit cette nuit-là était
bien à huit ou neuf milles de l’arbre renversé.

C’était dans la clairière à la boucle du ruisseau avec la sombre forêt
de sapins et de cèdres tout près de chaque côté. Et quand la lune se
leva et que les étoiles emplirent le ciel, Bari pouvait, en regardant
dehors, voir l’eau du courant qui luisait doucement avec des reflets
presque aussi brillants qu’en plein jour. Droit devant lui, s’étendant
jusqu’au bord de l’eau, il y avait une large bande de sable blanc. Un
énorme ours noir, une demi-heure plus tard, traversa ce sable. Jusqu’à
ce que Bari eût vu les loutres jouer dans le ruisseau, sa conception de
la forêt n’avait point dépassé sa propre espèce et les bêtes telles que
des hiboux, des lapins et des petites choses couvertes de plumes. Les
loutres ne l’avaient point effrayé, parce qu’il considérait encore les
êtres d’après la taille, et Nekik n’était pas à moitié aussi gros que
Kazan. Mais l’ours était un monstre auprès duquel Kazan aurait eu l’air
d’un simple pygmée. Il était énorme. Si la nature avait choisi ce moyen
de mettre Bari devant l’évidence qu’il y avait dans les forêts des
créatures plus importantes que chiens et loups et hiboux et écrevisses,
elle le lui démontrait avec un peu plus d’ampleur qu’il n’était
nécessaire. Car Wakayoo, l’ours, pesait six cents livres aussi bien
qu’une once. Il était gras et luisant de s’être, tout un mois, régalé de
poisson. Son habit soyeux ressemblait à du velours noir sous la clarté
de la lune et il marchait avec un curieux mouvement de tangage, la tête
basse. Horreur! il se coucha sur le flanc sur le banc de sable, pas plus
d’à dix pieds de la roche sous laquelle Bari frissonnait comme s’il
avait la fièvre.

Il était absolument évident que Wakayoo avait flairé dans l’air sa
présence. Bari pouvait l’entendre renifler; il pouvait entendre sa
respiration; il surprit la lueur d’étoile qui brillait dans ses yeux
d’un rouge foncé tandis qu’ils viraient soupçonneusement du côté de
l’énorme roche arrondie. Si Bari avait pu savoir alors que lui--son
insignifiante petite personne--rendait ce monstre réellement nerveux et
mal à l’aise, il aurait poussé un jappement de joie. Car Wakayoo, en
dépit de sa taille, était une espèce de couard lorsqu’il avait affaire à
des loups. _Et Bari portait en lui l’odeur du loup._ Elle arriva plus
forte à l’odorat de Wakayoo et, juste à ce moment, comme pour augmenter
en quelque sorte la nervosité qui croissait en lui, sortit de là-bas,
derrière lui, un long hurlement lamentable. Poussant un grognement
significatif, Wakayoo s’en alla. Les loups étaient un fléau, pensait-il.

Ils n’attaquaient pas pour combattre. Ils avaient mordu et jappé à ses
talons, pendant des heures, une fois, et ils se sauvaient toujours hors
de sa portée et plus vifs qu’un clin d’œil lorsqu’il se retournait vers
eux. Le moyen de se reposer là où il y avait des loups, par une si belle
nuit! Il partit à pas pesants et résolus. Bari pouvait l’entendre
patauger lourdement dans l’eau du ruisseau. Ce n’est qu’alors qu’il osa
respirer. Ce fut presque un soupir de soulagement.

Mais ce n’était pas fini d’émotion pour la nuit. Bari avait choisi son
lit à un endroit où les bêtes descendaient boire et où elles
traversaient pour aller de l’une des rives du ruisseau vers l’autre. Peu
après que l’ours eut disparu, Bari entendit un bruit pesant écraser le
sable et des sabots racler les pierres, et un _moose_, élan mâle, nanti
d’une énorme courbure d’andouillers traversa la clairière au clair de
lune. Bari ouvrit des yeux démesurés, car si Wakayoo pesait six cents
livres, cette gigantesque créature, dont les jambes étaient si longues
qu’elle semblait marcher sur des échasses, pesait au moins trois fois
autant. Un élan femelle suivit. Puis un jeune moose. Le jeune moose
semblait tout en jambes. C’en était trop pour Bari, et il se recula de
plus en plus avant sous la roche jusqu’à être aplati comme une sardine
dans une boîte. Et il resta à étendu jusqu’au matin.




CHAPITRE IV

LE VAGABOND AFFAMÉ


Quand Bari se hasarda à sortir de dessous sa roche, au commencement du
jour suivant, c’était un petit chien beaucoup plus âgé que lorsqu’il
avait rencontré Papayouchisiou, le jeune hibou, dans le sentier près du
vieil arbre renversé. Si l’expérience peut suppléer l’âge, il avait
beaucoup vieilli durant ces dernières quarante-huit heures. En fait, il
avait quasiment dépassé l’enfance. Il s’éveilla avec une conception
nouvelle et beaucoup plus large de l’univers. C’était un endroit
immense. Il était plein de choses dont Kazan et Louve-Grise n’étaient
point les principales. Les monstres qu’il avait vus sur la langue de
sable, au clair de lune, avaient provoqué en lui une nouvelle espèce de
prudence et le plus grand instinct de l’animal--intelligence élémentaire
que le fort fait sa proie du faible--s’éveillait rapidement en lui;
jusqu’alors, il jugeait tout naturellement la force brutale et la menace
des choses uniquement d’après leur taille. Ainsi l’ours était plus
terrible que Kazan et les _mooses_ plus terribles que l’ours. Ce fut
fort heureux pour lui que l’instinct n’eût pas atteint son entier
développement au début et ne lui eût pas fait comprendre que son espèce,
le loup, était la plus redoutée de toutes les créatures,--griffe, sabot,
ailes--des forêts. Sans quoi, comme le petit garçon qui s’imagine qu’il
peut nager avant d’avoir appris la brassée, il aurait pu s’élancer et
perdre pied quelque part et se serait cassé la tête.

Très vif, le poil hérissé sur l’échine, un petit grognement dans la
gorge, il flairait les larges empreintes de pas faites par l’ours et
l’élan. C’était l’odeur d’ours qui le faisait grouler. Il suivit les
traces jusqu’au bord du ruisseau. Après quoi, il reprit sa course
errante et aussi sa chasse pour la subsistance.

Durant deux heures, il ne trouva pas une écrevisse. Alors, il passa du
bois vert à la limite d’une région brûlée. Ici tout était noir. Les
troncs des arbres se dressaient semblables à d’énormes roseaux calcinés.
C’était une «brûlure» relativement récente du dernier automne et la
cendre était douce encore sous les pas de Bari. Tout droit à travers
cette noire contrée coulait le ruisseau que surplombait un ciel bleu
dans lequel le soleil brillait. C’était fort engageant pour Bari. Le
renard, le loup, l’élan et le caribou se seraient détournés des bords de
cette région de mort. Elle serait, une autre année, un excellent terrain
de chasse, mais maintenant elle était sans vie. Même les hiboux n’y
auraient rien découvert à manger. C’étaient le ciel bleu et le soleil et
la douceur de la terre sous ses pas qui leurrèrent Bari. Il lui était
agréable d’y voyager après ses expériences douloureuses de la forêt. Il
continua à suivre le courant, bien qu’il n’y eût là, pour l’heure, la
moindre possibilité de rencontrer quelque chose à manger. L’eau était
devenue paresseuse et sombre; le canal était obstrué par des débris
consumés qui y étaient tombés quand la forêt avait brûlé et ses rives
étaient molles et boueuses. Au bout d’un moment, lorsque Bari s’arrêta
et regarda autour de lui, il ne pouvait plus apercevoir le bois
verdoyant qu’il avait quitté. Il était seul dans ce désert ravagé de
cadavres d’arbres carbonisés. C’était, en outre, aussi calme que la
mort. Pas un chant d’oiseau n’émouvait le silence. Dans la cendre molle,
il ne pouvait entendre la chute de ses pas. Mais il n’avait point peur.
Il y avait une certitude de sécurité.

Si seulement il pouvait trouver quelque chose à manger! C’était la
pensée maîtresse qui l’occupait. L’instinct ne l’avait pas encore
pénétré que ce qu’il voyait autour de lui c’était la famine. Il continua
de marcher, cherchant plein d’espoir de la nourriture. Mais enfin, comme
les heures passaient, l’espoir commença à mourir en lui. Le soleil
déclinait à l’ouest. Le ciel se faisait moins bleu, un vent faible
commençait à courir par-dessus les sommets des souches et, de temps à
autre, l’une d’elles s’écroulait avec un craquement effrayant.

                   *       *       *       *       *

Bari ne pouvait plus avancer. Une heure avant le crépuscule, il se
coucha à la belle étoile, las et mourant de faim. Le soleil disparut
derrière la forêt. La lune monta de l’est. Le ciel scintilla d’étoiles
et, pendant toute la nuit, Bari resta étendu comme s’il était mort.

Quand le matin arriva, il se traîna au ruisseau pour boire un coup.
Ramassant ses forces suprêmes, il partit. C’était le loup qui le
poussait, le contraignant à lutter jusqu’au bout pour la vie. Le chien,
en lui, souhaitait se coucher et mourir. Mais en lui la flamme du loup
brûla plus fort. A la fin, elle l’emporta. Un demi-mille plus loin, il
atteignit de nouveau un bois verdoyant.

Dans les forêts tout comme dans les grandes villes, le destin se livre à
des jeux changeants et fantasques. Si Bari s’était traîné dans le bois
une demi-heure plus tard, il aurait pu mourir. Il était trop épuisé
maintenant pour pêcher aux écrevisses ou tuer l’oiseau le plus faible.
Mais il arriva juste au moment où Sekoosew, l’hermine, la petite voleuse
la plus assoiffée de sang de toutes les bêtes sauvages, commettait un
meurtre.

C’était à une bonne centaine de mètres de l’endroit où Bari s’était
étendu sous un sapin, presque prêt à rendre l’âme. Sekoosew était une
grande chasseresse de son espèce. Son corps avait environ sept pouces de
longueur, prolongé par une mignonne queue pointée de noir et elle pesait
peut-être cinq onces. Les doigts d’un enfant auraient pu l’encercler à
n’importe quelle place entre ses quatre pattes et sa petite tête, au
museau pointu et aux yeux de perle rouge, aurait pu traverser sans peine
une ouverture d’un pouce de diamètre. Pendant plusieurs siècles,
Sekoosew avait contribué à faire l’histoire. Ce fut elle, lorsque sa
peau valait cent dollars en or du roi, qui attira les premiers
transports de chevaliers d’aventures par delà l’Océan, le prince Rupert
à leur tête; c’était à la petite Sekoosew qu’il fallait imputer la
formation de la grande compagnie de la baie d’Hudson et la découverte de
la moitié du continent; car presque trois siècles durant, elle avait
mené le combat pour la vie contre le trappeur. Et maintenant,
quoiqu’elle ne valût plus son poids d’or jaune, elle était la plus
adroite, la plus cruelle et la plus impitoyable de toutes les créatures
de son espèce.

Tandis que Bari était couché sous son arbre, Sekoosew rampait vers sa
proie. Son gibier était une grosse caille dodue qui se tenait sous un
buisson de cassis. Aucune oreille vivante n’aurait pu entendre le
mouvement de Sekoosew. Elle ressemblait à une ombre, un point gris ici,
un éclair là, maintenant cachée derrière une tige pas plus épaisse qu’un
poignet d’homme, apparaissant une minute, l’instant d’après aussi
complètement invisible que si elle n’avait jamais existé. Ainsi
s’approcha-t-elle de cinquante pieds à environ trois pieds de la caille.
C’était sa distance d’élan favorite. Infailliblement, elle sauta à la
gorge de la caille endormie et ses dents, telles des pointes
d’aiguilles, pénétrèrent à travers les plumes dans la chair. Sekoosew
était préparée à ce qui allait alors se passer. Cela se passait
constamment ainsi quand elle attaquait Napanao, la caille des bois. Ses
ailes sont puissantes et son premier mouvement, quand Napanao frappait,
était toujours de prendre la fuite. La caille se redressa aussitôt avec
un grand bruit d’ailes. Sekoosew s’accrocha étroitement, ses dents
enfoncées profondément dans la gorge et ses petites griffes aiguës se
cramponnant comme des mains. Elle tournoya dans l’air avec elle, mordant
de plus en plus profondément jusqu’à ce qu’à cent mètres de l’endroit où
cette terrible chose de mort s’était agrippée à sa gorge, Napanao
s’écrasât par terre.

Elle tomba à peine à dix pieds de Bari. Pendant quelques minutes, il
considéra étonné ce tas de plumes qui se débattait, ne comprenant pas
bien qu’enfin de la nourriture était à sa portée. Napanao se mourait,
mais elle luttait encore par les soubresauts de ses ailes. Bari se leva
précipitamment et après une minute pendant laquelle il rassembla tout ce
qui lui restait de force, il se précipita sur elle. Ses dents
s’enfoncèrent dans la poitrine et jusqu’à ce moment-là, il ne vit pas
Sekoosew. L’hermine avait redressé la tête de l’étreinte mortelle dont
elle enserrait la gorge de la caille et ses farouches petits yeux rouges
se fixèrent un seul instant sur ceux de Bari. C’était ici quelque chose
de trop gros à tuer et avec un cri perçant de colère, elle s’en alla.
Les ailes de Napanao retombèrent et son corps cessa de palpiter. Elle
était morte, Bari demeura en arrêt pour s’en assurer. Puis il commença
son festin.

Le meurtre au cœur, Sekoosew se tenait tout près de là, passant vivement
d’un côté puis d’un autre, mais n’approchant jamais à plus d’une
demi-douzaine de pieds de Bari. Ses yeux étaient plus rouges que jamais.
De temps en temps, elle jetait un cruel petit cri de rage. De la vie
elle n’avait jamais été si furieuse. Se voir voler de cette manière une
caille dodue était un affront qu’elle n’avait jamais subi auparavant.
Elle souhaitait foncer sur l’intrus et vriller ses dents dans la gorge
de Bari. Mais elle était trop adroit stratège pour le tenter, trop
habile Napoléon pour se précipiter délibérément à son Waterloo. Un
hibou, elle l’aurait combattu. Elle aurait même livré bataille à sa
grande sœur et sa plus mortelle ennemie, la loutre. Mais en Bari, elle
reconnaissait la race du loup et elle donnait cours à sa rancune à
distance. Au bout d’un moment, son bon sens prit le dessus et elle
partit chasser ailleurs.

Bari mangea un tiers de la caille et les deux tiers restants il les
cacha soigneusement au pied du gros sapin. Puis, il dévala jusqu’au
ruisseau pour boire. Le monde lui paraissait maintenant tout différent.
Somme toute, la capacité individuelle au bonheur dépend, en grande
partie, de ce qu’on a beaucoup souffert. La mauvaise chance et
l’infortune de chacun constituent l’étalon de la bonne chance et de la
fortune à venir. Ainsi en était-il de Bari. Quarante-huit heures plus
tôt, son ventre plein ne l’aurait pas rendu un dixième aussi heureux
qu’en ce moment. Alors, son plus vif désir était pour sa mère. Depuis,
un désir encore plus vif était survenu dans sa vie pour la nourriture.
En un sens, il était heureux pour lui qu’il eût presque péri
d’épuisement et de faim, car son expérience avait contribué à faire un
homme de lui--ou un chien-loup, comme vous êtes justement disposé à le
dire. Sa mère lui manquera encore longtemps, mais elle ne lui manquera
plus jamais dorénavant comme elle lui avait manqué hier et le jour
d’avant.

Cet après-midi-là, il fit un long somme auprès de sa cachette. Puis il
déterra la caille et mangea son souper. Quand sa quatrième nuit arriva,
il ne se cacha plus comme il avait fait les trois nuits précédentes. Il
était singulièrement et curieusement éveillé. Sous la lune et les
étoiles, il rôda à la lisière de la forêt et poussa jusqu’à la partie du
bois incendié. Il écouta avec une sorte de frémissement nouveau la
clameur lointaine d’une bande de loups en chasse. Il écouta sans
trembler le lugubre _hou hou hou!_ des hiboux. Les bruits et les
silences commençaient à prendre pour lui un accent nouveau et
significatif.

Pendant un autre jour et une autre nuit, Bari demeura à proximité de sa
cachette. Quand le dernier os fut rogné, il s’en alla. Il pénétra alors
dans une région où la subsistance cessa d’être pour lui un périlleux
problème. C’était un pays de lynx et, où il y a des lynx, il y a aussi
beaucoup de lapins. Quand les lapins se raréfient, les lynx émigrent
vers des endroits meilleurs pour la chasse. Comme les lapins aux pieds
de neige prolifient pendant tout l’été, Bari se trouva dans une terre
d’abondance. Il ne lui fut pas difficile d’attraper et de tuer des
lapereaux. Durant une semaine, il profita et devint plus gros et plus
fort de jour en jour. Mais pendant tout ce temps, tiraillé par l’esprit
de recherche et de vagabondage, espérant toujours retrouver sa vieille
maison et sa mère, il voyagea au nord et à l’est. Et c’était en plein
dans le domaine à pièges de Pierre, le métis.

Il était seul, il avait la nostalgie de la maison et son petit cœur
appelait la chaleur d’une amitié et le réconfort de l’amour maternel.
Être seul par le monde n’était pas du tout une situation désirable.
Parfois Bari avait tellement la nostalgie de la maison et de revoir le
museau de Louve-Grise et la superbe prestance de Kazan, que cela lui
faisait mal.

Précisément alors, le chien dominait le loup en lui. Il n’était plus
qu’un petit toutou inconsolable. Et la maison et Louve-Grise et Kazan et
le vieil arbre renversé où il était en sécurité lui semblaient bien
loin, bien loin.

Inconsolablement, il errait dans l’inconnu...




CHAPITRE V

LE LOUP PARLE


Pierre, jusque voici deux ans, s’était cru l’un des hommes les plus
heureux de la vaste solitude. C’était avant l’arrivée de _la mort
rouge_, la peste rouge. Demi-Français, il avait épousé la fille d’un
chef Cree et dans leur cabane faite de troncs d’arbres, au Grey Loon,
ils avaient vécu plusieurs années de grande prospérité et de parfait
bonheur. Pierre était fier de trois choses dans son sauvage univers: il
était immensément fier de Wyola, sa femme de sang royal; il était fier
de sa fille et il était fier de sa renommée de chasseur. Jusqu’à la
venue de la peste rouge, la vie coulait à souhait pour lui. Ce fut
alors, il y avait deux ans, que la petite vérole tua la princesse sa
femme. Il habitait toujours dans la petite hutte de Grey Loon, mais
c’était un autre homme. Il avait le cœur brisé. Il en serait mort sans
Nepeese, sa fille. Sa mère l’avait appelée Nepeese, qui signifie
«Branche de saule». Nepeese avait grandi comme le saule, plus svelte
qu’un roseau, avec toute la sauvage beauté maternelle unie à un soupçon
de beauté française. Elle avait presque dix-sept ans, de larges yeux
noirs merveilleux et des cheveux si beaux qu’un homme d’affaires de
Montréal passant par là avait un jour proposé de les acheter. Ils
descendaient en deux nattes brillantes, aussi épaisses l’une et l’autre
que le poignet d’un homme, presque jusqu’à ses genoux.

--Non, monsieur, avait dit Pierre avec un froid regard dans les yeux,
dès qu’il avait vu ce qu’il y avait dans le visage de l’agent
d’affaires, «ce n’est pas pour en faire trafic!»

Deux jours après que Bari eût pénétré dans le domaine du trappeur,
Pierre rentra des bois, un air d’ennui sur sa figure.

--Quelque chose massacre les jeunes castors, expliqua-t-il à Nepeese, en
lui parlant en français. C’est un lynx ou un loup. Demain... Il haussa
ses épaules maigres et sourit.

--Nous irons à la chasse, continua Nepeese, riant de joie, dans son doux
parler Cree.

Quand Pierre lui souriait ainsi et commençait par «demain», cela voulait
toujours dire qu’elle pouvait l’accompagner dans l’entreprise qu’il
méditait.

                   *       *       *       *       *

Encore un autre jour plus tard, sur la fin de l’après-midi, Bari
traversait le Grey Loon, sur un pont de bois flottant maintenu entre
deux arbres. C’était au Nord. Juste au delà du pont de bois, il y avait
une petite ouverture et, sur le bord, Bari s’arrêta pour jouir des
derniers rayons du soleil couchant. Tandis qu’il se tenait là immobile,
à écouter, la queue basse, les oreilles aux aguets, son nez au bout
pointu flairant le nouveau pays dans la direction du Nord, il n’y avait
pas une paire d’yeux dans la forêt qui ne l’eût pris pour un jeune loup.

Cachés derrière un bouquet de jeunes balsamiers, à cent mètres de là,
Pierre et Nepeese l’avaient vu franchir le pont de bois. C’était
l’instant et Pierre ajusta son fusil. Et subitement, Nepeese toucha son
bras légèrement et d’une voix un peu émue, elle chuchota:

--_Nootawe_, laisse-moi tirer. Je peux le tuer!

Tout en souriant, Pierre lui passa le fusil. Il considérait le louveteau
comme déjà mort. Car Nepeese, à cette distance, envoyait neuf fois sur
dix une balle dans un carton d’un pouce. Et Nepeese, visant Bari avec
soin, appuya posément son index brun sur la détente.

Tandis que Branche-de-Saule abaissait la détente de son fusil, Bari
sauta en l’air. Il éprouva la violence de la balle avant d’entendre la
détonation. Cela lui souleva les pieds de terre et l’envoya rouler à
plusieurs reprises comme s’il avait été frappé d’un coup de gourdin
épouvantable. Le temps d’un éclair il ne sentit aucun mal; puis on
aurait dit qu’un couteau de feu le traversait et, sous le coup de cette
souffrance, le chien en lui domina le loup: il jeta une longue clameur
sauvage de petit chien qui pleure, tandis qu’il roulait et se
contorsionnait sur le sol.

Pierre et Nepeese s’étaient avancés de leur retrait de balsamiers. Les
beaux yeux de Branche-de-Saule brillaient d’orgueil à la justesse de son
coup de fusil. Aussitôt elle retint son souffle. D’un mouvement brusque
et nerveux, ses doigts bruns étreignirent le canon de son fusil. Le rire
de contentement expira aux lèvres de Pierre, tandis que les cris de
douleur de Bari emplissaient la forêt.

--_Uchi Moosis!_ s’écria Nepeese en sa langue cree.

Pierre lui prit le fusil.

--Misère! Un chien! Un toutou, s’écria-t-il.

Ils s’élancèrent pour courir vers Bari; mais dans leur étonnement, ils
avaient perdu quelques secondes et Bari était revenu de son
étourdissement. Il les vit nettement traverser la clairière: une
nouvelle espèce de monstres des forêts. Avec un dernier gémissement, il
s’enfuit parmi les ombres épaisses des arbres. Le soleil allait se
coucher. Et Bari courut vers l’obscurité dense du sapin touffu, près du
ruisseau. Il avait tremblé à la vue de l’ours et de l’élan, mais pour la
première fois, il avait la notion réelle du danger.

Et c’était là tout près derrière lui. Il pouvait entendre le vacarme que
faisaient les bêtes à deux jambes à sa poursuite; d’étranges cris
s’élevaient presque sur ses talons, alors, brusquement il se précipita
sans crier gare dans un trou. Ce lui fut une secousse de sentir la terre
manquer comme cela sous ses pas, mais il n’aboya point. Le loup le
dominait de nouveau. Il l’engageait à rester où il était sans faire
mouvement ni bruit, respirant à peine. Les voix étaient au-dessus de
lui; les pieds étranges trébuchaient quasiment au bord du trou où il
était étendu. En regardant hors de sa cachette obscure, il pouvait voir
un de ses ennemis. C’était Nepeese, Branche-de-Saule. Elle se tenait de
telle manière que la dernière lueur du jour tombait sur son visage. Bari
ne pouvait en détacher les yeux. Plus haut que sa souffrance s’élevait
en lui une bizarre et frémissante fascination.

Et soudain la jeune fille porta les deux mains à sa bouche et d’une voix
qui était douce et plaintive et étonnamment réconfortante pour le petit
cœur frappé de terreur, elle cria:

--_Uchimoo!... Uchimoo!... Uchimoo!_

Alors, il entendit une autre voix et cette voix, également, était
beaucoup moins effrayante que bien des bruits qu’il avait écoutés dans
les forêts.

--On ne pourra pas le trouver, Nepeese, disait la voix. Il s’est traîné
loin d’ici pour mourir. C’est trop triste. Viens!

A l’endroit où Bari s’était tenu, à l’extrémité de la clairière, Pierre
s’arrêta et désigna du doigt un jeune plant de bouleau qui avait été
tranché net par la balle de Branche-de-Saule. Nepeese comprit. Le jeune
arbuste, pas plus gros que son pouce, avait fait dévier un tantinet le
coup et sauvé Bari d’une mort imminente.

Elle se retourna et appela:

--_Uchimoo!... Uchimoo!... Uchimoo!_

Il n’y avait plus dans ses yeux le frisson du meurtre.

--Il ne saurait comprendre cela, fit Pierre en prenant la route qui
traversait la clairière. Il est sauvage, né de loups. C’était peut-être
la femelle des bois de Koomo qui allait en chasse avec les hurles,
l’hiver dernier.

--Et il va mourir.

--_Ayetun_: oui, il va mourir.

Mais Bari n’avait pas l’intention de mourir. Il était trop robuste
gaillard pour être blessé à mort par une balle traversant la chair
délicate de ses jambes de devant. Voici ce qui était arrivé. Sa patte
était traversée jusqu’à l’os, mais l’os lui-même n’avait pas été touché.
Il attendit jusqu’au lever de la lune avant de ramper hors de son trou.

Sa patte s’était engourdie; elle avait cessé de saigner, mais son corps
entier était déchiré par une douleur cuisante.

Une douzaine de Papayouchisiou, tous fortement accrochés à ses oreilles
et à son nez, ne lui auraient pas fait plus de mal. Chaque fois qu’il
bougeait, une lancination aiguë le traversait et cependant il
s’obstinait à marcher. Instinctivement, il comprenait qu’en s’écartant
du trou, il s’écartait du danger. Ce fut ce qui put lui arriver de
mieux, car un peu plus tard, un porc-épic vint errer par là, marmottant
en lui-même dans sa bonne humeur et ses ébats, et il tomba avec un bruit
sourd au fond du trou. Si Bari était resté là, il aurait été si couvert
de piquants qu’il en serait mort à coup sûr.

D’autre part, l’exercice de la marche lui fut excellent. Il ne fournit à
sa blessure aucune occasion d’_usao_, comme Pierre aurait dit, car en
réalité le coup était plus sensible que sérieux. Durant les cent
premiers mètres, il clopina sur trois pattes, après quoi, il s’aperçut
qu’il pouvait se servir de la quatrième en la ménageant beaucoup. Il
suivit le cours du ruisseau pendant un demi-mille. Chaque fois qu’un
brin de bois touchait sa blessure, il le mordait furieusement et, au
lieu de geindre quand il sentait une douleur aiguë le transpercer, un
petit groulement de colère sourdait dans sa gorge et il grinçait des
dents.

                   *       *       *       *       *

Maintenant qu’il était hors du trou, l’effet du coup de Branche-de-Saule
excitait chaque goutte de sang de loup dans son corps. Il y avait en lui
une colère croissante, un sentiment de rage, non contre telle chose en
particulier, mais contre toutes les choses. Ce n’était pas le sentiment
qui l’avait fait combattre Papayouchisiou. Ce soir, le chien en lui
n’existait plus. Une succession de malheurs s’était abattue sur lui, et
de ces malheurs, et de son mal actuel, le loup avait surgi farouche et
avide de vengeance. C’était la première nuit qu’il voyageait. Il
n’avait, cette fois, peur de rien qui eût pu fondre sur lui de
l’obscurité. Les ombres les plus denses ne le faisaient plus
tressaillir. C’était le premier conflit important entre les deux natures
qu’il portait en lui de naissance--le loup et le chien--et le chien
était vaincu. De temps à autre, il s’arrêtait pour lécher sa blessure
et, tout en léchant il groulait, comme si pour sa blessure elle-même il
avait une hostilité particulière. Si Pierre l’avait pu voir et entendre,
il aurait bien vite compris, et il aurait dit: «Laissons-le mourir! Le
gourdin ne fera jamais sortir le démon qu’il porte en lui.»

En cet état d’esprit, Bari, une heure plus tard, passa du bois touffu de
la courbe du ruisseau dans des endroits plus découverts d’une petite
plaine qui s’étendait au pied d’une crête de montagnes. C’était dans
cette plaine qu’Oohoomisew chassait. Oohoomisew était un énorme hibou
blanc. C’était le patriarche des hiboux de tout le domaine à pièges de
Pierre. Il était tellement vieux qu’il était presque aveugle. Il ne
chassait pas comme les autres hiboux. Il ne se cachait pas sous le
couvert obscur des sapins ou au sommet des balsamiers, ni ne ramait
doucement à travers la nuit, prêt en un instant à s’abattre sur sa
proie. Sa vue était si faible que, du haut d’un sapin, il n’aurait pu
voir du tout un lapin et qu’il n’aurait pu distinguer un renard d’une
souris. Oohoomisew, vieux à ce point, l’expérience lui enseignant la
sagesse, chassait par embuscade. Il se blottissait sur le sol, et
pendant des heures, chaque fois, il pouvait rester là sans faire de
bruit, remuant à peine une plume, attendant avec la patience de Job que
quelque chose à manger se présentât sur son chemin. De temps à autre, il
se trompait. Deux fois, il avait pris un lynx pour un lapin et, à la
seconde attaque, il avait perdu un pied, de sorte que, lorsqu’il dormait
à l’écart pendant le jour, il était juché à son perchoir sur une seule
patte. Infirme, presque aveugle et si vieux qu’il avait depuis longtemps
perdu les touffes de plumes au-dessus de ses oreilles, il avait encore
une force gigantesque, et, lorsqu’il était en colère, on pouvait
entendre le claquement de son bec à vingt mètres.

Pendant trois nuits, il n’avait pas eu de veine et, cette nuit-ci, il
avait été spécialement malchanceux. Deux lapins étaient venus sur son
chemin et, sortant de son abri, il s’était époumonné vers l’un et
l’autre. Du premier, il avait complètement perdu trace, le deuxième
l’avait laissé le bec plein de poil et de duvet. Et c’était tout. Il
avait une faim dévorante et il aiguisait son bec de fort mauvaise
humeur, quand il entendit Bari approcher. Même si Bari avait pu voir
dans le bois obscur devant lui et avait aperçu Oohoomisew prêt à se
précipiter hors de son embuscade, il est peu probable qu’il aurait
consenti à fuir bien loin. Son sang de lutteur bouillonnait. Lui aussi
était disposé à faire la guerre à n’importe quoi.

Fort peu nettement, Oohoomisew le vit enfin traverser la petite
clairière qu’il surveillait. Il s’accroupit. Ses plumes se hérissèrent
jusqu’à ce qu’il ressemblât à une boule. Ses yeux quasiment sans regard
luisaient pareils à deux étangs de feu bleuâtre. A dix pas de là, Bari
s’arrêta un moment et lécha sa blessure. Oohoomisew attendait
prudemment. De nouveau, Bari s’avança, passant à six pieds du buisson.
Avec un rapide _hop, hop, hop!_ et un tonnerre subit de ses ailes
puissantes, le gros hibou fut sur lui.

A ce moment Bari, ne poussa nul cri de douleur ou de frayeur. Le loup
est _kipichimao_, comme disent les Indiens. Aucun chasseur n’a jamais
entendu un gémissement de supplication d’un loup pris au piège, à la
morsure de sa balle ou au coup de son gourdin. Il meurt serrant les
crocs. Cette nuit, c’était un louveteau qu’attaquait Oohoomisew et non
un petit chien. La première charge du hibou fit chavirer Bari et,
pendant un moment, il fut étouffé sous les énormes ailes déployées.
Cependant Oohoomisew, le maintenant étendu, clopinait pour se tenir sur
une patte avec son unique pied valide et frappait farouchement du bec.
Un coup de ce bec quelque part autour de la tête aurait étourdi un
lapin, mais, à la première attaque, Oohoomisew comprit que ce n’était
pas un lapin qu’il tenait sous ses ailes.

Un cri à glacer le sang répondit à ce coup et Oohoomisew se souvint du
lynx, de son pied perdu et qu’il avait difficilement échappé à la mort.
Le vieux pirate aurait pu battre en retraite, mais Bari n’était plus un
Bari enfantin comme à l’heure qu’il avait combattu le jeune
Papayouchisiou. L’expérience et les privations l’avaient vieilli et
rendu fort, ses mâchoires avaient rapidement passé de l’âge où on lèche
les os à l’âge où on les croque, et, dès avant qu’Oohoomisew pût
s’enfuir, s’il pensait le moins du monde à fuir, les crocs de Bari
mordaient sournoisement dans l’unique bonne jambe du hibou.

                   *       *       *       *       *

Parmi le calme de la nuit s’éleva alors un plus grand bruit d’ailes
encore et, pendant quelques minutes, Bari ferma les yeux pour se garder
d’être aveuglé par les coups furieux d’Oohoomisew. Mais il demeura
farouchement accroché et, tandis que ses dents entraient dans la chair
de la jambe du vieux pirate, ses grognements de colère portaient le défi
aux oreilles d’Oohoomisew.

Une rare bonne fortune lui avait fourni cet agrippement à la jambe, et
Bari savait que triomphe ou défaite dépendaient de son adresse à s’y
maintenir. Le vieux hibou n’avait pas d’autre serre à enfoncer en lui et
il lui était impossible, pris comme il l’était, de porter des coups de
bec à Bari. Aussi continua-t-il à agiter ce tonnerre de coups avec ses
ailes de quatre pieds. Elles menaient grand bruit autour de Bari, mais
ne lui faisaient aucun mal. Il enfonça ses crocs plus profondément. Ses
groulements devinrent plus furieux dès qu’il eut senti le goût du sang
d’Oohoomisew et en lui surgit plus impérieux le désir de tuer ce monstre
de la nuit, comme si par la mort de cette créature il avait l’occasion
de se venger de tous les maux et de toutes les privations qui l’avaient
assailli depuis qu’il avait perdu sa mère. Et il était bizarre
qu’Oohoomisew n’eût jamais éprouvé une grande crainte jusqu’alors. Le
lynx l’avait mordu, mais une seule fois et était parti, le laissant
estropié. Mais le lynx n’avait pas grogné de cette façon, comme un loup,
et ne l’avait pas harcelé. Des centaines de nuits Oohoomisew avait
écouté la hurle aux loups. L’instinct lui avait dit ce que cela
signifiait. Il avait vu les bandes traverser rapidement la nuit et
toujours lorsqu’elles passaient il s’était tenu dans les ombres
épaisses. Pour lui, comme pour tous les autres êtres sauvages, le
hurlement du loup signifiait la mort. Mais jusqu’à ce moment où les
crocs de Bari étaient entrés dans sa chair, il n’avait jamais ressenti
complètement la crainte du loup. Cela avait mis des années à pénétrer
dans son lent et stupide entendement, mais maintenant qu’il y était,
cela le possédait comme jamais aucune chose ne l’avait possédé de toute
la vie. Tout à coup, il cessa son battement d’ailes et s’éleva en l’air.
Comme d’immenses éventails, ses ailes puissantes tournoyèrent dans
l’espace et Bari se sentit brusquement soulevé de terre. Toutefois il
tint bon et soudain retomba d’un seul coup.

Oohoomisew fit un nouvel effort. Cette fois, il fut plus heureux et
s’enleva bien six pieds haut avec Bari. Ils retombèrent encore. Une
troisième fois, le vieil hors-la-loi se démena pour s’élever, débarrassé
de l’étreinte de Bari, puis, épuisé, il retomba, ses ailes gigantesques
étendues, en sifflant et faisant craquer son bec. Sous ces ailes,
l’esprit de Bari travaillait avec la rapidité instinctive du meurtrier.
Tout à coup, il modifia son agrippement, enfonçant ses crocs dans la
partie inférieure du corps d’Oohoomisew. Ils pénétrèrent dans trois
pouces de plumes. Aussi vif que Bari, Oohoomisew fut également prompt à
profiter de l’occasion qui s’offrait. En un clin d’œil, il se souleva de
terre. Il y eut une saccade, un arrachement de plumes, de la chair et
Bari resta seul sur le champ de bataille.

Il n’avait pas tué, mais il était vainqueur. Son premier grand jour,--ou
sa première grande nuit--était arrivé. Le monde s’emplissait pour lui de
nouveaux espoirs aussi vastes que la nuit elle-même. Au bout d’un
moment, il s’assit sur son derrière, flairant dans l’espace son
adversaire battu. Puis, comme s’il défiait le monstre emplumé qu’il
avait houspillé, chassé et enfin vaincu, il leva vers les étoiles son
petit museau pointu et poussa son premier et enfantin hurlement de loup
parmi la nuit.




CHAPITRE VI

LE CRI DU CŒUR SOLITAIRE


Sa lutte avec Oohoomisew fut une excellente médecine pour Bari. Elle ne
fit pas que lui donner une grande confiance en lui-même, mais purgea
également son sang de la fièvre maligne. Il ne faisait plus mine de
mordre les objets ni de grogner contre eux, tandis qu’il poursuivait sa
route dans la nuit. C’était une nuit merveilleuse. La lune était haut
dans le ciel et le firmament fourmillait d’étoiles, au point que, dans
les clairières, la lumière était presque semblable à celle du jour,
seulement plus douce et plus belle. Il faisait très calme. Pas un
souffle de vent aux cimes des arbres et il semblait à Bari que le
hurlement qu’il avait poussé avait dû porter jusqu’au bout du monde. De
temps à autre il percevait un bruit et chaque fois il s’arrêtait,
attentif et l’oreille aux aguets. Loin, loin, il entendit, prolongé et
doux, le meuglement d’une femelle d’élan; il entendit un grand
clapotement dans l’eau d’un petit lac près duquel il arriva, et une fois
lui parvint le raclement aigu de cornes contre cornes: deux daims
réglant une légère différence d’opinions à un quart de mille de là. Mais
c’était toujours le hurlement du loup qui le faisait s’arrêter et
écouter le plus longtemps, le cœur lui battant d’un étrange sursaut
qu’il ne pouvait cependant comprendre encore. C’était l’appel de sa
race, croissant en lui lentement, mais impérieusement.

Il était toujours vagabond. _Pupamaotao_, disent les Indiens. C’est cet
esprit de vagabondage qui dirige un moment presque toutes les créatures
de la solitude aussitôt qu’elles sont capables de se suffire--dessein de
la nature peut-être en vue d’écarter des rapports de famille trop
étroits et probablement des croisements dangereux. Bari, comme le jeune
loup en quête de nouveaux domaines de chasse ou le jeune renard,
découvrant un monde nouveau, n’avait ni but ni méthode dans son
vagabondage. Il était simplement en voyage, en route. Il avait besoin de
quelque chose qu’il ne pouvait trouver. Le son de voix du loup le lui
apporta. Les étoiles et la lune l’emplissaient d’un véhément désir de ce
quelque chose. Les bruits lointains se heurtaient contre lui dans son
vaste isolement. Et l’instinct lui disait que rien qu’en cherchant il
trouverait. Ce n’étaient pas tant Kazan ou Louve-Grise qui lui
manquaient maintenant, ni tant le voisinage de sa mère et son chez lui
qu’une amitié. Maintenant qu’il avait chassé de lui la rage du loup, au
cours de son combat avec Oohoomisew, la partie chien qui était en lui
reprenait ses droits. Moitié aimable de lui-même. Partie qu’il désirait
faire dorloter auprès de quelque chose de vivant et d’amical, petites
choses baroques, qu’elles portassent plumes ou poil, serres ou sabots.

Il était endolori à cause de la balle de Branche-de-Saule et endolori à
cause du combat et, vers l’aurore, il se coucha à l’abri d’un bouquet
d’aulnes au bord d’un deuxième petit lac et y demeura jusqu’au milieu du
jour. Alors, il se mit en quête de nourriture parmi les roseaux et près
des iris d’eau. Il trouva un brochet mort à demi mangé par une loutre et
l’acheva.

Sa blessure était beaucoup moins douloureuse cet après-midi, et, à la
tombée de la nuit, il y faisait à peine attention. Depuis qu’il avait
failli périr tragiquement aux mains de Nepeese, il avait marché en
général dans la direction du nord-est, suivant d’instinct le cours des
ruisseaux. Mais son avance avait été lente et lorsque l’obscurité
revint, il n’était pas à plus de huit ou dix milles du trou où il était
tombé quand Branche-de-Saule avait tiré sur lui.

Il n’alla pas bien loin cette nuit.

Le fait d’avoir été blessé à la brume et que son combat avec Oohoomisew
avait eu lieu plus tard encore, le rendait circonspect. L’expérience lui
avait appris que les ombres obscures et les gouffres noirs de la forêt
étaient des embûches possibles du danger. Il n’avait plus peur comme
naguère, mais il en avait assez de combats pour le moment, aussi
estimait-il que la prudence était ce qu’il y avait de mieux pour se
garder seul des périls des ténèbres. Un curieux instinct lui fit
chercher un lit au sommet d’une énorme roche à pic qu’il eut quelque
difficulté à gravir. Peut-être était-ce un ressouvenir lointain des
jours passés, lorsque Louve-Grise, à sa première maternité, cherchait
refuge sur la cime du rocher du Soleil qui dominait le monde de la forêt
dont Kazan et elle faisaient partie et où elle avait été rendue aveugle
durant sa lutte avec le lynx.

La roche de Bari, au lieu de s’élever d’emblée de cent pieds et
davantage était à peu près de la hauteur de la tête d’un homme. Elle se
dressait au milieu du coude du ruisseau avec la forêt de sapins tout
contre par derrière. Pendant plusieurs heures, Bari ne dormit pas, mais
demeura couché bien vigilant, les oreilles tendues pour saisir chaque
bruit qui sortait du monde obscur qui l’entourait. Il y avait plus que
de la curiosité dans sa vigilance, cette nuit-ci. Son éducation s’était
considérablement élargie en un sens: il avait appris qu’il n’était
qu’une toute petite portion de cette terre merveilleuse étendue sous les
étoiles et sous la lune et il était animé du vif désir de se
familiariser mieux avec tout cela, sans plus combattre ni souffrir.
Cette nuit, il savait ce que cela voulait dire lorsqu’il voyait, çà et
là, des ombres grises ondoyer en silence hors de la forêt au clair de
lune. Les hiboux. Des monstres de l’espèce de ceux avec lesquels il
avait lutté. Il entendait le craquement que faisaient des pieds armés de
sabots et l’écrasement produit par des corps pesants sous bois. Il
réentendit le meuglement de l’élan. Des voix lui arrivèrent qu’il
n’avait jamais entendues auparavant: le _yap yap yap_ aigu d’un renard,
le cri d’outre-tombe et moqueur d’un grand butor sur un lac à un
demi-mille de là; le cri strident d’un lynx qui arrivait de milles et de
milles au loin; les hululements assourdis de la chouette entre les
étoiles et lui. Il entendit d’étranges chuchotements au faîte des
arbres, chuchotements du vent, et une fois, au milieu d’un calme de
mort, un cerf brama d’une voix déchirante tout derrière sa roche, puis,
à l’odeur du loup dans l’air, s’enfuit d’un trait dans une vision grise
d’épouvante.

Tous ces bruits avaient pour Bari un sens nouveau. Il faisait rapidement
connaissance de la solitude. Ses yeux brillaient. Son sang bouillonnait.
Pendant quelques minutes, chaque fois, il remuait à peine. Mais de tous
ces bruits qui lui arrivaient, le hurlement du loup surtout le faisait
frissonner. Maintes et maintes fois, il l’écouta. Certaines fois, il
était très lointain, si lointain qu’il ressemblait à un murmure, mourant
presque avant de lui arriver; ensuite il revenait jusqu’à lui, poussé à
pleine gorge, chaud du souffle de la chasse, l’appelant au rouge frisson
de la poursuite, à la féroce orgie de la chair déchirée et du sang qui
coule, l’appelant, l’appelant, l’appelant. Et c’était l’appel de sa
race, des os de ses os et de la chair de sa chair, l’appel des bandes en
chasse, sauvages et farouches de la tribu maternelle. C’était la voix de
Louve-Grise le cherchant dans la nuit, le sang de Louve-Grise l’invitant
à se joindre à la communauté de la bande. Et il tremblait en écoutant.
Il se lamentait doucement. Il s’avança tout à l’extrémité de sa roche.
Il désirait partir. La nature le pressait de s’en aller. Mais la nature
du fauve luttait contre des forces supérieures. Car, en lui, il y avait
aussi le chien avec ses hérédités d’instincts domptés et endormis et
toute cette nuit-là le chien qui était en lui retint Bari au sommet de
sa roche.

Le lendemain matin, Bari trouva de nombreuses écrevisses au bord du
ruisseau et il festoya de leur chair succulente jusqu’à ce qu’il sentît
qu’il n’avait plus faim. Rien ne lui avait paru aussi bon depuis qu’il
avait mangé la caille volée à Sekoosew, l’hermine.

Au milieu de l’après-midi, Bari arriva dans un coin de la forêt qui
était très tranquille et très reposant. Le ruisseau s’était approfondi.
Par endroits ses rives étaient débordées, de sorte qu’elles formaient de
petits étangs.

Deux fois, Bari dut faire des crochets considérables pour contourner ces
étangs. Il marchait très tranquillement, l’oreille tendue, l’œil à
l’affût. Jamais, depuis le jour de malheur où il avait quitté le vieil
arbre renversé, il n’avait autant pensé à la maison que maintenant.

Il lui semblait fouler enfin une contrée qu’il connaissait et où il
trouverait des amis. Peut-être était-ce un autre miraculeux mystère de
l’instinct, de la nature. Car il se trouvait dans les domaines du vieux
Dent-Brisée, le castor. C’était ici que son père et sa mère avaient
chassé aux jours d’avant sa naissance. C’était non loin de là que Kazan
et Dent-Brisée avaient eu ce mémorable duel sous l’eau, d’où Kazan avait
sauvé sa vie n’ayant plus à perdre que le souffle. Bari ne connaîtrait
jamais ces choses-là. Il ne saurait jamais qu’il franchissait les
antiques pistes. Mais quelque chose, au tréfonds de lui, le poignait
singulièrement. Il flairait l’air, comme s’il y découvrait le relent de
choses familières. Ce n’était qu’un faible souffle, un indéfinissable
espoir qui l’emportait au terme d’un pressentiment mystérieux.

Le forêt devint plus profonde. Elle était merveilleuse. Il n’y avait
plus de broussailles et marcher sous les arbres c’était comme si on
était dans une immense caverne mystérieuse à travers le toit de laquelle
la lumière du jour filtrait doucement et illuminée çà et là par les
flaques d’or du soleil. L’espace d’un mille, Bari avança tranquillement
à travers cette forêt. Il ne vit rien que quelques rapides fuites
d’ailes d’oiseaux. On n’entendait quasiment aucun bruit. Puis, il arriva
à un étang, encore plus grand. Autour de cet étang, il y avait un épais
fourré d’aulnes et de saules. Les arbres y étaient moins denses. Il vit
le reflet du soleil d’après-midi sur l’eau, puis tout aussitôt il
entendit de la vie.

                   *       *       *       *       *

Il y avait eu peu de changement dans la colonie de Dent-Brisée depuis
l’époque de son inimitié avec Kazan et les loutres. Le vieux Dent-Brisée
était encore plus chenu. Il était plus gras. Il dormait beaucoup et
était peut-être moins prudent. Il somnolait dans la boue abondante et
sur la digue de broussaille dont il avait été l’ingénieur en chef,
lorsque Bari s’avança doucement sur un remblai élevé de trente à
quarante pieds. Il avait fait si peu de bruit qu’aucun des castors ne
l’avait vu ni entendu. Il se blottit à plat ventre, caché derrière une
touffe d’herbe et avec le plus vif intérêt surveilla tous les
mouvements. Dent-Brisée s’éveillait. Il se tint un moment debout sur ses
jambes courtes, puis se dressa, tel un soldat au «garde à vous», sur sa
large queue plate, et, poussant un brusque sifflement, plongea dans
l’étang au milieu d’un grand éclaboussement d’eau.

Un moment après, il sembla à Bari que l’étang fourmillait de castors.
Des têtes et des corps apparaissaient et disparaissaient, se précipitant
de côté et d’autre dans l’eau, d’une façon qui l’émerveillait et
l’ahurissait. C’était la récréation du soir de la colonie. Les queues
heurtaient l’eau comme des battoirs unis. Des sifflements bizarres
s’élevaient au-dessus du clapotement, puis aussi brusquement qu’il avait
commencé, le jeu prit fin. Il pouvait y avoir peut-être vingt castors,
sans compter les jeunes, et, comme s’ils avaient été mus par un signal
commun, quelque chose que Bari n’avait pas entendu, ils se tinrent si
tranquilles qu’à peine entendait-on un bruit dans l’étang. Quelques-uns
d’entre eux plongèrent dans l’eau et disparurent complètement, mais la
plupart, Bari pouvait les observer tandis qu’ils remontaient sur la
rive. Ils ne tardèrent pas à se mettre au travail, et Bari les épiait et
les écoutait, sans même qu’un brin de l’herbe dans laquelle il était
couché frémît. Il essayait de comprendre. Il cherchait à cataloguer ces
créatures singulières et à l’air avenant dans sa connaissance des êtres.
Elles ne l’inquiétaient pas. Il n’éprouvait aucun malaise devant leur
nombre ou leur taille. Sa tranquillité n’était pas un calme discret,
mais plutôt un bizarre et croissant désir de faire plus ample
connaissance avec cette curieuse communauté à quatre pattes de l’étang.

