Propos de peintre, deuxième série: Dates

By Jacques-Émile Blanche

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Jacques-Émile Blanche

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Title: Propos de peintre, deuxième série: Dates
       Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au
       De David à Degas

Author: Jacques-Émile Blanche

Release Date: September 5, 2020 [EBook #63129]

Language: French


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  JACQUES-ÉMILE BLANCHE

  Propos de Peintre
  DEUXIÈME SÉRIE

  DATES

  Précédé d'une Réponse
  à la Préface de M. Marcel PROUST
  Au _De David à Degas_


  PARIS
  ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
  100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
  PLACE BEAUVAU

  1921




DU MÊME AUTEUR


Cahiers d'un Artiste:

  PREMIÈRE SÉRIE.--Juin-Novembre 1914.

  DEUXIÈME SÉRIE.--Novembre 1914-Juin 1915.

  TROISIÈME SÉRIE.--_Suite du Printemps à Paris._--_Été en Normandie_,
  Août-Novembre 1915.

  QUATRIÈME SÉRIE.--_Paris_, Novembre 1915-Août 1916.

  CINQUIÈME SÉRIE.--_La Famille d'Aultreville et les Sommevieille_,
  Août-Décembre 1916.

  SIXIÈME SÉRIE.--_Les Intermédiaires_, Décembre 1916-Juin 1917.


Propos de Peintre:

  Première Série. DE DAVID A DEGAS.


Romans:

  TOUS DES ANGES (Albin Michel, Éd.)

  AYMERIS (Aux Éd. de la Sirène).


A paraître:

  LES CLOCHES DE SAINT-AMARAIN (Roman).




Justification du tirage




DÉDICACE

ET

PORTRAIT LIMINAIRE

MARCEL PROUST


RÉPONSE A LA PRÉFACE AU _De David à Degas_, VOLUME Ier DE _Propos de
Peintre_.

J'ai dédié à l'auteur de «Swann» la réimpression d'_Études et
Portraits_, devenus plus tard le «_De David à Degas_»--un titre meilleur
par sa sonorité que par le sens qu'il suggère--; le second tome de ces
«_Propos de peintre_», je l'offre à l'auteur de «_A l'ombre des jeunes
filles en fleurs_». «_Dates_» fait corps avec «_Propos de peintre_»,
comme chacun de vos romans, mon cher Marcel, constitue une partie de «_A
la recherche du temps perdu_».

Je donne même, ici, mon étude sur Forain, et une autre, très développée,
sur Frédérick Watts, lesquelles parurent dans _Essais et Portraits_.
Vous trouverez plus loin des pages sur José-Maria Sert et sur quelques
autres artistes dont vous parlez dans votre préface, mais qui ne
figuraient pas dans «De David à Degas». Le pire défaut des articles
réunis en volume, c'est qu'ils ne se composent pas avec rigueur, qu'on y
trouve des redites; certaines pages font double emploi; et surtout, ces
articles s'adressent à des publics différents, si bien qu'au moment où
l'auteur inclinerait au développement d'une idée qu'il mènerait aussi
loin que possible, il la lui faut abandonner: d'où un péril qui est que
son point de vue n'a qu'une stabilité d'époque et presque de
circonstances. Aussi bien, j'appelle ce livre: _Dates_.

Sur votre conseil, et à votre prière, j'avais écarté le _Jean-Louis
Forain_; pour, précisément, des «raisons d'époque», je le réintègre dans
ce recueil parmi d'autres points de repère du souvenir, qui m'aident
dans ma «_Recherche du temps perdu_».

M. François Fosca (en peinture, Georges de Traz), après une analyse de
la critique d'art telle qu'on la définirait, critique de «créateurs»,
selon lui, prononce dans _le Divan_: «_Tel axiome de Denis, telle
remarque de Piot, vous en trouverez la justification dans quelques
centimètres carrés de leurs toiles, ou dans le coin d'un Cézanne, d'un
Signorelli. Et réciproquement, de ces axiomes, sont nées d'autres
oeuvres formant comme les degrés alternés d'un escalier que gravit
l'artiste. Qui n'a souhaité une édition de «Théories», où l'on
intercalerait les reproductions des oeuvres contemporaines de chaque
article? Chez Blanche, rien de pareil. Impossible de deviner sa peinture
à travers ses écrits... Quelles sont ses idées directrices? A part
quelques réflexions sur la peinture de portraits, son livre pourrait
être écrit par un amateur intelligent qui a fréquenté pas mal de
peintres, a du goût, mais nulle armature. Chez lui, l'artiste et
l'amateur sont deux hommes différents. L'un crée; l'autre goûte et
s'enthousiasme. Mais jamais les expériences du premier ne contrôlent les
jugements du second. Nous comprenons maintenant pourquoi il sacrifie au
«Cubisme». Capable de discerner les causes de cette hérésie esthétique,
il est incapable de résister aux attraits d'une sensation nouvelle..._»

M. Fosca s'excuse «_d'assumer ainsi le rôle d'un puritain grondeur_»,
mais c'est qu'en présence de l'anarchie actuelle que je connais si
bien,--il doit le savoir--«_l'attitude du dilettante n'est plus
admissible_». En serais-je donc un? Mais, plus loin, M. Fosca me donne
pour «_ravi de jouer, sur le tard, le rôle d'un vieil oncle grognon_»,
«_un laudator temporis acti_», qui, _devant les nouveautés ronchonne:
«Ah! si vous aviez connu Manet!»_ Ici M. Fosca semble avoir trop peu
d'ironie, mais il ne me déplaît point de me sentir, moi-même, devenir un
peu prud'homme, pour un Suisse comme ce bon M. Fosca. Selon lui, dès que
j'entreprends le portrait de quelqu'un, je le rapetisse, l'étrique; une
sorte de «_scepticisme quasi cruel_» fait que je ne puis «_étudier
l'oeuvre, l'exalter, qu'en diminuant l'artiste_». Entre mes mains,
Fantin n'est plus qu'un bourgeois rive-gauche, endormi à l'ombre de
l'Institut; Manet, un amateur peu sérieux, jaloux de la gloire de
Chaplin; Whistler, un vieux-dandy passablement cabotin. «_Aux lauriers
qu'il tresse, Blanche mêle l'ortie au laurier. C'est si frappant, que
dans la préface, Marcel Proust avoue en être gêné!_» En vérité, est-ce
que vous aussi, je vous peine un peu?

Mais, cher Marcel, je ne crois pas à la critique d'art, et serais peu à
même de définir ce que cela est,--aujourd'hui du moins! Je ne suis qu'un
portraitiste qui raconte ce qu'il voit, de son mieux, et avec cette
franchise que les parents de ses modèles réprouvent dans sa peinture,
jusqu'à la lui laisser pour compte, trop souvent, comme «cruelle». Mes
articles, mes études ne sont, à la façon de mes portraits peints, que
les paragraphes ou les pages d'une petite histoire de mon temps.
L'opinion des autres qu'avec soin je cite, les guillemets dont j'abuse,
n'y découvrez-vous pas un scrupule? Certain «critique» me désigne comme
un «mémorialiste féroce»; d'autres me prennent pour un mondain,--comme
vous! A Paris, on peut, à la vérité, naître, vivre et mourir dans une
même rue, sans être connu de ses voisins. J'en fais chaque jour
l'expérience comme de l'impossibilité où nous sommes de nous débarrasser
d'une étiquette que colle sur notre dos un farceur habile.

Il est regrettable que Sainte-Beuve se soit à ce point trompé sur le
mérite des ouvrages qui parurent de son temps; mais combien ce qu'il
raconte de leurs auteurs nous intéresse! Me suis-je trompé, comme l'ont
fait tant de critiques sur leurs contemporains? En tout cas, et
rendez-moi cette justice, après quarante ans d'expérience, je ne reviens
sur aucun de mes jugements, même de tout jeune homme. Delacroix, Ingres,
J.-F. Millet, Courbet, Corot, Daumier, Cézanne, Manet, Degas même, je
les «adore», comme on dit aujourd'hui, et m'aperçois peu à peu que tant
d'autres peintres que les critiques d'art et les marchands nous
présentèrent comme supérieurs à ces Maîtres[1]... eh bien!... on ne les
tient plus que pour «intéressants». Déjà quelques-uns de ceux-ci
retombent lentement, en vol plané, des cimes où les avait portés
l'enthousiasme des séïdes de ce Mirbeau, qui n'a jamais rien découvert
tout seul. A ce propos, pourrait-on rappeler que ce fut Hervieu, qui lui
signala Maeterlinck, pendant un séjour que faisait l'auteur des
«_Tenailles_» chez le jardinier des supplices? Hervieu, dans un tas de
livres reçus par le chroniqueur, avait choisi le Théâtre des
Marionnettes, de Maeterlinck. Il passa la nuit à lire, et, le lendemain,
mit le feu aux poudres: Mirbeau écrivit son fameux article. La critique
du Lyrisme, du Formidable et de l'Hyperbole, qui, je crois, date de
Mirbeau, aura eu des répercussions profondes dans les ateliers, comme
nous le verrons dans mes prochains «Propos de peintre» des années
après-guerre, où la folie des préfaces pour catalogues d'expositions est
devenue générale. Il reste à espérer que cette Égalité dans l'éloge
finisse par déprécier le Peintre.

  [1] Lautrec, considéré comme supérieur de beaucoup à Degas. (Louis
    Vauxcelles.)

J'ai souvent présenté jusqu'ici des artistes que je place à un rang un
peu subalterne d'acolyte: Fantin lui-même et Whistler aussi, par rapport
à d'autres que je déifie. Ne possédant pas un éclectisme extensible (ou
le contraire...,) mais entretenant quelques convictions passionnées,
j'espère qu'il existe encore quelque part une échelle des valeurs;
sinon, j'en veux établir une, ne serait-ce que par respect et dévotion
pour les grands génies. A mon culte pour Manet, _peintre_, imputez donc
la faiblesse avec laquelle je note d'humbles traits, qui me touchent si
fort dans l'_homme_ que j'ai connu et aimé. Pour moi, loin de ridicules,
ils me paraissent sublimes.

Le caractère d'un Louis David me fait mieux comprendre son oeuvre,
encore que je me passerais de savoir ce qu'a dit et pensé le citoyen,
pour mettre le peintre aussi haut que je l'érige dans l'histoire de
l'École française.

Ne sera-t-il pas de quelque importance pour les historiens de savoir
que, sur la scène de l'Opéra, le 2 février 1920, le maître Henri
Matisse, en veston et lunettes d'or, se laissa traîner par des danseuses
et un maître de ballet, son ventre de professeur quinquagénaire
disparaissant sous des couronnes plus martiales que le chêne et le
laurier qu'au 14 juillet précédent le maréchal Foch avait reçues, entre
l'Arc de l'Étoile et la Bastille? Matisse est-il, pour cela, moins
touchant, dans ses tournées théâtrales que dans son studio
méditerranéen, qui est une chambre d'hôtel-palace? C'est si beau
quelqu'un qui croit en lui-même, et vous dit _pourquoi_!

L'âme d'Eugène Carrière, sa belle correspondance, son courage dans la
douleur, ses vertus civiques et privées, son intelligence de la
peinture, tout cela suffira-t-il à faire de lui un aussi grand artiste
que Courbet, qui, pourtant, fut un assez sot vaniteux? Tandis que
j'écris ces lignes, seuls quelques marchands soutiennent le commissaire
qui disperse les études de l'atelier Carrière, au milieu de
l'indifférence sinon de la tristesse des amateurs jeunes. S'ils sont
déçus, c'est que leur mémoire est pleine encore de la littérature qui
fut consacrée au brave peintre par les écrivains du «Formidable»: ils
ont eu, du peintre, la vision qu'ils avaient de l'homme, et en ont fait
un Titan.

La Vierge de Cimabue, portée par les rues de Florence, semblait vivante
au peuple et le fanatisait. Aujourd'hui, comme il appert des ballets
russes, l'enthousiasme de la foule, pour l'art, se manifeste
différemment, et pour d'autres ouvrages, tels qu'un décor de théâtre, ou
un costume de ballerina. Nous applaudissons à toute forme du génie, et
décernons les lauriers pareillement à M. Wilson, nouveau Christ, et à
Matisse nouveau Van Eyck, quitte à rire bientôt après de nos
tartarinades.

M. Fosca m'accuse de n'avoir pas la «compréhension de la vraie
grandeur»... Selon lui, je rabaisse Vuillard, ou tel autre charmant
«intimiste», qui n'a tout de même rien signé d'aussi accompli que le
portrait de la mère de Whistler, ni que certaines natures-mortes de
Fantin Latour, n'en déplaise à M. Fosca! Il est bien bon de nous
rappeler que Maurice Denis est admirable, mais nous préférons les
moindres aux plus grands et trop concertés ouvrages de ce pieux artiste.

La «_vraie grandeur_», c'est précisément celle qui ne doit pas être
«voulue», ni obtenue, par des théories, mais reste ignorée de ceux en
qui elle réside. Souvent ces bienheureux-là, ce sont les contemporains
obscurs d'un artiste très fêté de son vivant. Ce phénomène de revirement
complet de l'opinion, nous l'avons vu se produire et l'observons de plus
en plus fréquemment, car presque personne ne semble savoir en quoi une
oeuvre est oeuvre _d'art_, surtout en ces cas si fréquents où la valeur
ne s'y signale pas par quelques-unes de ces outrances qui sont, en même
temps que leur cause de succès, bien rarement un gage de pérennité. Ce
qui manque à la plupart des artistes modernes, c'est cette grandeur
«fatale» et, si j'ose dire, congénitale, des «Créateurs». J'avoue qu'il
est très peu de peintres modernes et surtout vivants, que je considère
comme des maîtres, quoique chacun de nous en soit un (cela va de soi),
pour quelques amis, pour deux critiques, quelques marchands et le petit
jeune gendelettres, qui se moque en traitant de tel un aîné qu'il croit
«arrivé», parce que le pauvre homme est «connu».

Mais, ne sortant plus de votre demeure, mon cher Marcel, savez-vous
combien un homme de goût se compromet à prononcer et, bien plus
gravement, à écrire certains noms d'artistes à côté de certains autres?
Si, tout de même! Et de signer une préface à un livre de moi, ce fut un
acte de grand courage, et je vous en garderai une reconnaissance très
vive, puisque telle personne qui y figurait vous pria de l'en faire
disparaître; et ne m'avez-vous pas avoué aussi dans une de vos lettres,
que certains de vos amis vous avaient supplié de vous abstenir de me
faire si grand honneur que de m'accorder votre apostille?

Comme vous étiez invisible pour moi, et jamais plus abonné au téléphone,
combien avons-nous dû échanger de lettres, cher ami, entre le jour où
vous m'avez adressé le manuscrit de votre belle préface, et celui où mon
livre parut? Connaissant votre politesse et votre désir d'être agréable
à autrui, je vous avais prié de ne pas insister sur mes mérites de
peintre, par crainte que vous n'apprêtassiez trop de copie pour les
anonymes qui me réservent toujours une place dans leurs échos
hebdomadaires... D'ailleurs, claquemuré comme vous l'étiez alors, vous
n'étiez plus «au courant», m'écriviez-vous. Ne m'avez-vous point
demandé: «Où peut-on voir des Cézanne?»

Et vous feignez de me croire un peintre classé! Cela, Marcel, c'est un
peu trop de politesse! Comment n'avez-vous pas été averti par vos
nouveaux amis de la N. R. F. _qui n'ont jamais imprimé mon nom comme
peintre_, même à l'époque où j'écrivais parfois dans cette revue austère
et jésuitiquement «bolcheviste»? Ils ont peur de se tromper... et plutôt
le silence, que ces horribles sueurs froides qui mouilleraient les
tempes et l'échine de certains «amis», s'il leur fallait se prononcer...
tout seuls!

Pantelant sous les fleurs dont vous chargiez ma tête, j'ai voulu vous
faire entendre qu'on n'avait pas encore cessé de tenir sur moi, «dans
certains salons», des propos comme ceux que vous avez jadis enregistrés:
«_Il faudrait mettre ses toiles plus en lumière, pour aujourd'hui
seulement, parce que nous l'avons invité en quatorzième ou en
cure-dents; on les remettra demain à un endroit où elles ne se voient
pas_». Non, mon cher, elles ne sont pas plus que jadis «_à la place
d'honneur dans les mêmes salons_». Personne, heureusement pour moi, n'en
déclare: «_C'est d'une beauté rare; c'est beau comme le classique_».
Comme me le dit Paul Valéry, mon cas est même assez cocasse. D'ici
cinquante ans, on verra dans des musées les portraits que j'aurai peints
de tant de littérateurs, mes amis; et de l'auteur de ces portraits, il
n'y aura trace dans aucun livre de son époque. Je suis peut-être le seul
artiste de mon âge, dont il n'existe pas la moindre monographie et que
Larousse ignore. Je me sens, d'ailleurs, très fier de cette singularité,
et je la porte, comme certain professeur d'échec, les ongles qu'il
laissait croître à la façon des mandarins de la Chine.

Quelqu'un des privilégiés qui pénétraient nuitamment chez vous, aura dû
vous prévenir que mon sens critique s'alarmait un peu des éloges
contenus dans votre préface; sur quoi, vous m'avez «rendu ma liberté»,
supposant que je ne désirais plus publier cette belle page! Vous m'avez
même, un beau matin, proposé d'en écrire une autre, où vous m'eussiez
présenté d'une façon différente, comme une espèce de «méconnu», genre
qui fut tant à la mode! Vos historiographes, après moi, trouveront dans
mes tiroirs les centaines de pages que j'ai reçues de vous, à l'occasion
de cette préface, honneur de ma courte vie littéraire, et dont le
plaisir que j'avais à les lire (malgré vos pattes de mouche) n'était
combattu que par tout ce que vous me disiez de la peine que vous preniez
à les écrire, tant votre vue était fatiguée et votre asthme pénible.

Je vous avais demandé, non pas une «préface», mais quelques souvenirs de
notre Auteuil, au temps où, vous et moi, voyions passer auprès de nous
certaines des figures dont il est question dans mes livres... J'espérais
un portrait du Blanche d'alors, celui que firent poser Forain et Degas:
vous m'avez terriblement flatté. Mais vous avez trouvé l'occasion de
signer deux chefs-d'oeuvre: le portrait de mon père et le vôtre. Quant à
celui du Marcel Proust frais émoulu du collège, il est d'une ironie
telle, que vous n'aimeriez pas, dites, qu'il eût été peint par un autre
que vous-même? Mais les portraits, la _ressemblance_, quel sujet à
brouilles, à colères!... Il en va d'un portrait comme des articles de
critique. La plupart des modèles ou des auteurs en sont mécontents.
Vous, Marcel, apportez de tels scrupules et une telle délicatesse dans
la rédaction d'une page où une personne amie est jugée, ou seulement
citée par vous, que vos insomnies en doivent être bien cruelles, si la
crainte vous saisit de n'avoir peut-être pas été suffisamment aimable.
Mais est-ce là le bon état d'âme du «portraitiste»?

Votre merveilleux don d'analyser, qu'on peut bien appeler sans pareil, a
fait de vous un «portraitiste» comme il n'en sera jamais parmi les
peintres, et tel que je n'en sais point chez les romanciers. Votre M. de
Norpois, votre M. de Charlus--je ne parle pas de Swann!--ce sont des
portraits de grande tradition. Car, je le crois, contrairement à ce pour
quoi vous tiennent la plupart de vos _laudatores_, vous êtes un
classique français, par l'étude des sentiments et la composition, que
vous renouvelez, mais qui est l'un de vos primes soucis. Bien déçus
seraient vos lecteurs s'ils voulaient reconnaître vos modèles, comme ils
croient pouvoir nommer ceux d'Abel Hermant. Et, ce qui constitue un des
caractères de votre génie et, peut-être, avec votre langue, votre
principale originalité,--c'est cette dualité de peintre et de modèle.
L'art, dont vous créez, je dirais plutôt recréez, vos personnages,
ressortit à une des opérations de l'esprit les plus rares et les plus
compliquées; il y en a peu d'exemples dans l'histoire des littératures.
A peine oserais-je citer une George Eliot? Quand Léon Daudet voit un
rapport entre votre oeuvre et celle de Saint-Simon, ce gros bourdon
donne la mesure de son esprit critique tout en surface. Les documents
que vous nous apportez pour l'étude des passions sont, quoique dans la
tradition, d'une nouveauté qui étonne. Nouveau! cette épithète, on n'en
pourra jamais abuser si l'on parle de vous, dans l'impossibilité où l'on
est de trouver dans votre oeuvre des points de comparaison avec
celles-là mêmes que l'on préfère. Les figures que vous prenez sur nature
et que votre brosse peint avec un peu trop de facilité sont des
personnages de second plan, comme les Verdurin, le docteur, le peintre,
le compositeur; mais ceux-là, dans d'autres romans que les vôtres,
seraient des chefs-d'oeuvre, comme portraits. Il me semble parfois, et
dans vos plus belles pages, que vous empruntiez à un sexe les traits
d'un autre; qu'en certaines de vos effigies, il y ait substitution
partielle du «genre», si bien qu'on pourrait dire _il_ au lieu d'_elle_,
et faire passer du masculin au féminin les épithètes qui qualifient un
nom, une personne, dans ses gestes et son maintien[2]. Or ceci, qui
serait peut-être gênant dans certains livres, devient chez vous une
subtilité de plus, vous prête un accent de vérité plus fort, plus large
et de généralisation, malgré la minutie de l'analyse, dans la
contre-expérience que vous faites sur vous-même. La plus humble de vos
créatures, disons Françoise, vous vous l'incorporez avant de la
restituer, enrichie par son séjour chez vous. Vous êtes donc à part, et
la question de ressemblance individuelle ne doit pas compter, dans votre
cas, comme romancier. Mais comme «préfacier»?

  [2] En 1914, je crois avoir été le premier à faire un article sur
    «Swann», c'était à l'_Écho de Paris_. Je retrouve ces phrases:

  ... «Ce livre ne pouvait être écrit que dans la clairvoyance de
    l'insomnie nocturne. Il est presque trop lumineux pour nos yeux qui,
    en plein jour, ne voient qu'à demi...»--«M. Proust s'arrête partout
    passionnément, regarde les autres, comme le martin-pêcheur voit le
    fond de la rivière...»

Quelles limites fixer à la ressemblance, pour le portraitiste? Quelles
bornes à l'usage licite de la franchise, à l'exercice d'un peintre vrai,
ou, encore plus, d'un moraliste? Vous avez bien marqué dans votre
préface à mon livre, que je l'avais requise de vous, cette étude; elle
avait donc un peu d'une «commande», comme nous disons? Précisément,
«commande» implique flatteries, et retouche,--pense le client ordinaire.

Vous avouerai-je que toute photographie prise de mon visage me paraît
étonnante et m'instruit sur moi-même, alors que mon entourage crie à la
caricature? Forain, Rouveyre, Boldini, Max Beerbohm, Sickert, Sargent,
Degas, m'ont été, m'assure-t-on, cruels; et je les trouve excellents,
ces croquis ou ces tableaux, de même que je pense me voir dans la glace,
et ris de tout coeur, en lisant certain fameux portrait écrit, que mes
amis m'ont caché, quand il parut. Cette «manière noire» est due à la
collaboration de Forain (pour le côté _moral_) et de Léon Daudet (pour
la forme extérieure). J'ai été un peu surpris, en le lisant, que ce
morceau de bravoure fût de Léon Daudet. Je me suis toujours méfié des
gens qui ont des certitudes, ou des haines apostoliques, à la Mendès,
mais Daudet porte un nom qui m'est cher; ce solide bourgeois défend des
préjugés, une société, une classe auxquelles on ne me crut point, en
général, hostile. J'étais bienveillamment reçu dans sa famille, et le
rencontrais dans quelques maisons d'amis. Toujours m'efforçai-je de lui
trouver «_un esprit fantastique_», quoique Mme de Noailles, dès ma
première entrevue avec lui, m'eut confié: «Non, la drôlerie de notre
cher Léon n'est pas pour vous!» Je ne pus point y contredire.

En tout cas, il a du courage. Les engueulades de «Léon» et les coups de
rapière de ce noble justicier, je les préférerais, il me semble, aux
complaisances veules, aux «léchades» dues à la papelarde camaraderie
dont un Parisien est trop souvent l'objet dans la presse, par ces temps
où personne n'ose plus formuler une opinion. L'express-charge par quoi
ce pamphlétaire m'exécuta, en pleine guerre et _Union sacrée_ des bons
citoyens, a pu surprendre d'autres que moi-même. Mais la passion de la
vérité emporte tout!

Quant à vous, «le dreyfusard» que vous vous flattez d'être, votre génie
est d'autre part célébré par _l'Action Française_, et c'est dans un
sentiment semblable à celui qui fit l'_Union Sacrée_,--j'imagine cela,
du moins--que vous me priiez, il y a deux ans, de ne pas réimprimer,
pour le pacifique lecteur d'après-guerre, mon essai sur le nationaliste
Jean-Louis Forain; à moins que, de ma part, peu digne vous semblât que
je remisse sous ses yeux, comme pour les lui rappeler, les éloges que
j'adressais à ce grand dessinateur, après que Forain, feignant de me
prendre pour un ennemi, eût cessé de saluer son panégyriste? Vous
m'expliquerez l'imprévue attitude de Forain à mon égard, en me disant
qu'un auteur illustre garde sa pudeur et que le succès redouble sa
susceptibilité et ses craintes. Vous m'avez écrit que 886 lettres de
félicitations vous étaient déjà parvenues en trois jours, à l'occasion
du prix Goncourt; mille découpures de journaux, de longs articles,
certains signés par des amis enthousiastes; des poèmes suivirent, et une
ode même, à Marcel Proust. Eh bien, de ces hommages, il en est qui vous
ont froissé, si inexplicablement même, que leurs auteurs durent se
prendre la tête dans leurs mains et se demander: «Qu'est-ce que Proust a
compris? Quelle noire intention me prête-t-il?»

Votre compréhension, par tous reconnue, de la chose écrite, votre
critique si lumineuse des auteurs morts (ceci, cher ami, en songeant à
vos «Pastiches» et à vos pages, si stimulantes, de technicien, sur
Flaubert) obligent ceux qui vous blessent en croyant vous louer, à
reconnaître qu'ils ont mal dit ce qu'ils avaient l'intention
d'exprimer--ce qui est sans doute souvent mon cas--puisque vous
apercevez une épine là où l'on voulut mettre des roses. Ce qui n'empêche
pas que la loupe à travers laquelle vous considérez le monde extérieur,
nous la tenons pour aussi infaillible que votre introspection; votre
puissance et finesse d'analyse, tout ce à quoi nous devons l'inépuisable
joie de vous lire, il est peu d'instants où vous vous en départissez; ni
en écrivant, ni en jugeant vos propres oeuvres, ni au reçu d'une lettre
de fournisseur, d'un camarade à vous, fût-elle de M. de Saint-Loup; ou
d'une femme, fût-elle la bonne Françoise. Il s'ensuit donc que, moi,
votre admirateur de toujours, pas plus que Jean Giraudoux ni que Léon
Daudet, je n'échappe à votre épluchage grammatical et psychologique, et
que je tremble, ou bafouille, en vous répondant par une lettre, qui,
adressée à un autre, exprimerait en quatre lignes: «J'ai bien le désir
de vous voir». C'est souvent par gêne et par respect que l'on formule
mal sa pensée. La restriction mentale est un fâcheux et redoutable
censeur de l'écrivain.

Mes notes sur Degas, que M. Fosca trouve «décevantes», Degas vivait
encore, quand je les donnai à la _Revue de Paris_. Voilà le mystère de
mon embarras éclairci! Tout au contraire de vous, mais presque autant,
Degas, le solitaire hautain et inquiet sur sa propre valeur, terrorisait
ceux qui l'aimaient; ainsi, de deux grands artistes modestes et
justement orgueilleux à la fois, celui qui prenait un masque de diable
Papou, afin de faire le vide autour de lui, n'a pas si bien réussi à
écarter ses zélateurs que celui qui, dans ses rapports avec autrui,
n'est que grâce, prévenance, gentillesses et délicates intentions.

Chacun de nous est plus ou moins le prisonnier d'une légende. Ainsi
l'univers a appris, quand le prix Goncourt vous fut alloué, que vous
n'aviez plus dix-huit ans; on vous donna même, me dites-vous, soixante
ou soixante-cinq dans les journaux socialistes. Vous étiez malade, très
riche, très mondain, disait-on, à gauche; un papillon de nuit qui
disparaît à l'aurore pour ne réapparaître que le soir. La seule part
d'exactitude, dans ces histoires, serait qu'il est devenu impossible,
pour les diurnes comme moi, de vous joindre, quoique l'on rencontre
souvent quelqu'un qui vous quitte, ou qui, hier, a soupé «d'un poulet
rôti» avec vous. Je ne crois pas vous avoir aperçu plus de trois fois
depuis «l'Affaire», je mourrai sans avoir, peut-être, passé deux heures
encore près de la personne avec qui j'ai le plus de plaisir à me
trouver, et vous aurez quitté votre fameux appartement du boulevard
Haussmann, dont les murs étaient doublés de liège, sans que j'y aie
pénétré pour peindre, comme je le voulais, une image du Marcel Proust
adulte.

A peine, jadis, ai-je vu l'appartement familial du boulevard
Malesherbes, du temps où je perpétrai, de vous, la mauvaise toile que
vous faites reproduire encore aujourd'hui dans _Excelsior_, et dont vous
m'avez demandé la permission d'orner l'édition de vos oeuvres. (Et comme
vos goûts ont dû paraître démodés à vos nouveaux éditeurs.) Vous m'avez
montré la salle à manger que vous prêtaient, avec leur argenterie et
leur linge damassé, M. le professeur Proust et votre excellente mère,
pour que vous y entretinssiez d'illustres hôtes qu'à dix-huit ans vous
traitiez en Lucullus, et mettiez en rapport avec vos _professionnal
beauties_ un Elstir, un Cottard, un Bergotte et tant d'autres admirables
héros qui participent désormais à notre existence. Vous receviez les
duchesses douairières, les futurs ducs, à qui vous donnâtes ensuite plus
grande audience dans votre pastiche de Saint-Simon. Tel ce qu'on m'en
rapportait, car, soucieux de mon travail plus que du vôtre, vous avez
toujours tenu à m'épargner ces divertissements. Je ne sais rien de plus
juste que ce que vous avez dit dans votre préface sur le palladium qui
me protégea de bonne heure contre les périls de la conversation de
société. Cette influence tutélaire, ne l'appellerions-nous pas, tout
prosaïquement, mon fragile estomac,--ou mon imprudente franchise dans
l'aveu de mes admirations et de mes dégoûts? Du même ordre, la
protectrice de votre oeuvre ne fut-elle pas, mon cher Marcel, la fièvre
des foins?

Je répète «imprudente franchise?», mais j'ajoute un point
d'interrogation; car en se remémorant les propos d'alors, on pourrait se
demander si jamais, dans aucune société polie, un débutant entendit,
prononcés et colportés par la presse, des propos plus perfides, des
calomnies plus abjectes que celles qui secouaient de rire les salons du
faubourg Saint-Honoré, les ateliers d'artistes qu'envahissaient peu à
peu les métèques. _Le Journal d'une femme de chambre_, d'Octave Mirbeau,
conservera l'odeur de ces déjections que reniflaient comme un parfum
aphrodisiaque les délicats et les «blasés». Un jury aurait eu peine à
distribuer des récompenses dans un concours de perfidie, trop de
candidats en seraient sortis _ex æquo_. Aussi bien, la verve de Léon
Daudet semble avoir presque de la «bonenfance», comme eût dit Goncourt.
«Léon» était l'élève des grands maîtres de notre jeunesse, et leur pâle
reflet. Mon nom figure une fois dans le journal de Goncourt. Et tout ce
qui l'a frappé, c'est cette scène: j'entre chez quelqu'un; je me
félicite de la mort de mon père qui dilapidait sa fortune. Le trait est
délicieux et d'une exactitude digne de l'observation des enragés
déjeuneurs en ville. J'expliquais cette influence morbide à Henry James,
certain soir qu'il sortait de chez les Daudet avec moi, confondu de ce
que Léon, le fils de son ami très cher, avait avec tant de vacarme
expectoré de fétide, durant et après un énorme repas--outre des verdicts
_définitifs_, des jugements tartarinesques sur d'admirables artistes de
la littérature anglo-saxonne, dont Henry James était un des plus grands.

Mais ces fleurettes de la conversation poussaient dans tous les milieux
où l'on se piquait d'art et de littérature,--et jusque dans le gratin
qui _s'intellectualisait_.

Vous et moi n'avons-nous pas été un peu éblouis par un homme pour lequel
nous garderons, tout de même, un peu de reconnaissance et beaucoup
d'admiration?... mais il faudrait, pour être aujourd'hui compris,
évoquer une figure, telle qu'alors, dans un mystère savamment entretenu,
elle se dressait, belle, devant nous, environ 85, du côté de chez
Charles Swann.

Que n'avez-vous, Marcel, consacré un de vos pastiches à ce
«conversationist» de génie, si supérieur à ce qu'il laissera d'écrit;
pour lequel nous avons eu de l'amitié, du respect, et qui nous enchanta
par son esprit, son érudition, sa fantaisie, lui qui se donnait autant
de peine à nous conquérir que j'en pris ensuite pour me soustraire à sa
tyrannie. Il aurait fallu garder de lui, au gramophone, des disques,
comme ceux qui conserveront la voix de la Patti et de Caruso. Faire un
pastiche? Non, vous nous devez une monographie du comte Robert de
Montesquiou.

Il nous envoûta! Nous prit-il assez de temps! Je ne me lassais pas de
l'entendre déclamer les vers de nos poètes, d'une voix glapissante,
spéciale au «gratin», mais si belle! Sa tête de d'Artagnan, de jeune
Aurevilly ou de Brummel français, il la soutenait par un énorme poing
ganté de blanc, le coude appuyé sur le marbre d'une cheminée. «_In
brachium facit potentiam_», a-t-il tracé en lettres biscornues et
vermicellées, au-dessous d'une photographie par Otto, que je garde
encore, et qui s'efface auprès d'une autre, «_la divine comtesse de
Castiglione_», l'une de ses déesses, en verre filé ou en cire.

Cette mystérieuse Florentine, une des plus inquiétantes visions de mon
enfance, m'apparut comme une petite vieille inconsolable de sa beauté et
de son règne abolis, quand elle vint chez moi jeter des fleurs sur un
cercueil et annoncer au fils du défunt qu'elle se croyait encore à même,
dans un certain éclairage, d'offrir au jeune peintre que j'étais
quelques vestiges de sa splendeur. Je dus m'exécuter, puisque Mme de
Castiglione, qui me témoignait une affection quasi maternelle, m'y
invitait. Mais comment et où poser? Que verrais-je, les voiles une fois
tombés? Il fut d'abord question de séances à la lueur des bougies. Enfin
elle me dit: «Je viendrai vers la fin du jour, tu auras fermé les
persiennes, je disposerai les rideaux, le siège où tu t'assiéras et le
mien; demain, quand le soleil sera en face de la maison, et bas,
attends-moi. Nous essaierons, je veux que tu saches comment était l'amie
de ton père». Elle vint à l'heure. J'étais épouvanté, ma main
allait-elle m'obéir? Toile et pastels étaient tout prêts. Cette scène se
passait dans une pièce tendue de cretonne bleue; les vitres, de même
couleur, créaient une atmosphère laiteuse comme la fumée d'une
cigarette. Mon modèle entra sans bruit, glissa sur le tapis, telle une
«apparition» sur la scène. Elle s'installa, de profil, le buste bien
droit. Malgré sa haute coiffure en forme de diadème, c'était un petit
tas. Un à un, les voiles se répandirent sur le sol... et je reconnus la
_Reine d'Etrurie_, l'_Ermite de Passy_,--idole de la Cour de Napoléon
III--, un illustre visage, mais fardé, ruiné, de marchande à la
toilette; un bout de sucre d'orge réduit dans la main d'un enfant qui le
suce.

Pourquoi ces souvenirs de la Castiglione ici? Vous le savez, Marcel; à
cause de Charles Swann, de la Berma et du diabolique impresario que fut,
d'elle et de tant d'autres beautés, le comte Robert de Montesquiou
Fezensac. Après des mois d'un intense surchauffage de notre imagination,
il nous confrontait souvent avec une soi-disant déesse, ou un héros dont
il avait tu le nom et cette apparition devait éveiller en nous le
sentiment du Divin, ou l'émotion qu'aurait un planton dans sa guérite,
si M. le maréchal Foch venait lui demander de ses nouvelles. D'où, une
fois, ce pastel de Mme de C., qui, dès que je l'eus peint sans avoir
échangé une parole avec cette matérialisation médiumnique, fut enfermé
solennellement dans un sac de cuir, comme le cadavre d'un passager de
transatlantique, pour être jeté à la mer. Il me demeura, depuis,
invisible; peut-être me ménageait-on le plaisir de me croire l'auteur
d'un chef-d'oeuvre inconnu? D'ailleurs, je rencontrai bientôt en tous
lieux cette dame que chacun désignait par son petit nom, et dont le
mystère était le sortilège d'un habile magicien. Combien en avons-nous
subi, de ces illusions charmantes, dans le Paris d'alors, grâce à cet
homme si pratique, d'autre part, si implacable flagelleur d'une société
où le sens de la qualité commençait à se perdre... S'il avait persévéré
dans sa retraite d'artiste, évitant les applaudissements et les succès
du monde--péril qu'il nous dénonçait en sage--au lieu de se gaspiller
lui-même un peu plus tard, et de se répandre partout, lui qui
m'ordonnait une réclusion laborieuse--Robert de Montesquiou tiendrait
aujourd'hui une place qu'il ambitionna toujours, sans pouvoir
l'atteindre.

Avoir causé une fois avec «Robert», c'était ne plus pouvoir causer avec
les autres; je ne saurais pas citer d'artistes, qu'ils se nommassent
Barrès, Hérédia, Leconte de Lisle, Whistler ou Degas, qui n'aient été
retenus par la séduction et l'autorité de sa parole, par le prestige
complexe de sa personne. Il nous représentait le des Esseintes d'«A
rebours», et le descendant de l'Artagnan dont il habitait encore la
terre en Gascogne. Comme Oscar Wilde, il avait le don des images et des
analogies, qui, en magnifiant un récit quelconque, vous proposent
plusieurs sens et lui donnent un prolongement presque infini. Une
anecdote, une légende, un mythe, ou les ridicules de Mlle Tocquanié, la
gouvernante, il en usait de même, avec des motifs tour à tour bouffons
ou graves, cet infatigable causeur moraliste, lyrique et familier,
«potinier», curieux de «petites gens», un Henri Monnier chez la
concierge. A la cour d'un souverain moderne, il eût continué l'oeuvre
d'un Saint-Simon ou d'un Tallemant des Réaux. Chez Mme Madeleine
Lemaire, dont il avait dénoncé le salon comme le paradis des bourgeois,
où un artiste se devait de ne pas paraître, il devint ensuite assidu, et
manigança une publicité à des poèmes, que nous avions jusque là crus
réservés à ceux qu'il appelait «ses pairs», nous donc.

Les contemporains du Montesquiou de 1890 comprendront sans peine que des
jeunes gens, avides de regarder et d'entendre, comme vous et moi, aient
été remués par ce bolide qui tombait dans leurs existences. Et, avec
«Robert», c'était ce charmant Edmond de Polignac, son ami, un ancêtre,
le vieux camarade de votre Charles Swann; le prince, étrange
compositeur, aussi inventif et «précurseur» qu'Eric Satie, travaillait à
son piano-bureau, devant un portrait de Jeanne Samary, par Renoir, et
quelques Claude Monet de la bonne époque. Vous le rappelez-vous,
grelottant sous ses tricots et son bonnet de soie noire, et sa tête de
Saint-Antoine, blanche, ravagée et si fine? Que ne nous représentait-il
pas, alors, de rare, d'exquis et d'un peu inquiétant, cet autre causeur
si cocasse, si spirituel, quand il nous entraînait vers l'embrasure
d'une fenêtre, pendant un concert; riait, comme un gamin, de
l'assistance pâmée; imitait l'accent du _gratin_ ou l'_aboyeur_ qui
annonce les invités; et soudain reprenait son expression extatique de
saint du Greco, si l'on en était à un numéro du programme où Mozart,
Fauré ou Debussy allaient être interprétés par Bagès ou par Mme de
Guerne. Edmond de Polignac était le seul concurrent que nous permît
«Robert», jusqu'à ce que... Mais vous n'étiez pas là, quand le prince,
en pantalon à carreaux, jaquette prune, gants abricot, vint nous
apprendre son mariage avec la jeune miss Winaretta Singer, et, pour
prouver à ma mère qu'il se sentait fort ingambe, sauta par-dessus un
fauteuil, sans le renverser.

Depuis ces temps lointains, j'ai vu passer bien des artistes, s'ouvrir
et se fermer autant d'écoles et de petites chapelles, paraître cent
«génies». En avons-nous eu de plus originaux que ceux-ci? L'atmosphère
de Montesquiou et d'Edmond de Polignac imprègne les entours de Swann,
comme ces parfums composés par une femme, dont elle ne consent jamais à
révéler le nom, et que ses intimes reconnaissent, où qu'elle vienne de
passer. Peut-être Odette n'a-t-elle jamais parlé à «Robert» ni à
«Edmond», mais son appartement, tel que vous le décrivez, est plein de
choses à eux. Sous le manteau, Charles a dû remettre à sa femme
l'édition privée des _Chauves-souris_. Le mauvais bon-goût à l'Alfred
Stevens, la turquerie à la Clairin, les arums, les peaux de bête à la
Sarah Bernhardt, les oeillets et les violettes de Madeleine Lemaire, les
buvards et les boîtes à cigarettes de chez Leuchars, la japonaiserie
bambou-cherry-blossom, et le Louis XV à la Helleu dont s'entourait
Odette: Charles Swann, le commensal de Mme Howland (née Colbert),
retrouve cette «ambiance» dans quelques maisons très «exclusives.» Elles
possèdent un exemplaire, sur grand papier, d'_Hortensias bleus_, hommage
à ces dames qui font relier en plein les Essais de «Robert», (son vrai
talent), volumes qu'annoncent d'hyperboliques articles de courriéristes
mondains, comme une redoute, chez Madeleine Lemaire, et dont la seule
édition à 3 fr. 50 c. encombre aujourd'hui des paniers de libraires, sur
le trottoir, avec de vieux romans tombés à 1 fr. 75.

Plus dangereuse, eussé-je craint, pour un jeune littérateur comme vous,
ce qu'Odette aurait appelé l'«_emprise_» d'un Montesquiou, que pour tout
jeune peintre qui ne fût pas un Elstir ou un La Gandara. Tandis que
Montesquiou ne se trompait guère plus sur la qualité d'un poète ou d'un
prosateur que sur celle d'un nom, et embellissait, en les récitant, une
phrase ou une strophe, il consacrait ses «_Autels privilégiés_» à des
artistes de pacotille, se faisait peindre en Florentin du _Passant_, par
Clairin; en gentilhomme malade, par Lucien Doucet; en peignoir-éponge
(ou Christ au prétoire de Munkacsy), par Antonio de La Gandara;... en
chef-d'oeuvre de musée, par Whistler--et s'en allait aux vernissages
clamant ses enthousiasmes et ses mépris, dans un cortège de Swanns et de
moindres zélateurs rastaquouères.

Néanmoins, le jour où «Robert», théâtralement, me donna un rendez-vous
d'adieu dans l'Ile des Cygnes, où nous échangerions nos anodines
correspondances, j'en eus du chagrin comme un enfant que quitte une
gouvernante aimée et crainte.

C'était pendant la cérémonie d'ouverture de l'Exposition universelle de
1889; après une longue, maternelle homélie--fulgurante, si j'ose dire,
des plus sages admonestations et conseils pratiques que pût donner un
aîné plein d'expérience judicieuse, à un débutant--il me remit un paquet
de mes lettres, joliment ficelé avec des faveurs bleues. Je les jetai
dans la Seine, car je leur attribuais un mince intérêt. Mon professeur
ès civilité ne ferait pas de même pour les siennes, dit-il, mais
avouerai-je qu'il devait manquer quelques-unes de ses missives? Je viens
d'en retrouver, d'impayables pour leur comique familier, la pompe du
tour, et un poème, moins bon, sur un tableau de moi[3]. (_Voir page
suivante._)

  [3]

  COMMENSALE

        La petite demoiselle Anglaise
        Qui me fait vis-à-vis à dîner
        Toujours me charme et onc ne me lèse;
        Donc pour elle je veux badiner.

        Elle est assise entre ses pivoines,
        Arceaux de croquet et vert rideau:
        On le prend parfois pour des avoines;
        Souvent on les tient pour des jets d'eau!

        Elle est du pinceau de Jacques Blanche:
        Jacques-Émile--n'oubliez point!
        Qu'on ne prend jamais pour une planche
        Mais qui de l'art pur est un pur oint.

  R. M. F. Oct. 87.

Cette attestation, sur papier rose glacé à fleurettes, est accompagnée
de deux petites enveloppes japonaises, renfermant, chacune, une
minuscule photographie du comte; en habit, sur l'une, et sur l'autre, en
pelisse de fourrure. Elles portent ces devises:

L'une: «_Un bon bourgeois dans sa maison_».

V. H.

    Souvenir affecté.

R. M. F.

    «_Ségor, bonze à la peau brûlée
      nu dans les bois, lascif, bourru..._

V. H.

L'autre: «_L'habillement est une seconde nature._»

R. M. F.

    «_Mess Titirus_»

et une chauve-souris à l'encre d'or.

                                   *

                                 *   *

Aujourd'hui, Marcel Proust, vos livres sont traduits dans toutes les
langues, et des gloses, une exégèse compliquée, des notes historiques,
s'y ajouteront, de dix en dix ans,--on y travaille déjà en Angleterre et
en Amérique; que sera-ce en Allemagne! Pour l'étude du monde de notre
jeunesse, il faudrait un autre commentaire: le journal de Montesquiou.
Mais en laissera-t-il un? Si non, je vous commande, pour vos
petits-neveux, un long ouvrage, une monographie de ce personnage si
«représentatif», si «important», quoi qu'on en dise, de l'époque de
Swann. On n'a point «fait mieux», depuis, en ce type, dont chaque
demi-siècle ne produit qu'un ou deux exemplaires. Ces figures attirent
leurs contemporains comme les boules en verre coloré des jardins
bourgeois, où le ciel, la terre, tout ce qui s'y reflète, se teint, se
déforme dans le miroir de leur paroi. Un grand dandy a autant
d'imitateurs qu'un grand artiste. Chaque époque a les siens, et qui
finissent par être, pour la postérité, le schéma d'une classe, ou d'un
milieu tout au moins.

Un des traits, environ 90, spécial aux jeunes hommes «_intellectuels_»,
c'est la complication, la préciosité, l'ironie où, déjà, montre le bout
de son oreille un caricaturiste brutal ou trop fin, diffamateur
insouciant et léger... mais prêt aussi à se caricaturer lui-même, dans
une société dont on dirait qu'elle se suicide avant qu'on ne l'oblige à
céder la place à une autre. L'art commençait de perdre sa sérénité et
ses pudeurs. Mais j'ai, dans trop d'autres pages, rappelé ces faits
auxquels j'ai sans doute pris moi-même une part, qui devrait m'empêcher
d'y faire allusion!...

Selon moi, si l'on pouvait supposer que certaines pages de vous en
primassent d'autres, ce ne serait point celles où prudemment vous
restreignez votre coloris et la liberté de votre dessin... mais nous
n'en sommes qu'_A l'ombre des jeunes filles_. Les pétales des pommiers
en fleurs recouvrent si bien la trace de votre burin, que le lecteur
hypnotisé par vous se méprend parfois sur votre intention, qui, je
l'imagine, n'est point de vous faire lire par les couventines.

Les reproches amicaux que vous me glissez dans l'oreille, tout le long
de votre préface, voyons, cher ami, sont-ils bien sincères? Ne
mêlez-vous pas, vous aussi, «_l'ortie aux lauriers_» que vous tressez,
mais savamment, avec un art que j'ignore? Dans la position exaltée où
vous êtes aujourd'hui, la lettre de remerciement à la Victor Hugo
deviendrait-elle un devoir de la reconnaissance? Mais la bonté, je le
sais, la justice sont votre constant souci! Vous êtes né généreux et
restez candide tel un lys, ce qui déconcerte les psychologues diplomates
de l'école du monocle[4].

  [4]

        Proust, à quels raoûts allez-vous donc la nuit
        Pour en revenir avec des yeux si las et si lucides?
        Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
        Pour en revenir si indulgent et si bon?
        Et sachant les travaux des âmes
        et ce qui se passe dans les maisons
        et que l'amour fait si mal?

  _Ode à Marcel Proust._

  Paul MORAND.

Un jeune poète, qui est de vos intimes, a donné dans ses _Lampes à Arc_,
un portrait de vous et de votre gouvernante. Avouez-le moi: à quoi bon
consigner votre porte aux peintres, plutôt qu'aux littérateurs?

Quel danger vous avez couru, la dernière fois que j'ai franchi votre
seuil![5]

  [5]

        Ombre
        née de la fumée de vos fumigations,
        le visage et la voix
        mangés
        par l'usage de la nuit,
        Céleste,
        avec rigueur, douce, me trempe dans le jus noir
        de votre chambre,
        qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.

  P. M.

Savez-vous que votre Céleste serait aussi bien Mlle Moreno, redevenue
maigre comme au temps de Marcel Schwob? Mais Céleste est «_gratin_»
comme une de vos Guermantes, et comme cette dame qui vint chez moi vous
prendre dans son huit-ressorts, dites-vous, pour vous mener aux Acacias,
sous je ne sais quel Président de la République athénienne.

Donc, c'est à votre Céleste que je parlerai:

--O vous, madame Céleste, vous dont j'avais si souvent entendu le
susurrement dans l'ombre du téléphone, pourquoi avez-vous dérangé
Monsieur? Est-ce parce que vous étiez en vacances estivales, rue
Laurent-Pichat, dans la maison de Madame Réjane? Je n'allais pas, je
vous le jure, chez Monsieur. La concierge vous prouvera que j'allais
chercher un manuscrit égaré chez la propriétaire. On ne répondait pas
chez Madame Réjane. Au bas de l'escalier, la concierge dit à quelqu'un:
Monsieur Marcel Proust? au quatrième!

Monsieur avait donc déménagé? Si près du Bois, qui donne effroyablement
à ceux qui le redoutent, le rhume des foins!

J'attendis, assis sur une marche. Madame Réjane m'ayant, au bout d'une
heure, fait remettre le manuscrit d'un ami--je montai au quatrième,
sonnai; madame Céleste, vous m'avez très bien reçu. «_Lampes à Arc_»
n'était pas imprimé. Monsieur ne dormait pas. Le portrait de Monsieur, à
vingt ans, rose et joufflu, orchidée à la boutonnière: ce buste (il y
avait jadis des jambes, des mains, j'ai coupé la toile à la grande ire
de Monsieur) est sur un chevalet dans le salon clos, noir, où campaient
les meubles des parents de Monsieur. Remue-ménage, allées et venues. Une
plainte émane du fond d'une pièce sépulcrale.

--Ah! cher ami, j'ai failli mourir trois fois dans la journée! (P.
Morand pinxit).

J'approche. Au milieu de plusieurs tables chargées de livres, parmi des
coussins, j'aperçois des yeux que dessinerait Van Dongen si bien, des
bandeaux noirs de jais, une barbe, un beau visage en amande, de jeune
prince Assyrien, ou d'Empereur Théodose.

Monsieur m'a l'air d'aller fort bien! vous confessé-je, Céleste, en un
aparté audacieux.

--Oh! Monsieur! Nous sommes trop près de la campagne!...

Mais Monsieur me fait asseoir, vous prie de vouloir bien prendre la
peine d'avoir la complaisance de consentir à chercher s'il n'y aurait
point un croûton de pain dans quelque armoire, et un verre d'eau. Et
vous êtes revenue, un quart d'heure après, avec des bouteilles, des
carafons, les plus fins, toutes espèces de biscuits. Aviez-vous
téléphoné au Ritz? Non, Monsieur possède tout cela dans ses malles, pour
ses déplacements du côté de chez Madame Réjane.

«Pendant ce», Marcel, nous nous étions retrouvés et presque les mêmes
que chez Mme Straus, sous l'ambassade de Lord Lytton, presque les mêmes
que jadis et que naguère, et qu'un soir, en 1913, au théâtre Astruc,
quand, en plein mois de juin, un pardessus de fourrure s'insinua dans
une stalle à côté de la mienne. «Brouillés depuis l'Affaire! vous
dis-je». Aussi bien nous avons ri comme nous venons de rire chez vous,
rue Laurent-Pichat, et vous avez même exécuté d'admirables imitations
d'amis anciens, que vous faisiez revivre comme un phonographe, si ce
n'est que vos idées me semblèrent plus étonnantes que celles qu'ils
auraient exprimées, et bien plus drôles.

Marcel, on voudrait vous voir tous les jours, si vous ne teniez pas si
inhumainement à être bon, indulgent, et si juste, que vous en rendriez
votre interlocuteur cruel! Mais de vous voir, de causer, cela vous
éviterait d'écrire--donc j'ose moins regretter--puisque je serais privé
de ces lettres dont j'ai la valeur d'un volume, et où la postérité
connaîtra l'état de votre vue, au jour le jour, le courage qu'il vous
fallut pour les écrire et les scrupules dont peut être torturée une âme
délicate.

Au théâtre Astruc, vous aviez l'air mourant, vous aviez l'air
d'Iochanaan, vous aviez l'air d'avoir trente-cinq ans; et aujourd'hui
vous pourriez en avoir vingt-neuf, ou même vingt; le teint moins rose
que dans mon portrait, mais magnifiquement bronzé par le feu du fourneau
qui tient en état de fusion le métal de votre oeuvre.

Cher ami, j'espère--à la réflexion--oh! oui j'espère que l'on ne vous
fait pas souvent un «énorme chagrin». L'incomparable psychologue que
vous êtes, unique pour démêler les fils que notre pensée trame, comme
une araignée-Spinoza, vous, Marcel Proust, comment ignoreriez-vous ce
que les pires critiques, celles dont vous n'êtes pas content, impliquent
d'admiration et d'éloges? Je ne sais s'il y eut jamais un écrivain ou
quelque autre artiste, qui eut le don d'attirer à soi et de retenir
comme vous. Vous construisez votre oeuvre au fond d'une retraite d'où
vous voyez tout, d'où vous entendez tout; par une sorte de T. S. F., à
laquelle s'ajoute le reportage de mille amis--vous êtes relié aux points
les plus distants de l'univers; si bien qu'au lieu d'être l'anonyme et
invraisemblable Omnivoyant-Auditeur qu'est le narrateur, vous donnez
tour à tour dans vos ouvrages l'illusion, à ceux qui vous lisent, que le
Créateur est devenu un romancier parisien, ou qu'Il écrit ses mémoires.

Heureusement pour nous, votre santé s'améliore de mois en mois. Vous
nous enterrerez tous, vous atteindrez l'âge de Sarah Bernhardt et de
Chevreul! Il est peu d'êtres plus robustes que ceux qui, ayant eu une
jeunesse débile, furent contraints à se soigner toujours. Sous la
coupole de l'Académie Française, vous siégerez entre Jacques Rivière,
André Gide, Giraudoux et Morand, quand Paul Claudel, devenu votre
collègue, sera Président de la République; et vous discuterez
l'étymologie, les divers sens de quelques mots qui s'enrichiront chacun
d'un si long commentaire, que... mais alors, peut-être personne ne
consultera-t-il plus le dictionnaire! Les livres de cette époque-ci ne
seront plus, hélas! écrits qu'en langues anglo-saxonnes.

Non! Ne nous lançons pas dans des anticipations à la Wells. J'aurais
voulu faire de vous un portrait ressemblant. Pas mèche! car vous
n'aimeriez pas être représenté même par Morand, entouré des multiples
employés du Ritz qui, enrichis par vos pourboires fantastiques, courent
en tous sens pour servir un oeuf poché à la pelisse de M. Proust, seule
à une table, quand les clients sont au lit déjà.

Il faudrait dessiner le Proust d'avant et le Proust d'après la Victoire,
résumant au Ritz les agapes fleuries qu'il donnait jadis chez ses
parents. Vous nous devez d'autres chefs-d'oeuvre, un tableau de cette
Société où la baignoire des Guermantes est louée par de nouveaux riches.
Car vous allez vous répandre, vous aurez à vivre avec vos contemporains,
desquels il est des coups à recevoir, comme nous en recevons tous, et
vous verrez qu'on s'y plaît mieux qu'aux louanges des petites élites et
des complaisants...

Nous entrons dans une ère où il sera dur de vivre, pour qui, comme vous,
a encore un demi-siècle devant lui. Mais votre prestige sera grand; et
quel plaisir de constater votre influence chez la jeunesse, dont vous
serez le centre en même temps que les remparts de ceinture! Votre bonté
et votre désir d'être utile aux autres vous imposeront, de ce chef, des
obligations extérieures et publiques, pour lesquelles une gymnastique,
suisse ou suédoise, ne serait point, dès aujourd'hui, inutile--je dirais
même du _punching ball_, sport favori de cet ex-reclus de Maeterlinck,
qui «conférencie» en Amérique. Et rire de tout, même de soi et de ta
propre douleur, ô mon âme...

Une vieille dame russe, restée dans Petrograd pendant la Révolution où
les siens furent assassinés, écrivait à ses petits-neveux émigrés dans
Londres: «Faites-vous une santé solide pour quand vous rentrerez;
l'existence n'est pas douce, cet hiver, ces messieurs revêtent leur frac
dès le matin, parce que ce sont les derniers habits qui leur restent. On
gèle, mais à part cela il se fait de si grandes choses, ici, que
l'univers en sera émerveillé. Le Gouvernement bolcheviste consacre des
millions pour l'Institut du Cerveau. L'école de Danse antique est
admirable. Je finis vite cette lettre avant de me rendre à pied au
théâtre, qui n'est pas chauffé, entendre Siegfried; nous avons une
Brunehilde superbe...»

Herr Einstein, déjà si fameux avant la guerre par son principe de la
_relativité_, nous ferait croire aujourd'hui que Newton s'est trompé.
Vous saurez plus tard, vous, Marcel Proust, si Einstein est aussi grand
que vous...

Car vous nous avez déjà fait connaître une dimension nouvelle.




DATES




JEAN-LOUIS FORAIN.

Paru dans la _Renaissance Latine_, 1907.


De Forain, classé parmi les caricaturistes, depuis si longtemps qu'il
sème sans compter la graine de son esprit, les lecteurs de journaux
n'ont retenu que des légendes dures, cinglantes, cocasses, ou gentilles
et familières, commentant les rapides croquis dont le public ignore la
rare valeur d'art et la science. Chez Forain, la concision du trait,
grêle autrefois, aujourd'hui appuyé, large comme l'entaille d'une latte
de fer, n'a toute sa signification que pour ceux-là qui comprennent la
forme et combien, ramassée sur une petite surface, une ligne noire sur
du blanc exprime de sentiments et de choses.

Hokousaï, «le vieillard fou de dessin», comme il s'appelait lui-même,
s'exerçait, presque centenaire, chaque jour et sans cesse, à suggérer
les aspects de la nature, le plus rapidement possible, d'un pinceau
libre et précis, pensant que, pût-il vivre plus vieux encore, il
parviendrait à la connaissance totale de la forme. J.-L. Forain, pareil
à ce Japonais, aura passé son existence à tracer des lignes sur des
feuilles innombrables, amas de documents humains, notés d'une main
nerveuse et comme moite de fièvre. Trop longtemps, nous les avons vus
dans des ateliers successifs, foulés aux pieds, se perdre lors de
déménagements hâtifs.

Puisse Forain, pour l'histoire et pour notre joie, poursuivre une
carrière aussi longue que celle d'Hokousaï! Mais peut-être ne ferait-il
pas ce souhait pour lui-même, car, malgré la curiosité qui anime ses
yeux de badaud et la verve de sa parole toujours jeune, on devine que
l'avenir ne se présente pas à lui tel qu'il souhaita d'en voir le
lointain et mystérieux développement...

Il ne pourrait assister, en spectateur amusé ou impartial, à la
transformation de la France, car ses idées sont désormais aussi
arrêtées, ses préjugés, ses convictions aussi immuables que fort est le
caractère de son art, dans sa nouvelle manière.

«Monsieur, les préjugés sont la force d'une nation, dites?» déclare M.
Degas, le maître dont Forain enchante de sa gaminerie le farouche et
hautain isolement.

Je me plais à rapprocher ici le nom de ces deux hommes, malgré la
différence de leurs âges. Depuis ses débuts, le cadet voua à son aîné
une admiration et une amitié qui lui sont rendues avec un sourire de
fierté paternelle. Forain doit beaucoup à M. Degas comme artiste, et, si
opposé que soit le maintien de l'un et de l'autre, leurs idées sont de
même essence; ce sont des Français d'un type devenu rare, on pourrait
simplement dire _des Français_.

