L'Allemand. Souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

By Jacques Rivière

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Title: L'Allemand. Souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

Author: Jacques Rivière

Release date: July 7, 2024 [eBook #73985]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle revue française, 1918

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ALLEMAND. SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS D'UN PRISONNIER DE GUERRE ***






  JACQUES RIVIÈRE

  L’ALLEMAND

  SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS
  D’UN PRISONNIER DE GUERRE

  Cinquième édition


  PARIS
  Librairie Gallimard
  ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle (VIme)




DU MÊME AUTEUR


ÉTUDES (Baudelaire, Claudel, Gide, Ingres, Cézanne, Gauguin, etc.), aux
Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1912.

AIMÉE, roman, aux Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1922.




IL A ÉTÉ RÉIMPOSÉ ET TIRÉ A PART SUR PAPIER LAFUMA DE VOIRON PUR FIL AU
FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE SIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE
NUMÉROTÉS DE I A VI ET SOIXANTE-QUATRE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 64.


TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES
PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD 1918.




PRÉFACE

POUR LA RÉIMPRESSION


Six ans ont passé depuis que ce livre a vu le jour. «S’il s’épuise, me
disais-je, et qu’il faille le réimprimer, je le reprendrai de fond en
comble; j’introduirai dans mon portrait de l’Allemand toutes les nuances
et tous les tempéraments que la passion d’abord m’a fait négliger; je
tâcherai d’y ramener la pulsation subtile et modérée de la vie;
j’échapperai cette fois définitivement à la mentalité de guerre, contre
laquelle je ne me suis que bien imparfaitement défendu en l’écrivant.»

Le moment est venu; j’ai relu mon livre, la plume à la main. Hélas! je
n’ai pu y changer que quelques mots.

Qu’est-ce à dire? Qu’il m’est apparu pertinent, parfait,
indiscutable?--Bien loin de là; ses lacunes, ses exagérations, les
préoccupations subjectives qui en compromettent la thèse, m’ont sauté
aux yeux avec plus d’évidence encore que je ne m’y attendais.

Mais, pour en entreprendre une refonte complète, il m’eût fallu
retrouver mon modèle. Je ne vois clair qu’au contact de la vie.

Déjà des traits nouveaux m’avaient été fournis par quelques Allemands
que j’avais rencontrés depuis la guerre,--certains bien difficiles à
faire tenir dans le cadre impitoyable que j’avais d’abord tracé. Mais
comment les intégrer dans la peinture d’une âme collective, dans un
portrait ethnique? Je les surprenais sur des individus: avais-je le
droit de les généraliser?

Il eût fallu me replonger dans la masse même du peuple allemand et me
laisser imprégner une seconde fois, avec la porosité nouvelle que je me
sentais, par l’ensemble de ses puissances, par les bonnes autant que par
les mauvaises. Les circonstances ne me l’ont pas permis.

Me voici donc obligé de rouvrir la carrière à mon livre sans l’avoir
sérieusement amendé.

Du moins puis-je exprimer l’insatisfaction qu’il me laisse et montrer
ses défauts les plus gênants.

Le ton d’abord, même s’il arrivait qu’il plût à quelques-uns, en est
inadmissible. Cette colère envers tout un peuple, cette façon de
parodier jusqu’à ses meilleures intentions, cet ironique assaut contre
ce qu’il peut avoir de véritable bénignité («Haïssables, parce que nous
ne haïssons pas», m’a répondu spirituellement Natorp dans un article du
_Kunstwart_ où mon livre était discuté), le jour systématiquement
comique, ou odieux sous lequel je fais apparaître ses moindres
démarches, en un mot le caractère satirique de ma peinture, outre qu’ils
ont cessé d’être à la mode, ont quelque chose de tendancieux qui peut
révolter et me faire prendre pour un pur calomniateur.

La guerre a laissé ici ses traces: ceux qui n’ont pas subi son
influence, ou qui l’ont secouée, s’en trouveront peut-être incommodés.

Pourtant l’intolérance, et même la fureur que respire mon livre, n’ont
pas une origine purement contingente et ne viennent pas uniquement de la
guerre. Je crois qu’il en faut chercher les racines dans quelque chose
de plus personnel et de plus profond: dans ma naissance, dans mon être
français. Comme on l’a noté, mon portrait de l’Allemand, c’est aussi un
portrait du Français; l’Allemand ici est peint tel que peut le voir (ou
plutôt tel que ne peut pas le voir) le Français,--dont apparaissent tous
les défauts, toute la nervosité, tous les dégoûts natifs, irraisonnés.

Il faut l’avouer franchement: c’est une relation qui est ici décrite,
bien plutôt qu’un objet, bien plutôt qu’un visage: on peut y voir
comment deux races manquent à se comprendre, ou du moins comment l’une
est par l’autre hérissée. Le sujet de mon livre c’est l’antagonisme
français-allemand.

Encore n’est-il saisi que sous sa forme la plus aiguë sans doute, mais
la plus fruste et la plus grossière. Je montre surtout le désaccord
entre deux rythmes nerveux.

Il est évident que j’exclus par là-même tout ce qui pourrait
m’apparaître si je réussissais à épouser celui de l’Allemand.

J’ai toujours manqué de patience: ou plutôt les efforts de mon esprit
ont toujours été dans une étroite dépendance de ma sensibilité: ou
secondés par elle, ou contrariés.

Il faut que j’aime, il faut que je désire pour bien apprendre et bien
entendre.

On ne sent pas, à la base de mon étude, une connaissance assez ancienne
et assez profonde de la littérature et de la pensée allemandes. Je n’y
suis pas entré avec assez de loisir. Je me suis heurté à quelques
textes, rencontrés par hasard, et je les ai utilisés pour mon
exaspération, plutôt que pour mon édification personnelles.

Qu’eussé-je vu, si j’eusse été plus distrait de moi-même et plus vacant?
Je ne puis l’imaginer que vaguement. La musique allemande (j’aime
passionnément Bach et Wagner) me met par instants en correspondance avec
ce monde inconnu: un monde où l’âme respire plus lentement, avec des
émotions plus physiques, et parmi d’énormes naïvetés. Une des
malhonnêtetés de mon livre est que je n’y ai point dit combien les
_Maîtres Chanteurs_, par exemple, avec tout leur pédantisme et toute
leur sentimentalité, me subjuguaient et me ravissaient,--jusqu’à la plus
candide extase.

Au fond ce livre est une aventure que j’ai courue: j’y ai poussé ma
chance jusqu’au bout, avec injustice, avec insolence. Il s’agissait pour
moi,--comme je reproche aux Allemands d’avoir voulu faire par la
guerre,--de me conquérir. Je discernais en moi, dans mes limbes, un
certain don contemplatif, une certaine pureté de regard, qui pouvaient
peut-être, pensais-je, devenir mon originalité. Pour les mieux saisir,
il me fallait un repoussoir: l’Allemand était là; je l’ai pris pour
exemple d’une pensée au contraire confuse et fléchie.

Ce que j’avais pu, par l’observation, lui arracher de torts en ce genre,
je l’ai étendu, dramatisé: je cherchais mes vertus à travers ses
défauts: pour faire les premières plus grandes, j’ai fait les seconds
plus gros.

Est-ce donc une caricature, à la fin, que j’ai tracée? Je ne sais pas;
je ne crois pas. Beaucoup de traits portent, j’en ai la sensation, et
sont à peine forcés. Mais ils ne sont pas assez nombreux: les quelques
idées que j’ai découvertes se sont comportées comme des phares, écrasant
tout détail de leur lumière, dévorant toutes les nuances du modèle. J’ai
trop simplifié.

Si le lecteur pourtant veut bien aborder mon livre, peut-être
réussira-t-il à s’intéresser au débat qu’il raconte, d’un esprit féroce
et vif, assoiffé d’évidence et d’inutilité, contre les forces mal
connues qui le menacent: il y verra peut-être un petit drame
d’actualité: la pensée pratique ne projette-t-elle pas de nos jours une
ombre immense et grandissante sur la pensée spéculative? Quelqu’un, dans
ce livre, entre, corps et âme, en révolte contre cet oppressant nuage.

A vrai dire, c’est comme arbitre surtout que je convie ici le lecteur.
Je n’ai pas l’intention de lui faire approuver de force toutes mes
démarches: Je sais que certains coups que je porte ne sont pas francs:
qu’il les distingue et qu’il les répudie.

Mais qu’il veuille bien aussi se rendre attentif à ce que ma fureur peut
soulever de valable et de pertinent. C’est dans de tels combats, malgré
tout, où il y va de la vie, qu’un peu de vérité a chance de se faire
jour. Comme je me suis mis tout entier dans mon livre, il me paraît
impossible qu’il n’en ressorte pas quelque chose de plus général et de
plus important que moi-même.

Septembre 1924.




AVANT-PROPOS

DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Les pages qu’on va lire ont bien failli ne jamais voir le jour. Et je ne
veux pas du tout insinuer que c’eût été un malheur considérable. Mais je
ne crois pas sans intérêt de marquer ici les raisons qui ont été sur le
point de m’empêcher de les publier. Elles sont d’un ordre très général
et je ne suis peut-être pas le seul qu’elles soient venues déranger. Je
m’étonnerais fort, si, dans mes hésitations, beaucoup de lecteurs ne
reconnaissaient pas leurs propres doutes, les embarras où ils se sont
eux-mêmes, parfois peut-être avec angoisse, débattus.

                   *       *       *       *       *

Appelé dès le troisième jour de la mobilisation, j’eus le malheur de
faire partie d’une unité qui fut opposée à la ruée allemande à un moment
et sur un point où elle était particulièrement irrésistible. Je fus fait
prisonnier dans les derniers jours d’août 1914.

Je suis resté près de trois ans en Allemagne. Ce n’est qu’en juin 1917
que j’ai été interné en Suisse. Pendant ce long séjour forcé chez
l’ennemi, j’ai eu le temps d’observer et de rassembler dans mon esprit
les traits principaux de son caractère. A vrai dire, la plupart des
idées qu’on trouvera plus loin exposées me sont venues au bout de
quelques mois à peine de contact avec lui. Je les avais même fixées dès
le début de ma deuxième année de captivité, tout au moins sous leur
forme élémentaire. A ce moment, j’avais la ferme intention d’en faire
part au public, dès que l’heure de la délivrance aurait sonné pour moi.
Rien ne me semblait plus naturel. L’image que je m’étais faite des
Allemands, pourquoi l’eussé-je gardée pour moi, enfermée dans un tiroir?
Tous les jours j’avais à subir leurs taquineries: il me semblait de
bonne guerre de la brandir, en réponse, aux yeux du monde entier.

Mais lorsque j’eus passé en Suisse, les choses commencèrent à
m’apparaître sous un jour différent. J’étais libre désormais, libre de
faire tout ce que je voudrais. Je n’avais plus rien à craindre.
J’échappais à la guerre. Comme tout le monde me le disait en guise de
félicitations (ah! si l’on avait pu voir quel torrent de remords cette
simple phrase déchaînait dans mon cœur!) «la guerre était finie pour
moi». Oui, je ne le savais que trop bien, désormais j’étais à l’abri.

Avais-je dès lors le droit de donner libre cours à mes réflexions?
Pouvais-je en conscience émettre des idées dont ce ne serait pas moi qui
aurais à supporter les conséquences? Je ne pouvais me faire aucune
illusion sur ce qu’il y avait d’excitant, d’encourageant pour la haine
dans ce que j’avais à dire sur les Allemands. Était-ce à moi à le dire,
qui n’avais plus qu’à assister en spectateur à la guerre? Était-il juste
de ma part d’attiser un foyer, où je ne risquais plus de me brûler?
Pouvais-je créer de l’inexpiable, sous le prétexte que je n’aurais pas à
l’expier personnellement?

Plus généralement, avais-je le droit de contribuer, pour si peu que ce
fût, à l’augmentation de la haine et de la douleur dans le monde?
M’était-il permis d’alimenter de mes remarques ce monstrueux capital,
déjà si difficile à liquider?

J’avais vu beaucoup souffrir. Et la souffrance dont on a été le témoin
ne produit pas infailliblement, dans toutes les âmes, le seul besoin de
la venger. Je suis de ceux à qui elle inspire surtout l’ardent désir de
n’y rien ajouter, de ne travailler en rien à sa propagation, d’en
empêcher, au contraire, si possible, le rayonnement. Il m’est trop clair
que l’homme est naturellement méchant, pour que je ne me propose pas en
première ligne de ne l’être moi-même que le moins possible.

Si l’on veut avoir une idée des scrupules dont j’étais assailli, vers ce
moment de ma délivrance, voici un échantillon des résolutions que je
couchais alors sur le papier: «Tenir compte de toutes les conséquences
de ce que je dis, notais-je. Me représenter toujours à l’avance le poids
en efforts et en souffrances de chaque phrase qu’il me vient l’envie de
prononcer. Traduire mentalement chacune des impulsions de mon esprit en
termes de réalité.»

Si étrange qu’une telle préoccupation puisse paraître en pleine guerre,
je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle est celle de la grande
majorité des combattants. Ils trouvent que ce qu’ils sont obligés de
faire, c’est bien assez. Ils ne souhaitent aucunement de voir les
autres, ceux dont l’intervention ne peut servir à rien, se lancer à côté
d’eux dans la bagarre. Ils ont un grand souci de ne pas laisser la
guerre s’étendre au delà des gestes par lesquels on la fait, de ne pas
la laisser remonter dans le domaine de la parole. Ils sont avares
d’héroïsme pour les autres, pour tous ceux qui ne peuvent l’exercer que
verbalement. Décidément, ils les supplient de ne pas se mêler de la
chose. C’est qu’ils ne s’empêchent pas de calculer ce que chaque mot de
haine peut coûter en horreurs du genre de celles dont l’image ne les
quitte pas. Invinciblement ils tendent le dos à chaque rodomontade
qu’ils entendent, comme à tout bruit qui peut attirer les obus:
«C’t’idiot-là qui va encore nous faire repérer!» Et c’est pourquoi vous
les voyez en général si réservés, si peu disposés aux injures, si gênés
par celles dont vous voudriez les rendre complices.

C’est bien assez comme ça! pensais-je. Non, décidément, je ne dirai pas
ce que je crois avoir aperçu sur les Allemands. Je n’irai pas renflammer
la haine naturelle que nous avons pour eux, et qui risquerait ensuite de
nous aveugler, quand viendront les premières possibilités de résolution
du conflit. Je redoutais en effet, comme le plus épouvantable qu’il pût
être donné à un homme de commettre, le crime de laisser passer sans la
voir la première minute où la guerre cesserait d’être inévitable.
Peut-être en publiant mes réflexions, en leur permettant de développer
leur venin, allais-je contribuer à rendre cette première minute moins
perceptible, moins évidente. L’idée seule d’un tel risque me paralysait
complètement.

                   *       *       *       *       *

Mais une autre considération m’arrêtait aussi. J’avais beau être
intimement convaincu de la vérité de mes remarques sur le caractère
allemand, il est impossible, me disais-je en même temps, de penser juste
par le temps qui court. Tout n’est-il pas bouleversé? Ne vois-je pas les
esprits les plus fermes, ceux en qui j’eusse mis ma plus grande
confiance, courbés, dans un sens ou dans l’autre, par la tempête? N’y
a-t-il pas une ambition plus que folle à vouloir se tenir debout sur le
pont d’un navire où tout le monde chancelle?

J’avais lu, pendant trois ans, les journaux allemands. J’avais causé
avec des sentinelles. Et j’avais pu constater combien leur point de vue,
si éloigné du mien, si exactement en toutes choses opposé au mien,
était, lui aussi, naturel; je veux dire combien ils s’y plaçaient
naturellement, fatalement, avec quelle infaillibilité ils y étaient
ramenés par chaque événement qui pouvait survenir, par chaque expérience
qu’ils pouvaient faire. En d’autres termes, la vision allemande m’était
apparue, non pas bien entendu aussi juste, mais aussi nécessaire que la
mienne; une aussi inexorable pente m’avait semblé y conduire.

Et j’en venais à cette idée qu’en temps de guerre toute pensée est
soumise à une sorte de gravitation. Les passions de chaque individu,
plus profondément encore sa race, sa naissance forment un centre,
forment un astre, autour duquel sa réflexion, retenue par une invisible
influence, ne peut rien faire de mieux que de tourner. En réalité on ne
pense plus: on se confirme, on se félicite, on se congratule soi-même,
on admire sans cesse à quel point l’on a raison. On happe au passage
tout ce qui peut vous encourager dans votre système; et le reste, on ne
le voit pas; il glisse sous votre nez, sans qu’un soupçon vous effleure
du désordre qu’il pourrait porter dans vos représentations. Il ne faut
pas dire tout à fait qu’on devient aveugle; la clairvoyance de bien des
esprits au contraire s’affine et s’exaspère; mais elle prend un cours
circulaire et comme enchanté; elle ne sait plus sortir de l’enceinte
magique où une invisible puissance l’a enfermée.

La révolte même ne sert de rien. Je n’ignorais pas que, dans tous les
pays en guerre, il s’était trouvé des gens pour refuser le point de vue
national. Ils avaient voulu échapper au piège de leurs origines et de
leur race. Je les voyais raidis, tendus, guindés, pleins d’un effort
majestueux, mais vain. Car la corde à laquelle ils se cramponnaient pour
marcher droit, comment ne remarquaient-ils pas qu’elle s’enroulait, elle
aussi, en sens inverse, autour du plus solide cabestan? Eux aussi, ils
allaient en rond, eux aussi, ils subissaient une évidente gravitation.
Toutes leurs démarches m’apparaissaient étroitement commandées par leur
mauvaise humeur, par l’instinct de contradiction, par le besoin de
montrer à tout le monde qu’ils n’étaient pas les esclaves de la
nationalité que le hasard avait jugé bon de leur octroyer. Ce souci-là
formait un centre de préoccupation antagoniste, mais parfaitement
symétrique du premier. Il n’était pas moins obsesseur et ne réclamait
pas leur réflexion avec moins d’exigence; il ne la détournait pas moins
des voies de la raison. Et que peut-on rêver, par exemple, de plus
incohérent, de plus influencé par le sentiment, de plus purement
pathétique, que les considérations par lesquelles un Romain Rolland a
cru s’élever _au-dessus de la mêlée_?

Au milieu de si forts remous, de si impérieux tourbillons, encore une
fois pouvais-je espérer que ma pensée eût seule, par miracle, trouvé une
assiette ferme et l’autonomie indispensable pour reconnaître la vérité?
Comment eussé-je été le seul à ne subir aucun des entraînements divers,
auxquels je voyais tous ceux qui réfléchissaient, et même les plus
appliqués à le faire proprement, céder à leur insu? D’où me serait venu
le privilège d’apercevoir mon ennemi le plus détesté d’un œil vraiment
dépouillé? Et si j’en suis incapable, me disais-je, ce que je crois être
une exacte peinture de son caractère n’est donc, en fait, rien de plus
qu’un réquisitoire. Ai-je bien le droit de publier, sous les dehors
d’une étude scientifique, un pamphlet, une caricature? Vais-je ajouter
un chapitre à cette littérature féroce et précaire, que je ne puis lire
moi-même sans dégoût?

                                   *

                                 *   *

Tels étaient à peu près les scrupules qui, au moment même où je devenais
libre de l’exécuter, me décourageaient de mon projet d’écrire sur les
Allemands. Ils me tourmentèrent si fort qu’après avoir rédigé les pages
qui forment le chapitre II de la première partie du présent volume,
j’abandonnai mon travail et passai à d’autres occupations.

Mais, me demandera-t-on, pourquoi donc y êtes-vous revenu, et quelles
considérations ont bien pu vaincre vos premières répugnances?

Ce n’est aucune considération théorique, et mes répugnances subsistent
entières. Voici simplement ce qui m’est arrivé:

J’ai essayé d’écrire autre chose; j’avais mille idées en vue; il me
semblait n’avoir que la main à étendre pour les saisir. Mais elles se
dérobaient; ou, quand une fois je m’en étais emparé, je les trouvais si
pauvres, si pâles! Tout ce que je notais était faible, triste,
entortillé. Ma pensée, comme un enfant malingre, ne se développait pas,
restait nouée. J’avais beau la provoquer de ma plume: elle refusait de
s’épanouir. Je me sentais un poids intolérable, non plus sur la
conscience, mais sur l’esprit. Quelque chose l’oppressait et le
paralysait, dont d’abord je voyais mal la forme et la nature.

Mais j’eus bientôt fait de comprendre ce que c’était. C’étaient mes
Allemands qui «ne passaient pas». Aucun effort ne pouvait me les faire
digérer. Tout ce que je savais, tout ce que j’avais découvert sur leur
compte, du seul fait que j’avais résolu de le garder pour moi, agissait
contre moi, menaçait de m’étouffer.

Je m’étais cru plus fort que je n’étais. Mes scrupules étaient fort
beaux; mais encore fallait-il que je fusse capable de leur obéir. Je
m’étais faussement pris pour un humanitaire; je m’étais trompé sur ma
capacité de pardon; j’avais une nature trop formée, trop définie pour
qu’elle pût abdiquer, avec une soumission vraiment sincère et
irrévocable, devant son contraire.

Au fond, j’avais mal connu la profondeur de mon antagonisme aux
Allemands. J’étais avec eux dans une incompatibilité d’humeur si
foncière, si exacte,--il y avait une correspondance à rebours si
parfaite de leur caractère au mien, que je voyais quelle utopie ç’avait
été de vouloir les surmonter, les oublier et les taire.

La question désormais était bien claire. Entre eux et moi, il me fallait
choisir. En leur faisant grâce de ce que j’avais à dire sur leur compte,
je me condamnais moi-même à mort. A tout le moins je perdais le libre
usage de mon esprit; il me fallait renoncer à toute joie et à toute
aisance intellectuelles.

J’étais bien obligé de reconnaître que je n’étais pas mûr pour un tel
sacrifice et que ma générosité ni mon amour du prochain n’allaient
jusqu’à me le rendre possible.

                   *       *       *       *       *

Je suis donc revenu à mon manuscrit un moment délaissé et j’ai écrit le
livre qu’on va lire, rien que pour rejeter de moi les Allemands.

Je ne me fais aucune illusion et je ne cherche pas à donner le change
sur les motifs qui me le font publier: ils sont d’ordre égoïste, je le
sais. Je ne suis pas de ceux qui confondent leurs sentiments et pensent
faire œuvre de charité chrétienne en s’abandonnant à leur haine. Je vois
très bien que la charité ne saurait ici m’ordonner autre chose que de me
taire. Je ne la compromettrai pas dans l’entreprise violente où je me
jette; je ne lui ferai pas couvrir ma colère. Je lui désobéis en pleine
conscience, et à contre-cœur, sous l’empire d’une passion irrésistible,
pour une fois seulement, si Dieu le permet.

Je cède ici, le sachant, à la fureur de mon esprit, à son intégrité. Je
le laisse se défendre tout seul, par son unique volume, contre
l’atteinte et contre l’attentat de son ennemi parfait, de son ennemi
idéal. De son propre élan, il se précipite sur le génie allemand, tout
droit, avec l’ardeur immédiate et aveugle des phagocytes s’emparant des
microbes qui voudraient s’insinuer dans l’organisme.

Je me débarrasse, je me déblaye. Ceci n’est pas un jugement, une mise en
accusation de l’Allemagne, du genre de celles que dressent
quotidiennement nos journalistes et nos hommes d’État. On ne trouvera
pas dans mon livre l’appareil solennel de la justice. Je n’y condamne
rien; j’y déteste seulement. Mon livre n’est rien de plus que la grande
détestation que mon esprit fait de l’Allemagne.

Je ne m’en prends pas à ses crimes, mais à sa façon de penser et de
sentir; je la répudie bien exactement; je dis: «Voilà tout ce que je ne
suis pas, tout ce dont je ne veux pas.» Je me nettoie de l’Allemand,
comme la France elle-même cherche, depuis plus de quatre ans, avec une
si dramatique patience, à s’en nettoyer. Je ne me place pas à un point
de vue transcendant; je fais de l’hygiène, comme on dit; je pense à moi,
à ma propreté intérieure, et j’écarte ce qui la compromet. Je cherche
simplement à retrouver l’aisance de mon souffle et le bon fonctionnement
de mon cerveau.

                   *       *       *       *       *

Et pourtant je ne voudrais pas non plus, par trop d’insistance sur ce
point, éveiller l’idée que je n’ai tenu compte, dans tout mon livre, que
de ma commodité personnelle. A m’entendre répéter que je m’y suis
uniquement proposé de me débarrasser des Allemands, on pourrait croire
que je n’ai pas été trop scrupuleux sur les moyens d’y réussir; je
finirais par suggérer à mes lecteurs le soupçon que je n’ai pris conseil
que de ma fureur et que mon essai n’est donc rien qu’une vaine diatribe.

Non. Malgré la force des sentiments qui m’animaient, malgré l’urgence de
la fin que j’avais en vue, je me suis efforcé d’être aussi objectif que
possible. Le moyen que j’ai choisi de détacher de moi les Allemands,
c’est de les définir,--de les définir avec toute l’exactitude et toute
la minutie dont j’étais capable. Je me suis appliqué à ne rien laisser
passer dans mon analyse de purement injurieux, j’ai évité dans tous les
cas la simple vitupération. J’ai toujours motivé par des exemples
empruntés soit à mes souvenirs de captivité, soit à des textes
incontestables, chaque trait que j’ai cru pouvoir tracer. J’ai contenu
mon indignation le plus que j’ai pu. J’ai pensé qu’il y avait toujours
avantage à en remplacer l’expression par quelque détail authentique ou
par quelque réflexion dont la pertinence pût être directement sentie.
Finalement, quand il s’est agi de fixer l’essence du génie allemand,
pour être bien sûr de ne rien inventer, j’ai demandé tous mes matériaux
à un Allemand et ce n’est que du texte même de son essai que j’ai voulu
tirer les formules qui m’ont servi à la caractériser.

En un mot, j’ai voulu faire une œuvre posée, concrète, véridique. Bien
que j’y sois étroitement mêlé et que j’apparaisse directement intéressé
à son issue, je n’ai pas désespéré de lui donner une valeur indépendante
de la passion qui me l’inspirait, ni même de forcer les esprits qu’elle
est faite pour indisposer le plus violemment, à en reconnaître la
vérité. Oui, je voudrais que l’Allemand lui-même ne pût la contester, je
voudrais le contraindre à avouer sa ressemblance avec cette image que je
lui tends.

Sans doute, c’est encore là une utopie, mais qu’il vaut la peine de
poursuivre. Car en la gardant sans cesse comme idéal devant les yeux, je
commencerai peut-être, à tout le moins, à réduire et à dégonfler ces
monstres intellectuels, ces caricatures géantes qui flottent entre les
deux camps comme des baudruches et dans lesquels chaque peuple croit
reconnaître son adversaire.

                   *       *       *       *       *

C’est même, en fin de compte, ce qui me rassure sur la responsabilité
que j’encours en publiant ces pages. Elles finissent par m’apparaître
plus utiles que dangereuses. Je me demande si elles ne peuvent pas avoir
cet excellent effet de remplacer les notions entières, absolues et vides
que nous nous sommes formées sur le compte des Allemands par des idées
tout de même plus nuancées, plus relatives, reflétant mieux la
complexité du modèle. Peut-être peuvent-elles nous aider à sortir de la
féroce et grandiose ignorance où nous vivons, de notre ennemi.
Peut-être, malgré ce qu’elles ont encore de trop ardent et d’un peu
grossier, contribueront-elles à nous replacer dans cette attitude de
pure et d’impartiale observation vis-à-vis de ce que nous n’aimons pas,
où il va bien falloir que nous consentions à rentrer.

Et voici qu’après avoir craint de prendre rang parmi eux, je vais
espérer de déplaire, par trop de modération, aux excitateurs de tous
calibres qui mènent le chœur de la vocifération contre l’ennemi. J’avoue
que ce serait une bien grande satisfaction pour moi, si l’exactitude de
ma peinture allait les déconcerter; et je ne tiendrais pas pour un petit
honneur les injures qu’ils voudraient bien m’adresser ni le mépris
qu’ils consentiraient à faire de moi.

                                   *

                                 *   *

On voit, en tous cas, que je suis loin d’être fixé sur le retentissement
possible de mon livre. Mais c’est assez m’interroger à son sujet.
Puisque aussi bien je suis maintenant décidé à le donner, il est
parfaitement ridicule de me demander plus longtemps ce qui pourra bien
se passer, quand je l’aurai fait. Et ce l’est d’autant plus, que le plus
vraisemblable est qu’il ne se passera rien du tout.

Août 1918.




PREMIÈRE PARTIE

D’APRÈS NATURE




I

LE MANQUE DE CRÊTE


Il me semble qu’on fait fausse route quand on veut apercevoir d’abord
chez les Allemands des sentiments d’une violence et d’une cruauté
anormales, un tempérament furieux. Je ne nie pas cette violence, cette
cruauté, cette fureur, dont il y a tant d’exemples constatés. Mais je ne
pense pas qu’elles soient en eux primitives. Je ne nie pas qu’ils soient
des barbares. Mais il ne me paraît pas que ce soit tout à fait à la
façon des Huns.

Ce qui me frappe bien plutôt au premier coup d’œil, c’est leur manque de
tempérament et ce que Maurras appelait un jour très bien «la médiocrité
du premier fonds allemand». Cet ensemble de goûts, d’instincts, de
préférences et d’aversions, qui fait la substance de chaque âme et donne
au caractère sa tournure, est en eux d’une indigence prodigieuse.
Prenez-les bien exactement au début d’eux-mêmes, avant que leur
formidable volonté ait eu le temps d’intervenir: ils ne sont rien; ils
ne désirent, n’attendent, ne prétendent rien.

Qui dira jamais la profondeur de leur _indifférence_? Et il faut
entendre par là qu’ils sont à la fois extraordinairement indifférents et
extraordinairement indifférenciés. Tous les prisonniers connaissent,
pour s’en être souvent moqués, l’immanquable réponse des sentinelles à
toute proposition qui, par chance, ne vient pas se heurter à quelque
interdiction, que n’a, par hasard, prévue et d’avance repoussée aucun
règlement: _Das ist mir egal!_ ripostent-elles infailliblement. Et il
faut entendre le son plein et convaincu de la dernière syllabe: _Das ist
mir egââl!_ Cela est prononcé avec une sincérité radicale, exhaustive;
on sent que c’est le tréfonds de l’âme qui s’y exprime et s’y épuise.
Or, qu’est-ce que cela veut dire, sinon: «A ce que vous me suggérez,
rien en moi n’incline et rien en moi ne s’oppose. Vraiment, je me sens
aussi vide que possible en face de votre envie. Je pourrais chercher
longtemps: je ne trouverais rien qui soit pour ou contre. Je suis
tellement uni, tellement homogène, tellement équivalent en quelque point
que vous me preniez! Je ne connais tellement pas d’autres différences
que celles qu’on m’a apprises!»

Ne confondons pas. Ce n’est pas ici le fatalisme slave ou oriental; il
ne s’agit d’aucune résignation. L’Allemand ne replie pas ses désirs et
ses rêves devant un événement jugé insurmontable. La vérité est qu’il
n’a d’abord ni désirs, ni rêves; ni amour, ni haine; ni plaisir, ni
dégoût; ni passion d’aucune sorte. Dirons-nous que c’est un endormi, que
la vie en lui reste faible et basse? Au contraire, à n’en mesurer que le
branle, elle semble en lui exceptionnellement forte et tendue. Le
courant qui le traverse dépasse de beaucoup l’intensité moyenne. Mais il
ne traverse que le vide; il ne trouve rien pour l’orienter; la matière
qu’il parcourt est complètement amorphe. Les rudiments même de la
sensibilité sont absents de cette âme, et ses inclinations élémentaires,
son premier clivage.

«Un Allemand ne tient pas devant un Français», me disait un jour un
camarade de captivité, un petit bonhomme, dont je revois les minces yeux
brillants, le regard décidé. Étant détaché au travail, tout seul dans un
village, il y avait pris sur ses employeurs un ascendant extraordinaire
et avait réussi à obtenir leur complicité pour une évasion. Seul, le
repentir imprévu et prématuré d’une femme, qui avait été, toute en
pleurs, se dénoncer, et lui avec, aux autorités, avait fait échouer son
projet. C’est en se rappelant la facilité avec laquelle il avait
convaincu tous ces gens de lui venir en aide contre leur patrie, qu’il
énonçait ce principe, dont la justesse m’avait frappé. Un Allemand ne
tient pas devant un Français. C’est-à-dire que si vous les prenez tous
les deux à l’état naturel, au moment où ils ne reçoivent encore
d’indications que de leurs respectifs tempéraments, l’Allemand ne peut
pas affronter le Français; il est sans armes devant lui; il n’a rien qui
corresponde à ces désirs droits et perçants, à cette vivacité
passionnée, à cette avide intrépidité du cœur dont son partenaire est
pourvu. Qu’opposerait-il à nos mille partis-pris, à nos décisions
sentimentales, à cette façon que nous avons de voir tout de suite les
choses sous le jour le plus déterminé? Dès qu’il paraît à nos yeux, le
tableau de la réalité a toutes ses nuances. Je ne dis pas que cette
promptitude soit dans tous les cas un avantage. J’aimerais même à
montrer qu’elle est peut-être à la source de toutes nos erreurs et de
tous les malheurs qui s’en suivent. (Nous sommes des esprits trop vite
fixés.) Mais enfin elle témoigne d’une vigueur générale, d’un entrain et
d’une «pleine terre» des sentiments, auxquels l’Allemand, avec son
étique spontanéité, ne saurait songer à résister, et qui, toutes les
fois qu’il se trouve seul en tête à tête avec l’un de nous, le mettent
en état de notoire infériorité.

    _Der deutsche Jüngling fromm und stark
    Beschirmt die heilige Landmark[1]._

  [1]

        «Le jeune Allemand pieux et fort
        Protège la frontière sacrée.»

    (2e couplet de la _Wacht am Rhein_.)

C’est trop bien ça. Je le vois trop bien, «le jeune Allemand pieux et
fort», appuyé sur son arme, prêt à tous les chocs, la poitrine solide,
l’esprit seulement animé d’un éperdu dévouement. Je le vois trop bien
pour pouvoir le souffrir. «Pieux et fort»: voilà tout ce qu’il a à nous
montrer, voilà son entière richesse intérieure en deux mots exprimée.
Qu’on n’aille pas dire qu’une chanson n’est pas une peinture
psychologique. Non, tel quel, le portrait est complet; il n’y manque
aucun détail. Voilà le héros allemand, tel qu’il s’apparaît à lui-même,
voilà toute la complexité et toute la nuance qu’il se découvre; voilà à
quoi, à ses propres yeux et en fait, il se ramène.

Plus que d’avoir ravagé, pillé, incendié et massacré, je lui en veux de
se résumer si facilement, de se réduire à si peu de chose. Ce que je ne
puis lui pardonner, c’est son néant intérieur. Il faut qu’il aille
chercher des vertus pour faire croire qu’il est quelque chose; il ne
commence qu’à la morale. Pour s’apercevoir qu’il existe, il faut lui
donner quelque chose à faire; alors on peut admirer comme il le fait
bien. C’est un de ces êtres qu’on ne remarque que lorsqu’on est obligé
de les féliciter.

Les vieux du _landsturm_ qui venaient au camp prendre livraison des
corvées, après avoir recueilli, d’un visage tendu par le respect, les
recommandations du sous-officier de service, se tournaient vers le
groupe de prisonniers qu’ils allaient accompagner: _Also, marsch!_[2]
s’écriaient-ils. C’est-à-dire: «Puisque c’est ça que nous devons faire,
faisons-le!» Rien ne les eût poussés à l’entreprendre spontanément,
cette idée ne leur serait jamais venue. Mais c’était presque effrayant
de penser à quel point ils n’y trouvaient pas non plus d’objection! On
sentait en eux une vacance presque infinie, et surtout, ce qui
m’impatientait plus que tout le reste, cette bonne humeur des gens qui
n’ont pas de désirs, qui sont contents de faire ce qu’on leur dit de
faire, parce que sinon ils n’auraient pas su à quoi passer leur temps.

  [2] «Eh! bien donc, en avant!»

                                   *

                                 *   *

Comme c’est l’aspect, je crois, le moins soupçonné de son caractère, je
voudrais illustrer par quelques anecdotes cette indifférence foncière de
l’Allemand. Et d’abord qui chantera jamais en termes suffisamment
héroïques sa patience? Qui racontera tout ce qu’il est possible de lui
«faire voir», avant qu’il ne comprenne qu’il faut se fâcher?

Chaque jeudi, nous allions faire en ville des achats pour la société de
secours mutuels de notre camp. Accompagnés d’une seule sentinelle que
nous traînions derrière nous plutôt qu’elle ne nous conduisait, nous
entrions librement dans tous les magasins et nous y étions toujours
royalement accueillis. Nous récoltions même bien des sourires et bien
des compliments qui ne se fussent jamais égarés à l’adresse de vulgaires
soldats allemands. Car les Allemands se soutiennent sans doute très
fortement les uns les autres, mais ils ne s’aiment guère entre eux; il
suffit de les avoir vus se parler pour en être convaincu. Le visage même
qui nous regardait plein d’aménité, dès qu’il se tournait vers un
compatriote, devenait dur, sombre et sec: quelques mots de réponse,
juste ce qu’il fallait; et si «l’autre» n’était pas content, il n’avait
qu’à s’en aller. (Peut-être aussi, pour tout dire, cette différence
d’égards tenait-elle en partie à la différence que le marchand supposait
entre nos respectifs porte-monnaie.)--Quoi qu’il en soit, ce n’est pas
sur cette curieuse anomalie psychologique que je veux insister en ce
moment. Je pense surtout à l’endurance de certains _feldgrauen_ qui
attendaient pour se faire servir qu’on en eût fini avec nous; j’en
revois un, entre autres, que nous fîmes «poser» certainement pendant
près d’une demi-heure, dans un magasin de quincaillerie. Sans même oser
s’asseoir, il regardait, derrière nous, d’un air mélancolique, les scies
et les serpes pendues au plafond, et poussait de loin en loin de timides
soupirs. Parfois l’un de nous lui lançait par-dessus l’épaule un regard
ironique et amusé; mais il ne semblait pas s’en apercevoir.
Qu’étions-nous pourtant, que de vulgaires prisonniers, que des esclaves
qu’il eût pu balayer d’un geste? Mais je suis bien sûr qu’il ne pensait
pas à ce détail; et ce qui l’en rendait oublieux, ce n’était ni
générosité, ni grand élan de fraternité humaine. Tout simplement il ne
sentait rien; il ne réalisait pas la situation par le sentiment; elle ne
lui donnait aucune secousse; les fibres qui l’eussent fait tressaillir
et se révolter manquaient dans son cœur.

En chemin de fer, entre Leipzig et Francfort, nous étions six
prisonniers conduits par deux sentinelles; nous nous étions
confortablement installés dans un compartiment et d’abord, sans hésiter,
et sans provoquer la moindre protestation de nos gardiens, deux des
nôtres avaient pris les deux coins près de la fenêtre. Le train
cependant était bondé: beaucoup de permissionnaires, quelques civils; et
de nos places, nous contemplions tous ces gens, qui s’amoncelaient dans
le couloir, la plupart debout, quelques-uns lamentablement assis sur
leurs paquets, tous écrasés les uns contre les autres, piétinés par
chaque passant, jetés contre les parois par chaque cahot du train, mais
ne pensant aucunement à nous déranger. Nous les entendions bougonner les
uns contre les autres; c’est tout ce qu’ils voyaient de mieux à faire. A
la fin, le spectacle nous parut si ridicule que nous nous décidâmes à
«inviter» un grand artilleur, qui se tenait debout en travers de la
porte, à venir s’asseoir au milieu de nous: il accepta avec force
remerciements.

Il est incroyable à quel point l’Allemand est lent à se représenter le
véritable rapport où il est avec les gens qu’il rencontre: c’est parce
qu’il n’en est averti par aucune commotion affective, par aucun
sentiment immédiat. Et le Français profite d’une façon admirable,
souvent même téméraire, de ce retard à l’allumage. Instruit du premier
coup d’œil, avec une folle impertinence, il saisit son avantage et le
pousse aussi loin que possible, pendant le temps que l’autre met à
composer sa réaction. Arrive ensuite que pourra! Il aura toujours bien
ri en attendant.

On n’imagine certainement pas ce que les prisonniers réussissent à
«faire avaler» à leurs gardiens. On n’a aucune idée du ton de certaines
conversations entre eux. Que de fois ai-je entendu mes camarades dire à
leur chef de chantier: «Vous aurez beau faire, vous êtes foutus! Ce
n’est plus qu’une question de jours, de mois ou d’années. Mais vous êtes
foutus. Tout le monde sait ça en Europe. Il n’y a que vous qui ne le
sachiez pas encore.»

Un jour, un prisonnier se voit interpellé par un officier aviateur, qui
a la naïveté de lui demander ce qu’il pense de la guerre. Le Français
aussitôt de se lancer dans une peinture effroyable de la situation où
l’Allemagne s’est imprudemment fourrée et de montrer le châtiment qui
s’approche d’elle pas à pas. Je me rappelle particulièrement la
conclusion de sa diatribe, si décisive que l’autre en resta tout sot:
«D’ailleurs, s’écria-t-il, quand on n’est pas foutu de nourrir ses
prisonniers, on ne fait pas la guerre!»