Déjà, ils avaient commencé à lui rendre la vaste forêt moins solitaire,
Alors, tout près de lui, sous lui, guère à plus de dix pieds de
l’endroit où il était couché, il vit quelque chose qui lui fit presque
crier l’envie enfantine qu’il portait en lui d’avoir un compagnon.

En bas, sur un lambeau net de la rive qui s’élevait au-dessus de la vase
molle de l’étang, marchaient en se dandinant le gros petit Umisk et
trois de ses camarades de jeu. Umisk était à peu près de l’âge de Bari,
peut-être d’une semaine ou deux plus jeune. Mais il était amplement
aussi lourd et presque aussi large que long. La nature ne saurait faire
de créature à quatre pattes plus adorable qu’un bébé-castor, sinon un
bébé-ours et Umisk aurait remporté le premier prix à n’importe quelle
exposition de bébés-castors. Ses trois compagnons étaient un peu plus
petits. Ils arrivèrent en se dandinant de dessous un saule pleureur, en
poussant de drôles de petits rires étouffés, leur petite queue aplatie
traînant derrière eux comme de mignonnes truelles. Ils étaient gras et
fourrés et regardaient fort amicalement Bari et son cœur eut soudain un
toc toc précipité de joie. Mais il ne bougea pas. Il respirait à peine,
Puis, tout à coup, Umisk se retourna sur un de ses camarades et le fit
culbuter. Aussitôt les deux autres furent sur Umisk et les quatre petits
castors roulèrent dans tous les sens se donnant des coups avec leurs
petits pieds courts, et se frappant avec leur queue et poussant tout le
temps, de doux petits cris aigus. Bari savait que ce n’était pas une
lutte, mais un amusement. Il se dressa sur ses pieds. Il oublia où il se
trouvait, il oublia tout au monde, sauf ces balles fourrées qui
jouaient. Pour l’instant, tout le rude dressage que la nature lui avait
donné était perdu. Ce n’était plus un combattant. Ni un chasseur. Ni un
chercheur de nourriture. C’était un petit chien et en lui se leva une
envie qui était plus forte que la faim. Il désirait descendre, là, avec
Umisk et ses petits copains et faire des culbutes et jouer. Il
souhaitait leur dire, si pareille chose était possible, qu’il avait
perdu sa mère et sa maison et qu’il en avait énormément souffert et
qu’il aurait aimé demeurer avec eux et leurs pères et leurs mères, si
cela leur était égal.

Dans sa gorge, alors, monta comme un reste de plainte. Et si faible
qu’Umisk et ses camarades de jeu ne l’entendirent point. Ils étaient
terriblement affairés.

Doucement, Bari fit un premier pas vers eux, puis un autre et, enfin, il
se tint sur la bande étroite de la rive à une demi-douzaine de pieds de
distance d’eux. Ses petites oreilles pointues étaient tendues en avant
et il agitait la queue aussi vite qu’il pouvait et chaque muscle de son
corps frémissait par avance.

Ce fut alors qu’Umisk l’aperçut et son petit corps dodu devint
subitement aussi immobile qu’une pierre.

--Holà! fit Bari, frétillant de tout son corps et parlant aussi
clairement qu’une langue humaine eût pu le faire: «Est-ce que cela vous
est égal que je joue avec vous?»

Umisk ne répondit pas. Ses trois camarades maintenant avaient les yeux
sur Bari. Ils ne faisaient pas un mouvement. Ils regardaient étonnés.
Quatre paires de grands yeux ahuris étaient fixés sur l’étranger.

Bari fit une autre tentative. Il rampa sur ses pattes de devant, tandis
que sa queue et son arrière-train continuaient à se trémousser et, avec
un reniflement, il empoigna un bout de bâton entre les dents.

--Allons, laissez-moi entrer dans le jeu, pressait-il. Je sais jouer!

Il lança le bâton en l’air pour prouver ce qu’il disait et poussa un
petit jappement.

Umisk et ses frères ressemblaient à des muets.

Alors, tout à coup, quelqu’un aperçut Bari. C’était un gros castor qui
plongeait dans l’étang avec le bois de construction d’un jeune arbre
pour la nouvelle digue qui était en train. Immédiatement, il lâcha son
fardeau et se tourna vers la rive. Puis, pareil à la détonation d’un
fusil, suivit le claquement de son énorme queue plate sur l’eau, signal
d’un danger pour le castor et que, par nuit calme, on peut entendre un
mille au loin.

--_Danger!_ avertissait-elle. _Danger! Danger! Danger!_

A peine le signal avait-il été donné que des queues claquaient de toutes
parts dans l’étang, dans les canaux cachés, dans les saulaies et les
aulnaies touffues. Elles disaient à Umisk et à ses compagnons:

--_Sauvez-vous!_

Bari se tenait maintenant roide et sans mouvement. Ahuri, il regarda les
quatre petits castors plonger dans l’étang et disparaître. Il entendit
le bruit d’autres corps plus lourds heurter l’eau. Puis, il se fit un
étrange et inquiétant silence. Doucement, Bari poussa un gémissement, et
ce gémissement fut presque un sanglot. Pourquoi Umisk et ses petits
camarades le fuyaient-ils? Qu’avait-il fait qu’ils ne voulaient pas
devenir ses amis? Un immense isolement l’envahit, un isolement plus
grand même que celui de la première nuit passée loin de sa mère.

Le dernier rayon du soleil s’évanouit dans le ciel, tandis qu’il restait
là. Une obscurité plus profonde se glissa sur l’étang. Bari regarda du
côté de la forêt où la nuit s’amassait et, poussant un autre
gémissement, il s’y replongea. Il n’avait pas trouvé d’ami. Il n’avait
pas trouvé de camarade. Et son cœur était brisé.




CHAPITRE VII

LA FIN DE WAKAYOO


Durant deux ou trois jours, les excursions de Bari pour sa subsistance
l’entraînèrent de plus en plus loin de l’étang. Mais, chaque après-midi,
il y retournait jusqu’à ce que, le troisième jour, il eût découvert un
nouveau ruisseau et Wakayoo. Le ruisseau était bien à deux milles en
arrière dans la forêt. C’était une autre sorte de courant. Il chantait
gaiement sur un lit de gravier et entre deux murailles fissurées de
roche éclatée. Il formait des mares profondes et là où Bari l’atteignit
la première fois, l’air tremblait du tonnerre lointain d’une cascade. Il
était beaucoup plus agréable que l’obscur et silencieux ruisseau des
castors. Il semblait possédé par la vie, et son fracas et son tumulte,
le chant et le tonnerre de l’eau procuraient à Bari des sensations
absolument nouvelles. Il le côtoya lentement et avec précaution, et ce
fut grâce à cette lenteur et à cette précaution qu’il arriva
brusquement, et sans être vu, près de Wakayoo, l’énorme ours noir,
profondément occupé à la pêche.

Wakayoo se tenait enfoncé jusqu’aux genoux dans une mare qui avait formé
derrière elle un banc de sable, et il avait une chance extraordinaire.
Même lorsque Bari se recula, les yeux écarquillés à la vue de ce
monstre, qu’il avait déjà aperçu une fois, naguère, à la clarté de la
nuit, une des lourdes pattes de Wakayoo fit jaillir dans l’air une
grande éclaboussure d’eau et un poisson fut débarqué sur la rive
caillouteuse. Peu de temps auparavant, les lompes avaient remonté à la
surface du ruisseau, par milliers, pour frayer, et le flux de l’eau
ayant baissé rapidement en avait emprisonné beaucoup dans ces mares. Le
corps lustré et gras de Wakayoo prouvait manifestement la prospérité
qu’il devait à cet incident. Bien qu’il fût un peu plus tard que la
fleur de la saison pour les peaux d’ours, le pardessus de Wakayoo était
merveilleusement touffu et noir. Pendant un quart d’heure, Bari observa
l’ours, tandis qu’il attrapait du poisson dans la mare. Lorsqu’enfin il
s’arrêta, il y avait trente ou quarante poissons parmi les pierres,
quelques-uns morts, les autres encore frétillants. De l’endroit où il
était étendu, aplati entre deux roches, Bari pouvait entendre se broyer
chair et arêtes, tandis que l’ours dévorait son dîner. Cela faisait un
bruit agréable et la fraîche odeur du poisson l’emplissait d’un désir
que n’avait jamais éveillé en lui une écrevisse ni même un perdreau.

Malgré sa graisse et son volume, Wakayoo n’était pas gourmand et après
avoir mangé son quatrième poisson, il empila tous les autres ensemble en
un tas, les recouvrit en partie en ratissant dessus du sable et des
pierres avec ses longues griffes et acheva son travail de «muchage» en
cassant par terre un jeune plant de balsamier afin que le poisson fût
entièrement dissimulé. Puis il s’en alla à pas lents du côté de la chute
d’eau grondante.

Trente secondes après que Wakayoo eut disparu à un détour du ruisseau,
Bari se trouvait sous le balsamier brisé. Il en retira un poisson encore
vivant. Il le mangea en entier et, après sa longue diète d’écrevisses,
ce fut délicieux.

                   *       *       *       *       *

Bari, maintenant, estimait que Wakayoo avait résolu pour lui le problème
de l’alimentation. Le gros ours était toujours en train de pêcher en
amont et en aval du ruisseau et, chaque jour, Bari retournait à son
régal. Ce ne lui était pas difficile de trouver les caches de Wakayoo.
Tout ce qu’il avait à faire c’était de suivre la rive du ruisseau en
flairant avec soin. Quelques-unes de ces caches étaient anciennes et
leur parfum n’était rien moins qu’agréable pour Bari. Il s’en écartait.
Mais il ne manquait jamais de se servir un repas ou deux quand il y en
avait une récente. Un jour, il rapporta un poisson à l’étang des castors
et le déposa devant Umisk qui était un végétarien impénitent.

Pendant une semaine la vie continua à être infiniment plaisante. Puis
survint la brisure, le changement qui était destiné à comporter autant
de signification que cet autre jour, voici longtemps, en avait eu pour
Kazan, son père, lorsqu’il avait tué une brute d’homme à l’orée de la
solitude.

Ce changement survint le jour que, trottinant autour d’un grand rocher
près de la cascade, Bari se rencontra nez à nez avec Pierre et Nepeese.

Ce fut Nepeese qu’il vit tout d’abord. Si ç’avait été Pierre, il serait
parti rapidement. Mais de nouveau le sang ancestral l’agitait d’étranges
frissons. Était-ce comme celle-ci que la première femme avait regardé
Kazan le jour où, aux confins de la civilisation, elle avait posé sur sa
tête sa douce main blanche? Fut-ce le même frisson qui l’agita qui
agitait maintenant Bari? Il resta immobile. Nepeese n’était pas à plus
de vingt pieds de lui. Assise sur une roche, en plein dans la jeune
lumière du soleil, elle peignait ses merveilleux cheveux. Et tandis
qu’elle était là, assise, ils la couvraient presque jusqu’à terre,
luisant d’un lustre plus beau que le pelage brillant de Wakayoo et sous
leur nuage sombre, son visage regardait droit Bari. Ses lèvres
s’entr’ouvrirent. Ses yeux brillèrent en un instant comme des étoiles.
Une main demeurait en suspens, chargée des nattes de jais. Elle le
reconnaissait. Elle vit l’étoile blanche sur sa poitrine et l’extrémité
blanche de son oreille et, dans un souffle, elle murmura: _Uchi Moosis_,
le petit chien.

C’était le chien sauvage qu’elle avait tiré et elle le croyait mort. Il
n’y avait pas à se tromper. C’était bien un chien maintenant qui était
là à la regarder.

Le soir précédent, ils avaient construit un abri de balsamiers derrière
la grosse roche et, sur un petit tas de sable blanc, Pierre était
agenouillé auprès d’une flambée préparant le déjeuner, pendant que
Branche-de-Saule arrangeait sa chevelure. Il leva la tête pour lui
parler et aperçut Bari. A ce moment, le charme fut rompu. Bari vit la
bête humaine tandis qu’elle se redressait. D’un trait, il partit.

A peine était-il plus rapide que Nepeese.

--_Pache_, mon père, cria-t-elle, c’est le petit chien. Vite!

Parmi la moire flottante de ses cheveux elle courait derrière Bari,
semblable au vent. Pierre suivait et, tout en courant, il ramassa
vivement son fusil. Il lui était difficile de rejoindre
Branche-de-Saule. Elle ressemblait à un esprit sauvage, ses petits pieds
chaussés de mocassins touchant à peine le sable, tandis qu’elle
remontait la digue en courant. Il faisait beau voir sa souple agilité et
cette superbe chevelure ruisselant dans le soleil. Même en cet instant
d’agitation, Pierre en la regardant, pensait à ce que Mac Taggart, le
facteur de la Compagnie de la baie d’Hudson pour tout le lac Bain, lui
avait dit hier. La moitié de la nuit, Pierre était resté sans dormir,
grinçant des dents à cette pensée, et ce matin, avant que Bari fût
accouru sur eux, il avait observé Nepeese plus étroitement qu’il n’avait
jamais fait auparavant. Elle était belle. Elle était même plus charmante
que Wyola, la princesse, sa défunte mère. Ces cheveux! qui faisaient
s’arrêter les hommes comme s’ils ne pouvaient en croire leurs yeux! Ces
yeux pareils à des étangs emplis d’une merveilleuse clarté d’étoiles! Sa
sveltesse, qui la faisait ressembler à une fleur! Et Mac Taggart avait
dit...

Jeté jusqu’à lui, il entendit un cri ému:

--Dépêche-toi, _Notawe!_ Il s’est enfui dans le cagnon sans issue. Il ne
peut nous échapper maintenant.

                   *       *       *       *       *

Elle haletait quand il arriva près d’elle. Le sang français qui était en
elle empourprait d’un carmin vivace ses joues et ses lèvres. Ses dents
blanches luisaient comme du lait.

--Là!

Et elle le montra du doigt. Ils entrèrent.

Devant eux, Bari fuyait pour sauver sa vie. La frayeur de la bête
humaine le possédait. C’était une frayeur qui lui enlevait toute raison
ou jugement. Une frayeur différente de celle de toutes les autres choses
qui, dans la vie ou la nature, avaient pu l’émouvoir. Comme l’ours, le
loup, le lynx, toutes les créatures des forêts, à sabots ou à griffes,
il sentait instinctivement que ces êtres étonnants à deux jambes qu’il
avait vus étaient tout puissants. Et ils étaient à sa poursuite! Il
pouvait les entendre. Nepeese courait presque aussi vite que lui. Tout à
coup, il pénétra dans une fissure entre deux hautes roches. Au bout de
vingt pas dans ce chemin, il se trouva arrêté et il revint sur ses pas.
Quand il se précipita dehors, remontant vers l’entrée du cagnon, Nepeese
était à peine à une douzaine de mètres derrière lui, et il vit Pierre
presque à son côté. Branche-de-Saule poussa un cri:

--_Mana! Mana!_ le voilà!

Elle reprit haleine et s’élança dans un petit bois planté de balsamiers
dans lequel Bari avait disparu. Comme un grand voile emmêlé, sa
chevelure dénouée l’empêtrait dans les broussailles, et, poussant un cri
d’encouragement pour Pierre, elle s’arrêta pour la rassembler par-dessus
son épaule, tandis qu’il la devançait. Elle ne perdit qu’un moment ou
deux et fut sur ses traces. A cinquante mètres d’elle, Pierre poussa un
cri d’avertissement. Bari s’était détourné. Presque d’une seule traite
il revenait ventre à terre sur le sentier qu’il avait suivi, droit dans
la direction de Branche-de-Saule. Il ne put la voir à temps pour
s’arrêter ou s’écarter, et Nepeese se jeta par terre sur son chemin. Une
minute ou deux ils restèrent vis-à-vis l’un de l’autre. Bari sentit la
douceur de ses cheveux et l’étreinte de ses mains. Ce fut la longue
chevelure flottant autour d’elle qui fit que Nepeese le manqua et Bari
lui échappa et se précipita de nouveau dans la direction de l’extrémité
aveuglée du cagnon.

Nepeese se redressa. Elle haletait et riait. Pierre revint avec un air
farouche et Branche-de-Saule désignait du doigt un point, là-bas.

--Je l’ai eu _et il ne m’a pas mordue_, dit-elle, toute essoufflée. Elle
désignait toujours du doigt le bout du cagnon et répéta: «Je l’ai eu et
il ne m’a pas mordue, Nootawe!»

C’était ce qu’il y avait de surprenant. Elle avait été téméraire et Bari
ne l’avait pas mordue. C’est alors que ses grands yeux brillants fixés
sur Pierre et le sourire s’évanouissant peu à peu sur ses lèvres, elle
prononça doucement et presque religieusement ce mot: _Bari_.

Ce mot fut comme un coup reçu par Pierre. Il tordit ses mains maigres.
Il fixa un moment Nepeese, les yeux dilatés. Puis, il s’écria:

--Non! non! cela ne se peut! Viens ou nous allons le perdre.

Pierre avait bon espoir maintenant. Le cagnon se rétrécissait et Bari ne
pouvait les dépasser à leur insu. Trois minutes plus tard, Bari
parvenait au fond du cagnon sans ouverture: un mur de roche dressé à
pic, pareil à la courbe d’un disque.

Le régime de poisson et de longues heures de sommeil à l’étang des
castors l’avaient engraissé et il était à demi suffoqué tandis qu’il
cherchait vainement une issue. Il se trouvait tout à la pointe de la
courbe rocheuse semblable à un disque, sans une broussaille ou une
touffe d’herbe où se cacher, lorsque Pierre et Nepeese l’aperçurent de
nouveau. Nepeese marcha droit sur lui. Pierre prévoyant ce que Bari
allait faire, se précipita à gauche, à angle droit avec l’extrémité du
cagnon.

                   *       *       *       *       *

A l’intérieur et à extérieur des roches, Bari chercha promptement une
issu pour s’évader. Une minute de plus et il parvenait à la «boîte» ou
coupure du cagnon. C’était une fente dans le mur large de cinquante ou
soixante pieds qui ouvrait sur une prison naturelle d’environ un arpent
de superficie. C’était un bel endroit. De tous les côtés, sauf cette
conduite dans la coulée, il était clos par des murs de roche. Tout au
fond, une chute d’eau descendait en une série de cascades
bouillonnantes. Le gazon était épais sous les pieds et parsemé de
fleurs.

Dans ce piège, Pierre avait pris plus d’un riche quartier de venaison.
De là on ne pouvait s’échapper sinon à la portée du fusil. Pierre appela
Nepeese dès qu’il vit Bari y entrer et tous deux gravirent le talus
hérissé de roches.

Bari avait presque atteint l’arête de la petite prison herbue quand,
soudain, il s’arrêta si brusquement, qu’il s’affala sur son derrière et
qu’il sentit son cœur sursauter.

Au beau milieu de sa route se tenait Wakayoo, l’énorme ours noir.

Pendant une demi-minute peut-être il hésita entre les deux dangers. Il
entendit les voix de Nepeese et de Pierre. Il perçut le grincement des
cailloux sous leurs pas. Et il fut rempli d’une immense terreur. Puis il
regarda Wakayoo. Le gros ours n’avait pas bougé d’un pouce. Lui aussi
écoutait. Mais pour lui il y avait une chose plus troublante que les
bruits qu’il entendait. C’était l’odeur qu’il avait saisie dans l’air.
L’odeur humaine.

Bari, en l’observant, vit que sa tête se balançait lentement, au fur et
à mesure que les pas de Nepeese et de Pierre devenaient de plus en plus
distincts. C’était la première fois qu’il se trouvait face à face avec
le gros ours noir. Il l’avait guetté à la pêche. Il s’était engraissé
des prouesses de Wakayoo. Il avait pour lui une grande déférence.
Maintenant il y avait quelque chose autour de l’ours qui lui enlevait
toute crainte et qui lui donnait au contraire une nouvelle et
frémissante confiance. Wakayoo, gros et fort comme il était, ne fuirait
pas devant les créatures à deux jambes qui le poursuivaient, lui, Bari.
S’il pouvait seulement dépasser Wakayoo, il était sauvé. Il fit un bond
de côté et courut vers le milieu de la prairie. Wakayoo ne se détourna
pas plus, tandis qu’il se hâtait de le dépasser, que s’il se fût agi
d’un oiseau ou d’un lapin. Alors un autre souffle d’air arriva chargé de
l’odeur humaine. Et cela enfin lui rendit conscience. Il se retourna et
se mit à marcher pesamment à la suite de Bari dans le piège d’herbage.
Bari, en regardant derrière lui, le vit arriver et s’imagina qu’il le
poursuivait. Nepeese et Pierre traversèrent le remblai au même moment et
au même moment les aperçurent tous les deux, Wakayoo et Bari.

Dès qu’ils pénétrèrent dans la cavité gazonnée sous les murs de roche,
Bari obliqua vivement à droite. Il y avait là une grande roche arrondie
dont l’un des bouts saillait de terre en s’inclinant. Elle paraissait un
endroit merveilleux où se cacher et Bari s’y faufila.

Mais Wakayoo continua droit devant lui à travers la prairie. De la place
où il était couché, Bari pouvait voir ce qui se passait. A peine
s’était-il glissé sous la roche que Nepeese et Pierre apparurent par la
fissure dans la cavité et s’arrêtèrent. De les voir s’arrêter fit
tressaillir Bari. Ils avaient peur de Wakayoo! Le gros ours avait
traversé les deux tiers de la prairie. Le soleil tombait sur lui, de
sorte que son pelage brillait comme du satin noir. Pierre le considéra
un moment. La saison était avancée. Les fourrures ne seraient plus
longtemps bonnes. Cependant le poil de Wakayoo était magnifique! Pierre
ne tuait pas pour le plaisir de tuer. Le besoin en faisait un
conservateur. Les bêtes sauvages étaient sa nourriture, ses vêtements,
le toit qui le couvrait, et si Wakayoo avait eu un pelage en mue et mal
en point, il aurait eu la vie sauve. Quoi qu’il en soit, Pierre épaula
son fusil.

Bari vit le geste. Il vit un peu plus tard, le bout du fusil cracher
quelque chose, ensuite il entendit ce bruit assourdissant qui lui avait
fait mal, quand la balle de Branche-de-Saule avait traversé sa chair en
la brûlant. Il tourna vivement les yeux vers Wakayoo. Le gros ours avait
trébuché. Il était tombé à genoux. Il fit effort pour se relever et
marcha lourdement. Le bruit du fusil recommença et une seconde fois,
Wakayoo tomba. Pierre ne pouvait le manquer à cette distance. Wakayoo
formait une cible splendide. C’était un carnage et pourtant pour Pierre
et Nepeese c’était une affaire, l’affaire de la vie.

Bari frissonnait. C’était davantage d’émotion que de peur, car il ne
songeait plus à sa propre crainte, en ces minutes tragiques. Une plainte
sourde monta à sa gorge, tandis qu’il fixait Wakayoo qui s’était arrêté
maintenant et faisait face à ses ennemis, ses mâchoires s’entrechoquant,
ses jambes faiblissant sous lui, sa tête s’abaissant graduellement,
alors que le sang s’échappait de ses poumons crevés. Bari gémissait
parce que Wakayoo avait pris du poisson pour lui, parce qu’il en était
venu à le considérer comme un ami, et parce qu’il savait que désormais
Wakayoo faisait face à la mort. Il y eut un troisième coup. Ce fut le
dernier. Wakayoo s’écroula inanimé sur le sentier. Son énorme tête
glissa entre ses pattes de devant. Un ou deux râles rauques parvinrent à
Bari. Puis, ce fut le silence.

Une minute plus tard, penché sur Wakayoo, Pierre disait à Nepeese:

--Mon Dieu! Mais c’est une peau superbe, _Sakahet_! Elle vaut vingt
dollars et au delà, au lac Bain.

Il ouvrit son couteau et se mit à l’aiguiser sur une pierre qu’il
portait dans sa poche. Pendant ce temps-là, Bari aurait pu se glisser
hors de sa roche et s’échapper du cagnon. Durant un moment, on l’oublia.
Puis Nepeese pensa à lui, tandis que son père commençait à écorcher
l’ours et de sa même voix étrange et merveilleuse, elle prononça de
nouveau le mot «Bari».

Pierre, agenouillé, leva les yeux sur elle.

--Pourquoi dis-tu cela? demanda-t-il. Pourquoi, ma Nepeese?

Les yeux brillants de Branche-de-Saule interrogeaient la prairie.

--A cause de l’étoile sur sa poitrine et de son oreille blanche et...
et... parce qu’il ne m’a pas mordue, répondit-elle.

Il y eut dans les yeux de Pierre un nouvel éclair pareil au flamboiement
des charbons qui vont s’éteindre.

--Non! cela ne se peut, dit-il alors, comme s’il se parlait à lui-même
et il se pencha de nouveau sur sa besogne.

Mais Nepeese, baissant les yeux, vit que la main qui tenait le couteau
tremblait.




CHAPITRE VIII

NEPEESE EN DANGER


Tandis que Nepeese inspectait l’extrémité du cagnon muré de roches, la
prison où ils avaient entraîné Wakayoo et Bari, Pierre leva de nouveau
les yeux de son travail d’écorchement du gros ours noir, et il murmura
quelques mots que personne excepté lui ne put entendre. «Non, c’est
impossible», avait-il dit quelques instants auparavant. Or, pour Nepeese
c’était possible, cette pensée qui la hantait. C’était une pensée
étonnante qui la faisait frissonner au tréfonds de sa belle âme sauvage.
Elle lui fit monter une flamme dans les yeux, et un plus vif afflux de
vie à ses joues et à ses lèvres. Elle chuchota de nouveau le mot qui
avait tellement ému Pierre: _Bari!_ Pourquoi n’était-ce pas possible?

Tout en inspectant les bords âpres de la petite prairie pour y chercher
les traces du petit chien, ses pensées retournaient rapidement en
arrière. Il y avait deux ans qu’on avait enseveli la princesse sa mère
sous le haut sapin près de leur cabane. Ce jour-là, le soleil de Pierre
s’était couché pour toujours et sa vie s’était remplie d’un immense
isolement. Ils étaient trois auprès de la tombe cet après-midi là,
tandis que le soleil s’évanouissait: Pierre, elle-même et Bari. Bari
était un chien, un grand chien à poil rude avec une étoile blanche sur
la poitrine et une oreille sommée de blanc. Il avait été depuis l’âge
tendre le favori de la défunte: sa garde du corps, toujours avec elle,
demeurant même la tête posée au bord de son lit, alors qu’elle se
mourait. Et ce soir-là, le soir du jour où on l’avait enterrée, Bari
avait disparu. Il était parti aussi tranquillement et aussi complètement
que son âme à elle. Personne jamais ne le revit par la suite. C’était
étrange et pour Pierre cela tenait du miracle. Au fond du cœur, il
gardait la conviction merveilleuse que Bari était allé au ciel avec sa
chère Wyola. Mais Nepeese avait passé trois hivers à Nelson House, à
l’école de la mission. Elle avait beaucoup appris près des blancs et à
connaître le vrai Dieu, et elle savait que l’idée de Pierre était
inadmissible. Elle croyait que le Bari de sa mère était mort ou avait
rejoint les loups. Probablement était-il parti chez les loups. Ainsi
n’était-il pas possible que ce jeune chien qu’elle et son père avaient
poursuivi fût de la chair et du sang du favori de sa mère? C’était plus
que possible. L’étoile blanche sur sa poitrine, l’oreille marquée de
blanc, le fait aussi qu’il ne l’avait point mordue, lorsqu’il aurait pu
si aisément enfoncer les crocs dans la chair tendre de ses bras! Elle en
était persuadée. Tandis que Pierre écorchait l’ours, elle se mit à
chercher.

Bari n’avait pas bougé d’un centimètre sous sa roche. Il était étendu
comme pétrifié, les yeux fixés avec persistance sur la scène de tragédie
qui se déroulait dans la prairie. Il avait vu quelque chose qu’il
n’oublierait jamais, de même qu’il n’oublierait jamais tout à fait sa
mère, ni Kazan, ni le vieil arbre renversé. Il avait été témoin de la
mort de la créature qu’il avait pensé toute puissante, Wakayoo, l’ours
énorme, ne s’était même pas défendu. Pierre et Nepeese l’avaient tué
_sans le toucher_ et maintenant Pierre le découpait avec un couteau qui
lançait des éclairs d’argent dans le soleil. Et Wakayoo ne remuait pas.
Cela faisait frémir Bari et il se recula un pouce plus avant sous la
roche où il était déjà aplati comme si on l’y eût poussé.

                   *       *       *       *       *

Il pouvait apercevoir Nepeese. Elle revint directement à l’anfractuosité
à travers laquelle il s’était précipité, et s’arrêta à environ vingt
pieds de l’endroit où il était caché. Maintenant qu’elle était là et
qu’il ne pouvait s’évader, elle se mit à tresser ses cheveux brillants
en deux nattes épaisses. Bari avait détourné ses yeux de Pierre et il
observait la jeune fille avec curiosité. Il n’avait plus peur
maintenant. Ses nerfs vibraient. En lui, une chose étrange et croissante
luttait pour résoudre un grand mystère, la raison de ce désir de ramper
hors de sa retraite rocheuse et de s’approcher de cette merveilleuse
créature aux yeux brillants, aux cheveux brillants. Il désirait faire
cela. Il y avait comme un fil invisible le tiraillant du profond de son
cœur. C’était Kazan et non Louve-Grise, l’appelant à travers les
siècles, un appel qui était aussi vieux que les pyramides d’Égypte et
peut-être dix mille ans plus vieux. Mais contre ce désir, Louve-Grise
s’opposait du fond des âges noirs des forêts. Et cela le faisait se
tenir coi et sans bouger. Nepeese regardait autour d’elle. Elle
souriait. Une minute son visage se tourna vers lui et il vit la
blancheur éclatante de ses dents et ses beaux yeux semblaient entrer
leur flamme en lui.

Alors, brusquement, elle se jeta à genoux et regarda sous la roche.

Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant une demi-minute au moins, il ne se
fit aucun bruit. Nepeese ne bougeait pas et elle respirait si doucement
que Bari ne pouvait entendre son souffle.

Ensuite, d’une voix à peine plus élevée qu’un murmure, elle dit:

--_Bari! Bari! Upi Bari!_

C’était la première fois qu’il entendait son nom et il y avait quelque
chose de si doux et de si rassurant dans le timbre de ces mois que,
involontairement, le chien en lui y répondit par un pleurnichement qui
parvint tout juste aux oreilles de Branche-de-Saule. Lentement, elle
avança un bras. Il était nu et potelé et doux.

Bari aurait pu bondir de la longueur de son corps et y enfoncer ses
crocs facilement. Mais quelque chose le retint. Il savait qu’elle
n’était pas un ennemi. Il savait que les yeux noirs qui brillaient si
merveilleusement sur lui n’avaient pas le moindre désir de lui faire
mal. Et la voix qui lui arrivait doucement lui faisait l’effet d’une
étrange et frissonnante musique:

--_Bari! Bari! Upi Bari!_

A plusieurs reprises encore, Branche-de-Saule l’appela de cette manière,
tandis qu’avançant son pâle visage, elle s’efforçait de se glisser
quelques pouces plus loin sous la roche. Elle ne pouvait l’atteindre. Il
y avait encore un pied environ entre sa main et Bari, et elle ne pouvait
avancer davantage. Alors elle vit que de l’autre côté de la roche il y
avait une excavation fermée par une pierre. Si elle enlevait la pierre
et pénétrait par là!...

Elle se dégagea et se dressa une fois de plus dans le soleil. Son cœur
tressaillit. Pierre était occupé avec l’ours et elle ne voulait pas
l’appeler. Elle fit effort pour enlever la pierre qui bouchait le
passage sous l’énorme roche ronde, mais elle était fortement calée.
Alors, elle se mit à creuser avec un bâton. Si Pierre avait été là, ses
yeux perçants auraient découvert la signification de cette pierre, qui
n’était pas plus volumineuse qu’un seau à eau. Peut-être gisait-elle là
depuis des centaines d’années, son support empêchant la lourde roche de
dégringoler, absolument comme le poids d’une once fait osciller le fléau
d’une bascule qui pèse une tonne. Encore cinq minutes et elle pourrait
enlever la pierre. Elle l’ébranla. Pouce à pouce, elle l’attira, jusqu’à
ce qu’enfin elle l’étendit à ses pieds. Et l’ouverture s’offrit à son
corps. Elle regarda de nouveau du côté de Pierre. Il était toujours
occupé et elle sourit doucement, tandis qu’elle détachait de ses épaules
un large mouchoir rouge et blanc de la Baie. Avec ce mouchoir, elle
voulait attacher Bari. Elle rampa sur les mains et les genoux, puis
s’aplatit contre terre et se mit à se faufiler dans l’excavation sous la
roche.

Bari avait remué. L’arrière de sa tête contre le roc, il avait entendu
quelque chose que Nepeese ne pouvait entendre. Il avait senti une lente
et croissante pression et de cette pression, il s’était retiré lentement
et la pression suivait toujours. La masse de roche s’abaissait! Nepeese
ne voyait, n’entendait, ni ne comprenait. Elle appelait d’une voix de
plus en plus persuasive:

--Bari! Bari! Bari!

Sa tête et ses épaules et ses deux bras se trouvaient maintenant sous la
roche. L’éclat de ses yeux était tout près, tout près de Bari. Il gémit.
Le frisson d’un grand et imminent danger courut dans son sang. Puis...

En ce moment, Nepeese sentit la pression du roc à ses épaules et dans
les yeux qui brillaient fixés doucement sur Bari, passa soudain un
sauvage regard d’effroi. Puis, sortit de ses lèvres un cri qui ne
ressemblait pas aux autres bruits que Bari eût jamais entendus dans la
solitude: farouche, perçant, rempli d’une crainte angoissée. Pierre
n’entendit pas ce premier cri. Mais il entendit le deuxième et le
troisième, puis des gémissements, tandis que le doux corps de
Branche-de-Saule était lentement broyé sous la masse croulante. Il
courut de ce côté-là avec la rapidité du vent. Les cris se faisaient
plus faibles, mourant, mourant au loin. Il vit Bari sortir de dessous la
roche et s’enfuir dans le cagnon et, au même instant, il aperçut un bout
du vêtement de Branche-de-Saule et ses pieds chaussés de mocassins. Le
reste de son corps était caché sous le piège de mort.

Comme un fou, Pierre se mit à creuser le sol. Lorsque quelques minutes
plus tard, il retira Nepeese de dessous le roc arrondi, elle était pâle
et encore évanouie. Ses yeux étaient clos. La main de Pierre ne pouvait
sentir si elle vivait et une grande plainte d’angoisse monta de son
cœur; mais il savait comment la ranimer. Il entr’ouvrit sa robe et
s’aperçut qu’elle n’avait rien de brisé comme il l’avait craint. Alors,
il courut chercher de l’eau. Lorsqu’il revint, les yeux de
Branche-de-Saule était ouverts et elle faisait effort pour respirer.

--Dieu soit loué! sanglota Pierre, en tombant à genoux près d’elle,
Nepeese, ma Nepeese!

Elle lui sourit, ses deux mains croisées sur sa poitrine nue et Pierre
l’attira contre lui, oubliant l’eau qu’il était allé chercher avec tant
de peine.

Plus tard encore, comme il s’était mis à genoux pour regarder sous la
roche, son visage pâlit de nouveau et il dit:

--Mon Dieu! s’il n’y avait pas eu cette petite cavité dans la terre,
Nepeese...

Il frissonna et n’acheva point. Mais Nepeese, heureuse d’être saine et
sauve, fit un geste de la main et dit en lui souriant:

--J’aurais été comme ça! Ah! mon père!

Le visage de Pierre s’assombrit, tandis qu’il se penchait sur elle.

Il pensait aux cent périls de la forêt...

Il pensait à Mac Taggart, le facteur du lac Bain et il serra les poings,
tandis que ses lèvres touchaient doucement les cheveux de
Branche-de-Saule.




CHAPITRE IX

ENFIN, AMIS!


Poussé par les terribles cris de sauvage terreur de Branche-de-Saule et
à la vue de Pierre abandonnant comme un fou le corps de Wakayoo, Bari ne
cessa de courir qu’au moment où il fut hors d’haleine. Quand il
s’arrêta, il était bien loin du cagnon et se dirigeait vers l’étang des
castors.

Pendant presque une semaine entière, Bari ne s’était pas approché de
l’étang. Il n’avait oublié ni Dent-Brisée, ni Umisk, ni les autres
petits castors, mais Wakayoo et ses pêches quotidiennes de poisson frais
lui avaient été une tentation trop forte. Maintenant Wakayoo n’était
plus. Il comprenait que le gros ours noir ne pêcherait jamais plus dans
les mares paisibles et les remous brillants et que là où, durant des
jours, il y avait eu tranquillité et abondance, il n’y avait plus
maintenant qu’un immense danger et, juste comme en un autre endroit il
aurait couru chercher refuge au vieil arbre tombé, il s’enfuit,
désespéré, à l’étang des castors.

Il aurait été difficile de dire d’où lui venaient ses craintes, mais ce
n’était assurément pas à cause de Nepeese. Branche-de-Saule lui avait
fait une chasse ardue. Elle s’était jetée sur lui. Il avait senti
l’étreinte de ses mains et la fumée de sa douce chevelure et cependant
il n’avait pas peur d’elle. S’il s’arrêtait parfois dans sa fuite et
regardait derrière lui, c’était pour voir si Nepeese le suivait. Il ne
se serait pas enfui si vite loin d’elle, si elle avait été seule. Ses
yeux et sa voix et ses mains avaient mis en lui quelque chose
d’attirant. Il était rempli maintenant d’une immense tendresse et d’un
plus immense isolement: et cette nuit-là, son sommeil fut lourd de
cauchemars. Il se trouva un lit sous une racine de sapin, non loin de
l’étang des castors, et pendant toute la nuit, son sommeil fut plein de
rêves agités: rêves de sa mère, de Kazan, du vieil arbre tombé, d’Umisk
et de Nepeese. Une fois, en s’éveillant, il pensa que la racine de
sapin, c’était Louve-Grise et, quand il s’aperçut de son erreur et
qu’elle n’était point là, Pierre et Branche-de-Saule auraient pu dire la
signification de ses cris s’ils les avaient entendus. A plusieurs
reprises, il revécut, en frissonnant, les événements de cette journée.
Il revit la fuite de Wakayoo dans la petite prairie, il le revit mourir.
Il revit l’éclat des yeux de Branche-de-Saule tout près des siens; il
réentendit sa voix si douce, si basse qu’elle lui était comme une
musique singulière, et il entendit de nouveau ses terribles
gémissements.

Il fut content, lorsque l’aube arriva. Il ne chercha pas de nourriture,
mais descendit à l’étang. Il n’y avait maintenant que bien peu d’espoir
et d’attente dans sa manière d’agir. Il se souvenait que, aussi
parfaitement qu’un animal peut l’exprimer, Umisk et ses camarades lui
avaient fait comprendre qu’ils ne voulaient rien avoir de commun avec
lui. Et cependant, de savoir qu’ils étaient là lui enlevait un peu de
son isolement. C’était plus que de l’isolement. Le loup en lui était
débordé. Le chien dominait. Et, dans ces moments-là, lorsque le sang de
la bête sauvage était presque endormi en lui, il était attristé par la
sensation instinctive et croissante qu’il n’appartenait pas à cette
solitude, mais qu’il était parmi elle un transfuge, menacé de tous côtés
par d’étranges dangers.

Dans les forêts profondes du Nord, le castor ne travaille et ne joue pas
uniquement dans les ténèbres, mais utilise le jour encore plus que la
nuit et bien des gens de Dent-Brisée étaient éveillés, lorsque Bari se
mit à inspecter tristement les rives de l’étang. Les petits castors se
trouvaient encore avec leurs mamans dans les vastes maisons qui se
dressaient comme de grands dômes de bois et de boue au milieu du lac. Il
y avait trois de ces maisons. L’une d’elles avait au moins trente pieds
de diamètre. Bari eut quelque difficulté à suivre le côté de l’étang
qu’il avait pris. Lorsqu’il fut revenu parmi les saules et les aulnes et
les bouleaux des douzaines de petits canaux traversaient et
retraversaient sa route. Quelques-uns de ces canaux avaient un pied de
largeur, d’autres trois ou quatre pieds et tous étaient remplis d’eau.
Aucune contrée du monde n’avait jamais eu meilleur système de transport
fluvial que ce domaine des castors, au bas duquel ils apportaient leurs
matériaux de construction et leur ravitaillement dans le principal
réservoir: l’étang. Dans l’un des plus larges canaux, Bari surprit un
gros castor remorquant une coupe de bouleau de quatre pieds aussi
épaisse qu’une jambe d’homme: une demi-douzaine de déjeuners, de dîners
et de soupers en un seul chargement. Les quatre ou cinq écorces
inférieures du bouleau constituent ce qu’on pourrait nommer le pain et
le beurre et les pommes de terre d’un menu de castor, tandis que les
écorces bien plus estimées des saules et des jeunes aulnes tiennent lieu
de viande et de tarte. Bari flaira curieusement la coupe de bouleau
après que le vieux castor l’eut abandonnée dans sa fuite, puis il
continua d’avancer. Il ne cherchait pas à se cacher maintenant et au
moins une demi-douzaine de castors purent le voir complètement, avant
qu’il parvînt à l’endroit où l’étang se rétrécissait dans le bas, à la
largeur du ruisseau, presque à un demi-mille de la digue. Alors, il
revint sur ses pas en flânant. Toute la matinée, il circula autour de
l’étang, se montrant ouvertement.

                   *       *       *       *       *

Dans leurs énormes forteresses de boue et de bois, les castors tinrent
un conseil de guerre. Ils étaient évidemment étonnés. Il y avait quatre
ennemis qu’ils redoutaient par-dessus tous les autres: la loutre qui
détruisait leurs digues en hiver et leur apportait la mort à cause du
froid et en faisant baisser les eaux de telle sorte qu’ils ne pouvaient
plus aller à leurs approvisionnements; le lynx, qui les dévorait tous,
vieux aussi bien que jeunes; le renard et le loup, qui pouvaient se
tenir en embuscade pendant des heures afin de fondre sur les tout jeunes
comme Umisk et ses camarades de jeu. Si Bari avait été l’un quelconque
de ces quatre-là, l’astucieux Dent-Brisée et ses gens auraient su ce
qu’il fallait faire. Mais Bari n’était, bien sûr, pas une loutre, et
s’il était renard, loup ou lynx, ses actes étaient au moins bizarres
pour ne pas dire plus. Une demi-douzaine de fois, il avait eu l’occasion
de fondre sur sa proie, s’il cherchait une proie. Mais à aucun moment,
il n’avait manifesté le désir de leur faire du mal.

Il se peut que les castors discutèrent complètement le cas entre eux. Il
est possible qu’Umisk et ses camarades parlèrent à leurs parents de leur
aventure et de ce fait que Bari n’avait pas tenté un mouvement pour leur
faire mal, lorsqu’il aurait pu fort aisément les attraper. Il est aussi
plus que vraisemblable que les vieux castors qui avaient fui Bari ce
matin-là, firent le récit de cet incident, insistant de nouveau sur ce
fait que l’étranger, tout en leur faisant peur, n’avait montré aucune
disposition à les attaquer. Tout cela est fort possible, car si les
castors peuvent jouer un rôle important dans une histoire du continent
et peuvent accomplir des prodiges dans l’art des ingénieurs tels qu’il
ne faut rien moins de la dynamite pour les détruire, il est absolument
raisonnable de supposer qu’ils ont quelque moyen de se comprendre entre
eux.

Toujours est-il que, courageusement, le vieux Dent-Brisée prit sur lui
d’en finir avec l’indécision qui planait.

                   *       *       *       *       *

Il était très tôt dans l’après-midi que, pour la troisième ou quatrième
fois, Bari se promenait sur la digue. Cette digue avait bien deux cents
pieds de longueur, mais à aucun endroit, l’eau ne pouvait la franchir,
le trop plein trouvant à s’échapper par d’étroites écluses. Une semaine
ou deux plus tôt, Bari aurait pu passer sur la rive opposée de l’étang
par cette digue, mais maintenant, tout au bout, Dent-Brisée et ses
ingénieurs ajoutaient une nouvelle partie de digue et, afin d’accomplir
leur travail plus aisément, avaient bien inondé cinquante mètres du sol
bas où ils travaillaient. La digue principale fascinait Bari. Elle était
fortement imprégnée de l’odeur de castor. La crête en était élevée et
sèche et il y avait des douzaines de petites excavations mollement
creusées dans lesquelles les castors avaient pris leurs bains de soleil.

Dans l’une de ces excavations, Bari s’étendit, les yeux fixés sur
l’étang. Nulle ride n’agitait sa douceur veloutée. Aucun bruit ne
brisait la placidité ensommeillante de l’après-midi. Les castors
devaient être morts ou endormis après tout le remue-ménage qu’ils
avaient fait. Et cependant ils savaient que Bari se trouvait sur la
digue. A l’endroit où il était couché, le soleil tombait à flots tièdes
et il faisait si délicieux qu’au bout d’un moment il avait peine à
garder ses yeux ouverts pour surveiller l’étang. Et puis il s’endormit.

Comment Dent-Brisée devina-t-il justement cela, c’est un mystère. Cinq
minutes plus tard, il remonta tranquillement à la surface sans un
clapotis ni un bruit, à cinquante mètres de Bari. Pendant quelques
minutes, il remua à peine dans l’eau. Puis il nagea très lentement,
traversant l’étang, parallèlement à la digue. De l’autre côté, il
remonta sur la rive et, pendant une minute encore, demeura aussi
immobile qu’une pierre, les yeux sur cette partie de la digue où Bari
était étendu. Nul autre castor ne bougeait et il fut vite évident que
Dent-Brisée n’avait d’autre objet en vue que d’observer Bari de plus
près. Quand il rentra dans l’eau, il nagea tout le long de la digue. A
dix pas de Bari, il se mit à remonter. Il le fit avec beaucoup de
lenteur et de prudence. Enfin, il atteignit le sommet de la digue.

Quelques mètres plus loin, Bari était presque caché dans son retrait; il
n’y avait que le haut de son corps noir brillant qui apparaissait à
l’examen rigoureux de Dent-Brisée. Pour voir mieux, le vieux castor
étala derrière lui sa queue plate et s’assit sur son arrière-train, les
deux pattes de devant posées comme celles d’un écureuil sur sa poitrine.
Dans cette position, il avait bien trois pieds de haut. Il pesait
peut-être quarante livres et il ressemblait en quelque manière à l’un de
ces bons gros chiens, d’humeur commode, à l’air niais et à robuste
poitrine. Mais son cerveau fonctionnait avec une célérité surprenante.
Tout à coup, il donna dans la boue durcie de la digue un simple coup de
queue et Bari sursauta aussitôt. Il vit Dent-Brisée et le regarda
fixement. Dent-Brisée le fixa à son tour. Durant une bonne demi-minute,
ni l’un ni l’autre ne bougèrent d’un millième de pouce. Puis Bari se
dressa et agita la queue.

                   *       *       *       *       *

Ce fut suffisant. Se laissant tomber sur ses pieds d’avant, Dent-Brisée
marcha en se dandinant, tout à loisir, jusqu’à l’extrémité de la digue
et fit son plongeon. Il n’était plus défiant ni bien pressé maintenant.
Il agita l’eau fortement et nagea hardiment sous Bari, devant et
derrière. Quand il eut fait cela plusieurs fois, il coupa droit à
travers l’étang jusqu’à la plus grande des maisons et disparut. Cinq
minutes après l’exploit de Dent-Brisée, un mot d’ordre circulait
rapidement parmi la colonie. L’étranger, Bari, n’était pas un lynx. Ce
n’était pas un renard. Ce n’était pas un loup. De plus, il était tout
jeune et sans mauvais dessein. On pouvait se remettre à l’ouvrage. On
pouvait se remettre au jeu. Il n’y avait aucun danger. Telle fut la
décision de Dent-Brisée. Si quelqu’un avait traduit ces faits en langue
castor dans un mégaphone, la réponse n’aurait pas été plus prompte. Tout
aussitôt il sembla à Bari, qui était encore debout au bord de la digue,
que l’étang fourmillait de castors. Il n’en avait jamais tant vu en une
fois jusqu’alors. Ils surgissaient de partout et d’aucuns, émergeant à
moins d’une douzaine de pieds de lui, le regardaient tout tranquillement
avec curiosité.