Si, dans l'opinion des Parisiens, Forain est tenu pour un simple
caricaturiste amusant, à la suite des Cham, du Charivari, c'est à la
diffusion de ses légendes hebdomadaires qu'il doit s'en prendre; car il
est un dessinateur et un peintre--et il tient à être les
deux,--dessinateur cursif, coloriste délicat, ses tableaux ont une
valeur égale à celle de ses planches; ses toiles sont de la peinture,
comme on la concevait chez les marchands, rue Laffitte, mais assaisonnée
des épices de J. K. Huysmans. Il fut un des heureux de la pléiade des
Impressionnistes. N'oublions pas qu'il eut l'avantage d'exposer avec ces
novateurs.

Jean-Louis Forain, jeune peintre déjà connu, je l'allai voir des
premiers, entre les artistes qui excitaient ma curiosité d'étudiant, il
y a vingt-cinq ans,--dans son atelier du faubourg Saint-Honoré, où des
gens de sport, des «cercleux» et des jeunes femmes à la mode posaient
tour à tour pour des compositions dont les sujets étaient: le pesage des
courses, le pourtour des Folies-Bergère, ou le foyer de la Danse.
L'élégance de cette époque était rendue par Forain, d'une brosse un peu
trop facile, peut-être. Manet venait de mourir; M. Degas n'était connu
que de quelques-uns; MM. Béraud, Duez, Gervex peignaient, pour le public
du Salon (il n'y en avait qu'un alors!), les aspects du boulevard et du
Bois que le kodak n'avait pas encore vulgarisés. Forain, déjà apprécié
comme «croquiste», était célèbre pour son esprit. Il attirait surtout
des modèles de bonne volonté par sa conversation relevée de mots à
l'emporte-pièce, du genre que l'on nommait _rosse_. C'était un garçon
mince, au visage blême, à l'oeil terrifiant; sa barbe clairsemée
dissimulait ce pli amer de la bouche qui lui donne aujourd'hui un
caractère presque douloureux, dans une face glabre d'Américain. Il
n'avait pas l'apparence d'un peintre et _soignait sa mise_.

Le désordre de son atelier du faubourg Saint-Honoré n'avait d'égale que
l'insouciance de ses visiteurs. De mordantes études, à l'huile ou au
pastel, étaient entourées, sur les chevalets, de feuilles de croquis au
crayon dont il se servait, car il peignait peu d'après nature, et ne
«faisait poser» que pour ses dessins. On se serait cru, plutôt que chez
un professionnel, chez un de ces nombreux amateurs qui commençaient déjà
de louer un atelier en guise de garçonnière, et achetaient une boîte de
couleurs comme des boîtes de cigarettes, de l'essence et de l'huile,
comme des liqueurs pour leurs hôtes, des flâneurs riches.

C'était dans l'impasse, à droite et à gauche, une double rangée
d'ateliers, dont les portes, dès avril, s'ouvraient pour les bavardages
des voisins, les allées et venues d'un petit peuple d'oisifs. Un jour,
venait le commissionnaire, avec son crochet, qui attendrait dans la
cour, en écoutant _la Vague_, d'Olivier Métra, moulue par un orgue de
barbarie, M. Forain n'étant pas prêt et retouchant son envoi au Salon,
lequel il faudrait, avant le coucher du soleil, porter au Palais de
l'Industrie, dans un encombrement de tapissières et de brancards chargés
de barbouillages encore mouillés; une interminable file qui arrêtait la
circulation aux Champs-Élysées: c'était l'annonce du printemps, des
déjeuners chez Ledoyen et des samedis au Cirque d'Été, charmant émoi!

Je me rappelle si bien «le Buffet» que Forain allait signer, quand
j'entrai chez lui vers cinq heures. Il était entouré de voisins et des
curieux; des paris furent engagés sur l'achèvement problématique d'une
toile pour laquelle on espérait une place «à la cimaise», une récompense
peut-être, une mention honorable tout au moins. Ce «Buffet» dans une
salle à manger moderne, est assiégé par des danseuses en tulle rose et
blanc, à épaulettes remontées, comme des sacs à bonbons, d'où sortent
des bras maigres et des clavicules plates; des mamans apoplectiques,
sous «le piquet» de plumes de leur coiffure, surveillent les cavaliers
en «sifflet» noir, le «chapeau claque» à la main, et jaunis par la
flamme des candélabres; les maîtres d'hôtel, croque-morts solennels,
servent des tasses de chocolat, des verres d'orangeade et des sandwichs.

Encore un tableau de la même période: _le Veuf_. Un homme effondré,
désolé, fouille dans les dentelles et les menus objets de la femme dont
il porte le deuil, comme perdu dans la chambre vide où il a aimé. Je
n'ai pas revu, depuis lors, cette toile qui m'avait tant ému. Il me
semble que de beaux noirs mats appuyaient des roses et des bleus
tendres. Forain, alors, déchiquetait de petites touches allongées, dans
une pâte assez semblable à celle que Berthe Morisot et Éva Gonzalès
tenaient de leur maître Manet, mais l'exécution était plus grêle.

Forain, n'étant pas encore sûr de sa technique, hésitait à prendre un
parti entre l'Impressionnisme et le Salon. L'influence de la vie
élégante le ramenait vers des gens faciles, qui l'incitaient à la
production négligente et amusée d'un faiseur de croquis.

Aussi bien, la peinture à l'huile n'était, pour Forain, qu'un exercice
assez exceptionnel; il semblait préférer le pastel et l'aquarelle.

On aimerait à retrouver parmi ses rares portraits peints, celui de Paul
Hervieu, cruelle image lunaire, tourmentée, du jeune diplomate d'alors,
forgeant à sa table d'écrivain les phrases coupantes de _Diogène le
chien_.

Il me semble qu'il y avait, dans ce portrait, un peu de la férocité
caricaturale et de l'exagération satirique que je retrouve dans une
silhouette de moi-même, ou de quelqu'un qui, m'assure-t-on, fut moi,
vêtu comme un entraîneur, les jambes écartées, énormément gras et
antipathique, dans un court «covert-coat» mastic, cravaté de rose, sur
un fond vert de laitue.

Les pastels de commande voulaient être plus flatteurs. De l'actrice Bob
Walter, il est un grand portrait, dans un costume Pompadour, robe de
taffetas gris tourterelle, d'un joli mouvement gracieux et affecté;
derrière elle, une colonne et une draperie conventionnelle qui cache un
coin de ciel mauve. Portrait flatteur dans son intention, mais où
l'ossature du visage et les minces lèvres pincées décelaient le peintre
satiriste. Forain n'était rien moins qu'un courtisan. S'il avait déjà un
faible pour les personnes titrées, les élégants et les fêtards dont il
était l'ami, son oeil implacable, son esprit de gamin, né au coeur d'un
quartier populeux, réservaient à ses compagnons de plaisir et à ses
amphytrions un remerciement redoutable.

Un des traits significatifs de Forain, dans la première partie de son
oeuvre, c'est l'allongement des pauvres corps efflanqués, un type tout
particulier de dégénérés. Ses «_gommeux_», ses misérables filles d'Opéra
montrent des anatomies grêles, des mines de rachitiques. Les hommes ont
de longs nez minces, comme des becs d'oiseau de proie, le dos voûté, des
bras de pantins, la moustache tombante en stalactites. Ses petites
femmes sont construites comme les poupées-Jeannette. Leur chair fardée,
séchée par la poudre et le rouge, est bien du temps où les disciples de
Médan s'exaltaient à décrire les maisons Tellier et les Lucie Pellegrin.
J. K. Huysmans demandait à Forain des pointes sèches pour illustrer
_Marthe_ et _Croquis Parisiens_; des Esseintes rêvait des caresses
subies dans l'«ambiance» factice d'une perversité macabre et «artiste»,
par de phtisiques «pierreuses». On tenait Félicien Rops pour un homme de
génie; le morbide et le satanique étaient à la mode. L'art de Forain,
déjà fin et original, s'il nous intéressait, n'était point ce qu'il est
devenu par la suite.

Si l'on reprend les anciens albums de Forain, l'on est surpris de voir
le chemin parcouru depuis ses essais du début jusqu'au «_P'sst...!_»
L'atmosphère de dissipation et de fête qu'ont respirée les peintres,
vers 1880, explique dans une certaine mesure la légèreté, le hâtif, le
tremblé d'un art purement parisien, qui devait éclore entre l'avenue de
Villiers et la Cascade de Longchamps. Heureuse et bénie époque, pour
celui qui tient une palette et se contente de copier, en se jouant, la
société fringante qui s'agite dans la rue, au théâtre, au bar. Les
tableaux de chevalet sont demandés partout, la peinture se vend, pourvu
que l'exécution soit «d'un joli métier». Heilbuth dresse de petites
figures de femmes dans des jardins de villas, sur les terrasses de
Saint-Germain. Duez fait courir des pêcheuses de moules, vêtues de rose,
dans les roches noires de Trouville. Gustave Jacquet, habile exécutant,
adapte le XVIIIe siècle à notre goût, en des toiles qui étonneront plus
tard, si jamais elles reviennent d'Amérique. On applaudit Gervex pour
son portrait de Valtesse, le _Rolla_, le _Retour du Bal_, d'une matière
soyeuse qu'admire Alfred Stevens, lui, l'égal des grands petits maîtres
hollandais et le connaisseur impeccable. James Tissot, encore réfugié à
Londres, est en plein triomphe et reçoit dans sa maison de Saint-John's
Wood, les jeunes gens, Helleu, Sargent et moi-même. Partout, les
peintres sont rois, ils gagnent de l'argent et construisent des hôtels
dans la plaine Monceau. Boldini, prestigieux dessinateur et coloriste
maladif, accumule de menus panneaux où la vie de Montmartre, le
mouvement de la place Pigalle, sont rendus avec une verve dont Degas et
Manet sont enthousiasmés. Le _talent_ est apprécié; on voit rendre
justice aux uns et aux autres, sans préoccupations théoriques et
sociales. Forain, dans cette capiteuse régénérescence, dix ans après la
guerre de 1870, est un spirituel et caustique spectateur qui projette
partout le rayon de sa lanterne sourde, familier avec les difficultés
matérielles et les bas-fonds de la capitale, et admis dans un milieu de
luxe excessif où il n'apporte pas le snobisme sot des romanciers en
vogue, mais l'attention d'un chasseur aux aguets. Son travail est
surtout fait d'observation, et s'il dépose de légers croquis sur le
moindre bout de papier qui tombe sous sa main, il regarde les hommes,
comme il a regardé les Maîtres, en flânant, dans le Louvre. Il est
perspicace. Sans tendresse ni commisération, il juge.

Jean-Louis est le cadet de tous les peintres renommés entre lesquels il
erre encore, les mains dans les poches, ricanant, plus apprécié pour les
mots qu'il lance partout que pour ses oeuvres.

L'éditeur Charpentier crée «la _Vie Moderne_», journal illustré auquel
collaborent les écrivains dont il est l'éditeur et l'ami. Forain lui
donne de petits culs-de-lampe, d'une fantaisie un peu japonaise, à côté
de Rochegrosse, le filleul de Banville, alors un enfant prodige. On
trouve de ces dessins partout, ils traînent chez les marchands.

Classé, à cette heure-là, parmi les derniers venus de l'impressionnisme,
Forain évite de préciser le trait, redoute «l'habileté» que le public
réclame de ses fournisseurs. Il se range parmi les «avancés», mais avec
nonchalance encore et espièglerie. Le soir et la nuit sont plus longs
que le jour. Entre un réveil las, un déjeuner où l'on s'attarde à
bavarder au restaurant, et la fin d'un après-midi qui vous ramène vers
les Acacias en été, vers le café Américain en hiver, Jean-Louis n'a
guère le temps de fignoler. Ses aquarelles, ses notations de mouvement
et d'effets sont rapides et sommaires. Il n'appuie pas. Et les motifs
reviennent toujours ou à peu près les mêmes, pris entre la Bourse,
l'Opéra et l'avenue du Bois. C'est le triomphe des ballets italiens à
l'Eden, le fameux «_Excelsior_», la rage des Skating-rinks, dans un
Paris déjà loin de nous, plus petite ville, où l'on entend moins parler
de langues étrangères, où l'on se sent plus chez soi.

Si Forain s'en était tenu là, il serait resté au second plan dans une
génération de peintres qu'adulait un public disposé à tout accepter,
pourvu qu'il n'y eût pas d'effort de compréhension à faire, en présence
d'une oeuvre d'art. Sans rien changer à ses habitudes, de plus en plus
répandu dans les sociétés qui souvent accaparent et détruisent un
peintre, Forain s'est peu à peu développé, jusqu'à conquérir la
maîtrise, par un exercice quotidien et ininterrompu de son crayon. Il
n'est pas rare de voir un artiste s'ignorer jusqu'à quarante ans, obscur
et méconnu, puis enfin s'imposer sur le tard par l'autorité de son
cerveau et de sa main; mais ce ne fut point le cas de notre ami, et
personne, dans son entourage, ne prévoyait que dans ce Paris de toutes
les frivolités, dont il est l'enfant gâté et l'esprit même, couvaient
des crises morales d'où surgirait un grand artiste.

Un jour, le directeur du _Courrier Français_ auquel Forain collaborait
parfois, Jules Roques, lui demanda de souligner le sens de ses dessins
par une légende. A cette heureuse idée nous sommes redevables d'une
série d'études de moeurs que différents éditeurs réunissent en des
albums qui s'appellent: la _Comédie Parisienne_ (première et seconde
série), _Nous_, _Vous_, _Eux_, _Album Forain_, _Album_, _Doux Pays_, les
_Temps difficiles_ (Panama). Dans un supplément du _Journal_, dans
l'_Écho de Paris_ et surtout dans le _Figaro_, ce furent ensuite
d'incessantes trouvailles de philosophe d'une ironie amère, simple et
bon enfant tour à tour, où de typiques aspects de notre vie étaient
commentés par le verbe le plus direct, le plus férocement français. La
moitié de ces «légendes» sont incompréhensibles pour un étranger, étant
aussi gauloises que celles du grand Charles Keene, du Punch, sont
britanniques. _Le Fifre_ et le _P'sst...!_, deux journaux qui n'eurent
qu'un nombre restreint de numéros, mais où le texte du dessinateur était
parfois assez abondant, furent le royaume de Forain, quoique Caran
d'Ache y ait aussi, pendant une période, collaboré.

Si l'on passe en revue la collection complète des dessins à «légende»,
on est frappé par une admirable variété d'inspiration et de technique.
Forain, qui connaît son Paris depuis la cave jusqu'au grenier, n'est
point de ceux qui se cantonnent dans un milieu, ne regardent que les
«gens du monde» ou, au contraire, selon une mode récente, le «Peuple».
Il n'est pas dupe de ces distinctions sociales. A d'autres que lui
d'être blessés par la vue de ce qui n'est pas leur classe, et d'affecter
le mépris de ce qu'ils croient être au-dessus ou au-dessous d'eux.

Son jugement sur les événements et les hommes est celui d'un enfant de
Paris, d'un temps où l'éducation, donnée sans passion, et moins
tendancieuse, laissait les cerveaux plus libres. Un album, daté de 1894,
_Doux Pays_, put passer pour une oeuvre de parti; mais la morale qu'on
en tire est celle d'un flâneur dans la rue, qui se promène le nez en
l'air, marque les coups sans indignation, se divertit plutôt. Pendant la
période du Boulangisme, ce flâneur reste sceptique et attend, sur un
pied, les événements. On se rappelle ces «rats d'Opéra», ces petites
danseuses qui se bousculent autour du trou dans le rideau de la scène;
l'une dit en parlant du «général», frissonnante de l'incompréhensible
émotion qui nous secouait tous alors, à entendre un nom magique: _Il est
dans la salle_!

_L'OEillet de l'absent_, lors de la fuite de Boulanger, est un autre
dessin célèbre.

L'expérience déjà longue de Forain lui fait mettre dans la bouche des
invités du Président, voyant une quinquagénaire épaissie, qui est la
République en bonnet phrygien:

_Et dire qu'elle était si belle sous l'Empire!_... exclamation où perce
à peine la déception des honnêtes gens, dégoûtés au moment de Panama,
mais patients et résignés.

_Sous Carnot_ comprend des satires du péril anarchique qui, n'en étant
qu'aux bombes, ne semble pas bien menaçant au boulevardier. «_Papa, ne
te trompe pas pour ta bombe: 201 C5, K0, C6, H3, AZO2 30_», dit une
gamine à son papa, qui réfléchit et répond: «_Bien! Avec de l'acide
sulfurique et du savon noir... ça ira!_»

Forain blague la terreur «des riches». Juré lors du procès des auteurs
d'attentats, un bourgeois revient en retard du Palais de Justice; sa
femme et sa fille se sont levées de table pour le recevoir, inquiètes:
«_On ne t'attendait plus pour dîner.--Il s'agit bien de cela, je viens
de faire mon devoir... Maintenant vite les malles... filons!_»

Il gouaille les familles des «chéquards», le député satisfait et
glorieux, le parvenu, celui qui, s'adressant à une famille de pauvres
hères assis sur un talus le long de la route, descend de son coupé à
deux chevaux, pour solliciter la voix de ses électeurs, et insinue:

«_Vos besoins sont les miens, vos aspirations sont les miennes! Je sais
que vous ne voulez pas d'une Constitution calquée sur l'Orléanisme..._»

Forain se contente de hausser les épaules. S'il y a quelque âpreté dans
son ironie, c'est celle du Français, de tempérament gai mais batailleur,
celui qui ferait les bons soldats de _la Revanche_, comme dit Déroulède.

A l'adresse des habiles politiciens qui promettent à la foule des
miséreux l'entrée prochaine dans un Paradis terrestre:

«_Mais, monsieur le Député, Charles X a dit tout cela à mon père..._»

Dans ce même esprit:

_Les élections municipales. L'éloquence parlementaire. Les nouveaux
ministres. Vétérans de la démocratie: «Je viens humblement, monsieur le
Ministre, solliciter..._»

_Sous Casimir Périer._ Une gentille petite République console un rude
travailleur mécontent:

«_Que veux-tu qu'j't'dise?... C'est fait. Mais avoue toi-même que
Brisson n'aurait pas été rigolo?_»

La même dit au Président Périer: «_J'ai eu très peur, on m'avait dit que
vous étiez du Jockey-Club._»

«_Le panmuflisme_» écrit Forain, dégoûté de certaines bêtises... puis il
passe. Dans cette série de _Doux Pays_ (décembre 1894) c'est un prélude
à l'affaire Dreyfus. Un Alsacien, à la frontière avec ses deux bébés,
regarde arriver des militaires français; il leur crie: «Bravo!»

_Sous Félix Faure._ Le Président dit à son valet de chambre: «_Allez me
chercher le tailleur de monsieur Carnot._» Sur le retour de Rochefort:
des gardiens de la paix, maintenant une foule grelottante, brandissent
de gros bouquets pour l'écrivain populaire: «_Parlez plus bas, monsieur
le Député, nos hommes ne votent pas_», dit le brigadier.

«--_Mon cher ministre, un électeur a été provoqué par la vue d'un prêtre
en uniforme. Aussi comme le député est vénérable de notre loge, je vous
demande les palmes pour ce courageux citoyen._»

Le grenier de la mairie du Havre: des bustes de Louis-Philippe, Napoléon
III, Thiers au milieu de souliers éculés et de vieilles culottes: «_Tout
passe, tout lasse, tout casse!_»

Les fêtes de Kiel, juin 1895: la jeune République, dans un manteau qui
est la carte de France, montre de son éventail d'invitée, la flotte
allemande:

«_Quel toupet de m'envoyer là avec un manteau déchiré!_»

Madagascar; Forain partage l'émotion du peuple, déshabitué des tueries:

«--_Cette pièce ne nous regarde pas. Nous sommes pour les décès_», dit
un planton du Ministère de la Guerre à un pauvre diable d'ouvrier qui
vient réclamer pour son fils, parti là-bas.

Le ministère Berthelot: «_Ma potion n'est pas prête?--Vous ne voudriez
pas! mon mari vient d'être nommé ambassadeur!_» et c'est la femme du
pharmacien qui répond cela au client.

_La Veille des fêtes russes_, _Après les fêtes russes_, _Les Prêtres à
la Chambre_, _Le Cercle des études sociales à Carmaux_: c'est toujours
une plaisanterie dans le goût populaire, toute de bon sens et le
scepticisme de l'expérience, en face de l'idéalisme... verbal des
entrepreneurs du Progrès.

Forain est né dans le peuple, il le connaît mieux que ne le connaissent
certains sociologues du Parlement, il pense avec lui, il l'incarne dans
sa gouaillerie, un amour pour ce qui brille ou résonne, clairon ou
tambour. Badaud crédule et sentimental, il s'amuse aux spectacles,
fût-ce de loin.

Voici l'ouvrier avec sa femme, souriante à son bras, qui regarde par les
fenêtres du café Anglais et dit gentiment en passant: «_M..de! ma table
est prise!_» Forain sait ce qu'un sportsman, un travailleur, un boursier
ou un artiste, peintre ou acteur, penseront, le geste qu'une réflexion
leur fera faire et quelle sera l'exclamation de plaisir ou de dépit,
chez chacun d'eux. Jamais la justesse de ton et la psychologie ne se
relâchent.

Il n'a pas, comme le pimpant, mais plus restreint Willette, un seul type
de femme, qui sera «la petite femme de Forain». Les acteurs de son
théâtre sont infiniment nombreux, variés comme son répertoire. On voit
la femme grasse et la maigre de «la société», la demi-mondaine, la fille
d'Opéra ou des boulevards extérieurs, concierges et modistes, toutes
pourvues d'une philosophie imputable à l'égoïsme et à la lâcheté de
«l'homme». Les relations de fille à mère, dialogues quotidiens du
ménage, sans vergogne et goguenards s'expriment ainsi:

«_Dis donc, maman, tu sais, n't'épate pas... Prends mon Chypre!
Qu'est-ce qui va me rester? Ton Bully?_»

Une opulente dame en robe de bal, à sa jolie demoiselle, affalée sur la
chaise dorée de Belloir insinue: «_Je vois bien que, si nous ne nous en
mêlons pas, ton père va encore rester sous-chef!_»

On devine le pauvre employé fatigué de passer la nuit au Ministère où il
se serait bien dispensé de venir, sa journée finie, en cravate blanche.

C'est encore la tendresse maternelle de la pipelette obèse, qui, le
balai à son côté, dit à l'énorme protecteur de sa Nini, toute frêle, se
peignant en chemise: «_Ah! monsieur le Comte, jusqu'à quelle heure
avez-vous gâté notre Nini? La voilà qui rate encore son Conservatoire!_»

On aime cette dame à face-à-main qui, entrant dans la chambre de son
fils et faisant sortir du lit, toute confuse, la gentille servante
descendue d'un étage, en camarade, établit ainsi les rapports
réciproques des habitants de la maison: «_Ça c'est trop fort, faire des
orgies chez mon fils et mettre, par-dessus le marché, une chemise à ma
fille!... Pourquoi pas mes bijoux?..._» La petite bourgeoise, celle de
Mme Cardinal, et celle de plus bas encore, n'ont plus de secrets pour
Forain. Il sent leur comique modérément gai, les misères dont une longue
habitude atténue les douleurs, la légèreté qui sèche vite les larmes,
l'ironie surtout, l'ironie peuple et française, _l'esprit_, le bon sens
trop implacable, la logique. Une immonde créature, enroulant sa nudité
dans un sale peignoir, dit à un menuisier, la musette en bandoulière et
les poings dans ses poches: «_C'qu'c'est que la veine! T'aurais moins
aimé boire, que j's'rais ta femme!_»

La candeur dans le cynisme des hommes vis-à-vis de la «fille», l'égoïsme
du désir sont trop éloquents sous le crayon de Forain. Le passant,
arrêté devant la boutique d'une modiste, qui s'écrie en voyant un bras
maigre s'allonger vers les trésors de l'étalage: «_Ce soir, je vais me
coûter un peu cher!_» n'est-ce pas là le pendant du: «_Et tu ne me
disais pas que tu étais si bien faite!_» soufflé par un pauvre diable de
demi-vieillard cassé à une plantureuse drôlesse dont les chairs,
indécemment rebondies, font craquer le corsage? Chacun se rappelle la
tragique image de la femme remontant son escalier, bougeoir à la main,
et suivie de l'inconnu au visage de bull-dog qui, le col relevé,
effrayant de concupiscence, suit l'infortunée dans le silence ténébreux
d'une maison louche. Pourtant, même dans son métier de risques, la
Parisienne reste gouailleuse et résignée. Un joli croquis nous la montre
ragrafant son corset, elle gémit: «_Voilà huit fois que je le quitte
depuis le dîner!!! ça me rappelle l'Exposition!_» Voilà tout!

Forain a trop de goût, pas assez de tendresse pour s'attendrir, à la
façon de Willette et des chansonniers de Montmartre. La note
sentimentale et un peu sotte, parfois touchante, de Delmet, la «larme
brève», il les bannit, comme aussi toute menace et toute revendication
rouge des dramatisants de _l'Assiette au beurre_. Son intelligence sèche
se plaît surtout dans la seule ville qu'il connaisse, et s'il a un goût
marqué pour le linge propre et les jolies façons, il ne se sent pas
déplacé et ne se montre pas «supérieur» dans aucun bas-fond. Sa
supériorité est ailleurs, il la porte en dedans de lui-même, n'étant pas
de ceux qui plantent la rosette de leur décoration dans la boutonnière
de leur pardessus, afin que nul n'en ignore.

On voudrait pouvoir étudier chacune de ces mille compositions, venues au
jour le jour au bout de son crayon, pendant ces dix ans où il s'est
inspiré, pour les journaux qui le lui demandaient, des circonstances
quotidiennes de la vie à Paris; telle sa série des _M'as-tu vu_? où
s'étale la misère du cabotin glorieux et humble, la galanterie élégante
du foyer de la danse et le marchandage crapuleux des boulevards
extérieurs, les courses, l'adultère, les affaires, la Bourse. Mais il
est malaisé de faire un choix parmi l'éblouissante collection de ces
planches, légères, tour à tour profondes, alertes, rieuses ou tragiques,
qui illustrent une phrase souvent lapidaire, drôle, dont la forme
raccourcie et définitive est d'un écrivain à la Jules Renard, ou à la
Becque.

«_Maria, vite de l'eau de mélisse et un sapin!_»

«_Comment, t'es peintre!!_» triste réveil dans un lit, au milieu d'un
atelier misérable.

«_Tu n'vas pas encore dire que c'est l'émotion._»

«_Fiez-vous donc à l'accent anglais._»

«_Alors Madame ne rentre pas dîner? Madame n'oublie pas son
tire-bouton?..._»

«_Ah! c'est votre mari? Eh bien, vous pouvez le reprendre, y me donne
plus de mal que trois enfants!_»

«_Qu'est-ce qui t'a dit?--Ne m'en parle pas, ils demandent tous des
Bouguereau._»

Et voici l'artiste accablé, revenant avec ses toiles, de la rue
Laffitte, qui «n'en veut pas», et c'est l'accueil, le geste exquis de la
maman du joli bébé occupé à jouer dans un coin de l'atelier sans feu--où
l'on s'aime, avec ou sans le sou!

Entre toutes les figures qui reviennent à cette époque dans les dessins
de la Comédie Parisienne, Forain, encore souriant, comparé à ce qu'il
devint ensuite, silhouette déjà un personnage qui est nouveau dans la
caricature française: c'est le financier «étranger», l'homme satisfait
et lourd, le jouisseur. Nous retrouvons dans nos souvenirs l'apparition
de ce type, son entrée aimable, empressée, encourageante, dans le monde
où il sera le Mécène, l'amphitryon jamais las, le camarade de tous ceux
qui voudront bien échanger contre ses politesses l'appui de leur nom et
se dire ses amis. Nous entendons l'accent germain de cet homme venu de
Francfort, de Vienne ou de plus loin, s'établir dans la capitale, sous
la protection de la République libérale et ouverte. Forain fait surtout
parler le snob, l'abonné de «l'Académie Nationale de Musique et de
Danse», le dîneur du Café Anglais, propriétaire d'un bel hôtel aux
Champs-Élysées, collectionneur, friand de jolies femmes et de rares
objets qu'il achète à coups de billets de banque et revendra le double.
Nous entendons la voix chaude et câline qui dit à un jeune niais
montrant une épingle _assez rare et en lapis_: «_Je sais, je sais, j'ai
une cheminée comme ça!_» Il ne manque à cette légende que l'orthographe
phonétique adoptée par Balzac, quand il met en scène le vieux Nucingen.

C'est encore: _Qu'appelez-vous chaud-froid, Vladimir?--Mon Dieu,
monsieur le Comte, c'est une bécassine dans sa glace, avec un peu de
piment sur le canapé._

Ou le dernier acte de Faust, quand Marguerite revient en robe de
prisonnière; l'abonné se lève et crie: «_Et les bijoux?_» (_Pichoux_).
C'est un profil oriental, mi-indien, mi-ottoman, que le satiriste orne
d'un nez charnu, partant d'un crâne fuyant, et qui domine une bouche
lippue, la ligne courbe presque d'une tête de bélier, avec des poils
frisés, sans âge précis. «Un habit noir», le gardénia à la boutonnière,
se carre dans la loge d'une «artiste». Elle dit à son habilleuse:
«_Est-ce pas, Juliette, que jamais personne ne donnerait quarante ans à
c't'homme-là?_» Ce nouveau potentat allait devenir le Médicis des Arts,
le collectionneur de tableaux, le marchand, le critique d'avant-garde,
le député socialiste de ce siècle-ci.

Forain ne flagelle pas encore, il ricane et «blague», en gamin, le Zola,
candidat à l'Académie, maigri, en correct veston, ou faisant sa prière,
entouré des anges du _Rêve_.

Malgré la saveur et l'accent de la plupart de ses compositions, on ne
peut dire, aujourd'hui, sachant les chefs-d'oeuvre qui suivirent, que la
qualité de sa forme fût vraiment belle, alors. Parfois, la construction
de tel corps laissait à désirer, le trait était flottant ou escamoté,
l'expression était toujours juste, mais le contour n'était pas sans «à
peu près» ni faiblesse. Très particulier, reconnaissable entre mille, il
n'avait pas encore cette ampleur, cette autorité que Forain acquit après
quarante-cinq ans. Sa réputation grandissait, mais surtout à cause de
ses légendes et d'une conversation éblouissante, semée d'apostrophes
assassines, qui, autour d'une table, dans la société, faisait de lui un
convive recherché, fêté--et redouté...

Manque de tenue, diront les étrangers, dont un oeil est toujours tourné
vers Maxim's, mais à qui nous ne pouvons demander qu'ils comprennent
notre génie, notre franchise, notre imprudence enfantine, notre courage
sans jactance. Nous leur proposons d'éternelles énigmes. Au moment où
ils croient à notre suicide, nous rebondissons à leur constante
surprise, plus jeunes et plus dispos, sans honte de notre col désempesé
et de notre cravate dénouée.

Les étrangers! Forain les déteste ou les ignore; il incarne certains de
nos odieux défauts, mais quelques-uns aussi des dons les plus précieux
de notre race: gardons-le pour nous--notre mémorialiste parisien...

Forain est alors en plein succès, il établit sa vie: marié à une femme
de talent et d'esprit, père d'un enfant, ce Jean-Loup auquel il réserve
toute sa tendresse, il construit, d'après ses plans, une maison blanche
et nette, non loin de cette Porte Dauphine où défileront tous les
acteurs de sa comédie. Les journaux ambitionnent une collaboration que
réclament les lecteurs; elle divertit la ville dont le goût pour
l'image, l'affiche, les albums illustrés, augmente chaque jour. Si l'on
ne peut s'offrir le luxe des tableaux pendus à son mur, on se dispute
les estampes, les pointes-sèches d'Helleu, les lithographies de Chéret,
décoratives et réjouissantes. Il semble que Forain délaisse ses
pinceaux, tout occupé à trouver, pour la fin de la semaine, le fait
d'«actualité» dont _l'Écho de Paris_ ou _Le Figaro_ attendent le
commentaire dessiné et réduit en une formule lapidaire.

Quelle serait sa couleur politique, s'il en avait une? Par rapport à ce
que nous voyons aujourd'hui, il serait plutôt réactionnaire,
conservateur,--si ce mot insuffisant et employé avec mépris ne désignait
une façon de sentir qui ne saurait être celle d'un homme intelligent;
admettons pourtant que le réactionnaire soit celui qui n'est pas
anarchiste, qui ne souhaite pas un perpétuel bouleversement, une
incessante mise en question de toutes les lois--conventions peu
scientifiques--mais dont nous vivons, ni mieux mais ni plus mal que l'on
ne faisait avant, que l'on ne fera encore après nous. Le réactionnaire?
ce serait encore quelqu'un qui a trop lu l'histoire et assisté à trop de
changements pour ne pas résister aux gestes invitants des vendeurs de
panacées et ne pas se méfier des remèdes nouveaux pour des maladies
anciennes; peut-être un nigaud, ou un philosophe qui ne croit pas à la
nécessité de la révolution, pour réaliser un progrès.

Forain ne s'est pas façonné une âme d'aristocrate ni de bourgeois, qui
regrette et s'épouvante. Il a un atavisme de prolétaire, peu de
convictions irréductibles, point d'éthique sociale. S'il professe «la
foi du charbonnier», qui l'a rendu un peu plus tard si ardent, il n'en
est pas encore troublé. Redoute-t-il une puissance occulte? C'est plutôt
celle du Diable!

Tout enfant, dans le quartier du Gros-Caillou où son père était artisan,
Jean-Louis fut distingué par son intelligence, par un abbé, M.
Charpentier, aumônier d'une vieille famille de l'aristocratie. Il en
avait reçu une éducation religieuse, contre laquelle il n'avait jamais
regimbé et dont le souvenir lui demeurait doux. Le contact des personnes
de bonne compagnie, si antipathique à d'autres, lui avait été sans doute
agréable, comme la propreté corporelle et les apparences décentes. A la
guerre, il prit ses dix-sept ans. Ceux qui ont assisté à ces détestables
événements vous ont dit l'impression cruelle qu'ils en ont reçue et le
puissant baptême que leur fut, à leur entrée dans l'âge d'homme, le sang
de l'«Année Terrible». Il semble que l'invasion soit demeurée comme un
cauchemar dans leur cerveau. Les générations qui suivent ont de moins en
moins la faculté de vibrer à l'évocation de cette tragédie; ceux-là même
qui se rappellent les premiers récits, les constantes allusions que
leurs parents y faisaient, regardent ces guerriers de hasard presque
comme les Héros de la Fable. Comprenons l'émotion des aînés, quand ils
entendent insulter grossièrement tout ce qu'on leur a enseigné à appeler
honneur, dignité, beauté morale. Admirons la souplesse de nos
contemporains, pour qui les principes de l'éducation déjà ancienne, qui
nous a formés, sont l'objet d'incessantes railleries.

Plus j'étudie le Forain d'avant le _P'sst...!_ plus je me convaincs que
son état d'esprit fut longtemps sans passion. Il n'avait pas de parti
pris, et il ne semble pas qu'il se mît au service d'un parti contre
l'autre. Et, en effet, nous nous rappelons bien l'espèce de confiance
qui régnait alors et rendait aisées les relations entre gens de
tendances différentes; cela, sans qu'on établît de ces distinctions,
sans qu'on se livrât à cet ostracisme féroce des passions déchaînées
plus tard. Certaines questions de race ou de morale n'étaient pas
posées, et c'est à peine si alors on remarquait qu'à un nom fortement
tudesque correspondît un visage, un être différent de nous. L'extrême
amabilité, la facilité d'assimilation, le caractère insinuant d'une
partie nouvelle, mais déjà bien installée, de la société parisienne, qui
s'en plaignait? Du désastreux antisémitisme, il n'était point question,
ou du moins un homme comme Forain n'eût pas songé à prendre parti, au
profit des autres, contre une fraction de citoyens parmi lesquels il
comptait des amis. Eh! quoi! fallut-il pour animer son génie, des
drames, dont le pays entier allait être bouleversé? Vus de loin, ces
événements auront peut-être une grandeur; de la beauté en rejaillira sur
cette heure, et l'oeuvre exaspérée de Forain apparaîtra comme plus
légitime, sinon plus excusable, aux descendants de ses victimes. Des
coeurs tièdes devinrent bouillants, ce fut une orientation nouvelle pour
quelques-uns, qui, de paisibles et plutôt conservateurs, se
transformèrent en révoltés--par conscience!

Si le développement de Forain commence à se faire sentir au moment du
Boulangisme, sa maîtrise éclate après 1896, date si importante d'une
tragédie qui ouvre les esprits, agite les coeurs, où l'on peut assurer
que chacun est de bonne foi, spontanément s'exprime, agit en toute
sincérité pour la défense de ce qu'il croit être les intérêts mis en
péril d'un pays, de la nation française ou de la civilisation. L'avenir
de la France est en jeu, toutes portes vont être ouvertes à ses
démolisseurs. Il faut choisir entre le nationalisme de notre race--et
celui d'une autre famille établie dans toutes les villes du monde.
Était-ce une illusion? Nous ne le crûmes point, ni d'une part, ni de
l'autre.

On se réveilla soudain ainsi que d'un état d'inconscience léthargique.
Comme dans les travaux du Métropolitain, qui mettaient à nu des étages
superposés de canalisation, pour les eaux, le gaz, l'électricité, le
téléphone et le télégraphe--prodigieux réseau de fils et de tuyaux
invisibles dont l'enchevêtrement compact et obscur participe à notre vie
à l'air libre--nous aperçûmes alors mille choses insoupçonnées. Nous
devinâmes la cause de maints effets déjà ressentis, mais comme une
légère et fugitive douleur qu'on oublie dès qu'elle cède... Tout esprit
qui ne fut point remué, retourné ainsi qu'un champ de labour, tout homme
assez prudent ou assez lâche pour être demeuré impassible, ne comprendra
pas la crise par laquelle Forain, de charmant dessinateur qu'il était,
devint un grand artiste.

L'affaire Dreyfus commence à la fin de 1897. Le _P'sst...!_ journal dû à
Forain et à Caran d'Ache, paraît en 1898 et se poursuit jusqu'à la fin
du procès de Rennes. Il contient une série de chefs-d'oeuvre
ininterrompue, dont je voudrais bien n'étudier que le dessin, car une
véritable maîtrise s'y atteste, pour la joie et l'étonnement des
admirateurs de Forain. La plupart de ces planches ont la largeur de
trait du pinceau trempé dans l'encre lithographique. On a souvent
prononcé, à ce propos, le nom d'Honoré Daumier. Je vois bien les
analogies purement extérieures qui ont rapproché l'un de l'autre ces
deux satiristes dans l'opinion courante. C'est ce genre de ressemblance
qui fait dire au public, d'un portrait de femme décolletée, sur un fond
de paysage, dans un cadre ovale: «C'est du La Tour», ou d'une enfant
blonde sur fond gris: «C'est un Velasquez». Forain aurait plutôt
l'écriture appuyée, grasse et si nerveuse de Manet, dans le «Corbeau»,
dans son portrait à la plume de Courbet, que je possède, ou de trop
rares croquis dispersés par les revues. Forain prend place à côté de
Charles Keene et de Degas. Il joue du noir et du blanc comme un Goya
moderne. Il est peintre avec le crayon Conté ou le pinceau. Les pages du
_P'sst...!_ sont des sortes de tableaux; on peut seulement regretter
qu'elles soient pleines d'allusions à des scènes d'«actualité» qui
exigeront plus tard, pour conserver leur éloquence et leur sens, des
notes historiques. Les noms propres abondent dans le texte, de personnes
vouées momentanément, par l'exaspération de sentiments exceptionnels, à
une haine politique qu'on ne pourra plus comprendre dans vingt ans, mais
qui divisa les familles les plus unies, rompit de vieilles affections,
arrêta la vie sociale.

Je n'écrirai, je ne veux pas écrire ici le nom d'un très galant
homme[6], dont la silhouette déformée, amplifiée, tour à tour cuisinier,
évêque, militaire, maître d'hôtel, s'élève jusqu'à devenir le symbole
d'une idée et d'une race. Quel ouragan de passions sur la France! Du
moins, les victimes du _P'sst...!_ ont-elles eu bientôt leur
revanche,--peut-être seront-elles fières, quand elles oseront rouvrir
des albums désormais classiques, de se voir comme les acteurs d'un drame
joué pour la défense de la race. Forain défendait la sienne. Ceux de
l'autre parti avaient, d'ailleurs, leur caricaturiste, M. Hermann Paul,
qui manqua hélas! de génie. Mais on ne peut pas tout posséder à la
fois!...

  [6] Cet homme, le «Polybe» du _Figaro_ pendant la guerre de 1914-1918,
    ce grand patriote et écrivain militaire, nous l'avons vu sur les
    boulevards en compagnie de M. Forain, quand celui-ci revenait, en
    permission, du front, où, malgré son âge, il joua un si beau rôle,
    comme officier-camoufleur.

Forain dit que, dans ces temps troublés, il se couchait dans un état de
rage et se levait, après un sommeil fiévreux, plus en rage encore. Comme
la plupart d'entre nous, il ne connaissait pas les détails juridiques de
l'affaire et ne s'arrêta pas à discuter tel ou tel point sur quoi nous
ne serons jamais édifiés, la meilleure foi chez quelques-uns, la folie,
dirais-je, chez les autres, brouillant tout dans la hantise d'une
obsession. Forain sentait que «c'était la fin de quelque chose» dont il
faisait partie; il hurlait à la mort, comme tels autres criaient «à
l'assassin!», le couteau sous la gorge. Hélas! des poignées de mains ne
furent pas toujours échangées entre les combattants, après le duel. La
maison brûle encore. Verrons-nous ce qui se dressera sur le terrain
calciné? On eût souhaité d'être enfant ou vieillard en 1897.

Si les sujets dans le _P'sst...!_ sont de l'«actualité», la puissance du
sentiment communique à Forain une flamme qui le transfigure et le
grandit. Son esthétique prend un caractère grave et, quoique très
réaliste, va devenir lyrisme patriotique. Ce n'est plus de la
plaisanterie parisienne. A côté de l'humanitarisme mystique des nouveaux
apôtres, source réapparue de l'inspiration française, voici un éréthisme
national, mettons le chauvinisme! D'un autre point de vue, et si comme
tout semble l'indiquer, l'affaire Dreyfus fut une reprise, après un
siècle, de la Révolution, les passions de Forain, que nous voudrions,
pour plus doucement vivre en société, tâcher d'oublier, prendront dans
l'avenir une singulière signification d'époque.

Le premier numéro du _P'sst...!_ montre le «_Pon Badriote_» qui
introduit le «_Chaccusse_» dans la guérite vide d'un factionnaire; et il
se termine par la magistrale moralité dont la légende est: «_Merci, au
revoir père Abraham, j'fous ai tiré les marrons du feu!..._» La
composition est grandiose. Le maigre sémite de France, les bras
pendants, la tête inclinée sur sa poitrine, regarde par-dessus son
binocle le gros Prussien (les Allemands sont encore des Prussiens pour
un jeune homme de 70), celui qui emporte les documents de «l'Affaire»
avec un rire béat, ravi d'une nouvelle conquête sur nos généraux.

Quel progrès a fait le dessinateur entre le 5 février 1898 et le 15
septembre 1899, en quatre-vingts numéros de crise nationale! Si le _Pon
Badriote_, qui accuse, est bien établi dans ses traits sabrés,
sommaires, rapides, il n'a pas l'envergure et le style du père Abraham,
d'un crayon souple, débarrassé du fil de fer dont Forain longtemps cerna
ses personnages. Ce trait serait impossible à copier fidèlement; de
réduit qu'il était auparavant à quelques éléments très analysables, le
voici dessin que nul imitateur ne pourra plagier.

C'est la fantaisie, la couleur dans la forme, l'atmosphère, les volumes
amplifiés des figures, et pour ainsi dire modelés dans la glaise. C'est
de la sculpture dessinée, comme certaines toiles de Carrière sont de la
peinture modelée par un statuaire. Entre le frontispice et la
«moralité», on ne sait quel choix faire.

_Cedant arma togæ_: impression d'audience. C'est un magistrat vu de dos,
qui lance en l'air, de son pied levé, un képi de général. La robe,
formant une vivante arabesque dans le mouvement tendu du corps, d'un
beau noir, prend l'aspect d'une orchidée fantastique.

On retrouve un peu de Manet dans _Bataille Perdue_: les deux amis qui,
pour un instant indécis, disent:

--«_Ah! si nous avions eu un homme! Le baron est mort, Hertz est en
fuite, Arton est coffré, quelle guigne!..._»

Je ne crois pas qu'à quelque parti que vous soyez attaché, _Le
coffre-fort_: «_Patience!... avec ça, on a le dernier mot!..._» cette
étonnante page moderne vous laisse froid! La confiance en l'argent,
sentiment indéracinable chez les hommes civilisés, est puissamment
rendue par le geste grossier, brutal, de ce financier aux yeux
clignotants, qui, en défiant des ennemis invisibles, tapote de sa griffe
de bête de proie la serrure dont il a le chiffre.

Une nouvelle bombe: «_Si j'en crois notre colonel, nous sommes sous
l'État-major._» Deux sinistres vieillards, en paletot, les jambes
recouvertes par l'eau du grand égout, posent une bombe religieusement,
comme un prêtre élève l'hostie vers le tabernacle.

_Un succès_: rentrant d'un dîner, un monsieur dit à sa femme, effrayante
dans son lit: «_Charmant! Bersonne n'a osé parler de l'affaire
Dreyfus!_» _Cassation_: il n'y a pas de légende à ce beau portrait d'un
juge hagard, brisant sur son genou la hampe de notre drapeau.

«_Au secours_» (Zola nageant vers la rive allemande).--«_La Fourmi et la
Cigale._»--«_Faut changer de quartier et nous faire protestants._»--«_La
plainte du Sémite._»--La petite République, boudeuse, coiffée du bonnet
phrygien, à l'homme accablé qui se lamente derrière son fauteuil: «_De
quoi t'es-tu mêlé? Il fallait te contenter de tripoter: c'était reçu_».
«_Curieux convives_»: un baron juif et sa baronne, inquiets avant
d'entrer dans le salon où ils vont passer la soirée: «_Chut! Je viens de
donner quarante sous au domestique pour écouter ce qu'on dit de nous._»

_L'allégorie de l'Affaire?_ Un soldat prussien, casque à pointe, attache
le masque, presque japonais, de Zola devant la tête d'un boursier dont
le visage est, à lui seul, une trouvaille. Si l'on a dit que Forain
rappelle Daumier, on pourrait aussi prononcer le nom de Rembrandt, dont
les figures bibliques ont un peu de cette «laideur» qui est aussi de la
beauté. Un moindre artiste, s'il avait dû illustrer les légendes du
_P'sst...!_ dans ces heures de déraison, dans quelle médiocrité
intolérable serait-il tombé? C'est le style, cet indéfinissable don des
maîtres, qui pallie ce qu'il y a de pénible dans cette chasse sauvage au
Sémite. En bafouant son adversaire, loin de le rabaisser, Forain
l'anoblit malgré lui. Il extrait de toute une race un type dont il
frappe la médaille.

Il était difficile, après Daumier, et sans lui ressembler, de dramatiser
la silhouette du magistrat, du juge. Dans _P'sst...!_, Forain varie
indéfiniment les plis de la toge, la toque coiffant une tête non sans
analogie avec celle de singes de Chardin: «_Thank you, master
Bard.--Mossieur est le correspondant du général Schwarzkoppen._»

_Les secrets d'État_: Sinistre, cet oiseau de nuit, avec son hermine,
volant au-dessus de Paris, sur lequel il fait pleuvoir ses papiers
secrets.

«_On rigole_». Les généraux viennent de déposer; les magistrats, ces
corbeaux qui relèvent leurs robes en un paquet de plis entremêlés, se
tordent de rire, macabres et sataniques.

«_La proie pour l'ombre_» où la silhouette projetée du juge se traduit
sur le mur par l'ombre d'un casque à pointe: deux noirs différents,
simplement obtenus dans les deux parties de la composition, par les
directions différentes que la main du dessinateur donne au gros trait de
son crayon.

Pour en finir avec cette série où les sujets servirent si bien notre
artiste, je dois rappeler quelques pages d'une invention linéaire, d'une
couleur si belle, qu'ils resteront comme les points culminants de
l'oeuvre de Forain, si même l'Affaire était un jour oubliée--ce que nous
souhaitons de tout coeur--en n'importe quel pays où ils soient gardés
par des collectionneurs. _La Détente._ Trois hommes, dont un, en chapeau
de soie défoncé, visage de momie aux yeux clos, un officiant, un rabbin
figé dans l'exercice de son sacerdoce, tient une pancarte où se lit
l'inscription: «_A bas l'armée!_» Au fond, plus loin, dans un cortège
abruti et aviné, passent, entre une haie de jeunes lignards au port
d'arme, des ouvriers et des camelots brandissant d'autres pancartes
emmanchées d'un long bâton: «_A bas la France, vive l'anarchie!..._»
C'est une marche religieuse vers la Paix et le Bonheur universels par
les rues de la Ville-Lumière; les «Intellectuels» applaudissent à
l'affranchissement de l'Esprit humain.

_Le rêve._ On prend le café après dîner; de jeunes orientaux, qu'on
dirait descendus des mosaïques de Ravenne, sont affalés dans des
fauteuils, les doigts chargés de bagues. Dans le fond du salon, des
barons et des baronnes de même race. Dressé devant eux, la tasse à la
main, un «gros bonnet» de la finance dit: «_Nous ferons arrêter
Boisdeffre par Zurlinden, Zurlinden par Pellieux, Pellieux par Jamont...
et ainsi de suite jusqu'à la gauche._»

La mort de Félix Faure; titre: «_le Mauvais Café._»

_Dans les Vosges_: «_C'est de là-bas que j'esbère la vencheance._»

_Le pouvoir civil_: où le banquier, un glaive dressé dans son poing
fermé sur sa cuisse, pèse du pied sur le corps de la France terrassée.

L'esprit de Forain, ses formules aussi éloquentes que son dessin, dans
l'ensemble de son oeuvre, j'ai dû en citer de nombreux exemples dans
cette étude du _P'sst...!_ On ne peut guère renvoyer le lecteur à un
album du genre de ceux où différents éditeurs ont réuni les autres
séries de dessins politiques, ou simplement parisiens. Peu de personnes
ont gardé les numéros--ils sont devenus très rares--de ce journal de
circonstance. C'est à peine si l'auteur lui-même en possède une série
complète. Il lui faudrait des amis qui prissent soin de ce qui, chaque
jour, tombe du chevalet sur la natte de son atelier: dessins, peintures,
esquisses de tout genre.

Forain ne «marche pas avec le siècle», mais il ne s'est pourtant pas
arrêté; après «l'Affaire», il reprend ses pinceaux et couvre ses toiles
de tons riches ou grisâtres, d'arabesques savantes, qui sont des
variations sur les sujets suivants: les danseuses, les tribunaux, la vie
du peuple, et certains de ces tableaux sont plus touchants dans leur
simplicité familiale,--mères et enfants, «maternités», comme l'on dit
aujourd'hui, qu'on ne l'eût attendu de l'implacable ironiste.

Il y a quelque temps, j'ai vu dans l'atelier de la rue Spontini des
projets de tableaux religieux. La beauté de ces compositions me fait
espérer un développement nouveau, une veine qui pourrait être féconde.
Forain, peintre catholique! La largeur et la noblesse qu'a prises sa
technique nous annoncent encore des chefs-d'oeuvre. Je voudrais, plus
tard, poursuivre cette étude si incomplète par ma faute; Forain n'a pas
encore achevé sa destinée, il forme au contraire mille projets de
peintre. D'autres temps viendront pour lui.

Février 1905. «_Renaissance latine._»


NOTE DE 1912 (_Études et Portraits_).--Je puis déjà, cinq ans après la
publication de ce portrait, ajouter à la liste des oeuvres citées plus
haut, une série de belles et précieuses «eaux-fortes» que Forain exécute
en ce moment. Le dessin s'élargit encore, le métier de la pointe-sèche
est parfaitement admirable, faisant penser à Rembrandt et à Goya. Le
Christ et les Apôtres, le Calvaire, le Dernier Repas: tels sont les
sujets auxquels revient ce Catholique. Forain s'est apaisé; son visage
rose et gras décèle une paix intérieure et un accommodement aux choses
actuelles. Son esprit lui a concilié ses ennemis, qui semblent avoir
passé l'éponge sur le _P'sst...!_ Il ne fume plus, il est végétarien et
indulgent.


NOTE DE 1916.--Depuis la guerre de 1914, Forain a retrouvé une nouvelle
jeunesse. Mobilisé malgré son âge--il a plus de soixante ans--décoré de
la Croix de guerre, il rend des services éminents dans le corps des
camoufleurs, qu'il organisa. Il ne quitte plus son uniforme; on l'a vu
dans Paris coiffé de la bourguignotte. Il a donné, dans l'_Opinion_ puis
le _Figaro_, des dessins, les plus beaux qu'on connaisse de lui. Je me
plais à lui offrir ce nouveau tribut de mon admiration, quoique, à la
suite de l'article qui précède, il ne me tienne plus pour un ami...




FRÉDÉRICK WATTS


Cette étude fut d'abord écrite pour une revue, après l'exposition
posthume du maître anglais, comme M. Armand Dayot me demandait quelques
lignes qui commentassent des reproductions en blanc et noir de toiles
inconnues en France. J'avais trop peu de place pour donner aux lecteurs
l'idée de cette oeuvre énorme et les raisons que j'ai de l'admirer tant.
Watts est un des plus importants artistes que je présentais dans «Essais
et Portraits» et je ne lui consacrais que cinq pages; au moment où je
les relus--avril 1916--venait de paraître un article saisissant, de M.
Pierre Mille: «La fin du Gentleman». La conscription générale était sur
le point d'être adoptée par l'Angleterre, qui, en face du péril
européen, renoncerait les avantages de caste qu'elle avait conservés,
bouleversant les traditions qu'elle était la dernière des aristocraties
à maintenir. Le sens de l'oeuvre et la vie de Frédérick Watts prirent un
sens social, s'éclairèrent, comme tant d'autres choses, au reflet de la
guerre.

Pourquoi Watts était-il demeuré si étranger à nous? Pour les mêmes
raisons auxquelles est due l'incompréhension mutuelle des Anglais et des
Français, persistant, même depuis qu'alliés nous répandions, côte à
côte, notre sang pour une même cause.

                                   *

                                 *   *

En 1919, dans un coin de salon, j'aperçois le grand corps souple d'un
homme âgé, une tête aux cheveux gris mais de physionomie jeune, des yeux
d'enfant, le teint frais de ces Anglais, qui, au cours d'une longue
existence de labeur intellectuel, n'ont pas manqué un seul jour de
prendre l'air, de se livrer à un exercice hygiénique. C'était Mr.
Balfour, pareil à ce qu'il se montrait, il y a de cela vingt-cinq,
trente, quarante ans dans d'autres salons, à Londres ou à la campagne,
entre deux parties de tennis. Cette «éminente figure politique» mérite,
elle, du moins, l'épithète tant à la légère et complaisamment accolée au
premier venu des diplomates, comme aux artistes et aux comédiens.

Mr. Balfour connaissait sans doute peu Paris, avant la Conférence et son
séjour forcé parmi nous; ou bien il le connaissait, comme la plupart de
ses compatriotes, pour y avoir dormi quelques nuits entre deux gares, en
route pour ses vacances à Cannes ou à Rome. Combien notre monde doit
être une surprise de toutes les minutes, pour un tel insulaire de
l'époque victorienne! N'est-il pas la dernière incarnation, ou presque,
d'un type d'homme de naguère, dans une société à peu près abolie et si
belle, si douce, que ceux qui y vécurent pourront malaisément se
consoler de sa disparition? Et Mr. Balfour semblait promener sa
souriante philosophie dans de fébriles et anxieux cercles parisiens, tel
qu'à l'époque de la reine Victoria, dans le parc de Holland House, ce
rendez-vous de tout ce qui fut glorieux dans ces temps déjà oubliés de
nous, et si proches cependant...

Deux ministres, des députés, un directeur de journal, avec des dames que
la politique surchauffe, discutaient les événements du jour, près de la
cheminée. Mr. Balfour, à un autre bout de la pièce, causait avec la
seule personne qui, ce soir-là, dans ce milieu parlementaire, possédât
la maîtrise de la langue et l'usage de la société britannique. Quelles
réflexions nous propose, dans le Paris de 1919, un Congrès si gros de
conséquences sociales, et où notre sort devrait être réglé: réunion
d'alliés, dont les meilleurs et les plus fermes nous découvrent, en tant
qu'individus, intelligence et sensibilité, si différents du cliché
qu'ils avaient pris de nous... Ils nous avaient découverts sous le
casque bleu, et nous redevenons autres en habits civils.

Parmi les plus mystérieux cas d'ignorance mutuelle compte celui des
Anglais et des Français: quelques kilomètres de mer séparent deux des
plus anciennes et accomplies civilisations européennes; les Anglais
voyagent; nous voyons des Anglais circuler dans nos rues, rouler sur nos
routes départementales, que tant d'entre nous ignorent, comme nous
ignorons leurs «counties.» Les échanges, les communications faciles et
rapides, suppriment de plus en plus les distances, on disait les
frontières; et néanmoins, ce qu'un commerçant, un financier, un
industriel apprend par besoin professionnel, les politiciens et les
diplomates, les artistes, qui, avant tous leurs compatriotes,
sembleraient devoir étudier cela même, continuent à le dédaigner ou à
s'y méprendre. Un Balfour enfermé, comme il le fut, dans une sorte
d'écrin par les défenseurs de sa sereine tranquillité, fut néanmoins un
des plus avisés, des plus clairvoyants délégués de l'Entente. Son
expérience politique, sa sûre tradition, recueillie des meilleures mains
de ses prédécesseurs ou collègues, pendant un demi-siècle, sa foncière
honnêteté, sa délicatesse, sa culture de «scholar» et de gentleman de la
bonne race, n'était-ce point là tout de même un atout?

L'existence d'un gentleman, la magnifique et délicieuse carrière d'un
homme politique, tel qu'un Balfour, un Disraeli, un Gladstone ou un Lord
Salisbury--et dont ces temps-ci marquent la fin--révolte la conscience
d'un démocrate moderne (qui n'en a d'ailleurs qu'une vague notion). Mais
on se demande parfois, dans quelle proportion, les deux types de
politiciens en lutte, conducteurs de débats, chefs de partis, faiseurs
de lois, et qui assument la responsabilité de nos destins, valent mieux
l'un que l'autre pour le bien public; comment se balancent le manque de
traditions, de lumières générales, et un insuffisant frottement avec les
masses populaires, les classes montantes, les catégories nouvelles de
citoyens.

Ce qui saute aux yeux, c'est qu'à mesure que les intérêts communs de
l'humanité tendent à rapprocher les continents, à unir les créatures en
un seul faisceau, si l'unification des moeurs établit une certaine
ressemblance extérieure entre les races de l'univers entier, d'autres
cloisons se forment, aussi épaisses que jamais, entre les Anglo-saxons
et les Latins, et leur cercle visuel se réduit davantage. Nous nous
«spécialisons» et renfermons dans un particularisme rigoureux; chacun
travaille pour soi-même, écarte, volontairement, par simple paresse, ou
indigence de curiosité, ce qui demande un effort pour être atteint. Par
désespoir de nous comprendre, ou indifférence, nous construisons autour
de nous d'étroites fortifications dans lesquelles se bouchera toute
meurtrière par laquelle nous apercevrions l'horizon.

D'où ces jugements qui déconcertent et témoignent d'une ignorance de
villageois, d'avant les chemins de fer.

Combien y a-t-il d'années que les Gainsborough, les Reynolds, les
Raeburn et les Lawrence sont appréciés de nous? Les paysagistes du XIXe
siècle, Constable, Turner, nous furent imposés à la longue; on dénie
encore à nos voisins d'outre-Manche le sens esthétique, il est convenu
qu'ils ne possèdent pas d'artistes créateurs.

J'écrivais en 1906: «Prévenons dès l'abord le lecteur français qu'on
n'entre pas de plain-pied dans l'oeuvre de Watts. Si vous n'aimez pas à
lever la tête pour voir les grandes figures plafonnantes au-dessus de
vous, négligez ce géant. Si vous ne regardez pas Paul Baudry à l'Opéra,
mais réservez votre sympathie pour quelques pommes sur une serviette
bleue, Watts ne vous convaincra pas. Impossible, dira-t-on, d'être plus
«vieux jeu» et plus démodé que Watts, un de ces Anglais italianisants,
qui, à Florence, à Venise, se firent une conception immuable de la
Beauté, et sur qui l'art moderne n'eut pas de prise.

Un de nos critiques me disait: «Votre Watts? mais c'est un vieux prix de
Rome!»