Nous avions un sous-officier qui était chargé de nous faire faire
l’exercice. Figure rose, tête toujours légèrement inclinée sur l’épaule,
parole doucereuse, allure timide et gênée; dans le civil il était
fabricant de poupées.--Avec un pareil innocent, direz-vous, il n’y avait
guère de mérite à se montrer provoquant.--Oui, mais bien qu’il ne fît
presque jamais d’observations et qu’il se contentât de mouvements
exécutés avec toute la nonchalance que des Français sont capables de
mettre à une besogne qui les ennuie, il avait un petit carnet où il
crayonnait gentiment de temps en temps quelques notes personnelles; et
la suite en était généralement qu’au bout de quelques jours l’un de nous
se voyait emmené en cellule pour mauvaise tenue à l’exercice. L’animal
dans le fond était donc venimeux. Eh bien! malgré le danger qu’il y
avait à l’exciter, je ne puis songer sans rire, j’allais presque dire
sans pitié, aux énormités que certains d’entre nous réussissaient à lui
faire entendre. Il est vrai qu’il avait, lui aussi, la manie bien
allemande de nous demander notre avis sur les opérations. Ce n’était
donc jamais nous qui avions commencé. Mais c’était bien nous qui
continuions, et avec quel entrain! Je me rappelle surtout le moment de
l’attaque sur Verdun. Le malheureux avait eu l’imprudence de nous
laisser voir, dès les premiers jours, qu’il comptait bien sur la chute
imminente de la place. «La semaine prochaine, nous serons à Verdun!»
nous avait-il déclaré d’un petit air timide et satisfait. Empruntant
alors une assurance qu’il était sans doute bien loin de ressentir à cet
instant, un de mes camarades lui répliqua vertement que ni la semaine
prochaine, ni le mois suivant, ni jamais les Allemands n’entreraient à
Verdun. Et quand les événements eurent confirmé sa prophétie, on pense
comme il triompha! Je le revois parlant à sa victime sous le nez, et
avec des gestes presque menaçants: «Eh! bien, vous voyez comme vous y
êtes entrés à Verdun! Vous étiez à Douaumont l’autre jour! Vous n’y êtes
plus aujourd’hui. C’est une drôle de façon d’avancer... Enfin, peut-être
qu’avec le temps!... Mais non, vous n’y arriverez jamais. Vous êtes trop
bêtes. Le kronprinz vous fera tous crever devant nos tranchées; mais
vous n’avancerez plus, etc.» Sous cette algarade, dont je n’exagère
nullement les termes, notre homme avait pris un air piteux et vexé, mais
il ne bougeait pas. Frileux et «rentré» comme un oiseau sous une averse,
un mauvais petit sourire d’embarras sur les lèvres, il essayait
simplement de mettre un frein à la verve de notre camarade en lui posant
la main sur le bras: «Permettez! Permettez!...» Mais il ne pensait plus
du tout à son carnet, ni à l’uniforme qui lui donnait un si terrible
pouvoir sur son interlocuteur. Il était ennuyé: rien de plus.

A une sentinelle «bon enfant», qui ne savait pas un mot de français, des
prisonniers, comme à un serin, avaient appris cette simple phrase: «Ils
sont foutus, les boches!» Et il allait la répétant partout avec extase.
Quand nous le rencontrions dans le camp, nous lui criions: «Sont-ils
foutus?» Et il répondait: «Ils sont foutus, les boches!» Un jour, nous
le vîmes arriver tout triste: quelqu’un l’avait renseigné sur le sens de
son exclamation favorite. Mais tout ce qu’il fit, ce fut d’être bien
malheureux et comme tout détraqué de ne plus pouvoir la lancer.

Les gosses de K..., quand nous passions par la ville, nous couraient
après en criant: _Schokolade! Schokolade!_[3] Mais nous avions la
cruauté de ne leur rien donner avant qu’ils eussent eux-mêmes sanctionné
leur déconfiture par le même sacramentel: «Ils sont foutus, les boches!»
Et encore que, moins bêtes que la sentinelle, ils comprissent
parfaitement le sens de la phrase, ils n’hésitaient pas un instant à
acheter de cette monnaie la précieuse plaquette; aucune indignation ne
montait du fond d’eux-mêmes leur interdire d’en user.

  [3] «Du chocolat! Du chocolat!»

Il y avait au camp un petit feldwebel courte-patte, qui avait servi
jadis dans notre légion étrangère. Ses seules amours étaient un corbeau,
qu’il élevait avec des tendresses de mère. Il le faisait coucher dans sa
chambre et l’y laissait prendre des libertés dont il restait, paraît-il,
des traces fort sensibles à l’odorat. C’est du moins ce que m’ont
raconté les prisonniers qui allaient en corvée sous sa direction et
qu’il employait presque exclusivement à lui ramasser des vers et des
insectes pour la nourriture de son protégé. Tous les Français le
tutoyaient et quand ils lui demandaient: «Eh bien, Münch, que penses-tu
de la guerre?» il répondait invariablement: «Beud-èdre que les boches
seront fainqueurs, beud-èdre que ce sera vous. Moi, je m’en fous.»

Un jour, on envoya pour conduire la promenade du samedi un vieux petit
feldwebel, propre, bien rasé, aux yeux clairs et tristes. Je m’imaginai
tout de suite, je ne sais pourquoi, qu’il devait être dans le civil soit
confiseur, soit professeur de maintien. A peine fûmes-nous sortis du
camp, il commanda: «Halte!» Puis, s’approchant des prisonniers qui
étaient en tête: «Que faites-vous?» demanda-t-il en français au premier.
Légèrement interloqué, notre camarade ne comprit pas tout de suite
la question: «Quelle profession? reprit l’Allemand avec
douceur.--Instituteur, répondit alors le prisonnier.--Ha! Ha!» fit le
feldwebel, en hochant par deux fois la tête, et avec les marques
d’une grande approbation. Puis il passa au second: «Que
faites-vous?--Comptable.--Ha! Ha!» Il vint au troisième pour en obtenir
le même renseignement. Mais le reste de la colonne commençait à
s’intéresser vivement à la conversation. Un esprit de moquerie la
parcourut comme une vague: nous nous mîmes à combiner les réponses les
plus extravagantes. Déjà le troisième d’entre nous qui fut interrogé se
révéla «marchand de cacaouëts». «Cacaouëts? Cacaouëts?» fit le vieux
d’un air interrogatif, en penchant un peu la tête de côté. Mais il ne se
déconcerta pas pour si peu et continua sagement son enquête. Son
français n’était sans doute pas des plus étendus, ni des mieux au
courant, car il parut plus d’une fois embarrassé. Quand il ne comprenait
pas, il jetait un petit coup d’œil circulaire, comme pour nous prendre
tous à témoins de l’étrangeté de la réponse qu’on lui faisait, et il
nous voyait fort bien en train de nous tordre de rire. Mais rien ne le
décourageait. L’un de nous n’ayant pas voulu lui laisser ignorer qu’il
était «marchand de cochons», «Couchons? Couchons? fit-il avec la même
timide inquiétude. Et il passa. Il ne s’arrêta que quand il eut
dépouillé le secret des cinquante ou soixante hommes qu’il avait sous
ses ordres. Il reprit alors le commandement et remit la colonne en
marche, l’air content et renseigné. Il marchait à côté de nous, d’un
petit pas sautillant et nous faisions à haute voix mille plaisanteries
sur son compte: «Est-il possible, me disais-je, qu’il ne comprenne pas
qu’on se moque de lui?» Mais je crois plutôt que ça lui était égal; il
sentait bien, vaguement, que nous n’étions pas très sérieux; mais cette
impression ne passait pas en lui jusqu’à l’indignation; elle n’éveillait
aucune susceptibilité; elle n’enflammait aucun amour-propre; elle le
laissait tranquille, serviable et satisfait. C’était en hiver, il avait
neigé. Quand nous fûmes sur le point de rentrer au camp, il nous fit
arrêter de nouveau, à la hauteur d’un vaste champ de neige: «Maintenant,
battez-vous avec des boules!» nous dit-il simplement. Au cours du
combat, il fut atteint à plusieurs reprises par de faux maladroits. Il
souriait un peu, s’époussetait, et continuait à nous contempler
placidement.

F. B... était un grand sous-officier saxon, costaud et paisible, avec de
longs bras qui pendaient du haut d’épaules légèrement voûtées. Horloger
dans le civil, il l’était à peine moins dans le militaire et ne pensait
qu’à nous colloquer des montres, pour lesquelles il nous faisait
d’ailleurs des prix réellement avantageux. Il avait vécu en France et
savait très passablement notre langue; il la parlait peu, mais il
l’entendait parfaitement. Tous les prisonniers ne connaissaient pas ce
détail. Un jour, il entre dans un bureau où travaillaient quelques
Français qui justement n’en étaient pas instruits. L’un d’eux, de
mauvaise humeur, le salue de la classique exclamation où s’exprime au
naturel l’âme de tout bon Français qui, dans un endroit quelconque,
fût-ce dans un camp de prisonniers, est en possession d’un «filon»:

--Qu’est-ce qu’il vient encore nous faire ch..., ce c..-là?

Catastrophe, supposera-t-on. Tempête, cris de rage, verrous, supplices.
Pas du tout. Un peu plus voûté que de coutume sous le poids de l’injure,
d’un ton mélancolique et résigné, en traînant un peu sur les syllabes,
comme un qui constate qu’il n’a pas de chance, notre homme répond
simplement en français:

--Ça fait la troisième fois depuis ce matin qu’on me traite de c..!

                   *       *       *       *       *

Un incroyable manque de crête: voilà ce que je crois apercevoir d’abord
chez l’Allemand, voilà ce qui me paraît être vraiment au principe de son
caractère. Dans l’ensemble, ces gens-là ne sont aucunement susceptibles;
ils n’ont pas d’impatiences, rien jamais ne les démange. Parfois, comme
dans le cas du petit vieux, cette bonasserie peut devenir touchante,
ressembler même à de la générosité et au pardon des injures. Mais on
aurait tort de l’admirer et de s’y fier comme à une vertu positive; on
risquerait de graves mécomptes. Pour la bien comprendre, il n’y faut pas
voir autre chose que la faiblesse du premier fonds, que le défaut de
réalité psychologique dont souffre l’âme allemande. C’est un trou; pas
autre chose.

Et ne faut-il pas «avoir un trou» pour soutenir aussi mal que le font
les Allemands leur propre situation, l’avantage que leur donnent les
événements?

Un de mes camarades, de son métier libraire, s’était donné comme
architecte, sortant de l’École des Beaux-Arts de Paris. Il jouissait, à
ce titre d’un prestige extraordinaire. On lui avait octroyé un bureau,
où il faisait à peu près ce qu’il voulait; on venait le consulter, on
l’appelait: _Herr Baumeister!_[4] En un mot, il trônait. Un jour,
l’architecte allemand lui demande qu’elles seraient, à son avis, les
conditions de paix de la France.

  [4] «Monsieur l’architecte.»

--Il nous faut, répondit-il sans se troubler, l’Alsace-Lorraine et cent
milliards.

--Cent milliards! Vous vous trompez, vous voulez dire sans doute: cinq
milliards.

--J’ai dit: cent milliards.

--Mais c’est terrible, c’est terrible!

Et l’Allemand d’aller raconter à tous ses amis que la France demande
l’Alsace-Lorraine et cent milliards pour faire la paix. L’un après
l’autre, ils vinrent chercher confirmation de la nouvelle auprès de mon
camarade. «C’était, me racontait celui-ci, comme si j’avais eu vraiment
les pleins pouvoirs du gouvernement français pour traiter. Ils
défilaient tous devant ma table:

--Est-ce vrai que la France demande cent milliards? interrogeaient-ils.

--Parfaitement, cent milliards!

--Mais c’est affreux! Jamais nous ne pourrons avoir la paix à ces
conditions-là. Jamais nos gouvernants n’y consentiront.

Et ils s’en allaient les épaules basses, désespérés.»

Il faut noter que c’était un moment de leur plus haute fortune.

S’ils eussent _senti_ vraiment ce qu’ils étaient, s’ils l’eussent été
par enthousiasme et par inspiration, si la passion les eût le moins du
monde soulevés, croyez-vous qu’ils se fussent laissés intimider par le
verdict qu’un vulgaire prisonnier osait rendre contre eux et qu’ils
eussent été prendre un seul instant en considération les exigences d’un
tel plénipotentiaire? Mais l’assurance même de mon camarade était
quelque chose de trop fort pour eux, ils étaient trop mal alimentés pour
y faire face; aucun appel à leur cœur ne leur fournissait la défense, la
contestation, la riposte qui eussent été nécessaires. Leurs sentiments
les laissaient misérablement en panne.

Et il en était ainsi à chaque fois qu’il leur fallait nous affronter.
Ils n’avaient même pas de quoi se tenir à la hauteur des situations
qu’ils créaient eux-mêmes. La sensation dont j’ai peut-être le plus
souffert en captivité est celle de l’incohérence. Et jamais je ne l’ai
éprouvée plus forte qu’au moment des premières «représailles». On nous
avait avertis solennellement que les Français infligeaient aux
prisonniers allemands du Kameroun d’horribles traitements, qu’ils les
faisaient garder par des cannibales, si bien que plusieurs de ces
malheureux avaient été tout simplement croqués par leurs sentinelles;
que pour mettre un terme à ces actes de sauvagerie sans précédent, le
gouvernement allemand se voyait obligé de prendre contre nous des
contre-mesures (_Gegenmassregeln_) et qu’en conséquence nous allions
être envoyés dans les marais de Poméranie ou du Hanovre, où nous
travaillerions enfoncés jusqu’à mi-corps dans une boue pestilentielle.
Le sous-officier, chef de notre baraque, nous avait déjà fait ses
condoléances et ses adieux, car il ne pensait pas qu’aucun de nous en
pût revenir vivant. Ce début promettait. Mais, le jour du départ arrivé,
quand la colonne fut sur le point de sortir du camp, on la fit arrêter
et un officier nous adressa en français le petit compliment que voici:

«Amis Français, nous avons été très contents de vous posséder jusqu’ici,
nous n’avons absolument rien à vous reprocher, et nous regrettons
beaucoup que les agissements de votre gouvernement nous obligent à nous
séparer de vous. Mais rassurez-vous; dans le camp où l’on vous emmène,
vous serez aussi bien traités qu’ici; je peux vous assurer que vous
n’aurez à vous plaindre de rien. Et dans quelques mois vous nous
reviendrez, gais et bien portants, tout heureux de votre voyage.»

Je ne garantis pas l’exactitude absolue des termes; mais tel était bien
le sens général du langage qui nous fut tenu. J’avoue qu’il me parut
assez comique, et déjà, avant d’arriver à la gare, je commençais à ne
plus bien comprendre où j’étais ni comment tout cela pouvait diable
s’enchaîner. Mais ce fut bien autre chose quand nous eûmes pris le
train. Dans les faubourgs ouvriers de Dresde et de Leipzig, que nous
traversâmes, des femmes étaient aux fenêtres et elles nous envoyaient
des baisers au passage. Je le dis parce que je l’ai vu. Je me souviens
que je me prenais la tête entre les mains, en proie aux plus amères, aux
plus épuisantes questions: Qu’était donc tout ceci? Que me voulaient
donc ces imbéciles? N’auraient-ils pas pu au moins choisir? Si nous
étions en guerre, pourquoi ne pas y rester? S’ils me voulaient du mal,
que ne m’en faisaient-ils du fond de l’âme? J’aurais voulu toucher au
moins la haine qui les poussait contre moi. Puisque enfin ils s’étaient
déclarés, pourquoi leur cœur ne suivait-il pas? Je ne me contentais pas
de leurs foudres, j’appelais en même temps leur rage et leur exécration.
Pour me sentir à l’aise, je ne pouvais absolument pas m’en passer. Je
n’étais pas encore assez instruit pour deviner que dans leur cœur, même
au moment où ils me condamnaient soi-disant à mort, il n’y avait rien.
Je ne savais pas voir qu’ils étaient incapables de nourrir de colère
véritable, sentie, la décision qu’ils avaient prise. Je n’osais pas
reconnaître la misère inouïe de leur vengeance ni le vide dégoûtant où
leur cruauté prenait naissance.

Il faut corriger ce que j’avançais tout à l’heure: ce dont j’ai
peut-être le plus souffert en Allemagne, c’est du manque de
haine,--j’entends de haine spontanée, naturelle. Il m’a frappé déjà sur
le champ de bataille. Comme on nous emmenait prisonniers vers
l’intérieur des lignes, d’une troupe qui faisait la pause au bord d’un
bois, se détachèrent pour nous voir passer quelques hommes, des jeunes
pour la plupart, presque tous imberbes, certains avec des figures de
jeunes filles:

--_Die Schweine!_[5] dit l’un d’eux tout doucement, et l’on sentait dans
sa voix combien il était peu convaincu de cette injure, et qu’il la
répétait tout simplement, avec scrupule et fidélité, telle qu’il l’avait
apprise, comme un mot d’ordre, comme un renseignement reçu de ses
supérieurs. Il y croyait; et c’était tout. Mais s’il eût fallu la
trouver lui-même...

  [5] Les cochons!

Et depuis, j’ai pu souffrir mille vexations: mais jamais--ou plutôt une
seule fois peut-être--je n’ai senti la douche de la haine sur moi. Que
les humanitaires prennent bien garde ici! Qu’ils n’aillent pas utiliser
cet aveu pour conclure à la fraternité spontanée entre ennemis. Aucune
déduction ne pourrait être plus inexacte. Les «postes[6] qui nous
emmenaient en corvée étaient bien loin de déborder d’attendrissement et
d’amour pour nous. Simplement ils avaient le cœur vacant. Leur petite
baïonnette leur battant les jambes, leur tartine de pain noir beurrée de
saindoux dans la cartouchière, leur calot rond sur la tête, ils allaient
_fromm und stark_, marchant à nos côtés de leur pas solide et docile,
vers la carrière ou la route en réfection qu’on leur avait désignée. Ils
écoutaient nos conversations, ils prenaient part à nos plaisanteries,
ils maudissaient avec nous les «Gros», _die Dicken_, les riches, qui ont
fait cette guerre pour s’engraisser encore davantage. Rien en eux à cet
instant ne leur parlait contre nous. Mais il ne fallait pas que
«Chocolat», le feldwebel chargé de la surveillance des corvées, parût
tout à coup à l’horizon sur son cheval pie. Quel branle-bas aussitôt!
Comme ils avaient tôt fait de bondir en avant et de hurler contre nous,
et de prendre le numéro de celui qui n’avait pas compris leur rugissant
_Hände aus den Taschen!_[7] Et voilà où je commençais à souffrir. Car
encore une fois, pour mon bien-être intérieur, il eût fallu que
j’entendisse toute cette rage sortir vraiment d’eux-mêmes; il eût fallu
que je sentisse leur âme même la cracher. Oui, peut-être leur eussé-je
pardonné, peut-être eussé-je entrevu une réconciliation possible avec
eux dans l’avenir, s’ils me fussent tombés dessus «pour de bon» à cet
instant. Car alors j’eusse deviné en eux des hommes, au lieu que je
n’avais affaire qu’à des pantoufles.

  [6] _Posten_: sentinelles.

  [7] «Les mains hors des poches!»

Pas bien étonnant qu’ils aient montré si peu de fureur contre nous,
quand on les voit si peu exaltés par la perspective de se battre. Je
sais bien que dans aucun pays aucun homme ne désire, ne peut sincèrement
désirer--surtout après quatre ans de guerre--d’être envoyé sur le front.
Mais je doute qu’en aucun pays aucun homme ose étaler, surtout devant
des ennemis prisonniers, une aussi complète absence de passion
belliqueuse que l’Allemand. A cet égard il est vraiment stupéfiant
d’impudeur. Je n’aime pas qu’on «crâne». Mais je ne vois pas non plus la
nécessité de laisser n’importe quel regard, surtout celui de notre
ennemi, pénétrer jusqu’aux hésitations secrètes de notre courage,
jusqu’à la lâcheté de la bête en nous. Or, il n’y avait pas dans le camp
une sentinelle désignée pour le front, qui n’accourût aussitôt nous
exposer sa détresse, ses terreurs, et nous faire part de son intention
de se rendre à la première occasion favorable. Beaucoup nous demandaient
de petits certificats attestant qu’ils s’étaient toujours bien conduits
à notre égard, pour les montrer dès leur capture et échapper ainsi aux
mauvais traitements. J’ai signé pour ma part au moins un de ces
témoignages de satisfaction et j’en ai vu octroyer plusieurs par mes
camarades. Rien n’était plus comique que l’allure penaude du malheureux
en quête de signatures, que les regards qu’il jetait à droite et à
gauche, en suivant l’allée de la baraque, dévisageant les prisonniers, à
la recherche des bonnes figures; et quand il pensait en avoir trouvé
une, rien n’était plus attendrissant et plus éhonté que la façon dont il
expliquait son désir: «Moi, tout de suite: _Kamerad_», faisait-il en
esquissant le geste bien connu. Et il prenait son papier à la main,
indiquant comment il comptait s’en faire un talisman.

Il y avait un vieux _landsturmmann_ qui accompagnait chaque jour la même
corvée. Il se croyait solidement embusqué, quand un jour il se vit
subitement déclaré _felddienstfähig_[8]. Sa désolation, son angoisse
dépassèrent tout ce que nous avions vu jusque-là. A tous ceux qui
l’approchaient, qu’ils comprissent ou non l’allemand, il racontait:

  [8] Apte au service en campagne.

--Et puis, vous savez, je vais aller au front. A mon âge! Avec quatre
enfants! Si ce n’est pas honteux!

--_Front nixt gut!_ lui disaient en rigolant des prisonniers de Verdun
qui travaillaient sous sa surveillance.

--_Nixt gut!_ répétait-il d’un air consterné, d’un pauvre visage tout
décomposé par la peur.

Mais enfin on lui suggéra le moyen de s’en tirer au meilleur marché.
Très obligeamment, les Français lui expliquèrent comment il devrait s’y
prendre pour effectuer sa capitulation avec le minimum de risques; ils
lui indiquèrent l’heure la plus propice, les circonstances
atmosphériques à choisir; ils lui enseignèrent les appels qu’il aurait à
lancer, les gestes qu’il aurait à faire, pour ne pas être accueilli trop
brusquement par ses sauveurs. Comme on peut penser, ces leçons de
désertion les amusaient au plus haut point et ils poussèrent la chose
aussi loin qu’ils purent; ils surent persuader le vieux que, pour être
sûr de n’oublier, le moment venu, aucun détail, il était bon qu’il
s’exerçât à l’avance, et ils organisèrent, dans l’atelier où ils étaient
seuls avec lui, de véritables répétitions. On vit le malheureux se
dépouiller de ses cartouchières, poser son fusil dans un coin et
s’avancer, les mains hautes, à la rencontre des prisonniers, qui, tapis
derrière des sacs, faisaient semblant de le tenir en joue.

Bien entendu, il n’entre pas un instant dans mon esprit d’accuser
l’Allemand de lâcheté positive, effective. Qu’il soit un admirable
soldat, il faudrait être de bien mauvaise foi pour le contester; et ce
serait faire injure à nos combattants eux-mêmes que de suspecter le
courage de l’ennemi auquel ils ont affaire. Je suis convaincu que la
plupart des désertions, dont nous avons vu les préparatifs, n’ont pas eu
lieu: une fois sur le front, l’homme se sera trouvé certainement placé
dans des circonstances où son premier dessein lui sera à lui-même apparu
comme un rêve. Mais aussi je n’ai rien voulu prouver de plus, par les
précédentes anecdotes, que le manque complet de spontanéité héroïque
chez l’Allemand. On se tromperait à fond si l’on concluait de ses
exploits à son caractère, de ses prodigieuses réussites militaires à
quelque goût inné chez lui pour la bataille et pour le risque. A la
place de l’enthousiasme qu’on lui suppose, là encore il n’y a rien. Pas
de naturelle _Begeisterung_[9], c’est-à-dire qu’il n’est empli ni
transporté par aucun «esprit» et qu’il ignore absolument la rage de
périr ou de vaincre.

  [9] Enthousiasme.

Pour bien comprendre ce point, il faut l’avoir vu au combat. Qu’il
ressemble donc peu à cette brute furieuse, à cet animal de proie qu’on
se représente d’habitude! Je garde, de l’attaque que j’ai eu à
supporter, le souvenir non pas d’une ruée sauvage, mais d’une puissante
opération mécanique. J’ai été englouti méthodiquement, comme on voit
disparaître une pièce de bois dans la gueule impassible de certaines
machines. Mais les hommes qui composaient cette machine, les hommes qui
marchaient, tiraient, tombaient, je n’ai senti chez eux aucun transport,
aucune colère bien définis. Ils avançaient simplement, portés, régis par
un mouvement colossal et régulier. Ils tuaient là où il fallait tuer,
ils prenaient là où il fallait prendre. Nulle part ils n’étaient
entraînés par aucune fureur individuelle. Ils avaient l’air parfaitement
«désintéressés». Je me rappelle surtout le dernier assaut qu’ils nous
donnèrent, à la nuit déjà tombée, avec l’accompagnement de leurs trompes
rudimentaires, d’où ne s’échappaient que deux ou trois sons rauques et
maladroits, semblables aux appels de bergers préhistoriques. Il y avait
dans les cris dont ils s’excitaient vers nous quelque chose de tellement
indifférent! Je les devinais à la fois terribles et si peu convaincus.
Ils allaient, ils marchaient encore un peu contre cet ennemi déjà
piétiné que nous étions, pendant cette demi-heure qui restait avant la
soupe et qu’il ne fallait pas laisser inemployée. «Hourra!» criaient-ils
d’une voix fatiguée, c’est-à-dire: «Encore ça pour finir la journée,
pour en être quittes avec le devoir!» Pour beaucoup c’était la mort qui
était embusquée dans cette étroite demi-heure. Mais même cette
perspective ne suffisait pas à les mettre hors de leurs gonds. Même la
mort entrait pour eux en équivalence avec la vie.

Leur premier mot aux prisonniers qu’ils venaient de faire était
toujours:

--_Krieg nixt gut!_[10]

  [10] «Guerre, pas bon!»

Et ils ajoutaient pour eux-mêmes avec un grand soupir:

--_Wenn es nur alles wäre!_[11]

  [11] «Si seulement c’était tout! Si seulement c’était fini!»

(Je parle du mois d’août 1914.)

Voilà ce qui résume tous les sentiments dont ils étaient capables, les
seuls dont ils fussent animés en se précipitant sur nous. Voilà le
maximum de la passion chez eux, voilà la passion toute pure, telle
qu’elle les gonflait au moment de l’action, au moment même où leur bras
se faisait assassin.

Qu’on ne pense pas que, par tout ce que je dis là, je veuille le moins
du monde introduire l’idée de leur innocence, ni prévenir les esprits en
leur faveur. Bien au contraire, ce qui nourrit mon indignation et mon
ressentiment contre les Allemands, c’est qu’ils aient pu commettre
toutes les abominations du combat avec si peu de haine au cœur. Nous, au
moins, quelque chose d’affreux, mais de sacré, nous transformait jusqu’à
la racine, ramenait pêle-mêle du fond de nous-mêmes de la rage, de
l’insulte, du désespoir, je ne sais quelle frénésie vengeresse. Si nous
étions criminels, au moins l’étions-nous tout entiers. Mais eux, ils se
contentaient d’être «_fromm und stark_». Ça leur suffisait. «Pieux et
solides», bien bâtis de partout, l’âme aussi peu excessive que le corps,
de la santé et un grand vide intérieur: voilà comment ils s’avançaient
sur nous et voilà comment ils se présentent, quand on vient les trouver
dans leur ingénuité primitive, à leur état le plus naturel. L’Allemand,
c’est d’abord quelqu’un à qui «c’est égal» et qu’une insuffisante
détermination psychologique rend capable à la fois de tout supporter et
de tout faire.

                                   *

                                 *   *

Une nature. Qui me montrera chez lui une nature? Je l’avoue, à défaut de
bons, je voudrais lui trouver au moins de mauvais penchants; je voudrais
entendre raconter de son enfance des traits bien noirs, quelque chose
qui témoigne d’une perversité vraiment originelle. Je voudrais que ses
parents aient eu tout de suite à se plaindre de lui: «Mon pauvre
monsieur, si vous saviez quel monstre c’est!» Mais non; je n’apprends de
ses débuts dans la vie rien que de louable et d’indifférent. Il
promettait déjà, il promettait tout ce qu’on voulait.

Le seul rudiment positif de caractère que je puisse apercevoir en lui,
c’est non pas de la cruauté, mais une certaine brutalité, une façon trop
brusque de faire les choses. Mais cela est à peine psychologique. Il ne
faut y voir que l’explosion de cette force toute physique qui le
remplit, que la détente de son corps trop bien portant, que l’effet
d’une trop robuste constitution. Il se décharge à coups de poing du
trop-plein de santé qui le gêne; c’est un dérivatif hygiénique, où l’âme
n’a presque aucune part.

Un jour, de sournois interprètes russes avaient été signaler à la
sentinelle un de leurs camarades qui, disaient-ils, ne se lavait qu’à
des intervalles par trop imposants. L’Allemand vint, empoigna le Russe
par sa veste, comme on prend un chat par la peau du dos, le traîna
jusqu’au lavabo, d’une grande gifle de la main droite fit voler au
diable sa casquette, d’une grande tape de la main gauche le poussa sous
le robinet qu’il ouvrit tout grand sur sa tête, et de son poing
d’Hercule le maintint pendant cinq bonnes minutes sous le flot
purificateur. J’étais encore sensible à ce moment-là et cette petite
scène m’avait impressionné. Mais je comprends maintenant que l’Allemand
n’était inspiré dans toute cette affaire par aucune méchanceté profonde.
Il y avait en lui, à ce moment-là, deux choses: la conviction acquise,
apprise, que la propreté est un devoir, et un surplus d’énergie
musculaire, qui transformait en une râclée la leçon qu’il voulait
donner. Le rire même dont en général les bourreaux accompagnent ces
sortes de corrections, atteste, je crois, qu’ils n’y mettent aucune
malice et qu’ils seraient tout prêts, une fois l’opération finie, si la
victime y voulait seulement consentir, à s’en amuser franchement avec
elle[12].

  [12] «_Es war bloss zum Spass!_ Ce n’était que pour rire!»

Et surtout à n’y plus penser.--Pour comprendre combien la brutalité des
Allemands est en eux chose peu consciente et de provenance
essentiellement physique, il faut voir avec quelle facilité ils oublient
le mal qu’ils vous ont fait. Là-dessus ils sont d’une générosité
incroyable. Ils peuvent vous briser de coups: dix minutes après, vous
les voyez revenir, gais et contents, sans aucun souvenir, sans aucune
pensée:

    _Le ciel n’est pas plus pur que le fond de leur cœur._

Ils n’ont rien fait, rien vu, rien entendu; rien ne s’est passé, dont
leur mémoire ait gardé le moindre souvenir. Vous êtes copains comme
devant; vous auriez tort d’avoir plus de rancune qu’ils n’en ont. Vous
ne voudriez pourtant pas montrer un plus vilain caractère... Au besoin,
ils vous demanderont une cigarette.

Nous eûmes, pendant quelque temps, comme chef de baraque, un
sous-officier qui poussait jusqu’au sublime cette indulgence envers
lui-même. Il arrivait, le lundi matin, sombre, la voix rauque et presque
indistincte, râclé par la noce bestiale qu’il avait faite en permission.
Ce jour-là, il fallait éviter de tomber sous sa griffe, car il cherchait
une victime. Mais quand il l’avait trouvée et qu’il avait passé sur elle
sa fureur--un jour il jeta par terre un de mes camarades et le
piétina--les muscles soudainement détendus, il ne voyait plus aucune
raison de nous en vouloir, et c’était le moment qu’il choisissait en
général--car j’avais le malheur d’être son interprète--pour me faire ses
déclarations les plus conciliantes:

--_Hier sind wir weit von dem Schlachtfeld_, disait-il. _Wir müssen
unsere Feindschaft vergessen, wir müssen in Eintracht miteinander
leben_[13].

  [13] «Ici, nous sommes loin du champ de bataille. Nous devons oublier
    que nous sommes ennemis, nous devons vivre ensemble en bonne
    intelligence.»

Je n’ai jamais vu d’apaisement si subit, ni si ridicule. On sentait
qu’il s’était vidé comme une bête d’une sorte de rancœur physique, qui
lui restait de la veille, et qu’il se trouvait maintenant rétabli dans
cet état de bonne respiration et de robuste indifférence où son âme
avait l’habitude de se tenir.

                   *       *       *       *       *

Je ne peux pas croire au sadisme des Allemands. Ils sont trop simples,
trop élémentaires pour trouver du goût dans la souffrance d’autrui. Ce
ne sont pas gens à se lécher de quoi que ce soit les lèvres; il n’y a
pas en eux de ces petits coins secrets où l’être vraiment pervers
déguste ses impressions; ils ne sont à aucun degré amateurs.

Même dans le mal qu’ils font, le «_fromm und stark_» suffit à donner
tout le contenu de leur cœur. Ils sont _stark_, ils sont de fer. Et
c’est pourquoi leur contact est rude et dangereux. C’est pourquoi l’on
fait bien de ne pas rester à portée de leur bras. On a raison de se
méfier d’eux, et tort de supposer des racines psychologiques à leur
brutalité.

Bien entendu, je ne songe pas un instant à nier qu’ils soient capables
de violences préméditées, intentionnelles; nous étudierons plus loin en
détail les étranges «devoirs de cruauté» qu’ils s’imposent. Mais la part
de la délibération et de la volonté est réservée jusqu’à nouvel ordre;
nous en sommes encore à l’Allemand primitif; nous le prenons encore tel
que la nature nous le livre.

Eh! bien, à cet âge de son développement, décidément, non, son âme ne
distille aucun venin spécifique; elle ne lui suggère aucune atrocité
directe, gratuite, dont elle seule ait à profiter; elle est sans
tentation et sans appétit. Elle reste d’une désespérante innocence. Ce
n’est pas elle qui s’exprime dans la grêle de coups qu’il fait de temps
en temps pleuvoir. A cet instant même, si vous pouviez pénétrer jusqu’à
elle, vous la trouveriez aussi neutre, aussi peu endiablée que jamais.
Même à cet instant, elle ne réussit pas à vaincre son informité
naturelle; elle reste en retard sur l’animal, moins vive, moins
dégourdie, moins décidée.




II

LA MORALE DU POSSIBLE


Une si grave inertie de la sensibilité ne peut manquer d’avoir ses
répercussions sur l’intelligence. L’indifférence du cœur entraîne chez
l’Allemand une inaptitude à saisir les différences entre les idées, un
affaiblissement du sens des valeurs. L’uniformité de sa substance
reparaît partout; elle empêche, elle empâte en lui le discernement.

Tout esprit normal a deux versants. Ses idées se disposent sur deux
pentes opposées, celle du Bien et celle du Mal, celle du Vrai et celle
du Faux, celle du Beau et celle du Laid. Bien entendu, il peut y avoir
des erreurs, principalement pour les idées qui naissent près de la
crête; il arrive qu’on les place sur le côté qu’il ne faudrait pas;
n’importe qui peut prendre le Mal pour le Bien, le Faux pour le Vrai; il
y a même des gens qui intervertissent complètement ces valeurs et qui,
d’un bout à l’autre de leur vie, se trompent en les employant; il y a
des esprits faux. Mais enfin tous distinguent, tous démêlent, séparent,
répartissent.

Chez l’Allemand seul, il semble que la ligne de partage des eaux
n’existe pas. C’est un esprit plan. Les idées qui y germent ne sont pas
opposées. Sériées, graduées, ordonnées, tant qu’on voudra. Mais entre
elles ne se glisse pas ce trait sinueux qu’on voit sur les cartes
subtilement diviser les terres voisines et rejeter les ruisseaux
qu’elles sécrètent vers des vallées différentes. L’Allemand sait qu’il y
a un Vrai et un Faux, un Bien et un Mal; mais il n’en sent pas le
relief. Comme tout le monde, il rattache à ces notions les faits qu’il
trouve dans son expérience, les inspirations qui lui viennent. Mais
c’est à tâtons; et simplement pour faire comme les autres. Jamais la
distinction ne jaillit en lui d’une source vive et naturelle; jamais il
ne la prononce du premier coup; jamais il n’a ce cri de l’homme sûr de
son fait, sûr de son droit, à qui une ligne de déplacement vers la
gauche ou vers la droite donne aussitôt des impatiences; rien ne
l’avertit directement de la justice ou de la justesse d’une chose; il
faut qu’il les détermine; son cœur, ses sens ne lui parlent pas de ça;
il n’a pas de nerfs non plus pour ça.

                                   *

                                 *   *

Et d’abord mille détails de sa conduite nous le montrent impuissant à
reconnaître le Bien du Mal. Entre ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas
faire, entre ce qu’indiquent le devoir ou même simplement les
convenances et ce dont il vaut mieux s’abstenir, pas de démarcation pour
lui; il passe de l’un à l’autre sans s’en apercevoir, véritablement sans
malice.

Les gens qui nous arrêtèrent, mon camarade P... et moi, dans notre
tentative d’évasion, nous témoignèrent tout de suite une presque
cordiale indulgence. Ils nous menèrent tout droit dans un café, nous
offrirent de quoi nous réconforter, causèrent aimablement avec nous,
nous demandèrent des détails sur notre plan de fuite, s’émerveillèrent
bonnement de la façon, excellente à les en croire, dont il était
combiné, enfin s’apitoyèrent sincèrement sur notre sort.

--Mangez donc, nous disaient-ils. Vous en avez si grand besoin! Vous
devez être si fatigués!

Pas la plus petite trace d’animosité dans leurs propos; au contraire une
espère d’admiration, et même de sympathie. Comme pour s’excuser de
l’obligation où ils s’étaient trouvés de nous mettre la main au collet,
ils constataient avec une grosse lourdeur fataliste:

--_Das ist Krieg!_[14]

  [14] «C’est la guerre!»

Mais tout à coup le _Kreissekretär_[15], qui avait le premier donné le
ton de la bienveillance, se leva:

  [15] Secrétaire de district.

--Vous savez lire l’allemand? me demanda-t-il.

Et attrapant le journal du jour, il l’ouvrit à la «Dernière Heure»:

--Tenez, lisez, dit-il en me le tendant.

(C’était le soir du 5 août 1915.) Je lus en caractères gras:

«_Warschau ist gefallen!_»[16]

  [16] «Varsovie est tombée!»

--Tournez la page, me dit-il.

Et je lus encore:

«_Ivangorod ist gefallen!_»[17]

  [17] «Ivangorod est tombé!»

--_Glauben Sie das?_[18] me demanda-t-il.

  [18] «Croyez-vous cela?»

Et comme je l’assurais que je n’avais aucune raison d’en douter, sachant
fort bien, dans les journaux allemands, démêler le vrai du faux, il
éclata d’un rire pesant, que ses compagnons aussitôt imitèrent; et se
tapant mutuellement sur les cuisses, ils commencèrent à se congratuler
entre eux:

--Ha! Ha! L’Allemagne est grande! Elle a des réserves innombrables,
hein? Fritz! Et il faut bien croire qu’elle a plus de soldats qu’il ne
lui en faut, puisque de solides gaillards comme nous, hein? Konrad, sont
encore ici!

Ils n’avaient pas dessein, je crois, de nous faire de la peine. Tout ce
qui avait précédé et tout ce qui suivit exclut cette hypothèse. Ils
auraient dû deviner pourtant le coup que ces nouvelles, et leur joie,
nous portaient, surtout dans l’état d’épuisement physique où nous
étions. Mais non! ils ne voyaient rien; ils ne comprenaient pas que pour
être vraiment généreux, il eût fallu qu’ils s’abstinssent de cette
manifestation-là aussi, comme ils s’étaient abstenus de nous frapper et
de nous injurier. Leur attitude continuait de leur paraître à eux-mêmes
homogène; ils ne distinguaient pas le contraste qu’elle contenait; ils
avaient passé la ligne sans la remarquer.

                   *       *       *       *       *

Je me rappelle encore une sentinelle géante de la garde saxonne, en face
de qui je suis resté une matinée tout entière, dans une maison
abandonnée d’un village désert où l’on nous avait envoyés ensemble en
corvée. Il faisait froid. C’était dans les débuts de la guerre. Ce grand
garçon, à figure rouge, aux oreilles décollées, me racontait sa
campagne. Il avait été jusqu’à Rethel. Et il me décrivait avec une
admiration profonde tout ce qu’il avait vu:

--Il y avait une épicerie, dans la grand’rue, vous connaissez? non, où
on trouvait tout ce qu’on voulait. Et les Françaises étaient bien
gentilles pour nous. Le vin coûtait tant le litre. Le croyez-vous?
Est-ce possible? Est-ce que c’est si bon marché chez vous? Et alors il y
avait des bateaux sur le canal, vous connaissez? non, tout chargés de
blé. Alors on les a tous fait brûler!

Je regardais ses larges yeux bêtes, pareils à ceux d’un veau; comme il
était trop grand pour la chambre, sa baïonnette s’accrochait sans cesse
au plafond, et il rentrait gauchement les épaules pour la dégager. Et
interminablement, avec toujours ce même geste, d’une voix basse et
confuse, cramponné à ses souvenirs, il continuait de me décrire mon pays
tel qu’il l’avait vu, et souillé. Et je lisais sur son visage une si
irrémédiable absence de soupçon du mal qu’il me faisait que c’en était
désarmant. Si je l’avais averti tout à coup qu’il me donnait sur les
nerfs, je suis certain qu’il m’eût fait des excuses et qu’il n’eût plus
su comment se tenir devant moi. Mais voilà! il ne se doutait de rien.

                   *       *       *       *       *

Non seulement l’Allemand vous offense sans le vouloir et par simple
ignorance des contours, des frontières de la bienséance, mais encore il
s’offense lui-même. Il ne perd pas une occasion de vous montrer ce que
d’autres cachent, de vous raconter ses mésaventures et ses hontes.

Au camp, quand un officier était ivre, son premier soin était de venir
se faire voir aux prisonniers et d’exécuter devant eux toutes les
sottises de son répertoire. J’ai vu le commandant de mon camp, un homme
âgé, gros et court (c’était, paraît-il, un grand industriel), défiler,
pour la fête du roi de Saxe, entre deux haies de prisonniers réjouis,
dans un état de parfaite ébriété; il roulait comme un tonneau d’un bord
à l’autre de l’allée et ne se protégeait qu’à grand’peine, en
s’accrochant de loin en loin aux arbres, contre l’écroulement définitif.
Je l’ai vu l’année suivante, ponctuellement à la même date, se
présenter, comme à un rendez-vous, dans le même état, devant ses
prisonniers et venir jouer aux boules avec eux.