Pendant cinq minutes peut-être, les castors parurent n’avoir rien de
mieux à faire. Alors, Dent-Brisée se mit debout contre le rivage et se
hissa dehors. D’autres le suivirent. Une demi-douzaine de travailleurs
disparurent dans les canaux. Autant d’autres s’en allèrent en se
dandinant parmi les aulnes et les saules. Attentivement, Bari cherchait
Umisk et ses compagnons. Il les aperçut enfin qui s’avançaient en
nageant, venant des plus petites maisons. Ils atterrirent dans leur cour
de récréation: le banc moelleux qui dominait la rive vaseuse. Bari agita
la queue si fort que son corps entier était secoué et il se précipita en
courant tout le long de la digue.

Lorsqu’il arriva sur le lambeau uni de la berge, Umisk s’y trouvait
seul, grignotant son souper sur un long saule fraîchement coupé. Les
autres petits castors étaient partis dans un buisson touffu de jeunes
aulnes.

Cette fois, Umisk ne s’enfuit pas. Il leva les yeux de la tige qu’il
rongeait. Bari s’accroupit, agitant la queue de la façon la plus amicale
et la plus engageante. Durant quelques secondes, Umisk l’observa. Il n’y
avait rien à craindre désormais. Quelle que pût être cette bizarre
créature, elle était jeune et sans mauvais dessein et paraissait, en
vérité, désirer de la compagnie. Il regarda Bari attentivement.

Puis, très calme, il se remit à son souper. Et Bari comprit qu’il aurait
bientôt des amis.




CHAPITRE X

AU SECOURS D’UMISK


Absolument comme, dans la vie de chaque individu, il y a un fait d’une
immense et souveraine importance, soit en bien soit en mal, ainsi dans
la vie de Bari, l’étang des castors eut une influence capitale sur sa
destinée. Où serait-il allé s’il ne l’avait découvert et que lui
serait-il arrivé? Voilà des conjectures qu’il est permis de faire. Mais
l’étang le retint. Il commença par remplacer le vieil arbre tombé et
chez les castors eux-mêmes, Bari rencontra une camaraderie qui compensa,
en un sens, la perte de Kazan et de Louve-Grise. Cette camaraderie, si
on peut l’appeler ainsi, alla tout juste jusque-là et pas plus avant. Au
fur et à mesure que les jours passaient les plus vieux castors
s’accoutumèrent mieux à voir Bari. Au bout d’une quinzaine, si Bari
était parti, il leur aurait manqué, mais pas de la même manière que les
castors auraient manqué à Bari. C’était de leur part affaire de
tolérance provenant d’un bon naturel. Chez Bari, c’était autre chose. Il
était encore _uskahis_ comme aurait dit Nepeese; il désirait encore être
câliné par sa mère; il était toujours guidé par cette tendresse de tout
petit dont il n’avait pas encore eu le temps de se défaire, et, lorsque
la nuit venait, pour communiquer complètement cette tendresse, il lui
prenait envie d’entrer dans la grande maison des castors avec Umisk et
ses petits camarades et d’y dormir.

Durant la quinzaine qui suivit la prouesse de Dent-Brisée sur la digue,
Bari prit ses repas à un mille en amont du ruisseau, où il avait des
écrevisses en abondance. Mais l’étang était sa demeure.

La nuit le retrouvait toujours là et il y passait une grande partie de
sa journée. Il dormait au bout de la digue ou sur la crête par les nuits
particulièrement claires et les castors l’acceptaient comme un hôte en
permanence. Ils travaillaient en sa présence, comme s’il n’avait pas
existé. Bari était fasciné par leur travail, qu’il ne se lassait jamais
d’observer. Il en était étonné et ahuri. Chaque jour, il les voyait
enfoncer dans l’eau du bois de charpente et des broussailles pour
construire la nouvelle digue. Il vit cette digue avancer rapidement
grâce à leurs efforts.

                   *       *       *       *       *

Un jour, il se coucha à moins de douze pieds d’un castor qui sciait à
ras de terre un arbre de six pouces de diamètre. Lorsque l’arbre tomba
et que le vieux castor s’en alla se garer, Bari s’éloigna également.
Puis il revint flairer la coupe, se demandant de quoi il s’agissait et
pourquoi l’oncle d’Umisk, ou son grand-père, ou sa tante, avait pris
toute cette peine.

Il ne pouvait toujours décider Umisk et les autres jeunes castors à
jouer avec lui et, au bout de la première semaine ou à peu près, il
renonça à ses tentatives. En fait, leur jeu l’étonnait presque autant
que les travaux de construction de digue des castors plus âgés. Umisk,
par exemple, était ravi de jouer dans la vase sur la rive de l’étang. Il
ressemblait à un tout petit garçon. Lorsque ses aînés immergeaient à la
grande digue des bois de construction de trois pouces à un pied de
diamètre, Umisk apportait de petits rondins et des baguettes pas plus
gros qu’un crayon dans sa cour de récréation et bâtissait à sa façon ce
qu’il estimait une digue. Il pouvait travailler durant une heure parfois
à sa digue-joujou aussi ingénieusement que son père et sa mère
travaillaient à la grande digue et Bari restait couché, étendu sur le
ventre, à quelques pas de là, à l’observer et à l’admirer grandement. Et
parmi la boue à demi desséchée, Umisk creusait également ses canaux en
miniature ni plus ni moins qu’un gamin aurait pu creuser des rivières et
des océans infestés de pirates dans le débordement de quelque source
écartée. Avec ses petites dents pointues, il coupait à ras de terre son
énorme bois de construction, des tiges de saule n’ayant jamais plus d’un
pouce de diamètre et lorsqu’une de ces tiges de quatre ou cinq pieds
s’abattait, il éprouvait sans nul doute une aussi vive satisfaction que
Dent-Brisée, lorsqu’il envoyait s’écraser au bord de l’étang un bouleau
de soixante-dix pieds. Bari ne pouvait comprendre le plaisir de tout
cela. Il apercevait bien quelque raison à ronger les bâtons, lui-même
aimait s’aiguiser les dents sur des bâtons; mais il s’étonnait de voir
Umisk enlever si laborieusement l’écorce des bâtons pour l’avaler.

Une autre méthode de jeu découragea davantage encore les avances de
Bari. A peu de distance de l’endroit où il avait aperçu Umisk pour la
première fois, il y avait un remblai en pente qui s’élevait à dix ou
douze pieds au-dessus de l’eau et ce remblai était utilisé par les
jeunes castors comme glissade. Il était devenu lisse et dur. Umisk
grimpait sur le remblai à l’endroit où il était moins raide. Au sommet
de la glissade, il étalait sa queue plate derrière lui, se donnait une
secousse, s’élançait en bas du tobogan et dévalait dans l’eau au milieu
d’un vaste éclaboussement. Parfois, il y avait de six à dix jeunes
castors mêlés à ce jeu et, de temps à autre, un des plus vieux s’amenait
en se dandinant au faîte de la glissoire et faisait un tour avec les
plus jeunes.

Une après-midi que le tobogan était spécialement humide et glissant par
suite d’un récent usage, Bari grimpa par le sentier des castors au
sommet du talus et se mit à l’examiner. Nulle part il n’avait senti
l’odeur de castor si fort que sur la glissoire. Il commença à flairer
et, sans prendre garde, s’avança trop. Tout à coup, ses pieds se
dérobèrent sous lui et, en poussant un petit jappement sauvage, il s’en
alla rouler au bas du tobogan. Pour la seconde fois de sa vie, il se
trouva à se débattre sous l’eau et quand une minute ou deux plus tard,
il se tira de la vase molle sur un terrain plus ferme de la rive, il
avait enfin une opinion très nette des amusements des castors. Il se
peut qu’Umisk l’eût vu. Il se peut que, de très bonne heure, l’histoire
de son aventure fût connue de tous les habitants de Castortown. Car,
lorsque Bari arriva près d’Umisk, qui mangeait son souper d’écorce
d’aulne, ce soir-là, Umisk maintint ses positions jusqu’au dernier pouce
et, pour la première fois, ils se flairèrent nez à nez. Du moins Bari
renifla sans discrétion et le courageux petit Umisk s’assit comme un
sphinx accroupi. C’était le cimentage final de leur amitié, du moins
quant à Bari. Il cabriola tout autour de l’autre d’une manière
extravagante pendant quelques minutes, disant à Umisk combien il
l’aimait et qu’ils seraient de grands camarades. Umisk ne parla pas. Il
ne fit pas un mouvement tant qu’il eut achevé son souper. Mais c’était
malgré tout un petit bonhomme qui avait l’air camarade et Bari était
plus heureux qu’il ne l’avait encore été depuis le jour qu’il avait
quitté le vieil arbre tombé.

                   *       *       *       *       *

Cette amitié, encore qu’elle parût évidemment n’exister que d’un côté,
fut tout de même une bonne fortune pour Umisk. Quand Bari était à
l’étang, il se tenait toujours aussi près que possible d’Umisk,
lorsqu’il le pouvait rencontrer. Un jour, il était couché dans une
touffe d’herbe, à moitié endormi, tandis qu’Umisk s’affairait dans un
taillis de pousses d’aulnes à quelques mètres plus loin. Il se fit un
bruit avertisseur de queue de castor qui éveilla complètement Bari, puis
un autre et encore un autre, pareils à des coups de pistolet. Il se leva
vivement. De toutes parts, les castors cherchaient refuge dans l’étang.
Juste à cet instant, Umisk sortit des aulnes et se hâta vers l’eau aussi
vite que pouvaient le porter ses courtes et grasses jambes. Il avait
presque atteint la vase, quand un rouge éclair passa devant les yeux de
Bari dans le soleil d’après-midi. Un instant après, Napakasew, le
renard, avait fixé ses crocs pointus dans la gorge d’Umisk. Bari
entendit le cri d’agonie de son petit ami; il entendit le _flap, flap,
flap_ forcené des queues et son sang bouillonna soudain d’un frisson de
colère et de rage. Aussi promptement que le renard lui-même, il s’élança
à la rescousse. Il était aussi gros et aussi lourd que le renard et,
lorsqu’il attaqua Napakasew, ce fut avec un grognement féroce, que
Pierre aurait pu entendre du bord extrême de l’étang, et ses dents
pénétrèrent comme des couteaux dans l’épaule de l’agresseur d’Umisk. Le
renard était de l’espèce des voleurs de grands chemins qui tuent par
derrière. Ce n’était pas un combattant quand il se trouvait croc à croc,
à moins qu’il ne fût acculé dans un coin, et l’assaut de Bari fut si
véhément et si brusque qu’il se mit à fuir avec presque autant de
vélocité qu’il en avait mis à fondre sur Umisk. Bari ne le poursuivit
pas. Il s’approcha d’Umisk qui était à demi affaissé dans la boue,
pleurnichant et reniflant de bizarre façon. Gentiment, Bari le flaira
et, après un moment ou deux, Umisk se dressa sur ses pieds palmés tandis
que vingt ou trente castors pour le moins s’agitaient dans l’eau, près
de la rive, d’une façon extraordinaire.

                   *       *       *       *       *

Après cela, Bari se sentit plus que jamais comme chez lui à l’étang des
castors.




CHAPITRE XI

PRIS!


Tandis que Bari s’établissait de plus en plus à demeure à l’étang des
castors et que Pierre et Nepeese, sur l’autre rive, imaginaient des
plans pour l’attirer à eux à cause de son étoile blanche et de la tache
blanche de son oreille qui leur rappelait un autre Bari qu’ils avaient
tous deux aimé, Bush Mac Taggart mettait au point une de ses petites
combinaisons, au poste du lac Bain, à environ cinquante milles nord-est.

Mac Taggart était facteur au lac Bain depuis sept ans. Sur les registres
de la Compagnie, là-bas, à Winnipeg, il était inscrit comme un homme
remarquablement habile. Les dépenses de son poste étaient au-dessous de
la moyenne et son relevé semi-annuel de fourrures tenait toujours une
des premières places. A la suite de son nom, mis en tête de liste dans
le bureau principal, figurait une annotation qui disait: «Obtient plus
avec un dollar qu’aucun autre homme au nord du Lac de Dieu.» Les Indiens
savaient pourquoi. Ils l’appelaient _Napao Wetikoo_, l’homme diabolique.
Ils disaient cela à voix basse: nom murmuré avec crainte dans la lueur
des feux de campement et prononcé discrètement là où le vent n’aurait pu
le porter aux oreilles de Bush Mac Taggart. Ils le redoutaient. Ils le
haïssaient. Ils mouraient, sous sa discipline, de famine et d’anémie et
plus durement Mac Taggart serrait les doigts sur sa règle de fer et plus
mollement, lui semblait-il, ils répondaient à son autorité. C’était une
âme mesquine, cachée sous la carcasse d’une brute qui prenait plaisir à
son pouvoir. Et ici, dans l’âpre solitude, aux quatre points cardinaux
son pouvoir n’avait pas de limites. La puissante Compagnie était
derrière lui. Elle l’avait fait roi d’un domaine où il n’y avait
quasiment pas de loi hormis la sienne. Et, en retour, il envoyait à la
Compagnie des ballots et des paquets de fourrures au delà de toute
prévision. Ce n’était pas à elle d’avoir des soupçons. On était là-bas à
cent milles et plus et les dollars comptaient pour quelque chose.

Gregson aurait pu parler. Gregson était le contrôleur de ce district qui
visitait Mac Taggart une fois par an. Il aurait pu raconter que les
Indiens nommaient Mac Taggart Napao Wetikoo, parce qu’il ne leur payait
leurs fourrures qu’à moitié prix; il aurait pu expliquer tout au long à
la Compagnie que Mag Taggart mettait la population des trappeurs à deux
doigts de la famine pendant les mois d’hiver, qu’il la maintenait à
genoux, empoignée à la gorge, mettant la vérité dans une bien douce et
bien jolie posture, et qu’il avait toujours une femme ou une jeune fille
indienne ou métisse vivant avec lui au poste. Mais Gregson s’amusait
trop pendant ses visites au lac Bain. Il pouvait toujours compter sur
quinze jours de plaisir grossier et, au surplus, les femmes à sa maison
avaient un riche trésor de fourrures qui leur arrivait de Mac Taggart
par voie détournée.

Ce soir-là, Mac Taggart était assis sous le rayonnement d’une lampe à
huile dans son magasin. Il avait envoyé coucher son petit commis anglais
au visage de reinette et il était seul. Depuis six semaines, il ne
tenait plus en place. Il y avait juste six semaines que Pierre avait
amené Nepeese pour la première fois au lac Bain depuis que Mac Taggart y
était facteur. Il en était resté suffoqué. Depuis lors, il était
incapable de penser à rien d’autre qu’à elle. Deux fois, en l’espace de
ces six semaines, il était revenu à la cabane de Pierre. Demain il y
allait encore. Marie, la svelte jeune fille Cree qui était là-bas dans
sa hutte, il l’avait oubliée, absolument comme avant Marie une douzaine
d’autres avaient fui sa mémoire. C’était Nepeese maintenant qui
l’obsédait. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau que la fille de
Pierre.

Tout haut, il maudissait Pierre, tandis qu’il regardait la feuille de
papier sous sa main et sur laquelle pendent une heure et davantage il
avait extrait des notes de registres usés et poussiéreux de la
Compagnie. C’était Pierre qui lui barrait la route. Le père de Pierre,
d’après ces notes, avait été un Français pur sang. Par conséquent,
Pierre était un demi-Français et Nepeese un quart de Française, et bien
qu’elle fût si belle, il l’aurait juré, elle n’avait pas plus d’une
goutte ou deux de sang indien dans les veines. S’ils avaient été tout à
fait Indiens, Chippewyan, Cree, Ojibway, Dog Rib, n’importe quoi, il n’y
aurait pas eu à s’inquiéter le moins du monde. Il les aurait courbé sous
sa puissance et Nepeese serait venue à sa cabane comme Marie y était
venue six mois plus tôt. Mais il y avait là du Français maudit: Pierre
et Nepeese étaient différents des autres. Et pourtant...

Il grimaça un sourire et serra les poings plus fort. Après tout, son
pouvoir ne suffisait-il pas! Pierre oserait-il même aller contre ses
desseins? Si Pierre y mettait obstacle, il le ferait partir du pays, de
la région des trappeurs qui lui était échue comme un héritage de son
père et de son grand-père et même de plus haut encore. Il ferait de
Pierre un errant et un sans foyer, comme il avait rendu errants et sans
foyer des vingtaines d’autres qui avaient perdu ses bonnes grâces. Aucun
autre poste ne vendrait ou n’achèterait à Pierre, si la bête, la croix
noire, était apposée après son nom. C’était là sa puissance: une loi des
facteurs qui leur était transmise depuis des générations. C’était une
redoutable puissance pour le mal.

Il lui devait Marie, la souple jeune Cree aux yeux sombres qui le
haïssait et qui, malgré sa haine, «faisait son ménage». C’était le moyen
décent imaginé pour expliquer sa présence si jamais des explications
devenaient nécessaires: gouvernante!

Bush Mac Taggart regarda de nouveau les notes qu’il avait écrites sur la
feuille de papier. Le domaine des trappes de Pierre, son bien, selon la
commune loi de la solitude, était de très bon rapport. Pendant les sept
dernières années, Pierre avait reçu pour ses fourrures une moyenne d’un
millier de dollars par an, car Mac Taggart n’avait pas été capable de
tricher avec Pierre aussi complètement qu’il l’avait fait avec les
Indiens. Un millier de dollars par an! Pierre réfléchirait à deux fois
avant de tout envoyer promener. Mac Taggart se mit à sourire, tout en
froissant le papier dans sa main et se disposa à éteindre la lumière.

Sous sa chevelure court tondue et sans soin, son visage rouge s’enflamma
du feu qui lui brûlait le sang. C’était un visage déplaisant, dur comme
fer, sans pitié, plein de cet air qui lui avait valu le nom de _Napao
Wetikoo_. Ses yeux dardaient et il poussa un gros soupir en éteignant la
lampe. Il se mit à rire de nouveau, tandis que, dans l’obscurité, il
gagnait la porte. C’était comme si déjà Nepeese lui appartenait. Il
l’aurait, dût-il lui en coûter _la vie de Pierre_. Et _pourquoi pas?_
C’était si simple, en somme. Un coup de fusil dans une ligne de pièges
isolée, un simple coup de couteau... et qui saurait? Qui devinerait où
Pierre était parti? Et tout serait de la faute de Pierre! car la
dernière fois qu’il avait vu Pierre, il lui avait fait une proposition
acceptable. Il _épouserait_ Nepeese. Oui, même cela. Il l’avait dit à
Pierre aussi. Il avait également dit à Pierre que lorsqu’il serait
devenu son beau-père, il lui payerait double prix pour ses fourrures. Et
Pierre l’avait regardé fixement. Il avait regardé avec cet air singulier
d’étonnement dans sa figure d’un homme à qui on vient d’asséner un coup
de gourdin. Donc, s’il n’obtenait pas facilement Nepeese, tout
arriverait de la faute de Pierre. Demain, il repartirait pour le domaine
du métis et, après-demain, Pierre lui donnerait sa réponse. Bush Mac
Taggart riait encore en se couchant. Et cela fit frissonner Marie. En
lui-même, Mac Taggart se disait que la réponse de Pierre signifierait
dans la suite, pour Pierre, vie ou mort.

Jusqu’au lendemain du jour suivant, Pierre ne souffla mot à Nepeese de
ce qui s’était passé entre lui et le facteur du lac Bain. Puis, il le
lui dit:

--C’est une brute, un démon, fit-il, quand il eut fini. Je préférerais
te savoir là, avec elle, morte. Et il désigna le haut sapin sous lequel
était couchée la princesse, sa mère.

Nepeese n’avait pas remué les lèvres. Mais ses yeux s’étaient agrandis
et assombris et il y eut un afflux de sang à ses joues que Pierre
n’avait jamais vu auparavant. Elle se leva, quand il eut terminé et elle
semblait être plus grande que lui. Jamais elle n’avait eu l’air à ce
point d’une femme et les yeux de Pierre s’obscurcirent infiniment de
crainte et de malaise, en l’observant, tandis qu’elle regardait vers le
nord-ouest dans la direction du lac Bain. Elle était merveilleuse, ce
brin de fille-femme qu’il adorait même par-dessus son Dieu. Sa beauté le
troublait. Il avait entendu le tremblement de la voix de Mac Taggart. Il
avait surpris l’avide convoitise et l’appétit de l’animal dans la
physionomie de Mac Taggart. Et cela l’avait d’abord épouvanté. Mais
maintenant, il n’avait plus peur. Il était inquiet, mais ses poings
étaient serrés. Dans son cœur il y avait un feu qui couvait. Enfin,
Nepeese se retourna, et vint se rasseoir par terre près de lui, à ses
pieds. Pierre posa une de ses mains rudes sur ses cheveux. Il aimait
sentir la tiède caresse des tresses de soie entre ses doigts.

--Il vient demain, ma chérie, fit-il les yeux fixés sur la splendeur
pourpre du couchant. Que devrai-je lui dire?

Les lèvres de Branche-de-Saule étaient rouges. Ses yeux brillaient. Mais
elle ne leva pas les regards vers son père.

--Rien, Notawe... sauf qu’il faut lui dire que c’est à moi seule qu’il
doit venir demander ce qu’il veut.

Pierre se pencha et vit qu’elle souriait. Le soleil se coucha. Le cœur
de Pierre sombra avec lui comme du plomb coulé.

Du lac Bain à la hutte de Pierre, le sentier distance, à moins d’un
demi-mille de l’étang des castors, d’une douzaine de milles l’endroit où
Pierre habitait. Ce fut là, dans une courbe du ruisseau où Wakayoo avait
attrapé du poisson pour Bari, que Bush Mac Taggart dressa son campement
pour la nuit. On ne pouvait faire en canot que vingt milles du voyage,
et, comme Mac Taggart accomplissait à pied la dernière étape, son
campement était peu d’affaires: quelques balsamiers coupés, une
couverture légère et un petit feu à allumer. Avant de préparer son
souper, le facteur sortit de son paquetage une quantité de collets en
fil de laiton et passa une demi-heure à les poser sur les pistes des
lapins. Cette méthode de s’assurer de la viande était bien moins pénible
que de porter un fusil par temps chaud et était infaillible. Une
demi-douzaine de lacets fournissait au moins trois lapins et l’on était
certain que l’un des trois était assez jeune et délicat pour la poêle à
frire. Après avoir placé ses lacets, Mac Taggart mit une casserole de
_bacon_ sur les charbons et fit bouillir son café.

De toutes les odeurs d’un campement, le parfum du _bacon_ est celui qui
pénètre le plus avant dans la forêt. Il n’est pas besoin de vent. Il
vole de ses propres ailes. Par nuit calme un renard le flaire à un mille
au loin et à deux fois cette distance si le vent le pousse en droite
ligne. Ce fut cette odeur de _bacon_ qui parvint à Bari, couché dans sa
cagna, au faîte de la digue des castors. Elle était portée par une brise
douce et régulière délicieusement fraîche après le chaud soleil de la
journée et, au bout d’un moment, Bari se redressa et flaira l’illusion
du lard. Depuis son aventure dans le cagnon et la mort de Wakayoo, il
n’avait pas fait particulièrement bonne chère. La prudence l’avait
retenu près de l’étang et il avait vécu presque exclusivement
d’écrevisses.

Cette odeur nouvelle qui lui arrivait avec le vent nocturne éveilla sa
faim. Mais cette odeur était décevante. Tantôt Bari la respirait, la
minute d’après, elle était évanouie. Il quitta la digue et se mit à
chercher de quel point de la forêt cela venait, jusqu’à ce qu’un moment
plus tard il l’eût perdue tout à fait. Mac Taggart avait fini de frire
son bacon et le mangeait.

Il faisait une nuit splendide. Peut-être Bari aurait-il passé toute
cette nuit à dormir dans son nid du faîte de la digue, si l’odeur de
bacon n’avait suscité en lui une faim nouvelle. Depuis son aventure dans
le cagnon, la forêt profonde l’effrayait, surtout la nuit. Mais cette
nuit-ci ressemblait à un jour pâle et doré.

Il n’y avait pas de lune. Mais les étoiles brillaient comme un million
de lampes lointaines, baignant le monde dans un océan de molle lumière
houleuse. Un léger murmure de vent bruissait agréablement aux cimes des
arbres. A part cela, il faisait très calme, car c’était _Puskowepesim_,
la nouvelle lune, et les loups ne chassaient pas, les hiboux étaient
sans voix, les renards glissaient furtivement dans le silence de l’ombre
et même les castors avaient enfin cessé leurs travaux. Les cornes des
élans, du daim et du caribou étaient de velours délicat et ils ne
remuaient qu’à peine et ne se battaient pas du tout. On était tard en
juillet, la mue de la Lune pour les Cree, la Lune du silence pour les
Chippewyan.

Au milieu de ce silence, Bari se mit en chasse. Il fit lever une famille
de cailles déjà grandes, mais elles lui échappèrent. Il poursuivit un
lapin qui fut plus agile que lui. Pendant une heure, il n’eut pas de
chance. Puis, il entendit un bruit qui fit bouillonner chaque goutte de
son sang. Il était tout près du campement de Mac Taggart et ce qu’il
avait entendu c’était un lapin pris dans un des collets de Mac Taggart.
Il pénétra dans une petite clairière et là, à la lueur des étoiles, il
vit le lapin se livrer à la plus étrange pantomime. Cela l’amusa un
moment, et il s’arrêta. Wapoos, le lapin, avait passé sa tête fourrée
dans le lacet et son premier sursaut d’effroi avait déclenché le jeune
plant auquel le fil de cuivre était attaché, de sorte qu’il était
maintenant à demi-suspendu en l’air, ses pieds d’arrière seuls touchant
le sol. Et là, il dansait follement, tandis que le nœud autour de son
cou l’étranglait à mourir. Bari poussa une sorte de soupir. Il ne
pouvait rien comprendre au rôle que le fil et l’arbuste jouaient dans
cette pièce singulière. Tout ce qu’il pouvait discerner, c’était que
Wapoos gesticulait et dansait tout autour sur ses pattes de derrière de
la façon la plus ahurissante et la moins lapinesque. Il se peut qu’il
pensât qu’il s’agissait d’une manière d’amusement.

En cette circonstance, cependant, il ne se comporta point, à l’égard de
Wapoos, comme il l’avait fait pour Umisk. L’expérience et l’instinct
tout ensemble lui dirent que Wapoos ferait un fort bon repas, et après
quelques minutes d’hésitation, il s’élança sur sa proie.

Wapoos, à demi trépassé déjà, n’opposa presque pas de résistance et, à
la lueur des étoiles, Bari l’acheva et pendant une demi-heure ensuite,
il festoya.

                   *       *       *       *       *

Bush Mac Taggart n’avait entendu aucun bruit, car le lacet dans lequel
Wapoos s’était pris la tête était celui qui se trouvait le plus loin du
campement. A côté des tisons à demi consumés de son feu, Mac Taggart
était assis, adossé à un arbre, fumant sa pipe noire et rêvant avec
convoitise à Nepeese, tandis que Bari continuait son vagabondage
nocturne. Bari n’avait plus le moindre désir de chasser. Il était trop
repu. Mais il flairait çà et là les endroits baignés de clair de lune,
infiniment heureux de la quiétude répandue et de la splendeur dorée de
la nuit. Il suivait la trace d’un lapin, quand il arriva à un endroit où
deux troncs d’arbres tombés ne laissaient qu’un passage pas plus large
que son corps. Il s’y engagea, quelque chose se serra autour de son cou,
il y eut soudain un bruit sec, un coup de fouet, comme si le jeune plant
se détachait d’un ressort, et Bari fut soulevé du sol si brusquement
qu’il n’eut pas le temps de se demander ce qui arrivait. Le jappement de
sa gorge mourut en gargouillement et, l’instant d’après, il se livrait
aux mouvements de pantomime de Wapoos qui prenait sa revanche à
l’intérieur de son corps. Et vrai de vrai, Bari ne pouvait s’empêcher de
danser, tandis que le laiton se serrait de plus en plus étroitement
autour de son cou. Quand il mordait le laiton et abandonnait le poids de
son corps à terre, le jeune plant se penchait complaisamment, et puis,
rebondissant, le soulevait une minute complètement de terre.
Furieusement, il se débattait. Il est miraculeux que le fin laiton le
retint. Quelques instants encore, il serait brisé. Mais Mac Taggart
avait entendu Bari. Le facteur prit sa couverture et un gros bâton et se
précipita vers le collet. Ce n’était pas un lapin qui faisait ce bruit,
il le savait; peut-être un chat sauvage, un lynx, un renard, un jeune
loup.

«C’est un loup», pensa-t-il tout d’abord, dès qu’il vit Bari au bout du
lacet. Il laissa tomber la couverture et leva son gourdin. S’il y avait
eu des nuages au-dessus de sa tête ou si les étoiles avaient été moins
brillantes, Bari serait mort aussi sûrement que Wapoos. Au moment où il
levait son gourdin au-dessus de sa tête, Mac Taggart aperçut à temps
l’étoile blanche, le bout d’oreille blanc et la robe de jais de Bari.

D’un geste rapide, il remplaça le gourdin par la couverture.




CHAPITRE XII

SOUMIS, MAIS NON CONQUIS


Une demi-heure plus tard, le feu de Mac Taggart flambait de nouveau. A
sa clarté, Bari était étendu, ligoté comme un _papoose_ indien, ficelé
en boule comme un ballon, au moyen d’une courroie de _babiche_, sa tête
seule dépassant par un trou que son ravisseur avait pratiqué à cet effet
dans la couverture. Il était bel et bien capturé, tellement bel et bien
capturé, qu’il pouvait à peine remuer un muscle de son corps étroitement
emprisonné dans la couverture. A quelques pas de lui, Mac Taggart
baignait dans un bassin d’eau une main qui saignait. Il y avait
également une rouge éraflure sur un côté du cou de taureau de Mac
Taggart.

--Ah! petit diable! grognait-il à Bari. Ah! petit diable!

Il se pencha soudain sur lui et donna sur la tête de Bari un méchant
coup de sa lourde main.

--Je devrais te faire sauter la cervelle et, nom de Dieu! je crois bien
que je le ferai!

Bari l’observait, tandis qu’il ramassait un bâton à son côté, un bout de
brandon. Pierre l’avait poursuivi, mais c’était la première fois qu’il
se trouvait assez près du monstre humain pour voir la flamme pourpre de
ses yeux. Ils ne ressemblaient pas aux yeux de la merveilleuse créature
qui avait failli l’attraper dans le réseau de ses cheveux et qui s’était
glissée à sa suite sous la roche. C’étaient des yeux de brute. Ils le
faisaient se ratatiner et s’efforcer de rentrer la tête dans la
couverture, alors que le bâton se levait. Au même instant, Bari montrait
les crocs. Ses dents blanches luisaient à la lueur du feu. Il avait les
oreilles basses. Il aurait désiré entrer les dents dans la gorge rouge
d’où il avait fait couler du sang.

Le bâton s’abattit. Il s’abattit encore et encore, et quand Mac Taggart
eut fini de frapper, Bari demeura étendu, à demi étourdi, ses yeux
presque clos par les coups et la gueule en sang.

--C’est le moyen qu’on prend pour chasser le diable d’un chien sauvage,
hurlait Mac Taggart. J’espère que tu ne vas plus recommencer de jouer à
mordre, hein! jeune imbécile? Mille dieux! mais il m’a presque atteint
l’os de la main.

Il recommença à laver la blessure. Les dents de Bari avaient pénétré
profondément et il y avait un regard inquiet dans les yeux du facteur.
On était en juillet, un mauvais mois pour les morsures. De son bissac,
il tira un petit flacon de whisky et maintenant versait sur la blessure
une goutte de l’âpre liqueur, maudissant Bari pendant que cela brûlait
sa chair. Sur lui étaient attentivement fixés les yeux demi-fermés de
Bari. Il comprit qu’il avait enfin rencontré le plus mortel de ses
ennemis. Et cependant, il n’avait point peur. Le gourdin que maniait Mac
Taggart n’avait pas tué son courage. Il avait tué sa peur. Il avait
éveillé en lui une haine telle qu’il n’en avait jamais connue de
pareille, pas même lorsqu’il luttait avec Oohoomisew, le vieux hibou
outlaw. La colère vengeresse du loup brûlait maintenant en lui avec le
sauvage courage du chien. Il ne broncha point, lorsque Mac Taggart
s’approcha de nouveau de lui. Il fit effort pour se soulever et bondir
sur le monstre humain. Dans cet effort, emmaillotée comme il l’était
dans la couverture, il roula en un tas impuissant et comique. Cette vue
provoqua la bonne humeur de Mac Taggart et il éclata de rire. Il se
rassit le dos contre l’arbre et bourra sa pipe.

Bari ne détacha pas les yeux de lui, pendant qu’il fumait. Il l’observa
lorsqu’il s’étendit sur la terre nue pour se coucher. Plus tard encore,
il écouta le ronflement odieux du monstre humain. A diverses reprises,
au cours de cette longue nuit, Bari tenta de se libérer. Il n’oublierait
jamais cette nuit-là. Ce fut terrible. Aux plis épais et chauds de la
couverture, son corps suffoquait au point que le sang s’arrêta presque
de couler dans ses veines. Cependant, il ne poussa pas un gémissement.
Lorsque le matin arriva, il avait la tête affaissée contre le sol. Il ne
put la soulever lorsque le facteur se pencha vers lui. Mac Taggart
remarqua ce fait avec satisfaction.

--J’espère que tu ne vas pas m’embêter en allant chez Pierre,
grogna-t-il.

Ils se mirent en route avant le lever du soleil, car si le sang de Bari
était presque arrêté en lui, celui de Mac Taggart circulait dans son
corps avec l’ardeur de la hâte et du désir. Il combina ses derniers
plans en traversant rapidement la forêt, Bari sous son bras. Il
dépêcherait Pierre immédiatement au Père Crottin, à la mission, à
soixante-dix milles à l’ouest. Il épouserait Nepeese. Oui, l’épouser.
Cela flatterait l’amour-propre de Pierre. Et il serait _seul_ avec
Nepeese, pendant que Pierre serait parti chez le missionnaire. Cette
pensée échauffait son sang comme un fort whisky. Il ne pensait pas dans
son cerveau surexcité et illogique à ce que Nepeese pourrait dire, à ce
qu’elle pourrait penser. Il ne se souciait pas de sa conscience. C’était
sa chair et son sang qu’il désirait, son corps exquis, sa beauté qui
affolaient son cœur de brute.

Son poing se serra et il se mit à rire méchamment, comme le traversait
un instant cette pensée que peut-être Pierre ne voudrait pas la laisser
partir. Pierre! Bah! ce ne serait pas la première fois qu’il tuerait un
homme! Ni la seconde! Tuer était chose aisée si on y allait carrément.
Personne pour voir! Personne pour entendre! Personne pour savoir! Tout
simplement une disparition, un départ de la hutte quelque jour et jamais
de retour. De nouveau il éclata de rire et marcha plus plus vite encore.
Il ne courait aucun risque; il n’y avait aucune chance que Nepeese lui
échappât. Lui, Bush Mac Taggart, était le roi de cette solitude, le
maître de ceux qui l’habitaient, l’arbitre de leurs destinées. Il était
le Pouvoir et la Loi. Et Nepeese reviendrait avec lui au lac Bain, même
s’il fallait creuser une tombe pour Pierre.

                   *       *       *       *       *

Le soleil était déjà haut quand Pierre, qui se trouvait devant sa cabane
avec Nepeese, désigna du doigt la montée du sentier à trois ou quatre
cents mètres de l’endroit où Bush Mac Taggart venait juste d’apparaître.

--Le voilà!

D’un visage qui avait vieilli depuis la nuit dernière, il regarda
Nepeese. Il revit la sombre flamme de ses yeux et la pourpre plus foncée
de ses lèvres entr’ouvertes, et son cœur de nouveau fut saisi de
crainte. Était-ce possible?

Elle se tourna vers lui, les yeux brillant, la voix tremblante:

--Rappelle-toi, Nootawe, qu’il faut me l’envoyer pour que je lui donne
réponse, s’écria-t-elle vivement. Et elle se précipita dans la hutte.

Le visage glacial et pâle, Pierre se trouva en face de Mac Taggart.




CHAPITRE XIII

MAC TAGGART OBTIENT SA RÉPONSE


De la fenêtre, son visage caché par les plis du rideau qu’elle avait
façonné, Branche-de-Saule vit ce qui se passait au dehors. Maintenant
elle ne souriait plus. Sa respiration était haletante et son corps
tendu, Bush Mac Taggart s’arrêta à moins d’une douzaine de pieds de la
fenêtre et donna une poignée de mains à Pierre, son père. Elle entendit
la voix rude de Mac Taggart, son salut bruyant, puis elle le vit qui
montrait à Pierre ce qu’il portait sous le bras. Elle l’entendit
nettement expliquer de quelle manière il avait pris son captif dans un
collet à lapins. Il déroula la couverture. Nepeese poussa un cri
d’étonnement. En un instant, elle fut dehors auprès des deux hommes.
Elle ne regarda pas Mac Taggart, elle ne posa point les yeux l’espace
d’un éclair sur sa figure rouge, enflammée de joie et de contentement.

--C’est Bari! s’écria-t-elle.

Elle prit le paquet des mains de Mac Taggart et, se tournant vers
Pierre:

--Dis-lui que Bari est à moi! fit-elle.

Elle se précipita dans la hutte. Mac Taggart la suivit du regard,
surpris et stupéfait. Puis il considéra Pierre. Un homme à demi aveugle
aurait pu voir que Pierre était aussi étonné que lui-même. Nepeese ne
lui avait point adressé la parole, à lui, le facteur du lac Bain. Elle
ne l’avait pas regardé. Elle lui avait enlevé le chien avec aussi peu
d’égards que s’il se fût agi d’un mannequin. La rougeur de son visage
augmenta tandis que ses yeux allaient de Pierre à la porte par laquelle
elle avait disparu et qu’elle avait refermée derrière elle.

Sur le sol de la cabane, Nepeese s’agenouilla et acheva de dérouler la
couverture. Elle n’avait pas peur de Bari. Ses yeux riaient. Ses lèvres
étaient entr’ouvertes. Elle avait oublié Mac Taggart. Alors tandis que
Bari roulait en tas flasque sur le plancher, elle vit ses yeux à demi
clos et le sang coagulé à ses babines, et le rayonnement de son visage
disparut aussi rapidement que le soleil caché par un nuage.

--Bari! appela-t-elle doucement. Bari! Bari!

Elle le souleva un peu dans ses deux mains. La tête de Bari s’affaissa.
Son corps était tellement engourdi qu’il n’avait plus la force de
bouger. Ses jambes ne sentaient plus. Il pouvait voir à peine. Mais il
entendit sa voix. C’était la même voix qui lui était parvenue le jour
qu’il avait ressenti la piqûre de la balle, la voix qu’il avait entendue
lorsqu’il s’était embarrassé dans ses cheveux, au cagnon, la voix qui
lui avait parlé sous la roche. Elle le fit tressaillir. Elle parut
agiter le sang apathique de ses veines. Il ouvrit plus grands les yeux
et revit les étoiles merveilleuses qui avaient brillé si doucement sur
lui, le jour de la mort de Wakayoo. Une des longues tresses de
Branche-de-Saule pendait par-dessus son épaule et il respira de nouveau
la douce odeur des cheveux, tandis que sa main le caressait et que sa
voix lui parlait. Puis, elle se leva brusquement et le quitta et il ne
bougea pas tandis qu’il l’attendait. Bientôt elle revenait avec un
bassin d’eau tiède et une serviette. Doucement, elle lava le sang de ses
yeux et de sa bouche. Et Bari ne fit encore aucun mouvement. Il
respirait à peine. Mais Nepeese vit de petits frissons qui agitaient son
corps, comme des secousses électriques, lorsque sa main le touchait.

--Il t’a frappé avec un gourdin, disait-elle, ses yeux noirs à moins
d’un pied de ceux de Bari. Il t’a frappé. Quelle brute!

Elle s’arrêta. La porte s’ouvrait et la brute était debout, les
regardant, une grimace sur son visage empourpré. Aussitôt Bari prouva
qu’il était vivant. Il s’échappa des mains de Branche-de-Saule, et avec
un brusque grognement, se dressa devant Mac Taggart. Les poils de son
échine se hérissèrent comme une brosse, ses crocs brillèrent, menaçants,
et ses yeux flambèrent comme des charbons ardents.

--Il a le diable au corps! fit Mac Taggart. Il est sauvage et descend du
loup. Il faut prendre garde qu’il ne vous enlève une main, _Ka-Sakahet_!

C’était la première fois qu’il l’appelait de ce nom d’amour--en cree,
bien-aimée. Le cœur de Branche-de-Saule bondit. Elle baissa un instant
les yeux vers ses poings crispés, et Mac Taggart remarquant ce qu’il
prenait pour de la confusion, posa avec tendresse sa main sur ses
cheveux. Du seuil de la porte, Pierre avait entendu le mot et maintenant
il voyait cette caresse, et il leva la main comme pour repousser la
vision d’un sacrilège.

--Mon Dieu! soupira-t-il.

Aussitôt après, il poussa un cri soudain d’étonnement qui s’unit à un
hurlement de douleur de Mac Taggart. Comme un éclair, Bari s’était
élancé vers la porte, et il avait enfoncé les dents dans une des jambes
du facteur. Ses dents aiguës avaient mordu profondément avant que le
facteur pût s’en débarrasser d’un brutal coup de pied. Proférant un
juron, il tira son revolver de l’étui. Branche-de-Saule le devança. En
poussant un léger cri, elle se précipita sur Bari, qu’elle prit entre
ses bras. Tandis qu’elle défiait Mac Faggart, sa gorge délicate, nue
jusqu’à l’épaule, était à peine à quelques pouces des crocs découverts
de Bari. Ses yeux dardaient vers le facteur.

--Vous l’avez battu! cria-t-elle. Il vous hait, vous hait!

--Laisse-le aller, supplia Pierre, plein d’une frayeur mortelle. Mon
Dieu! laisse-le aller, te dis-je, ou il va te déchirer.

--Il vous hait, vous hait, vous hait! répétait toujours et toujours
Branche-de-Saule en pleine figure de Mac Taggart, ahuri. Et, tout à
coup, elle se tourna vers son père:

--Non, il ne me fera pas mal! s’écria-t-elle. Regarde, c’est Bari. Ne te
l’avais-je pas dit? C’est Bari. N’est-ce pas la preuve qu’il me défendra
_contre lui_?

--Contre moi? balbutia Mac Faggart dont le visage s’assombrit.

Pierre fit un pas en avant et posa une main sur le bras de Mac Taggart.
Il souriait:

--Laissons-les s’arranger entre eux, monsieur, dit-il. Ce sont deux
petits brandons enflammés et nous ne sommes guère en sécurité. Si elle
est mordue...

Il secoua les épaules. Un grand fardeau sembla enlevé d’eux subitement.
Sa voix était douce et persuasive. Et maintenant la colère avait quitté
le visage de Branche-de-Saule. Coquette, elle leva les yeux vers Mac
Taggart et le regarda bien en face à demi souriante, tandis qu’elle
s’adressait à son père:

--Je vous rejoindrai bientôt, mon père, toi et M. le facteur du lac
Bain!

Il y a, pour sûr, de petits démons dans ses yeux, pensa Mac Taggart, de
petits démons qui lui souriaient, tandis qu’elle parlait mettant son
cerveau en feu et faisant circuler furieusement son sang. Ces yeux,
pleins de sorcières dansantes! Comme il les dompterait! il jouerait avec
eux, bientôt désormais! Il suivit Pierre, son corps énorme palpitant du
prodige de cette possession: elle serait sienne! Dans son exaltation, il
ne sentait plus la douleur cuisante causée par les dents de Bari.

--Je vais vous montrer la nouvelle carriole que j’ai faite pour l’hiver,
monsieur, dit Pierre, tandis que la porte se refermait derrière eux.

                   *       *       *       *       *

Une demi-heure plus tard, Nepeese sortait de la hutte. Elle put voir que
Pierre et le facteur s’étaient entretenus de quelque chose qui n’était
pas agréable à son père. Son visage était contraint. Elle surprit du feu
couvant sous la cendre dans son regard qu’il essayait d’adoucir, comme
on essaie d’étouffer des flammes sous une couverture. Mac Taggart ne
desserra pas les dents, mais ses yeux brillèrent de plaisir dès qu’il
l’aperçut. Elle savait de quoi il avait été question. Le facteur du lac
Bain avait demandé une réponse à Pierre et Pierre lui avait dit qu’elle
avait précisé qu’il devait aller la lui demander.

Et il venait. Elle se détourna avec un rapide battement de cœur et
descendit en courant un petit sentier. Elle entendit les pas de Mac
Taggart derrière elle et lança l’éclair d’un sourire par-dessus son
épaule. Mais ses dents grinçaient. Les ongles de ses doigts pénétraient
dans les paumes de ses mains.

Pierre ne bougea pas. Il les observait tandis qu’ils disparaissaient à
la lisière de la forêt, Nepeese devançant toujours Mac Taggart de
quelques pas. De sa poitrine sortit un long soupir.

--Par les mille cornes du diable! jura-t-il doucement. Est-il possible
qu’elle sourie du fond du cœur à cette brute? Non! c’est impossible! Et
pourtant, s’il en est ainsi...

Une de ses mains brunes serra convulsivement le manche de corne du
couteau passé à sa ceinture et, lentement, il se mit à les suivre.

Mac Taggart ne se hâtait pas de rattraper Nepeese. Elle suivait le
sentier étroit qui s’enfonçait dans la forêt et il en était content. Ils
seraient seuls, loin de Pierre. Il était à dix pas derrière elle et, de
nouveau, Branche-de-Saule lui souriait par-dessus son épaule. Elle
avançait sinueusement et rapidement. Elle gardait avec soin entre eux
une distance combinée, mais Mac Taggart ne devinait pas que c’était pour
cela qu’elle se retournait de temps en temps. Il était content de la
laisser avancer. Lorsqu’elle se détourna du sentier étroit pour prendre
un chemin de traverse qui semblait à peine frayé, son cœur exulta. Si
elle continuait d’avancer, il la tiendrait bientôt isolée, à bonne
distance de la hutte. Le sang affluait en feu à son visage. Il ne lui
parlait pas, de peur de la voir s’arrêter. Devant eux, il entendit le
grondement de l’eau. C’était le ruisseau qui se précipitait dans le
ravin.

Nepeese allait droit à ce bruit. Avec un rire léger, elle se remit à
courir et lorsqu’elle s’arrêta au bord du ravin, Mac Taggart était bien
à cinquante mètres derrière elle. A vingt pieds au-dessous, il y avait
un étang profond entre deux murailles de rochers, un étang si profond
qu’il semblait d’encre bleue. Elle se retourna pour faire face au
facteur du lac Bain. Jamais il ne lui avait paru plus pareil à une bête
fauve. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas eu peur. Mais, maintenant,
à cette minute, il l’effrayait. Avant qu’elle pût proférer ce qu’elle
avait combiné de dire, il était à son côté et lui avait pris le visage
entre ses larges mains, ses doigts épais s’enlaçant convulsivement aux
torons de soie de ses lourdes tresses qui lui retombaient par-dessus les
épaules autour du cou.

--Ka Sakahet! cria-t-il passionnément, Pierre a dit que vous me
réserviez votre réponse. Mais je n’ai plus besoin de réponse,
maintenant. Vous êtes à moi! A moi!

Elle poussa un cri. Ce fut un cri bégayé, brisé. Les bras du facteur
étaient autour d’elle comme des étaux de fer, meurtrissant son corps
frêle, l’étouffant, dérobant presque le monde à sa vue. Elle ne pouvait
plus ni se défendre, ni crier. Elle sentit la brûlure passionnée de ses
lèvres sur son visage, entendit sa voix, puis elle reprit une minute sa
liberté et l’air pénétra dans ses poumons oppressés. Pierre appelait. Il
était arrivé à la bifurcation de la sente et il appelait
Branche-de-Saule par son nom.

La main brûlante de Mac Taggart lui bâillonna la bouche.

Elle l’entendit qui disait: «Ne répondez pas!»

Puissante, furieuse, une haine monta en elle et, farouchement, elle
frappa la main pour l’écarter. On ne sait quoi dans ses yeux admirables
tint Mac Taggart en respect. Toute son âme brillait en eux.

--Bête noire! fit-elle haletante, en se dégageant du dernier contact de
ses mains. «Bête! bête noire!» Sa voix tremblait et son visage était en
feu.

--Regardez. Je suis venue vous montrer mon étang et vous dire ce que
vous désirez savoir, et vous, vous m’avez martyrisée comme une brute,
comme un rocher immense! Regardez, là, en bas, c’est mon étang!

Elle n’avait pas combiné son plan de cette façon. Elle avait décidé
d’être souriante, railleuse même, en ce moment-là. Mais Bush Mac Taggart
avait anéanti les projets si bien imaginés. Et pourtant, tandis qu’elle
désignait l’étang, le facteur du lac Bain se pencha une minute
par-dessus le bord du ravin. Alors elle se mit à rire, à rire en même
temps qu’elle lui donnait dans le dos une brusque secousse.

--Et voilà ma réponse, monsieur le facteur du lac Bain, cria-t-elle d’un
ton railleur, tandis qu’il plongeait, tête première, dans l’étang
profond entre les murailles rocheuses.