Un autre: «Watts? c'est le Gustave Moreau des Anglais; je préfère
Boecklin, Lembach, s'il faut choisir dans les écoles étrangères de
romantiques académiques...» Un de mes amis écrit ses romans en face
d'une reproduction de l'_Amour et la Vie_. Comme je lui demandais ce
qu'il savait de Watts, il me répondit: «Rien ou presque rien; les
peintres me disent que c'est un mauvais peintre vieux jeu, quelque chose
comme un... Élie Delaunay, est-ce vrai? Cette composition est charmante,
j'ai depuis longtemps chez moi cette photographie de l'_Amour et la
Vie_... un ancien souvenir d'Exposition universelle... Alors, ça ne vaut
rien? Peinture pour littérateurs?»

Non, Watts fut, nous le dirons tout à l'heure, un peintre pour les
peintres. Si, à propos de Watts, j'avais fait allusion à Fantin, à
Ricard et à Gustave Moreau, c'était pour donner dans un magazine, en
regard de reproductions en blanc et noir, quelque idée de la «matière»
parfois grenue, un peu cotonneuse ou trop travaillée et trop «cuite»,
qui alourdit des toiles telles que la _Jeunesse et la Mort_, telle
composition, tels portraits d'entre 1870 et 1880. La technique perdit
sur le tard, en souplesse, la brosse s'empâta; certaines figures nues
semblent modelées comme des maquettes de sculpteur. Les tableaux de
Watts ne sont pas toujours «de la belle peinture» et Watts, à la fin de
sa longue existence, parut plus soucieux d'exprimer des idées que de
nous donner des jouissances visuelles.

«Peintures à idées»! Mais Odilon Redon n'est-il pas un peindre à idées?
Pourquoi un Redon est-il défendu passionnément par ceux qui
collectionnent des Van Gogh et des Cézanne, et qui n'accueilleraient pas
dans leur galerie un Gustave Moreau ou un Watts? Odilon Redon est-il
plus que Gustave Moreau, un peintre?

Le prestige des méconnus et des «ratés» a perverti l'opinion. Les
merveilleuses _Curiosités esthétiques_ de Baudelaire, critique
infaillible; les livres de Huysmans, de Duranty; les propos de Degas, de
Renoir sur Cézanne, rapportés par des chroniqueurs, mirent en
circulation un langage spécial depuis qu'un marchand de tableaux posa
sur le même chevalet qu'un Fromentin, un Henner, ou un Daubigny par lui
recommandés naguère à sa clientèle, quelque figure de Cézanne et
s'exclama: «Formidable»! Or les jeunes gens parlent de ce qu'on leur
montre.

La carrière d'un artiste est jugée du même point de vue que l'est son
oeuvre, par nous autres, modernes, pour qui une vie de peintre a plus
d'intérêt, si elle fut tourmentée, humble, difficile. Le génie semble
être le privilège de ceux qui luttent pied à pied, contre l'indifférence
et l'incompréhension de leur époque. Nous sommes blessés en constatant
la chance des autres. Il est peu d'exceptions à ce point de vue social
du critique français. Frédérick Watts ne fut pas un martyr. Peut-on
citer Puvis de Chavannes?

Il ne commença, d'ailleurs, à se faire vraiment connaître que vers
cinquante ans, et Chavannes, quoique avide autant qu'un Meissonier de
récompenses officielles, garda son indépendance avec jalousie, même
comme Président d'une grande Société. Il recevait, le matin,
journalistes et élèves, dans sa petite chambre de garçon, contre
l'atelier de la place Pigalle où il ne travaillait jamais. Il dissimula
sa vraie existence d'homme privé, il ne se fût pas laissé confondre avec
un Meissonier ou un Carolus Duran, Présidents aussi de la Société des
Beaux-Arts, tout en sachant, à certaines heures, porter croix et rubans
sur une poitrine bombée de maréchal de France, et recevoir des hommages
dans les banquets nationaux. Mais il ne fut pas de l'Institut!

Il est peu de tâches plus difficiles à notre époque que de concilier la
politique d'une carrière officielle et la noblesse d'une vie de grand
artiste. Or, Frédérick Watts fut un grand peintre et un «officiel», un
grand gentleman (comme un homme d'État au temps de la reine Victoria),
et un reclus.

                                   *

                                 *   *

Son exposition posthume à Burlington House formait, quoique incomplète,
un vaste musée. En y pénétrant, on était saisi de remords et comme d'une
honte d'avoir si longtemps vécu, presque sans le connaître, si proche de
ce superbe vieillard qui, en plein Londres moderne, avait été un Titien,
un Tintoret et un Chateaubriand à la fois!

Il fut un poète et un érudit, non pas invisible ainsi que Gustave
Moreau, mais mêlé au monde, comme l'auteur des _Mémoires d'Outre-Tombe_;
et il portraitura les «beautés à la mode», les illustrations de la
littérature, de la science et de la politique, par devoir d'_historien_,
en ami, en grand seigneur chez lequel passe toute personne qui porte un
nom, ou possède une valeur. Ayant eu le bonheur de réaliser ses désirs,
il léguait à la Nation--tant pour la _National Portrait Gallery_ que
pour la «Tate» (musée du Luxembourg britannique)--plusieurs centaines de
ses ouvrages, qui n'iraient jamais chez le commissaire-priseur. Il
dictait le jugement de la postérité et choisissait sa place à côté de
Turner.

Aujourd'hui, l'on visite, dans la Tate Gallery, une salle Turner, tendue
d'une soie rouge, semblable à celle que le paysagiste choisit pour sa
propre demeure, comme fond à ses tableaux. L'Angleterre, reconnaissante,
reconstitua le cadre original de ces poèmes peints, les plus belles
pages de son XIXe siècle; la même piété patriotique a réservé des
galeries pour l'oeuvre du portraitiste _national_, que fut Watts, et
pour ses compositions. Il n'en est pas une qui ne vaudrait un sérieux
commentaire. Esprit d'une rare supériorité, Watts avait fait le tour des
philosophies, des religions, compris les mythes de l'humanité.

«L'art de Watts se tient au-dessus des conditions physiques», a-t-on
écrit; «il remonte aux origines de l'humanité, à ses mythes, et fait
revivre les plus anciennes traditions.» Nous ne pourrions donner qu'une
trop vague notion d'un cycle philosophique qui se développe d'un bout à
l'autre, avec une rigueur absolue, car les illustrations seules
pourraient le faire comprendre.

La mort a surtout préoccupé Watts; elle rôde à travers son oeuvre. Watts
la figure comme une amie bienfaisante et secourable à qui le soldat, le
prince, le mendiant rendent un égal et fraternel hommage. «La maladie
repose sa tête sur les genoux hospitaliers de l'endormeuse; l'enfant
joue ingénûment avec son linceul». «Dans la _Cour de la Mort_, un
nouveau-né sommeille contre le sein de la macabre majesté; le silence et
le mystère gardent le seuil de son palais.»

Dans l'_Amour et la Vie_, une mince jeune femme, aux lignes exquises,
est l'emblème de la fragilité humaine, de sa faiblesse et de sa force à
la fois. «L'humanité monte la rude pente de l'animalité à la
spiritualité.»

La plupart de ces allégories sont chargées de symboles qui m'échappent
parfois. Watts, moraliste et idéologue, avait le désir d'enseigner,
comme nous le verrons.

Je ne tenterai pas ici d'étudier le philosophe; quant au peintre,
quelque style dont il ait cru ou voulu se rapprocher,--antiquité, moyen
âge--il conserve sa manière propre et très moderne. Appelons le un
post-raphaélite. Il marcha seul, à côté des pré-raphaélites, demeurant
un isolé comme tous les grands créateurs. Si sa pensée plana sur des
cimes d'où nous sommes exclus, il fut d'ailleurs un réaliste. A côté de
sa fameuse «Espérance», les yeux bandés, accroupie sur le globe
terrestre, et qui pince la dernière corde de sa harpe, vous verrez, du
Watts réaliste, certain attelage de brasseur, un fardier, des chevaux
fumants dans une rue de Londres, sous la conduite d'un gars aux
vêtements de cuir, et qui font de loin penser à Gustave Courbet.
L'harmonie bleu-turquoise de l'_Espérance_, tableau trop littéraire, et
la peinture robuste des _Fardiers_, les rouges, les oranges de ce
splendide morceau sont deux aspects d'un art presque trop riche et dont
se méfient les apôtres de «l'art circonscrit».

Watts est aussi grand dans un morceau de nature morte que dans ses
fresques du Hall de Lincoln Inn's Field, au Temple. Lors de son
exposition posthume à Burlington House (Royal Academy), _Fata Morgana_,
_Paolo et Francesca_, _Le Jugement_, _Prométhée_, _Orphée et Eurydice_,
_Endymion_, _la Mort couronnant l'Innocence_, centaines de sujets
didactiques, philosophiques, voisinaient avec des portraits majestueux
(tels que le Tennyson), ou familiers; documents sans pareils sur la
société anglaise au XIXe siècle. Dans une étoffe, des accessoires, une
fleur, Watts a des délicatesses inattendues, des raffinements aussi
rares que ceux de Whistler. Dans le portrait de Lady Margarett Beaumont
et de sa fille, qui date de 1859, une certaine robe gris-lilas, est
d'une «matière» de pétale d'iris, où Alfred Stevens[7] excella.

  [7] Alfred Stevens, le Flamand; ne pas confondre avec l'Anglais du
    même nom, peintre et sculpteur, très grand artiste complètement
    ignoré en France, et contemporain de Frédérick Watts.

Je ne connais point d'esquisses, par Watts; toutes ses toiles sont
_achevées_, menées jusqu'au bout, en une maîtrise tranquille, qui
déconcerte quelque peu et dérange nos habitudes.

Watts ne rencontra pas les obstacles que tant de jeunes artistes ont
souvent à surmonter. Ses dispositions furent favorisées par un père et
un grand-père clairvoyants. Élève des _Écoles de l'Academy_ dès dix-huit
ans, puis du sculpteur Behnes, il débuta par un coup de maître. Comme
perfection technique, il ne dépassa jamais l'étonnant _Héron blessé_,
une toile qui peut être mise à côté de n'importe quel chef-d'oeuvre
hollandais, et supérieure à Fyt. Après un premier concours pour la
décoration du Parlement, en 1843, il passa quatre années à Florence,
chez Lord Holland, ministre britannique près la cour du grand-duc de
Toscane. Là, et dans ses voyages à travers l'Italie, il acquit, comme
sir Joshuah Reynolds, toutes les connaissances que comportait encore,
dans ce temps-là, le métier de peindre. Lord Holland était un esprit
éclairé, un grand seigneur fastueux, le propriétaire de ce château et de
ce parc de Holland House, qui sont comme un comté dans l'intérieur de
Londres--alors le rendez-vous de la société, des littérateurs et des
artistes, comme des diplomates et des princes.

Le jeune Watts fut, à la légation d'Angleterre à Florence, plutôt un
secrétaire d'ambassade qu'un élève peintre en tournée d'études.

Malgré les charmes de l'Italie, qui retiennent parfois les Anglais pour
toujours, Watts retourna à Londres, concourut encore pour un panneau à
la Chambre des Lords, il fut victorieux. Ce panneau représente
Saint-Georges et le dragon. A partir de 1848, ce fut une succession
vertigineuse de tableaux de chevalet et de portraits, dont chacun a une
particularité d'exécution ou de conception: paysages symboliques, tels
que le _Retour de la Colombe_ après le déluge; quelques toiles
d'intimité à la Fantin, dont certaine femme assise sur un canapé. La
_Femme au canapé_ appartient encore à la période des savants glacis et
des «jus» à la Delacroix. L'oeuvre de Fantin et de Whistler, que je
venais de voir d'ensemble quand fut exposée celle de Watts, semble
chiche, à côté d'une telle abondance, de cette effarante prodigalité; il
est probable que l'une quelconque des toiles (non symboliques) de Watts
serait fameuse parmi celles de nos petits maîtres préférés. Mais pour
lui, elles n'étaient rien.

Nous passâmes près de Watts, un peu comme le touriste devant un palais
dont il croit que la porte ne s'ouvre pas au public. C'était le temps
des écoles qui durèrent trois ans, des auteurs _d'un livre_, des hommes
qui s'emprisonnèrent dans un système, par crainte d'être appelés
«versatiles». Watts se renouvelait, parce qu'il avait toujours plus à
donner, puisant aux sources que lui offraient l'histoire et la grande
culture classique. Il fut à la plupart de ses confrères peintres ce
qu'est un Balzac à un Jules Renard, un Shakespeare à un Alexandre Dumas.

De rester auprès de votre poêle, ne veut point dire que vous soyez
Descartes.

Watts se nourrissait «des anciens et des habiles modernes», comme écrit
La Bruyère; «on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en
renfle ses ouvrages, et quand, enfin, l'on est auteur et que l'on croit
marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, comme ces
enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur
nourrice.»

Mais Watts ne maltraita point les siennes. Il s'était «nourri des
anciens et des habiles modernes», comme on pouvait l'être au siècle de
La Bruyère, quand «l'honnête homme» avait sa place réservée pour
cultiver ses talents et son esprit à l'ombre des portiques, dans un beau
parc dont il avait la jouissance, sinon la propriété, et où il se
croyait établi pour toujours.

Frédérick Watts était comme locataire à vie de la famille Holland. Le
vieux lord décédé, Watts habita une maison de Kensington, toute proche
du château, qui est, lui aussi, une anomalie dans la Londres moderne.

Je n'oublierai jamais les deux heures que je goûtai, vers 1880, chez le
vénérable vieillard. Sa maison de Holland Park n'était qu'ateliers et
galeries. Dès l'entrée, on se sentait apaisé, dans la «sérénité de l'art
pur». C'étaient des salons pleins de précieux objets où deux dames qui
adoucirent sa fin, _glissant_ comme des ombres, allaient et venaient,
occupées à garnir de fleurs des vases et des coupes. Du jardin, dans le
goût archaïque anglais, filtrait la lumière d'une belle journée de juin;
on apercevait, au travers des petits carreaux aux losanges de plomb, le
cavalier héroïque, _l'Énergie physique_, dû au ciseau de Watts, et
dressé au milieu des allées de sable rouge; la mémoire pleine d'un passé
illustre, l'artiste me raconta des anecdotes sur des Français de
naguère, sur la société du duc d'Orléans; puis, apprenant que j'étais
peintre, il porta des jugements inattendus sur nos confrères, car il
était aussi renseigné sur ceux-ci que sur les Vénitiens du XVIe. Le
maître me «raconta» les portraits dont il était entouré, et une certaine
toile, déjà ancienne, une femme dans une robe florentine à crevés de
satin, soutachée de perles, dont il repeignait le fond.

Watts n'avait vu que les beaux aspects de la vie, évolué qu'en les
milieux les plus polis, fréquentant de hautes intelligences dignes de la
sienne.

Une telle existence ne vaut-elle pas la peine d'être vécue?

                                   *

                                 *   *

Mais n'est-il pas trop tard pour parler de Watts, que je voudrais faire
aimer et mieux connaître? Je crains de suggérer à des Français la sorte
d'opinion qu'ils se firent d'un Théodore Chassériau, d'un «homme
distingué», d'un dandy; ou qu'un «avant-garde» ne me réponde, comme me
l'écrivait quelqu'un de «distingué» en sortant de la Tate Gallery: «Les
Anglais ont, comme les Belges, leur musée Wirtz...»?

Watts, non moins que Chassériau, fut «un homme distingué», horrible
insulte! Mais, avec son pinceau, il fut le très puissant créateur d'un
vaste cycle où les Dieux, les Héros, fraternisent avec les personnages
du siècle dernier. Si je n'ose le comparer à Delacroix, c'est que je
suis moi-même, avant tout, sensible à cette qualité inanalysable de
«peinture» sensuelle, que possédait Delacroix, comme Rubens, comme
Fragonard, comme Manet et Renoir--qualité qu'on «palpe» parfois chez
Watts, mais qu'il perd quand il devient trop «cérébral».

Mais quel que soit son moyen d'expression, on ne résiste pas à
l'admiration qu'inspire la magnitude de sa pensée. Chesterton nous le
présente ainsi: «Voici un homme dont la dépréciation de soi-même est
intérieure et essentielle, dont la vie est d'un moine, le caractère d'un
enfant, et il a au fond de son âme un si inconscient et colossal sens de
sa grandeur, qu'il peint comme si son oeuvre devait avoir plus de durée
que la Croix dans la Cité Éternelle. Adolescent, il s'attendait à peine
aux applaudissements du public; comme vieillard, il s'étonne encore de
ses succès; mais dans son adolescence anonyme, comme dans sa silencieuse
vieillesse, il peint comme un qui, du haut d'une tour, abaisserait ses
regards, à travers la perspective des siècles, sur des temples
fantastiques et d'inconcevables républiques.

»L'esthétique et la morale d'un Watts ne sont pas, comme chez la plupart
de ceux nés artistes, des sujets à somptueux discours, à développements
pour conférences et dont il y aura des profits personnels à tirer; mais
une règle de vie, comme de se lever de bonne heure, d'être
consciencieux, c'est-à-dire: ou bien un principe, ou rien du tout.»

Aussi bien, comme Chesterton le fait remarquer, la _morale_,
l'évangélisation, dirions-nous, un besoin si caractéristique de la
vertueuse époque victorienne, ce grand portraitiste ne s'en peut pas
départir, Watts la tient pour son principal devoir, sans pour cela
cesser d'être peintre; sa morale s'incorpore à son oeuvre de peintre.
Son individualité n'en est jamais offusquée, quoique Watts rentre
toujours, de parti pris, dans l'_Universel_, et refuse de regarder
l'univers du point de vue de l'individu--ce qui, d'autre part, donne à
un artiste plus d'acuité, de _personnalité_--et c'est là un des traits
essentiels d'un homme comme Frédérick Watts et, à la fois, de son
époque. Nous le présentons au lecteur français, autant comme un document
historique, que comme un peintre. Il étonnera, par la multiplicité de
son entreprise humanitaire, les jeunes gens de notre aujourd'hui, tout
dévoués aux «essais», volontiers spécialistes, qui se renferment dans un
étroit cercle d'expériences et se plaisent à l'ésotérisme, cherchent à
n'être point compris du vulgus. Watts n'a pas non plus composé des
tableaux dont le symbole fût toujours clair; néanmoins, il prétend
instruire, il peint pour que ses toiles soient vues par des illettrés,
aussi bien que par des «intellectuels», il tient à l'opinion du peuple
et lui lègue son oeuvre didactique.

«_Il insiste sur les symboles universels, écarte ceux qui seraient
locaux, ou temporaires, même si le lieu est tout un continent, et la
durée une série de siècles..._»

Il lui eût été facile et d'un plus sûr effet--a-t-il souvent répété--de
rendre plus intelligible le sens d'un de ses tableaux, en y introduisant
quelque image, quelque trait populaire et d'actualité; mais il ne
daigne, car malgré son désir de clarté, son instinct le mène plus loin.
Nous ne voyons pas de crucifix pendu au-dessus de la tête de l'_Heureux
guerrier_, ni de couronne impériale, ni d'accessoires héraldiques,
symboliques, dans le _Mammon_; ni une _machinerie théologique_, dans la
_Cour de la Mort_. (Chesterton).

Ces adjuvants qui tenteraient sa main, Watts les repoussa parce qu'ils
lutteraient avec sa stupéfiante ambition de peindre pour tous les
peuples, pour tous les siècles!

Et ici, me posera-t-on la question: vous disiez tout à l'heure que Watts
avait vécu comme un moine; or, vous l'avez montré comme un homme du
monde, presque un Chateaubriand, et maintenant selon vous cet ambitieux
peint pour les siècles!

                                   *

                                 *   *

Eh! bien, oui: un artiste a pu nous offrir ce paradoxe vivant, dans la
société qui disparaît et dont la tête de Mr. Balfour évoque le souvenir.
Mais il y aurait trop à dire pour rendre ce cas tout à fait clair, et il
faudrait aborder des questions presque de l'ordre religieux. «Watts
réalise le grand paradoxe de l'Évangile: «Il est humble, mais prétend
hériter la Terre». «L'universalisme prêché par Watts et les autres
génies de l'époque victorienne était, on le conçoit, sujet à certaines
spécialisations, qu'il n'est point nécessaire d'appeler «limitations».
Comme Matthew Arnold, le dernier et le plus sceptique d'entre ceux qui
exprimèrent leur idée fondamentale dans la forme la plus désintéressée
et philosophique, ces hommes soutenaient «que la règle morale constitue
les trois quarts de la vie». La seule idée qu'il puisse exister quelque
chose de plus important que la morale, leur eût paru sacrilège, ce en
quoi ils avaient raison, quoiqu'ils fussent partiaux, ou partisans; ils
n'observaient point le maintien de l'«universalité», dans leur
critique... Nous ne reprochons pas à Watts cette attitude comme une
faute, car il met une borne à un point défini, à la façon des
anarchistes eux-mêmes; il est dogmatique, comme le sont tous hommes
raisonnables.» (Chesterton).

Il nous a bien fallu toucher quelques mots sur l'«Universalisme» (comme
disent les Anglais) de Watts, parce que c'est là une des particularités
dominantes des esprits de sa race, et de son temps même. Herbert Spencer
ne s'est-il pas dévoué à une entreprise aussi gigantesque que celle de
Dante, à «un inventaire, ou un plan de rien moins que l'univers», allant
jusqu'à mettre à leur place, «et scientifiquement», la foi brûlante des
martyrs, comme les plus abruptes nouveautés du monde moderne? Nous
sommes ébahis et un peu épouvantés par ces individus, si différents de
nous et qui, comme Gladstone, «abattaient des forêts, par manière
d'exercice récréatif, ou Stuart Mill, qui, dans son enfance, avait déjà
lu la presque entière littérature de toutes les langues». Et Chesterton
explique l'indépendance de Watts, son détachement, au-dessus de la
mêlée, par la magnifique solitude dans le travail, dont ses illustres
contemporains lui donnaient l'exemple.

Combien nous aimons, dans la vie de Watts, le mélange d'une délicate
sensibilité, d'une modestie quant à sa _personne_, et la hauteur du but
qu'il poursuit! Quelle leçon, pour nous, qui exhibons avec orgueil le
moindre croquis, la page la plus bâclée, que nous signons comme un
manifeste historique!

Notre éloignement, notre mépris dirais-je, pour l'allégorie et le
symbole en peinture, sont dus à la médiocrité, sinon à la niaiserie des
artistes qui, au XIXe siècle, ont pratiqué ce genre. Un esprit
distingué, comme Gustave Moreau, nous rebute autant que de moindres nous
apprêtent à rire. Chesterton écrit fort justement que la plus valable
objection à l'allégorie se fonde sur ceci: que l'allégorie implique
«l'imitation d'un art par un autre» et sur notre foi en la perfection,
l'infaillibilité du verbe. Elle serait une sorte de pléonasme, comme un
mot composé dans lequel l'un des éléments figure deux fois. «Le mot
_allégorie_ est lui-même une allégorie.»

Or ce jugement, tout arbitraire, ne saurait toucher Watts qui, quoi
qu'on ait dit, est moins littéraire qu'humain, et dont les tableaux nous
invitent plutôt à penser sur un thème, mais qui suffisent d'abord à nous
émouvoir plastiquement. Ne prenons pas _The Dweller in the
innermost_,--traduirais-je _La Vie intérieure_?--ni _l'Orphée et
Eurydice_, mais _Hope_ (l'Espérance), dont la reproduction est si
connue. Je voudrais citer toute la page où Chesterton se demande ce que
le spectateur déchiffrerait en cette figure mélancolique d'une si belle
arabesque...

Sa première pensée serait que le titre est _Désespérance_; sa seconde:
qu'il y a erreur dans le catalogue; la troisième: que le peintre était
fou. Mais s'il se dégageait de sa prime inquiétude et qu'il fixât
attentivement cet étrange tableau crépusculaire, il se développerait
petit à petit en lui, une indéfinissable, mais puissante sensation; et
alors, que _verrait-il_? quelque chose pour quoi il ne possède point de
vocable, quelque chose de trop vaste pour qu'aucun oeil ne l'ait perçu,
de trop secret pour qu'aucune religion ait pu l'exprimer, même comme une
doctrine ésotérique. Debout, devant cette toile, le spectateur se trouve
tête à tête avec une grande vérité; il s'avise qu'en nous, quelque chose
est sur le point de s'évanouir, mais ne disparaît jamais; une foi à
laquelle il semble toujours que nous disions adieu, et qui néanmoins
s'attarde indéfiniment, une corde toujours tendue à se rompre, mais qui
pourtant ne se brisera jamais; et qu'en nous, ce qu'il y a de plus
délicat, de plus fragile, de plus mystérieux, est en vérité au fond de
nous-mêmes l'indestructible. Il connaît un grand fait moral: à savoir
qu'il n'y a jamais eu un âge de Foi, d'assurance totale. La Foi a
toujours le dessous; elle est battue, mais elle survit à tous ses
conquérants. Le désespérant bavardage moderne sur les siècles
d'obscurantisme et les autels chancelants, la fin des dieux et des
anges: tout ce verbiage est vieux comme le monde; des lamentations sur
les progrès de l'agnosticisme, il y a des traces dans les sermons des
moines des âges de ténèbre; on trouverait dans l'Iliade les malédictions
adressées à la jeunesse impie. La Foi n'abandonne jamais les mortels, et
cependant, avec une audacieuse diplomatie, menace de les quitter, et
elle est demeurée chez tous les rois, toutes les foules, les a régis
sous des airs d'un pèlerin qui passe. Elle a réchauffé, éclairé
l'humanité, depuis le premier jour du jardin d'Eden, avec des rayons
éternels, mais ceux d'un incessant coucher du soleil. Dans ce tableau de
mystère, la malice (de la foi) se trahit presque. Personne ne peut
donner un titre exact à cette toile; mais Watts, l'auteur, l'appela
l'_Espérance_. Et il est remarquable que ce titre ne soit point, comme
le pensent ceux qui l'estiment _littéraire_, la réalité sous le symbole,
mais un autre symbole pour la même vérité, ou plus exactement, une autre
image qui illustre un autre aspect de cette même vérité si complexe. (Je
traduis à peu près.)

Deux hommes ont senti, sous le mot _Hope_, quelque chose de violent et
d'invisible. Le spectateur a prononcé ce mot; et l'artiste a peint un
tableau en bleu et vert. Ce tableau est insuffisant; le terme est
faible: néanmoins entre l'un et l'autre, comme deux anges qui
calculeraient une distance, ils situent un mystère, et l'un de ceux que,
des centaines de siècles, l'homme a tâché de percer, et qui lui
échappent encore.

«Le titre n'est donc pas tant la matière, la substance d'une des oeuvres
de Watts, qu'une épigramme dont cette peinture est le prétexte. C'est
une tentative pour suggérer, en s'emparant de l'instrument d'un autre
métier, l'intention qu'a eu le peintre en employant ses pinceaux. Watts
appelle son oeuvre «Espérance», et c'est peut-être le meilleur titre,
puisqu'il nous remémore ce fait, trop oublié, que Foi, Espérance,
Charité, les trois vertus théologales des Chrétiens, sont aussi les plus
_gaies_. Le paganisme n'est point gai, mais plutôt tristement noble;
l'esprit de Watts, en général mélancolique et noble aussi, se rapproche
ici du mysticisme à proprement parler, de celui qui est gonflé de
secrète passion et de réconfortante foi, tel Fra Angelico, ou Blake.
Mais quoique Watts appelle cette formidable chose l'_Espérance_, il vous
est loisible de l'appeler Foi, Vitalité, Volonté de Vivre, Religion de
demain matin, Immortalité de l'Homme, Amour de Soi-même, ou Vanité: la
clef du mystère qu'est l'homme survivant à tout et qu'il n'y ait pas sur
terre de _pessimiste_... «S'il existait quelque part un homme qui eût
perdu toute _espérance_, son visage nous frapperait dans une cohue,
comme un coup violent; qu'il se pende, celui-là, ou devienne premier
ministre, peu importe; cet homme-là est un mort.»

Je n'ai pas résisté à la tentation d'évoquer ces lignes de G. K.
Chesterton, quoique le plus brillant morceau de littérature n'ait rien à
voir avec un tableau, et surtout avec un chef-d'oeuvre; mais j'aperçois
là, en noir sur blanc, la pensée de la sereine Albion de mon enfance,
celle de Mr. Balfour, celle des héros que Watts a portraiturés: Carlyle,
Manning, Leslie Stephen, Matthew Arnold, Stuart Mill, Robert Browning,
Tennyson, Meredith, Lytton, William Morris, D. G. Rossetti, les
mélancoliques et les gais, les croyants et les athées, les grands hommes
de Victoria, reine de Grande-Bretagne, impératrice des Indes.

                                   *

                                 *   *

J'aimerais de m'étendre davantage sur l'exceptionnel portraitiste
Frédérick Watts, plutôt que sur le peintre de sujets. Après tout, il est
à peu près oiseux de discuter si sa morale, si son enseignement par
l'art plastique, sont les traits qui l'honorent le plus. Quelle est la
parenté qui unit la morale et l'esthétique, y en a-t-il une, entre
elles? Questions qui laisseraient bien froids la plupart des lecteurs
français, en 1919--peut-être à tort--et quoiqu'on puisse prévoir un
retour prochain aux spéculations de cet ordre. Mais est-ce ici le lieu
d'indiquer les deux buts vers lesquels semble s'orienter une ardente
jeunesse? Est-ce ici qu'il convient d'indiquer les deux buts si éloignés
en apparence, et peut-être bien voisins, vers quoi semblent se diriger
nos jeunes artistes? Néanmoins, Watts fut le contraire d'un portraitiste
littéral. S'il n'a pas _déformé_ le visage humain, il en a extrait
l'élément spirituel; en tant que dessinateur et peintre, il est le
continuateur des maîtres, mais il y a quelque chose de tout à fait neuf
dans sa conception du portrait.

«Ses modèles n'étaient point toujours satisfaits de son interprétation.
Comme il me l'a dit, lui-même, quand Carlyle vit son image sur la toile
qu'achevait Watts, l'historien s'écria: «Vous avez fait de moi un
laboureur fou». Les amis de William Morris, dont la beauté était
célèbre--il ressemblait à un Zeus--ne la retrouvèrent pas dans ce visage
que Watts avait fait émerger, violent, sanguin, les yeux injectés, d'un
fond vert profond, où quelque feuillage métallique accroche la lumière.»
Chaque portrait de Watts est, non pas une recherche nouvelle et voulue
(car ils sont tous différents les uns les autres, comme présentation),
mais, chaque fois que le modèle pose devant le maître, celui-ci semble
voir en même temps que l'homme ou la femme qu'il a assis sur la
plate-forme, l'oeuvre, l'existence, le présent et le passé de ces
personnes; et s'oubliant lui-même, saisi d'un respect religieux pour la
créature humaine qu'il recrée et immortalise avec ses pinceaux, il les
revêt d'un caractère de noblesse, les pare tels qu'il veut que la
postérité les imagine.

Cette conception héroïque du portrait ne date pas des débuts de sa
carrière; quant à nous, nous préférons certaines toiles familières que
nous avons citées; mais parmi les centaines dont s'honore la _National
Portrait Gallery_ de Londres, ceux surtout des quarante dernières
années, il en est peu qui ne décèlent un souci d'épurer les visages de
toute trivialité, d'insister précisément sur ce qu'aujourd'hui nous
appelons les traits caractéristiques, disons: la grimace, la caricature.

Watts--écrit Chesterton, comme nous l'avons écrit d'Ingres--s'agenouille
devant son modèle, officie; mais tandis que Ingres fait une oraison à la
nature, à la chair, au corps, Watts s'incline devant l'esprit, le génie,
devant le héros.

Mais le hasard fit que la plupart de ses «sitters» fussent dignes d'être
ainsi traités. Eût-il été un mauvais peintre, il nous importerait peu
qu'il ait mis un symbole dans sa nature-morte du _Héron mort_, ou dans
le masque d'une actrice. Mais il était, répétons-le, avant tout, un
peintre.

Frédérick Watts, chargé d'ans, ressemblait à un Tintoret, sous sa
calotte de doge, quand il me reçut dans sa maison, à Holland House, avec
ce sourire d'adolescent et cette grâce aisée qui plaisent tant en Mr.
Balfour. Disons-nous bien que nul ne verra plus jamais sur un visage de
vieillard moribond, ce reflet si doux d'une longue vie, pourtant agitée
par les passions, remplie par un labeur acharné et une intense
production. L'âge n'éteint pas cette lueur, qui nimbait le front du
grand artiste; il s'en alla, convaincu qu'il avait travaillé pour le
bien de son pays, qu'il avait éduqué ses concitoyens; il avait accompli
de son mieux une tâche morale, moralisatrice, et cela il l'avait pu
faire, parce qu'il occupait sa place normale dans la société. Cette
place ne lui avait point été contestée à toutes les heures du jour,
comme l'est à chacun de nous la moindre langue de terre que nous
occupons ici-bas, ou la plus modeste supériorité.

Mr Balfour, Frédérick Watts: visages de paix, de sérénité, de candeur,
figures dont la guerre a brisé le moule! Il ne sera donc plus permis aux
«intellectuels» de vieillir sans se courber et sans rides, avec ce teint
vermeil que nos devanciers avaient parfois comme les ruraux, qui
évitèrent la Ville?




LES DAMES DE LA GRANDE-RUE

(BERTHE MORISOT)


_Pour Madame Rouart, née Julie Manet._

Une porte s'ouvre sur le vestibule. Des joues rondes et roses de petite
fille, un tablier blanc à pois: c'est vous, Julie, l'enfant chérie;
Julie! Votre maman vient de vous faire poser, vous courez vers vos jeux.
Treillages bleus sur le mur, arbustes: un jardinet dans Paris. Des
cerises sur la crédence de la salle à manger, des fruits dans une coupe
de cristal. Une bonne, les cheveux un peu en désordre, blonde, et point
laide, coud près de la véranda... Mais vous connaissez mieux que moi
l'oeuvre de madame votre mère, et vous grandîtes dans ce décor parisien,
entre l'avenue Victor-Hugo et l'avenue du Bois, qui avait à peine cessé
d'être l'avenue de l'«Impératrice», quand vos parents construisirent
leur hôtel, rue de Villejust.

Depuis l'Arc de Triomphe jusqu'à la place où s'élève aujourd'hui un
monstrueux monument de bronze, rocher de Guernesey et un poète dessus,
vous souvient-il de ces vieilles masures, ateliers d'artistes, de
carrossiers; des hangars du garde-meuble Bedel, du côté impair de
l'avenue d'Eylau, (alors celui du terre-plein auquel on accédait par des
marches, et qui était au niveau du quartier des Bassins). Du côté pair,
le vôtre, des jardins et des parcs: des villas et des maisons de
famille. C'était, pour madame votre mère, encore un peu du vieux Passy.

Plus loin, à partir de l'église Saint-Honoré, entre l'avenue d'Eylau
(aujourd'hui Victor-Hugo) et la rue de la Pompe, un vaste terrain en
contre-bas, et non bâti, fut longtemps le domaine d'une tribu de
vagabonds; il y avait là des _montagnes russes_, une sorte de Magic City
très primitive; un singulier personnage y vivait dans sa cabane, un
Levantin, disait-on, et qui, vêtu de fourrures, un bonnet d'astrakan sur
sa tête aux longues mèches sales, faisait traîner par des béliers sa
voiturette, attelage aussi célèbre, au Bois, que ceux de madame
Rattazzi. Ce quartier assez «louche» était celui des acrobates, des
employés de l'Hippodrome, alors situé entre l'avenue Bugeaud et l'avenue
Malakoff.

Je passais par là chaque matin en me rendant d'Auteuil à la classe; je
croisais parfois mademoiselle Morisot, une boîte d'aquarelle et un
«bloc» sous le bras: mademoiselle Morisot dont me parlait mon
institutrice, la bonne mademoiselle Eugénie Fossard, grande autorité
parmi «ces Dames de Passy». Car «mademoiselle Berthe», votre mère, en
était une alors; elle logeait avec votre grand'mère et vos tantes dans
la rue Guichard, plein coeur du vieux Passy. Combien elle me faisait
peur, madame votre mère, avec sa mise «étrange», toujours en noir et
blanc, ses yeux sombres et ardents, son anguleux visage maigre, pâle, sa
parole brève, saccadée, nerveuse, et sa façon de rire quand je lui
demandais à voir ce qu'elle cachait dans «son bloc»!

--Avez-vous bien travaillé? me disait-elle,--pour détourner mes
questions.--Mademoiselle Eugénie est-elle contente? Et ces demoiselles
de la villa Fodor, les avez-vous vues ces temps-ci?

Les demoiselles Carré, c'étaient d'autres «Dames de Passy», de la
province de Paris; bref de ce quartier qui n'était ni la ville, ni la
banlieue, et dont encore aujourd'hui les boutiques, en certaines rues
autour de Notre-Dame-de-Grâces, ont l'aspect, les «articles» même qu'on
fabriquait avant 1870 et l'odeur... l'odeur des ruisseaux que le baron
Haussmann négligeait d'assainir.

La villa Fodor! La cour, les plates-bandes, la statue de sa fontaine de
zinc, les jardins _en déclive_ jusqu'à la rue Raynouard et au parc
Delessert; le bassin, le jet d'eau: paysage urbain de mademoiselle
Berthe Morisot, royaume de ces dames X et Z., chez lesquelles je
rencontrai la grande artiste, alors «une» amateur, «une personne
distinguée! une originale mais _très genre_!» disait-on. «Très genre»
signifiait «à la mode», élégante, «qui a du chic».

Valentine et Marguerite, les amies de votre maman, furent parmi ses
premiers modèles à lourd chignon blond dans un filet, et soutenu d'une
tringle horizontale dont les deux extrémités étaient des boules noires;
la taille sous les seins, le corsage tuyauté et ouvert en coeur. Autour
du col, un velours qui pend sur le dos: le «Suivez-moi jeune homme»,
«très genre», à la villa Fodor.

Il est des objets peints par mademoiselle Morisot dont elle perpétuera,
en les poétisant, la couleur et la forme: cachepots en faïence de Gien
moderne; dedans, un «caoutchouc» aux grosses feuilles bêtes; chaises
dorées, fauteuils crapauds capitonnés, à glands; et ces housses blanches
dont l'artiste recouvrait presque toujours des meubles hideux faits en
bois de palissandre.

                                   *

                                 *   *

Il y avait donc une Société locale autour de la villa Fodor, des
familles qui ne dépassaient guère l'extrémité de la grande rue de Passy,
ou, si elles avaient affaire «dans Paris», prenaient le train de
ceinture. Leur existence était circonscrite entre le Ranelagh, la Muette
et le Trocadéro; elles se visitaient beaucoup, s'invitaient à des
goûters où chaque dame apportait son ouvrage, des gâteaux de chez Petit
et les potins d'une gazette «mondaine» assez bourgeoise et provinciale,
j'imagine, quoique plusieurs artistes y prissent part, dont mademoiselle
Charlotte, la fille du sculpteur Vital-Dubray, ensuite madame Albert
Besnard. Je me la rappelle dans la splendeur de ses dix-huit ans, ses
manches retroussées sur des bras de déesse, modelant un buste de
Sémiramis, en présence de S. M. Le Khédive. Les dames de la villa, les
dames de Passy faisaient cercle dans l'atelier de la jeune statuaire, où
l'on allait répéter _La Ciguë_, comédie d'Émile Augier, mise en scène
par Got, un autre voisin, solitaire du hameau Boulainvilliers.

Berthe Morisot, l'arrière petite-nièce de Fragonard, n'est-ce pas
Madame? a grandi dans les élégances modestes de ce vieux Passy, entre
des pavillons des XVIIe et XVIIIe siècles et ces maisons à un ou deux
étages, blanches et couvertes en tuiles, qu'ont fait tour à tour
disparaître les immeubles qui les remplacent toutes, ou presque,
aujourd'hui. Déjà des cubes de pierre de taille s'accumulaient près des
échafaudages, quand, certain jour de 1867, mademoiselle Marguerite, me
ramenant par la rue Franklin, du cimetière où nous avions porté des
fleurs, présenta le tout petit garçon que j'étais à «mademoiselle
Berthe», qui, assise sur un pliant, peignait au pastel en plein air.

--Monsieur Manet est là, à la fenêtre de monsieur X..., dit-elle.

J'entendais pour la première fois, sans doute, le nom de votre oncle
Édouard. Vous connaissez son «Exposition universelle de 67», vue du
Trocadéro. Manet devait être en train de faire une étude pour ce tableau
si amusant, avec figures du second empire, les pantalons rouges des
lignards et, je crois m'en souvenir, des ouvriers maçons. Le point de
vue devait être l'endroit où, aujourd'hui, tant de voyageurs des
tramways de Passy attendent que la receveuse en bonnet de police ait
aiguillé la voiture sur d'autres rails, quand finit le trolley.
C'étaient alors de vastes jardins, encore des «pavillons», des «folies»
Louis XV et Louis XVI; des charmilles et des glycines suspendaient leurs
grappes à de bas murs chancelants.

Je rencontrai bien souvent ensuite mademoiselle Berthe à la villa Fodor,
où je jouais soi-disant, mais désirais surtout voir votre mère, car les
pinceaux et les couleurs m'attiraient déjà plus que les parties de
volant ou de crocket. Elle fit devant moi un charmant portrait de
mademoiselle Marguerite, en robe rose pâle; toute la toile était pâle;
Berthe Morisot était déjà elle-même, supprimait de la nature les ombres
et les demi-teintes. La jeune demoiselle, «plantée comme un piquet»,
disait-on, avait l'air, sur son sofa, d'une poupée Huret; les dames de
la Grande-Rue riaient derrière le dos de l'artiste qui, heureusement,
était «une personne bien charmante», malgré «les drôles de choses
qu'elle peignait avec tant de nervosité». D'ailleurs elle ne devait
point être si contente que cela de son ouvrage, puisqu'elle barbouillait
et l'effaçait après la séance... et mademoiselle Marguerite posa des
mois durant, sans que cette esquisse semblât prendre corps. «On n'a pas
idée de ça! mettre dans un portrait un piano lilas, des rideaux de
mousseline, un caoutchouc au lieu d'un bouquet!»--remarquait l'une--à
quoi la maman, une précieuse, aimable et minaudant: «Je ne suis pas de
votre avis, chère, tout ce que touche mademoiselle Berthe, elle lui
donne du _genre_!»...

Les demoiselles Carré s'habillaient au goût de Berthe Morisot; il me
semble ne revoir dans mes souvenirs que des jupes claires, des
mousselines, des jaconas à pois, des taffetas légers comme dans les
aquarelles de la grande artiste.

Il est toute une série d'objets d'ivoire, de nacre, reliures d'album,
coffrets, baguiers, houppes à poudre de riz, miroirs, petites brosses
sur une table de toilette drapée de blanc sur transparent rose; des
cornets en verre avec des arums dedans, des psychés en laqué crème dans
une chambre en cretonne à semis pompadour; il est des parfums de Pivert,
pommades aux violettes de Parme, ou savons au «suc de laitue», que je ne
puis voir, ou sentir, sans penser à la villa Fodor, aux tableaux de
Berthe Morisot.

Toutes ces choses étaient «genre» et très nouvelles dans le Passy des
dames Carré. Un nuage de poudre sur la peau, une touche de noir sous les
yeux, n'étaient point jugés «fard» et mademoiselle Morisot en
conseillait l'adjuvant à ses modèles.

Ne croyez pas, chère Madame, que je fusse si monstrueux que d'avoir noté
ces détails à l'âge que j'avais sous l'Empire... la villa Fodor, la rue
Guichard et leurs habitantes ont peu changé de coutumes et de goûts;
longtemps même après, l'oeuvre entière de Berthe Morisot, datée de
Passy, de la rue de Villejust, de Guernesey ou du Mesnil, reste la même:
une, pareille, en dépit de l'influence que Renoir exerça tardivement sur
son admiratrice. Vos armoires sont pleines encore d'études légères et
délicates, savamment touchées du bout d'un pinceau qu'elle seule sut
tenir comme un crayon à se faire les cils. Elle touchait sa toile comme
la peau d'un visage, traitait une meule, un peuplier de banlieue, comme
une bouche, ou une écharpe de tulle.

_Rue Guichard._--C'est au printemps, peut-être un «jour de Longchamp»,
les voitures roulent dans la Grande-Rue; les fenêtres sont ouvertes; les
jalousies, lamelles mi-closes, au midi sur la cour, laissent filtrer un
rayon rose; au nord, la fenêtre ouverte sur la rue répand une lumière
froide, que réchauffe le reflet des maisons d'en face, avec leurs
balcons de fer, leurs cinq étages et leurs toits de zinc, si chers à
Gustave Caillebotte. Un appartement bourgeois, mais dans cet
appartement, une chambre de jeune fille est l'atelier d'une grande
artiste. Des housses, des rideaux blancs, des porte-feuilles, des
chapeaux de paille «bergeronnette», un sac de gaze verte à prendre les
papillons, une cage avec des perruches, fouillis d'accessoires fragiles;
et point de bric à brac, nul objet d'art, mais quelques études, au mur
tendu d'un papier gris moiré, pékiné, et, en belle place, un paysage de
Corot, un frotaillis d'argent.

Je n'en avais point encore vu «des Corot»; des lèvres minces de
mademoiselle Morisot, ce nom de Corot, pour frapper mon oreille,
prononcé comme par un enfant qui sucerait une boule de sucre de pomme,
sortait d'une bouche friande.

--Monsieur Corot vient de me donner cela!

Mademoiselle Morisot penche la tête, à droite et à gauche, cligne des
yeux, redresse sa taille prise dans un «canezou» à grelots de soie,
regarde l'esquisse qu'elle a choisie parmi les dernières études de son
maître, et qui doit la ravir, quoique mademoiselle Morisot garde
toujours sa ravissante expression ennuyée, dégoûtée, sinon un peu
colère.

Elle n'a rien «de sa main», à me montrer; elle efface tout ce qu'elle
fait, en ce moment; «la peinture à l'huile est trop difficile!» Ce matin
encore, désespérée, elle a jeté dans l'eau du lac, au Bois de Boulogne,
une étude de cygnes, qu'elle suivait en barque; voulant me faire un
petit cadeau, elle cherche dans ses cartons quelque aquarelle. En vain.

Elle m'offrira donc des _langues de chat_, spécialité du pâtissier Petit
et des _finettes_ à la pistache, mais point de peinture: non! elle n'a
«rien de joli!» Ce mot, comme le nom de Corot, il fallait l'entendre
comme mâché, savouré par elle...

Mais, vous savez comment, Madame, car elle vous appela Julie, l'un de
tous les plus «jolis» vocables de la tendresse maternelle; il y avait un
peu en elle d'une Marceline Desbordes Valmore. Sous sa froideur
éloigneuse, elle était tout élan, amour, passion.

                                   *

                                 *   *

Nous aimerions savoir quels furent les rapports des deux rivales, élèves
d'Édouard Manet: Berthe Morisot et Eva Gonzalez. Celle-ci, moins douée,
mais dont on parlait davantage, car elle exposait au Salon et vivait
dans le monde littéraire et journaliste de Paris. Toutes deux avaient
quelque chose d'espagnol en elles; ou bien était-ce que Manet les
espagnolisât, quand il les faisait poser? L'une et l'autre dames aux
cheveux noirs, aux yeux noirs, aux fines mules, sont inséparables, pour
nous, ne fût-ce qu'à cause de l'oeuvre de leur maître, où elles figurent
si souvent, surtout madame Morisot, qui fut pour une bonne part
«l'élément Goya», dans les toiles de votre oncle.

L'apparition du «Balcon», au Salon des Champs-Élysées, provoqua combien
de discussions chez ces dames de la villa Fodor! «l'enlaidissement» de
mademoiselle Berthe, que nous trouvons si belle aujourd'hui, dans sa
robe blanche derrière les barreaux vert-véronèse du «Balcon». Et la
«femme à l'éventail», la «femme au soulier rose», la «femme au manchon»
les cheveux à la chien sur le front, les yeux profondément enfoncés dans
le bistre!...

Tandis qu'Eva Gonzalez, bonne copiste, peignait lourdement comme M.
Manet, avant 70, Berthe Morisot, dès ses débuts, avait conquis sa
liberté. Je croirais qu'elle suggéra peut-être à Claude Monet et à
Sisley, qu'un paysage parisien ou des environs de Paris, un jardin, un
pont de chemin de fer, des coquelicots dans l'avoine pâle de
Seine-et-Oise, étaient des motifs picturaux et il semble qu'elle ait
parfois prêté ses modèles, pour les figurines à chapeaux de paille et à
jupes claires, qui remplacent enfin les paysans, les bûcheronnes, dans
le paysage «impressionniste». Berthe Morisot fut la bonne fée de
l'impressionnisme, qui est un art féminin, comme de faire des bouquets
ou de la «frivolité»!

Au rebours des personnes de son sexe, qui se guindent à la facture mâle
et ne songent qu'à faire oublier qu'elles sont femmes, Berthe Morisot a
senti les limites de son art, traitant la peinture en aquarelliste, en
pastelliste, dessinaillant, «jetant», comme on disait à la villa Fodor,
n'appuyant pas, frôlant la toile ou le papier. Sa maîtrise garda,
jusqu'à la fin de sa vie, la saveur de la jeunesse, les colorations du
premier printemps, l'odeur du serynga et des lilas blancs sous la pluie.
Déjà parvenue à la maturité du talent, copie-t-elle un plafond de
Boucher, au Louvre? C'est une transcription qu'elle en fait, un panneau
bleu-rose et blanc, pour décorer son atelier-salon de la rue de
Villejust, qu'elle a voulu non pas au nord, mais en plein midi, à
lambris blancs Louis XVI; la lumière y est égalisée par des stores
crème; il n'y a pas un coin sombre; les jonquilles, les tulipes, les
pivoines dans des vases, se détachent sur du clair, avec la transparence
des chairs, le modelé plat, le «ton local» sans heurts des objets et des
visages qui font face à une fenêtre. Un tel éclairage passe pour
«décolorant»; je ne crois pas qu'avant Berthe Morisot, aucun artiste
ait, de propos délibéré, toujours peint «quand il n'y a pas d'effet»,
c'est-à-dire en supprimant les oppositions d'ombre et de demi-teinte, et
choisissant, pour détacher dessus une figure, une même «valeur» claire.

Berthe Morisot a bien plus influencé son beau-frère, qu'elle ne s'est
soumise aux habitudes traditionnelles d'Édouard Manet.

                                   *

                                 *   *

Quand elle épouse Eugène, et cesse d'être la «demoiselle de Passy»,
c'est le paysagiste qui choisit de passer des étés en Angleterre, à
Guernesey; puis la famille va sur des plages normandes, à Fécamp, au
Tréport. Berthe Morisot trouve des motifs inédits qu'allait plus tard
exploiter le néo-impressionnisme: la villa modeste, le chalet en bois
découpé de Vuillard, un décor que nul peintre ne s'était encore avisé de
reproduire: un casino, une tente sur le galet; le poteau indicateur et
le drapeau qu'on lève quand les nageurs peuvent sans péril se mettre à
l'eau; les ajoncs d'un jardinet maigre, la guérite d'osier. Enfin le
nouveau pittoresque qu'apportent les Parisiens dans les «trous pas
chers», remplace celui que respectaient, depuis Delacroix, les Alphonse
Karr, les Dumas, les Isabey et tant d'artistes à béret qui, l'été, se
revêtent d'une vareuse de pêcheur et jouent au loup de mer.

Plus tard, c'est le château du Mesnil, près Meulan, d'où l'on découvre
cette aimable vallée de la Seine où Pissarro, Manet, Sisley, et ensuite
Bonnard, ont souvent planté leur chevalet. Berthe Morisot mène là une
vie de famille, toujours peignant, mais comme une autre femme de son
milieu aurait brodé, fait de la tapisserie ou des confitures, nullement
artiste dans ses usages, elle l'artiste entre les artistes, loin du
bruit, des expositions, ignorée comme personne. On n'imagine guère une
existence plus conforme aux traditions domestiques de la bourgeoisie
parisienne. Julie Manet, vous aujourd'hui madame Rouart, vous les
perpétuez, ces coutumes abolies. Vous qui naquîtes au centre de ce que
la dernière époque française aura produit de plus «neuf» et de plus
«avancé», vous prouvez qu'on peut n'être point rebelle aux modes et aux
excitations du monde, en restant chez soi, et presque sans rien y
changer. Votre mère avait souci de se garer des interviews, des
indiscrétions de presse, toujours une inconnue, une dame de Passy dans
le Paris moderne. Et telle je vous trouve, vous madame, la fille de
cette artiste d'«avant-garde», vous êtes la gardienne de centaines de
petits chefs-d'oeuvre que se disputent les spéculateurs, et pieuse comme
ces messieurs Rouart, dont vous portez le nom, vous fermez votre porte,
de peur que vos trésors ne passent la frontière, comme nos fruits dont
la peinture de Berthe Morisot est l'un des plus délicats. Nous devons
les conserver, comme les portraits de Perronneau, comme _l'Embarquement
pour Cythère_, comme nos Fragonard et nos Saint Aubin.

                                   *

                                 *   *

Trente ans après, vous me recevez dans le salon-atelier de la rue de
Villejust, où je n'étais plus allé depuis le soir où Mallarmé nous fit
la lecture de ce _Ten O'clock_ qu'il avait traduit et que Whistler
écoutait entouré de sa petite cour de littérateurs, disciples de
Mallarmé, de quelques peintres, dont Renoir. Whistler me demanda:
«Croyez-vous que la langue soit tout à fait claire pour les peintres?»
Je ne pus pas l'en assurer.

Qu'importait-il, quoiqu'il se fût fixé à Paris, où on lui faisait fête,
où il avait des élèves, mais où il était en exil?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




DÉCORATION DE LA CATHÉDRALE DE VICH

PAR M. JOSÉ-MARIA SERT


1908.

Si nombreuses que soient les peintures décoratives dans l'histoire de
l'art, et quoique les plus illustres génies s'y soient essayés, nous
sommes rarement convaincus de leur complète réussite en tant que parure
des édifices. D'abord est-il beaucoup de monuments auxquels ce mode de
décor ait en vérité ajouté de la richesse et de la beauté--ou dont nous
sentions qu'ils ne pouvaient s'en passer? Les palais et les églises de
l'Italie, par leurs proportions mêmes et leur allure, s'en accommodent
et s'en honorent. Mais de tant d'exemples proposés par le passé, quelle
théorie, quelle conclusion faut-il tirer? Plus les dates se rapprochent
de nous, et plus nos hésitations augmentent. Dans l'école moderne, il
nous arrive couramment de déplorer, plus que d'approuver qu'on n'ait
point laissé la pierre ou le marbre nus, comme les briques dans la
cathédrale de Westminster.

On frémit en comptant les conditions à remplir, les qualités que doit
posséder l'ambitieux qui, dépassant les limites du cadre doré d'un
simple tableau, pour couvrir des murailles, se hisse jusqu'au toit et
fait appel à notre attention, veut la retenir du haut en bas d'une
salle. L'échec guette le téméraire qui ne craindra pas de se mesurer
avec les maîtres de la Renaissance et du dix-huitième siècle français;
la redite, le pastiche.

Quand je dis «peinture décorative», j'entends celle faisant partie
intégrante de l'architecture, et non pas les toiles de Salon, qui sont
des tableaux de chevalet agrandis, ni les ornements entrelacés
d'arabesques dont l'humanité s'est plu, depuis l'antiquité la plus
lointaine, à embellir ses temples et ses maisons. Le «tableau agrandi»,
comportant un sujet déterminé, représentant des hommes ou des dieux dans
leurs occupations héroïques ou familières, et nous dominant d'une frise
ou d'une coupole: voilà qui devient odieux, insupportable, dès que cela
n'est pas sublime ou exquis.

Peut-être, tout compte fait, nos moeurs requièrent-elles un style
décoratif nouveau, plus moderne. Whistler le croyait et sa _Chambre des
Paons_ prétendait être une révolution; mais cette révolution, les
Japonais l'avaient faite avant lui. D'autre part, si le japonisme ou la
fleur stylisée ont amplement pourvu aux besoins de nos appartements, il
arrive encore que l'on construise des églises, des galeries, des mairies
et d'autres bâtiments publics, pour lesquels l'État entend que les
peintres par lui désignés, continuent la tradition. Que devront donc
imaginer ces malheureux?

Sans remonter à Ingres, à Delacroix et à Chassériau, inégaux dans leurs
tentatives, mais intéressants par la qualité même de leur esthétique,
combien citera-t-on de maîtres à ranger parmi les décorateurs proprement
dits? Le charmant et si original Parisien Baudry, dans quelques parties
du foyer de l'Opéra; Puvis de Chavannes, quand il consent à oublier le
Salon des Champs-Élysées! Ce poète ne fit guère bon ménage avec le
constructeur. Enfin, nommons MM. Albert Besnard et Maurice Denis,
auxquels peu de chances furent jusqu'ici données de collaborer avec
l'architecte.

Si les mots «grand effort» n'avaient été tant galvaudés, je les
emploierais à propos de l'oeuvre considérable, mûrement réfléchie,
composée, voulue et en voie d'être achevée, par M. J.-M. Sert pour la
cathédrale de Vich. On ne construit plus de cathédrales que dans la
province de Barcelone!

Ce jeune homme eut la rare bonne fortune de se voir offrir l'occasion,
improbable de nos jours, ou, tout au moins, exceptionnelle pour lui,
décorateur-né et catholique érudit, de couvrir de sa brosse toutes les
parois d'une église nue, simple de lignes, noble d'allure. Nous qui
savions ce dont il est capable, et ce qu'il préparait dans sa singulière
retraite d'étranger, à Paris, de curieux fréquentant chaque soir les
théâtres, ce fut une joie d'apprendre, l'année dernière, que son projet
était accepté par la commission de ses juges ecclésiastiques; qu'il
allait enfin réaliser, en couleur, les étonnants projets que son fusain
avait cherchés, ses mille croquis semés en prodigue sur le plancher et
les meubles de l'atelier. Ses amis, pour s'y faufiler, durent parfois
marcher sur des monceaux de feuillets dont beaucoup sont perdus,
effacés, et qui à eux seuls auraient assuré la réputation future de M.
Sert, s'il les avait plus tard classés et réunis. Alors on aurait vu ce
qu'est la genèse d'un grand ouvrage de cet ordre.

M. Sert est, avant tout, presque uniquement même, préoccupé de l'effet
décoratif de la peinture; il semble à peine admettre que celle-ci ait
d'autre but que de rendre les murs somptueux. Il n'est pas un amateur
passionné de tableaux, et tant chez les anciens que chez les modernes,
son culte est réservé aux décorateurs. Il a étudié Tintoret, Véronèse et
Tiepolo à Venise, et il en parle avec une rare éloquence, pour les avoir
analysés, au point de vue du professionnel où ces maîtres artisans se
plaçaient eux-mêmes. Quant à la valeur purement picturale d'un Manet,
d'un Cézanne, même d'un Chardin ou d'un Velasquez, je crois qu'il leur
préférera une belle étoffe de Gênes ou de Florence. La couleur, les
lignes, les volumes, les proportions, les mouvements de l'être humain et
des animaux (dont il tire souvent un parti si curieux), toute la nature
se présente à lui sous l'aspect décoratif et arabesque.

On se rappelle la salle à manger _Les Vendanges_ que feu Bing lui avait
commandée pour son pavillon à l'Exposition universelle de 1900. M. Sert,
tout jeune alors, s'était livré sur les petits panneaux de la pièce à
une débauche d'entrelacs où le nu des gamins vendangeurs se mêlait à
d'énormes grappes de raisins, à des feuilles contournées, le tout en
camaïeu gris et or. Depuis, on sut qu'il avait de magnifiques esquisses,
qu'il cherchait des demeures à revêtir de ses brillantes compositions,
mais il ne voulait rien montrer, et l'on avait fini par douter qu'il
développât ses merveilleux dons.

La première fois qu'il m'entretint de ses rêves, de «sa Cathédrale»,
j'avoue que je demeurai ébahi, et, le confesserai-je? un peu sceptique.
Accoutumé à l'entendre faire des théories, si au-dessus des
préoccupations actuelles, je tremblais de crainte qu'il ne devînt une
manière de Chenavard, un causeur, un esthéticien trop difficile pour
lui-même, dégoûté avant presque de commencer, voyant la Beauté partout
en idéaliste, loin de la réalité. Ce chercheur d'effets trop compliqués,
les rendrait-il jamais avec la maîtrise que son orgueil admet, seule,
comme excuse à l'emploi des couleurs et des lignes, en tant
qu'expression de ses idées?

Comme je suis heureux de m'être trompé! Et quelle joie me donne
aujourd'hui le résultat dont le Salon d'Automne révèle une partie.

C'est, dans cette collection de tâtonnements, l'espérance, l'aurore d'un
génie, la déconcertante présence, parmi nous, d'un être jeune, qui sait,
qui pense et qui... _réalise_!