                   *       *       *       *       *

Un lieutenant, le jour de Noël, monte sur la scène de notre petit
théâtre, et se frappant à grands coups la poitrine, commence en français
un discours:

--Mes amis, vous le voyez, je suis venu au milieu de vous, en ce soir de
fête, et sans armes... sans armes...

                   *       *       *       *       *

Un major bavarois arrive un soir à l’hôpital, les yeux flambants, se
tenant à peine debout. Il appelle l’infirmier français:

--Est-ce que vous ne remarquez pas que j’ai quelque chose de drôle
aujourd’hui?

--Mais non, monsieur le major?

--Mais si, mais si! Vous ne savez pas ce que c’est? Non? Eh! bien, c’est
aujourd’hui l’anniversaire de la mort de ma mère. J’oublie!

                   *       *       *       *       *

J’ai montré tout à l’heure comment ils affichaient leurs victoires, sans
penser à vous donner du chagrin. Mais leurs défaites les taquinent
aussi; ils ont besoin d’en faire le récit, et principalement à ceux-là
mêmes de qui ils les ont reçues. Combien de sentinelles ai-je vues, à
qui nous ne demandions rien, nous poursuivre dans tous les coins pour
nous raconter la belle, la magnifique pile qu’ils avaient remportée à la
Fère-Champenoise! C’était dans les débuts. Nous ne comprenions pas
encore beaucoup d’allemand. Mais les gestes étaient d’une éloquence
suffisante. Ils suggéraient les masses énormes de l’artillerie
française, leur feu écrasant, et la fuite éperdue des Allemands. «_Es
war tüchtig da!_»[19] concluait l’un des narrateurs, avec une sorte de
satisfaction pareille à celle du devoir accompli. Si l’on fût venu lui
dire qu’il eût mieux fait de ne pas étaler de tels souvenirs devant un
ennemi, il eût certainement ouvert de grands yeux:--Pourquoi donc?

  [19] «C’était fameux là-bas!»

                                   *

                                 *   *

Si vous voulez voir un Allemand dans l’embarras, observez-le quand il
est obligé de porter un jugement moral. Que les circonstances lui
demandent de se prononcer, de dire simplement si tel acte est bon ou
mauvais: le voilà dans la plus cruelle perplexité. On sent son malaise à
distance. C’est que sa conscience ne lui dit rien; aucune indication
n’en surgit. Il en est réduit à raisonner d’après ce qu’il sait, d’après
ce qu’on lui a appris, d’après ce qu’il voit que les autres estiment ou
condamnent.

De là, presque toujours, une certaine oscillation, un va-et-vient
d’amplitude variable entre les pôles opposés de l’appréciation. D’abord
une certaine générosité, des concessions au point de vue de
l’adversaire, une liberté apparente dans la façon d’estimer sa conduite,
une certaine bonne grâce à oublier qu’il est lui-même partie. L’Allemand
reconnaît plus facilement que nous qu’il est possible qu’il n’ait pas
raison. On en verra des exemples tout à l’heure.

Mais c’est surtout parce qu’il a tellement peur de se tromper! En face
d’une conception morale bien définie, d’une couleur bien nette donnée
aux choses, d’un point de vue fixe, il commence toujours par se sentir
déconcerté. Et son premier mouvement est de céder à cet être
extraordinaire qui a l’air si sûr de ce qu’il avance. Rien ne l’intimide
comme quelqu’un qui ne bronche pas. Si tout de même c’était cet autre
qui tenait le bon bout!

Mais en général, à défaut d’autre avertissement, notre homme reçoit
bientôt celui de son intérêt, qu’il allait oublier. Il se sent
brusquement rappelé, tiré en arrière. Aussitôt une grande embardée en
sens inverse; un changement complet de vision et de procédés. Ce n’est
plus un jugement, d’ailleurs, qu’il porte; il y renonce, il envoie tout
promener; c’est trop difficile pour lui. Il agit simplement, comme son
génie, là-dessus presque infaillible, lui enseigne qu’il faut agir. Et
s’il est absolument nécessaire de doubler son acte d’un commentaire
moral, d’une justification, eh bien! il en chargera un _fachmann_[20].
Il doit bien y en avoir pour ça. N’y en a-t-il pas pour tout? Il lui
donnera les matériaux et le laissera se débrouiller. Ce qu’il trouvera
sera toujours bien assez bon! Pour l’importance que ça a!

  [20] Un spécialiste.

Il y avait au camp une corvée dite de «paillassons». Les prisonniers y
fabriquaient de petits coussins en paille dont ils n’avaient jamais pu
deviner l’usage. Un jour, un soupçon leur vint que c’était pour servir,
dans les caissons d’artillerie, de tampons entre les obus. Avaient-ils
tort ou raison? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’ils refusèrent de
continuer le travail, prétextant qu’il avait un but militaire. Le
commandant les fit tous rassembler--comme on pense, ils n’étaient pas
sans inquiétude en allant au rendez-vous--et il les félicita. Il leur
dit, en substance, qu’ils étaient de braves gens, que c’était en effet
leur devoir de refuser un travail qui pouvait être utile à leurs ennemis
et qu’on ne manquerait pas en France de les récompenser pour leur
conduite quand elle serait connue. Nos gens, qui s’étaient attendus au
tonnerre et à la foudre, revinrent stupéfaits, ravis, fiers d’eux-mêmes
et presque attendris par tant de générosité.

Le lendemain, le commandant les convoqua à nouveau et leur dit:

--Vous avez très bien agi. Mais vous vous êtes trompés. Ce n’est pas
pour l’armée que vous travaillez. Les paillassons que vous fabriquez
servent à empêcher les chevaux de glisser sur la glace. On les leur fixe
sous le pied de la façon que voici.

Et prenant un paillasson et un fer à cheval qu’il avait fait apporter,
il leur démontra par l’expérience les affinités indiscutables des deux
objets.

--D’ailleurs, ajouta-t-il, nous n’employons les paillassons que nous
devons à votre industrie que pour les chevaux de l’intérieur, et même
spécialement pour les chevaux appartenant aux civils et accomplissant
des besognes civiles. Vous voyez donc que vous n’avez rien à craindre.
On ne pourra vous faire en France aucun reproche à ce sujet. C’est
pourquoi vous reprendrez le travail demain matin à huit heures.

Le lendemain, il y eut les convaincus et les non convaincus. Le groupe
formé par ces derniers était encore assez important: ils ne se rendirent
pas à la corvée. Le commandant leur fit savoir que s’ils ne suivaient
pas immédiatement l’exemple de leurs camarades plus intelligents, ils
s’exposaient à de sévères punitions. Quelques-uns cédèrent encore. Mais
il resta un petit noyau d’irréductibles.

Le commandant se rendit alors en personne, avec les officiers du camp,
dans une baraque où l’on introduisit les coupables. On ferma
soigneusement les portes. Et là commença une scène que personne n’a vue.
Mais ce n’était pas nécessaire. Car on pouvait l’entendre de loin. Le
commandant donna l’ordre aux sentinelles de frapper. Les coups de crosse
se mirent à pleuvoir. Les officiers n’avaient que leur cravache, mais
elle leur suffisait; leur travail n’était pas le moins bien exécuté. On
prétend même que le commandant trouvant que ses hommes y allaient avec
trop de ménagements, leur criait de toutes ses forces: «A la tête! A la
tête!» Les hurlements des victimes faisaient frémir dans tout le camp
les autres prisonniers que l’on avait au préalable enfermés dans leurs
baraques et à qui la honte, l’indignation et la rage donnaient de
véritables nausées.

Il y eut encore quelques réfractaires qui ne retournèrent pas au travail
le lendemain. Mais c’était parce qu’on avait dû les transporter à
l’infirmerie[21].

  [21] Pour être tout à fait exact et pour éviter le classique démenti
    que je vois poindre à l’horizon, dont je m’offrirais, si l’on
    voulait, à rédiger moi-même, les termes, tant je les devine bien:
    «Il est absolument inexact qu’aucun Français ait été frappé dans les
    circonstances que..., etc.»--je dirai que la corvée était composée
    de Russes et de Français, que les discours du début s’adressaient
    aux uns comme aux autres, mais que la schlague ne fut appliquée
    qu’aux Russes. Je ne me rappelle pas très exactement les moyens qui
    furent employés pour réduire les Français. Je crois cependant que
    l’on compta seulement sur l’exemple du traitement infligé à leurs
    camarades, pour les ramener à la raison.

Je ne vois rien à objecter à la conduite de cette brute, sinon qu’il
aurait bien dû commencer par là où il a fini. Une volée de coups de
crosse, c’est un point de vue, c’est clair, c’est cohérent; à tout le
moins c’est sincère. Mais je ne peux lui pardonner son indécision du
début, ni cette générosité dont il a voulu se donner l’avantage, et qui
n’était rien de plus que le reflet de son embarras.

                   *       *       *       *       *

Je serais injuste pourtant si je laissais pénétrer trop profondément
dans les esprits l’impression que peut produire cette anecdote et si je
prétendais insinuer que toutes les concessions que fait l’Allemagne au
point de vue de l’adversaire, sont toujours uniquement apparentes et
toujours suivies de réactions aussi brutales. Il y a une certaine
chevalerie allemande que l’on méconnaît trop souvent et dont j’ai eu
personnellement à me louer. L’Allemand aime dans certains cas à bien
traiter son ennemi; il l’estime quand il est courageux et il le lui dit;
il lui laisse volontiers son épée. Quand sont arrivés au camp les
premiers prisonniers de Verdun, le _feldwebel-leutnant_ qui devait les
recevoir nous a déclaré à l’avance solennellement qu’il les considérait
comme des «héros». Sur le champ de bataille même, il est fréquent de
voir un officier venir féliciter les prisonniers, les remercier presque
de s’être bien battus. Il leur fera d’ailleurs de même de violents
reproches, s’il juge que leur résistance a été insuffisante.

Il n’y a aucune raison de soupçonner la sincérité de ces manifestations.
Mais n’y sentez-vous pas tout de même je ne sais quelle application?
Pour ma part, je ne puis m’empêcher d’y reconnaître, sous une nouvelle
forme, le même manque de spontanéité morale que nous avons déjà noté.
Ces gens qui vous décernent des «satisfecit» quand on ne leur demande
rien, on sent qu’ils ont _appris_ ce qui est bien et ce qui est mal et
qu’ils veulent montrer qu’ils le savent, prouver qu’aucune circonstance
n’est capable de le leur faire oublier. S’ils mettent si soigneusement à
part le souci de leur intérêt, n’est-ce pas pour qu’on admire leur
indépendance d’esprit et que l’on se persuade de la pureté absolue de
leurs jugements éthiques? Comme toujours quand on n’est pas sûr de soi,
ils font les compétents, ils clignent de l’œil, ils opinent, ils
parlent. Si leur conscience était réellement aussi prompte qu’ils
veulent le faire croire, ils n’en afficheraient pas les décisions avec
tant d’insistance.

                   *       *       *       *       *

A un évadé repris, le chef de camp demande pourquoi il s’est échappé:

--Parce que c’était mon devoir! s’entend-il répondre.

Le lendemain, il réunit tous les prisonniers et leur tient un discours:

--Cet homme a dit qu’il avait fait son devoir en s’évadant. Je déclare
hautement que je l’approuve. Je suis obligé de le punir. Mais j’estime
sa conduite. Si le malheur voulait que je fusse prisonnier en France, je
n’aurais pas de repos que je n’eusse réussi à m’échapper.

Oui, mais s’il était repris et qu’il prétextât le même «Parce que
c’était mon devoir», je lui prédis un beaucoup moins grand succès que
celui auquel il s’attendrait peut-être. Je crois entendre le Français
qui le tiendrait sous sa patte lui répondre par le souverain: «Tu m’dis
ça à moi?» qui laisse si peu de place à la conversation et termine de
façon si décisive toutes les controverses spéculatives.

Étroitesse d’esprit de notre part? Peut-être un peu. Mais surtout
certitude de notre fait, inébranlable aplomb de nos jugements. Nous
savons depuis longtemps ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui
est louable et ce qui est répréhensible, ce qui est devoir et ce qui est
crime. Nous n’avons plus besoin de parler de ça; nous pouvons même
l’oublier; et quand une forte passion, comme est en ce moment la haine
de l’Allemand, nous pousse, il se peut que nous passions dans la
pratique par-dessus ces distinctions (nous ne sommes pas plus saints que
les autres). Mais elles restent en nous, elles existent pour nous; nous
les retrouverons quand nous voudrons.

L’Allemand, au contraire, a besoin d’y penser sans cesse, comme à une
leçon difficile, et qu’il faut remâcher si l’on ne veut pas qu’elle
s’échappe. Il reste irrémédiablement écolier en morale.

                   *       *       *       *       *

L’écolier sait, mais il ne voit pas lui-même, il ne trouve pas. Et de
fait, en morale, l’Allemand ne trouve pas. Si, malgré ses efforts
militaires, il n’a pas pu décider la guerre en sa faveur, amener la
fameuse _Entscheidung_[22], la raison la plus profonde en doit peut-être
être cherchée dans son incapacité à frapper les imaginations par des
propositions morales, simples et claires. Quelle force n’eût pas été la
sienne, s’il eût su jeter dans le monde des formules aussi
impressionnantes que celles que l’Entente a mises en circulation!

  [22] Décision.

Mais encore une fois, pour ce genre de choses, il est impuissant; pour
employer une expression bien allemande, «_er versagt_»[23]; il dit non,
il «cale», ses facultés le laissent en plan. N’est-il pas curieux de
constater que, depuis le début de la guerre, il n’a pas encore su
trouver un terrain propre où faire pousser des conceptions à lui,
marquées au sceau de son originalité, mais qu’au contraire il s’est
toujours laissé entraîner par l’adversaire sur son terrain? Il conteste,
il dément, il rectifie. Mais la matière même de la dispute, ce n’est pas
lui qui la fournit. Il se débat contre les jugements sous lesquels on
prétend l’écraser; mais il n’en dépose pas de contraires.

  [23] Mot à mot: il refuse.

Ou s’il condamne à son tour, s’il prend l’offensive dans le domaine
moral, c’est en imitant exactement les démarches et les procédés de ceux
qui l’attaquent. Il y eut le cas _Lusitania_. Comme riposte, il crée le
cas _Baralong_. Il retourne tout simplement les injures, les accusations
qu’il reçoit, comme au début on relançait les grenades avant qu’elles
n’eussent éclaté. Nulle part je ne découvre de valeur qu’il ait lui-même
fixée, dont il puisse revendiquer à bon droit la paternité. Il ne sait
pas orner tout seul sa cause, lui mettre ces petits agréments de morale
qui la rendraient séduisante et sympathique. Dans le même temps que nous
produisions dans le monde le Droit, la Justice, la Civilisation, le
Principe des Nationalités, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,
et finalement la Société des Nations, il ne trouvait à lancer que la
timide idée de la Liberté des Mers, dont il était trop évident à
première vue que son intérêt le plus égoïste la lui avait seul inspirée.

Il n’est pas sans s’apercevoir de son infériorité sur ce point, et il
fait des efforts désespérés pour y remédier. Mais je suis certain que le
poids le plus lourd qu’il sente à l’heure actuelle peser sur lui, c’est
bien moins celui des armées de l’Entente que celui de tous ces jugements
qu’elle a tournés contre lui, braqués sur lui comme des canons, et
auxquels il ne peut pas répondre. L’horrible impression d’impuissance
que nous avons eue au début de l’invasion, en face de ses mitrailleuses
et de son artillerie innombrables, il l’éprouve à son tour en face de
nos condamnations si décisives, si simples, si immédiates, qu’elles se
sont automatiquement imposées au monde entier. Il se sent muet, comme
nous l’étions quand il nous bombardait. Il «tient», mais c’est tout ce
qu’il peut faire. Et déjà, je pense que la question se pose pour lui de
savoir si dans ce domaine il pourra «tenir» jusqu’au bout.

Ah! qu’il a bien fait de mettre la main sur tant de territoires! Quelle
grande prudence c’était! Comme son instinct l’a bien averti! Car ainsi
au moins il a une réponse; il peut dire: «Vous avez peut-être raison.
Mais moi j’ai ça, que je vous ai pris.»

Et encore, il n’est pas sûr du tout que la riposte soit décisive. Déjà
il se trouble, il s’intimide, il n’ose plus trop se servir de cet
argument matériel qu’il a entre les mains. On lui a tant de fois répété
qu’il ne connaissait rien aux choses du droit et de la justice, et il
sent tellement bien que c’est vrai, qu’il ne se hasarde plus que
craintivement à faire état de ses avantages; il ne fait plus à la
«_Kriegskarte_»[24] que des allusions furtives et comme honteuses. On le
sent très nettement refoulé, comme tassé, et progressivement bloqué par
une force supérieure, contre laquelle il n’arrive pas à se défendre
efficacement, n’en comprenant pas la nature. L’opinion adverse dessine
autour de lui un cercle qui va se rétrécissant tous les jours et sous la
menace duquel il sera bientôt peut-être obligé de déposer les armes[25].

  [24] Carte de guerre.

  [25] Écrit en 1917.

                   *       *       *       *       *

Voilà ce que peut faire une seule case du cerveau restée vide. Cette
petite cloison qui sépare le compartiment du Bien de celui du Mal, par
sa seule absence, rend vaines toutes les autres qualités de l’esprit.
C’est comme un violon pourvu de toutes ses cordes, mais à qui manquerait
le chevalet: il ne rendra point de son. Il sera sans portée, sans
efficacité, sans influence sur les cœurs. Pas d’écho, pas d’appel à la
conscience générale; partant, pas de réponse, et cette solitude que nous
voyons. La nuit intérieure dont il souffre, l’Allemand la porte partout
avec lui; et elle se répand au dehors sur tout ce qu’il fait,
obscurcissant ses plus belles réussites.

                                   *

                                 *   *

Si encore ce défaut en lui était bien uniquement un _défaut_! On
pourrait le plaindre, peut-être lui pardonner. En tous cas, cela ne le
mènerait jamais à faire le mal que d’une manière négative.

Mais hélas! à la place laissée vide par son incompétence morale, il y a
chez lui une compétence d’un autre genre, infiniment dangereuse. Au lieu
de penser les choses sous les deux catégories antithétiques de Bien et
de Mal, il les pense sous la catégorie unique du Possible. Il ne reste
pas sans s’interroger sur leur compte. De chacune il se demande:
«Peut-on la faire? Peut-on en venir à bout?» Son esprit glisse d’un
mouvement uniforme tout le long de l’échelle du possible, sans sentir de
différences; il arrive, sans être accroché, retenu, averti, à la hauteur
de tout, de n’importe quoi. Un peu plus loin, c’est la même chose
qu’ici, puisqu’on _peut_ y aller. _Ueber, hinaus_[26]; si je m’avance un
peu au delà du point où je suis, qu’y aura-t-il de changé? Rien, sinon
que j’aurai avancé, que je posséderai plus au lieu de posséder moins,
que j’aurai fait beaucoup au lieu d’avoir fait assez. Allons-y donc!

  [26] Au delà, au dehors: particules continuelles employées en
    allemand.

Comme il ne se représente pas le Bien et le Mal distinctement, il ne se
décide pas à croire qu’ils soient incommunicables. Il pense qu’on peut
faire pénétrer l’un dans l’autre, prolonger le Permis au sein du
Défendu, profiter des golfes que le Possible fait dans l’Interdit pour y
pousser une pointe. Il ne se résigne pas à laisser tranquille ce qui est
de l’autre côté de la barrière, pour la seule raison que c’est de
l’autre côté. Il faut qu’on lui démontre en plus que ce n’est pas
faisable; et si l’on échoue dans la démonstration, rien ne l’empêchera
de s’y atteler. Si lui-même arrive à la conviction qu’il y a seulement
une chance de l’enlever au possible pour le rendre réel, rien ne
l’arrêtera.

Entendons-nous bien: le souci de la morale n’est pas complètement exclu
de sa préoccupation. Mais voici sous quelle forme il reparaît: «Si je
fais ça, se demande notre homme, l’opinion l’acceptera-t-elle, le cri ne
sera-t-il pas trop grand, ne s’élèvera-t-il pas au point de compromettre
ma réussite, trouverai-je les explications suffisantes pour apaiser la
rumeur publique?» Il tient donc compte du caractère plus ou moins
prohibé de l’entreprise qu’il projette, mais dans la mesure seulement où
elle est rendue par là plus ou moins réalisable.

Si ce calcul était chez lui pleinement conscient, nous serions en
présence d’une mentalité bien connue, depuis longtemps définie, qu’on
peut appeler la mentalité machiavélique. Mais ce n’est pas tout à fait
ça. Même si la _Machtpolitik_[27] a été appliquée par Bismarck avec une
parfaite délibération, même si elle a trouvé plus tard ses théoriciens,
qui l’ont formulée jusque dans ses plus petits détails, elle est restée
dans la masse allemande plutôt à l’état d’instinct que de proposition.
C’est par tempérament, naïvement, que l’homme du commun envisage toute
chose sous l’angle pragmatique. Il est fait ainsi. Il ne se rend même
pas compte de ce que son point de vue a d’exceptionnel. Il est persuadé
que tous les autres y sont comme lui placés, mais qu’ils font seulement
plus de manières, qu’ils manquent de franchise et de simplicité.

  [27] Politique de la force.

Prenez l’Allemand à tel instant que vous voudrez: comme il y a des gens
qui sont toujours à houspiller les filles, vous le trouverez à coup sûr
en train de tâtonner sur les frontières de la morale, de chercher les
endroits faibles, de peser les interdictions, de calculer les
résistances et d’essayer de les tourner. Son esprit est comme liquide:
abandonné à lui-même, il découvre les moindres pentes et coule toujours
au plus bas. Quand il s’arrête à mi-chemin, on peut être sûr que c’est
contre un obstacle sérieux, et qui ne vient pas de lui.

Mais cet obstacle même, dans un cas donné, on n’a jamais de garantie
qu’il se rencontrera. Le possible est une catégorie vertigineuse. A la
question: «Peut-on faire cela?» il n’y a presque jamais lieu de
répondre: non. Il y a toujours un angle sous lequel un acte quelconque
est possible. Si donc de tout acte on se borne à se demander s’il est
possible, on trouvera toujours qu’il l’est en effet.

De là vient l’extrême difficulté, quand on accuse l’Allemand d’un crime
précis, même s’il est invraisemblable, de dire: «Il n’a pas fait ça!»
Pour qu’il l’ait fait, il n’y a pas besoin de lui supposer une cruauté
particulière, quelque irrésistible violence intérieure, quelque sadisme
monstrueux. Il suffit que l’acte en question lui soit apparu un jour
comme possible; il suffit qu’il ait découvert un aspect sous lequel il
se présentait comme mûr et bon à cueillir. Et qui peut affirmer que cet
aspect, pour des yeux qui cherchent, n’existe pas?

C’est pourquoi, bien que je sente dans ce qu’on attribue aux Allemands
beaucoup d’exagération et de broderie, mis en face d’une abomination
particulière dont on leur fait honneur, je n’oserai jamais dire qu’elle
est controuvée.

                                   *

                                 *   *

C’est aussi que je les ai vus à l’œuvre. Je ne sais comment décrire
l’impression d’étouffement, d’écrasement progressif que j’avais en
captivité; je les sentais sans cesse entièrement sur mon dos; pas
d’intervalle entre eux et moi. Et en effet, en face de leurs
prisonniers, ils se demandent seulement: «Comment en tirer le meilleur
parti possible? Par quel réactif les traiter pour en faire sortir le
maximum d’utilité?» Ils savent bien qu’il y a une réglementation
internationale qui pose certaines limites à leur pouvoir sur eux. Et ils
en tiendront compte dans la mesure où ils prévoient que les infractions
risqueraient de transpirer et de faire scandale. Mais jamais cette ligne
ne leur apparaîtra comme méritant en soi d’être respectée. Au contraire,
ils ne seront occupés qu’à découvrir les points où on peut la franchir
sans être aperçu.

De là d’abord des différences considérables dans leur façon de traiter
les diverses catégories de prisonniers. A ceux qu’ils ont sentis privés
de tout secours, comme les Russes, les Serbes, les Roumains, ils ont
tout de suite tout demandé. Ils n’ont même pas conçu qu’il pût y avoir
aucune borne aux exigences qu’ils élevaient sur eux. Ils leur ont
réclamé leur travail, leur santé, leur vie. Puisque c’était possible de
les avoir! Je n’entre pas dans le détail des tortures incroyables qu’ils
leur ont fait subir. Pour les embrasser toutes d’un seul coup, il aurait
fallu en voir le résultat. Il aurait fallu voir les Russes qu’ils
retiraient de derrière le front français, après en avoir extrait tout le
travail qui y était contenu. Il aurait fallu voir ces ombres, s’appuyant
au mur pour marcher, ces visages de plomb, ces regards consumés,
disparus de l’autre côté des yeux, et, quand on les déshabillait pour la
visite du médecin, ces squelettes, tout préparés, qu’on devinait
nettoyés déjà sous la peau, tout de suite bons pour l’amphithéâtre. Je
n’oublierai jamais cette épouvante. Des gens râclés, grattés jusqu’à la
moelle, sucés par tous les bouts et qu’il n’y avait plus qu’à jeter. On
sentait qu’aucune pitié, aucun scrupule n’avaient empêché les bourreaux
de pousser cette exploitation jusqu’au bout. La pente de la possibilité
avait été plus forte que toutes les réflexions: ils avaient glissé tout
naturellement, et, si j’ose dire, sans penser à mal, jusqu’au bas.

Avec les Français, qui résistaient, qui les tenaient en respect
(exactement comme sur le front) et qu’ils devinaient mieux protégés par
leur gouvernement, l’attitude des Allemands était plus respectueuse. Ils
ne renonçaient pas pourtant à obtenir ce qui pouvait être obtenu. Même
empêchée, leur prétention gardait toute sa force. On ne peut imaginer à
quelle multiplicité d’usages ils nous découvraient propres. D’abord ils
se servaient de nous pour encourager l’enthousiasme guerrier de leur
peuple. Chaque train de prisonniers, au moins au début, faisait des
zigzags interminables à travers l’Allemagne pour passer par le plus
grand nombre de villes possible; il s’arrêtait longuement, non seulement
dans les gares, mais en pleine voie, à tous les endroits où quelqu’un
pouvait en voir le contenu. Nous sommes restés ainsi une bonne heure sur
un pont, au-dessus d’une rue de Dresde où la foule s’était assemblée, et
ce n’est que lorsque, repue du spectacle, elle s’est dispersée
d’elle-même que nous sommes repartis.

Un deuxième avantage qu’ils tiraient de nous, c’était, bien entendu,
notre travail. Les sous-officiers cependant, de par un accord réciproque
entre les gouvernements, étaient dispensés de fournir le leur. Qu’à cela
ne tienne! «Ce qu’on ne peut obtenir d’eux par la force, se
disaient-ils, voyons s’ils ne le donneraient pas par hasard _de bon
gré_.» Et pour faire naître ce bon gré, ils ne manquaient pas de moyens.
Il s’agissait de nous inspirer le désir d’aller travailler, hors du
camp, dans les _Kommandos_[28]. Eh bien! ils organisaient une petite
persécution pour nous rendre la vie du camp intenable: ils nous
mettaient d’abord dans une baraque spéciale, où le couchage était plus
mauvais qu’ailleurs; ils nous faisaient faire trois heures d’exercice
par jour sous prétexte d’hygiène, ils fermaient l’eau dans notre
baraque, pour nous obliger à aller nous laver dehors; ils nous faisaient
stationner en hiver dans la neige, pendant des heures; ils nous
confiaient des fonctions humiliantes, comme celle d’empêcher les Serbes
et les Russes de venir manger les restes que nos camarades leur
faisaient passer. Et ils nous continuaient ces petits témoignages de
bienveillance jusqu’à ce qu’ils eussent obtenu des _volontaires_. Je
prie de constater qu’à chacune de ces mesures il y avait toujours une
raison suffisante qui permettait de sauver les apparences. Ainsi l’on ne
risquait rien du côté des neutres: si par hasard l’idée nous fût venue
de réclamer auprès d’eux, jamais nous n’eussions pu faire la preuve que
nous étions intentionnellement molestés. Et voilà comment on s’arrange
pour gagner sur le prisonnier un peu plus qu’il ne rapporterait
naturellement. D’ailleurs, si nos chefs immédiats se relâchaient par
moments dans l’exercice de cette fructueuse tyrannie, ils étaient bien
vite rappelés à leur devoir par quelque circulaire de Berlin, qui leur
démontrait, avec chiffres à l’appui, et non sans reproche, que le
«rendement» de leur camp était un des plus faibles, et qu’il fallait à
tout prix l’augmenter à nouveau.

  [28] Détachement de travailleurs.

Le troisième service que les Allemands croyaient possible de nous
demander, c’était--oserai-je le dire?--notre propagande. Leur calcul sur
ce point était surtout clair dans les premiers temps de notre arrivée au
camp, avant que nous n’eussions fait connaissance les uns avec les
autres. Ils s’étaient mis dans la tête qu’il leur fallait se concilier
nos esprits pour opérer, plus tard, par notre moyen, la conversion de la
France. De là le groupe des mesures dites libérales: telles que l’octroi
d’un théâtre, d’une chapelle, etc. Et de peur que nous ne comprissions
pas tout seuls le prix exceptionnel de ces faveurs et la générosité
d’âme dont elles témoignaient, ils nous les faisaient sentir dans de
petits discours et nous enjoignaient de raconter notre bonheur dans nos
lettres et de répandre plus tard dans nos foyers, dans nos villages,
l’admiration pour l’Allemagne et pour sa magnanimité. Quand les
sanitaires ont été sur le point de repartir en France, pour les préparer
à leur mission et pour leur faire un bon moral, ils ont eu l’idée de
leur faire d’abord un bon physique: ils les ont mis dans une baraque où
il y avait de vrais lits, et ils leur ont octroyé une double ration de
viande tous les jours.--Je n’ai d’ailleurs jamais rien vu de plus
comique que la déception de nos gens quand, au bout d’un certain temps,
ils ont compris que nous n’étions pas utilisables pour la propagande.
Leur découragement a été d’autant plus pitoyable qu’ils n’ont jamais
soupçonné les raisons qui nous rendaient rebelles à l’œuvre humanitaire
et de haute culture qu’ils avaient rêvé de nous confier: ils en ont été
réduits à incriminer notre «mauvaise volonté» et l’entêtement de notre
haine, ne voyant pas que cette haine, ils l’avaient créée eux-mêmes de
toutes pièces, et avec une industrie qui, pour être inconsciente, n’en
touchait pas moins au génie.

Car voilà où leur croyance à l’indéfinie possibilité des choses les
perd. Comme ils sont persuadés qu’une chose n’en empêche pas une autre,
ils croient qu’on peut demander _à la fois_ au même individu des
services opposés. Entre deux «actions» également possibles, ils ne
voient jamais de contradiction et ils les entreprennent résolument de
front. C’est ainsi que, malgré les vues qu’ils avaient sur nous comme
missionnaires de la culture, ils ne renonçaient pas à retirer de nous un
quatrième avantage: ils nous prenaient comme instruments pour modifier
le sort de leurs prisonniers en France. Et comme ils le supposaient
mauvais, pour y introduire une amélioration, ils rendaient le nôtre
aussi exécrable que possible. Ainsi, d’une part, ils nous offraient un
théâtre, mais de l’autre ils nous envoyaient en «représailles». Pourquoi
pas? Puisque les deux choses étaient possibles, pourquoi ne pas les
essayer l’une et l’autre, et en même temps? Il y avait des moments où ce
conflit entre les exigences qu’ils faisaient peser à la fois sur nous
devenait franchement réjouissant. Les mêmes hommes à qui l’on avait
recours comme acteurs pour notre petite scène, on eût bien voulu les
avoir aussi comme travailleurs. Au bout d’un certain temps, la tentation
devint trop forte: on en commanda quelques-uns de corvée, tout en leur
laissant «toute liberté» de rester membres de la troupe théâtrale. Les
besoins augmentant, la réquisition devint plus importante. On n’avait
vraiment pas l’intention de tuer le théâtre. Et l’on fut tout étonné,
quand on s’aperçut un jour qu’on l’avait étouffé. On conserva pourtant
la salle et les décors, pour les montrer aux neutres, quand il en
viendrait.

Peut-être vous semble-t-il qu’il est impossible d’obtenir d’un
prisonnier plus que n’en voici obtenu. Peut-être trouvez-vous
l’exploitation que je viens de décrire absolument radicale. C’est que
vous manquez d’imagination. Voici quelques encore petites opérations
qu’on peut effectuer sur lui. On peut lui racheter pour 15 pfennigs la
portion de pain que les règlements internationaux obligent à lui donner,
et dont il n’a pas besoin, puisqu’il mange des biscuits. On peut lui
proposer de lui fournir des baquets d’eau chaude contre les baquets de
soupe qu’on ne peut pas faire autrement que de lui présenter et qu’il
laisse perdre, parce qu’il a le goût trop fin.

Mais ce sont encore là des échanges. Les Allemands voient des
possibilités au delà de l’échange. Ils font des calculs bien plus
savants. «Si l’on pouvait ravoir leurs restes: on en engraisserait des
cochons.» Un tonneau à l’entrée de chaque baraque, où il sera prescrit,
sous peine de punitions sévères, de venir jeter son «rabiot».--Mais les
Russes et les Serbes sont là qui assiègent les Français à l’heure des
repas. Ils ont faim!--Tant pis! Il faut les chasser. Un planton français
à chaque porte, pour interdire ce commerce abominable. Et s’il se laisse
fléchir, s’il ferme les yeux, de derrière la fenêtre du bureau, un bon
Allemand est là qui le guette et qui l’expédie en cellule.--Mais la faim
est une maîtresse terrible: elle pousse, en dépit de tout, ces
malheureux aux portes où peut-être, avec beaucoup de chance, ils
trouveront un fond de gamelle à nettoyer avec les doigts. Rien ne les
chasse!--Le lieutenant chef de camp descendra donc lui-même dans l’arène
et vous dispersera cette racaille à coups de cravache, courant comme un
fou après ceux qui s’échappent sans avoir été cinglés; il protégera en
personne son «rabiot», il assurera envers et contre tous la nourriture
de ses cochons, il «fera valoir» jusqu’au bout ses prisonniers, il
garantira le fonctionnement exhaustif de la grande _Verwertung_[29]
entreprise sur eux.

  [29] Exploitation, mise en valeur.

Mais ce n’est pas encore tout. Au delà des choses qu’on peut demander,
il y a encore celles qu’on ne peut pas demander, mais qu’on voudrait
bien avoir tout de même. Et pourquoi ne pas essayer de les obtenir? N’y
a-t-il pas des moyens de faire comprendre, sans le dire, qu’on en a
besoin? Nous recevions du gouvernement français des biscuits, pour
compléter l’insuffisante ration de pain que les Allemands nous
donnaient. Ils arrivaient dans des caisses et on les entreposait dans
une «stalle». De temps en temps il s’en trouvait de moisis. On les
mettait à part, et ceux qu’on ne pouvait rendre mangeables en les
grattant passaient dans le poêle, où ils servaient à réchauffer la pièce
assez humide. Un jour, le prisonnier qui dirigeait le service des
biscuits est appelé par le commandant:

--Vous faites du feu à la stalle 2?

--Oui, mon commandant.

--Eh bien! je regrette: mais je suis obligé de vous retirer
l’autorisation d’en faire.

--Mais, mon commandant, nous ne brûlons pas de charbon. Nous nous
servons de débris de planches et de biscuits moisis.

--Justement, justement; je ne puis vous permettre cela.

--Mais, mon commandant, puis-je vous demander pourquoi?

--C’est trop dangereux. Vous pourriez mettre le feu aux caisses.

C’était au mois de janvier 1917. Il faisait un froid terrible. Au bout
de quelques jours, les prisonniers qui travaillaient à la manutention
des caisses, n’y pouvant plus tenir, abandonnèrent le travail. Le
directeur du service revint donc courageusement à la charge. Mais quand
il se présenta à la _Kommandantur_[30], au lieu d’être introduit auprès
du commandant, il fut reçu par un civil, dont le rôle dans le camp
n’était pas très bien défini, mais à qui l’autorité militaire
abandonnait en général les affaires diplomatiques. Grande cordialité.
Cigarettes.

  [30] Bureau du commandant.

--Je suis persuadé, dit cet homme, qu’il ne serait pas très difficile de
trouver un terrain d’entente entre M. le commandant et vous. Avec un peu
d’habileté, vous obtiendriez fort bien l’autorisation de faire du feu.
C’est surtout une question de combustible, voyez-vous.

Et se penchant vers lui, il ajouta à mi-voix, en lui mettant la main sur
l’épaule:

--Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre ce qu’on désire de
vous.

Lesté de ces bonnes paroles, le prisonnier revint au camp en
réfléchissant. Heureusement, nous étions tous entraînés, par les
nombreuses occasions que nous avions eues de nous y livrer, à la lecture
de la pensée allemande. Notre camarade comprit en un éclair de quoi il
s’agissait: le commandant voulait nos biscuits moisis; il leur avait
découvert sans doute quelque emploi merveilleux et il ne pouvait pas
résister à la tentation de nous les soutirer. Mais comme il n’osait tout
de même pas formuler sa demande, il avait trouvé cette manière perfide
et naïve d’amorcer l’affaire et de nous mettre sur la voie de ses
désirs. Nous eûmes bientôt la preuve que notre camarade avait deviné
juste. Il n’eut pas plutôt offert de livrer les biscuits moisis, que
l’autorisation de brûler du bois dans le poêle lui fut rendue.

Rien, me semble-t-il, ne rend mieux sensible que cette petite anecdote
la marche naturelle de la pensée d’un Allemand. Elle va, elle descend,
elle gagne de proche en proche, et jamais rien ne l’avertit: «Il
vaudrait mieux ne pas faire ça! Il serait plus propre de t’en abstenir.
Même dans ton propre intérêt, quand ce ne serait que pour sauvegarder ta
dignité.» Sa dignité, ce n’est jamais pour lui une raison à elle seule
suffisante de ne pas faire une chose; il pense toujours qu’il pourra la
réparer après coup, si vraiment elle a été endommagée au cours de
l’opération; il s’imagine qu’il trouvera des formules pour la rétablir
aux yeux du monde, et qu’à défaut des actes les mots lui permettront
toujours de se faire un front serein. En attendant, il ne résiste pas à
cette pauvre idée d’avare: «C’est dommage de laisser perdre ça! Ce
serait dommage de laisser passer cette petite occasion de «faire du
_boni_».

                                   *

                                 *   *

«Ne gaspiller aucune possibilité. Ne rien omettre de ce qui peut être
tenté.» N’est-ce pas le principe même de toute la politique allemande?
N’est-ce pas l’origine de tous les succès militaires et de tous les
échecs diplomatiques dont les Allemands peuvent se vanter depuis le
début de la guerre?

L’invasion de la Belgique, vue dans le plan psychologique, je veux dire
telle qu’elle s’est passée dans l’âme de l’Allemand, ce n’est pas une
scélératesse délibérée, un crime à la hauteur duquel il a dû se hausser
par une résolution tragique. Elle lui a été beaucoup plus facile et
beaucoup plus naturelle. Elle n’a été qu’un cas privilégié de son
incessant débordement sur les choses, sur les êtres, sur le monde. Et
qu’avait donc aussi ce petit pays à être si mal défendu et à offrir de
si grandes possibilités? Pourquoi donc ouvrait-il la route de Paris? Qui
donc se fût empêché de profiter de sa faiblesse? Comment un honnête
Allemand, fidèle à son génie et aux indications de sa conscience--oui,
il faut risquer le mot,--aurait-il supporté de laisser inculte,
infertile à jamais, un terrain qui promettait de si merveilleux
produits?

Depuis la Belgique, l’Allemand n’a pas cessé de se répandre de la même
façon sur tout ce qu’il pouvait atteindre. Partout où il y avait à
prendre, il a pris. Partout où il a flairé du possible, il l’a grignoté,
quelles qu’en dussent être les conséquences. Si puissante qu’ait été sa
conduite de la guerre, sa _Kriegsführung_, il faut remarquer qu’elle
manque de ligne. Pas de grand dessein à la Napoléon, pas de plan réalisé
envers et contre tous. Excepté devant Verdun, il ne s’entête pas contre
les obstacles. Mais il guette les endroits faibles, et les enfonce, les
places à prendre et s’y installe, les points sur lesquels on est sûr à
l’avance d’être le plus fort, et il y triomphe. Campagnes de Russie, de
Serbie, de Roumanie, de Russie à nouveau: quel lien y a-t-il entre
elles, sinon qu’elles sont toutes des applications d’un même principe,
même pas, d’un même instinct: celui de l’empiètement maximum, de la mise
en valeur complète des occasions?

Tout le génie d’un Hindenburg ne se ramènerait-il pas par hasard à
savoir infailliblement reconnaître les points sur lesquels une occasion
est en train de se former? Je trouve, pour ma part, qu’il y manque cet
élément dominateur, emprunté à la morale ou, si l’on veut, imité de la
morale, qui peut seul achever le grand capitaine: la prévoyance, le
sacrifice des petits résultats, la poursuite d’un même but à travers les
incidents qui le masquent et les tentations qui le traversent,
l’insistance inflexible sur le point qui a été reconnu du premier coup
comme devant amener la solution finale; en d’autres termes encore, la
préférence délibérée et définitive de son propre dessein aux conditions
que peuvent créer passagèrement les circonstances.

Quoi qu’il en soit, ce flair de ce qui peut être entrepris, même s’il
n’est pas autre chose qu’un instinct élémentaire et sans grandeur, a
mené les Allemands à Bruxelles, à Varsovie, à Belgrade, à Bukarest et à
Riga. Peut-être a-t-il été favorisé dans bien des cas par l’insouciance
des Alliés. Mais c’est tout de même lui qui est la source de toutes les
victoires allemandes.