CHAPITRE XIV

L’ATTRAIT DE LA FEMME


De l’orée de la clairière, Pierre vit ce qui se passait et poussa un
grand soupir. Il retourna parmi les balsamiers. Ce n’était pas le moment
de se montrer. En même temps que con cœur battait comme un marteau, son
visage rayonnait.

Accroupie sur les mains et les genoux, Branche-de-Saule regardait
par-dessus le bord du ravin, Bush Mac Taggart avait disparu. Il avait
coulé à fond, telle une masse de bois, et l’eau de l’étang s’était
refermée sur lui avec un lent clapotis qui ressemblait à un rire de
triomphe. Il réapparaissait bientôt, se démenant des bras et des jambes
pour se maintenir au-dessus de l’eau, tandis que la voix de
Branche-de-Saule lui arrivait avec des cris ironiques:

--Bête noire! bête noire! Brute! brute!

Elle lui lançait avec colère des bouts de bois et des mottes de terre,
et, en levant les yeux tandis qu’il reprenait pied, Mac Taggart
l’aperçut penchée si fort au-dessus de lui qu’elle semblait sur le point
de tomber. Ses longues tresses pendaient dans le ravin et brillaient au
soleil; ses yeux riaient et ses lèvres se moquaient. Il pouvait
entrevoir l’éclat de ses dents blanches.

--Brute! Brute!

Il se mit à nager, la regardant toujours. Il y avait, cent mètres plus
bas, le ruisseau au cours tranquille et un banc d’argile où il pourrait
remonter et, jusqu’à moitié de cette distance, elle le suivait en riant
et en le narguant et en lui jetant bâtons et cailloux. Il remarqua
qu’aucun des bâtons ni des pierres n’était assez pesant pour le blesser.
Quand enfin ses pieds touchèrent le fond, elle était partie.

Vivement, Nepeese revint en courant par le sentier et presque jusque
dans les bras de Pierre. Elle était à bout de souffle et riait, tandis
qu’elle s’arrêtait une minute:

--Je lui ai donné réponse, Notawe! Il est dans l’étang.

Parmi les balsamiers, elle disparut comme un oiseau. Pierre n’essaya ni
de la retenir ni de la suivre.

--Tonnerre de Dieu! éclata-t-il de rire, et il coupa à travers bois pour
prendre un autre sentier.

Nepeese n’en pouvait plus quand elle arriva à la hutte. Bari, attaché à
un pied de table par une lisière d’enfant, l’entendit s’arrêter un
instant à la porte. Puis, elle entra et se dirigea droit vers lui.
Durant sa demi-heure d’absence, Bari avait à peine remué. Cette
demi-heure et les quelques minutes qui l’avaient précédée avaient fait
en lui des impressions extraordinaires. La Nature, l’hérédité et
l’instinct étaient à l’œuvre, détruisant et réédifiant, implantant en
lui une conscience nouvelle, un commencement de nouvel entendement. Une
violente et sauvage impulsion l’avait fait bondir sur Bush Mac Taggart,
lorsque le facteur avait mis la main sur la tête de Branche-de-Saule.
C’était irraisonné. C’était un retour en arrière du chien à ce jour d’il
y avait longtemps où Kazan, son père, avait tué une bête humaine sous la
tente, exactement pour un pareil motif. C’était le chien et et _la
femme_. Et ici encore il y avait _la femme_. Elle avait fait appel à la
grande passion secrète qui se trouvait en Bari, et qui lui venait de
Kazan. Entre toutes les choses au monde, il savait qu’il ne devait pas
blesser cette créature qui lui apparaissait sur le seuil de la porte. Il
tressaillit, tandis qu’elle s’agenouillait de nouveau près de lui, et,
du fond des âges, remonta jusqu’à lui la vague orageuse et glorieuse du
sang de Kazan, engloutissant le loup, submergeant la sauvagerie de sa
naissance, et la tête appuyée sur le plancher, il gémit doucement et
_agita la queue_.

Nepeese poussa un cri de joie.

--Bari! murmura-t-elle, lui prenant la tête entre ses mains, Bari!

Son attouchement le fit frissonner. Il provoquait à travers son corps de
brèves secousses, une vibration timide qu’elle pouvait sentir et qui
élargit la lumière de ses yeux. Doucement, sa main flatta la tête et
l’échine. Il semblait à Nepeese que Bari ne respirait plus. Sous la
caresse de sa main, les yeux s’étaient clos. Un instant après, elle lui
parla, et au son de sa voix, ses yeux se rouvrirent.

--Il va venir ici, la brute! Et il va nous tuer! disait-elle. Il voudra
te tuer parce que tu l’as mordu. Bari. Hop! Je voudrais que tu sois plus
grand et plus fort pour que tu puisses me débarrasser de sa tête.

Elle dénouait la _babiche_ du pied de la table et elle souriait. Elle
n’avait pas peur. C’était une terrible affaire; elle palpitait
d’allégresse à la pensée d’avoir battu la brute à sa manière. Elle
revoyait Mac Taggart dans l’étang, se débattant et se démenant de tous
côtés comme un immense poisson. Il était en train de remonter du ravin
maintenant et elle se mit à rire de nouveau, tandis qu’elle enlevait
Bari sous son bras.

--Oh! Oopi-Nao, mais tu es lourd, bégaya-t-elle. Et pourtant, il faut
que je t’emporte, parce que je vais me sauver.

Elle se précipita dehors. Pierre n’était pas revenu et elle s’élança
promptement parmi les balsamiers derrière la hutte, Bari pendu dans
l’anse de son bras, comme un sac empli jusqu’aux deux bouts et ficelé
par le milieu. Cela lui faisait cet effet du moins, s’il avait pu dire
sa pensée. Mais il n’avait pas encore de penchant à se tortiller afin de
reprendre sa liberté. Nepeese courut ainsi avec lui jusqu’à ce que son
bras lui fît mal. Alors elle s’arrêta, et déposa Bari à terre, à ses
pieds, tenant l’extrémité de la longe en peau de caribou qui était nouée
autour du cou du chien. Elle guettait tout écart qu’il pourrait faire
pour s’évader. Elle pensait qu’il aurait essayé de le faire et, pendant
quelques minutes, elle le surveilla étroitement, tandis que Bari, les
pieds à terre, une fois de plus, regardait autour de lui. Alors,
Branche-de-Saule lui parla doucement:

--Tu ne vas pas t’enfuir, Bari. Non. Tu vas rester avec moi et nous
tuerons cette brute d’homme, s’il ose encore me faire ce qu’il a voulu
faire là-bas. Hop!

Elle rejetta en arrière ses cheveux dénoués qui lui brouillaient son
visage enflammé et, durant une minute, elle oublia Bari, en resongeant à
la scène au bord du ravin. Il avait levé son regard droit vers elle,
quand ses yeux s’abaissèrent de nouveau sur lui. «Non tu ne vas pas
t’évader... Tu vas me suivre, murmura-t-elle. Viens!»

La courroie étranglait le cou de Bari, tandis qu’elle le pressait de la
suivre. C’était comme un autre collet à lapin et il arc-bouta ses pattes
de devant et montra un peu les crocs. Branche-de-Saule ne tira pas. Sans
crainte, elle posa de nouveau la main sur la tête de Bari. Du côté de la
hutte partit un cri et, à ce bruit, elle enleva une fois encore Bari
dans son bras.

--Bête noire! Bête noire! cria-t-elle par-dessus son épaule en se
moquant, mais pas assez haut pour être entendue à plus de quelques
mètres de là. Va-t’en au lac Bain, _Owases_, bête féroce!

Elle se mit à marcher vivement à travers la forêt qui devint plus
profonde et plus sombre et où il n’y avait plus de sentier frayé. Trois
fois, pendant la demi-heure suivante, elle s’arrêta pour mettre Bari à
terre et reposer son bras. Chaque fois, elle l’engageait d’une façon
pressante à la suivre. La deuxième et la troisième fois, Bari se
trémoussa et agita la queue, mais malgré ces démonstrations de
contentement à la tournure que prenaient les choses, il ne voulut pas
avancer. Quand la corde lui serrait le cou, il se butait; une fois, il
groula de nouveau, il mordit méchamment la courroie. Aussi, Nepeese
continua de le porter. Ils parvinrent enfin dans une clairière. Il y
avait une prairie minuscule, au cœur de la forêt, guère plus de trois ou
quatre fois grande comme la hutte. L’herbe sous les pieds était douce et
verte et parsemée de fleurs. Juste au milieu de cette oasis coulait une
riviérette que Branche-de-Saule franchit en tenant Bari sous son bras.
Au bord du ruisselet, il y avait un petit wigwam construit de sapins
frais coupés et de rameaux de balsamiers. Par la minuscule _mekewap_,
Branche-de-Saule passa la tête afin de voir si tout était demeuré ainsi
qu’elle l’avait laissé la veille. Puis, avec un long soupir de
soulagement, elle déposa par terre son fardeau à quatre pattes et
accrocha l’extrémité de la courroie à l’un des troncs de sapins coupés.

Bari s’enfonça sous le mur du wigwam, et, la tête dressée, les yeux
larges ouverts, observa attentivement ce qui allait ensuite se passer.
Aucun mouvement de Branche-de-Saule ne lui échappait. Elle était
rayonnante et heureuse. Elle leva les bras vers l’immensité du ciel et
son rire, doux et sauvage comme un chant d’oiseau, fit courir un
frémissement dans le corps de Bari avec l’envie de sauter autour d’elle
parmi les fleurs. Un moment, Nepeese parut l’oublier. Son sang sauvage
circulait plus vite, dans sa joie d’avoir triomphé du facteur du lac
Bain. Elle le revoyait pataugeant dans l’étang; elle se le représentait
maintenant à la hutte, trempé et furieux, demandant à «mon père» où elle
était. Et «mon père», secouant les épaules, lui disait qu’il n’en savait
rien, que probablement elle s’était enfuie dans la forêt. Il n’entrait
pas dans sa tête qu’en se moquant ainsi de Bush Mac Taggart, elle avait
joué avec le feu. Elle ne pressentait pas le danger qui, en une minute,
si elle s’en fût rendu compte, aurait fait pâlir la rougeur étrange de
son visage et figé le sang dans ses veines. Elle ne soupçonnait pas que
Mac Taggart était devenu pour elle une menace plus terrible que tous les
loups des forêts. Car le facteur l’avait sentie trembler dans ses bras;
il avait senti la palpitation désordonnée de sa poitrine, la douceur
chaude de ses lèvres et de son visage, le frisson soyeux de sa
chevelure, et ils avaient porté le feu de ses désirs au paroxysme, comme
une fournaise. Nepeese savait qu’il était furieux. «Mon père» aussi
serait fâché, si elle lui racontait ce qui s’était passé au bord du
ravin. Mais elle ne lui en dirait rien. Il serait capable de tuer la
brute du lac Bain. Un facteur, c’était quelque chose! Mais Pierre, son
père, c’était bien davantage. Il y avait en elle, héritée de sa mère,
une confiance sans borne. Peut-être en cet instant, Pierre renvoyait-il
Mac Taggart au lac Bain, en lui disant que ses affaires l’y appelaient.
Mais elle ne retournerait pas à la cabane pour voir. Elle attendrait
ici. «Mon père» comprendrait, et il savait où la trouver, lorsque la
brute serait partie. Que ce serait donc amusant de lui lancer des
morceaux de bois quand il arriverait!

Peu après, elle retourna vers Bari. Elle lui apporta de l’eau et lui
donna une portion de poisson cru. Des heures, ils demeurèrent seuls et,
d’heure en heure, croissait en Bari le désir de suivre la jeune fille à
chaque fois qu’elle bougeait, de se couler près d’elle lorsqu’elle
s’asseyait, de sentir le contact de ses vêtements ou de sa main et
d’entendre sa voix. Mais il ne manifestait pas ce désir. Il était encore
un sauvageon des forêts, un barbare à quatre pattes, métissé de loup et
de chien et il restait coi. Avec Umisk, il aurait joué; avec Oohoomisew
il se serait battu. A Bush Mac Taggart, il aurait montré les crocs et
aurait mordu profondément à l’occasion. Mais avec cette jeune fille,
c’était autre chose. Il s’était mis à l’adorer. Si Branche-de-Saule
l’avait délié, il ne se serait pas enfui. Si elle l’avait quitté, il
l’aurait probablement suivie à distance. Ses yeux ne se détachaient plus
d’elle. Il la regardait installer un petit feu et cuire un morceau de
poisson. Il l’observait qui mangeait son dîner. Il était fort tard dans
l’après-midi, quand elle vint s’asseoir près de lui, avec son tablier
rempli de fleurs qu’elle entrelaça dans les longues tresses brillantes
de sa chevelure. Puis, pour jouer, elle se mit à frapper Bari du bout
d’une de ces tresses. Il se dérobait à ces coups légers et, avec un rire
assourdi comme si un oiseau roucoulait dans sa gorge, Nepeese attira la
tête de Bari dans sen tablier où se trouvait la brassée de fleurs. Elle
lui parlait. Sa main caressait sa tête. Alors, il se tint tranquille, si
près d’elle qu’il avait envie de passer sa langue rouge et chaude et de
lécher les cheveux. Il en respirait le parfum des fleurs et restait
couché comme inanimé. Ce fut un glorieux instant. Nepeese, le regardant
par en-dessous, ne pouvait savoir s’il respirait.

A ce moment, le jeu fut interrompu. On entendit se casser une branche
sèche. A travers la forêt, Pierre était revenu en tapinois comme un chat
et lorsqu’ils levèrent les yeux, il était debout au bord de la
clairière. Bari savait que ce n’était pas Bush Mac Taggart. Mais c’était
une bête humaine. Aussitôt, son corps se roidit sous la main de
Branche-de-Saule. Il se retira lentement et précautionneusement des
genoux de la jeune fille et, comme Pierre avançait, il grogna. L’instant
d’après, Nepeese s’était levée et se précipitait vers Pierre. L’air du
visage de son père l’alarmait.

--Qu’y a-t-il, mon père? s’écria-t-elle.

Pierre haussa les épaules.

--Rien, ma Nepeese, sauf que tu as éveillé un millier de démons au cœur
du facteur du lac Bain et que...

Il s’arrêta en voyant Bari et le lui désignant:

--La nuit dernière, quand Monsieur le facteur l’a pris dans un collet,
il a mordu la main de monsieur. La main de monsieur est enflée du double
et je vois que le sang noircit. C’est le _pechipoo_.

--_Pechipoo_! haleta Nepeese.

Elle regarda Pierre dans les yeux. Ils étaient sombres et pleins d’une
sinistre lueur: un éclair d’exaltation, pensa-t-elle.

--Oui, c’est le sang empoisonné. La flamme d’un regard astucieux jaillit
de ses yeux en même temps qu’il détournait la tête et faisait un signe
d’assentiment: «J’ai caché le médicament et lui ai dit qu’il ne fallait
pas perdre de temps pour retourner au lac Bain.» Et il a peur, ce démon!
Il attend. Avec cette main qui noircit il a peur de retourner seul et je
l’accompagne. Et, écoute, Nepeese. Nous partirons au coucher du soleil
et voici quelque chose que tu dois savoir avant que je ne m’en aille.

Bari les vit alors, rapprochés l’un de l’autre dans l’ombre tombée des
hauts sapins. Il entendit le murmure assourdi de leurs voix, surtout de
la voix de Pierre, et enfin il vit Nepeese lever ses deux bras autour du
cou de la bête humaine. Puis, Pierre s’enfonça de nouveau dans la forêt.
Il pensa que Branche-de-Saule ne tournerait plus après cela son visage
de son côté. Longtemps, elle demeura à regarder dans la direction que
Pierre avait prise. Et quand, un moment après, elle se retourna et
revint vers lui, elle ne ressemblait plus à la Nepeese qui avait tressé
des fleurs dans ses cheveux.

Le rire avait abandonné son visage et ses yeux. Elle s’agenouilla près
de lui et d’un geste fougueux, elle lui prit la tête dans les mains.

--C’est le _pechipoo_, Bari, murmura-t-elle. C’est toi, toi, qui as
empoisonné son sang et j’espère qu’il mourra. Car j’ai peur, j’ai bien
peur!

Elle frissonna.

Peut-être fut-ce en cet instant que le grand Esprit des choses insuffla
à Bari de comprendre, qu’il lui fut donné enfin de saisir que naissait
l’aube de son jour, que le lever et le coucher de son soleil
n’existeraient plus dans le ciel sinon pour cette jeune fille de qui la
main était posée sur sa tête. Il gémit doucement et, peu à peu, il se
traîna plus près d’elle jusqu’à ce que, de nouveau, sa tête reposât au
creux de ses genoux.




CHAPITRE XV

LA FILLE DE LA TEMPÊTE


Pendant longtemps, Nepeese ne bougea pas de l’endroit de la forêt où
elle était assise, son tablier plein de fleurs et les yeux de chien
adorant de Bari fixés sur elle.

C’était par le véritable attrait de sa douceur et de sa tendresse et de
sa confiance en lui qu’elle avait conquis Bari. Il l’adorait comme peut
faire un esclave. Il était prêt à tout moment à faire sa volonté.

Lorsqu’elle leva les yeux, des nuages noirs s’amassaient lentement sur
la clairière, au-dessus du faîte des sapins. L’obscurité tombait. Dans
le murmure du vent et l’immobilité de mort de la lumière qui allait
s’éteignant, il y avait la morne annonciation d’une tempête. Ce soir, il
n’y aurait pas de coucher de soleil. Il n’y aurait pas d’heure
crépusculaire pendant laquelle suivre les pistes; ni lune, ni étoiles,
et à moins que Pierre et le facteur du lac Bain ne fussent déjà en
route, ils ne partiraient pas devant les ténèbres caligineuses qui
envelopperaient bientôt la contrée. Nepeese tressaillit et se dressa
debout. Pour la première fois, Bari se leva et se tint auprès d’elle.
Au-dessus d’eux, une lueur d’éclair fendit les nuages, comme un couteau
de feu, suivie aussitôt d’un craquement terrifiant du tonnerre. Bari se
recula comme s’il avait reçu un coup. Il aurait voulu se précipiter à
l’abri du mur de broussailles du wigwam, mais il y avait quelque chose
autour de Branche-de-Saule qui lui donnait du courage quand il la
regardait. Le tonnerre retentit de nouveau. Mais il ne se recula pas
plus loin. Ses yeux étaient rivés à elle.

Elle restait droite et svelte parmi ces ténèbres accumulées déchirées
par les éclairs, sa belle tête rejetée en arrière, ses lèvres
entr’ouvertes et ses yeux brillant presque d’attente avide, une divinité
sculptée accueillant, en retenant son souffle, la ruée des puissances
d’en-haut. Peut-être était-ce parce qu’elle était née une nuit d’orage.
Plusieurs fois Pierre et la défunte princesse, sa mère, le lui avaient
dit. La nuit qu’elle était venue au monde, le fracas du tonnerre et le
flamboiement des éclairs avaient fait de ces heures un enfer.

Les ruisseaux avaient débordé et les troncs de milliers d’arbres de la
forêt avaient été déracinés par leur fureur, et les coups de ce déluge
sur le toit de la hutte avaient étouffé le bruit des douleurs
maternelles et ses premiers cris d’enfant. Cette nuit-là, il se peut que
l’Esprit de la Tempête se fût incarné en elle. Elle aimait la défier,
comme elle le faisait maintenant. Elle en oubliait tout, sauf la
splendide puissance de la Nature. Son âme à demi sauvage tressaillait au
fracas et au feu de l’orage et, souvent, elle levait ses bras nus et
riait de joie tandis que la pluie diluvienne crevait autour d’elle. Même
maintenant elle serait restée là debout dans la petite clairière, si un
gémissement de Bari ne l’avait rappelée. Tandis que les premières larges
gouttes tombaient avec le bruit assourdi de balles de plomb autour
d’eux, elle se réfugia avec Bari, dans l’abri de balsamiers.

Une fois, naguère, Bari avait subi une nuit d’orage terrible, la nuit
qu’il s’était caché sous une racine et avait vu la foudre écarteler un
arbre. Mais maintenant il avait une compagnie et la chaleur et la douce
pression de la main de Branche-de-Saule sur sa tête et son cou, le
remplissaient d’un courage extraordinaire. Il groulait doucement contre
le fracas du tonnerre. Il voulait se ruer et mordre les lueurs des
éclairs, parce qu’elle était là. Sous sa main, Nepeese sentit se roidir
son corps et, pendant une minute de calme relatif, elle entendit le
claquement rapide et nerveux des dents de Bari. Puis la pluie tomba. Ce
n’était pas comme les autres ondées que Bari connaissait. C’était un
déluge descendant, torrentiel, de l’obscurité des cieux.

En moins de cinq minutes, l’intérieur de l’abri de baumiers était un
bain de pluie. Une demi-heure de cette averse et Nepeese était trempée
jusqu’à la peau. L’eau descendait par petites rigoles sur son dos et sa
poitrine; elle ruisselait en minces ruisseaux de ses tresses mouillées,
dégouttait de ses longs cils, et la couverture sous elle était imbibée
comme une lavette. Quant à Bari, il était quasiment aussi mal en point
que lors de son plongeon dans la rivière après son combat avec
Papayouchisiou et il se serrait de plus en plus étroitement sous les
bras protecteurs de Branche-de-Saule. Le temps lui parut interminable
avant que le tonnerre grondât au loin vers l’est et que les éclairs
mourussent en éclats lointains et intermittents. Même après cela, la
pluie tomba encore pendant une heure. Puis, elle cessa aussi brusquement
qu’elle avait commencé.

Avec un rire saccadé, Nepeese se releva. L’eau gargouillait dans ses
mocassins, tandis qu’elle marchait dans la clairière. Elle ne faisait
pas attention à Bari, et il la suivait. Dans le ciel entrevu, au faîte
des arbres, les derniers nuages d’orage passaient à la dérive. Une
étoile brilla, puis une autre et Branche-de-Saule se mit à les regarder
apparaître tant qu’elles fussent si nombreuses qu’il devint impossible
de les compter. Il ne faisait plus noir désormais. Une merveilleuse
clarté d’astres enveloppa la clairière après l’obscurité d’encre de
l’orage.

Nepeese baissa les yeux et vit Bari. Il se tenait coi et sans laisse, la
liberté de toutes parts autour de lui. Et pourtant il ne s’enfuyait pas.
Il attendait, mouillé comme un rat d’eau, les yeux fixés sur elle, en
expectative. Nepeese fit un pas vers lui et hésita.

--Non, tu ne vas pas t’enfuir, Bari. Je vais te laisser libre. Et
maintenant, il nous faut du feu.

Du feu! Tout autre que Pierre aurait dit qu’elle était folle. Pas un
tronc ou un plant de la forêt qui ne fût dégouttant de pluie! On pouvait
entendre le ruissellement de l’eau qui coulait alentour d’eux.

--Du feu! répéta-t-elle. Cherchons du _waskewi_, Bari!

Ses vêtements mouillés collés autour d’elle, elle ressemblait à une
ombre mince traversant la clairière humide et s’enfonçant parmi les
arbres de la forêt. Bari suivait toujours. Elle alla droit à un bouleau
qu’elle avait repéré dans la journée et se mit à détacher l’écorce mal
assurée. Elle emporta une pleine brassée de cette écorce près du wigwam
et, là-dessus, elle amoncela charge sur charge de bois mouillé jusqu’à
ce qu’il y en eut un grand tas. D’une bouteille du wigwam, elle sortit
une allumette sèche et, au premier contact de la flamme, l’écorce du
bouleau brûla comme du papier imbibé d’huile. Une demi-heure après, le
feu de Branche-de-Saule, s’il n’y avait eu les épaisseurs des bois pour
le cacher, aurait pu être aperçu de la hutte, à un mille de là. Tant
qu’il ne monta pas à une douzaine de pieds dans l’air, elle ne cessa d’y
jeter du bois. Alors, elle ficha des bâtons dans la terre molle et
par-dessus ces bâtons elle étendit la couverture pour la sécher. Après
quoi, elle se mit à se dévêtir.

Nue, elle se tenait dans le flamboiement pourpre du feu. Elle était
admirablement svelte et admirablement blanche, belle comme une sirène
qui serait remontée respirer hors des profondeurs vertes de l’Océan, et,
pendant un moment, elle rejeta la tête en arrière et leva les bras,
comme si, là-haut, parmi les étoiles, il y avait un esprit auquel elle
faisait une prière muette, Puis, tandis que Bari l’observait et que la
chaleur du feu faisait monter de légers nuages de fumée de ses
vêtements, elle dénatta les tresses de ses cheveux. Une splendide robe
de jais brillant ondula autour de son corps, le cachant jusqu’aux
genoux, sinon quand la lueur du feu faisait éclater la blancheur
délicate de ses bras et de sa poitrine, tandis qu’elle secouait ses
cheveux autour d’elle afin de les sécher plus vite. La pluie avait
rafraîchi l’atmosphère et, comme un tonique chargé du souffle agréable
des baumiers et des sapins, faisait bouillonner dans ses veines le sang
de Branche-de-Saule. Elle oublia le désagrément du déluge. Elle oublia
le facteur du lac Bain et ce que Pierre lui en avait dit. Après tout,
elle n’était qu’un oiseau des forêts, sauvage parmi la douce solitude
des fleurs étendues sous ses pieds. Et dans la splendeur de ces heures
miraculeuses qui suivaient l’orage, elle ne voyait rien, ne pensait à
rien qui pût lui nuire. Elle dansa autour de Bari, en soulevant la mer
de ses cheveux autour d’elle; son corps nu brillant tantôt sous leur
voile, tantôt dehors, les yeux illuminés, les lèvres riant de joie
raisonnée, dans le bonheur de vivre, d’aspirer à pleins poumons l’air
parfumé de la forêt, de regarder les étoiles et le ciel merveilleux
au-dessus de sa tête. Elle s’arrêta devant Bari et lui cria, en riant et
en tendant les bras!

--Ah! Bari, si tu pouvais seulement enlever ta peau aussi facilement que
j’ai enlevé mes vêtements!

Elle poussa un profond soupir et ses yeux brillèrent d’une inspiration
soudaine. Lentement sa bouche dessina un cercle, un O rouge et, se
penchant plus près encore de Bari, elle murmura:

--Il sera profond et doux, cette nuit, _Minga_. Oui, nous irons!

Elle l’appela doucement tandis qu’elle glissait sur ses mocassins
mouillés et suivait le petit ruisseau dans la forêt. A cent mètres de la
clairière, elle arriva au bord d’un étang. Il était profond et plein,
cette nuit, trois fois plus vaste qu’avant l’orage. Elle pouvait
entendre le glouglou et la ruée de l’eau. A sa surface agitée, les
étoiles se reflétaient. Pendant quelques instants, elle se tint droite
sur une roche, les profondeurs froides à une demi-douzaine de pieds sous
elle, Puis, elle rejeta en arrière ses cheveux et s’élança comme une
flèche, blanche et svelte parmi la clarté des étoiles. Bari la vit
partir. Il entendit le plongeon de son corps. Pendant une demi-heure, il
demeura étendu à plat ventre et toujours près du bord de l’étang à la
regarder. Parfois elle était juste au-dessous de lui, flottant
silencieusement, ses cheveux formant un nuage plus sombre que l’eau
alentour d’elle. Ensuite elle coupait la surface de l’eau presque aussi
rapidement que les loutres qu’il avait vues; puis, d’un brusque
plongeon, elle disparaissait, et le cœur de Bari battait à coups
précipités, tandis qu’il l’attendait. Une fois, elle resta longtemps
invisible. Il gémit. Il savait qu’elle n’était pas comme le castor et la
loutre et il éprouva un immense soulagement lorsqu’elle remonta à la
surface.

Ainsi se passa leur première nuit. Orage, l’étang froid et profond, le
vaste feu, et plus tard, quand les vêtements de Branche-de-Saule et la
couverture furent séchés, un sommeil de quelques heures. A l’aurore, ils
retournèrent à la hutte. On approcha avec prudence. Aucune fumée ne
sortait de la cheminée. La porte était close. Pierre et Mac Taggart
étaient partis.




CHAPITRE XVI

NEPEESE REVENDIQUE SES DROITS


On était au début d’août. La Lune montante, quand Pierre revint du lac
Bain, et trois jours plus tard, ce serait le seizième anniversaire de
naissance de Branche-de-Saule. Il rapportait plusieurs choses pour
Nepeese: des rubans pour ses cheveux, de vraies bottines qu’elle portait
parfois tout comme les deux Anglaises de Nelson House et, en
particulier, gloire de tout, une merveilleuse étoffe rouge pour une
robe! Les trois hivers qu’elle avait passés à la mission, ces dames
avaient fait grande attention à Nepeese. Elles lui avaient appris à
coudre aussi bien qu’à épeler et à lire et prier et, dès lors,
Branche-de-Saule eut un pressant désir de les imiter. Pendant trois
jours, elle travailla ferme à sa nouvelle robe et, le jour de son
anniversaire, elle arriva devant Pierre dans une robe à la mode qui
l’ahurit. Elle avait massé ses cheveux en lourdes coques brillantes et
en rouleaux au sommet de sa tête, comme Yvonne, la plus jeune des
Anglaises, le lui avait enseigné et, dans leur jais somptueux, elle
avait à demi piqué une branche verdoyante d’une pourpre fleur de feu.
Là-dessous, et sous la lueur de ses yeux et la vive carnation des lèvres
et des joues, venait la superbe robe rouge, adaptée à la svelte et
sinueuse beauté de son corps, selon le style qui avait été en vogue il y
avait deux hivers à Nelson House. Et sous la robe qui ne tombait qu’un
peu au-dessous des genoux--soit que Nepeese eût tout à fait oublié la
longueur convenable, soit que l’étoffe lui eût manqué--venait le
chef-d’œuvre de sa toilette, de vrais bas et de splendides bottines à
hauts talons.

C’était un spectacle devant quoi les dieux des forêts durent sentir leur
cœur cesser de battre. Pierre tourna autour d’elle, sans mot dire, mais
souriant; toutefois, lorsqu’elle s’en alla, suivie de Bari et boitillant
un peu, à l’étroit dans ses brodequins, le sourire s’évanouit sur son
visage, qui demeura figé et immobile.

--Mon Dieu! murmura-t-il à part soi, plein d’une pensée qui lui était
comme un coup de poignard aigu au cœur. Elle n’est pas du sang de sa
mère. Non! c’est du sang français. Elle est, oui, comme un ange!

Il y avait du changement en Pierre. Durant ces trois journées de
couture, Nepeese avait bien été trop énervée pour remarquer ce
changement, et Pierre, du reste, s’était efforcé de le lui cacher. Il
avait été absent dix jours pour son voyage au lac Bain et il rapportait
à Nepeese la bonne nouvelle que Mac Taggart était très malade de
_pechipoo_, le sang empoisonné, une nouvelle qui avait fait battre des
mains à Nepeese et l’avait fait rire de bon cœur. Mais il savait que le
facteur se guérirait et qu’il reviendrait à leur hutte du Loon. Et quand
prochainement, il reviendrait...

Lorsqu’il y pensait, son visage devenait froid et dur et ses yeux
dardaient. Et il y pensait, ce jour anniversaire de naissance, même
alors que le rire de la jeune fille lui parvenait comme une chanson. Mon
Dieu! malgré ses dix-sept ans, elle n’était qu’une enfant, une fillette.
Elle ne pouvait soupçonner les terribles visions qui le hantaient. Et la
crainte de l’éveiller pour toujours de cette belle insouciance
l’empêchait de lui dire toute la vérité, afin qu’elle pût comprendre
entièrement et complètement. Non! cela ne serait pas. Sa conscience
luttait avec son immense et tendre amour. Lui, Pierre Duquesne serait
son gardien. Et elle pourrait rire, chanter et jouer et n’aurait point
part aux sombres pressentiments qui allaient troubler sa vie.

Ce jour-là arriva du Sud Mac Donald, le géographe du Gouvernement. Il
était gris et grisonnant, avec un rire large et franc et un cœur pur.
Deux jours, il demeura avec Pierre. Il parla à Nepeese de ses filles
restées à la maison, de leur mère, qu’il adorait plus que tout au monde;
et, avant de partir à la recherche des dernières lignes de pins de
Banksian, il prit des photographies de Branche-de-Saule, telle qu’il
l’avait vue tout d’abord à son anniversaire, ses cheveux coiffés en
rouleaux brillants et masses épaisses, sa robe rouge et ses bottines à
hauts talons. Il emporta les clichés, promettant à Pierre de lui envoyer
d’une façon ou d’autre une photo. Ainsi le destin travaille d’une
manière étrange et apparemment innocente, tandis qu’il tisse les trames
de ses tragédies.

Durant quelques semaines après cet événement s’écoulèrent des jours
calmes à Grey Loon. Ce furent des jours merveilleux pour Bari. D’abord
il se défiait de Pierre. Au bout d’un moment, il le supporta, et enfin,
l’admit comme faisant partie intégrante de la hutte et de Nepeese. Il
devint l’ombre de Branche-de-Saule. Pierre remarqua cet attachement avec
un profond plaisir.

--Ah! encore quelques mois et il sautera à la gorge de M. le facteur, se
dit-il un jour.

En septembre, quand il eut six mois, Bari était presque aussi fort que
Louve-Grise: d’os solides, de crocs longs avec une large poitrine et des
mâchoires qui pouvaient déjà croquer un os, comme s’il se fût agi d’un
bâton. Nepeese ne faisait pas un mouvement qu’il ne l’accompagnât. Ils
se baignaient ensemble dans les deux étangs, l’étang de la forêt et
l’étang entre les murailles fissurées. D’abord Bari s’alarma de voir
Nepeese plonger du mur de roche par-dessus lequel elle avait culbuté Mac
Taggart, mais au bout d’un mois elle lui avait montré à plonger avec
elle de vingt pieds de haut.

Août était déjà fort avancé lorsque Bari vit la première bête de son
espèce, en outre de Kazan et de Louve-Grise. Pendant l’été, Pierre
laissait ses chiens courir en liberté dans une petite île au milieu d’un
lac, à deux ou trois milles de là et deux fois par semaine il prenait au
filet du poisson pour eux. A l’un de ces voyages, Nepeese l’accompagna
et emmena Bari. Pierre emporta son long fouet de peau de caribou. Il
s’attendait à une lutte, mais il n’y en eut pas. Bari se joignit à la
meute dans sa course au poisson et mangea de compagnie. Ceci plaisait
plus que tout à Pierre.

--Il fera un bon chien de traîneau, déclara-t-il. Il vaudrait mieux le
laisser une semaine avec la meute, ma Nepeese...

A contre-cœur, Nepeese y consentit. Tandis que les chiens étaient encore
à leur poisson, ils retournèrent vers la maison. Le canot s’était
éloigné sans bruit avant que Bari s’aperçût du tour qu’on lui jouait.
Aussitôt il se jeta à l’eau et nagea à leur suite et Branche-de-Saule
l’aida à remonter dans la barque.

On était au début de septembre, quand un Indien de passage apporta à
Pierre des nouvelles de Mac Taggart. Le facteur avait été très malade.
Il avait failli mourir d’un empoisonnement du sang, mais maintenant il
allait mieux. Tandis que le goût de l’automne réjouissait l’atmosphère,
une crainte nouvelle oppressait le cœur de Pierre. Mais, peur l’heure,
il ne dit rien à Nepeese de ce qui le tourmentait. Branche-de-Saule
avait quasiment oublié le facteur du lac Bain, car la splendeur et le
frisson de l’automne sauvage étaient dans son sang. Elle fit de longues
courses avec Pierre, l’aidant à placer les nouveaux pièges qui
serviraient aux premières neiges et, pendant ces voyages, elle était
toujours accompagnée de Bari. La plupart de ses heures de loisir elle
les occupait à l’exercer au traîneau. Elle commença avec une courroie et
un bâton. Il fallut un jour entier avant qu’elle pût décider Bari à
tirer ce bâton, sans se retourner à chaque pas pour essayer de le mordre
et de grouler. Puis, elle lui attacha une autre longueur de courroie et
lui fit tirer deux bâtons. Ainsi, peu à peu, elle l’accoutuma au harnais
du traîneau, jusqu’à ce qu’au bout d’une quinzaine, il tirât
héroïquement n’importe quelle chose à quoi elle imaginait de l’attacher.

Pierre ramena à la maison deux des chiens de l’île et Bari fut mis à
l’apprentissage avec eux et aida à traîner la carriole vide. Nepeese
était au comble de la joie. Le jour où tomba la première neige, elle
battit des mains et cria à Pierre:

--A la mi-hiver ce sera le plus beau chien de la meute, mon père!

C’était l’instant pour Pierre de dire ce qu’il avait sur le cœur. Il
sourit. Diantre! cette brute de facteur du lac Bain ne deviendrait-il
pas réellement enragé quand il verrait comme il avait été trompé? Et
pourtant!

Il s’efforça de prendre sa voix tranquille et naturelle.

--Je vais t’envoyer à l’école de Nelson House cet hiver, ma chérie,
dit-il. Bari aidera à t’y conduire aux premières bonnes neiges.

Branche-de-Saule renouait la courroie de Bari. Elle se releva lentement
et dévisagea Pierre. Ses yeux étaient larges, sombres et sérieux:

--Je n’irai pas, mon père.

C’était la première fois qu’elle eût jamais parlé de la sorte à Pierre
et sur ce ton-là. Il tressaillit et put à peine supporter le regard de
ses yeux. Il ne savait point déguiser. Elle vit ce qu’il y avait sur son
visage. Il lui sembla qu’elle lisait dans son âme et qu’elle grandissait
tout à coup devant lui. Sûrement sa respiration était plus saccadée et
il put voir s’agiter sa poitrine. Nepeese n’attendit pas qu’il l’invitât
à s’expliquer.

--Je n’irai pas! répéta-t-elle avec plus d’insistance. Et elle se pencha
de nouveau sur Bari.

Avec un haussement d’épaules, Pierre l’observait. Somme toute,
n’était-il pas heureux? Son cœur n’aurait-il pas été désolé si elle
avait été contente de le quitter? Il s’approcha d’elle et, avec beaucoup
de délicatesse, posa une main sur la tête brillante. Branche-de-Saule se
dégagea et lui sourit. Entre eux, ils entendirent claquer les mâchoires
de Bari, tandis qu’il restait là, le mufle sur le bras de
Branche-de-Saule.

Pour la première fois depuis des semaines, l’univers parut à Pierre
illuminé de soleil. Quand il retourna à la hutte, il portait plus haut
la tête. Nepeese ne le quitterait point. Il se mit à rire doucement. Il
se frotta les mains. Sa crainte du facteur du lac Bain avait disparu. De
la porte de la hutte, il se retourna pour regarder Nepeese et Bari.

--Dieu soit loué! murmura-t-il. Maintenant, maintenant, Pierre Duquesne
sait ce qu’il lui reste à faire.




CHAPITRE XVII

LES VOIX DE LA RACE


Tard en septembre était de retour au lac Bain le géographe Mac Donald.
Pendant dix jours l’inspecteur Gregson avait été l’hôte de Mac Taggart
au poste et deux fois, durant ce temps, Marie avait eu l’intention de se
précipiter sur lui pendant qu’il dormait et de le tuer. Le facteur
lui-même ne faisait que peu d’attention à elle maintenant, ce qui l’eût
rendue heureuse, n’eût été Gregson. Il était ensorcelé par la sauvage et
souple beauté de la jeune fille Cree et Mac Taggart, sans jalousie,
l’encourageait. Il était las de Marie. Il le dit à Gregson. Il désirait
se débarrasser d’elle et si Gregson trouvait moyen de l’emmener avec
lui, il lui rendrait réellement service. Il expliqua pourquoi. Un peu
plus tard, au temps des grandes neiges, il avait l’intention d’amener au
poste la fille de Pierre Duquesne. Dans le sans-gêne de leur
familiarité, il raconta sa visite, la façon dont il avait été reçu et
l’incident du ravin. Malgré tout cela, assura-t-il à Gregson, la fille
de Pierre serait bientôt au lac Bain. Ce fut sur ces entrefaites que Mac
Donald arriva. Il ne resta qu’une nuit, et sans se douter qu’il jetait
de l’huile sur le feu, déjà dangereusement flambant, il donna au facteur
la photo de Nepeese qu’il avait développée. C’était un superbe portrait.

--Si vous pouvez la remettre quelque jour à cette jeune fille, je vous
en serai fort obligé, dit-il à Mac Taggart. Je lui en ai promis un
exemplaire. Son père s’appelle Pierre Duquesne. Vous le connaissez
probablement et la jeune fille...

Il s’échauffait tandis qu’il décrivait à Mac Taggart comme elle était
belle, ce jour-là, dans sa robe rouge qui était devenue noire sur la
photographie. Il ne pouvait se douter à quel point d’ébullition se
trouvait le sang de Mac Taggart. Le lendemain, Mac Donald partit pour
Norway House. Mac Taggart ne montra point le portrait à Gregson. Il le
conserva par devers lui et, le soir, à la lueur de la lampe, il le
regardait, plein de pensées qui excitaient sa fièvre et affirmaient sa
résolution croissante. Il n’y avait qu’un moyen. Le plan en avait été
résolu dans son esprit depuis des semaines et le portrait le décida. Il
ne souffla mot de son secret, même à Gregson. Mais c’était l’unique
moyen. Il aurait Nepeese. Seulement il devait attendre les grandes
neiges, les neiges de la mi-hiver. Elles ensevelissaient les drames plus
profondément. Il fut cependant content que Gregson suivît le géographe à
Norway House. Par politesse, il l’accompagna durant une journée de
marche. Quand il revint au poste, Marie était partie. Il fut satisfait
de la chose. Il envoya un courrier chargé de cadeaux à ses gens avec ces
mots: «Ne la frappez pas. Gardez-la. Elle est libre.»

Profitant du remue-ménage et de l’agitation du début de la saison des
trappes, Mac Taggart se mit à préparer sa demeure pour l’arrivée de
Nepeese. Il savait ses goûts de propreté et diverses autres choses. Il
avait peint en blanc les murs de bois avec le plomb et l’huile destinés
à ses canots. Certaines parties étaient démolies, il les raccommoda.
L’épouse indienne de son courrier principal fabriqua des rideaux pour
les fenêtres et il confisqua un petit phonographe qui était à
destination du lac La Biche. Il ne doutait pas du succès et comptait les
jours qui passaient.

Là-bas, au Grey Loon, Pierre et Nepeese étaient occupés de divers
travaux, si occupés que parfois Pierre oubliait ses craintes au sujet du
facteur du lac Bain et que Branche-de-Saule n’y songeait plus du tout.
C’était «la Lune Rouge» et on frissonnait à l’idée et au plaisir de la
chasse hivernale. Nepeese avait soigneusement plongé une centaine de
trappes dans de la graisse de caribou bouillante mêlée à de la graisse
de castor, tandis que Pierre avait fabriqué des pièges tout prêts à
tendre sur les pistes. Lorsqu’il quittait la hutte pour plus d’une
journée, Nepeese l’accompagnait toujours. Mais à la hutte, il y avait
beaucoup à faire, car Pierre, comme toute la communauté du Nord-Est, ne
commençait guère ses préparatifs avant d’avoir senti passer dans l’air
le goût piquant de l’automne. Il y avait des souliers pour la neige à
reficeler avec de nouvelles brides, du bois à couper en prévision des
orages d’hiver, la cabane à remblayer, un nouvel harnais à faire, des
couteaux d’écorchage à aiguiser, et des mocassins à façonner, mille et
une affaires à prévoir, même à radouber le garde-manger à l’arrière de
la hutte où, du commencement du temps froid à la fin, pendaient des
quartiers de venaison, caribou et élan, pour les besoins de la famille
et, quand le poisson se faisait rare, pour les rations des chiens. Au
milieu de tout cet affairement, Nepeese était obligée de prêter moins
d’attention à Bari que pendant les semaines précédentes. On ne jouait
plus autant. Ils ne se baignaient plus, car au matin il y avait épais de
givre sur terre et l’eau se couvrait de glaçons. Ils ne vagabondaient
plus au fond des forêts en quête de fleurs et de mûres. Pendant des
heures, parfois, Bari pouvait maintenant demeurer couché aux pieds de
Branche-de-Saule et regarder ses doigts grêles tresser rapidement les
lanières de ses chaussures et, de temps à autre, Nepeese s’arrêtait pour
se pencher vers lui et lui mettre la main sur la tête et lui parler un
moment, tantôt dans son doux langage cree, tantôt en anglais ou dans le
français paternel.

C’était _sa voix_ que Bari avait appris à comprendre et le mouvement de
ses lèvres, son geste, le balancement de son corps, les changements
d’humeur qui mettaient de l’ombre et du soleil sur son visage. Il savait
ce que voulait dire son sourire. Il s’agitait et souvent gambadait
autour d’elle en signe de joie sympathique, lorsqu’elle souriait; son
bonheur était une part de lui-même; un mot sévère d’elle était pour lui
pire qu’un coup. Deux fois, Pierre l’avait frappé et deux fois Bari
avait reculé vivement et l’avait bravé, montrant les crocs, avec un
groulement de colère, les poils de son échine hérissés comme une brosse.
Si l’un des autres chiens avait fait cela, Pierre l’aurait à demi
assommé. Ç’aurait été la révolte et l’homme doit être le maître. Mais
Bari avait toujours été pardonné. Un attouchement de la main de
Branche-de-Saule, une parole de ses lèvres et le hérissement s’apaisait
lentement et le grognement expirait.

Pierre n’était pas du tout mécontent.

--Dieu! je ne m’aventurerai jamais à dompter sa nature, se disait-il.
C’est un barbare, une bête sauvage et il est son esclave. _Pour elle, il
tuerait._

Ainsi advint-il, contre le gré de Pierre lui-même, mais sans en avouer
les raisons, que Bari ne fut pas un chien de traîneau. On lui laissa sa
liberté. Il n’était jamais attaché comme les autres. Nepeese était
heureuse, mais ne devinait pas l’arrière-pensée de Pierre. Elle ne
saurait jamais pourquoi il entretenait la défiance de Bari envers lui,
défiance qui allait jusqu’à la haine. Cela réclamait beaucoup d’habileté
et de ruse de la part de Pierre. Et il se disait:

--Si je me fais détester, il détestera tous les hommes. _Meyoo!_ Voilà
qui est bon!

Ainsi considérait-il l’avenir, dans l’intérêt de Nepeese.

Maintenant les jours vivifiants et froids, les nuits glaciales de la
lune Rouge produisaient un notable changement en Bari. C’était
inévitable. Pierre savait que cela arriverait et le premier soir que
Bari se mit sur son séant et hurla à la lune, il y prépara Nepeese.

--C’est un chien sauvage, ma Nepeese, lui dit-il, C’est un demi-loup et
il entendra promptement l’appel de sa race. Il s’en ira dans la forêt.
Il disparaîtra parfois. Mais il ne faut pas l’attacher. Il reviendra.
Ka, il reviendra.

Et il se frottait les mains au clair de lune au point d’en faire craquer
les jointures.

L’appel parvint à Bari comme un voleur qui entre petit à petit et avec
précaution dans un endroit défendu. Il ne le comprit pas tout d’abord.
Cela le rendit nerveux et mal à l’aise, tellement agité que Nepeese
entendit, à diverses reprises, qu’il se plaignait en dormant. Il
attendait quelque chose. Quoi? Pierre le savait et souriait d’une
manière mystérieuse. Et cela arriva. Ce fut une nuit, par une nuit
glorieuse, pleine de lune et d’étoiles et, sous la lune et les étoiles,
la terre était blanche d’un ourlet de givre. Et de loin, de très loin,
arriva l’appel de la bande. De temps à autre, au cours de l’été, on
avait entendu le hurlement d’un loup isolé, mais, cette fois, c’était la
horde entière, et, tandis que l’appel parvenait jusqu’à lui, à travers
le silence et le mystère de la nuit, chant de cruauté qui venait à
chaque déclin de la lune Rouge, du fond des âges infinis. Pierre savait
qu’enfin était arrivé ce que Bari attendait. Aussitôt Bari avait
compris. Ses muscles vibraient comme des câbles tendus, alors qu’il se
tenait debout dans le clair de lune, regardant dans la direction d’où
provenait le mystère et le tressaillement du bruit. On pouvait
l’entendre se plaindre doucement et Pierre se penchant de façon à
l’observer dans la lumière de la nuit, put le voir qui tremblait.

--C’est _Mee-kov_, murmura-t-il à Nepeese.

Cela voulait dire l’appel du sang qui circulait accéléré dans les veines
de Bari, non seulement l’appel de son espèce, mais l’appel de Kazan et
de Louve-Grise et de ses ancêtres depuis d’innombrables générations.
C’était la voix de sa race. Voilà ce que Pierre avait dit tout bas. Et
il avait raison. Dans la nuit dorée, Branche-de-Saule attendait, car
c’était elle qui avait joué le plus gros jeu et c’était elle qui allait
perdre ou gagner. Elle ne souffla mot et ne répondit pas aux paroles
assourdies de Pierre, mais elle retint sa respiration et observa Bari,
tandis que, peu à peu, il disparaissait pas à pas dans l’ombre. Quelques
instants après, il était parti. Ce fut alors qu’elle se redressa, rejeta
la tête en arrière, ses yeux rivalisant d’éclat avec les étoiles.

--Bari, appela-t-elle, Bari, Bari!