Je ne crois pas que Sert ait jamais reçu de leçons dans un atelier. Il
était destiné à s'occuper dans l'industrie de son père, de tapis, de
tissus, en somme à exercer ses aptitudes _d'ornemaniste_. Il quitta
l'Espagne et voyagea. Londres, Munich, Dresde, le retinrent quelque
temps. Dans ses _Vendanges_, l'influence allemande est assez visible;
non pas Boecklin, mais un certain style très «à effet», tant soit peu
emphatique, qui fut à la mode il y a vingt ans, de l'autre côté du Rhin,
à Vienne surtout, et que les magazines comme _Jugend_ continuèrent,
après, d'exploiter pour leurs ingénieuses illustrations. En soi-même ce
style trop lourd et ronflant, dernier souvenir d'Albrecht Dürer et de
Mackart combinés, n'avait rien qui l'imposât très particulièrement à
notre approbation. Mais on ne s'étonnera pas que son semblant de force
et de nouveauté ait arrêté un jeune Espagnol, qui fuit sa province
catalane et s'en va courir après la gloire. Quels progrès M. Sert a
faits depuis lors! Quel développement!

Puisqu'il est d'usage, dans un compte rendu de Salon, de dire ce à quoi
ressemblent les oeuvres décrites, afin de prévenir, pour ou contre
elles, les rares lecteurs d'un tel article; et puisque aussi bien, la
comparaison avec des oeuvres connues renseigne mieux que ne fait une
description, sur de nouvelles venues, on se laissa tenter de nommer
Michel-Ange ou Tintoret, à propos de l'exposition de M. Sert.

Le très dangereux programme que le peintre s'est imposé, amènera ces
illustres noms sur quelques langues naïves. On a dit qu'il y a de
l'espagnol, de la colonne torse, de la «Gloire à rayons d'or des églises
jésuites», dans ses panneaux. Mais je me refuse, quant à moi, d'y
distinguer rien de spécialement national. C'est à la fois très classique
d'ordonnance, très romantique et très nouveau. Un moderne seul pouvait
faire cela: un moderne qui a tout vu, puisque le chemin de fer et
l'automobile nous défendent d'être sédentaires; un moderne qui s'est
attardé à Venise, qui adore le rococo du XVIIIe siècle, les panaches,
les raccourcis, les draperies de Tiepolo; un moderne qui est souvent
passé sous les plafonds de Delacroix et fut hanté par la noblesse de
J.-F. Millet.

Voici des noms pour faire plaisir à ceux qui en demandent; mais ces noms
risqueraient d'égarer, plutôt qu'ils n'instruiraient le lecteur retenu
loin du Salon d'Automne.--L'oeuvre de M. Sert ne ressemble pas plus à
Tiepolo ni à Michel-Ange, que les femmes d'Anglada à des Parisiennes, ou
les modèles de Zuloaga à ceux de Goya--et sa technique est toute
moderne, comme celle de ces derniers, mais bien plus saine. Cette
technique, elle fut l'objet de ses recherches les plus douloureuses, et
il ne pouvait en être autrement. En effet, songez aux difficultés
qu'offre à un jeune homme de ce siècle-ci, l'exécution d'un travail si
en dehors de tout ce que nous semblons appelés à faire, et pour quoi
rien ne nous a préparés dans notre superficielle et incomplète
éducation. La fresque? Il ne pouvait y songer pour plusieurs raisons. La
détrempe? Elle n'a pas de solidité. Il fallait donc se résoudre à
accepter la peinture à l'huile. Mais alors, quelle matière, quelle
exécution? Entre cet «Esperanto» que l'on enseigne couramment dans les
écoles, à l'usage des gens honorés d'une commande officielle; entre le
lavis d'un Besnard et les taches délicates d'un Vuillard, il s'agissait
de trouver une pâte robuste et malléable à la fois, bonne à étaler sur
les centaines de mètres carrés d'une toile peinte ici, et marouflée à
Vich. Les expériences ont coûté beaucoup de sacrifices, mais il est à
peu près certain maintenant que l'effet au total sera excellent.

La première idée de M. Sert fut de faire un camaïeu jaune, qui donnerait
une harmonie dorée. Il y renonça et se mit résolument à jouer de la
polychromie, avec prédominance d'ocres, de rouges sombres et de bleus.
La lourdeur volontaire qu'on pourrait reprocher à certaines parties de
l'oeuvre, vues de près dans l'atelier, disparaît si l'on se recule.
D'ailleurs, un des moindres mérites de M. Sert n'est-il point d'avoir
mis du brun, de la sévérité dans sa gamme de couleurs? Nous sommes si
fatigués des colorations grêles ou trop aiguës, de toutes ces taches
papillotantes dont abusent les impressionnistes fous de lumière et
d'étrangetés à tout prix, que ce nous est un repos et un régal, de
suivre cette arabesque logiquement agencée, sobre de couleurs, pleine de
sens, quoique ne versant jamais dans la littérature, et possédant les
qualités picturales requises pour une oeuvre qui n'est pas une suite de
tableaux, _mais une décoration_--et combien lumineuse quoique le blanc y
soit, au plus, de l'ocre!

Ce point étant acquis, toute sécurité nous était garantie quant à la
trouvaille du sujet et de la composition.

Le thème d'ensemble est la représentation du Monde Bienheureux. A cause
des piliers et des corniches entre lesquelles se placent les surfaces
que M. Sert décore en totalité, et qui en partie touchent le sol, en
partie sont à mi-hauteur, et enfin là-haut dans les voûtes--il divise ce
thème en trois zones: en bas, ce qui a rapport à la vie terrestre; tout
en haut, ce qui a trait à la vie céleste; et entre les deux, les moments
de l'Histoire Sainte où le ciel a été en contact avec la terre, par
l'entremise des messages, c'est-à-dire des Anges. A droite, des scènes
du Nouveau Testament; à gauche, celles de l'Ancien Testament. Les trois
points principaux coïncident avec ceux du monument:

1º Le maître-autel, vers quoi toute l'attention doit converger. De cet
autel jaillit un arbre qui étend ses rameaux de l'un à l'autre côtés du
choeur, et qui fournit le «leit motiv» des frises dont s'encadrent les
compositions à figures, de telle sorte que, de quelque coin de la
cathédrale où vous vous arrêtiez, votre attention sera conduite vers le
maître-autel.

2º Le panneau le plus grand fait face au choeur, là où, dans les
églises, se dresse l'orgue, au-dessus de la porte d'entrée. Ce panneau
occupe tout le revers de la façade, et coupant les trois nefs
perpendiculairement, forme triptyque. Ici nous voyons l'ascension des
Hommes vers le Ciel. Trois cortèges: celui des Docteurs qui ont cherché
Dieu par la Vérité; celui des Saints et des Héros, qui l'ont cherché par
la Bonté; enfin celui des Hommes, qui l'ont cherché par la Beauté.

3º La coupole du transept (la plus haute de l'édifice). Là M. Sert
peindra la Trinité bénissant la Création. Il a voulu ainsi que
l'aboutissant de toute l'Histoire fût une Bénédiction.

Ce sujet général donne lieu à des divisions qui coïncident avec les
parties saillantes ou rentrantes de l'architecture. Le choeur forme
comme un petit édifice dans la cathédrale; et le sujet de sa décoration
est encore un petit ensemble et une partie du grand. C'est l'adoration
des Mages et des Bergers: les puissants et les humbles apportent tous
les fruits du monde. A gauche, l'hommage de l'Orient; à droite, celui de
l'Occident.

Ce simple énoncé suffit à renseigner le lecteur sur l'esprit distingué
et rare auquel nous avons affaire.

Les extraordinaires cartons que M. Sert a dessinés et redessinés, puis
mis au carreau et reportés sur la toile, nous avaient depuis longtemps
émerveillés. Il est très rare qu'un artiste ait réussi à habiller aussi
somptueusement des symboles et à leur donner une forme plastique aussi
unie à la fois et variée. Point de cette odieuse _humanité_; point de
ces gestes mélodramatiques, que l'on donne si volontiers à une mère qui
allaite son enfant, ou à un ouvrier buvant un verre de vin; point de ces
déformations arbitraires où se sont perdus, par crainte de la banalité,
les meilleurs d'entre nous. Les mouvements disent bien ce qu'ils veulent
exprimer, à savoir des arabesques et des volumes. La grande intelligence
de l'artiste l'aida à se convaincre que ces sujets sacrés devaient, pour
être lus de loin, être écrits en arabesques. Il les a distribués comme
un enlumineur gothique, dans les branches de cet arbre qui déploie ses
rameaux sur toutes les murailles de la cathédrale. La conception
générale, la donnée ornementale de l'oeuvre, est une des plus fortes et
des plus ingénieuses que je sache. On peut tout attendre d'un homme qui
a inventé, pensé, exécuté en si peu de temps--et combien honnêtement
aussi!--une pareille oeuvre plastique.

Si l'on prenait encore au sérieux ce qui est sérieux, cette
manifestation aurait un énorme retentissement; elle serait saluée avec
respect par tous ceux qui tiennent un pinceau ou une plume. La puissance
du cerveau, l'art, la science, la volonté, l'acharnement requis pour la
mettre sur pied, ne frapperont peut-être pas un vaudevilliste dont les
trois actes sont annoncés, racontés, portés aux nues trois jours durant
sur trois colonnes des journaux. Une grandiose entreprise comme
celle-ci, inspire de l'horreur aux pauvres essoufflés dont les bras
tombent de fatigue quand ils ont accordé un bleu avec un jaune sur un
bout de toile; elle rend méfiants les visiteurs d'expositions qu'une
déjà longue série d'années habitua aux esquisses, aux intentions, aux
notes. La «sensibilité» de M. Sert n'est pas à la portée du premier
venu.

Je regrette, oserai-je avancer, qu'un solitaire courageux et
désintéressé ait livré à la foule les premiers fragments d'un ensemble
impossible à juger hors de l'église pour laquelle il a été conçu.
L'hospitalité du Salon d'Automne était tentante, mais plutôt comme une
épreuve et un renseignement pour l'auteur, que comme une présentation de
sa personnalité. Je ne suis pas allé voir cette exposition.




CENT PORTRAITS DE FEMMES

ANGLAIS ET FRANÇAIS DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE


1909, _Revue de Paris_.

Grâce à la charité,--puisqu'on ose encore la faire,--nous avons parfois
l'occasion de voir autre chose que des tableaux «impressionnistes». Si
les pauvres tirent moins de bénéfice d'une exposition que les tapissiers
et les Compagnies d'assurances, du moins le public est-il admis à
s'instruire en comparant.

Le joli printemps qui ramène à Paris des milliers d'étrangers et
dissimule, pour eux, nos misères et nos inquiétudes, ouvre chaque
galerie dont la ville dispose en faveur de l'art. Ce renouveau de 1909,
dans la folle précipitation de son délire, jette pêle-mêle sous nos
yeux, à peu de distance les uns des autres, cent portraits de femmes,
dus aux maîtres français et anglais du XVIIIe siècle, deux mille essais
de turbulents révolutionnaires, aux «Indépendants», cinq mille ouvrages
que les deux «Salons» hébergent; sans compter les ventes publiques, les
étalages des marchands à la mode,--tout cela au coeur même de Paris,
près des restaurants, des hôtels, des «thés», et de ces maisons de
couture que le monde entier nous envie.

M. Armand Dayot a réussi à remplacer les filets du Jeu de Paume, aux
Tuileries, par la plus amusante collection de visages féminins du XVIIIe
siècle.

                                   *

                                 *   *

Deux salles: l'une consacrée aux oeuvres françaises, l'autre aux
anglaises. On regrette un peu que la française ne soit pas ornée des
boiseries claires pour lesquelles furent exécutés nos jolis cadres et
nos peintures mièvres et contournées.

Telle qu'elle se présente ici, l'école française est alerte et gaie,
brillante, et elle sort sans honte d'une assez redoutable compétition à
laquelle, d'ailleurs, s'ils étaient encore vivants, les concurrents
anglais se seraient sans doute autrement préparés. Avouons-le: Paris ne
sera pas encore admis, cette fois, à se faire une idée juste des
portraitistes d'outre-Manche. Si les numéros prêtés par les
collectionneurs fameux, et surtout par des «négociants en art», si ces
toiles sont, quelquefois, de premier ordre, elles sont, plus souvent, du
second, et choisies «à l'aveuglette». Le grand, l'excellent Hogarth,
sorte de Canaletto du corps humain, et qui fut bien moins un observateur
des visages qu'un peintre d'anecdotes, fort et précis, est ici
absolument trahi, sauf dans une belle tête de femme âgée. Le mystérieux,
l'exquis poète Gainsborough donne un tel charme à tout ce qu'il caresse
de son pinceau effilé que, même dans ses moments de faiblesse ou de
négligence, il séduit. Romney, Raeburn, Opie, Hoppner et autres moindres
maîtres de facture, on chercherait en vain à faire leur connaissance.
Quant à l'étourdissant magicien Sir Thomas Lawrence et au génial Sir
Joshua Reynolds, il suffit peut-être d'une seule toile due à leur
maîtrise pour les révéler; mais nous aurions voulu d'autres exemples, et
non ceux de leurs ouvrages que le catalogue comporte, malgré que Sir
Thomas ait à son compte l'une de ces compositions où il fut sans rival:
un groupe décoratif se rattachant à la tradition des Flandres et de
Venise.

L'ensemble de la salle anglaise est un peu terne. Cette école pompeuse
et aristocratique fut fondée par Van Dyck; ces artistes captivants, ces
coloristes délicieusement aisés, mondains, rapides, souvent même trop
pressés, ces producteurs infatigables, qu'une clientèle avide de poser
assiégeait du matin au soir, il eût convenu de ne montrer d'eux que des
chefs-d'oeuvre et il n'y avait d'embarras qu'à choisir!

Le peintre de portraits était, au XVIIIe siècle surtout, plus un
collaborateur de l'architecte d'une maison qu'un psychologue à l'affût
de ses contemporains. Ressemblances vagues, sans doute; caractère tout
juste indiqué en quelques traits d'une grisaille, uniformément
recouverte de la plus chaude, de la plus aimable coloration où l'on se
soit jamais plu: joie de peindre, joie de vivre, joie de regarder de
belles femmes, si nombreuses qu'elles sont comme les roses dans la
roseraie ou les lis de juin dans la vallée grasse de la Tamise.

La beauté! voilà pourtant ce qu'il y a de plus rare parmi les graves
Anglaises que le hasard nous soumet aujourd'hui, et à qui l'on a fait
traverser la Manche pour n'inspirer point de jalousie à nos aïeules et
dont je ne puis me rappeler une seule, même parmi les professionnelles
de la beauté, qui ait plus que de la gentillesse ou du piquant. Donc, si
nous rencontrons ici peu de ces souveraines beautés que l'histoire a
classées, en revanche, il est beaucoup de ces dames lointaines,
gentiment gauches, comme hésitantes, _self-conscious_, timides et dont
j'adore la retenue et la grâce un peu sèche de _spinster_; leurs appas
sont médiocres pour ceux que mettent en fuite les hanches plates et un
corsage discret. L'animation fait souvent défaut à ces Anglaises plus
silencieuses, plus contenues que les Françaises. Ce sont des
protestantes, avec une vie intérieure, une âme de rêve, un moindre
besoin de s'exprimer, un respect de soi-même qui ne va pas sans un peu
de froideur apparente, hors de l'intimité. Et elles sont là qui «posent»
devant le peintre, parées, poudrées, un peu rigides, sans qu'une réelle
communication s'établisse entre eux. Ils parlent du temps qu'il fait, de
la dernière réception de Lady «so and so», de fleurs, de chasse, de la
pièce en vogue à Drury-Lane; mais on n'agite pas d'idées générales, on
ne discute pas, et le ton reste un peu cérémonieux. La lumière qui
baigne l'atelier est dorée, mais restreinte par la brume où le soleil
s'enveloppe; le charbon brûle, fumeux, dans la cheminée où chauffe la
bouilloire pour le thé. Le portrait ira, une fois achevé, s'ajouter à la
série des images familiales dans la noble demeure de campagne, aux
interminables galeries lambrissées de chêne, aux hautes fenêtres
s'ouvrant sur les pelouses vert sombre du parc. Ces toiles seront là
pour des siècles, s'ajoutant aux trésors et aux souvenirs qui
constituent le majorat. On n'entrevoit pas alors leur dispersion future,
ni qu'elles puissent jamais présider aux fêtes des milliardaires
américains. Elles font partie d'un décor immuable, de noblesse et de
tradition, que la révolution ne menace pas, protégé au contraire,
considéré, approuvé par tout un peuple respectueux de hiérarchie.

Ce qui précède s'applique surtout à Gainsborough, premier en date des
grands portraitistes anglais. La société où il vécut, était moins facile
et plus «insulaire» que celle de la fin du XVIIIe siècle. Les meubles,
les maisons, autant que la littérature du commencement du XVIIIe siècle,
nous renseignent sur ses coutumes. La Hollande d'aujourd'hui nous
donnerait assez l'idée de ce qu'étaient nos voisins, tout au moins dans
la société, sous la reine Charlotte, formaliste, austère, familiale avec
étroitesse, pieuse, fermée, anguleuse et à préjugés. Gainsborough,
nature de rêveur, mélancolique, épris de la campagne, paysagiste autant
que «figuriste», a une sorte de parenté avec notre cher Watteau. Il est
le seul qui ait créé un type d'homme et de femme, on est tenté de
croire, à son image. A-t-il infusé un peu de lui-même dans ses modèles?
Est-ce à un monde d'exception, ou plutôt à son goût personnel, que nous
devons ces expressions dédaigneuses, ces regards enveloppés, ces yeux en
coulisse, ces prunelles un peu voilées par la paupière aux cils
retroussés, cette ravissante petite moue, comme incapable de s'élargir
en un franc rire?... Gainsborough affectionne les chutes de lourdes
robes qui retombent sur le sol à la manière japonaise. Je ne puis me
retenir, devant ses portraits en pied, de songer à ces lentes,
maniérées, compassées dames de la cour, figées, et si craintives
d'ébranler l'échafaudage de leur savante coiffure.

Les contemporaines du gracieux Romney (n'en cherchez pas d'exemples à la
terrasse des Tuileries), elles, sont mieux en chair, plus blanches et
roses, plus rondes, plus familières: ce sont déjà les mères des sujettes
de Victoria, plus ménagères et _bread and butter_, plus dégourdies,
moins fières, auréolées souvent du petit bonnet à rubans, et la gorge
palpitante sous le linon croisé d'un fichu.

Sir Joshua, lui, en grand artiste qui a voyagé, visité les musées et
frayé avec tant de gens notoires, copie des types différents, costume,
drape ses modèles dans des styles variés, cortège de muses et de
déesses, de fées et de sultanes en turbans à aigrette. Un esprit
cultivé, des connaissances multiples élargissent son domaine
intellectuel. Il y a du Titien, du Rembrandt, du Français, du
Shakespeare dans sa mascarade; un reflet de toutes ses admirations, dans
le prodigieux kaléidoscope de son oeuvre, une des plus nombreuses qu'un
peintre ait laissées. S'il a des modèles favoris, femmes et enfants, il
a tout dépeint, et l'on pourrait moins aisément définir son «type».
Reynolds est très national, mais il s'élève plus haut par son
intelligence et ses contacts avec toutes les classes de la société.
Technicien compliqué, et trop curieux de nouvelles «cuisines»,
inlassable dans sa poursuite du «mieux faire», il annonce Turner et
l'inquiet Ricard.

Si je rapproche le nom de Ricard de celui d'hommes aussi notoires, c'est
que je pense aux tourments qu'endura le scrupuleux artiste français,
brûlant de peindre aussi bien que les maîtres de la Renaissance, lui qui
regarda ses contemporains, tour à tour, comme s'il était Titien,
Véronèse, Rembrandt, désolé de la médiocrité des procédés modernes et
proclamant la nécessité de règles immuables, mais oubliées, par quoi la
peinture à l'huile vit, se conserve, dans sa transparence, sa pureté,
son éclat. Si Ricard y échoua, Reynolds commit quelques erreurs dans ses
dosages et ses mélanges; il fut cependant l'un des derniers à
«exécuter», à l'occasion, aussi parfaitement que les inventeurs de cette
peinture à l'huile, dont l'alchimie devait cesser tout à coup de se
léguer de professeur à élève. Hélas! de tout cela vous ne pourrez pas
vous convaincre aujourd'hui...

Sir Thomas, le tour à tour intime et officiel Lawrence, d'une science
sans égale, ne se laisse pas mieux juger d'après les quelques pièces
qu'on nous offre ici. Son talent a trop de facettes. Les artistes d'une
grande envergure, ou simplement curieux, que les conditions de leur vie
a rapprochés d'êtres de toute provenance, si leur oeuvre a moins d'unité
et de profondeur que celle des sédentaires et des circonscrits, elle en
a d'autre part plus de variété et d'intérêt. Lawrence est extérieur et
théâtral, oui. Mais quelle sûreté, quel sens de la forme, de la couleur,
de la surface à couvrir, de l'arrangement! quelle ingéniosité, quel
éclat! De l'aveu de tous, son portrait du pape, dans le Nouveau Musée du
Vatican, tient sa place à côté des plus grands Italiens et de Velasquez
même. C'est un virtuose accompli, un dessinateur libre et impeccable, à
qui une exceptionnelle facilité devient à peine un danger dans sa
vieillesse triomphale.

L'Académie Royale, il y a quelques années, fit une exposition assez
complète des toiles du maître, véritable surprise pour ceux-là mêmes qui
croyaient le connaître et l'aimer. Lawrence fut menacé--comme il arrive
après des victoires retentissantes--de s'éparpiller, de se banaliser; il
nous effraie, nous, que des tendances portent vers les réalistes et les
«intimistes» bourgeois. Plus un artiste reste chez lui, n'ayant comme
champ d'observation que sa famille, son entourage immédiat, plus nous
lui reconnaissons de personnalité. Nous aimons que chacune de ses
oeuvres rappelle les précédentes, et qu'il ne multiplie pas ses effets.
Si souvent ceci est un mérite et un charme, n'est-ce pas aussi une
chance de moins qu'il a de développer toutes ses aptitudes? Il est plus
facile de se répéter sans cesse, dans les quelques mètres carrés et sous
le coin de ciel où l'on demeure attaché, que de parcourir le monde ou de
recevoir chez soi des êtres de toutes races, qui viennent vous demander
de déchiffrer leur âme et de la faire revivre dans leur effigie. Sir
Thomas fut, croyons-nous, le premier depuis Van Dyck, et l'un des rares,
qui se tinrent en équilibre, et sains, dans cette position, je dirais
diplomatique, de peintre des cours étrangères. Winterhalter, Lenbach,
MM. Bonnat et Sargent, donneraient à peine l'idée de la popularité dont
jouit Lawrence, et de son succès officiel. Songez à l'habileté
consommée, à l'adresse d'ouvrier, à la perfection d'appareil
enregistreur, à la souplesse d'un homme surchargé de devoirs sociaux,
qui commence chaque jour un nouveau portrait et le signe à date fixe,
dans sa maison ou dans le palais d'un souverain, se dépense en ces frais
de politesse, plus de saison chez un ambassadeur que chez un artiste.

Turner dit sur son lit de mort (le daguerréotype venait d'être inventé):
«Que n'aurais-je pas fait, si j'avais eu cet instrument à mon service?»
Ce mot, Lawrence l'aurait pu dire, qui fut seul et ne s'aida que de ses
propres ressources: elles étaient vastes, et sa science tient du
prodige.

La particularité de ces aimables portraitistes britanniques, c'est
qu'ils ont l'air d'avoir une sorte de charge dans l'État; leur métier
est une fonction publique, ils sont une institution reconnue, soutenue
par la nation.

N'exagérons pas, tout de même. En cherchant, on rencontrerait, même en
Angleterre, des portraits éloquents et inattendus, signés de noms
obscurs, tels qu'on en fit partout en Europe avant l'invention de la
photographie. Ils sont parfois plus individuels, plus «surpris» avec
naïveté, que ceux des maîtres; mais alors il leur manque cet
extraordinaire sens historique des portraits français, tels que M.
Armand Dayot a eu la bonne fortune d'en dénicher plusieurs. Les maîtres
anglais célèbres sont presque tous des «peintres», mais, dans beaucoup
de cas, des dessinateurs hésitants; ils dessinent par sentiment, plus
qu'ils ne construisent anatomiquement; ils couvrent des surfaces
murales, avec la _bravura_ des époques héroïques, en décorateurs; ils
sont de somptueux coloristes, plus «harmonistes» que nous autres
Français, les analystes; ils voient, plus «d'ensemble», le grand effet,
et suppriment le détail où nous nous attardons[8].

  [8] On put, en janvier 1919, étudier à la Galerie Barbazanges les
    petits maîtres anglais de 1740 à 1840: H. W. Burnbury, Maria Cosway,
    Francis Cotes, R. A. et Samuel Cotes, Nathaniel Dance, Gainsborough
    neveu, Peter Romney neveu, Anne Russell, fille du pastelliste, Henry
    Fuselli, R. A..., jusqu'à la Reine Victoria, qui, comme la plupart
    des femmes de son royaume, dessinait et peignait des portraits.
    Charmante école, sans prétention et pourvue jusque tard d'une bonne
    tradition. Comme le remarque M. Oulmont, ils _parviennent par degrés
    à une fluidité toujours plus vaporeuse et nous donnent l'illusion
    qu'ils peignent des morceaux fragiles, que dix années détruiront,
    tandis qu'en vérité ils ont, comme dessous, des préparations
    savantes, et qu'ils demeurent encore frais_. Des gouaches, par le
    charmant _Chinnery_--nom à retenir--ont la grâce et la pâleur que
    certains apprécient dans les aquarelles de M. Laprade--et la
    cocasserie des peintures chinoises sur verre.

Nous sommes corrects, d'une habileté manuelle disciplinée, littéraux,
appliqués, peu fantaisistes. Notre race de raisonneurs, de critiques
gouailleurs et curieux, un peu secs et ne redoutant pas une pointe de
vulgarité, spiritualise peu la beauté féminine. Un Français accuse
impitoyablement le raccourci d'un nez «en trompette», les yeux bien
ronds et brillants d'une commère affriolante et prête à «flirter»; il
saura rendre une bouche sans cesse en mouvement. Il bavarde avec son
modèle, l'interroge, se lie avec lui, et si c'est une jeune femme qui
lui plaise, n'essaye pas de cacher le plaisir qu'il y prend.

Comparez ces modèles de Françaises et d'Anglaises, et surtout leurs
mains. Nos femmes les ont potelées, courtes, souvent un tantinet
canailles, industrieuses, de ménagères contentes d'aider à la cuisine et
à la lingerie. Regardez les longues mains pâles, les doigts fuselés,
inactifs, gauchement affectés, des _ladies_ qui ne se refusent pas à
l'amour, certes, mais s'y acheminent silencieusement comme en détournant
la tête du sofa où elles vont succomber, et de l'homme à qui elles se
donneront. Leurs fièvres sont plus moites, leurs abandons moins décidés.
Elles ne parlent pas du péché, mais elles en sont hantées, et n'ont pas
le commode voisinage de M. l'abbé et du confessionnal. Elles ne se
refusent point à l'amour, mais exigent qu'il y soit peu fait allusion.

Si l'Angleterre doit s'enorgueillir d'une magnifique lignée de
portraitistes officiels, la France n'a rien eu de semblable. Ses maîtres
favoris savent tout ce qui peut s'apprendre. Les Van Loo, les
Largillière, les Nattier, les Danloux, les Duplessis, les Greuze, les
Drouais furent d'aimables fournisseurs, complaisants et flatteurs, mais
non des «natures» exceptionnelles. Latour, dessinateur volontaire et
psychologue d'ailleurs, n'a guère d'invention. Le divin Watteau,
Fragonard l'enchanteur, Chardin, Perronneau et Boucher furent les seuls
«peintres» à la flamande, nés pour pétrir des pâtes colorées et jouer
avec les rayons du soleil. Or le portrait d'apparat n'est pas leur lot.
M. Armand Dayot a prouvé beaucoup de discernement en nous conviant à
admirer surtout, ici, des oeuvres d'intimité, des morceaux
documentaires. C'est ainsi qu'il convenait de rendre justice à notre
école du XVIIIe siècle.

M. Forain a souvent répété, et très justement, que la peinture
française, c'est quelque chose de «bien fait, d'un peu léger et de
joli». Ajoutons: de pénétrant, d'analytique dans le portrait. L'artiste
français est logique, modéré, malin et perspicace; il se renseigne, il
devine ce qu'on ne lui dit pas. Il aura tous les atouts dans son jeu,
chaque fois que les objets à représenter seront là, à sa portée:--aussi
n'attendez pas de lui une mise en scène évocatrice, ce lyrisme tragique
par quoi le Charles-Quint du Titien nous émeut comme un chapitre de
Michelet, et comme un paysage.

Le sens du dramatique, ou même simplement du pittoresque, n'apparaît
chez nous que plus tard, avec Delacroix et le romantisme, quand la
France commence à soupçonner ce qui se peint hors de ses frontières.
Notre XVIIIe siècle est encore autochthone, sûr de lui-même. Sa
conception de la forme nous en apprend autant sur lui que sa
philosophie.

Si cette exposition peut suggérer maintes observations aux curieux de
l'histoire, les cinquante toiles françaises, dont beaucoup sont
inférieures, pourraient égarer le jugement d'un critique d'art étranger.
Elles nous requièrent, toutes ces images, comme renseignement sur
nous-mêmes.

On entend souvent dire que c'est dans l'aristocratie qu'il faut juger la
beauté féminine d'une nation. Cela peut paraître théoriquement juste; en
fait, il en va tout autrement. A Paris comme à Londres, les visages les
plus caractéristiques et même les plus affinés, se rencontrent dans la
rue. Les bons Anglais croient posséder une aristocratie qui aurait gardé
par devers elle tous les avantages physiques; rien de moins légitime que
cette prétention. Les manières, oui! l'_habitus corporis_, le ton, sans
doute. Ces honorables _ladies_ attachées aux Princesses, ces courtisans
qui prennent une vue cavalière du reste des humains et glissent parmi
ceux-ci comme des ombres,--leurs traits, il faut qu'ils s'y résignent,
sont soumis à des lois physiologiques, ethniques, communes à tous leurs
compatriotes; qu'ils ne s'y trompent pas, leur aspect exceptionnel est
du même ordre que celui des militaires et des prêtres; il tient même de
ces deux-là: grandeur et servitude; silences, attentes, babillages à
mezza voce des antichambres royales, contrainte propre à atténuer plus
qu'à accentuer des traits de race. Mais leur race est saine, belle dans
l'action comme dans le repos; ses gestes parcimonieux ne marquent pas le
moindre changement d'humeur ou d'impressions par une mimique de
méridional.

D'ailleurs, peintes, les Françaises se ressemblent toutes; actrices
comme la Dugazon et mademoiselle Duclos, ou aristocrates enrubannées par
Nattier et par le fade Drouais, elles sont potelées, courtes, bien
prises, animées, au verbe haut, provocantes, prêtes à vociférer comme
les mégères qui, pendant la Révolution, de ces mêmes terrasses des
Tuileries, vont exciter de leurs cris les bourreaux à la guillotine. Les
unes sauront mourir avec grâce et un noble dédain; les autres croiront
servir l'humanité par l'effusion d'un sang privilégié, mais fraternel,
au nom de la Justice et de quelques autres entités. Actrices ou public,
ce sont de petites têtes rondes, prêtes à s'échauffer, à s'exalter, à
discuter, à changer d'avis. Ces dames appartiennent à des hommes
galants, généreux, dont les idées rayonnent dans tous les pays
civilisés; elles sont, au centre de l'Europe, le mouvement et la vie,
l'intelligence, ces compagnes espiègles de leurs brillants seigneurs.
Leurs bouches parlent une langue claire, la seule entendue jusqu'aux
confins du monde par ceux qui pensent et qui lisent... Mais combien ces
visages de nos aïeules, sans traits accusés, paraissent raisonnables,
sceptiques et ennemis du mystère! Ce qui n'est pas logique, et dès
l'abord compréhensible, les effarouche. L'éloquence seule endort leur
sens critique. Livrées à elles-mêmes, il faut, oui! il faut qu'elles
comprennent, mais elles sont limitées, comme l'art des aimables peintres
qui nous décrivirent leurs minois et leurs gestes irrépressibles.

Ces limites doivent aussi être un peu les nôtres; si sans-patrie que
nous soyons aujourd'hui par nos incessants échanges avec les autres
pays, il doit bien rester en nous quelque héritage de nos pères d'il y a
deux cents ans, gaulois entre tous, si ennemis du vague et du bizarre.
Que s'est-il passé en nous depuis la Révolution? Comment avons-nous
remplacé tant de logique, tant de raison, par cette inquiétude, cette
bigarrure cosmopolite, cet «à peu près», ce balbutiement puéril ou las
qu'atteste la production moderne? Quel désordre mental chez ces foules
qui, le même jour, vont du Jeu de Paume à l'Orangerie[9] des bords de la
Seine et, sans doute, admirent avec la même docilité Fragonard et M.
Matisse! Les Indépendants se réclament des maîtres d'autrefois. Ils ont
leur Fragonard aussi bien que leur Giotto. Leurs sources d'inspiration
sont hétéroclites, souvent si loin d'eux qu'on se demande quel chemin
les y conduit. Nous perdons pied à les suivre, dans leur course à
l'originalité. On dirait qu'ils rejettent tous les jougs et, en même
temps, cherchent la rampe où appuyer leur main tremblante; tout le mal
qu'on prendrait à essayer d'avoir du talent, ils se le donnent pour mal
faire, gênés et lassés par leur habileté native dont il semble qu'ils
aient honte[10]. Voyez nos tics, analogues à ceux qui accompagnent l'âge
ingrat et certaines maladies! Nulle époque, plus que la présente,
n'aurait dû laisser d'elle une image intéressante par le portrait, seule
forme picturale, presque, qui ait une raison d'être, une fois abolie--et
pour cause--la grande décoration murale des palais et des églises. On
nous dira qu'il y a les Bourses du Travail qui appellent l'allégorie...
C'est peut-être là que notre académisme, uni à notre humanitaire besoin
de destruction, atteindra son apogée!

  [9] Exposition des Indépendants.

  [10] En relisant ces lignes, je songe aux lamentations de la jeunesse
    d'après-guerre, aux «théories» des peintres, perdus par
    l'impressionnisme, et qui demandent des règles à M. André Lhote.

Beaucoup d'entre nous, s'ils s'en étaient tenus à l'observation de la
nature, eussent été de probes ouvriers comme leurs pères. Sans doute, le
goût de jadis aurait pu leur faire défaut, car nous n'avons plus _la
mesure_, principal mérite de notre littérature et de nos arts,--les
étrangers l'ont en partie détruite--; mais de bons jeunes gens, si
raisonnables au fond, n'auraient pas joué le rôle un peu comique
d'aliénés par suggestion, ou de moutons enragés.

Les artistes sont en partie formés par le public pour lequel ils
produisent. Ceux du XVIIIe siècle furent marqués par les sévères règles
du siècle de Louis XIV. Ils s'adressaient à une clientèle française,
«intellectuelle», élevée, qualifiée pour diriger. Une vie stable, dans
son ordonnance, invitait le peintre à se manifester dans de belles
demeures dont le style nous domine encore et n'a pas été dépassé.

C'est d'abord la Régence, puis les règnes élégants de Louis XV et de
Louis XVI, où rien ne se fabriquait qui fût laid ou commun. Les modes
changent: les satins se paillettent, les soies sont brochées de dessins
contournés ou classiques, les brocarts s'alourdissent ou s'allègent; ils
bouffent, tour à tour, ou se plissent sur de petits corps prêts à
revêtir tout modèle que la couturière leur prépare; ces dames sont
prêtes à tout, pour plaire. Mobiles et dociles en même temps, vous les
verrez disposées au changement, bondissant vers toute nouveauté,
adaptables, ingénieuses, les vraies créatrices de la Mode: des
Parisiennes.

M. Dayot n'a pas abusé de ces pages légères, tenant plutôt de
l'ameublement que de la peinture, couvertes d'or par des gens sans
aïeules portraiturées, et qui désirent compléter une riche suite
d'appartements aux boiseries anciennes. On a trié sur le volet quelques
Nattiers (des meilleurs), tel ce portrait de madame d'Estampes, d'un si
joli arrangement de blanc crémeux, de rouge et de bleu mat; d'autres
encore, tous achevés comme de la porcelaine de Sèvres, chefs-d'oeuvre de
technique ennuyeuse; quelques Greuzes assez agaçants, mais parfois se
faisant exquis (la femme au voile noir); des Largillières théâtraux,
grimaçants, mais enlevés et réussis dans leur enchevêtrement de
draperies et de soutaches; des Drouais qui font pressentir l'art
clinquant, habile à l'excès, de nos portraitistes actuels. Madame
Vigée-Lebrun se surpasse dans sa Dugazon, robuste et excellent morceau,
lumineux, ambré. Madame Labille-Guiard, plus bourgeoise, entachée de
sensiblerie, nous étonne par un acquis et une maestria trop consciente,
dans son portrait d'elle-même et de ses absurdes élèves embrassées,
mesdemoiselles Capet et Rosemond.

Quand ces toiles sont de pure convention mondaine, elles ne nous
émeuvent guère, à cause de leur manque de réelle beauté par la fatigante
rondeur unie de leurs formes. Le type féminin français, gentil, mièvre,
ne souffre pas d'être édulcoré ou raboté; le XVIIIe siècle l'a encore
arrondi, surmodelé, fardé comme pour la comédie, et frisé. Les cils
semblent être passés au fer, les lèvres au carmin, il y a du rouge dans
les narines, dans les oreilles, une mouche noire rehausse le tout;
supprimez la parure et vous aurez une «midinette» à la taille cambrée,
parfois même une maritorne joufflue, à qui sied la blouse d'aujourd'hui
et même la camisole ménagère, autant que l'écharpe en coup de vent de
léger tissu zinzolin. On conçoit à peine que ces caillettes, si
«ordinaires», soient des _professional beauties_. La blonde, vue de
profil, que Fragonard a barbouillée de ses blancs chauds et de ses
incopiables rouges, cette esquisse endiablée du maître de Grasse, vers
quoi nous retournons instinctivement après nos visites à l'exposition de
l'Orangerie, c'est bien une petite Parisienne de l'époque; mais elle n'a
pas de prétentions, elle est une jeune personne quelconque, embellie,
transfigurée par la seule baguette du prestidigitateur.

Laissons ces toiles de commande, étudions des maîtres moins «distingués»
et des oeuvres intimes où ils ont excellé.

Perronneau est mort à peu près obscur; n'est-il pas cependant un de nos
préférés, un de ceux que nous plaçons le plus haut? On peut interroger
sans fin ces deux dames qu'il immortalisa: ses madame la duchesse d'Ayen
et madame de Sorquainville, simple prodige d'évocation pour nous. Cette
toile froide, toute de bleu pâle, de lilas, de gris ardoise et de jaune
écru, est éclairée d'une paire d'yeux inoubliables, noirs, brillants,
pétillants. On imagine madame de Sorquainville lectrice, peut-être amie
de Voltaire, à qui elle ressemble; frondeuse, sceptique, prompte à la
répartie, indiscrète, mélange de malice et d'insouciance, chercheuse du
«nouveau». Je ne gagerais pas que cette dame ait eu un besoin impérieux
de la Beauté. Cette quadragénaire laide, aux lèvres sèches, est faite
pour le bavardage; ses mains nerveuses, spirituelles, habituées à
trousser un mordant billet, parlent autant que ses prunelles. Perronneau
s'en est tenu à une sorte d'esquisse, dont le dessin cursif égratigne à
la façon du Greco,--et tout cela fait un chef-d'oeuvre complet.

Beaucoup plus «poussé» est le portrait de madame d'Ayen. Les belles
mains! Le beau regard un peu distant, plus calme, quoique aussi profond
que celui de madame de Sorquainville. La duchesse vit dans le milieu
généreux, libéral de la famille de Noailles, où l'on remue toutes les
idées, comme en se moquant de l'avenir. La voilà immortalisée par
Perronneau, si joliment enveloppée, digne, dans sa robe de chambre, au
coin du feu. Elle tient la tête un peu rejetée en arrière, regarde de
haut et de côté; le port est typiquement français, aisé et raide à la
fois: rien de conventionnel dans cette ravissante page, burinée comme
l'est un caractère par Saint-Simon. Le ragoût de cette peinture, une de
celles où Perronneau a le mieux joué sa gamme favorite des mordorés
«feuille morte», et qui plaisent tant en ses pastels; c'est d'un
coloriste raffiné; le dessin en est aigu et mordant; c'est plat, bien
dans le cadre, sans trompe-l'oeil, désinvolte comme un Goya et
d'irréprochable construction.

Madame d'Ayen pourrait faire pendant à la tête de la comtesse de Verrue,
née Luynes,--faussement attribuée à Watteau,--faible, un peu molle, mais
d'une si grande importance documentaire et psychologique! Madame de
Verrue est encore une de ces femmes françaises, uniquement belles de la
pensée qui les anime, touchantes par tout ce qu'elles incarnent d'un
monde connu de nous par tant de mémoires, de lettres, de bavardages. Ah!
la chère madame du Deffand! La sensible d'Épinay!

Dans cette série se classe madame Lenoir, née Adam, par Duplessis, type
de la sérieuse roturière, discrète, point jolie, mais en qui l'on aurait
confiance et dont on aimerait d'être l'ami: la Colette Baudoche de mon
ami Barrès pourrait avoir, en 1909, ces traits-là.

M. Thomas Germain, et sa femme, orfèvre du roi, par Largillière:--le
pompeux Largillière lui-même, en présence de ses amis, emploie une
langue plus familière et plus persuasive. La bonne dame, sorte de madame
Jourdain, pour qui un chat est un chat, et son mari un maître qu'elle
aime et juge sans aveuglement; cette blonde grasse, sans ambitions
personnelles, ne la voit-on pas tenir les livres de son époux et
surveiller les compotes à l'office, épousseter les belles pièces de
vermeil qui enrichissent son logis.

La marquise de X..., par Roslin, charmante toile d'intimité, argentée,
calme, recueillie... Un Lépicié très précieux...

Dans ces oeuvres, si diverses de technique, nous reconnaissons des
traits communs qui sont l'éloquence du simple discours, d'un conte de
Voltaire, une description complète du modèle; chargées de sens, elles
vont loin dans l'analyse, et resteront comme des documents nationaux.

On voudrait s'étendre sur Louis David, dont «la famille Lavoisier» et la
«madame de Mongiraud» président à cette galerie. Il pourrait être donné
comme exemple de nos plus belles qualités et de nos pires défauts,
poussés à l'excès. Cet homme, malgré l'antipathie qu'il inspire, force
l'admiration par la lucidité de sa vision, la force de son écriture, sa
puissance d'expression. On dirait qu'il peint toujours par un vent
d'Est, à l'heure où Whistler souhaitait que l'artiste fermât les yeux ou
quittât ses pinceaux. Mais quelle autorité dans ces toiles sans mystère,
sans brumes!

La salle anglaise est, répétons-le, inférieure à ce qu'elle aurait dû
être. Néanmoins, quand j'y entrai, les tableaux qui, par terre,
m'avaient peu séduit, semblèrent, une fois accrochés, se parer d'une
grâce alanguie, répandre une vapeur d'automne sur les murailles qu'ils
décorent comme des kakémonos japonais. Vous aurez peu de communications
«cérébrales» avec ces dames lointaines, si vous n'avez pas fréquenté
leurs descendantes; vous serez peu renseignés sur elles; mais vous
goûterez parfois la dignité, le repos de leurs gestes, l'harmonie que le
peintre a répandue autour d'elles, la grâce de leurs attitudes. Chairs
perlées, à peine roses, diaphanes, longs corps sveltes, col élancé que
dominent des têtes longues aussi, quelquefois d'un ovale parfaitement
grec... Je suis embarrassé pour citer des noms et prendre des exemples
dans cette insuffisante collection. Toutefois mettons hors de pair
l'adorable Mrs. Graham, poupée exquise, un peu boudeuse et enfantine,
par Gainsborough; les deux filles du maître, Mary et Peggy; la tête
mystérieuse et «léonardesque», si j'ose dire, de la reine
Charlotte-Sophie; la fille de Lord Robert Manners, enfin et surtout
l'éblouissante composition sphérique de Sir Thomas Lawrence,--Mrs.
Maguire et son fils Master Arthur Fitz-James: l'ensemble offre le régal
rare du coloris de Rubens et de Titien, et la beauté de deux êtres
divins, un enfant brun, qui est un Bacchus tout vêtu de pourpre, et une
Calliope.

Cet art, vraiment somptueux, je sais des gens qu'il agace extrêmement,
auxquels il paraît impertinent par sa morgue, son afféterie dissimulée,
par son caractère aristocratique.

Pris comme «morceaux», la plupart des portraits anglais seraient
approuvés des professionnels; mais je sais par expérience que le type
anglais, à cause même de son originalité, ou du fait qu'il est si
différent du nôtre, déconcerte encore les Français; la femme anglaise
leur paraît masculine et sans grâce. Il semble qu'ils en aient peur.
Malgré toutes les «ententes cordiales», il reste deux pays tout
rapprochés, mais aussi différents que s'ils étaient aux deux extrémités
de la terre.

                                   *

                                 *   *

En sortant des Tuileries, il serait intéressant de se rendre au Salon de
la Société Nationale pour méditer devant le portrait de la marquise
Casati par M. Boldini, l'oeuvre la plus significative de l'année.
Supposons que madame de Sorquainville, conduite par le sieur Perronneau,
pût nous suivre dans nos Champs-Élysées encombrés d'automobiles, et
qu'après avoir entendu toutes les langues européennes, sauf la
française, parlées par les passants, elle s'assît en face de la toile
affolante du Ferrarais de Paris: comprendrait-elle? Ce serpent noir,
tout en plumes, ce boa féminin, c'est donc là une des élégantes qui
prennent le thé à la place Vendôme, dans une hôtellerie d'Américains, à
côté des magasins de modistes qui ont envahi les nobles hôtels de ce
vieux quartier?... Espérons que M. Perronneau--et nous n'en doutons
pas--expliquerait à madame de Sorquainville que, tout de même, il n'y a
qu'une façon pour un peintre d'être peintre, une seule façon de
construire le corps humain, sous la diversité des affutiaux... Et M.
Perronneau souhaiterait de faire la connaissance de ce diable d'homme,
son confrère Boldini. Il ne serait pas sans se demander si cette
peinture fougueuse, tout en surface, empâtée, sans glacis, restera
fraîche comme la sienne; mais je crois qu'il serait tenté de réveiller
ses compagnons dans la mort pour leur montrer qu'on peut encore
aujourd'hui dessiner et qu'on est même bien savant, quelquefois.

Je me demande si madame de Sorquainville sera aussi indulgente pour la
femme moderne, si même elle la comprendra le moins du monde. Mais on
aimerait à surprendre le dialogue qui s'échangerait entre ces dames. Je
prie Abel Hermant de nous le donner.




UN WEEK-END ET OSCAR WILDE

_Pour Paul Bourget._


Old Windsor, juillet 1913 (_Le Gaulois_).

Les régates de Henley ont pris fin, la fusée d'adieu, après le
traditionnel feu d'artifice, a dispersé des milliers de jeunes couples
en flanelle blanche et chapeau de paille, qui, pendant trois jours,
fleurissent la rivière comme une éphémère éclosion de nénuphars. Samedi
matin, les trains pour Windsor sont pris d'assaut; à chaque station,
depuis celle de Paddington, c'est, sur les plates-formes, une bousculade
silencieuse de jupes claires, pimpantes; des visages roses, des étoffes
roses, bleues ou terriblement vertes, des parasols éclatants comme les
champs de pavots blancs de cette vallée de la Tamise où le ciel de
juillet, si aveuglant qu'on peut à peine lever la tête pour le regarder,
fait une coupole en papier d'argent. Pas un souffle d'air. Ce sera une
belle journée pour dormir en bateau, ou s'étendre sur les gazons plats
et roulés du Jardin de mes amis. Éviter la migraine!

La tranquillité non pareille, la muette mélancolie de cette campagne de
luxe et de plaisir, à quoi les attribuer? La lourdeur de l'air endort.
Je suis parti de Londres avec des intentions! boîte à couleurs, chevalet
dans ma valise, quoiqu'une vieille expérience m'ait appris que «Week-End
on the River» signifie apathie, repos, impossibilité de remuer un bras,
de rassembler deux idées. J'admire ces canotiers et ces «punters» qui,
manches retroussées, rament ou godillent entre les deux berges plates,
comme d'une interminable propriété privée, gentil paysage monotone,
villas nettes comme un sac de voyage neuf, enguirlandées, vernissées,
blanches, rouges, arbres en boule aux feuilles si drues, qu'ils ont
l'air d'être de l'herbe tressée, une excroissance du gazon.

_Le Jardin bleu._--J'aurais pourtant voulu fixer, avec mes pinceaux, le
souvenir du jardin bleu, car mes amis sont parvenus à en faire un, et
quel jardin bleu! Les murs de l'enclos où cette fête des yeux est
offerte, on les a badigeonnés d'un bleu très clair, qui se confond avec
le ciel, et cette muraille d'azur est en face d'un massif de sombres
arbustes, bleutés par les vapeurs de la Tamise.

Partageant ce rectangle fleuri, un chemin dallé de plaques irrégulières
de marbre, conduit d'une vieille grille, en fer forgé, à la porte du
verger, qu'ornent des figures de Della Robbia.

Dans cet espace de quelques mètres, vous ne voyez que du bleu: toutes
les variétés de delphiniums dressent leurs thyrses géants, ces
pieds-d'alouettes qui, même en Normandie, ne parviennent jamais à une
telle hauteur, croissent dans cette humidité comme de monstrueux
roseaux. Au début de juillet, les delphiniums, sous le dais de leur
floraison paradoxale, cachent leur acide feuillage et celui de leurs
compagnes de plate-bande. La quantité des graines semées éclate en une
masse surprenante de quenouilles, qui vont du cobalt au lapis-lazuli, en
passant par toutes les plus subtiles dégradations de la turquoise; il y
en a aussi de violettes avec un coeur mauve; de verdâtres; et sous
l'abri de ces hampes verticales, rigides comme des lames d'épées, c'est
un entrelacs de campanules (Canterbury bells) de Salvias, de Napota
Massimi; les Violas, l'humble Lobelia et l'Anagallis jouent leur rôle
aussi. Des Volubilis, dans leur besoin indiscret d'enlacer, s'en sont
donné à coeur-joie. En tous sens, leurs viornes se sont allongées,
enroulées, fixées; le sol n'est qu'un filet aux mailles serrées, par
quoi les corolles rapprochent leurs petits visages anodins des touffes
altières, en haut, qui font la roue comme des paons.

_Coucher de soleil._--Vers la fin de la journée, un peu de soleil après
l'averse: c'est aussi un prodige, les plants de pavots blancs, les
bordures de lis, les pergolas de roses grimpantes. Ne me parlez pas des
fleurs du Midi. Que sont ces Provençales mal lavées, auprès de ces
naïades jamais complètement sèches, dont la chair, comme les blondes
femmes d'Albion, n'ont pas un pigment jaune dans leur teint laiteux? Le
ciel et l'eau de la rivière semblent se refléter sur ces peaux lisses
comme dans l'argenterie astiquée d'un service à thé.

_Dimanche matin, Datchet._--Un petit port, des garages vert et blanc,
une pelouse qui descend mollement jusqu'à la rive, des bancs en cercle,
rangés pour les flâneurs. Au-dessus des palissades, les «crimson
ramblers» jaillissent des roseraies voisines, retombent en grappes
laqueuses avec les aristoloches, les clématites, les jasmins et le
chèvrefeuille musqué. Sur la route, le long des barrières blanches, des
gens causent tout bas avec une dame qui a arrêté son poney-chaise, en
route pour l'église d'où nous parviennent les grêles voix enfantines du
«choir»--célébration du dimanche par des hymnes mendelssohniens.
L'atmosphère immobile et muette de cette vallée d'ouate, à l'heure
sainte, se refuse à porter tout autre bruit humain. L'eau n'a pas de
clapotis, les êtres et les choses paraissent figés et mats comme la
flanelle des vêtements.

Près de la fenêtre, assis dans son parloir, immobile, un vieillard lit
le _Sunday Times_. Sa villa fait le coin de la route, qui mène à la
place du village, une basse construction de briques, à vérandas rondes,
mais si couverte de lierre et si fleurie, qu'elle n'a plus de forme
architecturale.

C'est un village de poupée, propre, peigné, sans cesse repeint, à la
façon d'une écurie pour chevaux de course; des cascades de géraniums et
de pétunias, pendus aux jardinières des balcons, dégringolent jusqu'aux
porches à colonnes blanchies et poncées, où étincellent des cuivres
polis à la flamande.

Les boutiques du bourg sont plutôt des échoppes-modèles où l'on ne
songerait, pas plus que dans les «vieux Anvers» d'Expositions
universelles, à acheter des denrées nécessaires à la vie. Cartes
postales et souvenirs. Dites? Sont-ce des hommes et des femmes, en chair
et en os, qui vivent ici, toute l'année, fascinés par le voisinage de la
Cour, les yeux fixés sur le château de Windsor, cette masse bleue, là, à
un mille, qui se profile sur le ciel, avec le drapeau royal flottant à
la tour, si Leurs Majestés sont présentes?

Vous ne savez jamais le spectacle qui vous attend, si vous allez
jusqu'au coin de la rue, près de la berge: peut-être le Roi et la Reine
parlant à un jardinier, sur l'autre rive? ou bien, comme je l'ai vu
(taisez-vous!), le prince de Galles fumant sa première cigarette, le
jour de ses dix-sept ans... On jetterait un bouquet de violettes attaché
à un caillou, qu'il tomberait dans le parc, aux pieds des «royalties».

En remontant vers les sources du fleuve, ce sont des Champs-Élysées, le
repos après le tumulte et les labeurs, l'oubli ou le palliatif aux
efforts du snobisme. Voici une Arcadie moderne pour les citoyens d'une
grande nation de commerçants voyageurs: un nid moelleux où revenir après
l'orage, blessé, mais fier d'une tâche accomplie. Pendant la tempête,
l'Anglais, secoué dans sa couchette, à bord, concentre sa pensée sur
l'image réconfortante d'un Week-End «on the River». L'artificiel et
charmant décor des Maidenhead et des Slough n'a-t-il pas inspiré plus
d'un héroïsme, à l'autre bout du monde?

Ainsi se matérialise le rêve d'avenir d'un pratique «Briton»: une
cabine, reluisante et bien close sous un bon toit d'ardoise; un yacht
qui soit un home, bien stable sur la terre ferme; un havre pour sa
vieillesse, de l'eau, des rames à regarder et un phonographe ou, au
moins, un banjo, car il n'est pas de vraie fête sans un peu de musique.
Où serait-on mieux que là où est le Roi, au coeur de l'«Empire»?

Ici, l'industrie et la misère sont cachées derrière un gentil treillage;
ou, peut-être, a-t-on écarté ces importunes? Le pays de Windsor porte la
livrée du château; d'invisibles ondes hertziennes en propagent, jusqu'à
l'horizon, des honneurs et un peu de noblesse. O vous, décentes
retraites, dignes fins d'existence de loyaux serviteurs de la Couronne,
dans ces bocages silencieux qu'arrose la Tamise, encore domestiquée
comme un rivulet d'agrément, avant qu'elle ne traverse la grande cité
populaire!

_Lecture._--Dans ma chambre, où je suis monté m'enfermer pendant le
«tea», un livre traîne, c'est une monographie d'Oscar Wilde. Quelques
portraits du poète, à différents âges, me remettent en présence de cet
être effrayant; l'un surtout, datant d'environ 1885, époque où je le
rencontrai pour la première fois chez Charles Ephrussi. Wilde revenait
d'Amérique, grisé de ses succès d'excentrique, paré des plus excessives
fanfreluches de l'esthéticisme. Quoique je fusse très jeune, bien plus
qu'ébloui, je me sentis méfiant devant ce qu'il y avait de «toc» dans un
tel culte de l'Art. Avais-je reçu le mot d'ordre de chez mon maître
Whistler, où Wilde était l'objet d'incessantes plaisanteries et toujours
cité comme l'_artiste qu'il ne faut pas être_?

Le visage d'Oscar était mou, comme ces petites têtes en caoutchouc qui,
jadis, s'inscrivaient dans un rond percé au milieu de toutes les pages
d'un livre de «nursery», et à quoi s'adaptaient plusieurs corps de
femmes, d'hommes ou d'enfants comiques. Il y avait de la veulerie, des
lignes tombantes et courbes, dans ce front, dans ces joues trop grosses;
la bouche, fine, un peu mollasse, tombait aux coins, non avec une
expression de mépris hautain, mais, il me semble, à la façon d'une
vieille femme. Wilde me parut surtout ridicule, comédien, affecté; je
crus, dès l'abord, qu'il se moquait des personnes présentes, dont aucune
ne parlait anglais. Mais non: dans sa langue, il était peu différent. Sa
cravate en tissu de liberty, fraise écrasée (Liberty faisait dans sa
nouveauté alors, une révolution dans le goût, pour l'ameublement et la
toilette), sa fameuse canne à pomme d'ivoire, un lis orange à sa
boutonnière, tout en lui me donnait envie de lui dire: «Je vois d'où
cela vient; inutile de prendre ces grands airs!...» Mais Paris fut
conquis. Wilde avait tant d'esprit, il avait un tel génie de conteur! Sa
conversation annihilait l'esprit critique de Gide. Un brillant auteur
dramatique, un Dumas fils d'Outre-Manche, un prestidigitateur en
paradoxes: n'est-ce pas cela qu'il fut, jusqu'à l'heure du _De
profondis_ et de la trop cruelle expiation?

Oscar Wilde, si agaçant en France, où pourtant il exerce encore une
mystérieuse, une surprenante influence, était assez à sa place ici. Le
paysage de la Tamise vous donne plus de patience pour écouter des
théories de dilettante et d'élégant. La Noblesse, la Beauté des _choses
inutiles_: absurde conception, dogmes puérils auxquels Oscar s'offrit en
holocauste.

Mais, qu'on lui pardonne... il eut, comme Flaubert, la religion de
l'acte d'écrire, une érudition de grand lettré et le courage de
l'apostolat. Néanmoins, on sourit déjà de ses parures d'époque.
Baudelaire aurait repoussé du bout du pied, avec les pétales flétris du
bouquet romantique, le «purple scarlet of sin» et autres détritus de
chez madame Satan, fleuriste. Personne n'est plus proche du mauvais goût
qu'un certain genre d'Anglais, qui croit «exquisement» vivre pour l'Art.
Le groupe esthétique de 80 à 90, dont Wilde fut le héros et la victime,
passa devant nos yeux, comme le «leading man» d'un musical-comedy,
grossissant les effets, parce qu'il avait soif d'épater un certain
public bien plus semblable à lui-même qu'il ne le pensait. Wilde fut
gâté par un impertinent et inhumain dandysme, semé à Eton, et qu'on
récolte plus tard à Oxford. Peu d'artistes de son temps, qui n'aient
voulu prendre les manières de l'aristocratie, s'y faire recevoir, tout
en se moquant d'elle. Wilde fut un snob--jusque dans les préaux de sa
prison de Reading--martyr du snobisme.

_Fin de journée._--Des prairies, des prairies gris-bleu, quelques meules
de foin pâle, des saules; nous sommes si bas, que les ponts de pierre de
la Tamise sont plus hauts que la ligne d'horizon, comme vus par un
baigneur dans une perspective d'estampe japonaise où les plans se
chevauchent les uns les autres. Le dîner s'achève dans la salle à
manger, au rez-de-chaussée, toutes fenêtres ouvertes sur la rivière; une
dernière lueur du crépuscule s'y reflète. La table recouverte d'une
glace, en guise de nappe, avec les cristaux et les argenteries, miroite,
aqueuse, comme si la rivière entrait dans la pièce et que nous dînions
dessus. Le lévrier Loff, le plus muet des chiens, qui éternellement fait
le guet sur la rive par où tout canotier peut s'introduire dans la
propriété, soudain aboie. Un cornet à piston, sinistre dans ce
crépuscule, signale l'approche d'un steamer de touristes à bon marché.
La silhouette du bateau passe devant nous: éclair de lumière électrique,
tapotement des hélices, une polka enrouée de foire, puis tout retombe
dans le silence nocturne.




UN BILAN ARTISTIQUE DE LA GRANDE SAISON DE PARIS


LES ARTISTES ET LE PUBLIC

(_Revue de Paris, 1913_).

Toutes les formes de l'art décoratif et théâtral, depuis la plastique
animée, vivante, jusqu'à la peinture, l'architecture et la statuaire, le
drame, la musique, la chorégraphie, l'orchestre: tels sont les nombreux
sujets qui, d'avril à juillet, ont capté notre esprit.

Des noms, célèbres partout, ont été prononcés en 1913 à l'occasion
d'opéras, de pièces, de partitions et de l'inauguration du premier
théâtre d'art moderne qu'on ait construit en France. Si les opéras de
Richard Strauss avaient été montés, comme ils devaient l'être, la série
eût été à peu près complète, des ouvrages dont Paris eut la révélation.