Il est en même temps la source de toutes les mésaventures diplomatiques
où l’Allemagne s’est si gratuitement fourrée. N’est-il pas incroyable
que, dans la seule année 1917, elle ait trouvé moyen d’accumuler trois
erreurs aussi grosses que celles de Mexico, de Christiania et de
Buenos-Ayres? Ces noms de capitales forment un pendant expressif aux
noms des capitales qu’elle a conquises. Et, en effet, c’est le même
esprit qui l’a conduite dans les unes comme dans les autres. Zimmermann,
s’expliquant devant le Reichstag sur sa manœuvre au Mexique, disait, si
je m’en souviens bien, à peu près ceci: «La guerre avec les États-Unis
étant une éventualité sur laquelle il fallait compter, il s’offrait,
dans la vieille hostilité du Mexique à l’égard de ses voisins du Nord,
une _possibilité_, que mon _devoir_ était de ne pas négliger.» Il n’y a,
en effet, rien à reprendre à cette façon d’envisager la politique. On
peut même dire qu’elle est traditionnelle. Mais, en même temps, elle est
bien spécifiquement allemande. En face de toute situation se demander:
«Que peut-on faire?» et sitôt que se dessine sur un point quelconque,
non choisi, non voulu, une entreprise possible, s’y engager
délibérément, faire tout ce qu’il faudra jusqu’au bout, avec autant de
scrupule, de méthode et de _Gründlichkeit_[31] qu’on en pourra mettre.
Une fois la possibilité entrevue, il n’y a plus d’autre question qui se
pose: le «devoir» entre en jeu tout de suite, qui vous met des œillères
contre tous les dangers latéraux, qui empêche de prévoir ce qu’on n’a
pas pu imaginer. Sur le champ de bataille cet aveuglement réussit, il
est même peut-être indispensable; mais en diplomatie, il est presque
toujours funeste. Car c’est un département où l’on a à compter avec les
forces morales, qui ne se laissent pas aussi bien calculer que les
forces physiques. Et il arrive qu’on se trouve tout à coup à découvert
en face d’elles; elles surviennent, elles reviennent par des chemins
qu’on n’avait pas prévus et elles vous serrent si bien sur les flancs
que la possibilité qu’on avait cru voir se révèle tout à coup n’être
plus rien qu’une désagréable impasse.

  [31] Conscience, faculté d’approfondissement.

Combien faut-il cependant que cette image de la possibilité soit
puissante sur l’esprit allemand pour qu’après un aussi gros échec que
celui du Mexique--il semble bien que cet incident ait contribué pour la
plus grande part à faire l’unité de l’opinion aux États-Unis--elle ait
pu le séduire à nouveau, à de si courts intervalles, en Norvège, puis en
Argentine! Il faut qu’elle soit vraiment pour lui l’irrésistible
enchanteresse, qui n’a qu’à paraître pour être aussitôt suivie. Aucun
avertissement ne peut le mettre en garde contre elle. Il ne se rappelle
pas qu’elle l’a trompé. A chaque fois ses attraits lui semblent nouveaux
et le même profond désir l’entraîne vers elle.

Et n’est-ce pas parce qu’il y a entre elle et lui des affinités comme
congénitales? L’Allemand se laisse toujours attraper, parce que toujours
les choses reviennent se placer devant lui sous ce même angle. On ne
peut ni penser ni voir avec autre chose qu’avec son esprit. Et l’esprit
allemand est organisé pour apercevoir d’emblée de toute chose ce qui
s’en laissera détacher par l’action, et comment il faut s’y prendre pour
le détacher.

                                   *

                                 *   *

Si encore son appétit du possible se bornait au présent! S’il se
contentait de consommer ce qu’il voit devant lui de faisable! Mais même
ce qu’il a laissé derrière lui, ce que, par une négligence inexpiable,
il a oublié d’essayer, il ne se résigne pas à le considérer comme perdu.
Il revient, il reprend les vieilles affaires. Rien n’est jamais fini.
Son avidité de réalisation fouille le passé pour y découvrir les restes
d’occasions mal exploitées. Il glane sur le même champ qu’il a lui-même
moissonné.

Nous étions habitués en captivité à ce perpétuel retour d’esprit de nos
gardiens. Nous attendions toujours cette remise en train des anciennes
histoires: «Tiens! nous disions-nous, il y a trois mois qu’on n’a pas
parlé de représailles. Ça va être pour bientôt!» Et, en effet, ça ne
manquait pas: au bout de quelque temps, les journaux commençaient
l’offensive, ramenaient des anecdotes horrifiantes sur les traitements
que les Français infligeaient aux prisonniers allemands (certaines
dataient déjà de deux ou trois ans; mais qu’importait-il? tout est bon à
se rappeler). Après cette préparation, le gouvernement allemand
déclarait une fois de plus que, bien qu’elles lui brisassent le cœur,
qu’il a fort sensible, il se voyait obligé de prendre des
«contre-mesures» contre les prisonniers français, pour faire cesser les
infâmes tortures auxquelles ses loyaux soldats étaient exposés. Cette
petite comédie se répétait suivant un rythme uniforme, qui est le rythme
même de l’inquiétude allemande.

La cantine nous vendait des sacs de touriste (_Rucksäcke_) à des prix
variant entre 5 et 7 marks. Au bout de deux ans, l’ordre vint de
reprendre ces sacs à ceux qui en avaient acheté: on leur donna en
échange un petit bout de papier qui représentait un reçu. Sans doute
quelqu’un en haut lieu avait-il découvert après coup que ces engins
pouvaient devenir entre nos mains une arme dangereuse, ou peut-être
simplement leur avait-il trouvé une destination plus avantageuse; et il
n’avait pas hésité à les récupérer de cette façon vraiment idéalement
simple et pratique. Mais ce qui prouve combien ce «repentir» était en
somme superficiel et gratuit, combien il était subjectif, c’est que,
devant nos réclamations énergiques, au bout de quelque temps on nous
rendit notre bien.

Pas de ligne telle qu’une fois au delà, on ne revienne plus jamais en
arrière. Ils ont beau vous avoir dépassé: vous n’êtes pas encore en
sûreté. La zone exposée à leur _réflexion_ comprend tout ce qu’ils ont
derrière eux. Et le temps lui-même ne vous met pas hors d’atteinte. Il
n’y a pas de prescription.

C’est ici qu’il convient de placer leur manque de foi. Ils ne peuvent
pas s’en tenir à ce qu’ils ont dit, se résigner aux promesses qu’ils ont
faites. Ils les ont faites peut-être sincèrement. Mais c’est qu’ils
n’apercevaient pas encore toutes les possibilités qu’ils excluaient par
là. Elles n’avaient pas encore paru, elles ne leur avaient pas encore
fait signe. Et maintenant qu’elles se révèlent une à une, entre leur
appel et la parole qu’ils ont donnée, il ne peut plus y avoir de
balance. Ils ne rompront peut-être pas celle-ci d’un seul coup; mais ils
chercheront des intermédiaires, ils poseront des restrictions, ils
chicaneront sur la quantité ou la nature de ce qu’ils se sont engagés à
fournir, ils ajouteront à leur promesse des conditions imprévues et
telles que l’accomplissement cesse d’en paraître souhaitable à ceux-là
mêmes qui l’attendaient. Une promesse, après tout, ce n’est rien
d’absolu: pourquoi ne pourrait-elle pas être corrigée, quand les
circonstances se renouvellent et ouvrent des perspectives qu’on ne
pouvait pas jusque-là entrevoir? Est-il vraiment impossible de la
concilier avec les chances à courir qui se présentent? N’y aurait-il pas
moyen d’être à la fois fidèle et pratique, loyal et ingénieux? Tout est
possible; il suffit de découvrir le joint; il existe forcément quelque
part; de si beaux avantages ne peuvent pas être perdus.

Cette conduite est très précisément celle que les Allemands ont suivie
avec les États-Unis. Et l’on a bien vu, à cette occasion, qu’ils étaient
incapables de se représenter l’effet qu’elle produit immanquablement sur
les gens de mentalité normale. Leur manque de foi est si spontané, si
innocent, il leur semble si naturel de revenir sur leurs engagements
qu’ils ne sentent pas la colère de ceux qui se trouvent par là trompés;
ils ne l’imaginent en aucune façon, ils n’en ont aucune idée. Reprendre
n’est-il pas de même espèce, de même sens que donner? Pourquoi se fâcher
quand on vous reprend après vous avoir donné? Ce sont les deux phases
d’un même mouvement, ce sont deux opérations complémentaires. Ils ne
voient pas la ligne qu’il y a entre les deux, ils ne comprennent pas ce
qu’elle a d’infranchissable, ni que la franchir en retour constitue la
plus sanglante injure que l’on puisse faire à un partenaire.

Les explications perfides et absurdes que les journaux allemands ont
fournies à leurs lecteurs de la brusque résolution du Président Wilson
n’étaient pas entièrement insincères. Elles reflétaient bien ce qu’ils
avaient été obligés de supposer pour comprendre un geste dont les
véritables raisons leur demeuraient complètement insoupçonnables.

                                   *

                                 *   *

L’Allemand découvre des possibilités partout; non seulement quand il
avance, mais aussi quand il recule; non seulement quand il s’agit de
quelque chose à prendre, mais aussi quand il s’agit de quelque chose à
perdre. Il a une sorte de génie pour perdre le moins possible; il trouve
des positions intermédiaires là où personne n’en eût jamais imaginé, il
se rattrape sur des lignes que tout autre eût considérées comme
intenables.

Je me rappelle avec quelle impatience nous suivions sur la carte, en
1916, les progrès de l’offensive Broussilov sur les deux ailes de
l’armée von Bothmer. Comme on s’en souvient, cette armée, établie sur la
Strypa, était menacée d’un débordement par le nord (vers Brody) et par
le sud (vers Stanislau). Tous les jours nous attendions son repli. Nous
faisions des pronostics; il nous apparaissait d’après la carte qu’elle
ne pouvait guère se reporter moins loin en arrière que sur la
Gnila-Lipa. Mais en attendant elle ne bougeait toujours pas. Et quand
enfin, à la dernière extrémité, elle s’ébranla, nous fûmes stupéfaits de
voir qu’elle trouvait moyen de s’arrêter presque aussitôt, dans une
position qui ne correspondait à aucune ligne naturelle, et en
abandonnant le minimum de terrain nécessaire pour se dérober à la
pression qui menaçait ses flancs.

L’Allemand a un coup d’œil prodigieux pour reconnaître les arrêts
possibles sur le chemin de la retraite; il sait introduire de l’économie
dans les catastrophes; elles lui apparaissent semées de points de repère
et de crampons. Rien de plus instructif à cet égard que de suivre
l’histoire des concessions politiques de l’empereur. Au printemps 1917,
une vive agitation en faveur de la réforme du droit électoral prussien
se déclare. Après avoir tâté le terrain, devant des signes très nets de
mécontentement, l’empereur comprend qu’il faut céder: il publie son
_Osterbotschaft_[32] promettant la réforme. Mais il a bien soin de
s’engager le moins possible et il se garde de préciser la nature de
cette réforme: sa promesse peut avoir trait aussi bien à une simple
modification du suffrage de classes qu’à l’introduction du suffrage
universel. Comme elle réussit quand même à calmer les esprits, il s’en
tient là jusqu’à nouvel ordre. Tant que la promesse suffit, pourquoi la
dépasser? Tant qu’il ne vous est pas expressément demandé, pourquoi
faire un pas de plus en arrière? Trois mois passent sans que le peuple
allemand entende parler de rien. A la fin il apprend par les journaux
que le chancelier consulte le gouvernement saxon, pour savoir s’il est
content du suffrage censitaire, des plus démodés, par lequel il fait
procéder à l’élection de son Landtag. C’est donc un vote de ce genre que
l’on se prépare à établir en Prusse; la concession solennelle de
l’empereur se ramène donc à un ridicule trompe-l’œil. A cet instant
l’agitation recommence, il semble même que ce soit la plus vive que
l’Allemagne ait connue depuis le début de la guerre. Les partis de
gauche livrent une vraie bataille au chancelier. En même temps qu’ils
insistent sur la réforme du régime électoral, ils émettent des exigences
touchant la conduite des affaires extérieures et déposent leur fameuse
résolution en faveur d’une paix sans indemnités et sans annexions.
L’empereur (ou, si l’on veut, le parti militaire) sent que la situation
est de nouveau difficile et qu’il faut rendre de la corde. Il promet
cette fois nettement le droit de vote égal et secret et procède à une
«démission» solennelle et ostensible du chancelier. Mais c’est ici
qu’apparaît le coup d’œil magistral pour les possibilités intermédiaires
et l’art prodigieux de se raccrocher sur les pentes, dont l’Allemand est
doué. Le parti militaire cède aux libéraux, puisqu’il leur abandonne
Bethmann-Hollweg, qui d’ailleurs ne faisait guère son affaire, en
pâture; mais l’idée lui vient tout de suite: ne pourrait-on pas
_profiter_ de cette capitulation pour, au contraire, se remettre mieux
en selle? L’opération que représente le changement de chancelier peut,
en somme, se décomposer en deux temps bien distincts: il y a le renvoi
de celui qui est en place, ça ce sera pour les mécontents; et il y a son
remplacement; pourquoi ceci ne serait-il pas pour nous? Nous donnons;
pourquoi, en échange, n’essaierions-nous pas de reprendre? Nous faisons
plaisir à nos adversaires; n’y aurait-il pas moyen d’utiliser cette
bienveillance même que nous leur témoignons pour nous faire plaisir à
nous? On voit le genre de réflexion qui s’est exercé ici. Dans ce qui
fût apparu à tout autre esprit simple et de sens unique, l’Allemand a
reconnu une multiplicité interne et la possibilité d’une double
direction. Il a trouvé le moyen d’avancer en reculant, de s’affermir en
faisant la culbute, de se rapprocher de la côte en ayant l’air de gagner
le large. La nomination du Dr Michaëlis, bien plus docile instrument du
parti militaire, au poste même où l’opposition venait de trouver le
libéralisme de Bethmann insuffisant, est vraiment un chef-d’œuvre
tactique supérieur encore au repli de Bothmer et l’une des plus
frappantes réussites de ce génie du possible qui fait le fond du
caractère allemand.

  [32] Message de Pâques.

Il serait passionnant de suivre et de retrouver à l’œuvre le même génie
dans la politique ultérieure de l’Allemagne et d’abord dans la palinodie
éhontée du Dr Michaëlis lui-même sur la question des buts de guerre. Au
moment où ce personnage monte sur la scène, il sait bien qu’il est là
pour assurer le contact avec le Reichstag, pour l’amorcer et le
maintenir bien accroché au bout de la ligne. Aussi, dans son premier
discours, déclare-t-il son adhésion pleine et entière à la motion de
paix de la majorité; il prend simplement la précaution d’une restriction
très enveloppée, «pour autant que je comprenne cette motion»,
dit-il,--une restriction qu’on peut ne pas apercevoir, qu’il souhaite
qu’on n’aperçoive pas, mais qui est là, pourtant, pour marquer
l’emplacement de son dédit futur et du parjure auquel il est déjà résolu
dans son cœur. On le voit ensuite tirer--plus ou moins habilement
d’ailleurs--sur la corde, pour constater si l’opinion est suffisamment
enferrée et si l’on peut espérer la ramener à soi. Puis soudain, dès que
les événements semblent lui redonner l’avantage, avec une effronterie
sans exemple, il essaie de tout ravoir d’un seul coup et il proclame
tranquillement qu’il ne s’est jamais associé au vœu du Reichstag en
faveur de la paix sans annexions.

Sans doute objectera-t-on qu’il ne fit preuve, à cet instant, que d’un
assez médiocre sens des possibilités, car l’opinion justement n’était
pas mûre pour cette reculade et il se trouva subitement avec elle dans
un écart trop accentué qui fut l’origine de toutes les complications par
où sa chute fut amenée. Mais il ne s’était trompé en somme que de
moment; il avait cru trop tôt apercevoir une opportunité qui devait
venir, à la faveur des événements, quelques mois plus tard. Son
discernement du possible avait fonctionné trop vite. Dans le fond, il
avait vu juste et reconnu d’emblée tout ce que l’Allemagne allait
pouvoir rogner sur ses promesses, tout le chemin qu’elle allait pouvoir
faire à reculons. Et en effet, sitôt que la Révolution russe eut
commencé à porter ses fruits de désordre et eut fait luire de nouvelles
perspectives, l’opinion allemande tout entière s’éveilla à l’apostasie;
elle comprit, avec plus ou moins de rapidité, mais avec un flair tout de
même merveilleusement vif, tout le champ qui s’ouvrait à son manque de
parole. Elle vit la marge qu’il y avait entre les assurances qu’elle
avait données et la situation que créaient les nouveaux événements, se
peupler de mille lignes voisines et successives qu’elle ne put se
retenir de réoccuper tour à tour; et tant elle passait naturellement de
l’une à l’autre, tant elle était à son affaire en les distinguant et en
les épousant l’une après l’autre, elle eut à peine la sensation de
quitter les positions qu’elle avait prises à la face du monde, les
intentions qu’elle avait solennellement déclarées. Je suis convaincu en
effet que la grosse majorité de l’opinion allemande n’est guère sensible
aujourd’hui à la différence qu’il y a entre la résolution de juillet
1917 et les clauses de la paix de Brest. Elle la devine bien, vaguement;
mais elle n’y voit rien d’anormal; elle ne voit pas le mur qu’elle a
sauté. Un monsieur von Kleist a pu dire tout tranquillement au Landtag
prussien: «Beaucoup qui, jusqu’ici, étaient partisans d’une paix de
renonciation, ont maintenant changé d’avis.» Quoi de plus simple? Quoi
de plus innocent? C’est le tissu même de l’esprit qui est ici si
profondément élastique qu’il revient tout seul, dès que l’événement le
lui permet, et sans se rompre jamais, à toutes les ambitions qu’il avait
été forcé de résigner.

Le peuple allemand tout entier est animé d’un seul et même mouvement
mental, d’un insensible glissement de la pensée, qui lui fait sans cesse
parcourir toute l’échelle des possibles. Rien ne peut arrêter son esprit
en un point, sinon les obstacles matériels, les empêchements
physiquement insurmontables. Aucune encoche sur la règle qu’il frôle ne
saurait lui imposer une limite définitive. Tout dépend de ce qui
surviendra; il est toujours prêt à «_hinüber_» ou «_hinausschreiten_».
Que la porte s’entr’ouvre seulement, contre laquelle il s’est buté, et
déjà il est de l’autre côté.

C’est un fait remarquable qu’en Allemagne une véritable opposition ne
puisse pas arriver à se former. Même quand plusieurs partis réussissent
à se grouper, comme en juillet 1917, la première chance imprévue qui
luit à l’horizon politique suffit pour désagréger leur bloc. Aucune idée
commune, aucun principe ne les lient; il n’y a pas pour eux de
conception générale qu’il faille envers et contre tout réaliser, pas de
stipulation morale minimum, aucune règle qui mérite d’être d’abord et à
tout prix sauvegardée. Ils sont ensemble contre le gouvernement parce
qu’ils ont cru ensemble reconnaître un chemin qu’il ne voyait pas, une
affaire à cueillir qu’il semblait ignorer. Mais que le même gouvernement
leur fasse comprendre qu’il est sur la voie d’une affaire meilleure et
qu’il en entr’ouvre seulement la perspective, plus rien ne subsiste
entre eux; ils ne trouvent plus la moindre idée qui puisse les maintenir
ensemble; le moindre bout de la ficelle qui les attachait a disparu[33].

  [33] Comme je l’ai indiqué plus haut, le présent chapitre a été
    composé, pour la plus grande partie, pendant l’été 1917; seule
    l’histoire des concessions politiques de l’empereur date d’avril
    1918. Malgré les événements formidables et que j’étais bien loin, je
    l’avoue, de prévoir, qui se sont passés depuis, je ne pense pas
    qu’il ait perdu toute vérité. Au contraire, si j’eusse attendu
    jusqu’à maintenant pour l’écrire, peut-être eussé-je pu le fournir
    d’exemples bien plus saisissants que ceux que j’ai allégués. Mais
    j’espère que ces illustrations meilleures de mes remarques, dont
    l’ordre des temps m’a seul interdit d’user, s’évoqueront
    d’elles-mêmes dans la pensée de mes lecteurs et viendront y
    remplacer automatiquement leurs équivalents moins heureux.

                                   *

                                 *   *

Certes, pas plus que de sadisme, ce n’est de fanatisme que je songerai
jamais à accuser les Allemands. A part les quelques visionnaires du
pangermanisme, dont ce sont surtout les appétits qui font les
certitudes, qu’ils sont peu entêtés, qu’ils sont peu entichés! Qu’ils
ont le regard prompt et éducable! Avec quelle facilité ils se laissent
instruire! Qu’ils ont donc d’aptitude à la conversion! Leur foi varie
exactement avec les chances qu’ils pensent apercevoir. Leur _credo_ est
étroitement déterminé par les circonstances. Et cela, non pas par
scepticisme, ni par opportunisme conscients. Ils croient réellement, au
fur et à mesure, à toutes les doctrines qui correspondent à leur
avantage maximum. Ils adhèrent avec une sincérité positive à tous les
postulats qu’implique tour à tour leur action la plus efficace. Mais
jamais en eux aucune conviction ne précède la leçon des choses, ni ne
cherche à l’étouffer.

Qui oserait contester qu’ils soient capables, dans la pratique, du plus
noble acharnement? Tous les combattants savent avec quel courage ils se
font tuer sur leurs mitrailleuses. Mais, chose étrange, leur esprit n’a
pas la même vertu que leur volonté. Il ne se cramponne pas; il n’accepte
pas de périr avec ce qu’il a une fois conçu. Et c’est parce qu’il ne l’a
conçu que faiblement.

Les aspects moraux ne le frappent pas; ils sont sur lui sans morsure et
sans inscription; on sent qu’il les reçoit comme une plaque fatiguée,
voilée, qui «a vu le jour».

Il y a un mot pour lequel tout bon Allemand possède une secrète
dilection, qui est le plus bel éloge qu’il sache décerner et par le
constant et amoureux emploi duquel il trahit sa profonde inconsistance
morale, tout ce que sa conscience a d’invertébré. C’est le mot:
_anständig_[34].

  [34] Raisonnable.

L’Allemand est «_ein anständiger Mann_»[35], c’est-à-dire un homme qui
comprend les choses, avec qui on peut causer, un homme dont l’esprit se
plie aux éventualités et à toutes les indications de la fortune, un
homme qu’aucune idée trop raide ni trop fixe m’embarrasse, un homme qui
ne souffre d’aucune répartition irrévocable de ses idées.

  [35] Un homme raisonnable.




III

LA VÉRITÉ, C’EST TOUT CE QU’ON PEUT FAIRE CROIRE


Pas plus qu’entre le Bien et le Mal, l’Allemand n’aperçoit spontanément
de différence entre le Vrai et le Faux. On est plus ou moins
intelligent, on a plus ou moins d’esprit critique, on reçoit des
impressions plus ou moins fortes de la vérité. Mais en général quelque
chose vous avertit directement que telle proposition est juste et que
telle autre ne l’est pas, que telle idée est conforme à la réalité et
que telle autre n’y répond pas.

Pour l’Allemand, là encore tout est sur le même plan. Je ne parle pas de
son misérable asservissement à son journal ni des trésors de crédulité
qu’il dépense chaque jour en le lisant. Il ne serait pas très généreux
de lui faire un grief d’un aveuglement que nous partageons tous plus ou
moins, hélas! à l’heure actuelle et dont il faudrait faire des efforts
plus qu’humains pour se débarrasser complètement.

Mais il y a chez l’Allemand une sorte d’ignorance congénitale du vrai,
qui mérite d’être étudiée de près. Le vrai n’est pas pour lui une chose
dont le faux soit le contraire. Le vrai n’est rien d’indépendant des
esprits qui le présentent, ni de ceux qui le reçoivent; ce n’est pas une
qualité des idées en elles-mêmes. Le vrai, c’est ce qu’il est possible
de faire croire, c’est toute disposition d’objets ou de mots qui peut
donner à un spectateur ou à un lecteur l’impression de la vérité. Le
vrai, c’est tout ce qui peut être rendu vraisemblable.

                   *       *       *       *       *

Quand notre chef de camp recevait des délégués neutres, il leur faisait
faire la tournée de toutes les installations merveilleuses que sa
générosité lui avait inspirées pour notre bien-être. Il y avait en
particulier la cuisine: une cuisine faite exprès pour nous, spécialement
construite pour que nous puissions y faire chauffer les aliments que
nous recevions dans nos colis. Il y introduisait solennellement les
visiteurs et leur montrait sur un vaste foyer rougi par un feu d’enfer
tout un peuple de gamelles qui ronflaient. Il oubliait seulement de dire
qu’il n’avait fait livrer de charbon que pour un jour, qu’en vue
justement de cette exhibition, et que le reste du temps nous devions,
pour manger chaud, déployer des ruses d’apaches, et nouer des intrigues
périlleuses avec les Russes chargés du calorifère. De même, quand il
faisait admirer aux délégués notre chapelle--il s’était mis en tête un
jour, pour que ce fût plus beau, de placer les prêtres dans leurs
ornements sur les degrés de l’autel, et il n’avait dû renoncer à son
idée que devant le ferme refus, pour lui d’ailleurs incompréhensible, de
ceux dont il prétendait faire ainsi ses comédiens--de même, il omettait
de mentionner que cette magnifique chapelle servait en même temps de
temple protestant, d’église russe, de synagogue; qu’elle se transformait
plusieurs fois par semaine en théâtre, qu’on y passait les visites
médicales, qu’on y faisait la distribution des livres de la
bibliothèque, et qu’enfin toute une bande de savants allemands, armés
d’un phonographe et de nombreux appareils enregistreurs, y étaient venus
procéder à des expériences de linguistique et l’avaient encombrée
pendant plusieurs jours de leur bruyante présence.

Mais il ne faut pas parler trop vite de bluff ni d’hypocrisie. Le
malheureux ne trompait pas ses hôtes de façon tout à fait délibérée. Il
était lui-même la première dupe du mensonge qu’il leur faisait avaler.
Il oubliait sincèrement tout ce qui rendait vains et fictifs les
avantages dont il se faisait gloire d’avoir gratifié ses prisonniers.
C’était vrai, pour lui, que nous avions une cuisine et une chapelle,
puisqu’il pouvait les montrer; c’était vrai que nous avions de quoi
faire chauffer nos aliments, puisqu’il avait pu en persuader des gens
qui par profession eussent eu une tendance à croire le contraire. Il ne
voyait pas de différence entre la chose elle-même et l’apparence qu’il
avait réussi à lui donner. Pour lui, de même que le bien c’était tout ce
qu’on pouvait faire, le vrai c’était tout ce qu’on pouvait «introduire»
dans les esprits.

                   *       *       *       *       *

Nous touchons ici à un point sensible et je sens que je vais soulever
des protestations. Pourtant je dois dire toute ma pensée: je prétends
qu’à de très rares exceptions près, les Allemands n’ont pas lancé dans
cette guerre de véritables mensonges, de nouvelles entièrement
fabriquées; ils ont donné peut-être moins que nous dans le genre du
«canard» proprement dit. Dans l’ensemble, leur presse n’a jamais rien
caché de ce qu’il était impossible de cacher, et n’a rien annoncé de ce
qu’il était possible à l’adversaire de démentir. Elle a toujours exclu
le faux, dans la mesure exacte où il pouvait être surpris et décelé.
J’ai lu le communiqué allemand tous les jours pendant trois ans: dans
l’ensemble il est fidèle. Quand il annonce la prise d’une ville, c’est
que la ville est prise, on peut en être sûr; et quand les armées
impériales ont perdu assez de terrain pour que ça paraisse, il
l’enregistre, avec une mauvaise humeur visible, et avec des tours de
phrase d’une complication parfois comique, mais enfin tout de même avec
exactitude.

Mais il ne faut pas s’imaginer que cette exactitude prenne sa source
dans quelque scrupule profond, dans le respect naturel que tout homme
sent pour la vérité. Pas un instant, ni von Stein, ni Ludendorf n’ont eu
l’idée que la vérité fût quelque chose en soi ni qu’elle méritât par
elle-même des égards. C’est la nécessité qui forme toute leur sincérité,
cette nécessité dont ils savent si bien reconnaître partout les
exigences et à laquelle ils font face toujours avec tant de promptitude
et de perfection. Ils sont vrais parce qu’ils ont reconnu d’emblée les
inconvénients du mensonge, le fâcheux effet d’une nouvelle qui peut être
contredite. Ils ont vu qu’il fallait maintenir leur crédit en pays
neutre, exactement comme il fallait y soutenir autant que possible leur
change. Voilà tous les motifs de leur véracité.

Et la preuve que telle en est bien l’inspiration, c’est qu’elle a pour
limites exactes la possibilité du contrôle. (C’est d’ailleurs ce qui
suffit à la détruire.) Les Allemands n’annoncent rien dont ils pensent
que la fausseté puisse être constatée. Mais, en temps de guerre surtout,
ce genre de constatation n’est pas possible dans tous les cas; il y a
une zone qui échappe à la vérification; il y a des endroits où on ne
peut pas aller voir; il y a des éléments qui ne peuvent être appréciés à
leur valeur précise que par les témoins immédiats, que par les acteurs
mêmes du drame. Cette marge que constitue entre le vrai et le faux
l’invérifiable, l’esprit allemand l’occupera automatiquement; il saura
bien la remplir, et de données toutes en sa faveur; tout ce qui s’y
produira sera avantage pour lui, victoire, triomphe pour sa cause; c’est
là que Dieu lui montrera tout particulièrement sa protection et le
comblera le plus infailliblement de ses bienfaits.

Des exemples: Bataille de la Somme en 1916: les Anglais avancent, ils
ont occupé les tranchées allemandes sur plus d’un kilomètre de
profondeur; mais, par chance, il ne se trouve dans cette zone aucun
village, aucun point topographique auquel un nom propre soit attaché;
par conséquent, dans son communiqué, l’adversaire ne pourra caractériser
par aucune indication de lieu son progrès. On pourra donc nier celui-ci.
Et le communiqué allemand annonce froidement que de fortes attaques
ennemies sont venues se briser avec des pertes sanglantes contre le mur
de fer des héroïques troupes du général von X...

L’évaluation des effectifs engagés dans une affaire n’est possible que
pour les gens qui sont sur place. Jamais le redoutable journaliste
neutre n’approchera assez près des lignes pour pouvoir s’en former une
idée personnelle. On peut donc annoncer que des masses ennemies énormes
se sont précipitées tout le jour contre les positions allemandes sans
réussir à les ébranler, alors qu’un bataillon seulement, ou peut-être un
régiment, a été repoussé.

Il en est de même pour l’appréciation des intentions de l’adversaire:
s’il a atteint les objectifs qu’il s’était fixés, on lui en attribuera
d’infiniment plus vastes, car personne jamais ne pourra prouver qu’il ne
les a pas en fait poursuivis.

Et je sais bien que nous ne nous sommes pas toujours assez soigneusement
gardés de ces sortes d’arrangements de la réalité. Mais nous n’y avons
recouru que de loin en loin, que dans les moments critiques où il
s’agissait à tout prix de ne pas inquiéter l’opinion. Et surtout, en les
commettant, nous savions que nous trahissions la vérité.

L’Allemand, au contraire, d’abord use d’une manière continue,
inflexible, de ce droit que lui confère l’impossibilité du contrôle; il
l’exploite de sang-froid jusqu’au bout. Il se tient sans cesse sur
l’extrême frontière de la vraisemblance; exactement de même qu’il
trouverait insensé de laisser inoccupé le moindre vide des lignes
adverses, exactement de même qu’il a pénétré immédiatement dans tous les
coins du front qu’il avait découverts praticables, de même il ne peut
physiquement pas s’empêcher de remplir, en tous temps et partout, de ses
embellissements, les lacunes qui s’offrent dans le tissu de la vérité.

Et, secondement, tandis qu’il se livre à ces broderies, il n’a pas le
moins du monde la sensation de mentir. C’est là le plus grave. Pour lui,
le passage du fait à l’idée qu’il voit qu’il en va pouvoir donner est
absolument insensible; pas de seuil à franchir; pas de barrière à
sauter, aucun cahot ne l’avertit qu’il change de route. Il faut le dire
carrément: l’Allemand ne ment jamais; il prolonge. Il ne sort pas de la
vérité, parce qu’elle n’a pas pour lui de limites propres; s’il la
déborde, c’est sans la voir; au delà comme en deçà, c’est le même
paysage pour lui; et le seul cadre qu’il touche, où il se sente enfermé,
auquel il ait à proportionner ses affirmations, c’est encore ici celui
du possible.

La vérité? C’est quelqu’un qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu,
jamais rencontré, qui ne lui a jamais été présenté. Comment pourrait-il
l’avoir offensée? Il a conscience d’avoir fait tout son devoir envers le
seul dieu qui lui ait jamais été révélé, envers le seul qui soit à ses
yeux réel, permanent et immuable, envers son intérêt, envers l’intérêt
de la patrie allemande.

                   *       *       *       *       *

C’est à tout ce qu’il croit possible d’entreprendre sur elle, qu’on
reconnaît bien que la vérité n’est pas pour l’Allemand quelque chose par
soi, un phénomène, un accident. Elle ne lui apparaît jamais comme
irrémédiable; jamais il ne se sent par elle réduit à l’impuissance;
jamais par elle il ne sera fait quinaud. Même quand elle s’est déclarée,
même quand la voici devant lui donnée et patente, il ne pense pas que le
dernier mot soit dit. Si quelque événement fâcheux se produit du fait de
la _Kriegsführung_[36] allemande et qu’un hasard malheureux le fasse
apparaître au grand jour et le rende irrécusable, de trois choses l’une,
se dit-il: ou bien on peut le r’avoir, ou bien on peut l’expliquer, ou
bien on peut le compenser. Le choix entre ces trois opérations sera
déterminé par le degré du scandale provoqué.

  [36] La manière de faire la guerre.

Premier cas: une infraction maladroite (et qui sera punie, n’en doutez
pas) a été commise au grand principe: _Coulez sans laisser de traces._
Le monde sait ce qu’il y a eu. Mais l’affaire n’est pas des plus
retentissantes et l’on est en droit d’espérer que le bruit n’en ira pas
trop loin. On peut donc essayer de l’escamoter. D’un petit mouvement du
poignet, on peut rattraper, dans le temps même qu’on la lâche, la
gênante vérité.

Je me rappelle un entrefilet de journal dont voici à peu près les
termes:

«La barque de pêche norvégienne X... a été coulée par un sous-marin
allemand. 22 hommes de l’équipage et le capitaine ont péri, 3 ont été
recueillis par le schooner Y...»

Et devinez maintenant comment il était intitulé. _Ein Unglück_[37] ou
_Verunglückte Norweger_[38], supposerez-vous peut-être. Non. Le
journaliste allemand avait trouvé mieux, il avait trouvé ce que pas un
homme du monde n’eût été capable à sa place de trouver, il avait imaginé
une combinaison; il avait mit tout simplement: _Gerettete Norweger_[39].
Ainsi, au-dessus des trois lignes qui annonçaient l’assassinat de 23
hommes, il pensait qu’on pouvait écrire, pour les résumer et pour les
présenter au lecteur, ces deux mots: «Norvégiens sauvés». Il ne voyait
pas de contradiction fondamentale entre les deux parties de son texte.
Il faisait la part de la vérité dans la dépêche; pourquoi dans le titre
n’eût-il pas fait la part de son intérêt, qui était de la masquer? Il
était forcé de la poser puisqu’elle était de celles que d’autres sinon
eussent dénoncées à sa place; mais il revenait à pas de loup sur elle
et, d’un geste tout simple, il croyait lui tordre le cou. Là encore,
nous retrouvons cette idée chez lui profondément établie et comme
instinctive qu’une chose n’en empêche jamais une autre, que tout ce qui
est possible à la fois peut être fait à la fois; là encore, il voit la
possibilité d’un double mouvement dans ce qui apparaîtrait simple à tout
autre regard; là encore, il pense que la vérité est une chose comme
toutes les autres qui, puisqu’elle peut être donnée, peut être aussi
reprise.

  [37] Un accident.

  [38] Norvégiens naufragés.

  [39] Norvégiens sauvés.

Mais là, plus encore que dans le domaine de l’action, il se trompe, il
se perd. Car, justement au contraire, la vérité est une chose qu’on ne
peut donner sans qu’elle devienne immédiatement impossible à reprendre.
Les criminels ordinaires le savent bien; ils savent que n’en livrer
qu’un morceau, c’est la livrer tout entière, qu’une fois qu’on lui a
permis de risquer dehors ne fût-ce que le bout du nez, elle a tôt fait
de se dégager toute seule comme un animal et de sortir tout entière de
son panier. Aussi se confinent-ils en général dans une dénégation
absolue, même contre l’évidence, de tout ce qui leur est reproché. Mais
l’Allemand ne s’est pas encore avisé de ça. Il croit pouvoir cumuler la
franchise et la précaution et rogner sur ses aveux, comme il rogne sur
ses promesses.

                   *       *       *       *       *

Si la prise qu’il a donnée à l’indignation est trop forte et si la
vérité qu’il a laissée devenir publique ne peut plus être dissimulée
sous un simple «chapeau», il lui reste la ressource de l’explication.
Tout peut être expliqué, tout peut être justifié. Aucun crime n’est trop
noir pour qu’on puisse lui trouver un sens et une excuse. Il n’y a pas
de cathédrale démolie qu’on ne puisse rebâtir avec des mots, il n’y a
pas de population réduite en esclavage qu’un article de journal soit
impuissant à rendre bienheureuse et à faire déborder d’actions de grâce.
Il faut lui faire justice: l’Allemand n’a pas peur. Il ne connaît pas de
cas impossibles, il les affronte tous avec la même intrépidité; il va à
l’assaut avec toujours le même courage. On n’a encore jamais vu de
complication qui ait fait reculer sa faculté d’apologie.

C’est qu’il continue de voir dans la vérité quelque chose
d’essentiellement modifiable. C’est qu’il la croit, dans tous les cas,
susceptible de recevoir le plus ou le moins. Il est convaincu que de
tout ce qu’il trouvera à dire à son sujet, quoi que ce puisse être, elle
sera _réellement_ diminuée. Une chose est vraie. Bon. Mais tout n’est
pas fini par là. Elle peut être bien autre chose encore; on peut lui
communiquer un tas de caractères nouveaux qui l’affaibliront, qui
l’embrouilleront, qui lui reprendront peu à peu sa virulence et sa
nocivité. On peut l’apprivoiser, la mater; on peut la ramener la corde
au cou.

Les explications des Allemands! C’est où on les repince; c’est où ils
deviennent beaucoup trop malins pour réussir; c’est où ils prêtent le
plus dangereusement le flanc, sans qu’eux-mêmes puissent arriver à
comprendre en quoi. Car leur astuce ne serait astucieuse que si elle
s’adressait à des gens de même esprit, de même complexion mentale
qu’eux. Ils parlent pour leurs coreligionnaires du Possible et ne
comptent pas sur cet instinct immédiat de la vérité dont l’homme normal
est pourvu. N’en soupçonnant même pas l’existence, ils le froissent du
premier coup, ils le tournent contre eux à la première phrase, ils le
gendarment, si j’ose dire, d’emblée.

Et pour qui donc diable, pour des cerveaux de quelle forme peuvent bien
être écrites les lignes suivantes, qui prétendent rendre compte de la
défaite allemande du mois d’août dernier entre Somme et Oise?

«Les Allemands suivent aussi, sur l’Ancre et sur l’Avre, la même
tactique que celle qui a fait ses preuves, d’une façon si
extraordinaire, entre la Marne et la Vesle. Les éléments de terrain que
seuls des sacrifices auraient permis de tenir ont été abandonnés en
temps utile, et c’est ainsi que Montdidier a été abandonné à temps
devant la menace d’une attaque d’enveloppement. C’est maintenant que
ressort l’énorme avantage de la liberté d’opérations que le commandement
suprême allemand a obtenue par le grand gain de terrain de l’offensive
du printemps.

«Sans être contraint de tenir d’une façon ferme et rigide des éléments
de terrain définis, il peut reporter le combat sur un terrain qui paraît
favorable à ses intentions, et entraîner l’ennemi en des combats
meurtriers, qu’il devra livrer en un terrain à lui défavorable. Ainsi
donc, le but visé dès le début par le commandement suprême allemand,
l’effritement des forces ennemies, tout en épargnant le plus possible
les troupes allemandes, se rapproche de sa réalisation[40].»

  [40] Extrait d’un journal allemand, d’après la _Petite Gironde_ du 13
    août 1918.

Du moment que ça pouvait être dit, du moment que ça pouvait venir en
diminution de la vérité...

Quand le plafond de Tiepolo, à Venise, eut été endommagé par un
bombardement aérien, le critique d’art du _Dresdner Anzeiger_ fut
mobilisé pour réparer l’accident. Et entre autres excuses magistrales
qu’il alla chercher, il démontra que Tiepolo après tout n’était qu’un
auteur de décadence et que par là même il avait, au moins partiellement,
mérité son sort.

Que pouvait-il dire? objecterez-vous.--Mais d’abord, il pouvait ne rien
dire du tout: c’eût été le plus digne. Ensuite, il pouvait dire: «Nous
ne l’avons pas fait exprès»; ce qui eût été vrai. Et enfin, il pouvait
crier: «Nous faisons la guerre; nous casserons tout. Si Saint-Marc a été
épargné jusqu’ici, c’est que nos pointeurs aériens ne sont pas encore
assez habiles; mais ça viendra.» De même que le rédacteur de
l’entrefilet sur les Norvégiens eût pu légitimement l’intituler: _Ein
Treffer_[41]. Alors je les aurais compris, je n’aurais pas pu m’empêcher
de penser: «Ce sont des brutes, mais ce sont des types!» Tandis que
c’est toujours par le mépris et la dérision que je suis ressaisi, quand
je les vois travailler si bassement et si petitement, et contre toute
chance de réussite, à contre-sens de la vérité.

  [41] En plein dans le but.