Il devait être déjà à la lisière de la forêt, car elle poussa un ou deux
longs soupirs d’attente avant qu’il revînt à son côté. Mais il était
accouru droit comme une flèche et il gémissait en la regardant en face.
Nepeese lui posa les mains sur sa tête.

--Vous avez raison, mon père, dit-elle. Il s’en ira chez les loups. Mais
il reviendra. Il ne me quittera jamais bien longtemps.

Une main encore posée sur la tête de Bari, elle désigna de l’autre
l’obscurité, pareille à un puits d’ombre, de la forêt.

--Va les retrouver, Bari! murmura-t-elle. Mais il faut revenir. Il le
faut. _Cheamao!_

Avec Pierre, elle retourna dans la hutte, la porte close derrière eux.
Bari resta seul. Il y eut un long silence. Bari pouvait y entendre les
bruits de la nuit, le heurt des chaînes qui attachaient les chiens, le
mouvement énervé de leur corps, le sifflement palpitant d’une paire
d’ailes, la respiration même de la nuit. Car pour lui cette nuit, même
dans sa tranquillité, paraissait vivante. De nouveau il s’avança, et à
l’orée de la forêt, une fois de plus, il s’arrêta pour écouter. Le vent
avait changé et il roulait en lui le cri, lamentable à glacer le sang,
de la hurle. Loin, loin, du côté de l’ouest, un loup isolé tourna son
mufle vers le ciel et répondit à l’appel assemblé de son clan, puis de
l’est arriva par delà la hutte une voix si lointaine qu’elle semblait un
écho mourant dans l’immensité de la nuit. Un cri étouffé s’arrêta dans
la gorge de Bari. Il leva la tête. Juste au-dessus de lui montait la
lune Rouge, l’invitant au frissonnement et au mystère du monde ouvert
devant lui. Le bruit s’accrut dans sa gorge et peu à peu augmenta de
volume jusqu’à ce que sa réponse s’élevât vers les étoiles.

Dans leur hutte, Pierre et Branche-de-Saule l’entendirent. Pierre haussa
les épaules.

--Il est parti, fit-il.

--Oui, il est parti, mon père, répliqua Nepeese qui regardait à la
fenêtre.




CHAPITRE XVIII

LE BANNI


L’obscurité des forêts n’effrayait plus Bari comme aux jours
d’autrefois. Cette nuit-là son cri de chasse était monté vers les
étoiles et vers la lune et, par ce cri, il avait pour la première fois
exprimé son mépris de la nuit et de l’espace, son défi à la solitude
entière, son acceptation de la Fraternité. Dans ce cri et la réponse qui
lui était arrivée, il sentait une force nouvelle: le triomphe final de
la nature lui imposant cette certitude qu’il ne fallait pas redouter
plus longtemps ces forêts et les créatures qu’elles renfermaient, mais
que _toutes choses au contraire le craignaient_.

Là-bas, par delà la clôture de la hutte et l’influence de Nepeese,
étaient tout ce que son sang de loup trouvait maintenant de plus
désirable: une camaraderie de son espèce, le frisson de l’aventure, le
beau sang pourpre de la curée et l’amour. Et ceci, somme toute, était le
mystère dominant les forces qui le pressaient et que cependant il
comprenait le moins.

Il courut droit en pleine obscurité vers le nord-ouest, rampant sous les
broussailles, la queue basse, les oreilles de biais, pareil au loup,
quand le loup suit une piste nocturne. La bande avait obliqué
directement au nord et allait plus vite que lui, de sorte qu’au bout
d’une heure il ne pouvait plus l’entendre. Mais le hurlement du loup
solitaire à l’ouest s’était rapproché et, trois fois, Bari lui répondit.
Au bout d’une heure, il réentendit de nouveau la bande qui obliquait au
sud. Pierre aurait compris sans peine. Leur proie avait trouvé sécurité
au delà de l’eau ou dans un lac, et les _makekuns_ suivaient une piste
fraîche. A cet instant, Bari n’était séparé du loup isolé que d’un quart
de mille de forêt à peine, mais ce loup isolé était, au surplus, un
vieux loup et avec l’intelligence et la précision d’une longue
expérience, il s’éloigna dans la direction des chasseurs, écourtant sa
route de manière à devancer, à un moment, la bande d’un demi-mille ou de
trois quarts de mille. C’était un tour de la communauté que Bari avait
encore à apprendre et le résultat de son ignorance et le manque
d’habileté firent que, deux fois ensuite, en moins d’une demi-heure, il
se trouva tout frémissant tout près de la bande, sans réussir à la
rejoindre. Puis il y eut un long et dernier silence. La bande avait
consommé son meurtre et, pendant la curée, ne faisait aucun bruit.

Le reste de la nuit, Bari erra solitaire ou du moins jusqu’à ce que la
lune fût bien au déclin. Il avait fait du chemin depuis la hutte et sa
route avait été incertaine et zigzagante, mais il n’était plus du tout
possédé du sentiment désagréable de s’être perdu. Les deux ou trois
derniers mois avaient développé en lui le sens de l’orientation, ce
«sixième sens» qui dirige les pigeons sans les égarer de leur route et
les conduit droit, à vol d’oiseau, au refuge de leurs premières années.
Il n’avait pas oublié Nepeese. Une douzaine de fois il détourna la tête
en gémissant, et toujours il choisissait soigneusement la direction où
se trouvait la hutte. Mais il n’y retourna pas. Tandis que la nuit se
prolongeait, sa recherche du mystère qu’il n’avait pas trouvé
continuait. La faim même au coucher de la lune et au point du jour ne
fut pas assez aiguë pour le mettre en chasse de nourriture. Il faisait
froid et il fit, sembla-t-il, plus froid quand la lueur de la lune et
des étoiles s’éteignit. Sous ses pieds, qu’on eût dit ouatés, il y
avait, surtout dans les clairières, un givre épais et blanc où parfois
il laissait nettement l’empreinte de ses pattes et de ses ongles. Il
avait marché ferme durant des heures, fait beaucoup de milles en tout et
il était fatigué quand vint à poindre l’aube. Et ce fut à ce moment que
ses babines s’entrechoquant tout à coup, Bari s’arrêta d’un trait sur la
route.

Enfin était arrivée la rencontre qu’il avait cherchée. Il y avait dans
une clairière éclairée par l’aurore glaciale, un petit cirque situé au
flanc d’un coteau, du côté de l’Est. La tête tournée vers lui et
l’attendant, tandis qu’il sortait de l’ombre, le flairant de son nez
pointu, se tenait Maheegun, la jeune louve. Bari n’avait pas flairé sa
présence, mais il l’aperçut dès au sortir de la bordure de jeunes
baumiers qui encerclaient la clairière. Ce fut alors qu’il s’arrêta et
pendant une bonne minute, ni l’un ni l’autre ne remua ou ne sembla
respirer. Il n’y avait pas quinze jours de différence d’âge entre deux,
cependant des deux, Maheegun était de beaucoup la moins grande; son
corps était aussi long, mais elle était plus mince. Elle se tenait sur
ses jambes grêles qui étaient presque pareilles aux jambes d’un renard
et la courbure de son dos était celle d’un arc à peine tendu, signe
d’une vélocité égale à celle du vent. Elle se tenait en posture de
fuite, alors même que Bari faisait les premiers pas vers elle; puis,
très lentement, son corps se détendit et, au fur et à mesure que Bari se
rapprochait, ses oreilles perdaient de leur mobilité et retombaient
horizontalement. Bari poussa un gémissement. Ses oreilles à lui étaient
dressées, sa tête en éveil, la queue haute et hérissée. L’adresse, sinon
la diplomatie, faisait déjà partie de sa masculine supériorité et il ne
pressa point aussitôt l’affaire. Il était à moins de cinq pieds de
Maheegun, lorsqu’il se détourna d’elle comme par hasard et regarda du
côté de l’Est, où un léger coup de crayon rouge et or annonçait le jour.
Pendant quelques instants, il renifla, regarda autour de lui et prit le
vent avec beaucoup de gravité, comme s’il voulait persuader sa belle
connaissance, ainsi que certaines bêtes à deux jambes ont fait, avant
lui, de son importance à la ronde. Et Maheegun fut proprement subjuguée.
L’esbrouffe de Bari opérait aussi bellement que le bluff des bêtes à
deux jambes. Il renifla l’air avec un tel frémissement et un
enthousiasme si méfiant que les oreilles de Maheegun se redressèrent et
qu’elle renifla l’air de compagnie. Il tourna la tête dans toutes les
directions d’une manière si prompte et si éveillée que la féminine
curiosité de Maheegun, sinon l’inquiétude, lui firent également tourner
la tête par sympathie interrogative et lorsqu’il poussa un faible
gémissement comme si, dans l’air, il avait surpris un mystère qu’elle ne
pouvait comprendre, un bruit léger se fit entendre en réponse dans sa
gorge, mais adouci et discret, semblable à une exclamation de femme qui
n’est pas bien sûre si elle doit interrompre ou non son seigneur et
maître. A ce bruit que surprit l’ouïe fine de Bari, il s’avança vers
elle d’un pas léger et menu et, l’instant d’après, ils se flairaient le
nez...

                   *       *       *       *       *

Quand le soleil se leva une demi-heure plus tard, il les trouva encore
dans l’étroite clairière au flanc du coteau, avec la frange épaisse des
forêts au-dessous d’eux et derrière cette frange, une plaine boisée et
sauvage qui ressemblait dans son manteau de givre à un linceul de
spectre. Là-haut, au-dessus, apparut la première lueur rouge du jour
emplissant la clairière d’une chaleur de plus en plus agréable à mesure
que le soleil montait.

Durant un moment, ni Bari ni Maheegun n’eurent envie de bouger et,
pendant une heure ou deux, ils demeurèrent étendus à se chauffer dans un
creux du remblai, regardant en bas de leurs yeux interrogateurs et
grands ouverts la plaine boisée qui s’étendait sous eux comme une
immense mer. Maheegun aussi avait rêvé de la bande en chasse et de même
que Bari elle avait failli la rejoindre. Ils étaient fatigués, un peu
découragés par moment et ils avaient faim, mais ils tressaillaient
encore du beau frisson du devenir et de la sensation anxieuse d’avoir
pris conscience de leur nouvelle et mystérieuse amitié. Une
demi-douzaine de fois, Bari se redressa et flaira tout autour de
Maheegun couchée au soleil, se lamentant vers elle doucement et touchant
du museau son doux pelage, mais pendant longtemps, elle ne fit aucune
attention à lui. Enfin elle le suivit. Toute la journée, ils
vagabondèrent et se reposèrent de compagnie. Et une fois de plus, la
nuit arriva.

C’était une nuit sans lune et sans étoiles. Des masses grises de nuages
descendaient lentement du Nord et de l’Est et au faîte des arbres il y
avait à peine un souffle de vent, cependant que la nuit s’y
épaississait. La neige se mit à tomber dru, à gros flacons, sans bruit.
Il ne faisait pas froid, mais il faisait calme, si calme que Bari et
Maheegun n’avançaient que quelques mètres à la fois et s’arrêtaient pour
écouter. En pareille occurrence, tous les rôdeurs de nuit des forêts
sont en route pour peu qu’ils aient à bouger le moins du monde. C’était
la première des grandes tempêtes de neige. Pour tous les carnivores
farouches des forêts, les grandes neiges sont le début du carnaval
d’hiver, du carnaval et de la curée, de l’aventure barbare dans les
nuits sans fin, de la guerre à outrance sur les chemins gelés. Les jours
de fécondité et de maternité, la paix du printemps et de l’été sont
passés; de l’horizon arrive l’appel du Nord, l’invite pour tous les
carnassiers à la longue chasse et dans son premier tressaillement, tous
les êtres vivants ne bougent qu’un peu cette nuit-là, et avec précaution
et angoisse. Leur jeunesse rendait toutes choses neuves à Bari et à
Maheegun. Leur sang circulait avec rapidité, leurs pieds se posaient
doucement, leurs oreilles étaient étonnées de vibrer aux plus légers
bruits. Au début de la grande neige, ils ressentaient le rythme excitant
d’une vie nouvelle. Il les attirait. Il les incitait à l’aventure dans
le mystère blanc de la tempête silencieuse et, sollicités par cette
poussée de jeunesse et de désirs, ils continuaient d’avancer.

La neige devint plus épaisse sous leurs pieds. Dans les clairières, ils
y enfonçaient jusqu’aux genoux et elle ne cessait de tomber, comme une
immense nue blanche qui, sans fin, descendait des cieux. Il était près
de minuit quand elle s’arrêta. Les nuages allaient à la dérive sous la
lune et les étoiles, et longtemps Bari et Maheegun se tinrent sans
bouger à regarder du haut de la crête chauve d’un coteau le monde
merveilleux déroulé à leurs pieds.

Jamais leur vue n’avait porté si loin, sauf à la lumière du jour.
Au-dessous d’eux s’étendait une plaine. Ils pouvaient voir ses forêts,
des arbres isolés surgis de la neige comme des fantômes, un ruisseau,
pas encore gelé, qui brillait comme du verre qui aurait en lui la lueur
tremblotante d’une flamme. Bari s’avança vers ce ruisseau. Il ne pensait
plus à Nepeese et il gémissait d’un bonheur contenu tandis qu’il
s’arrêtait à mi-route et se retournait pour caresser Maheegun.

Il avait envie de se rouler dans la neige et de folâtrer avec sa
compagne, il avait envie d’aboyer, de dresser la tête et de hurler comme
il hurlait à la Lune Rouge, naguère à la hutte. Quelque chose le
retenait de le faire. Peut-être était-ce l’air de Maheegun. Elle
recevait froidement ses attentions. Une fois ou deux, elle parut presque
effrayée; deux fois Bari avait entendu le claquement aigu de ses dents
depuis qu’ils avaient grimpé le coteau.

La nuit précédente et pendant toute la tempête de cette nuit-ci, leur
amitié s’était faite plus intime, mais maintenant un mystérieux
éloignement s’y substituait chez Maheegun. Pierre en aurait donné
l’explication. Avec la neige sous lui et autour de lui, la lune et les
étoiles lumineuses au-dessus de lui, Bari comme la nuit elle-même, avait
subi une transformation. Son pelage ressemblait à du jais luisant.
Chaque poil de son corps était d’un noir brillant. _Noir!_ C’était cela.
Et la nature essayait de dire à Maheegun que de toutes les créatures que
haïssait sa race, la créature que les loups craignaient et haïssaient le
plus était _noire_! En elle, ce n’était pas l’expérience, mais
l’instinct qui lui parlait de la haine immémoriale entre le loup gris et
l’ours noir et le pelage de Bari, au clair de lune et dans la neige,
était plus noir que celui même de Wakayoo n’avait jamais été aux jours
de mai où il s’engraissait de poisson. Tant qu’ils parcoururent
l’immensité de la plaine, la jeune louve avait suivi Bari sans hésiter,
maintenant il y avait dans son maintien de la singularité et de
l’indécision et, deux fois, elle s’arrêta et aurait bien laissé Bari
partir sans elle.

Une heure après qu’ils avaient pénétré dans la plaine, arriva
brusquement, de l’Ouest, le hurlement de la bande des loups. Elle
n’était pas bien éloignée, pas plus d’à un mille peut-être du pied du
coteau et le jappement vif et prompt qui suivit la première clameur
prouvait que les chasseurs aux longs crocs avaient fait lever une pièce
inattendue, caribou ou élan, et qu’ils étaient à ses talons. A la voix
de son peuple, Maheegun redressa les oreilles et fila comme une flèche
qui part d’un arc.

L’inattendu de son départ et la rapidité de sa fuite laissèrent Bari à
bonne distance derrière elle dans cette course à travers la plaine. Elle
courait aveuglément, favorisée par la chance. Pendant l’espace de cinq
minutes peut-être, la bande était si près de sa proie qu’elle ne faisait
plus aucun bruit et que la chasse obliqua du côté de Maheegun et de
Bari. Ce dernier n’était pas à plus de six longueurs derrière la jeune
louve, lorsqu’un craquement dans la broussaille juste devant eux les
arrêta si brusquement que leurs pattes d’avant arc-boutées et leur
arrière-train accroupi firent voleter la neige. Dix secondes plus tard,
le caribou passa comme un éclair et se rua dans une clairière qui
n’était pas à plus de trente mètres de l’endroit où ils se trouvaient.
Ils purent entendre son halètement pressé tandis qu’il disparaissait.
Puis la bande des loups arriva.

A la vue de ces corps gris qui passaient avec rapidité, le cœur de Bari
s’arrêta de battre un instant. Il oublia Maheegun et qu’elle l’avait
abandonné. La lune et les étoiles n’existèrent plus pour lui. Il ne
sentit plus le crissement de la neige sous ses pieds. Il fut loup,
complètement loup. La chaude odeur du caribou aux narines et la passion
du meurtre l’embrasaient comme du feu. Il s’élança à la suite de la
bande. Même alors, Maheegun le devançait un peu. Elle ne lui manquait
pas; dans l’énervement de sa première chasse, il n’éprouvait plus le
désir de l’avoir près de lui. Bientôt, il se trouvait accoté à l’un des
monstres gris de la bande; une demi-minute plus tard, un nouveau
chasseur, sorti d’un buisson, accourut derrière lui, puis un deuxième,
puis un troisième. Parfois, il courait côte à côte avec ses nouveaux
compagnons; il entendit une plainte énervée au fond de leur gorge, leurs
gueules qui s’entrechoquaient pendant la course, et, à la clarté dorée
de la lune devant lui, le craquement que faisait le caribou, tandis
qu’il s’élançait à travers les fourrés ou par-dessus les arbres
renversés, en cherchant son salut. C’était comme si Bari avait toujours
été de la bande. Il s’y était joint naturellement comme d’autres loups
perdus, sortis des buissons, l’avait rejointe également. Il n’y avait ni
démonstration ni bienvenue du genre de celles de Maheegun dans la
clairière, ni hostilité non plus. Il faisait partie des maigres hors la
loi aux pieds agiles des antiques forêts et ses babines claquaient de
désir et son sang s’échauffait au fur et à mesure que l’odeur du caribou
était plus violente et le bruit de son désarroi plus proche.

Il lui sembla qu’ils étaient presque à ses talons, lorsqu’ils arrivèrent
en pleine campagne, une étendue stérile sans un arbre ou un arbuste et
qui brillait à la clarté des étoiles et de la lune. A travers le tapis
de neige non foulée, le caribou se rua avec une avance d’une centaine de
mètres sur la bande. Désormais les deux chasseurs de tête ne suivirent
plus directement sa piste, mais se développèrent en un angle, l’un à
droite, l’autre à gauche du pourchassé et, semblables à des soldats bien
entraînés, la bande s’ouvrit en deux et déploya son éventail pour la
charge finale. Les deux extrémités de l’éventail s’écartèrent pour se
refermer si bien que les deux chasseurs de tête couraient presque à la
hauteur du caribou, cinquante ou soixante pieds les séparant du fugitif.
De sorte que, adroitement et promptement, avec une précision mortelle,
la bande avait formé un cordon de crocs en fer à cheval d’où il n’y
avait pour fuir qu’une issue: droit en avant. Pour le caribou, se
détourner d’un degré vers la droite ou vers la gauche équivalait à la
mort. Les chasseurs d’avant avaient dès lors pour office de resserrer
les extrémités du fer à cheval, jusqu’à ce que l’un d’eux ou tous deux à
la fois, pussent donner l’assaut fatal. Après quoi, l’affaire irait
toute seule. La bande encerclerait le caribou comme une inondation.

Bari avait pris place au plus bas rang du fer à cheval, en sorte qu’il
était tout à fait en arrière quand la chasse se trouvait au paroxysme.
La plaine subissait une brusque dépression. Droit en avant, il y avait
un filet d’eau, d’eau qui brillait doucement à la clarté des étoiles et
sa vue ranima le courage au cœur haletant du caribou. Quarante secondes
suffiraient à décrire cette scène, quarante secondes de lutte suprême
pour la vie ou de suprême et redoutable effort pour achever la mort.
Bari ressentit le frisson de pareils instants et il manœuvra en avant
avec les autres qui étaient à l’extrémité du fer à cheval, tandis que
l’un des loups de tête poussait une pointe afin de paralyser les
mouvements du jeune taureau. Le coup rata. Un deuxième loup se
précipita. Tous deux manquèrent leur élan. D’autres n’eurent pas le
temps de les remplacer. De l’extrémité rompue du fer à cheval, Bari
entendit le lourd plongeon du caribou dans l’eau. Lorsque Bari rejoignit
la horde furieuse, écumant de rage, montrant les crocs, Napamoos, le
jeune taureau, s’était bel et bien évadé dans la rivière et nageait
vivement vers la rive opposée. Ce fut alors que Bari se retrouva au côté
de Maheegun. Elle haletait, sa langue rouge pendait entre ses babines
entr’ouvertes, mais en le voyant, elle découvrit ses crocs, en même
temps qu’elle essayait de mordre et s’écartait de lui jusqu’au cœur de
la bande désappointée de n’avoir saisi que du vent. Les loups étaient de
fort mauvaise humeur, mais Bari ne s’en aperçut pas. Nepeese l’avait
entraîné à traverser l’eau comme aurait fait une loutre et il ne
comprenait pas comment cette étroite rivière pouvait ainsi les arrêter.
Il se jeta à l’eau et y enfonça jusqu’au ventre, faisant face une minute
à la horde de bêtes sauvages qui se trouvaient au-dessus de lui,
s’étonnant de n’être pas suivi. Et il était noir, _noir_. Il remonta
parmi eux et, pour la première fois, ils le remarquèrent. Leur agitation
cessa. Un nouvel et surprenant intérêt les immobilisait. Les crocs se
rapprochaient vivement. Un peu au large, Bari aperçut Maheegun avec un
gros loup gris auprès d’elle. Il alla de nouveau vers elle et, cette
fois, elle demeura les oreilles basses tandis qu’il reniflait son cou.
Puis, avec un mauvais grognement, elle s’élança pour le mordre. Les
dents pénétrèrent profondément dans la chair délicate de son épaule et
de douleur inattendue il poussa un gémissement. L’instant d’après, le
gros loup gris fondait sur lui.

Pris encore à l’improviste, Bari s’abattit, les crocs du loup à la
gorge. Mais en lui coulait le sang de Kazan, il y avait en lui de la
chair, des os et des nerfs de Kazan et pour la première fois de sa vie,
il lutta comme Kazan avait lutté ce jour terrible à la pointe du roc du
Soleil. Il était jeune, il avait encore à apprendre l’art et la
stratégie du vétéran, mais ses mâchoires étaient comme les crampons de
fer avec lesquels Pierre fixait ses trappes à ours et il portait au cœur
une rage subite et aveugle: un désir de meurtre qui dominait tous
sentiments de douleur ou de peur. Le combat, s’il avait été loyal,
aurait été une victoire pour Bari, malgré sa jeunesse et son
inexpérience. En toute loyauté, la bande aurait dû en attendre l’issue.
C’était une règle de la tribu de se réserver, jusqu’à ce que l’un eût
fait à l’autre son affaire. Mais Bari était _noir_. C’était un étranger,
un intrus, une créature que les loups remarquèrent seulement alors que
leur sang bouillonnait de la rage et du désappointement de meurtriers
qui ont laissé s’échapper leur proie.

Un second loup s’élança, attaquant traîtreusement Bari de flanc, et
tandis qu’il gisait dans la neige ses mâchoires broyant la patte d’avant
de son premier ennemi, la bande entière se rua sur lui en masse. Pareil
assaut contre le jeune caribou aurait signifié la mort en moins d’une
minute. Chaque croc aurait trouvé où entrer. Bari se trouvant par
bonheur sous ses deux premiers assaillants et garanti par leurs corps,
fut sauvé d’être mis en pièces aussitôt. Il savait qu’il luttait pour
son salut. Au-dessus de lui, la horde des fauves tournait et l’enlaçait
et hurlait, il sentit la douleur cuisante des dents qui lui entraient
dans les chairs. Il étouffait; cent couteaux semblaient le dépecer et,
cependant, malgré l’horreur et le désespoir de cette situation, il ne
poussa ni un appel, ni une plainte, ni un cri. Encore une demi-minute et
il aurait succombé, si la lutte n’avait eu lieu tout à l’extrémité de la
rive. Ébranlée par l’afflux des torrents printaniers, une partie de
cette rive s’affaissa subitement et entraîna avec elle Bari et la moitié
de la bande. Dans un éclair, Bari se souvint de l’eau et de la fuite du
caribou. Un instant, l’éboulement l’avait délivré de la bande et,
profitant de cet instant, il fit un simple saut par-dessus les échines
grises de ses ennemis dans l’eau profonde du ruisseau. Et derrière lui
une demi-douzaine de gueules se refermèrent sur le vide. De même qu’il
avait sauvé le caribou, ce filet d’eau qui brillait à la clarté de la
lune et des étoiles avait sauvé Bari.

Le ruisseau n’avait pas plus de cent pieds de largeur, mais il en coûta
à Bari, si près d’un combat meurtrier, de le traverser. Tant qu’il se
fut tiré de là sur la rive opposée, il ne s’était pas rendu complètement
compte de la gravité de ses blessures. Il ne pouvait, pour l’instant, se
servir d’une de ses pattes d’arrière; l’avant de son épaule gauche était
ouvert jusqu’à l’os; sa tête et son corps étaient déchirés et lardés,
et, tandis qu’il s’éloignait lentement du ruisseau, la trace qu’il
laissait sur la neige formait un chemin de sang. Le sang ruisselait de
ses mâchoires pantelantes entre lesquelles sa langue saignait; il
coulait de ses jambes, de ses flancs, de son ventre, il dégouttait de
ses oreilles. L’une d’elles était fendue net sur une longueur de deux
pouces comme si on l’avait coupée au couteau. Ses sens étaient troublés,
sa compréhension des choses obscurcie comme par un voile tiré devant ses
yeux. Il n’entendit pas, un peu plus tard, de l’autre côté de la
rivière, le hurlement de déception de la horde de loups, il n’eut plus
même conscience de l’existence de la lune et des étoiles. A demi-mort,
il avança en rampant jusqu’à ce que, par bonheur, il arrivât à un
bosquet de sapins rabougris. Il s’y traîna et s’y laissa tomber anéanti.

                   *       *       *       *       *

Toute cette nuit-là et jusqu’à midi du jour suivant, Bari demeura étendu
sans bouger. La fièvre brûlait son sang. Elle montait fort et rapidement
à la mort, puis elle décrut lentement et la vie fut victorieuse. A midi,
il se remit en route. Il était sans force et titubait sur ses jambes. Il
traînait encore sa jambe d’arrière et il était recru de douleur. Mais il
faisait une journée splendide. Le soleil était chaud. La neige fondait.
Le ciel ressemblait à une vaste mer bleue et des torrents de vie
couraient de nouveau, tièdes, dans ses veines. Mais maintenant ses
désirs étaient à jamais changés et il était au terme de ses
investigations. Une colère rouge croissait dans ses yeux, tandis qu’il
grondait dans la direction du combat de la nuit dernière avec les loups.
Ils n’étaient plus de ses gens. Ils n’étaient plus de son sang. Jamais
plus l’appel de la chasse ne le leurrerait, ni la voix de la horde
n’éveillerait en lui l’antique envie. En lui, il y avait une chose
nouveau-née, une haine impérissable pour le loup, une haine qui allait
augmenter en lui jusqu’à devenir comme un mal foncier, une chose
toujours présente et insistante, réclamant vengeance contre leur espèce.

La nuit précédente, il était allé à eux en camarade. Aujourd’hui, il
était un banni. Tailladé et estropié, portant sur lui des stigmates pour
le reste de sa vie, il avait retenu la leçon de la solitude. Demain et
après-demain et durant tous les jours qui suivraient sans fin, il se
souviendrait parfaitement de la leçon.




CHAPITRE XIX

LE FACTEUR SE DÉCIDE


Dans la cabane du Grey Loon, la quatrième nuit de l’absence de Bari,
Pierre fumait sa pipe après un grand souper de longe de caribou qu’il
avait rapportée de la piste et Nepeese écoutait le récit du coup
remarquable qu’il avait réussi, quand un bruit à la porte les
interrompit. Nepeese ouvrit et Bari entra. Le cri de bienvenue qui était
aux lèvres de la jeune fille y mourut sur le champ et Pierre sursauta
comme s’il ne pouvait croire que cette créature qui revenait était le
chien-loup. Trois jours et trois nuits sans manger, pendant lesquels il
n’avait pu chasser à cause de la patte qu’il tirait encore, avaient posé
sur lui les stigmates de la famine. Couturé par la bataille et couvert
de caillots de sang séché qui pendaient encore à ses longs poils, il
avait un aspect qui arracha finalement un long soupir à Nepeese. Un
bizarre sourire s’esquissa sur le visage de Pierre, tandis qu’il se
penchait hors de son fauteuil, puis se levant lentement et regardant
avec plus d’attention, il dit à Nepeese:

--Ventre saint gris! Oui. Il est allé rejoindre la horde des loups,
Nepeese, et la horde s’est retournée contre lui. Ce n’a pas été un
combat entre deux loups, non! Ce fut un combat de toute la bande. Il est
déchiré et lardé à cinquante places. Et, mon Dieu, il est vivant...

Dans la voix de Pierre l’émerveillement et la surprise allaient
croissant. Il demeurait sceptique et pourtant il ne pouvait ne pas
croire ce que lui disaient ses yeux. Ce qui était arrivé n’était rien
moins qu’un miracle et, pendant un moment, il ne souffla mot, mais resta
à regarder en silence, tandis que Nepeese s’éveillait de son étonnement
pour donner à Bari des soins et de la nourriture. Quand il eut dévoré
comme un affamé une bouillie froide, elle se mit à laver les blessures
dans de l’eau tiède, ensuite elle les oignit avec de la graisse d’ours,
lui parlant tout le temps dans son doux langage cree. Après la douleur
et la faim et la traîtrise de son équipée, c’était une magnifique
réception pour Bari. Il dormit cette nuit-là au pied du lit de
Branche-de-Saule. Le matin suivant, ce fut la fraîche caresse de sa
langue sur la main de Nepeese qui l’éveilla.

                   *       *       *       *       *

Dès ce jour-là, ils reprirent la camaraderie interrompue par la
désertion momentanée de Bari. L’attachement était plus grand que jamais
de la part de Bari. C’était lui qui s’était enfui loin de
Branche-de-Saule, qui l’avait quittée à l’appel de la bande et il avait
l’air parfois de sentir la profondeur de sa trahison et il essayait de
réparer sa faute. Il y avait à n’en pas douter un grand changement en
lui. Il s’attachait à Nepeese comme une ombre. Au lieu de dormir la nuit
dans l’abri de sapin que Pierre lui avait fabriqué, il s’était fait
lui-même un petit creux dans la terre près de la porte de la hutte.
Pierre croyait comprendre mieux encore, mais en réalité la clef du
mystère résidait en Bari lui-même.

Il ne joua plus désormais comme il avait joué avant de partir seul dans
la forêt. Il ne faisait plus la chasse aux bâtons ou ne courait plus
jusqu’à n’être qu’un tourbillon pour la simple joie de courir. Tout
enfantillage avait disparu. A la place, il y avait une immense adoration
et une vaste amertume, de l’amour pour la jeune fille et de la haine
pour la horde et tout cela tenait lieu du passé. Chaque fois qu’il
entendait le hurlement du loup, un grognement de colère montait à sa
gorge et il montrait les crocs au point que même Pierre s’écartait un
peu de lui. Un attouchement de la main de la jeune fille l’apaisait.

En une semaine ou deux, les grandes neiges arrivèrent, et Pierre
recommença ses voyages au long de sa ligne de pièges. Nepeese avait
passé avec lui un intéressant marché cet hiver. Pierre l’avait prise
comme associée. Un piège tous les cinq, une trappe toutes les cinq, un
appât empoisonné tous les cinq devaient lui appartenir et ce qu’ils
prenaient et tuaient rapprochait un peu plus la réalisation d’un rêve
merveilleux qui croissait dans l’âme de Branche-de-Saule. Pierre en
avait fait la promesse. S’ils avaient beaucoup de chance cet hiver, ils
descendraient ensemble aux dernières neiges jusqu’à Nelson House, afin
d’y acheter le vieux petit harmonium qui était à vendre. Et si
l’harmonium était vendu, ils travailleraient un autre hiver pour en
acheter un neuf. De ce fait, Nepeese prenait un intérêt enthousiaste et
incessant à visiter la zone de trappes. De la part de Pierre c’était
plus ou moins un bel acte de diplomatie. Il aurait vendu son âme peur
donner l’harmonium à Nepeese; il avait décidé qu’elle l’aurait, que les
cinquièmes trappes, les cinquièmes fosses ou les cinquièmes appâts
empoisonnés eussent pris des fourrures ou non.

L’association n’avait en apparence d’autre signification que ces
objets-là. Mais, d’autre part, cela voulait dire pour Nepeese une
occupation personnelle où se prendre complètement. Pierre lui avait fait
comprendre que cela faisait d’elle une camarade et une collaboratrice
sur la piste. Tel était son dessein: la garder avec lui quand il
s’absentait de la hutte. Il savait que Mac Taggart reviendrait à Grey
Loon peut-être plus d’une fois durant l’hiver. Il avait des chiens
rapides et c’était un voyage assez court. Et lorsque Mac Taggart
viendrait il ne fallait pas que Nepeese fût seule à la cabane.

La zone des trappes de Pierre s’étendait du Nord à l’Ouest, couvrant en
tout une distance de cinquante milles, avec une moyenne de deux trappes,
un piège et un appât par mille. C’était une ligne sinueuse qui brillait
au long des ruisseaux, pour la belette, la loutre et la martre, qui
pénétrait au plus profond des forêts pour le chat-pêcheur et le lynx, et
qui traversait les lacs et les lambeaux de terres arides balayés par les
tempêtes où les appâts empoisonnés pouvaient être disposés pour le
renard et le loup.

A mi-chemin de la ligne, Pierre avait construit une petite hutte en bois
et une autre à l’extrémité, de telle sorte que le travail d’une journée
équivalait à vingt-cinq milles. C’était aisé pour Pierre et pas bien
difficile pour Nepeese, au bout des quelques premiers jours. Pendant
tout les mois d’octobre et de novembre et la plus grande partie de
décembre, ils accomplirent régulièrement leur trajet achevant leur
tournée tous les six jours, ce qui leur donnait une journée de repos à
la cabane du Grey Loon et une autre journée à la cabane à l’extrémité de
la piste. Pour Pierre, le travail de l’hiver était une affaire
véritable, l’ouvrage de sa race depuis des générations; pour Nepeese et
Bari il représentait une libre et joyeuse partie qui jamais un seul jour
ne les lassait. Même, Pierre ne pouvait tout à fait se défendre de leur
emballement. C’était contagieux et pendant trois mois il fut plus
heureux qu’il n’avait jamais été depuis que son soleil s’était couché,
ce soir que mourut la princesse-mère.

Ce furent des mois merveilleux. La fourrure était abondante et il
faisait un froid continu sans tourmente mauvaise. Non seulement Nepeese
portait un petit paquet sur les épaules afin de rendre plus léger le
fardeau de Pierre, mais elle exerçait Bari à porter de chaque côté de
ses flancs de mignons paniers qu’elle avait fabriqués. Dans ces paniers
Bari portait les appâts.

                   *       *       *       *       *

Dans un sur trois au moins des pièges, il y avait toujours ce que Pierre
nommait des «bagatelles»: lapins, hiboux, corneilles, geais ou
écureuils. Ceux-ci, une fois déplumés ou écorchés, constituaient l’appât
pour recharger les trappes plus avant.

Sur la fin de décembre, comme ils revenaient à Grey Loon, Pierre
s’arrêta brusquement à une douzaine de pas en avant de Nepeese et fixa
la neige. Une bizarre empreinte de chaussures avait rejoint la leur et
se dirigeait vers la hutte... Pendant une demi-minute, Pierre resta
silencieux et c’est à peine si un muscle de son visage remua, tandis
qu’il regardait. La trace venait en droite ligne du Nord et de ce
côté-là c’était le lac Bain. Il y avait également de grandes empreintes
de bottes et leurs enjambées étaient celles d’un homme de taille
robuste. Avant que Pierre eût, dit un mot, Nepeese avait deviné ce que
cela signifiait:

--Monsieur le facteur du lac Bain! dit-elle.

Bari flairait avec défiance l’étrange trace. Ils entendirent le
groulement sourd de sa gorge et Pierre haussa les épaules:

--Oui, le monsieur! fit-il.

Le cœur de Branche-de-Saule se mit à battre plus vite, tandis qu’ils
continuaient d’avancer. Elle n’avait pas peur de Mac Taggart, elle
n’avait pas peur physiquement et cependant quelque chose lui montait de
la poitrine et l’étouffait à l’idée de la présence de cet homme à Grey
Loon. Pourquoi s’y trouvait-il? Pierre n’avait pas besoin de répondre à
la question, l’eût-elle formulée. Elle le savait. Le facteur du lac Bain
n’avait point affaire ici, sinon qu’il voulait la voir. Le sang
empourpra ses joues tandis qu’elle se rappelait cette minute au bord du
ravin alors qu’il la meurtrissait presque dans ses bras. Tenterait-il
cela encore?

Pierre, perdu dans ses sombres pensées, entendit à peine l’éclat de rire
singulier qui sortit de la bouche de Nepeese. Nepeese écoutait le
groulement que Bari faisait entendre de nouveau. C’était un bruit
assourdi, mais terrible. Lorsqu’on fut à un demi-mille de la hutte, elle
enleva les paniers des reins du chien et les porta elle-même. Dix
minutes plus tard, ils aperçurent un homme qui venait à leur rencontre.

Ce n’était point Mac Taggart. Pierre le reconnut et, avec un évident
soupir de soulagement, il lui fit signe de la main. C’était De Bar qui
était trappeur dans les terres incultes au nord du lac Bain. Pierre le
connaissait parfaitement. Ils avaient échangé des poisons à renards. Ils
étaient amis et ils eurent plaisir à se serrer les mains. De Bar regarda
alors Nepeese:

--Tonnerre! la voici femme, s’écria-t-il. Et comme une femme, Nepeese le
regarda bien en face, la rougeur colorant plus fort ses joues et il
s’inclina profondément avec une politesse qui reportait à une couple de
siècles par delà la ligne de pièges.

De Bar ne tarda pas à expliquer sa mission et, avant d’avoir atteint la
hutte, Pierre et Nepeese savaient pourquoi il était venu. Monsieur le
facteur du lac Bain partait en voyage dans cinq jours et il avait
spécialement envoyé De Bar pour demander à Pierre d’aller aider le
commis et le garde-magasin métis pendant son absence. Pierre ne fit
d’abord aucune observation. Mais il réfléchissait, Pourquoi Mac Taggart
l’envoyait-il chercher? Pourquoi n’avait-il pas choisi quelqu’un qui fût
plus proche? Tant que le feu ne pétilla point dans le poêle de tôle de
la hutte et que Nepeese ne fut pas occupée à préparer le souper, il ne
formula pas ces questions au chasseur de renards.

De Bar haussa les épaules.

--Il m’a d’abord demandé si je pouvais rester. Mais ma femme a une
pneumonie, Pierre. Elle a pris froid, l’hiver dernier, et je n’ose la
laisser longtemps seule. Il a grande confiance en vous. En outre, vous
connaissez tous les trappeurs inscrits aux registres de la Compagnie du
lac Bain. De sorte qu’il m’a envoyé à vous et il vous prie de ne pas
vous inquiéter à propos de vos lignes de fourrures, car il vous paiera
double de ce que vous auriez pris pendant le temps que vous serez au
poste.

--Et... Nepeese? interrogea Pierre. Monsieur s’attend-il que je l’amène?

Près du poêle, Branche-de-Saule releva la tête pour écouter et son cœur
se remit à battre librement à la réponse de De Bar.

--Il n’a rien dit à ce sujet. Mais bien sûr ce sera un grand changement
pour la petite demoiselle.

Pierre fit signe de la tête.

--Probablement, Netootam!

Ils ne s’entretinrent pas davantage de l’affaire, ce soir-là. Mais
pendant toute la nuit, Pierre y réfléchit et cent fois il se posa la
même question: Pourquoi Mac Taggart l’envoyait-il chercher, lui? Il
n’était pas le seul à bien connaître les trappeurs qui figuraient aux
registres de la Compagnie. Il y avait Wassaon, par exemple, le métis
scandinave dont la hutte se trouvait à moins de quatre heures de marche
du poste; ou Baroche, le vieux Français à barbe blanche qui habitait
encore plus près et de qui chaque phrase était parole d’évangile. Il
faut, se dit-il en fin de compte, que monsieur m’envoie chercher parce
qu’il désire se concilier le père de Nepeese et obtenir l’amitié de
Nepeese elle-même. Car c’était, à n’en point douter, un grand honneur
que le facteur lui faisait et cependant, au fond du cœur, il restait
plein de défiance.

Quand De Bar fut sur le point de le quitter, le lendemain matin, il lui
dit:

--Dites à monsieur que je partirai pour le lac Bain après-demain.

Lorsque De Bar fut parti, Pierre dit à Nepeese:

--Et tu vas rester ici, ma chérie. Je ne t’emmène pas au lac Bain. J’ai
rêvé que monsieur ne s’en allait pas en voyage, mais qu’il a menti et
qu’il sera malade quand j’arriverai au poste. Et pourtant si par hasard
tu voulais venir...

Nepeese se redressa brusquement pareille à un roseau que le vent avait
courbé.

--Non! s’écria-t-elle si farouchement que Pierre éclata de rire et se
frotta les mains.

Ainsi se fit-il que le deuxième jour après la visite du chasseur de
renards, Pierre s’en alla au lac Bain. Nepeese, sur le seuil, lui fit
signe adieu de la main jusqu’à ce qu’il eût disparu à sa vue.

Le matin de ce même jour, Mac Taggart se leva alors qu’il faisait encore
nuit. Le moment était arrivé, l’heure et le jour qu’il avait attendus et
combinés, et, de toute la nuit, le sommeil n’avait fermé ses yeux. Vingt
fois, il avait tenu ce merveilleux portrait de Nepeese à la lueur de la
lampe et qui, chaque fois, produisait l’effet de l’huile jetée sur un
brasier. Toutes les forces de son être sombraient maintenant dans une
seule et grande passion dont longtemps et minutieusement il avait
machiné l’accomplissement. Il avait reculé devant un meurtre à
commettre: tuer Pierre, et, dans son hésitation, il avait trouvé un
moyen meilleur. Nepeese ne pouvait lui échapper. Il la rencontrerait
seule à la hutte, sans défense, pour en faire ce qu’il lui plairait.
Après quoi...

Il se mit à rire et serra ses gros poings, enchanté. Oui, après cela,
Nepeese consentirait à devenir la femme du facteur du lac Bain. Elle ne
voudrait pas que les gens de la forêt la regardent comme _la bête
noire_. Non! Elle viendrait spontanément. Et Pierre ne saurait jamais ce
qui s’était passé à la hutte, car Nepeese voudrait-elle le lui raconter?
C’était un plan superbe, si facile à réaliser, aux résultats tellement
inévitables! Et, pendant tout ce temps, Pierre s’imaginerait que Mac
Taggart était parti en mission vers l’Est.

Il déjeuna avant l’aube et il était en route avant qu’il fît jour
encore. A dessein, il tourna directement à l’est, afin qu’en arrivant du
sud-ouest, Pierre ne pût rencontrer les traces de son traîneau. Car il
avait maintenant résolu qu’il importait que Pierre ne sût jamais cela et
n’eût pas un soupçon, même si cela devait l’obliger à faire quelques
milles supplémentaires de voyage, si bien qu’il ne parviendrait au Grey
Loon que le deuxième jour. Il était préférable, somme toute, d’être un
jour en retard, car il était possible que quelque chose eût fait
différer Pierre. De sorte qu’il ne s’efforça point d’aller au plus vite.
Il y avait une énorme somme de brutale satisfaction à prévoir ce qui
allait arriver et Mac Taggart se plongeait dans ce plaisir jusqu’à
satiété. Aucune chance de déception d’ailleurs. Il était sûr que Nepeese
n’accompagnerait pas son père au lac Bain. Elle serait à la hutte du
Grey Loon, seule. Cinquante fois son visage s’empourpra violemment d’y
penser.

                   *       *       *       *       *

Nepeese ne redoutait rien de cette solitude. Des fois, maintenant, la
pensée d’être seule lui était agréable, quand elle désirait rêver, quand
elle se représentait des choses au mystère desquelles elle n’aurait même
pas admis Pierre. Elle devenait femme, une fleur qui, close jusqu’alors,
s’épanouissait, C’était encore une jeune fille avec le doux velouté de
l’adolescence dans ses yeux et cependant avec déjà le mystère de la
femme s’émouvant dans son âme, comme si la Grande Main hésitait à
l’éveiller ou à la laisser dormir encore plus longtemps. A ces
moments-là, lorsque l’occasion s’offrait de consacrer quelques heures à
sa rêverie, elle mettait sa robe rouge et relevait ses cheveux comme
elle l’avait vu représenté dans les gravures des magazines que Pierre
rapportait deux fois par an de Nelson House.

Le deuxième jour de l’absence de Pierre, elle s’habilla de la sorte;
toutefois, elle fit retomber ses cheveux autour d’elle en gloire
lumineuse et autour de son front elle attacha un bandeau de ruban rouge.
Cependant, ce n’était pas fini. Aujourd’hui, elle avait de merveilleux
desseins. Sur la muraille, près de son miroir, elle avait fixé une
grande page tirée d’un magazine pour dames et sur cette page on voyait
une délicieuse figure à frisettes. En dessous était écrit: Mary
Pickford. A quinze cents milles au Nord du bureau de la Californie
soleilleuse où la photographie avait été prise, Nepeese, une moue à ses
lèvres pourpres, le front plissé, s’appliquait à saisir le secret des
ondulations de la petite Mary Pickford.

Elle regardait son miroir, le visage enflammé et des yeux brillants,
s’énervant pour donner à l’une de ses tresses qui tombait plus bas que
ses hanches, l’aspect des boucles convoitées. Soudain, derrière elle, la
porte s’ouvrit et Bush Mac Taggart entra.




CHAPITRE XX

UNE LUTTE INUTILE


Branche-de-Saule tournait le dos à la porte quand le facteur du lac Bain
pénétra dans la hutte et, dans son étonnement, durant quelques secondes
elle ne se retourna pas. Elle crut d’abord que c’était Pierre. Il avait
eu besoin de revenir; mais comme cette pensée lui venait, elle entendit
un groulement dans la gorge de Bari qui la fit se dresser brusquement et
regarder vers la porte.

Mac Taggart n’était pas entré sans se préparer. Il avait laissé dehors
son paquet, son fusil et son lourd pardessus. Il était debout sur le
seuil et il considérait Nepeese, sa superbe toilette et sa florissante
chevelure, comme étourdi par ce qu’il voyait. Fatalité ou hasard
jouaient alors contre Branche-de-Saule. S’il y avait eu un soupçon de
chevaleresque ou même de pitié sommeillant dans l’âme de Bush Mac
Taggart, il eût été anéanti par ce qu’il vit. Jamais Nepeese n’avait
paru plus belle, pas même le jour que Mac Donald, le géographe, avait
fait sa photographie. C’était la manière dont le soleil, pénétrant à
flots par la fenêtre, faisait ressortir sa merveilleuse chevelure dans
l’obscurité lumineuse de laquelle son visage était encadré comme un fin
camée qui retint un instant Mac Taggart, hésitant et la respiration
coupée. Il avait rêvé. Ses désirs de brute lui avaient représenté
Nepeese dans tout le charme qu’une imagination torturé par la passion
peut ajouter à la réalité. Mais il ne s’était rien représenté de
comparable à la créature qui était maintenant devant lui, les yeux
agrandis démesurément d’effroi et pâlissant sous le regard qui la
fixait. Il n’y eut qu’un instant pendant lequel leurs yeux se
rencontrèrent dans ce terrible silence: terrible pour la jeune fille.
Des mots étaient superflus. A la fin, elle comprit. Elle comprit le
danger qu’elle avait couru le jour où, au bord du ravin et dans la
forêt, elle s’était moquée, sans peur de la menace qui l’assaillait
maintenant de front. C’était, sur le visage de Mac Taggart,
indescriptible, l’horrible joie qui brûlait dans ses yeux, l’éclat de
ses dents serrées, le sang pourpre embrasant sa face, tandis qu’il la
regardait. En un éclair la vérité lui apparut. C’était un guet-apens et
Pierre était parti.

Un soupir qui ressemblait à un sanglot expira sur ses lèvres.

--Monsieur! essaya-t-elle de dire. Mais ce ne fut qu’un murmure, un
effort. Elle paraissait suffoquée.

Elle perçut nettement le déclanchement du verrou de fer alors qu’il
fermait la porte. Mac Taggart avança d’un pas.