Car ce furent: _l'Annonce faite à Marie_ de Paul Claudel, la _Pénélope_
de Gabriel Fauré, _la Pisanelle_ de d'Annunzio, _Jeux_ de Debussy, _le
Sacre du Printemps_ d'Igor Strawinsky, deux ouvrages de Moussorgsky, des
compositions de Ravel et de Florent Schmitt, un plafond considérable de
Maurice Denis, un petit chef-d'oeuvre de décoration par Édouard
Vuillard, enfin de l'architecture et de la sculpture dans la salle de ce
théâtre des Champs-Élysées actuellement aux prises avec de si graves
difficultés.

J'omets exprès d'autres «attractions», qui s'ajouteraient à cette liste
si ceci était plus qu'un résumé. J'écris: «attractions», ce mot
désignant d'ordinaire, curiosités, _phénomènes_ des Magic-Cities; parce
qu'hélas! si quelques-uns prennent au sérieux l'oeuvre de l'artiste, le
public auquel les artistes sont, bon gré mal gré, contraints de
s'adresser, semble confondre dans une même hâte dédaigneuse, avec les
baladins et les acrobates, tout homme qui crée. Si bien que tant de
peine, tant de labeur, de talent, d'ingéniosité, de foi, le produit d'un
long travail obscur et silencieux, enfin voit le jour comme la bête qui
sort du toril, est mise tout à coup en présence d'une foule prête à huer
son premier faux pas. Le créateur reste dans la coulisse, collant son
oreille aux portants, à attendre ce que déclareront ses juges, ceux
auxquels il n'a souvent pas songé jusqu'à la minute solennelle, et
pourtant de si peu de conséquence, où il va jouir de l'illusion du
triomphe, ou se désespérer d'une défaite.

D'un côté de la scène, les conversations futiles vont leur train, entre
gens engourdis par un trop bon repas. Pour occuper deux heures de
demi-sommeil, ils écouteront les bribes d'une pièce, quelques notes de
musique, dix à peine sur cent d'entre eux sachant même le nom de
l'auteur. Dans la salle aussi, ce sont les confrères et les critiques,
un peu plus informés que le public payant, mais plus prévenus pour ou
contre la victime invisible et solitaire, prêts à ouvrir les écluses à
leur bile, ou, pire, au sirop de leurs louanges. Derrière le rideau, les
mêmes jalousies, les mêmes haines; mais aussi l'éternelle candeur du
jeune ou vieux débutant de ce soir, auteur ou interprète pour qui cette
heure est «historique», où le monde ne s'occupe, croit-il, que de lui.
Au néophyte ou au vieil auteur, n'essayez point de parler raison,
ceux-ci ne semblent s'apercevoir de la présence de leur prochain qu'à la
minute des applaudissements ou des sifflets. Puvis de Chavannes manquait
mourir à chaque vernissage d'un Salon où il exposait. Meilhac partait
pour Saint-Germain, les soirs de première.

L'expérience nous conseille de ne jamais exhiber, ou de garder devers
nous, aussi longtemps que possible, le fruit de notre cerveau; malgré ce
que M. Degas enseigne à ses disciples de belle mais inapplicable morale,
l'_oeuvre_, même quand nous affectons d'ignorer le public, lui est
destinée. Bien rares, nous le savons, ceux-là qui créent par ordre d'un
démon intérieur. S'il est des maniaques prêts à brûler, après l'avoir
achevée, l'oeuvre de toute une existence, l'homme normal s'exprime pour
forcer l'attention de ses contemporains, gagner son pain quotidien, des
loisirs, ou ces couronnes de lauriers par quoi l'on nous distingua dès
l'école et que nous tiendrons toujours pour désirables, puisqu'elles
nous confèrent une suprématie que chacun, de bas en haut de l'échelle
sociale, convoite à sa façon.

Artistes, auteurs et public, de par la force des choses, nous avons
entre nous des rapports nécessaires, si pénibles qu'ils soient devenus.
Les uns et les autres s'entr'influencent, à travers la rampe de feu qui
les sépare. Bien plus: tout le monde envahit la scène, veut mettre la
main à la pâte, pour le moins conseiller, en une dangereuse promiscuité
d'amateurs, d'interprètes professionnels ou mondains, d'auteurs qu'à
peine distingue un talent (il court les rues), et à quoi vous
préféreriez la gaucherie.

Le consommateur d'art serait aussi curieux à étudier que le fournisseur
de nos plaisirs intellectuels. Qu'est le public parisien? et a-t-il une
opinion? Chaque catégorie d'artistes a le sien, petit ou grand, jusqu'au
jour où, la gloire venue, mais on ne sait d'où ni comme, le nom
prestigieux se répand, compte par lui-même et à part de l'oeuvre. Mais
c'est là une période de _statu quo_, de quasi-mort. Dans la foule qui
nous lit, écoute et regarde nos ouvrages, deux catégories: le «gros
public» et la minorité, les gens de goût. Et c'est la minorité d'où se
propagent des sortes d'ondes mystérieuses, tantôt rencontrant des
obstacles, puis allant plus loin, souvent arrêtées avant d'atteindre ces
masses occultes, anonymes, qui reçoivent le choc tout en ignorant qu'il
vient d'une élite qui ne se démasquera que beaucoup plus tard. Elle a
tiré la ficelle des marionnettes.

Un auteur illustre et fêté, à qui je parlais un jour d'André Gide,
s'impatientait:--«Vos génies sont toujours des inconnus!» L'influence
actuelle d'André Gide sur la jeunesse, mon Académicien ne la nierait
plus, mais mon Académicien est mort et ses livres sont oubliés.--Peu de
gens éprouvent le besoin de comprendre, d'aller au fond des choses; peu
s'y intéressent, sentent, savent voir par eux-mêmes, mais ils enragent
si nous le leur disons. Il leur faut des directeurs de conscience, un
Baudelaire, «aux idées abondantes, coordonnées et systématiques».

De Henri de Régnier, cette belle page: «Le poète, pensait-il, ne doit
rien ignorer de la nature du beau, ni des façons de le reproduire. Sa
compétence esthétique doit être universelle. De là, chez l'auteur des
_Fleurs du Mal_, un sens critique expert et suraigu et cette curiosité
intellectuelle qu'il appliquait simultanément à l'art et à la vie...
rien ne lui était indifférent à cause du rythme qui est dans tout. Il
jugeait un usage comme un tableau, une foule comme un paysage, un esprit
comme un cristal, car la pensée a ses réfractions. La connaissance des
formes l'induisait à celle des sentiments.»

Aussi bien Baudelaire ne se trompe pas. Il humait de loin l'âcre odeur
du chef-d'oeuvre, comme le marin s'approchant de la Corse, d'où,
raconte-t-on, il émane un secret parfum, comparable à nul autre. A
chaque époque, il y eut _un goût_; aujourd'hui, il y a _des modes_; mais
au-dessus d'elles est le _bon goût_. Si dans la discussion vous
prononcez ce mot-là, quelqu'un prendra l'air blessé, vous interrompra:
«j'ai le mien, vous avez le vôtre. Quel est _le bon_?»--Ne jouons pas
sur ce mot, brandon de discorde. Oui, le goût existe. Il n'y en a qu'un
seul en art; contrairement à l'animal qui ne préfère pas une fleur à un
os, l'homme inventa le goût qui comporte un maximum de perfection. Quel
en est le critérium? Il nous semble que c'est l'approbation fraternelle
d'une élite--la véritable--autour d'une même oeuvre, sans souci des
différences de cénacles et de la colère du public. L'avenir et
l'histoire ratifient toujours cet infaillible choix.

On ne «juge» pas une fois, par hasard; pour qu'un jugement ait du poids,
il faut qu'il fasse partie d'un ensemble, d'un système. Sans nier le
danger des opinions du professionnel, je tiens du moins qu'il a ses
raisons à donner, des parti-pris souvent insupportables, des passions
exagérées comme ses dédains; mais les artistes et leur entourage
_éprouvent des sensations_ et peuvent vibrer parfois à la première
rencontre d'une oeuvre nouvelle. Tout vaut mieux que d'indolents et de
trop légers oisifs, qui nous disent: à vous seuls, qui conçûtes, à vous
qui interprétez le soi-disant chef-d'oeuvre, incombent la peine et la
responsabilité; à nous, le plaisir de déguster et, ayant payé, si nous
ne sommes pas contents, le droit de le dire très haut!

L'enthousiasme ou le dénigrement ordonnés par la mode sont aussi
irritants et moins excusables que la crédulité de celui qui, ne
comprenant pas, s'écrie: «On se moque de moi!»; donc l'innocent, le
crédule abonné des opéras, l'habitué des ouvertures officielles
d'expositions, croit possible qu'un artiste, de parti pris, lui fasse
une mauvaise farce, sans réfléchir que cet artiste serait la première
dupe d'un aussi niais calcul.

                                   *

                                 *   *

Peu d'artistes s'asseyent à leur bureau, ou devant un chevalet, sans
imaginer leur oeuvre allant déjà porter son message à la foule. Voilà
qui, dans une certaine mesure, serait légitime, si cette foule était de
même race, sinon de même éducation, que l'artiste.

Une voix qui, peut-être, éveillerait l'écho au bout du jardin, nous
ambitionnons qu'elle s'enfle et résonne jusqu'aux confins du monde, que
toutes les nations nous entendent, et notre voix se brise dans cet
exercice de ventriloque. La France donne encore le ton; de partout on
continue d'affluer vers Paris, vers ce que nous produisons, ou pour nous
demander d'approuver le bagage cosmopolite. Notre sort est de produire
et de juger les autres, de consacrer les réputations étrangères, de tout
voir et de garder notre marque de fabrique, notre personnalité... tout
de même.

M. Serge de Diaghilew, un des hommes les plus cosmopolites que j'ai
rencontrés, m'avouait son dépit, comme il croyait s'apercevoir d'une
«certaine résistance», pour ne pas dire mauvaise volonté, chez les
Parisiens, qui, depuis dix ans bientôt, applaudissent à ses successifs
apports d'art russe. Je lui demandai: «--Pourquoi ne vous passez-vous
pas de nos suffrages, au moins pour quelque temps, vous que l'on désire
et appelle partout à la fois, et qui vous plaignez d'une tendance
réactionnaire en France?--C'est que, me répondit-il, nous ne travaillons
que pour vous. Vous êtes trente personnes à Paris, les juges seuls
capables de me délivrer un passeport. Tant que vous ne me l'avez pas
donné, je suis inquiet. Un Gluck, un Chopin, il y a longtemps de cela,
sentirent pareillement. Wagner aussi, mais il ne vous pardonna jamais
l'aventure de _Tannhäuser_!»

Les propos de M. de Diaghilew, je les rapporte parce qu'ils expriment le
sentiment d'un étranger remarquable. Il allait bientôt constater
l'attitude indécente du public, vis-à-vis du _Sacre du Printemps_,
première oeuvre vraiment forte, décisive, d'un jeune Russe, et qui fit
présumer ce public d'une décadence, mais aussi... quel triomphe dans
tous les milieux qui comptent selon l'impresario! Nous sommes à la
fin de quelque chose; peut-être de cette longue période de
l'impressionnisme, que nous avons créé? Prenons le mot dans son sens le
plus étendu, car, réservé à la peinture, il y a une quarantaine
d'années, l'impressionnisme a envahi toutes les branches de l'art. Nous
en sommes maintenant saturés, et quoique nous ajoutions les préfixes,
_néo_, _post_, c'est toujours d'une esthétique qu'il s'agit, où la
raison, la pensée ont moins de part que les sens. La pensée, de même que
la main de l'artiste, s'est mise à trembler comme ces globules qui
s'élèvent du sol sous l'action de la chaleur, et que nous voyons monter,
se perdre dans l'air, par certains midis de plein été.

Nombre de productions exquises durent tout leur charme au désordre de
l'exécution, à une phrase inachevée, par crainte de platitude ou de
vulgarité; nous sommes trop redevables à l'impressionnisme de délicates
jouissances pour entamer son procès, mais il nous déshabitua de l'effort
des longues périodes, il nous rendit paresseux.

Aussi bien, l'impressionnisme est à court de ressources; à sa place nous
attendons qu'on mette autre chose. Nous demandons des oeuvres, mais on
ne nous propose encore que des théories, promettant un retour à des
formes classiques. Certains artistes, gonflés de sensualité, s'infligent
de sévères règles de composition, préférent se guinder au risque de se
dessécher. Les autres se déboutonnent et montrent une fausse parure, un
vulgaire clinquant[11].

  [11] En relisant ces lignes (janvier 1920), je m'aperçois que M. André
    Lhote eut des prédécesseurs avant la guerre.

Qui dira tout ce qu'il faut être ou ne pas être aujourd'hui, pour
mériter le nom d'artiste dans certains milieux? Je ne sais qui
fréquenter. Vous sentez-vous à l'aise hors de votre atelier ou de votre
cabinet? J'aimerais à causer avec des confrères, mais nous ne nous
entendons pas; alors quoi? Féliciter cette dame de sa jolie toilette ou
de son thé? Mais elle veut causer d'Art. Attention! vous allez, madame,
perdre le meilleur de vos attraits et nous ne nous comprendrons pas non
plus. A la minute où je suis entré chez vous, vous vous êtes mise à
penser aux choses que j'ai laissées chez moi. J'y ai consacré ma vie, et
elles ne sont pour vous qu'un aimable passe-temps. Je sens que vous
préparez une danse, un livre ou peut-être une fresque...

                                   *

                                 *   *

Le véritable intérêt de l'esprit humain s'est peut-être éloigné de
l'Art. L'homme, tout occupé à la conquête des airs, regarderait-il
ailleurs? Nos enfants préfèrent une dynamo ou un semblant de télégraphie
sans fil, aux plus alléchantes images. On en vient à se demander s'ils
sauront, plus tard, regarder un tableau ou un paysage, réciter un poème.

Impossible, pourtant, de ne pas constater un redoublement d'énergie chez
les artistes, peut-être à la façon des jeunes malades si pleins de hâte
et de fièvre, parce qu'ils sentent leurs jours comptés.

Je nous croirais plutôt parvenus à la phase extrême d'un long
développement intellectuel; notre sensibilité se modifie dans des
conditions compliquées par nos trop nombreuses connaissances, par la
désastreuse information mondiale, qui nous internationalise et nous
dissémine. Dans l'avenir, la France restera-t-elle encore à la tête du
mouvement? Va-t-elle présenter au monde étonné une magnifique fleur
nouvelle, double, le résultat d'un nombre infini de croisements et de
sélections? Le vent nous apportera-t-il de l'Est des graines qui,
tombant sur un sol différent, donnent une floraison sans analogie avec
les plantes d'où elles furent soufflées dans les airs?...

Paris est devenu une vaste gare centrale. Nous ne sommes que tolérés
chez nous, quoiqu'on nous prie, par habitude, de donner notre suprême
verdict.

                                   *

                                 *   *

Une autre cause de désarroi et de méprise, nous la trouverions dans les
rapports qui unissent, nous l'avons vu, les artistes au «monde». Les
vrais et les faux, pêle-mêle, sont appelés de leurs ateliers dans les
salons. Deux éléments, qui jamais n'eussent dû se mêler, on essaye de
les incorporer l'un à l'autre; en vain, l'artiste et le client étant
d'irréductibles ennemis. Le créateur est un solitaire, il épouvante par
ses hiéroglyphes. Alors même qu'il s'exprime sincèrement, ceux qui
l'écoutent se méprennent sur le sens de ses paroles. Quelquefois il est
à moitié compris, alors c'est la confusion. L'influence d'un artiste
d'exception, pourra être désastreuse. Mais l'éducation de l'oeil et de
l'oreille sera sans limite et je crois volontiers qu'un nouveau message
apporté par le génie d'un Rimbaud, d'un Mallarmé, d'un Cézanne,
renouvelle notre vision ou une langue. Néanmoins, l'oeuvre originale
d'un écrivain, d'un peintre ou d'un musicien est un _tout_. Ceux qu'elle
influence n'ont pas le droit de s'appuyer sur elle pour commander à
notre admiration.

Agréables pour l'amour-propre d'un maître, les contrefaçons de sa
manière, son école, ses imitateurs de la première heure; mais, au moment
où il paraît, ses faiblesses et ses formes les plus extérieures servent
seules de modèle.

Aujourd'hui, le succès et l'insuccès d'un ouvrage ont leur importance
sociale. Réjouissons-nous qu'il y ait encore une place réservée pour les
questions d'art. Mais la qualité de notre production, si différente de
tout ce qui précéda, imparfaite, nerveuse, fruste, ou visant trop «à
l'effet», n'est-elle pas comme l'incertitude de l'opinion, la
conséquence d'inéluctables conditions d'époque? Mercure est entré dans
la ronde des Muses.

Le public se dépouille de ce qui est sa raison d'être, par vanité et
esprit d'imitation. Et il croit qu'il va s'amuser... car on ne veut plus
s'ennuyer, en compagnie de l'art.--Fort bien, sage parti! mais ce n'est
pas le moins comique du spectateur, calé dans sa stalle, que de temps à
autre, en de solennelles circonstances, il s'agite, tâte son
portefeuille, croie qu'on l'a volé! Alors, il s'agit le plus souvent
d'un chef-d'oeuvre. Le monsieur siffle, insulte. A ces représailles, on
ne peut opposer qu'un sourire. Ce serait, pour le convaincre, toute une
éducation à recommencer.

                                   *

                                 *   *


LES RUSSES.--LE SACRE DU PRINTEMPS

Une oeuvre, peut-être la plus audacieuse que nous ayons vue depuis
longtemps, fut jetée en pâture à un public composé de tous les éléments
auxquels nous venons de faire allusion, dans une salle où rien
d'étranger à la scène n'aurait dû troubler le spectateur, dont
l'attitude fut curieuse à observer, en face des plus récentes formes de
l'art du décor, de la danse et de la symphonie. Paris n'avait à offrir
pour de tels spectacles que de vieux locaux, tout au plus convenables
pour des reprises et du vieux neuf. Des hommes hardis se sont réunis
pour doter un quartier, où l'on se rendait jusqu'alors pour jouir de la
fraîcheur du soir dans les cafés-concerts, d'un théâtre à la fois
luxueux et sévère d'aspect, dédié à la Musique, à la Poésie, au Drame et
à la Comédie. La danse y serait honorée au même titre que
l'architecture, la statuaire et la grande décoration murale. La genèse
de cette «subversive», de cette «folle entreprise», que n'avons-nous la
place ici de la raconter, ne fût-ce que pour mieux illustrer l'état de
l'opinion, les mille ruses des sociétés ennemies, les rivalités des
«cénacles», la résistance des institutions officielles, et la routine
d'un peuple dont le jugement a, comme nous le voyons, tant de prestige!

Les échafaudages étaient encore dressés contre la façade, que l'on prit
parti. «C'est un Hammam; c'est un temple pour les Théosophes; c'est
munichois; c'est belge.» Certaines personnes se firent un point
d'honneur de déclarer, que jamais elles n'iraient dans cette salle-là.
Mais M. Maurice Denis nous convia à juger de sa noble et grave peinture,
déjà marouflée au plafond; les nombreux privilégiés admis sur le
chantier, saluèrent le jeune maître comme «le digne successeur de Puvis
de Chavannes». Il était «seul capable d'un tel ouvrage». Une placide
maturité succédait à une jeunesse «indépendante». L'auteur des plus
délicates improvisations, l'ex-néo-impressionniste, qui sut si bien
allier le rêve et le symbole à un très moderne sens de la vie,
s'attestait, du coup, «assagi», certains ont dit: «académique».

Alors, les ennemis du nouveau théâtre, déjà mis en mauvaise humeur par
les bas-reliefs de la façade, sculptures trop conventionnellement
archaïques de M. Bourdelle, se calmèrent au cours de ces visites
propitiatoires. D'autre part, les cénacles des _avancés_ retiraient leur
confiance à l'initiateur. Il arrivait à M. Denis l'aventure habituelle
des artistes qui eurent de bonne heure un succès d'audace, puis se
calment. M. Vuillard n'avait décoré, de façon d'ailleurs délicieuse, que
le foyer du «petit théâtre de comédie»; de timides concessions à
l'ex-impressionnisme, dans des coins obscurs de l'édifice, étaient comme
des fiches de consolation pour les retardataires de l'école où M.
Maurice Denis fit ses premières fredaines, nos quotidiennes délices
d'antan. On commença de regretter l'ancien opéra de Charles Garnier, le
blanc, le rouge et l'or, les girandoles, l'aspect «chaud» de théâtres
poussiéreux et franchement combustibles. On retourna voir le plafond de
Lenepveu à l'Académie Nationale de Musique, les mièvres muses de Paul
Baudry, depuis des âges oubliés. Le théâtre des Champs-Élysées fut
immédiatement décrété intermédiaire entre les théâtres réguliers et les
«scènes d'à côté»[12].

  [12] L'ancien théâtre libre, le théâtre de l'OEuvre, le théâtre des
    Arts de M. Rouché, le théâtre du Vieux-Colombier.

C'est justement cela que devait être l'entreprise! Elle faisait appel à
ces amateurs mixtes et sérieux, qui souhaitent un retour vers un art
plus sage, plus traditionnel. M. Denis est leur peintre, M. Vincent
d'Indy leur musicien. Il est bon que la _Pénélope_ de M. Gabriel Fauré,
le doyen de nos maîtres compositeurs, ait servi de premier programme à
la «Grande Saison»; elle lui a donné une signification très «noble».
Mais le péril était que le théâtre des Champs-Élysées ne pût compter que
sur la seule clientèle des lecteurs fidèles des jeunes revues, des
mélomanes entraînés, de ces amateurs qui visitent toutes les
expositions, possèdent au moins quelques notions et le respect de
certains noms. Ceux-ci montent, en effet, aux galeries supérieures, et
il fallut remplir les loges de diamants et de perles, rendre luxueuses
des représentations «de gala» et compter sur le snobisme de puissants
mécènes. _Le Barbier de Séville_, _Freischütz_, _la Passion_ de Bach
allaient alterner sur l'affiche avec un nouveau et terrible
chef-d'oeuvre: _le Sacre du Printemps_.

Nous proposant d'étudier les rapports du public et des artistes
d'aujourd'hui, nous avons pensé que l'entreprise du théâtre des
Champs-Élysées (puisque la forme dramatique est la plus populaire, la
plus accessible à la masse) devrait nous y aider.

Dès le vestibule, une tendance s'y avoue, un parti pris. La simplicité
des lignes, le marbre uni, des panneaux archaïques de M. Bourdelle,
représentant des mythes et des théogonies, tout concorde à créer une
atmosphère de recueillement. On a tenu à ce que cet édifice nous mît en
disposition--par sa sobriété, élégante mais un peu froide--de mieux
suivre des représentations d'art, sorte de «Bühnenfestspiele» comme
Wagner les voulut à Bayreuth. Peut-être, pensions-nous, pourrait-on
réussir ici ce qu'on dit impossible à l'Opéra? Cette organisation serait
le contre-pied des entreprises subventionnées et des théâtres des
boulevards; nous voulions à la fois jouer du classique et accueillir les
audaces modernes; une galerie d'exposition, sous le même toit, servirait
d'annexe et de prolongement à celles des Durand-Ruel, des Bernheim, des
Druet, où la lutte fut déclarée contre l'Académisme et la «convention».
Les gros succès d'«auteurs favoris de la foule» n'y seraient pas enviés.

Il serait puéril de soutenir qu'une oeuvre de génie ne s'adresse pas à
la foule, témoin nos chefs-d'oeuvre du répertoire, même ceux qu'on
discuta à leur origine. Wagner, qui eut sans cesse pour objectif de
parler à toute la Germanie, écrivit des poèmes nationaux, aujourd'hui
patrimoine de l'univers entier. Mais combien d'années s'écoulent avant
qu'un tel révolutionnaire passe, des ténèbres de ses premières luttes, à
la pleine lumière de la gloire mondiale? Aussi bien le cas d'un Wagner,
pour être le plus illustre, déborde les limites ordinaires de l'esprit
humain et n'est pas concluant. Nos directeurs de théâtre n'ont pas à
choisir entre des astres de pareille grandeur.

Le nombre des ouvrages courants, de «belle tenue» et de solide valeur,
reste infime, et l'on regrette, chaque fois qu'est publié le programme
d'une saison théâtrale, de s'avouer à soi-même: Je resterai souvent chez
moi!--Si nous confessons ainsi notre découragement, nous provoquons la
pitié des gens qui ne demandent qu'à s'amuser, ou plus modestement
encore, à ne pas s'ennuyer pendant trois heures de suite. Ceux-là ont
leur goût aussi, et qui fait recette.

Le danger couru par les initiateurs du théâtre des Champs-Élysées tient
à ce qu'ils espérèrent pouvoir faire «communier dans l'art» ceux qui
vont au spectacle pour s'exhiber ou prendre un plaisir anodin, et ceux
qui y vont pour s'exalter. Ils voulurent imposer aux premiers les
habitudes d'esprit des seconds. Il se peut qu'il y ait unisson, tout au
moins respect chez tous, à l'occasion d'un festival Bach, Beethoven, à
la reprise de vieux chefs-d'oeuvre que la bienséance et la bonne
éducation font un devoir, même à ceux qu'ils ennuient, d'écouter en
silence; _Parsifal_ sera reçu avec enthousiasme, même si quelques
wagnériens des premiers temps de Bayreuth en regrettent l'exportation...
en subissent l'ennui.

Je surprendrais bien des lecteurs de la _Revue de Paris_, en leur
énumérant des artistes, inconnus d'eux et illustres dans des cénacles où
tel dramaturge, tel musicien, tel peintre, célèbres pour la foule, ne
comptèrent jamais, même avant que la gloire et l'Institut aient pu leur
susciter des jalousies et quoique nul ne conteste le remarquable talent
de ces personnages officiels. Il s'agit pour un artiste de créer, autour
de son nom, une atmosphère qui commence par sembler irrespirable à la
foule. De tout temps, il en fut d'ailleurs ainsi, mais la roue tourne
aujourd'hui avec une telle vitesse, que les plus encensés d'hier doivent
envisager avec philosophie les retours de l'opinion. Aussi, un autre
malentendu gêne la discussion, dès que vous essayez de faire une liste
de ce que vous croyez être d'«incontestables chefs-d'oeuvre»; et encore,
parmi ceux-ci, y en a-t-il qui se démodent assez vite, pour ensuite
reprendre leur valeur réelle.

«Le gros public» ne sait pas encore qu'il faille admirer les génies
chers aux «cénacles» et l'ennui demeurera ce que personne ne tolère,
même par snobisme, pendant le temps, qui peut paraître si long, d'une
représentation.

Il y eut dès le début de cette première saison et il y aura encore--si
l'entreprise ressuscite--des soirées de bataille indécise ou de malaise.
Les ouvrages étrangers, qui furent le principal attrait du théâtre des
Champs-Élysées, sont sans appas pour une notable portion des auditeurs,
puisque les incomparables spectacles de _Boris Godounow_ et de
_Kovanchina_, défendus par un interprète comme M. Chaliapine, ne
remportèrent pas les triomphes prévus par les bailleurs de fonds.

Un fait inquiétant pour l'École française, de plus en plus engagée dans
ses espoirs et ses promesses d'une renaissance classique et nationale,
c'est l'arrivée des Russes qui, d'un coup de baguette magique, ont une
fois de plus animé, fait vivre un nouveau théâtre et prouvé par une
oeuvre audacieuse, d'une saveur âpre, d'une puissance déconcertante, les
dangers du fâcheux individualisme où nous nous égarons.

Le _Sacre du Printemps_ marquera une date dans l'histoire de l'art
contemporain, peut-être dans l'Histoire.--Deux actes seulement; un
ballet (mais est-il bien équitable d'appeler ballet ce tableau
chorégraphique, cette production à peine classable, cette étrange et
grave chose?) oui, un court divertissement, comme on disait jadis à
l'Opéra, mais quasi religieux; est-ce là ce que nous retiendrons de
l'année 1913, quand la mémoire aura déjà confondu le reste de la
meilleure contribution française avec celle des années précédentes?

J'ai hésité longtemps, avant d'oser prendre le _Sacre du Printemps_
comme principal objet de ces notes. C'est après mûre réflexion que je me
suis convaincu de l'importance de ces soirées tumultueuses où, enfin,
nous avions de quoi nous passionner et un prétexte pour prendre
position. Pendant ces quarante minutes, le public et les artistes se
montrèrent à l'observateur dans la nudité de leur plus intime nature. La
salle nouvelle, telle que nous l'avons décrite, ajoutait encore au sens
du «phénomène.» Il y a des heures où nous déposons, malgré nous,
l'uniforme que d'anciennes habitudes nous imposent et que de fortes
émotions, seules, obligent à rejeter.

C'est un beau spectacle, et trop rare dans une société lasse et
sceptique, que celui de la ferveur et de l'indignation spontanées. Tout
cela pour deux actes de danse et une partition de quatre-vingt-neuf
pages? Nous ne sommes plus au temps d'_Hernani_ et de _Tannhäuser_. Il y
a tendance à tout raccourcir: c'est ce que les Russes ont senti et ce à
quoi ils s'évertuent. Cherchez à côté et derrière le _Sacre du
Printemps_, apprenez à connaître des collaborateurs, presque impossibles
à y distinguer dans leur contribution personnelle, on dirait anonyme. Il
faut les avoir vus de près, pour que tombent les derniers scrupules
qu'on aurait à parler un peu longuement d'eux et de ce qu'ils viennent
d'accomplir.

Un grand coup de vent a passé sur les steppes, qui, traversant l'Europe,
nous est soudain venu rafraîchir pour quelques instants, interrompant
notre sommeil aux rêves confus. Le réveil fut si brusque et la secousse
si brutale, qu'il nous fallut un peu de temps pour nous remettre
d'aplomb. Avions-nous pris nos dispositions, étions-nous en état de
comprendre? Certains croyaient y être, parmi les fervents de la musique
et de la chorégraphie slaves.

1913 était la sixième saison russe. M. Serge de Diaghilew,
infatigablement, s'est dévoué à notre initiation, organisant des
expositions de peinture et d'art décoratif, louant le Châtelet ou
s'associant avec les directeurs de l'Opéra, pour y amener des
interprètes admirables d'admirables ouvrages. Nous connûmes Moussorgski
et son immortel _Boris Godounow_, Rimsky Korsakoff avec _Ivan le
terrible_ et son ballet de _Shéhérazade_, Glazounow, Borodine, enfin les
meilleurs des compositeurs d'hier et d'aujourd'hui, puisque d'Igor
Stravinsky sont _l'Oiseau de feu_, _Petrouchka_ et le _Sacre du
Printemps_: la phalange des génies russes, moins admirés chez eux que
l'anodin Tchaïkowski, ou qu'Antoine Rubinstein; les novateurs et les
révolutionnaires de la seconde moitié du XIXe siècle, grâce à M. de
Diaghilew, sont devenus nos intimes amis et nos maîtres.

Un art plastique de la même saveur orientale et barbare, frère de la
mélodie religieuse ou populaire, fonds où puisèrent tous ensemble les
réformateurs de l'école musicale (lyrique et symphonique); des couleurs
vives, agencées avec un raffinement barbare, des formes primitives, une
simplification apparente des ressources de la décoration théâtrale; des
choeurs qui agissent comme la foule dans la rue et participent au drame;
des danseurs qui nous ont prouvé la décadence de notre corps de ballet
et l'indigence de notre fade chorégraphie: voilà, et nous sommes bien
forcés de le rappeler ici aux mémoires fragiles, voilà ce avec quoi,
depuis dix ans, les «saisons russes» ont refait l'éducation de nos sens.

Je ne sais quelle influence étrangère a jamais marqué une telle
empreinte sur la production française. La littérature déjà, avec
Tolstoï, Dostoïewski, Tourgueneff, commença de détourner nos yeux des
images où ils se fixaient trop paresseusement; l'odeur de la terre, au
parfum aigre mais pur, s'est propagée jusqu'à nous; la vertu de
l'inspiration populaire et nationale ne pouvait qu'enrichir notre esprit
alerte et nous conseiller un examen de nous-mêmes. L'avenir nous dira le
profit que nous en aurons tiré, mais l'influence est désormais
impérieuse, une obsession. Ce n'est pas à nous, les premiers inoculés,
de dire si ce vaccin aura été salutaire, ou non. Ceux qui souhaitent le
retour à un art plus simple, plus naïf, plus général et moins
provisoire,--ce à quoi enfin visent les meilleurs d'entre nous--, les
Russes leur ont proposé des formes qu'il ne faudrait pas calquer, mais à
côté desquelles il y a un vaste territoire pour notre expansion.
Cependant, à l'heure où, par le costume de nos femmes et de nos enfants,
par l'ameublement, les magasins de nouveautés eux-mêmes ont répandu le
genre russe dans les classes les plus modestes, une lassitude, un
agacement chez les premiers adeptes commence à se déceler: c'est
l'agacement des admirations intempestives, qui amène de brusques et de
nerveuses réactions. Un tel a défendu telle chose: je ne puis donc
l'aimer. Tel est le mot d'ordre.

Le théâtre des Champs-Élysées ouvrait ses feuilles de location pour son
premier trimestre, à un public blasé, enclin à l'ironie, démuni de
patience et qui se plaignait déjà, car il est versatile. Les programmes
affichés n'annonçaient guère que trois ou quatre ouvrages inédits, dont
plusieurs franco-russes ou russes francisés. Encore des ballets! Sans
les étoiles de naguère, sans le maître chorégraphe Michel Fokine; et cet
infatigable Nijinski allait encore une fois personnifier le _Spectre de
la Rose_ et le nègre gris de _Shéhérazade_! La patience du public était
à bout! On avait espéré enfin connaître à Paris les opéras de Richard
Strauss. Les gens se groupaient d'avance pour ou contre ce trop heureux
compositeur, le plus en vue des maîtres modernes, et, déjà, lui aussi,
suspect aux «délicats» par l'excès même de sa gloire et la facilité si
abondante de sa muse viennoise. Le théâtre des Champs-Élysées, très
pressé de raffermir ses assises et, à une heure éminemment française, de
prévenir le reproche d'être cosmopolite, remit à plus tard la production
du _Rosenkavalier_ et d'_Elektra_. En effet, c'est toujours à ces vagues
de l'opinion (ceci n'a, en général, rien de commun avec l'art) que sont
dues les lenteurs, les hésitations à monter un ouvrage, depuis des
années déjà, connu à Bruxelles ou en province, et souvent son abandon
complet. Un directeur parisien, courageusement, établit dans son cabinet
un programme inédit, croyant pouvoir compter sur la sympathie des
connaisseurs et sur l'argent des snobs: à la dernière heure, tout
s'écroule, car la mystérieuse «opinion publique» a fait son oeuvre.
Comme l'art de Strauss était suspect aux fidèles de la Schola, il fallut
compter sur l'aide de nos amis les Russes, pour faire accourir le public
cosmopolite.

Des musiciens scrupuleux ont critiqué l'adaptation chorégraphique de
musiques telles que le _Carnaval_ de Schumann, l'_Invitation à la Valse_
de Weber, _Thamar_, _Shéhérazade_. La réussite de ces audacieuses
transcriptions ne calma pas la susceptibilité des puristes. M. de
Diaghilew s'ingénia à commander des partitions originales à MM. Debussy,
Florent Schmitt et Ravel. Nous eûmes le charmant _Daphnis et Chloé_ et
la _Tragédie de Salomé_. Autant aux _Nocturnes_ de Debussy (danse de
mademoiselle Loïe Fuller, l'implacable doyenne), qu'à la _Péri_ de P.
Dukas (danse de mademoiselle Trouhanowa, décors de M. Piot), les
«avant-gardes» grognèrent. L'ancien ballet à «ensembles» les laissait
indifférents. Enfin furent annoncés _Jeux_, première collaboration de
MM. Debussy et Nijinski. Les poitrines haletèrent, les grandes batailles
allaient être livrées. _Jeux_ et le _Sacre du Printemps_ furent les
morceaux de résistance de la saison 1913.

                                   *

                                 *   *

Nous ne croyons pas superflu de parler longuement de l'étrange et
complexe petit groupe d'artistes, appelé chez nous «les Russes», qui,
sous l'inspiration et la conduite de Serge de Diaghilew, se sont imposés
peu à peu, à Paris d'abord, puis au monde entier. Les personnes qui
vécurent à Saint-Pétersbourg, les mondains, les diplomates, ont pitié de
notre admiration pour cette poignée de créateurs et d'interprètes: «Si
vous saviez ce qu'on fait là-bas, si vous étiez allés à l'Opéra, si vous
connaissiez les théâtres impériaux et leurs troupes, vous comprendriez
qu'on vous trompe; on vous donne, chez vous, ce dont la Russie ne
voudrait pas.» De même ignorent-ils que nos expositions françaises,
organisées par de vrais connaisseurs et pleines de Degas, de Manet, de
Renoir et de Cézanne, représentent, plus que les Salons officiels, la
force créatrice des Français.

La nouveauté et la force de «nos Russes» viennent d'une collaboration à
peu près égale et sans précédent, de toutes les branches de l'art; c'est
une fusion presque paradoxale d'énergies associées, d'hommes qui
s'effacent l'un derrière l'autre, nul ne passant jamais devant son
voisin pour parader. M. Serge de Diaghilew pousse à un tel point sa
méfiance pour l'étoile et l'artiste vedette, que nous le vîmes
successivement renoncer à Pavlova, à Fokine, aujourd'hui même, à
Nijinski. Ces artistes, aussi désintéressés qu'enthousiastes, amoureux
de la beauté, jusqu'à hier vivaient comme une confrérie, un peu à la
manière du _Preraphaelite Brotherhood_ de Millais et de D. G. Rossetti;
ce furent des musiciens, des littérateurs, des peintres, des poètes, des
historiens archéologues ou des esthéticiens même, comme monsieur
Roerich, ou l'inventif et trop modeste Alexandre Benois, à qui nous
devons cette merveille, _Petrouchka_: Alexandre Benois est un historien
d'art et un critique de grande réputation. Il publia des albums
d'estampes en couleurs, aussi piquantes que l'histoire de Frédéric le
Grand par Adolf von Menzel. Je ne puis citer tous les noms de ces
Russes, passionnés pour le génie de leur race, fervents des coutumes
anciennes de leur nation. Ils rencontrèrent, pour les réunir en
faisceau, un Mécène, alors adolescent plein d'exubérance; M. Serge de
Diaghilew, grâce à sa position en vue dans la société pétersbourgeoise,
mit en relation les plus extrêmes du groupe avec des personnages de la
Cour; mais cette confrérie qui, depuis dix ans, s'est tant mêlée à nous
(certains même se mirent à voyager plus qu'ils ne l'auraient souhaité et
se retirèrent), cette confrérie est demeurée essentiellement russe,
fidèle à son cher vieux Pétersbourg; l'hiver, elle se retrouve aux
ateliers d'où elle est partie pour la diffusion de ses idées.

J'ai fait la connaissance, il y a tantôt vingt ans, de M. Serge de
Diaghilew. Je devais très souvent le rencontrer par la suite, et n'ai
jamais cessé de suivre le développement de sa vive intelligence, si
sûre, et à l'abri des fautes de goût. S'il n'a signé aucun ouvrage,
c'est lui, le _deus ex machina_, le «professeur d'énergie», la volonté,
qui donne corps aux conceptions des autres. Il tire le meilleur de
chacun. Impresario fortuit et étonné, cet être féroce et redoutable
diffère d'un entrepreneur de tournées, comme Vaslaw Nijinski est autre
qu'un maître de ballet ou qu'un danseur ordinaire.

Je viens d'écrire le nom du principal interprète; vous êtes-vous demandé
pourquoi ce petit Slave, ancien élève de l'École Impériale, simple
danseur, célèbre sans doute comme Vestris ne le fut pas, vous le sentez,
même si vous ne l'avez vu que bondissant sur des tréteaux, porter en
lui, avec l'élasticité et la grâce, l'Art souverain?... Cela intrigue,
cela irrite presque, on ne sait comment le qualifier.

Nijinski se promène dans les Musées, est cultivé d'une façon singulière,
car il fut, dès son adolescence, découvert par des hommes-devins. Des
paroles de lui, telles qu'elles nous sont traduites, révèlent un sens de
la beauté, une grande fraîcheur enfantine de sensations, la disposition
aux longues rêveries des paysans de chez lui. Issu d'une ancienne
famille de chorégraphes polonais, dont il reçut son impeccable
technique, il grappilla des connaissances peut-être mal coordonnées,
mais excitantes, qui se greffèrent sur un tempérament renfermé, inquiet.

L'an dernier, j'étais encore dans ma chambre d'hôtel, un matin de juin à
Londres, quand on m'appela au téléphone. Diaghilew me priait de venir
immédiatement et de lui consacrer ce jour. Debussy attendait, impatient,
pour en écrire la partition, qu'on lui envoyât par la poste du soir, un
libretto; ce divertissement moderne, _Jeux_, avait déjà beaucoup
préoccupé le compositeur et le danseur. Je me rendis au restaurant où
nous devions travailler avec Diaghilew, Nijinski et Léon Bakst. Pénible
et lourde séance à laquelle j'assistai comme scribe, tâchant de mettre
sur le papier les quelques lignes indicatrices de l'action. Après avoir
gémi, m'être défendu contre une besogne dont le sens m'échappait, dont
les détails, le vague, les lenteurs de la dictée m'effrayaient aussi, je
sortis de cette séance rempli d'admiration pour la foi religieuse de mes
bizarres collaborateurs. Le travail faisait de ces diables-là des
enfants studieux et graves. Qu'allait tirer de ce canevas si primitif,
si pauvre et si ambitieux à la fois, ce Debussy qui toujours fut
exigeant pour ses poèmes? Nijinski, autour de notre table de déjeuner,
avait esquissé des gestes anguleux. Il semblait faire des propositions
bien vite mises de côté par ses camarades, comme irréalisables,
imaginait des choses un peu puériles, des «anticipations» à la Wells, le
passage d'un aéroplane sur la scène, des costumes de tennis pour 1920.
Je crus, ce jour-là, que Nijinski était fou. Ils m'effrayaient, ces
maniaques, si remplis, cependant, de conviction. On rédigea; le
manuscrit fut expédié dès le soir et je n'entendis plus parler de _Jeux_
avant l'hiver. Toutefois, j'appris qu'en automne, à Venise, ce frêle
libretto, approuvé du musicien, déjà mis en musique, n'avait cessé
d'être discuté, remanié, allongé, puis raccourci, dans d'autres
interminables conversations. Nijinski, je le craignais, trop
enthousiaste des peintures de nos cubistes, confondues dans sa tête avec
l'art des vases grecs et des Primitifs, ne rêvait à rien moins que la
suppression du ballet. Il dédaignait ce que nous appelons _ballet_, les
étoiles, les nombreux coryphées, les ensembles. «Il faut arrêter court
ce qui a trop duré; la vie, aujourd'hui, est plus hâtive qu'elle ne le
fut jamais. Il ne s'agit pas d'être d'aujourd'hui, il faut être de
demain, et devancer l'avenir...» Ces lambeaux de phrases me revinrent
ensuite à la mémoire. A Londres, elles m'avaient paru trahir une
inquiétude d'autant moins légitime, que j'avais laissé Nijinski fier
encore, et, je le croyais, satisfait de son bas-relief antique,
l'_Après-midi d'un Faune_, un chef-d'oeuvre d'invention.

Le tumulte, les méandres chorégraphiques, l'endiablé mouvement, les
rythmes orientaux auxquels Michel Fokine nous habitua, et qui sont pour
nous le «ballet russe», il devenait trop certain que Diaghilew, Bakst et
leurs adeptes, en étaient las, avant nous-mêmes. Fokine, d'ici rejeté,
appelé par l'Amérique, c'était le jeune fou qui allait se substituer à
son maître. Quel «futurisme» russe allait donc, en 1913, sévir dans la
nouvelle salle des Champs-Élysées?

Nous le savons maintenant.

Notre déception de la première heure fut cruelle, mais la désillusion et
la peine ressenties à la répétition générale de _Jeux_, nous allions
bientôt nous les expliquer et nous regrettâmes, après le _Sacre du
Printemps_, de n'avoir, en _Jeux_, prévu l'une de ces ébauches ratées,
où les créateurs de demain se cherchent, s'entraînent. A la répétition
générale, l'effet fut nul. La scène parut vide; le fameux danseur
semblait s'oublier lui-même, et Nijinski paraissait dans l'action comme
un sculpteur contemplant des figures qu'il tâcherait en vain d'animer.
La charmante Karsavina n'avait aucune occasion d'arrondir ses grâces; sa
belle partenaire, mademoiselle Schollar, s'était enlaidie, et trois
grêles acolytes, assez falots, manquaient à remplir le vaste cadre, un
paysage cru, d'un vert pénible, la dernière venue des maquettes de M.
Bakst.--Stupeur des amis! On faillit ne point donner la représentation.
Le musicien, le directeur étaient atterrés. Mais M. Serge de Diaghilew
se lève et déclare que «_la fontaine_» (sans doute une des dispositions
linéaires des trois danseurs?) est «un chef-d'oeuvre de la plastique» et
que nous n'y avons rien compris. Devant pareille assurance, on est
ébranlé.

Nous pensons, comme M. Henri Ghéon, qu'aujourd'hui l'erreur de _Jeux_ ne
tient pas tant au style volontaire des attitudes et des bonds, qu'à leur
inadaptation au modernisme, non seulement de la musique, mais du cadre
aussi et du sujet; les «Jeux» semblent être tracés sur une épure; ils se
coupent à angles vifs; l'abstraction, plus que le sentiment, les mène;
Nijinski les applique encore à une matière neutre; ici le chorégraphe
nous donne, avant son art, les «préconceptions» de son art; ce qui
l'intéresse le moins, c'est le sujet, là justement où résidait la force
poétique de l'art de Michel Fokine. Mais qu'il rencontre un thème dont
il puisse épouser la grandeur et qui s'accorde à ses recherches, et il
conçoit le _Sacre du Printemps_. Considérons _Jeux_ comme des exercices
et montrons-leur quelque indulgence en songeant à ce qu'ils nous ont
préparé.

Les musiciens ne comprirent pas que Claude Debussy eût toléré cette
interprétation de sa musique. Les gens du monde, les abonnés, trouvèrent
cela «assez joli» ou même «frais», selon leur entourage, ou «hideux» et
«impertinent». Le fameux «tolle» de la prude presse parisienne, à propos
de l'_Après-midi d'un Faune_, les prétendues indécences que des coureurs
de music-halls et de revues de fin d'année découvrirent et signalèrent
dans cette admirable scène antique, on en voulait, à tout prix,
l'équivalent, sinon l'aggravation, dans _Jeux_.

                                   *

                                 *   *

Il faut se placer d'une façon nouvelle en face d'un art neuf, qui veut
s'élever, se purifier, peut-être aller trop loin dans le symbole. Je ne
sais encore si l'on n'abuse pas de la «stylisation», si l'on peut
schématiser chorégraphiquement la Jeunesse, l'Effervescence, l'Émoi du
Plaisir juvénile, la Terreur panique causée par les forces de la nature.
Si Diaghilew était le prophète de l'avant-garde, nous comptions sur lui
pour nous découvrir le bel Avenir. Or, tout à coup, nous nous sommes mis
à douter de lui et avons ri de sa foi en Nijinski, _auteur_; cependant
l'on pourrait établir des rapprochements entre l'esthétique de cet
_auteur_ et les danses habituelles de l'Opéra...

Chacune de celles-ci était un signe convenu, un symbole où Stéphane
Mallarmé se plaisait. Pour Nijinski, «l'expression schématique de l'état
d'âme» se substitue aux turbulences académiques et conventionnelles; de
même, pour le néo-impressionniste Henri Matisse, une géométrie des
taches tient lieu de l'équilibre secret des «valeurs» et des rapports de
tons.

Encore une fois, dans l'art moderne, il y a un désir presque universel
de retour aux formes simplifiées des primitifs, même des Barbares.--Si
je voulais décrire _Jeux_ ou le _Sacre du Printemps_, ce serait comme de
la statuaire.

Ce qu'un sculpteur comme Maillol réalise avec l'argile, Nijinski l'a
peut-être entrevu, peut-être accompli dans le vif.

Selon M. Henri Bergson, l'une des plus fréquentes causes du rire, c'est
le cas où un de nos semblables, devant nous, rompant l'harmonie du
corps, par accident, par infirmité, prend l'aspect d'un automate, semble
perdre contrôle sur lui-même. _Jeux_ et encore davantage le _Sacre_,
déclenchèrent un rire irrépressible chez les spectateurs, ou les
blessèrent comme une offense, comme la peinture des cubistes...

Sur l'affiche, il nous est donné trois noms d'auteurs pour le _Sacre du
Printemps_: Roerich, Nijinski et le génial musicien, Igor Stravinsky. M.
Henri Ghéon se demande: «Qui a fait cela?»

«Cette question préliminaire, que nous ne pouvons pas éluder, pourtant
n'a de sens que pour les Occidentaux que nous sommes. Chez nous tout est
individuel... Il n'en est pas de même chez les Russes. S'il leur est
impossible de communiquer avec nous, lorsqu'ils sont entre eux, ils ont
une extraordinaire faculté de mêler leurs âmes, de sentir, de penser la
même chose à plusieurs (cette fusion des âmes n'est-elle pas en partie
le sujet des romans de Dostoïevsky?). Leur race est trop jeune encore
pour que se soient construites en chaque être ces mille petites
différences, ces légères mais infranchissables défenses, qui abritent le
seuil d'un esprit cultivé. L'originalité n'est pas, en eux, cette
balance fragile de sentiments hétérogènes qu'elle est en nous... C'est
pourquoi elle peut s'engager et se perdre un instant dans les autres.»

La source même de nos opinions, notre conception esthétique sont
modifiées par le _Sacre du Printemps_, ouvrage le plus réussi, invention
la plus «menée au but» que nous ayons eu à applaudir, depuis...
Wagner?...

Igor Stravinsky avait déjà écrit l'_Oiseau de Feu_, bijou oriental, et
_Petrouchka_, drame de baraque, parade de pantins, qui, après nous avoir
divertis, nous a touchés par son pathétique. _Petrouchka_ était,
néanmoins, encore un tableau de la Russie et d'une époque très définie;
Alexandre Benois avait peint, en illustrateur, les toiles de fond, et
dessiné, en caricaturiste, une foule populaire du Pétersbourg de 1830.
La symphonie savante, transcription musicale des bruits forains,
atmosphérique, légère, polyphone, discordante jusqu'à nous faire
tressauter, demeurait néanmoins amusante et familière, avec ses valses
d'orgue de barbarie et ses cornets à piston.

Mais Igor Stravinsky, nous le savions depuis quelque temps, subissait
une crise; son esprit enclin au mysticisme était attiré vers des régions
plus hautes.

L'écueil, pour un compositeur, est toujours dans le choix d'un poème; si
le musicien souhaite s'écarter des voies frayées et s'il n'est lui-même
poète autant que musicien, il cherchera en vain le collaborateur de ses
rêves. Je me souviens des descriptions que me donna jadis, de sa
conception dramatique, mon cher Claude Debussy: pas d'individus; des
nuages sur la mer, des foules dans la nuit, des phénomènes
météorologiques! Peut-être ces visions qu'il dépeignit, par de si beaux
sons, dans sa série de _Nocturnes_? J'imagine que Stravinsky se posa les
mêmes problèmes et que ses objections furent identiques; tout libretto
mettant aux prises des caractères humains, des _individus_, est
antimusical et restreint le compositeur.

Dans des causeries avec Nijinski, les deux artistes en vinrent à se
prononcer pour une sorte de fresque animée des âges mythiques de la
Russie. Roerich, érudit archéologue et peintre, proposa différentes
légendes russes primitives, païennes, entourant le culte originel du
Soleil et de la Terre. Stravinsky travailla sur ce libretto, puis, de
même que Nijinski pour la danse, le trouva trop précis encore pour sa
musique. Ces idées à la russe, d'esprits capables de nourrir en eux de
longs desseins, revêtirent tour à tour des formes dont aucun des trois
collaborateurs ne songeait même à délimiter sa contribution personnelle.
Le _Sacre_ est une oeuvre de foi commune, profonde et ingénue, d'un art
hiératique et «primitivement» humain, dans un vague panthéisme, spécial
à ces rêveurs émotifs, qui n'ont en somme avec nous que des rapports
très superficiels, et ne nous rejoignent presque jamais par le fond de
leur pensée; effrayant peuple dont on peut tout attendre.

Le symbole a, pour ces hommes qui nous étonnent et nous inquiètent, la
force de la réalité. S'ils réalisent leurs concepts, d'une telle
maîtrise--et d'une technique sûre, ainsi qu'ils viennent de le
faire,--faudrait-il dire qu'ils donnent une forme, proposent un exemple
(peut-être inutile, mais l'avenir nous le dira) aux artistes de notre
vieille Europe, troublés de venir, si tard, faire entendre une voix
d'avant la mue? Rien, chez un Russe, n'est impossible; rien n'est
paradoxal, ni choquant pour sa raison, s'il croit voir de la Beauté dans
quelque chose. Il rêve, il s'exalte, il possède une patience, presque
infinie, d'Oriental.

Nijinski s'était mépris comme collaborateur de Claude Debussy; nous
fûmes sévères, péremptoires, et le voici qui retrouve sa vérité, en
compagnie de ses compatriotes, ces Slaves que sépare de nous une cloison
étanche. La France n'a pas failli pourtant à influer, au moins, sur la
partie plastique de l'ouvrage dont nous nous occupons, car la France
fascine par le prestige de ses peintres le monde entier. Sans Gauguin et
l'École de Pont-Aven, le _Sacre_ eût été autre, quant à la plastique.

Dès le lever du rideau, le décor, peint par Roerich, nous a situés dans
une atmosphère cézannesque. Des verts tendres, mais crus, de lourdes
taches roses, une simplification austère des lignes et des tons. Des
jeunes filles parurent, le masque barbouillé de rouge, comme des
«sidonies» de village; ce n'étaient pas des danseuses, mais bien des
figures, telles que Gauguin les schématisait, en ses toiles
bretonnes.--Bretagne? Tahiti? Où étions-nous? Mais quelle qualité de
coloris, quelle joie pour nos yeux, ou quelle douleur, selon nos
habitudes et nos goûts!

Ces exercices gymnastiques plutôt que chorégraphiques, ne font qu'un
avec la symphonie, il faudrait dire, plutôt, avec les rythmes de
l'orchestre. Sont-ce les eaux qui montent, le Déluge, l'arche de Noé,
gens et animaux enfermés dedans? Ce que nous entendions, nous ne
l'avions jamais ouï auparavant; ou bien peut-être dans la forêt pendant
une tempête, ou sur mer à bord d'un navire luttant contre l'orage; et
parfois aussi, nous nous croirions dans une cour de ferme, quand, par
une matinée chaude de juin, les coqs, les canards, les vaches, les
oiseaux dans les arbres, tous réjouis du soleil, confondent leurs voix
avec le bruit métallique des seaux d'eau, le tam-tam régulier de la
batteuse, les meubles remués dans la cuisine, les appels des garçons
d'étable, et le hennissement des chevaux de labour. Persiennes closes
contre l'ardeur du jour, j'ai souvent tâché d'analyser, au réveil d'une
sieste, cet indescriptible frémissement animal et mécanique. C'est cela,
dont Igor Stravinski parfois nous donna la sensation, mais musicale et
mélodique, ultra-polyphonique, et si claire, si ordonnée, que le premier
acte du _Sacre_ est une sorte d'ensemble qui se tient, comme une fugue
de Bach, et qui serait faite des plus improbables dissonances. Le
crescendo, vers la fin, dans un halètement de bûcherons qui s'acharnent
après un hêtre; ce rythme, comme d'une drague dont la chaîne serait
prise dans le fond de la mer, pourrait se prolonger indéfiniment; les
premières notes, ce sont celles que nous avons entendues en nous
réveillant; les dernières se perdent, lorsque nous nous rendormons; ce
bruit est celui du vent ou de l'océan, il s'assoupit, mais ne cesse pas.

Que dire de l'entrée des vieillards-ours, puis de la danse sacrale de
l'Élue? Après un prélude qui nous ramène encore en pleine campagne
crépitante d'insectes, le second acte, beaucoup plus déconcertant pour
l'oreille que n'était le premier, me parut simplement terrifiant. Que
des spectateurs, même non prévenus, aient ri, au lieu d'être saisis
d'une sorte d'angoisse, demeure inexplicable. L'on pouvait, à la fin,
être furieux; on pouvait se colleter de loge à loge et s'insulter comme
on le fit, mais ces plaisanteries, ces mots de collégiens, pendant que
se célébraient sur la scène les rites funèbres de la Demoiselle Élue? M.
Henri Bergson dirait: que nous rions, en face d'un automate passant du
repos à une sorte de délire réglé et mécanique.

Ne croyez pas que derrière le rideau, les auteurs, anxieux de recueillir
des applaudissements, se soient sentis pris de faiblesse. Au contraire.
Cette oeuvre grave, mûrie, surgie d'une association fraternelle, il
semble que les librettistes, le musicien et le chorégraphe, le peintre
aussi (mais, se demandait-on, qui avait brossé les décors?), que tous
ces membres d'une étroite confrérie, aient obéi au génie de leur race,
s'oubliant eux-mêmes, ainsi que leurs futurs publics. Le _Sacre du
Printemps_ reste anonyme comme une église gothique; la signature des
auteurs veut s'effacer. Cet ouvrage si original et plein de révolte est
une inconsciente protestation contre le particularisme dont nous sommes
desséchés.

L'orgueil d'Igor Stravinsky est bien connu; il déborde sa conversation.
De tous les musiciens, il est le plus imité, si original, si nouveau,
que Debussy lui-même semble hanté de ses harmonies. Les succès de
Nijinski, comme danseur, l'ont pu rendre vain aussi. Mais ces deux
artistes eurent, pendant le cours des représentations orageuses du
_Sacre_, une tenue trop rare chez les auteurs sifflés. Le présent
n'existait plus pour eux, si ce n'est qu'ils se rendirent à l'évidence:
ils n'étaient pas compris. Mais ils pouvaient attendre!

Je me repentis presque de leur avoir dit mon enthousiasme, sans qu'ils
m'aient accordé le loisir de leur en donner les raisons. Le premier
soir, après un souper offert aux protagonistes de l'ouvrage, quelqu'un
qui les accompagna jusqu'au matin m'a raconté la poétique et silencieuse
promenade que firent ces artistes au Bois de Boulogne. Ils voulaient
attendre l'aurore, ainsi qu'ils ont coutume de le faire «aux Iles» à
Saint-Pétersbourg, suprême délice de ces rêveurs éveillés, pour qui la
lumière d'une aube printanière prend une éloquence mystique.

Ils auraient été reconnaissants à qui eût interdit la seconde
représentation du _Sacre_. Paris avait été choisi comme la capitale de
l'intelligence et le nouveau théâtre des Champs-Élysées comme le lieu
entre tous où ils rencontreraient le moins de parti pris, de mauvaise
volonté, à recevoir un message dont ils garantissaient, au moins, la
candide sincérité; mais Paris-Babel, en cette occasion, n'eut pas
d'oreilles pour la langue russe.

J'achevais d'écrire ces lignes, au fond de la campagne, quand, avec
beaucoup de mélancolie, je dus suivre les dernières phases, les sursauts
suprêmes de la direction du nouveau théâtre. L'effort passionnant qui,
depuis dix ans, grâce à son directeur, rénova la mise en scène, je
pourrais dire, l'art à la scène, le voilà anéanti, comme si le
martèlement des pieds lourds, les trépidations des danses réglées par
Vaslav Nijinski avaient fait crouler les tréteaux. Le théâtre de
l'avenue Montaigne est réduit à fermer ses portes, après avoir présenté
un chef-d'oeuvre conçu pour son cadre, et qui demeurera le principal
honneur de sa courte existence. Le public fit comprendre que de si
hautes ambitions n'étaient point nécessaires pour le conquérir, car il
était incapable de patience et de cette petite dose de respectueuse
sympathie pour de nobles artistes, quand il ne le comprenait pas tout de
suite.

Au même instant, M. Jacques Rivière consacrait, dans la _Nouvelle Revue
française_, un article merveilleux d'intelligence à l'étude du _Sacre_.
M. Pierre Lalo, lui-même, n'avait-il pas tenu à écrire, longtemps après
son premier feuilleton du _Temps_, une seconde critique dans laquelle il
reconnaissait l'exagération de sa sévérité, motivée de prime abord par
l'hyperbole des louanges agressives?

L'été et l'automne nous séparent de la dernière saison du théâtre
nouveau. Le _Sacre_ s'est tranquillement installé à côté des quelques
oeuvres modernes dont les musiciens s'alimentent. Si cet art est devenu
une de nos plus chères convictions, il n'a pas encore conquis le public;
attendons! Quelqu'un bientôt lancera des trapézistes dans le plafond de
Maurice Denis... Mais quoi! le Music-Hall, c'est l'avenir!




LA MUSIQUE


(Paru dans «_L'Ermitage_».)