                   *       *       *       *       *

Quand la gaffe commise décourage l’excuse directe, l’Allemand
n’abandonne pourtant pas encore la partie. Il «encaisse» comme il peut
l’averse d’insultes qu’il a conjurée sur sa tête. «Bien mérité se
dit-il, comment ai-je pu être si maladroit!» Mais en même temps il
cherche. Il cherche quoi? Un équivalent, quelque chose de symétrique de
sa faute, qu’il puisse jeter en grief à la face de l’ennemi. Son canon à
longue portée a eu la sottise d’aller aboutir, le Vendredi saint, dans
une église où il y avait du monde et de faire de la bouillie. C’est
ennuyeux; et il est vraiment difficile de se débarbouiller complètement
de l’affaire. Il admettra donc honnêtement et piteusement que c’est «un
coup de canon malheureux». Mais il ne s’en tiendra pas là; sa pensée
continuera, fouillera tous les environs en quête de compensations. Et
justement les Français ne tirent-ils pas, eux aussi, sur des villes, et
sur des villes françaises, les misérables, assassinant ainsi leurs
propres compatriotes? N’y a-t-il pas là quelque chose à exploiter, dont
on pourrait se servir pour rétablir la balance?--Reste le caractère
particulièrement sacrilège du coup de canon allemand frappant, le
Vendredi saint, des fidèles en train de prier. On ne peut évidemment pas
attribuer le même crime aux Français; on verrait trop l’invention. Mais
voici qui va très bien faire: les victimes de l’artillerie française
auront été atteintes au moment où elles suivaient un convoi funèbre.
N’est-ce pas cent fois plus affreux, cent fois plus démoniaque de la
part des bourreaux? N’y a-t-il pas là un sadisme dans le pointage d’une
espèce cent fois plus raffinée? L’Allemand se frotte les mains; il a
trouvé. Et maintenant, pour se redonner décidément l’avantage, il ne lui
reste plus qu’à se faire apparaître lui-même dans une attitude de
générosité et de délicatesse morales où le Français n’aura pas su se
hausser: tandis que l’Allemand cessera le bombardement pendant les
funérailles des victimes de son coup de canon, le Français non seulement
le continuera, mais bien mieux, le recommencera juste le matin du jour
où les pieux envahisseurs ont résolu de rendre les derniers devoirs aux
malheureux sinistrés et il fera même de nouveaux ravages dans la
population de Laon![42]

  [42] On trouvera les communiqués Wolff ayant trait à l’incident dans
    le _Journal de Genève_ des 5, 6 et 9 avril 1918.

Tandis qu’il élaborait cette intéressante petite anecdote, l’Allemand,
j’en suis sûr, ne s’est pas un seul instant aperçu de la différence
qu’il y avait entre les deux faits qu’il prétendait mettre en regard: à
savoir que le premier était réel et le second inventé[43]. Ce n’est là
pour lui qu’un détail et qui ne le frappe pas beaucoup. Si on lui en
fait une objection, il ne la comprendra pas tout de suite. Elle sera
sans valeur, sans poids pour son esprit. A son point de vue, les deux
cas seront exactement identiques, si l’on peut faire croire le second
comme le premier a été cru.

  [43] Je ne nie pas le bombardement de Laon, qui n’était, hélas! que
    trop nécessaire, mais je flaire quelque chose d’extrêmement suspect
    dans toute cette histoire d’enterrement.

                   *       *       *       *       *

Le plus étrange, et ce qui révèle le mieux le vice profond, ou plutôt
l’incurable _défaut_ de son esprit, c’est justement qu’il puisse espérer
faire croire le second, que les chances du second puissent lui
apparaître égales à celles du premier, qu’il soit aussi curieusement
aveugle à l’absurdité de sa contrefaçon. Mais s’il ne devine pas mieux
l’effet qu’elle va produire, c’est encore une fois parce qu’il en est la
première dupe, qu’elle se présente à lui exactement sur le même plan que
la vérité, qu’elle fait sur lui la même impression.

Le _Schein_ et le _Wesen_[44] sont pour l’esprit allemand une seule et
même chose. Être c’est paraître, et paraître c’est être. Des mots
arrangés d’une certaine façon, des idées enduites d’un certain vernis,
des images proposées suivant un certain angle provoquent en lui les
mêmes réactions que l’objet qu’ils remplacent. Ce n’est pas sans raison
qu’il s’est accommodé si facilement pendant la guerre du régime de
l’_Ersatz_. L’_Ersatz_[45] est pour lui non pas seulement un équivalent,
mais la chose même dont il porte le nom et masque l’absence. Et
l’_Ersatz_ intellectuel, le substitut de la vérité, n’a pas moins de
puissance et de réalité à ses yeux que les autres; en tous cas il n’est
pas moins comestible, il ne se laisse pas moins bien digérer.

  [44] L’apparence et l’être.

  [45] Le succédané.

Ainsi, ce qu’il tire de lui, à grand renfort de réflexions et de
combinaisons d’idées, lui paraît tout aussi bon, tout aussi valable que
ce que les événements ont d’eux-mêmes produit. Je vous assure, la
mauvaise foi de l’Allemand n’est pas aussi profonde que vous croyez. Ou
plutôt elle l’est bien davantage; elle est beaucoup plus naïve, beaucoup
plus naturelle. Avant d’être quelque chose dans sa volonté, elle est
quelque chose dans son esprit: une sorte de simultanéité et de
continuité qu’y prennent spontanément l’être et l’apparence. Il ne
trompe pas, il confond, et il confond d’abord pour son propre compte. Il
voit lui-même la réalité comme il l’arrange, comme il faut qu’elle soit.
Le tour qu’il lui donne en fait positivement partie à ses yeux. Il y a
quelque chose d’obscur et de despotique dans sa façon d’envisager le
monde. Rien ne dépassera: telle est la loi qu’il pose en le regardant.
Il est Kantien à sa manière. Il vit dans un monde qu’il forge à chaque
instant, et non pas en poète, par l’imagination, mais comme un officier,
par la discipline qu’il lui impose.

Jamais il ne laisse sa conduite s’expliquer toute seule; il pose avec
elle les raisons qu’elle doit avoir. En général, dans les camps, les
supérieurs nous rendaient compte, beaucoup plus que ce n’est la coutume
dans le militaire et que notre situation d’esclave ne l’eût commandé,
des mesures qu’ils prenaient à notre endroit. S’ils nous interdisaient
de faire passer à nos camarades serbes le pain dont nous ne voulions
pas, immédiatement ils en fournissaient la raison: c’était pour que ces
malheureux, affaiblis par les privations, n’allassent pas se faire
crever de trop manger. Et si l’on suppose qu’une telle justification
n’était là que pour masquer le motif véritable de l’interdiction, qui
était le souci de récupérer pour l’administration du camp notre superflu
de pain:--Bien entendu, répondrai-je, mais l’Allemand ne s’en était pas
aperçu. (C’est même la seule hypothèse qui explique qu’il ait pu croire
que nous ne nous en apercevrions pas.) Il avait instinctivement ajouté à
la prescription les principes d’où, dans son système, elle était censée
dériver. Au lieu de voir, il avait dicté. Au lieu de sentir la vérité et
de la taire, il l’avait construite. Comme ces baraques que toutes leurs
pièces numérotées permettent de dresser en une heure, il l’avait
apportée complète, avec tout ce qu’il fallait pour lui donner dans le
paysage l’aspect voulu.

Je ne puis m’empêcher de reconnaître ici cet esprit législateur dont
Kant a si profondément défini les besoins et les démarches. Un donné
informe, absolument plastique, d’où n’émanent aucune indication, aucune
obligation, et un puissant instrument intellectuel qui lui communique
d’en haut, en toute indépendance, par une sorte de décret automatique et
constant, la tournure qu’il doit prendre. Voilà les deux éléments dont
la mutuelle opération suffit à créer pour l’Allemand la vérité.

C’est peut-être en écrivant sous cette forme sa psychologie, qu’on peut
comprendre comment se rejoignent les tendances pratiques et les
tendances métaphysiques de son esprit. Mais nous reviendrons là-dessus.

                                   *

                                 *   *

Je ne remarque de même ici qu’en passant l’étrange façon qu’a l’Allemand
de concevoir le Beau et le Laid pour ainsi dire en communication; il ne
se sent pas du tout obligé de choisir entre eux; ils ne lui posent aucun
dilemme. Dans ce domaine encore, c’est le seul Possible qui guide tous
ses jugements et toutes ses entreprises. L’art allemand contemporain
tout entier répond à un seul ordre de questions: Que peut-on faire?
Jusqu’où peut-on aller? Qu’est-ce que la matière va pouvoir supporter?
Quelles sont les tortures par lesquelles on en exprimera le maximum? Là
encore, il est tenu compte du Laid, comme tout à l’heure de l’Interdit
ou du Faux, dans la mesure exacte où l’on pense qu’il risquerait de
compromettre le succès de l’œuvre projetée. Mais on fera dans ses terres
toutes les incursions dont on croira pouvoir espérer un bénéfice; on
l’assiégera d’aussi près qu’il se laissera faire. Il y a, dans toutes
les conceptions artistiques de l’Allemagne moderne, un aspect dynamique
qui suffit à les frapper de stérilité. Elles sont toujours ce qu’on peut
faire de plus fort et impliquent chez leurs auteurs, avant tout, des
muscles, de la volonté et de la science. C’est de quoi les soustraire
radicalement au ressort de l’Esthétique.




IV

LA VOLONTÉ ET SES MIRACLES


Déjà, dans les pages qui précèdent, nous avons commencé de réintroduire
sournoisement dans le caractère allemand l’élément positif que nous en
avions tenu jusqu’ici, pour plus d’ordre et de clarté, éloigné. On ne
s’expliquerait pas les formidables résultats obtenus par les Allemands
dans cette guerre, si l’on s’obstinait à ne voir chez eux que les
infirmités que nous venons de décrire. Il faut à tout prix--c’est le
principe de causalité lui-même qui l’impose--leur reconnaître une vertu
active.

Cette vertu est celle qui imprègne et corrige leurs jugements, qui
s’incorpore à leur vision de la vérité. C’est la volonté.

La volonté a chez l’Allemand une force et une étendue qui passent de
beaucoup l’ordinaire. Elle va partout, elle s’applique à tout, elle
opère tout. Elle est infatigable et sans défaut, elle est pratiquement
infinie.

                   *       *       *       *       *

Nous allons d’abord la voir réparer tous les manques que nous venons
d’analyser et reprendre à pied d’œuvre l’édifice psychologique de l’âme
allemande, si pauvrement ébauché par la nature. On ne saurait s’imaginer
combien elle commence bas, ni à quels rudiments elle s’emploie; elle ne
dédaigne pas de former de ses mains les plus minces éléments du
caractère; il est facile de la surprendre en train de modeler en stuc
toute cette sensibilité immédiate, dont l’Allemand nous est apparu si
cruellement dépourvu.

Je n’oublierai jamais le premier éclat de colère allemande auquel il me
fut donné d’assister. C’était à quelques kilomètres en arrière du champ
de bataille, tandis qu’on nous emmenait prisonniers; à un carrefour de
routes notre colonne se rencontra avec un train de bagages et avec un
groupe de cavalerie: un encombrement s’en suivit. A ce moment arrivaient
à toute vitesse, par une route latérale, des officiers en automobile;
ils trouvèrent le passage barré. L’un d’eux alors se leva dans la
voiture, d’un seul bloc--je le revois, gros, pâle, glabre comme si sa
figure même eût été chauve--et il entra brusquement dans un tel accès de
fureur, il arrosa les coupables d’un tel flot d’injures frénétiques, il
dépensa d’emblée une telle provision de cris de rage que j’en restai
stupéfait; oui, plutôt encore qu’effrayé, je me sentais abasourdi.
Ç’avait été si prompt, si mécanique, que je me demandais d’où il avait
pu sortir tout ça. Cela tenait vraiment de la sorcellerie; je le
regardais s’agiter comme un diable... Mais, entre temps, les cavaliers,
d’un coup d’éperon, avaient jeté leurs chevaux dans un champ voisin; la
voie était libre. L’homme en furie s’arrêta court, se rassit d’un seul
coup comme il s’était levé; l’auto démarra et repartit à toute allure.

Depuis, je n’ai eu que trop d’occasions d’assister à des crises de ce
genre et d’en mieux analyser la nature. Au camp, le moindre
sous-officier nous en fournissait journellement des échantillons. Mais
c’est surtout chez les hauts gradés qu’elles étaient intéressantes à
étudier.

Le général inspecteur de la région où j’étais prisonnier aimait à nous
faire des discours sur les crimes de la France. Chaque fois que les
journaux avaient découvert quelques nouvelles «_französischen
Greueltaten_»[46], il venait nous en accabler. Il passait dans les
baraques et dans chacune il tenait la même harangue, que l’interprète
ensuite devait traduire. On entendait: «_Ein ungeheuer Schandfleck...
Unverschämt... So lassen Ihre Chefs die wehrlosen deutschen Gefangenen
erbarmungslos erschiessen... Ist doch Frankreich die grosse Nation_, «la
grande Nation», _wie Sie sagen... Und wir, wir sind die Barbaren_»[47].
A ce moment, régulièrement, il s’échauffait, son visage devenait tout
rouge, sa voix rauque, et ça finissait par des hurlements indistincts et
par une sorte d’accès épileptique, auquel il se livrait sans le moindre
embarras, au milieu du silence mortel des deux cents prisonniers au
garde-à-vous. Quelque ardeur qu’il y dépensât, il n’en recommençait pas
moins ses vitupérations dans la baraque suivante et n’éprouvait aucun
mal à se réinoculer la même rage au moment voulu.

  [46] Cruautés françaises.

  [47] «Une tache d’infamie sans pareille... Éhonté... C’est ainsi que
    vos chefs font fusiller sans pitié les prisonniers allemands, sans
    défense... La France est pourtant la Grande Nation, la «Grande
    Nation» (en français) comme vous dites... Et nous, nous sommes les
    Barbares.»

Le chef de camp que nous avions en représailles possédait au plus haut
degré cette faculté de se mettre en colère où et quand il voulait. Il
s’en faisait une spécialité, comme d’autres ont celle de faire remuer la
peau de leur front. Il vous servait ça à la minute et tout chaud. Qu’un
prisonnier par ses réponses le mît dans l’embarras (le cas se présenta
plus d’une fois), immédiatement il s’arrachait du fond de la gorge
d’affreux aboiements où il était impossible de reconnaître aucun mot;
immobile dans sa longue pèlerine, il rugissait pendant cinq minutes
comme un fauve, tout son visage nous assassinant d’éclairs; puis, quand
il avait suffisamment martyrisé l’air de ses clameurs, il appelait une
sentinelle pour vous conduire en cellule, «_in’s Loch_»[48], comme il
disait, et tournant les talons, il s’en allait, brusquement apaisé.

  [48] «Au trou!»

Il ne faut pas croire que ces démonstrations produisaient toute la
terreur que les Allemands les croyaient faites pour inspirer. Sans doute
elles étaient physiquement impressionnantes. La seule voix du
manifestant vous traversait la chair et la travaillait assez
désagréablement. Mais au bout d’un certain temps on s’endurcissait et
l’on finissait par ne plus sentir que le grotesque de cette frénésie.
Dans les rangs des prisonniers rassemblés pour entendre quelqu’une de
ces semonces, un doux rire circulait, dissimulé tant bien que mal, et
qui parfois s’échappait ouvertement, ici ou là, sans que celui qui en
était la cause, tant il était occupé à attiser et à entretenir sa propre
colère, s’en aperçût ni en prît ombrage. C’est qu’aussi nous ne pouvions
pas nous empêcher de sentir justement tout ce qu’il y avait de factice
dans ces explosions, et qu’elles étaient de véritables pièces montées.
Nous ne pouvions nous défendre de l’impression que si quelque farceur
eût été en cachette fermer le courant derrière lui, le bonhomme fût
resté brusquement en panne, la bouche ouverte, la main levée, immobilisé
au beau milieu de son «_Passen Sie mal auf!_»[49]. En un mot, il ne nous
échappait pas que nous étions en présence de pures et simples créations
de la volonté.

  [49] «Faites bien attention!»

Et en effet l’Allemand pense qu’il est bon de se donner de la colère en
certaines occasions. Connaissant toute sa patience naturelle, il s’en
méfie, et froidement, il prend tous les moyens qu’il faut pour en
rattraper les effets, il s’implante artificiellement dans l’âme toutes
les rages dont il a besoin. Il se gouverne avec une facilité inouïe,
mais dans le sens exactement inverse de celui où l’homme normal aspire
en général à le faire.

                   *       *       *       *       *

La volonté, chez lui, remplace tout. On la retrouve partout. Le mal même
qu’il fait en est plein, et peut-être est-elle toute seule à l’inspirer.
«_Brand um Brand_»[50], annonçait un entrefilet de journal, au moment où
les Russes étaient venus ravager la région de Tilsitt. Et on lisait que
pour chaque village incendié par les Russes, les Allemands avaient
décidé, comme _Vergeltung_[51], d’incendier trois villages de Pologne
occupée. Ce n’était ni deux, ni quatre, mais trois exactement. Ainsi
leur vengeance était dosée, elle était susceptible de proportion. Ils ne
disaient pas: «Tant nous sommes en colère et pour nous venger, nous
allons tout mettre à feu et à sang!» Ils disaient: «Puisqu’il le faut,
nous prendrons sur nous de faire, chez l’ennemi, des ravages qui seront
à ceux qu’il a causés chez nous, dans le rapport de trois à un. C’est
une résolution que nous prenons, et calculée jusqu’à pouvoir être écrite
en termes arithmétiques.»

  [50] Incendie pour incendie.

  [51] Représailles.

J’ai dit la sensation de détresse que m’avait donnée, au moment du
départ en représailles, l’étrange bonhomie de ceux qui prétendaient nous
martyriser. Et certes, ils n’avaient aucun mal à se montrer ainsi
«braves gens»! Car c’était de sang-froid, suivant un plan délibérément
édifié, qu’ils nous envoyaient souffrir. Ils avaient même pris soin, ce
plan, de le «mettre par écrit». Sachant bien que les impulsions de la
vengeance risquaient d’être en eux trop languissantes et trop faibles,
pour ne rien oublier, pour être sûrs de ne pas être laissés en panne
(_im Stich gelassen_) par leur haine, ils avaient élaboré un petit
programme, une sorte de memento des supplices qu’ils comptaient nous
infliger. On trouvera le texte de celui qui fut composé à l’occasion des
représailles de Russie dans les souvenirs qu’un rapatrié a publiés dans
la _Revue des Deux Mondes_ du 1er et du 15 mars 1918 sous le titre:
_Dans les camps de représailles_. On peut y lire, entre beaucoup
d’autres, les prescriptions que voici:

«Il ne devra être laissé en possession des prisonniers qu’un morceau de
savon de dimensions aussi réduites que possible...

«Dans les cantonnements, il leur sera retiré tout ce qui pourrait leur
servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par
les prisonniers eux-mêmes.

«Ils ne devront posséder de cuillers qu’à raison d’une pour trois
hommes. De même un plat à manger pour trois...

«Il est prévu un litre d’eau par jour et par homme pour tous usages...

«Les prisonniers seront attachés au poteau, chaque bras ramené en
arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en
avant, les pieds levés et soulevés de terre...

«A moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemptions,
etc.»[52]

  [52] Tome XLIV, p. 427.

Je ne trouve rien de plus significatif à la fois du désert intérieur de
l’âme allemande et de la façon toute tranquille dont elle s’entend à le
peupler, que ces consignes invraisemblables. Nous ne sentons rien,
pensent-ils, à l’endroit de nos ennemis. Qu’à cela ne tienne! Ce petit
trou sera bien vite comblé. Le «_deutscher Wille_»[53] n’est pas là pour
rien. Au travail! Nous aurons bientôt bâti sur ce terrain vague le
monument de haine qui convient. Nous sommes trop bons. Eh! bien, comme
compensation, nous décidons «qu’ils n’auront qu’un plat à manger pour
trois». Nos hommes sont lents à détester les prisonniers qu’ils gardent.
Eh! bien, dans un bureau de Berlin, nous allons leur fabriquer la
cruauté qui leur manque et nous la leur enverrons par la poste, avec le
timbre du ministère.

  [53] Le vouloir allemand

                   *       *       *       *       *

L’Allemand est incapable de rien faire sans s’y être préalablement
obligé. Et pas même le mal. Mais il s’y oblige fort bien. J’ai déjà
montré dans quel esprit presque paisible et comme ouvrier il allait au
combat. Tous les excès que je lui ai vu commettre après la bataille
étaient empreints de la même application, portaient de même la marque du
devoir.

J’ai assisté par exemple au pillage du village d’A..., en
Meurthe-et-Moselle. Ni bruit, ni désordre. Je ne peux pas dire qu’ils
faisaient ça poliment; ils n’ont pas de manières; ils vont toujours un
peu rudement. Mais enfin ce n’était pas non plus le déchaînement sauvage
qu’on se figure peut-être. Il y avait dans leur procédé quelque chose de
méthodique et de modéré, qui me frappa tout de suite. Ils allaient de
maison en maison, ils demandaient les clefs de la cave, remerciaient,
descendaient et commençaient l’enlèvement des bouteilles. Toutes y
passaient, par exemple; leur visite était absolument exhaustive. Mais
ils commençaient toujours par en offrir quelques-unes au propriétaire.
Puis à nous. Et ils trouvaient fort extraordinaire notre refus:
«Pourquoi? Vous avez peur que nous les ayons empoisonnées?» On voyait
très bien qu’ils accomplissaient un des rites de la guerre. Je ne veux
pas insinuer que le vin qui leur passait par la gorge leur paraissait
sans goût. Mais il y avait surtout ceci dans leur caboche que, quand on
est en guerre, on _doit_ piller. Ils s’acquittaient d’une des
prescriptions du _Felddienst_[54]. Ce n’était pas une licence qu’ils se
donnaient; c’était un point de leur programme qu’ils prenaient garde de
bien exécuter. Et s’il n’eût été inscrit quelque part, dans quelque
manuel du soldat en campagne, s’ils n’eussent eu soin de se le fixer à
l’avance, comme un thème pour leur volonté, ils n’eussent jamais su
comment s’y prendre pour le commettre.

  [54] Service en campagne.

C’est dans le même esprit qu’ils assassinaient les civils. Ils en
avaient joint sept à notre colonne de prisonniers, qu’ils avaient pris
un peu au hasard dans les villages conquis la veille, et ils les
poussèrent devant nous tout le jour, jusqu’à la frontière de Lorraine
annexée. Pour ma part je ne devinais pas ce qu’ils voulaient en faire.
Pourtant, les hommes de l’escorte, pour la plupart de gros paysans sans
malice, essayaient bien de nous le faire comprendre; ils nous répétaient
sans cesse: «Vous soldats, bien, camarades, amis... Mais ceux-là...» Et
ils faisaient le geste de les embrocher à la baïonnette. Je sentais très
bien qu’au fond ils ne leur en voulaient pas plus qu’à nous. Mais
c’étaient des civils, que leurs chefs leur avaient désignés comme
francs-tireurs. Il _fallait_ donc les fusiller. Posément, gentiment, pas
pour leur faire de la peine. Mais c’était nécessaire. Comme
représailles. Le devoir était là, un devoir qu’ils s’étaient forgé, et
dont ils ne doutaient plus. Et en effet, le lendemain matin, ils
l’accomplirent sans hésiter, sans tordre le nez sur la besogne. La nuit
ne leur avait porté aucun conseil. Du moment qu’ils s’y étaient
décidés...

Représailles. La notion même a de secrètes affinités avec leur esprit.
Ils la retrouvent, ils la «re-servent» à tout bout de champ. Et en effet
elle correspond bien à l’incapacité où ils sont de faire le mal
spontanément, à leur besoin de se l’imposer d’abord comme une tâche.
Elle est une sorte de «schème» qu’ils dressent automatiquement devant
eux. La part d’obligation qui y est contenue rend à leur imagination
toute la fécondité que les passions ne savent pas lui communiquer.

«_Brand um Brand_», c’est-à-dire au fond: «Incendiez voir, que
j’incendie. Et si vous n’incendiez pas, nous supposerons tout de même
que vous l’avez fait. Car, sinon, je ne saurais comment m’y prendre pour
inventer les ravages que j’ai besoin de faire.»

La guerre elle-même, prise dans son ensemble, n’est pas pour les
Allemands une aventure où ils se soient précipités de gaieté de cœur,
par simple goût du risque et du pillage. Il n’est pas vrai qu’ils aient
fondu sur nous comme jadis les hordes barbares. Je veux dire que ce ne
fut pas en tous cas dans le même esprit. Là encore, il me semble très
inexact de les comparer aux Huns. «_In diesem uns aufgezwungenen
Kriege..._»[55] ne cesse de répéter l’empereur dans toutes ses harangues
et dans tous ses messages. Il a raison: cette guerre leur a été imposée.
Ils n’auraient pas su sinon comment l’entreprendre. Je leur consens très
bien qu’ils manquaient de la fureur nécessaire pour s’y lancer tout
droit et spontanément. Un seul point veut être précisé. Si l’on demande
par qui elle leur a été imposée, il faut répondre: par eux-mêmes. Elle
est une création de leur volonté, elle est le plus formidable pensum
qu’ils se soient jamais infligé. Ils ne l’ont pas voulue, en ce sens
qu’ils ne l’ont pas désirée. Mais ils se la sont mise sur les bras. Leur
esprit en ayant conçu la possibilité, ils l’ont délibérément inscrite à
leur programme, ils s’y sont astreints, avec toute l’application, toute
la bonne volonté dont ils étaient susceptibles.

  [55] «Dans cette guerre qui nous a été imposée...»

                                   *

                                 *   *

Exactement comme elle lui fournit les colères et la méchanceté qu’il ne
sait pas avoir, la volonté vient combler l’abîme que creuse chez
l’Allemand l’absence de tous les dons naturels. Il est admirable
d’embrasser d’un seul coup d’œil tout ce dont l’Allemand est par nature
incapable et tout ce qu’il arrive pourtant à faire. Ce sont deux
infinis--contradictoires, mais coexistants. Et le passage de l’un à
l’autre s’opère par la volonté.

J’aimerais à analyser ce prodigieux secours qu’elle porte à une vocation
ingrate sur un exemple où l’on ne pense généralement pas que son rôle
soit si grand. Ceux-là mêmes qui contestent aux Allemands toute faculté
créatrice, tout esprit d’invention, n’oseraient cependant pas leur
refuser le génie de l’organisation. Dieu merci, nous sommes tous assez
pénétrés de la réalité en eux de ce génie! Il inspire même à la plupart
d’entre nous une sorte de crainte superstitieuse. Bien entendu, je
n’aurai ni l’imprudence ni la présomption d’en nier tout court
l’existence. Les faits sont là, qui la mettent hors de question. Mais je
prétends que ce don merveilleux, dont nous redoutons si fort les effets,
n’est pas un produit entièrement naturel, que l’instinct n’en est
peut-être pas l’élément principal et que bien des signes font croire
qu’il ne doit qu’à la volonté sa perfection.

J’ai vu de trop près l’impéritie, le manque de tête, l’affolement et
l’inaptitude des Allemands aux opérations les plus élémentaires de
rangement et de distribution, pour pouvoir garder l’illusion de leur
compétence spontanée en matière d’organisation.

Chaque matin, à l’appel, les prisonniers se rassemblaient sur quatre
rangs. L’adjudant français présentait au sous-officier allemand, sur un
bout de papier, l’effectif total de la baraque (_Belegzahl_) suivi du
nombre des indisponibles (malades, en cellule, en corvée, etc.); il n’y
avait qu’à faire la soustraction et à constater si le nombre des hommes
présents coïncidait avec la différence. Paix sur la terre aux hommes de
bonne volonté! L’infortuné sous-officier se mettait au travail avec un
cœur qui ne pouvait qu’émouvoir. Il nous comptait par files de quatre.
Mais il n’arrivait pas une fois sur dix à tomber juste du premier coup.
Comment s’arrangeait-il pour se tromper aussi régulièrement? C’est un
mystère que je ne me charge pas d’éclaircir. Mais le fait est là: neuf
fois sur dix, il était obligé de recommencer. Neuf fois sur dix, il lui
fallait parcourir à nouveau d’un bout à l’autre la longue colonne
immobile, avant de pouvoir exhaler--avec l’air de quelqu’un qui vient de
surmonter, à force d’énergie, quelque grand péril--le «_Stimmt!_»[56]
libérateur.

  [56] «Ça concorde! C’est juste!»

Infirmité individuelle, direz-vous.--Outre que je l’ai pour ma part
constatée chez plus de vingt individus différents, interrogez n’importe
quel prisonnier: vous le verrez immédiatement sourire au souvenir des
interminables opérations de dénombrement auxquelles lui et ses camarades
ont été soumis. Il y a une chose certes qu’il est impossible de compter,
c’est le nombre de fois que chaque prisonnier aura été compté pendant
son séjour en Allemagne.

Souvent nos gardiens se mettaient à plusieurs pour multiplier leurs
chances de réussite; l’_Unterroffizier_ comptait d’abord, puis le
_Feldwebel_, puis l’officier chef de camp lui-même. Ils se réunissaient
ensuite, et nous les regardions d’un air goguenard, ayant mis en commun
leurs résultats, délibérer à voix basse sur les causes possibles de leur
irréductible incompatibilité. Finalement, l’_Unteroffizier_ se détachait
du groupe et s’adressait à l’interprète: «Allez chercher le contrôle de
la baraque». On commençait alors l’appel nominatif des cinq cents
prisonniers qu’elle contenait. Chacun de nous, à l’appel de son nom,
devait sortir des rangs et venir se placer à côté de son voisin
alphabétique, dans une nouvelle formation dont l’un des trois opérateurs
comptait au fur et à mesure les unités et surveillait religieusement la
croissance. Ils arrivaient ainsi quelquefois à apprivoiser ensemble les
chiffres récalcitrants.

Il y avait des camps où l’opération de l’appel était jugée si redoutable
et si épuisante qu’on ne l’entreprenait qu’une fois par semaine. Mais
alors la matinée entière du dimanche y passait.

Un chef de baraque, dans le civil professeur d’histoire naturelle,--nous
l’appelions le Chinois, à cause de ses yeux bridés--avait trouvé un
truc. Pour s’y reconnaître, toutes les vingt files, il faisait sortir
l’homme du premier rang. Si bien qu’au second tour, il pouvait aller
plus vite et compter par vingtaines. Celui-là, c’était un malin; on
voyait bien que c’était un homme instruit. Mais avant d’en arriver là,
il avait affreusement peiné. Il comptait à haute voix, lentement, les
sourcils froncés, tout le visage contracté d’attention: «_Ein, zwei,
drei... Vier und zwanzig, fünf und zwanzig..._»[57] et à chaque fois il
posait la main à plat sur la poitrine de l’homme, pour être sûr qu’il
était bien là, et comme pour y prendre point d’appui.

  [57] «Un, deux, trois... vingt-quatre, vingt-cinq, etc.»

Non, il m’est difficile d’admettre que les Allemands aient ce qu’on
appelle une bonne tête. Je veux bien reconnaître leur génie; mais même
dans le domaine où il se déploie avec le plus d’évidence, il ne commence
pas tout de suite, il n’a rien d’originel.

Et dans l’organisation simplement matérielle d’un camp de prisonniers,
ou même d’un camp militaire en général, quelles maladresses ne
commettent-ils pas! Que d’à-coups! Que de fausses manœuvres! Que de
force gaspillée! On croirait, n’est-ce pas, qu’ils arrivent du premier
coup à l’ordre magnifique, à la savante économie que tout visiteur peut
ensuite constater. C’est au contraire à force de remaniements et de
branle-bas. Le déménagement: voilà la grande occupation du prisonnier.
Il n’est pas plus tôt installé dans une baraque, il n’a pas plus tôt
recloué à la cloison les quelques planches qui lui servent à la fois
d’armoire et de buffet, il n’a pas plus tôt revissé les quelques
crochets qui représentent sa garde-robe, qu’un vague bruit commence à
circuler: «On passe à la 7.» Et en effet, le plus souvent, la rumeur se
vérifie. Les hommes de la baraque 8 passent à la baraque 7, pendant que
ceux de la 7 viennent occuper la 8. Quelquefois on arrive à deviner un
semblant de raison à cet échange; mais, dans la plupart des cas, son
utilité et son excuse restent parfaitement mystérieuses.

C’est pure taquinerie, supposera-t-on.--Pas toujours, et la preuve,
c’est que les Allemands eux-mêmes, dans leur camp qui jouxtait le nôtre,
étaient sans cesse de la même façon ballottés. Ils venaient s’en
plaindre à nous (comme de tous les malheurs qui leur arrivaient): «_Wir
sind noch einmal im Wandern!_»[58] avouaient-ils avec un visage
consterné. Et en effet, quand nous étions appelés à un bureau
quelconque, nous étions sûrs de ne jamais le retrouver au même endroit
qu’à notre précédente convocation.

  [58] «Nous sommes encore une fois en train d’émigrer.»

Je laisse de côté les opérations vraiment trop abstruses et d’une
absurdité dépassant toute imagination que les autorités suprêmes
effectuaient sur leur cheptel de prisonniers, pris dans son ensemble.
Par exemple, au camp de K... l’on décidait un jour d’envoyer tous les
hommes de la catégorie 3, considérés comme invalides (_arbeitsunfähig_),
au camp de Z... C’était, disait-on, pour mettre tous les invalides
ensemble et ne plus avoir à K... que des travailleurs--Oui, mais au bout
de huit jours, on voyait arriver de Z... un nombre scrupuleusement égal
d’éclopés qui venaient remplacer ceux dont on s’était soi-disant
débarrassé. Si l’Allemagne avait conservé tout le charbon que ses
locomotives ont dépensé à trimballer inutilement des prisonniers, elle
pourrait en approvisionner aujourd’hui les hauts fourneaux de l’Europe
entière.

Aucune intuition immédiate de ce qu’il faut faire et de la meilleure
disposition à imposer au donné. Là-dessus ils sont aussi stupides que
nous et nous devons perdre toute impression d’avoir à lutter avec des
inspirés, avec des gens secourus de Dieu. Mais nous devons comprendre
aussi le véritable avantage qu’ils ont sur nous, et qu’ils exploitent
sans en laisser perdre une miette. C’est leur patience, c’est leur
inépuisable énergie; c’est leur volonté sans égale. Là encore, elle
rattrape et dépasse (_sie überholt_) tout leur retard.

Ces remaniements continuels que subissent par exemple les camps de
prisonniers, ils sont l’effet et le signe de son action. L’Allemand
recommence, l’Allemand ne se fatigue pas. Quand il a rangé ses
bonshommes suivant un certain plan, il les reprend pour voir si ça
n’irait pas mieux autrement. Il épuise ainsi tous les possibles. Comme
il a de la patience en suffisance pour tout supporter, il en a de même
pour tout tenter. Et à la fin, il est fatal qu’il aboutisse à quelque
chose de bien. (Ce ne sera d’ailleurs pas forcément un terme pour lui;
souvent il cherchera encore au delà à cause de son incapacité à
reconnaître le point d’arrêt et de perfection.)

En présence de toute masse à organiser, de tout chaos à débrouiller,
s’il se sent à l’aise, c’est uniquement parce qu’il sait bien que la
patience ni la force ne lui feront jamais défaut; il sait bien que les
provisions qu’il en a sont inépuisables. Il n’est pas trop tard. Il ne
se dit pas: «A quoi bon commencer? Peut-être n’aurai-je pas le
temps d’aller jusqu’au bout», ou bien: «Peut-être les choses
s’arrangeront-elles en sorte que je pourrai me dispenser de cet effort.»
Non, il est prêt à toute dépense; il est prêt à toutes les erreurs et à
la correction de chacune. Il est prêt à verser tous les trésors que la
malchance ou la difficulté lui demanderont.

Il sait qu’il ne domine pas spontanément la réalité. Mais il n’abandonne
pas pour si peu ses prétentions sur elle. Car il se sent au cœur une
compagnie, et qui ne le lâchera pas non plus de si tôt: celle de sa
volonté. «_Was ich will, das will ich fest_»[59], me disait un jour un
_Unteroffizier_, et je voyais une ride d’application barrer son front,
et je devinais la morne mais terrible résolution qui emplissait, comme
une garnison en armes, la forteresse de sa tête carrée.

  [59] «Ce que je veux, je le veux solidement.»

Il prend en mains la matière dont il lui faut obtenir l’organisation:
qu’elle soit vivante ou non, peu lui importe! Il la tourne et la
retourne, il la brasse jusqu’à ce qu’elle produise enfin toute seule
l’ordre le meilleur qu’elle contenait, et que son regard n’était pas
assez puissant pour y démêler du premier coup.

                                   *

                                 *   *

J’ai menti jusqu’ici: l’Allemand a un don, l’Allemand a une spontanéité.
C’est justement la volonté. Si elle n’atteignait pas en lui à
l’inspiration, il n’y aurait pas moyen de s’expliquer les œuvres
auxquelles il aboutit. Elle est en lui facile comme une sève, elle
monte, elle afflue comme les images dans le cerveau d’un poète. C’est de
ne pas vouloir qu’il serait bien embarrassé.

J’ai vu des ouvriers, des sentinelles, épuisés, vidés par les
privations, et qui continuaient de se tenir debout et de faire leur
tâche, par un effort inouï, mais absolument irraisonné! Simplement, tant
la volonté coulait en eux de source, et parce qu’ils n’eussent jamais su
comment en fermer le robinet.

Le travail n’est pas pour les Allemands cette pénible obligation, cette
punition qu’il est pour nous; ils s’y portent de tout leur cœur; c’est
en eux une manie, c’est un vice auquel ils cèdent. Ils retombent dans le
travail comme d’autres dans le péché.

Souvent en corvée, même en l’absence de toute surveillance supérieure,
le _Gefreite_ qui nous commandait, après nous avoir un moment observés
en train de faire semblant de travailler, se précipitait tout à coup sur
l’un de nous, lui arrachait l’outil des mains et, sans un mot, sans un
reproche, se mettait à bêcher à sa place. On sentait que c’était plus
fort que lui, qu’il ne pouvait pas voir ça plus longtemps.

Le valet de ferme le plus éloigné du maître, le plus perdu dans le champ
le plus reculé, ne pensez pas qu’il en profite pour lambiner, ni même
qu’il lèvera les yeux pour regarder passer le train. Il lui suffit
d’avoir une besogne devant lui: c’en est assez pour le captiver
entièrement, pour lui ôter la distraction. Cela excite en lui je ne sais
quelle informe vocation. Toute la journée à quatre pattes: il n’y a pas
de position plus agréable; c’est celle qu’il choisirait encore, s’il
écoutait son cœur.

--Ah! les cochons! s’écriait un jour un de mes camarades en voyant des
paysans ainsi furieusement accrochés à leur champ. Et je crois
comprendre son sentiment. D’une part: «Est-il possible, se disait-il,
d’insulter à ce point à ce que la vie peut avoir de libre et de
plaisant?» Mais d’autre part, il mesurait avec haine l’effarante avance
qu’une telle rage de travail pouvait donner à ces gens sur nous. Il
sentait bien qu’il était en présence de leur véritable et plus dangereux
génie, de leur ressource la plus inégalable, et partant la plus
menaçante.

                                   *

                                 *   *

Par le travail, en effet, et par les flots de volonté qu’il répand sans
aucune peine, l’Allemand non seulement rattrape ses désavantages, mais
encore obtient des résultats qui nous sont peut-être interdits, en tous
cas qui nous surprennent toujours. Il arrive, en effet, à une sorte de
création _ex nihilo_: il fait sortir tout ce qu’il veut du néant.

La volonté en nous est tempérée, mais il faut dire aussi paralysée par
toutes les impulsions et toutes les répugnances de la sensibilité; elle
doit compter avec elles, et, en mettant tout au mieux, elle ne peut
qu’espérer les vaincre. Chez l’Allemand elle est pure, elle est seule;
elle est donc toute-puissante. Elle agit en pleine indépendance, sans
conseil, sans secours et sans obstacle. De son veuvage elle prend vite
parti et elle est si forte naturellement qu’elle le change en une force
nouvelle. Pour commencer quelque œuvre que ce soit, on a besoin en
général de quelque rudiment, d’une invitation, si ténue soit-elle, de la
matière. L’Allemand se passe de tout. Ou plutôt il crée les
commencements mêmes de tout ce qu’il se propose de faire; il les façonne
de sa main comme tout le reste. Et ainsi, n’importe où, il peut
entreprendre n’importe quoi. Toutes nos surprises dans cette guerre,
d’où sont nés tous nos échecs, ne sont-elles pas venues de ce que nous
n’eussions jamais imaginé, tant la place nous paraissait nette, vierge
de tout encouragement, qu’on pût entamer une action quelconque là où
l’adversaire se mettait pourtant à l’ouvrage? Toutes les offensives
allemandes ont été engagées, non pas sans tenir compte des possibilités,
mais sans attendre de l’événement aucune faveur de plus que celles qui
étaient déjà données. Le commandement a amené à pied d’œuvre, à
l’endroit choisi, autant de divisions, il a accumulé autant de munitions
qu’il fallait pour obtenir une supériorité certaine; il a formé lui-même
de toutes pièces sa chance. Il y a ici quelque chose qui correspond à la
façon dont le général que j’ai présenté plus haut, par un simple coup de
baguette, faisait surgir en lui le château de sa colère. L’Allemand
accouche directement le réel, avec pour sage-femme sa seule volonté.

Cet étonnant privilège, il le doit en somme, dans le fond, à sa pauvreté
intérieure. Et c’est à notre richesse intérieure que nous devons de ne
pouvoir nous habituer à en tenir compte, à en attendre les effets. Car
ne faisant rien sans écouter l’inspiration, ni sans attendre ce bon vent
du sort, qui en est l’équivalent hors de nous, nous ne nous représentons
pas qu’on puisse se mettre en branle avant qu’ils aient soufflé. Mais
l’Allemand, sachant que rien ne doit venir, qu’attendrait-il donc? C’est
pourquoi il a eu si longtemps l’initiative, c’est pourquoi il nous a si
longtemps «manœuvrés».

                                   *

                                 *   *

Je suis pourtant arrêté ici par le sentiment d’exagérer l’indigence
psychologique de l’Allemand et d’accorder une puissance par trop
monstrueuse à sa volonté. La volonté toute pure, sans aucun soutien ni
secours de la nature, même si on lui suppose une abondance qui en fasse
une sorte de nouvelle inspiration, il y a des obstacles qu’elle ne peut
pas vaincre, il y a des prodiges qui restent au-dessus de ses forces.