Il ne fit qu’un seul pas. Sur le plancher, Bari demeurait comme une
chose sculptée. Il n’avait pas bougé. Il n’avait pas proféré un son, à
part ce grognement avertisseur, tant que Mac Taggart gardait sa
distance. Puis, comme un éclair, il s’était dressé et placé devant
Nepeese, chaque poil de son corps hérissé et devant la colère de son
grognement Mac Taggart se recula contre la porte verrouillée. Un mot de
Nepeese en ce moment et c’eût été tout. Mais un instant fut perdu, un
instant avant qu’elle jetât un ordre. En pareil moment une main et un
cerveau humains sont plus prompts que l’entendement d’un animal, et,
tandis que Bari sautait à la gorge du facteur, il y eut un éclair et une
explosion étourdissante presque sous les yeux de Branche-de-Saule.
C’était un coup de hasard, un coup parti de la hanche du pistolet
automatique de Mac Taggart. Bari tomba net. Il s’abattit d’un choc sur
le plancher et roula contre le mur de bois. Il n’y eut pas une
convulsion des pattes, pas un tressaillement dans son corps. Mac Taggart
se mit à rire nerveusement, tandis qu’il replaçait son revolver dans
l’étui. Il savait que seul un coup au cerveau avait pu faire cela.

Adossée à la muraille du fond, Nepeese attendait. Mac Taggart pouvait
entendre sa respiration haletante. Il avança à mi-trajet vers elle:

--Nepeese, je suis venu pour faire de vous ma femme, dit-il.

Elle ne répondit pas. Il put voir que le souffle lui manquait. Elle
porta une main à sa gorge. Il fit encore quelques pas et s’arrêta. Il
n’avait jamais vu de tels yeux, non, pas même lorsqu’il s’était penché
sur le supplice d’une autre femme, jamais il n’avait vu pareille terreur
dans la vie ou la mort. Et pas seulement de la terreur. Il y avait en
eux plus que de la terreur, quelque chose qui le retenait. Et il répéta.

--Je suis venu pour faire de vous ma femme, Nepeese. Ici, aujourd’hui,
ce soir; et, demain, vous viendrez avec moi à Nelson-House, puis nous
retournerons au lac Bain... pour toujours.

Il ajouta les derniers mots comme après réflexion.

--Pour toujours, répéta-t-il. Pas comme Marie, Elle est repartie dans sa
tribu.

Il parlait net. Son courage et sa résolution s’accrurent en voyant le
corps de la jeune fille s’affaisser un peu contre la muraille. Nepeese
défaillait. Elle était sienne. A quoi bon prodiguer les phrases
maintenant, maintenant qu’il lui avait fait comprendre qu’elle allait
lui appartenir pour toujours? Son cerveau en feu était surexcité et il
s’avança vers elle pour la saisir entre ses bras, comme il l’avait
saisie au bord du ravin. Il n’y avait pas moyen d’échapper. Pierre était
parti. Bari était mort. Ils étaient seuls et la porte était fermée au
verrou...

Il n’avait pas pensé qu’un être vivant pût bouger aussi rapidement que
Branche-de-Saule, alors que ses bras se tendaient pour l’atteindre. Elle
ne fit pas de bruit pour se précipiter sous l’un des bras tendus. Il fit
une enjambée, d’un happement brutal ses doigts saisirent un bout des
cheveux. Il entendit qu’ils s’arrachaient, tandis qu’elle se dégageait
en courant vers la porte. Elle avait poussé le verrou quand il la
rattrapa et ses bras se refermèrent autour d’elle. Il l’entraîna et
maintenant elle appelait, elle appelait dans sa détresse, Pierre, Bari,
un miracle de Dieu pouvant la sauver. Et elle luttait.

Elle se contorsionna entre les bras de Mac Taggart jusqu’à ce qu’elle
fût face à face avec lui. Et plus elle lui résistait, plus elle le
griffait et lui lacérait le visage, plus les bras brutaux la broyaient,
tant qu’il sembla qu’ils lui briseraient sûrement l’échine. Elle ne
voyait plus. Elle était empêtrée dans ses cheveux. Ils lui couvraient le
visage, la poitrine et le corps, l’étouffant, embarrassant ses mains et
ses bras, et toujours elle résistait. Pendant cette lutte, Mac Taggart
trébucha sur le corps de Bari et ils tombèrent. Nepeese se releva cinq
secondes avant l’homme. Elle aurait pu atteindre la porte. Mais de
nouveau ses cheveux la gênèrent. Elle s’arrêta pour rejeter en arrière
leur masse lourde afin d’y voir et Mac Taggart fut à la porte avant
elle.

Il ne la verrouilla point, mais il se tint debout face à Nepeese. Son
visage était balafré et saignait. Ce n’était plus un homme, mais un
démon. Nepeese était brisée, pantelante, un sanglot étouffé sortait de
sa gorge. Elle se baissa et ramassa un tison de bois enflammé. Mac
Taggart s’aperçut qu’elle était presque à bout de forces.

Elle brandit le bâton, tandis qu’il se rapprochait d’elle. Mais Mac
Taggart avait abandonné toute idée de crainte ou de prudence. Il avait
senti la jeune fille haletante et raidie contre lui. Il avait senti le
frôlement de ses cheveux sur son visage, le frisson de son corps,
pendant qu’il l’enserrait dans sa vigueur brutale, et tous ses instincts
d’homme s’engouffraient désormais dans l’œuvre mauvaise de la
possession. Il s’élança sur elle comme une bête. Le brandon enflammé
tomba. Et de nouveau le destin joua contre la jeune fille. Dans sa
frayeur et son désespoir, elle avait ramassé le premier bâton que sa
main avait touché, un mince bâton. Avec sa suprême énergie elle en
frappa Mac Taggart et comme le bâton s’abattait sur sa tête, il recula
en chancelant. Mais cela ne lui fit pas lâcher les cheveux qu’il avait
empoignés. Avant qu’elle pût frapper de nouveau, il l’avait attirée à
lui et, tandis que ses bras l’enfermaient encore comme des étaux de fer
qui la broyaient, elle poussa un cri d’agonie et le tison tomba
par-dessus l’épaule de Mac Taggart sur le plancher.

En vain se défendait-elle maintenant, non plus pour frapper ou s’évader,
mais pour reprendre sa respiration. Elle essaya d’appeler de nouveau,
mais, cette fois, aucun son ne sortit de ses lèvres closes. De plus en
plus étroitement, le facteur resserrait ses bras. C’était horrible, et,
à ce moment suprême, avec la rapidité d’un éclair, la pensée de ce jour
où, dans la prairie, un énorme roc avait failli la tuer, traversa
l’esprit de Nepeese. Pensée singulière qui lui venait en ce moment, mais
elle lui vint et les bras de Mac Taggart étaient plus durs que le roc.
Ils l’écrasaient. Ses reins étaient brisés. Et elle fléchissait contre
la poitrine de Mac Taggart. Avec un cri fou de triomphe, il dénoua son
étreinte et la renversa dans ses bras, ses longs cheveux balayant le
plancher et s’y amoncelant en tas. Les yeux de Nepeese étaient encore
entr’ouverts, elle n’avait point perdu toute conscience, mais elle était
impuissante.

De nouveau, Mac Taggart éclata de rire et, tandis qu’il riait, il
entendit s’ouvrir la porte. Était-ce le vent? Il se retourna, maintenant
toujours Nepeese entre ses bras. Sur le seuil. Pierre était debout.




CHAPITRE XXI

NEPEESE FAIT SON CHOIX


Dans ce terrible instant qui suivit, si court si on le calcule d’après
les battements du cœur humain, une éternité s’écoula lentement dans la
petite hutte du Grey Loon, cette éternité qui gît quelque part entre la
vie et la mort et qui est, parfois, par rapport à une vie humaine,
comptée en secondes au lieu de siècles.

Pendant ces secondes, Pierre ne bougea pas de l’endroit où il se tenait
sur le seuil. Mac Taggart se redressa vivement, son fardeau aux bras et,
les regards fixés sur Pierre, ne bougea pas davantage. Mais les yeux de
Branche-de-Saule étaient ouverts. Un frisson convulsif parcourait le
corps de Bari étendu contre le mur. On n’entendait le bruit d’aucune
respiration. Et, au milieu de ce silence, Nepeese poussa un grand
sanglot entrecoupé.

Alors Pierre se réveilla à la réalité. Comme Mac Taggart, il avait
laissé dehors son pardessus et ses moufles. Il parla et sa voix ne
ressemblait plus à la voix de Pierre. C’était une voix étrange.

--Le Seigneur tout puissant m’a envoyé à temps, Monsieur, dit-il. Moi
aussi j’ai fait route par l’est et j’ai vu l’endroit où votre trace a
quitté le chemin.

Non, cela ne ressemblait plus à la voix de Pierre! Un frisson secouait
maintenant Mac Taggart et lentement il abandonna Nepeese. Elle glissa
sur le plancher. Lentement il se redressa.

--N’est-ce point vrai, monsieur, reprit Pierre, que je suis arrivé à
temps?

Quelle puissance, quelle immense frayeur peut-être contraignit Mac
Taggart à donner un signe d’affirmation et fit que ses lèvres épaisses
prononcèrent d’une voix rauque ces paroles: «Oui, à temps!» Et pourtant
ce n’était pas la peur; ce fut quelque chose de plus omnipotent que
cela. Et Pierre ajouta de la même voix étrange:

--Je rends grâces à Dieu!

Les yeux d’un fou rencontraient maintenant les yeux d’un fou. Entre eux,
il y avait la mort. Tous deux la virent. Tous deux pensaient qu’ils
voyaient la direction que suivait son doigt osseux. Tous deux en étaient
certains. La main de Mac Taggart ne se tendit pas vers l’étui de son
revolver et Pierre ne toucha pas le couteau à sa ceinture. Lorsqu’ils
s’empoignèrent ce fut poitrine contre poitrine, deux fauves au lieu
d’un, car Pierre avait en lui la fureur du loup, du chat et de la
panthère.

Mac Taggart était plus grand et plus massif, un géant robuste;
toutefois, devant la fureur de Pierre, il bascula par-dessus la table et
s’étala par terre avec fracas. Plusieurs fois dans sa vie il s’était
battu, mais jamais il n’avait senti une étreinte à la gorge comparable à
l’étreinte des mains de Pierre. Elles lui enlevaient quasiment la vie
sur-le-champ. Son cou craquait, un peu plus il aurait été broyé. Il
frappa en aveugle, par-derrière, et se contorsionna pour repousser le
poids du corps du métis. Mais Pierre s’était accroché à lui, comme
Sekoosew, l’hermine, s’était agrippée à la gorge du faisan, et les
mâchoires de Mac Taggart se contractèrent peu à peu et s’ouvrirent et
son visage se mit à passer du rouge au cramoisi.

                   *       *       *       *       *

L’air froid pénétrant par la porte, la voix de Pierre et le bruit de la
lutte rappelèrent rapidement Nepeese à la conscience et elle put se
relever. Elle était tombée près de Bari et, comme elle dressait la tête,
ses yeux se posèrent un moment sur le chien avant de se diriger sur les
deux combattants. _Bari était vivant._ Son corps était agité de
soubresauts, ses yeux étaient ouverts et il fit effort pour soulever la
tête au moment où Nepeese le regardait.

Alors, elle se traîna sur les genoux et s’avança vers les deux hommes,
et Pierre malgré sa rouge fureur sanguinaire et son désir de meurtre,
dut entendre le cri perçant de joie qui lui monta aux lèvres,
lorsqu’elle vit que le facteur du lac Bain avait le dessous. D’un
violent effort elle se mit debout et, pendant quelques instants, elle
resta chancelante, comme si son cerveau et son corps se rajustaient. Au
moment même où elle considérait le visage bleui dont les doigts de
Pierre étranglaient la vie, la main de Bush Mac Taggart cherchait à
l’aveuglette son revolver. Il le trouva. A l’insu de Pierre il le tira
de son étui. Une chance du diable le favorisait de nouveau, car dans son
affairement, il n’avait pas remis le cran de sûreté après avoir tiré sur
Bari. Maintenant, il n’avait plus que la force de presser la détente.
Deux fois, son index appuya. Deux fois retentirent des explosions
mortelles auprès du corps de Pierre.

A la figure de son père, Nepeese comprit ce qui s’était passé. Son cœur
s’arrêta dans sa poitrine, tandis qu’elle considérait le rapide et
terrible changement opéré soudain par la mort. Lentement Pierre se
souleva. Ses yeux se dilatèrent une minute, se dilatèrent et demeurèrent
fixes. Il ne poussa pas une plainte. Elle ne put voir ses lèvres bouger.
Puis il retomba vers elle, de sorte que le corps de Mac Taggart fut
libre. Sans plus rien voir, avec une angoisse dont ne témoignait ni un
cri ni un mot, elle se jeta à son côté. Il était mort. Combien de temps
resta-t-elle là? Combien de temps attendit-elle qu’il fît un mouvement,
qu’il ouvrît les yeux, qu’il respirât, elle ne le saurait jamais.

Pendant ce temps, Mac Taggart se relevait et s’appuyait au mur, revolver
en main, son cerveau reprenant sa lucidité, sa passion renaissant au
spectacle de son triomphe final. Son œuvre ne l’effrayait point. Même en
cet instant tragique qu’il se tenait accoté à la muraille, sa
défense--si jamais il y avait défense--se définissait dans son esprit.
Pierre, le métis, l’avait traîtreusement assailli sans raison. En se
défendant, il l’avait tué. N’était-il pas le facteur du lac Bain? Est-ce
que la Compagnie et la Justice ne croiraient pas plutôt sa parole que
celle de cette fille? Son cerveau bondissait de l’ancienne allégresse.
Il n’en viendrait jamais là,--à l’aveu de cette lutte et de la mort dans
la hutte,--quand il en aurait fini avec elle! Elle ne voudrait point
passer tout le temps pour _la bête noire_. Non. Ils enseveliraient
Pierre et elle retournerait au lac Bain avec lui. Si elle avait été
impuissante naguère, elle était encore plus impuissante désormais. Elle
n’avouerait jamais ce qui s’était passé dans la hutte quand il en aurait
fini avec elle.

Il oubliait la présence du mort à la regarder penchée sur son père en
sorte que ses cheveux le recouvraient comme d’un linceul de soie. Il
replaça son revolver dans l’étui et respira bruyamment. Il était encore
un peu chancelant sur ses pieds, mais son visage était de nouveau le
visage d’un démon. Il fit un pas, et c’est alors qu’un bruit vint
éveiller la jeune fille de sa torpeur. Dans l’ombre du mur le plus
reculé, Bari s’était démené pour se lever et maintenant il groulait.
Lentement Nepeese releva la tête. Une force à laquelle elle ne pouvait
résister lui fit aussi lever les yeux jusqu’à ce qu’elle regardât Mac
Taggart en plein visage. Elle avait presque perdu conscience de sa
présence; ses sens étaient glacés et comme éteints. C’était comme si son
cœur eût cessé de battre avec le cœur de Pierre. Ce qu’elle lut sur le
visage du facteur la ramena de la torpeur de son chagrin à l’abîme de
son propre péril. Il était penché sur elle. Dans sa physionomie, il n’y
avait point de pitié, nulle horreur de ce qu’il avait fait, seulement
une joie insensée à regarder, non le corps inanimé de Pierre, mais
elle-même. Il avança une main et qui se posa sur sa tête. Elle sentit
les gros doigts froisser ses cheveux et les yeux de Mac Taggart
luisaient comme des charbons ardents derrière les paupières humides. Les
doigts passaient et repassaient dans ses cheveux; elle pouvait
l’entendre respirer, tandis qu’il se penchait plus près et qu’elle
essayait de se lever, mais lui, les mains dans ses cheveux,
l’immobilisait.

--Grand Dieu! soupira-t-elle.

                   *       *       *       *       *

Elle ne prononça pas d’autre parole, elle n’implora pas sa pitié, elle
ne proféra aucun cri sinon un sanglot rauque et désespéré. En ce moment,
ni l’une ni l’autre n’entendirent ni ne virent Bari. Deux fois, en
traversant la hutte, il s’était affaissé sur le plancher, maintenant il
était près de Mac Taggart. Il voulait simplement se lancer dans le dos
de la brute d’homme et essayer de mordre au gras du cou comme il aurait
broyé un os de caribou. Mais il était sans force. Il était encore à
demi-paralysé du bas de son épaule d’avant. Mais ses mâchoires étaient
comme du fer et elles serrèrent sauvagement une jambe de Mac Taggart. En
poussant un hurlement de douleur, le facteur lâcha Branche-de-Saule qui
se mit debout. Pendant une précieuse demi-minute, elle fut libre, et,
tandis que le facteur donnait des coups de pied et frappait pour faire
lâcher prise à Bari, elle s’élança vers la porte de la hutte et
s’enfuit. L’air vif frappa son visage, emplit ses poumons d’une vigueur
nouvelle et, sans savoir d’où lui viendrait un espoir, elle se précipita
à travers la neige dans la forêt.

Mac Taggart parut sur le seuil juste pour la voir disparaître. Sa jambe
était déchirée où Bari avait enfoui ses crocs, mais il ne sentait pas sa
douleur, tandis qu’il courait pour poursuivre la jeune fille. Elle ne
pouvait aller loin. Un cri de triomphe, inhumain comme un cri de fauve,
sortit avec un immense soupir de sa bouche ouverte dès qu’il vit que
Nepeese ralentissait sa fuite. Il était à mi-chemin de la lisière de la
forêt, lorsque Bari se traîna à son tour sur le seuil. Ses mâchoires
saignaient où Mac Taggart avait à plusieurs reprises donné des coups de
pied avant qu’il desserrât les crocs. Entre ses deux oreilles il y avait
des caillots de sang, comme si un tison rouge y avait été appliqué un
moment. C’était là qu’avait frappé la balle de Mac Taggart. Un quart de
pouce plus avant et c’eût été la mort. Quoi qu’il en soit, cela avait
produit l’effet d’un coup de lourd gourdin, paralysant ses sens et
l’envoyant rouler, flasque et sans connaissance, contre la muraille. Il
pouvait remuer les pattes sans tomber maintenant et lentement il suivit
les traces de l’homme et de la jeune fille.

Tout en courant, Nepeese se rendait compte que tout espoir était vain.
Il ne lui restait plus maintenant que quelques minutes, quelques
secondes peut-être, et son esprit aussitôt redevint lucide et réfléchi.
Elle bifurqua dans la sente étroite dans laquelle Mac Taggart l’avait
suivie une fois déjà, mais juste au moment d’arriver au ravin, elle prit
vivement à droite. Elle pouvait apercevoir Mac Taggart. Il ne courait
pas très vite, mais il gagnait continuellement du terrain, comme s’il
prenait plaisir à contempler son impuissance, comme il y avait pris
plaisir, d’une autre manière, l’autre jour.

A deux cents mètres plus bas que l’étang profond dans lequel elle avait
précipité le facteur, tout juste au delà des bas-fonds d’où il s’était
tiré pour se sauver, commençait la gorge de la Plume-Bleue. Une chose
effrayante se précisait dans son esprit tandis qu’elle courait de ce
côté, une chose qui, à chaque soupir entrecoupé qu’elle poussait,
devenait au fur et à mesure une immense et radieuse espérance. Enfin,
elle y parvint et regarda à ses pieds. Et tandis qu’elle regardait,
remonta en murmurant du fond de son âme et trembla sur ses lèvres le
_Chant du Cygne_ de la tribu maternelle:

    O nos ancêtres, à nous!
    Venez du fond de la vallée,
    Guidez-nous! Car aujourd’hui nous mourons
    Et les vents parlent de mort!

Elle avait levé les bras. Sur l’immensité blanche par delà le torrent
elle se dressait haute et svelte, ses cheveux descendant parmi le soleil
jusqu’à ses genoux. A cinquante mètres derrière elle, le facteur du lac
Bain s’arrêta brusquement. «Dieu! murmura-t-il, n’est-elle point
admirable!» Et derrière Mac Taggart, se hâtant de plus en plus, il y
avait Bari.

                   *       *       *       *       *

De nouveau, Branche-de-Saule se pencha pour regarder. Elle était sur le
bord du gouffre, car à cette heure, elle ne tremblait pas. Plusieurs
fois, elle s’était cramponné à la main de Pierre afin de regarder
par-dessus bord, car personne ne pouvait tomber là sans mourir. A
cinquante pieds au-dessous d’elle, l’eau qui ne gelait jamais, l’eau
s’écrasait en écumant parmi les rocs. L’abîme était profond et noir et
terrible, car entre les étroites murailles de roc le soleil ne parvenait
pas. Le bruit du gouffre emplissait les oreilles de Branche-de-Saule.

Elle se retourna et brava Mac Taggart. Même alors il ne devina pas, mais
il s’avança de nouveau vers elle, les bras étendus, comme si déjà il
sentait qu’il l’étreignait. Cinquante mètres! Ce n’était guère et la
distance diminuait rapidement...

Une fois encore les lèvres de Branche-de-Saule remuèrent. Après tout,
n’est-ce pas l’âme maternelle qui nous donne confiance pour aborder
l’éternité, serait-on païen? et c’était l’esprit de sa mère que
Branche-de-Saule invoquait à l’heure de mourir. Cet appel aux lèvres,
elle se précipita dans le gouffre, ses cheveux, soulevés par le vent,
l’enveloppant dans un linceul de gloire.




CHAPITRE XXII

SEUL!


Peu après, le facteur du lac Bain était debout au bord du ravin. Sa voix
avait poussé un hurlement rauque, un cri sauvage d’incrédulité et
d’horreur qui avait prononcé le nom de Branche-de-Saule au moment où
elle disparaissait. Il se pencha, tordant ses énormes mains rouges, et
regardant sous lui, dans une anxiété affreuse, l’eau qui bouillonnait et
les rocs noirs, là-bas. Il n’y avait plus rien, là, maintenant, nul
signe d’elle, pas le moindre éclair de son visage pâle ou de sa
chevelure brillante dans l’écume blanchissante. Et elle avait fait
_cela_ pour lui échapper.

Le cœur de la brute lui fit mal, si mal qu’il recula, les yeux aveuglés,
pris de vertige et ses jambes se dérobant sous lui.

Il avait tué Pierre et ç’avait été un triomphe; toute sa vie, il avait
joué son rôle de brute avec un stoïcisme et une cruauté qui ne
connaissaient pas de défaillance, rien de pareil à ce qui le dominait
maintenant, le faisant frissonner jusqu’à la moelle des os, au point
qu’il restait là comme paralysé.

Il ne voyait pas Bari; il n’entendait pas les cris plaintifs du chien au
rebord du ravin. Pendant quelques minutes le monde s’obscurcit pour lui,
puis sortant de sa stupeur, il courut comme un fou le long du gouffre,
regardant partout où ses yeux pouvaient pénétrer l’eau, cherchant à
apercevoir quelque chose d’elle. Enfin l’abîme devint trop sombre. Il ne
restait plus d’espoir. Nepeese était disparue et elle avait considéré
_cela_ en face, pour lui échapper.

Il se répéta le fait à plusieurs reprises, stupidement, lourdement,
comme si son cerveau ne pouvait rien comprendre de plus. Elle était
morte. Et Pierre était mort. Et lui, en quelques minutes, avait fait
tout cela.

Il retourna à la hutte, non point par le sentier par lequel il avait
poursuivi Nepeese, mais directement à travers les épaisses broussailles.
De gros flocons de neige s’étaient mis à tomber. Il regarda le ciel où
des bancs d’obscurs nuages remontaient du sud-est. Le soleil disparut.
Bientôt ce serait la bourrasque, la lourde bourrasque de neige. Les
larges flocons, en tombant sur ses mains nues et son visage, le
portèrent à réfléchir. C’était heureux pour lui, cette bourrasque. Elle
allait tout recouvrir: les traces de pas récentes, même la tombe qu’il
allait creuser pour Pierre. Un tel homme ne tarde pas à se remettre d’un
ébranlement moral.

Tandis qu’il arrivait en vue de la hutte son esprit était de nouveau
préoccupé de la réalité, des exigences de la situation. Le redoutable,
somme toute, n’était pas que Pierre et Nepeese fussent morts, mais que
son rêve, les désirs qu’il avait nourris, fussent anéantis. Ce n’était
pas que Nepeese fût morte, mais que _lui_ l’eût perdue. C’était là sa
déception foncière. Le reste, son crime, était facile à cacher.

Ce ne fut point par sentimentalité qu’il creusa une tombe pour Pierre
près de celle de la princesse-mère sous le haut sapin. Ce ne fut pas le
moins du monde par sentimentalité qu’il creusa une tombe, mais par
prudence. Il enterra Pierre comme il sied, comme un blanc en
ensevelirait un autre. Puis il déposa la provision de pétrole qu’avait
Pierre à l’endroit où elle serait le plus efficacement placée, et en
approcha une allumette. Il demeura à l’orée de la forêt jusqu’à ce que
la hutte fût devenue un tourbillon de flammes. La neige tombait
abondamment. La tombe fraîchement creusée devenait un monticule blanc et
les empreintes de pas se comblaient. Matériellement, Bush Mac Taggart ne
redoutait rien pour ce qu’il avait fait, en retournant au lac Bain.
Personne n’ouvrirait jamais la tombe de Pierre Duquesne. Et il n’y avait
personne pour le dénoncer si pareil miracle arrivait. Mais d’une chose
au moins son âme noire ne pourrait se libérer. Toujours il reverrait le
pâle, le victorieux visage de Branche-de-Saule quand elle le brava à cet
instant de gloire que même alors qu’elle lui avait préféré la mort, il
s’était écrié: «Dieu! qu’elle est belle!»

                   *       *       *       *       *

De même que Bush Mac Taggart avait oublié Bari, de même Bari avait
oublié le facteur du lac Bain. Quand Mac Taggart avait couru le long du
ravin, Bari s’était accroupi à l’endroit de la foulée de neige où
Nepeese s’était tenue, le corps roide et les pieds arc-boutés pour se
pencher vers l’eau. Il l’avait vue prendre son élan. Plusieurs fois, cet
été, il l’avait suivie dans ses plongeons hardis dans l’eau profonde et
calme de l’étang. Mais ici, il y avait une distance effrayante. Nepeese
n’avait jamais plongé à pareil endroit. Bari pouvait voir les pointes
sombres des rocs paraître et disparaître dans les tourbillons d’écume,
comme des têtes de monstres en train de jouer. Le bruit de l’eau le
remplissait de frayeur; ses yeux percevaient la ruée des glaçons qui
s’émiettaient entre les murailles rocheuses. Elle, elle s’était élancée
là.

Il avait grande envie de la suivre, de sauter dans l’eau comme il y
avait toujours sauté après elle. Elle était sûrement là-bas, même s’il
ne pouvait la voir. Peut-être jouait-elle parmi les roches et se
cachait-elle dans l’écume blanche et s’étonnait-elle qu’il ne vînt pas.
Mais il hésitait. Il hésitait, la tête et le cou tendus au-dessus du
gouffre et ses pieds de devant glissant un peu dans la neige. Avec
effort, il se recula et poussa un gémissement. Il surprit l’odeur
récente des mocassins de Mac Faggart et sa plainte se changea peu à peu
en un long grognement de regret. Il regarda encore au-dessus du gouffre.
Il ne pouvait toujours apercevoir Nepeese. Il aboya, signal bref et sec
par lequel il l’appelait toujours. Il n’y eut pas de réponse. A
plusieurs reprises il aboya et ce ne fut toujours que le bruit de l’eau
qui lui parvint. Alors, durant quelques minutes, il se recula,
silencieux et attentif, le corps frissonnant d’une terreur étrange qui
le possédait.

La neige tombait maintenant et Mac Taggart était retourné à la hutte. Au
bout d’un moment, Bari s’engagea sur la piste que l’homme avait tracée
au bord du ravin et chaque fois que Mac Taggart s’était arrêté, Bari
s’arrêtait également. Par moment, sa haine était dominée par l’envie
qu’il avait de rejoindre Branche-de-Saule et il continuait à bouger le
long de la gorge jusqu’à ce que, à un quart de mille de l’endroit où le
facteur avait regardé pour la dernière fois au fond du gouffre, il
parvint à la sente étroite et déclive où Nepeese et lui s’étaient si
souvent aventurés pour chercher des violettes de rochers. Le sentier
serpentant qui descendait en face de la falaise était maintenant couvert
de neige, mais Bari y fraya sa route tant qu’il arrivât au bord du
torrent. Et Nepeese n’était point là.

Il poussa une plainte et aboya de nouveau. Mais cette fois il y avait
dans l’appel qu’il jetait comme un malaise contenu, un accent de
pleurnicherie qui indiquait qu’il n’attendait plus de réponse. Après
quoi, durant cinq minutes, il s’assit sur son derrière, aussi immobile
qu’un roc... Qu’est-ce qui arriva jusqu’à lui? Du fond du mystère
ténébreux et du tumulte du ravin, quels murmures spirituels de la nature
lui firent connaître la vérité? Il est impossible à la raison de
l’expliquer. Mais il écoutait et il regardait et ses nerfs le
tiraillaient à mesure que la vérité s’affirmait en lui. Et enfin il
redressa lentement la tête jusqu’à ce que son museau fût levé vers la
bourrasque blanche du ciel et de sa gorge sortit un hurlement profond et
frémissant de chien qui lamente le trépas du maître qui vient de mourir.

Sur le chemin conduisant au lac Bain, Mac Taggart entendit ce cri et
frissonna.

L’odeur de fumée s’épaississant dans l’air jusqu’à lui piquer aux
narines, chassa enfin Bari du ravin et le ramena à la hutte. Il n’en
restait pas lourd quand il arriva à la clairière. A l’endroit où s’était
élevée la cabane, il y avait un tas rouge qui se consumait lentement.
Bari demeura longtemps assis à le regarder, attendant toujours et
écoutant toujours. Il ne sentait plus l’effet de la balle qui l’avait
étourdi, mais ses sens subissaient maintenant un autre changement aussi
étrange et irréel que la résistance qu’ils avaient montrée aux ténèbres
de la mort imminente dans la hutte. En l’espace de moins d’une heure, le
monde s’était, pour Bari, bizarrement transformé.

Tout à l’heure, Branche-de-Saule était là devant son petit miroir dans
la hutte, à lui parler et rire dans son contentement tandis qu’elle
arrangeait ses cheveux et que lui, étendu sur le plancher, était rempli
d’une immense joie. Et maintenant, il n’y avait plus de hutte, plus de
Nepeese, plus de Pierre! Tranquillement, il s’appliqua à comprendre. Il
demeura quelque temps avant de bouger des baumiers touffus, car déjà une
défiance intime et grandissante commençait à guider tous ses mouvements.
Il n’approcha pas du tas de cendres ardentes de la cabane, mais, en se
coulant, il contourna le cirque de la clairière jusqu’au chenil. Cela le
mena jusqu’au grand sapin. Une bonne minute il s’y arrêta, flaira le
tertre fraîchement élevé sous son manteau blanc de neige. Quand il
continua d’avancer, il se fit plus petit encore et ses oreilles étaient
aplaties contre le sol. Le chenil était ouvert et vide. Mac Taggart y
avait veillé.

De nouveau, Bari s’assit sur son derrière et hurla à la mort. Cette
fois, c’était pour Pierre, Dans ce hurlement il y avait un accent autre
que dans celui qu’il avait poussé au bord du ravin. Il était positif,
certain. Près du ravin, le cri avait été tempéré d’un doute, d’un espoir
interrogateur, de quelque chose qui était tellement humain que Mac
Faggart sur la route avait tressailli.

Bari _savait_ ce que renfermait cette tombe couverte de neige et
récemment creusée. Une épaisseur de trois pieds de terre ne pouvait lui
cacher son secret. Là, il y avait la mort, absolue, sans équivoque. Mais
pour Nepeese, il espérait encore trouver.

Jusqu’à midi, il ne s’écarta point de la hutte, mais une seule fois il
approcha effectivement et flaira l’amas noirci de poutres qui
émergeaient de la neige. A plusieurs reprises, il fit le tour des
décombres, se tenant toujours à distance du buisson et du bois, flairant
l’air et écoutant. Deux fois, il retourna au ravin. Tard dans
l’après-midi, il lui vint une impulsion subite qui l’entraîna rapidement
à travers la forêt. Il ne courait plus à découvert maintenant: la
prudence, la défiance et la crainte avaient réveillé en lui les
instincts du loup.

Les oreilles rabattues de chaque côté de la tête, la queue basse jusqu’à
balayer la neige, l’échine fléchie, à la façon curieuse et évasive du
loup, on pouvait à peine le distinguer des ombres des sapins et des
baumiers. Nulle hésitation dans le chemin qu’il suivait. Il était droit,
comme s’il avait été tracé par une corde à travers la forêt, et il le
conduisit, de bonne heure au crépuscule, dans la clairière où Nepeese
avait fui avec lui ce jour qu’elle avait poussé Mac Taggart par-dessus
le bord du précipice dans l’étang. Au lieu de l’abri des baumiers de ce
jour-là, il y avait maintenant un _tepee_ d’écorce de bouleau, réduit
imperméable et que Pierre avait aidé Branche-de-Saule à fabriquer
pendant l’été. Bari y alla tout droit et passa la tête à l’intérieur
avec un gémissement sourd et expectant.

Il ne vint point de réponse. Il faisait sombre et humide dans le réduit.
Il pouvait y apercevoir indistinctement les deux couvertures qui s’y
trouvaient, la rangée de grandes boîtes d’étain dans lesquelles Nepeese
conservait leurs provisions et le poêle que Pierre avait improvisé un
jour avec des morceaux de tôle. Mais Nepeese n’était point là. Et il n’y
avait pas apparence d’elle au dehors. La neige n’était foulée que par
lui-même. Il faisait noir quand il retourna à la hutte incendiée. Toute
la nuit, il erra autour du chenil désert et toute la nuit la neige tomba
abondamment, de sorte qu’à l’aurore il y enfonçait jusqu’aux épaules
lorsqu’il sortit de la clairière.

Mais avec le jour le ciel s’était dégagé. Le soleil se leva et le monde
fut presque trop brillant pour ses yeux. Il réchauffait le sang de Bari
d’un nouvel espoir et d’une nouvelle attente. Son cerveau travaillait
encore plus activement que la veille pour comprendre. Sûrement
Branche-de-Saule reviendrait bientôt! Il allait entendre sa voix. Elle
allait sortir brusquement de la forêt. Elle allait l’appeler. Une de ces
choses ou toutes à la fois devaient se produire. Il s’arrêtait net en
route, à chaque bruit, et reniflait l’air de tous les côtés où soufflait
le vent. Il marchait sans répit. Son corps faisait des foulées profondes
dans la neige, autour et au-dessus du haut tertre blanc qui avait été la
hutte; ses traces allaient du chenil au grand sapin et elles étaient
aussi nombreuses que les empreintes d’une bande de loups sur un
demi-mille, de long en large, jusqu’au ravin.

L’après-midi de ce jour, une deuxième et forte impulsion lui vint. Elle
était irraisonnée, mais ce n’était pas davantage de l’instinct
uniquement. C’était un demi-combat, l’esprit de la bête luttant de son
mieux avec le mystère de l’intangible, quelque chose que les yeux ne
pouvaient voir ni les oreilles entendre. Nepeese n’était pas dans la
hutte, parce qu’il n’y avait plus de hutte. Elle n’était pas au tepee.
Il ne pouvait trouver trace d’elle au ravin. Elle n’était pas avec
Pierre sous le grand sapin.

Par conséquent, sans raisonner, mais certain, il se mit à suivre la
vieille ligne de pièges au nord-ouest.




CHAPITRE XXIII

UN HIVER D’ATTENTE


Nul homme ne s’est jamais préoccupé d’approfondir complètement le
mystère de la mort, tandis qu’il frappe les sens du chien septentrional.
Il vient parfois à lui dans le vent; le plus souvent, _il doit venir_
avec le vent. Et pourtant il y a des milliers de maîtres dans le Nord
qui jureraient que leurs chiens les ont avertis de la mort, des heures
avant son arrivée. Et il y en a beaucoup parmi ces milliers qui savent,
par expérience, que leurs attelages s’arrêtent à un quart ou à un
demi-mille de distance de la hutte étrangère dans laquelle se trouve un
mort non enseveli.

Hier Bari avait senti la mort et il savait sans déduction du
raisonnement que le mort c’était Pierre. Comment savait-il cela et
pourquoi acceptait-il ce fait comme évident, c’est un des mystères qui,
parfois, paraissent donner une provocation directe à ceux qui
n’accordent rien de plus que l’instinct au cerveau d’un animal. Il
savait que Pierre était mort, sans savoir exactement ce que c’était que
la mort. Mais il était certain d’une chose: il ne reverrait plus Pierre.
Il n’entendrait jamais plus sa voix. Il n’entendrait jamais plus à
l’avenir le crissement de ses snow-boots devant lui sur le sentier. Il
ne cherchait donc point Pierre sur la ligne de trappes. Pierre était
parti pour toujours. Mais Bari n’avait pas encore associé l’idée de la
mort à l’idée de Nepeese. Il se sentait plein d’une grande anxiété; ce
qui était parvenu jusqu’à lui du fond du ravin l’avait fait trembler de
frayeur et d’attente. Il éprouvait le frémissement de quelque chose
d’étrange, de quelque chose de menaçant, et pourtant, alors même qu’il
avait hurlé à la mort dans le ravin, cela devait être pour Pierre. Car
il croyait que Nepeese était vivante et il était maintenant juste aussi
certain qu’il la rejoindrait sur la ligne de trappes qu’il était
certain, hier, de la rencontrer sous l’abri d’écorce de bouleau.

Depuis son déjeuner de la veille, au matin, avec Branche-de-Saule, il
était resté sans manger. Apaiser sa faim signifiait chasser, et sa
pensée était trop préoccupée à chercher Nepeese pour cela. Il serait
demeuré affamé tout le jour, mais à trois milles de la hutte il arriva
près d’un piège où il y avait un gros lapin aux pieds blancs. Le lapin
vivait encore et Bari le tua et en mangea son content. Jusqu’au soir, il
ne manqua pas une trappe. Dans l’une d’elles, il y avait un lynx; dans
une autre, un poisson-chat; à la surface blanchie d’un lac, il flaira un
monticule de neige sous lequel gisait le cadavre d’un renard roux tué
par l’un des appâts empoisonnés de Pierre. Tous les deux, lynx et
poisson-chat, étaient vivants et les chaînes d’acier de leur trappe
claquaient à coups secs, tandis qu’ils se disposaient à livrer bataille
à Bari. Mais l’affaire n’intéressait point Bari. Il se hâtait, son
anxiété croissant à mesure que l’obscurité augmentait et qu’il ne
trouvait pas trace de Nepeese.

Il fit, après la bourrasque, une nuit merveilleusement claire, une nuit
froide et lumineuse, avec des ombres découpées aussi nettement que des
êtres vivants. Alors une troisième idée s’empara de Bari. Il lui
suffisait, comme à tous les animaux, d’une seule idée à la fois; c’était
une créature dont les impulsions plus faibles étaient dirigées par une
unique impulsion dominante. Et cette impulsion, dans la splendeur de la
nuit étoilée, c’était d’atteindre aussi vite que possible la première
des deux cabanes de Pierre sur la ligne de trappes. Là, il trouverait
Nepeese. Je n’appellerai point méthode de raisonnement le moyen par
lequel Bari aboutit à cette conclusion, par crainte que quelque réaliste
attardé ne se dresse du haut de son savoir omnipotent et de son égoïsme
d’animal supérieur pour me stigmatiser du mot de rêveur. En tout cas,
une assurance solide et ferme vint à Bari juste de la même façon. Il se
mit à négliger les trappes dans sa précipitation à parcourir la distance
pour atteindre la cabane. Il y avait vingt-cinq milles de la maison
incendiée de Pierre à la première cabane des trappes et Bari en avait
parcouru dix, à la nuit tombée. Les quinze restant étaient les plus
pénibles. Dans les endroits à découvert, il enfonçait dans la neige
jusqu’au ventre et la neige était douce. Fréquemment, il plongeait dans
des tas profonds parmi lesquels un moment il restait comme enseveli.
Trois fois, pendant la dernière partie de la nuit, Bari entendit le
thrène sauvage des loups. Une autre fois, ce fut un péan de triomphe.
Les chasseurs se livraient à leur curée à moins d’un mille de là dans la
forêt profonde. Mais leur voix ne lui parlait plus. Il était rétif. Voix
de haine et de fraude. Chaque fois qu’il l’entendait, il s’arrêtait sur
la route et grognait, tandis que son poil se hérissait.

Il était minuit quand il parvint au petit cirque de la forêt où Pierre
avait coupé du bois pour la première de ses cabanes de la zone des
trappes. Pendant au moins une minute, Bari se tint à l’orée de la
clairière, les oreilles fort attentives, les yeux illuminés d’espoir et
d’expectative, tandis qu’il humait l’air. Ni fumée, ni bruit, ni lumière
à l’unique fenêtre de la hutte de bois. Une déception envahit Bari,
tandis qu’il était là. De nouveau, il eut la sensation de sa solitude,
du néant de ses recherches. Ce fut à pas lourds et découragés qu’il
traversa la neige jusqu’à la porte de la hutte. Il avait parcouru
vingt-cinq milles et il était fatigué, mais son épuisement ne l’avait
pas accablé jusqu’alors. La neige était amoncelée en tas sur le seuil et
Bari s’y assit et gémit. Ce n’était plus le gémissement inquiet et
interrogateur de tantôt. Maintenant, c’était un accent de désespoir et
de profonde détresse. Durant une demi-heure, il resta assis frissonnant,
le dos à la porte, la tête dressée vers l’immensité des étoiles comme si
là-bas encore habitait le fugitif espoir que Nepeese pourrait arriver à
sa suite dans le chemin. Puis, il se creusa un trou profond dans le tas
de neige et passa le reste de la nuit dans un sommeil plein de
cauchemars.

A la première lueur du jour, il reprit sa route. Il n’était pas si
alerte ce matin-ci. Il avait cet affaissement lamentable de la queue
nommé par les Indiens _akoosewin_, signe du chien malade. Et Bari était
malade, non de corps, mais d’âme. La ferveur de son espoir était
anéantie et il ne s’attendait plus à retrouver Branche-de-Saule.
Cependant, la seconde cabane, à l’extrémité lointaine de la ligne de
trappes, l’attirait, mais ne provoquait plus rien chez lui de
l’enthousiasme qui l’avait précipité vers la première. Il marchait
lentement et par à-coups, sa défiance de la forêt ayant fait place de
nouveau à son exaltation de recherche. Il approchait de chaque piège et
trappe de Pierre avec prudence et deux fois il montra les crocs: une
fois à une belette qui, de dessous une racine où elle avait traîné le
piège où elle était prise, fit mine de le mordre, et la seconde fois à
un gros hibou blanc comme neige qui était venu dérober l’appât et se
trouvait prisonnier au bout d’une chaîne d’acier. Il se peut que Bari
s’imaginât que c’était Oohoomisew et qu’il se souvînt encore vivement de
l’assaut déloyal et de la farouche bataille de cette nuit que, petit
chien, il avait traîné son corps endolori et blessé à travers le mystère
panique des grands bois. Car, il fit plus que montrer les crocs. Il mit
en pièces le hibou blanc.

Il y avait abondance de lapins dans les trappes de Pierre et Bari ne
partit pas affamé. Il parvint à la seconde cabane de la ligne tard dans
l’après-midi, après dix heures de marche. Il n’y eut pas bien grande
déception, car il n’avait pas beaucoup espéré. La neige avait cerné
cette cabane d’un remblai plus élevé que l’autre. Il y en avait trois
pieds haut contre la porte et la fenêtre était blanche d’un revêtement
de givre épais. En cet endroit, qui était à l’extrémité d’une immense
plaine aride et que d’épaisses forêts n’ombrageaient que plus loin en
arrière, Pierre avait construit un abri pour y loger son bois, et de cet
abri, Bari fit sa maison provisoire. Tout le jour suivant, il demeura
quelque part à l’extrémité de la ligne de trappes bordant la lisière des
terres désertes, à examiner la courte ligne transversale d’une douzaine
de pièges que Pierre et Nepeese avaient accrochée avec des cordes à
travers un marécage où se voyaient beaucoup d’indices de lynx. C’était
le troisième jour avant son départ pour retourner au Grey Loon.

Il voyagea sans hâte, mettant deux jours à couvrir les vingt-cinq milles
entre la première et la seconde cabane de la ligne de trappes. A la
deuxième cabane, il demeura trois jours, et ce fut le neuvième qu’il
atteignit Grey Loon. Aucun changement. Dans la neige, nulles traces que
les siennes d’il y avait neuf jours. Chercher Nepeese lui devenait
maintenant une sorte de routine quotidienne plus ou moins involontaire.
Pendant une semaine, il se tapit dans le chenil et au moins deux fois,
de l’aurore à la nuit, il allait jusqu’à l’abri d’écorce de bouleau et
jusqu’au ravin. Bientôt, sa piste, fortement marquée dans la neige,
devint aussi battue que la ligne de trappes de Pierre. Elle coupait
droit à travers la forêt jusqu’au tepee, obliquait légèrement à l’Est,
afin de traverser la surface gelée de l’étang où nageait
Branche-de-Saule. De l’abri, elle décrivait un cercle à travers un coin
de la forêt où Nepeese avait souvent cueilli des brassées de fleurs
pourpres, puis elle se dirigeait vers le ravin. Elle suivait de long en
large le bord de la gorge, descendait dans la petite anse au fond du
ravin et, de là, retournait directement au chenil. Puis, tout à coup,
Bari changea. Il passa une nuit dans l’abri. Après quoi, bien qu’il fût
à Grey Loon, il dormit toujours dans cet abri. Les deux couvertures
formaient son lit, et c’était encore un peu de Nepeese. Et là, pendant
tout l’hiver, il attendit.

Si Nepeese était revenue en février et avait pu le surprendre à
l’improviste, elle aurait trouvé un Bari bien changé. Il ressemblait
plus que jamais à un loup; cependant, il ne hurlait jamais plus
maintenant et un grognement montait au fond de sa gorge, lorsqu’il
entendait le cri de la horde. Pendant plusieurs semaines, la vieille
ligne de trappes l’avait approvisionné de nourriture, mais maintenant il
chassait. Le tepee, à l’intérieur comme alentour, était parsemé de poils
et d’os. Une fois, seul, il attrapa un jeune daim dans la neige épaisse
et le tua. Une autre fois, au cœur d’une farouche tempête de février, il
poursuivit un caribou mâle de si près que la bête sauta par-dessus un
rocher et se rompit le cou. Bari vivait bien et d’aspect et de vigueur
devenait rapidement un géant de son espèce. Encore six mois et il serait
aussi robuste que Kazan. Déjà même ses mâchoires étaient aussi
puissantes que les siennes. Trois fois, au cours de l’hiver, il s’était
battu: d’abord avec un lynx qui avait dévalé sur lui d’une souche
renversée, tandis qu’il mangeait un lapin frais tué, et deux autres fois
avec des loups isolés. Le lynx le lacéra sans pitié avant de se réfugier
dans la souche. Le plus jeunes des loups, il le tua. L’autre combat fut
un mécompte. De plus en plus, il devenait un réfractaire, vivant
solitaire avec ses rêves et les espoirs qui couvaient. Et il rêvait. A
diverses reprises, tandis qu’il était étendu dans l’abri, il crut
entendre la voix de Nepeese. Il croyait entendre son doux appel, ses
éclats de rire, les syllabes de son nom, et, souvent, il se dressait,
redevenu l’ancien Bari pendant une minute ou deux, pour se recoucher
dans son nid avec un gémissement assourdi et plein d’amertume. Et
toujours, quand il entendait le craquement d’une branche ou quelque
autre bruit de la forêt, c’était la pensée de Nepeese qui, dans un
éclair, traversait son cerveau. _Un jour elle reviendrait._ Cette
croyance faisait partie de sa vie aussi bien que le soleil et la lune et
les étoiles.

L’hiver passa et le printemps arriva, et toujours Bari continuait à
fréquenter ses vieilles pistes, même quand il allait ici et là, sur la
ligne de trappes jusqu’à la première cabane. Les pièges étaient
maintenant rouillés et détendus, la fonte des neiges découvrant des os
et des plumes entre leurs ressorts; sous les trappes il y avait des
débris de fourrures et dehors, sur la glace des lacs, des squelettes de
renards et de loups qui avaient mordu aux appâts empoisonnés. Les
dernières neiges passèrent. Les torrents gonflés chantèrent dans les
forêts et les cagnons. La terre reverdit et les premières fleurs
s’ouvrirent.

Sûrement, c’était pour Nepeese le moment de revenir à la maison! Il
l’attendait avec espoir. Il alla plus souvent encore à l’étang de la
forêt où ils se baignaient et il se tenait près de la hutte incendiée et
du chenil. Deux fois, il plongea dans l’étang et gémit en nageant tout
autour, comme si Nepeese dût certainement le rejoindre dans leur ancien
amusement de natation. Et dès lors, tandis que le printemps s’achevait
et que l’été venait, tombaient sur lui lentement la tristesse et la
misère d’une infinie désespérance. Toutes les fleurs étaient maintenant
épanouies et les grappes de sorbier elles-mêmes luisaient comme des feux
rouges dans les bois. Des lambeaux de verdure commençaient à cacher les
décombres calcinés qui avaient été la hutte, et les glycines aux fleurs
bleues qui recouvraient la tombe de la princesse-mère rampaient
maintenant jusqu’à celle de Pierre, comme si la princesse elle-même les
animait de son esprit. Tout poussait et les oiseaux s’étaient accouplés
et avaient bâti leurs nids, et Nepeese ne revenait pas encore. Et à la
fin, quelque chose se brisa dans l’âme de Bari, son dernier espoir,
peut-être son dernier rêve, et un jour il dit adieu au Grey Loon.