Si quelques-uns se plaignent qu'en peinture les modes changent trop
souvent, depuis le milieu du siècle dernier, que dira-t-on de la
musique? Cet art est, pour nous, relativement jeune; nous n'avons
accordé notre attention qu'à ses formules modernes et c'est à peine si,
avant de récents essais, dont la Schola Cantorum peut être fière, nous
connaissions les ouvrages antérieurs à ceux de Bach. Nous vivons, en
France, dans la musique moderne et même la plus limitée, confessons-le,
une bonne fois, et sans honte. Les maîtres classiques, nous les
vénérons, oui, si, le soir, las des plus récentes publications amassées
sur le piano, nous sommes décidés à agiter nos doigts; c'est à Beethoven
ou à Mozart que nous demanderons un instant de distraction; mais c'est
une pure gymnastique, un travail hygiénique auquel certain esprit se
plaît par discipline. Il y aura toujours de braves gens, officiers
d'artillerie ou ingénieurs, qui, imperturbables, joueront sans agacement
et sans répit, les chefs-d'oeuvre classiques. Certaines dames croiront
qu'elles ont gardé, jusqu'à la fin de leur vie, la même fraîcheur
d'impressions, qu'on surprend chaque dimanche s'exalter à tel adagio
d'une symphonie, à tel air favori; et les abonnés du Conservatoire, dont
je suivis, de huit à trente ans passés, les concerts avares de
surprises, continuent peut-être, eux ou leurs enfants, de se pâmer
discrètement aux mêmes rentrées de flûte, attendues et accueillies
d'enthousiasme; chacun n'a pas cette persistance. Et nous voyons des
musiciens honnir la musique, avouer même une indifférence absolue pour
ce qui n'est pas leur ouvrage.

On peut détourner les yeux d'un tableau, mais la musique vous poursuit;
on se prend à la fuir, tout en l'aimant au fond de soi; elle a ses
réactions sur les nerveux et les sensibles, comme l'état de
l'atmosphère. C'est ainsi, du moins, que je la sens; il me reste bien,
en tout cas, l'inépuisable et divin Bach, à qui Gide a pu me reprocher
de consacrer plus d'heures que je n'en emploie à cultiver un Mozart
intégral, que je garde pour la cinquantaine. Dieu soit loué, puisque
j'ai encore quelques années de répit!

Pourtant, je sens que c'est Mozart qu'il faudrait aimer davantage.
Debussy et Ravel, «bien revenus du pachyderme Beethoven», gardent ce
qu'il leur reste de dévotion, ces négateurs, pour le maître de
Salzbourg. Mais cela ne fait pas qu'il ne nous faille, sans cesse, de la
chair fraîche; nous sommes des ogres affamés de nourritures musicales.
Que nous prépare-t-on?

Debussy est déjà trop connu! Et si l'on parle de ses deux dernières
pièces pour le piano, toutes nouvelles encore: _L'Isle Joyeuse_ et
_Masques_, c'est pour en regretter les redites ou l'arome un peu éventé.
Ces deux petites merveilles de rythme et d'harmonies précieuses nous
avaient conquis, alors que Ricardo Vinès, correct et scrupuleux, de ses
fortes mains d'accoucheur, en précisait la lumière et les ombres. Son
intelligence et sa culture le servent pour l'interprétation de ces
quelques pages, si riches ou si dénuées, selon celui qui les dissèque.
Je sais bien qu'il y a deux motifs--dans _l'Isle Joyeuse_--auxquels on
reproche comme de garder un arrière-goût de Godard; les délicats
s'offusquent de ce qu'elles n'ont pas la belle assise un peu classique,
de _Prélude_, _Sarabande_ et _Toccata_, ni les parfums d'Orient, ni
l'occidentale fraîcheur printanière d'«Estampes»: _Pagodes_, _Grenade_
et _Jardins sous la pluie_--mais leur disposition, classique, quoique
très voilée, et le développement romantique de la péroraison, dans
l'une,--du milieu, dans l'autre,--font du piano, tantôt un orchestre
militaire éclatant de cuivres, tantôt une bande de tziganes, ou encore
le tambourin mêlé à la guitare des soirées espagnoles.

Il y a deux ans, les revues étaient remplies du nom de Debussy, on ne
consentait pas à lui reconnaître un ancêtre. Debussy était le produit
d'une autre planète,--un aérolithe. C'est à peine si l'on admettait que
les Russes (pas même Moussorgski) lui eussent appris quelque chose.
Aujourd'hui, non contents de «dépiauter» son quatuor et d'y reconnaître
_Siegfried_, _Boris_, les _Enfantines_, ils y voient la muse du
macrocéphale auteur de _Jocelyn_!...

Le fluet, ténu, fureteur Ravel était, la saison dernière, un reflet
amoindri de Debussy; maintenant: «Qui a dit cela? Aucun rapport entre
ces deux maîtres, Ravel a dépassé Claude Achille; il est si français!»

La ravissante «Pavane pour une Infante défunte», de Ravel, est en effet,
dans son archaïsme rajeuni, bien de chez nous; mais «Oiseaux tristes»!
N'est-ce pas une dernière forme de l'impressionnisme des sons? Car cet
impressionnisme musical observe encore des règles, des limites
rigoureuses, grâce à ce fort métier dont, plus avisés que les peintres,
les musiciens se flattent tous d'approfondir l'étude. Je voudrais, une
autre fois, analyser d'assez près les licences, les fautes contre la
règle de l'École, les feintes grimaces de dérision qu'a faites Debussy,
sans que dans aucune de ses pages les plus aériennes, et qui semblent
écrites par un Francis Poictevin ressuscité, la ligne ne soit tracée
d'une main volontaire, qui la cache, puis la fait reparaître, comme le
rayon intermittent d'un phare.

Que sont l'impressionnisme et le modernisme savants, en regard des
touchants mais par trop frustes tâtonnements d'un Alfred Bruneau, le
dernier disciple «naturiste» d'Hector Berlioz?

Ce «naturisme» mystique rejoint presque le «vérisme» de Gustave
Charpentier. «Louise», si réussie, sorte de nouvelle _Carmen_, scénique,
vivante, prouve l'inanité des théories pédantes, puisque, à sa façon,
elle est un chef-d'oeuvre, en dépit de sa marqueterie disparate:
survivances du wagnérisme le plus extérieur et dernier écho du
Chat-Noir; sorte d'imagerie que Rochegrosse, ou tel pensionnaire de la
Villa-Médicis, aurait pu rêver... Avec son humanité conventionnelle,
elle demeure originale, puissante même. Un auteur pourra garder sa
personnalité intacte, toute pleine que son oeuvre soit, d'ailleurs, de
réminiscences qu'il serait puéril de trop marquer au passage. La musique
moderne n'est-elle pas faite d'emprunts et de souvenirs? L'étude du
grand Franz Liszt nous renseigne quant à cela, qui semble avoir trouvé
maints diamants bruts, que, généreux, il présenta taillés, mais non
encore sertis, à Richard Wagner et à tant de ses contemporains.

L'exécution par Chevillard de la _Faust symphonie_, surtout de sa
dernière partie, prouva le peu de scrupules d'un plagiaire de génie.
Wagner est très au-dessus de Liszt, mais celui-ci, qui lui a tant prêté,
demeure, quoiqu'en disent MM. Adolphe Jullien et Edmond Schuré, un
prodigieux inventeur.

Je suis parfois tenté d'aller chez un chanteur qui, du moins, soucieux
des effets de sa voix, me ferait connaître des opéras ou des mélodies
qu'on rougirait, dans les bonnes maisons, de même mentionner. Les snobs
portent, ces jours-ci, Mozart sur le pavois. Quand sera-ce le tour de
Rossini? Beethoven et Wagner pâlissent. Berlioz! on en rit. Bientôt on
découvrira Gounod, qu'il serait temps de ne plus confondre avec Ambroise
Thomas, car il est le père de Saint-Saëns, qu'il faut toujours citer le
premier, de Gabriel Fauré (en baisse dans l'opinion, lui, mais
patience!) de Massenet... de Debussy, de Ravel...

Nous ne chercherons plus la vérité; contentons-nous de l'émotion, nous
fût-elle communiquée par un orgue de Barbarie, ou par les danses
anglaises des music-halls, chers endroits d'où le Grand Art est banni,
heureusement!

L'imitation importe peu. Tous les grands maîtres ont été des pillards.
Seulement, il faudrait avouer et ne pas se donner pour un Cévenol, quand
on se gave de choucroute à Bayreuth.

Le _cas_ d'Indy! C'est cette sorte de hantise qu'exerce un Wagner sur un
Vincent d'Indy, au point de lui dicter des poèmes dont les situations
mêmes l'écrasent. Le cas de cet excellent musicien, d'ailleurs presque
unique, est désolant pour ses admirateurs.

On me reproche souvent de trop m'arrêter aux questions de technique. Je
suis loin de penser qu'elle se suffise à elle-même, et toute l'adresse,
la science de l'orchestre, qui scintillent à la première lecture d'un
ouvrage de Saint-Saëns, ne me feront pas retourner à une représentation
d'_Hélène_, après que j'aurai joui, une fois, de l'adresse du
compositeur. Pas plus son orchestre, tour à tour fluide, simple ou dense
et si bien divisé, ne me retient, que le meilleur entre les poèmes de
Richard Strauss, ce Meyerbeer de la symphonie. Il nous occupe plus
longtemps avec son orchestre, mais la banalité, pour ne pas dire plus,
de son inspiration nous décourage. Une apparente supériorité lui vient
de la complication follement amusante de ses parties instrumentales et
d'une fausse «obscurité». Je viens d'entendre à Londres la _Symphonie
Domestica_, où les querelles, comme les tendresses d'un ménage, le bain
de l'enfant, les projets d'avenir pour celui-ci, doivent être saisis au
passage,--trois quarts d'heure d'_intentions_, sans répit,--avec
quelques beautés dans un désert.

Parlerai-je de M. Albéric Magnard? car ses partitions non jouées sont le
plus neuf attrait pour les musicographes. Je le connais assez pour être
sûr que rien de banal ne tombera jamais de sa plume économe. Une
symphonie nous apprit, naguère, les belles forces dont il dispose. Mais
les circonstances m'ont jusqu'ici privé de lire son drame lyrique et ses
autres publications. J'attendrai donc. Mais déjà l'on entoure M. Magnard
d'un mystère de légende. Je suis très curieux de voir comment il a
célébré musicalement la Justice. Les idées chères à notre époque auront
sans doute rencontré en Magnard un chantre dont je sais l'austère
accent, le sens populaire et les hautes aspirations sociales...

La République et la Démocratie ne sauraient manquer de produire un
musicien, pour sanctifier leur idéalisme, jusqu'à ce jour si
médiocrement formulé dans la littérature et les arts plastiques.

Mais on nous assure que le prochain génie musical ne naîtra, ni en
France, ni en Allemagne, ni en Italie. Il paraît que c'est «le tour» de
la race anglo-saxonne. Je ne vois pas en sir Edward Elgar, ce phénix
attendu. Paris va connaître, dit-on, son «Songe de Gérontius». Mais il
est peu vraisemblable que l'ennui morne qui se dégage de toutes ses
oeuvres, ne fasse fuir nos compatriotes. Je ne suis pas encore fatigué,
quoiqu'on en rie, de la pompe écrasante de Johannès Brahms. Il me paraît
quelquefois encore presque agréable. Mais Elgar!... Un Brahms pour la
place publique et qui n'a rien du caractère si particulier au rythme
anglais. Il pourrait aussi bien être allemand. Mais je vous prie de
retenir un nom, Percy Grainger, celui d'un tout jeune homme né en
Australie. Vous ne connaîtrez pas sa musique avant peut-être de longues
années, car il n'a pas vingt ans encore et ne compte rien faire exécuter
avant la trentaine[13]. Il lui faut d'ici là, dresser des exécutants,
choeurs et orchestre, capables de l'interpréter et des chefs d'orchestre
exceptionnels pour conduire l'armée de ses exécutants, dans des morceaux
d'une si folle complication de mouvements simultanés et contraires,
qu'il tente, pour remplacer les bras du chef, de faire établir par
quelque Edison, un conducteur automatique, capable de mener à l'assaut
des bandes tonitruantes. Pour Percy Grainger, toutes les musiques de
tous les pays, ont le même intérêt. Sa tête est pleine de ce qu'il a
entendu au Japon, en Chine, dans les différentes parties de l'Orient et
de l'Occident. Il sait Bach par coeur, méprise l'entière production du
siècle passé, tolère à peine Wagner et quand je lui apportai _Pelléas et
Mélisande_: «Voilà, s'écria-t-il, enfin, qui contient les graines de
toutes les essences d'arbres que je veux cultiver intensivement dans mon
énorme forêt».

  [13] Grainger a dépassé la trentaine, mais ses triomphes comme
    pianiste... et la guerre, qui l'a «exilé» en Amérique, ont
    interrompu une oeuvre trop brève jusqu'ici.

On me ménagea, certain jour, un étrange régal. Enfermé entre deux
portes, sans qu'il en sût rien, il me fut donné de l'entendre jouer,
hurler, siffler deux choses: «Danses anglaises» (orchestre); «Sur la
Montagne» (orchestre et choeurs). Jamais je n'oublierai ces minutes...
et depuis lors j'ai lu les partitions aux innombrables parties et je
vous puis assurer que je n'ai pas été le jouet d'une illusion. Ce sont
là deux pièces inouïes, d'une forme aussi décidée que celle de Bach,
d'un rythme britannique qu'on ne saurait confondre avec rien d'autre,
d'une conception thématique inconnue jusqu'ici, poétique, populaire,
grossière, violente ou ingénument touchante.

L'été dernier, je retrouvai Percy, dans l'atelier de Sargent, à Londres,
où il consentit à _blesser_ un piano, devant quelques admirateurs
conviés à cette lutte: quelques musiciens de Chelsea vous diraient que
je n'exagère pas. Ce qui vous donnerait la meilleure idée de l'allure
générale de ses morceaux, ce serait le milieu du prélude de _Tristan_,
quand les gammes ascendantes jaillissent l'une après l'autre, comme dans
une poursuite, ou comme les vagues, qui semblent dans leur course,
toutes, vouloir arriver la première sur la plage, quitte à s'écraser en
route. Cyril Scott et Percy Grainger ne veulent pas de «trous» ni
d'arrêts dans le jet de leur musique, c'est plus que la mélodie infinie,
c'est, disent-ils, le «flow». La «danse» de Grainger est thématiquement
simple et d'allure populaire, mais le travail harmonique et le
contrepoint en sont stupéfiants, par le retour et la superposition en
forme de canon, de deux figures sur quoi elles sont bâties et qui se
magnifient, vont se multipliant, brisées et ressoudées de mille façons.
Il est impossible d'écouter cela immobile. On se prend à frapper du pied
et à s'agiter; l'auteur chante et parfois siffle pour détacher le thème
des broussailles qui l'enserrent. Je sais pourtant des mélodies du même
Grainger, simples et majestueuses, comme du Haëndel.

Le piquant et la saveur acide de certaine musique des «burlesques»
anglais, se retrouvent dans d'autres pages violentes, de mouvement
persistant et progressif, qui s'élèvent jusqu'au plus haut pathétique.
Dans tel choeur, la donnée est la suivante: des hommes de différents
âges et de tailles diverses, des enfants, marchent à différents plans
d'une scène; chaque partie est écrite dans un temps opposé, qui
correspond à la grandeur du pas que marque chaque groupe. Chaque motif,
car ce n'est plus, à proprement parler, une mélodie, se distingue, dans
la trame enchevêtrée de cette partition surchargée. Attendez,
attendez!... Percy Grainger a une tête de jeune archange, aux cheveux
d'or, blanc et rose, avec des yeux gris... d'un qui sait ce qu'il veut!

La difficulté du métier, sans quoi l'oeuvre est inexistante, les règles
qui n'en sont pas encore oubliées, protègent la musique contre les
attentats aveuglément révolutionnaires; les plus anarchistes par leurs
tendances, vont d'abord étudier la mathématique, aux Écoles, et ils
composent pour un public sensiblement plus instruit que ne le sont les
visiteurs d'un Salon. Presque tout le monde a quelques notions de ce
dont un morceau de piano, d'orchestre même, est fait. Enfin, si
épuisante que dut être notre préoccupation des réminiscences, le public
passe outre, si l'oeuvre est magistrale. Regrettons la trop grande
réticence d'un Debussy ou d'un Ravel, dont je sens que l'idéal de
perfection dans l'étrange et le rare, les menacerait des mêmes dangers
que les derniers mallarmisants; mais à côté d'eux, il y a des
tempéraments moins resserrés, et l'abondance, la facilité même et
l'agrément, qui sont si réprouvés parmi les goûts du jour, quelques-uns
en feront un usage imprévisible dans un art nécessairement formel où la
force et la science à la fin prévalent.

La réputation d'un compositeur sans métier n'est pas de longue durée.
Parfois on nous en signale un, et n'y a-t-il pas eu jadis un Gabriel
Fabre?... Mais sa gloire reste terne, alors que s'il s'était exprimé en
couleurs sur la toile, je ne sais s'il ne serait pas un génie... pour
Charles Morice...




AUTOUR DE PARSIFAL


_Nouvelle Revue française._

1913.

L'autre jour, comme j'évoquais mes souvenirs du premier _Parsifal_
appelant du haut de la colline de Bayreuth, avec ses trompettes et ses
cloches, les pèlerins du monde entier, je sais que j'ai surpris bien des
jeunes lecteurs. Entre l'apparition du chef-d'oeuvre et ce 1914 qui
devait le «séculariser», tant d'événements se passèrent, la littérature,
l'art, la musique aussi ont évolué de façon si curieuse, que les hommes
de ma génération pouvaient se demander si, eux-mêmes, retrouveraient à
Paris leurs impressions de jadis.

Comment, par quelles mystérieuses voies, se fait le définitif classement
des chefs-d'oeuvre? C'est au bout d'un demi-siècle, au moins, qu'un
ouvrage prend la place où il demeurera dans l'avenir. Les bibliothèques
sont pleines de chefs-d'oeuvre reconnus; il en est que peu de mains vont
prendre sur les rayons; certains, au contraire, auxquels on retournera
toujours, portent en eux-mêmes une vertu qui les rend indispensables à
l'humanité.

Nous ne savons encore si _Parsifal_ aura, au regard de l'avenir,
l'importance de _Tristan_ ou de la Tétralogie. _Parsifal_ est encore
discuté, il a une double personnalité: l'une pour nous autres, qui
assistâmes à sa naissance, en Allemagne; une autre pour les nouveaux
venus qui le reçoivent à Paris, dans sa tenue de voyageur. Ce n'est pas
sans trouble que, le 3 janvier, nous pénétrions dans la salle de
l'Opéra, après une journée de courses et de visites, bien peu semblable
à ces après-midi de Bayreuth, où un horaire de ville d'eau, le grand
air, la promenade, l'exaltation spéciale à ces fêtes solennelles,
faisaient de nous des êtres à part, affinaient notre sensibilité.

L'autre soir, pendant le premier quart d'heure, mal installé, distrait
par mes voisins, je crus que je n'y tiendrais pas, je faillis sortir;
seul, je l'eusse fait, mais accompagnant des néophytes, je patientai et
tins bon. D'ailleurs cette gêne fut de courte durée. Bientôt, la salle
disparut dans la ténèbre; je fermai les yeux; je fus ressaisi; mes nerfs
se tendirent. Je vous fais grâce du reste: à la fin de l'acte (_qui me
parut court_), l'émotion me rendait presque aphasique.

Un jeune homme, dans la loge, me dit:

--Est-ce que vous connaissez bien le poème, monsieur? Qu'est-ce que tout
cela? Peut-être vaut-il mieux ne pas le savoir? La pièce, chez Wagner,
est toujours idiote, mais la musique rachète tout.

--Rachat! interrompit une femme savante, c'est bien le mot de la
circonstance; c'est le Drame du Rachat et de la Rédemption. Excusez-moi,
car Rédemption rappelle tristement Gounod.

--Pas pour moi, reprit le jeune homme,--compositeur, m'assura-t-on, du
plus grand avenir--je n'ai jamais lu une note de Gounod.

L'entr'acte était long: plus d'une heure pour dîner au restaurant, dans
le foyer, ou chez des amis du voisinage. Il faisait froid, je ne sus
point prendre mon parti, évitai tous ces repas par petites tables: la
fête, le réveillon? J'abordai des musiciens, j'étais décidé à faire
parler des musiciens d'aujourd'hui, j'espérais presque qu'ils feraient:
«Peuh! peuh!»

Quand on les interroge sur un ouvrage de musique, avez-vous remarqué
qu'ils commencent toujours par donner leur avis sur l'interprétation,
que c'est ainsi qu'ils vous «tâtent»? On se montrait généralement
satisfait de l'orchestre, ravi par la voix des filles-fleurs; quant aux
chanteurs, on se livre, à propos d'eux, à ces discussions, à ces
comparaisons oiseuses qui, à Bayreuth, me chassaient du buffet, en
compagnie d'Édouard Dujardin. Nous montions, avec une provision de pain
et de saucisses, vers la buvette, plus haut que le théâtre, écartée et
solitaire sur la colline, entre des champs d'avoine et de blé. Nous nous
essayions à parler un vague allemand, incorrect, mais souvent précieux,
avec des moissonneurs en bras de chemise. De douces larmes ont coulé sur
nos joues de pèlerins, là-bas; mais il y a si longtemps de cela!

Les yeux sont restés secs, à l'Opéra, excepté, peut-être, ceux de
quelques dames trop émotives, qui pleurent aux mariages et aux
enterrements, quand l'orgue gronde. Il est vrai que dans l'Opéra, il y
a, les soirs de _Parsifal_, une église, des pompes religieuses; et
quelle église! une sorte de San-Marco, une coupole byzantine, des voix
d'enfants. Mais cela ne prouverait rien. La conjuration des poignards,
dans _les Huguenots_, fait encore bondir les coeurs simples. Un hymne
protestant, crié par les pensionnaires de l'école anglaise, au fond de
mon jardin, parfume mes soirs d'été, m'émeut parfois autant que le
finale de la Neuvième Symphonie. A n'en pas douter, Wagner agit sur les
nerfs, mais autrement...

Nietzsche écrit: «Wagner est néfaste pour les femmes. Médicalement
parlant, qu'est-ce qu'une wagnérienne? Il me semble qu'un médecin ne
saurait pas assez poser aux jeunes femmes ce cas de conscience: l'un ou
l'autre.--Mais elles ont déjà fait leur choix, on ne peut servir deux
maîtres à la fois, quand ce maître est Wagner...» Et plus loin: «Ah! le
vieux minotaure! combien nous a-t-il déjà coûté!» Le minotaure nous a
dévorés, il y a trente ans, nous, dites, Dujardin?

Si Bayreuth rime avec établissement d'hydrothérapie, selon la phrase de
ce terrible Nietzsche, s'il fut «nuisible aux jeunes gens» que nous
fûmes, je ne crois pas qu'aujourd'hui il soit «néfaste» pour beaucoup de
femmes. Quant aux jeunes gens, je voudrais les prendre, l'un après
l'autre, leur poser un questionnaire, peut-être provoquer un referendum,
tout au moins faire une enquête. La Wahnfried n'est plus animée de
l'esprit, maintenant éteint, de Wagner. Des levrettes de madame la
comtesse de Chambrun, des voiles de gaze bleue de cette Parisienne
mélomane, qui louait le château «Fantaisie» à Bayreuth et s'y croyait
Elsa et Kundry, il ne reste que le souvenir dans des mémoires
d'ancêtres. Nous sommes à présent sur la place de l'Opéra, où
aboutissent plusieurs lignes du Métro, en face de l'Agence Cook et de la
Compagnie Transatlantique, et pour mieux voir, nous pouvons acheter des
lorgnettes aux Galeries Lafayette.

Que pensez-vous, messieurs, de ce chef-d'oeuvre qui nous a bouleversés,
rendus stupides, mais touchants? Nous avons cru pouvoir résoudre, grâce
à lui, _tous les problèmes, au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître_.
(Nietzsche: _Le cas Wagner_.) Pour moi, je n'essaie plus de résoudre ces
problèmes-là, ni par la musique, ni par la poésie de Richard Wagner; ni
vous non plus, je le suppose.

Je me suis promené dans les endroits où il me serait loisible de
rencontrer ces messieurs qui donnent le ton. D'abord, ce fut un charmant
dîner en cabinet particulier. J'étais à l'extrême de l'avant-garde. Des
étrangers, de passage à Paris, étaient conviés, comme moi, par une
aimable hôtesse dont le goût sûr, mais osé, «oriente» l'élite des
artistes d'aujourd'hui.--«Chère amie, et ce _Parsifal_, vous y étiez
hier?» Les hors-d'oeuvre, le caviar gris, les salades savantes passaient
devant nous; je ne savais que choisir; j'insistai: «_Parsifal_, ma
chère, eh bien?» Un geste familier, celui du barbier quand il vous tond
la mâchoire, fut la première réponse à mon anxieuse enquête.--Il paraît
que mes amies ne trouvent plus _Parsifal_ (je crois que je pourrais
écrire: Wagner) _dans la vie_. On a du respect, oui, encore, ce respect
qu'envie la jeunesse, dont l'âge mûr commence à trembler, que les vieux
échangeraient contre n'importe quelle marque de tendresse. La
conversation fuyait toujours vers d'autres lieux, vers Moscou où,
racontait-on, les femmes artistes peignent, au travers de leur visage,
des wagons et des locomotives, teignent leurs cheveux en vert. La Russie
délire, elle va encore nous étonner; c'est de la Russie que vient la
lumière. J'étais bien de cet avis, l'an dernier, quand nous
applaudissions le _Sacre du Printemps_ d'Igor Stravinski, avec la
plupart des cadets de la musique, qui installèrent aussitôt, sur les
bords de la Seine, dans la rage de l'enthousiasme, les exercices
rythmiques de la Demoiselle Élue. Nous sommes tout acquis à Stravinski;
naguère on l'eût appelé wagnérien, car Wagner englobait, incarnait tout,
même un peu de ce que nous aimons en Stravinski. Mais Stravinski acheva
d'anéantir en nous cette faculté d'écouter les oeuvres longues, cette
patience de paroissiens, sans laquelle il est inutile de se rendre au
concert, dans une salle d'opéra, dans tout endroit où l'on s'assied dans
une stalle, bien décidé à s'abstraire, à se fondre dans la musique, sans
jamais tirer la montre hors du gousset, sans crainte de la migraine et
de ces courses folles à quoi la pensée est trop sujette.

La peur de s'ennuyer: il faut toujours en revenir là, c'est elle qui
annihile notre jugement. Nous ne voulons pas qu'on nous attache, même
avec des fils d'or. Donnez-moi la clef des champs, pour mon imagination,
je ne veux pas me sentir emprisonné.

Or Wagner versa en nous, d'abord, un soporifique qui se muait, petit à
petit, en un philtre de patience. Ce philtre n'agit plus sur les
contemporains du jeune Igor Stravinski. Un des convives, ex-fervent de
Bayreuth, m'expliqua:

--_Parsifal_ est une chose toujours admirable, un grand chef-d'oeuvre,
mais il est mal présenté, il faudrait le monter sur des principes tout
nouveaux. Et puis, il y aurait deux heures de musique à couper.

--Quoi?

--Mais, naturellement: le rôle de Gurnemanz en entier, _d'abord_; après,
l'on verrait.

Bon vieux Gurnemanz, qui m'es encore si cher, avec ta magnifique
innocence, avec la pruderie que tu enseignes aux petits écuyers, tes
dévots, on donnera bientôt de grands coups de ciseaux dans tes
monologues sublimes, dans le récit de la Lance, qui encore aujourd'hui
me transforme en Amfortas. Cher précepteur de mes vingt ans, on en veut
à ta barbe blanche. D'ailleurs, l'un de ces messieurs (du dîner)
revenait de Londres. Il avait goûté un plaisir complet, se vanta-t-il,
dans le Music Hall du Coliseum, assistant à une représentation modèle de
_Parsifal_. Tout y était joli, frais, charmant. Des tableaux
cinématographiques s'étaient déroulés pendant vingt minutes, tandis
qu'un orchestre, réduit comme instruments à cordes, mais avec combien
plus de cuivres en revanche, _donnait_ les meilleures pages de
l'ouvrage.

Je suis encore malade de ce dîner. Il m'aide à mesurer le temps, qui me
parut si court, si long hélas! qui nous sépare du premier _Parsifal_ de
notre adolescence. Nous n'avions pas applaudi avec moins d'entêtement à
ses longueurs, que maintenant aux brèves scènes du _Sacre_, et l'on nous
annonce, du même Stravinski, un opéra en trois actes de dix minutes
chacun, coupé à la taille de notre actuelle patience. Ceci est
inquiétant.

Nietzsche, qu'il faut toujours citer à propos de Wagner, s'en donna à
coeur joie, ou plutôt délira, dans ses folles amours contrariées, quand,
à la fin de sa vie, tourna en haine l'amour dont il avait brûlé pour le
«Sorcier» de Wahnfried.--Nietzsche protestait contre ce qu'il y a de
purement allemand dans Wagner, le premier peut-être des musiciens
allemands qui travailla délibérément _pour_ des Allemands. Le slave
Nietzsche, l'admirateur exclusif de Mozart, nous savons cela de lui, car
il nous le dit et nous le répète à satiété, ses plus violents coups de
boutoir, c'est pour Wagner qu'il les trouve.

«L'adhésion à Wagner se paye cher.»

«La musique devenue Circé.»

Mais il écrit: «Sa dernière oeuvre est en cela son plus grand
chef-d'oeuvre. Le _Parsifal_ conservera éternellement son rang dans
l'art de la séduction, comme _le coup de génie_ de la séduction.
J'admire cette oeuvre, j'aimerais l'avoir faite moi-même; faute de
l'avoir faite, je la comprends... Wagner n'a jamais mieux été inspiré
qu'à la fin de sa vie. Le raffinement dans l'alliage de la beauté et de
la mélodie atteint ici une telle perfection, qu'il projette en quelque
sorte une ombre sur l'art antérieur de Wagner...»

Qu'on veuille bien m'excuser de me citer moi-même, comme un jeune
Français qui, il y a trente ans, en même temps que Nietzsche, lui, à la
fin de sa vie, reçut le nouveau message. «Wagner était un pape: il
exerçait alors sur les hommes de toute culture, de toute civilisation,
un empire tyrannique, sans précédent, qui tenait de la magie. Le château
de Klingsor? Mais c'était le symbole de la forteresse enchantée où nous
enlaçaient de fleurs capiteuses les bras des Blumenmädchen; et moins
forts de notre candeur que l'Innocent, nous n'avions pas encore repoussé
les étreintes de l'Éternelle Kundry. Nous allions connaître les
Rose-Croix et leur touchants enfantillages. Nous étions en plein
naturalisme, nous, les bacheliers d'hier; les arts n'offraient guère, à
côté d'un académisme falot, qu'une copie lourde de la nature; les sujets
vulgaires étaient de mode, nous avions à choisir entre les pesantes
soupes de l'_Assommoir_ et le symbolisme trop ésotérique de Stéphane
Mallarmé.»

_Parsifal_ venait après la Tétralogie, dont il était le complément.
Selon les règles du Drame antique, Nietzsche eût voulu que cet épilogue
de l'_Anneau du Niebelung_ en fût la critique.

Mais si le Pur-Fol était encore un Siegfried, si nous retrouvions dans
les poèmes et la musique de _Parsifal_, maintes parentés avec les héros
du _Ring_, si Wagner restait Wagner, le vieux Monsieur avait voulu, lui
aussi, comme tous les grands musiciens, _faire_ son oeuvre religieuse.
Je ne crois pas qu'il fût religieux, et s'il le devint, ce fut à cause
de _Parsifal_ et par une habitude de pensée prise en composant
_Parsifal_.

Or, ce mysticisme, à l'heure présente, au moment où l'on nous assure
qu'il y a une recrudescence du sentiment religieux, il était intéressant
de savoir comment il agirait sur les jeunes gens.

J'épargnerai au lecteur les détails de mon enquête. Elle se prolongea.

Je me rappelle l'affectation que mit X, célèbre compositeur, jeune
encore aujourd'hui (quand, désirant lire un peu de musique à quatre
mains, je m'adressai à lui, sur la recommandation de Gabriel Fauré), je
me rappelle son insistance à me faire promettre que nous négligerions
Wagner et Beethoven. On était tout à Mozart, quand _Pelléas et
Mélisande_, qui venait de paraître, commençait de nous ramener par les
souterrains à Gounod, par le transsibérien, vers _l'Art français_. Nous
fûmes fiers de notre École, avant que les Russes, et Moussorgski
surtout, ne nous devinssent trop familiers. Pendant une période d'où
nous sortons à peine, Wagner fut négligé, par d'aucuns même honni, et
c'était là une réaction si naturelle, si conforme aux exemples de
l'histoire, que l'on ne s'en étonnait pas. Nous le connaissions trop,
nous ne pouvions l'écouter, ni au théâtre, ni au concert.

«La musique de Wagner, si on lui retire la protection du goût théâtral,
un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus
mauvaise qui ait peut-être jamais été faite.» (Nietzsche.)

Or, que ressort-il, aujourd'hui, de mes entretiens avec nos
compositeurs? _Tous_, sans exception aucune, déclarent la partition de
_Parsifal_, _de la musique_, rien que de la musique. M. Ravel lui-même
dit Wagner égal, sinon supérieur, à Beethoven, auquel on revient
lentement.

J'avais cru comprendre qu'une scission s'était formée, qu'il y avait
deux classes: ceux qui repoussaient, ceux qui admettaient _Parsifal_. Eh
bien! non: le respect est le même, d'un côté et de l'autre.--Certain
auteur triste, mais enragé et délibérément d'avant-garde (à ses propres
yeux), s'est écrié à l'Opéra, le soir de la répétition générale: «Nous
sommes chez les Troglodytes; ceci date d'avant le Déluge.» Mais un
silence morne accueillit cette espièglerie d'organiste aveugle.

«Parlez-moi de _Tristan_ et de _Siegfried_, nous serons d'accord! C'est
la jeunesse, l'effervescence et la passion. _Parsifal_? ouvrage de
vieillard, «l'occupation d'un centenaire», un herbier et une collection
de minéraux pour M. Gustave Moreau.» Voilà donc ce que la brillante
jeunesse a découvert! Elle peut être fière de sa trouvaille: l'âge de
Wagner, quand il écrivit sa dernière oeuvre.

Pour un enfant, tous les adultes qui l'entourent étant des centenaires,
M. Claude Debussy et M. Maurice Ravel ont des rides, qu'avant nous, les
commençants, avec leur cruelle loupe, ont vues.--Ne nous inquiétons pas
de cela. Ce qui est solide, on le décrie pour la seule raison qu'il a
duré, on le décrie au moment même où ce rebut va s'affirmer immortel.

Pour nous autres, parsifalisants fidèles, nous ne savons si le poème
n'eut pas, autant,--je dirais: plus que la musique,--le sortilège
tout-puissant par quoi nous fûmes pris; nous n'étions pas plus sots que
ceux d'aujourd'hui et il me semble que nous étions moins régis par le
caprice, moins tiraillés de droite et de gauche, somme toute, moins à la
merci d'une saute de vent.--Or, le poème, c'est lui-même qu'en 1914 les
Français _ont de la peine à avaler_. Du mobilier second empire, dit-on,
du rococo, de la fausse onction, un mysticisme de théâtre, du clinquant.
On se méfie du clinquant, de ce qu'on appelle «facilité», on célèbre la
fin de l'impressionnisme dans le bouquet de feu d'artifice tiré par
Stravinski. Que réclame-t-on? De la solidité, _de la construction_. Mais
il s'agirait de s'entendre sur ce en quoi consiste cette _solidité_.
Vous déniez à un ouvrage le droit d'ennuyer un peu par sa longueur, mais
vous le voulez solide. Qu'avez-vous à nous offrir de conforme à cet
idéal? Faites l'oeuvre-modèle, puis nous jugerons.

_Parsifal_, donc, est d'un faux mysticisme; le vrai n'est-il que celui
de Franck? _Parsifal_ est interminable; le _Sacre du Printemps_ est trop
court et trop étincelant; vous voulez _du solide_, du sincère et vous
citez Albéric Magnard, Bloch, l'auteur suisse du _Macbeth_ de
l'Opéra-Comique. Enfin, à bout d'expédients, vous prenez un air songeur
et, vaticinant, vous vous écriez: La vérité va venir d'Allemagne. Mais
citez-nous des noms: Richard Strauss ne se contrôle pas; entre lui et
Edmond Rostand, vous hésiteriez. Ah! cette facilité, cette tant honnie
exubérance du _don_, du sang qui coule dans les veines, ce mauvais goût
des Chateaubriand, des Hugo, des Rossini, des Wagner, des Verdi, des
Paul Claudel; mais ici, je m'arrête, car je pense au pâle jeune homme
chargé de chaînes, qui s'assied sur son tabouret de paille, dans sa
mansarde éclairée par le nord; celui-là, pourtant, a déposé près de lui
un livre de Claudel. S'il regarde son mur, c'est pour y voir une
photographie de Druet d'après une allégorie de Maurice Denis,--et lui,
ce bon jeune homme austère, s'il se soumet au musicien de
_Parsifal_--tout de même trop «incontestable»--il supplie: «Non, non,
pas le poème!...» Le parfum des filles fleurs n'envahira pas sa cellule.
Il attend, de l'Allemagne, la Délivrance, un Lohengrin tout casqué, mais
sans le cygne, supplie-t-il, de grâce, sans le cygne! Il préférerait
Mahler. Celui-là, par sa pesanteur, nous entraîne au fond de l'eau.

                                   *

                                 *   *

Si l'enquête à laquelle je me suis livré pour la _Nouvelle Revue
Française_ ne nous indique pas une «orientation» bien nette des
musiciens français, si la banalité de mon butin m'a un peu déconvenu,
cette enquête m'a tout de même permis de rapprocher mes expériences,
dans le domaine musical, de celles, quotidiennes, que je fais dans le
mien, celui de la peinture.

Quand on n'est plus tout jeune, point encore tout à fait vieux, mais en
contact avec les générations montantes, en sympathie avec elles, il vous
est loisible de prendre une vue d'ensemble des esprits d'une époque.
Comparant les uns avec les autres, j'en arrive à cette conclusion, qu'il
n'y a plus de positions faites; les thuriféraires et les détracteurs
sont si dénués de raisons, qu'on devrait en rire, si, engagés dans la
lutte, le sentiment de notre conservation personnelle ne nous forçait
parfois à crier: Gare! je suis là, très vivant; vous me niez, mais
j'existe, comme vous; j'ai les mêmes droits que vous à produire, et j'y
suis déterminé!

Le premier qui a osé des _quintes successives_ défendues en ancienne
orthographie musicale, est assurément un novateur. J'apprécie le tableau
de la Grotte, dans le _Pelléas_ de Debussy, qui est plein de ces
quintes; mais si nous parlons de musiciens français, je serais plus fier
d'avoir imaginé le motif d'amour du _Roméo_ de Berlioz. Un beau thème
mélodique est tout de même ce qu'il y a de plus rare. Une singularité,
une bizarrerie tonale, délicieuse de fraîcheur, à la première audition,
pouvant être répétée, systématiquement, à l'infini, cessera bientôt
d'être supportable. L'originalité d'une oeuvre, si elle ne consiste
qu'en cela!...

M. Canudo écrit: «L'innovation contemporaine est dans la transposition
de l'émotion artistique du _plan sentimental_ dans le _plan cérébral_»
(Manifeste cérébriste, février 1914, _Figaro_). «On veut des gammes
nouvelles de formes et de couleurs, on veut la jouissance de la peinture
par la peinture, et non par l'idée littéraire ou sentimentale qu'elle
doit illustrer.»[14]

  [14] Après avoir écrit cet article, un nouveau Manifeste nous est
    parvenu, futuriste, celui-ci! et qui nous exhorte à haïr _Parsifal_,
    précisément pour les impatientes raisons que nous exposions plus
    haut.

«Plus de sentiment», ordonne M. Canudo; mais prenez garde: hier encore,
on appelait «sentiment» ce que le manifeste dénomme aujourd'hui
«cérébralité».




D'UN CARNET DE VOYAGE 1913


DE PARIS À ROME

Deux petites religieuses, des Filles de la Charité, n'ont pas bougé dans
le compartiment, depuis Paris. En passant dans le couloir, je les
observais. Dès Pise, elles tendent la tête hors de la fenêtre dans
l'espoir que le dôme de Saint-Pierre déjà se profile à l'horizon; un
chapelet et leur livre de prières tendrement serrés dans leurs mains
osseuses, sur les genoux, des figues et du pain: toute leur nourriture
d'un jour et demi. On croit entendre leur coeur bondir à l'approche de
la Ville Sainte; elles sont pâles et rayonnantes.

A l'autre bout du train, du côté des sleeping-cars, Mme Moore compose le
programme de ses fêtes au Grand-Hôtel, annoncées par le _New-York
Herald_, pour après Pâques. Nous n'allons pas tous à Rome dans le même
dessein, mais un voyage à Rome est un acte grave, chacun sent cela et
s'y prépare à sa façon.

Je cause avec mon voisin de wagon, un brave avocat romain aux saines
idées antimaçonniques, modéré, intelligent; né dans le Piémont, il parle
un français très pur. La politique actuelle, l'antipapisme du maire
Nathan, ne lui plaisent guère. Me prévalant de ses réserves, je me
permets de critiquer les projets municipaux dont la Ville Éternelle est
menacée. «--Avez-vous le droit d'haussmanniser, comme vous dites, un
musée qui est le patrimoine de l'humanité civilisée?» Mon voisin fronce
le sourcil, s'efforce de suivre ma pensée, m'interrompt:--«Nous serons
bientôt un million de citoyens dans la capitale, nous y étouffons. Elle
ne saurait demeurer la bourgade que vous défendez avec tant d'énergie;
on s'écrase au Corso, il faut faire des trouées dans tous les sens pour
notre commodité et celle de nos hôtes...»

Ces chers Italiens, nos frères, ils nous sautent à la gorge pour nous
arracher ce cri: «Quel peuple vous êtes redevenu, quelle nation!»

Nul besoin, pourtant, d'un Palais de Justice à la Bruxelloise, d'une
synagogue en forme de Hammam, ni de boulevards plantés de trolleys, pour
que nous saluions leur superbe renaissance. Ils feraient croire qu'ils
ne sont pas si convaincus de leur propre force et qu'ils s'attendent à
ce que nous les rassurions. Mais, non, certes! Ils ne se trompent pas.

_Samedi Saint, 22 mars._--C'est l'été. Vers midi, le soleil, haut dans
un ciel pur, découpe en arêtes vives ce plan en relief qu'est le Forum
du professeur Boni. Donc fais-toi conduire au Palatin, si tu en as
l'heureuse occasion, par un archéologue qui ne soit pas un froid pédant:
le passé revivra à l'appel du magicien. Mrs Strong nous a menés, avec
ses élèves de la British School of Archeology, au sommet de ce qui fut
le Jardin Farnèse--et le bosquet de lauriers et de cyprès où des rites
brutalement physiques étaient célébrés en l'honneur de Cybèle, la Mère
Auguste; un des sanctuaires nationaux de la Rome primitive. L'érudite
Mrs Strong fait un cours familier à une vingtaine de jeunes gens qu'elle
entraîne à sa suite, tout en exigeant de ces étudiants un travail
formidable. Elle a un talent particulier, cette femme, car les profanes
ne se lassent pas de l'écouter, même si leurs jambes flageolent, si le
déjeuner les attend à l'hôtel. Sans un tel guide, comment s'y retrouver
dans cet inextricable dédale?

Il s'agit aujourd'hui de la formation du Palatin, non pas un mont
naturel, comme on l'a cru, mais une superposition de temples, de palais
édifiés l'un sur l'autre par chaque Empereur, sans qu'aucun d'eux ait
pris la peine de raser l'oeuvre des autres. Chaque monarque veut bâtir
plus grand, plus haut encore, effacer la trace de son prédécesseur.
C'est le vertige de l'orgueil sans contrôle. Septime-Sévère, afin
d'impressionner les fastueux Orientaux entrant dans la Ville par la Via
Appia, commande des colonnades, des fontaines jaillissantes, des
pylônes, des colonnes, des bas-reliefs plus blancs, plus richement
décorés que ce monument Victor-Emmanuel, sous quoi Rome entière semble
se courber aujourd'hui.

C'était déjà le cri d'admiration provoqué. «Quel peuple vous êtes!» Et
quel, en effet, celui qui part d'ici, s'en va fonder d'autres Romes au
bout du monde et stigmatise la route de ses arcs de triomphe, de ses
Théâtres et de ses Temples, afin que nous suivions sa trace, dix-huit
cents ans après...

_Déjeuner au Palais Caetani._--De ma place, j'aperçois un général en or,
qui chevauche au-dessus des toits, galope dans l'azur céleste:
Victor-Emmanuel sur son piédestal, au milieu des cheminées et des
tuiles. Il semble qu'il s'avance vers nous, qu'il va briser les vitres,
entrera dans la salle à manger. Mais je m'étonne moins, depuis que Mrs
Strong m'a donné la solution de ce problème si souvent posé: pourquoi
l'architecte Sacconi a-t-il doté Rome de cet extraordinaire monument,
hors d'échelle avec ses entours, pourquoi l'avoir adossé au Capitole? Je
comprends: le comte Sacconi était dans la tradition de sa race. Il a,
lui aussi, désiré faire du colossal à la gloire du Présent. En croyant
nous affirmer novateurs, nous recommençons inconsciemment les gestes de
nos pères.

_Quasimodo._--Dans l'ombreuse église de Sainte-Sabas, sur l'Aventin,
derrière le Prieuré de Malte, un ecclésiastique traduit des inscriptions
latines aux garçons d'un patronage. L'on se croirait au Forum à la
grande époque. Le maître mime aux gamins incrédules la résurrection d'un
saint. Leurs visages, leurs attitudes sont ranimés, ceux des statues et
des bas-reliefs antiques. Assis en cercle, ils s'agitent sur leurs
sièges, prêts à la discussion, bondissants, querelleurs, familiers et
polis à la fois. Il ne leur manque que la toge et un Cicéron.

_Sur le Palatin, le soir._--Heure rose et verte des marbres et des
vieilles pierres étiquetées. Le crépuscule enveloppe déjà pour la nuit
les fouilles du professeur Boni. Vers le Nord, du côté du Quirinal, des
feux s'allument aux fenêtres des quartiers neufs. Une lueur signale les
Palace-Hôtels de la quatrième Rome, où Boldi accorde ses violons. Sous
prétexte de tango, des Américaines assoiffées de tradition ont soin de
rappeler à l'indulgente aristocratie romaine sa hiérarchie, ses
prérogatives, l'exclusivisme indispensable à une classe dont elles
envient les noms. On ne les trompe pas sur les généalogies. Mais soyons
moins injustes à l'égard de ces femmes respectueuses. Elles ont le sens
des valeurs, le culte de notre passé européen, s'offrent à redorer les
blasons authentiques et à racheter des portraits de famille. Quel mal
font-elles, si elles préfèrent l'Almanach de Gotha à Bædeker, ces
vestales de la quatrième Rome? Elles s'y «cultivent» entre deux thés,
car il faut respirer une bouffée d'art dans les galeries et les églises,
avant de s'asseoir à table entre un prince et un marquis. Elles ne
chôment pas dans le pays du farniente.

Plus tranquillement en apparence, mais tout aussi acharnées à la
poursuite de leur but, nos petites religieuses du train, avec des
dévotes laïques, des dames de province venues de tous nos départements,
jouissent de leur séjour dans d'obscurs couvents pauvres.

Il est sept heures. Dès l'_Angélus_, mes petites religieuses vont se
coucher, après une journée laborieuse que divisent de multiples
sonneries de cloches... peut-être rêver d'une audience au Vatican. Or,
las! le Saint-Père, chuchote-t-on, n'est pas en état d'en accorder--on
le dit malade.

Dans le quartier du Panthéon, il est, pour les Français catholiques,
toute une mystérieuse petite vie qu'on voudrait pouvoir étudier. A ces
voyageurs discrets, glissant leurs feutres sur les dalles des rues
tortueuses, la Semaine sainte et Pâques réservent des trésors d'émotion,
des cérémonies qu'il faut croire occultes, puisque nous autres pouvons à
peine, si déçus, entendre une messe en musique, quelques notes de
Palestrina. Quant aux fameuses Pompes dans Saint-Pierre, il n'en est
plus question! Mais d'humbles fidèles se font appuyer par Monseigneur,
se faufilent, attendent dans les vestibules du Vatican, un placet dans
leur poche, s'insinuent... parviennent quelquefois. Pour être conduits
aux bons endroits, il nous faudrait sans doute habiter la Minerva,
rendez-vous des ecclésiastiques, l'auberge où nos pères descendaient,
frugaux et contents de sardines et des quatre mendiants pour dessert.
Quant à nous, à la via Veneto, nous sommes presque seuls à faire maigre
le vendredi saint. Les beignets frits de la Saint-Giuseppe sont plus
populaires que le maigre en carême...

Nonobstant, Pâques est la saison de Rome, mais, alors même, Rome a des
attraits incomparablement variés, qui répondent à tous les besoins de
l'âme. Elle ne déçoit que ceux qui n'ont rien à lui demander.

Trop de voitures dans les rues, trop de Cook's Tourists, toutes les
langues parlées à la fois, c'est la tour de Babel. Au bas des degrés de
la Trinité-des-Monts, les marchands abritent leurs fleurs de parasols
blancs, et, je l'observe chaque matin, baragouinent un peu d'allemand,
plus indispensable, désormais, que l'anglais à leur négoce. L'Allemand,
l'Allemand, il nous poursuit! on se croirait chez nous, au boulevard
Saint-Michel, mais l'invasion cosmopolite n'est pas comme ailleurs un
fait nouveau: il y a deux mille ans, nous apprend Mrs Strong, Rome ne
savait où loger ses visiteurs; ses aubergistes, débordés, improvisaient
des campements. Des quartiers entiers ont disparu; c'étaient les
faubourgs de la ville antique, construits, pense-t-on, en terre et en
planches, caravansérails jusqu'au loin dans la campagne, et la Rome de
pierre et de marbre était à peu près ce qu'est le Kremlin à Moscou, la
ville sainte.

Tous les chemins, depuis qu'on se souvient, ont amené des convois de
pèlerins passionnés ici.

_Promenades._--La quatrième Rome mange petit à petit celle des Papes et
la dernière d'avant 1870. Certains étrangers même qui, comme Henry
James, la connurent sous Pie IX, nient qu'il subsiste encore une Rome.
Où sont les carrosses des prélats, leurs livrées jaunes à galons
blasonnés, le luxe un peu poussiéreux de leurs palais? Les jardins de la
villa Ludovisi, ombrages majestueux au centre même de la ville, ont cédé
la place aux moellons des immeubles modernes. Toutefois, si vous en
prenez la peine, vous retrouverez la Rome antique. Les vieux aqueducs ne
sont pas déparés par les gazons du golf; les habits rouges de la chasse
à courre ne déshonorent pas la campagne, et le tombeau de Cecilia
Metella porte une ombre agréable à la meute du marquis Casati.

Stendhal, Chateaubriand nous accompagnent, nous autres Français, dans
nos promenades. Corot surtout surgit à chaque coin de rue. De la villa
Mattei, des jardins Colonna, du Pincio, ou bien autour de Saint-Jean de
Latran, en supprimant quelques détails du panorama, ce ne sont que
toiles signées Corot.

Ce divin ingénu dessinait, comme une fillette très sage, des façades
dont on peut compter les fenêtres et les portes, modelait amoureusement
des coupoles d'églises. La Rome de Corot est bise, couleur de café au
lait, avec quelques touches de rose tendre et de jaune relevées
d'accents noirs, qui sont les pins parasols et les cyprès. Cet aspect
nous charme plus qu'aucun autre, mais, ne nous y trompons pas, le
carrare offensant de l'hommage à Victor-Emmanuel évoque, plus que les
gris de notre Corot, «l'Urbs» de l'Empire. Si j'en crois les
archéologues, les prisonniers ramenés des guerres lointaines étaient
aveuglés par les marbres, les ors, les polychromies violentes, comme
d'une maquette de Bakst. Nous en savons plus long que Corot et Stendhal
sur l'antiquité.

_A la villa Mills, sur le Palatin._--Je prends congé des ogives à la
Walter Scott de Charlie Mills. Quand ce gentleman recevait la société
romaine de 1840, dans sa fragile villa, il ignorait que sous ses pieds
plusieurs étages de briques empilées par Septime Sévère étaient
ensevelis, mais il fondait la quatrième Rome. Le houx et le chardon
héraldiques, dans leurs médaillons de plâtre rose, vont tomber en
poussière, car la pioche du professeur Boni est sans pitié pour le XIXe
siècle, indifférente aux amis de la jeune reine Victoria. Le nom de
Charlie Mills restera cher aux lecteurs de mémoires, et cela suffit
apparemment. Il fut un des premiers à implanter ici les coutumes
anglo-saxonnes.

Henry James dépeint, dans plusieurs de ses admirables contes, les
premiers Anglais et Américains s'installant dans les palais aux vastes
salles décorées à la fresque, où tant d'alliances se firent, si bien
qu'il est peu de familles de l'aristocratie italienne, qui n'aient dans
leurs veines une goutte de sang «_british_». Combien de romans heureux
ou tragiques s'esquissèrent chez ce Charlie Mills, pour s'achever au
pathétique cimetière des protestants, entre la pyramide de Cestius et
les tombes de Keats et de Shelley, au milieu des cyprès géants...

_En sortant du Vatican._--Nous répétons à satiété que l'art et le Beau
sont condamnés. Qu'en savons-nous? Peut-être l'art fleurit-il au moment
où nous le croyons en léthargie. J'ai passé la matinée à la chapelle
Sixtine, aux chambres de Raphaël. Plus tard, je suis entré à la
«Sécession de la Via Nazionale», car Rome y expose enfin ses
impressionnistes. Je n'aurais pas dû m'aventurer dans ces parages. Les
futuristes sur la rive gauche du Tibre, Michel-Ange sur la rive droite.
Le noble fleuve continue de couler imperturbablement, insoucieux des
transformations de notre goût.

Il serait temps d'écrire un «Précis des variations du goût à travers les
âges», indispensable pour que nos arrière-petits-enfants ne nous
méprisent pas trop; car nos ancêtres étaient aussi versatiles et
destructeurs que nous le sommes! Le nom de Botticelli, qui collabora aux
peintures de la Sixtine, fut oublié pendant trois siècles, après avoir
connu le succès, comme Bouguereau et Cabanel. Un Anglais le réhabilite.

Fuyons les musées, marchons en plein air; jouissons des monts Albains et
de ce Soracte si bleu, cadre indestructible de toutes les Romes passées
et futures.

_A l'Académie de France._--Il a plu, cette nuit, des nuages nacrés font
des boules qui roulent dans un lac gris de perle. L'odeur des buis, des
chênes-lièges et de la terre mouillée, emplit les jardins de la villa
Médicis. Sous les quinconces déserts, M. Ingres doit revenir, la nuit;
que ne puis-je entendre sa voix! Souhaitons que le futur directeur de
l'Académie ait, comme lui, le sens et le respect de Rome. Je n'ai connu,
parmi les pensionnaires, que de pauvres jeunes hommes anémiés par la
monotonie d'une existence inutile, si elle n'est pas une joie de tous
les instants. Un seul d'entre ces prisonniers commença d'entrevoir son
bonheur quand ses quatre années de bagne furent révolues. Il était trop
tard. Il ne lui resta que d'épouser une Transteverine et de manger du
macaroni...

L'éducation entière de nos peintres lauréats est à refaire. Depuis M.
Ingres, la villa Médicis n'a été qu'un hôtel gratuit, avec des ateliers
lugubres où des rapins tâchent de se croire encore à Montmartre.

Aussi insidieuse à Rome qu'à Florence, et plus dangereuse encore, la
leçon du passé ne touche que quelques élus. Si vous voulez profiter d'un
pays comme celui-ci, ce n'est pas son art que vous étudierez; mais
respirez son air, remettez-vous dans telles conditions physiques et
morales, celles de la campagne et du loisir. Pourquoi des musiciens,
dans la ville du monde où l'on entend le moins de musique? Pour leur
accorder ces loisirs mêmes que Liszt s'offrit à Tivoli.--L'Académie de
France ne pourra durer que si un directeur intelligent et plein de
sympathie pour les débutants, dit à ceux-ci: «Vous êtes chez vous, dans
un site admirable, faites ce que bon vous semble, causons, vagabondez,
oubliez Paris. Tant pis si vous ne rapportez pas un lourd bagage
d'oeuvres. Pour peu que vous valiez quelque chose, vous vous serez
enrichis auprès de nous.»

M. Ingres n'est pas un maître pour la quatrième Rome. Si son ombre erre
encore parfois au clair de lune, dans les allées de l'Académie, l'aurore
doit l'épouvanter, car il ne peut risquer des rencontres qui seraient
trop dangereuses.

Rome est un mystérieux grimoire; elle nous propose un manuscrit dont les
caractères et la langue sont, pour la plupart de nous, comme du
sanscrit. Les Anglais et les Allemands vont en Italie par devoir, par
tradition, sous la conduite de Goethe, de Ruskin ou de Byron. S'ils ne
comprennent pas, ils savent au moins des noms. Mais pour le Français,
primaire et laïque, le guide Joanne doit être affolant. Quelques-uns
s'avisent d'y commencer leur éducation, d'autres s'avouent complètement
déçus. Pourtant chacun à la longue finit par trouver la récompense de
l'effort exigé de lui. Puissance évocatrice des noms! Un aveugle
oublierait son infirmité, s'il se savait fouler la terre qui le porte.
Scapulaires ou chapelets, mauvaises copies de tableaux anciens, meubles
imités, ou photographies souvent plus éloquentes que tel plafond perdu
dans la pénombre, chacun fait à Rome des provisions de souvenirs pour
l'ornement de sa vie quotidienne. Qui y est allé y voudra retourner.
Buvez avant de partir la belle eau pure de la Fontaine de Trévi.


DE ROME À FLORENCE

Non loin de moi, un couple de Francs-Comtois, au parler traînant, se
racontent l'un à l'autre la Sicile, Naples et Rome d'où ils reviennent,
fourbus mais contents. La dame est haute en couleurs, saine et plus
jeune que son mari, type de militaire retraité, décoré, peu loquace.
Elle semble avoir vu le Souverain Pontife; tirant de sa sacoche une
série de portraits de Pie X, elle les étale sur ses genoux et
s'attriste, comme une mère de son enfant malade: «comme il a l'air
mélancolique!» Enfin, elle l'a aperçu! De moins près, assurément, que
ces Dames françaises de la Pension du Bon Salut, qui se vantaient de
leurs sept audiences au Vatican:

«Elles en disent, elles en racontent et elles croient qu'on les écoute;
des faiseuses d'embarras, ces Françaises en voyage!...»

Ma voisine se plaint d'avoir mal dormi la dernière nuit, s'étant posé
des questions énervantes, agacée par l'insuffisance de ses notions
historiques: «Qu'est-ce que cette Reine de France enterrée à
Saint-Pierre, Regina di Francia e Iberia, a dit le guide? A qui,
Sosthène, pourrais-je demander? Iberia? reine d'Iberia? Je ne connais
pas ce pays.»

Et vous? M. Jourdain n'était pas plus ardent à s'instruire. Le Joanne
consulté reste muet.

La robuste Franc-Comtoise n'apprécie pas le paysage classique des
environs de Rome, ni, plus tard, d'un vert laiteux de jade, le lac
Trasimène, que nous contournons un peu avant la nuit. L'Ombrie, puis la
Toscane, la déçoivent: «passe encore pour les saules pleureurs de nos
cimetières, ils ont au moins de gentilles feuilles claires; mais l'idée
de planter partout ici ces horribles cyprès noirs? Cela vous fait mal.
Et pourtant, tenez, lisez votre Joanne: la Toscane est riante!»
L'officier repousse cette offre et se plaint de la faim.

En face de mes compatriotes, un étudiant d'Oxford est plongé dans la
lecture d'un texte grec. De temps à autre, parlant à l'oreille de son
compagnon de route,--un autre «fellow» aux grands yeux bleus, trop
grands et trop beaux,--il prépare ce néophyte aux mystères de Florence.
Pour les Anglais lettrés, Florence résume toute l'Italie.

_Florence._--Je compléterai, cette fois-ci, ma collection des villas
florentines et me promènerai dans la campagne. Je me suis juré de ne pas
entrer dans un seul musée. Assez de tableaux, assez de statues, trop
d'Art à discuter avec trop d'amis qu'on rencontre et qui deviennent de
féroces esthéticiens, pour le temps de leur séjour à Florence. Les
amoureux de Florence vous la gâtent, l'on a parfois envie, en leur
compagnie, de nier sa beauté et je me rappelle que je faillis sauter au
cou d'un monsieur qui, dans un restaurant, expliquait à sa femme: «Oui,
ils ont eu des peintres, des sculpteurs; mais des architectes, eh bien!
non!»

Si ma Franc-Comtoise n'avait déjà filé vers sa Franche-Comté, je
voudrais la suivre dans les rues rébarbatives de la «cité des fleurs»,
rasant les hautes murailles des palais féodaux, cherchant en vain les
marbres, si teintés d'ocre qu'ils en sont devenus comme de la pierre
calcinée. Et les fameux iris? ils croissent aux jardins des collines,
loin des hôtels. Les photographes, comme les guides, vous indiquent des
choses impossibles à découvrir!