C’est d’ailleurs, en un sens, la question même que pose la guerre
actuelle. Suffit-il de vouloir pour pouvoir? Une volonté infinie
a-t-elle un pouvoir infini?--Ou, en transposant le problème en termes
d’activité: Est-ce assez que de faire tout ce qu’il faut? Suffit-il de
penser à tout?--Il n’est pas dit, et mon cœur, par chacun de ses
battements, m’interdit de le croire, que le déploiement intégral de la
volonté et de l’attention soit capable de subjuguer complètement les
événements. D’assez forts indices, qui s’appellent la Marne et Verdun
sont propres à en faire douter[60].

  [60] Écrit en avril 1918.

Si l’Allemand en était réduit à sa seule application, si sa seule
patience et sa seule énergie venaient à bout d’animer les grands espaces
inertes dont son esprit est semé, il n’y aurait peut-être pas lieu
d’éprouver devant lui toute l’inquiétude dont témoignait l’exclamation
que je rapportais tout à l’heure; nous pourrions entrer sans désespoir
(et je ne dis pas non plus qu’il faille désespérer) en concurrence avec
lui. Sans doute, il aurait de quoi nous rattraper, mais de quoi nous
dépasser, c’est moins sûr.

Malheureusement pour nous (il faut regarder le danger en face), à cette
frénétique ardeur au travail, à ce vouloir inépuisable que nous venons
de constater, ne se bornent pas toutes ses vertus. Sa disgrâce n’est pas
aussi complète. Une faculté étrange veille au fond de lui, attendant la
volonté, prête à se porter à sa rencontre, à lui donner réponse et
subvention. Comment la définir? Je maintiens que, pris à l’origine,
l’Allemand est parfaitement vide et d’une rigoureuse indifférence
naturelle. Mais cette indifférence même est quelque chose; elle est une
sorte de plasma et de plasma germinatif. Elle forme entre les mains de
la volonté une pâte docile, mais ingénieuse. Voici le moment où le «_Das
ist mir egal!_» prend un sens positif. Il s’anime, il s’offre, il se
dévoue, il se multiplie. Après en avoir été la faiblesse la plus grave,
il devient la force essentielle du caractère allemand et l’auteur, ou
tout au moins l’adjuvant de sa prospérité.

L’Allemand est éducable à merci. Nous avons vu avec quelle incroyable
facilité il se donnait les colères dont il avait besoin. Nous en avons
ri; mais nous cesserons d’en rire, quand nous aurons compris qu’il a ce
même pouvoir pour toutes les aptitudes dont il manque. Il dispose, pour
toutes les greffes qu’il peut inventer de faire sur lui-même, d’une
fécondité incomparable. On dirait qu’il a une faculté de bourgeonnement
intérieur. Tout «prend» sur lui, tout se développe; ses tissus
psychologiques sont si actifs, si prolifique, qu’à tout organe dont il
veut se doter, ils fournissent aussitôt une suffisante matière.

L’Allemand est monstrueusement éducable. Et il le sait. Et c’est cette
conscience qui fait sa souveraine tranquillité, cette espèce de
confiance brutale qu’il garde en lui-même, malgré tous les vides qu’il
se connaît, cette assurance non pas toujours forcément orgueilleuse,
mais placide et satisfaite, que nous lui voyons. Après avoir réussi à
mettre sur pied et à diriger la Neuvième Symphonie de Beethoven, Wagner
écrivait: «En moi se fortifia, en cette circonstance, le sentiment
bienfaisant que j’avais du pouvoir et de la force de mener à bonne fin
ce que je voulais sérieusement.»[61] L’Allemand vit avec le «sentiment
bienfaisant» de pouvoir «mener à bonne fin» tout ce qu’il voudra, et
d’abord sa propre édification; il sent qu’il aura de quoi conduire
jusqu’à l’épanouissement toutes les vertus qu’il entreprendra de se
donner. C’est justement ce qui le soutient dans son travail et le fait
s’y jeter avec un tel entrain: il sait d’avance que l’issue en sera
heureuse, que le résultat en sera obtenu. Rien ne lui a résisté jusqu’à
présent, rien n’a refusé de «venir» sur le terrain qu’il prête aux
possibilités. Pourquoi aurait-il moins de chance cette fois-ci?

  [61] _Œuvres complètes_. Trad. Prod’homme. T. II, p. 28.

Nous touchons ici au mystère de la puissance allemande. Nous rencontrons
l’Allemand dans toute sa maîtrise, dans la plénitude de son génie. Nous
découvrons l’«endroit» de son ingénuité et de cette innocence, dont nous
avons eu peut-être tort de nous moquer si longtemps.

Il est comme le jeune Siegfried dans la forêt: il ne sait rien, il ne
comprend rien, il écoute les voix du vent et de la nature, et il rit
sans savoir pourquoi. Tout son bien, ce sont ses muscles bien formés et
cette âme bien unie qu’il se sent. Mais l’oiseau l’instruit; le hasard
le met à l’école de cette voix savante; le monde s’ouvre à lui, avec
toutes ses possibilités; il voit l’or dans les profondeurs, et en lui il
découvre cet or cent fois plus précieux, cent fois plus fin, plus
ductile et plus malléable, l’or de son âme sans préférence et sans
défaut, de son âme prête à tout. Il l’extrait d’abord et se met à le
forger; à grands coup de marteau sur l’enclume, avec un chant candide,
féroce et joyeux, le jeune Siegfried forge son âme qui n’était rien du
tout et il en fait un tas de choses. Il en fait, au fur et à mesure,
tout ce dont il a besoin. Elle n’est jamais finie; elle n’atteint jamais
sa forme, ni sa limite. A chaque demande des circonstances, il n’a qu’à
la retourner sur l’établi avec sa pince. Le métal est encore chaud; il
s’étend, il s’étire, il reçoit tous les prolongements qu’il faut. Et
bien malin sera celui qui jamais dénoncera le raccord!




DEUXIÈME PARTIE

A L’EN CROIRE


Je ne donne pas les pages qu’on vient de lire pour un portrait
parfaitement achevé de l’Allemand. Il eût fallu un autre génie que le
mien pour embrasser, avec une impeccable et totale fidélité, un objet
aussi complexe que l’âme d’un peuple. Bien des traits de mon esquisse
restent, je le sais, grêles ou indécis et peut-être, dans l’ensemble,
leur mutuelle proportion n’est-elle pas indiquée avec toute l’exactitude
qu’on serait en droit de désirer. Cependant je crois avoir marqué tout
au moins l’emplacement des principaux; en tous cas, j’ai tant bien que
mal exprimé tous ceux que mon esprit a su saisir. Et ce n’est pas le
besoin d’en ajouter de nouveaux qui me pousse, en ce moment, à
poursuivre mon analyse. Mais j’ai déjà laissé percer ma secrète
ambition: je voudrais communiquer à mon œuvre toute l’objectivité
possible et empêcher qu’elle ne reste suspendue en l’air, comme le
simple monument de mon éventuelle ingéniosité. Je voudrais lui faire
trouver le contact et l’adhésion des autres esprits. Je l’ai même dit:
mon idéal serait de forcer mon modèle lui-même à s’y reconnaître.

Or, je ne suis pas assez présomptueux pour m’imaginer que l’Allemand va
bonnement et du premier coup accepter une ressemblance aussi peu
flatteuse. Pour l’y contraindre, je sens qu’il est besoin d’un peu plus
d’insistance et même de prévenance. Le meilleur moyen me semble être de
le laisser d’abord parler lui-même, d’apprendre de sa propre bouche
quelle idée il se forme de son propre génie et de sa mission et de lui
montrer que cette idée, dans le fond, une fois dépouillée des fioritures
dont il l’enjolive, de la couleur dont il la pare arbitrairement, n’est
rien de différent de celle que j’avais eu déjà l’honneur de lui
proposer.

                   *       *       *       *       *

Aussi bien est-il de toutes façons nécessaire de lui prêter un instant
audience. Son plus gros grief contre nous, le seul qui soit juste et
dont nous ayons à tenir compte, est précisément que nous ne voulons pas
l’écouter, que nous refusons de nous former une image de ses vertus en
nous plaçant à son propre point de vue, en entrant dans sa mentalité. «A
tout ce qui fait notre originalité, écrit par exemple Paul Natorp[62],
leurs organes n’atteignent pas, ils ne connaissent pas cela, ils
n’essaient même pas du tout d’en prendre sérieusement connaissance ou de
le mesurer à un autre étalon qu’à celui de leurs propres catégories,
tandis que nous nous efforçons honnêtement de les comprendre dans leur
originalité et de nous représenter celle-ci suivant la conception qu’ils
s’en font eux-mêmes. Notre «essence nationale» leur demeure cachée,
comme le secret de notre édifice linguistique. Ce n’est donc pas un
miracle que nous restions pour eux les Barbares, c’est-à-dire un peuple
qui est assez entêté pour parler sa propre langue, une langue qu’ils ne
comprennent pas.»

  [62] Dans le _Deutscher Wille der Kunstwarts_, _Zweites Novemberheft_
    1915.

Cette amère sortie n’est pas isolée. La presse et les revues allemandes
sont pleines de ce même reproche: «On ne veut pas nous comprendre.» Il y
a là chez nos gens une amertume qui n’est point feinte. Devant le mur
d’incompréhension qu’ils prétendent qu’on leur oppose, ils ont le cœur
tout gros, tout ulcéré. C’est de nous autres Français qu’ils
s’attristent le plus de ne pouvoir fixer l’intérêt. Je pense que nous
aurions tort de mépriser absolument cet appel boudeur et passionné à
notre jugement. A défaut de la compassion, notre intérêt nous le
déconseille. Car le malaise d’où il naît, à rester plus longtemps
méconnu, ne peut que s’envenimer et que renforcer une rancune, dont nous
n’avons aucun motif de nous réjouir.

Donnons-leur donc pour une fois satisfaction; faisons effort pour
«comprendre leur langue»; entrons dans l’examen de leurs titres à notre
attention et à notre reconnaissance (car ils n’hésitent pas à la
réclamer). Tâchons de «nous représenter l’originalité allemande à la
manière allemande, _nach der deutschen Art das Deutschtum uns
zurechtzudenken_.» (Natorp.)




I

UNE DÉFINITION DU GÉNIE ALLEMAND PAR UN ALLEMAND


Puisque c’est lui de qui nous avons accueilli la plainte, il est tout
naturel que nous empruntions à Natorp l’exposé de cette originalité
allemande qu’il nous accuse de ne pas savoir discerner tous seuls. Et
justement le passage que j’ai cité fait partie d’une vaste dissertation
en plusieurs articles, où cet auteur s’est efforcé, avec une ingéniosité
remarquable et une modération relative, de définir l’essence du
_Deutschtum_[63] et d’expliquer le rôle qu’il est appelé à jouer dans le
monde. Sa pensée est difficile, et j’avoue avoir gagné plusieurs
migraines dans mes efforts pour me l’assimiler. Mais elle a l’avantage
d’être bien spécifiquement allemande et de nous instruire autant par sa
forme que par son contenu. En l’analysant, nous allons nous trouver
immergés dans le plus authentique bain de germanisme qui se puisse
rêver, et nous nous imprègnerons par tous les pores à la fois de la
mystérieuse _Eigentümlichkeit_[64] qui est maintenant l’objet de notre
enquête.

  [63] Le mot n’est pas facile à traduire. _Germanisme_ n’en est pas
    l’équivalent tout à fait exact. Il faudrait plutôt hasarder:
    _Germanité_. Plus simplement, c’est _l’essence allemande_.

  [64] Particularité.

Natorp est philosophe. Aussi cherche-t-il d’abord une plate-forme
abstraite, des assises aussi générales que possible pour l’édifice
qu’il projette. Dans un article préliminaire qu’il intitule
_Geschichtsphilosophische Grundlegung für das Verständnis unsrer
Zeit_[65], il pose une sorte de «premier principe»: celui de la
continuité de la conscience. «Rien ne se perd, rien n’existe pour soi
seul (_nichts steht für sich_), mais il y a des fils qui font
communiquer toute chose avec toute autre. C’est ce que veut dire
Conscience. «La nature ne fait pas de sauts»; tel que l’entend la
tradition, ce principe a trait seulement à la nature extérieure, mais
originellement et proprement il concerne la nature de l’esprit. La
conscience ne saute pas, mais elle se développe et développe tout son
contenu suivant des lignes de progrès constant, elle noue des attaches
dans toutes les directions et selon toutes les dimensions à l’infini,
elle tend et s’élève de toute particularité vers l’unité, vers
l’unification; une unité qui n’anéantit pas la discrétion, mais qui
veille à ce qu’elle ne devienne pas, et à ce qu’elle ne reste pas
dissolution, séparation»[66].

  [65] Établissement d’une base historico-philosophique pour la
    compréhension de notre temps. (_Deutscher Wille des Kunstwarts_,
    _Erstes Novemberheft_ 1915.)

  [66] Page 99.

Cette opération de la conscience est spontanée et, si l’on ose dire,
inconsciente pendant longtemps. C’est en vertu d’une loi naturelle et
sans aucun secours délibéré de la raison, que la mémoire, par exemple,
rassemble, coordonne et perpétue les images et les connaisances éparses
dans tous les cerveaux humains, et c’est à leur insu que les générations
nouvelles reçoivent par l’intermédiaire du langage «les acquisitions
spirituelles d’époques depuis longtemps disparues»[67]. Mais il vient un
moment où l’homme prend une vue claire et comme une seconde conscience
du rôle unificateur que joue la conscience, et où il commence à vouloir
accompagner celle-ci par la raison dans tous ses va-et-vient, à vouloir
embrasser systématiquement tout ce qu’elle embrasse et réunit. «Ceci,
qui est proprement la conscience de culture (_Kulturbewusstsein_), ne
poind que tardivement dans l’histoire de l’humanité. Le Banquet de
Platon est peut-être l’œuvre la plus centrale de l’histoire universelle
de l’esprit (_der geistigen Weltgeschichte_), en ceci que pour la
première fois ici, du milieu même de la plus entière naïveté créatrice,
par quoi l’Hellade se distingue si particulièrement, la conscience comme
tout d’un coup éveillée de la continuité de tout le spirituel, qui est
ce que le mot culture signifie pour nous, s’exprime clairement et sans
voiles. Il y a un moment du livre qui est comme le premier embrasement
du jour, qui est le «Que la lumière soit,--et la lumière fut» de la
création du monde spirituel: c’est celui où la sage Diotime, dans
l’étrange esquisse d’une théorie de l’Amour qu’elle expose «comme un
parfait sophiste»... à Socrate plein d’étonnement, représente la
reproduction, aussi bien corporelle que spirituelle, comme étant
l’immortalité--il vaudrait mieux traduire: l’immortalisation--du mortel,
grâce à laquelle tout le périssable se perpétue malgré tout (ce que nous
avons appelé le fait de la mémoire; ce que Platon lui-même nomme:
_Mnémè_); et où la même Diotime se met à dériver de là tout ce que nous
appelons Culture et Conscience de Culture: c’est-à-dire à la fois la
création poétique, les métiers, l’économie, la législation, la
politique, les professions, les mœurs populaires, l’éducation, la
science et au sommet la philosophie, qui, telle qu’elle est ici décrite,
n’est rien d’autre que la conscience de l’unité dans tout cela, l’effort
pour ramener tout cela à une loi dernière, extérieure à l’Espace et au
Temps, laquelle pourtant reste en même temps constamment en relation
avec le développement dans le Temps et dans l’Espace, car le but de
l’Amour (c’est-à-dire de la Tendance vers l’Unité) n’est pas la seule
contemplation du Beau (de l’Unité elle-même), mais la procréation dans
le Beau,--la création de culture, dirions-nous (_sondern das Erzeugen im
Schönen--das Kulturschaffen, würden wir sagen_)»[68].

  [67] Page 100.

  [68] Pages 100-101.

Je demande un peu de patience. Si l’on ne trouve pas ce passage
absolument limpide du premier coup, il nous offrira néanmoins tout à
l’heure une véritable mine d’indications des plus importantes sur
l’essence du génie allemand.

Pour le moment contentons-nous d’en retenir cette idée, que la culture
est susceptible de plusieurs aspects, suivant qu’il entre plus ou moins
de conscience et d’intention dans l’effort de coordination et
d’enchaînement du spirituel, en quoi elle consiste. Mais les formes de
plus en plus élevées qu’elle peut revêtir ne sont pas forcément
successives dans le temps; du moins elles ne se remplacent pas forcément
les unes les autres; elles peuvent exister à la fois; et, en effet, on
les rencontre les unes à côté des autres, personnifiées, incarnées par
les différents peuples civilisés. De même que les trois règnes de la
nature physique existent simultanément, de même les différentes races
humaines représentent et, pour ainsi dire, solidifient les modalités
principales de la culture. Et plus les aspects qu’elles en condensent
sont voisins les uns des autres, plus âpre est le conflit entre elles.
Une petite différence entre des êtres, fût-ce sociaux, qui par ailleurs
se ressemblent de très près est de toutes la plus inexpiable, celle qui
est la source des plus violents antagonismes. Elle conduit tout droit à
la guerre. La guerre est inévitable pour mettre au jour la forme la plus
récente, la plus neuve et la plus complexe de la culture et pour
permettre à l’humanité de s’y élever tout entière. Le combat (_der
Streit_) est bien, comme le disait Héraclite, le Père de toute chose,
«en ce sens que c’est lui qui éveille les forces qui sommeillaient ou
qui naissaient à peine dans le sein créateur de l’humanité et qui les
contraint à créer, à se créer elles-mêmes au monde (_zum
Sichanslichtschaffen_)... Il est non pas la cause, mais un symbole
pleinement valable de la création»[69].

  [69] Page 101.

«_Hiermit ist die Grundlage gewonnen_», «Par là les prémisses sont
gagnées, l’assiette est conquise»[70], s’écrie Natorp un peu naïvement
et en montrant un peu trop tôt le bout de l’oreille. Et l’on devine
l’usage qu’il va faire de cette base, l’usage qui peut-être seul a par
avance déterminé son esprit à l’inventer et à y croire. Il va examiner
tour à tour l’essence politique et «culturelle» de chacun des grands
peuples actuellement en conflit et il découvrira que l’Allemagne est de
tous celui qui contient la forme la plus avancée de la culture, et que
la guerre est le seul instrument qui puisse l’en faire accoucher et qui
lui permette d’en assurer l’avènement sur le monde.

  [70] Page 101.

                   *       *       *       *       *

Mais si prévu que soit un tel développement, quelque impression que nous
puissions éprouver de l’avoir déjà rencontré dans l’une ou dans l’autre
des apologies du germanisme, par la façon dont il est ici conduit et par
les observations auxquelles il amène incidemment son auteur, il mérite
d’être étudié spécialement et de près.

Entreprenant, dans un nouvel article qu’il intitule
_Deutschtum-Volkstum_[71], l’analyse des formes pour ainsi dire
incomplètes de la culture, Natorp pose d’abord l’essence de l’État
russe. (L’article a été écrit bien avant la révolution russe et dans un
moment où l’Allemagne se croyait encore--ou feignait de se
croire--menacée par le tsarisme.) Il montre la masse énorme, informe et
passive du peuple russe qu’anime un obscur mais vigoureux sentiment de
mutuelle dépendance, de cohérence intime, d’homogénéité originelle
(_Zusammengehörigkeitsgefühl_), dominée par une minorité avide de
pouvoir et qui lui imprime du dehors, par la force, une unité factice.
«Le noyau de l’essence russe (_des russischen Wesens_), ceux qui passent
pour ses connaisseurs les plus profonds le voient dans cela justement
qui semble être la commune essence des peuples orientaux, dans une
profondeur et une puissance originellement religieuses du sentiment de
l’universalité, tel qu’il s’exprime d’une façon si saisissante dans la
littérature russe, en particulier dans les romans de Dostoïevski. Mais
ce sentiment demeure, somme toute, passif, pris dans un réseau confus de
possibilités qui se combattent, et du sein desquelles des conceptions
pleines de fantaisies, de forts ébranlements émotifs, des actes de
violence surgissent avec richesse et vigueur, mais d’une manière
chaotique et éruptive, par suite en se paralysant en tous sens les uns
les autres et en se consumant par leur contradiction»[72]. La Russie est
peut-être le réservoir de futures richesses humaines; mais pour
l’instant elle n’a d’existence qu’inconsciente et diffuse et ne
participe de l’Unité, comme eût dit Platon, que d’une manière toute
superficielle et toute mécanique, que par le despotisme politique
qu’elle subit. Elle représente un état encore tout à fait rudimentaire
de la culture et sa victoire serait une formidable régression. Ce serait
peut-être le retour à l’état de Paradis. Mais Natorp pense et affirme
que la civilisation ne peut être remontée et que le premier pas qu’a
fait l’homme par delà le seuil du jardin d’Éden est à jamais
irrévocable.

  [71] _Deutscher Wille des Kuntswarts_, _Zweites Novemberheft_ 1915.

  [72] Page 126.

Contrairement à la Russie, les nations occidentales, France et
Angleterre, acceptent sans restrictions ce pas, qui est en somme un pas
vers la liberté. Elles sont imprégnées jusqu’à la moelle de l’esprit
individualiste. Elles représentent la forme la plus différenciée que la
civilisation ait atteinte. Chaque individu devient chez elles une entité
rigoureusement indépendante. Elles se sont assimilé l’Unité jusqu’à la
faire descendre dans la simple cellule sociale, jusqu’à la faire
coïncider avec elle. Le grand principe d’égalité, proclamé et adopté par
la France, décerne aux individus, malgré les différences considérables
que la nature met entre eux, les mêmes droits et les mêmes devoirs, et
réduit ainsi la société en éléments parfaitement distincts et isolables,
quoique aussi ressemblants que possible.--En Angleterre, le libéralisme
de la constitution permet à chacun le développement intégral de son
énergie et produit ainsi une plus véritable et plus profonde
indépendance des individus, celle qui se traduit et s’affirme dans
l’action et dans l’entreprise. Chacun à sa façon, les deux peuples
occidentaux offrent l’image de ce que l’humanité a su jusqu’ici réaliser
de plus fin, de plus complexe et de mieux abouti, et ils peuvent
revendiquer l’honneur d’avoir travaillé plus qu’aucun autre à former la
«civilisation» moderne.

«Cependant, depuis déjà plus d’un siècle, l’Allemagne pose comme
supérieure à l’exigence, comprise essentiellement dans le sens
occidental, de la «civilisation», l’exigence de la «culture». Ce n’est
pas une simple modification verbale, mais nous comprenons sous ce mot
quelque chose de radicalement différent. La «civilisation» se contente
d’équilibrer de l’extérieur des individualités qui se tiennent les unes
à côté des autres, sans rien qui les unisse intérieurement. La culture
exige une aspiration convergente et de l’intérieur vers une unité non
pas indifférenciée ni qui ne fasse qu’effacer, en cas de besoin, les
différences, mais qui, dans la différenciation la plus riche et, somme
toute, la plus illimitée qui soit, demeure malgré tout parfaitement
cohérente en tous sens. (_«Kultur» fordert inneres Zusammenstreben zu
einer nicht unterschiedslosen oder bloss zur Not die Unterschiede
abglättenden, sondern in reichster, in überhaupt unbeschränkter
Differenzierung dennoch allseitig zusammenhängenden Einheit_)»[73].

  [73] Page 128.

Natorp n’a pas de peine à montrer que cette conception, ou plutôt que
cette _Forderung_[74] a toujours été dans l’esprit allemand et que de
toute la métaphysique post-kantienne il ne faut retenir justement que
«l’effort pour pénétrer, par delà le vide de l’abstraction, jusqu’à
l’Individuel concret, dans lequel cependant on reconnaît non pas quelque
chose d’isolé, ou même qui soit théoriquement à isoler, mais justement
la concentration la plus étroite, la plus intérieure de l’infini.»
Leibniz déjà avait donné de ce besoin intellectuel une expression
métaphysique frappante en imaginant ses «monades infinies, c’est-à-dire
des unités individuelles, intensives, dont chacune, dans sa discrétion
absolue, est un infini» et par là-même, bien qu’absolument fermée, «mire
en soi» tout l’univers[75].

  [74] Exigence.

  [75] Page 129.

Le génie russe reste plein de possibilités et de promesses, mais encore
confus et chaotique. La pensée occidentale, d’autre part, conçoit les
deux opérations de la «généralisation» et de la «particularisation»
comme distinctes et opposées, par conséquent comme ne pouvant pas se
relayer l’une l’autre, comme simplement affrontées. C’est à cette
conception qu’elle doit sa clarté transparente, mais superficielle.
«L’esprit de la culture allemande, par contre, tend (_strebt_) en toute
chose d’une façon consciente et conséquente vers la continuité la plus
vraie, la plus intérieure. Il ne nie pas du tout ces deux phases (de la
généralisation et de la particularisation) qui ne sont antagonistes
qu’en apparence, mais il les présuppose, il les assume complètement en
soi, puis aspire à les dépasser, et n’y aspire pas seulement mais les
dépasse réellement. (_Er verneint jene beiden, nur scheinbar zueinander
gegensätzlichen Phasen durchaus nicht, sondern setzt sie voraus, nimmt
sie vollständig in sich auf, aber strebt, und strebt nicht bloss,
sondern schreitet wirklich über sie hinaus_)»[76].

  [76] Page 129.

Natorp lui-même reconnaît que ce n’est pas là une tâche des plus
commodes. Il avoue même qu’il est impossible de s’en acquitter jamais
complètement, car elle est infinie. «Ce qui est pour les autres le Tout
n’est pour nous qu’un élément subordonné, employé au service d’autre
chose et qui conditionne simplement de l’extérieur cet objet d’une autre
essence que nous gardons devant les yeux comme un but qui n’est
certainement pas accessible au sens commun du mot. (_Darum ist, was den
andern das Ganze, uns etwas Untergeordnetes, nur Dienendes, nur
äusserlich Vorbedingend für das wesentlich Andre, das als freilich nicht
im gemeinen Sinne erreichbares Ziel uns vor Augen steht_)»[77].

  [77] Page 130.

Au point de vue politique ce but que l’Allemand poursuit et vers lequel
se précipitent toutes ses puissances, c’est l’abolition de la violence
faite au monde par les États à forme conquérante (comme l’Angleterre),
c’est l’établissement d’une «libre alliance d’États libres, formés de
gens libres, à la place de toute la compétition et de tout le
marchandage actuels. La paix par la liberté, par la liberté de tous, et
par l’association des hommes libres, association qui aura ses racines
dans la liberté, et liberté qui aura ses racines dans l’association,
voilà ce que nous voulons emporter de vive force (_das ist es, was wir
erstreiten wollen_)»[78].

  [78] Page 130.

(Il faut avouer qu’à contempler les événements, même du point de vue le
plus impartial, on ne se douterait pas que c’est là l’idéal à la
réalisation duquel l’Allemagne est en train de travailler. Mais
peut-être avons-nous les yeux brouillés par les préjugés, peut-être ne
savons-nous pas voir les choses comme elles sont.)

En tous cas, Natorp ne prévoit qu’une objection à sa thèse, et d’un tout
autre ordre: c’est que cet idéal, qui est dans le fond, prétend-il,
celui qu’a toujours poursuivi l’Histoire tout entière, est dans une
sorte de lointain éternel et qu’il fuit à mesure qu’on croit s’en
rapprocher. «Eh bien! répond-il, l’Allemand aime à regarder dans les
lointains, dans les lointains éternels. Son instinct d’activité le plus
profond s’éveille dans ce regard. Chez nous, c’est par un mouvement inné
que les sentiments de chacun s’envolent et s’élancent quand, au-dessus
de nous, perdue dans l’espace bleu, l’alouette chante sa fuyante
chanson»[79]. Tout l’art allemand, toute la création allemande sont
empreints du caractère de l’infinité; et c’est justement ce qui les rend
d’un accès si difficile aux autres races.

  [79] Page 131.

Si l’on demande d’où vient cette forme si particulière qu’a revêtu
l’Esprit justement en ce point du globe, si l’on veut savoir l’origine
du _Deutschtum_, il faut répondre qu’elle est dans la situation assignée
au peuple allemand par le résultat final des grandes fluctuations
ethniques: «Au centre d’un continent point trop étendu et fortement
différencié», il s’est vu dans l’obligation de se confronter et de
s’expliquer sans cesse avec les formes les plus délicates, les plus
fines, les plus nuancées de la conscience universelle, mais en même
temps, de se replier toujours à chaque fois sur lui-même et pour ainsi
dire de se regrouper sans cesse autour de son propre centre. Il y a là
un fait qui n’a rien de mystique, ou du moins «qui n’est pas plus
mystique que le fait même de la _Mnémè_: qui est que, dans ce que nous
appelons Esprit et spirituel, rien ne se perd et rien n’existe en soi,
mais que tout en soi demeure en relation avec tout et converge vers
l’unité la plus hautement consciente, et cela non pas sous les genres et
les espèces métaphysiques, mais d’une façon concrète, dans ce passage
éternellement constant que nous appelons Vie ou Conscience (_in jenem
ewig stetigen Uebergang, den wir Leben oder Bewusstsein nennen_)»[80].

  [80] Page 132.

«C’est pour cette raison même que cette essence allemande n’est, comme
il a déjà été dit, rien en soi de fermé, de fini, mais se trouve
éternellement en devenir. C’est ce que tous nos grands hommes ont
déclaré d’une seule voix, c’est ce qui s’exprime d’une manière
absolument unanime dans notre inspiration artistique et philosophique,
dans l’esprit dont nous animons l’Histoire, la Culture, l’Éducation, et
qui toujours révèle une éternelle genèse issue d’une éternelle source,
jamais quelque chose de clos, jamais un Tout fait. Aucune science ni
aucune métaphysique ne peut prouver cela, cela ne peut se prouver que
comme Dieu se prouve: par l’action et par la vie[81]». Être Allemand
pour l’Allemand, c’est donc d’abord un devoir: celui de le devenir.
L’essence allemande «est en nous, mais seulement en ce sens que nous
devons éternellement l’amener au jour; c’est ce que les plus perspicaces
d’entre nous ont compris et se sont imposé comme tâche.» «Aujourd’hui
nous ne devons connaître aucun autre but que d’être une bonne fois enfin
nous-mêmes des Allemands (dans ce sens suprême), de devenir des
Allemands, de vouloir rester des Allemands. Nous le sommes, comme nous
ne l’avons encore jamais été, nous le sommes en devenir, jamais nous
n’avons été si forts en devenir. Nous sommes jeunes, les plus jeunes de
tous, est-ce qu’on ne sent pas cela?

  [81] Page 132.

«Cela signifie d’ailleurs, pour aujourd’hui et pour demain, la guerre et
non la paix. Car être jeune veut dire combattre. Mais cette guerre qui
est notre guerre (_dieser unser Krieg_) est le chemin, le seul chemin
possible vers la paix»[82].

  [82] Pages 132-133.




II

L’IMPUISSANCE ANALYTIQUE


Au risque de fatiguer, j’ai tenu à laisser parler mon auteur tout au
long et sans l’interrompre. D’abord parce qu’il fallait à tout prix ne
lui fournir aucun prétexte de réclamation ni de protestation, lui ôter à
l’avance tout droit d’arguer d’une déformation de sa pensée. Ensuite
parce qu’il me paraissait très important de permettre à cette pensée de
se développer, de s’épanouir sous nos yeux et de revêtir sa forme
spontanée. Outre que nous n’aurions certainement pas réussi sans
beaucoup de peine à la ramener à nos catégories, son ordre même, sa
démarche me semblaient devoir être pour nous tout un enseignement. Et en
effet, je crois que d’en avoir seulement suivi l’enchaînement, nous
voici mieux préparés à en comprendre le contenu. Nous avons ici un
premier exemple de ce que c’est que de penser sous la catégorie de la
Culture: nous voyons clairement que c’est d’abord renoncer au soutien et
à l’armature des genres et des espèces, que c’est se débarrasser du
harnais logique. Il serait tout à fait injuste de nier la cohérence des
idées de Natorp; mais il serait tout à fait vain de vouloir l’attribuer
à leur subordination réciproque, à la rigueur de leur emboîtement. Il y
a ici un point de vue qui se promène et qui groupe le donné
intellectuel, non pas forcément selon ses affinités naturelles, mais en
fonction d’un certain résultat à obtenir. Reconnaissons franchement un
des points tout au moins que notre auteur nous demande de lui accorder:
c’est que nous sommes ici en présence d’une forme de réflexion inédite,
que nous devons par conséquent juger avec d’autant plus de prudence
qu’elle est plus éloignée de la nôtre. Oui, l’esprit allemand est bien
quelque chose d’original et d’absolument irréductible à aucun autre mode
de l’esprit universel.

Cependant, on est en même temps en droit de douter que cette originalité
allemande soit quelque chose de très clair, de très immédiat, de très
évident, quelque chose qui saute aux yeux, dont la réalité soit si forte
qu’elle fasse comme une sortie à la rencontre de qui l’assiège et
l’étudie. La façon même dont Natorp s’y prend pour la définir,
l’énormité des moyens qu’il met en œuvre inspirent une certaine
suspicion à cet égard. Jusqu’où n’est-il pas obligé de remonter! Quel
pèlerinage il lui faut entreprendre pour découvrir cette _Grundlage_[83]
dont il a besoin! N’est-ce pas parce qu’il ne la rencontre pas où elle
devrait être, parce qu’il ne trouve pas sur place le _Grund_[84] du
génie allemand? n’est-ce pas parce qu’au fond de ce génie rien ne gît,
rien ne _liegt_? n’est-ce pas parce que c’est un génie sans gisement? On
peut au moins se le demander. Et le soupçon s’aggrave, quand on constate
que, même une fois muni de sa _Grundlage_, même une fois qu’il l’a
conquise (_gewonnen_), il est encore obligé de poser d’abord le génie
des peuples étrangers pour faire apparaître celui de son peuple.
N’est-ce pas avouer que celui-ci n’existe qu’en fonction d’autre chose,
en tous cas qu’il ne se révèle, ne s’actualise que grâce aux oppositions
qu’il rencontre? Ne pense-t-on pas invinciblement à ces corps amorphes
qui ne peuvent se déterminer et prendre leur structure qu’au contact de
corps différents, qu’au prix d’une «réaction»?

  [83] Base, fondement.

  [84] Fond.

Et déjà Natorp me donne l’impression de quelqu’un qui s’attelle à la
tâche difficile de modeler en relief ce qui n’est peut-être rien de plus
qu’un ensemble de virtualités, qui sait? rien de plus, peut-être, qu’une
absence. Il me semble voir déjà qu’il s’emploie à transformer non pas
des défauts en qualités, mais des manques en suffisances, mais des trous
en montagnes.

                   *       *       *       *       *

Et en effet qu’y a-t-il réellement au fond de cette idée de la
«continuité du spirituel» dont il montre l’esprit allemand imprégné?
N’est-il pas permis d’y voir comme une transcription de l’impuissance
analytique, qui est l’infirmité principale de cet esprit? Quand Natorp
définit la conscience comme la faculté de tout mettre en relation, de
tout joindre, et quand il nous dépeint ensuite l’Allemand comme
spécialement désigné par sa constitution mentale pour opérer cette
universelle coordination, n’est-ce pas d’abord--et je ne veux pas dire
qu’à ce déguisement s’épuise tout le sens de sa thèse--n’est-ce pas tout
de même en premier lieu un moyen de traduire en beauté, et par là de
dissimuler, cet aveuglement aux différences naturelles, cette terrible
incapacité à distinguer, dont nous avons vu que souffrait son modèle?
«La nature spirituelle ne fait pas de sauts»: ce solennel principe ne
serait-il pas par hasard une simple tournure objective donnée à cette
constatation tout intérieure et personnelle, que son esprit n’a pas de
dents, ne mord pas sur le plan des idées? Je crains bien que le «_nichts
steht für sich_»[85], que notre philosophe pose si hardiment, ne soit
tout autre chose qu’un postulat métaphysique; je crains qu’il ne soit
d’abord un postulat psychologique, la projection dans l’abstrait, dans
la théorie, de ce qu’il y a de plus faible dans le tempérament
germanique. Il veut dire dans le fond: «Je ne vois rien, je ne reconnais
rien; donnez-moi toutes les idées que vous voudrez, elles ne se
tiendront pas devant moi avec leurs rapports et leurs différences, dans
la situation, dans l’avancement les unes par rapport aux autres, que
leur contenu devrait leur donner; aucune ne s’appuiera sur ses propres
jambes, n’ira se poster à sa place, mais elles formeront toujours pour
moi un vaste panorama peint sur carton, une seule ligne continue comme
celle de l’horizon, une longue série, le long de laquelle mon esprit se
promènera sans cahot, sans surprise et sans tressaillement.»

  [85] Rien n’existe pour soi.

Le «_nichts steht für sich_», que n’explique-t-il pas, que
n’exprime-t-il pas, que ne trahit-il pas? J’en vois, non pas
l’application, mais l’origine, dans ces efforts éperdus et toujours
vains que faisaient nos gardiens pour nous compter. C’est à force de ne
pas réussir dans leurs opérations de dénombrement qu’ils en sont venus à
croire, sincèrement j’en suis persuadé, que «_nichts steht für sich_».
C’est à force de ne pouvoir décomposer les masses qui s’offraient à leur
patience, ni retrouver les unités qu’ils avaient d’abord eu la chance
d’y isoler, qu’ils se sont persuadés que ni les choses ni les gens
n’existaient à l’état distinct et que l’individuel n’était rien par soi.

Et en effet pour l’Allemand l’individuel n’est pas premier.
Rappelons-nous comment Natorp le conçoit. Il est quelque chose qu’il
faut atteindre, qu’il faut aller toucher, tout là-bas, en fin de course,
comme on va toucher barre. Il est un des pôles de ce vaste mouvement,
pareil à une double marée, qu’est la «conscience de culture». Il est le
terme d’un grand effort, et qui ne peut être soutenu de façon constante.
Il ne se réalise en somme qu’à la limite et que pendant un instant. On
pourrait presque dire qu’il est un produit, une invention de l’esprit
tendu jusqu’à son extrême capacité élastique. Il n’est pas quelque chose
qu’on voit, mais quelque chose qu’on effectue.

Et je crois qu’un des traits les plus caractéristiques de la spéculation
et de la création (de la _Dichtung_) allemandes est justement que ce
qu’elles peuvent faire de mieux, leur plus grande réussite, c’est
d’_aboutir_ à l’individuel et au discret. Le personnage de Faust
n’existe pas d’emblée; il ne surgit pas; il est au bout d’un long procès
mental, il ne naît que de tout ce qu’il résume et condense; il est,
comme dirait Natorp, une «concentration de l’infini». Oui, la «monade»,
qui est le résultat d’une sorte de chute, de catastrophe de l’univers
entier dans l’unique, est bien la seule espèce d’individualité que
l’Allemand puisse concevoir.

Faust est une monade, et si de là lui viennent une exceptionnelle
ampleur, une sorte de dynamisme représentatif encore jamais atteint, il
garde aussi de sa nature comme totale quelque chose d’éloigné, de mal
humain. On pourrait même dire qu’il est un symbole merveilleux du
malheur qui pèse sur l’esprit allemand: par la difficulté qu’il trouve à
vivre, à faire des gestes qui soient les siens, à être quelqu’un. Il
incarne le rêve de ce paradis terrestre, de cette volupté, hélas, à
jamais impossible, que ce serait d’exister d’abord, d’être antérieur à
ce qu’on résume. Il vend son âme dans l’espoir, qui sera trompé, de
prendre un caractère. Il se donne au diable--et en vain--pour obtenir de
commencer à lui-même.

_Faust_ est un chef-d’œuvre, parce que le sujet en est quelque chose
d’aussi parent et d’aussi bien connu que possible de l’esprit qui l’a
engendré: c’est à savoir l’impuissance où il est de rien créer de direct
et le vice de constitution qui lui rend le particulier comme
insurmontable. Mais dans toutes les autres œuvres allemandes, au lieu de
nourrir l’inspiration de l’écrivain en lui servant de thème, ce défaut
se fait sentir de nouveau comme maléfice et produit je ne sais quoi de
pesant et de manqué. Je suis gêné surtout par ce qu’on pourrait appeler
leur distance à l’individualité. Tout m’y semble lointain, en retard sur
la vie. Je suis séparé des personnages qu’on m’y présente par tout ce
qui a mené l’auteur jusqu’à les susciter. Entre eux et moi subsiste une
espèce de zone neutre, qui est celle justement qu’il a dû franchir, le
masque sur la bouche, comme on traverse une nappe de gaz, pour arriver à
les créer. Ils me demeurent étrangers dans la mesure même où son esprit
s’est bandé pour les atteindre. Toutes les créations allemandes
souffrent de n’avoir ainsi avec la vie et avec sa particularité
originelle qu’un contact forcé et seulement final. C’est ce qui diminue,
tout au moins pour les esprits d’une autre race, leur vibration et leur
retentissement. Elles sont touchées par la pédale sourde. Elles ont beau
être réussies: l’ordre même suivi par la pensée qui leur a donné
naissance les prive de leur efficacité, mange le son qu’elles devraient
rendre.

                   *       *       *       *       *

L’aveu que, pour lui, l’individuel n’est pas l’immédiat, que le plan des
idées est sans relief, que le discret n’est pas de l’ordre de
l’évidence, et que les «natures simples» lui sont inaccessibles: voilà
ce que je lis d’abord dans la définition que Natorp nous propose du
génie allemand. Et lui-même apporte sans le vouloir une preuve éclatante
que tel est bien le sens profond de ses formules. Car si nous regardons
de près son propre essai, si nous en examinons la trame pour voir
«comment c’est fait», nous constatons que, d’intention sans doute, c’est
bien une analyse, mais, qu’en fait, et si intelligente soit-elle, c’est
une analyse qui ne va jamais jusqu’au bout, qui n’atteint pas les
éléments premiers de la pensée. L’auteur s’achoppe sans cesse à je ne
sais quel obstacle invisible, et qui ne peut être que dans son esprit,
car on ne le voit pas dans la nature des choses dont il raisonne, et
souvent on s’offrirait à achever ses conceptions à sa place: où qu’il
touche, où qu’il pique, il y a complexité, chevauchement, interférence
d’idées; le dernier débrouillement, la conquête du dernier détail, lui
demeurent impossibles. Tout son effort ne le mène qu’à déterminer les
nœuds principaux de sa réflexion. Mais quant à les défaire...