Personne ne peut dire ce qu’il lui en coûta de partir; nul ne peut dire
à quel point il lutta contre les choses qui le retenaient à l’abri et au
vieil étang où ils se baignaient, aux sentiers familiers de la forêt et
aux deux tombes qui n’étaient plus aussi abandonnées maintenant sous le
haut sapin. Il s’en alla. Il n’avait aucun motif de partir, il s’en alla
simplement. Il se peut qu’il obéît ainsi à un maître dont la main dirige
l’animal aussi bien que l’homme, et dont on sait juste assez le pouvoir
pour l’appeler instinct. Car, en s’en allant, Bari se tournait vers la
Grande Aventure. Elle était là-bas, au Nord, et l’attendait, et il se
dirigea vers le Nord.




CHAPITRE XXIV

VERS LE NORD


On était au début d’août lorsque Bari quitta Grey Loon. Il n’avait en
vue nul objectif. Mais demeurait toujours dans son esprit, comme une
impression légère de lumière et d’ombre sur une plaque négative, le
souvenir de ses premiers jours. Des êtres et des faits qu’il avait
presque oubliés se présentaient maintenant à lui, tandis qu’il poussait
sa route de plus en plus loin du Grey Loon, et des premières expériences
redevenaient des réalités, images qui réapparaissaient dans son esprit
en rompant les derniers liens qui l’avaient retenu à la maison de
Branche-de-Saule. Involontairement, il suivit le déroulement de ces
impressions, de ces événements passés, et lentement, elles l’aidaient à
reprendre un nouvel intérêt aux choses.

Une année dans sa vie c’était un long temps, une décade de l’expérience
humaine. Il y avait plus d’un an qu’il avait quitté Kazan et Louve-Grise
et le vieil arbre renversé et pourtant il lui revenait maintenant des
souvenirs confus de ces jours de sa plus tendre enfance, du ruisseau
dans lequel il était tombé, et de la farouche bataille avec
Papayouchisiou. C’étaient ses plus récentes aventures qui éveillaient
ses plus anciens souvenirs. Il remonta au cagnon sans issue où Nepeese
et Pierre l’avaient pourchassé. Cela semblait n’être que d’hier.

Il pénétra dans la minuscule prairie et s’arrêta à côté de l’énorme
roche qui avait failli tuer Nepeese. Et puis, il se souvint de l’endroit
où Wakayoo, son gros ami ours, était mort d’un coup du fusil de Pierre
et il flaira les os blanchis de Wakayoo qui se trouvaient épars sur le
gazon vert parmi les fleurs. Il passa un jour et une nuit dans la petite
prairie avant de sortir du cagnon et de reprendre ses vieilles habitudes
au bord du ruisseau où Wakayoo avait fait la pêche à son profit. Il y
avait là maintenant un autre ours et il pêchait également. Peut-être
était-ce un fils ou un petit-fils de Wakayoo. Bari flaira l’endroit où
il avait établi ses caches de poisson et pendant trois jours il vécut de
poisson avant de repartir pour le Nord.

Et alors, pour la première fois depuis des semaines, un peu de
l’empressement de jadis rendit de la hâte aux pieds de Bari. Des
souvenirs, restés nébuleux et confus dans l’oubli, redevenaient
présents, et de même qu’il serait retourné au Grey Loon si Nepeese avait
été là, ainsi à cette heure, avec un peu du sentiment d’un vagabond qui
rentre à sa demeure, il retourna au vieil étang des castors.

C’était la plus belle heure d’un jour d’été, le coucher du soleil, quand
il y arriva. Il s’arrêta à cent mètres, l’étang encore caché à sa vue,
et il huma le vent et écouta. L’étang était là. Il en respira l’odeur
fraîche et domestique. Mais Umisk et Dent-Brisés et tous les autres? Les
retrouverait-il? Il tendit l’oreille afin de surprendre un bruit
familier et, après quelques moments, perçut un sourd clapotement d’eau.

Il avança tranquillement à travers les aulnes et s’arrêta enfin près de
l’endroit où il avait d’abord fait la connaissance d’Umisk. La surface
de l’étang ondula peu à peu; deux ou trois têtes apparurent tout à coup;
il vit un vieux castor remorquant un bâton vers la rive opposée et qui
faisait bouler l’eau comme une torpille. Il regarda du côté de la digue
et elle était comme il l’avait laissée il y avait presque un an.

Il ne se montra point pendant un moment, mais demeura caché parmi les
jeunes aulnes. Il sentait croître en lui de plus en plus un sentiment de
repos, une détente de la longue série des mois de solitude pendant
lesquels il avait attendu Nepeese. En poussant un long soupir, il se
coucha parmi les aulnes, la tête juste assez dressée pour lui permettre
de bien voir. Tandis que le soleil descendait, l’étang devint vivant.

Là-bas, sur la rive où il avait sauvé Umisk des dents du renard, survint
une autre génération de jeunes castors, trois d’entre eux, gras et
rembourrés. Bari poussa une plainte très douce.

Toute cette nuit-là, il resta étendu sous les aulnes. L’étang des
castors redevint son chez lui. L’état d’esprit était changé,
naturellement, et tandis que les jours formaient des semaines, les
habitants de la colonie de Dent-Brisée ne faisaient pas mine
d’accueillir Bari, devenu grand, comme ils avaient accueilli le petit
Bari d’autrefois.

Il était gros et noir et semblable à un loup maintenant, une créature
aux dents longues et à l’air terrible, et bien qu’il ne témoignât
d’aucune méchanceté, il était considéré par les castors avec un
sentiment profond de frayeur et de défiance. D’autre part, Bari
n’éprouvait plus le vieux désir ingénu de jouer avec les enfants
castors, de sorte que leur attitude réservée ne le troubla pas autant
qu’autrefois. Umisk avait grandi aussi, jeune mâle gras et prospère qui
venait justement de prendre femme cette année et qui, pour le moment,
était fort affairé à rassembler ses provisions d’hiver.

Il est infiniment probable qu’il n’associa point l’idée de l’énorme bête
noire qu’il voyait maintenant au petit Bari avec lequel il s’était une
fois frotté le bout du nez, et il est tout à fait probable que Bari ne
reconnaissait pas autrement Umisk que comme associé aux souvenirs restés
dans sa mémoire.

Durant tout le mois d’août, Bari fit de l’étang des castors son quartier
général. Quelquefois, ses excursions l’entraînaient au loin pendant deux
ou trois jours d’affilée. Ces voyages se faisaient toujours vers le
Nord, tantôt un peu à l’Est et tantôt un peu à l’Ouest, mais jamais vers
le Sud. Enfin, au début de septembre, il quitta pour tout de bon l’étang
des castors.

Pendant quelques jours, ses vagabondages ne l’entraînèrent dans aucune
direction précise. Il allait selon les nécessités de la chasse, vivant
surtout de lapins et d’une espèce de perdreaux simples d’esprit connus
sous le nom de «folles poules».

Cette nourriture naturellement était variée par d’autres choses qui se
présentaient en chemin. Des groseilles et des framboises mûrissaient et
Bari les aimait. Il aimait également les baies amères du frêne des
montagnes qui, en même temps que la résine délicieuse des balsamiers et
des sapins qu’il léchait de temps en temps, lui constituaient un
dépuratif excellent. Dans les eaux peu profondes, il prenait à
l’occasion du poisson: de temps à autre, il engageait une bataille
circonspecte avec un porc-épic et, s’il avait de la chance, il festoyait
avec la plus tendre et la plus délicate de toutes les chairs qui
composaient son menu.

Par deux fois, en septembre, il tua un jeune daim. Les immenses étendues
calcinées qu’à l’occasion il rencontrait ne lui inspiraient plus de
frayeur; au milieu de son abondance, il oubliait les jours pendant
lesquels il avait eu faim. En octobre, il poussa à l’est aussi loin que
la rivière Geikie; puis vers le nord jusqu’au lac Wollaston, qui était à
une bonne centaine de milles au nord de Grey Loon.

Pendant la première semaine de novembre, il revint vers le sud, longeant
sur une partie de son cours la rivière du Canot, puis obliquant à
l’ouest vers un ruisseau sinueux dénommé Le Petit-Ours-sans-Queue.

Plus d’une fois, pendant ces semaines-là, Bari fut en contact avec
l’homme, mais à part un chasseur Cree, à l’extrémité supérieure du lac
Wollaston, aucun homme ne l’avait vu. Trois fois, en suivant la Geikie,
il s’étendit tapi sous la broussaille tandis que des canots passaient;
une demi-douzaine de fois, dans le calme de la nuit, il alla flairer des
huttes et des abris où se manifestait de la vie et, une fois, il
s’approcha tellement près du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson,
à Wollaston, qu’il put entendre l’aboiement des chiens et les cris de
leurs maîtres. Et, toujours, il cherchait, en quête de l’être disparu de
sa vie.

Sur le seuil des cabanes, il reniflait; il faisait le tour des abris,
tout près, prenant le vent; il observait les canots avec des yeux où
brillait un regard plein d’espoir. Un jour, il crut que le vent lui
avait apporté l’odeur de Nepeese, et aussitôt ses jambes fléchirent sous
lui, et son cœur sembla cesser de battre. Cela ne dura qu’une minute ou
deux. Et sortit du tepee une jeune fille indienne qui avait les mains
encombrées d’ouvrages d’osier. Et Bari s’éloigna sans être vu.

On était presque en décembre quand Lerue, un des métis du lac Bain,
remarqua les empreintes de pas de Bari dans la neige fraîchement tombée
et un peu plus tard, l’entr’aperçut dans les bois.

--Mon Dieu! je vous assure que ses pattes sont aussi larges que la main
et qu’il est aussi noir que l’aile d’un corbeau où luit le soleil,
s’écriait-il dans le magasin de la Compagnie du lac Bain. Un renard?
Non, il est à moitié aussi gros qu’un ours. Un loup? Oui. Et noir comme
le diable, messieurs.

Mac Taggart était l’un de ceux qui l’entendirent. Il apposait à l’encre
sa signature au bas d’une lettre qu’il avait écrite à la Compagnie
lorsque les paroles de Lerue frappèrent ses oreilles. Sa main s’arrêta
si brusquement qu’une goutte d’encre éclaboussa la lettre. Il était
traversé d’un étrange frisson, tandis qu’il levait les yeux sur le
métis. Juste à ce moment Marie entra. Mac Taggart l’avait ramenée de sa
tribu. Ses larges yeux sombres avaient un regard maladif et un peu de sa
sauvage beauté s’était, depuis un an, évanouie.

--Il est parti, comme ça, disait Lerue faisant claquer les doigts. Il
aperçut Marie et s’arrêta.

--Noir, dites-vous, fit avec indifférence Mac Taggart, sans lever les
yeux de ses écritures. Ne ressemble-t-il pas à un chien?

Lerue haussa les épaules.

Il a filé comme le vent, monsieur, mais c’était un loup.

A voix si basse que les autres pouvaient à peine entendre, Marie avait
chuchoté quelque chose à l’oreille de Mac Taggart. Et, pliant sa lettre,
le facteur se leva vivement et quitta le magasin. Il resta absent une
heure. Lerue et les autres s’en étonnaient.

Il était rare que Marie entrât dans le magasin; il était rare qu’on la
vît du tout. Elle restait cachée dans la maison de bois du facteur et,
chaque fois qu’il la voyait, Lerue pensait que son visage était un peu
plus amaigri que la fois précédente et ses yeux cernés et son air plus
affamé.

Dans son cœur il y avait une immense compassion. Que de nuits il passait
près de la petite fenêtre derrière laquelle il savait qu’elle dormait!
Souvent il regardait afin d’entrevoir son pâle visage et il vivait pour
le seul bonheur de savoir que Marie comprenait et que, dans ses yeux, il
y avait durant un moment une lueur différente, alors que leurs regards
se rencontraient. Nul ne savait rien de plus. Le secret demeurait entre
eux. Et patiemment Lerue attendait et observait. «Un jour», se prit-il à
dire à lui-même, «un jour»... Et ce fut tout.

Ces mots comportaient un monde de signification et d’espérance. Quand
viendrait ce jour, il conduirait immédiatement Marie au missionnaire de
Fort Churchill et ils s’épouseraient. C’était un rêve, un rêve qui
faisait endurer avec patience les longues journées et les nuits plus
longues encore de la ligne de trappes. Maintenant, tous les deux étaient
des esclaves du Pouvoir d’alentour. Mais un jour...

Lerue pensait à cela, lorsque Mac Taggart revint au bout d’une heure. Le
facteur alla droit vers la demi-douzaine de ceux qui se trouvaient assis
autour de l’énorme poêle à tiroirs et, avec un grognement de
satisfaction, il secoua de ses épaules la neige fraîchement tombée.

--Pierre Eustache a accepté l’offre du gouvernement et il est parti
conduire l’expédition du géographe aux Terres désertes, annonça-t-il.
Vous savez, Lerue, qu’il avait installé cent cinquante pièges et trappes
et qu’il avait un vaste domaine d’appâts empoisonnés. Une bonne ligne,
hein? Je la lui ai louée pour la saison. Cela va me fournir du travail
au grand air. J’en ai besoin. Trois jours sur la piste; trois jours ici.
Et que dites-vous du marché?

--Excellent, fit Lerue.

--Oui, très bon, dit Rouget.

--Un vaste domaine à renards, ajouta Mons Roule.

--Et facile à parcourir, murmura Valence, d’une voix qui ressemblait
presque à celle d’une femme.




CHAPITRE XXV

SUR LA LIGNE DE TRAPPES


La digne de trappes de Pierre Eustache s’étendait sur trente milles,
tout droit à l’ouest du lac Bain. Elle n’était pas aussi longue que
celle de Pierre, mais c’était comme l’artère principale traversant le
cœur d’un domaine riche en fourrures. Elle avait appartenu au père
d’Eustache et à son grand-père et à son arrière-grand-père et plus avant
encore, Pierre l’affirmait, elle atteignait au plus beau sang de France.

Les registres du poste de Mac Taggart ne remontaient pas au delà de
l’arrière-grand-père, les plus anciennes preuves de propriété se
trouvaient à Churchill. C’était le plus fameux district giboyeux entre
le lac Reindeer et les Terres désertes. On était en décembre lorsque
Bari y arriva.

De nouveau, il faisait route vers le sud, d’une marche lente et
vagabonde, cherchant sa subsistance dans les neiges hautes. La _kistisew
kestin_ ou grande bourrasque était venue plus tôt qu’à l’ordinaire cet
hiver et, pendant la semaine qui suivit, à peine sabots ou griffes
remuaient-ils.

Bari, à l’encontre des autres animaux, ne se tapit point dans la neige
pour attendre que les cieux fussent éclaircis et que la glace fût
formée. Il était gros, puissant et énervé. Agé de moins de deux ans, il
pesait bien quatre-vingts livres. Ses pattes étaient larges et
semblables à celles du loup. Sa poitrine et ses épaules pareilles à
celles d’un Mameluk, lourdes et pourtant musclées pour la course. Il
était plus large entre les deux yeux que le mieux venu des demi-loups et
ses yeux étaient plus grands et entièrement débarrassés des _wuttooi_ ou
filets sanguins qui révèlent le loup. Ses mâchoires étaient celles de
Kazan, plus puissantes peut-être.

Pendant toute cette semaine de la grosse bourrasque, il fit route sans
manger. Il y eut quatre jours de neige avec des trombes furieuses et des
vents farouches, et ensuite trois jours de froid intense pendant
lesquels toutes les créatures vivantes se terraient dans leurs chauds
abris creusés sous la neige. Même les oiseaux s’y étaient blottis. On
aurait pu marcher sur le dos des caribous et des rennes sans s’en
douter. Bari s’abrita au fort de la tourmente, mais ne laissa point la
neige s’accumuler sur lui.

Chaque trappeur depuis la baie d’Hudson jusqu’à la région d’Athabasca,
savait qu’après la grande tourmente les bêtes à poil, affamées,
cherchaient de la nourriture et que trappes et pièges, heureusement
placés et pourvus d’amorces, offraient de toute l’année les plus grandes
chances d’être pleins. Quelques-uns d’entre eux allaient inspecter leurs
lignes le sixième jour, d’autres le septième et d’autres le huitième.

Ce fut le septième jour que Bush Mac Taggart partit pour la ligne
d’Eustache, devenue sa propriété pour la saison. Il employa deux jours à
découvrir les pièges, à les dégager de la neige, à raccommoder les cages
des trappes défoncées et à disposer les appâts. Le troisième jour, il
était de retour au lac Bain.

Ce fut ce jour-là que Bari arriva à la cabane à l’extrémité de la ligne
de Mac Taggart. La trace de Mac Taggart était fraîche dans la neige
autour de la hutte et, dès que Bari l’eut flairée, chaque goutte de son
sang sembla agitée soudain d’un étrange sursaut. Il mit peut-être une
demi-minute à identifier l’odeur qui remplissait ses narines avec celle
qui en était partie naguère, et, au bout de cette demi-minute, roula au
fond de la poitrine de Bari un profond et brusque groulement.

Durant les quelques instants qui suivirent, il resta comme un roc noir
dans la neige, observant la hutte. Puis, lentement, il se mit à tourner
tout autour, s’approchant de plus en plus près, tant qu’enfin il alla
flairer le seuil. Ni bruit, ni odeur de vie n’arrivait de l’intérieur,
mais il pouvait sentir l’ancien relent de Mac Taggart.

Alors, il fit face à l’immensité du côté où la ligne de trappes
s’étendait jusqu’au lac Bain. Il frissonnait. Ses muscles se
contractèrent. Il poussa un gémissement. Des images se pressaient de
plus en plus vivaces dans son esprit: la lutte dans la cabane, Nepeese,
la chasse sauvage parmi la neige jusqu’au bord du ravin, même le
souvenir de cette bataille ancienne, lorsque Mac Taggart l’avait attrapé
dans le collet à lapins. Dans sa plainte, il y avait une grande émotion,
presque de l’attente. Puis, elle se dissipa lentement.

Après tout, l’odeur dans la neige était celle d’un être qu’il avait
détesté et désiré tuer, non point celle d’un être qu’il avait aimé.
Pendant un instant, la nature lui avait imposé le sens des associations
d’idées, un court instant seulement; puis ç’avait été tout. La plainte
s’éteignit, mais fit place de nouveau au groulement fatal.

Lentement, il suivit la trace et à un quart de mille de la hutte, se
heurta au premier piège. La faim avait creusé ses flancs jusqu’à le
rendre semblable à un loup tombant d’inanition.

Dans ce premier piège, Mac Taggart avait mis comme appât l’arrière-train
d’un lapin aux pieds blancs. Bari s’en approcha prudemment. Il avait
beaucoup appris sur la ligne de Pierre; il avait appris ce que signifie
le déclanchement d’un piège; il avait senti la douleur cruelle des
mâchoires d’acier; il savait, mieux que le renard le plus matois, ce
qu’une trappe peut faire lorsque le déclic se produit, et Nepeese
elle-même lui avait montré qu’il ne devait jamais toucher aux appâts
empoisonnés.

Aussi posa-t-il les dents légèrement dans la chair du lapin et
l’attira-t-il à lui aussi adroitement que Mac Taggart lui-même l’aurait
fait. Il visita cinq pièges avant le soir et mangea les cinq appâts sans
faire jouer le ressort. Le sixième était une trappe à mort. Il en fit le
tour jusqu’à frayer un sentier dans la neige. Puis il se rendit à un
tiède marais de balsamiers et s’y trouva un lit pour la nuit.

Le jour suivant vit le début de la lutte qui s’engageait entre l’esprit
de l’homme et celui de l’animal. Pour Bari, l’usurpation de la ligne de
trappes de Mac Taggart n’était point la guerre; c’était la vie. Cette
usurpation devait lui procurer de la nourriture, comme la ligne de
Pierre lui avait procuré de la nourriture pendant des semaines. Mais il
comprenait que, dans le cas présent, il était un révolté et qu’il avait
un adversaire à surpasser en finesse. Si ç’avait été une bonne saison de
chasse, il serait peut-être parti, car la main invisible qui guidait son
vagabondage l’attirait lentement, mais sûrement en arrière, au vieil
étang et au Grey Loon.

Quoi qu’il en soit, avec la neige profonde et douce sous lui, si
profonde que par endroits il y enfonçait jusqu’aux oreilles, la ligne de
trappes était comme une ligne de manne à son usage particulier. Il
marchait dans le sillage des souliers du facteur et, au troisième piège,
tua un lapin. Quand il eut fini, il ne restait sur la neige que le poil
et de pourpres traînées de sang. Sans nourriture depuis plusieurs jours,
il avait une faim de loup et avant que le jour fût passé, il avait
enlevé les appâts à une bonne douzaine de pièges de Mac Taggart.

Trois fois, il rencontra des amorces empoisonnées, venaison ou gras de
caribou au cœur duquel se trouvait une dose de strychnine et chaque fois
ses narines subtiles découvrirent le danger. Pierre avait maintes fois
remarqué ce fait surprenant que Bari pouvait sentir la présence du
poison, même lorsqu’il était injecté de la façon la plus adroite dans la
carcasse gelée d’un daim. Des renards et des loups mangeaient des
viandes d’où son pouvoir hypersensible de déceler la présence d’un
risque mortel, détournait Bari.

Ainsi il négligea toutes les friandises empoisonnées de Bush Mac
Taggart, les flairant en chemin, et laissant traces de sa suspicion par
ses empreintes marquées dans la neige. Là où Mac Taggart avait fait
halte, au milieu du jour, pour cuire son dîner, Bari fit les mêmes
circonvolutions prudentes.

Le deuxième jour, ayant moins faim et étant plus subtilement attentif à
l’odeur détestée de son ennemi, Bari mangea moins, mais détruisit
davantage. Mac Taggart n’était pas aussi habile que Pierre Eustache pour
écarter l’odeur de sa main des pièges et des trappes, et çà et là, son
relent arrivait fort au nez de Bari. Cela provoquait en Bari un prompt
et vif antagonisme, une haine qui croissait sans fin là où peu de jours
auparavant la haine était presque oubliée.

Il existe peut-être dans le cerveau de l’animal une méthode de simple
comparaison qui n’exécute pas tout à fait les distinctions de la raison,
et qui n’est pas uniquement de l’instinct, mais qui donne des résultats
qu’on peut rapporter à l’une ou à l’autre. Bari n’additionnait pas deux
et deux pour faire quatre, il n’allait pas se démontrer à lui-même, de
déduction en déduction, que l’homme à qui appartenait cette ligne de
trappes était cause de tous ses chagrins et de tous ses ennuis, mais il
se trouvait possédé par une haine profonde et pathétique. Mac Taggart
était le seul être, en plus des loups, qu’il eût jamais détesté. C’était
Mac Taggart qui l’avait blessé, qui avait blessé Pierre, qui lui avait
fait perdre sa bien-aimée Nepeese _et Mac Taggart était là, sur la ligne
de trappes_!... S’il avait erré auparavant sans objectif ni dessein,
Bari avait un but désormais. C’était de surveiller les trappes, de se
nourrir et de poursuivre sa haine et sa vengeance tant qu’il vivrait.

Le deuxième jour, au milieu d’un lac, il buta sur le corps d’un loup qui
avait péri par l’un des appâts empoisonnés. Pendant une demi-heure, il
s’acharna contre la bête morte jusqu’à ce que sa peau fût déchirée en
lanières. Il ne goûta point à la chair. Cela lui répugnait. C’était sa
vengeance sur l’espèce des loups. Il s’arrêta quand il fut à une
douzaine de milles du lac Bain et se détourna. A cet endroit précis, la
ligne traversait une rivière gelée derrière laquelle s’étendait une
plaine nue et par delà cette plaine arrivait, lorsque le vent était bien
tourné, la fumée et l’odeur du poste. La deuxième nuit, Bari s’étendit,
repu, sous une touffe de pins banians. Le troisième jour il fit route de
nouveau à l’ouest de la ligne de trappes.

De bonne heure, ce matin-là, Bush Mac Taggart se leva pour aller
ramasser ses prises, et, tandis qu’il traversait le ruisseau, à six
milles du lac Bain, il aperçut d’abord les empreintes de Bari. Il
s’arrêta pour les examiner avec un intérêt soudain et insolite, se
laissa choir enfin sur les genoux, enleva le gant de sa main droite et
ramassa un poil:

--Le loup noir!

Il prononça ces mots d’une voix étrange et rude et, malgré lui, il
tourna les yeux droit dans la direction du Grey Loon. Après quoi, encore
plus soigneusement qu’avant, il examina une des empreintes nettement
marquées dans la neige. Quand il se releva, il avait sur son visage
l’air de quelqu’un qui a fait une découverte désagréable.

--Un loup noir! répéta-t-il, et il haussa les épaules. Bah! Lerue est
fou. C’est un chien.

Puis, au bout d’un moment, il marmonna d’une voix à peine plus élevée
qu’un murmure: «Son chien!»

Il continua à marcher sur la trace du chien. Une nouvelle excitation
s’empara de lui, qui était plus fébrile que l’excitation de la chasse.
Étant homme, c’était son privilège d’additionner deux et deux et, après
deux et deux, il trouvait Bari. Il restait peu de doute dans son esprit.
Il y avait pensé aussitôt, quand Lerue avait parlé du loup noir. Il en
était convaincu, après examen des empreintes. C’étaient les empreintes
d’un chien et le chien était noir. Alors il arriva au premier piège qui
avait été dépouillé de son appât.

Il laissa échapper un juron. L’appât avait disparu et le piège n’était
pas détendu. Le bâton pointu qui avait fixé l’amorce était tombé net.

Toute la journée, Bush Mac Taggart suivit une piste où Bari avait laissé
des traces de sa présence. Piège après piège, il découvrit le vol. Il
parvint au lac, près du loup mutilé. D’un premier agacement qui le
troublait dès qu’il eut découvert la présence de Bari, sa mauvaise
humeur se changea peu à peu en rage, et sa rage s’accrut au fur et à
mesure que le jour s’avançait. Il était habitué aux voleurs à quatre
pieds sur la ligne de trappes. Mais d’ordinaire, un loup ou un renard ou
un chien qui s’étaient initiés au larcin ne dérangeaient que quelques
pièges.

Or, dans la circonstance, Bari allait directement d’un piège à l’autre
et ses traces de pas dans la neige montraient qu’il s’arrêtait à chacun
d’eux. Il y avait quasiment, selon Mac Taggart, de la malignité humaine
dans ses actes. Il évitait les poisons. Pas une fois il n’avait tendu la
tête ou une patte dans la zone dangereuse des trappes à mort. Sans
raison apparente, quoi qu’il en soit, il avait détruit une loutre
superbe dont la fourrure brillante gisait en pièces, désormais sans
valeur, éparse parmi la neige. Vers la fin du jour, Mac Taggart arriva à
une trappe où un lynx était mort. Bari avait déchiré le flanc argenté de
la bête si bien que la peau ne valait plus que la moitié de son prix.
Mac Taggart poussa une imprécation sourde et sa bile s’échauffa.

A la brume, il atteignit la hutte qu’Eustache avait construite à
mi-route de la ligne et il fit l’inventaire de ses fourrures. Il y avait
à peine le tiers d’une capture ordinaire. Le lynx était à demi perdu,
une loutre était complètement coupée en deux.

Le deuxième jour, il trouva encore plus grand désastre, encore plus de
trappes vides. Il était comme fou. Lorsqu’il parvint à la seconde hutte,
tard dans l’après-midi, les traces de Bari dans la neige ne dataient pas
d’une heure. Trois fois, pendant la nuit, il entendit hurler le chien.

Le troisième jour, Mac Taggart ne retourna point au lac Bain, mais il
entreprit une poursuite prudente de Bari. Il était tombé un pouce ou
deux de neige fraîche et, comme s’il avait voulu pousser plus avant
encore sa vengeance contre son ennemi humain, Bari avait laissé des
empreintes de pas toutes récentes dans un rayon d’une centaine de mètres
de la hutte.

Il fallut une demi-heure avant que Mac Taggart pût relever la bonne
piste et il la suivit durant deux heures dans un épais fourré de
banians. Bari tenait le vent. Çà et là, il prenait l’odeur de son
chasseur. Une douzaine de fois il attendit jusqu’à ce que l’autre fût si
près qu’il pouvait entendre le bruit de sa course et le cliquetis
métallique que faisaient les branches contre la crosse de son fusil.
Puis, poussé par une inspiration soudaine qui amena la plus belle des
malédictions aux lèvres de Mac Taggart, il élargit son cercle et
retourna droit à la ligne des trappes.

Quand le facteur y arriva, vers midi, Bari avait déjà commencé sa
besogne. Il avait tué et mangé un lapin, il avait enlevé trois pièges à
un mille de distance, puis s’était enfui de nouveau à travers la ligne
des trappes vers le lac Bain.

Ce fut le cinquième jour que Bush Mac Taggart retourna à son poste. Il
était d’une humeur massacrante. Seul des quatre Français, Valence était
là et ce fut Valence qui entendit le récit de son aventure et ensuite il
l’entendit sacrer contre Marie. Elle vint dans le magasin un peu plus
tard, les yeux agrandis par la peur, une de ses joues brûlante où Mac
Taggart l’avait frappée.

Tandis que le garde-magasin lui remettait le saumon fumé que Mac Taggart
désirait pour son dîner, Valence trouva l’occasion de lui parler
doucement à l’oreille.

--M. Lerue a pris un renard argenté, dit-il à voix basse. Il vous aime,
mon ami, et il aura une riche capture ce printemps. Il vous envoie de
là-bas, du Petit-Ours-Noir-sans-Queue cet avis: Soyez prête à fuir,
quand viendra la douce neige.

Marie ne le regarda pas, mais elle entendit et ses yeux brillaient si
pareils à des étoiles quand le jeune garde-magasin lui tendit le saumon
qu’il dit à Valence, dès qu’elle fut partie:

--Morbleu, mais, Valence, elle est encore belle parfois!

A quoi Valence fit signe que oui avec un singulier sourire.




CHAPITRE XXVI

BARI ENNUIE MAC TAGGART


A la mi-janvier, la guerre entre Bari et Bush Mac Taggart était devenue
plus qu’un incident, plus qu’une aventure passagère pour l’animal et
plus qu’un événement irritant pour l’homme. C’était, à cette heure, la
_raison d’être_ essentielle de leur existence. Bari s’accrochait à la
ligne des trappes. Il la hantait comme un spectre dévastateur et chaque
fois qu’il flairait de nouveau l’odeur du facteur du lac Bain, il était
encore plus fortement pénétré de l’instinct qu’il se vengeait d’un
ennemi mortel.

A plusieurs reprises, il surpassa en finesse Mac Taggart; il continuait
à dépouiller les pièges de leurs appâts; il avait de plus en plus envie
de détruire les fourrures qu’il trouvait sur sa route; son plus grand
plaisir n’était pas de manger, mais de détruire. Le feu de sa haine
s’attisait à mesure que les semaines s’écoulaient, au point qu’enfin, il
fit mine de mordre et de labourer de ses longs crocs la neige que les
pieds de Mac Taggart avaient foulée. Et pendant tout ce temps, là-bas,
par delà sa folie, il y avait une image de Nepeese qui continuait à
devenir de plus en plus nette dans son cerveau.

Cette première grande solitude, la solitude des jours interminables et
des nuits plus interminables de son attente et de ses recherches à Grey
Loon, pesait de nouveau sur lui comme elle y avait pesé durant les
premiers jours qu’il avait perdu la jeune fille. Par les nuits d’étoiles
ou de clair de lune, il l’appelait de nouveau en poussant des cris
lamentables et Bush Mac Taggart, en les écoutant au milieu de la nuit,
sentait d’étranges frissons lui courir dans les moelles.

La haine de l’homme était différente de celle de l’animal, mais
peut-être bien plus implacable. Chez Mac Taggart, il n’y avait pas
uniquement de la haine. Il y avait, unie à une crainte indéfinissable et
superstitieuse, une chose dont il riait, une chose contre quoi il
sacrait, mais à laquelle il se cramponnait aussi sûrement que l’odeur de
sa trace se cramponnait au nez de Bari, Bari ne représentait plus un
animal seulement, _il représentait Nepeese_. C’était la pensée qui
persistait et s’affirmait dans l’esprit damné de Mac Taggart.

Aucun jour ne passait maintenant qu’il ne pensât à Branche-de-Saule; pas
une nuit ne venait et ne s’achevait sans qu’il se représentât son
visage. Il s’imagina même, une nuit d’orage, qu’il entendait sa voix
dans la lamentation du vent et, moins d’une minute après, il entendit,
faiblement, un hurlement lointain venu de la forêt. Cette nuit-là, son
cœur s’emplit d’une frayeur écrasante. Il se secoua. Il fuma sa pipe
tant que la cabane fut bleue.

Il jura contre Bari et contre l’orage, mais il n’y avait plus chez lui
le courage matamore de jadis. Il n’avait point cessé de détester Bari.
Il le détestait comme il n’avait encore détesté aucun homme, mais il
avait encore plus de raison que jamais de désirer le tuer. L’idée lui en
vint d’abord pendant son sommeil, pendant un cauchemar et ensuite elle
dura, dura: _l’idée que l’esprit de Nepeese poussait Bari à ravager ses
lignes de trappes_.

Au bout de quelque temps, il cessa de parler au poste du «loup noir» qui
volait sa ligne. Les fourrures endommagées par les dents de Bari, il les
cacha et garda par devers lui son secret. Il apprenait toutes les ruses
et tous les plans des chasseurs qui tuaient renards et loups dans les
Terres désertes.

Il essaya trois poisons différents, l’un d’eux si puissant qu’une seule
goutte signifiait la mort; il essaya la strychnine en capsules de
gélatine, dans du gras de daim, du gras de caribou, du foie d’élan et
même dans de la chair de porc-épic. Enfin, pour préparer ses poisons, il
se plongea les mains dans l’huile de castor avant de toucher le venin et
la chair pour qu’ils n’eussent plus l’odeur humaine. Renards et loups,
et même la loutre, l’hermine et la belette mouraient de ces appâts, mais
Bari avançait toujours tout près et n’allait pas plus loin.

En janvier, Mac Taggart empoisonna tous les appâts de ses trappes. Cela
lui donna enfin un bon résultat. A partir de ce jour, Bari ne toucha
plus aux amorces, mais mangea seulement les lapins qu’il tuait au piège.

Ce fut en janvier que Mac Taggart aperçut Bari pour la première fois. Il
avait déposé son fusil contre un arbre et se trouvait en ce moment à une
douzaine de pieds de là. On eût dit que Bari le savait et était venu
pour le narguer, car, lorsque le facteur tout à coup leva les yeux, Bari
se tenait bien en vue, hors des sapins rabougris, à vingt mètres de lui,
ses crocs blancs luisants, ses yeux enflammés comme des charbons. Durant
un instant, Mac Taggart le fixa comme pétrifié. C’était Bari. Il
reconnaissait l’étoile blanche, l’oreille au bout blanc, et son cœur
cogna comme un marteau dans sa poitrine. Très lentement, il se mit à
ramper vers son fusil. Sa main l’atteignit lorsque, comme un éclair,
Bari disparut.

Cela donna à Mac Taggart une nouvelle inspiration. Il traça une piste
fraîche à travers la forêt, parallèle à la ligne de trappes, mais
distante d’elle d’au moins cinq cents mètres. Mais partout où un piège
ou une trappe était posé, cette nouvelle piste obliquait brusquement
comme la pointe d’un V, en sorte qu’il pourrait approcher de sa ligne
sans être vu. Par ce stratagème, il croyait que, à l’occasion, il serait
certain de porter un coup au chien. De nouveau, c’était l’homme qui
raisonnait et de nouveau ce fut l’homme qui fut battu.

Le premier jour que Mac Taggart suivi sa nouvelle piste, Bari également
se dirigea sur cette piste. Pendant quelque temps, elle l’étonna. Trois
fois, il revint en arrière en coupant au travers entre la vieille piste
et la nouvelle. Alors, plus de doute. La nouvelle piste était la récente
et il suivit le sillage du facteur du lac Bain. Mac Taggart ne sut ce
qui arrivait qu’en effectuant le trajet de retour, quand il vit
l’histoire écrite dans la neige.

Bari avait visité chaque trappe et sans manquer s’était approché chaque
fois de l’extrémité du V renversé. Au bout d’une semaine de vaine
poursuite, d’expectative, d’approche vers les quatre points cardinaux,
une période pendant laquelle Mac Taggart s’injuria vingt fois dans des
accès de folie, il lui vint encore une autre idée. Ce fut comme une
inspiration, ce dernier plan de tous, et si simple qu’il semblait
presque inconcevable qu’il n’y eût pas songé tout d’abord.

Il retourna en hâte au lac Bain.

Deux jours après, il se trouvait sur la piste, dès l’aurore. Cette fois,
il apportait un paquet dans lequel se trouvaient une douzaine de solides
pièges à loups fraîchement oints d’huile de castor, plus un lapin pris
au collet la nuit précédente. De temps à autre, il observait le ciel
avec inquiétude.

Le ciel resta clair jusque tard dans l’après-midi; alors des bancs de
nuages sombres se mirent à remonter de l’est. Une demi-heure plus tard
quelques flocons de neige commencèrent à tomber. Mac Taggart laissa un
de ces flocons sur le dos de sa main gantée et l’examina attentivement.
La neige était douce et cotonneuse et il donna cours à son contentement.
C’était ce qu’il souhaitait. Avant le matin, il y aurait six pouces de
neige fraîchement tombée couvrant les pistes.

Il s’arrêta à la prochaine trappe et promptement se mit à la besogne.
D’abord il enleva l’appât empoisonné de la boîte et le remplaça par le
lapin, puis il se mit à disposer ses pièges à loups. Il en plaça trois
près de l’ouverture de la trappe que Bari traversait pour atteindre
l’appât. Il dissémina les neuf autres à des intervalles d’un pied ou
douze pouces sur les côtés, de sorte que, quand il eut fini, un
véritable cordon de pièges protégeait la boîte. Il n’accrocha point les
chaînes, mais les laissa se perdre dans la neige.

Si Bari entrait dans une trappe, il entrerait dans les autres, et point
n’était besoin de cet attirail. Son travail achevé, Mac Taggart se hâta,
à travers le brumeux crépuscule d’hiver, de retourner à sa hutte. Il
était fort satisfait. Cette fois, il n’y aurait pas d’insuccès possible.
Il avait relevé toutes les trappes en cours de route depuis le lac Bain.
Dans aucune de ces trappes, Bari ne trouverait rien à manger jusqu’à ce
qu’il fût arrivé au nid des douze pièges à loups.

Sept pouces de neige tombèrent cette nuit-là, et le monde entier parut
revêtir une merveilleuse robe blanche. Comme des vagues de plumes, la
neige pendait aux arbres et aux arbustes et elle mettait de hauts
capuchons blancs aux rochers, et sous les pieds elle était si légère
qu’une cartouche tombée de la main s’y enfonçait complètement. Bari fut
de bonne heure dans le secteur des trappes. Il était plus prudent ce
matin, car il n’y avait plus Mac Taggart pour le guider. Il parvint à la
première trappe, à mi-route à peu près entre le lac Bain et la hutte où
le facteur attendait. Elle était relevée et ne contenait point d’appât.
Piège à piège, il visita la ligne et il les trouva tous relevés et tous
sans amorce.

Il flaira l’air avec défiance, s’efforçant en vain d’attraper un goût de
fumée, un relent d’odeur humaine. Et vers midi, il arriva au «nid», aux
douze trappes perfides qui l’attendaient, les ressorts bâillant à un
demi-pied sous l’épaisseur de la neige. Durant une bonne minute, il se
tint bien en dehors de la zone dangereuse, flairant l’air et écoutant.
Il aperçut le lapin et ses mâchoires s’entrechoquèrent en claquant,
affamé.

Il s’approcha d’un pas. Il restait défiant; une raison bizarre et
inexplicable lui faisait pressentir le danger. Inquiet, il inspecta du
nez, des yeux, des oreilles. Et tout autour de lui étaient un grand
silence et une immense paix. Ses mâchoires grincèrent de nouveau. Il
poussa un faible gémissement. Qu’est-ce qui l’agitait? Où était le
danger, Il ne pouvait le discerner ni le sentir. Lentement, il tourna
autour de la trappe; trois fois il en fit le tour, chaque cercle l’en
rapprochait un peu plus, tant qu’enfin ses pattes touchaient presque le
cordon extérieur de pièges.

Une minute encore, il s’arrêta, les oreilles basses. Malgré le riche
arome du lapin à ses narines, _quelque chose l’entraînait loin de là_.
Encore un moment et il sera parti, mais, mais alors arriva tout à coup
et tout droit de derrière la trappe un farouche petit cri perçant et
pareil à celui d’un rat, et immédiatement Bari aperçut une hermine, plus
blanche que neige, mordant, affamée, dans la chair du lapin. Il oublia
son étrange pressentiment du danger. Il groula furieusement, mais sa
brave petite rivale ne quitta point son festin.

Alors Bari se précipita tête baissée dans le «nid» que Mac Taggart lui
avait préparé.




CHAPITRE XXVII

LE TRIOMPHE DE MAC TAGGART


Le lendemain matin, Bush Mac Taggart entendit le cliquetis d’une chaîne
alors qu’il était encore à un bon quart de mille du «nid». Était-ce un
lynx? Était-ce un poisson-chat? Était-ce un loup ou un renard? Ou bien
était-ce Bari? Il parcourut en courant presque le reste de la distance
et enfin arriva à un endroit d’où il pouvait voir et son cœur sursauta
dans sa poitrine quand il aperçut qu’il avait capturé son ennemi. Il
s’approcha, tenant son fusil, prêt à tirer si, par hasard, le chien se
dégageait.

Bari était étendu sur le flanc, haletant d’épuisement et frissonnant de
douleur. Un cri rauque de joie sortit des lèvres de Mac Taggart, tandis
qu’il approchait et examinait la neige. Elle était tassée autour de la
trappe où Bari s’était débattu et était rougie de sang. Le sang avait
coulé surtout des mâchoires de Bari. Elles saignaient abondamment
pendant qu’il regardait son adversaire. Les ressorts d’acier cachés sous
la neige avaient bien accompli leur besogne, sans pitié. Une de ses
pattes de devant était bien prise en haut de la première jointure, les
deux pattes d’arrière étaient prises, un quatrième piège s’était refermé
sur son flanc et, en se libérant des ressorts, Bari avait arraché une
bande de peau aussi large que la main de Mac Taggart.

La neige racontait l’histoire de sa lutte désespérée toute la nuit; ses
mâchoires saignantes montraient qu’il s’était en vain efforcé de briser
les dents d’acier qui l’emprisonnaient. Il était pantelant. Ses yeux
étaient injectés de sang. Mais même, en ce moment, après toutes ces
heures d’agonie, ni son cœur ni son courage n’étaient abattus. Quand il
vit Mac Taggart, il fit effort pour se dresser, retombant presque
aussitôt dans la neige. Mais ses pattes d’avant étaient arquées, sa tête
et sa poitrine restaient levées, et le grognement qui sortit de sa gorge
était comme celui d’un tigre dans sa férocité.

Là, enfin, à moins d’une douzaine de pieds de lui, il y avait l’être au
monde qu’il haïssait plus qu’il avait haï la race des loups. Et, de
nouveau, il était impuissant, comme il avait été impuissant, l’autre
fois, dans le collet à lapins.

La férocité de son grognement ne troublait plus Mac Taggart maintenant.
Il vit combien l’autre était complètement à sa merci, et, avec un rire
de satisfaction, il appuya son fusil contre un arbre, enleva ses gants
et commença à bourrer sa pipe. C’était le triomphe qu’il avait
recherché, la torture qu’il avait attendue.

Dans son âme, il y avait une haine aussi mortelle que dans celle de
Bari, la haine qu’un homme peut porter à un autre homme.

Il avait pensé envoyer une balle dans le corps du chien. Mais ceci était
mieux: le regarder mourir à petit feu, le railler comme il aurait raillé
un homme, marcher autour de lui, de sorte qu’il pouvait entendre le
cliquètement du piège et voir le sang frais dégoutter, tandis que Bari
contorsionnait ses pattes meurtries et son corps pour continuer à lui
faire face. C’était une vengeance superbe. Mac Taggart en était si
occupé qu’il n’entendit point des pas s’approcher derrière lui.

Ce fut une voix, une voix d’homme qui le fit se retourner brusquement.

L’homme était un étranger, et il était plus jeune que Mac Taggart de dix
ans. Du moins ne paraissait-il pas avoir plus de trente-cinq ou
trente-six ans, malgré la courte barbe blonde qu’il portait. Il était de
cette sorte d’homme que l’on aime au premier regard; jeune et pourtant
fait, avec des yeux clairs qui regardaient francs sous la visière de sa
casquette de fourrure de forme souple comme celle des Indiens, et un
visage aussi qui ne portait point les rudes stigmates de la solitude.

Cependant Mac Taggart savait, avant que l’étranger eût parlé, que
c’était un homme de la solitude, que c’était un cœur et une âme qui en
faisaient partie. Sa casquette était de peau de poisson. Il avait
endossé un pardessus wind-proof en peau de caribou sommairement tannée,
serré à la taille par une longue ceinture avec des franges indiennes.
L’intérieur de son pardessus était fourré. Ses pantalons étaient
d’étoffe grossière, à la mode de ceux de la baie d’Hudson, et il portait
des mocassins. Il était chaussé des souliers longs et étroits du pays
boisé. Son paquet, attaché aux épaules par une courroie, était menu et
serré. Il portait son fusil enveloppé d’une gaine d’étoffe. Et de la
casquette aux souliers il avait l’air d’un chemineau. Mais rien qu’à le
voir, Mac Taggart aurait juré qu’il avait fait des centaines de milles
ces jours derniers.

Ce n’était point cette pensée toutefois qui lui donnait l’étrange et
glacial frisson qui lui parcourait l’échine. Mais la peur que, de façon
ou d’autre, un soupçon de la vérité fît son chemin, là-bas, au Sud, la
vérité de ce qui s’était passé au Grey Loon, la peur que cet étranger,
recru de marches, ne portât, sous son pardessus en peau de caribou,
l’insigne de la police royale montée du Nord-Ouest.

Pendant une minute, ce fut presque de la terreur qui le posséda et il
demeura muet.

L’étranger n’avait proféré jusque-là qu’une exclamation de surprise, et
maintenant il disait, les yeux fixés sur Bari:

--Dieu nous garde! Mais vous avez mis ce pauvre diable dans un bel état,
pas vrai?

Il y avait dans sa voix quelque chose qui rassura Mac Taggart. Ce
n’était pas une voix soupçonneuse, et il vit que l’inconnu s’intéressait
davantage à l’animal capturé qu’à lui-même. Il respira longuement.

--Un voleur de pièges, fit-il.

L’étranger regarda encore plus attentivement Bari. Il posa son fusil par
terre et se rapprocha du chien.

--Dieu nous garde! C’est un chien, s’exclama-t-il.

En arrière, Mac Taggart surveillait l’homme avec des yeux de furet.

--Oui, un chien, répondit-il, un chien sauvage, un demi-loup du moins.
Il m’a volé pour plus d’un millier de dollars de fourrures cet hiver.

L’étranger s’accroupit devant Bari, ses mains gantées appuyées sur ses
genoux et ses dents blanches brillant dans un demi-sourire.

--Le pauvre diable! fit-il avec sympathie. Ainsi, tu es un voleur de
pièges, hein? Un hors-la-loi? Et la police t’a pris? Et--Dieu nous garde
une fois de plus!--on ne t’a pas joué un tour bien honnête.

Il se redressa et dévisagea Mac Taggart.

--J’ai dû mettre comme ça une quantité de pièges, s’excusa le facteur,
son visage rougissant légèrement sous le regard franc des yeux bleus de
l’étranger.

Et brusquement son caractère se réveilla:

--Et il va mourir là à petit feu! Je vais le laisser crever et pourrir
dans la trappe en punition de tout ce qu’il a fait!

Il ramassa son fusil et ajouta, les yeux sur l’inconnu, et le doigt prêt
sur la détente:

--Je suis Bush Mac Taggart, facteur du lac Bain. Allez-vous par là,
monsieur?

--Quelques milles. Je retourne au pays, par-delà les Terres désertes.

Mac Taggart sentit de nouveau l’étrange frisson.

--Du gouvernement? demanda-t-il.

L’étranger fit signe que oui.

--De la police, peut-être? insista Marc Taggart.

--Pourquoi? Oui, naturellement, de la police, dit l’étranger, regardant
droit dans les yeux du facteur. Et maintenant, monsieur, en conformité à
la loi, je vais vous prier d’envoyer une balle à travers la tête de
cette bête avant de partir. Voulez-vous? Ou bien sera-ce moi?

--C’est une règle de la zone, fit Mac Taggart, de laisser un voleur de
trappes pourrir au piège. Et cet animal est un vrai démon. Écoutez...

Rapidement, sans omettre cependant aucun des plus beaux détails, il
parla des semaines et des mois de lutte entre lui et Bari; de
l’inutilité désespérante de tous ses trucs et plans et de l’adresse
encore plus affolante de l’animal qu’il avait enfin réussi à trapper.