Combien Florence peut, à certaines minutes, vous contrarier! Sans la
courbe exquise du pont d'Ammanati, sous les fenêtres d'André Gide, et
ces façades jaunes, maussades, hautaines, mais si délicates, de l'autre
côté de l'Arno, j'allais cette année médire d'un décor qu'affinent
cependant les treillis d'une pluie tiède. Le voyageur pressé court au
Bargello, galope au travers des galeries, croit avoir accompli son
devoir, mais il ne se doute pas qu'à côté de cette froide cité, il en
est une autre, toute riante et parfumée de ses cascades de glycines. On
ne l'a connue qu'en vivant avec des Anglais et des Américains,
conservateurs pieux des anciennes demeures à jardins suspendus, qui se
cachent dans les replis de la ceinture de collines: Arcetri, San
Miniato, Bellos Guardo, Fiesole, Settignano, séjours de plaisance autour
de la revêche préfecture aux airs de petite cour allemande.

Que les diplomates honoraires prolongent dans l'aristocratie locale leur
monotone traintrain de réceptions mondaines; que la bourgeoisie s'y
endorme, c'est leur devoir; mais qu'à cause de l'Art, les ratés, les
détraqués et les épaves du monde entier viennent s'ensevelir vivants à
Florence, cela irrite. On dirait qu'au lieu de s'exposer au soleil comme
dans une Nice, leurs demeures s'orientent vers Donatello.

Peu de cervelles qui résistent après quelques années à l'influence de
cet art homosexuel. Ne me demandez pas pourquoi le meilleur peintre,
s'il s'y laisse prendre, deviendra un méticuleux copiste, ou un
extravagant. On s'assoupit à la longue, ou bien l'on perd la raison, à
respirer cet air, énervant ou trop stimulateur. Oscar Wilde! Il n'y a
plus de place ici que pour l'admiration platonique ou pour... Vous y
oubliez le présent et vous rétrécissez dans une vaniteuse illusion
d'être propriétaire de la Tour de Narcisse.

Ou mieux, l'alternative de considérer Florence comme une station
balnéaire. Arpentez la Via Tornabuoni, avant le déjeuner ou à l'heure du
thé, quand la pâtisserie Donney et le confiseur Jiacosa offrent leurs
tribunes d'où les preneurs de glaces regardent passer ceux qui viennent
d'en prendre. Mais alors, ce n'est plus l'Italie, c'est la rue de Paris
à Trouville, toilettes, chapeaux, conversations de bar, et vous, jeunes
hommes et vieillards peints! Des existences singulières se cachent
derrière les rangées de cyprès, dans les clos d'oliviers gris
enguirlandés de vignes jaunes. Toute la gamme des verts, depuis le plus
éteint jusqu'au fulgurant véronèse... O maniaques des villas et
villini!...

Cette douce harmonie de la campagne toscane a de secrètes blandices à
quoi succombent les «natures sensibles».

La science des jardins aménagea cent musées bucoliques sous les fenêtres
grillées des villas, belles, graves ou souriantes, et qui eurent pour
architectes Michel-Ange, Sansovino, ou Ammanati; c'est la Capponi, la
Pietra, I Tatti, Gamberaia, la Bambici ou la Medici, colonnades,
terrasses, statues, bustes, fontaines, fresques, richesses paradoxales
de ce sol où l'Art poussa comme de l'herbe. Pendant quatre siècles et
plus, le prodigue génie florentin s'est livré au gaspillage. De cette
puissance créatrice, il ne reste guère, mais... peut-être un mince filet
d'eau marque la source où espèrent se désaltérer les dilettanti et de
pitoyables victimes d'une fausse vocation.

Florence, mère désormais stérile, plus indolente d'avoir été trop
féconde, laisse admirer ses enfants de marbre et de bronze.

Son temple est gardé par des prêtres sans foi, qui, tout juste,
l'empêchent de se détruire, grâce à l'obole que leur main, tendue pour
l'aumône, y reçoit des fidèles.

Florence, cruelle et sanguinaire, poursuit son oeuvre médicéenne, sous
une mante de provinciale et de commerçante, faiseuse de simili-tout,
«truqueuse», ex-courtisane maintenant vêtue de bure; son art païen,
comme son art angélique, vous m'en direz l'emploi, si ce n'est d'en
parer nos beaux esprits d'amateurs ou de petits jardins vers quoi
montent, de la coupe où s'écrase son Dôme, les mille carillons
d'importuns campaniles.

_La religion des Anglais._--Des pensions du Lung'Arno sortent des
caravanes de jeunes misses, le pliant et la boîte de couleurs sous le
bras, infatigablement prêtes à copier le Ponte Vecchio; des jeunes
hommes d'Oxford, deux par deux, bras dessus, bras dessous, sentimentaux
et convaincus, se dirigent vers l'Académie et San Marco; doux athlètes,
ils ont le culte du Grec et de la Renaissance aux formes ambiguës. Tel
qui jouait à l'Université dans des tragédies de Sophocle, vient pendant
ses vacances de Pâques, revoir le Printemps de Botticelli, s'exalter
devant le David de Donatello. C'est la tradition d'Oxford et un mot
d'ordre périlleux, car souvent une crise de mysticisme se déclare à
Florence. J'en connus un, de ces inflammables adolescents, qui voulut se
convertir, abandonner la littérature; et déjà, le cloître le guettait.
Fra Angelico ne se doutait pas, quand son pinceau, sous la direction
d'un invisible chérubin, enluminait les cloisons blanches de sa cellule,
qu'au XXe siècle, ses images de piété, reproduites en cartes postales,
voisineraient dans l'album d'un Huguenot avec les Dieux de l'Olympe. Le
Bon Frère précédait la Renaissance païenne, mais bientôt Mantegna,
Léonard, Sodoma, le Pérugin, allaient verser du venin dans la chaste
corolle des fleurs franciscaines.

_Opinions à la mode._--De Fiesole à San Miniato, Écho répète les noms de
Giorgione et de Cézanne. Si Florence ne produit plus d'oeuvres
originales, Florence critique, discute, croit penser. Dans les caves du
palais Antinori, le cuisinier Lapi a établi une taverne, un bouge où
cochers de fiacre, étudiants, esthètes, se coudoient pour déguster à bon
marché les vins légers et des plats savoureusement indigestes. A manger
les petits pois tendres d'avril, vous croiriez croquer la Primavera de
Botticelli! Les voûtes sombres du sous-sol sont égayées d'affiches
polychromes, qui en tapissent la pierre. Lapi, ruisselant de sueur, mais
fier de sa popularité, interpelle les habitués dans un langage aux
lazzis toscans, tout en faisant griller les beefsteaks et sauter l'acide
tomate, tandis que les délicats fanatiques de la colonie cosmopolite
échangent des propos rares, célèbrent les mystères du Giorgione.

Florence rallume de temps en temps une lampe votive dans quelque
chapelle oubliée, pour le culte des «happy few». Après Piero della
Francesca et Masaccio, voici qu'on parle sans répit du maître de Castel
Franco, et de son élève Cézanne, «le plus significatif des peintres
français», selon ces critiques nouveaux nés; j'écoute les conversations
dans tous les dialectes, où les noms de Verlaine, de Mallarmé, se mêlent
à ceux de Matisse et de Michel-Ange. L'époque de Ruskin est déjà bien
loin d'eux. Une admiration ne s'est jamais établie que sur des ruines et
des négations.

_Un sanctuaire négligé._--Dans un quartier peu fréquenté des étrangers,
plein de ces majestueux palais qui semblent toujours bouder et que
personne ne visite, à part les amis des vieilles familles dont ils sont
encore la propriété; une rue comme tant d'autres, étroite et assombrie
par l'auvent des toits tendus, de chaque côté, contre l'ardeur du soleil
et les frimas, une rue sans trottoirs, dédaigneuse et vaine de ses
beautés dissimulées. Une petite porte donne accès dans l'ancien cloître
de Sainte-Apollonia. On y a réuni les fresques du «prodigieux» Castagno.
Peu de touristes jugent nécessaire de les voir, je les ai ignorées
jusqu'ici. Enfin, grâce à l'insistance de Gide, j'ai «comblé cette
lacune», malgré que je me fusse promis de fuir les galeries de musées.

C'est là, peut-être, que s'est réfugié le génie même de Florence,
dépouillé de ses charmes équivoques, viril, âpre et ravagé de passion.
L'étonnement est comme un briquet où s'allume encore notre admiration
lasse. «La Cène» de Castagno ne ressemble à rien d'autre.

L'accentuation des types est d'un caricaturiste, chaque apôtre, une
charge étrange et si suggestive, le Jésus, si humain, que l'on dirait
presque les acteurs d'un idéal Oberammergau. Une réalité terrible, qui
sent la bête, la laine et le cuir. Ces apôtres-ci sont pris dans les
carrefours de la Florence où chaque demeure fut une forteresse
barricadée contre les égorgeurs nocturnes. Quelle saveur, le curieux
sens décoratif et pittoresque! Cependant les touristes se ruent à la
Tribuna et s'exaltent devant des chefs-d'oeuvre inférieurs à tant
d'autres qu'ils ignorent.

_Impruneta._--C'est le village où se fabriquent les pots de terre cuite
aux formes classiques, à peine modifiées depuis trois siècles, et qui
servent dans toute l'Italie à orner les jardins et les potagers. Le
chemin qui y conduit est accidenté comme des «montagnes russes». Les
freins de l'automobile manquent à chaque instant de se briser. A chaque
détour de la route, par-dessus un mur bas, au travers des oliviers,
Florence semble se montrer comme dépouillée d'un de ses voiles; parvenu
à un sommet, vous la voyez dans toute sa beauté, nue et digne de sa
renommée. Le Dôme, rose et blanc, reprend sa véritable proportion dans
un encadrement de montagnes, encore neigeuses au printemps, et d'un bleu
plus sombre, à cause des avoines et du blé vert électrique, qui
tapissent les premiers plans. Les demeures de campagne sont des
réductions de palais urbains, avec leurs nobles petites façades; les
bourgs, aux rues dallées de marbre, eux aussi des miniatures de nobles
cités. L'église d'Impruneta, sur sa vaste piazza princière, peut
rivaliser en richesses avec les plus notoires; et tout autour, c'est, à
six kilomètres de Florence, la vie agreste, qui continue, primitive et
si ignorante de sa civilisation, que les maîtres-potiers restent sans
réponse à cette question: «Pourrez-vous emballer ma commande et me
l'expédier à Paris?--Parigi? e molto lontano--non so!»

Les fours, à flanc de coteau, s'étagent les uns sur les autres, comme
des joujoux d'enfants. Dans le roc ou la terre rouge, chaque minuscule
fabrique a l'air d'une maisonnette japonaise. Les villages étrusques ne
devaient pas être bien différents de cette idyllique Impruneta; vous
perdez toute notion du temps et du lieu, en faisant la sotte emplette de
ces bacs à orangers, qui, sous notre ciel noir, vous communiqueront
leurs nostalgies d'émigrés. Ici, vous êtes tentés par leur beau profil;
ils font partie de cette nature où toutes les lignes ont un rythme
parfait et d'où la Laideur a été bannie par la Volupté.

_Entre Florence et Grasse._--J'ai quitté Florence la nuit, car l'heure
du retour a sonné et les départs nocturnes me semblent moins déchirants.
Je veux revenir par la Riviera et la Provence, afin de prolonger d'un
peu l'exaltation et la fièvre d'Italie. L'aube se lève sur la
Méditerranée; bientôt Gênes va s'étirer devant nous, après son léger
sommeil de cité noctambule. Que l'on entre en Italie, ou qu'on en sorte
par Gênes, on voudrait s'y arrêter. A ses fenêtres, d'où pendent des
loques et des draps, des femmes échevelées se penchent et semblent faire
signe au voyageur de s'attarder dans ce port terminus. Du môle à la
crête des Alpes protectrices, ce n'est qu'un sourire, palais ou
maisonnettes, églises à coupoles surbaissées, marbre et carton-plâtre
peinturluré, comme un gâteau d'anniversaire, pyramide d'astragales en
sucre coloré. Sur les plages proches de Gênes, Nervi, Pegli, les barques
de pêcheurs s'appuient mollement sur le galet poli, comme sur un
oreiller. Elles ne se traîneront jusqu'à la mer que pour une promenade
de plaisance: navigation de paravent, décor pimpant, qui exclut toute
idée de travail et d'effort.

Voici les cultures d'oeillets, au milieu des arbres africains,
acclimatés malgré eux de ce côté-ci de la Méditerranée, pour faire
illusion à l'hivernant transi. Voici le soi-disant pays du palmier,
Bordighera, Vintimille. L'architecture italienne n'est plus visible que
dans des pavillons de jardins, des orangeries et des chapelles, datant
au plus du XVIIIe siècle. Nous disons adieu à l'Italie dans le rococo
qui se fond insensiblement en un style bâtard, niçois, celui des villas
modernes et des hôtels, peut-être le plus méprisable, où les hommes
auront marqué leur empreinte. Nous tâcherons de fermer les yeux, en
traversant la Principauté de Monaco, ce sublime coin de terre à jamais
souillé. De Menton à Cannes, tant que je suis dans le wagon, je voudrais
suivre les phases sensibles de la pénétration de l'Italie en France.
Quelle est l'une, quelle est l'autre? Le même trajet, en voiture,
m'épargnerait la vue des Palaces et de ces joueuses maquillées de
Monte-Carlo, attendant, leur réticule à la main, l'heure de se rendre au
tripot.

La population cosmopolite, grouillante sur la Côte d'Azur, inspira le
style casino-palace. La peur de la mort chasse vers la Riviera--où les
feuilles brunes de l'automne ne rappellent pas le printemps passé, ni
qu'il y aura un hiver--des vieillards futiles, que ronge encore la joie
de vivre; ils respirent chaque jour la rose et l'oeillet sous l'olivier
phénix, et ces figurants de Carnaval, poudrés de la farine dégoûtante
des confetti, finissent par se croire éternels comme cette végétation de
zinc et de caoutchouc.

_Grasse._--Si l'automobile vous portait de Gênes à Grasse par la
montagne, vous feriez, ici, un dernier relai en Italie. Les vallées
furent plantées par les Romains, à la mode de chez eux. Ils y ont
construit leurs routes. Entre Ranguin et Grasse, je me suis encore cru
dans la province de Rome.

Grasse s'agrippe au roc, comme un Tivoli; mais une porte joliment
moulurée, un heurtoir de cuivre, l'urne d'une fontaine, encore
décoratifs à l'italienne, se parent d'un fini à la française. Le Louis
XVI fait rentrer les panses obèses, amenuise, lime le métal, et châtie
la forme. Les anciens hôtels de la bourgeoisie locale et les bastides,
sont juste à mi-chemin entre les palazzi, les villas de Toscane et les
pompeuses demeures versaillaises.

La vie modeste, dans le passé, n'a pas produit ici d'exemplaires oeuvres
d'art. Nous sommes éloignés des grands centres; mais il y a une aimable
et jolie élégance répandue, le parfum évaporé d'une cassolette qu'on n'a
plus remplie d'essence depuis un siècle.

_Fragonard._--De Grasse pourtant il s'élança, le pimpant à la veste de
zinzolin; dans ces mignons jardinets, dont plusieurs intacts, tels
qu'ils furent par lui dessinés, il étudia la forme des fleurs et des
feuillages. Ici, bouffait à son intention le taffetas des jupes, se
poudraient les visages ronds, aux lèvres rougies; et l'escarpolette
tendue entre deux platanes dont l'écorce gorge de pigeon a la fraîcheur
de sa palette, était lancée haut dans ces furtives frondaisons, pour
que, d'en dessous, des yeux, heureusement indiscrets, suivissent les
entrechats et les jetés-battus de petites mules de satin clapotant dans
la mousse des linons.

L'étroit salon, frustré de ses fameux panneaux aujourd'hui transportés
au delà des mers, il faut y venir par une journée pluvieuse, pour mieux
comprendre pourquoi Fragonard l'agrandit de ses perspectives de parcs
fictifs. Des copies habiles remplacent les originaux. La vie
provinciale, avec son odeur de lessive et de lavande, toutes fenêtres
closes, y est la même qu'au temps du maître; la lumière et la gaîté,
bannies des demeures provençales, Frago les recrée et les fixe pour
toujours sur les parois de la sienne.

Les bonnets phrygiens et les faisceaux de licteurs dont il parsème, du
haut en bas, son escalier, comme un hommage propitiatoire aux
inquisiteurs de la Révolution, n'ont-ils pas, de même que les galants du
salon, la grasse touche facile, la légèreté d'une improvisation sur le
manteau d'Arlequin d'un Guignol? Longhi de notre Provence, mais dextre
comme Tiepolo, coloriste comme Rubens, l'errant Fragonard, nourri des
sucs de cette terre balsamique, tel un gros bourdon gourmand, un vent
l'emporte au loin, un autre le ramène à sa ruche favorite.

_18 Avril.--Départ de Grasse._--Les dormeurs sont à plaindre en voyage,
ils se refusent les féeries de l'aube.

Hier soir, une tempête de neige; il gelait. Après une périlleuse rentrée
sous l'avalanche, j'allai voir en bouclant mon sac, la vieille ville
rosir sous le soleil levant qu'elle guettait, encore bleue et blanche,
avec ses toits enfarinés; et les palmiers ridicules, pliant sous le
poids de la neige, simulaient les panaches d'écume des Grandes Eaux de
Versailles. Glace-surprise! Les nuages vont faire place à un azur étale
qui semble chaud, malgré le coupant mistral déchaîné derrière l'Estérel.

La course en automobile, de Grasse à Avignon, par Aix, il y faut
renoncer; et nous partons de Cannes dans un train d'Allemands et de
Russes, direct pour Berlin et Pétersbourg, toutes fourrures dehors, dans
le compartiment surchauffé; les hivernants emportent des brassées de
fleurs, qui luttent avec l'odeur aigre de la salade remuée dans l'office
du dining-car.

_Marseille._--Je ne l'ai jamais vue que par le froid, poudreuse,
contractée sous les apparences d'une photographie en couleurs. Vers
Lestaque, c'est, à perte de vue, comme des fortifications de marbre
rose; étang de Berre, la Crau, désert caillouteux; le long des cyprès
inclinés par le vent, quelques paysans sous leur peau de bique font le
gros dos au vent déchaîné. L'horizon s'agrandit, l'oeil ne connaît plus
d'obstacle, le gris atmosphérique, qui établit les distances, est
balayé: il me semble être à l'intérieur d'une immense pierre précieuse,
magnifiante comme une loupe. Une plénitude d'impression. Claude Lorrain.
Couleur, formes, détails, quoique précis, se fondent en un reposant
ensemble eurythmique.

Les cyprès de la plaine Arlésienne, rangés, pressés l'un contre l'autre
en palissades droites et parallèles, au-dessus des cultures maraîchères,
ces noirs arbres utilitaires, seront les derniers, sur notre route, des
parents éloignés des aristocrates italiens.

_Notre Rome, Avignon._--Dès la gare franchie, en attendant de monter
dans l'omnibus de l'hôtel, la bise glaciale nous flagelle. Petite ville,
la préfecture d'un département de France. La rue de la République avec
ses cafés, ses pharmacies et ses «Galeries parisiennes» rompt le charme.
Mais, un brusque détour à gauche, et nous nous engageons dans des rues
vides, muettes, non changées depuis le XVIIe siècle. Une chaise à
porteurs et des perruques pourraient sortir encore des portes cochères
armoriées; l'omnibus passe entre les deux battants d'une grille, vire
dans une cour encombrée d'automobiles; c'est la vieille auberge
installée dans l'ancien hôtel de Forbins.

Ici, de même qu'à Rome, les Anglais et les Américains promulguent leurs
lois, implantent leurs coutumes; mais leur ténacité n'a pas encore, Dieu
soit loué! construit des «palaces». Si on leur doit les bienfaits du net
lit de cuivre et de la salle de bains, Avignon, enrichie par leurs
visites de curieux, n'a rien perdu de son caractère. Dans le «hall» de
«l'Europe» les rocking-chairs bercent de jeunes misses et de lourds
touristes d'outre-mer, bâillant à côté de leur thé, ou cherchant des
noms amis sur les listes de leur journal, le _Herald_. Des manteaux,
blancs de poussière, des casquettes et des lunettes de chauffeurs
jonchent les banquettes, et des mécaniciens discutent avec leur patron
l'itinéraire de demain matin, l'heure du départ vers un autre lieu qu'il
faudra, par acquit de conscience, avoir visité.

_Le jardin des Doms._--Avignon, résidence des Papes! et pourquoi pas une
fois encore? Le Rhône, plus grandiose que le Tibre, ce soir un lisse
miroir où le Ventoux sommé d'une crête neigeuse, reflète le trapèze de
sa silhouette, là-bas, au delà des plaines fécondes, roule, vide de
barques, ses flots encore froids des glaciers alpestres. Au pied de la
terrasse au cadre de pierre et de ses parterres cerclés de buis, ce fut
sans doute la berge où s'amarrèrent les barques qui apportaient du nord
l'hommage des fidèles au Saint-Père de la Chrétienté universelle. Des
processions s'engageaient sous les arches à créneaux, poternes de
l'enceinte fortifiée; les bannières et les cierges, montant par les
ruelles, parvenaient au faîte de la ville, au Palais féodal et
conventuel dont les pierres sont prêtes à redire l'écho des hymnes, des
prières et des cloches. La soupe, le tambour et le clairon, les
régiments trop longtemps casernés dans ce Vatican provençal, ne peuvent
rien contre ces augustes parois; si des tourlourous y ont inscrit le nom
de leur payse et la date de leur libération, qu'on les efface...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




APPENDICE




LE SALON DE LA SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS--1908


_La Grande Revue_, 10 mai 1908.

Il paraît que c'est un «bon Salon». Telle fut la première impression de
ces Messieurs de la critique pendant que l'«on accrochait». Peut-être
cette favorable opinion de nos juges est-elle due aux excès des milliers
d'études de couleur et de systématique déformation, dont les autres
Sociétés nous abreuvent. S'apercevraient-ils que, s'il est toujours rare
de découvrir un réel don de coloriste ou de dessinateur--car la
déformation ne devrait résulter que d'un sentiment inné de la forme,
d'une vision individuelle des objets--il est deux mille cinq cent
vingt-huit paires d'yeux à Paris, cinq cent mille à l'étranger, qui
voient les couleurs à la mode, et autant de mains pour dessiner à la
façon de Cézanne, de Lautrec ou de Matisse?

Le présent Salon de la Société Nationale? Il est «convenable», à
l'instar des précédents. Il renferme une dizaine de bonnes toiles. On ne
saurait s'attendre à plus.

En somme, que reproche-t-on à cette pauvre «Nationale»? Tous ceux de
gauche y sont passés ou désirent d'y passer, à moins que de grandes
expositions ne leur semblent inutiles ou qu'ils ne les dédaignent. Elles
finissent toutes, d'ailleurs, par n'en être qu'une. Lui reproche-t-on sa
monotonie à la Nationale? Non, elle se dénationalise, seulement.

La Société Nationale, elle, perpétue la tradition--de plus en plus
vague--de Manet et des impressionnistes, de l'école de Lecoq de
Boisboudran, de Whistler et de Puvis de Chavannes, tout cela édulcoré,
affaibli par les gros succès de Salon et l'intervention des marchands de
tableaux. La Société Nationale, ne l'oublions pas, fut fondée par
Meissonier--le dieu de la rue Laffitte, il y a vingt ans,--et par des
hommes comme Roll, Gervex, Duez, Béraud, Cazin, Stevens, qui connurent
des triomphes dont rien ne peut plus nous donner l'idée. Ces Messieurs
furent ce que l'on appelait des «jeunes maîtres». Autorité, succès
matériel, position sociale enviée, toutes récompenses et décorations
obtenues à l'âge où, maintenant, l'on se demande dans les ateliers
d'élèves ce que l'on fera plus tard!

Tous ces hommes ont «un passé» que les jeunes générations connaissent
peu. Il ne nous appartient pas, à nous leurs élèves ou leurs amis, de
les juger impartialement. Nous sommes engagés vis-à-vis d'eux par des
sentiments de cordialité, de reconnaissance et de considération. Ce
passé fut, pour certains, très brillant. Ils eurent tous beaucoup de
talent, à nos yeux de débutants; et maintenant, ils font partie de nos
souvenirs de jeunesse, de ces souvenirs qui paraissent plus charmants à
mesure qu'ils s'effacent. Ils créèrent un type qui tend à disparaître et
dans lequel, seuls peut-être aujourd'hui, MM. Vuillard et Maurice Denis
pourraient être classés. Je veux dire des artistes «avancés», bien de
leur temps, tout juste assez contestés pour en être fiers, mais, au
fond, approuvés de tous les partis. Il doit être délicieux, quoi qu'en
ait dit M. Degas, d'avoir de grands succès quand on est très jeune. Cela
doit donner, pour parcourir le reste de la carrière, cette magnifique
assurance, cette tranquillité si précieuse aux hommes de pensée, et qui
fait tant défaut à la plupart d'entre nous.

Le Salon de 1908 nous montre nos aînés, riches des mêmes qualités
qu'auparavant, avec, peut-être, un peu moins de vivacité, mais d'autant
plus de réflexion. On respecte la gravité sereine de la composition
destinée à quelque amphithéâtre de la Sorbonne, où le président, M.
Roll, a cherché à dépeindre l'hésitante et douloureuse marche des
savants à la poursuite de la Vérité. L'heureuse disposition des nuages,
vers la gauche, apporte, par son arabesque ellipsoïdique, un repos et un
arrêt pour l'oeil; sans quoi, le regard risquerait de s'égarer trop loin
du centre, où une femme nue, aux gris argentés et dorés tour à tour, se
détache sur un cumulus figurant un taureau, symbole de la Force. C'est
bien là le style républicain officiel où devait tendre, en prenant des
années, l'auteur de la robuste Pasiphaé, et de tant d'autres célèbres
toiles, qui sont du réalisme, du «vérisme» même, et pourtant visent plus
haut.

Quel dommage que M. Gervex ait renoncé à ces décorations municipales, à
ces «pages» franchement populaires, que je lui vis ébaucher et finir
dans l'allégresse de sa trentième année, alors qu'élève chez lui,
j'avais la bonne fortune d'entendre des hommes comme Mirbeau, Manet,
Stevens, parler de la vie, me l'enseigner, pendant que j'étais initié
aux mystères du «beau métier»!

M. Gervex se repose de ses vastes entreprises de la Villette et de
Moscou, en exécutant des portraits et des scènes mondaines, voire des
nus, avec cette souplesse et ces «mousses» de blanc d'argent, qui
défendent à une toile de se plomber. L'idéal de M. Gervex ne s'est pas
modifié, depuis les heureux jours de ses premiers succès et il apparaît
comme immuable, sans inquiétude, au milieu de l'universel doute. Envions
ceux qui n'ont pas trop de nerfs!--M. Béraud, lui, subit depuis quelque
temps, une sorte de crise religieuse, et sa peinture n'a changé que dans
ses manifestations «spirituelles». Le Parisien de naguère, ne
retrouvez-vous pas tout son esprit, avec un peu de sa sécheresse d'exact
narrateur, dans ses plus récents ouvrages? Il ne fut jamais plus heureux
que dans son «Baccara au Cercle de l'Épatant». C'est là de l'anecdote,
mais plaisante et sans prétention.

M. Léon Lhermitte, l'un des derniers de chez M. Lecoq de Boisboudran, le
voici, avec une majestueuse _tranche de vie_. Le hasard de l'accrochage
(ou peut-être les besoins de M. Dubufe qui prend un soin de tapissier
pour accueillir tous les visiteurs, au seuil du Salon)--le hasard (?)
rapproche M. Lhermitte d'Ignazio Zuloaga et de Gandara.--Ce voisinage
est piquant. Si différents que soient ces artistes, ils ont quelque
chose de commun et qui va se perdre; une exécution égale, mathématique,
propre, lisible et qui se reproduit en blanc et en noir, comme si elle
n'était, chez les uns, perlée de gris, nuancée et discrète; chez
l'autre, éclaboussante des couleurs de l'arc-en-ciel: gemmes, fusées,
étincelles; le tout restant parfaitement plat, «carte à jouer», comme
dit M. Degas, et dans le cadre. M. Lhermitte et M. Zuloaga n'ont jamais
fait mieux, ni plus fort. Ah! si les élèves savaient regarder, s'ils
voulaient encore apprendre, quels déboires, quels délais leur
épargnerait une station dans la salle A!

Entre le panneau où Antonio de la Gandara et Zuloaga se dressent, de
toute la hauteur d'une «maestria raisonnée», clairvoyants et
intangibles, sûrs de leurs procédés comme on l'était autrefois, je
prétends que les jeunes gens briseraient leurs pinceaux, ou se
mettraient à «tirer des filets», à coucher des «à plats» sur des murs,
peut-être s'embaucheraient-ils chez quelque entrepreneur de peinture en
bâtiment. Il serait temps, ensuite, pour eux de se demander: ai-je
quelque chose à dire?

C'est encore le métier de M. Lhermitte, qu'ils laisseraient de côté, car
celui-là est le plus ingrat et le moins proche de nos préoccupations
actuelles; il n'y a plus guère de sous-Lecocq de Boisboudran, qui
l'enseignent; ceux-là mêmes qui ne prétendent, auprès de leurs élèves,
qu'à une humble fonction de contremaître, voient leur classe désertée
par tous les petits génies de la rive gauche. Vous savez qu'il y en a
18.000.

La composition, l'agencement des figures, dans «La famille» de M.
Lhermitte, est un modèle de ce genre si français, si logique et d'une si
sereine unité. Que cela est donc «raisonnable»! Comme l'architecture
d'une ville de la Marne, comme un paysage de Champagne...

Et Zuloaga? C'est à la fois l'intelligence d'un auteur dramatique et
d'un musicien; d'un metteur en scène et d'un maître affichiste;
Espagnol, nationaliste passionné, il est parisien d'éducation, même dans
ses «sorcières». Espagnol, oui! mais un peu de Munich aussi; et un
laqueur chinois. Que n'est-il pas? Que n'a-t-il appris? Que ne sait-il?
Un paysagiste à la Gustave Doré, romantique, mais sobre comme le Greco
de _la vue de Tolède_. Il a le sens de la vie moderne et le respect de
la tradition; tout en les amusant, il évoquera à tout voyageur des
souvenirs de musées. Quant au choix du sujet, il est toujours aguichant;
son dessin est comme un théorème; enfin que lui manque-t-il pour être
complet? Pas même l'admiration de Degas!

Depuis la fuite du gris, la palette est devenue si violente, qu'il n'y
aura guère que Zacharian et moi pour regretter l'absence, dans tant de
roses chauds, de «quelques froids» complètement bannis des oeuvres du
jeune maître. Mais, ô Zuloaga! nous sommes des maniaques, et ne nous
écoutez pas! Ainsi que le dit votre maître Degas: «quand un peintre a»,
comme vous, «osé supprimer délibérément l'atmosphère de ses tableaux, il
n'y a qu'à le saluer très bas». Aujourd'hui, vous dépassez ce que les
plus optimistes espéraient de vous. Vous nous avez stratifié là trois
panneaux en laque de Coromandel, et vous savez comme j'aime cette
matière. Nul malfaiteur, nulle hystérique n'osera mettre des épingles
dans votre toile, cette muraille de la Chine! Comment a-t-on pu vous
reprocher d'imiter Goya? Goya avait une technique de hasard, maladroite
ou habile, variée, capricieuse et fondée sur l'emploi des glacis. Sa
main tremblait devant la nature. La vôtre ne bronche pas. Vous avez
inventé une calligraphie lourde et magistrale, cette matière opaque et
cette vigueur adroite de la touche, qui auraient effaré votre ancêtre,
mais qui nous donnent, à nous, infirmes du vingtième siècle, l'idée de
la Force.

En face des envois d'Ignazio Zuloaga, il siéra de s'arrêter quelques
minutes devant la famille bizarre qu'a peinte C. W. Lambert,
l'Australien fixé à Londres et qui est en train de prendre dans cette
ville, avec M. François Flameng, les commandes que refuse d'exécuter Mr.
John S. Sargent, décidé, lui, à ne plus être un portraitiste mondain.
Mr. Lambert joint à la facilité bruyante de Zuloaga, le goût un peu trop
«pittoresque» qui séduit nos voisins. A côté, voici Wilfrid von Glehn,
élève et admirateur de Sargent, oscillant entre l'École américaine issue
de Carolus-Duran, et le «New English Art Club», épris du XVIIIe siècle
anglais, à la façon de Wilson Steer, et de la «bravura» italienne. Il y
aurait un parti à prendre, mais il attend encore. Son aisance et un fort
acquis, nous garantissent un prochain et définitif succès auprès des
cosmopolites.

John Lavery n'a que trois numéros au catalogue; mais ses fidèles l'y
retrouveront tout entier, avec ses qualités de peintre franc et robuste,
dont la matière se patine si bien, avec le temps qui unifie ses gris
perlés et ses beaux noirs. Très Écossais, cet Irlandais whistlérien.
Grand favori à Berlin.

Charles Shannon--qu'il ne faut pas confondre avec J.-J. Shannon,
celui-ci le portraitiste mièvre des jolies femmes, des enfants et des
têtes couronnées en particulier--Charles Shannon nous montre son noble
et majestueux portrait de lui-même, et une charmante figure de jeune
femme romantique. Shannon a une grâce unique et ce style néo-classique
qu'a honoré le grand Watts. Charles Shannon maintient dans son pays la
bonne tradition qui suit les écoles italiennes du XVIe siècle. Il me
semble que c'est là qu'est la vérité, pour les «intellectuels»
anglo-saxons.

On peut déplorer, en effet, qu'il n'y ait plus, de l'autre côté de la
Manche, une autre tradition purement technique, tout au moins un dernier
globule du sang généreux qui fait palpiter ces belles poitrines de
femmes, telles que les maîtres du XVIIIe siècle les ont modelées dans
une pâte savoureuse comme la chair des fruits; mais, puisque le
préraphaélitisme a ramené les artistes à trois cents ans en arrière,
c'est bien la ligne suivie par MM. Charles Shannon et Ricketts, que je
jugerais la moins dangereuse pour des esprits à la fois élégants,
précieux et graves.

Pour si peu de véritables peintres-nés, qu'il y ait chez nous, c'est
tout de même encore en France qu'on en comptera quelques-uns. Tâchons
d'en noter une demi-douzaine au passage.

Voici le patient, appliqué, sage M. Lobre. Il est difficile de mettre
plus d'honnêteté à peindre des intérieurs sans figures. Je préfère ses
petits salons de Versailles à ses cathédrales, qui sont un peu molles et
manquent de grandeur dans le dessin; mais tout de même, c'est là du «bon
ouvrage», solide et qui vieillira bien. La chapelle du château de
Versailles est près d'être tout à fait excellente.

M. Lobre a su forcer les amateurs à s'intéresser aux simples jeux de la
lumière sur des murs de demeures inhabitées. Nous lui devons de petits
bijoux d'émotion et de large «fini». Je lui serai, quant à moi, toujours
reconnaissant de ce qu'il m'ait appris à travailler lentement, il y a
longtemps de cela, à mes débuts. Ce qui lui manque, c'est certaine
acuité dans la forme, dont un Boldini fait vivre un vase, un balcon, une
colonnade. Mais M. Lobre est lourd et froid comme ces pendeloques de
cristal, dont il est le Velasquez, ainsi que des moulures Louis XIV et
des soupières.

M. Zacharie Zacharian, comme exécutant, est unique--on voudrait qu'il
osât plus, sans perdre sa manière impeccable. Il ne daigne.

Voyez le Velasquez romain de M. Carolus-Duran: n'est-ce pas encore d'un
peintre éternellement jeune, pour qui la couleur sera toujours une fête,
et manier des couleurs, le plus excitant des sports?

Dans cet heureux Salon de 1908, il est encore deux grandes pages, par
mes amis Simon et Cottet. Je leur dis assez crûment ce que je pense,
pour me permettre de les louer en public comme il convient. La scène,
dans une église d'Italie, par Lucien Simon, peut-être moins fougueuse,
moins brillante dans toutes ses parties que «_Les ramasseuses de pommes
de terre_» (Société Nouvelle), moins contrastée que ses études
italiennes, est un modèle achevé de composition, de balancement et de
tenue. Or, c'est là une des qualités, si françaises, qui se font rares.
Simon, intelligence à la fois fiévreuse et réfléchie, pour la gloire de
notre école, n'abandonne rien au hasard de l'improvisation, tout en
gardant l'imprévu d'un illustrateur et le caprice d'un faiseur
d'esquisses; la partie gauche de sa toile, autel et officiants, il n'en
a jamais dépassé les prestigieux coups de brosse, emporté par une sorte
de délire de peindre, mais toujours se contrôlant. Et partout, s'atteste
en son oeuvre un des plus jolis, des plus distingués esprits de ce
temps.

Néanmoins, je persiste à croire que la dimension «demi-nature» lui
convient mieux que toute autre. Il conduit mieux sa pâte, d'un bout à
l'autre, dans une moyenne, que dans une grande «machine».

Charles Cottet, avec toute l'hésitation et la touchante maladresse d'un
jeune homme--sincère chez lui, et non pas voulue comme chez les autres
d'à côté--a imaginé et presque réalisé une fort belle chose. Sa
«Pieta»--grand succès de Salon, scène inoubliable--eût pu être un
chef-d'oeuvre, dans les proportions de ses «feux de la Saint-Jean».
Telle qu'elle est là, dans la chapelle un peu sombre où M. Dubufe l'a
érigée, c'est un bien éloquent résumé de ses solitaires rêveries
bretonnes, une ardente prière balbutiée avec ses amis les pêcheurs, au
bord de la mer homicide dont il fut un des poètes et le dramaturge.
J'aime la coloration brune, chaude, la sonorité un peu lourde, à la
César Franck, de ce tableau «Douleur», de ce deuil marin, qui fut
vraiment _senti_, par le plus noble et le plus doué des peintres de ma
génération.

Les grandes toiles de MM. Lhermitte, Zuloaga, Simon et Cottet, que je
suis obligé, malgré leur diversité, de considérer en même temps, je les
regarde comme des «tableaux de Salon», terme qu'il conviendrait de
définir. Le «tableau de Salon», destiné à prendre place, plus tard, dans
un musée public, est cette sorte de production dont le régime actuel de
Salons annuels, officiels, a été le prétexte et la cause. J'en crois la
donnée regrettable. L'influence du Salon me semble aussi dangereuse, en
cela, que celle des expositions des Indépendants, ouvertes à toutes les
ébauches et à toutes les débauches. Le tableau de Salon doit être grand;
le sujet intéressant et tel que le public s'arrête devant l'oeuvre avec,
dans la main, l'article élogieux que les grands quotidiens lui ont
consacré, le jour du vernissage. La facture doit en être assez
brillante, assez brutale, pour se faire voir de loin, être facile à
reproduire dans les catalogues et les magazines, et se détacher, sans
conteste, de toutes les oeuvres environnantes. Ce tableau, souvent
acquis le premier jour par l'État, va rejoindre, une fois l'hiver venu,
ses camarades et prédécesseurs, au Luxembourg. Mais là, dans un milieu
différent, il perd beaucoup de son à-propos, et, parfois, au bout de dix
ans, on ne peut plus le regarder.

Le tableau de Salon est précisément le contraire du tableau de
collection. Aussi regrettons-nous que des hommes tels que Cottet et
Simon, par une sorte d'habitude prise et de tradition de quartier, en
tentent encore l'effort.

Prenons comme exemple la «Pieta» de Cottet et le service religieux de
Simon. Ce sont deux excellentes toiles de Salon; mais nous connaissons
de chacun de ces artistes, des ouvrages de moindres proportions, où
leurs natures respectives sont autrement parlantes. Jamais Simon
n'aurait, dans un tableau de chevalet, laissé les valeurs un peu faibles
de ses enfants de choeur; ses noirs auraient eu une beauté toute autre;
le blanc trop crayeux de la fenêtre se serait argenté et adouci. Je sais
bien, qu'en petit, il n'aurait pu donner aux têtes ce caractère
généralisé, synthétisé, si peu «portraitiste», qui assigne à Simon une
place si enviée parmi nos compatriotes. Néanmoins, ses facilités de
peintre nerveux et de dessinateur de croquis nous auraient effrayés. La
pâte, un peu mince, tient son défaut de ce que Simon ne peut pas
«reprendre» un morceau, mais le cherche, le réussit du coup, ou l'efface
et le tente une autre fois. Dans un panneau restreint, il conserve, d'un
bout à l'autre, un style et un charme, même parfois une pâte très
supérieure. Ce que je dis de Simon, serait encore plus juste dit de
Cottet. Le dessin abrupte, maladroit, mais souvent éloquent qui, lui,
n'a rien d'appris, se dilue, s'affaiblit, quand les personnages ont été
mis au carreau. L'éducation indépendante de Cottet n'a pas assez
d'«acquis» pour soutenir la tension nécessaire à l'achèvement d'une
vaste page. Son modelé perd de son imprévu et trahit des hésitations,
quand il veut dépasser l'esquisse. Mais nous ne sommes, ni les uns ni
les autres, maîtres de nos actions et nos existences sont trop dirigées
par des lois mystérieuses et multiples--dans nos vies, privée et
sociale--pour toujours suivre ce qui, nous le savons, serait _notre
voie_.

Simon et Cottet ont désiré faire, chacun, un tableau de Salon. «Le
succès a couronné leur entreprise» et ils doivent s'estimer heureux, car
ils y sont très au-dessus de ceux de nos confrères qui s'essayent dans
cette manière. Mon intention n'est pas de rabaisser les succès de Salon.
Il en fut de mémorables et de mérités; c'était, il y a vingt-cinq ans,
le Rolla de M. Gervex ou la mort de Marceau par M. J.-P. Laurens, beau
morceau que l'avisée jeunesse des Japonais s'est acquis pour le musée
Européen de Tokio. Tel était le talent entre 1880 et 1890. Tout autre il
est aujourd'hui. J'ouvrirais volontiers une parenthèse pour célébrer
celui de ce Jean-Paul Laurens, dont j'eus le plaisir de revoir, cet
hiver, le très beau plafond du théâtre de l'Odéon--et j'en fus redevable
au toujours étonnant redingoté Charles Morice, qui nous y attira, Dieu
en soit béni, pour nous rappeler Baudelaire et Verlaine au moyen de la
musique et de quelques oripeaux.

Mais revenons au Salon.

Je ne voudrais pas être accusé de partialité, à l'endroit de la Société
nouvelle; mais enfin, la collection des René Ménard, sur la tenture
bleue où sont accrochés ses classiques paysages, peut-on souhaiter rien
de plus savant et de plus auguste? J'entends reprocher la monotonie aux
paysages de Ménard. Souvent, on se plaint des inquiets qui frappent à
toutes les portes; de quoi est-on content? Est-ce des avatars mensuels
de M. Matisse, ou de l'immobilité de M. Vallotton? Pourquoi pas le
quiétisme olympien de René Ménard?

Évidemment, l'idéal, ce serait d'être M. Maurice Denis. L'heureux,
l'enviable sort que le sien! De l'invention, comme les grands maîtres,
de la poésie, de l'esprit, de la couleur; un dessin dont il a dirigé la
naturelle facilité, comme les jardiniers japonais font d'un arbuste; de
l'aisance, de la grâce, française et italienne. Écrivain exquis et grand
artiste, M. Maurice Denis a aujourd'hui la situation la mieux établie,
en Allemagne, en Suisse et en France; tout le monde l'accepte; il dompte
gentiment les vieux, il entraîne et soutient les débutants, il ne sera
pas ridicule plus tard, à l'Institut, et il parlera sur les tombes,
écrira des mémoires pour l'Académie des Inscriptions. Pendant ce
temps-là, il continuera de décorer le Panthéon aussi bien que des salles
à manger, illustrera la Bible, Dante et Francis Jammes.

Voyez ces panneaux, au Salon de la Nationale: j'en suis enchanté, comme
vous l'êtes vous-mêmes; comme tout le monde! N'ont-ils pas la grâce, la
poésie et le style combinés? Quel rythme pur, quelle virginale décence!
Je ne sais comment exprimer ma joie, en présence de cette oeuvre
décorative. J'ai toujours aimé Maurice Denis. Je craignais que la vie et
les succès ne le gâtassent; mais non, maintenant plus rien à redouter.
Denis est «équilibré»; un ingénieur apparu pour jeter un pont entre le
monde ancien et le nôtre. Il naquit pour supprimer les difficultés,
répondre aux questions les plus épineuses et, nouveau Prospero,
déchaîner puis calmer la tempête... La méthode! triomphe de la méthode!

Dans la Société Nationale transformée, plus tard, beaucoup plus tard, M.
Maurice Denis sera président. Il aura, derrière lui, un énorme «bagage»,
l'autorité d'un Puvis de Chavannes et ce savoir-faire diplomatique pour
lier les mains des uns et des autres en une immense ronde confraternelle
de convenance. C'est alors que se produira cette «fusion» souhaitée par
quelques-uns, de tous les salons en un seul... dont P. A. Besnard (on
pleure son absence, en ce Salon-ci) a déjà fait un projet fort
intéressant, auquel les timides n'oseront point encore se rallier, mais
qui sera repris plus tard, soyez-en sûrs. Denis sera là pour y
veiller... Allons donc! nous sommes tous pareils, dans les trois Salons.

Mais je n'ai presque plus de place pour parler de tant de jolies ou
intéressantes choses dont regorgent les salles de l'avenue d'Antin.

M. La Touche s'est représenté comme conversant avec M. Braquemond:
groupe d'amis réunis en un panneau décoratif fort amusant; l'élégiaque
M. Aman-Jean, toujours égal à lui-même, littéraire et fiévreux; les fins
portraits de Mlle Bonanszka; l'importante oeuvre de M. R.-X. Prinet, si
bien conduite; Le Sidaner, dont le métier devient par trop égal et
pointillé, peut-être; R. Boutet de Monvel qui a un sens de la forme, que
je voudrais voir mieux appliqué à la peinture. MM. Guérin, coloriste
amusant et parfois charmant, Lebasque, Miss Howe... et tant d'autres,
pour lesquels il me faudrait faire un second article.

Car je n'ai pas encore parlé du seul homme, qui m'apparaît, dans ce
Salon, faire toujours, et en quelque circonstance que ce soit, comme
Denis, ce _qu'il veut faire_; c'est-à-dire en maître-ouvrier, à la façon
de ceux de jadis. C'est, on l'a deviné naturellement, notre grand homme,
M. Rodin. On ose à peine parler d'une oeuvre nouvelle de lui, tant on a
déjà épuisé les termes élogieux et respectueux que commandent ses
constants chefs-d'oeuvre. Voilà qui est tellement au-dessus de toute la
production moderne, que l'on tremble en l'approchant. La figure nue,
qu'il va, hélas! draper pour le monument Whistler, me fait penser à
Rembrandt, à la Bethsabée. Le dos est un des plus étonnants morceaux que
j'aie vu depuis longtemps. Il n'y a rien à en dire à ceux qui sont assez
à plaindre pour ne pas comprendre cette féroce majesté. «L'Orphée» est
un autre chef-d'oeuvre étonnant de grâce agile et souple; et que penser
du troisième fragment que M. Rodin a envoyé aussi? Fit-on jamais, depuis
l'Antiquité, modelé plus palpitant, plus près de la nature, que la
poitrine féminine de ce morceau? Des aveugles, ceux qui ne voient pas ce
que l'on doit à un homme assez fort et assez ingénu, pour nous
présenter, tour à tour, de telles études si libres de facture dans leur
rugosité, ou bien ces exacts, scrupuleux bustes, ces portraits si
français où il étudie un nez, une bouche, une nuque, comme le ferait un
débutant enfant-prodige!

C'est que M. Rodin est à la fois un grand maître et toujours un élève.
Ses «déformations», qui tiennent du lyrisme, sont fondées sur une
connaissance complète de l'ossature humaine: _il sait son métier_ et il
le plie à ses besoins.




NOTES SUR LE SALON D'AUTOMNE

A Charles Morice, lequel je remplaçais, cette fois, au _Mercure de
France_.


La fermeture de la Villa Médicis, «la séparation des Beaux-Arts et de
l'État», la liberté pour tous, mais l'air de Paris ordonné à chacun de
nous comme une «cure» de modernisme, tels sont les souhaits les plus
récents de quelques beaux penseurs. Nous avons vu une centaine
d'écrivains, sociologues, professeurs, philosophes, et même un illustre
peintre, signer de courageux papiers pour le «grandissement de l'esprit
humain», qu'il s'agit de dégager, une fois pour toutes, des chaînes du
passé et de l'odieuse servitude romaine.

Il semble que l'État devienne de plus en plus un aimant qui attire tout
à lui. Les artistes faisaient parfois exception. Les petites expositions
sans jury ni règlement étaient, depuis longtemps, une concurrence, une
menace à l'autorité et à l'intérêt des Grands Salons.--Les
impressionnistes et Claude Monet en tête (je mets Édouard Manet à part,
tout seul), répudièrent tout encouragement officiel.--Point de jury,
point de distinctions, criait-on de tout côté. Depuis quelques années,
les Indépendants, aux Serres de la Ville, étaient tenus pour les seuls
exposants dignes qu'on s'occupât d'eux.

Or, voici que, soudain, M. le Président de la République ouvre
solennellement le Salon d'Automne. Les mains des mêmes Indépendants sont
tendues vers les rubans rouges et violets;--que se passe-t-il?

                                   *

                                 *   *

Les amateurs ne se plaindront pas que le Salon d'Automne ait lieu et
qu'avec fracas il prenne un caractère officiel, si contraire pourtant à
l'esprit qui l'inspire.--Il s'y présente des groupements et des oeuvres
au dernier goût du jour, dont la diversité apparente, mais l'unanime
prétention à la «nouveauté», offrent une belle image de la «Liberté
dressée en face de l'Académisme», toute rayonnante, enfin victorieuse.
Il était temps de rappeler d'un exil, où l'on cueillait, il est vrai,
les lauriers mêlés avec les palmes du martyre, les parias d'hier, et de
leur faire gravir les escaliers à tapis rouges, entre deux haies de
gardes républicains en grande tenue et de plantes vertes.

La Société Nationale (ex-Champ de Mars), s'étant séparée en 1889 des
«Artistes Français» en protestant contre les médailles et les vieilles
paperasseries des Champs-Élysées, aurait dû depuis longtemps accueillir
et même aller chercher ceux qui, chantant la Jeunesse et le Progrès, lui
faisaient des avances rarement agréées. Le très intelligent et libéral
directeur des Beaux-Arts, M. Henri Marcel, permit enfin au Président
Frantz Jourdain d'amener pour deux mois de mauvaise saison son troupeau
dans le Grand Palais. Maladroitement, la Nationale protesta contre ce
qu'elle ne pouvait empêcher, refusant à ses sociétaires et associés le
droit de partager l'immeuble avec de nouveaux locataires: aveu d'une
crainte un peu inconsidérée, apparence d'inquiétude assez
déplaisante.--Ce nouveau «Salon officiel», rival néanmoins, contient un
lot d'oeuvres qui nous permettra de décider si cette invasion est si
dangereuse.

M. Roger Marx accorde que, «parmi les ouvrages exposés, beaucoup
tiennent plus de l'étude que de la production lentement parachevée et
mûrie». Le critique ajoute, il est vrai: «Mais n'est-ce pas déjà une
exceptionnelle aventure que, sur un total de deux mille envois, il s'en
rencontre si peu de banals et d'indifférents? Puis, il a été réclamé si
souvent contre l'oppression du talent individuel, qu'il y aurait manque
de grâce, sinon mauvaise foi, à méconnaître le prix d'un Salon où, pour
la première fois, toutes les considérations se sont subordonnées au
respect et à la mise en évidence de la personnalité.»

Voici donc ce que le «Salon d'Automne» veut signifier; M. Roger Marx le
dit de haut. En effet, la collection est variée, vivante, «très
instructive», et amusante pour les collégiens et les jeunes étudiantes,
qui ne peuvent être conduits en bande, sous peine d'arrêter la
circulation, dans les différents magasins de la rue Laffitte. Mais c'est
tout de même une exposition en plus, donc une de trop.

Il faut, par nécessité sociale, qu'un vaste marché s'ouvre aux milliers
d'artistes qui emplissent Paris, car il est indispensable de se montrer
pour ne pas mourir de faim. Le problème de la surproduction devient de
plus en plus difficile, et cette question implique un cercle vicieux.

Si le succès du nouveau Salon est grand et très légitime, grâce au
courant d'air frais qui entre dans ces galeries poussiéreuses, il
n'apparaît pas que le malaise des artistes doive céder pour cela. Voici
de nouveaux contingents prêts pour la bataille, de nouvelles victimes.
Mais qui donc «opprime» aujourd'hui le «talent individuel»? Où est-il?
Partout!

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                                 *   *

Spéculateurs et marchands, les amis zélés de l'art, s'empressant à
défendre ceux des «vrais peintres originaux» dont ils ont l'oeuvre en
portefeuille, s'adressent enfin au grand public et flattent sa manie de
distinctions honorifiques, de consécration officielle. Déjà en 1900,
lors de la Centennale, ils s'étaient disputé la cimaise et ces petites
étiquettes dorées, qui plus jamais ne quittent, après une Exposition
Universelle, les cadres que l'État marque ainsi de son apostille. Or, le
Grand Palais, surtout son premier étage, semble projeter un reflet de
cette gloire qui donne confiance aux porteurs de titres.--Nous ne sommes
plus au temps des «Refusés» et des entresols en construction, qui
abritèrent les premières luttes de l'impressionnisme. La distance
parcourue depuis ces heures difficiles est longue, et chacun, même parmi
les plus «fauves», souhaite en secret, pour y produire ses ouvrages, le
mur où furent médaillés Benjamin Constant et Dagnan-Bouveret.

Les «maîtres» du Cours-la-Reine, laissant de côté les rares entêtés des
indépendants sous la surveillance du douanier Rousseau, nous attendions
qu'ils fissent leur entrée sur une scène subventionnée. Les y voilà
enfin! C'est à un tout petit nombre de «talents individuels» qu'est due
l'«imposante manifestation» qu'exalte la presse d'avant-garde, cinq ou
six, dont le cadet est déjà mûr, mais leurs aînés sont des ancêtres. Les
autres? une armée de plagiaires, inconscients ou avisés, et tels qu'on
reste confondu par leur innocence ou leur cynisme; ils se faufilent dans
l'état-major du néo-impressionnisme, avec la connivence de littérateurs
qui croient en les défendant servir une idée grande, tandis qu'ils
servent les marchands, ces Médicis de notre République.

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                                 *   *

Il serait bon que le Luxembourg mît à côté les unes des autres ces trois
figures de femme nue: _l'Olympia_ de Manet, _la Vague_ de Baudry et _la
Naissance de Vénus_, par Cabanel. On verrait par quels moyens
différents, trois Parisiens du Second Empire, exprimèrent la femme de
Paris. Manet, «fou de Goya», peignit une fille malingre et délicieuse de
Montmartre; Baudry, prix de Rome, hanté des Vénitiens et des Florentins,
une ballerine de l'Opéra; Cabanel, lointain élève, un peu affadi, de
Ingres, sut rendre la grâce mièvre de la cour des Tuileries. Et chacun
d'eux est un artiste indispensable à l'histoire du XIXe siècle.

Les «néo-impressionnistes», au Salon d'Automne, se réclament de Cézanne;
le président d'honneur est Eugène Carrière. L'homme du noir et du blanc,
des «maternités», des tendres émotions, du «sentiment», est bien,
esthétiquement, sinon «socialement», _contraire à tout ce qu'on veut
imposer ici_. Quelle ironie! Carrière conduisant cette bande d'étrangers
en goguette! Car ces exposants s'accroîtront de tout ce qu'envoient
l'Allemagne, la Suisse, l'Amérique, ces pays sans peinture, vers la Rome
que deviennent Montmartre et Montparnasse. Le Salon d'Automne est une
terre promise pour ces étrangers; mais il en est une aussi pour certains
membres de la Société Nationale, qui sentent le moment venu de se donner
des airs de jeunesse. Ils ont contraint le comité du Champ-de-Mars, par
un vote récent, à rayer l'article qui leur interdisait de prendre part à
toute autre exposition d'une Société reconnue par l'État.--Nous sommes
donc libres désormais d'aller assaillir le Président Frantz Jourdain,
qui se fût aisément résigné, si notre révolte n'avait pas brisé
l'obstacle. Cesser d'être une victime de la réaction! Son heure de
gloire s'enfuit déjà, et il ne lui reste plus qu'à préparer de très
sombres caves, pour y reléguer ses recrues indiscrètes et démodées.

                                   *

                                 *   *


_Rétrospective Cézanne._

Et encore nos horribles murs lie-de-vin, cette lumière blafarde de
maison vide dont on ouvre les volets au premier soleil d'avril! Je
connais ce sépulcre où j'ai reposé si souvent: l'oeuvre de Paul Cézanne
y semble un peu attristée par le lieu. Herr Tschudi, le directeur du
musée moderne à Berlin (qui prépare une section française toute dédiée à
l'impressionnisme), auquel je demande si quelqu'un qui n'a pas fait de
peinture peut, comme nous, être touché par Cézanne, me répond qu'il en
«jouit, comme d'un gâteau ou de la polyphonie wagnérienne». Ces
Allemands sont déroutants, que l'académisme sentimental d'un Boecklin
met en extase, alors que la «Stimmung» si humaine d'un Carrière leur
semble inexpressive... mais Cézanne!... A considérer les peintures de
ces Germains sur qui s'est exercée son influence, on dirait que bien peu
d'entre eux aient vu au delà des apparences de Cézanne; ils parlent
néanmoins de couleur raffinée, de construction, de synthèse.

Harmonies de bleu-gris et de lie-de-vin; rouges veinés, de glaïeuls ou
de porphyre, de nougat; bleus des vases de la foire, jaunes de la
boutique aux macarons, rose et vert de pastèques; pistache, violets de
pois-de-senteur, ponceau de dahlias mats; toutes ces couleurs soutenues
par des bruns, qu'on ne trouve plus sur la palette des impressionnistes.
De la pâtisserie pour les Berlinois?

De Cézanne ici: le compotier de pommes, sur fond vert, peut-être sa plus
majestueuse nature-morte; la boîte à lait, avec ses verts et ses rouges
sourds, juxtaposés au papier de tenture beige et mauve; des fruits en
onyx, des pommes; le paysage à la maison blanche, dans l'ouate des
vergers aux petits arbrisseaux si naïvement dessinés, qui, tout bleus,
frissonnent dans un ciel malade d'avril: mais surtout et au milieu d'un
royal panneau, c'est le portrait du maître, dont la forme ne souffre pas
trop d'un constant sacrifice à la recherche du ton pur, en souffre moins
que certains autres visages d'étude, trop péniblement construits. Voici
encore des tartes et des madeleines en or et en sucre-d'orge, des pains
provençaux, une gourmandise succulente; enfin, ces scènes de baignades
antiques, corps bleus et roses, dans un décor de faïence d'Urbino, qui
rappellent l'allongement contorsionné du Greco.

                                   *

                                 *   *

A côté, l'on a eu la bonne intention, et la mauvaise idée de rendre à
Puvis de Chavannes un nouvel hommage: mauvaise, car le maître ne
s'exprime tout à fait que sur de grandes surfaces. Si peu représenté
qu'il soit ici, nous suivons le développement de ses médiocres dons
d'ouvrier jusqu'au jour tardif où il se dégagea de Couture et de
Chassériau.

Par quel hasard ou quelle gageure, une salle fut-elle divisée entre le
Prince Troubetzkoï--que l'on devrait écarter d'ici à cause de sa
virtuosité--et Renoir? La plastique superficielle et trop aisée du
Brummel de la Statuaire, aurait eu sa place du côté de John Sargent et
de Zorn, entre Helleu et Sorolla. Le Salon d'Automne, où l'agaçant mais
très puissant dessinateur Boldini serait traité de jongleur, par quelle
inconséquence s'ouvre-t-il à l'équilibriste Troubetzkoï? Et on l'exhibe
dans cette salle où tremblotent les coquelicots dans les cheveux emmêlés
de la petite nymphe de Renoir.

Le côté Nord du Salon paraît avoir été dévolu à la classe de MM.
Durand-Ruel, alors que le Sud est réservé aux néo-impressionnistes du
groupe Bernheim. MM. Durand-Ruel ont équipé une compagnie de paysagistes
qui, à la manière de Claude Monet, de Sisley, de Pissarro, font pour les
amateurs moyens d'Amérique des tableaux assez plaisants; mais la
recette, nous la connaissons trop. MM. Durand-Ruel ont aussi leurs
ateliers de panneaux décoratifs dans le goût de Renoir, mais qui, malgré
leurs airs d'indépendance, sont d'une convention déjà ennuyeuse; M.
d'Espagnat est le chef de cet atelier.