Il a raison: la Culture est «la conscience de la continuité du
spirituel», autrement dit: l’impuissance à en apercevoir les
articulations.




III

L’ESPRIT D’UNIVERSELLE SYNTHÈSE


Mais ne soyons pas injustes. Elle est quelque chose de plus: elle est le
fait de passer outre à cette impuissance. Elle est une espèce de
gaillardise de l’esprit allemand, qui lui fait prendre légèrement sa
maladresse analytique et le décide à faire comme si elle n’existait pas.
Il y a dans les définitions de Natorp, que j’ai alignées tout à l’heure,
une phrase dont on n’a peut-être pas remarqué au passage toute
l’importance, je dirais même toute l’énormité. Ayant avancé que la
pensée occidentale conçoit les deux opérations de la «généralisation» et
de la «particularisation» comme distinctes et opposées, comme simplement
affrontées, il ajoute: «L’esprit de la culture allemande, par contre,
aspire en toute chose d’une façon consciente et conséquente vers la
continuité la plus vraie, la plus intérieure. Il ne nie pas du tout les
deux phases (de la généralisation et de la particularisation), qui ne
sont antagonistes qu’en apparence, mais il les présuppose, il les assume
complètement en soi, puis aspire à les dépasser, et n’y aspire pas
seulement, mais les dépasse réellement (_sondern setzt sie voraus, nimmt
sie vollständig in sich auf, aber strebt, und strebt nicht bloss,
sondern schreitet wirklich über sie hinaus_).» Sans doute _Besonderung_,
que je traduis par «particularisation», n’est pas tout à fait synonyme
d’analyse; mais c’est tout de même bien le mouvement de l’esprit par
lequel on isole, on distingue, par lequel on aboutit à des éléments
détachés (à des _Sonderheiten_), qu’ils soient simples ou complexes, peu
importe, c’est bien le mouvement par lequel on effectue le divers. Et la
Culture apparaît donc comme le fait, non pas si l’on veut de nier ce
mouvement, mais, ce qui revient au même dans le fond, de nier son
indépendance. Elle est une opération--Natorp nous le dit en toutes
lettres--dans laquelle «particulariser» cesse d’être le contraire de
«généraliser», qui réunit les deux démarches en une seule. En dernière
analyse, elle est donc l’art de se passer de toute _Besonderung_, de
toute dissociation, de toute décomposition préalables des masses qui
s’offrent à la pensée; car qui pourrait vraiment concevoir une
particularisation entreprise en même temps, dans la même ligne et du
même élan qu’une généralisation? Oui, il y a dans le _setzt sie
voraus_[86], dans le _nimmt sie vollständig in sich auf_[87], un aveu
d’une importance qu’on ne saurait assez souligner. L’esprit allemand y
confesse sans détour, sans pudeur, sa ferme résolution de supposer dans
tous les cas l’analyse sans la faire. Il y proclame son droit d’avaler
les morceaux sans les mâcher et de traiter leur intégrité par le mépris.
Il revendique la permission de spéculer sur des ensembles qu’il n’aura
pas auparavant reconnus et décomposés.

  [86] «Les présuppose.»

  [87] «Les assume complètement en soi.»

La culture, au fond, ça consiste à partir tout de suite, et sans
attendre d’y voir clair.

                   *       *       *       *       *

Et en fait, nous voyons la pensée allemande contemporaine refuser de
savoir jamais à quel point de vue elle se place en face d’un donné
quelconque. La marque de tous ses aperçus, c’est qu’on ne reconnaît
jamais d’où ils sont pris exactement. Toutes ses conceptions désignent
un centre de réflexion multiple. L’homme qui pense sous la catégorie de
la culture n’est pas obligé de choisir un poste d’observation déterminé.
La culture, ça consiste peut-être à ne pas être obligé de choisir.

Rien de plus curieux que la revue où ont paru les articles de Natorp,
que ce _Kunstwart_, qui s’est transformé pendant la guerre, pour se
mettre au diapason de l’héroïsme allemand, en _Deutscher Wille des
Kuntswarts_. Est-ce une revue d’art, ou de sociologie, ou de
littérature? Bien fin qui le dirait. Et si l’on interrogeait ses auteurs
eux-mêmes, je pense qu’ils refuseraient délibérément d’en préciser le
caractère. Leur dessein est très évidemment de s’affranchir de toute
obligation discriminative, de secouer, comme le dit Natorp lui-même, la
domination des genres et des espèces. Ils pensent atteindre une
profondeur nouvelle en attaquant la réalité sous plusieurs angles à la
fois et en acceptant comme instrument pour la saisir leur esprit
naturellement implexe.

Nous ne pouvons pas nous accoutumer, nous autres Français, à ces
voisinages extraordinaires que nous constatons sans cesse entre le point
de vue des socialistes allemands et celui de leur gouvernement. Mais en
fait, ils n’apparaissent pas à ceux qui y consentent sous le même jour
qu’à nous. Certainement ils se présentent à leurs yeux comme un effet et
comme un signe de leur culture; ils leur donnent la sensation d’une
capacité bien plus haute, bien plus rare et bien plus nouvelle que
toutes celles dont nous pouvons nous glorifier. Ils pensent avoir
atteint un niveau supérieur de civilisation en ne se laissant plus
obliger par la nécessité analytique. Et ici, j’emploie le mot dans le
sens précis où Kant l’a consacré. La culture est pour eux le droit de ne
pas rester dans l’ombre de la notion qu’ils ont un jour choisie comme
devise et comme programme, le droit de ne pas se laisser enfermer par
les conséquences qu’on en peut déduire, le droit de ne pas s’enfoncer
sur les yeux le capuchon déductif, le droit d’aller à la rencontre des
autres points de vue, de leur faire des avances et des agaceries, le
droit de ne pas être un seul homme à la fois.

                   *       *       *       *       *

L’esprit allemand est naturellement synthétique, au sens justement où
Kant oppose ce mot à analytique; c’est-à-dire qu’il a une tendance
spontanée à rapprocher ce qui ne l’est pas naturellement. Et il est
temps en effet de ne plus considérer son renoncement à l’analyse sous le
simple aspect statique. Non seulement il refuse de distinguer entre ses
idées, non seulement il les accepte à l’état embrouillé, mais encore il
s’efforce de rejoindre celles qui par hasard lui sont apparues détachées
et de créer entre elles des liens artificiels. Natorp nous avertit avec
insistance que la culture est essentiellement une aspiration vers
l’unité, l’art de mettre en relation, de combiner, l’esprit
d’universelle coordination: «La culture exige une aspiration convergente
et de l’intérieur vers une unité non pas indifférenciée ni qui ne fasse
qu’effacer, en cas de besoin, les différences, mais qui, dans la
différenciation la plus riche et somme toute la plus illimitée qui soit,
demeure malgré tout parfaitement cohérente en tous sens (_Kultur fordert
inneres Zusammenstreben zu einer... allseitig zusammenhängenden
Einheit_).»

Il veut dire au fond--et, malgré les précautions qu’il introduit, c’est
le sens qu’il faut donner à sa phrase--que la culture est le besoin de
confondre, la passion de l’identification à tout prix, et si je ne
craignais de tomber dans l’injure, j’ajouterais: l’instinct de salade
universelle.

Et en effet, l’Allemand excelle aux rapprochements arbitraires. Il se
distingue par une précipitation, non pas inductive, mais, si l’on peut
dire, réductive. Il aime les réductions, et les réductions dont il se
sent l’auteur, qui s’opèrent bien entièrement sous son influence, sans
que rien dans les choses les ait préparées. S’il attache tant
d’importance à la philosophie de l’histoire et s’il la considère un peu
comme sa chasse privée, n’est-ce pas parce qu’elle consiste
essentiellement à faire se ressembler les choses qui n’en ont pas envie?
En allant jusqu’au bout de cette tendance, on retrouve la grande
conception de l’identité des contraires, qui a fait la gloire de
Hegel[88].

  [88] Et dans l’ordre pratique, on retrouve aussi cette conviction, que
    nous avons constatée plus haut, qu’une chose n’en empêche pas une
    autre, qu’on peut mentir et dire la vérité à la fois; on aboutit en
    droite ligne au _Gerettete Norweger_.

En prenant les choses un peu différemment, on peut dire que l’Allemand
est naturellement doué pour opérer la synthèse du disparate. Dès qu’il
se met à l’œuvre, il n’est rien de si étranger qui ne se puisse agripper
et combiner, qui ne puisse entrer dans une compatibilité imprévue. De
tout ce qu’on voudra il fera sans manquer quelque chose. Qu’y a-t-il de
plus hétérogène, après tout, que les différentes disciplines (c’est à
peine si je trouve un mot qui puisse désigner toutes ces choses à la
fois), que Natorp prétend nous donner comme les parties intégrantes de
la culture: la création poétique, les métiers, l’économie, la
législation et la politique, les professions, les mœurs populaires,
l’éducation, la science, la philosophie? Si l’on me dit que cette
énumération est de Platon, qu’on me la montre dans son œuvre. Je l’ai
cherchée en tous cas vainement dans le _Banquet_.

Sous l’incantation de la culture, tout plie et se rejoint. Aucune
branche qui ne devienne assez flexible pour aller s’enlacer à celles de
l’arbre voisin. C’est une sorte d’Enchantement du Vendredi Saint, où
toutes les fleurs s’entremêleraient en poussant. Une immense
transmutabilité s’empare du monde des idées tout entier. La résistance
intérieure, la droiture des concepts est vaincue; ils penchent les uns
vers les autres, comme des gens qui s’assoupissent; ils finissent par
avoir chacun la tête appuyée sur l’épaule du voisin.

«_Allseitig zusammenhängender Einheit_»[89]: il est beau d’arriver à une
parfaite cohérence de toutes ses idées. Mais encore faut-il savoir
comment on l’obtient. Ce ne doit jamais être au prix d’aucun sacrifice,
d’aucune économie, d’aucune simplification entreprise par en haut. Or,
Natorp a beau nous assurer que l’unité de la culture respecte la
différenciation du donné intellectuel et l’indépendance des éléments
qu’elle groupe, on ne voit pas comment elle le pourrait faire.

  [89] «Une unité parfaitement cohérente en tous sens.»

Car, enfin, il ne faut pas l’oublier, ces éléments ont été réunis avant
d’avoir été reconnus. L’esprit n’est pas allé les trouver chez eux, leur
demander ce qu’ils étaient; il n’a pas recueilli leur témoignage
individuel; il n’a pas daigné s’informer de leurs rapports naturels et
de fait. Comment dès lors pourrait-il, en les organisant, tenir compte
de ces rapports? Comment pourrait-il modeler l’ordre qu’il va leur
imposer sur leur ordre véritable? Comment ne serait-il pas d’avance
condamné à les froisser, à les vexer, à les navrer plus ou moins (en
allemand on dit: _lähmen_)? Du propre aveu de Natorp, le
_Zusammenstreben_[90] de la Culture vers l’unité, est, par essence,
différent de la simple généralisation. Il ne peut donc pas avoir cette
délicatesse, cette légèreté, ce doigté, il ne peut pas avoir cette
déférence et même cette docilité au particulier qui sont le propre de
l’induction.

  [90] Aspiration.

Fatalement, qu’elle le veuille ou non, la culture est un procédé
despotique. Elle est le reflet très exact dans le domaine intellectuel
du régime politique de l’Allemagne contemporaine. Dans le fond, plutôt
qu’une manière de penser, elle est un mode de gouvernement des idées.
Les idées sont ses sujettes et elle les traite comme telles. Elle n’est
pas sur le même plan qu’elles; elle les appelle, elle les pousse, elle
les plie, elle les emploie; elle nomme parmi elles des officiers, et qui
sauront se faire obéir.

Oui, il y aura peut-être encore des différences entre elles, mais rien
ne pourra nous garantir que ce sont encore les primitives, les
véritables. Rien ne pourra nous donner l’assurance que nous sommes
encore en présence de leur hiérarchie naturelle. Leur masse aura subi
une trop forte pesée, une contrainte trop déformatrice, l’action d’une
trop formidable machine. Trop de volonté aura été mélangé à
l’intelligence qui les considérait. Qu’elle l’ait ou non voulu, la
culture aura ressemblé de trop près à l’esprit d’organisation.

Et en effet, penser n’est pas pour l’Allemand une opération qui ait sa
fin en soi. Pour lui, tout ne se termine pas à savoir, à comprendre. Les
idées ne sont en aucun cas le dernier port où il veuille toucher. S’il
tient à les dominer, c’est parce qu’il a l’intention de les dépasser. Il
est temps d’insister sur ce point qui est, à mon avis, d’une gravité
capitale et pour lequel nous avons déjà des aveux très importants de
Natorp.




IV

L’IMPUISSANCE A LA CONTEMPLATION


Rappelons-nous, entassons ici toutes les phrases où notre philosophe
fait allusion à ce qu’il y a dans l’esprit allemand de tendance au
dépassement, au franchissement et à l’infinité. A l’en croire, «l’esprit
de la culture allemande», au lieu de s’enfermer dans la double opération
de la généralisation et de la particularisation, comme dans un manège où
l’on tourne en rond, «aspire à la dépasser, et n’y aspire pas seulement,
mais la dépasse en réalité».--Ailleurs, la tâche qui s’offre à la
culture est représentée comme infinie, comme irréalisable dans sa
totalité, comme à jamais inaccessible, mais par là même comme
profondément appropriée au génie allemand qui «aime le regard dans les
lointains éternels et qui sent son instinct d’activité le plus intime
s’éveiller dans ce regard».--L’Allemand éprouve des élancements
passionnés, quand l’alouette, au plus haut des cieux, «chante sa fuyante
chanson».--Toutes ses œuvres portent l’empreinte de l’infini.--Ailleurs
encore, la Conscience confondue avec la Vie apparaît comme une sorte de
«dépassement éternellement constant» (_ewig stetiger Uebergang_), comme
un progrès que rien n’arrête.

Ainsi s’indique le penchant de la pensée allemande à sortir d’elle-même,
à déborder pour ainsi dire son propre objet. Et, ainsi, du même coup, se
déclare ce qu’on pourrait appeler d’après Kant son _hétéronomie_
spontanée.

Car sans doute, au premier regard, cette ouverture sur l’infini dont
elle se fait gloire peut être prise pour le signe de sa parfaite liberté
et pour le mouvement même de son indépendance. On peut la croire
orientée vers les objets éternels; on peut croire qu’elle ne s’emporte
au delà de ses limites que pour atteindre aux suprêmes Idées. Et en
effet, elle a été, dans le passé, capable de spéculation désintéressée;
elle a eu, elle aussi à son heure, une tournure contemplative; elle a su
élever des monuments théorétiques, dont il faudrait être fou pour nier
la grandeur.

Mais ici, par toutes les formules de Natorp que nous venons de rappeler,
c’est seulement sa servitude, sa soumission à une loi étrangère, qui est
définie. Car cet infini vers lequel elle est tournée, à la poursuite
duquel elle s’élance sans tenir compte d’aucune barrière, est après tout
quelque chose de fort vague, et qui par suite risque de se voir, par le
premier venu, dangereusement précisé. Supposez qu’à sa place l’idée
vienne à quelqu’un de mettre quelque fin mieux déterminée. L’habitude
qu’a prise la pensée de regarder toujours plus loin, son incapacité à
s’en tenir à ce qu’elle touche vont la dévouer tout entière, et sans
qu’elle puisse esquisser la moindre défense, à cette nouvelle
destination. De la parfaite indétermination dont elle est si fière à son
utilisation la plus spéciale, la plus brutale, il n’y a qu’un pas. Un
pas que rien ne peut la préserver de franchir, une sorte de précipice
auquel elle s’est mise elle-même hors d’état d’échapper.

Au fond, pour la pensée en général, il n’y a d’autonomie possible que
dans un entier asservissement à son objet. Elle ne peut se dégager de
celui-ci que pour entrer dans un esclavage cent fois pire. Elle ne peut
devenir dépassante sans devenir du même coup employable, sans tomber
sous la coupe de l’Utile.

En fait les Allemands d’aujourd’hui ne savent plus penser sans
condition. Ou mieux ils ne pensent plus que des conditions. (On pourrait
s’amuser à dire que leur esprit est entré en condition.)

Et si l’on prétend que c’est là une affirmation en l’air et dont la
malveillance ne s’étaie d’aucune preuve, si l’on objecte que je force
les formules de Natorp, que je les rends arbitrairement pendables, je
demanderai la permission de transcrire à nouveau la phrase qui suit
presque immédiatement le passage où notre auteur insiste justement sur
le caractère infini des buts poursuivis par la pensée allemande. La
voici dans toute sa tranquillité: «Ainsi ce qui est pour les autres le
Tout n’est pour nous qu’un élément subordonné, employé au service
d’autre chose, et qui conditionne simplement de l’extérieur cet objet
d’une autre essence que nous gardons devant les yeux comme un objet qui
n’est certainement pas accessible au sens commun du mot. (_Darum ist,
was den Andern das Ganze, uns etwas Untergeordnetes, nur Dienendes..._)»

Il est impossible, je crois, d’étaler une plus placide inconscience. Il
y a ici un cynisme candide, beaucoup plus effrayant que celui des
carnets de route que nos premiers envahisseurs ont laissé tomber entre
nos mains. Je l’avoue, je ne puis rester tout à fait de sang-froid
devant ces deux petits mots, si audacieusement avancés: «_nur
Dienendes_». C’est plus horrible encore que le «_nichts steht für
sich_». Ainsi--c’est eux qui le disent--une idée n’est rien que de
«servant», elle est une pierre d’attente; tout son sens, c’est de
permettre autre chose, d’aider à atteindre ce but qu’une pudique
définition nous présente simplement comme quelque chose de «_wesentlich
Andre_»[91].

  [91] «D’essentiellement autre.»

Et si l’on me reproche de m’échauffer trop vite, si l’on prétend qu’il
n’est pas question, dans le texte que j’incrimine, de la pensée et que
le «_Ganze_» des autres races qui devient «_nur Dienendes_» pour
l’Allemand n’est rien d’aussi défini que je veux bien le dire, il me
suffit, répondrai-je, pour déclencher mon indignation, du rapport
qu’établit Natorp; c’est assez de l’équation qu’il pose. Point n’est
besoin d’en réaliser les termes. En elle-même elle est assez
révélatrice. Il me suffit de savoir que ce qui nous apparaît à nous
comme propre à terminer notre effort, que ce qui vient nous apporter le
double sentiment de la totalité et de la satisfaction, dans quelque
ordre que ce soit, n’est pour l’Allemand qu’un commencement, que le
commencement de quelque chose de «_wesentlich Andre_», qu’un instrument
pour des opérations dont la nature importe peu, dont c’est déjà bien
assez monstrueux d’apprendre qu’elles seront ultérieures. Nous avons
ici, sans même avoir besoin de serrer les mots de plus près qu’ils ne
veulent l’être, la définition d’une mentalité absolument nouvelle, et
contre laquelle ce que je peux dire après tout de plus décisif, c’est
que je la déteste. Nous avons la définition de la mentalité
«conditionnelle», de l’esprit d’universelle subordination. Nous touchons
l’impuissance au gratuit, l’impuissance à accepter qu’une chose puisse
n’avoir aucune autre raison qu’elle-même, le refus de reconnaître
l’existence comme une valeur en soi. Nous touchons le besoin de ne pas
laisser les choses comme elles sont, l’esprit de tracasserie et de mise
en système, la rage de faire au lieu de constater, d’organiser au lieu
de voir. C’est encore bien plus grave que la simple incapacité à penser
purement et absolument.

Et, j’y reviens, ça la comprend. Oui, j’ai bien dit, la pensée allemande
est parvenue, de nos jours, à une radicale impuissance théorétique. Elle
ne sait plus se placer en face de rien dans l’attitude de la
contemplation. Le pire est qu’elle continue de se donner tous les airs
du désintéressement spéculatif le plus scrupuleux. Mais, sous ces
dehors, elle se laisse entièrement mener par les préoccupations
pratiques. Elle est tout entière utile; elle est «_nur dienende_» à un
degré dont on ne saurait assez s’émerveiller. Elle ne heurte, elle ne
trouve que ce qui peut servir; et elle s’avance ainsi, d’un pas à la
fois sûr et aveugle, flairant bassement, reconnaissant au fur et à
mesure le chemin le plus «intéressant». Certes, il n’est pas besoin de
l’embaucher du dehors, ni de la suborner; d’elle-même elle présente le
cou, d’elle-même elle s’engage,--et je veux dire à la fois qu’elle
s’enrôle comme le premier petit jeune homme venu, en proie à la bonne
volonté, et qu’elle se laisse prendre la tête comme une poutre dans une
charpente: jamais plus elle ne la relèvera.

On peut constater presque expérimentalement cette impuissance de la
pensée allemande à rien concevoir d’indépendant ni d’en-soi. Il suffit
de la voir fonctionner pour la voir s’employer. Tous les objets qu’elle
touche prennent aussitôt une destination. Quelquefois cette
appropriation est si sournoise qu’elle est à peine saisissable. Mais
nous autres Français, nous la reconnaissons toujours aux impatiences, à
la haine qu’elle nous donne. Même sans savoir quoi, nous sentons qu’il y
a quelque chose là-dedans qui ne va pas, ou plutôt qui va trop bien.
Cette pertinence trop continue nous agace, avant même que nous ayons
aperçu où l’on veut nous mener.

Quand je relis les articles de Natorp, ce qui m’y frappe peut-être le
plus, c’est leur direction, c’est l’infaillibilité de leur itinéraire.
Cela court, cela fait des méandres, cela peut même avoir l’air de
s’arrêter; l’auteur se paie parfois le luxe d’hésiter, de nous montrer
des carrefours. Mais ils ne sont peints qu’en trompe-l’œil; c’est du
camouflage; n’ayez pas peur qu’il oublie son chemin; il sait qu’il doit
aboutir, et où. Il ne dit rien pour rien. Toute sa pensée aspire,
«_strebt_», comme il s’en vanterait lui-même; l’intention y circule
comme une sève: il faut montrer l’Allemagne au premier rang de la
hiérarchie «culturelle», il faut justifier, sanctifier sa cause, il faut
lui forger une mission; toutes les idées qu’il accueille, quel qu’en
soit le fil, coulent en réalité vers ce lit, épousent d’avance ce
_thalweg_. Une profonde et souple soumission les anime; elles ont leur
pôle et dès leur naissance elles le reconnaissent et le révèrent.

--Eh! va-t-on dire, un tel dévouement (une telle _Hingabe_) n’est-il pas
l’effet de la guerre sur tous les esprits, à quelque race qu’ils
appartiennent? Vous avez vous-même confessé combien elle était d’essence
préoccupante et qu’elle ne laissait le choix aux intelligences les plus
libres qu’entre des gravitations opposées. Nos philosophes n’ont-ils
pas, exactement comme Natorp, mis leur pensée au service de la patrie?

--Sans doute, mais chez eux ce fut justement un effet de la guerre. Ce
sont gens que la guerre a mis hors d’eux-mêmes, a chassés de leur
maison; eux aussi, en un sens, ils sont des «réfugiés». Au contraire, il
faut admirer et détester combien le tour pratique donné par Natorp à sa
réflexion est naturel. Il n’a même pas eu à le lui donner; elle l’avait
déjà; cette serviabilité, c’était son allure spontanée. Oui, ce que je
ne puis voir sans dégoût dans son élucubration, c’est combien elle lui
est facile, quel peu de peine elle lui coûte, combien elle est dans ses
habitudes, combien c’est déjà comme ça qu’il eût pensé, même s’il eût
été libre de penser autrement. Ce qui chez nous est maladie, chez lui
est constitutionnel. Quand il se livre à son petit travail de
subordination, quand il déploie cette hypocrite longueur de vue que nous
décelions tout à l’heure dans son étude, on sent qu’il est en plein dans
sa voie, qu’il continue sans effort son œuvre de paix. Oui, la pensée
allemande est aujourd’hui entièrement utilitaire, et avec une ingénuité
telle, qu’il faut craindre qu’elle ne puisse plus guérir.

                   *       *       *       *       *

Un signe de la profondeur à laquelle elle est atteinte nous est fourni
par la façon dont Natorp interprète Platon. On y voit apparaître à plein
la difficulté où il est de comprendre, de soupçonner même l’existence du
point de vue théorétique.

Platon n’est pas mon dieu, je l’avoue. Je me sens trop Occidental pour
subir à fond cette pensée si fortement modelée par l’Orient. Je le
trouve dans bien des cas étrangement sophiste; son Socrate m’agace
souvent; je ne puis m’empêcher de voir que les mots jouent chez lui un
rôle parfois exorbitant; il se laisse non seulement conduire, mais
encore désorienter par eux de la plus étrange façon; il prend toutes
leurs différences, toutes leurs ressemblances pour des absolus; il ne
surmonte que très difficilement l’obstacle de premier plan qu’ils
forment souvent pour la pensée; quand il y arrive, c’est par une série
de «tours», grâce à une prestidigitation que j’avoue ne pouvoir suivre
sans ennui. Il n’a pas une manière assez franche, assez vive, assez
directe pour mon goût de prendre les idées. Il est un peu trop adroit,
un peu trop souple, un peu trop «grec» au sens défavorable du mot. Mais
enfin, il n’est pas permis de contester qu’il soit un grand
«théoricien», un de ceux qui ont le plus contribué à développer les
parties contemplatives de l’intelligence. Je n’ignore pas qu’avec un peu
d’habileté on peut faire apparaître toutes ses préoccupations comme
subordonnées à un souci politique et moral. Tout de même, il reste que
Platon a conçu les Idées comme essentiellement immobiles et qu’il en a
fait le terme définitif, l’objet absolument satisfaisant de notre
pensée. Dans le passage même du _Banquet_, où Natorp s’échine à trouver
la première définition de la culture, Platon expose la théorie du
désintéressement progressif de l’intelligence et aboutit à décrire, sur
un mode quasi mystique, son ravissement suprême, son absorption dans la
Beauté de soi. Il donne le dessin d’un mouvement qui, toutes proportions
et toutes différences gardées, fait penser à l’ascension intérieure, à
la lente montée à travers les châteaux de l’âme, à l’union de plus en
plus intime avec Dieu, que sainte Thérèse a plus tard si magnifiquement
analysées. Dans toute la littérature philosophique, je connais peu de
pages qui puissent donner au même degré l’impression du détachement, de
l’arrachement au monde sensible, de la croissante solitude de
l’esprit: «De la sphère de l’action, il devra passer à celle de
l’intelligence»[92], écrit exactement Platon. Et plus loin: «Le vrai
chemin de l’amour... c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et,
les yeux attachés à la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en
passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau
corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux
sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce
que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par
excellence, qui n’a d’autre objet que le Beau lui-même et qu’on finisse
par le connaître tel qu’il est en soi»[93].

  [92] _Le Banquet_, Œuvres Complètes de Platon. Trad. Victor Cousin, t.
    VI, p. 315.

  [93] Page 317.

Or, rappelons-nous comment Natorp commente ce passage: «La philosophie,
telle qu’elle est ici décrite, n’est rien d’autre, prétend-il... que
l’effort pour ramener tout le divers à une loi dernière, extérieure à
l’Espace et au Temps, laquelle pourtant reste en même temps constamment
en relation avec le développement dans le Temps et dans l’Espace, car le
but de l’Amour (c’est-à-dire de la tendance vers l’Unité) n’est pas la
seule contemplation du Beau (de l’Unité elle-même)--mais la procréation
dans le Beau,--la création de culture, dirions-nous (_sondern das
Erzeugen im Schönen--das Kulturschaffen, würden wir sagen_).»

Ne sent-on pas tout de suite la fausseté de l’écho? Il y a entre les
deux passages, quand on les touche l’un après l’autre, une différence de
son que l’oreille la moins exercée ne peut manquer de percevoir. Je
n’insinue pas du tout que Natorp trahit de parti pris son modèle. Mais
c’est bien pire. Sans le vouloir, sans même s’en apercevoir, en tâchant
simplement de le reproduire, il le déforme, il le rabaisse, il lui
communique je ne sais quoi d’intéressé, de préoccupé, de volontaire. Au
lieu de cette sensation de dégagement et de libération qu’on éprouve en
lisant Platon, on se sent dès qu’il parle, par on ne sait trop quoi,
ramené, ré-enchaîné, remis au pas.

Et en effet, car cette impression peut se raisonner, à peine a-t-il, en
compagnie du maître, aidé la Conscience à se hausser jusqu’à l’Absolu,
qu’il pense à l’en précipiter, à la remettre en contact avec «le
développement dans le Temps et dans l’Espace», avec le devenir. Admirez
comme il est pressé de retrouver ce sol de la création, du _schaffen_,
qui est le seul ferme pour lui. Impossibilité de comprendre qu’on puisse
en rester au Beau, à l’Unité, aux Idées éternelles. «_S’gibt
nicht!_»[94] «Ça n’est pas admissible, ça n’est pas permis!» Il nie
qu’il y ait là une plate-forme où l’on puisse se tenir; de gré ou de
force il faudra que Platon, sous la conduite de Natorp cette fois,
revienne trouver le Temps et l’Espace, pour y «faire» quelque chose,
pour y produire, pour y travailler à «l’augmentation de la production».

  [94] Mot à mot: «Il n’y a pas!»

Et sans doute, je vois bien dans quel passage du Banquet Natorp croit
trouver le droit d’intervenir, et dans ce sens. Le voici: «Par
conséquent, Socrate, l’objet de l’amour, ce n’est pas la Beauté, comme
tu l’imagines.--Et qu’est-ce donc?--C’est la génération et la production
dans la Beauté?[95] De là procède directement, et, semble-t-il,
légitimement, l’_Erzeugen im Schönen_ qui peut à son tour, légèrement
élargi, donner naissance au _Kulturschaffen_.--Oui, mais il faut voir
aussi où se placent ces trois lignes, leur rapport de situation avec le
passage principal que Natorp étudie et auquel il prétend les incorporer.
Or elles lui sont tout simplement de dix pages antérieures; elles
viennent à un moment de son développement où Platon traite encore de
l’amour physique, ou tout au plus sentimental. Elles se présentent bien
avant qu’il ait abordé même le pied de ce majestueux escalier dont nous
lui avons vu gravir ensuite pas à pas tous les degrés. Il est donc
absolument abusif d’en faire l’application à la forme supérieure de
l’Amour et de s’en servir pour démontrer que sa fin dernière est d’ordre
pratique. Rien, dans ces trois lignes, ne peut valablement indiquer que
l’amour des Idées ait son terme dans l’action.

  [95] Page 305.

L’usage qu’en fait Natorp est d’autant plus indélicat que Platon ne lui
a pas laissé le droit d’en étendre ainsi la portée. Tout au contraire,
au moment où il en vient à l’amour des Idées, il prend bien soin de
rectifier sa formule et de définir aussi exactement que possible ce qui
formera l’équivalent de cette «procréation dans le Beau», qui accompagne
et termine l’amour ordinaire. Et voici comment il s’exprime: «N’est-ce
pas seulement en contemplant la Beauté éternelle avec le seul organe par
lequel elle soit visible, qu’il pourra y enfanter et y produire, non des
images de vertu, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache,
mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il
aime? Or, c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit
qu’il appartient d’être chéri de Dieu; c’est à lui plus qu’à tout autre
homme qu’il appartient d’être immortel»[96]. Voilà donc de quel genre de
«production» se couronne, d’après Platon, la connaissance de l’Absolu.
Entre elle et le _Kulturschaffen_ dont parle Natorp, la différence est
sensible. Je crois en effet que tous les interprètes de Platon sont
d’accord pour comprendre ici sa pensée dans ce sens, que la
contemplation de l’Idée suprême enfantera presque automatiquement dans
l’âme du contemplateur, y déposera les vertus les plus élevées et les
plus réelles. C’est en somme la réaction morale de la connaissance pure
sur le sujet qui est ici décrite. Mais avec son _Kulturschaffen_ Natorp
entend bien autre chose: il introduit une idée de création extérieure,
dont le vague même implique l’étendue, il passe subrepticement de la
morale à la technique. De cette extase de l’intelligence où Platon croit
voir les sources véritables de la perfection intérieure, il prétend,
lui, faire sortir tout un déploiement d’activité positive et pratique,
qui pourra comprendre aussi bien l’initiative pédagogique que la
fabrication industrielle, aussi bien l’élucubration littéraire que la
fondation d’hôpitaux. Ne nous y trompons pas, le _Kulturschaffen_ c’est
ce prosélytisme social, ce sont ces vastes entreprises mi-artistiques,
mi-rémunératrices, ce sont ces usines à forme de cathédrales, c’est
cette maligne législation ouvrière, que l’Allemagne contemporaine
enfante en effet avec une si copieuse facilité. Voilà tout ce qui, sous
la baguette de Natorp, se met en fait, encore que secrètement, à
découler de l’apothéose métaphysico-morale du _Banquet_. Je trouve le
prodige assez remarquable, et il n’en est pas en tous cas qui puisse
mieux nous renseigner sur l’essence et sur la direction de la mentalité
allemande d’aujourd’hui!

  [96] Page 320.

Faisons bien attention. Je ne dis pas que la falsification dont Natorp,
à mon sens, se rend coupable, soit énorme. C’est un coup de pouce
simplement qu’il donne à la doctrine platonicienne. Peut-être même son
érudition lui fournirait-elle des textes en abondance pour imprimer de
la vraisemblance à son interprétation. Il n’est pas si loin de son
original qu’il ne puisse maintenir les dehors d’une parfaite coïncidence
avec lui. Mais c’est justement à ce quelque chose d’imperceptible, qui
malgré tout l’en sépare, que j’en ai. Plus l’écart est petit et plus il
m’est odieux. J’aimerais mieux une franche et ouverte trahison. Tout
plutôt que cette déviation insensible--involontaire, je le veux
bien--contre laquelle on ne sait à quel moment se gendarmer, à laquelle
on ne sait comment parer. Tout, plutôt que ces sournois arrangements de
textes, tout, plutôt que ces appels qu’ils se lancent les uns aux autres
dans l’esprit du commentateur, et que cette aimantation réciproque, que
ces services qu’ils se rendent en cachette, contre le gré de leur
auteur. Tout, plutôt que cette orientation pragmatique donnée «en douce»
aux idées.




V

AU LIEU DE L’INTELLIGENCE, LE DEVOIR


La pensée allemande est devenue impuissante à ce qui semble pourtant la
plus facile des opérations, puisque ce n’en est même pas une, mais une
«passion» plutôt: à recevoir les idées. Le monde extérieur aura beau
chanter tout ce qu’il voudra: elle ne lui prête pas audience. Tous les
phénomènes pourront se produire: elle n’a pas de surface réfléchissante,
elle ne forme pas en face d’eux plaque sensible. Aux moments les plus
solennels, en présence des accidents qui commandent le plus
rigoureusement le silence et l’attention, elle continue son petit
travail, elle ne cesse pas de s’occuper et de construire. Les choses qui
tombent en elle de l’extérieur sont prises aussitôt dans son mouvement
et, comme transportées le long d’une chaîne sans fin, deviennent des
matériaux pour l’édifice qu’elle bâtit. Elle est incapable de rien
concevoir autrement qu’en développement.

Au fond, pour elle, il n’y a plus d’idées proprement dites, plus
d’images (Εἴδη) des choses. Plus de concepts: elle ne sait plus se
livrer à ce patient travail de distillation et d’accumulation, pareil à
l’industrie des abeilles, qui leur donne naissance, elle ne sait plus
former de ces cellules délicates, où l’expérience se retrouve sous sa
forme essentielle et concentrée. Le _Begriff_[97] ne l’intéresse plus;
elle ne s’entend plus à _begreifen_, à saisir le divers et à le retenir
entre ses pinces,--ni même simplement à «saisir», au sens où l’on dit:
«Avez-vous saisi?»

  [97] Le concept.

La preuve en est qu’elle n’emploie plus le mot. Natorp n’écrit pas:
«_Deutschland stellt gegen... den _Begriff_ der «Zivilisation» als höher
den der Kultur_»[98]. Sans y penser, tout naturellement, il écrit un
autre mot: «_die _Forderung_ der Zivilisation_»[99], à laquelle il
oppose «_die _Forderung_ der Kultur_»[100]. Ainsi non pas l’idée, mais
l’_exigence_ de la culture. La culture n’est pas une notion qu’on puisse
définir, elle est une invitation, un appel, une injonction. On ne
comprendra ce qu’elle est qu’en la réalisant. L’esprit ne saurait
l’embrasser; simplement, elle est quelque chose qui lui est demandé, ou
plutôt qui est demandé à la volonté. Plutôt qu’elle ne se propose, elle
s’impose. Plutôt qu’elle ne se découvre, elle se fait sentir, elle
prélève sa part, comme le soleil, à travers les nuages, pompe tout de
même, à la surface de la terre, ce qui lui revient d’humidité.

  [98] «L’Allemagne, en face du _concept_ de civilisation, pose, comme
    supérieur, celui de culture.»

  [99] «L’_exigence_ de la civilisation.»

  [100] «L’_exigence_ de la culture.»

La pensée allemande ne connaît plus, au lieu d’idées, que des tâches,
que des _Aufgaben_. Tout pour elle prend la forme du devoir-être; tout
se présente à elle comme quelque chose à accomplir, toutes les places
qu’occupent dans notre pensée les réalités sont prises chez elle par des
idéals. Elle est le lieu de rendez-vous et le sujet de tous les
impératifs imaginables, et les hypothétiques y font fort bon ménage avec
le catégorique.

                   *       *       *       *       *

Il y aurait lieu de rechercher quelle est la part de responsabilité de
Kant dans cet affaiblissement de la vertu conceptuelle de l’esprit
allemand et dans cet envahissement de ses régions les plus
désintéressées, les plus immobiles par l’obligation pratique. On ne peut
se dissimuler qu’il les a fortement favorisés. D’abord en subordonnant
la connaissance de l’Absolu à la loi morale. Il a habitué par là la
pensée à reconnaître une sorte de domination, ou même simplement
d’antécédence,--mais ça suffit--du devoir sur l’intelligence. Elle s’est
laissé persuader que l’origine de toutes ses forces et le point d’appui
de toutes ses entreprises étaient dans cette dictée immédiate et
souveraine qu’on lui apprenait à subir. Kant a placé la fécondité
intellectuelle sous le patronage de la conscience; il a fait, en un
certain sens, de la spéculation abstraite une «affaire de conscience».

Et quand on y regarde de près, déjà la _Critique de la Raison pure_ tend
à introduire cette conception. Telles qu’elles y sont définies, en
effet, les Idées de la Raison n’ont point pour contenu un objet; elles
sont essentiellement _irréalisables_, elles ne sont que des «principes
directeurs», que des symboles propres à permettre l’organisation de la
connaissance, que des idéals qu’il faut poursuivre, sans jamais espérer
les atteindre. L’esprit les perçoit donc comme un programme auquel il
est astreint, comme un canevas à remplir, comme une sorte de devoir
intellectuel auquel il n’a d’autre ressource que d’obéir.

Et même déjà les catégories de l’entendement, déjà même les formes de la
sensibilité n’ont-elles pas quelque chose d’impératif? Au lieu de copies
des choses, ne sont-elles pas des indications péremptoires données à
l’esprit? Ne lui prescrivent-elles pas une conduite? Ne se font-elles
pas sentir à lui, comme des nécessités plutôt que comme des images?
N’a-t-il pas plutôt à leur céder qu’à les former?

Si l’on veut, d’un certain point de vue, Kant est responsable de tout le
pragmatisme que nous reprochons à l’Allemagne actuelle. C’est bien lui
qui a le premier aveuglé la voie de la connaissance directe, enlevé à la
Raison sa fonction renseignante, tari en elle la vision. C’est bien lui
qui a modifié le rôle des idées, qui leur a insufflé quelque chose
d’actif et de prétendant, qui en a fait des _Forderungen_. C’est bien
lui qui a transformé le fond et comme l’étoffe de l’intelligence et qui
d’une faculté perceptive l’a changée en une faculté impérative. Ayant
paralysé son usage normal, il l’a contrainte au détour, il l’a poussée à
se chercher une fonction nouvelle et à la trouver dans le gouvernement
et l’organisation par en haut d’un donné dont elle était désormais
incapable de reconnaître les linéaments naturels, les caractères
intrinsèques.

Il est impossible de ne pas remarquer combien Kant allait par là dans le
sens de la spontanéité allemande et combien il travaillait à renforcer
ce trait du génie allemand que nous avons si longuement analysé:
l’impuissance à voir, à distinguer, à saisir, la nuit originelle de
l’intuition, et la manie qui y correspond intimement, de s’imposer des
tâches, de travailler, d’élaborer, de construire. On comprend très bien
que, son encouragement venant se joindre à leur penchant naturel, ses
successeurs aient abouti à considérer la Raison comme une sorte de
magister qui fixe à sa classe des devoirs «pour la prochaine fois», ou
comme un contremaître qui épingle sous les yeux de ses ouvriers le
dessin des pièces qu’ils auront à exécuter.

                   *       *       *       *       *

Et pourtant, il y a dans leur façon de penser, dans leur attitude
mentale tout entière, quelque chose qui ne peut être attribué à la seule
influence de Kant et dont on ne saurait sans une grande injustice lui
faire porter la responsabilité.