--C’est un démon, ce finaud, s’écria-t-il farouchement, quand il eut
fini. Et maintenant, vous voudriez le tuer d’un coup de fusil plutôt que
de le laisser là exposé et mourir à petit feu, comme on ferait du
diable!

L’étranger considérait Bari. Il avait détourné son visage de Mac
Taggart. Il répondit:

--Je pense que vous avez raison. Laissons pourrir le diable. Si vous
partez pour le lac Bain, monsieur, je ferai route un bout de chemin avec
vous. Je vais faire une couple de milles pour raccourcir.

Il ramassa son fusil. Mac Taggart prit les devants. Au bout d’une
demi-heure, l’étranger s’arrêta et désigna le Nord.

--Tout droit par là, un bon cinq cents milles, fit-il, parlant aussi
allègrement que s’il dût atteindre sa maison, cette nuit même. Je vais
vous quitter ici.

Il ne s’offrit pas à donner une poignée de main. Mais, en s’en allant,
il dit:

--Vous pourrez dire que John Madison est passé par ici.

Après quoi, il marcha droit vers le nord pendant un demi-mille, à
travers la forêt profonde. Puis il obliqua à l’ouest pendant deux
milles, tourna à angle aigu vers le sud et, une demi-heure après avoir
laissé Mac Taggart, il était de nouveau accroupi sur ses talons, à moins
d’une portée de bras de Bari.

Et il disait, comme s’il parlait à un camarade:

--Ainsi, voilà ce que tu es, mon vieux: un voleur de trappes, hein? Un
hors-la-loi? Et tu l’as battu au jeu pendant deux mois! Et à cause de
ça, parce que tu vaux plus que lui, il veut te laisser mourir là aussi
lentement que tu pourras. _Un hors-la-loi!_ Sa voix s’acheva en un éclat
de rire plaisant, de cette sorte de rire qui réchauffe même un animal.
C’est drôle.

--Nous devrions nous serrer les mains, mon garçon, par saint Georges,
oui, nous le devrions!... Tu es un sauvage, à ce qu’il dit. Hé bien! moi
aussi. Je lui ai dit que je m’appelais John Madison. Ce n’est pas vrai.
Je suis Jim Carvel. Et, oh! mon Dieu, tout ce que j’ai dit c’est:
«Police». Et j’avais raison. Ce n’est point un mensonge. Je suis
recherché par toute la corporation, par tout policeman, et menacé entre
la baie d’Hudson et la rivière Mackenzie. Donne-moi la main, mon vieux.
Nous sommes du même bord, pas? Je suis content de te rencontrer.




CHAPITRE XXVIII

AMITIÉ


Jim Carvel avança la main et le grognement s’éteignit dans la gorge de
Bari. L’homme se redressa. Il demeurait là, regardant dans la direction
qu’avait prise Mac Taggart et il ricana d’une manière bizarre et
satisfaite. Il y avait de l’amitié dans ses yeux et dans l’éclat de ses
dents blanches, tandis qu’il considérait Bari de nouveau. Autour de lui,
quelque chose semblait rendre le jour gris plus clair, semblait
réchauffer la froide atmosphère, quelque chose d’où rayonnait du
courage, de l’espoir, de la camaraderie, absolument comme d’une étuve
allumée émane le bienfait de la chaleur. Bari le sentit.

Pour la première fois, depuis que les deux hommes étaient venus, son
corps meurtri par le piège se détendit; son échine s’infléchit, ses
dents claquèrent comme s’il avait la fièvre de l’agonie. A cet homme, il
trahissait sa faiblesse. Dans ses yeux injectés de sang, il y avait un
regard de bête affamée, tandis qu’il examinait Carvel, hors-la-loi de
son propre aveu.

Et Jim Carvel, de nouveau, avança la main, beaucoup plus près cette
fois.

--Pauvre diable! fit-il, le sourire abandonnant son visage. Pauvre
diable, va!

Ces mots étaient pour Bari comme une caresse, la première qu’il eût
connue, depuis qu’il avait perdu Nepeese et Pierre. Il abaissa la tête
jusqu’à ce que ses mâchoires fussent aplaties dans la neige. Carvel
pouvait voir le sang qui en découlait lentement.

--Pauvre diable! répéta-t-il.

Il n’y avait nulle crainte dans la manière dont il avançait la main.
C’était l’aveu d’une grande sincérité et d’un grand apitoiement. Il
toucha la tête de Bari et la tapota d’une manière fraternelle, puis
lentement, avec un peu plus de précaution, il approcha du piège qui
serrait la patte de devant de Bari. Dans son cerveau encore à demi
confus, Bari s’efforçait de comprendre les choses, et la vérité se fit
jour finalement, lorsqu’il sentit les ressorts d’acier du piège s’ouvrir
et qu’il retira sa patte endolorie.

Il fit alors ce qu’il n’avait fait à aucune autre créature qu’à Nepeese.
Aussitôt, il passa sa langue rouge et lécha la main de Carvel. L’homme
se mit à rire. De ses mains puissantes, il ouvrit les autres pièges et
Bari fut libre.

Pendant quelques instants, il demeura étendu sans bouger, les yeux fixés
sur l’homme. Carvel s’était assis à l’extrémité d’une souche de bouleau
couverte de neige et bourrait sa pipe. Bari le regarda l’allumer; il
remarqua avec un nouvel intérêt les premiers nuages grisâtres de fumée
qui sortaient de la bouche de Carvel. L’homme n’était pas plus d’à une
longueur de deux chaînes de pièges et il fit une grimace à Bari.

--Remets-toi, mon vieux! encouragea-t-il. Pas d’os brisés. Juste un peu
roide. Allons, vaudra mieux partir!

Il se retourna du côté du lac Bain. Il supposait que Mac Taggart
pourrait revenir. Peut-être Bari éprouvait-il le même soupçon, car,
lorsque Carvel le considéra de nouveau, il était debout, chancelant un
peu, tandis qu’il reprenait équilibre. L’instant d’après, le hors-la-loi
avait enlevé le baluchon de ses épaules et l’ouvrait. Il y plongea la
main et en retira un rouge quartier de viande crue.

--Tué ce matin, expliqua-t-il à Bari, un taureau d’un an tendre comme
une perdrix--et c’est aussi succulent que la moelle qui soit jamais
sortie d’un os d’arrière-train. Goûte un peu!

Il avança la chair à Bari. Il n’y eut pas d’hésitation dans sa façon
d’accepter. Bari était affamé et la viande lui était lancée par un ami.
Il y enfonça les dents, ses mâchoires la broyèrent. Une flamme nouvelle
circulait dans son sang, tandis qu’il festoyait, mais ses yeux
ensanglantés ne quittèrent pas une minute le visage de l’autre. Carvel
remit son paquetage en place. Il se leva, ramassa son fusil, assujettit
ses patins et se tourna vers le Nord.

--Allons! garçon, fit-il. Il faut marcher.

C’était une véritable invitation, comme si tous deux avaient été depuis
longtemps déjà des compagnons de route. C’était peut-être non seulement
une invitation, mais en partie un ordre. Cela étonna Bari. Pendant une
bonne demi-minute, il resta à la même place, sans remuer, regardant le
dos de Carvel qui marchait à grands pas vers le Nord. Carvel ne se
retournait pas. Une soudaine secousse nerveuse traversa Bari; il tourna
la tête du côté du lac Bain; il regarda de nouveau vers Carvel et un
gémissement, à peine plus élevé qu’un soupir, sortit de sa gorge.
L’homme était sur le point de disparaître dans l’épaisse sapinière. Il
s’arrêta et se retourna.

--On vient, garçon!

Même à cette distance, Bari pouvait voir qu’il lui souriait amicalement;
il aperçut la main tendue et la voix suscita en lui des sensations
nouvelles. Elle ne ressemblait pas à la voix de Pierre. Elle n’était pas
non plus douce et tendre comme celle de Nepeese.

Il n’avait connu que peu d’hommes et il les considérait tous avec
défiance. Mais cette voix-ci le désarmait. Il était subjugué par son
appel. Il désirait y répondre. Il fut rempli tout aussitôt du désir de
suivre sur ses talons l’étranger. Pour la première fois dans sa vie,
l’envie de devenir l’ami d’un homme le posséda. Il ne bougea point tant
que Jim Carvel eût pénétré dans le bois de sapins. Alors, il suivit.

Cette nuit-là, ils campèrent dans un épais fouillis de cèdres et de
baumiers, à dix milles au nord de la zone de trappes de Bush Mac
Taggart. Durant deux heures, il avait neigé et leur route était
recouverte. Il neigeait encore, mais aucun flocon du blanc déluge ne
traversait le crible du berceau touffu des rameaux.

Carvel avait déployé sa petite tente de soie et avait bâti un feu; leur
souper était achevé et Bari était étendu sur le ventre devant le
réfractaire, presque à portée de sa main. Adossé à un arbre, Carvel
fumait avec délice. Il s’était débarrassé de sa casquette et de son
pardessus et, dans la splendeur tiède du feu, il avait presque l’air
d’un jeune homme. Mais, même dans cette splendeur, ses mâchoires ne
perdaient rien de leur forme décidée ni ses yeux de leur claire
vivacité.

--Cela semble bon d’avoir quelqu’un à qui parler, disait-il à Bari,
quelqu’un qui peut comprendre, même s’il garde la bouche close. As-tu
jamais envie de hurler, sans oser le faire? Moi bien. Parfois, j’ai été
sur le point d’éclater, parce que j’avais envie de parler à quelqu’un et
que je n’osais le faire.

Il se frotta les mains l’une contre l’autre et les tendit au feu. Bari
observait chacun de ses mouvements et écoutait attentivement le moindre
son qui sortait de ses lèvres. Ses yeux avaient en eux maintenant une
sorte d’adoration muette, un regard qui réchauffait le cœur de Carvel et
l’emportait loin de l’immense isolement et de la solitude de la nuit.
Bari s’était traîné plus près des pieds de l’homme, et soudain, Carvel
se pencha sur lui et lui tapota la tête.

--Je suis un mauvais drôle, mon vieux, souriait-il. Tu n’as pas remarqué
cela chez moi, pas du tout? Désires-tu savoir ce qui m’est arrivé?

Il attendit un moment et Bari le regardait attentivement. Alors, Carvel
continua, comme s’il parlait à un homme:

Voyons! Il y a cinq ans, cinq ans en décembre, juste avant l’époque de
la Noël, j’avais un papa. Le bon vieux copain que mon papa! Pas de mère,
juste un papa. Et si on nous avait additionnés, nous n’aurions fait
qu’un. Comprends-tu? Un jour arriva un putois d’Amérique aux galons
d’argent nommé Hardy, et il tira sur lui un jour, parce que le papa
avait travaillé contre lui en politique. C’était bien un meurtre. Et on
ne pendit pas ce putois! Non, monsieur, on ne le pendit point! Il était
trop riche, il avait aussi trop d’amis politiques. Il en fut quitte avec
deux années de pénitencier. Mais il n’y alla pas; non, vrai, comme il y
a un Dieu, il n’y alla pas.

Carvel serrait les poings à en faire craquer les jointures. Un sourire
de joie éclaira son visage et ses yeux lancèrent des éclairs. Bari
poussa un profond soupir, simple coïncidence, mais le moment était
pathétique.

--Non, il n’alla point au pénitencier, poursuivit Carvel, regardant
fixemment Bari de nouveau. Tu sais bien ce que cela signifie, mon vieux.
Il aurait été pardonné au bout d’un an. Et pourtant mon papa, la
meilleure moitié de moi-même, était dans la tombe! Aussi je m’approchai
du putois galonné d’argent, droit sous les yeux du juge, et sous les
yeux des avocats et sous les yeux de tous ses parents et amis, et _je
l’ai tué_. Et je me suis évadé, par une fenêtre, avant qu’ils se fussent
ressaisis, j’ai gagné le pays boisé et j’en ai avalé des kilomètres
depuis! Et je pense que Dieu m’assista, mon brave. Car, il fit une chose
étrange pour me tirer d’affaire, l’avant-dernier été, juste comme les
gendarmes me couraient après rudement, et que l’horizon était sombre, on
découvrit un noyé dans le pays de Reindeer à l’endroit même où ils
avaient pensé me cerner. Et le bon Dieu a fait que cet homme me
ressemblait si bien qu’il fut enterré sous mon nom. Donc,
officiellement, je suis mort, mon vieux. Je n’ai à redouter quoi que ce
soit, aussi longtemps que je ne fraie pas trop avec les gens, pendant un
an environ. Depuis, dans mon for intérieur, j’ai volontiers pensé que
Dieu avait dans ses desseins de me tirer d’un pas difficile. Quelle est
ton opinion, hein?

Il se penchait pour obtenir une réponse. Bari avait écouté. Peut-être en
un sens avait-il compris. Mais un autre bruit que la voix de Carvel lui
arrivait maintenant aux oreilles.

La tête collée à terre, il l’entendit très nettement. Il poussa un
gémissement, et le gémissement s’acheva en un groulement si bas que
Carvel surprit tout juste le ton d’avertissement qu’il comportait. Il se
redressa. Il demeura ensuite debout, tourné vers le Sud. Bari se tenait
à côté de lui, les pattes roidies et l’échine hérissée.

Au bout d’un moment de profond silence, Carvel reprit:

--Des parents à toi, mon vieux. Des loups.

Et il alla sous sa tente prendre son fusil et des cartouches.




CHAPITRE XXIX

L’APPEL DU SUD


Bari était debout, immobile comme une statue, lorsque Carvel sortit de
sa tente et, pendant quelques minutes, Carvel garda le silence,
l’observant avec attention. Le chien répondrait-il à l’appel de la
horde? Leur appartenait-il? S’en irait-il maintenant? Les loups se
rapprochaient. Ils n’allaient point par détours, comme l’aurait pu faire
un caribou ou un cerf, mais ils venaient tout droit, droit sur leur
campement. La signification de ce fait était facile à comprendre pour
Carvel.

Toute l’après-midi, les pas de Bari avaient laissé une odeur de sang au
long de la route et les loups avaient découvert leur trace au fond de la
forêt où la neige, en tombant, ne l’avait point recouverte. Carvel
n’était point inquiet. Plus d’une fois, pendant ces cinq années de
courses vagabondes entre le cercle arctique et le Pôle, il avait fait la
partie avec les loups. Une fois, il l’avait quasiment perdue, mais
c’était là-bas, en plein désert. Ce soir, il avait du feu et, au cas où
les brandons viendraient à lui manquer, il avait les arbres où grimper.
Son inquiétude, pour l’heure, était concentrée sur Bari. Si le chien
partait, il resterait seul encore une fois. Aussi dit-il, en rendant sa
voix tout à fait naturelle:

--Tu ne vas point t’en aller, n’est-ce pas, vieux?

Si Bari le comprit, il n’en témoigna rien. Mais Carvel, qui l’observait
de près, vit que les poils étaient hérissés sur son échine comme une
brosse, puis il entendit, qui croissait peu à peu dans la gorge de Bari,
un grognement de haine féroce.

C’était l’espèce de grognement par lequel il avait accueilli le facteur
du lac Bain et Carvel, ouvrant la culasse de son fusil pour voir si tout
était bien, se mit à rire joyeusement. Il se peut que Bari l’entendit.
Peut-être cela avait-il une signification pour lui, car il se retourna
brusquement les oreilles basses en regardant son compagnon.

Les loups étaient muets maintenant. Carvel savait ce que cela voulait
dire et il était sur le qui-vive. Dans le calme, le déclic du cran de
sûreté de son fusil retentit avec un bruit métallique.

Pendant quelques instants, on n’entendit plus rien que le pétillement du
feu. Brusquement, les muscles de Bari se détendirent. Il recula et fit
face au côté opposé derrière Carvel, la tête rentrée dans les épaules,
ses crocs longs d’un pouce, brillants, tandis qu’il retroussait les
babines, tandis qu’il grondait vers les cavernes obscures de la forêt,
derrière la marge de lumière du feu. Carvel s’était retourné d’un bond.

Il fut presque effrayé de ce qu’il vit. Une paire d’yeux flambaient d’un
feu verdâtre, puis une autre paire, puis après ceux-là tellement,
tellement, qu’il n’aurait pu les compter. Il poussa un brusque soupir.
On aurait dit des yeux de chat, un peu plus larges seulement.
Quelques-uns, recevant en plein la lueur du foyer, étaient rouges comme
des tisons, d’autres luisaient bleus et verts, des choses vivantes, sans
corps.

D’un regard rapide, Carvel parcourut le cirque obscur de la forêt. Il y
en avait dehors là aussi; il y en avait de tous les côtés; mais là où il
les avait vus tout d’abord, ils étaient plus nombreux. Durant ces
quelques secondes, il avait oublié Bari, troublé jusqu’à la stupéfaction
par ce cordon d’yeux monstrueux, d’yeux de mort qui l’encerclaient. Ils
étaient là cinquante loups, cent peut-être, tout autour, ne redoutant
rien parmi tout ce monde sauvage que le feu. Ils étaient arrivés, sans
même faire de bruit, de leurs pas feutrés, sans même briser une
vergette: S’il avait été plus tard et s’ils avaient été endormis et le
feu éteint!

Il frissonna et pendant une minute cette pensée abattit son courage. Il
ne s’était pas proposé de tirer sans nécessité, mais tout aussitôt il
épaula son fusil et il envoya un trait de feu à l’endroit où les yeux
étaient le plus denses. Bari savait ce que signifiaient les coups de
fusil et, rempli du furieux désir de sauter à la gorge de l’un de ses
ennemis, il partit tout de go dans leur direction. Carvel poussa un cri
d’effroi tandis qu’il se précipitait. Il vit passer comme un éclair le
corps de Bari. Il le vit happé par l’obscurité et, dans la même minute,
il perçut l’entrechoquement mortel des crocs et la chute de quelques
corps.

Un sauvage frisson le parcourut. Le chien avait chargé seul et les loups
attendaient. Cela ne pouvait avoir qu’une issue. Son camarade à quatre
pattes s’était jeté, tête-bêche, dans les gueules de la mort.

Il pouvait entendre le happement affamé de ces mâchoires du fond des
ténèbres. C’était écœurant. Sa main se dirigea vers l’arme automatique
pendue à sa ceinture et il jeta son fusil démuni sur la neige. Le gros
«trente-huit» à hauteur de ses yeux, il plongea dans l’obscurité et de
ses lèvres partit un cri sauvage qu’on aurait pu entendre à un mille au
loin. En même temps que ce cri l’arme automatique traça un rapide
courant de feu dans la masse des animaux qui combattaient.

Il y avait onze coups dans le revolver et jusqu’à ce que le canon rendît
le son métallique du déclic, Carvel ne cessa ses cris et de se reculer
dans la lueur du foyer. Il écouta, poussant un profond soupir. Il ne
voyait plus d’yeux dans l’obscurité, il n’entendait plus le mouvement
des corps. La soudaineté et la férocité de son attaque avaient repoussé
la bande des loups. Mais le chien! Il respira et se fatigua les yeux à
regarder. Une ombre se traînait dans le cercle de lumière. C’était Bari.
Carvel se précipita vers lui, le prit à bras-le-corps et l’apporta près
du feu.

Pendant longtemps ensuite, il y eut un regard d’interrogation dans les
yeux de l’homme. Il rechargea son fusil, alimenta de nouveau le feu et
de son paquetage tira des bandes de linge avec lesquelles il banda trois
ou quatre des plus larges plaies aux pattes de Bari. Et une douzaine de
fois, il demanda avec une sorte d’égarement:

--Hé bien! Quoi diable te poussait à faire cela, mon vieux? Qu’est-ce
que tu as contre les loups?

Et de toute la nuit il ne dormit point, mais resta sur ses gardes.

Leur aventure avec les loups rompit le suprême soupçon de défiance qui
avait pu subsister entre l’homme et le chien. Durant les jours suivants,
alors qu’ils faisaient lentement route vers le nord-ouest, Carvel soigna
Bari de la façon dont il aurait soigné un enfant malade. A cause des
blessures du chien, il ne faisait que peu de kilomètres par jour.

Bari comprit et en lui s’affirmait, de plus en plus forte, une immense
affection pour l’homme dont les mains étaient aussi bienfaisantes que
celles de Nepeese et dont la voix le réchauffait de la sympathie d’une
camaraderie sans borne. Il ne le craignait plus et n’avait plus de
suspicion à son endroit. Et Carvel, de son côté, remarquait bien des
choses.

Le vide infini du monde autour d’eux et leur solitude lui fournissaient
l’occasion de s’arrêter à des détails sans importance et il se trouvait
chaque jour observer Bari d’un peu plus près. Il fit enfin une
découverte qui l’intéressa vivement. Toujours, lorsqu’ils faisaient
halte en route, Bari se tournait vers le Sud; quand ils campaient,
c’était du côté du sud qu’il flairait le vent le plus fréquemment.
C’était bien naturel, songeait Carvel, car son vieux terrain de chasse
se trouvait par là.

Mais, tandis que les jours passaient, il se mit à remarquer autre chose.
De temps à autre, se retournant vers le lointain pays d’où ils étaient
venus, Bari gémissait doucement et, ces jours-là, il était fort agité.
Il ne manifestait pas le désir de quitter Carvel, mais de plus en plus
Carvel comprenait que quelque mystérieux appel lui arrivait du sud.

Il était dans l’intention du chemineau de se diriger vers la région du
Grand-Esclave, à un bon huit cents milles au nord-ouest, avant la fonte
des neiges. Dès lors, quand les eaux dégelèrent au printemps, il décida
d’aller en canot vers l’ouest jusqu’au Mackenzie et finalement jusqu’aux
montagnes de la Colombie britannique.

Ces plans furent modifiés en février. Les voyageurs furent pris dans une
violente bourrasque dans la région du lac Wholdaia et alors que leur
sort paraissait le plus sombre, Carvel rencontra par hasard une cabane
au cœur d’une épaisse forêt de sapins. Dans la cabane, il y avait un
mort. Il était trépassé depuis plusieurs jours et son cadavre était
absolument gelé. Carvel creusa un trou en terre et l’ensevelit.

La cabane était un vrai trésor pour Carvel et Bari, mais surtout pour
l’homme. Elle n’avait de toute évidence d’autre propriétaire que le
mort. Elle était confortable et pourvue de provisions. En outre, son
propriétaire avait fait une superbe capture de fourrures avant que le
froid mordît ses poumons et qu’il mourût. Carvel inventoria les peaux
avec soin et avec joie.

Il y en avait pour plus de mille dollars à n’importe quel poste et il ne
voyait pas pourquoi elles ne lui appartiendraient pas désormais. En
moins d’une semaine, il avait repéré la ligne de pièges recouverte de
neige du défunt et trappait pour son compte.

C’était à deux cents milles au nord-ouest du Grey Loon et bientôt Carvel
observa que Bari ne se tournait pas directement vers le Sud, lorsque
l’étrange appel lui arrivait, mais bien vers le Sud-Est. Et maintenant,
à mesure que chaque jour passait, le soleil montait plus haut dans le
ciel; il devenait plus chaud, la neige fondait sous les pas et, dans
l’air, il y avait la palpitation humide et croissante du printemps.

Et avec ces choses, l’ancien désir envahit Bari: l’appel qui émouvait
son cœur des tombes solitaires, là-bas, du Grey Loon, de la hutte
incendiée, de l’abri abandonné par delà l’étang, de Nepeese. Dans son
sommeil, il revoyait ces choses. Il réentendait la voix assourdie et
douce de Branche-de-Saule, sentait l’attouchement de ses mains, jouait
avec elle une fois de plus sous les ombrages touffus des forêts, et
Carvel s’asseyait pour l’observer tandis qu’il rêvait, s’efforçant de
saisir le sens de ce qu’il voyait et entendait.

En avril, Carvel chargea sur ses épaules ses fourrures pour le poste du
lac La Biche de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui était encore plus
avant au Nord. Bari l’accompagna jusqu’à mi-chemin, puis, au coucher du
soleil, un soir, il reprit la route menant à la maison. Au bout d’une
semaine, Carvel revint à la cabane et l’y retrouva. Il fut si content
qu’il enlaça de ses bras la tête du chien et la pressa contre son cœur.
Ils vécurent dans la cabane jusqu’au mois de mai. Les bourgeons
éclataient alors et le parfum des choses qui poussaient commençait à
monter de la terre.

Puis Carvel trouva les premières fleurs bleues précoces.

Le soir, il fit son paquetage.

--Voici le moment de voyager, annonça-t-il à Bari. Et j’ai changé
d’idée. Nous allons partir par là.

Et, du doigt, il désigna le Sud.




CHAPITRE XXX

LA FIN DE LA RECHERCHE


Un étrange pressentiment s’empara de Carvel tandis qu’il commençait son
voyage vers le Sud. Il ne croyait point aux présages, bons ou mauvais.
La superstition n’avait joué qu’un rôle infime dans sa vie, mais il
possédait tout ensemble la curiosité et l’amour de l’aventure et ses
années de vagabondage solitaire avaient développé en lui une perception
merveilleusement nette des choses qu’en d’autres termes on pourrait
appeler une imagination singulièrement active.

Il savait que d’irrésistibles forces attiraient Bari vers le Sud,
qu’elles le poussaient non seulement vers une direction donnée de
l’espace, mais à un point précis de cette direction. Sans motif bien
particulier, le fait commençait à l’intriguer de plus en plus et, comme
son temps ne comptait pas et qu’il n’avait en vue aucun but défini, il
se mit à tenter une expérience.

Durant les deux premières journées, il laissa Bari libre de se diriger à
sa guise et cinquante fois, durant ces deux jours, il nota à la boussole
la marche du chien. Il allait bien au sud-est. Le troisième matin, à
dessein, Carvel obliqua sa route vers l’ouest; il remarqua aussitôt un
changement en Bari: son agitation d’abord, puis la manière abattue avec
laquelle il le suivait sur les talons. Vers midi, Carvel tourna à angle
aigu vers le sud-est; de nouveau, et presque immédiatement, Bari
reconquit son ancienne ardeur et courut devant son maître.

Après quoi, pendant plusieurs jours, Carvel suivit la route que prenait
le chien.

--Il se peut que je sois un idiot, mon vieux, s’excusa-t-il un soir,
mais c’est histoire de m’amuser un peu, somme toute, comme si je voulais
rencontrer la ligne du chemin de fer avant d’avoir franchi les
montagnes. Aussi quelle est la différence? Je suis de jeu, aussi
longtemps que tu ne me ramènes pas à ce type du lac Bain. Maintenant,
que diable! voudrais-tu retrouver sa zone de trappes, t’y faire prendre?
Si c’est ça l’affaire!...

Il envoya de sa pipe un nuage de fumée, en regardant Bari, et Bari, la
tête entre ses pattes de devant, se retourna vers lui.

Une semaine plus tard, Bari répondit à la question de Carvel en se
dirigeant à l’ouest pour se garder d’approcher du lac Bain. On était au
milieu de l’après-midi quand ils traversèrent la ligne où les pièges de
Bush Mac Taggart et ses trappes de mort avaient été placés. Bari ne
s’arrêta même pas. Il se dirigea bien au sud, marchant si rapidement que
parfois Carvel le perdait de vue. Un énervement contenu mais intense le
dominait et il poussait un gémissement chaque fois que Carvel faisait
halte pour se reposer, le nez reniflant toujours le vent du côté du Sud.
Le printemps, les fleurs, la terre verdoyante, le chant des oiseaux et
le doux souffle de l’air le ramenaient à ce grand Hier, alors qu’il
appartenait à Nepeese.

Pour son cerveau incapable de raisonner, l’hiver n’existait plus. Les
longs mois de faim et de froid étaient à jamais évanouis; au milieu des
nouvelles images qui emplissaient son esprit, ils étaient oubliés. Les
oiseaux et les fleurs et les cieux bleus étaient revenus et, avec eux,
Branche-de-Saule serait sûrement de retour. Et elle l’attendait
maintenant juste là-bas, par delà cette bordure de vertes forêts.

Quelque chose de plus qu’une simple curiosité commença d’intriguer
Carvel. Une fantaisie bizarre devint une idée fixe et plus intime, une
préoccupation irraisonnée qui était accompagnée d’un certain
frémissement d’impatience contenue. Vers le temps qu’ils arrivèrent à
l’étang du vieux castor, le mystère de l’étrange aventure l’avait
fortement empoigné. De la colonie de Dent-Brisée, Bari conduisit Carvel
au ruisseau le long duquel Wakayoo, l’ours noir, allait à la pêche et,
de là, droit au Grey Loon.

C’était au bord de l’après-midi d’une journée splendide. Il faisait si
calme que les eaux ridées du printemps, chantant en mille petits
torrents et ruisselets, emplissaient les bois d’une musique paresseuse.

Sous le chaud soleil, le noisetier pourpre luisait comme du sang. Dans
les clairières, l’air avait d’odeur des jacinthes. Dans les arbres et
les buissons, des oiseaux accouplés bâtissaient leurs nids.

Après le long sommeil de l’hiver, la nature œuvrait dans toute sa
gloire. C’était _Unepekine_, la lune du mariage, la lune de la maison à
construire, et Bari allait à la maison, non pour rejoindre son pareil,
mais pour Nepeese. Il savait qu’elle était là-bas maintenant, tout au
bord du ravin peut-être où il l’avait vue la dernière fois. Ils
joueraient encore ensemble bientôt, comme ils avaient joué hier et la
veille et l’avant-veille.

Et dans sa joie, il aboya en sautant au visage de Carvel et le pressa de
se hâter davantage. Puis, ils arrivèrent à la clairière et, une fois de
plus, Bari se figea comme un roc. Carvel vit les ruines consumées de la
hutte incendiée et, peu après, les deux tombes sous le haut sapin. Il
commençait à comprendre, tandis que ses yeux se tournaient lentement
vers le chien qui attendait et écoutait. Un immense soupir gonfla son
cœur et, au bout d’un moment, il dit doucement et avec effort:

--Vieux, je devine que tu es chez toi.

Bari n’entendait point. La tête dressée et le nez en vedette vers le
ciel bleu, il sentait le vent. Qu’est-ce qui lui arriva avec le parfum
des forêts et des vertes prairies? Pourquoi frissonnait-il maintenant,
tandis qu’il se tenait là? Qu’y avait-il dans l’air? Carvel se le
demandait et ses yeux en cherchant s’efforçaient de répondre aux
questions. Rien. C’était la mort ici, la mort et l’abandon, et c’était
tout. Puis, tout aussitôt, Bari poussa un cri étrange, presque un cri
humain, et il partit comme une flèche.

Carvel s’était débarrassé de son paquetage. Il laissa auprès tomber son
fusil et suivit Bari. Il courait à toute vitesse, droit à travers la
clairière, dans les balsamiers nains et dans une sente gazonnée, qui
avait été foulée jadis par les allées et venues. Il courut tant qu’il
fut hors d’haleine; alors il s’arrêta et écouta. Il ne pouvait plus
entendre Bari, mais cet ancien sentier conduisait sous bois, et il le
prit.

Tout près de l’étang profond et sombre dans lequel Branche-de-Saule et
lui avaient folâtré si souvent, Bari aussi s’était arrêté. Il pouvait
entendre le bouillonnement de l’eau et ses yeux luisaient d’un feu
brillant, tandis qu’il cherchait Nepeese. Il s’attendait à la voir là,
son corps blanc et svelte se baignant dans l’ombre épaisse d’un sapin
surplombant, ou éclatant soudain, pur comme neige, dans une des mares
chaudes de soleil.

Ses yeux fouillaient les vieilles cachettes, le grand rocher fendu de
l’autre côté, les digues creuses sous lesquelles ils avaient coutume de
nager comme des loutres, les rameaux de sapins qui trempaient à la
surface et parmi lesquels Branche-de-Saule aimait cacher son corps nu
tandis qu’il la cherchait dans l’étang. Et enfin la certitude naissait
en lui qu’elle n’était point là et qu’il fallait aller plus loin.

Il continua jusqu’au tepee. La petite clairière dans laquelle avait été
construit le wigwam secret était inondée de soleil qui traversait une
éclaircie de la forêt vers l’Ouest. L’abri était là encore.

Il ne parut pas bien changé à Bari. Et montant derrière, il y avait ce
qui était parvenu faiblement jusqu’à lui à travers la limpidité de
l’air; la fumée d’un feu minuscule. Au-dessus du feu, quelqu’un était
penché et cela n’étonna point Bari et ne le frappa point le moins du
monde comme insolite que ce quelqu’un eût deux longues tresses
brillantes sur le dos. Il poussa une plainte et, à cette plainte, la
personne se roidit un peu et se retourna lentement.

Même alors cela sembla la chose la plus naturelle du monde que ce fût
Nepeese et point une autre. Il l’avait perdue hier. Aujourd’hui il la
retrouvait. Et, en réponse à sa plainte, un cri sanglotant jaillit du
cœur de Branche-de-Saule.

Carvel les trouva quelques minutes plus tard, la tête du chien pressée
contre la poitrine de Branche-de-Saule. Et Branche-de-Saule pleurait,
pleurait comme un petit enfant, son visage enfoncé dans le cou de Bari.
Il ne les dérangea pas et attendit, et, alors qu’il attendait, quelque
chose dans la voix sanglotante et la tranquillité de la forêt semblait
lui murmurer un peu de l’histoire de la hutte incendiée et des deux
tombes, et le sens de l’appel qui était venu du Sud à Bari.




CHAPITRE XXXI

LE COMPTE EST RÉGLÉ


Cette nuit-là, il y eut un nouveau feu de camp dans la clairière. Ce
n’était pas un feu minuscule, établi avec la crainte que d’autres yeux
pussent le voir, mais un feu qui dardait haut ses flammes. Dans sa lueur
se tenait Carvel. Et de même que le feu avait crû du petit tas de
cendres au-dessus duquel Branche-de-Saule avait fait cuire son dîner,
ainsi Carvel, le hors-la-loi mort officiellement, s’était, lui aussi,
transformé. La barbe était tombée de son visage, il avait ôté son
vêtement en peau de caribou, ses manches étaient retroussées jusqu’aux
coudes et une sauvage montée de sang affluait à son visage qui n’était
plus tout à fait le hâle du vent et du soleil et de la tempête.

Et il y avait dans ses yeux un éclat qu’on n’y avait plus vu depuis cinq
ans, peut-être même jamais auparavant. Ses yeux étaient fixés sur
Nepeese. Elle était assise dans la lumière du foyer, un peu inclinée
vers la flamme, ses magnifiques cheveux brillaient d’un ton chaud à sa
lueur. Carvel ne fit pas un mouvement tant qu’elle demeura dans cette
attitude. A peine semblait-il respirer. L’éclat de ses yeux
s’approfondissait: adoration d’un homme pour une femme. Brusquement
Nepeese se retourna et le surprit, avant qu’il eût pu détourner son
regard.

Il n’y avait rien à cacher dans ses yeux à elle. Comme son visage, ils
rayonnaient d’un nouvel espoir et d’un nouveau bonheur. Carvel s’assit à
son côté sur le banc de bouleau et dans ses mains il prit une des
tresses épaisses et il la caressait en parlant. A leurs pieds, les
observant, Bari était couché.

--Demain ou après-demain je partirai pour le lac Bain, dit-il avec un
accent rude et amer au fond de la douceur adorante de sa voix, je ne
reviendrai qu’après l’avoir tué.

Branche-de-Saule regardait fixement le feu. Durant un moment il y eut un
silence brisé seulement par le crépitement des flammes et, durant ce
silence, les doigts de Carvel nattaient et dénattaient les torons soyeux
de Branche-de-Saule. Ses pensées rétrogradaient vers le passé. Quelle
occasion il avait manquée le jour qu’il s’était trouvé dans la zone de
trappes de Bush Mac Taggart! Si, seulement, il avait su! Ses dents
grincèrent, tandis qu’il se représentait mentalement au cœur
incandescent du foyer les scènes du jour où le facteur du lac Bain avait
tué Pierre.

Elle lui avait raconté toute l’histoire: sa fuite; son plongeon dans le
torrent glacé du ravin où elle avait pensé trouver une mort certaine. Et
comment elle avait été miraculeusement sauvée de l’eau et comment elle
avait été découverte, à demi morte, par Tuboa, le vieux Cree édenté,
auquel Pierre, par compassion, avait permis de chasser sur une partie de
son domaine. Carvel ressentait la tragédie et l’horreur de cette heure
unique et terrible où le soleil était disparu du monde pour
Branche-de-Saule. Et, parmi les flammes, il se représentait le vieux
Tuboa fidèle, alors qu’il rassemblait ses forces suprêmes afin de
transporter Nepeese sur la longueur qui séparait le ravin de sa cabane.

Il surprenait les changeantes images des semaines suivantes dans la
cabane, semaines de famine et de froid intense pendant lesquelles la vie
de Branche-de-Saule ne tenait qu’à un fil. Et puis, quand les neiges
furent plus épaisses, Tuboa était mort. Les doigts de Carvel
étreignaient les torons des tresses de Branche-de-Saule. Un profond
soupir sortit de sa poitrine et il ajouta en regardant fixement le feu:

--Demain, je partirai pour le lac Bain.

Pendant un moment, Nepeese ne répondit pas. Elle aussi fixait le feu.
Puis elle dit:

--Tuboa voulait le tuer quand le printemps reviendrait et qu’on pourrait
voyager. Lorsque Tuboa mourut, j’ai compris que c’était moi qui devrais
le tuer. Je suis donc venue avec le fusil de Tuboa. Il a été
nouvellement chargé, hier. Et, monsieur Jeem...

Elle releva la tête vers lui, un éclair de triomphe dans les yeux,
tandis qu’elle ajoutait, pas plus haut qu’un murmure.

--Vous n’irez pas au lac Bain. _Je lui ai envoyé un commissionnaire._

--Un commissionnaire?

--Oui, Ookimew Jeem, un courrier. Il y a deux jours. Je lui ai fait
savoir que je n’étais pas morte, mais que j’étais ici à l’attendre et
que désormais je serai sa _iskwao_, sa femme. Ah! Ah! Il viendra,
Ookimew Jeem, il viendra le plus tôt possible. Et vous ne le tuerez pas!
_Non._

Elle lui souriait et le cœur de Carvel battait comme un tambour.

--Le fusil est chargé, fit-elle doucement, je tirerai.

--Il y a deux jours, dit Carvel, et du lac Bain, il y a...

--Il sera ici demain, répondit Nepeese. Demain, au coucher du soleil, il
entrera dans la clairière. Je le sais. Mon sang a chanté tout le jour.
Demain, demain, car il fera route le plus vite qu’il pourra, Ookimew
Jeem. Oui il viendra en hâte.

Carvel avait baissé la tête. Les douces tresses qu’il serrait entre ses
doigts, il les porta à ses lèvres. Branche-de-Saule qui fixait de
nouveau le feu, ne vit point ce geste. Mais elle le _sentit_ et son âme
palpita comme les ailes d’un oiseau.

--Ookimew Jeem! murmura-t-elle. Ce fut un souffle, un mouvement des
lèvres si doux que Carvel n’entendit pas le son de sa voix.

Si le vieux Tuboa avait été là, ce soir, il est certain qu’il aurait lu
d’étranges avertissements dans le vent qui chuchotait, çà et là,
doucement, à la cime des arbres.

Il faisait une si belle nuit, une nuit où les Dieux Rouges
s’entretiennent à voix basse, une fête de gloire, pendant laquelle même
les ombres penchées et les étoiles hautes avaient l’air de palpiter de
la vie d’un tout puissant langage. Il est bien probable que le vieux
Tuboa, avec ses quatre-vingt-dix années d’expérience, aurait soupçonné
une chose que Carvel, dans sa jeunesse et sa présomption, ne comprit
pas. Demain, il viendrait demain. Branche-de-Saule, exaltée, l’avait
assuré. Mais au vieux Tuboa, les arbres auraient pu murmurer: _Pourquoi
pas cette nuit?_

Il était minuit lorsque la lune, dans son plein, s’arrêta juste
au-dessus de la petite clairière de la forêt. Dans l’abri,
Branche-de-Saule dormait. A l’ombre d’un balsamier, derrière le foyer,
dormait Bari et, plus loin encore, en arrière, au bord d’un bosquet de
sapins, dormait Carvel. Chien et homme étaient fatigués. Ils avaient
beaucoup marché et vite, ce jour-là, et ils n’entendirent aucun bruit.

Mais ils n’avaient marché ni tant ni si vite que Bush Mac Taggart. Du
lever du soleil à minuit, il avait parcouru quarante milles, quand il
s’avança à grands pas dans l’éclaircie où s’était dressée la hutte de
Pierre Duquesne. Deux fois, à l’orée de la forêt, il avait appelé et,
maintenant, comme on ne répondait pas, il restait là, debout, au clair
de lune, et écoutait. Nepeese devait être là à l’attendre.

Il était las, mais la fatigue ne pouvait éteindre le feu qui brûlait
dans son sang. Son sang avait flambé toute la journée, et, maintenant,
si proche de la réalisation et du succès, dans ses veines la vieille
passion ressemblait à un vin enivrant. Quelque part, non loin de
l’endroit où il se trouvait, Nepeese l’attendait, _l’attendait_. Son
cœur palpitait d’un désir farouche, tandis qu’il écoutait.

On ne répondait pas. Alors, pendant une minute d’émotion, il cessa de
respirer. Il aspira l’air et, faible, du lointain, lui parvint une odeur
de fumée.

Avec l’instinct primordial de l’homme des bois, il se tourna du côté
d’où venait le vent: un souffle à peine sous les cieux illuminés
d’étoiles. Il n’appela pas plus longtemps, mais se hâta de traverser la
clairière. Nepeese était plus loin--quelque part--qui dormait près de
son feu, et il poussa un cri de joie étouffé. Il parvint à l’extrémité
de la forêt; le hasard conduisit ses pas sur le sentier gazonné, il le
suivit et l’odeur de la fumée arriva plus précise à ses narines.

Ce fut l’instinct de l’homme des bois également qui lui conseilla
d’avancer avec précaution. L’instinct et aussi le calme absolu de la
nuit. Il ne cassa pas un bâton sous ses pas. Il remua la broussaille si
doucement qu’il ne fit aucun bruit.

Quand il arriva enfin à la clairière où le feu de Carvel faisait encore
monter dans l’air une spirale de fumée au parfum de résine, ce fut si
furtivement qu’il ne risqua même pas d’éveiller Bari. Peut-être, au
tréfonds de lui dormait un vieux soupçon, peut-être était-ce parce qu’il
désirait surprendre Nepeese pendant son sommeil. La vue de l’abri
précipita les battements de son cœur. Il faisait clair comme en plein
jour et la lune l’enveloppait de sa lumière.

Et Mac Taggart aperçut, suspendus devant l’abri, quelques vêtements de
femme. Il avança à pas feutrés comme un renard et l’instant d’après il
se trouvait une main sur la tenture rabattue de la porte du wigwam, la
tête inclinée pour y surprendre le moindre bruit. Il pouvait entendre
Nepeese respirer. Une minute, il se retourna de sorte que le clair de
lune frappa ses yeux. Ils étaient enflammés d’un feu mauvais. Alors,
très doucement, il écarta la tenture de la porte.

Ce ne put être ce bruit qui éveilla Bari caché dans l’ombre noire des
balsamiers à une douzaine de pieds plus loin. Peut-être fut-ce l’odeur
de l’homme. Les narines de Bari frémirent d’abord, puis il s’éveilla.
Pendant quelques secondes, ses yeux dardèrent vers le corps penché à la
porte du wigwam. Il savait que ce n’était pas Carvel.

L’ancienne odeur, l’odeur de la bête humaine, emplissait ses narines
comme un poison détesté.

Il se redressa et se tint un moment les quatre pattes figées, ses
babines se retroussant peu à peu au-dessus de ses longs crocs. Mac
Taggart avait disparu.

De l’intérieur de tepee arriva du bruit, un soudain remuement de corps,
le cri de frayeur de quelqu’un qui s’éveille en sursaut, puis un appel,
un cri assourdi, à demi étouffé, un cri d’effroi. Et en réponse à ce cri
Bari se précipita hors de l’ombre des balsamiers avec, dans la gorge, un
groulement qui portait en lui un accent de mort.

Au bord du bosquet de sapins, Carvel se retournait, mal à l’aise. Des
bruits étranges l’éveillaient, des cris qui, dans sa fatigue, lui
arrivaient comme dans un rêve. Enfin, il se mit sur son séant; puis,
saisi d’une subite terreur, il se leva et courut au wigwam. Nepeese
était dans la clairière, l’appelant du nom qu’elle lui avait donné:
_Ookimew Jeem!... Ookimew Jeem! Ookimew Jeem!_ Elle était là, blanche et
svelte, ses yeux pleins du scintillement des étoiles et, lorsqu’elle vit
Carvel, elle l’étreignit dans ses bras, criant:

--Ookimew Jeem!... Oh! oh!... Ookimew Jeem! Oh! oh!

A l’intérieur de l’abri, Carvel entendit la rage d’un animal, les cris
plaintifs d’un homme. Il oublia qu’il n’était arrivé que de la nuit
dernière et, poussant un cri, il enleva Branche-de-Saule contre sa
poitrine, et les bras de Branche-de-Saule se nouèrent autour de son cou,
cependant qu’elle se lamentait.

--Ookimew Jeem, c’est la brute, là-dedans! C’est la brute du lac Bain et
Bari...

La vérité se fit jour à Carvel et il emporta Branche-de-Saule dans ses
bras et s’enfuit avec elle loin du bruit qui devenait écœurant et
horrible. Dans le bosquet de sapin, il déposa sur le sol son fardeau.
Les bras de Nepeese restaient encore serrés autour de son cou; il
sentait la sauvage terreur du corps qui palpitait contre lui. La
poitrine de la jeune fille était secouée de sanglots et ses yeux le
suppliaient. Il l’attira plus près de son cœur et, tout à coup, il
écrasa son visage contre le sien et il sentit pendant une minute le
tiède frisson des lèvres virginales contre les siennes. Et il entendit
le murmure doux et tremblant:

--Oh!... _Ookimew Jeem!_

Lorsque Carvel retourna seul au wigwam, son revolver à la main, Bari
était devant la porte et attendait. Carvel ramassa un brandon enflammé
et pénétra dans l’abri. Quand il en ressortit, son visage était livide.
Il jeta le brandon dans le feu et retourna près de Nepeese. Il l’avait
enveloppée dans ses couvertures et maintenant il s’agenouillait auprès
d’elle et mit ses bras autour de sa taille.

--Il est mort, Nepeese.

--Mort? Ookimew Jeem!

--Oui, Bari l’a tué!

Elle semblait inanimée. Doucement, ses lèvres caressant ses cheveux,
Carvel murmurait ses projets pour leur paradis futur.

--Personne ne le saura, bien-aimée. Cette nuit, je vais l’ensevelir et
incendier le tepee, Demain, nous partirons à Nelson-House, où il y a un
missionnaire. Et ensuite nous reviendrons et je construirai une nouvelle
hutte à la place où l’ancienne a été brûlée. _M’aimez-vous, Ka-Sakahet?_

--Oui, Ookimew Jeem, je vous aime.

Tout à coup, ils s’interrompirent. Bari poussait enfin son cri de
triomphe. Ce cri s’éleva jusqu’aux étoiles. Il passa par-dessus les
toits des forêts et emplit les cieux tranquilles: hurlement de loup,
d’allégresse, d’achèvement, de vengeance accomplie. Les échos en
moururent lentement au loin et le silence s’étendit de nouveau.

Une paix immense respira dans la molle ondulation de la cime des arbres.
Du Nord répondit l’appel fraternel d’un loup solitaire.

Autour des épaules de Carvel, les bras de Branche-de-Saule se serrèrent
plus étroitement. Et Carvel, du fond du cœur, rendit grâces à Dieu.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  Chapitres                                Pages
       I.--Le grand inconnu                    1
      II.--Le premier combat                   8
     III.--Une nuit d’effroi                  17
      IV.--Le vagabond affamé                 25
       V.--Le loup parle                      37
      VI.--Le cri du cœur solitaire           49
     VII.--La fin de Wakayoo                  61
    VIII.--Nepeese en danger                  73
      IX.--Enfin, amis!                       80
       X.--Au secours d’Umisk                 89
      XI.--Pris!                              95
     XII.--Soumis, mais non conquis          106
    XIII.--Mac Taggart obtient sa réponse    111
     XIV.--L’attrait de la femme             120
      XV.--La fille de la tempête            130
     XVI.--Nepeese revendique ses droits     137
    XVII.--Les voix de la race               144
   XVIII.--Le banni                          152
     XIX.--Le facteur se décide              168
      XX.--Une lutte inutile                 180
     XXI.--Nepeese fait son choix            186
    XXII.--Seul!                             195
   XXIII.--Un hiver d’attente                204
    XXIV.--Vers le nord                      213
     XXV.--Sur la ligne de trappes           221
    XXVI.--Bari ennuie Mac Taggart           232
   XXVII.--Le triomphe de Mac Taggart        239
  XXVIII.--Amitié                            246
    XXIX.--L’appel du sud                    253
     XXX.--La fin de la recherche            260
    XXXI.--Le compte est réglé               266


MAYENNE, IMPRIMERIE FLOCH.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BARI, CHIEN-LOUP ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.