Druet, Bernheim ont été plus avant dans leur choix. S'il y a une suite
ou même un développement de l'impressionnisme, c'est parmi les
indépendants qu'il fallait les découvrir. Ils n'y ont pas manqué,
flairant dans un amoncellement de toiles presque identiques, au point de
paraître d'une seule pièce, de même manufacture, l'artiste qui allait
peut-être inventer une formule de décoration murale intime pour petit
hôtel et garçonnière modern-style.

M. Vuillard nous conduit, du tableau, à l'art appliqué avec cet idéal
nouveau: la peinture collaborant simplement avec l'ébénisterie ou les
étoffes. Entre Puvis de Chavannes, Cézanne, Renoir, M. Bonnard,
illustrateur délicat de Verlaine, sculpteur et peintre surtout, remue
des couleurs, balance des volumes et des lignes, joue avec les reflets,
renchérissant sur Renoir et les impressionnistes.

Son «Bal» du Salon d'Automne--ouvrage «médité», voulu jusqu'à la
fatigue--renferme des trouvailles de couleur et parfois un dessin
vivant. On pourra, d'après ses débuts, beaucoup attendre de M. Bonnard,
tout, dirai-je, sauf un chef d'école, ce pour quoi il est tenu dans «le
groupe».

M. Vuillard, à côté, semble faire des vocalises, pousser de petits cris
de moineau sur le toit d'un immeuble parisien. Il illustre le paysage de
Paris et colore son atmosphère décolorée; de laides maisons à cinq
étages, d'une rue ou du boulevard, il prend le motif de jolies
arabesques tout égayées de platanes, de roues jaunes des tramways et de
ces petites «mousmés» qu'escortent des nounous à longs rubans, avec des
enfants à grosses têtes comiques. Le succès de Walter Gay et de
Raffaelli le guette; or, si Vuillard veut rester «de son Parti», qu'il
se méfie de sa facilité et qu'il redoute l'excès du «joli». La
lithographie en couleurs peut donner à sa main certains tours qui lui
ont réussi à l'imprimerie: ces vides qui, utiles sur la feuille blanche,
«font creux» sur une grande toile; ces tons à plat que l'encre allège
sur la pierre, mais que la détrempe ou l'huile alourdit.

M. X. Roussel, un peu trop proche de Vuillard dans ses tableaux, est un
poète charmant dans ses paysages au pastel, où il construit, étage ses
plans avec une incroyable sûreté. On dirait qu'il ponctue une «mise en
place» très recherchée avec deux ou trois tons, puis efface le «tracé»,
qui n'est plus indiqué que par des points et virgules: tel un fil
télégraphique qui ne se révèle à distance que par les oiseaux posés
dessus.

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                                 *   *

Auprès de ce groupe venu des indépendants, Henri Matisse est à peu près
le seul qui promette un peintre robuste et frais. Il repose, par sa
santé, de toutes les pâles victimes de cette école où les influences
contradictoires et incohérentes aboutissent à une ridicule banalité dans
la folie. Chez l'un, c'est un souvenir de Constantin Guys et de Charles
Conder, avec un dessin d'élève des Beaux-Arts caché sous des tons
maladroitement pris à Cézanne et à Renoir; l'autre alourdit de gris
opaques à la Roll des roses de Renoir. Il y a les faux Maurice Denis,
les faux Gauguin. Plus loin, les évadés de l'atelier Gustave Moreau, qui
puisent à pleines mains dans les cartons de Toulouse-Lautrec et de
Bussy; enfin, les mystiques de l'ésotérisme, les symbolistes à
l'allemande...

Desvallières, malgré le vertige où il semble emporté, ne parvient pas à
oublier ce qu'Élie Delaunay lui enseigna. Desvallières sera le bouc
émissaire de M. Jourdain. Un portrait de jeune fille, plein de beaux
tons graves (les lèvres si curieusement roses dans l'argent des chairs),
et quelques études minuscules très «atmosphériques», font regretter ce
qu'est en train d'abandonner, chez les «néo-impressionnistes», le
disciple d'un vieux Romain. Son évolution tardive et toute cérébrale
alarme ses amis, si elle n'enlève rien à leur estime. Toulouse-Lautrec
est un des coupables, avec le funeste attrait de son «écriture». Il
savait, lui, donner une sorte de grâce légère, très française, à la
démarche, à l'allongement déhanché de ses filles blafardes de
Montmartre; mais à revoir son oeuvre, on se demande s'il n'a pas eu le
bénéfice d'une mort prématurée et d'une existence excentrique. Son
dessin en fil de fer, et la construction par cubes de ses grandes
figures d'affiches ont eu, comme toute forme un peu géométrique,
l'attrait d'un procédé facile et qui s'apprend.

                                   *

                                 *   *

Et le vénérable M. Odilon Redon, le doux rêveur? Depuis l'enfance,
j'entends parler de lui comme d'une sorte de Pater Seraphicus au sourire
d'éternelle douceur. J'ai fait un effort souvent renouvelé pour me
hausser à la compréhension de sa cryptographie; si je frappe à la porte
des amateurs, elle m'est ouverte par des gamins qui me montrent des
bonshommes sur une ardoise enfantine, des portraits de pions vus de
profil. Les murs de la classe sont tendus d'un papier moucheté, comme
les chambres de bonne; par-ci par-là, dans les cadres, c'est une figure
de Croquemitaine, avec de grands yeux qui ont trop de cils, ou bien le
portrait de l'institutrice, Isis, toute maigre et brune sur un fond bleu
de lessive. J'y reviens toujours, à cette classe, mais on me dit: si
vous ne comprenez pas les symboles d'Odilon, vous admirez ses fleurs?
Celles-là, je les comprends, mais je leur préfère les dessins d'un vrai
enfant.

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Nous aurions souhaité que M. Maurice Denis fût plus prodigue de ses
envois au Salon d'Automne, allant de l'illustration jusqu'à la grande
peinture décorative religieuse, avec des essais dans les genres qu'il
cultive: intimités familiales, légendes gothiques, contes de fées,
chemin de la croix, baigneuses, nature morte, portrait, etc.; toujours
d'un même style. Nous savons de quelle partie italienne de l'oeuvre de
Renoir vient à M. Maurice Denis ce dessin exagérément arrondi et comme
formant des ondes concentriques; mais sa forme rappelle le visage de
l'artiste lui-même, ce petit cavalier Louis XIII, replet et sans angles,
que l'on verrait servir la messe dans un vitrail du XVIIe siècle; celles
aussi d'un modèle très chéri, qui prête sa grâce au peintre. Ces
rondeurs de fruits et de la Rose Mystique, on les retrouve chez le
Bien-Heureux Frère Angelico. La culture d'un esprit meublé de tout ce
qui est utile (et même de plus), dans le trésor classique des arts et
des lettres, se combine avec la fantaisie orientale du coloris cher à
l'École de Gauguin.

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                                 *   *

MM. Bernheim regretteront de n'avoir pas mis dans leurs salles des
toiles de l'Anglais Walter Sickert, qui, plus âgé que ces
«néo-impressionnistes», a peint, en Angleterre, des scènes de
music-halls et du paysage urbain... mais en noir, avant MM. Vuillard et
Bonnard. Sa place était indiquée ici; il est fâcheux qu'on ne l'y ait
pas appelé de Venise, où il crée chaque jour négligemment de petits
chefs-d'oeuvre.

La pièce capitale est le panneau des «Fiancés», qu'Eugène Carrière s'est
vu commander pour la mairie d'un quartier de Paris. Jamais encore
Carrière ne s'était exprimé avec cette maîtrise. Je vous recommande
toute attention pour la façon dont la toile, presque carrée, est
remplie; la place que chaque figure et le paysage--chemin d'eau ou
sentier dans la montagne?--y occupent; et le rôle des valeurs graduées,
par «paquets», comme les instruments d'un orchestre, qui s'enflent ou
s'assourdissent--selon les besoins de la ligne arabesque. Cette science
et cette sensibilité, elles n'appartiennent qu'à Carrière. Par une
insistance savante sur certains «volumes» de clairs, de demi-teintes et
de noirs et la déformation logique de la ligne (ou plutôt du bloc
qu'enserre idéalement le contour invisible), l'artiste, rejetant ses
théories passées quant aux «plans», accroche les personnages de son
émouvante scène en une guirlande ornementale. Peut-être le triomphe de
l'arbitraire, car voici la page la plus raisonnée, la plus consciente,
la plus voulue.

La forme de Carrière est impalpable et aussi peu linéaire que les fumées
d'une cheminée de fabrique, qui se répandent par nappes inégales dans
l'atmosphère.

Je ne dirai pas que Carrière soit «adroit», car il est plus que cela; il
faudrait l'appeler le virtuose idéal, si ce mot, tant mesuré, ne
désignait des talents superficiels, et ne flétrissait ce dont il est le
contraire. Des maîtres, Carrière n'a pas la lourdeur et la bonhomie, la
simplicité uniforme et la technique simple. Velasquez lui-même, si peu
cérébral, et qui obtiendrait les médailles d'honneur dans nos salons,
Velasquez est naïf, comparé à Carrière. L'oeuvre de celui-ci, très
«musée» par la conception et que baigne le clair-obscur de Rembrandt, a
de charmantes roueries et la ténuité des modernes.

Elle est aussi de la statuaire; et de Rodin lui viennent ces «passages»
onctueux, ces glissades du rayon lumineux sur de molles bosses aux
modelés élargis. Il fallait cette plastique de statuaire et cette
adresse de maître ouvrier peintre pour que Carrière exprimât, comme il
le voulait, sa chaude et fraternelle sympathie à l'humanité tout
entière. Ce tendre père, cet époux, cet ami, a l'heureux privilège de
développer son art entre les murs gris de sa demeure familiale. Crayon
en main, il voit grandir autour de lui d'autres lui-même transformés;
depuis leurs cris de nouveau-nés jusqu'à l'âge d'homme, il les suit
plein d'amour et de pitié, et son oeuvre débordante d'allégresse est
ainsi une sorte de réincarnation multiforme du Père.

L'autorité qu'a prise Carrière sur la jeunesse qui pense et qui écrit
n'est explicable que par la générosité de ses sentiments, ses voeux et
ses efforts vers une immense paix sur la terre. Ces souhaits
humanitaires ont remplacé en France d'autres exaltations de naguère: le
geste enlaçant de la mère et de ses petits devient alors un haut
symbole, touchant, religieux, pour un public qui, malgré tout, continue
de ne voir en peinture que le sujet. D'ailleurs, cette interprétation
«intellectuelle» esthétiquement, s'affirme à l'encontre de tout ce qu'on
préconise aujourd'hui. Ce Salon d'Automne s'ouvre et se clôt par
l'oeuvre la plus rigoureuse et la plus concertée--et la plus
«sombre»--de toute la production moderne, faisant ressortir
l'incohérence, les malentendus, les mensonges d'une crise
intellectuelle, la plus grave, peut-être, que ce pays ait encore
traversée. Eugène Carrière est un apôtre. Sa personne, ses qualités
morales, son allure peuple, lui confèrent un ascendant unique
aujourd'hui. Mais on voudrait faire de son art un art populaire! Que
veut-on désigner par «art populaire»? _Les Fiancés_ sont un fragment
d'un ensemble décoratif que, sauf des pèlerins assez rares, des familles
de mariés regarderont seules, dans la mairie du XIIe arrondissement. Il
faut nous réjouir qu'une occasion, quelle qu'elle soit, ait été donnée à
Carrière de réaliser sur des murailles, même aussi peu invitantes que
celles d'une mairie, son rêve de philosophe et de peintre. Mais qui
jamais croira que ses toiles, dépouillées de tout charme extérieur, de
toute gaieté, soient comprises, si ce n'est d'une élite d'artistes? Qui
dit art, dit aristocratie.--L'avenir? Nous ne pouvons espérer, pourtant,
que notre république, sur notre vieux sol, fonde un jour une Athènes
nouvelle!

Ce Salon, rétrospectivement, est un raccourci de ce que les trente
dernières années ont produit de plus intéressant, de plus pur, mais
aussi bien de plus fermé pour le public. A côté d'hommes de génie comme
Puvis de Chavannes, Cézanne, Renoir, et de grands talents comme Alphonse
Legros et quelques autres, c'est toute une pléiade de jeunes gens «très
distingués»; et cet art officiel de demain ne semble-t-il pas apprêté
pour un petit cercle de byzantins?




PRÉFACE AU CATALOGUE D'UNE EXPOSITION DE PEINTRES DE VENISE.--PARIS
1914.

_Pour Maurice Barrès._


C'est l'art joyeux de la vie brève et facile. Pour les amants, pour les
optimistes, jouisseurs d'un printemps perpétuel, la Peinture naquit sur
les bords de l'Adriatique, dans la lagune des trompeuses lunes de miel.
Luxe de grands financiers, trophées des marins conquérants et
mercantiles, oriflammes battant au souffle de l'aurore lilas et des
couchants orangés; voiles bariolées, galères pleines des dépouilles de
l'Est; joie d'éphèbe qui sent ses muscles saillir sous le brocard et le
velours, à tendre vers la République maternelle mannes et coffrets
alourdis du butin d'outre-mer: Venise, plus que Marseille, porte de
l'Orient, entretient dans nos coeurs de septentrionaux la flamme
qu'éteignent nos frimas.

Il en est qui méprisent, comme légères et trop faciles, les grâces
minaudières, comme les pompes théâtrales de l'aisée création vénitienne;
le verre de Murano, les coquilles et les laques se brisent dans la main,
craquellent et se détruisent au rayon du soleil. Qu'importe? Pendant les
heures qu'il me reste à vivre, je réjouirai ma vue et mon toucher, de
scintillements, de reflets et des vernis que ma main caresse. Mais
écartons l'idée de la mort.

S'il commence par Venise, tel ira sombrer, plus tard, dans le culte
attristant de l'Espagne noire et jaune, ou dans les cathédrales
gothiques...

A dix-huit ans, mon premier voyage d'artiste, je le fis dans les
Flandres. Je viens de retrouver un album de croquis et de notes prises
au cours de mes visites aux musées de Bruxelles, d'Anvers et autres
villes mornes, pendant un automne déjà si lointain, que je puis à peine
me reconnaître en celui qui les traça. Était-ce donc moi cet admirateur
des primitifs efflanqués, des madones laides, des horribles
Enfants-Jésus aux chairs blêmes? Le bon jeune homme triste que je devais
être alors, combien je me flatte de ne l'être plus! Mon ami Barrès se
riait de moi quand, il y a deux ans à peine, en séjour à Venise où
j'étais allé préparer mon exposition du Giardino Publico, je lui avouais
ma joie, mon amour de débutant pour la cité des pilotis.

«Eh! quoi, est-il donc pour des hommes de notre âge de se nourrir de ces
reliefs?» C'est que vous, mon cher ami, vous avez pris une autre voie;
vous vous gaussiez, quand j'ignorais l'Italie et restais, avec mes
oeillères, sur les bords de la Seine et de la Tamise. Je préfère mon
sort présent à mes mélancolies de naguère. Vous me taxerez de frivolité,
dénoncerez mon manque de sérieux!

Peut-être avez-vous raison devant l'Éternel; peut-être! Mais je sens mon
équilibre s'établir à mesure que j'avance... sans y croire. La jeunesse
se passe de santé, mieux que l'âge mur. Je ne compris rien à Rubens
quand j'eus vingt ans. «Le décharné», comme vous dites! Je lui préfère
maintenant la chair duvetée et juteuse des beaux fruits de l'été,
peut-être à cause que j'ai mis trop longtemps à apprécier les matinées
de soleil, dont les rais envahissent ma chambre, promettant un jour de
confiance et d'illusion. Peut-être à cause de mon rhumatisme, les ciels
gris m'épouvantent.

Laissez-moi jouir enfin de l'insouciance du touriste dans Venise, de ces
journées où pour être heureux il suffit, étendu dans une gondole, de
regarder les nuages en argent, qui lament de leur image renversée et
distendue, l'eau de la lagune! Nul besoin de galeries publiques, de
palazzi, ni d'églises, pour me sentir, à Venise, plus peintre
qu'ailleurs. Je respire, je regarde, et tout s'explique: c'est là que la
peinture est née, comme une Vénus dont le corps sera l'éternel culte des
hommes.

Les yeux de la déesse, qu'expriment-ils? Je n'en sais, ma foi! rien;
c'est la couleur de ses prunelles, que j'adore, c'est le tissu de sa
peau, ses cheveux roux, son «immense nonchaloir» ambré. Venise est
femme.

Quand le mystérieux GIORGIONE naquit à Castelfranco, tous les campaniles
de la Vénétie auraient dû se mettre en branle pour annoncer l'événement.
Cet enfant allait remplir de parfum les fiasques à huile des ateliers
d'artistes, et les allait changer en cassolettes. Sans Giorgione, point
de Titien, donc point d'École vénitienne jusqu'au XVIIIe siècle; du
moins, rien de ce que les livres désignent comme «la peinture vénitienne
de la grande époque»; point de Greco, point de Velasquez; quant à
Chardin et aux coloristes français du XIXe siècle, eussent-ils été ce
qu'ils furent, sans Venise?

Peindre pour le plaisir de manier de la pâte et de couler dedans les
essences grasses et transparentes--sans idée, oui, surtout, Grâce à
Dieu! sans idée à peindre!--en cela, nous autres artisans, plaçons-nous
notre foi. Notre esprit, notre génie, notre caractère, nous les prouvons
par l'acte de tenir le pinceau et d'étaler la peinture sur des surfaces
planes. Qui ne comprend point ceci, qu'il aille aux rétables du XVe
siècle, avec les archéologues, les littérateurs, les amateurs de
bibelots!

De Giorgione à Longhi--plus de deux fois cent ans--la Peinture est une
courtisane qui frappe à toutes les portes, entre, monte l'escalier,
laissant partout d'ineffaçables traces de son passage. Elle entraîne
avec elle un cortège de musiciens, de masques et de fous, quelques
nègres, et ses blondes compagnes dont Véronèse s'inspira. Tous les
métiers travaillent pour elle: tisseurs, tailleurs et couturières,
joailliers, orfèvres, teinturiers. Les architectes s'ingénient à lui
plaire, car elle est la reine de ces lieux. Elle commande, elle règne
sur le pays, au-dessus de la République, cette belle personne, telle que
Véronèse nous la présente, en ses plafonds du Palais ducal.

Ne me parlez pas, Barrès, de la fièvre vénitienne; d'autres que vous,
ici, l'apportèrent du Quartier latin ou d'Oxford; je vous assure, ami,
que les canaux les plus malodorants sont salubres, car, si vous avez une
plaie, trempez-la dans leurs eaux, et le sel marin la fermera; ne me
dites pas non plus Venise déprimante et ruineuse, elle fut construite en
matériaux plus solides que nos ciments armés.

Si le comte de Chateaubriand traîna sur la rive des Schiavoni sa feinte
mélancolie romantique, et si vous, Barrès, y promenâtes ensuite votre
artiste neurasthénie, Byron sut y ramer, comme rament aujourd'hui les
jeunes Anglais, patrons des gondoliers; et Tiepolo, blanc et rose, fut
un gaillard solide, s'il eut le goût des mièvreries élégantes; les sons
que tirent ses archanges de leurs tambourins et de leurs mandolines,
dans les Assomptions des églises jésuitiques, leur allégresse est
inconnue sous d'autres ciels que le vénitien.

Unique coin de terre, la Vénétie, pour la diversité de sa production et
l'unité de son génie! Que Tintoret soit l'ancêtre des décorateurs aux
mains pleines, gaspilleurs et voluptueux du XVIIIe siècle, à peine
croyable, mais vrai cependant! Michel-Ange, Moïse et Ezéchiel à la fois
n'auraient pu naître près de la Madona del Orto, comme Jacopo Robusti.
Si Tintoret fut un moindre prophète, combien grand encore ne nous
semble-t-il pas, roussi par la fumée des cierges, la tête disparaissant
presque dans la brume de mer.

Pour nous, esprits versatiles d'une époque décadente, tous les peintres
vénitiens sont les dieux de notre Olympe; qu'on ne nous demande point,
surtout, quel est notre préféré, de Giorgione à LONGHI!

Pût-on choisir, je serais parfois enclin à hasarder. Canaletto, Guardi,
qui furent les photographes, les Pathé frères de l'époque délicieuse, où
tournaient des manèges de foire sur la piazza San Marco; si les «grands»
firent de la «grande histoire», j'aime les moindres, qui en écrivirent
de la petite, et celle d'une existence abolie. Il est des jours où l'on
pense aux Goncourt, plus qu'à Michelet.

Et puis, Barrès, ne me méprisez pas trop... Il n'est rien, même parmi
les plus futiles objets de Venise, qui ne me semble aussi décoratif que
les arts somptueux de la Chine, et je donnerais les très précieux magots
de Kang-Hi pour un nègre aux yeux blancs, veste niellée et polychrome,
qui tend un plateau pour que Misia y dépose une boîte de coquillages,
une barque en verre tarabiscoté, ou ces rangs de perles à deux sous, qui
sont les turquoises et les émeraudes des pauvresses de Venise.

Ces nick-nacks, ces objets de bazar et de casino, notre rue de Rivoli
sous les arcades de la piazza, ne les «blaguez» pas, ni le mobilier mal
fini mais de tant d'art, qui, depuis deux siècles, pare les demeures de
la cité-fille: ils ont la couleur, la fantaisie qui ne craint pas le
«mauvais goût» et le grossissement de la scène; toutes choses, à Venise,
sont conçues et exécutées à seule fin de plaire en une occasion festive;
art impromptu et de circonstance, dextrement traité dans la hâte de
célébrer un anniversaire, une victoire, une fête patronale, sous la
baguette d'un chef de maîtrise dont les chanteurs ont la voix juste. Les
plus illustres n'attachent pas plus d'importance à une toile, grande
comme le «Jugement dernier» du Tintoretto, qu'à une grille de chapelle
ou à une lampe votive; tout est accessoire pour la «comédie-opéra»,
bigarrée et somptueuse, qui se joue tout le long des mois, en plein air,
ou dans le clair-obscur des salons et des églises. A Venise, on peint
des Golgothas comme on peint des enseignes de costumiers, une écritoire
ou un masque bouffon.

Entre esthéticiens, une lutte se livre pour ou contre Venise, pour ou
contre Florence. Qui exalte la cité mâle, rabaissera la ville femelle.
La Toscane de la Renaissance est le coeur et le cerveau de l'Italie, on
pourrait dire de l'Europe; les Américains qui ont le sens des valeurs,
et si habiles à faire des collections modèles, composées comme un
portefeuille de père de famille, c'est aux Florentins qu'ils réservent
cimaises et milieux de panneaux. Un protocole nous impose des règles de
préséance dont je suis encore dupe, au moment où un pédant vient de
m'endoctriner; Florence la revêche, convainc ma raison plus qu'elle ne
touche mon coeur si, traversant le pont d'Ammanati, par un beau matin
sec, je prends la peine de dégager la belle vierge de son armature de
fer; mais la patricienne me fait peur, gare aux conséquences d'une
liaison trop intime avec elle! Florence ne nous livre plus rien dont
nous puissions nous servir, elle fournit à des besoins qui ne sont plus
les nôtres. Venise, entremetteuse, si vous tenez à ce que je l'insulte,
pourvoit à tous nos plaisirs. Mais ne la dites pas vulgaire. Elle est
«peuple», _nature_, même dans ses agaceries de coquine fardée et
grimaçante.

Revoir les dessins (moins nombreux que les peintures) que Venise nous
légua. Le crayon en est habile; guère plus. Ceux du Titien sont des
préparations pour sa peinture; Véronèse fut un illustrateur.
Illustrateurs aussi le géant Tintoret et Tiepolo, entrepreneur galant de
frises et de coupoles, si voluptueux que de prudes paroissiens n'osent
lever la tête, par crainte de perspectives indiscrètes et d'anatomies
trop sensuelles. A tant jouir de cette vie, ils en oublient l'autre.

Une exposition de quelques oeuvres significatives des peintres
vénitiens, est la bienvenue chez nous qui, peu à peu, confondrions les
arts plastiques avec la métaphysique, voire avec une métempsycose.




LETTRE AU DIRECTEUR DES «ARTS DE LA VIE»


Mon cher Mourey, votre vivante Revue d'avant-garde nous annonce qu'elle
va s'occuper de la question si importante de l'Académie de France à
Rome. De distingués professeurs, réunis sous la présidence de Carrière,
ont déclaré que «l'Académie de France» est nuisible à la «vie artistique
et sociale».

Inquiétons-nous. Le «concours» incite nos jeunes amis à travailler pour
un autre but que le «grandissement de leur esprit». Ils sacrifient leur
«liberté» et la «fierté» de leur art... etc., etc. On leur impose le
«célibat» (???), un luxe morne (l'ironie est forte: connaissez-vous leur
lamentable installation intérieure à la Villa, vous qui rêvez de petits
nids d'art pour l'ouvrier mineur...?) On leur enseigne la «superstition
du passé», des musées, qui font oublier la «Nature», etc., etc., etc.,
etc. Il faut lire tout le morceau, à tête reposée. Avez-vous corrigé les
épreuves de votre avant-dernier numéro, Mourey? Et vous n'avez pas ri?
Si non, attendez quelques années et relisez. J'espère que vous serez
sensible au comique de cette motion d'instituteurs.

Dites, on reproche aux lauréats leur bien-être et jusqu'à leurs loisirs?
De grâce, faites connaître dans votre courageuse petite revue les
raisons, impérieusement sociales, pour lesquelles les loisirs et
d'heureuses conditions de sécurité matérielle, dans un décor de beauté
et de noblesse, ont cessé avec le XIXe siècle, d'être bienfaisantes au
développement intellectuel. Mais tâchez d'être net. Faites-nous sentir
pourquoi les Buttes-Chaumont et les quartiers de l'Est, en général, sont
plus inspirants, pour le penseur moderne--dans leur plate laideur
municipale--que les sites les plus nobles du monde, où l'art s'est
développé pendant des siècles. Expliquez-vous, de grâce, faites parler
M. Charles Morice ou le Commandeur Marx, dans ce Congrès auquel vous
avez songé, dès qu'il fut question de supprimer l'Académie de Rome.

Vous profiteriez de l'occasion pour fixer, pour nous autres, le sens
actuel du mot «Vie», tel qu'on l'emploie dans la littérature
sociale-artistique. Il semble que ce soit là une grosse tumeur dans
votre bouche, qui l'emplisse, alourdissant la langue. Fixez le sens
actuel du mot «Homme», du mot «Humanité». Ces mots ont pris une
signification un peu rétrécie, sociale sans doute, qui n'est pas encore
très claire pour nous. Et le titre de cette revue: «Les Arts de la vie»?
Voulez-vous dire l'art vivant, opposé à l'art mort de l'Académie, de
l'École? Je m'en doute, Mourey; mais je vois la vie, et la vie de tous
les temps, de tous les pays, la Vie, enfin, dans les musées, dont Rodin
et Carrière (votre Président), sont non pas des échappés, mais des
fervents. On ne conçoit pas le génie de l'un et le grand talent de
l'autre, sans l'éducation et une fréquentation amoureuse des musées,
sans leur culte pour les maîtres dont ils sont issus et qu'ils
continuent magnifiquement.

Concevez-vous l'oeuvre de Rodin sans l'influence maîtresse de l'Italie,
de la Renaissance et du XVIIIe siècle français; celle de Carrière sans
le Prado et l'atelier de Rodin, cet autre musée? Les pensées dont vous
chargez le dos du «Penseur» et que vous, Mourey, vous traduisiez
autrement quand (dans ses proportions primitives, d'il y a vingt ans)
cette admirable figure non encore mathématiquement agrandie, dominait la
porte de l'Enfer. Mourey, êtes-vous sûr que Rodin les ait eues? que
l'«Homme Moderne» les approuve? C'est de la littérature, à côté de
l'oeuvre plastique et vous ne vous doutez pas des conditions où se crée
l'oeuvre plastique. L'éducation d'un statuaire est péniblement
matérielle. L'entraînement quotidien de la main, l'effarante habileté,
la facilité, la sûreté technique, l'éblouissante virtuosité d'un
Michel-Ange, d'un Puget, d'un Rodin; les multiples roueries du métier,
l'exécution si mystérieuse, si diverse d'un Carrière, croyez-vous qu'on
les acquière en lisant Michelet?

Ces maîtres ont puisé aux bonnes sources, d'une main d'ouvrier, avant
que l'Inspiration ne fût tenue pour un soleil, qui illumine subitement
le promeneur, dans la Villette. Mais vous êtes des professeurs. Vous
avouez n'avoir pas à tenir compte du «métier». Uniquement occupés de
l'Idée, de l'Homme, de la Vie et d'un Bien-être universel dans l'Avenir
(vous qui reprochez aux Prix de Rome, leur «luxe morne»), vous ne voyez
que le sujet dans un tableau, dans une statue, comme les visiteurs du
Dimanche, au Salon, mais avec beaucoup moins de candeur, car vous êtes
orgueilleux, à demi-éduqués et pourris de littérature contemporaine et
de politique.

Vous croyez, Mourey, que je vous prends pour des anarchistes; non pas!
ou bien, vous êtes anarchistes comme les enfants qui jettent leur ballon
à l'eau, parce qu'il a cessé de les amuser. Vous voulez un autre jouet,
mais un jouet que l'on ne fabrique pas encore. Vous avez des marottes.
Rien de plus naturel. Votre visage s'empourpre et vous levez les bras au
plafond, pour blâmer l'École des Beaux-Arts, «qui n'enseigne pas l'art
gothique». Mais vous reprenez votre teint habituel, si vous parlez des
styles postérieurs. Vous désirez qu'on s'inspire du gothique, pour les
plans des gares de chemins de fer. L'Allemagne et la douce Belgique,
cher ami, ont eu de ces pensées-là. Allez-y voir. Pourquoi le Bernin et
l'architecture de Michel-Ange vous glacent-ils d'indifférence?
Sociologie déformatrice pour tribune d'orateur populaire.

J'ai toujours eu, chez moi, un buste de Gounod par Carpeaux, qu'à peine
je regardais. Si Carpeaux avait représenté Wagner au lieu de Gounod,
j'aurais été touché, à vingt ans. Mais il m'a fallu attendre très
longtemps, pour comprendre que j'avais là une belle oeuvre.

Le Pape vous gâte Saint-Pierre et Rome toute entière.

Quand le soir, négligeant le train de ceinture, vous rentrez à
Saint-Cloud par le Bois de Boulogne, vous tressaillez d'impatience,
devant le Trianon du comte de Castellane, mais vous vous épanouissez, en
admirant l'hôtel d'en face que construisit, pour M. Schaffner, Plumet.
Il y a là, en effet, des clochetons, du pointu, un amalgame moderne,
même des céramiques qui flattent votre coeur de révolté. Pour moi, je
préfère l'éternelle reconstitution d'un chef-d'oeuvre aux inventions
disparates et incohérentes de nos camarades. Si j'avais à choisir entre
Charles Girault de l'Institut et Hector Guimard, du Castel Bérenger, je
serais bien embarrassé. Mais, tout de même, serais-je une grande
Compagnie, je crois que je donnerais la commande à M. Charles Girault,
les auteurs de l'ancien Palais de l'Industrie étant défunts. Les
colonnes, les arches, même alourdies et mal comprises, sont préférables
aux tiges de glaïeuls architecturales de ce Plumet.

Vous en teniez naguère, cher Mourey, pour la fleur stylisée.
Rappelez-vous une bouteille de verre d'Émile Gallé, le sociologue
nancéien? Je l'ai là, tout près de moi. Elle est violette et coiffée
d'un frêle volubilis, à la petite queue vermiculée. Mais cette fleurette
recèle--oh horreur!--un gros bouchon. Il n'y a point, par hasard, de
littérature, sur la panse de cet objet-là.

Vous préféreriez peut-être, aujourd'hui, ces deux têtes de Maillol, à
qui va notre admiration commune. Mais cela n'est pas moderne du tout!
Ces têtes semblent détachées d'un portail gothique; pourtant, vous les
admirez? Je ne comprends plus votre modernisme. Mais le gothique est
tenu pour populaire, il est très en faveur dans les jeunes cénacles. Et
ce Maillol est-il un révolutionnaire? Prions le poète Charles Morice de
répondre à cette question palpitante, puisque: 1º il admire Maillol; 2º
nul n'est digne d'intérêt que l'artiste d'ambitions révolutionnaires.

Tout cela est «angoissant» et devrait être «tiré au clair» dans votre
prochain Congrès de Belleville.

Le cas Gauguin mériterait les honneurs d'une séance entière. C'est très
complexe. En attendant, compilons les textes de nos professeurs
d'esthétique et refaisons-nous une âme de primitif ou de barbare, afin
de mieux vivre modernement.

Le cas Maurice Denis nous tient plus à coeur. Vous l'aimez pour
l'inattendu de son orchestration, pour son culte de Renoir et de
Cézanne. Mais, malgré tout, Denis est un petit-fils d'Ingres et un neveu
de Sturler; et il décore des chapelles catholiques. C'est embarrassant.

Empêchez surtout Vuillard de trop préciser. Un chien, en peinture, n'a
nul besoin d'être viable, s'il est l'occasion d'une jolie «tache» dans
ses toiles. Craignons pour Vuillard ce «fini» que les frères Natanson
faisaient si drôlement remarquer dans les ouvrages de Bonnard.

Au Congrès, on vous priera, Mourey, de vous expliquer sur la Société[15]
dont vous êtes président et qui va bientôt cesser d'être Nouvelle. Qui
sera embarrassé devant les juges? Car, enfin, vous approuvez l'art
anti-révolutionnaire du portraitiste Ernest Laurent. Il divise ses tons
d'une sorte, qui, pour plaire à la S. A. F. (abréviation sociale et
coopérative), ne ravirait pas tout le monde. Quand vous êtes abandonnés
à vous-mêmes, voilà les révolutionnaires que vous découvrez aux
Champs-Élysées, vous autres!

  [15] La _Société Nouvelle_--Galerie Georges Petit. Gabriel Mourey
    était notre président. Les membres: Cottet, Simon, René Ménard,
    Besnard, Thaulow, Aman-Jean, Henri-Martin...

Ces erreurs seraient d'un excellent comique, si les écrivains d'art n'en
parlaient, comme moi d'aviculture ou d'hippiatrie. Mais l'influence de
vos éducateurs de la jeunesse, par le fait même qu'ils se délassent,
dans l'art, de leur métier de professeurs et de politiciens, propagera
peu à peu des idées vagues, donc funestes. De jeunes benêts, la tête
perchée sur de grands cols, portant, sous leurs aisselles, des revues,
se promènent devant les Rubens du Louvre, en discutant les plus ardus
problèmes de la sociologie. Ils ne comprendront pas Rubens. Moi, cela
m'est égal! C'est peut-être regrettable?

Enfin, donc, il faudra poser la question de l'Académie de France à Rome.
M. Guillaume, directeur, se retire; il y aura lieu de le remplacer.
Tâchez, Mourey, si les portes de la Villa ne sont pas encore fermées,
qu'on fasse un bon choix de son successeur. La vie, à la Villa (pardon
de me servir du mot vie dans un sens non politique ni tendancieux), la
vie quotidienne est celle d'un collège sans maîtres; des garçons trop
jeunes pour saisir les beautés de Rome, se promènent et travaillent sans
direction intellectuelle, sans culture, dans une liberté dont ils ne
savent pas jouir. Il faut avoir subi une si sévère discipline, pour
profiter de la liberté dont vous faites, messieurs, le premier article
de votre code esthétique! Des règlements, qui datent peut-être de Louis
XIV, astreignent les élèves à certains devoirs surannés et absurdes,
qu'il s'agira de modifier. Introduisez de force, à la Villa, de belles
femmes, des Américaines même, des personnes qui apportent du luxe, de la
vie, dans ce palais démocratisé. Établissez un souterrain entre la Villa
et le Grand hôtel. Amenez beaucoup de femmes. Forcez les élèves à
prendre avec elles un contact hygiénique et régulier, si vous pensez que
de tels ébats soient favorables au développement du génie. Surtout,
mettez à la tête de ces pâles enfants, un maître avec une férule à la
main, beaucoup d'intelligence et de science dans le cerveau, de la bonté
dans le coeur.

Supposons dans cette situation officielle, notre maître Degas, si ce
sage consentait à descendre de Montmartre. Mais vous le feriez rire, si
vous lui offriez la place du directeur M. Guillaume, avec qui,
d'ailleurs, il s'entendrait beaucoup mieux qu'avec vous. Et puis, quel
est le Gouvernement qui proposerait à un tel homme une mission si
naturelle?

Rodin, lui, ne refuserait pas. Comme il recevrait bien, avec une
redingote «fine», les visiteurs du monde entier! Que de belles épaules
nues, parées de diamants et de perles, à ses réceptions du dimanche!
Horace Vernet avait bien fait les choses. Rodin les ferait mieux encore.

Faites nommer Carrière, pour qu'il parle. Mais il aurait des scrupules
«sociaux», il proposerait qu'on ramenât les pensionnaires plus près des
abattoirs de la Villette.

Rejetez-vous alors sur notre Maurice Denis, qui si congrûment
s'exprimerait, qui ferait oeuvre si utile, à condition qu'il se sente
soutenu. Mais il est bien jeune, et vous verrez qu'il refusera ce lourd
honneur.

Surtout, Mourey, ne laïcisez pas. Ne mettez pas un Normalien à l'École
de Rome. Cela serait terrible!

Je regrette d'avoir passé l'âge du concours. J'aurais aimé être prix de
Rome, sous n'importe quelle direction. En somme Debussy ne dit pas qu'il
ait souffert d'avoir été lauré à l'Institut.




RÉPONSE A M. JACQUES-ÉMILE BLANCHE


Si vous aviez pu imaginer, mon cher Blanche, quel plaisir me causerait
votre lettre et quelle joie j'éprouverais à l'imprimer dans ma «vivante
Revue d'avant-garde», me l'auriez-vous quand même adressée? Je me le
demande... mais, sachant votre naturelle bienveillance et le permanent
souci que vous prenez d'être agréable à tous et particulièrement à vos
amis, je suis forcé de me répondre par l'affirmative. Vous ne me
démentirez pas!

Donc, vos pages m'ont ravi par leur ton pincé et piquant. Puissent les
lecteurs des _Arts de la Vie_ y avoir trouvé autant d'agrément que
moi-même. Je n'en doute point; tous ceux qui vous connaissent--c'est
tout le monde depuis le portrait révélateur qu'a signé de vous notre
Lucien Simon!--ont savouré les rares finesses de ces lignes, ont
apprécié à leur vraie valeur ce qu'elles contiennent de profond et
d'exquis, le tour plaisant des allusions, l'acuité des sous-entendus, ce
que vous dites et surtout ce que vous ne dites pas, les réticences, les
dessous, les complexités, les indécisions, les inquiétudes de votre
pensée: vous êtes là tout entier et sans détruire votre légende. Eh!
vous auriez fait, Blanche, un excellent chroniqueur; vous pouviez
redonner de l'éclat à une profession décriée... alors qu'il y a tant,
sinon trop, de peintres.

Une seule chose m'a surpris... et peiné: l'intonation amère de vos
propos. On vous sait, par expérience, peu indulgent; on ne vous
soupçonnait pas déçu. J'attendais plus de sérénité d'un homme pour qui
la vie ne fut point trop cruelle et d'un artiste à qui ses confrères et
le public--celui de l'Étoile, bien entendu, pas celui de
Belleville et de la Villette où l'on travaille, ni celui de la
Montagne-Sainte-Geneviève où l'on pense--sans parler de nous-mêmes,
incompétents critiques d'art, ont fait la réputation qu'il mérite. De
quoi donc êtes-vous mécontent, Blanche? Ou de qui? De vous, sans doute!
Mais je ne vous plains pas.

Si vous compreniez la vie, et par suite l'art, comme nous les
comprenons, c'est-à-dire plus largement, plus sainement, plus
simplement, plus humainement, plus socialement--pardonnez-moi d'user de
mots dont le sens vous échappe--vous envisageriez d'un oeil moins
dégoûté bien des choses, vous ne jugeriez pas aussi détestables et
pervers le monde et le temps où nous vivons et ne déclareriez pas
l'Académie de France à Rome aussi nécessaire à la formation de nos
artistes, peintres, sculpteurs, architectes, graveurs en médailles et
musiciens, ainsi qu'à la prétendue conservation de nos traditions
nationales. Secouez-vous, Blanche; laissez-vous aller à être
d'aujourd'hui; n'essayez pas de résister au courant; il aura quand même
raison de vous et de vos préjugés de caste et de profession. Pourvu
qu'il ne soit pas trop tard! Alors, vraiment vous seriez à plaindre.
Mais, je me garderai d'insister...

Que nous voulions détruire ou changer quelque chose pour donner de
l'air, comme vous le dites fort bien, à nos poumons fatigués par les
poussières du passé, cela vous inquiète, cela vous révolte, cela surtout
vous épouvante. Vous êtes un ami de l'ordre, et, comme tous les amis de
l'ordre, le seul mot de changement vous fait trembler, incapable que
vous êtes d'oser et de vouloir pour le mieux, parce qu'incapable,
aveuglé, comme presque tous vos confrères, par les seules préoccupations
de métier, de vous hausser à des idées générales. Vous vivez, si cela
peut s'appeler «aujourd'hui» vivre, dans la tour de verre, sous la
lumière à quarante-cinq degrés d'un atelier exposé au nord, une palette
et des pinceaux en main, devant un chevalet... Et que vous importe les
cris de joie et de souffrance, les appels au bonheur, le droit à la
pensée, à la liberté morale, de l'humanité qui vous environne, la marche
du progrès civilisateur, les élans de fraternité universelle qui
ébranlent les peuples. Cela, c'est de ces choses que vous appelez, d'un
air méprisant, sociales, et que l'on est convenu, dans votre milieu, de
considérer comme nuisibles à l'art; cela c'est, pour tout dire, de la
littérature et de la pire, du verbiage démagogique pour «jeunes benêts»
d'Universités Populaires. Fermez donc à double tour la porte de votre
atelier, Blanche, calfeutrez le vitrage, ne laissez pénétrer que juste
ce qui vous est nécessaire à la clarté du jour, la lumière est
dangereuse, elle charrie les atomes de vie, les germes éternels des
renouveaux... et elle pénètre les fonds les plus obscurs.
Claustrez-vous, emmurez-vous et peignez, peignez, peignez! On peut
devenir ainsi un bon peintre, mais ainsi on ne devient pas un grand
artiste.

Je sais, il y a le _Métier_. Vous en faites la fin de l'art et il n'en
est que le moyen, car qu'est-ce donc que connaître son métier de
peintre, de sculpteur, de musicien, d'écrivain, sinon posséder les modes
d'expression propres à l'art que l'on pratique. Sommes-nous d'accord sur
ce point, Blanche? Pas plus, hélas! j'en ai peur, que sur les autres; ce
qui, d'ailleurs, n'importe guère. Mais là encore, vous avez manqué de
netteté. Qu'est-ce que le métier? Qu'entendez-vous par le métier? D'un
homme qui possède comme vous le sien, il nous eût été précieux de
recueillir une définition claire.

Puvis de Chavannes, décrétiez-vous un jour, à l'un de nos dîners si
cordiaux de la Société Nouvelle, ne savait pas son métier, mais
Meissonier le savait; l'oeuvre de celui-ci, par suite, est périssable,
celle de celui-là, éternelle. Je ne comprends pas. Éclairez-moi, car je
ne suis qu'un pauvre homme de lettres qui aime l'art. Dites, votre
président, M. Carolus-Duran, connaît-il son métier? Si oui, M. Degas le
connaît-il aussi? Et M. Renoir? Et M. Claude Monet? (mais ne parlons pas
des paysagistes, indignes à vos yeux d'être considérés comme des
peintres!). Vous tenez M. Gérôme pour un maître incomparable! C'est,
sans doute, qu'il savait son métier. Et Manet, le savait-il? M.
Bouguereau, M. Bonnat, M. Cormon, M. Detaille, M. Jules Lefebvre, qui
sont membres de l'Institut, M. Gabriel Ferrier, qui le sera et qui
professe rue Bonaparte, où il fut pour votre joie préféré à
Carrière;--vous avez goûté au dernier Salon, j'en tiens la gageure, son
magistral portrait du Pape, de ce Pape qui, selon vous (étrange opinion
qu'aucun de nos actes n'autorise), nous «gâte Saint-Pierre et Rome tout
entière!» Eh bien! tous ces messieurs doivent savoir leur métier. Et
Puvis ne le savait pas? Un peu de lumière, Blanche! ayez pitié de nous!

Ainsi, vous ne voyez dans l'art que le métier. Libre à vous, ces
affaires ne nous regardent pas, car vous ne nous ferez pas croire,
Blanche, que de ces questions de boutique ont jamais dépendu et
dépendront jamais les destinées de l'Art. Le métier, votre métier! eh,
sachez-le, que diable, et n'en parlez point tant. J'en resterai
toujours, moi, envers et contre tous, à cette vérité profonde
qu'énonçait Taine: «Pour un artiste, la première condition est d'être
une personne; sinon, il n'a rien à dire».

Comprenez-vous maintenant, Blanche, pourquoi nous sommes opposés à tout
ce qui peut entraver chez l'artiste «le grandissement moral de son
esprit», ennemis de tout ce qui peut le pousser «à sacrifier la liberté
et la fierté de son art pour quêter docilement l'approbation de ses
maîtres et les faveurs officielles», comprenez-vous enfin pourquoi ce
régime de concours, de diplômes, de couronnes en papier doré, cette
domestication de l'artiste sous la férule des académies nous fait «lever
les bras au ciel» et nous révolte. Comprenez-vous maintenant pourquoi
nous vouons à Carrière cette tendre admiration, cette vénération
affectueuse, dont vous vous scandalisez; c'est qu'il est non seulement
un grand peintre, mais une grande «personne». Opinion de gens «à
demi-éduqués et pourris de littérature contemporaine et de politique»,
répéterez-vous gracieusement! Possible, Blanche, mais opinion de gens
qui, contrairement à vous, et par bonheur pour eux, voient autre chose
chez un Michel-Ange, un Puget, un Rodin que de l'«effarante habileté»,
de la «sûreté technique», et une «éblouissante virtuosité», chez un
Carrière autre chose que ce que vous nommez «les subtiles roueries du
métier», opinion de gens à qui répugne une compréhension de l'art aussi
mesquine et qui rejettent les catégorisations dogmatiques où vous
cantonnez l'art, le séparant de la vie et de la pensée, alors qu'il ne
fait qu'un avec la vie et la pensée, alors qu'il n'est et ne doit être
et n'a jamais été et ne sera jamais qu'une des manifestations,--l'une
des plus hautes, certes!--de la vie et de la pensée.

Voilà nos «marottes». Elles vous effraient et vous remuent la bile dont
tant de rancunes, depuis si longtemps, ont accumulé en votre organisme
un fâcheux excédent. Il faudrait vous soigner, cher ami. Venez avec
nous, au grand air, dans la pleine lumière, pour une cure de vérité.
Mais non, vous n'êtes pas de notre monde; nous ne nous entendrons
jamais.

Regrettez-le; vous auriez bénéfice, je vous assure, à respirer une autre
atmosphère, plus saine, plus vivante, j'oserai même dire, plus sociale.
N'êtes-vous pas de ceux qui déplorent de nous voir offrir «le Penseur»
au «Peuple de Paris». Cette formule vous offusque; à nous elle parut la
seule acceptable; mais nous sommes des intellectuels. D'autres
regrettèrent qu'une «aussi petite» revue et qui se permet de mêler l'art
aux choses humaines, ait eu l'audace d'une pareille initiative, mais
voilà notre fierté et la raison d'être des _Arts de la Vie_. Passons.

Je finis, Blanche. Excusez-moi d'avoir haussé le ton de ce débat, et d'y
avoir mêlé, comme à l'ordinaire, de la «littérature», contre
laquelle vous nourrissez une si irréductible haine. «La
littérature--répondiez-vous, il y a deux ans déjà, à l'enquête de M.
Maurice Le Blond sur l'École de Rome--a tué les arts plastiques. Les
expositions incessantes, la critique des journaux et des revues ont fait
des artistes des êtres hybrides qui devraient éclater de rire quand ils
se regardent dans la glace, tant ils sont comiques.» Ce dernier trait me
satisfait entièrement. Vous avez raison, Blanche, et cette fois, je suis
de votre avis.

GABRIEL MOUREY.


_P.-S._--D'une lettre que vous venez d'adresser à Jean Ajalbert à propos
de la généreuse campagne qu'il mène dans l'_Humanité_ en faveur du
«Droit de l'Artiste sur l'OEuvre d'Art» je ne puis me retenir de
détacher ces lignes, non moins révélatrices de votre état d'esprit que
celles dont vous avez honoré le directeur des _Arts de la Vie_.

«Les préoccupations intellectuelles de nos
contemporains--dites-vous--m'intéressent passionnément, vous n'en doutez
pas, mais elles m'apparaissent comme si étrangères et même si contraires
à l'art, que je les exècre! Sans cesse entendre parler des droits de
l'homme à ceci ou à cela, est un peu irritant pour l'homme qui sait que
le seul droit dont il ait pleinement joui, c'est de souffrir, en
attendant la mort. Le vague de tous les petits remèdes proposés à la
douleur ou au malaise contemporains, n'est égalé que par la naïveté et
l'orgueil de ceux qui les offrent.»

Je crois enfin vous comprendre... et je n'ai plus envie de rire. Vous
êtes, Blanche,--comme votre maître Degas que j'entendais naguère prêcher
le même évangile de résignation et de découragement--vous êtes un homme
de l'An Mil, ressuscité à l'aube du vingtième siècle. Alors, si le seul
droit de l'homme est, hélas! «de souffrir en attendant la mort», ne
peignez ni, surtout, n'écrivez plus, Blanche, et couvrez-vous de
cendres. Vanité des vanités, etc.[16]

G. M.

  [16] M. G. Mourey me précéda dans cette voie-là, comme fit M. Charles
    Morice qui cessa de faire de la critique, se consacra peu après à la
    religion et mourut comme un saint. Nous ne reproduisons ici ces
    lettres--que nous avions cru si violentes, lorsqu'elles
    parurent--que pour qu'on puisse en comparer le ton avec celui de la
    polémique actuelle.




M. J.-E. BLANCHE ET LA CRITIQUE


Mon cher Mourey,

L'intéressante page de critique que, sous l'insidieuse et modeste forme
de lettre, M. Jacques Blanche a adressée à la foule--en mettant votre
nom sur l'enveloppe--exige si ce n'est une réponse, du moins quelques
observations. Je sollicite donc de votre bienveillance dont tant
d'artistes ont largement usé, depuis que vous tenez une plume, et que
certains oublient avec une élégante désinvolture--l'ingratitude
n'est-elle pas l'indépendance du coeur?--je demande un coin, dans la
Revue _Les Arts de la Vie_, pour présenter respectueusement de brèves
remarques à votre piquant correspondant qui fut un peu l'enfant gâté de
la Critique.

Si j'ignorais la brillante situation qu'occupe équitablement M. Blanche,
si je n'admirais pas aussi sincèrement son talent, son manifeste me
mettrait de suite au courant, et me prouverait que le peintre choyé par
nous est aujourd'hui en possession d'un succès mérité et définitif. Il
existe en effet peu d'exceptions à cette règle, que dis-je? à cet axiome
psychologique aussi certain que la loi de la pesanteur: quand un artiste
raille ou vilipende la Critique, c'est qu'il siège au Capitole. Au
début, le plus insignifiant, le plus plat compte rendu paru dans une
obscure feuille-de-chou excite l'émotion, la joie, l'enthousiasme, la
reconnaissance de braves gens qui enverraient une carte de remerciements
au Bottin, et qui ne se nourrissent pas exclusivement d'idéal,
d'inspirations et de sublimités extra-terrestres, comme le supposent ces
bons gogos de bourgeois. Personnellement, j'ai collectionné des
autographes multiples dont le lyrisme s'atténue, s'émousse, s'assagit,
se glace, se vulgarise peu à peu et finit par se transformer en vagues
P. P. C. agrémentés parfois de paternels conseils. Plus le baromètre
monte--médailles, décorations, commandes, gros chiffres de vente,
broderies vertes, victoires et conquêtes--et plus le lyrisme de nos
ex-protégés dégringole. En général, arrivé au Grand Cordon de la Légion
d'Honneur, le mercure marque: injures et propos de halle. L'éminent M.
Gérôme dévoila, à ce sujet, un état d'âme fort suggestif.

En homme bien élevé, M. Blanche, dont la boutonnière n'est encore ornée
que du simple ruban rouge, se contente de déclarer que, nous autres
critiques, nous nous montrons «orgueilleux, à demi-éduqués et pourris de
littérature contemporaine et de politique»--«Nous ne voyons que le sujet
dans un tableau et dans une statue, comme les visiteurs du dimanche au
Salon».--Le public de la semaine cherche-t-il autre chose? Je prends la
liberté d'en douter, car les appréciations des cercleux et des dames
suaves atteignent, en ineptie, des altitudes phénoménales.--«Quand vous
êtes abandonnés à vous-mêmes, continue le Justicier, voilà les
révolutionnaires (M. Ernest Laurent) que vous découvrez aux
Champs-Élysées!»

Pourquoi, «abandonnés à nous-mêmes», proclamons-nous la haute valeur des
oeuvres de M. Jacques Blanche sans que celui-ci s'en offusque, et
pourquoi ce même M. Jacques Blanche flagelle-t-il de ses sarcasmes les
critiques--tout «autant abandonnés à eux-mêmes», les pauvres--quand ils
découvrent ce buveur de sang d'Ernest Laurent? Cruelle énigme!

«Ces erreurs seraient d'un excellent comique, ajoute l'artiste, si
Messieurs les critiques qui ont d'ailleurs de l'intelligence ou du
talent (le mot «ou» nous laisse le choix) ne parlaient d'art comme moi
d'aviculture ou d'hippiatrie.»

Entre parenthèses, ce contempteur de notre malheureuse littérature
contemporaine que M. Blanche couvre de son mépris, comme la politique et
les «quartiers de l'Est», me semble inconsciemment sacrifier aux faux
Dieux. «Hippiatrie», qu'en pense Laurent Tailhade? Et ailleurs: «Le
piment de son orchestration», qu'en dit Huysmans?

En résumé, la dernière phrase que je viens de citer résume toute la
question. Notre contradicteur s'étonne, s'irrite plutôt, que des
écrivailleurs qui n'ont jamais manié ni brosses, ni crayons, ni
ébauchoirs, professent la prétention de juger des peintres et des
sculpteurs. Cette protestation ne manque peut-être pas de justesse et me
semble fort défendable; seulement, en bonne logique, je ne vois pas
pourquoi ce peintre qui ne veut s'occuper ni d'aviculture, ni
d'hippiatrie, parce qu'il n'y entend goutte, parle subitement
d'abondance sur l'architecture, la littérature et la musique dont il
ignore, je crois, la technique presqu'autant qu'un critique
professionnel.

En outre, l'homme très délicat, très affiné qu'est M. Blanche, a-t-il
raison de se fier aussi aveuglément à l'impeccabilité du goût des gens
de métier? Qu'il évoque un passé récent, il se convaincra que les
artistes se trompent lourdement, et avec moins de circonstances
atténuantes que «le public du dimanche au Salon».--Leurs suffrages
s'adressent à Signol, à Picot, à Cabanel, à Boulanger, à Hébert, à
Meissonier, à Carolus-Duran, à Robert-Fleury; ils exècrent Daumier,
Courbet, Ribot, Millet, Whistler, Corot qui n'a jamais obtenu de ses
pairs la médaille d'honneur, Cézanne, Claude Monet, Renoir,
Toulouse-Lautrec, et cet ante-Christ de Manet dont l'auteur d'un certain
portrait de femme, aux Mirlitons d'antan, s'est trop pieusement inspiré
pour ne pas l'aimer avec passion. En sculpture, en architecture, en
gravure, en musique, en littérature, un constat identique est facile à
dresser.

Certes, je n'exagérerai pas le rôle, modeste en soi, de la Critique qui
ne féconde personne et ne crée aucun génie; simplement, elle sert
d'éclaireur, de porte-flambeau et avance de quelques années l'avènement
de l'immuable Justice.

En réhabilitant l'art du XVIIIe siècle--qu'on n'apprend pas aux
Beaux-Arts plus que le Gothique--cet art si niaisement méprisé par les
professionnels d'alors, et en obligeant d'accrocher au Louvre
«l'Embarquement pour Cythère» dont les souris et les araignées des
greniers officiels avaient seules le droit de jouir, les Goncourt ont
rendu d'inappréciables services, aussi importants, à d'autres égards,
que Burty et Duret, Fourcaud et Geffroy, Mirbeau et Roger Marx, Lecomte
et vous, mon cher Mourey, qui avez si vaillamment lutté contre
l'incompréhension du public et la haine sectaire des artistes.

M. Jacques Blanche que nous considérions sinon comme un
révolutionnaire--oh! non--du moins comme un indépendant et un libéral,
subitement touché de la grâce, se déclare traditionaliste dans le sens
le plus étroit et le plus sectaire du mot, ennemi de la modernité à
laquelle nous devons pourtant des Maîtres immortels, et regrette de
n'avoir pas brigué les honneurs du Prix de Rome, à côté de MM. Cormon,
Ferrier, Lemutte, Wencker et Tartempion, prix qu'il n'eût jamais obtenu
du reste, car l'Institut traite d'art inférieur les Natures
Mortes--comme celles de Chardin--les Portraits--comme ceux de Franz
Hals--voire les paysages, même peints par Gozzoli, Van Eyck, Van der
Meer, Corot, Turner et Puvis de Chavannes.

«Moi, cela m'est égal. C'est peut-être regrettable?» Aussi regrettable
que le culte exclusif pour les Musées dont M. Jacques Blanche
s'énorgueillit. Ceux d'Angleterre ne le passionnent-ils pas d'une façon
excessive, et craint-il pas de perdre une personnalité hésitante dans
ces fréquentations agréables, mais dangereuses? Il n'existait guère de
Musées en Égypte, en Grèce, à Rome, en Italie, avant le XVIIIe siècle,
et cette pénurie de germes fécondants n'empêchait nullement les
chefs-d'oeuvre de sortir du sol en fastueuses frondaisons.

Voulant prouver que le séjour à la Villa Médicis--«dans un décor de
beauté et de noblesse» très éloigné de «la Villette et des
Buttes-Chaumont»--ne gêne personne, votre verveux correspondant cite le
génie de M. Debussy. Hum!... Toute une famille ayant été empoisonnée,
sauf une seule personne, en mangeant de la viande avariée, M. Blanche en
déduit que l'on peut sans danger se nourrir d'aliments gâtés. Ce
raisonnement ne me convainc pas. L'auteur exquis de «Pelléas et
Mélisande» qui affiche hautement d'ailleurs son aversion pour
l'institution actuelle du Prix de Rome, a été «lauré à l'Institut», mais
Maillart, Clapisson, Bazin, Massé, Hérold, Auber, Salvayre, de La Nux,
Puget et tant d'autres fabricants d'opéras ont porté la même couronne,
et je ne suppose pas un instant que notre contradicteur compare ces
brasseurs de notes à Saint-Saëns, à Lalo, à Franck, à Bruneau et à son
ami d'Indy qu'il oublie.

En résumé--et ceci me paraît d'un «excellent comique»--M. Blanche
démolit son édifice de ses propres mains, en architecte inexpérimenté,
car, pour remplacer à la direction de l'École de Rome, M. Guillaume,
démissionnaire, il propose le Maître «montmartrois» Degas, Rodin, en
parallèle avec Horace Vernet, Carrière, arraché «des abattoirs de la
Villette», ou Maurice Denis (qui, avec une souplesse enviable, est à la
fois le desservant de Cézanne, le petit-fils d'Ingres et le neveu de
Sturler) qui ne sont prix de Rome.

Alors?

Je connais un Monsieur qui adore les épinards, mais qui n'en mange
jamais parce que son estomac, contrairement à l'adage populaire, ne peut
les supporter. M. Blanche aurait-il le cerveau pareil à l'estomac de mon
ami? Nous aurons un moyen de tout arranger, moyen qui prouvera ma bonne
foi et mon désir de conciliation: envoyer Besnard à la villa Médicis. Ce
ne serait ni de «la littérature contemporaine ni de la politique».

FRANTZ JOURDAIN




TABLE DES MATIÈRES


  Dédicace et portrait liminaire                                    I
  Jean-Louis Forain                                                 1
  Frédérick Watts                                                  41
  Les Dames de la Grande-Rue (Berthe Morisot)                      71
  Décoration de la cathédrale de Vich, par M. José Maria Sert      87
  Cent portraits de femmes                                        101
  Un week-end et Oscar Wilde                                      129
  Un bilan artistique de la grande saison de Paris                139
  La Musique                                                      183
  Autour de Parsifal                                              197
  D'un carnet de voyage 1913                                      215
  APPENDICE                                                       247
  Le Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts 1908            247
  Notes sur le Salon d'Automne                                    267
  Préface au Catalogue d'une Exposition de peintres de Venise     287
  Lettres de J.-E. Blanche, Gabriel Mourey et Frantz Jourdain     297


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Dates, by Jacques-Émile Blanche

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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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