Kant conçoit encore l’intellect comme une réalité, comme un règne à
part. Quelque forme qu’il tende à lui donner, il a du moins le sentiment
très décidé de son indépendance. La Raison pour lui est absolument
autonome, elle forme un massif parfaitement défini, dont les frontières
sont connues d’avance, et qu’il ne s’agit que d’explorer à l’intérieur;
elle se campe en face de l’activité et n’a avec elle d’autre rapport que
de lui prescrire sa loi.--Surtout ce qu’il ne faut pas oublier, c’est
l’origine de cette loi. Parce qu’elle est appelée pratique, il ne faut
pas s’imaginer qu’aucune considération de résultat à obtenir lui donne
naissance. On sait, au contraire, combien Kant oppose fortement
l’impératif catégorique aux impératifs techniques. Elle est la règle
inconditionnelle de l’action et sa véritable source est dans le règne
supra-sensible. En elle, c’est notre caractère intelligible qui se
manifeste et qui cherche à imposer sa forme à notre conduite empirique.
Elle est donc comme une émanation des choses en soi et comme le corps
que les noumènes tentent de prendre au sein des phénomènes.

Avec la pensée allemande d’aujourd’hui, nous sommes bien loin de cette
conception, dont on peut penser tout ce qu’on voudra, mais qui a du
moins le mérite d’être claire et robuste. La Raison n’est plus du tout
quelque chose de distinct. Elle ne s’oppose plus du tout à l’activité.
Elle a coulé en elle et s’y est vaguement répandue. L’Action est toute
seule. _Am Anfang war die Tat_[101], ne cessent de répéter d’après Faust
les autorités philosophiques d’aujourd’hui. Les _Forderungen_ que sent
l’esprit n’ont pas forcément une origine intellectuelle, elles ne
viennent pas de la contemplation d’un idéal. Leur source est dans
l’activité même qu’elles dirigent. On ne les porte pas en soi comme une
lumière antérieure. Mais elles naissent pour ainsi dire de la besogne et
à son niveau; pareilles à la petite lampe du mineur, elles éclairent, au
fur et à mesure, juste ce qu’il y a à faire.

  [101] Au commencement était l’action (_Faust_).

La pensée allemande sent une dictée et toute sa fonction n’est plus que
d’y obéir. C’est la première déformation que nous en avons signalée.
Mais la deuxième est que cette dictée n’a plus rien de rationnel et
qu’elle ne représente plus l’astreinte, la pesée d’aucun ordre
supérieur. Il est prodigieux à quel point les noumènes sont absents des
préoccupations allemandes d’aujourd’hui, à quel point la pensée
allemande est vide de noumènes. Plus d’objets, plus aucun point fixe,
dont on puisse la dire à tel moment plus ou moins rapprochée. Les
_Aufgaben_[102] auxquelles elle se dévoue, j’allais dire qu’elles lui
tombent du ciel, mais ce n’est même pas ça: elle les trouve par terre,
sur son chemin, comme des brouettes qu’il faut simplement pousser devant
soi. En l’accompagnant, à aucun moment on n’a l’impression de se diriger
vers une réalité quelconque; à aucun moment on ne remarque que la
ressemblance de ce que l’on fait à quelque modèle préconçu par
l’intelligence s’accroisse. D’immenses galeries, où chacun travaille
sans jamais voir le bout de sa tâche, des filons qu’on suit à perte de
vue. En un mot, le bagne que devient la pensée quand elle est libérée de
ses obligations envers l’objet.

  [102] Tâches, devoirs.

Il ne faut pas nous laisser tromper. La culture, dans le fond, ce n’est
rien de proprement intellectuel. La mise en scène philosophique, si
habilement déployée par Natorp, n’était que pour nous donner le change.
Platon et sa théorie de l’Amour n’ont joué dans toute cette histoire que
le rôle d’un décor suggérant une fausse perspective. Ils n’ont paru que
pour nous faire croire que l’esprit allemand avait une façon originale,
et patronnée par d’illustres modèles, d’embrasser les idées et de
réfléchir.--Mais en réalité, la culture n’est pas du tout un angle
visuel préexistant aux choses, un point de vue, un parti-pris de
l’intelligence. Elle n’est ni une manière de penser, ni même une manière
de sentir. Tout est beaucoup plus simple. De l’aveu même de Natorp, le
_deutsches Wesen_[103] ne se peut prouver que _durch Tat und
Leben_[104]. Et en effet l’Allemand ne «s’explique», c’est-à-dire ne se
déploie qu’au moment où on lui ouvre la carrière de l’action. Jusque-là
il ne peut rien dire, jusque-là il ne peut qu’agencer de pénibles et
obscures définitions, jusque-là il lutte dans la nuit, il se bat avec
des manques et des absences.

  [103] L’essence allemande.

  [104] Par l’Action et par la Vie.

La culture n’est pas un point de vue. Elle consiste essentiellement à
mettre toutes choses en branle. Oui, Natorp a eu raison de nous la
représenter comme un mouvement. Mais au lieu d’un mouvement de
l’intelligence, c’en est un de la volonté. Elle est bien un passage, un
_ewig stetiger Uebergang_[105]; mais cet _Uebergang_ s’effectue de
l’esprit au dehors. La culture consiste à sortir de l’esprit et à
assaillir directement les choses, à les secouer.

  [105] Un dépassement éternellement constant.

Elle n’attend pas. Elle prend possession de la réalité en vrac. Elle
s’attaque de front à ce monde qui a résisté à l’esprit, et elle décide
d’en faire tout de même quelque chose. Comment se définirait-elle, alors
qu’elle consiste à passer outre à toute définition? Elle ignore ce long
temps où l’on ne fait rien que contempler quelque chose dans sa pensée,
et l’approuver, et le caresser. Elle procède, elle commence, voilà
peut-être sa plus essentielle fonction. Elle est l’initiative à tout
prix. Elle est l’esprit de construction déchaîné tout seul.

C’est une force. C’est un moteur. C’est un moulin. Elle actionne une
roue, elle fait tourner toutes choses ensemble. Son effet, c’est la
liaison, c’est la mise en composition universelle. C’est l’organisation
si l’on veut, l’organisation _a priori_.

Elle ne perçoit plus le monde qu’à l’occasion de ce qu’elle fait. Elle
ne le voit qu’en le forgeant. Elle l’apprend dans la mesure seulement où
elle le fait devenir autre chose.

La culture, c’est la clé des champs donnée au formidable dynamisme du
génie allemand. Livrez-lui le monde: au bout d’un temps donné, tout y
aura été soulevé de son siège. On comprendra de moins en moins de
choses, mais il y en aura de plus en plus de remuées. «Rien n’existera
plus pour soi. Il y aura des liens qui feront communiquer toute chose
avec toute autre.» De partout on aura lancé des amarres. Ou mieux
encore, tous les objets existants seront entrés en danse et, comme les
rayons d’une roue vertigineuse, ne formeront plus qu’un magnifique et
mobile soleil. Et l’on ne trouvera même plus la moindre trace de
l’esprit qui leur aura donné cette gigantesque impulsion, car il aura
piqué une tête à leur suite et, comme un acrobate pelotonné à
l’intérieur du cerceau qu’il anime, il aura disparu dans leur rotation.




VI

CULTURE ET BARBARIE


«Eh! me diront les neutres, vous avez beau mobiliser votre vocabulaire
le plus méprisant, vous ne faites rien de plus que définir une mentalité
dont le seul défaut reste de n’être pas la vôtre. Ne pensez pas l’avoir
si facilement foudroyée. Il est bien possible qu’elle vous exaspère.
Mais c’est un malheur dont il n’y a pas à tenir compte. Elle reste d’une
incontestable originalité et d’une puissance dont chacun aujourd’hui
peut à loisir constater les effets. En d’autres termes, vous nous
expliquez fort bien pourquoi vous êtes en guerre avec l’Allemagne. Mais
vous ne nous démontrez pas que nous ayons le devoir de souhaiter votre
victoire plutôt que la sienne. Avec la victoire de l’Allemagne, des
avantages que vous pouvez appeler monstrueux, mais qui n’en seront pas
moins tangibles et palpables, écherront au monde. Tout au moins des
possibilités indéfinies s’entr’ouvriront. Nous devrons peut-être
résigner certains rêves, un certain goût de la vie libre et facile,
certaines aspirations esthétiques, dont nous avions cru faussement
jusqu’ici la satisfaction indispensable. Mais la productivité du monde
subira un accroissement formidable. Tout ce qui reste entre vos mains,
petit et noué, se développera; des échanges s’établiront; toute richesse
se multipliera. La vie finalement deviendra sinon plus heureuse, tout au
moins plus nombreuse et plus prospère; une civilisation nouvelle prendra
naissance.»

Je serai le dernier à contester la fécondité du génie allemand. Et
qu’ai-je fait dans toute cette étude, sinon la faire apparaître comme
l’essentielle, comme peut-être la seule vertu de ce génie? Je crois fort
bien que l’Allemagne est capable de «révolutionner» le monde, et d’abord
au sens physique du mot. Elle est capable de le faire tourner, de le
mettre sens dessus dessous, et par là, j’en conviens, en exposant ses
entrailles au grand jour, de renouveler sa substance et de lui
communiquer une nouvelle force végétative. C’est peut-être ce qu’ont
senti les peuples faibles, comme les Russes, ceux qui se voient
impuissants à exploiter eux-mêmes leur propre richesse. C’est peut-être
là le charme qui les a captivés et qui les tient encore enchaînés.
Lénine et Trotzky n’ont pas été entraînés dans l’orbite de l’Allemagne,
comme on l’a prétendu, par de simples pourboires; leur esprit était déjà
gagné. Ils voyaient dans l’Allemagne l’agent du bouleversement universel
et, par là, le pouvoir le plus apte à leur venir en aide dans la
création d’un monde nouveau. Il ne s’agissait que de lui ôter sa
direction trop précise et de le capter à leur usage... Il faut être
juste: ce n’était ni à la France, ni à l’Angleterre que des gens
désireux de faire exécuter au monde une décisive pirouette pouvaient
songer à demander l’impulsion nécessaire. A un moment où l’Amérique
n’était pas encore entrée en jeu, l’Allemagne seule avait assez de
branle. Oui, l’Allemagne est essentiellement et profondément motrice.

Mais je demande que nous réfléchissions un moment au prix qu’il en
coûterait si nous laissions sa vertu s’épanouir librement. Les avantages
que nous en recueillerions, encore une fois ne sont pas douteux. Mais le
prix: voilà de quoi je ne puis détacher ma pensée, voilà ce qui me
comble d’effroi.

On a pu voir dans tout ce qui précède que je n’aimais pas beaucoup les
injures. J’ai spécialement pris soin de retenir le plus longtemps
possible le gros mot de barbarie. J’ai même condamné l’emploi qu’on en
fait couramment pour stigmatiser certains défauts allemands que je crois
avoir montré d’une étoffe toute différente. Mais enfin voici le moment
arrivé où je ne puis plus m’empêcher de le lâcher. Oui, tout bien
réfléchi, même si le triomphe de l’Allemagne, même si la «révolution» du
monde par l’Allemagne devaient représenter un progrès matériel positif,
je prétends que ce ne pourrait être qu’au prix d’un retour à la plus
effrayante barbarie intellectuelle.

Je n’oserais peut-être pas affirmer en termes si décisifs mon opinion,
si elle n’était que la mienne. Après tout, c’est vrai que je reste
partie dans le débat qui nous agite, et que je n’ai pas le droit de
trancher. Mais voici ce que je lis dans les _Conversations de Gœthe avec
Eckermann_, à la date du 22 mars 1831:

«Gœthe m’a lu, après le dîner, des passages d’une lettre qu’un jeune ami
lui écrit de Rome. Quelques artistes allemands y apparaissent avec de
longs cheveux, des moustaches, des cols de chemise rabattus sur des
habits de vieille coupe allemande, des pipes et des dogues. Ils ne
semblent pas être venus à Rome à cause des grands maîtres, ni pour y
apprendre quelque chose. Raphaël leur paraît faible et Titien simplement
un bon coloriste.

«--Niebuhr avait raison, dit Gœthe, quand il voyait venir un temps
barbare. Il est déjà là, nous y sommes déjà plongés; car en quoi
consiste la barbarie, sinon en ceci qu’on ne reconnaît pas l’excellent?
(_denn worin besteht die Barbarei anders als darin, dass mann das
Vortreffliche nicht anerkennt?_)»[106].

  [106] Édit. Philipp Reclam, t. II, p. 223.

Mais qui pourrait ne pas voir que cette définition, pareille à une
torpille bien dirigée, atteint du premier coup, en plein dans ses œuvres
vives, le vaisseau de la Culture tel que Natorp l’a lancé, le génie
allemand tel qu’il résulte de son exposé? Peut-être ne distingue-t-on
pas tout de suite le danger qu’elle leur fait courir. Mais pour ne se
révéler qu’au second coup d’œil, il n’en est pas moins terrible.

Natorp, nous le savons de reste, appelle Culture, autrement dit
considère comme l’essence du génie allemand, la conscience, dont tous
ses compatriotes, prétend-il, sont doués, de la «continuité de tout le
spirituel». Mais Gœthe pense que c’est de la barbarie que «de ne pas
savoir reconnaître l’excellent», c’est-à-dire ce qui émerge du règne
spirituel, ce qui y forme sommet, en d’autres termes, ce qui en rompt la
continuité.--A en croire Natorp, le mouvement organique de l’esprit
allemand est un dépassement, un _hinauschreiten_, un _ewig stetiger
Uebergang_. Mais Gœthe estime qu’il y a barbarie dès qu’on cesse de
ressentir et de toucher ces points fixes, ces repères inébranlables, ces
infranchissables bornes que sont, dans tous les ordres, les œuvres
parfaites, les choses excellentes.--Pour Natorp, le génie allemand
consiste à déborder les choses par l’action, il ne se révèle que _durch
Tat und Leben_; il est une façon d’agir et de vivre, plutôt qu’une façon
de comprendre. Mais Gœthe reconnaît le barbare à ce trait justement
qu’il ne sait pas rester tranquille, qu’il ignore l’attitude réceptive,
qu’il est incapable de se laisser dominer et enseigner par sa
sensibilité, incapable d’être arrêté, apaisé, enchaîné, captivé par la
perfection.

Tous les caractères que Natorp sans doute se félicite d’avoir trouvés
pour définir la Culture se trouvent ainsi compris dans le secteur battu
par la pièce que Gœthe avait d’avance mise en batterie. Tout l’édifice
construit péniblement par Natorp pour glorifier le génie allemand tombe
en un instant sous les coups de celui que tous les Allemands
reconnaissent comme leur plus grand écrivain. C’est par Gœthe, et non
par moi, que la Culture est dûment étiquetée: Barbarie. Ce n’est pas ma
faute, je n’y suis pour rien. Ils n’avaient qu’à s’arranger d’abord
ensemble. Il y a eu là de la part du moderne apologiste du _Deutschtum_
un manque coupable de précaution.

Oui, j’ose maintenant le répéter en toute sécurité, oui, l’Allemand est
un barbare. Non pas peut-être au sens où on a pris l’habitude de le
dire. Mais en ceci, qu’il ne sait pas reconnaître l’excellent.

Il y a dans _Vortrefflich_ la racine: _treffen_, qui veut dire
proprement: toucher, rencontrer juste, porter en plein dans la cible. Le
_Vortrefflich_, c’est donc le «bien touché», le «justement rencontré»,
le résultat du «bien visé». Une chose est _vortrefflich_, quand son
auteur a «bien placé» son coup[107].--L’Allemand est un barbare en ce
sens qu’il ne s’aperçoit jamais de ce qui est «bien attrapé», en ce
qu’il ne remarque jamais, ni dans les œuvres des hommes, ni dans les
œuvres de Dieu, les réussites, les coups heureux, en ce qu’il ne connaît
pas d’autre _Treffer_ que ceux qu’obtiennent ses canons, ses aéroplanes
ou ses sous-marins, en ce qu’il n’est averti par aucune secousse
intérieure de la rencontre, de la coïncidence, du miracle, en ce qu’en
présence de la perfection, de quelque ordre qu’elle soit, il reste
neutre à ses rayons et n’en reçoit pas les stigmates.

  [107] _Es trifft zu!_ = C’est ça!--_Es trifft nicht zu!_ = Ce n’est
    pas ça! C’est inexact!

L’Allemand est barbare encore en ceci, qu’il ne voit pas ce qu’il y a
d’irrémédiable dans l’excellence, tout ce qu’elle empêche, tout ce dont
elle dispense, l’impossibilité de faire mieux. Il est barbare non pas
comme les Huns, dont je persiste à penser qu’il n’a pas la spontanéité
dévastatrice, l’entrain au meurtre et au ravage, mais en ce sens, tout
de même assez voisin, qu’il a, au spirituel, l’instinct de continuation,
de débordement et d’invasion, en ce sens qu’il franchit au hasard toutes
les frontières, qu’il poursuit à l’infini toutes ses idées, qu’il
augmente par simple voie d’addition toutes ses capacités, sans que rien
jamais de _vortrefflich_, soit dans les choses, soit en lui-même, lui
vienne être une raison suffisante de s’arrêter.

L’Allemand est barbare en ce qu’il ne rencontre en lui-même ni
certitudes, ni obligations. Il a beau voyager à l’intérieur de son
esprit, il a beau pousser dans tous les sens: dans aucun il ne se
produit de résistance qu’en avançant il sente croître, tout reste
possible et mouvant. Au fond, s’il ne reconnaît pas l’excellent hors de
lui, c’est parce qu’il n’en découvre pas en lui les conditions. Il est
barbare en ceci, qu’il est dans une perpétuelle migration
intellectuelle.

Certes, il est capable de bien des choses et nous avons même dit: de
tout. Encore une fois, il est tout désigné, sinon pour produire, tout au
moins pour amener du nouveau. On peut fort bien imaginer que par ses
soins, j’allais dire par son agitation, le monde arrive à revêtir une
organisation inédite. Mais qu’il a bien raison de refuser d’avance pour
elle le titre de civilisation! Comme en effet ce serait bien autre chose
qu’une civilisation!

Pour qu’il y ait civilisation, si nouvelle, si «moderne», si
«renversante» qu’on la suppose, il faut qu’il y ait, dans la masse même
de la société, un certain goût préalable de ce qui est «bien», au sens
le plus général du mot, et une certaine volonté bien arrêtée de s’y
tenir. Sans doute on pourra se tromper dans l’appréciation de ce «bien»,
il pourra se faire qu’on choisisse des valeurs contestables. Du moins,
elles seront nettement aperçues et fermement préférées. Pour qu’il y ait
civilisation, il faut avant tout qu’il y ait préférence et révérence, et
qu’elles soient définitives.

Dans l’ordre social qu’inaugureraient les Allemands, sans doute une
inflexible discipline matérielle régnerait qu’il serait fou de songer à
enfreindre. Certes, on ne se gourmerait pas dans les rues; cela
deviendrait même probablement un impossible, un invraisemblable
dérèglement. Mais sous cette enveloppe rigide, on serait en pleine
barbarie et en pleine anarchie. Les esprits verraient s’effacer en eux
les distinctions patientes, toutes les précisions et toutes les nuances
que les âges leur ont apprises. Les limites qu’ils sont arrivés, à force
d’attention, à déterminer, s’écarteraient devant eux comme par
enchantement, leur laissant un champ détestable pour des ébats
décourageants. Une inconsistance générale se déclarerait autour d’eux.
Jamais ils n’auraient été plus libres. Toutes les conceptions leur
seraient permises. Mais une fois réalisées, elles porteraient toutes la
tare de leur facilité. Je vois très bien ce qui arriverait, par exemple,
dans l’ordre esthétique. Au lieu de ce passage étroit et vertigineux, de
cette crête qu’il ne faut pas manquer, de cette gorge de la nécessité
qui conduisent à l’œuvre d’art authentique, on aurait un vaste terrain
où l’on pourrait faire des expériences, construire de front toute une
ribambelle d’édifices. Avec le sentiment de l’excellence, auraient
disparu celui de la nécessité, celui même de la direction. Tout
s’entrecroiserait, tout se confondrait, tout redescendrait peu à peu,
d’abord dans le domaine spirituel, et forcément ensuite dans le domaine
matériel, à cet état d’indistinction, d’homogénéité et de chaos, d’où
l’effort et d’où surtout le discernement des grands génies nous ont à la
longue tirés. Nous retomberions à cette barbarie par excellence que fut
la nébuleuse.

Natorp reprend dans son essai une phrase dont se gargarisent avec une
complaisante volupté les intellectuels pangermanistes: _Der Tag des
Deutschen soll die Ernte der ganzen Zeit sein_[108]. D’après moi, ça
veut dire: Si jamais le malheur voulait que vînt «le jour de
l’Allemand», la moisson serait vite faite: tout ce que les siècles ont
fait pousser de _définitions_ serait fauché en un instant.

  [108] «Le jour de l’Allemand sera la moisson du Temps tout entier.»

Natorp fait encore allusion à cette devise, fort répandue dans les
cercles allemands où l’on croit devoir saupoudrer l’impérialisme d’un
peu de mystique:

    _An dem deutschen Wesen
    Soll die Welt genesen_[109].

  [109] «Au contact de l’âme allemande, le monde doit guérir.»

Et c’est fort bien. Mais je vais vous dire, moi, de quoi seulement le
monde a chance de guérir au contact de l’âme allemande: c’est de sa
faculté de pénétration, c’est de son sentiment de l’excellence et de sa
volonté d’y obéir, c’est de son intelligence et de sa constance, c’est
de sa pointe et de sa fidélité, c’est, en un mot, de sa civilisation. Si
ce sont bien là les maladies dont il souffre, en effet, il n’a qu’à se
mettre une peau d’Allemand toute chaude sur les épaules: il sera bien
vite débarrassé.

                   *       *       *       *       *

Je me rends trop bien compte de l’effet que nous produisons, nous
Français, sur les Allemands. De tout ce que je viens de leur reprocher,
ils ne feraient sans doute que rire. «Vous êtes beaucoup trop empêtrés,
nous diraient-ils. Vous vous laissez paralyser par tout ce que vous avez
une fois aperçu. Vous ne connaissez que l’obligation du passé, et nous,
peut-être en effet, nous ne connaissons que celle de l’avenir.
Regardez-vous donc: vous êtes tout emmaillotés de contraintes, vous êtes
liés de mille bandelettes, vous êtes des momies déjà.» Ils ont pitié de
nous, sincèrement. Ils plaignent notre beau génie, captif de ses propres
découvertes. Au besoin, si nous le permettions, ils nous viendraient en
aide, ils couperaient les cordes qui nous retiennent, ils seraient tout
contents de nous voir enfin marcher.

Il est inutile de nous dissimuler que nous ne sommes nullement un peuple
progressiste. Il nous manque je ne sais quelle souplesse des
articulations. Nous avons la croissance difficile. Nous sommes un peu
«encroûtés», comme on dit. Le passé nous tient et nous commande. Le
passé a chez nous sur les âmes, à quelque nuance qu’elles appartiennent,
un pouvoir qu’on ne lui connaît nulle part ailleurs. On s’en rend compte
à la difficulté qu’éprouvent nos politiciens dits «avancés» à suivre une
ligne de conduite vraiment nouvelle et originale; ils ne savent la
composer que de pièces et de morceaux, ils ne progressent qu’en sautant
d’une ornière dans l’autre. Et comme ils restent de mœurs
réactionnaires! Les plus hardis ne se sentent à l’aise que quand ils se
sont créé une tradition, que quand ils ont enfin une autorité à laquelle
se référer. Que deviendraient nos socialistes s’ils n’avaient pas Jaurès
derrière eux, comme une espèce d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin?

C’est vrai que notre pénétration même nous paralyse. Tout ce que nous
voyons nous arrête. Comme je l’ai déjà dit, nous avons trop de penchant
à trop vite nous fixer.--En politique, nous sommes d’une lenteur
désespérante. Chaque progrès même que nous faisons nous devient aussitôt
une raison de ne plus avancer; nous l’entourons d’abord d’une véritable
religion et d’un culte infini: il est encensé, au lieu d’être continué.
Et il faut attendre qu’il soit devenu une insupportable survivance pour
que nous nous décidions à le dépasser, à faire un pas de plus. Quoi de
plus amusant que la façon dont nous restons cramponnés aux Droits de
l’Homme! Les Allemands en font des gorges chaudes, et je ne veux pas du
tout insinuer qu’ils aient raison ni que la fameuse Déclaration soit à
mettre au panier. Mais enfin, elle n’est pas le dernier mot de tout. Et
nous voyons déjà se lever en foule des problèmes qu’elle sera
impuissante à résoudre.

C’est un fait que nous n’avançons que difficilement, qu’au prix de
nombreux à-coups. Notre machine est un peu poussive et rouillée. Elle
n’a pas ces longues bielles neuves qui tournent douillettement et
silencieusement dans l’huile et dont chaque foulée fait faire tant de
chemin.

Mais il faut dire résolument: Tant pis! On ne peut pas avoir toutes les
vertus. Et nous manquerions à la première de toutes, qui est la
modestie, si nous nous imaginions en avoir réalisé le trust. Non, nous
n’avons pas toutes les vertus. Il nous manque la vertu évolutive, la
faculté de transformation. Mais nous savons, nous tenons, nous touchons.
Nous touchons le commencement de tout. Notre rôle est de voir les choses
comme elles sont. Toute réalité entre nos mains se décompose en ses
éléments vraiment premiers. Nous descendons, nous explorons, nous
repérons. Et nous gardons. Si trop souvent, dans le domaine pratique,
nous nous obstinons à conserver ce qui n’a pas besoin de l’être, nous
protégeons du même coup tout ce qui, dans le domaine intellectuel, doit
ne en effet jamais être abandonné, ou surmonté. Nous nous opposons à
toute _Ueberholung_[110]. Ayant su reconnaître dans tous les ordres ce
qu’il y a d’«excellent», par notre seule attitude, nous le rappelons
très sévèrement à l’humanité tout entière. O ma France maladroite,
tellement moins «en avance» que tu ne te crois, si peu «à la coule», si
dangereusement même, à bien des points de vue, dépassée, ô ma France
menacée, mais heureusement aussi, secourue (comme on prend le bras à
quelqu’un de cher et de fatigué), je t’aime, parce que rien ne peut te
faire oublier ce qui ne doit pas être oublié. Je t’aime, parce que tu
maintiens, en dépit de tout, le contact avec les choses qui ne bougent
pas. Je t’aime, parce que tu ne fais rien du tout peut-être que
d’empêcher et de punir les excès de vitesse, les virages sur deux roues.
Je t’aime, parce que tu ne prends pas pour un lest dont on puisse au
premier besoin se débarrasser, toutes les exactitudes de l’esprit.

  [110] Dépassement, franchissement.

Il faut nous consoler. Ce n’est pas nous qui ferons les premiers la
révolution sociale. Nous ne saurons même peut-être pas accomplir tous
seuls ce rétablissement délicat et indispensable, en face duquel toute
société va se trouver placée après la guerre. Mais «il ne faut pas s’en
faire». On nous aidera. Et en attendant, c’est nous qui aurons gardé le
trésor spirituel, sur lequel toute l’humanité sera bien obligée de
continuer à vivre. Grâce aux flots de sang que nous aurons répandus, il
restera vrai, il restera initial qu’une chose est ce qu’elle est, et
qu’elle n’est pas ce qu’elle n’est pas. Nous aurons fait un rempart de
notre corps au principe d’identité et à celui de non-contradiction. Nous
aurons empêché cette barbarie d’arriver sur le monde, que tout soit
pareil et que tout soit possible. Nous aurons empêché très expressément
que l’homme s’avise jamais de devenir assez sauvage, assez bête pour
croire qu’il peut tout.




VII

LA JEUNESSE DE L’ALLEMAND


Nous n’avons pas encore exploité jusqu’au fond l’article de Natorp. Je
m’en voudrais de n’en pas extraire une dernière pépite, qui ne me paraît
pas être la moins précieuse. Je la trouve à la dernière page du résumé
que j’en ai donné.

Être Allemand, écrivais-je d’après Natorp, pour l’Allemand, c’est donc,
d’abord un devoir, celui de le devenir. Et je citais ensuite: «L’essence
allemande est en nous, mais seulement en ce sens que nous devons
éternellement l’amener au jour: c’est ce que les plus perspicaces
d’entre nous ont compris et se sont imposé comme tâche.» «Aujourd’hui
nous ne devons connaître aucun autre but que d’être une bonne fois enfin
nous-mêmes des Allemands (dans ce sens suprême), de devenir des
Allemands, de vouloir rester des Allemands. Nous le sommes comme nous ne
l’avons encore jamais été, nous le sommes en devenir, jamais nous
n’avons été si forts en devenir. Nous sommes jeunes, les plus jeunes de
tous, est-ce qu’on ne sent pas cela?»

Ainsi nous leur avons fait cette concession et cet honneur, ou, si l’on
veut, nous leur avons rendu cette justice, de leur demander à eux-mêmes
ce qu’ils étaient, de les laisser se définir librement devant nous. Et
voici ce qu’après un branle-bas philosophique monumental, ils finissent
par nous répondre: «Nous sommes quelque chose qui n’est pas encore. Nous
n’existons pour le moment qu’à l’état d’aspiration. Ou plus exactement,
à chaque fois que nous avons à nous présenter devant le monde, il faut
que nous allions chercher notre âme au fin fond de nos limbes intérieurs
et que nous l’amenions au jour.»

Nous avons été complaisants et respectueux. Nous avons laissé parler
Natorp sans l’interrompre (ou si peu!) et j’ose trouver qu’une telle
patience nous créait quelques droits. Or voici ce qu’à la fin il ose
nous servir: «Nous ne sommes rien du tout qu’on puisse dire. Nous
devenons, nous devenons, nous n’avons jamais fini de devenir. Chacun de
nous est pour lui-même une tâche, une _Aufgabe_. _Il ne doit pas
connaître d’autre but_ que d’arriver à être enfin quelque chose. Telle
est la consigne qu’on lui a donnée. Et vous pouvez vous assurer
là-dessus. Car, lorsqu’un Allemand a reçu un ordre, il l’exécute; quand
un Allemand entreprend une besogne, il aboutit forcément à un résultat
_quelconque_.»

Nous n’avons pas été méchants. Nous avons fait preuve de la curiosité
justement qu’on réclamait de nous. Nous avons demandé bien poliment à
voir l’habitant de cette coquille mystérieuse que nous appelions un
Allemand. Au lieu de l’insulter au hasard, nous avons sollicité
l’avantage de faire sa connaissance. Et voici tout le renseignement que
nous obtenons: C’est quelqu’un qui n’est pas encore là, qui va venir,
qui est occupé de toutes ses forces à arriver.

                   *       *       *       *       *

Ainsi, plus nous stationnons devant le guichet où Natorp distribue
l’intelligence des choses allemandes, plus les portions que nous
touchons sont minces. Nous avons pu croire un instant, rien qu’à la
masse de ce qui nous était remis entre les mains, que nous tenions un
trésor. Mais il s’est mis à fondre à vue d’œil. La Culture, que nous
pensions d’abord, aux préparatifs qu’on faisait pour la définir, être
quelque chose de très considérable, a perdu peu à peu tout son contenu
intellectuel, s’est finalement réduite à un simple mode de l’activité, à
un pur mouvement.

Et voici maintenant que le caractère, que l’«être» allemand lui-même
s’évanouissent entre nos mains. Le _deutsches Wesen_[111] n’est plus
qu’un _Werden_[112]. On ne sait plus où le trouver. Lui non plus ne se
laisse pas ramener à une idée, lui aussi est un pur mouvement.

  [111] L’être allemand.

  [112] Un devenir.

En somme c’est bien ce que nous avions aperçu tous seuls du premier
coup. L’Allemand n’existe pas d’abord. Il faut qu’il se crée, il faut
qu’il se forge. Il doit être lui-même le premier produit de sa culture.
Il ne commence qu’au moment où il se veut. Chaque trait de sa nature est
précédé d’un: _Fiat!_--Ou plutôt il n’a pas de _nature_ du tout. Il ne
_naît_ pas; il _devient_ seulement. Natorp l’a très bien dit, personne
n’est aussi «puissant en devenir».

Mais personne aussi n’est moins intéressant. Ce qu’il y a peut-être de
plus terrible à dire sur les Allemands, c’est justement qu’ils ne sont
pas intéressants. Et comment s’attacher à des êtres en perpétuelle
formation? «Nous sommes jeunes, s’écrient-ils. Est-ce qu’on ne sent pas
cela?» Les malheureux! Comme si c’était par là qu’ils pouvaient nous
séduire! Et qu’y a-t-il de moins intéressant que la jeunesse? On peut
s’attendrir sur les possibilités infinies qu’elle couve. On peut faire
du lyrisme avec ça. Mais quiconque a le goût de la réalité
psychologique, garde son attention pour les êtres achevés, accomplis. En
fait d’humanité, je ne connais, je n’aime que ce qui est, que ce qui
résiste, que ce qui pense et sent et veut comme ça, et pas autrement. Le
_deutsche Jüngling_[113] m’embête. Si encore je sentais qu’il vieillira!
Mais non. Il est jeune pour toujours, _er ist jung in Ewigkeit_. Il est
pour toujours «en puissance». Et moi, justement, je ne me passionne que
pour ce qui est «en acte».

  [113] Le jeune Allemand.

                   *       *       *       *       *

On voit très bien comment la guerre est sortie de cette jeunesse de
l’Allemand. Il sentait bien qu’il ne pouvait pas nous intéresser par
lui-même. Il voyait bien qu’il ne forcerait pas tout seul notre
attention. Alors il a commencé à s’armer. Il s’est dit que peut-être,
lorsqu’il serait muni d’une artillerie écrasante (_mit einer
vernichtenden Artillerie versehen_), nous regarderions plus volontiers
vers lui. Mais il a vite compris que la menace ne suffirait pas et qu’il
faudrait absolument (_unbedingt_) aller jusqu’à la guerre.

Au fond, les Allemands n’ont fait la guerre que pour se rendre malgré
tout attachants. Dans ces cavaliers que j’ai eu le malheur de voir
arriver, au début de l’invasion, par flots débordants, sur toutes les
routes de France, je sentais cette unique pensée, cette unique
jubilation: «Enfin, il va falloir qu’ils s’occupent de nous!»

N’est-ce pas d’ailleurs le sens profond du _Jungsein heisst
kämpfen_[114] de Natorp? Qu’est-ce que cela veut dire, sinon: Quand on
n’a pour tout bien tout honneur que sa jeunesse, si l’on veut s’imposer
au monde, lui soutirer des applaudissements, ou même simplement un
regard, il faut combattre, il faut lui faire la guerre. Car avec quoi
d’autre le réclamer?

  [114] «Être jeune signifie combattre.»

C’est aussi le sens du: _Dieser unser Krieg_, dont je prie, en passant,
qu’on veuille bien recueillir l’aveu. «Cette guerre qui est la nôtre,
qui est notre guerre...», c’est-à-dire: cette guerre à laquelle nous
avons confié notre néant pour qu’elle tâche d’en faire quelque chose,
pour qu’elle oblige l’univers à y croire comme à quelque chose.

Et, en effet, il ne leur a pas fallu moins de plusieurs millions de
soldats, il ne leur a pas fallu moins de cinq ou six invasions plus ou
moins réussies, pour nous décider à les regarder, à les étudier, à les
comprendre. Je déclare qu’ils ont eu grandement raison de me tirer les
quelques milliers d’obus dont ils m’ont fait l’honneur et de me faire
prisonnier. Ils avaient vu juste. C’était bien en effet le seul moyen
qu’ils eussent de me faire lire Natorp.

Je demande la permission de dire que je trouve leur situation
parfaitement pathétique. Surtout vis-à-vis de nous autres Français. Ils
sont en face de nous comme un amant qui n’a rien pour se faire aimer.
Que n’ont-ils pas inventé pour nous séduire, nous, leurs premiers
prisonniers? Mais il y avait ce vide toujours en eux, où quoi puiser? Au
moment même de leur plus grand et de leur plus sincère effort pour nous
plaire, au moment où peut-être ils allaient nous «avoir», il se faisait
sentir par je ne sais quel petit oubli ridicule, par je ne sais
quelle imperceptible, mais irréparable insuffisance. Que leur
restait-il dès lors à employer, sinon le _streng Arrest_[115], et
l’_Anbindenstrafe_[116]?

  [115] Arrêts de rigueur.

  [116] Punition du poteau.

Les obus qui sont tombés sur Paris, ce n’étaient aussi que des
_Ersätze_[117], les _Ersätze_ de ces grâces qu’ils eussent voulu
déployer devant nous et qu’ils n’avaient pas. Ils les envoyaient à
travers les airs pour nous conseiller vivement de faire enfin attention
à leur décourageante, à leur fastidieuse innocence.

  [117] Succédanés, substituts.

Et la jeunesse des Allemands emportait, d’une autre façon encore, la
guerre. Le combat (_der Streit_) est bien, comme le disait Héraclite, le
père de toute chose, «en ce sens que c’est lui qui éveille les forces
qui sommeillaient ou qui naissaient à peine dans le sein créateur de
l’humanité et qui les contraint à créer, à se créer elles-mêmes au monde
(_zum Sichanlichtschaffen_)».

Non pas peut-être chez tous, mais chez les plus conscients, chez les
plus inquiets de ces uhlans et de ces hussards qui dégringolaient sur
nous, chez cet officier peut-être, si beau, si jeune, si droit sous son
long bonnet de fourrure, que je me rappelle avoir tout à coup rencontré
en tête de son peloton, à un détour du chemin, il y avait certainement
aussi cette préoccupation, cette attente: «Enfin, nous allons savoir ce
que nous sommes!»

Il leur fallait la guerre pour «se créer eux-mêmes au monde». Ils en ont
attendu une révélation sur leur propre réalité. Ils se sont dit:
«Peut-être qu’en mettant tout à feu et à sang, nous forcerons enfin cet
inerte secret que nous portons en nous, comme une pierre, peut-être
obtiendrons-nous qu’il se change en quelque chose.»

Ils se sont précipités à la conquête de leur âme, tout autant que du
monde. Ils ont cherché partout, ils ont fouillé dans le cœur et dans les
entrailles de milliers de victimes pour en faire sortir ce qui n’existe
pas: leur propre existence. Ils ont généreusement donné leur propre sang
pour «devenir des Allemands».

                                   *

                                 *   *

Mais voilà justement ce qu’avec la meilleure volonté du monde, nous ne
pouvons pas leur pardonner. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous
avoir em...bêtés pour rien.

L’essence de leur crime, c’est d’avoir fait la guerre sans en avoir le
droit. Et je ne prends pas ici le mot dans son acception morale,
peut-être un peu trop galvaudée. Je veux dire: sans avoir eu à l’avance
cette «actualité», au sens philosophique du terme, cette plénitude de
l’intelligence et du caractère, cet accomplissement intérieur, qui
donnent droit à la domination. Quand les Romains subjuguaient le monde,
ils étaient quelque chose par avance; il y avait déjà en eux quelque
chose de fait; ils pouvaient se donner eux-mêmes en cadeau aux peuples
qu’ils soumettaient. Ils ne faisaient pas la guerre pour en apprendre
des choses, pour s’instruire sur leur tempérament. Elle était pour eux
non pas un moyen, mais une conséquence, la conséquence de leur densité
psychologique.

Le crime vraiment impardonnable des Allemands c’est d’avoir fait la
guerre rien que pour en obtenir ce qui, normalement, en est la cause,
c’est d’avoir fait une guerre expectative, interrogative, c’est d’avoir
demandé quelque chose à la guerre. Ils n’avaient que la force de la
faire: et c’est pourquoi ils n’en avaient pas le droit.

                   *       *       *       *       *

C’est pourquoi aussi ils ne peuvent pas la gagner. Je suis trop chrétien
pour croire à la justice immanente. Et ce n’est pas non plus une foi
morale qui nourrit ma confiance absolue dans notre victoire sur
l’Allemagne. Mais, depuis le début, je pense que les Allemands n’ont pas
_de quoi_ gagner la guerre. Il leur manque non pas la force matérielle,
non pas d’avoir la justice pour eux. (Où a-t-on jamais vu que la justice
fût par elle-même opérante et l’injustice inefficace en soi?) Il leur
manque d’être complets, d’être «en acte». Il leur manque d’avoir quelque
chose à affirmer. Ils ont, qui doit les faire à la fin trébucher, qu’ils
n’ont rien à dire. Il ne suffit pas pour vaincre de se remuer beaucoup,
ni d’avoir un grand pouvoir de mise en train. Il faut encore être
quelqu’un.

Si l’on y regarde de près, on voit les succès et les échecs des
Allemands correspondre dans une exacte proportion au double aspect de
leur caractère. Cette force indomptable qui bouillonne en eux, ce branle
dont ils sont agités ont produit tous ces commencements de triomphe et
de domination qu’on voit sur la carte partout ébauchés. Mais leur
amorphie intellectuelle, sentimentale et morale a fait qu’aucun n’a pu
s’achever. Partout leur pauvreté en fait d’être les a empêchés
d’emporter la décision finale, de conclure, d’arrondir, de mettre
l’affaire en poche.

Ils ne peuvent pas gagner la guerre, parce qu’ils ne se sont pas
eux-mêmes au préalable gagnés. Une marge subsistera toujours entre leurs
réussites et la victoire, qui est exactement celle qu’il y a entre
eux-mêmes et leur réalité. Et comme après tout aucun édifice ne tient en
l’air tout seul et sans être couronné, leurs échafaudages s’écrouleront
bientôt partout sous les coups de peuples qui n’auront eu peut-être rien
de plus pour eux que d’avoir été depuis toujours ce qu’ils sont.

Septembre 1918


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  PRÉFACE pour la réimpression                                 1
  AVANT-PROPOS de la première édition                          7

  PREMIÈRE PARTIE: D’après nature                             21
      I. Le manque de crête                                   23
     II. La morale du possible                                57
    III. La vérité, c’est tout ce qu’on peut faire croire    109
     IV. La volonté et ses miracles                          129

  DEUXIÈME PARTIE: A l’en croire                             157
      I. Une définition du génie allemand par un Allemand    163
     II. L’impuissance analytique                            179
    III. L’esprit d’universelle synthèse                     189
     IV. L’impuissance à la contemplation                    199
      V. Au lieu de l’intelligence, le devoir                215
     VI. Culture et barbarie                                 225
    VII. La jeunesse de l’Allemand                           241




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 31 OCTOBRE 1924
    PAR EMMANUEL GREVIN
    A LAGNY-SUR-MARNE







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ALLEMAND. SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS D'UN PRISONNIER DE GUERRE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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